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Chapitre IX : N’Gâdî et le Tafilalt de 1919 à 1929 : l’histoire d’un foyer de résistance en sursis.

Au
chapitre précédent, nous avons abordé la réaction énergique des forces d’occupation suite à la
percée du mouvement de résistance sous le patronage d’at-Tuzûnûnî dont l’épopée aboutit à son
assassinat par son propre khalifa N’Gâdî qui prit sa succession. Mais le coup dur qu’infligea l’armée
du Protectorat à la résistance pantribale ne poussa nullement la Résidence à poursuivre des
opérations onéreuses dans une région pauvre économiquement. La décision de «chloroformer» la
partie sud-est, jusqu’à la maîtrise du «Maroc utile», permit cependant à Balqâsam N’Gâdî de tenter
la réorganisation des forces de résistance. Il s’agissait d’une opération difficile compte-tenu des
conditions dans lesquelles celui-ci avait pris le pouvoir au Tafilalt, de sa situation d’«intrus» dans le
corps social de la région sud-est et enfin de l’émergence de lignes de fissuration au sein du bloc de la
résistance en raison du cloisonnement tribal, de la contradiction nomade-sédentaire et du blocus
économique de la région par les postes militaires français. C’est à l’aune de ces constatations, que
nous allons relater la réaction de la population de la région sud-est face à la pression française durant
la décennie 1919-1929. 1 - N’Gâdî, le sultan : Le règne de Balqâsam N’Gâdî se caractérise par son
autorité régressive. Le 25 octobre 1919 (fin muharram 1338), N’Gâdî frappa mortellement son chef
at-Tuzûnûnî au cours d’une dispute en public lors d’un défilé militaire1 . Cet acte fut l’aboutissement
de la crise croissante qui enveloppait le pouvoir d’at-Tuzûnûnî depuis ses échecs consécutifs devant
les forces d’occupation et leur écho sur le devenir de la popularité du sultan du Tafilalt. Il résulte
également du climat crée par la rivalité entre les deux personnages pour se réserver la direction du
mouvement de résistance. Mais les efforts de Balqâsam N’Gâdî ne furent que partiellement
récompensés. Etendue à l’origine, son autorité n’avait pas cessé de s’effriter avec les années le
réduisant à n’être plus qu’un simple chef de résistance sans grande influence. A - Une succession
dans le sang : En dépit de l’importance qu’eut l’assassinat d’at-Tuzûnûnî sur le devenir du
mouvement de résistance au sud-est marocain, les archives du Protectorat, du moins celles que nous
avons compulsées, n’accordent à cet événement aucune importance particulière. Elles se contentent
de nous rapporter, sans explication, que « le 25 octobre, au cours d’une dispute... Moha Nifrouten
s’emporte, l’autre riposte et lui fracasse la tête »1 . Pour jeter la lumière sur cet événement, nous
nous référons au manuscrit d’al-Mahdî an-Nâcirî reproduit par l’auteur d’al-Ma`sûl. En effet, l’étude
de ce récit chronologique nous offre des éléments importants pouvant constituer le point de départ
d’une approche explicative. Par voie de conséquence, nous pouvons énumérer les raisons principales
de cet assassinat dans les points suivants : D’abord l’échec général d’at-Tuzûnûnî dans les multiples
combats qu’il avait organisés contre les troupes d’occupation a effrité son ascendant sur la
population. Sa tentative de fuir le Tafilalt après le combat de Tizimi témoigne parfaitement de ce
déclin. Pour rétablir son autorité, il n’hésita pas de mettre sur pied, surtout depuis février 1919, un
véritable régime d’oppression aux dépens des notables de tous les qsûr en résistance. Les
propriétaires de jardins, les juifs et les commerçants supportaient de lourdes amendes. Et pour finir,
il réquisitionna la récolte des dattes ainsi que toutes les denrées nécessaires pour assurer la mûna de
ses contingents. Ces diverses rapines ternirent ce qui restait d’attrayant dans l’image sultanienne
d’at-Tuzûnûnî et firent de lui, aux yeux des habitants du Tafilalt, un fattân (fauteur de troubles) sans
scrupule. Ces derniers, qui avaient observé chez N’Gâdî un minimum de compréhension et
d’indulgence, s’adressèrent à celui-ci pour contester l’injustice qui s’abattait sur eux de la part de «
berbères ignorants dont en premier lieu les misérables `attâwî »1 . Nul doute, ce cri d’alarme avait
fait réfléchir N’Gâdî luimême victime d’une réquisition de ses biens de la part de son chef2 .
L’assassinat de Mulây `Abd-Allah Ben ar-Rashîd, frère du gouverneur du Tafilalt, constitue également
une des raisons justificatives de l’acte de N’Gâdî. Ayant reçu l’approbation d’at-Tuzûnûnî de
demeurer au Tafilalt pour éviter les reproches de sa famille, Mulây `Abd-Allah se fit quand bien
même assassiner par celui-ci en octobre 1919. Un geste que N’Gâdî n’apprécia pas à cause de ses
bonnes relations avec ce personnage3 . Tels sont les principales raisons qui avaient inspiré à N’Gâdî
l’idée de se débarrasser de son supérieur et prendre en main les affaires de la résistance au Tafilalt.
Cependant, on ne peut négliger une autre raison latente concernant la propre personnalité de
Balqâsam. Il faut prendre en considération l’expérience et le goût de la chefferie acquis par celui-ci
suite à ses séjours auprès de Buhmâra et de `Abd al-Mâlak. En se rendant au Tafilalt en 1917, N’Gâdî
avait judicieusement choisi sa destination. Il était en quête d’un foyer de résistance pouvant y mettre
en œuvre son savoir guerrier et pourquoi ne pas se hisser un jour aux commandes du mouvement. Le
sud-est, avec sa société complexe dépourvue d’un vrai leader charismatique pouvant rassembler la
population, présentait cette opportunité qu’at-Tuzûnûnî découvrit avant lui. La présence de ce
dernier et la propagande qu’il avait diffusée en faveur de son programme acculèrent N’Gâdî à
accepter de jouer un second rôle en lui proposant ses services dans l’attente d’un moment propice
pour le supplanter. L’accrochage à propos de qui devait présider le défilé du 25 octobre 1919
constitue l’épilogue de cet antagonisme larvé. B - Un pouvoir en régression : Juste après la mort d’at-
Tuzûnûnî et sa proclamation comme sultan du Tafilalt, Muhammad b. Hâmid b. Balqâsam N’Gâdî fit
répandre que « Dieu a armé son bras pour punir le fettan de tous ses crimes »1 et dépêcha plusieurs
lettres aux tribus de la région leur demandant de se réunir autour de son programme axé sur « le
renouveau de la religion et l’accomplissement du devoir de jihâd contre les mécréants et les
hypocrites »2 . De même, il s’adressa aux habitants de Tinghir pour qu’ils se rallient à sa cause et
demanda à ceux du Ferkla et aux Ayt Marghâd de cesser de combattre le marabout Sidi `Ali al-Huwârî
à qui il accorda l’amân. Mais les troupes qui assiégeaient la zâwiya du muqaddam darqâwî
continuèrent leur action et firent sauter une partie de son enceinte3 . Rudement éprouvé, le shaykh
demanda une trêve pour engager des pourparlers. Le 8 novembre, le lieutenant de N’Gâdî, Bâ `Ali at-
Tazârinî, lui rendit visite pour confirmer l’amân mais à condition que Sidi `Ali vienne témoigner de
son allégeance à son maître au Tafilalt et qu’il écrive aux populations de Tinghir pour demander leur
alliance au nouveau sultan4 . En dépit de la réticence de Sidi `Ali, il a fini par accepter de se rendre au
Tafilalt en compagnie d’une partie de ses fidèles. Arrivé à Djorf, il fut dépouillé, chargé de chaînes et
hissé par dérision sur un âne. Le 12 novembre 1919, Sidi `Ali fut attaché à la bouche d’un vieux canon
qui le réduisit en miettes1 . Le même sort fut infligé au grand rabbin du Tafilalt, un octogénaire chez
qui N’Gâdî espérait trouver fortune2 . Par cette démonstration de force, le nouveau sultan du Tafilalt
souhaitait gagner une notoriété auprès de la population. Mais le résultat fut entièrement contraire
aux objectifs prévus. Les gens du Tafilalt l’avaient accusé de trahison et de lâcheté. Plus grave encore,
la tribu Ayt Marghâd s’éloigna de lui suite au génocide de dix de ses notables proches du muqaddam
de Ferkla. Acculé à se justifier auprès de la population en avançant qu’il n’est nullement responsable
et qu’il n’a fait qu’appliquer la fatwâ (la sentence) des fuqâha (jurisconsultes) du Tafilalt3 , N’Gâdî
manqua complètement sa rentrée sur la scène politique comme sultan de la région sud-est. Faut-il
encore ajouter à ce propos que N’Gâdî, qui avait travaillé dans l’ombre d’at-Tuzûnûnî, n’avait ni le
charisme ni l’autorité de son maître. Quasiment illettré4 , il tenta de gagner la confiance de la
population en demandant souvent conseil contrairement à at-Tuzûnûnî. Cette pratique
«démocratique» quasi obligatoire fit de lui, aux yeux des masses, un chef de second plan. Une image
qu’il compliqua davantage en désignant aux postes clefs de son Makhzen vingt-cinq membres de sa
famille, ce qui exacerba les kibâr des Ayt `Atta1 . Quoique incontestablement faible, N’Gâdî tenta de
prendre la situation en main en exploitant au maximum l’ascendant relatif que lui donnait sa qualité
de khalifa du sultan et en assurant le soutien du Makhzen qui gravitait autour d’at-Tuzûnûnî. Il
expédia des émissaires aux divers lieutenants qui opéraient au Gheris et au Ferkla pour les informer
de l’événement et leur assurer que rien n’avait changé hormis le maître2 . Il adressa « partout des
lettres pour tenter de mettre ses efforts en accord avec ceux des autres agitateurs » et parvint à
obtenir « la conclusion d’une trêve d’un mois entre les fractions Aït Atta dissidentes et les fractions
ralliées au Makhzen qui subissent l’influence du pacha Glaoui »3 . Outre cette politique, il envoya dès
le mois de décembre 1919 une armée vers le Todgha sous les ordres de Bâ `Ali dans le but d’y faire
reculer l’influence du Glaoui. Cette démonstration de force se heurta à une résistance acharnée de la
part de la population de Tinghir - en majorité Ayt Marghâd- qui n’hésita pas, par ailleurs, à chasser
son khalifa Brâhîm b. Muhammad al-Hattushî4 . Les gens de Ferkla agirent de la même façon avec
leur khalifa al-Hasan al-`Isâwî, assiégé et brûlé dans sa maison avec quarante-cinq personnes5 . La
révolte des Ayt Marghâd exaspéra N’Gâdî qui craignit un retournement général de la population
contre ses représentants et demanda à son bras droit, le terrible Bâ `Ali, de mater en toute urgence
le mouvement marghâdî avant qu’il fasse boule de neige. Celui-ci procéda à un ratissage du territoire
des Ayt Marghâd en investissant respectivement les qsûr de Tâwrîrt et Ahlûl6 . Il assiégea par la suite
(mars 1920) Tinghir, Asaflû et Afnûr, les principaux alliés du Glaoui. Mais l’arrivée d’une lettre du
seigneur de l’Atlas, annonçant sa très prochaine harka, encouragea les assiégés à préserver dans leur
lutte en dépit des problèmes d’approvisionnement auxquels ils furent confrontés1 . En outre,
l’annonce de la harka du Glaoui engendra de nouvelles défections chez les fidèles de Balqâsam
N’Gâdî dont en premier lieu les Ayt Khabbâsh. N’Gâdî se trouva dans l’impuissance de fournir
d’autres renforts à son chef de guerre Bâ `Ali2 . Le 2 juillet, la harka du Glaoui quitta Marrakech et
traversa d’abords le territoire d’Ayt Muttad puis celui des Ayt Bûyaknîfan à qui elle infligea une
lourde correction avant de s’attaquer à plusieurs qsûr `attawî tels que Tilwân, Aglîm, Agaddar, ainsi
que le qsâr Tawrîrt où se trouvait la maison de Bâ `Ali dont les biens furent réquisitionnés3 . Le 31
juillet 1920, les troupes de Glaoui débloquèrent Tinghir et pourchassèrent les forces de Bâ `Ali
fortement disloqués avant de rebrousser chemin vers Marrakech4 . Bâ `Ali se blessa et se réfugia
presque seul dans le Djorf. Ces événements constituent le début de ses rivalités avec N’Gâdî à qui il
rapprocha son inertie devant ses appels au secours. En effet, N’Gâdî ne soutient plus les efforts de
son chef de guerre. Il procéda même à la libération de quelques otages Ayt Marghâd incarcérés au
Tafilalt5 . Dans un complet dénuement, Bâ `Ali tenta, à la tête d’un groupuscule d’hommes, de petits
coups de main contre les qsûr fidèles à N’Gâdî. Il répandit son intention de le chasser et de le
supplanter à la direction de la résistance au Tafilalt1 . Cependant, la faiblesse de ses moyens,
aggravée par l’impact de l’expédition militaire des Glaoua, le poussa à s’éloigner de cet objectif et à
changer de camp en rentrant en liaison avec le poste d’Erfoud où il obtint quelques munitions, le 14
janvier 19202

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