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Chapitre IX : N’Gâdî et le Tafilalt de 1919 à 1929 : l’histoire d’un foyer de résistance en sursis.

Au
chapitre précédent, nous avons abordé la réaction énergique des forces d’occupation suite à la
percée du mouvement de résistance sous le patronage d’at-Tuzûnûnî dont l’épopée aboutit à son
assassinat par son propre khalifa N’Gâdî qui prit sa succession. Mais le coup dur qu’infligea l’armée
du Protectorat à la résistance pantribale ne poussa nullement la Résidence à poursuivre des
opérations onéreuses dans une région pauvre économiquement. La décision de «chloroformer» la
partie sud-est, jusqu’à la maîtrise du «Maroc utile», permit cependant à Balqâsam N’Gâdî de tenter
la réorganisation des forces de résistance. Il s’agissait d’une opération difficile compte-tenu des
conditions dans lesquelles celui-ci avait pris le pouvoir au Tafilalt, de sa situation d’«intrus» dans le
corps social de la région sud-est et enfin de l’émergence de lignes de fissuration au sein du bloc de la
résistance en raison du cloisonnement tribal, de la contradiction nomade-sédentaire et du blocus
économique de la région par les postes militaires français. C’est à l’aune de ces constatations, que
nous allons relater la réaction de la population de la région sud-est face à la pression française durant
la décennie 1919-1929. 1 - N’Gâdî, le sultan : Le règne de Balqâsam N’Gâdî se caractérise par son
autorité régressive. Le 25 octobre 1919 (fin muharram 1338), N’Gâdî frappa mortellement son chef
at-Tuzûnûnî au cours d’une dispute en public lors d’un défilé militaire1 . Cet acte fut l’aboutissement
de la crise 1 - En fait l’expression «défilé militaire» est trop forte puisqu’il ne s’agissait que d’une
troupe d’environ 2000 hommes, armés en majorité de bâtons, de gourdins et de haches, as-Sûsî : al-
Ma`sûl, op. cit. p. 295. 260 Mohamed LMOUBARIKI croissante qui enveloppait le pouvoir d’at-
Tuzûnûnî depuis ses échecs consécutifs devant les forces d’occupation et leur écho sur le devenir de
la popularité du sultan du Tafilalt. Il résulte également du climat crée par la rivalité entre les deux
personnages pour se réserver la direction du mouvement de résistance. Mais les efforts de Balqâsam
N’Gâdî ne furent que partiellement récompensés. Etendue à l’origine, son autorité n’avait pas cessé
de s’effriter avec les années le réduisant à n’être plus qu’un simple chef de résistance sans grande
influence. A - Une succession dans le sang : En dépit de l’importance qu’eut l’assassinat d’at-Tuzûnûnî
sur le devenir du mouvement de résistance au sud-est marocain, les archives du Protectorat, du
moins celles que nous avons compulsées, n’accordent à cet événement aucune importance
particulière. Elles se contentent de nous rapporter, sans explication, que « le 25 octobre, au cours
d’une dispute... Moha Nifrouten s’emporte, l’autre riposte et lui fracasse la tête »1 . Pour jeter la
lumière sur cet événement, nous nous référons au manuscrit d’al-Mahdî an-Nâcirî reproduit par
l’auteur d’al-Ma`sûl. En effet, l’étude de ce récit chronologique nous offre des éléments importants
pouvant constituer le point de départ d’une approche explicative. Par voie de conséquence, nous
pouvons énumérer les raisons principales de cet assassinat dans les points suivants : D’abord l’échec
général d’at-Tuzûnûnî dans les multiples combats qu’il avait organisés contre les troupes
d’occupation a effrité son ascendant sur la population. Sa tentative de fuir le Tafilalt après le combat
de Tizimi témoigne parfaitement de ce déclin. Pour rétablir son autorité, il n’hésita pas de mettre sur
pied, surtout depuis février 1919, un véritable régime d’oppression aux dépens des notables de tous
les qsûr en résistance. Les propriétaires de jardins, les juifs et les commerçants supportaient de
lourdes amendes. Et pour finir, il réquisitionna la récolte des dattes ainsi que toutes les denrées 1 -
A.M.G. 3H441 : Note sur les événements qui se sont déroulés en pays Aït Morghad de janvier 1919 à
janvier 1920, Rabat le 1er juillet 1927. 261 La résistance du sud-est marocain à la pénétration
française 1908-1934 nécessaires pour assurer la mûna de ses contingents. Ces diverses rapines
ternirent ce qui restait d’attrayant dans l’image sultanienne d’at-Tuzûnûnî et firent de lui, aux yeux
des habitants du Tafilalt, un fattân (fauteur de troubles) sans scrupule. Ces derniers, qui avaient
observé chez N’Gâdî un minimum de compréhension et d’indulgence, s’adressèrent à celui-ci pour
contester l’injustice qui s’abattait sur eux de la part de « berbères ignorants dont en premier lieu les
misérables `attâwî »1 . Nul doute, ce cri d’alarme avait fait réfléchir N’Gâdî luimême victime d’une
réquisition de ses biens de la part de son chef2 . L’assassinat de Mulây `Abd-Allah Ben ar-Rashîd,
frère du gouverneur du Tafilalt, constitue également une des raisons justificatives de l’acte de
N’Gâdî. Ayant reçu l’approbation d’at-Tuzûnûnî de demeurer au Tafilalt pour éviter les reproches de
sa famille, Mulây `Abd-Allah se fit quand bien même assassiner par celui-ci en octobre 1919. Un geste
que N’Gâdî n’apprécia pas à cause de ses bonnes relations avec ce personnage3 . Tels sont les
principales raisons qui avaient inspiré à N’Gâdî l’idée de se débarrasser de son supérieur et prendre
en main les affaires de la résistance au Tafilalt. Cependant, on ne peut négliger une autre raison
latente concernant la propre personnalité de Balqâsam. Il faut prendre en considération l’expérience
et le goût de la chefferie acquis par celui-ci suite à ses séjours auprès de Buhmâra et de `Abd al-
Mâlak. En se rendant au Tafilalt en 1917, N’Gâdî avait judicieusement choisi sa destination. Il était en
quête d’un foyer de résistance pouvant y mettre en œuvre son savoir guerrier et pourquoi ne pas se
hisser un jour aux commandes du mouvement. Le sud-est, avec sa société complexe dépourvue d’un
vrai 1 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. p. 293. 2 - Suite à un fastueux repas chez N’Gâdî, at-Tuzûnûnî
réquisitionna l’argenterie et les tapis sous prétexte que « les mujâhidîn ne devaient s’intéresser qu’à
leurs devoirs et non à ces richesses », Ibid, pp. 292 - 293. 3 - Ibid, p. 292. L’assassinat du frère du
gouverneur du Tafilalt fait partie d’une longue série d’exécutions commises par at-Tuzûnûnî, car
confronté à de sérieux problèmes, celui-ci « fit emprisonner et exécuter tous ceux qu’il rendait
responsables de ses déboires » VICARD (commandant P.) : Le territoire de Bou-Denib avant et
pendant la Guerre, article déjà cité, p. 29. 262 Mohamed LMOUBARIKI leader charismatique pouvant
rassembler la population, présentait cette opportunité qu’at-Tuzûnûnî découvrit avant lui. La
présence de ce dernier et la propagande qu’il avait diffusée en faveur de son programme acculèrent
N’Gâdî à accepter de jouer un second rôle en lui proposant ses services dans l’attente d’un moment
propice pour le supplanter. L’accrochage à propos de qui devait présider le défilé du 25 octobre 1919
constitue l’épilogue de cet antagonisme larvé. B - Un pouvoir en régression : Juste après la mort d’at-
Tuzûnûnî et sa proclamation comme sultan du Tafilalt, Muhammad b. Hâmid b. Balqâsam N’Gâdî fit
répandre que « Dieu a armé son bras pour punir le fettan de tous ses crimes »1 et dépêcha plusieurs
lettres aux tribus de la région leur demandant de se réunir autour de son programme axé sur « le
renouveau de la religion et l’accomplissement du devoir de jihâd contre les mécréants et les
hypocrites »2 . De même, il s’adressa aux habitants de Tinghir pour qu’ils se rallient à sa cause et
demanda à ceux du Ferkla et aux Ayt Marghâd de cesser de combattre le marabout Sidi `Ali al-Huwârî
à qui il accorda l’amân. Mais les troupes qui assiégeaient la zâwiya du muqaddam darqâwî
continuèrent leur action et firent sauter une partie de son enceinte3 . Rudement éprouvé, le shaykh
demanda une trêve pour engager des pourparlers. Le 8 novembre, le lieutenant de N’Gâdî, Bâ `Ali at-
Tazârinî, lui rendit visite pour confirmer l’amân mais à condition que Sidi `Ali vienne témoigner de
son allégeance à son maître au Tafilalt et qu’il écrive aux populations de Tinghir pour demander leur
alliance au nouveau sultan4 . 1 - A.M.G. 3H441 : Note sur les événements qui se sont déroulés au
pays Aït Morghad de janvier 1919 à janvier 1920, Rabat, le 1er juillet 1927. 2 - As-Sûsî : al-Ma`sûl,
op.cit. p. 295. Il apposa à son programme son sceau royal englobant l’inscription suivante : «
Muhammad b. Balqâsam, Allah son protecteur et son seigneur», Idem. Dans le même cadre, il
nomma à la tête de son gouvernement le faqîh `Umar al-Hadiddiwî, ZAKI (M’Barek) : Le Maroc : De la
résistance pacifique au Mouvement de Libération Nationale, op. cit. p. 206. 3 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op.
cit. p. 295. 4 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. p. 296. 263 La résistance du sud-est marocain à la
pénétration française 1908-1934 En dépit de la réticence de Sidi `Ali, il a fini par accepter de se
rendre au Tafilalt en compagnie d’une partie de ses fidèles. Arrivé à Djorf, il fut dépouillé, chargé de
chaînes et hissé par dérision sur un âne. Le 12 novembre 1919, Sidi `Ali fut attaché à la bouche d’un
vieux canon qui le réduisit en miettes1 . Le même sort fut infligé au grand rabbin du Tafilalt, un
octogénaire chez qui N’Gâdî espérait trouver fortune2 . Par cette démonstration de force, le nouveau
sultan du Tafilalt souhaitait gagner une notoriété auprès de la population. Mais le résultat fut
entièrement contraire aux objectifs prévus. Les gens du Tafilalt l’avaient accusé de trahison et de
lâcheté. Plus grave encore, la tribu Ayt Marghâd s’éloigna de lui suite au génocide de dix de ses
notables proches du muqaddam de Ferkla. Acculé à se justifier auprès de la population en avançant
qu’il n’est nullement responsable et qu’il n’a fait qu’appliquer la fatwâ (la sentence) des fuqâha
(jurisconsultes) du Tafilalt3 , N’Gâdî manqua complètement sa rentrée sur la scène politique comme
sultan de la région sud-est. Faut-il encore ajouter à ce propos que N’Gâdî, qui avait travaillé dans
l’ombre d’at-Tuzûnûnî, n’avait ni le charisme ni l’autorité de son maître. Quasiment illettré4 , il tenta
de gagner la confiance de la population en demandant souvent conseil contrairement à at-Tuzûnûnî.
Cette pratique «démocratique» quasi obligatoire fit de lui, aux yeux des masses, un chef de second
plan. Une image qu’il compliqua davantage 1 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. p. 296.- 297 . 2 - Idem. La
déception de N’Gâdî fut totale car il n’a trouvé dans la demeure du rabbin qu’une vingtaine environ
de Louis d’or. 3 - Ibid, p. 298. 4 - Il n’avait pas appris le coran, n’écrivait que très mal et ne pouvait
pas lire un texte. Il ne répétait que quelques ward tels que : ‘â Mulây Drîs yâ ban nâbînâ \\ wâ malja’
hâd alqutr fî al`usrî wa alyusrî (Mulây Drîs, fils de notre prophète \\ Tu es le protecteur du pays dans
le besoin comme dans l’aisance), Ibid, pp. 302-303. Pouvons-nous aller jusqu’à affirmer qu’en
implorant le concours de l’ancêtre des Idrissides, N’Gâdî voulait se montrer comme le porte-parole
de ce rameau de shurfa évincé du pouvoir depuis la fin du Xème siècle? Certes, une affirmation de ce
genre peut paraître fantasque mais N’Gâdî ne répétait-il pas souvent, selon As-Sûsî, qu’il allait
conquérir Fès, l’ex-capitale de la dynastie Idrisside. 264 Mohamed LMOUBARIKI en désignant aux
postes clefs de son Makhzen vingt-cinq membres de sa famille, ce qui exacerba les kibâr des Ayt
`Atta1 . Quoique incontestablement faible, N’Gâdî tenta de prendre la situation en main en
exploitant au maximum l’ascendant relatif que lui donnait sa qualité de khalifa du sultan et en
assurant le soutien du Makhzen qui gravitait autour d’at-Tuzûnûnî. Il expédia des émissaires aux
divers lieutenants qui opéraient au Gheris et au Ferkla pour les informer de l’événement et leur
assurer que rien n’avait changé hormis le maître2 . Il adressa « partout des lettres pour tenter de
mettre ses efforts en accord avec ceux des autres agitateurs » et parvint à obtenir « la conclusion
d’une trêve d’un mois entre les fractions Aït Atta dissidentes et les fractions ralliées au Makhzen qui
subissent l’influence du pacha Glaoui »3 . Outre cette politique, il envoya dès le mois de décembre
1919 une armée vers le Todgha sous les ordres de Bâ `Ali dans le but d’y faire reculer l’influence du
Glaoui. Cette démonstration de force se heurta à une résistance acharnée de la part de la population
de Tinghir - en majorité Ayt Marghâd- qui n’hésita pas, par ailleurs, à chasser son khalifa Brâhîm b.
Muhammad al-Hattushî4 . Les gens de Ferkla agirent de la même façon avec leur khalifa al-Hasan al-
`Isâwî, assiégé et brûlé dans sa maison avec quarante-cinq personnes5 . La révolte des Ayt Marghâd
exaspéra N’Gâdî qui craignit un retournement général de la population contre ses représentants et
demanda à son bras droit, le terrible Bâ `Ali, de mater en toute urgence le mouvement marghâdî
avant qu’il fasse boule de neige. Celui-ci procéda à un ratissage du territoire des Ayt Marghâd en
investissant respectivement les qsûr de Tâwrîrt et Ahlûl6 . Il assiégea par la 1 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op.
cit. p. 302. Cf. en annexe n°20, le Makhzen de N’Gâdî. 2 - A.M.G. 3H127 : CHARPENTIER (lieutenant) ;
Sur Mohamed ben Hamed ben Belqacem au Tafilalt, Bureau des A.I. d’Erfoud, N˚61/C.E.C, le 15 juin
1930. 3 - A.A.E 473 : Lyautey à A.E., Rabat le 22 - 12- 1919 , télégramme sans numéro. 4 - As-Sûsî : al-
Ma`sûl, op. cit. p. 298. 5 - Idem. 6 - Ibid, pp. 298 -299. Avant d’entamer ces opérations, Bâ `Ali mit à
mort plus de quarante Ayt Marghâd que 265 La résistance du sud-est marocain à la pénétration
française 1908-1934 suite (mars 1920) Tinghir, Asaflû et Afnûr, les principaux alliés du Glaoui. Mais
l’arrivée d’une lettre du seigneur de l’Atlas, annonçant sa très prochaine harka, encouragea les
assiégés à préserver dans leur lutte en dépit des problèmes d’approvisionnement auxquels ils furent
confrontés1 . En outre, l’annonce de la harka du Glaoui engendra de nouvelles défections chez les
fidèles de Balqâsam N’Gâdî dont en premier lieu les Ayt Khabbâsh. N’Gâdî se trouva dans
l’impuissance de fournir d’autres renforts à son chef de guerre Bâ `Ali2 . Le 2 juillet, la harka du
Glaoui quitta Marrakech et traversa d’abords le territoire d’Ayt Muttad puis celui des Ayt Bûyaknîfan
à qui elle infligea une lourde correction avant de s’attaquer à plusieurs qsûr `attawî tels que Tilwân,
Aglîm, Agaddar, ainsi que le qsâr Tawrîrt où se trouvait la maison de Bâ `Ali dont les biens furent
réquisitionnés3 . Le 31 juillet 1920, les troupes de Glaoui débloquèrent Tinghir et pourchassèrent les
forces de Bâ `Ali fortement disloqués avant de rebrousser chemin vers Marrakech4 . Bâ `Ali se blessa
et se réfugia presque seul dans le Djorf. Ces événements constituent le début de ses rivalités avec
N’Gâdî à qui il rapprocha son inertie devant ses appels au secours. En effet, N’Gâdî ne soutient plus
les efforts de son chef de guerre. Il procéda même à la libération de quelques otages Ayt Marghâd
incarcérés au Tafilalt5 . Dans un complet dénuement, Bâ `Ali tenta, à la tête d’un groupuscule
d’hommes, de petits coups de main contre les qsûr fidèles à N’Gâdî. Il répandit son intention de le
chasser et de le supplanter à regroupait son armée. Un geste qui peut, partiellement, expliquer le
profond ressentiment qu’avait cette tribu à l’encontre de ce personnage et dont le souvenir est
toujours présent. 1 - Ibid, p. 299. Selon le manuscrit reproduit par As-Sûsî, le prix d’un mud
(boisseau) de blé avait atteint 10 rials (environ 50 anciens francs), celui de l’orge 7 rials (35 anciens
francs). Quant au sel, il est devenu quasi introuvable, Idem. 2 - A.M.G. 3H441 : Tafilalt et région
limitrophes, événement de janvier 1920 à avril 1927. 3 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. pp. 299 -300 . 4 -
A.A.E. 473 : Délégué du Résident Général à A.E., télégramme N˚49, Rabat le 28 août 1920. 5 - A.M.G.
3H441 : Note sur les événements qui se sont déroulés au pays Aït Morghad de janvier 1919 à janvier
1920, Rabat le 28 juillet 1927. 266 Mohamed LMOUBARIKI la direction de la résistance au Tafilalt1 .
Cependant, la faiblesse de ses moyens, aggravée par l’impact de l’expédition militaire des Glaoua, le
poussa à s’éloigner de cet objectif et à changer de camp en rentrant en liaison avec le poste d’Erfoud
où il obtint quelques munitions, le 14 janvier 19202 . Les efforts de Balqâsam N’Gâdî pour mettre fin
à l’agitation de Bâ `Ali, dont la tête fut mise à prix, demeurèrent sans succès jusqu’à ce qu’il
emprisonna et exécuta plusieurs membres de sa famille. Emporté par un désir fulminant de
vengeance, Bâ `Ali tomba le 17 janvier 1921, dans une embuscade tendue par les Ayt Marghâd à côté
d’Erfoud. Mais, comme le rapporte l’auteur d’al-Ma`sûl, N’Gâdî a mis fin par ce geste à une partie de
son propre prestige, car Bâ `Ali était son bras droit et son principal conseiller3 . Cependant, nous
pouvons constater à propos du duel entre N’Gâdî et Bâ `Ali que celui-ci aurait pu déboucher sur une
situation similaire à celle d’octobre 1919, la date où at-Tuzûnûnî, fondateur du «royaume du
Tafilalt», fût tué par N’Gâdî. En effet, les conditions générales durant lesquelles s’est déroulée la
tentative de Bâ `Ali pour évincer son chef au pouvoir nous permettent cette hypothèse. L’incapacité
de Balqâsam N’Gâdî à orchestrer, sinon un mouvement d’ensemble contre les forces d’occupation,
du moins un front de résistance large et cohérent ainsi que la puissante démonstration de force de la
harka du Glaoui provoquant l’effritement des efforts déployés pour dominer le Todgha auraient pu
encourager Bâ `Ali, alors véritable chef de l’armée, à tenter de prendre en main les affaires du
sultana du Tafilalt. Mais la faiblesse de ses moyens, aggravée par son impopularité auprès de la
population dont en premier lieu les tribus berbères, l’obligèrent à faire appel à l’aide des forces
françaises. Ajoutons également dans ce cadre, que celui-ci n’avait 1 - Commentant la lutte pour le
leadership entre N’Gâdî et Bâ `Ali, Lyautey fit observer que « sur le front du Tafilalt, nous sommes
tranquilles parce que nos adversaires se battent entre eux », A.A.E. 474 : Bulletin périodique N˚47 du
25 janvier 1921. 2 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op.cit. p. 301. A.M.G. 3H156 : Rapport mensuel du
Protectorat, Résidence Générale, Division des A.I. et du Service de Renseignements, janvier 1921. 3 -
Op. cit., p. 301. 267 La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934 aucune
`açabiyya cohérente sur laquelle il pouvait compter. Les Harâtîn, dont il faisait partie, ne
constituaient pas une classe à part. Ils étaient surtout des cultivateurs de la terre dépendants d’une
manière où d’une autre, telle que par la khmâsa (le métayage), des autres constituants de la société.
Autrement dit, ils ne bénéficiaient pas d’une solide base sociale pouvant engendrer une force
militaire capable de porter Bâ `Ali à la tête du bloc de la résistance. Dans ce sens, l’échec de Bâ `Ali
reste aussi celui des Harâtîn dans la mesure où ceux-ci n’ont pas pu briser les liens de dépendance
économique et symbolique qui les liaient aux autres éléments de la société notamment les tribus
berbères. Débarrassé de son rival menaçant, N’Gâdî tenta de regagner un peu de terrain en
dépensant beaucoup d’argent et il parvint à recruter des partisans dans le Djorf, Rissani et Ba Haddi
et à s’assurer le soutien des Ayt Hammû. Quant aux Ayt Marghâd, ils restèrent à peu près sourds à
ses appels, malgré leur contribution à l’assassinat de Bâ `Ali et cela à cause des raids aériens dont ils
furent l’objet en avril-mai 19211 . L’échec partiel des efforts de N’Gâdî pour élargir sa popularité le
poussa à effectuer un voyage de propagande et de mobilisation dès le mois de mai 1921 (ramadan
1338). Il quitta Rissani escorté de 200 Ayt Hammû et Ayt Marghâd pour se rendre sur les marchés et
inciter la population au jihâd. Mais la majorité des tribus ne répondirent pas à ses invitations ce qui le
poussa à tenter de conclure, sans succès, un accord avec le muqaddam de la zâwiya des Ahansâl à
Sidi Bou Yakoub (Assoul, dans le Haut Ziz). Il décida, par la suite, de lancer le 11 septembre 1921 un
coup de main contre les populations soumises aux autorités du Protectorat, à la zâwiya de Sidi Bou
kil, dans le Haut Ziz à 15 km de Rich. Cette tentative se solda par un échec cuisant à la suite duquel la
majorité des Ayt `Atta rompit avec lui2 . Il tenta, néanmoins, une seconde fois, une attaque contre le
poste de Rich où « il fut blessé et abandonné par la plupart de ses partisans »3 . 1 - A.M.G. 3H441 :
Tafilalt et régions limitrophes, événements de janvier 1920 à avril 1927. 2 - A.A.E. 476 : Urbain BLANC
à Ministère des A.E., Télégramme N˚492, Rabat le 17 septembre 1921. 3 - Idem. 268 Mohamed
LMOUBARIKI Ce nouveau succès contre le chef de la résistance du Tafilalt réjouit le Ministère des
Affaires Etrangères qui demanda au service de la Résidence Générale de transmettre au Sultan un
télégramme affirmant que ces succès réalisés à l’égard de la «dissidence» sont dus pour « une
notable part à la confiance qui inspire aux populations la certitude que nous n’agissons que pour le
profit de votre Majesté et avec son complet concours »1 . En plus de ce nouveau revers encaissé par
N’Gâdî, celui-ci fut contraint de rebrousser chemin, en catastrophe, vers le Tafilalt où un certain
Mulây M’Barek, le Kabîr (le chef, le notable) de Madyab, jusqu’à lors dévoué à lui, se présenta au
poste d’Erfoud le 18 janvier 1922 à la tête d’une délégation représentant les qsûr de Djorf2 . Cette
nouvelle brèche dans le bloc de la résistance du Tafilalt accula N’Gâdî à composer avec Uskuntî qui
parvint à lui assurer le soutien des Ayt Marghâd de Semgat, d’Amsid et du Tadighoust. Les combats
entre les forces de N’Gâdî et le chef de file du parti favorable à une entente avec les forces
d’occupation, devinrent quotidiens, ce qui obligea ce dernier à demander une trêve pour engager des
pourparlers. Ce succès de N’Gâdî ne plut nullement aux troupes du Protectorat qui surveillaient avec
vigilance l’évolution de la situation. Un groupe de Mokhaznis procéda à l’exécution de Mulây
M’Barek en juillet 1922 au moment où il allait livrer le Djorf et le Fezna à N’Gâdî3 . Ainsi la position
déjà fragile du sultan du Tafilalt se trouva encore une fois fortement secouée. Ses efforts de
mobilisation en vue de la formation de nouveaux rassemblements anti-français devinrent de plus en
plus infructueux. Cette situation fut compliquée encore par les bombardements intensifs effectués
par l’aviation contre toute sorte de rassemblement hostile. 1 - A.A.E. 476 : Le Ministre des A.E. à
Délégué de la Résidence Générale, Télégramme N˚ 41, Paris le 21 septembre 1921. Le sultan Mulây
Yûsuf répondit au télégramme du ministre en soulignant que si les résultats « ont pu être obtenus
par ce qu’entrepris sous l’égide de l’Imamat, Notre Majesté sait qu’ils sont dus surtout à vos
éminentes qualités de chef militaire et d’administrateur éclairé qui s’occupe, sans trêve, des intérêts
matériels et moraux de nos sujets », A.A.E. 476, URBAIN BLANC à Maréchal Lyautey, Télégramme N˚
510, Rabat le 24 septembre 1921. 2 - A.M.G. 3H 441 : Tafilalt et régions limitrophes, évènements de
janvier 1920 à avril 1927. 3 - A.M.G. 3H441 : Tafilalt et régions limitrophes, évènements de janvier
1920 à avril 1927. 269 La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934 Devant
son impuissance à s’imposer comme un vrai «sultan» capable de faire face aux Français et à leurs
alliés, N’Gâdî assista en spectateur à l’éclatement du bloc de la résistance. Les guerres intestines
entre les tribus s’intensifièrent et acculèrent N’Gâdî à s’enliser dans le rôle d’un médiateur rarement
entendu. Autrement dit, le souhait de Balqâsam d’instaurer un sultanat au Tafilalt, avec tout ce que
cela impliquait comme autorité et respect de la population, était loin d’être exaucé. Lui-même ne
tarda pas de rompre avec son nouvel allié, Uskuntî le leader des Ayt Marghâd. En effet, ce dernier
essaya dès mi 1925 de le supplanter au Tafilalt en s’appuyant sur le district des Seffalat et les gens de
sa tribu. Pour sa part N’Gâdî tenta de bloquer contre lui les Ayt `Atta1 . Ainsi pour défendre leurs
intérêts personnels, ces deux belligérants n’hésitèrent pas à réanimer la lutte classique entre la
confédération des Ayt Yaflmân et celle des Ayt `Atta oubliée depuis l’apparition des Irumîn dans la
région. Cela étant, ni l’un ni l’autre ne possédaient une force mobilisatrice importante en raison de la
faiblesse de leurs moyens matériels et de l’insignifiance de leur charisme personnel. En réalité, ils
étaient tous les deux entraînés par la vague des luttes fratricides qu’ils avaient, au préalable,
allumées ou du moins attisées. Seuls les propres intérêts des tribus avaient dicté à celles-ci les prises
de position à prendre durant cette période de lutte qui dura de mai 1925 à décembre 1926. À ce
propos, l’arrivée de la saison des labours en octobre 1925 contribua effectivement à la conclusion
d’une trêve de deux mois entre Ayt Marghâd et les Ayt Khabbâsh. Cette trêve soutenue par les
efforts de la médiation des shurfa de l’oued Ifli se prolongea pour une période de 2 ans. En même
temps, N’Gâdî remit des subsides à Uskuntî pour l’inciter à conclure la paix2 . Mais harassés par une
longue et stérile période de lutte, ni l’un ni l’autre n’étaient à la hauteur de transformer la paix
conclue entre les Ayt Yaflmân (Ayt Marghâd) et les Ayt `Atta (Ayt Khabbâsh) en une vraie et forte
union contre les troupes d’occupation pouvant rappeler les soulèvements de 1917-1919. 1 - A.M.G
3H441 : Note sur les événements de la région du Tafilalt et régions voisines de mai 1925 à mai 1927.
2 - Idem. 270 Mohamed LMOUBARIKI Nous pouvons dire, sans beaucoup de réserve, que l’action
jihadienne de Balqâsam N’Gâdî n’a jamais menacé sérieusement les forces du Protectorat. Pis
encore, la quasi-totalité des attaques perpétrées contre celles-ci durant la décennie 1920-1930
furent orchestrées par deux tribus principales les Ayt Hammû et les Ayt Khabbâsh. Mais avant de
tenter d’élucider les raisons qui ont permis le développement des jyûsh, la «guérilla» à la marocaine,
ainsi que ces points forts, il est indispensable de mettre en exergue la position de la région sud-est
dans le programme général de «pacification» établi par la Résidence. 2 - Réaction française : de
l’introduction en force à la conservation du statu-quo : La percée jihadienne qui mit en effervescence
le sud-est marocain dès 1916 et qui atteignit son paroxysme en 1918 contraignit les forces
d’occupation à se replier du Tafilalt que Lyautey intégrait déjà dans le cadre du Maroc «pacifié»
depuis l’installation d’une mission française à Tighmart en décembre 1917. En effet, la réaction
pantribale canalisée et attisée par at-Tuzûnûnî déjoua les calculs du Protectorat qui, en dépit des
restrictions imposées par le Grande Guerre, souhaitait faire main basse sur cette région de l’empire
chérifien dont l’importance morale et symbolique ne pouvait que consolider la position des troupes
françaises. Le Tafilalt, comme le souligne un rapport émanant du 2e bureau de la région de Meknès,
« peut être considéré comme une des capitales du Maroc au même titre que Fès et Marrakech... »1 .
Et c’est par conséquent une des raisons principales qui ont poussé Lyautey à réagir en extrême
urgence pour circonscrire le danger, d’autant plus que tous les grands mouvements ayant débouché
sur la prise du pouvoir central au Maroc ont pris la lisière sud du pays comme base de départ.
Cependant, les conditions générales de l’armée d’occupation amputée d’une grande partie de son
effectif ne permettaient pas des opérations de grande envergure pouvant mener à une longue
campagne 1 - A.M.G. Meknès 2 : Etude sur le Tafilalt, 16 juillet 1927. 271 La résistance du sud-est
marocain à la pénétration française 1908-1934 de «pacification» dans un pays démuni de ressources
économiques et surtout parfaitement encadré par de puissantes tribus guerrières. Après une série de
combats, la Résidence décida d’ajourner la question du Tafilalt en ordonnant le retrait de la
palmeraie en octobre 1918. Ce geste représente en effet un échec direct de la politique de Lyautey,
qui décida au printemps 1916 de relancer l’offensive contre la «dissidence» car « ... l’immobilisation
purement défensive imposée depuis le début de la guerre... apporte l’argument le plus facile à
exploiter chez les dissidents pour leur faire croire à notre impuissance »1 . Les demandes successives
du Khalifa Mulây al-Mahdî auprès des forces d’occupation pour s’installer au Tafilalt firent croire à
Lyautey que l’action politique avait porté ses fruits et que la désignation de la mission symbolique à
Tighmart ne pouvait que confirmer la soumission du berceau de la dynastie `Alawite. La réaction
énergique de la population remit rapidement cette affirmation en question en obligeant les troupes
françaises non seulement à engager des combats dans des conditions très difficiles mais surtout à se
retirer de la palmeraie et à y laisser se développer un pouvoir autonome qui parvint, tant bien que
mal, à sauvegarder son indépendance jusqu’au début des années 30. Cela dit, en jugulant le
soulèvement pantribal du Tafilalt, LYAUTEY n’hésita pas à souligner qu’il a cru que « le Maroc allait
me claquer dans la main, et je puis dire, aujourd’hui... que je viens comme en 1912 et en 1914 de
sauver le Maroc une troisième fois »2 . Le fardeau de la Guerre européenne obligea donc LYAUTEY à
user de tous les moyens possibles pour parer à une éventuelle propagation du mouvement filali vers
le reste du Maroc. Le recours à l’appui des Glaoua fut indispensable. 1 - Lyautey à Guerre, le 25 avril
1916, Télégramme N˚ 58 C.M.C. cité par RIVET (D.) : Lyautey et l’institution du Protectorat..., op. cit.
Tome 2, p. 59. 2 - Fonds Lyautey, volume 352 : Lyautey à Victor BERTI, Casablanca le 27 février 1919.
272 Mohamed LMOUBARIKI Quoique conscient du danger que pourrait engendrer le renforcement
d’un pareil pouvoir, Lyautey avoua que « nous avons plus que jamais besoin des Glaoua, en l’espèce
de Hadj Thami. Les circonstances ne nous permettent pas de lésiner sur le commandement à lui
attribuer. Il faut donc marcher. Après la guerre nous verrons »1 . L’intervention de ceux-ci mit fin aux
souhaits des sultans successifs du Tafilalt, at-Tuzûnûnî puis N’Gâdî, de consolider leur position sur le
sud du Grand Atlas. Mais, la harka, la force de frappe des seigneurs de l’Atlas, « est un instrument
fragile, délicat »2 et qu’il était indispensable d’étayer par des troupes d’occupation pour la
réconforter dans sa position d’une part et contrôler ses éventuels débordements d’une autre part.
Toutefois, au lendemain de l’armistice, l’hexagone n’a ni les moyens, ni la volonté d’envoyer au
Maroc les soldats et les crédits nécessaires pour rogner « l’indépendance presque absolue » dont
jouissent les grands caïds »3 . Les agissements des seigneurs de l’Atlas poussèrent ERNEST LAFONT,
député de la Loire, à interpeller le Gouvernement en soulignant qu’il « n’est plus possible de faire le
silence sur les abus de pouvoir du pacha de Marrakech, sur le mécontentement des populations
tyrannisées et dépouillées par les bénéficiaires d’une sorte de régime féodal tout arbitraire,
malheureusement toléré ou encouragé par certaines autorités françaises »4 . Une réalité qui
soulevait l’indignation de l’historien Ch. A. JULIEN. Tout en en mettant en relief dans cette politique «
la 1 - Télégramme N˚ 291 C.M.C. du 16 août 1918, Lyautey à Lamothe cité par RIVET (D.) : Lyautey et
l’institution du Protectorat..., op. cit. Tome 2, p. 177. 2 - Les opérations Glaoua en pays Aït Atta
d’après un rapport du Général de Lamothe, R.C. N˚1112-, novembre-décembre 1919, p. 187. 3 -
RIVET (D.) : Lyautey et l’institution du Protectorat..., op. cit. Tome 2, pp. 178-179. Dans son rapport
sur « une participation éventuelle de la région de Marrakech aux opérations contre le Tafilalt », le
Général HURE observe que les charges qu’imposait l’approvisionnement de la harka du Glaoui
représentaient un lourd fardeau « pour les populations misérables du Dadès et du Tadgha » pour
lesquelles se pose continuellement le problème angoissant de la « kesra de chaque jour » nécessaire
pour « la subsistance d’une pareille ruée de sauterelles ». A.M.G. : Rapport N˚187, Marrakech le 19
août 1927, Carton Meknès 2, dossier Tafilalt. 4 - A.A.E. 483 : Chambre des députés, séance du 6 août
1927. 273 La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934 nostalgie royaliste
de Lyautey », cet historien remarque que livrer « à l’atroce tyrannie des Glaoui 600000 montagnards
dans l’intérêt égoïste d’une «pacification» à moindre frais », cela pouvait-être mis au crédit du
pragmatisme de LYAUTEY, mais qu’on y « trouvait difficilement cette «parcelle d’amour» qu’il
invoqua tout au long de sa carrière »1 . Quoi qu’il en soit, l’après-guerre ne fait qu’encourager le
Résident Général à poursuivre cette politique d’autant plus qu’il a pu gagner le consentement du
milieu dirigeant parisien en évoquant l’expérience des maharajas dans les Indes anglaises2 . Cette
persistance fut, par ailleurs, indirectement soutenue par le Gouvernement en la personne de
Clémenceau qui exigea, dès son retour au pouvoir en 1917, de mettre « fin au luxe d’effectifs du
Maroc, aux promenades militaires et défilés sensationnels »3 . En plus de ça, l’intérêt de la Résidence
se porta dès 1920 vers d’autres régions plus importantes économiquement et plus menaçantes pour
le devenir du Protectorat français au Maroc. La question du Tafilalt passa, par conséquent, au second
plan même si, aux dires du Commandant Pierre VICARD, « il ne faut pas oublier... le sud », car un
réveil de cette région pourrait entraîner « la marche vers le nord, vers les plaines, de ceux qui ont le
désir farouche de profiter aux dépens des autres de l’eau vivifiante, de la terre qui produit »4 . Les
efforts militaires du Protectorat ne concentrent dès 1920 sur la «pacification» du «Maroc utile»
représentant « un intérêt économique réel (agricole, hydraulique, forestier, minier...) » ou « un
intérêt militaire et politique »5 . 1 - Le Maroc face aux impérialismes, op. cit. p. 111. 2 - RIVET (D.) :
Lyautey et l’institution du Protectorat..., op. cit. Tome 2, p. 178. 3 - A.M.G. H8 : Convocation du
Colonel HAMELIN par Clémenceau, note du 15 décembre 1917, N˚ 889-9/11. 4 - Le territoire de Bou-
Denib avant et pendant la Guerre..., article déjà cité, p. 38. 5 - A.A.E. 476 : Lyautey, Directives
générales pour 1922, Rabat le 14 décembre 1921, N˚ 2171 C.M. 274 Mohamed LMOUBARIKI La
nouvelle donne accula Lyautey à réserver les efforts de «pacification» à des régions déterminées et à
mettre en exergue un nouveau lexique ou, comme le remarque D. RIVET, « une rhétorique
pragmatique et utilitaire » qui « n’en dissimule pas moins un repli stratégique »1 . Dans ses directives
pour l’année 1921, le Résident Général insista sur le fait qu’aucune intervention décisive au sud du
Grand Atlas ne devrait s’effectuer et que le seul but à envisager « est le maintien du statu-quo aux
moindres frais »2 . Toutefois, Lyautey rappela la nécessité d’organiser des forces supplétives et des
contingents indigènes pour éviter l’intervention des troupes régulières en cas d’attaque de la part de
Balqâsam N’Gâdî et pour tenter de pallier le vide crée par l’inexistence de « grands caïds sur lesquels
nous puissions nous reposer pour faire régner l’ordre aux moindres frais »3 . L’évolution générale de
la situation au Maroc après 1920 encouragea la Résidence à garder la région sud-est dans le cadre
des fronts passifs. Le retour offensif du front de la région d’Ouezzan et les implications du revers que
subirent les forces espagnoles à Anoual devant celles de Muhammad b. `Abd-Alkrîm al-Khattâbî
posèrent la nécessité de réduire les zones «dissidentes» inscrites à l’intérieur du «Maroc utile» ou «
indispensable à occuper », notamment la tâche de Taza et le Moyen Atlas. Comme corollaire à cette
nouvelle conjoncture, le sud-est devint, selon Lyautey, une région où il fallait « ajourner l’occupation,
sinon sine die, du moins à très longue échéance »4 . Les directives pour 1923 s’inscrivent dans cette
optique. Elles ne prévoient aucune action militaire sur le front sud-est car « nous entrions ... en plein
dans le Maroc inutile et vouloir suivre les dissidents nous conduirait dans le Grand Atlas ou le Sahara
»5 . 1 - Lyautey et l’institution du Protectorat..., op. cit. Tome 2, p. 63. 2 - Directives pour 1921, Rabat
le 31 décembre 1920, N˚ 2319. 3 - Lyautey, Directives Générales pour 1922, Rabat le 14 décembre
1921, N˚ 2171 C.M. 4 - Les opérations militaires au Maroc..., op. cit. p. 98. 5 - Lyautey, Directives
générales pour 1923, Rabat le 13 décembre 1922, N˚ 1750 C.M. 275 La résistance du sud-est
marocain à la pénétration française 1908-1934 Le maintien de ce statu-quo se confirma dès la fin
1923 avec le ralliement des tribus du Haut Ouergha1 à l’Emir du Rif, ce qui imposa une surveillance
constante de la vallée et la consolidation des lignes de postes militaires pour enrayer toute tentative
de débordement de l’insurrection rifaine vers le sud2 . Le déclenchement de la guerre du Rif en avril
1925 chamboula les calculs de Lyautey et mit fin à sa politique visant à ne pas intervenir dans la zone
espagnole où « la colonisation ... apparaît comme le modèle de ce qu’il ne faut pas faire »3 . En effet,
le parti des « techniciens de la guerre » imposa la nécessité d’un « succès écrasant » passant par
l’usage massif des armes modernes pour « frapper chez Abd-el-Krim, au cœur du Rif, dans ses tribus
fidèles, en jetant la terreur parmi les caïds et les douars qui sont ses plus fermes appuis », selon le
général SERRIGNY4 . Il s’agit d’une perspective européo-centrique qui « fait abstraction des treize
années de conquête et de « pacification » et des caïds de la guerre marocaine, bref qui exclut le
caractère colonial et par conséquent spécifique du conflit »5 . Sans s’étendre sur la guerre du Rif6 ,
nous pouvons dire que celleci a confirmé la position du sud-est dans le cadre du «Maroc inutile».
Aucune initiative militaire ne vit le jour au cours de celle-ci. Seule l’action politique, pour attirer des
populations résistantes dans la sphère du Maroc soumis, avait garanti la pérennité de la
«pacification». 1 - C’est à cette date, que le problème rifain passe au premier plan lorsque Lyautey
écrivit à POINCARE qu’il « se crée donc sur notre front nord une situation sérieuse et surtout très
compliquée », télégramme du 18 février 1924, cité par D. RIVET: Le commandement français et ses
réactions vis-à-vis du mouvement rifain (1924-1926), in Abd el-Krim et la République du Rif, Actes du
colloque international d’études historiques et sociologiques, 18-20 janvier 1973, Maspero, Paris
1976, p. 104. 2 - BERNARD (Lieutenant-- colonel) : Les étapes de la pacification marocaine, R.C., N˚ 8,
septembre 1936, pp.115-128, p. 123. 3 - RIVET (D.) : Le commandement français..., op. cit., p. 102. 4 -
Cité par D. RIVET, Ibid, p. 117. 5 - Ibid, p. 116. 6 - Pour une ample étude à ce propos Cf. par exemple :
AYACHE (Germain) : Les origines de la guerre du Rif, S.M.E.R, 1981; KHARCHICH (Mohamed) : La
France et la guerre du Rif 1921/1926, thèse de doctorat en histoire, université Lumière (Lyon II),
1989; Abd el-Krim et la guerre du Rif, actes du colloque...,op.cit. 276 Mohamed LMOUBARIKI
L’attente d’une reprise future des opérations militaires fut exploitée pour élaborer plusieurs projets
concernant l’organisation de la région, une fois soumise à l’autorité du Protectorat. Parmi ces
projets, on peut évoquer celui du capitaine HATERNE, Chef du Bureau du Cercle de Bou-Denib, qui,
fidèle à la devise machiavélique «divide ut renges» insiste, principalement, sur la nécessité «
d’exploiter les rivalités de race.... sans prendre parti pour les Arabes ou les Berbères, d’entretenir les
divisions qui réduiront notre effort et nous permettront à bon compte de tenir le pays »1 . Il poursuit
son analyse en soulignant que la désignation d’un gouverneur devra faire l’objet d’un soin spécial et
étant donné l’absence « de toute personnalité locale et des inquiétudes que ferait naître la
désignation d’un chérif de l’oued Ifli, il serait nécessaire de faire désigner par le Makhzen un étranger
au pays »2 . Cet homme «énergique» devrait bénéficier d’une «certaine liberté» pour «commander
une population qui a, aussi longtemps, vécu dans l’intrigue et la violence et n’en perdra pas
facilement l’habitude»3 . Quant au Commandant de la Région de Meknès, le général FREYDENBERG,
il fit observer que la tentative de grouper les populations du Tafilalt sous un même chef choisi dans la
famille impériale, lors de la première occupation de la palmeraie, a engendré « un mécontentement
quasi général »4 . Ainsi, il opta pour son morcellement car « les coutumes différentes ... sont à
respecter tout au moins au début et ... le chef qui servira d’intermédiaire ... devra être
judicieusement choisi ... De plus, le statut à donner aux Arabes pourra être différent de celui des
Berbères »5 . La guerre du Rif avait amené au Maroc des renforts considérables, ce qui encouragea le
Haut Commandement militaire à mettre à exécution 1 - -A.M.G. : La question saharienne vue de Bou-
Denib, Fin 1924, volume Meknès 2. 2 - Idem. 3 - Idem. 4 - A.M.G. : Rapport au sujet de l’occupation
du Tafialt adressé au Général Commandant Supérieur des Troupes du Maroc, 16 juillet 1927, volume
Meknès 2, dossier Tafilalt. 5 - Idem. 277 La résistance du sud-est marocain à la pénétration française
1908-1934 le plan de réduction de la tâche du sud de Taza (juillet 1926) puis de la tribu Ghazawa au
nord-est d’Ouezzan (août/septembre 1926). Par suite de ces opérations, le « Maroc «utile» est libéré
de toute menace sérieuse ... C’est une nouvelle confirmation de l’efficacité d’une méthode prudente
où s’associent ... l’action politique et l’action militaire »1 . Mais au moment où les efforts des forces
d’occupation étaient axés sur la réduction des foyers de résistance jugés plus menaçants pour le
Protectorat, la région sud-est allait vivre la recrudescence de l’activité des jyûsh, une sorte de guérilla
à la marocaine, ce qui imposa aux troupes françaises une sérieuse mobilisation pour assurer la
protection des convois et protéger ses positions dans la région. 3 - La recrudescence des jyush durant
les années vingt : L’action des jyûsh reste la forme la plus concrète de la résistance du sud-est contre
les forces d’occupation durant les années vingt. Elle a pu à elle seule assurer la pérennité de la lutte
anti-française au moment où les tentatives d’instaurer un commandement unique de dimension
politique s’avérèrent difficiles à concrétiser. La recrudescence de cette guérilla à la marocaine ne fut
pas seulement le résultat de la défaillance des efforts de N’Gâdî mais aussi de la conjugaison de
plusieurs autres éléments. On peut souligner, en premier lieu, les pertes humaines essuyées par les
harkât devant les troupes françaises lors du soulèvement du Tafilalt et qui s’élèvent à environ 3300
morts répartis ainsi : Date Combat Nombre de morts 09/07/1916 Meski 500 16/11/1916 El-Maâdid
600 11-15/11/1918 Dar el-Baïda 100 9/08/1919 Gaouz 600 31/01/119 Oulad M’barek (Tizimi) 500 1 -
Les opérations militaires au Maroc, op. cit., p. 192. 278 Mohamed LMOUBARIKI La société du sud-est
s’est retrouvée amputée non seulement d’une grande partie de son potentiel défensif mais aussi
d’une force productive difficile à pallier, étant donné l’exiguïté des ressources de la région et le fait
que la force humaine constituait un facteur indispensable pour tirer le maximum de profit d’un
contexte économique très fragile. Cette situation ressemble parfaitement à celle qui a succédé aux
harkât de 1908 à la suite desquelles le mouvement de résistance allait traverser une période de
stagnation, exception faite des actions des jyûsh qui avaient pris le relais. En effet, après les combats
de 1916-1919, comme après ceux de 1908, la population de la région fut contrainte à reconstituer
son potentiel humain. Le rassemblement massif débouchant sur un choc frontal céda la place à
l’action des jyûsh qui est beaucoup plus souple et plus facile à entreprendre d’autant plus qu’elle
permit des attaques efficaces avec un minimum de risque. Outre cet «avantage», l’action des jyûsh
pourrait aux yeux de la population ne pas encourager les troupes françaises à effectuer des
opérations de grande envergure pouvant provoquer des progressions en pays insoumis. Faut-il,
toutefois, préciser que l’action des jyûsh n’est pas une donnée nouvelle dans le sud-est marocain. Les
jyûsh ont toujours existé dans la région et cela depuis l’apparition des troupes françaises sur la
frontière est. Mais seule leur recrudescence durant les années vingt, notamment après 1925, a
motivé notre tentative d’élucider les causes et la portée de cette forme de résistance. Dans ce cadre,
le général VIDALON, Commandant Supérieur des Troupes du Maroc, explique cette recrudescence
par deux facteurs principaux. D’abord « le loyalisme douteux de certaines tribus de notre zone dont
plusieurs d’ailleurs sont restées armées et auprès desquelles les djiouch trouvent des complicités » et
aussi « la misère particulièrement intense cette année [1927] qui sévit en zone insoumise et qui
pousse les pillards contre les convois et les petits détachements »1 . 1 - A.M.G. 3H118 : Note
N˚98/S/E adressée à Commissaire R.G., Rabat le 27 juin 1927. Le député PAGNON précise, dans une
note sur la situation politique générale au Maroc, que «la misère qui sévit dans la zone insoumise et
notamment au Tafilalt suffit à expliquer cette activité de brigandage », A.A.E 483 : Note du 15
octobre 1927, sans date. 279 La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934
Cette explication touche, en fin d’analyse, au clivage nomade/ sédentaire qui caractérisait la société
du sud-est. La nature du mode vie a d’une manière ou d’une autre dicté l’attitude à prendre à l’égard
des troupes d’occupation. Ainsi, quoique solidaires avec tout le mouvement de résistance, les
populations sédentaires, une fois soumise à la domination française, se trouvent partagées entre
l’attachement à la terre, la condition principale de leur survie, et le respect de la consigne du jihâd à
laquelle adhéraient plus explicitement les tribus nomades. Une situation difficile à gérer devant des
populations nomades moins attachées à un territoire particulier et en l’occurrence plus libres de
leurs mouvements. Devant la marée montante de la mainmise militaire française, plusieurs tribus ont
fui leurs zones de transhumance habituelles pour se rendre dans d’autres régions encore non
soumises, ce qui suppose constamment une redistribution des igudlân (espaces de pâturage). Une
opération qui ne pouvait se faire facilement dans ces régions arides. Le nombre très important des
attaques des jyûsh ne nous permet pas de dresser une chronologie détaillée de cette forme de
résistance. Rien que pour les années 1927-1928, nous pouvons dénombrer 93 attaques ayant
provoqué 264 morts et 129 blessés dans le rang des troupes françaises1 . Ce bilan impressionnant
témoigne du succès des jyûsh qui, profitant du fait de la surprise, de la connaissance du terrain et de
la facilité des mouvements, finirent par poser un sérieux problème pour le déplacement des convois
et la protection des populations soumises. En d’autre terme, l’action des jyûsh engendra, selon T.
STEEG, une insécurité d’une « forme lancinante, irrégulière et particulièrement désagréable »2 . La
gravité du problème poussa le Ministre de la Guerre à demander au Résident Général d’étudier la
possibilité de dresser, en accord avec le Gouverneur d’Algérie, un programme militaire en 1 - COLLIEZ
(André) : Notre Protectorat marocain 1912- 1913, p. 158. « Au total de juin à septembre 1928, nous
avons pour l’ensemble du front sud 88 tués, des forces régulières et supplétives. Pour les 5 premiers
mois de 1929, nous avons 26 tués, 32 blessés sans compter 41 tués et 27 blessés pour les partisans »,
A.M.G. 3H119 : Note sur l’occupation militaire du sud marocain et les événements du juin 1929. 2 -
A.M.G. 3H118 : Note sur la situation dans les régions de contrôle militaire, Rabat le 19 juillet 1928.
280 Mohamed LMOUBARIKI vue d’une intervention contre le Tafilalt, car « la part d’imprévu ... dans
les problèmes de cette nature ... peut nous obliger à agir plus rapidement que nous le prévoyons »1 .
Cependant, le général VIDALON, Commandant Supérieur des Troupes du Maroc, précise dans un
rapport à propos de cette éventuelle opération que « l’occupation du Tafilalt loin de faire cesser
l’agitation parmi ces tribus, elle l’excitera au contraire. Elle se manifestera par l’attaque de nos
postes et de nos convois ». Il conclut son analyse en disant que l’occupation du Tafilalt ne sera que «
le premier acte d’une série d’opérations. Nous serons entraînés à pénétrer ... dans le Gheris et le
Ferkla vers le Todgha. Cette pénétration ne pourra se faire sans danger si nous laissons sur notre
flanc droit les tribus dissidentes de l’Atlas et sur notre flanc gauche la tribu si turbulente des Aït
Atta...»2 . Dans l’attente d’un plan de «pacification» de telle envergure, et pour tenter de contenir,
du moins provisoirement, ce danger permanent, les autorités militaires décidèrent d’améliorer la
capacité défensive des troupes en développant les voies de communication, les moyens de liaison et
l’utilisation des blindés depuis novembre 19283 . Une note sur l’occupation militaire du sud marocain
définit explicitement les raisons du quadrillage imparfait de la région par les troupes du Protectorat
par le fait que « dans ce pays pauvre, [le front de Ziz], à population clairsemée où la colonisation est
inexistante, il ne pouvait être question d’investir la zone insoumise par un réseau d’étroite
surveillance sur un front de plus de 300 km »4 . Dans le même sens, une réorganisation
administrative de la Région de Meknès vit le jour pour assurer un contrôle étroit de la population et
réduire au minimum les complicités que trouvaient les jyûsh dans les régions soumises5 . 1 - A.M.G.
3H118 : P. PAINLEVE à R.G., Paris le 17 juin 1927, télégramme N˚ 1672 9/11. 2 - A.M.G. 3H118 : Note
sur la région Gourrama, Bou-Denib et Tafilalt, Rabat le 2 septembre 1927, N˚ 111 3/3. 3 - A.M.G.
3H118 : Commandant des Troupes du Maroc à BOUILLOUX-LAFONT, Note au sujet des opérations
militaires et résultats obtenus après 1926, sans numéro. 4 - A.M.G. 3H119 : Note sur l’occupation
militaire du sud marocain et les événements de juin 1929. 5 - A.M.G. 3H118 : Arrêté résidentiel du
21/04/1927 portant sur la réorganisation administrative de la Région de Meknès par T. STEEG, Rabat
le 21/04/1927. 281 La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934 En dépit
de la multitude des jyûsh, ils furent principalement l’œuvre de deux tribus, les Ayt Khabbâsh et
surtout les Ayt Hammû. Un fait qui mérite quelques éclaircissements. Sans répéter les informations
développées à propos des Ayt Khabbâsh dans le troisième chapitre, il est à signaler que cette tribu,
qui compte environ 10000 personnes en 19361 occupe l’avant-pays oriental de la confédération des
Ayt `Atta, autrement dit le territoire allant du sud du Tafilalt jusqu’aux oasis sahariennes en sus de
l’espace hamadien du Guir reliant le Maroc au sud oranais. Dans ce territoire caractérisé par l’aridité
du climat, l’exiguïté des terres cultivables et la rareté des données hydrauliques, les Ayt Khabbâsh
ont pu s’adapter en exploitant à l’extrême toutes les ressources que propose leur espace. C.
LEFEBURE constate dans cette optique que ceux-ci ont fait « flèche de tout bois, dans toutes
directions. Élevage du petit bétail et du dromadaire, agricultures intensives et extensives, activités
reposant sur l’usage ou la menace d’user de la force et même chasse, collecte, transport, extraction
minière »2 . Cette tentative acharnée de maîtriser un espace ingrat et réaliser en l’occurrence un
équilibre entre les effectifs humains et les ressources économiques, paraît être réalisée à la fin du
XIXe siècle. Mais la percée coloniale française dans le Sahara, concrétisée par l’occupation du
Timimuon, chamboula l’édifice des Ayt Khabbâsh et remit en cause l’équilibre acquis après plusieurs
années d’efforts. Cet événement constitue, en effet, le prélude d’une nouvelle étape dans l’histoire
des Ayt Khabbâsh. La conquête française leur imposa progressivement « la notion de limite » forgée
sur l’encouragement à l’agriculture et la réglementation de la quête pastorale et visant en premier
lieu à la fixation et au contrôle de la population3 . Privés de leurs attaches sahariennes, les Ayt
Khabbâsh subirent dès 1918 un autre défi français suite à la destruction d’un barrage établi sur 1 - Ce
chiffre représente le sixième de la confédération des Ayt `Atta selon C. LEFEBURE : Ayt Khebbach,
impasse sud-est. L’involution d’une tribu marocaine exclue du Sahara, in Désert et montagne au
Maghreb (Hommage à J.Dresch), Edisud, avril 1987, p.138. 2 - Ibid, p.143. 3 - LEFEBURE (C) : Ayt
Khabbach, impasse sud-est..., op.cit., p.144. 282 Mohamed LMOUBARIKI l’oued Amerbouh lors du
retrait des forces d’occupation de Tighmart. Ainsi et jusqu’à la seconde conquête de la palmeraie du
Tafilalt en 1932, celle-ci végéta sans eaux superficielles ce qui représente un coup dur pour
l’économie de l’oasis et une perte considérable pour les Ayt Khabbâsh privés déjà de leurs zones de
parcours vers l’est et le Sahara. Devant cette pression militaire et ses retombées économiques, les
Ayt Khabbâsh optèrent pour la continuité de la lutte anti-coloniale sous forme d’attaques rapides et
profondes derrière les lignes du front soumis aux troupes d’occupation. Cependant, les Ayt Hammû
restent sans conteste les animateurs par excellence des jyûsh dans le sud-est marocain durant les
années vingt. Originaires de la région de Talsint, ils ont fui cette contrée dès 1908. Après un
campement au massif de Daït d’où ils furent délogés en 1916 par les troupes de lieutenant-colonel
DOURY, ils se rendirent sur le versant sud du Haut Atlas au nord du Tafilalt, autrement dit dans une
région sans ressources économiques notables et qui faisait déjà partie des zones de parcours des Ayt
Marghâd. Depuis leur départ en «dissidence», les Ayt Hammû « sont devenus uniquement nomades
et les tentatives qu’ils ont faites pour acquérir des terrains n’ont jamais pu aboutir »1 . Devant cette
situation économique très précaire, les Ayt Hammû se trouvèrent acculés à se métamorphoser en
tribu guerrière dynamique au moment où le mouvement de résistance au Tafilalt traversait une
période de stagnation. Au lieu de tenter de se forger un nouvel espace et rentrer par voie de
conséquence en lutte avec d’autres tribus anciennement ancrées dans cette contrée, ils axèrent tous
leurs efforts contre les troupes d’occupation sous formes d’attaques surprises permettant « d’enlever
des armes, des munitions et éventuellement des animaux »2 . Le dynamisme guerrier dont cette
tribu a fait preuve peut être également expliqué par la facilité de mobilité due au changement de
leur mode de vie. D’une manière ou d’une autre la lutte pour la survie devint l’unique solution pour
elle. Le nombre très réduit de ses combattants, 300 à 400 fusils selon les rapports 1 - A.M.G. 3H118 :
Le colonel GIRAUD, Commandant Supérieur des Confins Algéro-marocains : Le problème Aït
Hammou, Bou-Denib le 1er septembre 1930. 2 - A.M.G. 3H118 : Commandant Supérieur des Troupes
du Maroc à BOUILLOUX-LAFONT, note au sujet des opérations militaires et résultats obtenus après
1926, le 22 mai 1930. 283 La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934
militaires, ne lui permettait pas de concurrencer les autres tribus de la région comme les Ayt
Marghâd, les Ayt Khabbâsh ... et obtenir des terrains de culture. Les attaques contre les troupes
d’occupation restent, par conséquent, l’ultime chance pour les Ayt Hammû qui devinrent les experts
incontestables de cette forme de résistance. Que ce soit en Algérie ou au Maroc, sur la ligne des
postes militaires avancés ou profondément à l’intérieur de la zone soumise et quelle que soit la base
du jaysh, « il est toujours préparé, guidé et conduit par des cadres Aït Hammou »1 . Malgré leur
nombre infime, ils « se subdivisent en autant de groupes qu’il le faut pour agir parfois simultanément
aussi bien sur le Ziz que sur le Guir »2 . Les archives militaires du Protectorat soulignent la
recrudescence des actions des jyûsh après 1926. Nous avons tenté au début de ce passage
d’expliquer les raisons de cette recrudescence sans évoquer l’impact des nouvelles du front rifain.
Cependant, il est difficile de saisir l’impact de la guerre du Rif sur la résistance dans la partie sud-est
du Maroc. Le rideau de postes militaires établi autour de la région pour circonscrire la «dissidence»
du Tafilalt ainsi que la position excentrique de la région ne favorisaient guère les efforts de
propagande de l’Emir du Rif. Cela dit, un document du ministère des A.E. affirme que « c’est par
l’intermédiaire d’Elkhsassi et le caïd Njem que Balqâsam N’Gadi est entré en relation avec Abdelkrim
»3 . Les appels du leader rifain lancés en direction des chefs de résistance dans la partie sud du pays
pour se soulever contre les troupes françaises restèrent sans grand succès. Les caïds et chefs de ces
régions auraient répondu par une lettre unique dont on extrait le passage suivant : « ... prends Taza,
encadre les Ouraïn et les Zaïan marcheront et Khénifra tombera, le soulèvement gagnera les Mellal,
Demnat, le Grand Atlas et le Sous. Si tu ne peux t’emparer de Taza, tiens bien sur le terrain conquis,
de notre côté nous 1 - A.M.G. 3H118 : Colonel GIRAUD ; Le problème Aït Hammou, rapport déjà cité.
2 - Idem. 3 - A.A.E. 517 : Renseignements fournis par El Haj Himi après la soumission d’Abdelkrim.
284 Mohamed LMOUBARIKI nous préparons en attendant le mouvement du sud »1 . En un mot, la
recrudescence des attaques des jyûsh après 1926 relève surtout des facteurs suivants : L’échec des
efforts des populations, ayant fui leurs territoires d’origine pour échapper à la mainmise française, de
se forger de nouvelles ressources économiques, la reconstitution du potentiel humain après les
lourdes pertes des années 1916-1919 et enfin la reprise méthodique de la conquête militaire par les
troupes du Protectorat notamment après 1926. Pour expliquer cette intensification des attaques des
jyûsh, nous pouvons nous arrêter sur deux affaires importantes dans l’histoire de la résistance du
sud-est marocain durant les années vingt : L’affaire de Talsint parvenue après la fin des combats dans
le Rif et l’affaire Aït Yakoub (Ayt Ya`qûb) qui constitue la réponse directe de la population à la reprise
du processus de «pacification» dans le Haut-Ziz. L’auteur d’une note émanant de l’Etat Major des
Armées, souligne que « la guerre du Rif est née du formidable armement des masses anarchiques
qu’un chef habile avait su momentanément rassembler et actionner au profit de ses intérêts
personnels. Supprimer l’armement c’est du même coup frapper de caducité toutes les ambitions
malsaines »2 . Ainsi, étant donné le nombre important d’armes détenues encore par les populations
du sud, 30000 fusils selon la même note, il était urgent d’intervenir pour désarmer ces populations et
éviter de la sorte une autre guerre du Rif dans le Maroc méridional. À la lumière de cette
constatation, les autorités militaires du poste de Talsint, crée en 1918, procédèrent, courant
novembre 1925, au désarmement de la tribu des Ayt Saghrushshan mettant fin à une longue période
de « compréhension » voire d’incitation de la part des autorités françaises à ce que celle-ci se
procure des fusils pour faire face aux incursions des jyûsh3 . Ces opérations provoquèrent un 1 -
A.M.G. 3H102 : Note sur la propagande d’Abdelkrim, E.M.A. à Ministre de la Guerre, 25 août 1925. 2
- A.M.G. 3H118 : Note au sujet de la pacification du Maroc insoumis, E.M.A., section d’Etudes, le
12/03/1929. 3 - A.M.G. 3H621 : Rapport du Lieutenant BOGAERT, Chef provisoire du Bureau des Ren-
285 La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934 grand mécontentement
chez les Ayt Saghrushshan « détenteurs de fusils achetés souvent à des prix élevés » et qui « la mort
dans l’âme, s’exécutent contre leur gré et versent ... le 19 novembre 1925 1304 armes de tous
modèles »1 . Un témoin des opérations affirme à ce propos qu’il « faut n’avoir jamais mis le pied sur
le sol berbère pour imaginer pareille manœuvre... À vouloir couper les griffes du tigre, on risque de le
rendre furieux »2 . Les Ayt Saghrushshan, qui considéraient ce désarmement comme une « mesure
vexatoire » injustifiable et qui subirent en plus les « sarcasmes et les injures ... des autres tribus »
leur reprochant « de s’être laissé dépouiller de leurs armes comme des femmes sans manifester »,
demandèrent le concours des fractions réfugiées au Tafilalt (Ayt Hammû, Ayt S`îd Uballahsan) pour
faciliter leur départ de la région3 . Par ailleurs, la nomination des caïds n’a pas été sans décevoir et
sans provoquer du mécontentement chez les diverses fractions de la tribu. Dans ce cadre, la fraction
Ayt Haddû Uballahsan profita de l’occasion pour satisfaire une rancune personnelle contre leur
nouveau caïd Ahmâd Uqmannî choisi par les autorités militaires. Ce caïd, fils de Muhammad
Uqmannî que le sultan Hasan Ier désigna au même poste lors de son voyage au Tafilalt en 1893, avait
fait tuer cinq membres de cette fraction4 . La concomitance de ses deux éléments fut à l’origine du
soulèvement du 16 décembre 1925. Les Ayt Saghrushshan avait pour seignements du poste de
Talsint sur les Faits qui ont amené la révolte de la fraction des Aït Hadou Belahcen, N˚ 494/3 sans
date. 1 - A.M.G. 3H621 : Le Lieutenant Colonel Commandant le Cercle du Sud : Affaire de Talsint,
Bou-Denib le 20 janvier 1926. 2 - Dans le sud marocain, récit d’un témoin, La revue Universelle, N˚8,
Paris le 15 juillet 1929, pp.201-207, p.203. 3 - A.M.G. 3H621 : Le Lieutenant Colonel Commandant le
Cercle du Sud : Affaire de Talsint, Bou-Denib, le 20 janvier 1926. 4 - A.M.G. 3H621 : Rapport du
Lieutenant BOGAERT, Chef provisoire du Bureau des Renseignements du poste de Talsint sur les Faits
qui ont amené la révolte de la fraction des Aït Hadou Belahcen, N˚ 494/3 sans date. 286 Mohamed
LMOUBARIKI but : Tuer le chef du Bureau de poste de Talsint, le seul promoteur aux yeux des
révoltés de l’opération du désarmement1,prendre les fusils confisqués et soulever toutes les tribus
de la circonscription de Talsint contre les Français2 . Mais, un chef d’une fraction des Ayt Haddû
Uballahsan informa le lieutenant DESPAX des intentions des Ayt Saghrushshan et priva ceux-ci de
l’avantage de la surprise. Le chef du poste décida d’aller outre cet avertissement et se rendit au
marché où il se fit tuer3 . Ce court et rapide incident fut le signal du déclenchement de la révolte.
Réunis pour le marché, les Ayt Saghrushshan et en particulier les deux fractions Ayt Haddû
Uballahsan et Ayt Za`nân soutenus par un jaysh Ayt Hammû de 50 à 60 fusils se lancèrent à l’assaut
du bureau de poste dans l’espoir de reprendre les armes confisquées. Mais la défense organisée par
la garnison de Mokhaznis rendit les attaques des révoltés inefficaces4 . Ceux-ci décidèrent par la suite
d’encercler le bureau de poste en attendant un moment propice pour le prendre d’assaut et
tentèrent de percer son enceinte5 . Ils s’en prirent également à un certain nombre de commerçants
et mirent à mort le qâdi du village dont la maison fut brûlée6 . 1 - Cela marque la fin de la confiance
établi entre DESPAX et les Ayt Saghrushshan et qui a permit au premier de devenir leur conseiller et
l’arbitre de leurs querelles. Cette ascendance s’est concrétisée par le mariage de DESPAX avec une
certaine La`ziza, une femme de la dite tribu. Renseignements fournis par Haddû Ben Muhammad (88
ans), Béni-Tajjit, le 31/08/ 1986. 2 - A.M.G. 3H621 : Rapport du Lieutenant BOGAERT, Chef provisoire
du Bureau des Renseignements du poste de Talsint sur les Faits qui ont amené la révolte de la
fraction des Aït Hadou Belahcen, N˚ 494/3 sans date. 3 - Les organisateurs de cet assassinat sont :
Muhammad Uhammû, son frère Hammû Uhammû et Ahmad Agharfî, tous membres de la jmâ`a des
Ayt Haddû Uballahsan. Renseignements fournis par Haddû ben Muhammad, interview déjà citée. 4 -
A.M.G. 3H621 : Le Lieutenant Colonel Commandant du Cercle du Sud : Affaire de Talsint, Bou-Denib,
le 20 janvier 1926. 5 - Idem. 6 - A.M.G. 3H621 : BOGAERT au Lieutenant Colonel Commandant du
Cercle du Sud, Talsint le 20 décembre 1925. 287 La résistance du sud-est marocain à la pénétration
française 1908-1934 L’arrivée des renforts (un détachement de 9 mokhaznis dirigés par le Lieutenant
DROUIN, puis 150 hommes de la Compagnie Saharienne du Haut-Guir installée à Bou-Denib) accula
les fractions révoltées à abandonner le siège du poste pour se réfugier en montagne après avoir subi
20 morts et 28 blessés. Du côté des troupes françaises, les pertes s’élèvent à 11 morts dont un
officier et 7 blessés1 . La prompte intervention des renforts permit de circonscrire le soulèvement
des Ayt Haddû Uballahsan. De même, la mobilisation des forces de Bou-Denib, de Midelt et de
Missour limita le nombre des départs vers le Tafilalt2 . Cela étant, le Lieutenant Colonel BELOUIN
considère la réaction des Ayt Saghrushshan comme un succès direct de la propagande d’Abdelkrim. Il
souligne que « les lettrés ou savants indigènes ne sont pas sans ignorer les tracts communistes, les
Affaires d’Orient et du monde entier, des lettres et émissaires d’Abdelkrim ont été envoyés ça et là
»3 . Par conséquent et « pour que tout rentre dans l’ordre et que les esprits n’écoutent plus les
fauteurs de troubles, il est nécessaire qu’Abdelkrim se rende et demande l’aman comme les autres
indigènes »4 . C’est par ailleurs la conclusion des auteurs de l’ouvrage «Les opérations militaires au
Maroc» qui précisent que « l’échauffourée de Talsint » n’est que le symptôme « d’une agitation
grandissante que l’influence d’Abdelkrim développe et tend à unifier » et que son effondrement
supprimera la cause de la rébellion et aura sa répercussion sur les autres fronts dissidents5 . Mais,
quelque soit l’impact du mouvement rifain sur le soulèvement des Ayt Saghrushshan et sur la
recrudescence des jyûsh en général après 1926, il est à signaler que la reddition de l’Emir du Rif 1 -
A.M.G. 3H621 : BOGAERT au Lieutenant Colonel Commandant du Cercle du Sud, Talsint le 20
décembre 1925. 2 - A.A.E. 483 : Le G.G. d’Algérie aux Affaires Etrangères, Télégramme N˚ 5859, Alger
le 19 décembre 1925. 3 - A.M.G. 3H621 : Le Lieutenant Colonel Commandant du Cercle du Sud :
Affaire de Talsint, Bou-Denib le 20 janvier 1926. 4 - Idem. 5 - Op. cit., p. 172. 288 Mohamed
LMOUBARIKI n’apporta pas les retombées escomptées pour les forces du Protectorat. Au lieu
d’assister à un recul des attaques des jyûsh, celles-ci allaient s’intensifier d’une manière sans
précédent, notamment entre 1927 et 1929, ce qui confirme notre explication à propos de la
multitude des raisons ayant engendrées ce mode de résistance. La seconde affaire que nous traitons
dans ce cadre est celle de juin 1929, connue dans les archives militaires sous le nom de l’Affaire Aït
Yakoub (Ayt Ya`qûb). L’affaire Aït Yakoub constitue la réaction directe des Ayt Hadiddû et Ayt Yahyâ à
la politique de progression méthodique dans leur territoire menée par les troupes françaises depuis
1928. Dès le 28 avril 1928, un détachement remontant de Rich procéda à la fondation du poste de
Mzizel sur le Haut-Ziz1 . La position stratégique de ce poste située à l’intersection des territoires des
Ayt Marghâd, des Ayt Yahyâ et Ayt Hadiddû encouragea les autorités militaires à y organiser un
marché non seulement pour concurrencer celui de Tounfit sur le versant nord du Haut-Atlas et
permettre à ces tribus de venir « y acheter le sucre, le thé, les cotonnades qui, pour ces rudes
populations berbères, sont un luxe auquel elles se laissent facilement gagner » mais surtout pour
rendre efficace le travail du bureau des A.I. Les officiers de celui-ci devraient ainsi rentrer en contact
plus aisément avec « les notables qui viendront causer... Dans les conversations familières on se
renseignera ... on détruira les préventions coutumières contre nos méthodes d’administration, on
fera ressortir le bien être et la tranquillité des populations soumises »2 . Mais grâce à la propagande
de Muhammad Ben Taybi, chef de la résistance dans le Tadla (front de Ksiba) et qui se rendit dans la
région dès le mois d’octobre 1928, les tribus désertèrent le marché de Mzizel. Une harka de
Muhammad ben Taybi se rassembla à 15 km au nord-ouest du poste. Elle s’attaque à tous les villages
suspects de compromission avec les troupes d’occupation3 . 1 - A.M.G. 3H119 : Note sur l’occupation
militaire du sud marocain et les événements de juin 1929. 2 - Ibid. 3 - Ibid. 289 La résistance du sud-
est marocain à la pénétration française 1908-1934 La réaction française fut en proportion des
défections qui commençaient à s’opérer chez les populations ralliées1 . Du 20 au 29 novembre 1928,
les escadrilles de Bou-Denib et de la Moulouya harcelèrent les qsûr du Haut-Ziz abritant les
contingents de Taybi. Le qsâr d’Igli à 3 km, au sud d’El-Bordj, fut particulièrement éprouvé. Il subit 14
morts par bombes d’avions dans la seule journée du 22 novembre2 . Décimés par ces
bombardements aériens, les Ayt Hadiddû finirent par se diviser en deux clans ; l’un s’inclina vers le
poste de Mzizel et demanda l’amân, l’autre opta pour la continuité de la résistance et garda le
contact avec Taybi3 . Quant à celui-ci, il regagna en catastrophe le versant nord du Haut-Atlas pour
contrecarrer les manœuvres menées contre lui par son rival dans le Moyen-Atlas, Si Husayn Utamga.
Il laissa sur place son neveu Si `Umar pour coordonner l’action des Ayt Hadiddû. Cependant, profitant
de la désagrégation des troupes de Taybi et des flottements au sein des tribus suite aux raides
aériens, les troupes françaises saisirent l’occasion pour créer le 27 janvier 1929 un autre poste à
Tarda (rive droite de Ziz) à 25 km au sud-ouest de Ksar esSouk. Par cette avance, les forces
d’occupation souhaitaient renforcer la sécurité de la nouvelle route du Ziz et rentrer en contact avec
les fractions Ayt Marghâd de la vallée du Moyen Gheris4 . Cette ligne de contrôle se fortifia, le 8
février 1929, avec l’occupation de Guefifat5 . Mais l’installation des troupes françaises à El Borj, Aït
Yakoub et Igli le 29 avril 1929, déclencha une grande effervescence chez les Ayt Yahyâ qui « déjà
bloqués par le nord, se voient désormais bordés au sud1 - A.M.G. 3H119, op.cit. 2 - Idem. 3 - A.M.G.
3H129 : Maroc, situation d’ensemble, 20 novembre-25 décembre 1928. 4 - A.M.G. 3H129 : Autour
d’Aït Yakoub et d’El Borj, Front sud, sans numéro ni date. 5 - A.M.G. 3H129 : Commandant Supérieur
des Troupes du Maroc au Ministère de la Guerre, Rabat le 29 janvier 1929, Télégramme N˚ 17/C/3.
290 Mohamed LMOUBARIKI est... Ils sentent que l’étreinte se resserra sur eux »1 . Des groupements
s’esquissèrent dès le 30 du même mois. Le 10 mai, un jaysh de 300 fusils aux ordres de Si Tayyab fils
de Muhand Ulhâj, chef de la zâwiya de Sidi Muhammad Uyûsaf dans le Haut Gheris, tenta une
attaque contre le poste d’El Borj2 . C’est le prélude d’un soulèvement grandissant. Malgré les
bombardements aériens, des rassemblements se multiplièrent à travers le pays des Ayt Hadiddû. Le
8 juin 1929, une reconnaissance composée de deux compagnies de tirailleurs marocains, d’une
section de légion et une section de mitrailleuses (en tout 500 hommes) quitta Aït Yakoub pour
réparer une ligne téléphonique coupée la veille. Elle tomba dans une embuscade à Tahiant où elle fût
encerclée et disloquée. Elle perdit le sixième de son effectif3 . À la suite de ce succès, les résistants
renforcèrent le blocus du poste d’Aït Yakoub qui parvint à les repousser grâce notamment à ses deux
pièces de canon et surtout à la contribution de l’aviation qui lança plus de 600 bombes4 . Le 19 juin,
les résistants prirent d’assaut le village qui leur ouvrit ses portes5 . L’arrivée d’une colonne forte de 6
bataillons permit de contrôler la situation et repoussa les résistants qui laissèrent 450 cadavres aux
alentours d’Aït Yakoub6 . Toutefois, le soulèvement des Ayt Hadiddû n’avait, selon un rapport
militaire, pas les moyens de sortir de son caractère local car « on a vu poindre plusieurs personnalités
religieuses mais aucun chef de guerre »7 . Quoique rapidement circonscrit, l’affaire Aït Yakoub a
engendré une résonance politique particulière si on prend en considération le débat parlementaire
qu’elle a suscité. En réalité, elle a mis fin à la reprise discrète des opérations militaires au Maroc
esquissée depuis 1927. Cet 1 - Les opérations militaires au Maroc, op. cit. p. 195. 2 - A.M.G. 3H129 :
Autour d’Aït Yakoub et d’El Bordj, front sud, sans date ni numéro. 3 - A.M.G. 3H119 : Note sur
l’occupation militaire du sud marocain et les évènements de juin 1929. 4 - - Idem. 5 - A.M.G. 3H129 :
Autour d’Aït Yakoub et d’El Bordj, front sud, sans date ni numéro. 6 - Idem. Pour créer une diversion
et priver les résistants des Ayt Ya’koub du soutient des Ayt Yahyâ, des troupes supplétives
effectuèrent une attaque simultanée contre Tounfit, Idem. 7 - Idem. 291 La résistance du sud-est
marocain à la pénétration française 1908-1934 attachement à la discrétion résultait du fait qu’il « est
évident qu’on ne pourrait faire accepter à l’opinion publique de nouveaux sacrifices » après « les
pertes douloureuses subies en 1925-1926 »1 . Dans son interpellation au gouvernement, le député
communiste de la Seine, Marcel CACHIN, fit remarquer qu’après « la guerre du Rif, ...voici la guerre
de l’Atlas ... L’affaire d’Aït Yakoub serait le prélude d’une grande opération voulue par le général
FREYDENBERG d’accord avec le gouvernement dont la responsabilité est engagée »2 . Quant au
député socialiste, M. NOUELLE, qui soulignait l’«atmosphère de fièvre » sévissant à Rabat, se
demanda «qui donne l’ordre ? Une «camarilla militaire» ? Le nouveau Résident Général ? Le
gouvernement? ». Il acheva son interpellation en rappelant que les «socialistes veulent savoir si des
soldats vont encore mourir pour le plus grand profit du capitalisme colonial et la plus grande gloire
des généraux »3 . Le Ministre de la Guerre P. PAINLEVE défendit le gouvernement, qui, selon lui, «
n’a ... jamais admis des opérations de conquête ou d’aventures sous aucun prétexte »4 . Mais il ne
dissimule pas moins le désir des spécialistes de la guerre du Maroc d’achever la «pacification» du
pays. Dans ce cadre, Pierre MILLE rappelle dans un article qu’« aussi longtemps que dans une colonie
il reste une région insoumise même pas plus grande qu’un département français, on ne tient rien du
reste, on n’est sûr de rien »5 . Cette opinion va dans le même sens que celle du Résident Général qui
rappelle dans une lettre au Ministre des A.E. qu’«il n’est pas douteux que le maintien d’une
dissidence, si réduite fût-elle, apporterait, en cas de conflit européen où la France serait engagée,
une entrave sérieuse à notre liberté dans l’Afrique du Nord »6 . 1 - A.M.G. 3H119 : Note sur
l’occupation militaire du sud marocain et les évènements de juin 1929. 2 - Séance du 14 juin 1929, Le
Temps du 16 juin 1929. 3 - Idem. 4 - Séance du 14 juin 1929, Le Temps du 16 juin 1929. 5 - La
Dépêche Coloniale, mardi 8 juillet 1929, n° 9459. 6 - A.M.G. 3H121 : Lettre N˚ 78/C.M.C., Rabat, le 5
février 1931. 292 Mohamed LMOUBARIKI En conclusion, nous pouvons dire que le parti favorable à la
reprise de la conquête du reste du Maroc pour liquider la «dissidence» imposa son choix, ce qui se
traduisit par les campagnes des premières années de 1930

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