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Chapitre XII.

… logiques
d’aujourd’hui
p. 257-267

TEXTE NOTES
TEXTE INTÉGRAL
1Il est difficile de faire débuter les logiques d’aujourd’hui à
partir d’une date précise. En tout cas, elles ne coïncident
jamais avec les découpages établis par l’histoire officielle qui
font de l’indépendance le début d’une nouvelle logique. Pour
Kenadsa, les « nouvelles logiques » datent au moins de
l’époque où Sîdî ‘Abd ar-Rahmân accède à la tête de
la zâwiya, voilà plus d’un demi-siècle. Quant au Gourara, « les
logiques d’aujourd’hui » ont commencé bien après
l’indépendance, au début des années 1970. En effet, c’est
avec l’application de l’ordonnance portant la mention
« révolution agraire » que commence la transformation
radicale des logiques spatiales ancestrales.

KENADSA : UNE CAPITALE


DESTITUEE
• 1 Archives de Vincennes, 1 H 1033.

2Tout prédestinait Kenadsa à jouer les premiers rôles. Elle


était déjà une métropole quand l’actuelle ville voisine (Béchar)
n’était qu’un lieu-dit. Toutefois, les nouvelles logiques
introduites par la colonisation en décideront autrement. C’est
la petite bourgade de Béchar, encore appelée Tagda, qui sera
choisie comme chef-lieu. Le ministre de l’Intérieur et des
Cultes de l’époque justifie ce choix, dans une lettre adressée
au ministre de la Guerre le 25 janvier 1901, en ces termes :
«[…] La désignation de Béchar comme chef-lieu du cercle à
créer chez les Dhwî Mnî’ a paru, au gouverneur général,
préférable à celle de Kenadsa, l’expérience ayant démontré
qu’il valait mieux laisser distincts les cercles d’action
administrative et les centres d’influence maraboutique, et
notre installation à Béchar présentant autant d’avantages,
tout en étant moins délicate1. » Des logiques tout à fait
profanes se voient obligées de tenir compte des règles
édictées par le sacré.
• 2 La mémoire locale se souvient vaguement que le nom de
Béchar vient de l’arabe Bashshâr, « celui qu (...)

3Le 10 novembre 1903, une colonne militaire occupe Tagda,


la petite oasis, qui ne va pas tarder à changer de nom. Elle
s’appellera désormais Colomb-Béchar2, en souvenir du
général Colomb qui, le premier, eut à lutter contre la tribu
des Dhwî Mnî‘ à Oglat El Hadj Mohammed en 1852 et contre
celle des Ouled Djerir aux environs d’Ouakda en 1857.
• 3 La plupart des informations concernant la fin de la période
coloniale (qui coïncide avec le règne (...)

4Le 13 février 1934 à quatre heures, Sîdî Muhammad La‘raj


décède à Kenadsa et son fils Sîdî ‘Abd ar-Rahmân le remplace
à la tête de la zâwiya3.L’autorité française le confirme dans ce
poste en le nommant kébir du ksar. Dès le 1er mars, le
gouverneur général lui attribue le subside annuel de deux
mille francs qui était attribué à son père.
• 4 A la suite du décès de l’un de ses cousins, Sî ‘Abd ar-
Rahmân demanda une permission de dix jours (...)

5Sîdî ‘Abd ar-Rahmân, sur ce plan, ne diffère pas encore des


autres shuyûkh qui l’ont précédé. Il demande à recueillir
les ziyâra-s dans les territoires où se trouvaient les affiliés de
l’ordre dont il est désormais le premier représentant. Il s’agit
des villes de Sidi Bel Abbés, Temouchent, Mascara, Tlemcen
dans l’Oranie ; mais aussi des territoires des tribus du Maroc
du Sud oriental (Oujda). Les autorisations qui lui étaient
accordées, avec parcimonie, étaient assorties en général de
conditions restrictives telles qu’écourter le voyage ou réduire
l’importance de la suite4.
6Ces demandes gênent, évidemment, de plus en plus le
gouvernement qui essaye d’intégrer le monde paysan du Tell
dans la logique de son système économique. Les prêts
accordés aux paysans et le système d’imposition sont de plus
en plus court-circuités par les ziyâra-s que prélèvent
les zâwiya-s, au moment des récoltes ; c’est-à-dire, au
moment où les paysans sont objectivement le plus à même
d’y faire face. Résultat : les paysans ne peuvent ni rembourser
leurs crédits, ni payer l’impôt.
7Sous le règne de Sîdî ‘Abd ar-Rahmân, d’autres raisons,
politiques celles-là, interviennent dans les interdictions de
voyage. Il faut ménager les zâwiya-s tout en essayant de les
maintenir en dehors du mouvement national naissant. En
1936, par exemple, une autorisation est accordée à Sîdî Abd
ar-Rahmân dans le but de se rendre à Alger pour un voyage
touristique de quarante-cinq jours sous la condition de ne
pas rencontrer les représentants du « nationalisme
musulman ».
• 5 Au regard des demandes d’autorisations à recueillir
les ziyâra-s, la zâwiya a beaucoup de biens da (...)

8On continue, cependant, à lui refuser les tournées en vue de


recueillir des ziyâra-s. La lettre que Sî Abd ar-Rahmân
adresse le 12 mars 1938 au chef d’annexé de Colomb-Béchar
est assez éloquente. Il lui demande une autorisation pour se
rendre au Maroc afin d’inspecter ses propriétés (lî murâqabati
amlâkina) dans les régions d’Oujda, Fès, Marrakech, Ouettat
Ouled El Hadj, Midelt, Gourama, Tafilalet, Medjahra, Talsint,
Boudnib, Bouanane. Ces domaines que le shaykh déclare ne
pas avoir visités depuis son accession à la direction de
la zâwiya (mundhu takhallufî fi az-zâwiya) donnent une idée
de l’importance de l’influence géographique de
la zâwiya5.Cela montre aussi que Sî Abd ar-Rahmân est
décidé à réactiver cette influence. L’autorisation lui est
accordée avec, bien entendu, la réserve de ne point recueillir
de ziyâra.
• 6 Le 3 août, Sîdî Muhammad La’raj utilise, pour ses
correspondances officielles, du papier à en-tête (...)

9Élevé, le 6 mars 1939, à la dignité d’agha honoraire, un


burnous d’investiture (qu’il a sollicité lui-même) lui est
accordé de la part du gouvernement général. Un mois après,
il est autorisé à assister au congrès des confréries qui s’est
tenu à Alger les 14, 15 et 16 avril 1939. Sî ‘Abd ar-Rahmân
demeure un personnage non pas ambigu, mais ambivalent.
Intéressé aussi bien par l’autorité traditionnelle que par celle
que lui propose la colonisation, il n’hésite pas à adapter la
symbolique du pouvoir à cette réalité. Son père avait déjà
commencé à apporter des modifications à cette symbolique6,
mais c’est Sî Abd ar-Rahmân qui va le plus loin dans cette
démarche. Nommé en février, il a déjà son cachet personnel
en juin 1934, qu’il appose en bleu, avec son nom ressortant
en blanc, au bas de ses correspondances.
10Il faut dire que la colonisation est décidée à intégrer
la zâwiya à sa propre logique. Dès la désignation de Sî ‘Abd
ar-Rahmân, l’arrêté n° 42 du commandant du territoire, en
date du 4 mai 1934, le nomme, en tant que nouveau chef de
la zâwiya, comme kébir du ksar. La fonction religieuse
traditionnelle est assortie d’une fonction civile.
11Lorsque le titre d’agha honoraire lui est attribué, il sollicite
immédiatement le burnous d’investiture qui symbolise ce
rang et demande que cela soit suivi d’un commandement
effectif dans l’annexe de Colomb-Béchar, lors d’un passage à
Alger devant le gouverneur général. La nouvelle symbolique
dénote de plus en plus l’ambivalence des référents. Le 17 avril
1939, le sayyid établit une carte de visite rédigée dans les
deux langues, en arabe puis en français (en caractère Goliath
et ombré), où l’on peut lire « Laredj Si Abderrahmane cheikh
de la zaouia de kenadsa » avec, au coin gauche, la mention
« Sud Oranais » ; et, au coin droit, « Colomb-Béchar ».
12Désormais, Sî Abd ar-Rahmân adopte un nom
patronymique, Laredj, et admet le nouveau découpage
géographique introduit par la colonisation : Kenadsa dépend
de Colomb-Béchar qui se trouve dans le Sud-oranais. Les
anciennes logiques sont définitivement ébranlées.
13Le 19 février 1951, à l’occasion de la visite de M. Rogues,
préfet au service général du gouvernement, à Béchar, Sî Abd
ar-Rahmân offre le soir une diffa à la zâwiya. Cette réception
demeurera dans la mémoire collective comme le signe le plus
compromettant de la zâwiya. Accueillir des colons avec autant
de pompe est une compromission extrême. Cette diffa est
considérée par la croyance locale comme le signe de la
décadence spirituelle de la zâwiya. « Ce soir-là, dit-on, le vin
est entré à la zâwiya. » Ce sacrilège n’a jamais été pardonné
au sayyid. Il constitue une sorte de paradigme exemplaire
dans la dépréciation de la zâwiya.
14Le 31 octobre 1951, le sayyid est nommé bachagha
honoraire en même temps que Barka Ahmad b. Qaddûr est
nommé caïd du ksar de Béchar. La zâwiya est désormais
totalement assujettie à la logique institutionnelle du pouvoir
colonial. Malgré un prestige quelque peu terni, cela ne signifie
pas pour autant qu’elle soit, vis-à-vis de ses adeptes, dans
un discrédit total.
15Le 12 février 1944, la mort de La‘raj at-Tayyab b.
Muhammad, frère de Sîdî Abd ar-Rahmân, montre que
la zâwiya bénéficie encore d’un grand respect de la part de
ses affiliés. A l’occasion de ce deuil, de très nombreuses
personnalités, accompagnées d’importantes délégations,
sont venues du nord et du sud de l’Algérie et du Maroc
présenter leurs condoléances à Sîdî Abd ar-Rahmân. Un
rapport dressé par un officier estime à 2500 le nombre de
personnes venues à la zâwiya.
16Les biens de la zâwiya n’appartiennent en principe ni aux
membres ni au shaykh de la zâwiya. Pour reprendre les
catégories du droit positif, tout le monde en a la jouissance :
les membres de la zâwiya en ont Yusus et le fructus, mais
personne n’en a Yabusus. Cependant, la plupart des titres de
propriété détenus par les anciens habitants de Kenadsa ont
été délivrés par le sayyid, Sîdî ‘Abd ar-Rahmân b. La‘raj,
le shaykh de la zâwiya mort en1992.
• 7 MERZAK, Ash-Shaykh M’hammad b. Abî Ziyyân wa
zâwiyyatuhu bî al-Qanâdisa. « Ad-dawr ad-dînî wa ath-(...)

17En apposant le cachet de la zâwiya au bas d’un papier


reconnaissant la cession, le shaykh a agi en propriétaire d’un
bien dont il n’était souvent qu’un dépositaire. Cependant, il
n’était pas le premier à le faire. Bûmadyan I avait déjà donné
à son fils et successeur, Muhammad b. Bûmadyan, les
prérogatives les plus larges en matière de gestion des biens
de la zâwiya. Merzak donne en annexe le contenu d’un
testament écrit sur une peau de gazelle, dit-il, où
le shaykh autorise son fils à vendre les titres de propriété et
à recevoir leurs contreparties ainsi qu’à jouir privativement
des biens en habûs pour lui et ses frères7. Sîdî Muhammad
répète le même geste en faveur de son fils Bûmadyan II.
Depuis, c’est devenu une tradition. Les différents shaykh-
s ont acheté et vendu en leur propre nom. Avec la colonisation
et l’établissement des titres de propriété la chose s’est
officialisée. Tous les biens de la zâwiya ont été recensés au
nom de Sîdî Brâhîm lorsqu’il s’est agi d’évaluer ses biens pour
l’exonérer d’impôts. Cependant, c’est avec Sîdî Abd ar-
Rahmân que le problème devient épineux.
18Avec la colonisation et la francisation des terres (effectuée
au Nord depuis le sénatus-consulte et la loi Warnier), une
nouvelle logique est venue bousculer l’ancienne. Le habûs est
de plus en plus remis en cause. On exige des titres.
La zâwiya sera considérée comme une sorte d’établissement
public possédant des biens et le shaykh comme une sorte
d’administrateur. Au moment de l’indépendance, ces titres de
propriété vont poser un certain nombre de problèmes.
19D’abord, le nouvel État ne les reconnaît pas d’emblée.
Beaucoup de biens situés à Béchar ont été considérés comme
des biens de mainmorte. Le sayyid les revendiquera comme
propriétés privées. Dans un rapport adressé aux autorités,
le shaykh se plaint du degré de son appauvrissement en ces
termes :
• 8 Le rapport rédigé en arabe et conservé en stencils nous a
été aimablement communiqué par al- Hajj (...)

« C’est ainsi que pour continuer à accomplir mes fonctions avec


dignité, j’ai dû vendre les terres que j’ai héritées de mes ancêtres
à Kenadsa et à Béchar. Il n’en reste qu’un terrain, au sud de la ville
de Béchar, appelé Houba, que les Français, profitant de mon
absence en 1948, ont séquestré pour y construire un hôtel [l’hôtel
Transat] et un stade [le stade municipal] ainsi qu’une tribune pour
un terrain de course hippique8. »

20En guise de preuve, le rapport précise :


« Je les ai attaqués pour la restitution de mon bien, ils m’ont
proposé le choix d’un autre terrain, j’ai refusé […]. Ils m’ont
proposé un prix vil que j’ai refusé. Alors ils m’ont promis de me le
restituer après voir construit ailleurs.
Le colonel commandant la région de Béchar m’a fait une
reconnaissance en ce sens en date du 28-04-1949 que je
conserve jusqu’à aujourd’hui. »

21Ce rapport avait pour but, entre autres, de récupérer ces


terrains que les autorités locales avaient commencé à vendre.
22Toutes ces considérations vont influer sur les rapports
entre les descendants de b. Bûziyân. Tout le monde
revendique sa part d’un héritage qui désormais est considéré
comme privé. Cela ne manque pas de créer des réactions
sociales : on murmure que les membres de la zâwiya ont
abusé d’un bien qui n’est pas leur propriété. A telle enseigne
que dans la wilaya de Béchar, lors des élections municipales
de 1990, Kenadsa est la seule commune où le FIS, principal
parti d’opposition au pouvoir, a remporté un succès. C’est
une réaction à la zâwiya qui représentait localement le
pouvoir.
23Le shaykh qui venait de mourir comptait, en effet, de
nombreux amis parmi les membres influents du parti du
Front de libération nationale, le FLN. A l’occasion de ses
funérailles, des télégrammes officiels ont été envoyés par des
ministres et autres dignitaires du pouvoir.
24C’est tout ce capital symbolique et ce passif social qu’aura
à gérer son héritier : son fils Sîd La‘raj. Celui-ci doit affronter
une réalité autrement plus complexe. La zâwiya, synonyme
d’un ordre aujourd’hui récusé par la majorité, n’a pu trouver
les « locomotives » de sa rénovation. Il y a un conflit
manifeste autour de la mémoire collective,
« patrimonialisée » au profit d’un groupe encore vivant, les
descendants des mrâbtîn. Le mouvement d’urbanisation
l’ayant plus nettement entamé que les ksour du Gourara, on
ne peut s’attendre à une rénovation du ksar de Kenadsa
consentie collectivement et activement. Si elle doit se faire,
elle ne le pourra qu’en réactivant la zâwiya. En supposant que
son chef actuel le souhaite, y parviendra-t-il ?
25Il est d’ailleurs révélateur qu’un début de rénovation ait
pour lieu la partie la plus extérieure au ksar et la moins
intéressante architecturalement ; et pour promoteur un
simple habitant, al-Hâj S., qui, à l’aide de son frère, a
complètement rénové son ancienne maison.

LE GOURARA
AUJOURD’HUI
26Au Gourara aussi se retrouve cette permanence du sacré
dans la structuration de l’espace. Nous avons choisi de
l’illustrer à travers deux exemples pris dans la période de
post-indépendance : la « révolution agraire » et la création
d’un lotissement.
27L’Algérie indépendante s’est empressée de déployer les
signes de sa souveraineté sur des territoires éloignés de la
capitale et convoités par les voisins (le sud du Sahara, par les
Touaregs, l’est, par la Libye, et l’ouest, par le Maroc). Elle
créera des commues dans des lieux-dits et plantera le
drapeau national sur des bâtisses menaçant ruine, hâtivement
élevées à la dignité de mairies. Avec le découpage
administratif de 1974, où le nombre des départements
(wilayates) est passé de 15 à 31, l’ancien département de la
Saoura qui englobait nos deux terrains s’est trouvé scindé en
trois wilayates (Tindouf, Adrar et Béchar). Le Gourara est
devenu une sous-préfecture (daïra) du département (wilaya)
d’Adrar ; et Timimoun le chef-lieu de cette sous-préfecture.
Cette « nationalisation » administrative va apporter du
nouveau quant à la stratification sociale.
28Les anciens propriétaires d’eau deviennent des notables et
font partie des différentes assemblées. Les hrâtîn-s,
anciens khammâs, se transforment en gharrâs ;
le khammâsaa pratiquement disparu.
29Les chantiers déstabilisent à la fois l’agriculture et la
structure sociale. L’argent permet le reclassement social.
L’école a créé de nouvelles couches. Les enfants des familles
anciennement assujetties sont de plus en plus émancipés.
30C’est à Timimoun que ces transformations sont le plus
visibles. Avec sa population actuelle, elle est la plus grande
agglomération de la région (21543 habitants en 1987).
Cependant, il faut préciser que cette importance
démographique est due à des facteurs exogènes et à une
conjoncture historique qui ont foncièrement bouleversé la
dynamique endogène de la cité.
31La colonisation avait déjà opéré une transformation dans la
logique d’établissement et d’accroissement du ksar. L’ancien
noyau s’est trouvé marginalisé par une ville qui s’est
développée à l’est du ksar avec ses grandes avenues et son
architecture coloniale volontairement inspirée de
l’architecture soudanaise. Elle conserve certes son ksar
d’origine, mais de plus en plus il se transforme et devient un
simple quartier : ce n’est plus un ksar au sens premier du
terme, c’est une sorte de vieille ville.

La « révolution agraire »
32Dans le cadre des grands projets socialistes, l’Algérie des
années 1970 avait lancé une large et profonde restructuration
de l’agriculture. L’ordonnance du 8 novembre 1971 instituant
la « révolution agraire » (RA) avait pour principe
fondamental : « la terre à ceux qui la travaillent ». Elle s’était
fixé pour objectif de lutter contre le morcellement des
exploitations et donc d’organiser le remembrement et la
modernisation de l’agriculture. Sans vouloir revenir sur les
péripéties d’une telle entreprise, disons tout simplement
qu’elle fut un échec patent partout et porta un coup fatal à
l’agriculture algérienne.
33« La terre à ceux qui la travaillent » ne signifie rien quand
c’est l’eau qui possède le caractère foncier. Au Gourara, les
choses ont pris des allures parfois absurdes. En effet, que
veut dire être attributaire d’une terre qui n’est pas irriguée
quand l’eau est la propriété d’un autre que l’attributaire ? Car
ici le principal facteur de production demeure l’eau. C’est elle
qui a le caractère foncier – tous les actes de propriété nous le
rappellent. On vend la terre ilâ hadd al-manfi‘a (« jusqu’à
limite du profitable »). Or le profitable se définit par l’eau. Là
où l’eau arrive, la terre est susceptible d’être profitable.
34Remembrer (premier objectif technique de la RA) au sud ne
veut rien dire : toutes les parcelles cultivées, du fait de la
rareté de l’eau, se trouvent déjà réunies au niveau de
l’affleurement de l’eau. Ici, la tâche prioritaire n’est pas le
remembrement, mais la bonification de nouvelles terres.
Cependant, malgré son faible impact, la RA a créé des
situations dignes qu’on s’y attarde.
• 9 Il s’agit de biens dévolus à une œuvre caritative
(mosquée, zâwiya, etc.). Ainsi, certains jardins (...)

35Le problème des terres habûs9,par exemple, est assez


significatif. La RA a transformé le bénéficiaire du
bien habûs en attributaire. Ce changement statuaire n’a été
suivi d’aucun effet sur le plan du vécu réel et encore moins
sur le plan des structures mentales.
36Des cas nous ont été signalés en 1982 où l’attributaire était
en même temps gharrâs, manifestant ainsi sa soumission en
travaillant la terre d’un propriétaire privé ou en se faisant
remplacer par son fils. C’est le tribut de son manquement à
la règle sociale. Les attributaires qui ne se soumettaient pas
à ce « contrat » faisaient l’objet d’un boycott économique se
doublant parfois d’un boycott social. Ces « audacieux »
attributaires n’arrivaient pas à écouler leurs produits et
étaient obligés de les remettre à la CAPCS (Coopérative
agricole polyvalente de commercialisation et de services) qui,
étant donné les conditions de stockage et les difficultés de
transport auxquelles elle était confrontée, ne les prenait pas
toujours.
37Le boycottage se justifiait, idéologiquement, par le fait que
les produits provenant d’une terre nationalisée, donc acquise
illégalement, étaient frappés d’interdit religieux (harâm).
Dans les ksour isolés, notamment ceux de l’Erg, du
boycottage économique on est vite passé au blocus social.
Souvent, les attributaires n’étaient plus conviés aux différents
rassemblements communautaires. On ne se rendait plus à
leurs cérémonies (mariages, circoncisions, etc.). Cet
isolement social était assez dur pour dissuader les plus
audacieux – on ne va pas impunément à rencontre de la
volonté d’un sharîf ou d’un mrâbat.
38Ne pouvant contourner l’obstacle en créant de nouvelles
terres, comme ce fut le cas en matière d’habitat lorsqu’on
créa une nouvelle ville, la RA a échoué au Gourara bien avant
le Nord. Cependant, elle a bouleversé l’organisation
ancestrale de l’espace. Elle a libéré la main-d’œuvre
traditionnelle, jusque-là taillable et corvéable à merci, et
instauré une idéologie de résistance. Le travail de la terre est
devenu synonyme d’ancien état des choses. Désormais,
travailler la terre est déprédateur. L’agriculture, principale
activité de la région, en pâtira, l’industrie naissante du
bâtiment n’en profitera pas pour autant. Aux contraintes
objectives de la région s’ajoutent des inerties sociologiques
qui aujourd’hui encore, ici plus qu’ailleurs, entravent tout
fonctionnement rationnel de l’activité hors agriculture.
L’administration et le chantier bousculent les anciennes
hiérarchies nobiliaires et gérontocratiques, provoquant rejet
et résistances. Le temps abstrait compté en minutes et en
heures est difficilement intégrable par une population
habituée au temps concret (du lever et du coucher du soleil)
associé à des actes concrets. On va au jardin très tôt le matin
pour « lâcher » les eaux avant que le soleil ne vienne
concurrencer la plante. Quand le soleil est au zénith, les
travaux de jardinage cessent parce qu’ils deviennent inutiles.
Il faut à ce moment-là s’occuper de la maintenance des
canaux d’irrigation et du bassin réservoir (al-mâjan). Celui-ci
doit être prêt à recueillir l’eau qui cheminera longuement
toute la nuit avant qu’elle ne lui parvienne presque en
gouttelettes. A cet effet, la fraîcheur relative de la nuit est
essentielle.
Un lotissement, cent logements et
beaucoup d’enjeux
39L’histoire de ce lotissement est assez instructive. Non
propriétaires du terrain, les mrâbtîn de Zaouiet Sid El Hadj
Belqacem récusent cependant la construction de logements à
proximité des lieux. Motif officiel invoqué : le sbû’, élément
sacré.
• 10 Hrâtîn, pl. de hartânî, esclave affranchi mais conservant
souvent un statut se rapprochant de celu (...)

40Un lotissement qui a traîné pendant plusieurs années


commence enfin à voir le jour, lorsque éclate le problème à la
fin de l’année 1994. Les mrâbtîn de Zaouiet Sid El Hadj
Belqacem contestent les limites du lotissement, prétextant
que le terrain est un espace traditionnellement destiné au
déroulement de la fête du sbû ‘. Les mrâbtîn exigent que ce
lotissement soit créé le plus loin possible de l’espace de
la hufra, où se déroule la phase finale du sbû’. A l’occasion,
cet espace a été revu à la hausse par les mrâbtîn et le
lotissement fut fixé au-delà de la route nationale qui mène à
Timimoun. En fait, derrière cette revendication se cache un
problème de luttes sociales. En effet, des clivages articulés
autour du sacré éclatent au grand jour quand les mrâbtîn de
Zaouiet Sid El Hadj Belqacem constatent que ce sont pour la
plupart leurs anciens hrâtîn-s10, ou carrément
esclaves (‘abîd-s), qui vont bénéficier de ces lots de terrains.
41Quand, après maintes négociations, des limites sont
acceptées et le lotissement retenu, les salles de prière prévues
sont contestées également, parce qu’elles feraient
concurrence à la mosquée du ksar qui, elle, est la propriété
privée des mrâbtîn et leur emblème. Manifestement, de
nouvelles logiques spatiales fondées sur d’autres
considérations que celles du sacré se heurtent aux anciennes.
42Malgré les concessions de l’administration, les mrâbtîn de
la zâwiya persistent à vouloir repousser le lotissement loin
dans le temps et dans l’espace.
43Pour des raisons sociales : la plupart des futurs habitants
sont des anciens hrâtîn dépendant de la zâwiya dans leur
habitation même. Ce qui les transforme, en contrepartie, en
réservoir de main-d’œuvre gratuite – et pas seulement au
moment du sbû’. Leurs femmes sont mobilisées lors des fêtes
et à tout moment pour préparer la nourriture ; leurs enfants
sont utilisés pour les besognes domestiques et autres. Ainsi,
la mentalité s’entretient et les rapports se reproduisent. Or,
avec une telle séparation dans l’espace, la rupture s’amorce.
Les mrâbtîn en sont conscients.
44Le programme du lotissement prévoit tout naturellement
des équipements, dont une salle de prière. Or,
paradoxalement, ces agents du sacré que sont
les mrâbtîn contestent et appréhendent la réalisation d’un tel
équipement, car celui-ci porte atteinte au monopole du sacré
qui est entre leurs mains. Dans une société pieuse, prier est
non seulement un acte quotidien mais un acte social
nécessaire. Pouvoir le faire en dehors des rapports sociaux
contraignants est le but poursuivi par les soumis et contesté
par les maîtres.
45Ce qui est plus cocasse encore, c’est que, malgré les
moyens sophistiqués dont on dispose aujourd’hui, pour
trancher un tel conflit on ait recours à un levé topographique
(simple schéma) datant de l’époque coloniale :
• parce qu’il représente un écrit ancien, donc recevable
dans une société où l’écrit a d’emblée valeur de vérité,
surtout quand il est ancien ;
• il représente un consensus ancien entre deux logiques,
celle du sacré et celle du politique. Aujourd’hui, l’État,
ayant remplacé le pouvoir colonial, reprend à son
compte l’actif et le passif. Il recourt à un modus
vivendi ancien. Ainsi, le sacré qui hier a permis de
construire empêche aujourd’hui de le faire.

46Par ailleurs, une telle démarche est assez fréquente. Nous


avons vu comment le shaykh de Kenadsa, en demandant des
propriétés foncières à l’État algérien nouvellement
indépendant, évoque un conflit avec les autorités coloniales
et invoque une reconnaissance de la part de celui-ci.
47Toujours à Timimoun, et selon ce même esprit, deux
discours sont tenus à l’endroit des gestionnaires
administratifs de l’espace. On parle de place publique à
préserver et de manque d’espace découvert. Or la réalité est
celle liée au sbû’. Les stratégies qu’utilisent les responsables
natifs témoignent du conflit des logiques en présence et de la
force encore prégnante des croyances locales. En effet, lors
de nos enquêtes, on nous a longuement parlé des dossiers
administratifs concernant des équipements qui ont été
programmés dans ces lieux et qui n’ont jamais abouti. Ce qui
a dissuadé beaucoup de responsables d’affecter ces
espaces… sacrés. Les rapports administratifs parleront alors
de zones non urbanisables, de prospects non appropriés et
de respect du coefficient d’emprise au sol (CES) et du
coefficient d’occupation du sol (COS). En fait, derrière ce
jargon technique se cachent des motivations et des attitudes
symboliques. Il s’agit de réticences de la part même des
promoteurs. La pression sociale exercée sur les décideurs
locaux et l’appréhension des entrepreneurs font de certains
espaces des lieux craints et soigneusement évités…
• 11 Nahlû, par exemple, qui est une fête mixte, a été
supprimé par les autorités officielles algérienn (...)

48De cela résulte un urbanisme où le vide est souvent plus


persistant que le plein. Des places comme celle de Massine
ou de Zaouiet Sid El Hadj Belqacem deviennent des artefacts
architecturaux modelés par le sacré. Plus que des résidus, ce
sont des ouvrages, souvent les plus constants. Leur
éventuelle disparition est le signe d’une rupture de logique,
qui n’est pas forcément abandon du principe organisateur.
Cette rupture peut venir d’une nouvelle conception de ce
principe. Ainsi, le site de l’hôtel Gourara de Timimoun a été
choisi, certes, pour ses qualités plastiques et son pittoresque,
mais aussi pour occuper une place où se tenaient jadis des
fêtes considérées comme peu orthodoxes par le nouvel
État11.
49Nous assistons aujourd’hui à un retour timide mais résolu
des anciens habitants vers le ksar. Il est le fait de catégories
relativement aisées qui ont pu réhabiliter leurs habitations.
Ce qui leur semble important, c’est pourtant plus le lieu sur
lequel ont vécu leurs ancêtres que la morphologie ou le
matériau. Des maisons faites en béton avec tout le confort
urbain (eau, électricité, téléphone, salle de bains, etc.) sont
construites dans le dédale du ksar.
NOTES
1 Archives de Vincennes, 1 H 1033.

2 La mémoire locale se souvient vaguement que le nom de


Béchar vient de l’arabe Bashshâr, « celui qui apporte la bonne
nouvelle ». « Parce que, nous disait K., quand les colons sont
arrivés ici, quelqu’un est venu à leur rencontre ; au moment où il
marchait vers eux, l’officier demanda à l’interprète qui
l’accompagnait quel était le nom de l’endroit. » L’interprète,
croyant que l’officier voulait savoir le nom de l’homme, lui
répondit : « C’est le Bashshâr », celui qui apporte les nouvelles.
Letourneau dans l’Encyclopédie de l’Islam écrit : « selon la
légende locale [Béchar] viendrait du fait qu’un musulman envoyé
reconnaître cette région par un sultan turc (?) au IXe/XVe siècle, en
aurait rapporté une outre d’eau limpide, d’où le qualificatif tiré
de la racine b. sh. r (donner une bonne nouvelle) qui lui aurait été
attribué ainsi qu’à la région d’où il venait. »

3 La plupart des informations concernant la fin de la période


coloniale (qui coïncide avec le règne de Sîdî ‘Abd ar-Rahmân)
proviennent du carton 16 H 66 des AOM à Aix-en-Provence.
Nous n’avons pu consulter les documents que contient ce carton
(qui, en principe, ne sont communicables qu’en l’an 2013)
qu’après autorisation du ministère de l’Intérieur français
(Direction des archives).

4 A la suite du décès de l’un de ses cousins, Sî ‘Abd ar-Rahmân


demanda une permission de dix jours (mai 1936) pour se rendre
à Fès. L’autorisation lui fut accordée avec interdiction absolue de
percevoir des ziyâra-s. A partir de 1937, la levée des ziyâra-
s sera pratiquement interdite au Maroc.

5 Au regard des demandes d’autorisations à recueillir les ziyâra-


s, la zâwiya a beaucoup de biens dans cette région, notamment
dans le Maroc oriental (Oujda) chez les tribus de Beni Ben Zegou,
Ouled Amar et Ben Chebib. Elle en possède également dans le
nord de l’Algérie, en Oranie (Sidi Bel Abbès, Temouchent,
Mascara, Tlemcen, Nedroma, Mechria, Ain Sefra).

6 Le 3 août, Sîdî Muhammad La’raj utilise, pour ses


correspondances officielles, du papier à en-tête où l’on peut lire,
en français : « Cheikh Sidi Mohammed Laredj, officier de la légion
d’honneur, kébir de la zaouia de Kenadsat ».

7 MERZAK, Ash-Shaykh M’hammad b. Abî Ziyyân wa zâwiyyatuhu


bî al-Qanâdisa. « Ad-dawr ad-dînî wa ath-thaqâp wa as-siyâsî »,
thèse, Rabat, université Mohammed V, 1987-1988.

8 Le rapport rédigé en arabe et conservé en stencils nous a été


aimablement communiqué par al- Hajj Mokhtar Soltani, à qui
nous devons beaucoup.

9 Il s’agit de biens dévolus à une œuvre caritative


(mosquée, zâwiya, etc.). Ainsi, certains jardins étaient destinés à
assurer la rétribution, par exemple, du maître de l’école
coranique (ou de l’imâm). La RA en a fait un attributaire.

10 Hrâtîn, pl. de hartânî, esclave affranchi mais conservant


souvent un statut se rapprochant de celui du serf.

11 Nahlû, par exemple, qui est une fête mixte, a été supprimé
par les autorités officielles algériennes qui y voyaient
l’expression d’un paganisme à combattre.

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