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La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Chapitre IX :
N’Gâdî et le Tafilalt de 1919 à 1929 :
l’histoire d’un foyer de résistance en sursis.

Au chapitre précédent, nous avons abordé la réaction énergique


des forces d’occupation suite à la percée du mouvement de résistance
sous le patronage d’at-Tuzûnûnî dont l’épopée aboutit à son assassinat
par son propre khalifa N’Gâdî qui prit sa succession.
Mais le coup dur qu’infligea l’armée du Protectorat à la résistance
pantribale ne poussa nullement la Résidence à poursuivre des opérations
onéreuses dans une région pauvre économiquement.
La décision de «chloroformer» la partie sud-est, jusqu’à la maîtrise
du «Maroc utile», permit cependant à Balqâsam N’Gâdî de tenter la
réorganisation des forces de résistance. Il s’agissait d’une opération
difficile compte-tenu des conditions dans lesquelles celui-ci avait pris
le pouvoir au Tafilalt, de sa situation d’«intrus» dans le corps social
de la région sud-est et enfin de l’émergence de lignes de fissuration au
sein du bloc de la résistance en raison du cloisonnement tribal, de la
contradiction nomade-sédentaire et du blocus économique de la région
par les postes militaires français.
C’est à l’aune de ces constatations, que nous allons relater la
réaction de la population de la région sud-est face à la pression française
durant la décennie 1919-1929.
1 - N’Gâdî, le sultan :
Le règne de Balqâsam N’Gâdî se caractérise par son autorité
régressive.
Le 25 octobre 1919 (fin muharram 1338), N’Gâdî frappa
mortellement son chef at-Tuzûnûnî au cours d’une dispute en public
lors d’un défilé militaire1. Cet acte fut l’aboutissement de la crise

1 - En fait l’expression «défilé militaire» est trop forte puisqu’il ne s’agissait que d’une troupe
d’environ 2000 hommes, armés en majorité de bâtons, de gourdins et de haches, as-Sûsî :
al-Ma`sûl, op. cit. p. 295.

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croissante qui enveloppait le pouvoir d’at-Tuzûnûnî depuis ses échecs


consécutifs devant les forces d’occupation et leur écho sur le devenir
de la popularité du sultan du Tafilalt. Il résulte également du climat crée
par la rivalité entre les deux personnages pour se réserver la direction
du mouvement de résistance.
Mais les efforts de Balqâsam N’Gâdî ne furent que partiellement
récompensés. Etendue à l’origine, son autorité n’avait pas cessé de
s’effriter avec les années le réduisant à n’être plus qu’un simple chef de
résistance sans grande influence.
A - Une succession dans le sang :
En dépit de l’importance qu’eut l’assassinat d’at-Tuzûnûnî sur le
devenir du mouvement de résistance au sud-est marocain, les archives
du Protectorat, du moins celles que nous avons compulsées, n’accordent
à cet événement aucune importance particulière. Elles se contentent de
nous rapporter, sans explication, que « le 25 octobre, au cours d’une
dispute... Moha Nifrouten s’emporte, l’autre riposte et lui fracasse la
tête »1. Pour jeter la lumière sur cet événement, nous nous référons au
manuscrit d’al-Mahdî an-Nâcirî reproduit par l’auteur d’al-Ma`sûl.
En effet, l’étude de ce récit chronologique nous offre des éléments
importants pouvant constituer le point de départ d’une approche
explicative. Par voie de conséquence, nous pouvons énumérer les
raisons principales de cet assassinat dans les points suivants :
D’abord l’échec général d’at-Tuzûnûnî dans les multiples
combats qu’il avait organisés contre les troupes d’occupation a effrité
son ascendant sur la population. Sa tentative de fuir le Tafilalt après le
combat de Tizimi témoigne parfaitement de ce déclin.
Pour rétablir son autorité, il n’hésita pas de mettre sur pied, surtout
depuis février 1919, un véritable régime d’oppression aux dépens des
notables de tous les qsûr en résistance. Les propriétaires de jardins,
les juifs et les commerçants supportaient de lourdes amendes. Et pour
finir, il réquisitionna la récolte des dattes ainsi que toutes les denrées

1 - A.M.G. 3H441 : Note sur les événements qui se sont déroulés en pays Aït Morghad de
janvier 1919 à janvier 1920, Rabat le 1er juillet 1927.

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nécessaires pour assurer la mûna de ses contingents. Ces diverses


rapines ternirent ce qui restait d’attrayant dans l’image sultanienne
d’at-Tuzûnûnî et firent de lui, aux yeux des habitants du Tafilalt, un
fattân (fauteur de troubles) sans scrupule. Ces derniers, qui avaient
observé chez N’Gâdî un minimum de compréhension et d’indulgence,
s’adressèrent à celui-ci pour contester l’injustice qui s’abattait sur eux
de la part de « berbères ignorants dont en premier lieu les misérables
`attâwî »1. Nul doute, ce cri d’alarme avait fait réfléchir N’Gâdî lui-
même victime d’une réquisition de ses biens de la part de son chef2.
L’assassinat de Mulây `Abd-Allah Ben ar-Rashîd, frère du
gouverneur du Tafilalt, constitue également une des raisons justificatives
de l’acte de N’Gâdî. Ayant reçu l’approbation d’at-Tuzûnûnî de demeurer
au Tafilalt pour éviter les reproches de sa famille, Mulây `Abd-Allah
se fit quand bien même assassiner par celui-ci en octobre 1919. Un
geste que N’Gâdî n’apprécia pas à cause de ses bonnes relations avec
ce personnage3.
Tels sont les principales raisons qui avaient inspiré à N’Gâdî
l’idée de se débarrasser de son supérieur et prendre en main les affaires
de la résistance au Tafilalt.
Cependant, on ne peut négliger une autre raison latente concernant
la propre personnalité de Balqâsam. Il faut prendre en considération
l’expérience et le goût de la chefferie acquis par celui-ci suite à ses
séjours auprès de Buhmâra et de `Abd al-Mâlak. En se rendant au
Tafilalt en 1917, N’Gâdî avait judicieusement choisi sa destination. Il
était en quête d’un foyer de résistance pouvant y mettre en œuvre son
savoir guerrier et pourquoi ne pas se hisser un jour aux commandes du
mouvement. Le sud-est, avec sa société complexe dépourvue d’un vrai

1 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. p. 293.


2 - Suite à un fastueux repas chez N’Gâdî, at-Tuzûnûnî réquisitionna l’argenterie et les tapis
sous prétexte que « les mujâhidîn ne devaient s’intéresser qu’à leurs devoirs et non à ces
richesses », Ibid, pp. 292 - 293.
3 - Ibid, p. 292.
L’assassinat du frère du gouverneur du Tafilalt fait partie d’une longue série d’exécutions
commises par at-Tuzûnûnî, car confronté à de sérieux problèmes, celui-ci « fit emprisonner
et exécuter tous ceux qu’il rendait responsables de ses déboires » VICARD (commandant
P.) : Le territoire de Bou-Denib avant et pendant la Guerre, article déjà cité, p. 29.

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leader charismatique pouvant rassembler la population, présentait cette


opportunité qu’at-Tuzûnûnî découvrit avant lui.
La présence de ce dernier et la propagande qu’il avait diffusée en
faveur de son programme acculèrent N’Gâdî à accepter de jouer un second
rôle en lui proposant ses services dans l’attente d’un moment propice pour
le supplanter. L’accrochage à propos de qui devait présider le défilé du 25
octobre 1919 constitue l’épilogue de cet antagonisme larvé.
B - Un pouvoir en régression :
Juste après la mort d’at-Tuzûnûnî et sa proclamation comme sultan
du Tafilalt, Muhammad b. Hâmid b. Balqâsam N’Gâdî fit répandre que
« Dieu a armé son bras pour punir le fettan de tous ses crimes »1 et dépêcha
plusieurs lettres aux tribus de la région leur demandant de se réunir autour de
son programme axé sur « le renouveau de la religion et l’accomplissement
du devoir de jihâd contre les mécréants et les hypocrites »2.
De même, il s’adressa aux habitants de Tinghir pour qu’ils se rallient
à sa cause et demanda à ceux du Ferkla et aux Ayt Marghâd de cesser de
combattre le marabout Sidi `Ali al-Huwârî à qui il accorda l’amân. Mais
les troupes qui assiégeaient la zâwiya du muqaddam darqâwî continuèrent
leur action et firent sauter une partie de son enceinte3. Rudement éprouvé,
le shaykh demanda une trêve pour engager des pourparlers. Le 8
novembre, le lieutenant de N’Gâdî, Bâ `Ali at-Tazârinî, lui rendit visite
pour confirmer l’amân mais à condition que Sidi `Ali vienne témoigner de
son allégeance à son maître au Tafilalt et qu’il écrive aux populations de
Tinghir pour demander leur alliance au nouveau sultan4.

1 - A.M.G. 3H441 : Note sur les événements qui se sont déroulés au pays Aït Morghad de
janvier 1919 à janvier 1920, Rabat, le 1er juillet 1927.
2 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op.cit. p. 295.
Il apposa à son programme son sceau royal englobant l’inscription suivante : « Muhammad b.
Balqâsam, Allah son protecteur et son seigneur», Idem.
Dans le même cadre, il nomma à la tête de son gouvernement le faqîh `Umar al-Hadiddiwî,
ZAKI (M’Barek) : Le Maroc : De la résistance pacifique au Mouvement de Libération
Nationale, op. cit. p. 206.
3 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. p. 295.
4 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. p. 296.

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En dépit de la réticence de Sidi `Ali, il a fini par accepter de se


rendre au Tafilalt en compagnie d’une partie de ses fidèles. Arrivé à
Djorf, il fut dépouillé, chargé de chaînes et hissé par dérision sur un âne.
Le 12 novembre 1919, Sidi `Ali fut attaché à la bouche d’un vieux canon
qui le réduisit en miettes1. Le même sort fut infligé au grand rabbin du
Tafilalt, un octogénaire chez qui N’Gâdî espérait trouver fortune2.
Par cette démonstration de force, le nouveau sultan du Tafilalt
souhaitait gagner une notoriété auprès de la population. Mais le résultat
fut entièrement contraire aux objectifs prévus. Les gens du Tafilalt
l’avaient accusé de trahison et de lâcheté. Plus grave encore, la tribu
Ayt Marghâd s’éloigna de lui suite au génocide de dix de ses notables
proches du muqaddam de Ferkla.
Acculé à se justifier auprès de la population en avançant qu’il
n’est nullement responsable et qu’il n’a fait qu’appliquer la fatwâ (la
sentence) des fuqâha (jurisconsultes) du Tafilalt3, N’Gâdî manqua
complètement sa rentrée sur la scène politique comme sultan de la
région sud-est.
Faut-il encore ajouter à ce propos que N’Gâdî, qui avait travaillé dans
l’ombre d’at-Tuzûnûnî, n’avait ni le charisme ni l’autorité de son maître.
Quasiment illettré4, il tenta de gagner la confiance de la population
en demandant souvent conseil contrairement à at-Tuzûnûnî. Cette
pratique «démocratique» quasi obligatoire fit de lui, aux yeux des
masses, un chef de second plan. Une image qu’il compliqua davantage

1 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. p. 296.- 297 .


2 - Idem. La déception de N’Gâdî fut totale car il n’a trouvé dans la demeure du rabbin qu’une
vingtaine environ de Louis d’or.
3 - Ibid, p. 298.
4 - Il n’avait pas appris le coran, n’écrivait que très mal et ne pouvait pas lire un texte. Il ne
répétait que quelques ward tels que : ‘â Mulây Drîs yâ ban nâbînâ \\ wâ malja’ hâd alqutr
fî al`usrî wa alyusrî (Mulây Drîs, fils de notre prophète \\ Tu es le protecteur du pays dans
le besoin comme dans l’aisance), Ibid, pp. 302-303. Pouvons-nous aller jusqu’à affirmer
qu’en implorant le concours de l’ancêtre des Idrissides, N’Gâdî voulait se montrer comme
le porte-parole de ce rameau de shurfa évincé du pouvoir depuis la fin du Xème siècle?
Certes, une affirmation de ce genre peut paraître fantasque mais N’Gâdî ne répétait-il pas
souvent, selon As-Sûsî, qu’il allait conquérir Fès, l’ex-capitale de la dynastie Idrisside.

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en désignant aux postes clefs de son Makhzen vingt-cinq membres de


sa famille, ce qui exacerba les kibâr des Ayt `Atta1.
Quoique incontestablement faible, N’Gâdî tenta de prendre la
situation en main en exploitant au maximum l’ascendant relatif que
lui donnait sa qualité de khalifa du sultan et en assurant le soutien du
Makhzen qui gravitait autour d’at-Tuzûnûnî. Il expédia des émissaires aux
divers lieutenants qui opéraient au Gheris et au Ferkla pour les informer
de l’événement et leur assurer que rien n’avait changé hormis le maître2.
Il adressa « partout des lettres pour tenter de mettre ses efforts en accord
avec ceux des autres agitateurs » et parvint à obtenir « la conclusion d’une
trêve d’un mois entre les fractions Aït Atta dissidentes et les fractions
ralliées au Makhzen qui subissent l’influence du pacha Glaoui »3.
Outre cette politique, il envoya dès le mois de décembre 1919
une armée vers le Todgha sous les ordres de Bâ `Ali dans le but d’y
faire reculer l’influence du Glaoui. Cette démonstration de force se
heurta à une résistance acharnée de la part de la population de Tinghir
- en majorité Ayt Marghâd- qui n’hésita pas, par ailleurs, à chasser son
khalifa Brâhîm b. Muhammad al-Hattushî4. Les gens de Ferkla agirent
de la même façon avec leur khalifa al-Hasan al-`Isâwî, assiégé et brûlé
dans sa maison avec quarante-cinq personnes5.
La révolte des Ayt Marghâd exaspéra N’Gâdî qui craignit un
retournement général de la population contre ses représentants et
demanda à son bras droit, le terrible Bâ `Ali, de mater en toute urgence
le mouvement marghâdî avant qu’il fasse boule de neige.
Celui-ci procéda à un ratissage du territoire des Ayt Marghâd en
investissant respectivement les qsûr de Tâwrîrt et Ahlûl6. Il assiégea par la

1 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. p. 302. Cf. en annexe n°20, le Makhzen de N’Gâdî.
2 - A.M.G. 3H127 : CHARPENTIER (lieutenant) ; Sur Mohamed ben Hamed ben Belqacem
au Tafilalt, Bureau des A.I. d’Erfoud, N˚61/C.E.C, le 15 juin 1930.
3 - A.A.E 473 : Lyautey à A.E., Rabat le 22 - 12- 1919 , télégramme sans numéro.
4 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. p. 298.
5 - Idem.
6 - Ibid, pp. 298 -299.
Avant d’entamer ces opérations, Bâ `Ali mit à mort plus de quarante Ayt Marghâd que

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suite (mars 1920) Tinghir, Asaflû et Afnûr, les principaux alliés du Glaoui.
Mais l’arrivée d’une lettre du seigneur de l’Atlas, annonçant sa très
prochaine harka, encouragea les assiégés à préserver dans leur lutte en
dépit des problèmes d’approvisionnement auxquels ils furent confrontés1.
En outre, l’annonce de la harka du Glaoui engendra de nouvelles
défections chez les fidèles de Balqâsam N’Gâdî dont en premier lieu les
Ayt Khabbâsh. N’Gâdî se trouva dans l’impuissance de fournir d’autres
renforts à son chef de guerre Bâ `Ali2.
Le 2 juillet, la harka du Glaoui quitta Marrakech et traversa
d’abords le territoire d’Ayt Muttad puis celui des Ayt Bûyaknîfan à qui
elle infligea une lourde correction avant de s’attaquer à plusieurs qsûr
`attawî tels que Tilwân, Aglîm, Agaddar, ainsi que le qsâr Tawrîrt où
se trouvait la maison de Bâ `Ali dont les biens furent réquisitionnés3.
Le 31 juillet 1920, les troupes de Glaoui débloquèrent Tinghir et
pourchassèrent les forces de Bâ `Ali fortement disloqués avant de
rebrousser chemin vers Marrakech4. Bâ `Ali se blessa et se réfugia
presque seul dans le Djorf. Ces événements constituent le début de ses
rivalités avec N’Gâdî à qui il rapprocha son inertie devant ses appels
au secours. En effet, N’Gâdî ne soutient plus les efforts de son chef de
guerre. Il procéda même à la libération de quelques otages Ayt Marghâd
incarcérés au Tafilalt5.
Dans un complet dénuement, Bâ `Ali tenta, à la tête d’un
groupuscule d’hommes, de petits coups de main contre les qsûr fidèles
à N’Gâdî. Il répandit son intention de le chasser et de le supplanter à

regroupait son armée. Un geste qui peut, partiellement, expliquer le profond ressentiment
qu’avait cette tribu à l’encontre de ce personnage et dont le souvenir est toujours présent.
1 - Ibid, p. 299.
Selon le manuscrit reproduit par As-Sûsî, le prix d’un mud (boisseau) de blé avait atteint 10
rials (environ 50 anciens francs), celui de l’orge 7 rials (35 anciens francs). Quant au sel, il
est devenu quasi introuvable, Idem.
2 - A.M.G. 3H441 : Tafilalt et région limitrophes, événement de janvier 1920 à avril 1927.
3 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op. cit. pp. 299 -300 .
4 - A.A.E. 473 : Délégué du Résident Général à A.E., télégramme N˚49, Rabat le 28 août 1920.
5 - A.M.G. 3H441 : Note sur les événements qui se sont déroulés au pays Aït Morghad de
janvier 1919 à janvier 1920, Rabat le 28 juillet 1927.

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la direction de la résistance au Tafilalt1. Cependant, la faiblesse de ses


moyens, aggravée par l’impact de l’expédition militaire des Glaoua,
le poussa à s’éloigner de cet objectif et à changer de camp en rentrant
en liaison avec le poste d’Erfoud où il obtint quelques munitions, le 14
janvier 19202.
Les efforts de Balqâsam N’Gâdî pour mettre fin à l’agitation de
Bâ `Ali, dont la tête fut mise à prix, demeurèrent sans succès jusqu’à ce
qu’il emprisonna et exécuta plusieurs membres de sa famille. Emporté
par un désir fulminant de vengeance, Bâ `Ali tomba le 17 janvier 1921,
dans une embuscade tendue par les Ayt Marghâd à côté d’Erfoud. Mais,
comme le rapporte l’auteur d’al-Ma`sûl, N’Gâdî a mis fin par ce geste à
une partie de son propre prestige, car Bâ `Ali était son bras droit et son
principal conseiller3.
Cependant, nous pouvons constater à propos du duel entre N’Gâdî
et Bâ `Ali que celui-ci aurait pu déboucher sur une situation similaire à
celle d’octobre 1919, la date où at-Tuzûnûnî, fondateur du «royaume du
Tafilalt», fût tué par N’Gâdî.
En effet, les conditions générales durant lesquelles s’est déroulée
la tentative de Bâ `Ali pour évincer son chef au pouvoir nous permettent
cette hypothèse. L’incapacité de Balqâsam N’Gâdî à orchestrer,
sinon un mouvement d’ensemble contre les forces d’occupation, du
moins un front de résistance large et cohérent ainsi que la puissante
démonstration de force de la harka du Glaoui provoquant l’effritement
des efforts déployés pour dominer le Todgha auraient pu encourager
Bâ `Ali, alors véritable chef de l’armée, à tenter de prendre en main
les affaires du sultana du Tafilalt. Mais la faiblesse de ses moyens,
aggravée par son impopularité auprès de la population dont en premier
lieu les tribus berbères, l’obligèrent à faire appel à l’aide des forces
françaises. Ajoutons également dans ce cadre, que celui-ci n’avait

1 - Commentant la lutte pour le leadership entre N’Gâdî et Bâ `Ali, Lyautey fit observer que
« sur le front du Tafilalt, nous sommes tranquilles parce que nos adversaires se battent
entre eux », A.A.E. 474 : Bulletin périodique N˚47 du 25 janvier 1921.
2 - As-Sûsî : al-Ma`sûl, op.cit. p. 301. A.M.G. 3H156 : Rapport mensuel du Protectorat,
Résidence Générale, Division des A.I. et du Service de Renseignements, janvier 1921.
3 - Op. cit., p. 301.

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aucune `açabiyya cohérente sur laquelle il pouvait compter. Les Harâtîn,


dont il faisait partie, ne constituaient pas une classe à part. Ils étaient
surtout des cultivateurs de la terre dépendants d’une manière où d’une
autre, telle que par la khmâsa (le métayage), des autres constituants
de la société. Autrement dit, ils ne bénéficiaient pas d’une solide base
sociale pouvant engendrer une force militaire capable de porter Bâ `Ali
à la tête du bloc de la résistance. Dans ce sens, l’échec de Bâ `Ali reste
aussi celui des Harâtîn dans la mesure où ceux-ci n’ont pas pu briser
les liens de dépendance économique et symbolique qui les liaient aux
autres éléments de la société notamment les tribus berbères.
Débarrassé de son rival menaçant, N’Gâdî tenta de regagner un
peu de terrain en dépensant beaucoup d’argent et il parvint à recruter
des partisans dans le Djorf, Rissani et Ba Haddi et à s’assurer le soutien
des Ayt Hammû. Quant aux Ayt Marghâd, ils restèrent à peu près sourds
à ses appels, malgré leur contribution à l’assassinat de Bâ `Ali et cela à
cause des raids aériens dont ils furent l’objet en avril-mai 19211.
L’échec partiel des efforts de N’Gâdî pour élargir sa popularité
le poussa à effectuer un voyage de propagande et de mobilisation dès
le mois de mai 1921 (ramadan 1338). Il quitta Rissani escorté de 200
Ayt Hammû et Ayt Marghâd pour se rendre sur les marchés et inciter la
population au jihâd. Mais la majorité des tribus ne répondirent pas à ses
invitations ce qui le poussa à tenter de conclure, sans succès, un accord
avec le muqaddam de la zâwiya des Ahansâl à Sidi Bou Yakoub (Assoul,
dans le Haut Ziz). Il décida, par la suite, de lancer le 11 septembre
1921 un coup de main contre les populations soumises aux autorités du
Protectorat, à la zâwiya de Sidi Bou kil, dans le Haut Ziz à 15 km de
Rich. Cette tentative se solda par un échec cuisant à la suite duquel la
majorité des Ayt `Atta rompit avec lui2. Il tenta, néanmoins, une seconde
fois, une attaque contre le poste de Rich où « il fut blessé et abandonné
par la plupart de ses partisans »3.

1 - A.M.G. 3H441 : Tafilalt et régions limitrophes, événements de janvier 1920 à avril 1927.
2 - A.A.E. 476 : Urbain BLANC à Ministère des A.E., Télégramme N˚492, Rabat le 17 sep-
tembre 1921.
3 - Idem.

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Ce nouveau succès contre le chef de la résistance du Tafilalt réjouit le


Ministère des Affaires Etrangères qui demanda au service de la Résidence
Générale de transmettre au Sultan un télégramme affirmant que ces succès
réalisés à l’égard de la «dissidence» sont dus pour « une notable part à la
confiance qui inspire aux populations la certitude que nous n’agissons que
pour le profit de votre Majesté et avec son complet concours »1.
En plus de ce nouveau revers encaissé par N’Gâdî, celui-ci fut
contraint de rebrousser chemin, en catastrophe, vers le Tafilalt où un
certain Mulây M’Barek, le Kabîr (le chef, le notable) de Madyab,
jusqu’à lors dévoué à lui, se présenta au poste d’Erfoud le 18 janvier
1922 à la tête d’une délégation représentant les qsûr de Djorf2.
Cette nouvelle brèche dans le bloc de la résistance du Tafilalt
accula N’Gâdî à composer avec Uskuntî qui parvint à lui assurer le
soutien des Ayt Marghâd de Semgat, d’Amsid et du Tadighoust. Les
combats entre les forces de N’Gâdî et le chef de file du parti favorable
à une entente avec les forces d’occupation, devinrent quotidiens, ce qui
obligea ce dernier à demander une trêve pour engager des pourparlers.
Ce succès de N’Gâdî ne plut nullement aux troupes du Protectorat qui
surveillaient avec vigilance l’évolution de la situation. Un groupe de
Mokhaznis procéda à l’exécution de Mulây M’Barek en juillet 1922 au
moment où il allait livrer le Djorf et le Fezna à N’Gâdî3.
Ainsi la position déjà fragile du sultan du Tafilalt se trouva encore une
fois fortement secouée. Ses efforts de mobilisation en vue de la formation
de nouveaux rassemblements anti-français devinrent de plus en plus
infructueux. Cette situation fut compliquée encore par les bombardements
intensifs effectués par l’aviation contre toute sorte de rassemblement hostile.

1 - A.A.E. 476 : Le Ministre des A.E. à Délégué de la Résidence Générale, Télégramme N˚ 41,
Paris le 21 septembre 1921.
Le sultan Mulây Yûsuf répondit au télégramme du ministre en soulignant que si les résultats «
ont pu être obtenus par ce qu’entrepris sous l’égide de l’Imamat, Notre Majesté sait qu’ils
sont dus surtout à vos éminentes qualités de chef militaire et d’administrateur éclairé qui
s’occupe, sans trêve, des intérêts matériels et moraux de nos sujets », A.A.E. 476, URBAIN
BLANC à Maréchal Lyautey, Télégramme N˚ 510, Rabat le 24 septembre 1921.
2 - A.M.G. 3H 441 : Tafilalt et régions limitrophes, évènements de janvier 1920 à avril 1927.
3 - A.M.G. 3H441 : Tafilalt et régions limitrophes, évènements de janvier 1920 à avril 1927.

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Devant son impuissance à s’imposer comme un vrai «sultan»


capable de faire face aux Français et à leurs alliés, N’Gâdî assista en
spectateur à l’éclatement du bloc de la résistance. Les guerres intestines
entre les tribus s’intensifièrent et acculèrent N’Gâdî à s’enliser dans
le rôle d’un médiateur rarement entendu. Autrement dit, le souhait
de Balqâsam d’instaurer un sultanat au Tafilalt, avec tout ce que cela
impliquait comme autorité et respect de la population, était loin d’être
exaucé. Lui-même ne tarda pas de rompre avec son nouvel allié, Uskuntî
le leader des Ayt Marghâd. En effet, ce dernier essaya dès mi 1925 de le
supplanter au Tafilalt en s’appuyant sur le district des Seffalat et les gens
de sa tribu. Pour sa part N’Gâdî tenta de bloquer contre lui les Ayt `Atta1.
Ainsi pour défendre leurs intérêts personnels, ces deux belligérants
n’hésitèrent pas à réanimer la lutte classique entre la confédération
des Ayt Yaflmân et celle des Ayt `Atta oubliée depuis l’apparition des
Irumîn dans la région. Cela étant, ni l’un ni l’autre ne possédaient une
force mobilisatrice importante en raison de la faiblesse de leurs moyens
matériels et de l’insignifiance de leur charisme personnel. En réalité, ils
étaient tous les deux entraînés par la vague des luttes fratricides qu’ils
avaient, au préalable, allumées ou du moins attisées. Seuls les propres
intérêts des tribus avaient dicté à celles-ci les prises de position à prendre
durant cette période de lutte qui dura de mai 1925 à décembre 1926.
À ce propos, l’arrivée de la saison des labours en octobre 1925
contribua effectivement à la conclusion d’une trêve de deux mois entre
Ayt Marghâd et les Ayt Khabbâsh. Cette trêve soutenue par les efforts de la
médiation des shurfa de l’oued Ifli se prolongea pour une période de 2 ans.
En même temps, N’Gâdî remit des subsides à Uskuntî pour
l’inciter à conclure la paix2. Mais harassés par une longue et stérile
période de lutte, ni l’un ni l’autre n’étaient à la hauteur de transformer
la paix conclue entre les Ayt Yaflmân (Ayt Marghâd) et les Ayt `Atta (Ayt
Khabbâsh) en une vraie et forte union contre les troupes d’occupation
pouvant rappeler les soulèvements de 1917-1919.

1 - A.M.G 3H441 : Note sur les événements de la région du Tafilalt et régions voisines de mai
1925 à mai 1927.
2 - Idem.

269
Mohamed LMOUBARIKI

Nous pouvons dire, sans beaucoup de réserve, que l’action


jihadienne de Balqâsam N’Gâdî n’a jamais menacé sérieusement les
forces du Protectorat. Pis encore, la quasi-totalité des attaques perpétrées
contre celles-ci durant la décennie 1920-1930 furent orchestrées par
deux tribus principales les Ayt Hammû et les Ayt Khabbâsh. Mais avant
de tenter d’élucider les raisons qui ont permis le développement des
jyûsh, la «guérilla» à la marocaine, ainsi que ces points forts, il est
indispensable de mettre en exergue la position de la région sud-est dans
le programme général de «pacification» établi par la Résidence.
2 - Réaction française : de l’introduction en force à la
conservation du statu-quo :
La percée jihadienne qui mit en effervescence le sud-est marocain
dès 1916 et qui atteignit son paroxysme en 1918 contraignit les forces
d’occupation à se replier du Tafilalt que Lyautey intégrait déjà dans le
cadre du Maroc «pacifié» depuis l’installation d’une mission française
à Tighmart en décembre 1917.
En effet, la réaction pantribale canalisée et attisée par at-Tuzûnûnî
déjoua les calculs du Protectorat qui, en dépit des restrictions imposées
par le Grande Guerre, souhaitait faire main basse sur cette région de
l’empire chérifien dont l’importance morale et symbolique ne pouvait
que consolider la position des troupes françaises. Le Tafilalt, comme le
souligne un rapport émanant du 2e bureau de la région de Meknès, «
peut être considéré comme une des capitales du Maroc au même titre
que Fès et Marrakech... »1.
Et c’est par conséquent une des raisons principales qui ont poussé
Lyautey à réagir en extrême urgence pour circonscrire le danger,
d’autant plus que tous les grands mouvements ayant débouché sur la
prise du pouvoir central au Maroc ont pris la lisière sud du pays comme
base de départ.
Cependant, les conditions générales de l’armée d’occupation
amputée d’une grande partie de son effectif ne permettaient pas des
opérations de grande envergure pouvant mener à une longue campagne

1 - A.M.G. Meknès 2 : Etude sur le Tafilalt, 16 juillet 1927.

270
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

de «pacification» dans un pays démuni de ressources économiques et


surtout parfaitement encadré par de puissantes tribus guerrières.
Après une série de combats, la Résidence décida d’ajourner la
question du Tafilalt en ordonnant le retrait de la palmeraie en octobre
1918. Ce geste représente en effet un échec direct de la politique de
Lyautey, qui décida au printemps 1916 de relancer l’offensive contre
la «dissidence» car « ... l’immobilisation purement défensive imposée
depuis le début de la guerre... apporte l’argument le plus facile à
exploiter chez les dissidents pour leur faire croire à notre impuissance
»1.
Les demandes successives du Khalifa Mulây al-Mahdî auprès des
forces d’occupation pour s’installer au Tafilalt firent croire à Lyautey
que l’action politique avait porté ses fruits et que la désignation de la
mission symbolique à Tighmart ne pouvait que confirmer la soumission
du berceau de la dynastie `Alawite.
La réaction énergique de la population remit rapidement
cette affirmation en question en obligeant les troupes françaises non
seulement à engager des combats dans des conditions très difficiles
mais surtout à se retirer de la palmeraie et à y laisser se développer un
pouvoir autonome qui parvint, tant bien que mal, à sauvegarder son
indépendance jusqu’au début des années 30.
Cela dit, en jugulant le soulèvement pantribal du Tafilalt,
LYAUTEY n’hésita pas à souligner qu’il a cru que « le Maroc allait me
claquer dans la main, et je puis dire, aujourd’hui... que je viens comme
en 1912 et en 1914 de sauver le Maroc une troisième fois »2.
Le fardeau de la Guerre européenne obligea donc LYAUTEY
à user de tous les moyens possibles pour parer à une éventuelle
propagation du mouvement filali vers le reste du Maroc. Le recours à
l’appui des Glaoua fut indispensable.

1 - Lyautey à Guerre, le 25 avril 1916, Télégramme N˚ 58 C.M.C. cité par RIVET (D.) : Lyau-
tey et l’institution du Protectorat..., op. cit. Tome 2, p. 59.
2 - Fonds Lyautey, volume 352 : Lyautey à Victor BERTI, Casablanca le 27 février 1919.

271
Mohamed LMOUBARIKI

Quoique conscient du danger que pourrait engendrer le


renforcement d’un pareil pouvoir, Lyautey avoua que « nous avons
plus que jamais besoin des Glaoua, en l’espèce de Hadj Thami. Les
circonstances ne nous permettent pas de lésiner sur le commandement à
lui attribuer. Il faut donc marcher. Après la guerre nous verrons »1.
L’intervention de ceux-ci mit fin aux souhaits des sultans successifs
du Tafilalt, at-Tuzûnûnî puis N’Gâdî, de consolider leur position sur le
sud du Grand Atlas. Mais, la harka, la force de frappe des seigneurs de
l’Atlas, « est un instrument fragile, délicat »2 et qu’il était indispensable
d’étayer par des troupes d’occupation pour la réconforter dans sa position
d’une part et contrôler ses éventuels débordements d’une autre part.
Toutefois, au lendemain de l’armistice, l’hexagone n’a ni les
moyens, ni la volonté d’envoyer au Maroc les soldats et les crédits
nécessaires pour rogner « l’indépendance presque absolue » dont
jouissent les grands caïds »3.
Les agissements des seigneurs de l’Atlas poussèrent ERNEST
LAFONT, député de la Loire, à interpeller le Gouvernement en soulignant
qu’il « n’est plus possible de faire le silence sur les abus de pouvoir du
pacha de Marrakech, sur le mécontentement des populations tyrannisées
et dépouillées par les bénéficiaires d’une sorte de régime féodal tout
arbitraire, malheureusement toléré ou encouragé par certaines autorités
françaises »4. Une réalité qui soulevait l’indignation de l’historien
Ch. A. JULIEN. Tout en en mettant en relief dans cette politique « la

1 - Télégramme N˚ 291 C.M.C. du 16 août 1918, Lyautey à Lamothe cité par RIVET (D.) :
Lyautey et l’institution du Protectorat..., op. cit. Tome 2, p. 177.
2 - Les opérations Glaoua en pays Aït Atta d’après un rapport du Général de Lamothe, R.C.
N˚1112-, novembre-décembre 1919, p. 187.
3 - RIVET (D.) : Lyautey et l’institution du Protectorat..., op. cit. Tome 2, pp. 178-179.
Dans son rapport sur « une participation éventuelle de la région de Marrakech aux opéra-
tions contre le Tafilalt », le Général HURE observe que les charges qu’imposait l’approvi-
sionnement de la harka du Glaoui représentaient un lourd fardeau « pour les populations
misérables du Dadès et du Tadgha » pour lesquelles se pose continuellement le problème
angoissant de la « kesra de chaque jour » nécessaire pour « la subsistance d’une pareille
ruée de sauterelles ». A.M.G. : Rapport N˚187, Marrakech le 19 août 1927, Carton Meknès
2, dossier Tafilalt.
4 - A.A.E. 483 : Chambre des députés, séance du 6 août 1927.

272
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

nostalgie royaliste de Lyautey », cet historien remarque que livrer « à


l’atroce tyrannie des Glaoui 600000 montagnards dans l’intérêt égoïste
d’une «pacification» à moindre frais », cela pouvait-être mis au crédit du
pragmatisme de LYAUTEY, mais qu’on y « trouvait difficilement cette
«parcelle d’amour» qu’il invoqua tout au long de sa carrière »1.
Quoi qu’il en soit, l’après-guerre ne fait qu’encourager le Résident
Général à poursuivre cette politique d’autant plus qu’il a pu gagner le
consentement du milieu dirigeant parisien en évoquant l’expérience des
maharajas dans les Indes anglaises2.
Cette persistance fut, par ailleurs, indirectement soutenue par
le Gouvernement en la personne de Clémenceau qui exigea, dès son
retour au pouvoir en 1917, de mettre « fin au luxe d’effectifs du Maroc,
aux promenades militaires et défilés sensationnels »3. En plus de ça,
l’intérêt de la Résidence se porta dès 1920 vers d’autres régions plus
importantes économiquement et plus menaçantes pour le devenir du
Protectorat français au Maroc.
La question du Tafilalt passa, par conséquent, au second plan même
si, aux dires du Commandant Pierre VICARD, « il ne faut pas oublier...
le sud », car un réveil de cette région pourrait entraîner « la marche vers
le nord, vers les plaines, de ceux qui ont le désir farouche de profiter aux
dépens des autres de l’eau vivifiante, de la terre qui produit »4.
Les efforts militaires du Protectorat ne concentrent dès 1920
sur la «pacification» du «Maroc utile» représentant « un intérêt
économique réel (agricole, hydraulique, forestier, minier...) » ou « un
intérêt militaire et politique »5.

1 - Le Maroc face aux impérialismes, op. cit. p. 111.


2 - RIVET (D.) : Lyautey et l’institution du Protectorat..., op. cit. Tome 2, p. 178.
3 - A.M.G. H8 : Convocation du Colonel HAMELIN par Clémenceau, note du 15 décembre
1917, N˚ 889-9/11.
4 - Le territoire de Bou-Denib avant et pendant la Guerre..., article déjà cité, p. 38.
5 - A.A.E. 476 : Lyautey, Directives générales pour 1922, Rabat le 14 décembre 1921, N˚ 2171
C.M.

273
Mohamed LMOUBARIKI

La nouvelle donne accula Lyautey à réserver les efforts de


«pacification» à des régions déterminées et à mettre en exergue un nouveau
lexique ou, comme le remarque D. RIVET, « une rhétorique pragmatique
et utilitaire » qui « n’en dissimule pas moins un repli stratégique »1.
Dans ses directives pour l’année 1921, le Résident Général insista
sur le fait qu’aucune intervention décisive au sud du Grand Atlas ne
devrait s’effectuer et que le seul but à envisager « est le maintien du
statu-quo aux moindres frais »2. Toutefois, Lyautey rappela la nécessité
d’organiser des forces supplétives et des contingents indigènes pour
éviter l’intervention des troupes régulières en cas d’attaque de la part de
Balqâsam N’Gâdî et pour tenter de pallier le vide crée par l’inexistence
de « grands caïds sur lesquels nous puissions nous reposer pour faire
régner l’ordre aux moindres frais »3.
L’évolution générale de la situation au Maroc après 1920
encouragea la Résidence à garder la région sud-est dans le cadre des
fronts passifs.
Le retour offensif du front de la région d’Ouezzan et les
implications du revers que subirent les forces espagnoles à Anoual
devant celles de Muhammad b. `Abd-Alkrîm al-Khattâbî posèrent la
nécessité de réduire les zones «dissidentes» inscrites à l’intérieur du
«Maroc utile» ou « indispensable à occuper », notamment la tâche de
Taza et le Moyen Atlas.
Comme corollaire à cette nouvelle conjoncture, le sud-est devint,
selon Lyautey, une région où il fallait « ajourner l’occupation, sinon
sine die, du moins à très longue échéance »4. Les directives pour
1923 s’inscrivent dans cette optique. Elles ne prévoient aucune action
militaire sur le front sud-est car « nous entrions ... en plein dans le
Maroc inutile et vouloir suivre les dissidents nous conduirait dans le
Grand Atlas ou le Sahara »5.

1 - Lyautey et l’institution du Protectorat..., op. cit. Tome 2, p. 63.


2 - Directives pour 1921, Rabat le 31 décembre 1920, N˚ 2319.
3 - Lyautey, Directives Générales pour 1922, Rabat le 14 décembre 1921, N˚ 2171 C.M.
4 - Les opérations militaires au Maroc..., op. cit. p. 98.
5 - Lyautey, Directives générales pour 1923, Rabat le 13 décembre 1922, N˚ 1750 C.M.

274
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Le maintien de ce statu-quo se confirma dès la fin 1923 avec le


ralliement des tribus du Haut Ouergha1à l’Emir du Rif, ce qui imposa
une surveillance constante de la vallée et la consolidation des lignes
de postes militaires pour enrayer toute tentative de débordement de
l’insurrection rifaine vers le sud2.
Le déclenchement de la guerre du Rif en avril 1925 chamboula
les calculs de Lyautey et mit fin à sa politique visant à ne pas intervenir
dans la zone espagnole où « la colonisation ... apparaît comme le
modèle de ce qu’il ne faut pas faire »3.
En effet, le parti des « techniciens de la guerre » imposa la nécessité
d’un « succès écrasant » passant par l’usage massif des armes modernes
pour « frapper chez Abd-el-Krim, au cœur du Rif, dans ses tribus fidèles,
en jetant la terreur parmi les caïds et les douars qui sont ses plus fermes
appuis », selon le général SERRIGNY4. Il s’agit d’une perspective
européo-centrique qui « fait abstraction des treize années de conquête et
de « pacification » et des caïds de la guerre marocaine, bref qui exclut le
caractère colonial et par conséquent spécifique du conflit »5.
Sans s’étendre sur la guerre du Rif6, nous pouvons dire que celle-
ci a confirmé la position du sud-est dans le cadre du «Maroc inutile».
Aucune initiative militaire ne vit le jour au cours de celle-ci. Seule
l’action politique, pour attirer des populations résistantes dans la sphère
du Maroc soumis, avait garanti la pérennité de la «pacification».

1 - C’est à cette date, que le problème rifain passe au premier plan lorsque Lyautey écrivit
à POINCARE qu’il « se crée donc sur notre front nord une situation sérieuse et surtout
très compliquée », télégramme du 18 février 1924, cité par D. RIVET: Le commandement
français et ses réactions vis-à-vis du mouvement rifain (1924-1926), in Abd el-Krim et la
République du Rif, Actes du colloque international d’études historiques et sociologiques,
18-20 janvier 1973, Maspero, Paris 1976, p. 104.
2 - BERNARD (Lieutenant-- colonel) : Les étapes de la pacification marocaine, R.C., N˚ 8,
septembre 1936, pp.115-128, p. 123.
3 - RIVET (D.) : Le commandement français..., op. cit., p. 102.
4 - Cité par D. RIVET, Ibid, p. 117.
5 - Ibid, p. 116.
6 - Pour une ample étude à ce propos Cf. par exemple : AYACHE (Germain) : Les origines de
la guerre du Rif, S.M.E.R, 1981; KHARCHICH (Mohamed) : La France et la guerre du Rif
1921/1926, thèse de doctorat en histoire, université Lumière (Lyon II), 1989; Abd el-Krim
et la guerre du Rif, actes du colloque...,op.cit.

275
Mohamed LMOUBARIKI

L’attente d’une reprise future des opérations militaires fut


exploitée pour élaborer plusieurs projets concernant l’organisation de
la région, une fois soumise à l’autorité du Protectorat.
Parmi ces projets, on peut évoquer celui du capitaine HATERNE,
Chef du Bureau du Cercle de Bou-Denib, qui, fidèle à la devise
machiavélique «divide ut renges» insiste, principalement, sur la
nécessité « d’exploiter les rivalités de race.... sans prendre parti pour
les Arabes ou les Berbères, d’entretenir les divisions qui réduiront
notre effort et nous permettront à bon compte de tenir le pays »1. Il
poursuit son analyse en soulignant que la désignation d’un gouverneur
devra faire l’objet d’un soin spécial et étant donné l’absence « de toute
personnalité locale et des inquiétudes que ferait naître la désignation
d’un chérif de l’oued Ifli, il serait nécessaire de faire désigner par le
Makhzen un étranger au pays »2.
Cet homme «énergique» devrait bénéficier d’une «certaine liberté»
pour «commander une population qui a, aussi longtemps, vécu dans
l’intrigue et la violence et n’en perdra pas facilement l’habitude»3.
Quant au Commandant de la Région de Meknès, le général
FREYDENBERG, il fit observer que la tentative de grouper les populations
du Tafilalt sous un même chef choisi dans la famille impériale, lors de la
première occupation de la palmeraie, a engendré « un mécontentement
quasi général »4. Ainsi, il opta pour son morcellement car « les coutumes
différentes ... sont à respecter tout au moins au début et ... le chef qui
servira d’intermédiaire ... devra être judicieusement choisi ... De plus, le
statut à donner aux Arabes pourra être différent de celui des Berbères »5.
La guerre du Rif avait amené au Maroc des renforts considérables,
ce qui encouragea le Haut Commandement militaire à mettre à exécution

1 - -A.M.G. : La question saharienne vue de Bou-Denib, Fin 1924, volume Meknès 2.


2 - Idem.
3 - Idem.
4 - A.M.G. : Rapport au sujet de l’occupation du Tafialt adressé au Général Commandant
Supérieur des Troupes du Maroc, 16 juillet 1927, volume Meknès 2, dossier Tafilalt.
5 - Idem.

276
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

le plan de réduction de la tâche du sud de Taza (juillet 1926) puis de


la tribu Ghazawa au nord-est d’Ouezzan (août/septembre 1926). Par
suite de ces opérations, le « Maroc «utile» est libéré de toute menace
sérieuse ... C’est une nouvelle confirmation de l’efficacité d’une méthode
prudente où s’associent ... l’action politique et l’action militaire »1.
Mais au moment où les efforts des forces d’occupation étaient
axés sur la réduction des foyers de résistance jugés plus menaçants pour
le Protectorat, la région sud-est allait vivre la recrudescence de l’activité
des jyûsh, une sorte de guérilla à la marocaine, ce qui imposa aux
troupes françaises une sérieuse mobilisation pour assurer la protection
des convois et protéger ses positions dans la région.
3 - La recrudescence des jyush durant les années vingt :
L’action des jyûsh reste la forme la plus concrète de la résistance
du sud-est contre les forces d’occupation durant les années vingt. Elle a
pu à elle seule assurer la pérennité de la lutte anti-française au moment
où les tentatives d’instaurer un commandement unique de dimension
politique s’avérèrent difficiles à concrétiser.
La recrudescence de cette guérilla à la marocaine ne fut pas
seulement le résultat de la défaillance des efforts de N’Gâdî mais aussi
de la conjugaison de plusieurs autres éléments.
On peut souligner, en premier lieu, les pertes humaines essuyées
par les harkât devant les troupes françaises lors du soulèvement du
Tafilalt et qui s’élèvent à environ 3300 morts répartis ainsi :

Date Combat Nombre de morts


09/07/1916 Meski 500
16/11/1916 El-Maâdid 600
11-15/11/1918 Dar el-Baïda 100
9/08/1919 Gaouz 600
31/01/119 Oulad M’barek (Tizimi) 500

1 - Les opérations militaires au Maroc, op. cit., p. 192.

277
Mohamed LMOUBARIKI

La société du sud-est s’est retrouvée amputée non seulement


d’une grande partie de son potentiel défensif mais aussi d’une force
productive difficile à pallier, étant donné l’exiguïté des ressources de la
région et le fait que la force humaine constituait un facteur indispensable
pour tirer le maximum de profit d’un contexte économique très fragile.
Cette situation ressemble parfaitement à celle qui a succédé aux
harkât de 1908 à la suite desquelles le mouvement de résistance allait
traverser une période de stagnation, exception faite des actions des
jyûsh qui avaient pris le relais.
En effet, après les combats de 1916-1919, comme après ceux de
1908, la population de la région fut contrainte à reconstituer son potentiel
humain. Le rassemblement massif débouchant sur un choc frontal céda
la place à l’action des jyûsh qui est beaucoup plus souple et plus facile à
entreprendre d’autant plus qu’elle permit des attaques efficaces avec un
minimum de risque. Outre cet «avantage», l’action des jyûsh pourrait
aux yeux de la population ne pas encourager les troupes françaises à
effectuer des opérations de grande envergure pouvant provoquer des
progressions en pays insoumis.
Faut-il, toutefois, préciser que l’action des jyûsh n’est pas une
donnée nouvelle dans le sud-est marocain. Les jyûsh ont toujours existé
dans la région et cela depuis l’apparition des troupes françaises sur la
frontière est. Mais seule leur recrudescence durant les années vingt,
notamment après 1925, a motivé notre tentative d’élucider les causes et
la portée de cette forme de résistance.
Dans ce cadre, le général VIDALON, Commandant Supérieur
des Troupes du Maroc, explique cette recrudescence par deux facteurs
principaux. D’abord « le loyalisme douteux de certaines tribus de notre
zone dont plusieurs d’ailleurs sont restées armées et auprès desquelles les
djiouch trouvent des complicités » et aussi « la misère particulièrement
intense cette année [1927] qui sévit en zone insoumise et qui pousse les
pillards contre les convois et les petits détachements »1.

1 - A.M.G. 3H118 : Note N˚98/S/E adressée à Commissaire R.G., Rabat le 27 juin 1927. Le
député PAGNON précise, dans une note sur la situation politique générale au Maroc, que
«la misère qui sévit dans la zone insoumise et notamment au Tafilalt suffit à expliquer cette
activité de brigandage », A.A.E 483 : Note du 15 octobre 1927, sans date.

278
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Cette explication touche, en fin d’analyse, au clivage nomade/


sédentaire qui caractérisait la société du sud-est. La nature du mode vie
a d’une manière ou d’une autre dicté l’attitude à prendre à l’égard des
troupes d’occupation. Ainsi, quoique solidaires avec tout le mouvement de
résistance, les populations sédentaires, une fois soumise à la domination
française, se trouvent partagées entre l’attachement à la terre, la condition
principale de leur survie, et le respect de la consigne du jihâd à laquelle
adhéraient plus explicitement les tribus nomades. Une situation difficile
à gérer devant des populations nomades moins attachées à un territoire
particulier et en l’occurrence plus libres de leurs mouvements. Devant
la marée montante de la mainmise militaire française, plusieurs tribus
ont fui leurs zones de transhumance habituelles pour se rendre dans
d’autres régions encore non soumises, ce qui suppose constamment une
redistribution des igudlân (espaces de pâturage). Une opération qui ne
pouvait se faire facilement dans ces régions arides.
Le nombre très important des attaques des jyûsh ne nous permet
pas de dresser une chronologie détaillée de cette forme de résistance.
Rien que pour les années 1927-1928, nous pouvons dénombrer 93
attaques ayant provoqué 264 morts et 129 blessés dans le rang des troupes
françaises1. Ce bilan impressionnant témoigne du succès des jyûsh qui,
profitant du fait de la surprise, de la connaissance du terrain et de la
facilité des mouvements, finirent par poser un sérieux problème pour
le déplacement des convois et la protection des populations soumises.
En d’autre terme, l’action des jyûsh engendra, selon T. STEEG, une
insécurité d’une « forme lancinante, irrégulière et particulièrement
désagréable »2. La gravité du problème poussa le Ministre de la Guerre
à demander au Résident Général d’étudier la possibilité de dresser,
en accord avec le Gouverneur d’Algérie, un programme militaire en

1 - COLLIEZ (André) : Notre Protectorat marocain 1912- 1913, p. 158. « Au total de juin à
septembre 1928, nous avons pour l’ensemble du front sud 88 tués, des forces régulières et
supplétives. Pour les 5 premiers mois de 1929, nous avons 26 tués, 32 blessés sans compter
41 tués et 27 blessés pour les partisans », A.M.G. 3H119 : Note sur l’occupation militaire
du sud marocain et les événements du juin 1929.
2 - A.M.G. 3H118 : Note sur la situation dans les régions de contrôle militaire, Rabat le 19
juillet 1928.

279
Mohamed LMOUBARIKI

vue d’une intervention contre le Tafilalt, car « la part d’imprévu ...


dans les problèmes de cette nature ... peut nous obliger à agir plus
rapidement que nous le prévoyons »1. Cependant, le général VIDALON,
Commandant Supérieur des Troupes du Maroc, précise dans un rapport
à propos de cette éventuelle opération que « l’occupation du Tafilalt loin
de faire cesser l’agitation parmi ces tribus, elle l’excitera au contraire.
Elle se manifestera par l’attaque de nos postes et de nos convois ». Il
conclut son analyse en disant que l’occupation du Tafilalt ne sera que
« le premier acte d’une série d’opérations. Nous serons entraînés à
pénétrer ... dans le Gheris et le Ferkla vers le Todgha. Cette pénétration
ne pourra se faire sans danger si nous laissons sur notre flanc droit
les tribus dissidentes de l’Atlas et sur notre flanc gauche la tribu si
turbulente des Aït Atta...»2 .
Dans l’attente d’un plan de «pacification» de telle envergure, et
pour tenter de contenir, du moins provisoirement, ce danger permanent,
les autorités militaires décidèrent d’améliorer la capacité défensive des
troupes en développant les voies de communication, les moyens de
liaison et l’utilisation des blindés depuis novembre 19283. Une note sur
l’occupation militaire du sud marocain définit explicitement les raisons
du quadrillage imparfait de la région par les troupes du Protectorat
par le fait que « dans ce pays pauvre, [le front de Ziz], à population
clairsemée où la colonisation est inexistante, il ne pouvait être question
d’investir la zone insoumise par un réseau d’étroite surveillance sur
un front de plus de 300 km »4. Dans le même sens, une réorganisation
administrative de la Région de Meknès vit le jour pour assurer un
contrôle étroit de la population et réduire au minimum les complicités
que trouvaient les jyûsh dans les régions soumises5.

1 - A.M.G. 3H118 : P. PAINLEVE à R.G., Paris le 17 juin 1927, télégramme N˚ 1672 9/11.
2 - A.M.G. 3H118 : Note sur la région Gourrama, Bou-Denib et Tafilalt, Rabat le 2 septembre
1927, N˚ 111 3/3.
3 - A.M.G. 3H118 : Commandant des Troupes du Maroc à BOUILLOUX-LAFONT, Note au
sujet des opérations militaires et résultats obtenus après 1926, sans numéro.
4 - A.M.G. 3H119 : Note sur l’occupation militaire du sud marocain et les événements de juin 1929.
5 - A.M.G. 3H118 : Arrêté résidentiel du 21/04/1927 portant sur la réorganisation administra-
tive de la Région de Meknès par T. STEEG, Rabat le 21/04/1927.

280
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

En dépit de la multitude des jyûsh, ils furent principalement


l’œuvre de deux tribus, les Ayt Khabbâsh et surtout les Ayt Hammû. Un
fait qui mérite quelques éclaircissements.
Sans répéter les informations développées à propos des Ayt
Khabbâsh dans le troisième chapitre, il est à signaler que cette tribu, qui
compte environ 10000 personnes en 19361occupe l’avant-pays oriental
de la confédération des Ayt `Atta, autrement dit le territoire allant du sud
du Tafilalt jusqu’aux oasis sahariennes en sus de l’espace hamadien du
Guir reliant le Maroc au sud oranais.
Dans ce territoire caractérisé par l’aridité du climat, l’exiguïté des
terres cultivables et la rareté des données hydrauliques, les Ayt Khabbâsh
ont pu s’adapter en exploitant à l’extrême toutes les ressources que
propose leur espace. C. LEFEBURE constate dans cette optique que
ceux-ci ont fait « flèche de tout bois, dans toutes directions. Élevage
du petit bétail et du dromadaire, agricultures intensives et extensives,
activités reposant sur l’usage ou la menace d’user de la force et même
chasse, collecte, transport, extraction minière »2.
Cette tentative acharnée de maîtriser un espace ingrat et réaliser
en l’occurrence un équilibre entre les effectifs humains et les ressources
économiques, paraît être réalisée à la fin du XIXe siècle.
Mais la percée coloniale française dans le Sahara, concrétisée
par l’occupation du Timimuon, chamboula l’édifice des Ayt Khabbâsh
et remit en cause l’équilibre acquis après plusieurs années d’efforts.
Cet événement constitue, en effet, le prélude d’une nouvelle étape
dans l’histoire des Ayt Khabbâsh. La conquête française leur imposa
progressivement « la notion de limite » forgée sur l’encouragement
à l’agriculture et la réglementation de la quête pastorale et visant en
premier lieu à la fixation et au contrôle de la population3.
Privés de leurs attaches sahariennes, les Ayt Khabbâsh subirent dès
1918 un autre défi français suite à la destruction d’un barrage établi sur

1 - Ce chiffre représente le sixième de la confédération des Ayt `Atta selon C. LEFEBURE : Ayt
Khebbach, impasse sud-est. L’involution d’une tribu marocaine exclue du Sahara, in Désert
et montagne au Maghreb (Hommage à J.Dresch), Edisud, avril 1987, p.138.
2 - Ibid, p.143.
3 - LEFEBURE (C) : Ayt Khabbach, impasse sud-est..., op.cit., p.144.

281
Mohamed LMOUBARIKI

l’oued Amerbouh lors du retrait des forces d’occupation de Tighmart.


Ainsi et jusqu’à la seconde conquête de la palmeraie du Tafilalt en
1932, celle-ci végéta sans eaux superficielles ce qui représente un coup
dur pour l’économie de l’oasis et une perte considérable pour les Ayt
Khabbâsh privés déjà de leurs zones de parcours vers l’est et le Sahara.
Devant cette pression militaire et ses retombées économiques,
les Ayt Khabbâsh optèrent pour la continuité de la lutte anti-coloniale
sous forme d’attaques rapides et profondes derrière les lignes du front
soumis aux troupes d’occupation.
Cependant, les Ayt Hammû restent sans conteste les animateurs par
excellence des jyûsh dans le sud-est marocain durant les années vingt.
Originaires de la région de Talsint, ils ont fui cette contrée dès
1908. Après un campement au massif de Daït d’où ils furent délogés
en 1916 par les troupes de lieutenant-colonel DOURY, ils se rendirent
sur le versant sud du Haut Atlas au nord du Tafilalt, autrement dit dans
une région sans ressources économiques notables et qui faisait déjà
partie des zones de parcours des Ayt Marghâd. Depuis leur départ en
«dissidence», les Ayt Hammû « sont devenus uniquement nomades et
les tentatives qu’ils ont faites pour acquérir des terrains n’ont jamais
pu aboutir »1. Devant cette situation économique très précaire, les Ayt
Hammû se trouvèrent acculés à se métamorphoser en tribu guerrière
dynamique au moment où le mouvement de résistance au Tafilalt
traversait une période de stagnation.
Au lieu de tenter de se forger un nouvel espace et rentrer par voie
de conséquence en lutte avec d’autres tribus anciennement ancrées dans
cette contrée, ils axèrent tous leurs efforts contre les troupes d’occupation
sous formes d’attaques surprises permettant « d’enlever des armes, des
munitions et éventuellement des animaux »2. Le dynamisme guerrier
dont cette tribu a fait preuve peut être également expliqué par la facilité
de mobilité due au changement de leur mode de vie. D’une manière ou
d’une autre la lutte pour la survie devint l’unique solution pour elle. Le
nombre très réduit de ses combattants, 300 à 400 fusils selon les rapports

1 - A.M.G. 3H118 : Le colonel GIRAUD, Commandant Supérieur des Confins Algéro-maro-


cains : Le problème Aït Hammou, Bou-Denib le 1er septembre 1930.
2 - A.M.G. 3H118 : Commandant Supérieur des Troupes du Maroc à BOUILLOUX-LAFONT,
note au sujet des opérations militaires et résultats obtenus après 1926, le 22 mai 1930.
282
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

militaires, ne lui permettait pas de concurrencer les autres tribus de la


région comme les Ayt Marghâd, les Ayt Khabbâsh ... et obtenir des
terrains de culture. Les attaques contre les troupes d’occupation restent,
par conséquent, l’ultime chance pour les Ayt Hammû qui devinrent
les experts incontestables de cette forme de résistance. Que ce soit
en Algérie ou au Maroc, sur la ligne des postes militaires avancés ou
profondément à l’intérieur de la zone soumise et quelle que soit la base
du jaysh, « il est toujours préparé, guidé et conduit par des cadres Aït
Hammou »1. Malgré leur nombre infime, ils « se subdivisent en autant
de groupes qu’il le faut pour agir parfois simultanément aussi bien sur
le Ziz que sur le Guir »2.
Les archives militaires du Protectorat soulignent la recrudescence
des actions des jyûsh après 1926. Nous avons tenté au début de ce
passage d’expliquer les raisons de cette recrudescence sans évoquer
l’impact des nouvelles du front rifain.
Cependant, il est difficile de saisir l’impact de la guerre du Rif
sur la résistance dans la partie sud-est du Maroc. Le rideau de postes
militaires établi autour de la région pour circonscrire la «dissidence»
du Tafilalt ainsi que la position excentrique de la région ne favorisaient
guère les efforts de propagande de l’Emir du Rif.
Cela dit, un document du ministère des A.E. affirme que « c’est
par l’intermédiaire d’Elkhsassi et le caïd Njem que Balqâsam N’Gadi
est entré en relation avec Abdelkrim »3. Les appels du leader rifain
lancés en direction des chefs de résistance dans la partie sud du pays
pour se soulever contre les troupes françaises restèrent sans grand
succès. Les caïds et chefs de ces régions auraient répondu par une lettre
unique dont on extrait le passage suivant : « ... prends Taza, encadre les
Ouraïn et les Zaïan marcheront et Khénifra tombera, le soulèvement
gagnera les Mellal, Demnat, le Grand Atlas et le Sous. Si tu ne peux
t’emparer de Taza, tiens bien sur le terrain conquis, de notre côté nous

1 - A.M.G. 3H118 : Colonel GIRAUD ; Le problème Aït Hammou, rapport déjà cité.
2 - Idem.
3 - A.A.E. 517 : Renseignements fournis par El Haj Himi après la soumission d’Abdelkrim.

283
Mohamed LMOUBARIKI

nous préparons en attendant le mouvement du sud »1.


En un mot, la recrudescence des attaques des jyûsh après
1926 relève surtout des facteurs suivants : L’échec des efforts des
populations, ayant fui leurs territoires d’origine pour échapper à la
mainmise française, de se forger de nouvelles ressources économiques,
la reconstitution du potentiel humain après les lourdes pertes des années
1916-1919 et enfin la reprise méthodique de la conquête militaire par
les troupes du Protectorat notamment après 1926.
Pour expliquer cette intensification des attaques des jyûsh, nous
pouvons nous arrêter sur deux affaires importantes dans l’histoire de
la résistance du sud-est marocain durant les années vingt : L’affaire de
Talsint parvenue après la fin des combats dans le Rif et l’affaire Aït
Yakoub (Ayt Ya`qûb) qui constitue la réponse directe de la population à
la reprise du processus de «pacification» dans le Haut-Ziz.
L’auteur d’une note émanant de l’Etat Major des Armées, souligne
que « la guerre du Rif est née du formidable armement des masses
anarchiques qu’un chef habile avait su momentanément rassembler et
actionner au profit de ses intérêts personnels. Supprimer l’armement
c’est du même coup frapper de caducité toutes les ambitions malsaines
»2. Ainsi, étant donné le nombre important d’armes détenues encore
par les populations du sud, 30000 fusils selon la même note, il était
urgent d’intervenir pour désarmer ces populations et éviter de la sorte
une autre guerre du Rif dans le Maroc méridional.
À la lumière de cette constatation, les autorités militaires du
poste de Talsint, crée en 1918, procédèrent, courant novembre 1925,
au désarmement de la tribu des Ayt Saghrushshan mettant fin à une
longue période de « compréhension » voire d’incitation de la part
des autorités françaises à ce que celle-ci se procure des fusils pour
faire face aux incursions des jyûsh3. Ces opérations provoquèrent un

1 - A.M.G. 3H102 : Note sur la propagande d’Abdelkrim, E.M.A. à Ministre de la Guerre, 25


août 1925.
2 - A.M.G. 3H118 : Note au sujet de la pacification du Maroc insoumis, E.M.A., section
d’Etudes, le 12/03/1929.
3 - A.M.G. 3H621 : Rapport du Lieutenant BOGAERT, Chef provisoire du Bureau des Ren-

284
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

grand mécontentement chez les Ayt Saghrushshan « détenteurs de


fusils achetés souvent à des prix élevés » et qui « la mort dans l’âme,
s’exécutent contre leur gré et versent ... le 19 novembre 1925 1304
armes de tous modèles »1. Un témoin des opérations affirme à ce propos
qu’il « faut n’avoir jamais mis le pied sur le sol berbère pour imaginer
pareille manœuvre... À vouloir couper les griffes du tigre, on risque de
le rendre furieux »2.
Les Ayt Saghrushshan, qui considéraient ce désarmement
comme une « mesure vexatoire » injustifiable et qui subirent en plus
les « sarcasmes et les injures ... des autres tribus » leur reprochant
« de s’être laissé dépouiller de leurs armes comme des femmes sans
manifester », demandèrent le concours des fractions réfugiées au
Tafilalt (Ayt Hammû, Ayt S`îd Uballahsan) pour faciliter leur départ de
la région3.
Par ailleurs, la nomination des caïds n’a pas été sans décevoir
et sans provoquer du mécontentement chez les diverses fractions de
la tribu. Dans ce cadre, la fraction Ayt Haddû Uballahsan profita de
l’occasion pour satisfaire une rancune personnelle contre leur nouveau
caïd Ahmâd Uqmannî choisi par les autorités militaires. Ce caïd, fils de
Muhammad Uqmannî que le sultan Hasan Ier désigna au même poste
lors de son voyage au Tafilalt en 1893, avait fait tuer cinq membres de
cette fraction4.
La concomitance de ses deux éléments fut à l’origine du
soulèvement du 16 décembre 1925. Les Ayt Saghrushshan avait pour

seignements du poste de Talsint sur les Faits qui ont amené la révolte de la fraction des Aït
Hadou Belahcen, N˚ 494/3 sans date.
1 - A.M.G. 3H621 : Le Lieutenant Colonel Commandant le Cercle du Sud : Affaire de Talsint,
Bou-Denib le 20 janvier 1926.
2 - Dans le sud marocain, récit d’un témoin, La revue Universelle, N˚8, Paris le 15 juillet 1929,
pp.201-207, p.203.
3 - A.M.G. 3H621 : Le Lieutenant Colonel Commandant le Cercle du Sud : Affaire de Talsint,
Bou-Denib, le 20 janvier 1926.
4 - A.M.G. 3H621 : Rapport du Lieutenant BOGAERT, Chef provisoire du Bureau des Ren-
seignements du poste de Talsint sur les Faits qui ont amené la révolte de la fraction des Aït
Hadou Belahcen, N˚ 494/3 sans date.

285
Mohamed LMOUBARIKI

but : Tuer le chef du Bureau de poste de Talsint, le seul promoteur aux


yeux des révoltés de l’opération du désarmement1,prendre les fusils
confisqués et soulever toutes les tribus de la circonscription de Talsint
contre les Français2.
Mais, un chef d’une fraction des Ayt Haddû Uballahsan informa
le lieutenant DESPAX des intentions des Ayt Saghrushshan et priva
ceux-ci de l’avantage de la surprise. Le chef du poste décida d’aller
outre cet avertissement et se rendit au marché où il se fit tuer3.
Ce court et rapide incident fut le signal du déclenchement de la
révolte. Réunis pour le marché, les Ayt Saghrushshan et en particulier
les deux fractions Ayt Haddû Uballahsan et Ayt Za`nân soutenus par un
jaysh Ayt Hammû de 50 à 60 fusils se lancèrent à l’assaut du bureau de
poste dans l’espoir de reprendre les armes confisquées. Mais la défense
organisée par la garnison de Mokhaznis rendit les attaques des révoltés
inefficaces4. Ceux-ci décidèrent par la suite d’encercler le bureau de
poste en attendant un moment propice pour le prendre d’assaut et
tentèrent de percer son enceinte5. Ils s’en prirent également à un certain
nombre de commerçants et mirent à mort le qâdi du village dont la
maison fut brûlée6.

1 - Cela marque la fin de la confiance établi entre DESPAX et les Ayt Saghrushshan et qui a
permit au premier de devenir leur conseiller et l’arbitre de leurs querelles. Cette ascendance
s’est concrétisée par le mariage de DESPAX avec une certaine La`ziza, une femme de la
dite tribu. Renseignements fournis par Haddû Ben Muhammad (88 ans), Béni-Tajjit, le
31/08/ 1986.
2 - A.M.G. 3H621 : Rapport du Lieutenant BOGAERT, Chef provisoire du Bureau des Ren-
seignements du poste de Talsint sur les Faits qui ont amené la révolte de la fraction des Aït
Hadou Belahcen, N˚ 494/3 sans date.
3 - Les organisateurs de cet assassinat sont : Muhammad Uhammû, son frère Hammû Uhammû
et Ahmad Agharfî, tous membres de la jmâ`a des Ayt Haddû Uballahsan. Renseignements
fournis par Haddû ben Muhammad, interview déjà citée.
4 - A.M.G. 3H621 : Le Lieutenant Colonel Commandant du Cercle du Sud : Affaire de Talsint,
Bou-Denib, le 20 janvier 1926.
5 - Idem.
6 - A.M.G. 3H621 : BOGAERT au Lieutenant Colonel Commandant du Cercle du Sud, Talsint
le 20 décembre 1925.

286
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

L’arrivée des renforts (un détachement de 9 mokhaznis dirigés


par le Lieutenant DROUIN, puis 150 hommes de la Compagnie
Saharienne du Haut-Guir installée à Bou-Denib) accula les fractions
révoltées à abandonner le siège du poste pour se réfugier en montagne
après avoir subi 20 morts et 28 blessés. Du côté des troupes françaises,
les pertes s’élèvent à 11 morts dont un officier et 7 blessés1. La prompte
intervention des renforts permit de circonscrire le soulèvement des Ayt
Haddû Uballahsan. De même, la mobilisation des forces de Bou-Denib,
de Midelt et de Missour limita le nombre des départs vers le Tafilalt2.
Cela étant, le Lieutenant Colonel BELOUIN considère la réaction
des Ayt Saghrushshan comme un succès direct de la propagande
d’Abdelkrim. Il souligne que « les lettrés ou savants indigènes ne sont
pas sans ignorer les tracts communistes, les Affaires d’Orient et du monde
entier, des lettres et émissaires d’Abdelkrim ont été envoyés ça et là »3.
Par conséquent et « pour que tout rentre dans l’ordre et que les esprits
n’écoutent plus les fauteurs de troubles, il est nécessaire qu’Abdelkrim
se rende et demande l’aman comme les autres indigènes »4.
C’est par ailleurs la conclusion des auteurs de l’ouvrage «Les
opérations militaires au Maroc» qui précisent que « l’échauffourée
de Talsint » n’est que le symptôme « d’une agitation grandissante
que l’influence d’Abdelkrim développe et tend à unifier » et que son
effondrement supprimera la cause de la rébellion et aura sa répercussion
sur les autres fronts dissidents5.
Mais, quelque soit l’impact du mouvement rifain sur le
soulèvement des Ayt Saghrushshan et sur la recrudescence des jyûsh en
général après 1926, il est à signaler que la reddition de l’Emir du Rif

1 - A.M.G. 3H621 : BOGAERT au Lieutenant Colonel Commandant du Cercle du Sud, Talsint


le 20 décembre 1925.
2 - A.A.E. 483 : Le G.G. d’Algérie aux Affaires Etrangères, Télégramme N˚ 5859, Alger le 19
décembre 1925.
3 - A.M.G. 3H621 : Le Lieutenant Colonel Commandant du Cercle du Sud : Affaire de Talsint,
Bou-Denib le 20 janvier 1926.
4 - Idem.
5 - Op. cit., p. 172.

287
Mohamed LMOUBARIKI

n’apporta pas les retombées escomptées pour les forces du Protectorat.


Au lieu d’assister à un recul des attaques des jyûsh, celles-ci allaient
s’intensifier d’une manière sans précédent, notamment entre 1927 et
1929, ce qui confirme notre explication à propos de la multitude des
raisons ayant engendrées ce mode de résistance.
La seconde affaire que nous traitons dans ce cadre est celle de juin
1929, connue dans les archives militaires sous le nom de l’Affaire Aït
Yakoub (Ayt Ya`qûb).
L’affaire Aït Yakoub constitue la réaction directe des Ayt Hadiddû
et Ayt Yahyâ à la politique de progression méthodique dans leur territoire
menée par les troupes françaises depuis 1928.
Dès le 28 avril 1928, un détachement remontant de Rich procéda à
la fondation du poste de Mzizel sur le Haut-Ziz1. La position stratégique
de ce poste située à l’intersection des territoires des Ayt Marghâd,
des Ayt Yahyâ et Ayt Hadiddû encouragea les autorités militaires à y
organiser un marché non seulement pour concurrencer celui de Tounfit
sur le versant nord du Haut-Atlas et permettre à ces tribus de venir « y
acheter le sucre, le thé, les cotonnades qui, pour ces rudes populations
berbères, sont un luxe auquel elles se laissent facilement gagner » mais
surtout pour rendre efficace le travail du bureau des A.I. Les officiers
de celui-ci devraient ainsi rentrer en contact plus aisément avec « les
notables qui viendront causer... Dans les conversations familières on
se renseignera ... on détruira les préventions coutumières contre nos
méthodes d’administration, on fera ressortir le bien être et la tranquillité
des populations soumises »2.
Mais grâce à la propagande de Muhammad Ben Taybi, chef de la
résistance dans le Tadla (front de Ksiba) et qui se rendit dans la région
dès le mois d’octobre 1928, les tribus désertèrent le marché de Mzizel.
Une harka de Muhammad ben Taybi se rassembla à 15 km au nord-ouest
du poste. Elle s’attaque à tous les villages suspects de compromission
avec les troupes d’occupation3.

1 - A.M.G. 3H119 : Note sur l’occupation militaire du sud marocain et les événements de juin 1929.
2 - Ibid.
3 - Ibid.

288
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

La réaction française fut en proportion des défections qui


commençaient à s’opérer chez les populations ralliées1. Du 20 au
29 novembre 1928, les escadrilles de Bou-Denib et de la Moulouya
harcelèrent les qsûr du Haut-Ziz abritant les contingents de Taybi. Le
qsâr d’Igli à 3 km, au sud d’El-Bordj, fut particulièrement éprouvé.
Il subit 14 morts par bombes d’avions dans la seule journée du 22
novembre2.
Décimés par ces bombardements aériens, les Ayt Hadiddû finirent
par se diviser en deux clans ; l’un s’inclina vers le poste de Mzizel et
demanda l’amân, l’autre opta pour la continuité de la résistance et garda
le contact avec Taybi3.
Quant à celui-ci, il regagna en catastrophe le versant nord du
Haut-Atlas pour contrecarrer les manœuvres menées contre lui par son
rival dans le Moyen-Atlas, Si Husayn Utamga. Il laissa sur place son
neveu Si `Umar pour coordonner l’action des Ayt Hadiddû.
Cependant, profitant de la désagrégation des troupes de Taybi et
des flottements au sein des tribus suite aux raides aériens, les troupes
françaises saisirent l’occasion pour créer le 27 janvier 1929 un autre
poste à Tarda (rive droite de Ziz) à 25 km au sud-ouest de Ksar es-
Souk. Par cette avance, les forces d’occupation souhaitaient renforcer
la sécurité de la nouvelle route du Ziz et rentrer en contact avec les
fractions Ayt Marghâd de la vallée du Moyen Gheris4. Cette ligne de
contrôle se fortifia, le 8 février 1929, avec l’occupation de Guefifat5.
Mais l’installation des troupes françaises à El Borj, Aït Yakoub et
Igli le 29 avril 1929, déclencha une grande effervescence chez les Ayt
Yahyâ qui « déjà bloqués par le nord, se voient désormais bordés au sud-

1 - A.M.G. 3H119, op.cit.


2 - Idem.
3 - A.M.G. 3H129 : Maroc, situation d’ensemble, 20 novembre-25 décembre 1928.
4 - A.M.G. 3H129 : Autour d’Aït Yakoub et d’El Borj, Front sud, sans numéro ni date.
5 - A.M.G. 3H129 : Commandant Supérieur des Troupes du Maroc au Ministère de la Guerre,
Rabat le 29 janvier 1929, Télégramme N˚ 17/C/3.

289
Mohamed LMOUBARIKI

est... Ils sentent que l’étreinte se resserra sur eux »1. Des groupements
s’esquissèrent dès le 30 du même mois. Le 10 mai, un jaysh de 300 fusils
aux ordres de Si Tayyab fils de Muhand Ulhâj, chef de la zâwiya de
Sidi Muhammad Uyûsaf dans le Haut Gheris, tenta une attaque contre le
poste d’El Borj2. C’est le prélude d’un soulèvement grandissant.
Malgré les bombardements aériens, des rassemblements se
multiplièrent à travers le pays des Ayt Hadiddû. Le 8 juin 1929, une
reconnaissance composée de deux compagnies de tirailleurs marocains,
d’une section de légion et une section de mitrailleuses (en tout 500
hommes) quitta Aït Yakoub pour réparer une ligne téléphonique coupée
la veille. Elle tomba dans une embuscade à Tahiant où elle fût encerclée
et disloquée. Elle perdit le sixième de son effectif3.
À la suite de ce succès, les résistants renforcèrent le blocus du
poste d’Aït Yakoub qui parvint à les repousser grâce notamment à
ses deux pièces de canon et surtout à la contribution de l’aviation qui
lança plus de 600 bombes4. Le 19 juin, les résistants prirent d’assaut
le village qui leur ouvrit ses portes5. L’arrivée d’une colonne forte de
6 bataillons permit de contrôler la situation et repoussa les résistants
qui laissèrent 450 cadavres aux alentours d’Aït Yakoub6. Toutefois, le
soulèvement des Ayt Hadiddû n’avait, selon un rapport militaire, pas les
moyens de sortir de son caractère local car « on a vu poindre plusieurs
personnalités religieuses mais aucun chef de guerre »7.
Quoique rapidement circonscrit, l’affaire Aït Yakoub a engendré
une résonance politique particulière si on prend en considération le
débat parlementaire qu’elle a suscité. En réalité, elle a mis fin à la reprise
discrète des opérations militaires au Maroc esquissée depuis 1927. Cet

1 - Les opérations militaires au Maroc, op. cit. p. 195.


2 - A.M.G. 3H129 : Autour d’Aït Yakoub et d’El Bordj, front sud, sans date ni numéro.
3 - A.M.G. 3H119 : Note sur l’occupation militaire du sud marocain et les évènements de juin
1929.
4 - - Idem.
5 - A.M.G. 3H129 : Autour d’Aït Yakoub et d’El Bordj, front sud, sans date ni numéro.
6 - Idem. Pour créer une diversion et priver les résistants des Ayt Ya’koub du soutient des Ayt
Yahyâ, des troupes supplétives effectuèrent une attaque simultanée contre Tounfit, Idem.
7 - Idem.

290
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

attachement à la discrétion résultait du fait qu’il « est évident qu’on ne


pourrait faire accepter à l’opinion publique de nouveaux sacrifices »
après « les pertes douloureuses subies en 1925-1926 »1.
Dans son interpellation au gouvernement, le député communiste
de la Seine, Marcel CACHIN, fit remarquer qu’après « la guerre du Rif,
...voici la guerre de l’Atlas ... L’affaire d’Aït Yakoub serait le prélude
d’une grande opération voulue par le général FREYDENBERG
d’accord avec le gouvernement dont la responsabilité est engagée »2.
Quant au député socialiste, M. NOUELLE, qui soulignait
l’«atmosphère de fièvre » sévissant à Rabat, se demanda «qui donne
l’ordre ? Une «camarilla militaire» ? Le nouveau Résident Général
? Le gouvernement? ». Il acheva son interpellation en rappelant que
les «socialistes veulent savoir si des soldats vont encore mourir
pour le plus grand profit du capitalisme colonial et la plus grande
gloire des généraux »3.
Le Ministre de la Guerre P. PAINLEVE défendit le gouvernement,
qui, selon lui, « n’a ... jamais admis des opérations de conquête ou
d’aventures sous aucun prétexte »4. Mais il ne dissimule pas moins le
désir des spécialistes de la guerre du Maroc d’achever la «pacification»
du pays. Dans ce cadre, Pierre MILLE rappelle dans un article qu’« aussi
longtemps que dans une colonie il reste une région insoumise même pas
plus grande qu’un département français, on ne tient rien du reste, on
n’est sûr de rien »5. Cette opinion va dans le même sens que celle du
Résident Général qui rappelle dans une lettre au Ministre des A.E. qu’«il
n’est pas douteux que le maintien d’une dissidence, si réduite fût-elle,
apporterait, en cas de conflit européen où la France serait engagée, une
entrave sérieuse à notre liberté dans l’Afrique du Nord »6.

1 - A.M.G. 3H119 : Note sur l’occupation militaire du sud marocain et les évènements de juin
1929.
2 - Séance du 14 juin 1929, Le Temps du 16 juin 1929.
3 - Idem.
4 - Séance du 14 juin 1929, Le Temps du 16 juin 1929.
5 - La Dépêche Coloniale, mardi 8 juillet 1929, n° 9459.
6 - A.M.G. 3H121 : Lettre N˚ 78/C.M.C., Rabat, le 5 février 1931.

291
Mohamed LMOUBARIKI

En conclusion, nous pouvons dire que le parti favorable à la


reprise de la conquête du reste du Maroc pour liquider la «dissidence»
imposa son choix, ce qui se traduisit par les campagnes des premières
années de 1930.

292
Troisième sous-partie :

L’achévement de la conquête
et la reddition du bloc Ayt `Atta 1930-1934

En dépit des remous qu’avait provoqués l’affaire Ait Yakoub


en juin 1929 au sein de la classe politique et de l’opinion publique
métropolitaine, la Résidence Générale, soutenue par le G.G. d’Algérie
qui voulait mettre fin aux incursions des attaques des jyûsh dans le sud
oranais, obtint l’aval du gouvernement pour la mise en œuvre d’un
programme visant la liquidation totale de la « dissidence » dans la partie
sud-est du Maroc.
Cependant, pour éviter un soulèvement général de la population
rappelant celui qui a précédé l’évacuation du Tafilalt en 1918, les
autorités militaires au Maroc et en Algérie décidèrent de coordonner
leurs forces dans les régions du sud sous un seul commandement. Les
deux chapitres suivants traiteront de cette dernière phase de la conquête
du sud-est marocain.
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Chapitre X :
La conquête de la vallée duGheris
et fin du règne de N’Gâdî au Tafilalt

La fin des années vingt se caractérise par la recrudescence des


actions des jyûsh notamment en 1929 où les pertes françaises dépassent
largement la moyenne d’un par jour1. Durant la même période, la consigne
officielle interdisait aux officiers « de sortir de leur poste s’ils croient
avoir affaire à un ennemi supérieur en nombre. Le chef qui s’engage
à la poursuite d’un djich se voit désavoué s’il a des pertes »2. Cette
« défensive passive » ne plut guère aux stratèges militaires pour qui les
pertes humaines et matérielles provoquées par les jyûsh dépasseraient
celles que pourrait engendrer une vraie politique de conquête3.
Ce mécontentement se consolida par le soutien des autorités
algériennes qui souhaitait mettre fin aux attaques menées par des
jyûsh marocains dans le sud oranais et qui mettaient en péril la
voie transsaharienne de Béchar à Gao. L’écho d’Oran fait part des
préoccupations des autorités algériennes dans un article critiquant « les
méthodes de pénétration pacifique », ce qui « aboutit tout simplement
à fermer les yeux, à faire le silence sur les actes de rapines et de
meurtre par lesquels la loi du plus fort et du plus barbare s’impose en
permanence au plus faible, au plus tranquille »4.
Ainsi se profila à l’horizon la reprise des opérations militaires
dans la région sud-est pour, sinon réduire la totalité de la « dissidence»,
du moins opérer le refoulement des résistants vers l’ouest du Tafilalt.
1 - Conditions générales de la reprise des opérations :
La reprise de la conquête se réalisa après plusieurs préparatifs
dont en premier lieu l’instauration d’un commandement unique dans les

1 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE ; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, Bou-Denib, le 15 mars 1932.
2 - Idem.
3 - BERNARD (A.) : Le Maroc, FELIX ALCAN, 7e éd., 1931, 481 p., p. 392.
4 - Cité par L’écho du Maroc du 23 octobre 1929.

295
Mohamed LMOUBARIKI

confins algéro-marocains. Cette réorganisation permit la coordination


des « efforts des autorités civiles et militaires du Maroc et de l’Algérie
trop souvent gênées par des considérations d’ordre administratif et des
querelles de clochers »1.
Le 3 février 1930, le Résident Général fut chargé par décret
d’assurer provisoirement la sécurité et le maintien de l’ordre dans la
zone des confins algéro-marocains en attendant la création du nouveau
commandement2. Celui-ci vit le jour le 1er mars 1930. Il englobait
le territoire du sud de la Région de Meknès au Maroc et le Cercle de
Colomb-Bechar, celui de la Saoura et le poste d’Ounif en Algérie3.
Le siège du commandement militaire s’installa à Bou-Denib sous les
ordres du colonel GIRAUD.
Fort de la flexibilité que lui offre la nouvelle organisation
militaire, GIRAUD procéda courant mars 1930 à la préparation du
terrain menant au Tafilalt, notamment dans la hamada du Guir. Cette
préparation concerne la réouverture de la piste reliant Bou-Denib à
Colomb-Bechar, le renforcement des liaisons téléphoniques entre le
Maroc et l’Algérie, l’ouverture des voies d’accès vers le sud et surtout
l’investissement du plateau de la hamada du Guir pour permettre aux
unités motorisées d’y accéder facilement4. Le colonel GIRAUD suivait
personnellement l’évolution des préparatifs en dirigeant de nombreuses
reconnaissances dans la région dont celle du mois de mai 1930 durant
laquelle il a parcouru le rebord occidental de la hamada jusqu’aux
environs de Taouz avant de rentrer le 18 du même mois à Erfoud5.
Simultanément à ces travaux sur l’Est du Tafilalt, le projet d’une
nouvelle route en direction de la palmeraie vit le jour pour la relier
à Marrakech via Ouarzazate. La construction de cette nouvelle route

1 - A.M.G. 3H127 : Note N˚ Y.J/C.F., sans date ni référence d’auteur.


2 - Idem.
3 - Les opérations militaires au Maroc, op. cit., p. 201.
4 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE ; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit.
5 - A.A.E. 561bis : Le Ministre des A.E. à Mr THIERRY, chargé d’affaires de France à Madrid,
Paris, le 26 mai 1930.

296
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

fut confiée à une section du 4e Etranger qui avait sous ses ordres
une importante main-d’œuvre marocaine. Quant à la supervision
des travaux, elle fut attribuée au Lieutenant PAULIN, du service des
Renseignements du Bureau Régional de Marrakech1.
On ne peut également passer sous silence la carte de la politique
berbère couronnée par le dahir du 16 mai 1930. Certes les visées et
les réactions qu’avait suscitées ce fameux dahir dépassent, de loin, le
seul cadre du sud-est2, mais on ne peut négliger, selon les stratèges du
Protectorat, les défections que pouvait produire pareille mesure au sein
du bloc berbère encore en « dissidence ».
En effet, comme le rappelle Ch. R. AGERON, le « principe
de division est un réflexe de conquérant »3. Le même principe allait
orienter les efforts des officiers des A.I. dans leurs tentatives d’attraction
de la population. On le retrouve partout dans les projets d’opérations
militaires dans la région sud-est.
Nous avons cité précédemment les conseils du capitaine
HATERNE axés, en gros, sur la nécessité d’exploiter « les rivalités
de race ... d’entretenir les divisions qui réduiront notre effort et
nous permettront à bon compte de tenir le pays »4. Le général

1 - A.M.G. 3H129 : La nouvelle route en direction du Tafilalt, coupure de presse marocaine,


sans référence.
2 - Ce dahir ne constitue, en réalité, que l’épilogue d’une longue et minutieuse politique esquis-
sée depuis les premières années du Protectorat (11 septembre 1914). La nature de notre
travail ne nous permet pas de dresser l’historique de cette « tradition berbérophile de l’eth-
nographie et de l’administration française », selon Ch.R. AGERON, malgré l’abondance
des archives et des études. Le dahir du 16 mai y occupe une position particulière en raison
de l’agitation et la consternation qu’il a soulevées au Maroc et aussi de la réaction du
Monde Musulman dont témoigne la campagne de CHAKIB ARSALANE. A propos de
la politique berbère Cf. par exemple : A.M.G. 3H169, AGERON (Ch.R.) : La politique
berbère du protectorat marocain, Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, janvier-
mars 1971, pp. 50-90 (reproduit dans l’ouvrage du même auteur Politiques coloniales au
Maghreb, P.U.F., 1973, 288p., collection Hier), AGERON (Ch.R.) : Du mythe Kabyle aux
politiques berbères, Le mal de voir, Cahier Jussieu N˚2, collection 10/18 N˚1101, Paris
1976, pp. 331-348.
3 - Du mythe kabyle aux politiques berbères, op. cit., p.333.
4 - A.M.G. Meknès 2 : Le capitaine HATERNE, la question saharienne vue de Bou-Denib, fin
1924.

297
Mohamed LMOUBARIKI

FREYDENBERG précisa plus clairement cette idée en soulignant


que « le statut à donner aux Arabes pourra être différent de celui des
Berbères »1. Cette même obsession de division, inspirée de la formule
machiavélique du «divide ut impers», on la retrouvera plus tard dans un
autre rapport du Commandant Supérieur des confins algéro-marocains
qui insiste sur les actions visant à « créer des intelligences chez l’ennemi
d’entretenir les rivalités, d’encourager les défaillances et de confirmer
les dévouements ... »2.
Le même souci de faire la différence entre les populations berbères
et les autres éléments de la société animait de nombreuses études dont
celle parue dans le journal «L’écho du Maroc». L’auteur de l’article
affirme, à propos de la recrudescence des jyûsh à la fin des années
vingt, que « les Aït Hamou ; auteurs le plus fréquemment de ces rapines
meurtrières qui ensanglantent les confins algéro-marocains et jusque
sous le regard de Tombouctou .... ne sont pas des Braber ... Ce sont
des étrangers dans le djebel Saghro ... vivant là parce qu’ils ne sont
acceptés nulle part ailleurs ... Il convient ... de faire la distinction entre
un mouvement d’origine Braber et ces incursions, actes de banditisme,
imputables à des sortes de sans patrie berbères »3.
Dans cette optique, la politique berbère constitue un des moyens
pouvant désagréger la résistance du bloc tribal berbère.
En conclusion, nous pouvons dire que la reprise des opérations
dans le sud-est marocain ne s’effectua qu’après la mise sur pied de tous
les moyens capables de faciliter la progression des troupes.
2 - Déclenchement de la campagne militaire et occupation
de la vallée du Gheris :
Le 28 février 1931, les troupes françaises occupèrent l’oasis de
Taouz dans la vallée du Ziz à 75 km au sud du Tafilalt. Le commandement

1 - A.M.G. Meknès 2 : Rapport au sujet de l’occupation du Tafilalt adressé au Général Com-


mandant Supérieur des Troupes du Maroc, 16 juillet 1927, dossier Tafilalt.
2 - A.M.G. 3H127 : GIRAUD à R.G., rapport sur la situation générale dans les confins algéro-
marocains, N˚1/O.P., Bou-Denib le 8 mars 1930.
3 - ROQUEMAURE (Maxime de) : Le djich, L’Echo du Maroc, N˚ du 22 octobre 1929.

298
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

des confins a pris la décision de s’installer dans cette oasis pour de


multiples raisons.
Cette oasis constitue un point de liaison indispensable pour
assurer la sécurité de la ligne Erfoud-Tabelbala. L’occupation de cette
position apportera une sécurité non négligeable au front algérien du
Guir et de la Zousfana en rendant la tâche des jyûsh très difficile car
cette progression les privera « des meilleurs points d’eau utilisés par
eux pour s’aventurer sur la hamada et de refréner leur audace par la
crainte de se voir couper les principales routes du retour »1. De plus,
Taouz constituera un point d’appui pour les diverses reconnaissances
entreprises dans la région2.
Résumant ces multiples raisons, le Général GIRAUD observe
que cette occupation « est indispensable non pas tant pour barrer
l’intervalle entre Erfoud et Tabelbala que pour baser une force mobile
capable de rayonner ...»3.
Faut-il aussi préciser que l’occupation de Taouz implique la
domination du principal repère des Ayt Khabbâsh, les animateurs de
nombreuses attaques contre les troupes et convois français.
Pour ces diverses raisons, l’oasis de Taouz était un point stratégique
dont l’occupation ne peut que faciliter de futures progressions vers
le Tafilalt. De fait, les autorités militaires engagèrent un effectif très
important englobant 6600 hommes et 2400 animaux répartis en quatre
groupements tactiques et soutenus par trois escadrilles d’aviations4.
Deux d’entre eux, les groupements des Lieutenants-colonels HUPEL et
CORNET avaient pour mission de masquer le Tafilalt en y faisant peser
la menace d’une intervention de façon à fixer sur place les contingents de
Balqâsam N’Gâdî. Quant aux deux autres, aux ordres des Lieutenants-

1 - A.M.G. 3H121 : Le Commissaire R.G. à Ministre de la Guerre, télégramme N˚732/C.M.C.,


le 21 novembre 1930.
2 - Idem.
3 - A.M.G. 3H127 : GIRAUD à R.G., télégramme N˚1126/O.P.3, Bou-Denib, le 28 décembre
1930.
4 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE ; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit.

299
Mohamed LMOUBARIKI

colonels DENIS et TRINQUET, ils procédèrent à l’occupation de


Taouz le 28 février 1931 sans coup férir1. Cependant, ce n’est qu’après
la soumission de la plus grande partie des Ayt Bûrk (fraction des Ayt
Kahbbâsh) dont la jmâ`a se présenta le 27 au poste de commandement
de GIRAUD que cette occupation a été effectuée2.
La conséquence directe de cette avance fut que le poste d’Erfoud
perdit son rôle de mâchoire sud de la tenaille entourant le Tafilalt. Taouz
devint « le pivot central d’une manœuvre qui se dessine maintenant et
par les ailes (au nord Guefifat, au sud Taouz) et par le centre en partant
d’Erfoud qui fait face à Tighmart »3.
Le poste de Taouz, dont la construction fut esquissée aussitôt après
l’occupation de l’oasis, n’est intéressant, selon le Général GIRAUD,
que « si l’on considère comme base de départ aérienne et terrestre »4.
Ainsi, étant donné la position stratégique de ce nouveau poste, plusieurs
reconnaissances furent opérées dans tout le pays entre Ziz et Gheris au
sud du Tafilalt, vers la Daoura et le Maïder à plus de 100 km à l’ouest
de Taouz5.
Mais pour assurer la protection de la piste directe Erfoud-Taouz,
l’occupation de la petite palmeraie d’El-Haroun devint nécessaire6.
Elle s’effectua le 26 mars 1931 sans incident. Un poste vit le jour dans
ce carrefour de pistes qui « domine l’oasis du Tafilalt du côté est et le
tiendra sous nos canons »7.

1 - A.M.G. 3H127 : Le Général GIRAUD à R.G., rapport N˚ 102/A.I.2, Erfoud, le 18 avril


1931.
2 - A.M.G. 3H127 : Ministre des A.E. à Ministre de la Guerre, télégramme sans numéro, Paris,
le 2 mars 1931.
3 - LACHARIERE (J.L.) : Occupation de Taouz, A.F., mars 1931, pp. 231 -232.
4 - A.M.G. 3H127 : GIRAUD à R.G., télégramme N˚294/G.M., le 30 mars 1931.
5 - Idem.
6 - A.M.G. 3H127 : Giraud à Lieutenant-colonel DENIS, Commandant le Territoire du Sud à
Kerrandou, télégramme N˚ 46/O.P.3, Bou-Denib le 19 janvier 1931.
7 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE ; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit. Au cours des opérations de Taouz et d’El-Haroun,
les pertes dans le rang des troupes d’occupation furent 7 tués et 10 blessés, Idem.

300
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

En dépit des retombées que provoqua l’occupation de Taouz et


d’El-Haroun sur le pouvoir de N’Gâdî qui vit peu à peu ses partisans
s’éloigner de lui et de la venue des jmâ`a des divers districts du Tafilalt
à Erfoud pour demander l’intervention des troupes françaises1, les
autorités militaires n’accordèrent pas au Général GIRAUD l’autorisation
de « faire » le Tafilalt.
En effet, pour éviter tout risque de soulèvement massif
pouvant bloquer les Ayt Marghâd et les Ayt `Atta contre les forces
d’occupation, la priorité fut donnée à la maîtrise de la vallée du
Gheris afin d’isoler le Tafilalt.
L’occupation de la ligne du Gheris fut esquissée dès 1929 par la
domination du qsâr de Tarda au sud-ouest de Ksar-es-Souk et celui de
Guefifat sur le Gheris. Mais, la première grande tentative de s’installer
dans la vallée se déroula le 31 août 1931, la date de la bataille de Wîn
Iwâlîwan, en référence à la position géographique située sur l’oued Bou
Leggou au centre du triangle Tarda, Tadighoust et Goulmima où les Ayt
Marghâd inscrivirent une page héroïque de l’histoire de la résistance2.
Les troupes engagées dans cette opération regroupaient le
Régiment de Légion BRENCKLE, le 33e Goum sous les ordres du
Lieutenant J. E. BOULET-DESBAREAU, le 5e Régiment de Tirailleurs
sénégalais, le 37e Régiment d’aviation du Capitaine P.M. BOELANTS,
quatre escadrilles commandées par le Capitaine R.H. DAUPHINET et
enfin un bataillon de partisans dirigés par le Capitaine P. GAVLIS du
service des A.I.3.
Ayant appris la concentration de cette puissante force à Tarda,
devenu le quartier général logistique de toutes les troupes qui devaient
opérer dans le Gheris, les Ayt Marghâd passèrent des pactes de tadda
pour mettre fin aux dissensions et à l’inimitié qui divisaient les diverses
fractions notamment les Ayt M’hammâd d’une part et Ayt Yûb et Irbîban

1 - A.M.G. 3H127 : GIRAUD à R.G., télégramme N˚ 435436-, Erfoud le 6 janvier 1931.


2 - Cf. croquis des principales localités concernées par les opérations militaires entre 1930 et
1932 en annexe n° 21.
3 - KHETTOUCH (Moha) : La Guerre du Saghro et la bataille de «ouine iwalioune», Lamalif,
N˚ 137, juin-juillet 1982, p. 46.

301
Mohamed LMOUBARIKI

d’une autre1. De même, un budget de guerre fut constitué par les


contributions obligatoires des fractions Ayt Marghâd qui accordèrent
des pouvoirs spéciaux et exceptionnels à leurs imghârn2.
Pour faire face à la supériorité militaire françaises, les
combattants Ayt Marghâd, au nombre de 3000 hommes, se répartirent
en trois groupes : un pour accrocher en diversion l’avant-gardes des
troupes d’occupation, un second, le plus important, pour les attaquer
par derrière et un troisième affecté à la récupérations du butin et à
l’approvisionnement des deux premiers3.
Profitant de l’effet de surprise ; car le corps expéditionnaire
français ne s’attendait pas à une embuscade sur un terrain plat et
découvert comme celui qui s’étend de Kasr-es-Souk à la vallée du
Gheris ; les résistants marghâdi le prirent d’assaut en provoquant la
débandade totale des forces françaises qui n’eurent pas le temps de
riposter4. L’intervention de l’aviation mit fin à la déroute des troupes
d’occupation qui perdirent plusieurs officiers dont Xavier CHAUVIN
et une trentaine de légionnaires5.
Fort de cet appui, l’armée française reprit le chemin vers le Gheris
en réduisant les dernières poches de résistances.
La grande majorité des résistants Ayt Marghâd fuirent la région
vers Alnif où ils furent accueillis par les Ayt `Atta avant de se rendre en
compagnie de ceux-ci dans le Saghro pour faire partie des contingents
du chef de la résistance des `Attâwi, `Assû Ubaslâm6.
Mais ce n’est qu’en novembre 1931 que l’occupation totale du
Gheris fut décidée. Elle concerna le chapelet d’oasis allant du Tadighoust

1 - KHETTOUCH (Moha) : La Guerre du Saghro et la bataille de «ouine iwalioune», Lamalif,


N˚ 137, juin-juillet 1982, p. 46.
2 - Idem.
3 - KHETTOUCH (Moha) : La guerre du Saghro et la bataille de «ouine Iwalioune», op. cit.,
p. 46.
4 - Idem.
5 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE ; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit.
6 - KHETTOUCH (Moha) : La guerre du Saghro et la bataille de «ouine Iwalioune», op. cit., p. 47.

302
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

au débouché de la montagne, jusqu’à Touroug au confluent du Gheris


et du Ferkla au sud. La décision d’occuper cette aire géographique
intéressait à un double point de vue les autorités militaires. Les Ayt
Marghâd qui y habitaient étaient avec les Ayt Khabbâsh les principaux
concernés par le Tafilalt et par conséquent leur soumission ne pouvait
que faciliter sa conquête et éviter tout risque de soulèvement global.
En outre, cette avance devait faciliter la jonction avec les troupes de la
région de Marrakech qui entamèrent une campagne similaire vers l’est.
Le groupe d’opération fut constitué le 15 novembre 1931 sous
les ordres du Général GIRAUD à Ksar-es-Souk1. Aux troupes légères
et supplétives organiques des confins vinrent s’ajouter des éléments
fournis par le reste du Maroc ce qui donne un total de 12000 hommes et
4600 animaux répartis en cinq groupements tactiques :
- Un groupement sous les ordres du Lieutenant-colonel BURNOL
chargé d’occuper le qsâr Agoudim pour enrayer toute tentative des
tribus du Haut Atlas de descendre soutenir les Ayt Marghâd du Gheris.
- Un second groupement dirigé par le Colonel DENIS qui avait
comme consigne l’occupation de Tadighoust à partir du Rich.
- Un troisième concentré à Ksar-es-Souk dirigé par le Colonel
LENOIR qui avait pour mission l’occupation du reste de la vallée de
Gheris.
- Le quatrième groupement sous la direction du Lieutenant-
colonel TARRIT stationné à Erfoud et qui était affecté à l’occupation
de Touroug.
- Enfin un cinquième groupement commandé par le Colonel
LAHURE à Ksar-es-Souk, qui réunissait toutes les compagnies
montées, deux unités motorisées, était chargé d’assurer la liaison rapide
entre les quatre premiers2.

1 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE ; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit.
2 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit.

303
Mohamed LMOUBARIKI

Enfin, la coordination entre les cinq groupes fut attribuée à


l’aviation1.
Pour empêcher toute concentration massive des résistants, le
Général HURE opta pour une attaque simultanée menée par les diverses
troupes. Celle-ci s’esquissa le 18 novembre 1931. Mais un vent glacial
et violent s’éleva rendant difficiles les communications et entrava la
contribution de l’aviation aux opérations jusqu’à la journée du 192.
Outre ces conditions climatologiques, la marche des troupes affronta
une résistance opiniâtre. Ainsi le groupement LENOIR qui, après avoir
occupé les falaises de l’Arembou dominant Goulmima, se retrouva à
Tifounassine devant un contingent marghâdi de 300 à 400 hommes. Le
Colonel LENOIR fut tué dès le début de l’action suite à l’éclatement
d’un obus au moment où les résistants axèrent leurs efforts sur son
groupement3.
Devant cette situation imprévue, le Général GIRAUD fut acculé
à modifier son plan de manœuvre en ordonnant à LAHURE de se porter
contre Tifounassine, avec l’appui de l’artillerie4. La collaboration
des deux groupements mit fin à la résistance des Ayt Marghâd qui se
retirèrent dans la palmeraie.
Pour sa part, le groupement DENIS ne s’empara de la crête Lalla
Oullia qui domine l’oasis du Tadighoust qu’après avoir utilisé les
troupes régulières venues au secours des Goums et des partisans tenus
en échec par les Ayt Marghâd5.
Quant aux deux autres dirigés par BURNOL et TARRIT, ils
atteignirent leurs objectifs respectifs sans résistance particulière.

1 - HURE (Général A.) : La pacification du Maroc ; dernière étape 19311934-, Berger-Levrault,


1952, p. 26.
2 - A.M.G. 3H128 : GIRAUD, rapport sur l’occupation du Gheris, Guefifat le 15 décembre
1931, sans référence.
3 - Idem.
4 - A.M.G. 3H128 : GIRAUD, rapport sur l’occupation du Gheris, Guefifat, le 15 /12 /1931,
sans référence.
5 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit.

304
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Ainsi se réalisa l’occupation de Gheris qui coûta aux forces


d’occupation des pertes non négligeables et qui s’élèvent à 7 tués dont
deux officiers et 25 blessés1.
L’organisation militaire et politique de la région fut entreprise dès
le 19 novembre. Elle concerna la mise sur pied de postes militaires à
Tadighoust et à Touroug et l’installation d’un goum avec un bureau
d’Affaires Indigènes à Goulmima et d’un goum à Tillouine2.
Au moment où les forces des confins algéro-marocains occupèrent
le Gheris, celle de Marrakech entamèrent pour la première fois une
vraie campagne militaire de «pacification» après avoir compté pour de
nombreuses années sur les services des seigneurs de l’Atlas.
En effet, comme le souligne le Résident Général dans une note au
Ministre des Affaires Etrangères, « la vassalité loyale des Glaoua nous
a allégée du souci de la sécurité de ces marches lointaines [Drâa et le
Dadès]. Il semble bien aujourd’hui qu’elle soit impuissante à l’occuper
avec ses seuls moyens à cause de l’hostilité nettement marquée des
Aït Atta du Sarro et aux Facteurs de dissociation et de désordre que
Belkacem ... commence à introduire dans la région du coude de Drâa »3.
Cela dit, les intelligences qu’avaient nouées les Glaoua dans
cette région facilitèrent la tâche des troupes françaises qui n’affrontent
aucune résistance significative dans le Dadès et le Todgha4.
Dans le Dadès, l’occupation d’Imidar le 3 mai 1931, par des
forces supplétives aux ordres du cercle d’Ouarzazate, se déroula sans
incident si on excluait la fuite des Ayt Bûyaknîfan vers le Saghro pour
échapper à la mainmise française. Un poste militaire y fut installé ainsi
qu’un terrain d’aviation5.

1 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit.
2 - A.M.G. 3H128 : GIRAUD, rapport sur l’occupation du Gheris, Guefifat, le 15 /12 /1931,
sans référence.
3 - A.M.G. 3H121 : Note N˚78/C.M.C., Rabat le 5 février 1931.
4 - SPILLMANN (G.) : Les Aït Atta du Sahara et la pacification du Haut-Dra, Rabat, Moncho,
1936, p. 106.
5 - A.A.E. 561bis : Le Ministre des A.E. à Ambassadeur de France à Madrid, Paris, le 11 mai 1931.

305
Mohamed LMOUBARIKI

Quant aux opérations dans le Todgha, elles furent menées le 18


novembre 1931 par le groupe mobile de la Région de Marrakech et
des détachements de partisans dirigés par le Général CATROUX qui
occupa, sans coup férir, Tinghir et la région allant jusqu’aux Ferkla.
La domination du Gheris et du Todgha eut un grand retentissement
dans toute la région. Elle a « fortement ébranlé toute la dissidence du
sud. L’importance des moyens employés, la faiblesse de la résistance ...
la supériorité écrasante de nos armes, tout cela a fait immédiatement
l’objet de commentaires passionnés »1.
Cette puissante percée militaire engendra de nouvelles défections
dans le rang des fidèles de Balqâsam N’Gâdî. Un certain nombre de ses
partisans se présentèrent aux divers postes français entourant le Tafilalt,
ce qui fit dire à HURE qu’étant donné que les troupes françaises sont
devenues « les véritables maîtres de l’heure » dans la région, il « serait
en état de faire disparaître, sans qu’il y ait besoin d’opération à grande
envergure, ni de concentration à grand orchestre, ce point névralgique
qu’est ... le Tafilalt »2. Le premier mois de l’année 1932 sera réservé à
la reddition de cette palmeraie.
3 - La fin du mythe du Tafilalt :
La reddition des Ayt Marghâd du Gheris marque l’aboutissement
du programme établi par le commandement militaire des confins algéro-
marocains et qui visait l’isolement du Tafilalt du reste de la «dissidence».
Après avoir été le bastion de formation et d’orchestration de toutes les
attaques perpétrées contre les postes et convois français sur le territoire
marocain comme dans le sud oranais, le Tafilalt s’est retrouvé « un
rentrant de nos lignes », selon les termes du Résident Général3.
Cet isolement engendra un grand retentissement dans la
palmeraie. N’Gâdî, dont le prestige n’a cessé de s’effriter, ne parvint

1 - A.M.G. 3H127 : HURE, note au sujet de la situation politique et militaire dans le sud-est
marocain à la suite des dernières opérations, N˚03/, Rabat, novembre 1931.
2 - Idem.
3 - A.M.G. 3H127 : Lettre à Ministre des A.E., N˚752 C.M.C, Rabat le 5 décembre 1931.

306
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

plus à mobiliser la population en dépit de ses multiples appels au jihâd1.


Seuls sa garde habituelle de 100 mokhaznis, les Ayt Hammû et quelques
200 Ayt Khabbâsh et Ayt Marghâd restèrent à son service2. Plus grave
encore, les jmâ`a du Tafilalt se succédèrent à Erfoud « demandant avec
insistance que nous entrions dans la palmeraie ... Plusieurs ksours, Sifa,
Feida, Dar Beida, tous ceux du Ghorfa, la majorité des M’hammed,
ont offert des otages pour témoigner de leur résolution d’ouvrir leurs
portes à nos fezzas dès qu’elles se présenteront »3.
Par conséquent, on peut dire que la résistance dans le Tafilalt
était pratiquement essoufflée voire réduite à néant par suite le blocus
militaire et économique dont elle fut l’objet depuis 1918.
Cependant, hantées par « l’expérience malheureuse de 1918 »
(GIRAUD), les Hautes autorités militaires décidèrent de ne prendre
aucune mesure hâtive pouvant déboucher sur un échec avec ses
implications non seulement sur le reste du pays mais aussi sur l’opinion
publique métropolitaine.
La décision d’occuper le réduit du Tafilalt, d’une superficie
d’environ 500 km2, parvint finalement à HURE le 31 décembre 1931.
Elle ne fut prise qu’après de nombreuses discussions et tractations
menées par le Ministre de la Guerre MAGINOT4.
Entre-temps et malgré sa certitude que la résistance dans la
palmeraie serait insignifiante, le Général GIRAUD mit sur pied un plan
tactique axé sur une marche combinée sur tous les côtés du Tafilalt pour
réduire au minimum les pertes françaises et rendre la tâche difficile
à N’Gâdî et à ce qui lui restait de contingents. En outre, il ordonna
l’occupation de Zagora (le 10 janvier) pour barrer le chemin vers
l’oued Drâa5 et demanda le concours des autorités algériennes qui lui

1 - -A.M.G. 3H127 : GIRAUD à Commandant Supérieur des Troupes du Maroc, télégramme


N˚84/G.M., le 7 mars 1931.
2 - A.M.G. 3H127 : GIRAUD à Commandant Supérieur des Troupes du Maroc, télégramme
N˚326/G.M., Erfoud le 29 mars 1931.
3 - Idem.
4 - HURE : La pacification du Maroc, dernière étape, op. cit., p. 32.
5 - Selon HURE, « il ne faut pas ... que, au cas où Belkacem N’Gadi échapperait à notre

307
Mohamed LMOUBARIKI

dépêchèrent, le 5 janvier, un bataillon, un escadron motorisé et une


compagnie saharienne1.
L’attaque du Tafilalt fut fixée au 15 janvier 1932. Les troupes
furent organisées, selon les directives de GIRAUD en cinq groupements:
1 - Le groupement TRINQUET à Merzouga.
2 - Le groupement DENIS à Ksar-es-Souk.
3 - Le groupement LAHURE à Guefifat.
4 - Le groupement CORNET au nord de Dar Beida.
5 - Le groupement SCHMIDT qui comptait deux parties : une
sous les ordres du Capitaine THIBAUD dans le Gheris et l’autre dirigée
par le Capitaine de BOURNAZEL à El Haroun2.
Ces divers groupement furent chargés de se mettre en mouvement
la nuit du 14 au 15 janvier pour surprendre les contingents de N’Gâdî et
surtout pour barrer toutes les voies d’accès au Tafilalt. Ainsi, les forces de
DENIS et de LAHURE s’étalèrent entre le Gheris et l’extrême ouest de
Taouz, celles de TRINQUET de l’oued Amerbouh jusqu’à Taouz. Quant
aux troupes de CORNET, elles furent destinées à occuper le qsâr Dar Beida
au nord de la palmeraie et enfin marcher sur le Tafilalt du côté sud-est3.
Après avoir achevé l’encerclement de l’oasis, une action massive
d’artillerie et de l’aviation prit à son compte les principaux qsûr.
L’intervention des chars d’assaut fut décisive selon les appréciations de
GIRAUD. Ils « ont brisé les nerfs - sinon les muscles - des partisans de
Belkacem »4. Cela dit, les contingents de N’Gâdî tentèrent de juguler
la progression des troupes d’occupation, notamment à Dar Beida et sur

étreinte et se réfugierait vers le coude de Drâa, il vienne inquiéter nos installation du


Moyen Drâa » , A.M.G. 3H127 : Note au sujet de la situation politique et militaire dans le
sud-est marocain, N˚0/3, Rabat novembre 1931.
1 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit.
2 - HURE : La pacification du Maroc, dernière étape, op. cit., pp. 34-35.
3 - A.M.G. 3H128 : GIRAUD, rapport d’opération du Tafilalt pour les journées des 15 et 16
janvier 1932, N˚250/O.P.C.2, Erfoud, le 27 janvier 1932.
4 - Ibid.

308
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

les crêtes rocheuses situées au nord de ce qsâr. Cet accrochage coûta au


détachement du Lieutenant-colonel CORNET, la mort d’un officier et
quelques tirailleurs blessés1.
Mais la plus tenace résistance fut celle qu’affronta THIBAUD à la
sagya (canal d’irrigation) de Sifa longue de 4 kms que les combattants
utilisèrent comme barrière obligeant de la sorte THIBAUD et ses
hommes à recourir à des renforts2.
L’assaut de l’oasis commença à 11 heures du même jour par la
pénétration à l’intérieur de la palmeraie « dans les dédales des jardins
... les obstacles les plus imprévus et les plus dangereux ...»3. Celui-ci
fut mené par trois groupements de forces supplétives appuyées sur leurs
arrières par des troupes régulières4.
Cependant, les contingents de N’Gâdî ne profitèrent guère de
cet avantage. Fortement disloqués par les bombardements d’artillerie,
les hommes du sultan du Tafilalt ne délivrèrent aucune résistance
particulière hormis à Tizi N’Daguin où les forces de SCHMIDT
appuyées par deux sections de chars, un goum et deux groupes francs
réduisirent quelques dizaines de combattants sous les ordres du frère de
N’Gâdî, Mulây Ahmad Tahâr qui fut capturé5.
L’étau se resserra à 15 heures autour de Rissani, la capitale du
Tafilalt qui ouvrit ses portes après de vifs combats6.
Après la soumission des jmâ`a de tous les districts, le Général
GIRAUD installa son poste de commandement à Rissani mettant ainsi
fin au mythe du Tafilalt.

1 - BOURNAZEL (Henri de) : L’épopée marocaine, librairie Plon, Paris 1935, p. 269.
2 - HURE : La pacification du Maroc, dernière étape, op. cit., p. 37.
3 - A.M.G. 3H128 : op.cit.
4 - A.M.G. 3H127 : Commandant Supérieur des Troupes du Maroc à Ministre de la Guerre,
N˚28 SC/, Rabat, le 16 janvier 1932.
5 - A.M.G. 3H127 : Commandant Supérieur des Troupes du Maroc à Guerre, télégramme
N˚17SC/3, Rabat, le 15 janvier 1932.
6 - Idem.

309
Mohamed LMOUBARIKI

La conquête de cette partie du Maroc constitue un événement


historique important dans l’histoire de la résistance dans la région.
Cette compagne ne coûta que des pertes minimes aux troupes du
Protectorat : Un lieutenant du 13e Tirailleurs Algériens tué et 11 blessés
dont 10 partisans1. Elle fut donc considérée par les autorités militaires
comme « la revanche du désastre de 1918 » puisque, selon GIRAUD,
« les Français ne sont plus aujourd’hui, comme ils l’étaient hier, les
vaincus du Tafilalt »2.
La soumission du Tafilalt eut également un grand retentissement
dans l’hexagone. Ainsi, après avoir souligné « le triomphe d’une méthode
coloniale dont l’évolution demeure en harmonieux accord avec le génie
de notre race » !, le journal «Le Matin» fit écho à cette nouvelle en la
qualifiant d’« événement heureux d’une importance inestimable »3. Le
même organe de presse précise que la prise du Tafilalt implique à la fois
« l’élargissement de la zone de sécurité autour des voies déjà tracées
et la percée d’une voie nouvelle qui ouvre au Sahara et au Niger un
débouché direct sur les grands ports atlantiques du Maroc occidental »4.
En outre, par l’occupation du Tafilalt, les forces du Protectorat
avaient mis la main sur le plus grand marché du sud, ce qui engendra
une répercussion profonde chez les populations qui gravitaient autour
de ce centre économique.
Pour consacrer cette progression, le Général HURE, Commandant
Supérieur des Troupes du Maroc, se rendit le 18 janvier 1932 dans le
Tafilalt où il reçut la soumission officielle des diverses jmâ`a de l’oasis
et présida une revue de troupes sur le terrain de Sijilmâssa5.

1 - A.M.G. 3H127 : Commandant Supérieur des Troupes du Maroc à Ministre de la Guerre,


N˚28 SC/, Rabat, le 16 janvier 1932.
2 - A.M.G. 3H128, op.cit.
3 - Le Matin, occupation du Tafilalt, 25 janvier 1932.
4 - Idem.
5 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit.

310
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Cependant, un des importants résultats de la conquête du Tafilalt


reste la fin du règne d Balqâsam N’Gâdî.
Malgré sa faiblesse grandissante et son pouvoir devenu, avec
les années, quasi inexistant sur la population de la région, la présence
de N’Gâdî comme sultan du Tafilalt a constitué pendant treize ans le
symbole irréfutable de la capacité de la `amala du Sahara de faire face
aux forces françaises. Un orgueil renforcé par le fait que le Tafilalt est
devenu le lieu de formation de toutes les attaques menées par les jyûsh
contre les troupes d’occupation au Maroc comme dans le sud algérien.
Cela étant, la marche sur le Tafilalt marque la conclusion d’un
processus à double tranchants visant la désagrégation de la résistance
dans l’oasis : d’une part, l’affaiblissement graduel de l’économie du
Tafilalt par la destruction du barrage d’Amerbouh, l’anéantissement des
cultures par les bombardements aériens et aussi par la sécheresse qui
sévit dans la région notamment en 1926 et 1927 et d’autre part, l’étreinte
militaire dressée peu à peu affectèrent sérieusement le potentiel défensif
de la population.
L’aboutissement grave et logique de cette politique fut la
réanimation des luttes intestines pour s’emparer des ressources de la
palmeraie telles que celles qui opposèrent les Ayt Marghâd avec leur
chef Uskuntî et les Ayt `Atta par le biais de la fraction Ayt Khabbâsh.
Devant ce processus qui minait de l’intérieur le bloc de la
résistance, le sultan du Tafilalt allait s’enliser progressivement dans
un rôle secondaire celui d’un médiateur sans pouvoir en dépit de
« ses efforts pour se représenter comme le défenseur de l’Islam aux
populations filaliennes et berbères de la région »1. Autrement dit, au
lieu d’être le sultan de toute la population, N’Gâdî est devenu avec les
années le chef de guerre du parti résistant en effritement croissant.
Par conséquent, de par leur nombre très réduit, ses contingents en
1932 n’opposèrent aucune résistance significative à l’armée française
lors de la conquête du Tafilalt. Pis encore, lors de l’assaut contre Rissani,

1 - L’Echo de Paris, Janvier 1931, coupure in A.M.G. 3H127.

311
Mohamed LMOUBARIKI

N’Gâdî prit la fuite, avec environ 200 hommes dont 60 cavaliers1, en


abandonnant sur place « ses femmes, ses animaux, son matériel et son
armement dont un obusier et six mitrailleuses »2.
Dans sa fuite vers l’ouest du Tafilalt, il fut poursuivi par un
détachement de forces supplétives soutenues par des éléments motorisés
et un escadron de cavalerie3. Il fut accroché le 17 janvier au qsâr Amcissi
où la colonne de poursuite dirigée par LAHURE captura plusieurs de
ses fidèles et enleva une partie de son matériel4. Quoique rudement
éprouvé, N’Gâdî échappa quand bien même aux troupes françaises et
se rendit dans la région de Drâa où il écrivit au muqqadam de la zâwiya
de Tamgrout pour solliciter sans succès des tentes, des ustensiles et des
habits5. Il tenta aussi de trouver refuge dans le district de Ktaoua mais les
« villages fortifiés ne lui accordent à leurs portes qu’une mouna réduite
qu’il doit plus à la crainte de représailles qu’à son prestige personnel »6.
En dépit de toutes ces difficultés, N’Gâdî atteignit le Sahara
occidental avec les AytHammû et les Ayt Khabbâsh où ils se réfugièrent
jusqu’à 1934.
En effet ce n’est que le 12 mars de la même année que Balqâsam
N’Gâdî fit sa soumission aux troupes françaises au pays des Ayt
Bâ`amrân. Il fut ramené dans son pays d’origine, Angad, où il mourut en
1958, deux ans après l’indépendance du Maroc7. Quant aux Ayt Hammû
et Ayt Khabbâsh, ils furent ramenés, sous les auspices des troupes
d’occupation dans leurs régions respectives, Talsint et le sud du Tafilalt8.

1 - BORDEAUX (Henri de) : L’épopée marocaine, op. cit., p. 271.


2 - A.M.G. 3H127 : Commandant Supérieur des Troupes du Maroc à Guerre, télégramme N˚15,
Rabat le 17 janvier 1932.
3 - - A.M.G. 3H127 : Commandant Supérieur des Troupes du Maroc à Guerre, télégramme
N˚33SC/3, Rabat le 20 janvier 1932.
4 - A.A.E. 561bis : Le Ministre des A.E. à Ambassadeur de France à Madrid, télégramme N˚32,
Paris le 22 janvier 1932.
5 - Cf. traduction de cette lettre en annexe N˚ 22.
6 - A.M.G. 3H122 : R.G. à Ministre des A.E., télégramme N˚436, Rabat le 5 mars 1932.
7 - As-Sûsî : Al-Ma`sûl, op. cit. p. 305.
8 - -As-Sûsî : Al-Ma`sûl, op. cit. p. 305.

312
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

4 - Occupation du Ferkla et la liaison avec la région de


Marrakech :
Profitant des répercussions qu’avait provoquées la conquête du
Tafilalt sur la population de la région et du fait d’avoir sous la main
une importante force militaire, le Commandement des Confins Algéro-
marocains prit la décision de réduire l’oasis du Ferkla et de réaliser en
même temps la jonction avec la Région de Marrakech.
Les opérations se déroulèrent en trois temps : L’occupation du
Bas Ferkla, la conquête de l’oasis du Ferkla et enfin l’encerclement de
l’Ougnat.
L’occupation du Bas Ferkla a lieu le 6 février 1932. Le Groupement
CORNET s’empara de Mellaâb, Meroutcha et Igli sans incident grâce
à la préparation politique des officiers des A.I.1. Deux mille cinq cents
familles se rendirent sans aucune condition2.
Quant aux opérations dans l’oasis de Ferkla, elles se déroulèrent
le 11 février 1932 avec l’encerclement de l’oasis du côté Est par les
troupes de CORNET et du côté Ouest par celle de LAHURE. En même
temps, le groupement DENIS s’installa sur les hauteurs contrôlant la
palmeraie. Après un bref accrochage, les jmâ`a de tous les qsûr firent
leur soumission au Général GIRAUD à Asrir en présence du Général
CATROUX venu spécialement pour consacrer la liaison, réalisée à mi-
chemin de Todgha, entre les troupes des confins algéro-marocains et
celles de la Région de Marrakech3.
Cependant, l’occupation de la palmeraie par les forces supplétives
se heurta à une résistance non négligeable et qui leur infligea deux tués
et trois blessés4. De même le retrait du détachement venu de Marrakech,
sollicité par le Général Catroux, nécessita l’occupation de l’oued Ifegh

1 - A.M.G. 3H128 : GIRAUD, rapport sur les opérations de Ferkla et de l’Ougnat, N˚ 290
/O.P.C.3., Erfoud, le 23 février 1932.
2 - HURE : La pacification du Maroc, dernière étape, op. cit., p. 41.
3 - A.M.G. 3H128, Ibid.
4 - Ibid.

313
Mohamed LMOUBARIKI

où des rassemblements furent signalés1. L’opération fut conduite par le


Colonel FRANCOIS qui, à la tête d’un groupement de troupes issues
des confins algéro-marocains et de la Région de Marrakech appuyé par
cinq batteries d’artillerie et quatre escadrilles, procéda à la dislocation
des résistants. Mais sur le chemin de retour, il fut attaqué par surprise et
subit 21 tués dont 11 Européens et 14 blessés2.
En dépit de cet accrochage, la domination du Ferkla assura
dorénavant un couloir étroit entre la Région des Confins Algéro-
marocains et celle de Marrakech. Le commandement militaire décida de
l’élargir en repoussant le bloc des Ayt `Atta ce qui exigea l’occupation
de l’Ougnat. Celle-ci fut réalisée par le Lieutenant-colonel TRINQUET
qui occupa le 14 février 1932 Mcissi, le centre politique des Ayt Isfûl
(de la confédération des Ayt `Atta). Il décida de développer son action
vers l’ouest et vers le sud en se portant du 15 au 18 février dans le Bas
oued Reg et obtint la soumission des qsûr de la région notamment Bou-
Dib et Tazoulaït3.
Mais la réaction des Ayt `Atta ne se fit pas attendre. Une harka
de 250 fusils venue des pentes du Saghro prit d’assaut le campement
TRINQUET à Mcissi dans la nuit du 20 au 21 février4. Elle fut repoussée
après un vif combat qui coûta aux troupes d’occupation un officier tué et
trois blessés (dont un officier). La poursuite des résistants, qui laissèrent
sur place 25 tués et cinq blessés, amena la soumission des Ayt U`azza
du Haut Reg5.
Ainsi se termina la troisième phase des opérations entreprises dans
les confins algéro-marocains. Après le Gheris et le Tafilalt, l’occupation
du Ferkla couronna la campagne militaire préparée depuis la constitution
du commandement unique sur les confins algéro-marocains et assura la

1 - A.M.G. 3H128 : Lieutenant-colonel ARBALOSSE; étude sur les opérations dans les confins
algéro-marocains de 1930 à 1932, op. cit.
2 - Idem. Quant aux résistants, les pertes pour les deux journées des 11 et 13 février dépassent
les 70 tués et de nombreux blessés, Idem.
3 - Idem.
4 - HURE : La pacification du Maroc, dernière étape, op. cit., p. 41.
5 - A.M.G. 3H128, Ibid.

314
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

liaison avec Marrakech, autrement dit permit au pouvoir colonial de


dominer une partie du Maroc laisser pour le compte des Glaoua pour
de nombreuses années. En outre, cette nouvelle progression militaire
scinda la résistance en deux parties, dans le Haut Atlas central et dans
le Saghro, ce qui permit aux troupes du Protectorat de poursuivre leur
progression vers le nord et vers le sud dans des conditions plus faciles.

315
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Chapitre XI :

La conquête du Saghro
et la reddition des Ayt `Atta

Suite aux opérations de 1932, les forces d’occupation espéraient


continuer la progression dans la région aux dépens de la résistance dans
le Haut Atlas séparée désormais de celle du Saghro.
Dans cette optique, toutes les opérations prévues pour le reste de
l’année 1932 avaient pour objectif l’investissement de l’Assif Melloul,
le pays des Ayt Hadiddû, par des actions menées simultanément par les
forces de la Région de Marrakech du côté ouest, par celles de Meknès du
côté nord et enfin par celles des confins algéro-marocains du côté est1.
Ainsi l’occupation du district du Semgat, qui a eu lieu entre le
15 mai et le 1er juin 1932 et qui coûta à l’armée française des pertes
considérables (34 tués dont 1 officier et 3 blessés)2, avait pour but de
mettre la route reliant Midelt au Tafilalt hors de la portée des tribus en
résistance3.
Mais ce n’est qu’en juillet 1932 que le commandement militaire
des confins algéro-marocains décida de resserrer l’étau autour de l’Assif
Melloul en mettant à exécution le projet d’occupation d’Outerbat.
Celle-ci eut lieu le 21 juillet après la dislocation d’une harka forte de
plus de 750 fusils4. Elle permit aux troupes du Protectorat de tenir, selon
le Général GIRAUD, « un des points essentiels du pays berbère ... une
excellente base de départ pour nous porter vers l’Assif Melloul »5.

1 - A.M.G 3H128 : HURE, instructions générales pour les opérations de 1932, N˚150 SC/3,
Rabat, le 11 avril 1932.
2 - A.M.G 3H128 : GIRAUD, rapport sur l’opération du Semgat, N˚ 401/O.P.C., Amellago, le
5 juin 1932.
3 - Idem. Cette compagne mobilisa un effectif militaire de 5000 hommes et 2500 animaux,
idem.
4 - A.M.G. 3H128 : GIRAUD, rapport sur les opérations du groupe mobile des confins dans la
haute vallée du Ziz, N˚ 254/O.P.C.7, le 5 août 1932.
5 - Idem.

317
Mohamed LMOUBARIKI

Cependant, l’intensification des attaques des Ayt `Atta chamboula


le programme fixé par les forces d’occupation. En effet, pour répondre
aux dernières avancées françaises de l’est comme de l’ouest, des jyûsh
`attâwî intensifièrent leurs actions. Le Général HURE décrivit cette
situation en ces termes : « Bientôt la présence au Saghro de tous ces
indésirables qui s’excitaient les uns les autres dans d’interminables
palabres devint un danger constant pour nos convois qu’ils
commencèrent à attaquer ... Dans les derniers mois de l’année 1932,
on enregistre plus de trente incursions de djiouchs à l’intérieur de nos
lignes »1. Cette réaction `attâwî atteignit son paroxysme en janvier 1933
durant lequel cent hommes furent tués ou blessés grièvement dans le
rang des forces d’occupation qui perdirent également quatre convois2.
Tout cela, poussa le Général CATROUX à conclure que « le Saghro est
devenu un danger pour la paix du pays et, circonstance plus grave, il
risquait ... de devenir ... une base d’action contre nos arrières, un lieu
de recueil pour ceux des dissidents du nord qui nous échapperaient. La
levée de l’hypothèque du Saghro s’imposait, donc, d’urgence. »3.
Cette nouvelle donne accula le commandement à accorder la
priorité à la reddition du Saghro devenu la plaque tournante de tout le
bloc Ayt `Atta.
Quoiqu’une opération contre ce massif fut extrêmement urgente à
entreprendre, les autorités militaires décidèrent d’occuper au préalable
l’oasis de Tazarine et celle du Reg pour encercler le Saghro et tenter
d’isoler complètement les résistants qui s’y étaient fortifiés.
1 - Encerclement du Saghro :
Les opérations de 1931 et 1932 avaient permis aux troupes du
Protectorat, en plus de la conquête d’un important espace géographique et
de la réalisation de la liaison avec les troupes de la région de Marrakech,
d’esquisser l’encerclement du Saghro sur ses flancs nord, est et ouest.

1 - La pacification du Maroc, dernière étape, p. 102.


2 - JEAN D’ESME : Lumière d’un exemple, Henri de Bournazel, p. 32..
3 - L’achèvement de la pacification marocaine, Revue Politique et Parlementaire, 41ème année,
Paris, octobre-novembre-décembre 1934, pp. 24-46, pp. 30-31.

318
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Ainsi en prenant la décision de réduire la résistance dans ce massif,


les autorités militaires optèrent en premier lieu pour l’achèvement de
son isolement en s’installant dans le Tazarine au sud et dans le Reg au
coude du Drâa.
Les opérations dans le Tazarine furent énormément facilitées par
le travail politique des services des A.I. et les intelligences qu’avaient
nouées les Français dans la région.
Dans ce cadre, la guerre intestine qui éclata en 1928 entre les
Ayt Isfûl et les Ayt Wahlîm, tous du bloc Ayt `Atta, donna aux forces
d’occupation l’occasion de s’ingérer dans les affaires des Ayt `Atta en
soutenant les Ayt Isfûl1.
De même, plusieurs postes et bureaux des A.I. furent créés à
Agdz, Tamgrout, Tagnit ... pour « travailler » et surveiller les diverses
fractions de cette confédération.
De plus, utilisant le relais des Glaoua, de nombreux notables de
la région rentrèrent au service du Protectorat tels que Bâssû Umimûn
de la tribu Ayt Slîlû, `Addî Ukhayyî des Ayt Isfûl, Yidîr Us`îd Amsûfî
des Ayt Wallâl de Zagora, le muqaddam de la zâwiya de Tamgrout
et surtout Hammû Ulahsan ben Murghî de la tribu des Ayt Bû Dâwd
dans le Tazarine2. La compromission de ce dernier dans les guerres
qui déchiraient les Ayt `Atta poussa ceux-ci à le comparer aux criquets
pèlerins qui provoquaient les disettes et le chaos et que l’on combattait
essentiellement avec le feu. Le chant suivant rapporté par la mémoire
collective reflète cette comparaison :
Ban Mûrghî atamûrghî shwâsh dwafâ
Tamurghî tatshayâkh Ban Murghî izlayâkh
Ce qui veut dire :
* Ban Murghî c’est les criquets, le chaos et le feu
* Les criquets nous ont dévasté, Ban Murghî nous dispersé.

1 - SPILLMANN (Georges) : Les Aït Atta du Sahara et la pacification du Haut Dra, op.cit., p. 131.
2 - SPILLMANN (G.) : Villes et tribus du Maroc, Paris 1931, p. 80.

319
Mohamed LMOUBARIKI

Enfin avant d’engager les opérations militaires, le poste de


Zagora demanda aux Ayt Wallâl dépendant de son contrôle à intervenir
auprès de leurs frères dans le Tazarine pour qu’ils facilitent l’action des
troupes françaises. Le même poste sollicita le concours du marabout de
la zâwiya de Talmasla qui avait un certain ascendant sur les Ayt Hassû1.
Après ces multiples préparatifs politiques, le Général GIRAUD
prit la décision d’effectuer l’occupation de la vallée avec un effectif
représentant un total de 6300 hommes et 3150 animaux2.
Les opérations dans le Tazarine s’effectuèrent en deux phases.
La première, entre le 23 et le 25 juin, avait pour objectif la maîtrise de
la basse vallée jusqu’à Aït Hattab au nord de la localité de Tazarine.
La progression dans cette région ne se heurta à aucune résistance
particulière. Surprise par la rapidité d’action du groupe mobile, par les
tirs de l’artillerie et par les raids aériens, la population évacua en hâte
les qsûr et s’enfuit avec les troupeaux vers l’ouest3.
Après une période d’arrêt consacrée à la réalisation d’une ligne
téléphonique et à la concentration du groupe mobile au qsâr Aït Hattab,
GIRAUD lança la seconde phase du programme pour conquérir la haute
vallée du Tazarine. Celle-ci se déroula entre le 6 et le 8 juillet selon la
guise du commandement militaire4. Les tentatives des tribus d’organiser
une force défensive s’avérèrent impossibles à concrétiser en raison
des bombardements de l’aviation qui dispersaient les rassemblements.
Cela dit, un détachement commandé par TRINQUET et LAHURE fut
accroché dans la journée du 6 juillet et perdit un tué et deux blessés5.
Pour compléter l’encerclement du Saghro, le commandant
Supérieur des Troupes du Maroc demanda au Général GIRAUD de
procéder à l’occupation du Reg. Celle-ci se réalisa au cours de l’automne

1 - SPILLMANN (Georges) : Les Aït Atta du Sahara et la pacification du Haut Dra, op.cit., p.135.
2 - A.M.G. 3H128 : GIRAUD, rapport d’opération de l’oued Tazarine, N˚ O.P.6, 23 juin - 8
juillet 1932.
3 - Idem.
4 - Idem.
5 - Idem. Quant aux résistants, ils abandonnèrent une quinzaine de tués sur le terrain, Idem.

320
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

1932 avec la participation effective du groupe mobile de la Région de


Marrakech qui s’installa dans le coude de Drâa le 12 novembre1.
La principale opération dans le Reg avait pour but la domination
d’Alnif, le plus important qsâr du Reg « dont l’occupation devait amener
la soumission de toute la vallée »2. Elle ne se heurta à aucune résistance
en raison du travail politique du poste de Mecissi, crée en février
1932 et aussi de la collaboration de Bû Ishshû, le principal notable du
Reg « qui a empêché les habitants des ksours de se livrer à des actes
d’hostilité ... »3. Néanmoins, sur 900 familles que regroupait l’oued
Reg, 300 seulement sont restées sur place et ont fait leur soumission.
Les deux tiers des habitants évacuèrent le pays pour se réfugier dans les
vallées du Saghro, autrement dit dans une région montagneuse et aride,
ce qui fit dire à GIRAUD qu’il « y a lieu d’espérer que les rigueurs de
l’hiver en montagne et l’action politique aidant les ramèneront peu à
peu sur le Reg »4.
2 - Réaction des Ayt `Atta :
Ayant refusé la soumission aux forces du Protectorat, la majorité
des Ayt `Atta fut acculée à se replier progressivement dans le Saghro
qui, malgré la rigueur de son climat et l’étroitesse des moyens de
subsistance, présentait un potentiel défensif considérable, compte tenu
de la complexité de sa morphologie.
Cependant le retrait des Ayt `Atta dans le Saghro n’implique
nullement une fuite en avant de cette puissante confédération devant
la marée montante coloniale. Nous avons retracé dans les chapitres
précédents, en particulier au IXe et au Xe, le rôle qu’avaient joué les
Ayt `Atta dans le soulèvement pantribal du Tafilalt en 1918 et aussi dans
la continuité de la résistance durant les années vingt par le biais des Ayt
Khabbâsh. Et c’est justement cette capacité guerrière des Ayt `Atta qui

1 - A.M.G. 3H128 : GIRAUD, rapport sur les opérations du Reg, Bou-Denib, le 7 décembre
1932, sans numéro.
2 - Idem.
3 - Idem.
4 - Idem.

321
Mohamed LMOUBARIKI

poussa les autorités militaires à tenter d’abord de créer des dissensions


au sein de cette « supertribu » dans une première phase par les Glaoua
du côté ouest dans le Dadès et le Todgha et ensuite en mettant en avant
un programme militaire visant l’isolement de ce groupe berbère de reste
des foyers de la « dissidence » afin de le fixer et de frapper de caducité
toute tentative d’organisation globale rappelant celles de 1918 et 1919.
Cela étant, la résistance qu’opposèrent les Ayt `Atta aux troupes
d’occupation reste sans conteste l’une des plus durs, voire la plus acharnée
que la France avait affronté au cours de ses guerres coloniales1. La guerre
de Bou Gafer (Bû Gâfr) au centre-est du Saghro marque le point culminant
de la lutte des Ayt `Atta pour faire face à la mainmise française.
Sérieusement gênés par les opérations de 1931/1932, les Ayt `Atta
se rendirent dans le massif du Saghro pour y organiser leur mouvement
de résistance. Ce choix ne fut pas dicté uniquement par les hauteurs de
ce massif admirablement propice à la défense mais aussi par fidélité
à la zâwiya de Tamaslouht (Tamaslûht) au Haouz de Marrakech. Une
tradition rapportée par G. SPILLMANN, affirme, qu’au XIVe siècle, le
chef de la dite zâwiya avait assuré les Ayt `Atta qu’en se rendant dans le
Saghro, ils échapperaient à n’importe quelle autorité2.
On peut également expliquer ce choix par le fait que le Saghro est
considéré par les Ayt `Atta comme leur pays d’origine. Un attachement
consolidé vers 1890 par la constitution d’un hurm, une zone inviolable, «
le Tafrawt n-Aît `Atta, abritant la communauté qui deviendra leur capitale
tribale et le siège de la Cour suprême d’appel Igharm Amâzdâr »3.
Par conséquent, animés par la volonté de défendre leur territoire
ancestral, les Ayt `Atta mettent fin aux luttes intestines qui les
déchirèrent et multiplièrent les appels pour inviter les populations à se
regrouper dans le Saghro pour faire face à Irumîn (les Français). Le
chant suivant, composé vraisemblablement par une femme fit part de
cette mobilisation :

1 - HART (David M.) : Assû û-Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, Les
Africains, volume V, Ed. Jeune Afrique, 19771978-, pp. 75105-, p. 89.
2 - Districts et tribus du Drâa, Bulletin de la Société de Géographie de Maroc, 1928, N˚2, p. 62.
3 - HART (David M.) : Assû û-Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, op. cit.,
p. 80.

322
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Harkan warrâw kullûtan khaf ugunûn


Iqqîmd azzardîgh arkallân tirahbiyyîn
Awâ akkar AHammû hâyî hdighâk tirahbiyyîn
Ce qui peut se traduire par :
* Tous les hommes se sont ligués pour défendre leur honneur
* Les lâches sont restés balayer les cours
* Lève-toi Hammû ! Je te surveillerai les cours !
De fil en aiguille, le Saghro devint le bastion de la résistance
`attâwî. On estima le nombre des Ayt `Atta avant le déclenchement des
opérations en février à 7000 personnes dont 1200 guerriers1. L’essentiel
des combattants était composé plus au moins dans l’ordre numérique
décroissant suivant : Ilamshân, Ayt `Isâ Ubrâhîm, Ayt Hassû, Ayt
U`azzâ, Ayt Khlifâ, Ayt Khabbâsh et Ayt Umnâçf2. A ceux-ci s’ajoutèrent
des AytHammû ainsi que des Ayt Marghâd qui se réconcilièrent
définitivement avec les Ayt `Atta suite aux combats de 19313.
Dans le cadre de ces préparatifs, les Ayt `Atta élisent courant 1932
un Amghâr N’ufallâ, un shaykh suprême mettant fin de la sorte à une
longue période de division perpétuée par les Glaoua. Les dissensions
qu’avaient semées les seigneurs de l’Atlas entre les divers khums
privèrent ceux-ci d’un des plus importants symboles de leur cohésion.
En effet, depuis la fin de l’année 1927, date de l’assassinat de
`Addî Ukhayyî, originaire de la fraction Ayt Isfûl, par ses compagnons
de clan pour s’être trop ouvertement déclaré pro-Glaoui4, les Ayt `Atta
vécurent sans un amghâr n’ufallâ. Mais devant la pression française,

1 - SPILLMANN (Georges) : Les Aït Atta du Sahara et la pacification du Haut Dra, op. cit., p. 141.
2 - BOURRAS (Abdelkader) : A propos de la guerre du Saghro, 193- 1933, Lamalif, N˚138,
août-septembre 1982, p.45. Selon HART, le clan des Ayt `Alwân n’avait pas participé à la
guerre du Saghro car il était considéré par les autres clans comme inférieur, Assû û-Bâ Slâm
de la résistance à la «pacification» au Maroc, op.cit. , p. 88.
3 - Plusieurs combattants Ayt Marghâd ont demandé asile auprès des Ayt `Atta qui acceptèrent
mettant, ainsi, fin à une longue période d’animosité, KHETTOUCHE (Moha) : La guerre
du Saghro et la bataille de Ouine Iwalioune, op. cit., p. 47
4 - HART (David M.) : Assû û-Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, op.cit., p. 87.

323
Mohamed LMOUBARIKI

le bloc `attâwî procéda à l’élection de `Assû U`Ali Ubaslâm comme


amghâr n’ufallâ. Ce choix est dû à la neutralité dont sa fraction
Ilamshân a fait preuve durant les guerres qui déchiraient les fractions et
les khums. HART ajoute dans ce cadre qu’une tradition `attâwî affirme
que « c’est toujours un membre des Aït Bû Tghûrâtîn [le segment de
`Assû Ubaslâm] qui a porté le vieux drapeau, emblème des Aït ‹Atta
dans les batailles livrées aux Aït Yâfâlmân »1.
Mais qui est `Assû Ubaslâm ? Né aux environs de 1890, `Assû
Ubaslâm fait parti de la descendance de Bûtaghrâtîn de la fraction
Ilamshân au nord-est du Saghro à 20 km au sud de Tinghir. Il devint
amghâr de sa propre tribu en 19192. Il n’avait aucun contact direct avec
les Français durant les années vingt. Mais la politique de LYAUTEY
dans la lisière sud axée sur la progression politique par l’intermédiaire
des Glaoua lui inspira la plus vive inquiétude et une haine extrême des
pachas de Marrakech et de leurs collaborateurs `attâwî, notamment
Muhdâsh Ulhâj Faska désigné d’abord comme amghâr n’atmâzirt (le
shaykh du territoire) des Ayt Bûyaknîfan avant de devenir le chef de tous
les Ayt `Atta soumis à l’influence des Glaoua.
La reprise des opérations militaires convainquit les Ayt `Atta de
la nécessité de désigner un chef suprême pour faire bloc à la pression
française progressant sur deux fronts : l’un à partir de Marrakech et
l’autre depuis Ksar-es-Souk et les confins algéro-marocains. Le choix
se porta sur `Assû Ubaslâm qui dirigea la résistance du Saghro et plus
précisément à Bou Gafer dont le nom constitue, aux dires de HART,
« un sommet de l’histoire récente des Aït `Atta et la bataille qui s’y
déroula le point culminant de la carrière de `Assû û-Bâ Slâm »3.
Pour enrayer ce mouvement de cohésion du bloc Ayt `Atta, les
autorités militaires tentèrent dans un premier temps de convaincre le
nouveau amghâr n’ufallâ de se soumettre en lui adressant une lettre
à laquelle `Assû Ubaslâm aurait répondu en substance : « que ceux

1 - HART (David M.) : Assû û-Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, op.cit., p. 84.
2 - Ibid., pp. 8486-.
3 - Ibid. p. 86.

324
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

qui ont rédigé cette lettre viennent chercher la réponse ici »1. De
même, le commandement des confins essaya de diviser les tribus Ayt
`Atta en usant des influences des notables soumis et en interrogeant
les prisonniers `attâwî2. Mais toutes ces tentatives n’apportèrent aucun
résultat significatif. Le recours à la force militaire devint inéluctable.
3 - Première phase de la guerre du Saghro :
Devant l’échec des tentatives politiques et en raison de
l’intensification sans précédent des attaques menées par les Ayt `Atta
engendrant une « insécurité ... plus complète que jamais » selon les
termes de HURE. Celui-ci demanda, le 5 janvier 1933, au Général
CATROUX, commandant la Région de Marrakech, d’élaborer un plan
d’opération pour réduire la tâche de Saghro3. De même, il informa le
Résident Général qu’« il était nécessaire pour que la situation ne tourna
pas au tragique d’y porter remède plus tôt » et sollicita l’autorisation
de procéder à l’opération en cause4. Celle-ci fut accordée le 28 janvier,
la date où le Général CATROUX rendit son rapport sur le dispositif à
suivre pour les opérations en vue.
Dans son rapport, CATROUX souligne la complexité du terrain
peu favorable à l’emploi des unités motorisées5. Il précise également
que « le nettoyage » du Saghro devrait se faire uniquement avec
« des forces partisanes appuyés par quelques goums »6. Ce choix fut
dicté d’une part par la connaissance de la topographie de la région
par les partisans et d’autre part par le souhait de minimiser les pertes
des métropolitains7. Cependant, un informateur, le shaykh Muhdâsh

1 - Cité par BOURRAS (A) : A propos de la guerre du Saghro, op. cit., p. 44.
2 - Ibid., pp. 4445-.
3 - A.M.G. 3H123 : Rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402 SC/3,
le 8 avril 1933.
4 - Idem.
5 - A.M.G. 3H123 : CATROUX, à R.G. et Commandant Supérieur des Troupes du Maroc,
étude sur les opérations à adopter pour occuper le Saghro, N˚26 C.S/3, Marrakech, le 28
janvier 1933.
6 - Idem.
7 - SPILLMANN (G.) : Villes et tribus du Maroc, op. cit., p.205.

325
Mohamed LMOUBARIKI

d’Imiter, assura CATROUX que « mis à part les professionnels de


l’insoumission et de la rapine, le Saghro se soumettra après avoir
combattu »1. Une opinion que ne partagea pas pleinement le Comandant
de la région de Marrakech qui craignit que le massif devienne « un
centre de polarisation d’éléments turbulents »2.
En outre et dans le cadre de ces préparatifs militaires, plusieurs
reconnaissances aériennes virent le jour pour établir des croquis et
cartes afin de cerner les zones stratégiques à investir et désigner les
objectifs à soumettre en priorité3.
Les propositions du Général CATROUX furent approuvées
par HURE à la date du 2 février 1933. D’après elles, la campagne du
Saghro devait être menée par deux groupements. Un sous les ordres du
Lieutenant-colonel CHARDON et qui comprenait 4 harkât fournies par
la Région de Marrakech, 6 goums, 2 groupes d’engins et la section 80 de
montagne de la milice du pacha de Marrakech. Le second groupement
commandé par le Lieutenant-colonel DESPAS était composé d’une
harka de la Région de Marrakech, une autre de la Région des confins,
4 goums, une batterie de 75 motorisée, une compagnie montée et enfin
un peloton porté d’une compagnie4. A ces groupements, il faut ajouter
un troisième dirigé par TARRIT et VINCENT et chargé de barrer le
chemin vers le sud5. Ce qui nous donne en total un effectif d’environ
50000 personnes dont 10000 Marocains recrutés ou levés dans les
régions soumises ainsi qu’un arsenal militaire moderne très important
englobant, entre autres, 44 avions et plusieurs batteries de 65 et 75mm6.

1 - A.M.G. 3H123 : CATROUX, à R.G. et Commandant Supérieur des Troupes des Maroc,
étude sur les opérations à adopter pour occuper le Saghro, N˚26 C.S/3, Marrakech, le 28
janvier 1933.
2 - Idem.
3 - BOURRAS (A) : A propos de la guerre du Saghro, op. cit., p.45.
4 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402
SC/3, le 8 avril 1933.
5 - Elghazi (Hammadi) : La bataille de Bou Gafer (en arabe), journal Al-`alam, 27 février 1984.
6 - BOURRAS (A) : A propos de la guerre du Saghro, op.cit., p. 45.

326
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

L’attaque du Saghro se déclencha dans la nuit du 12 au 13


février 19331. La manœuvre projetée par les autorités militaires devait
comprendre, en gros, « des marches de nuit concentriques pour amener
les harkas [les partisans] sur leurs bases de départ, un bombardement
massif par l’aviation pour disperser les campements insoumis » et enfin
« une attaque générale et concentrique pour détruire les rassemblements
qui subsisteraient encore ou les amener à la soumission »2.
Mais la résistance qu’opposèrent les Ayt `Atta dès le début de la
marche militaire déjoua toutes les prévisions. Après quelques succès
très limités, les résistants `attâwî s’emparèrent le 13 février d’un convoi
de 117 mulets chargés de vivres et de munitions3. Ce combat, qui coûta
la vie à six légionnaires4 eut un double effet sur le bloc de la résistance.
Outre l’armement et les vivres que les Ayt `Atta ont pu amasser, ce
succès a permis à `Assû Ubaslâm de consolider sa position de chef de
guerre et de s’assurer le soutien des notables des divers khums.
Les tentatives acharnées des troupes du Protectorat pour
désagréger les Ayt `Atta n’apportèrent pas les résultats escomptés entre
le 13 et le 16 février. Au contraire, le nombre des résistants n’a cessé
d’augmenter ce qui accula le Général HURE à alerter un bataillon du
Troisième Régiment des Troupes du Maroc et une batterie de 65mm
de Marrakech pour suppléer à la défaillance des partisans5. Le Général
justifia ce renforcement de la machine de guerre par le fait que « l’une
des harkas du groupement ouest est complètement démoralisée »6.
Cela étant, la progression des troupes devint de plus en plus lente.
Des résistants `Attâwî réussirent à passer à travers les lignes françaises
et interrompirent les liaisons entre les divers groupes de Marrakech et

1 - Cf. Croquis représentant la tâche du Saghro en annexe n° 23.


2 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402
SC/3, le 8 avril 1933.
3 - HURE : La pacification du Maroc, dernière étape, p. 108.
4 - Idem.
5 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402
SC/3, le 8 avril 1933.
6 - HURE : La pacification du Maroc, dernière étape, op. cit., p. 108.

327
Mohamed LMOUBARIKI

le Général CATROUX1. Le Général HURE, voyant que l’opération


de « police » prenait de jour en jour les proportions d’une opération
militaire sans précédent, se rendit dans la région et décida d’articuler
le commandement d’une façon différente. Les Généraux CATROUX et
GIRAUD prirent la direction effective des opérations. Le premier à la
tête des forces supplétives de la Région de Marrakech et le second à la
tête des groupements DESPAS et TARRIT. Quant à la coordination, elle
fut réservée au général HURE en personne.
À la suite d’une réunion tenue à Bou-Malem le 17 février pour
examiner la situation et établir un nouveau plan de manœuvre, le Général
Comandant Supérieur des Troupes du Maroc ordonna l’intensification
de l’action de l’aviation renforcée par deux escadrilles et décida de
resserrer l’étau autour de Bou Gafer, devenu le bastion de la majeure
partie des Ayt `Atta2. En même temps, le service des A.I. intensifia son
action politique auprès des populations et parvint à soumettre la fraction
Ayt Bû Dâwd3.
La nouvelle tactique militaire conçue par HURE permit aux
troupes du Protectorat de progresser tant bien que mal entre le 20 et
le 28 février. Ainsi, après avoir occupé le mont Ouloussir, une attaque
générale fut fixée pour le 21, afin de s’emparer du plateau des Aiguilles
au cœur de Bou Gafer. Elle eut lieu par actions concentriques des deux
groupes d’opérations. Mais les contingents de `Assû Ubaslâm leur
opposèrent une résistance sévère, ce qui retarda sérieusement l’avance
des forces de GIRAUD4.
Toutefois, l’encerclement du massif se réalisa le 23 février ce qui
encouragea HURE à tenter de jouer la carte de l’action politique pour
désagréger le bloc de résistance. Les efforts déployés par les officiers
des A.I. auprès des Ayt U`azza pour obtenir leur soumission furent
sans succès. À l’opposé, HURE fit observer que « l’agressivité des

1 - Cf. Croquis représentant la tâche du Saghro en annexe n° 24.


2 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402
SC/3, le 8 avril 1933.
3 - Idem.
4 - Idem.

328
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

dissidents est devenue telle que l’on peut se demander s’ils ne vont


pas très prochainement nous attaquer à leur tour, s’efforcer de passer
à travers nos lignes, et ce qui serait grave, s’en prendre à nos arrières
où les effectifs sont depuis le 13 févriers réduits au minimum »1. Faut-il
aussi préciser que les pertes françaises depuis le début des opérations
jusqu’au 25 février s’élèvent à 26 tués et 29 blessés2.
Devant cette résistance de plus en plus acharnée, le Général
HURE, qui observa chez les partisans et les goums « une réelle lassitude
», prescrivit à GIRAUD de n’entreprendre désormais de nouvelles
attaques que dans le cas où il serait sûr « d’avoir de grandes chances
de réussir »3. En même temps, il renforça le dispositif militaire par un
bataillon du 7e Régiment des Troupes du Maroc et une batterie de 75
de montagne.
Cette tergiversation consolida la volonté des résistants qui
intensifièrent leurs attaques, ce qui poussa HURE à décider, en accord
avec CATROUX et GIRAUD, de prendre d’assaut le massif montagneux
de Bou Gafer après l’arrivée de nouveaux renforts4. Ainsi se profila à
l’horizon la bataille connue dans la mémoire collective sous le nom de
la bataille de Bou Gafer.
Acculés sous la pression de la machine de guerre française à se
cantonner dans cette partie du Saghro dite le plateau des Aiguilles en
raison de sa nature rocailleuse, de ses gorges impraticables et de ses
profonds canyons, les Ayt `Atta imposèrent le 28 février aux troupes
du Protectorat « l’engagement ... le plus difficile que les Français
connurent dans leurs guerres coloniales »5. Certes les conditions de
vie dans le Bou Gafer étaient excessivement limitées mais ses hauteurs
sont aussi admirablement propices à la défense, ce qui n’échappa pas à
`Assû Ubaslâm.

1 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402
SC/3, le 8 avril 1933.
2 - Idem.
3 - Idem.
4 - Idem.
5 - HART (David M.) : Assû û-Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, op. cit.,
p. 89.

329
Mohamed LMOUBARIKI

Après de sérieux préparatifs, HURE donna son aval au Capitaine


de BOURNAZEL, baptisé « l’homme rouge » en référence à la couleur
du burnous qu’il arborait, pour procéder à une attaque globale et
massive contre le Bou Gafer. Celle-ci eut lieu le 28 février dès 7 heures
du matin. Elle n’apporta guère les résultats escomptés en dépit de
l’appui de l’artillerie, de l’aviation et de l’engagement des compagnies
montées de légion1. Une contre-attaque menée par les Ayt `Atta repoussa
BOURNAZEL et ses troupes avec des pertes sévères ce qui fit dire à
HURE que « la continuation de l’attaque ne ferait qu’allonger la liste
de nos pertes sans résultats appréciables »2. Ces pertes s’élèvent par
ailleurs à 49 tués dont le Capitaine de BOURNAZEL et 64 blessés3.
Pour que ces combats n’engendrent pas une hécatombe, HURE
prit la décision d’arrêter toute espèce d’attaque et d’organiser le siège
de la forteresse de Bou Gafer, ce qui constitue la seconde phase de la
guerre du Saghro.
Avant de s’intéresser à ce s’intéresser à ce blocus qui mena la
reddition des Ayt `Atta, il est utile d’enregistrer quelques-uns des
nombreux izlân4 rapportés par la mémoire collective en souvenir des
combats livrés par les Ayt `Atta dans le Saghro et en particulier celui du
28 février.
Ainsi, pour souligner le courage et la ténacité des combattants
malgré le déséquilibre au niveau de l’armement, on peut citer le chant
suivant :
Annâykh Ayt Bû Gâfr likhra baddanâm
Arrâw n’Ayt Bû Gâfr amî ilâq albannâr
Tlaqqâsan wûdî isammîdan atidyufân

1 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402
SC/3, le 8 avril 1933.
2 - Idem.
3 - Idem. A préciser toutefois que ces chiffres concernent les journées du 26, du 27 et du 28
février.
4 - Ce terme berbère donne au singulier izlî qui signifie un chant de quelques hémistiches
répondant l’une à l’autre.

330
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Tlaqqâsan târît ilâq adhab aygâ


Ngâs tigajdâ nanqurt agfâf nalbannâr
Ce qui veut dire :
* J’ai vu les gens de Bou Gafer tenir tête à la mort.
* Les hommes de Bou Gafer méritent le cristal,
* du beurre durant les saisons froides
* et une selle en or
* avec des étriers en argent et des sacoches pleines de cristal.
Ou aussi ce chant qui constitue, en réalité, un défi lancé aux troupes
d’occupation qui aux yeux des résistants ne sont puissantes que grâce
à leurs armes modernes telle la mitrailleuse surnommée almahbulâ,
qui signifie la folle, en raison de ses tirs multiples au moment où les
principaux fusils utilisés par les résistants étaient des fusils à poudre
dont le fameux bushfar :
Mshî ibzî urûmî issiras almahbulâ
Yâsîd bushfar asikht arnattamhawâd
Ce qui peut se traduire par :
* Que le rûmî pose la folle s’il est courageux
* et qu’il prenne le bushfar pour qu’on se batte.
À signaler également la participation active des femmes dans la
défense du Saghro. Cette contribution suscita par ailleurs l’admiration du
Capitaine de BOURNAZEL, qui souligna leurs efforts pour encourager
les combattants, charger les fusils, distribuer les munitions, dégringoler
des pierres vers le bas du massif pour faire reculer sinon atteindre les
troupes françaises et même prendre la place des tués1. Cette dynamique
guerrière n’échappa pas aux poètes `Attâwî qui leur rendent hommages
dans de nombreux chants tel que :

1 - BOURNAZEL (Henri de) : L’épopée marocaine, librairie Plon, Paris, 1935, p. 325.

331
Mohamed LMOUBARIKI

Illâ Azzin gbû gâfr ngâs `âd ikirî


Dâditazrîn yât am yât am tazzanbû`în
Ce qui veut dire :
* Il y avait des belles à Bou Gafer ornées en plus du plomb.
* Elles passent une après l’autre comme des oranges1
4 - Le blocus de Bou Gafer et la reddition des Ayt `Atta :
En dépit du puissant matériel et des effectifs déployés pour
déloger les Ayt `Atta retranchés dans le massif du Bou Gafer sous la
direction de `Assû Ubaslâm, les multiples attaques menées durant le
mois de février n’apportèrent guère de résultats décisifs. La farouche
résistance qu’opposèrent les Ayt `Atta aux troupes du Protectorat accula
le Général HURE à prendre la décision d’arrêter toute action offensive
car, précisait-il « la preuve était faite » et que « même avec d’excellentes
troupes régulières, on ne pouvait venir à bout de l’ennemi par une action
de force qu’au prix de sacrifices ... sanglants »2. Il opta pour le blocus
du Bou Gafer qui aurait l’avantage de réduire les pertes au minimum
et d’affaiblir progressivement la cohésion et la résistance des Ayt `Atta.
Une idée que le caïd `Ali, fils de `Assû Ubaslâm, imputa aux Ayt `Atta
soumis notamment ceux du Drâa. Dans ses renseignements recueillis
par HART, ce personnage proclame que ce ne sont pas les Français qui
ont conquis Bou Gafer, mais les hommes des tribus déjà soumises qui
leur ont suggérés que « le meilleur moyen d’obtenir la reddition était de
laisser les résistants épuiser leurs cartouches »3.
Du fait et pour arrêter les dispositions générales à adopter pour
la mise en place du siège, le Commandant Supérieur des Troupes du
Maroc réunit le 3 mars à Bou Malem, les deux Généraux commandant
les deux groupes d’opérations, le Général Commandant l’Artillerie

1 - Le mot plomb utilisé ici implique à la fois les munitions et aussi du khôl qu’on fabrique à
partir de même minerais pour maquiller les yeux.
2 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro,
N˚402 SC/3, le 8 avril 1933.
3 - Assû û-Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, op. cit., p. 92.

332
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

qu’il fit venir de Rabat et le Commandant du 37e Régiment d’Aviation1.


Au terme de cette réunion, plusieurs mesures furent prises :
- Le resserrement du blocus de manière à fixer les résistants en
haut du massif, à leur interdire l’accès aux quelques points d’eau qui
entouraient le Bou Gafer.
- Harceler les Ayt `Atta par des bombardements aériens et des tirs
de l’artillerie pour les affaiblir et anéantir toute velléité de riposte.
- Intensifier le travail politique dans le double dut de se renseigner
sur les éventuelles réactions des résistants et de désagréger leur cohésion
en favorisant l’engagement des pourparlers. Plusieurs personnages
furent appelés à la rescousse dont principalement le shâwash Hamida.
Le Capitaine Georges SPILLMANN définit la contribution de ce
personnage dans ces termes : « Une fois de plus, le chaouch Hamida a
bien servi ... Au cours des opérations du Saghro, Hamida a montré qu’il
est resté le vaillant combattant du front français »2.
Ces divers dispositifs visant à rendre la vie intenable aux
combattants `attâwî dans leur refuge n’intimidèrent pas les derniers,
notamment durant la première semaine du blocus. En dépit de leur
nombre très réduit (environ 850 familles armées de 1000 fusils dont
la moitié à tir rapide)3 devant la ceinture militaire française forte de
plus de 50000 hommes, le déséquilibre au niveau de l’armement et
les conditions de vie très précaires dans le Bou Gafer, les Ayt `Atta
continuèrent leur résistance avec un remarquable courage comme en
témoigne le chant suivant :
Atâ wallâh urtâ haddûgh ardigui izrî ikirî
ikkând isuklâ lanfâd ar ghifî izrîn
gbûnd âkh agunûn tiwazzâlîn
Ce qui veut dire :

1 - -Assû û-Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, op. cit., p. 92.


2 - Les Aït Atta du Sahara et la pacification du Haut Dra, op. cit. p. 165.
3 - A.M.G. 3H123 : Le Général HURE, instruction générale, N˚ 250 S.P.C./3, Bou Malem, le
4 mars 1933.

333
Mohamed LMOUBARIKI

* Par dieu, je ne m’arrêterai qu’après que les balles me traversent,


* que les bombes transpercent les arbres pour tomber sur moi
* et que les poignards transpercent mon capuchon.
Cet acharnement a fait l’objet de plusieurs commentaires dont
celui de Jean D’ESME qui remarque qu’en dépit du froid et de la faim,
les combattants ont continué à lutter avec ardeur soutenus par leurs
femmes qui assuraient l’approvisionnement en eau, défiant de la sorte les
tirs de l’artillerie dont furent constamment l’objet les quelques sources
situées sur la périphérie du plateau des Aiguilles1. Et c’est en effectuant
cette tâche que de nombreuses femmes Ayt `Atta succombèrent, parmi
elles une fille de `Assû Ubaslâm2.
Pour désagréger le plus rapidement possible le bloc de la
résistance, le recours au travail politique devint indispensable. Le
Capitaine SPILLMANN accentua ses efforts dans ce cadre. Il fit
appel, en plus du shâwash Hamida cité antérieurement, aux caïds Ayt
`Atta déjà soumis, notamment ceux du Drâa amenés sur le front pour
persuader les résistants de se soumettre. L’efficacité de cette œuvre
de dislocation ne tarda pas de prendre corps. Quelques fractions (Ayt
U`azza et Ayt Unabguî) rentrèrent en pourparlers dès le 6 mars 19333.
Une évolution symptomatique annonçant le début de la fin de la coalition
des résistants. Cette nouvelle conjoncture scande, selon HURE, « les
phases successives de perfectionnement de notre blocus et de la rigueur
croissante de notre interdiction des points d’eau »4. Entre le 10 et le
12 mars, 144 familles des fractions Ayt U`azza et Ayt Unabguî firent
leur soumission5. Deux jours après, la jmâ`a des Ilamshân entama des
pourparlers rompus par le Comandant du groupe ouest qui refusa une
semaine de trêve. Une mesure « inadmissible, affirme HURE, en raison

1 - Bournazel, l’homme rouge, Flammarion, 1952, p. 239.


2 - Assû û-Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, op. cit., pp. 85 - 86.
3 - BOURRAS (A) : A propos de la guerre du Saghro, op. cit., p. 45.
4 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402
SC/3, le 8 avril 1933.
5 - Idem.

334
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

des possibilités qu’elle aurait offertes aux dissidents de se ravitailler »1.


Mais la plus grave défection parvint le 23 mars lorsque le shâwash
Hamida réussit à s’infiltrer dans les lignes des résistants et convainquit
une centaine de combattants des Ayt `IsâUbrâhim de se rendre2. C’est
le prélude de la fin de la résistance des Ayt `Atta. SPILLMANN fit
état de l’épilogue de la résistance `Attâwî dans le passage qui suit : «
Démoralisés par cette nouvelle défection ... les frères Ba Sellam, des
Ilemchan, âmes de la résistance, se décidèrent enfin à négocier »3.
Le 24 mars `Assû Ubaslâm se présenta au nom de la totalité des
fractions Ayt `Atta pour déterminer les conditions de la soumission
qui aura lieu le 25 à la zâwiya Khouîa ou Brahim devant les Généraux
HURE, CATROUX et GIRAUD4. Le chef de guerre des Ayt `Atta
reconnut devant HURE que « j’ai commis des fautes contre le Makhzen,
j’en demande pardon au Makhzen »5. Le jour de la soumission, les
combattants du Bou Gafer comprenaient encore 2949 personnes dont
465 guerriers armés6.
Cependant, la soumission des Ayt `Atta ne s’effectua qu’après
la détermination concrète des conditions d’amân proposées par `Assû
Ubaslâm à qui le Ministre des A.E rendit hommage en disant que « ce
chef a produit sur les nôtres l’impression d’un guerrier intrépide, d’une
forte personnalité »7. Ces conditions se résument dans les points suivants:
- La soumission au Makhzen.

1 - Idem. Toutefois, le journal Le Matin du 29 mars 1933 affirme le contraire en disant qu’« une
trêve ... fut accordés [à `Assû Ubaslâm] dans l’espoir que la soumission totale des insoumis
se produirait. Il en profita pour ravitailler ses troupes aux points d’eau et l’on fut contraint
de bombarder ceux-ci ».
2 - Assû û-Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, op. cit., p. 93; SPILLMANN
(G.) : Souvenirs d’un colonialiste, Presse de la Cité, Paris, 1968, p. 118.
3 - Souvenirs d’un colonialiste, op. cit. p. 118.
4 - HERLLE (S.) : La pacification du Saghro, A.F., 1933, pp. 220-225, p. 225.
5 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402
SC/3, le 8 avril 1933.
6 - Idem.
7 - A.M.G. 3H123 : Ministre des A.E à Ministre de la Guerre, télégramme N˚19, Paris le 28
mars 1933.

335
Mohamed LMOUBARIKI

- Le recensement des armes possédées par les Ayt `Atta qui les
conservent en leur possession.
- Une totale amnistie pour toute action passée.
- Pas de confiscations des biens possédés en tribus par les
résistants.
- Pas de corvées en dehors des impôts normaux1.
- La garantie que l’autorité du Glaoui ne s’étendra jamais au
territoire Ayt `Atta et en particulier au Saghro.
- L’assurance que le droit coutumier des Ayt `Atta serait
intégralement garanti, observé et respecté.
- Que les femmes Ayt `Atta ne dansent ni ne chantent hormis pour
des cérémonies comme le mariage. Une condition exigée par `Assû
Ubaslâm, selon HART, en raison de son affiliation à l’ordre des Darqâwa
« le plus strict du Maroc » et le « moins enclin aux compromis»2.
- La désignation de `Assû Ubaslâm comme Amghâr supérieur des
Ayt `Atta du Saghro3.
- Ne pas fournir des partisans aux Français pour une année4.
C’est après l’entérinement de ces conditions, qualifiées de «
généreuses » par HURE, que les Ayt `Atta firent leur soumission après
une lutte de 40 jours durant lesquels ils avaient eu à affronter une armée
puissante aguerrie par une longue expérience coloniale et à subir un
blocus qui implique faire la guerre non seulement aux résistants mais
aussi à leurs femmes leurs enfants et leurs troupeaux.
La guerre de Bou Gafer marqua à jamais la mémoire collective
des Ayt `Atta qui en gardèrent toujours un souvenir à la fois héroïque et
lugubre. De nombreux izlân font écho de cette épopée dont celui-ci en

1 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402
SC/3, le 8 avril 1933.
2 - Assû û-Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, op. cit., p. 95.
3 - BOURRAS (A) : A propos de la guerre du Saghro, op. cit., p. 45; HURE : La pacification
du Maroc, dernière étape, op. cit., p. 119.
4 - HURE : La pacification du Maroc, dernière étape, op. cit., p. 117.

336
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

guise d’exemple :
Bû Gâfr ibbî diguî aksûm izîlan
Kîkh tamâra, kîkh Bû Gâfr ûrd nâghûl
awâ khlânt ullî dwarrâw iwân idiwân
ayâk talghamt ayâk tîli tmân d`ârî
amâd i`arrîman yâk taghzutâsn ashâl
Ce qui signifie :
* Bou Gafer m’a anéanti la bonne chair.
* J’ai vécu des malheurs mais celui de Bou Gafer est unique.
* La chamelle et la brebis sont échappées vers la montagne.
* Quant aux enfants, on les a couverts de terre.
Toutefois, malgré les lourdes pertes humaines (1300 morts)1, les
difficultés d’approvisionnement, notamment en eau et l’épidémie de
typhus qui se déclencha au sein des résistants à Bou Gafer2, un grand
nombre de ceux-ci refusa de se rendre et reprocha à `Assû Ubaslâm,
à son frère Bâssû et à S`îd Nâyt Khûyâ, un membre du conseil de
la résistance d’avoir vendu le Saghro aux Ayt Bulâ (les hommes du
Capitaine PAULIN), autrement dit les Français. Le chant suivant
témoigne de ce reproche :
S`îd Nâyt Khûyâ d`Assû Hâd Bâssû
Khrâd annâgh itfan saghrû sugunûn
alligt izzanzan i Imaghrân d’ayt Bulâ
Ce qui veut dire :
* S`îd Nâyt Khûyâ, `Assû et Bâssû
* tous les trois tenaient Saghro en main

1 - SPILLMANN (G.) : Souvenirs d’un colonialiste, op. cit. p. 123.


2 - Ibid. Quant aux pertes françaises du 1er au 25 mars sont au nombre d’un tué et 4 blessés,
A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro,
N˚402 SC/3, le 8 avril 1933.

337
Mohamed LMOUBARIKI

* jusqu’à ce qu’ils l’ont vendu à Imaghrân et aux hommes de


Paulin.
La conclusion de l’amân entre les Ayt `Atta et le Général HURE
le 25 mars 1933 mit fin à une rude campagne militaire qui occasionna à
l’armée coloniale la mort de 77 hommes dont une dizaine d’officiers et
112 blessés, chiffres avancés par HURE1. Les Ayt `Atta subirent plus de
1300 morts et perdirent une grande partie de leur cheptel puisque sur les
25000 têtes de bétail qu’ils avaient ramenées avec eux dans le Saghro,
le dixième seulement a pu être sauvé2.
La fin de la guerre du Saghro fut accueillie avec soulagement
au Maroc comme dans l’hexagone. Dans ce cadre, HURE observa
qu’en occupant ce massif, les troupes du protectorat avaient mis fin à «
l’une des plus dures [opérations] que nous avions eu à mener depuis le
commencement de la pacification du Maroc »3. De sa part, le Résident
Général Lucien SAINT envoya un télégramme au Commandant
Supérieur des Troupes du Maroc pour le féliciter de cette « heureuses
nouvelle » qui « démontre, de façon absolue, l’excellence des méthodes
que nous avons employées pour amener les derniers éléments dissidents
de ces tribus à faire leur soumission »4.
Le même soulagement fut souligné par le Ministre des A.E. pour
qui « cette reddition marque l’heureux achèvement d’une action de
nettoyage qui s’imposait en raison du danger que faisaient courir à
nos communications entre le Drâa et les confins et aux populations
laborieuses et soumises ... les incursions fréquentes des Aït Atta pillards
du Saghro renforcés par de nombreux djicheurs professionnels refoulés
des régions récemment pacifiées »5.

1 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro,
N˚402 SC/3, le 8 avril 1933; BOURRAS avance dans son article que les pertes sont du
nombre de 3500 hommes de troupes tués dont 600 marocains plus 10 officiers, A propos de
la guerre du Saghro, op. cit. p. 45.
2 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro,
N˚402 SC/3, le 8 avril 1933.
3 - Idem.
4 - Cité par HERLLE (S.) : La pacification du Saghro, A.F., op. cit ; p. 225.
5 - A.M.G. 3H123 : Télégramme N˚ 18 adressé à Ministre de la Guerre, Paris le 27 mars 1933.

338
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Pour consolider cette nouvelle progression, le commandement


militaire procéda à la construction de deux postes de compagne, un poste
de renseignements et un autre de goum pour contrôler étroitement tous
les points vitaux du Saghro. De même, un réseau de pistes autocassables
vit le jour pour investir définitivement le massif1.
On ne peut conclure ce chapitre sans signaler que le
Commandement militaire a profité de la présence dans la région des
nombreuses troupes utilisées dans la guerre du Saghro pour procéder
à l’occupation des derniers bastions de la résistance dans la région,
notamment dans l’Assif Melloul et le mont de Baddou. Les opérations
dans ces régions se déroulèrent dans les mois de juillet et août 1933.
L’occupation de l’Assif Melloul se réalisa par opérations
combinées des groupes mobiles de Tadla, de Meknès et des Confins
algéro-marocains. Le dernier comprenait à lui seul 9 bataillons, 4
batteries de montagne, un groupe d’artillerie, une batterie de 75 portées,
4 escadrons de spahis, un escadron, une compagnie de Légion motorisée,
deux goums, une compagnie de chars et 600 partisans soit un total de
10000 hommes et 5000 animaux2.
En dépit de la résistance des Ayt Hadiddû, les troupes du Protectorat
parvinrent à s’emparer de l’Assif Melloul (juillet 1934) et à repousser
les foyers de résistance vers le massif de Baddou qu’elles occupèrent
entre le 5 et le 29 août 1934. L’occupation de ce massif constitue la
dernière opération de «pacification» menée dans le territoire des Ayt
Marghâd et qui ne se réalisa, par ailleurs, qu’après la dislocation d’une
rude résistance dirigée par Uskuntî.
En effet, la résistance qu’opposèrent les Ayt Marghâd repliés sur les
crêtes du massif accula le commandement militaire à arrêter les combats
après dix jours d’opérations et à faire usage, comme lors de la campagne
du Saghro, du blocus afin de limiter les pertes et affaiblir la capacité de
défense des Ayt Marghâd. Cette tactique ébranla progressivement la
cohésion des résistants et apporta les résultats escomptés dès le 18 août

1 - A.M.G. 3H123 : Télégramme N˚ 18 adressé à Ministre de la Guerre, Paris le 27 mars 1933.


2 - A.M.G. 3H128 : Rapport sur les opérations de groupe mobile des confins algéro-marocains
dans l’Assif Melloul et dans l’Imatras, 8 - 27 juillet 1933.

339
Mohamed LMOUBARIKI

lorsqu’un groupe de 600 familles fit sa soumission auprès du groupe


mobile des confins1.
Privés complètement d’eau et rudement éprouvés, les Ayt
Marghâd rentrèrent en contact avec les troupes françaises pour négocier
les conditions de la soumission. Uskuntî « vient se rendre le 26 après-
midi à la discrétion du groupe mobile des confins, se portant garant de
la soumission des derniers guerriers demeurés dans le Baddou »2. Le
29 août, le chef de la résistance des Ayt Marghâd fit acte de soumission
officielle.
Comme chez les Ayt `Atta, la lutte que menèrent les Ayt Marghâd
pour échapper à la conquête française fut le sujet de nombreux izlân
dont celui-ci à propos de la guerre de Baddou et du désir des résistants
de mourir libre que de se soumettre aux troupes françaises :
Tallâ almût gbâddû atâ wrâkh trî
atâ wûri taktâbamt almût izîln
atâ wûri taktâbamt alhuriyyât
addîkh sbâddû ghâlkh isanrâh
imîh hâ sâligân ikkâ dârî
Ce qui veut dire :
* Il y avait la mort à Baddou. Elle n’a pas voulu de nous.
* O ! Si tu m’as été destiné la belle mort
* Si tu m’as été destiné le salut
* Je suis allé à Baddou en croyant être à l’abri,
* mais voilà les Sénégalais qui me pourchassent.
La liquidation de la résistance dans le massif de Baddou marque
la fin de la campagne militaire poursuivie depuis 1930 et mit fin à vingt-

1 - HURE : La pacification du Maroc, dernière étape, op. cit., p. 158.


2 - A.M.G. 3H128 : HURE, rapport sur les opérations du groupe mobile des confins algéro-
marocains dans la région Ifegh - Kerdous - Djebel Baddo, du 5 au 29 août 1933, N˚350-
O.P.C./15.

340
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

six ans de résistance dans la région du sud-est.


Mais si la reddition des foyers de résistance dans le Baddou
marque la fin des mouvements de résistance massive dans le sud-est
marocain, la lutte anti-française s’est, quand bien même, poursuivie
sous forme d’action individuelle dont la plus spectaculaire est celle qui
mena Zâyd Uhmâd de 1934 à 19361.
Quelles sont les causes ayant engendré le démantèlement de la
résistance dans le sud-est marocain ?
Quels sont les effets de la domination coloniale sur la population
de la région ?
Et enfin quelle est la position de la résistance dans cette partie du
pays dans le contexte générale de la résistance marocaine ?
Tels sont les principaux axes de la troisième partie de cette
recherche.

1 - Sur l’action de ce personnage baptisé «l’homme invisible» en raison de la rapidité et la sur-


prise qui caractérisaient ses agissements, Cf. KHETTOUCHE (Moha) : Zaid ou Hmad un
héro de l’Atlas, Lamalif, N˚128, 1981, pp. 51 - 53; CLEMENT (J.L.) et TAGHBALOUT:
A propos de Zaid ou Hmad, Lamalif, N˚ 130, 1981, pp. 41 - 45.

341
TROISIEME PARTIE

le sud-est marocain : démantelement de la


résistance armée et mainmise coloniale
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Dans la seconde partie de cette recherche, nous avons tenté de


cerner le mouvement de résistance dans le sud-est marocain en insistant
à la fois sur les divers appareils qui l’avaient organisé et aussi sur la
position de la région dans le programme général de la «pacification».
En mettant l’accent sur ces deux points, notre objectif consistait à
déterminer la nature de la réaction de la population, sa dimension et les
raisons de sa continuité jusqu’à 1934.
Cependant, ce travail ne peut être totalement achevé si on ne tente
pas de dresser une sorte de bilan de cette résistance et la replacer dans le
contexte général de la résistance marocaine. En d’autres termes, on peut
se poser les questions suivantes :
Quelle est la position de la résistance dans cette partie du Maroc
au regard des autres mouvements que vécut le pays pour contrer
l’intrusion coloniale ?
Quelles sont les causes de l’échec du mouvement de résistance
dans le sud-est ?
Quelles sont les retombées de la mainmise coloniale sur la
population de la région ?
Tels sont les grands axes des chapitres suivants.

345
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Chapitre XII :
La résistance du sud-est et les autres mouvements de
résistance marocaine: essai de comparaison.

Comme nous l’avons souligné dans l’introduction de la troisième


partie, on ne peut conclure cette recherche sur la résistance du sud-est
marocain à la pénétration française de 1908 à 1934 sans esquisser une
comparaison avec d’autres mouvements de résistance que vit le Maroc
en réplique à la mainmise coloniale.
Cependant, étant donné les divers appareils organisationnels que
connût la résistance dans la région concernée par cette étude, notre
choix pour la réalisation de cette comparaison s’est porté sur trois
mouvements distincts. Celui de Mâ’ al-`Aynayn qui ressemble à celui
de Mulây Ahmad Ulahsan as-Sab`î puisque tous les deux ont développé
leur action avant la signature de l’acte du Protectorat et ont travaillé dans
le sillage de la hafidhiya. Le second mouvement est celui d’Ahmad al-
Hiba qui par sa tendance politique rejoint les tentatives d’at-Tûzûnûnî,
puis de son successeur N’Gâdî. En troisième exemple, nous avons opté
pour la résistance des Zayân sous la direction de Mûhâ Uhammû qui
rappelle celle des Ayt `Atta et de leur chef `Assû Ubaslâm.
Cette sélection peut, à juste titre, paraître arbitraire si on prend en
considération le nombre des mouvements de résistance que connût le
Maroc1. Mais le souci de trouver des similitudes entre les trois formes
de résistance soulignées dans la deuxième partie de cette recherche et
d’autres mouvements de résistance marocaine, nous a poussé à faire
ce choix. Toutefois, procéder à ces comparaisons ne peut passer sous
silence la guerre du Rif.
D’emblée, il est loisible d’affirmer que par sa dimension, son
impact sur les mouvements de libération à travers le monde et le
charisme de Muhammad B. `Abd-Alkrîm al-Khattâbi, la guerre du Rif
dépasse de loin toutes les autres tentatives de résistance marocaine.

1 - Cf. en annexe n° 25 une carte représentant les principaux mouvements de résistance


marocaine entre 1907 et 1934.

347
Cependant, peut-on tracer une parallèle avec l’action du leader rifain et
celle d’at-Tûzûnûnî et N’Gâdî ?
En dépit de la tentative des deux chefs de résistance du Tafilalt
d’orchestrer une action de dimension politique puisqu’ils furent
respectivement promus sultans de jihâd, ceux-ci n’avait pu sortir de
leur cadre régional. L’un comme l’autre n’a fait que gérer la réaction
locale de la population et essayer de se maintenir au sommet de la vague
de résistance.
Contrairement à ces deux chefs de résistance, `Abdelkrim, quant
à lui, fut l’instigateur d’un mouvement de bien plus grande amplitude
que les forces coloniales espagnoles et françaises ne parvinrent à mater
qu’après de sérieux efforts militaires. En sus, son influence sur les
mouvements de libération est incontestable.
Nous n’allons pas nous étendre ni sur les épisodes de la guerre du
Rif , ni sur l’organisation politico-militaire de la résistance rifaine2,ni
1

non plus sur les réformes religieuses introduites par le chef rifain pour
contrecarrer la qa`ida (le `urf) des tribus.
Cela dit, la résistance rifaine a bénéficié de plusieurs atouts :
Certes la position géographique du Rif a favorisé l’ouverture
vers l’extérieur et par conséquent l’achat des armes et des munitions
ce qui faisait énormément défaut à la résistance dans le sud-est, mais
cet avantage n’aurait pu être exploité sans la capacité guerrière de
la population et surtout sans la désignation de Muhammad B. `Abd-
Alkrîm à la tête du mouvement de résistance.
En effet, en cernant les grands traits de la personnalité
d’`Abdelkrim, on peut facilement saisir la différence entre le leadership
de l’Emir du Rif et celui d’at-Tûzûnûnî puis N’Gâdî.
Né à Ajdir aux environs de 1883, `Abdelkrim est issu d’une famille
de notables de la fraction Ayt Khattâb de la tribu Banî Waryâghal. Son

1 - Cf. en guise d’exemple la thèse de KHARCHICH (Mohamed): La France et la guerre du


Rif 1921-1926, op. cit.
2 - Cf. à ce propos l’étude de YOUSSOUFI (Abderrahman) : Les institutions de la République
du Rif, in Abd el-Kerim et la République du Rif, op.cit., pp. 81-100.
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

père, comme son grand père, occupa la fonction de qâdî de sa tribu suite
à sa nomination par le sultan Mulây Hasan en 1880.
Après avoir achevé ses études coraniques, le futur chef rifain
séjourna 3 ans à Fès pour poursuivre ses études à l’université al-
Qarawiyyîn1 où il fut imprégné par les idées de la salafiyya qui ne
recommandait pas seulement le retour aux sources de l’Islam, mais qui
représentait aussi et de façon indubitable une des plus vives réactions
de l’Islam du XIX siècle contre la domination et la colonisation de
l’Empire chérifien2.
Dès son retour dans le Rif en 1915, il fut désigné nâ’ib (adjoint)
du qâdî al-qudât du préside espagnol de Melilla3. Cette désignation est
due aux connaissances qu’il avait acquises et aussi aux relations que
son père avait établies avec les autorités espagnoles qui lui versèrent
une importante pension mensuelle4.
Faut-il ajouter aussi dans ce cadre que la maîtrise des deux langues
arabe et espagnole a permis à `Abdelkrim d’accéder à l’administration
espagnole. On lui attribua un poste au bureau des A.I. de Melilla où « il
se fit remarquer par son aptitude au travail et sa fidélité à l’Espagne»5.
Grâce à cette distinction, il fut nommé successivement secrétaire
adjoint de Bureau puis chef du tribunal judiciaire d’appel. Il assumait
simultanément la fonction de maître de l’école indigène d’instruction
primaire, celle de professeur de langue berbère à l’Académie d’arabe et
enfin celle de rédacteur du journal « Telegrama del Rif » dans lequel il
s’occupait de la rubrique «Monde Arabe»6.
Mais cette période d’entente voire de collaboration avec
l’administration espagnole fut de courte durée. En 1915, `Abdelkrim fut

1 - HART (D.M.) : De « Ripublik » à « République », les institutions socio-politiques rifaines


et les réformes d’Abdelkrim, in Abdelkrim et la République du Rif, pp. 33-45, p. 41.
2 - Idem.
3 - Idem.
4 - SANCHEZ DIAZ (Roberto) : La pacification espagnole, in Abd el-Krim et la République
du Rif, pp. 75-80, p. 76.
5 - Idem.
6 - Ibid., pp. 76-77.

349
Mohamed LMOUBARIKI

arrêté et emprisonné environ 11 mois. C’est le prélude à un éloignement


progressif qui allait se solder par la rupture totale en 1921 après la reprise
active du plan d’occupation gelé pendant de nombreuses années. La
rupture avec les Espagnols survint, comme le souligne HART, lorsque
`Abdelkrim se rendit compte des conséquences de la domination
coloniale sur le Maroc1.
Ainsi dès la fin de la Première Guerre mondiale, le futur chef
rifain quitta Melilla et rentra à Ajdir où vint le rejoindre son frère Si
Muhammad, il « était déjà un protonationaliste marocain »2.
La mort de son père en 1920 lui permit de devenir le chef des Banî
Waryâghal au moment où les autorités militaires espagnoles axèrent
tous leurs efforts sur cette tribu considérée comme la clef du problème
rifain. Une situation qui mena tout azimut aux événements de juillet
1921 et notamment à la bataille d’Anoual.
De fil en aiguille, Muhammad le qâdî devint `Abdelkrim le
mujâhîd et le za`îm du Rif3.
Dans ce bref aperçu biographique, nous avons mis l’accent sur
les grands traits qui distinguent `Abdelkrim des deux sultans du Tafilalt
at-Tûzûnûnî et N’Gâdî.
Par sa formation religieuse, son bilinguisme, son expérience
administrative et l’ascendant qu’il avait au sein des tribus du Rif
notamment sur les Banî Waryâghal, `Abdelkrim était plus qu’un
simple chef de guerre, le rôle que jouèrent globalement les sultans du
Tafilalt. En un mot, la résistance qu’il opposa aux troupes coloniales ;
françaises et espagnoles ; a, selon Kenneth BROWN, « contribué à
réunir les conditions nécessaires à la naissance du nationalisme »4. De
surcroît, le rôle du chef rifain dans le développement du mouvement
de décolonisation et son activité politique, lors de son exil en Egypte,
consolident parfaitement la position particulière d’`Abdelkrim parmi
les chefs de résistance armée au Maroc.

1 - HART (D.M.) : De « Ripublik » à « République », op.cit., p. 42.


2 - Idem.
3 - Idem.
4 - Résistance et nationalisme, in Abd el-Krim et la République du Rif, pp. 472-477, p. 477.

350
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

1 - Ma’ al-`Aynayn et As-Sab`i :


Notre choix de faire la comparaison entre l’action jihadienne de
chacun de ces deux personnages résulte de deux éléments.
D’abord le caractère religieux qui singularise leurs efforts de
mobilisation contre la pénétration étrangère. Tous les deux ont agi certes
pour défendre le pays mais en pleine conformité avec les principes de
leur tarîqa religieuse.
Comme le muqaddam darqâwî Mulây Ahmad Ulahsan, le shaykh
Mâ’ al-`Aynayn mena son action selon les directives de la confrérie
Fâdiliya affiliée à la tarîqa Qâdiriya.
Cependant, si les tentatives d’as-Sab`î d’organiser le mouvement
de résistance dans le sud-est marocain se déroulèrent au moment où
la puissance des Darqâwa de la région était en plein effritement par
suite la mort de leur chef Muhammad B. al-`Arbî, l’action de Mâ` al-
`Aynayn, quant à elle, s’est développée de concert avec la consolidation
de l’influence de la confrérie Fâdiliya dont il fut le vrai instigateur.
Le rôle de Mâ’al-`Aynayn dans ce cadre ne peut être saisi sans
retracer les principaux traits de sa biographie.
Né aux environs de 1838 dans une famille de serviteurs religieux
des Bakkâya de Tombouctou, Muhammad Mustafâ, fils de Muhammad
Fâdil B. Maminna, de la tribu Sannis, acquiert dès son jeune âge une
éducation très stricte. Son père, fondateur de la confrérie Fâdiliya, le
choisit comme son successeur et le surnomma «Mâ’al-`Aynayn» ce qui
veut dire «l’eau des yeux».
En grandissant, il se consacra aux études théologiques et commença
très jeune à prêcher le retour à l’orthodoxie religieuse et aux sources
pures de l’Islam1. A seize ans, il effectua le pèlerinage à la Mecque en
compagnie du fils du Sultan Mulây `Abd ar-Rahmân2,ce qui illustre le
prestige dont jouissait sa famille dans cette région excentrique. Cette
entente avec le pouvoir central diffère catégoriquement de la relation

1 - GAUDIO (Attilio) : Sahara Espagnol, Fin d’un mythe colonial, éd. Arrissala, Rabat 1975, p. 155.
2 - Ibid.

351
Mohamed LMOUBARIKI

distendue qu’avaient les Darqâwa dans le sud-est avec le Makhzen1.


À son retour d’Arabie, Mâ’al-`Aynayn fut attiré par la renommée
de l’université de Tindouf et la qualité de l’enseignement qui y
dispensaient deux `ulama, Muhammad Mulûd et Muhammad al-Jakânî2.
Après avoir fréquenté cette université saharienne, Mâ’ al-`Aynayn
quitta Tindouf au début de 1861 pour rejoindre son père qui lui discerna
le titre de shaykh, savant religieux, ce qui renforça davantage son
prestige auprès de la population3.
Fort de cette consécration, Mâ’al-`Aynayn reprit le nomadisme
à travers le Sahara faisant à la fois du commerce, de la politique et du
prosélytisme et parvint à regrouper autour de lui une masse importante
de disciples connus sous le nom des «hommes bleus», avant de décider
de fonder la ville de Smara. Cette ville allait être à la fois un ribât (un
centre, une citadelle) religieux, un carrefour commercial et un relais
pour toutes les caravanes traversant le Sahara.
La construction de la nouvelle ville se réalisa avec la contribution
du Sultan qui lui offrit « le fret de nombreuses embarcations pour
transporter le matériel de construction d’Agadir à l’embouchure de
la Sequiat-el-Hamra...»4. Le soutien makhzenien s’explique en grande
partie par le fait que dans ces marches lointaines de l’Empire, l’exercice
d’une autorité effective sur la population était une opération périlleuse.
Par conséquent, le renforcement du pouvoir de Mâ’ al-`Aynayn par le
Makhzen témoigne du désir de ce dernier de garantir la dépendance de
cette région en s’assurant la collaboration du marabout de Smara. Celui-
ci allait par ailleurs jouait son rôle de représentant officieux puisqu’il ne
manifesta aucune aspiration à la chefferie politique.

1 - Nous avons souligné les reproches que faisait le shaykh Muhammad b. al-`Arbî au Makhzen
à cause de sa passivité devant les menaces françaises sur les frontières.
2 - ZAKI (M’barek) : Le Maroc : De la résistance pacifique au Mouvement de Libération Natio-
nale, op.cit., tome 1, p. 89.
3 - VERGNIOT (Olivier) : Société et pouvoir au Sahara Occidental, le cas de MA EL AININ,
Table ronde sur le Sahara Occidental, C.R.E.S.M., Aix-en-Provence, 19-20-21 novembre
1981, p. 3.
4 - GAUDIO (Attilio) : Sahara Espagnol, Fin d’un mythe colonial, op.cit., p. 155.

352
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Cette entente entre le Makhzen et Mâ’al-`Aynayn, autrement dit


entre le pouvoir central et le chef de la puissante confrérie saharienne
Fâdiliya, reste un point de différence important avec la position adoptée
par le Makhzen envers les Darqâwa du sud-est marocain. En effet, dans
cette région et notamment dans le Tafilalt, la présence effective d’un
khalifa issu de la famille `Alawite fut indispensable compte tenu du fait
que le Tafilalt est, rappelons-le, le berceau de la dynastie au pouvoir,
ce qui explique l’acharnement du Makhzen à ce que les Darqâwa ne
deviennent pas une force rivale dans cette partie du Maroc.
Par suite l’intensification de la pression européenne sur les
côtes sahariennes pour installer des comptoirs commerciaux et tenter
d’occuper la région1,le shaykh Mâ’al-`Aynayn adressa une lettre au
Sultan `Abd al-`Aziz en 1900 pour lui faire part de son inquiétude
devant les visées des Européens2.
La pression étrangère atteignit son paroxysme lorsque le propre
frère de Mâ’al-`Aynayn, Sa`d Bûh, prononça une fatwâ pour affirmer
que le jihâd contre l’occupation militaire était inopportun. Il justifia
sa position par le fait que « ... quant un peuple musulman, dont le
territoire a été envahi par les infidèles ... et quand il est certain que
la continuation de la guerre ne peut amener que misère, ruine et mort
pour les musulmans ... ce peuple, tout en conservant l’espoir de secouer
le joug avec l’aide de Dieu, peut accepter de vivre sous leur domination
à la condition expresse que les musulmans conservent le libre exercice
de leur religion et que leurs femmes et leurs filles seront respectées »3.

1 - Parmi ces visées européennes, on peut citer le voyage de l’espagnol, Joaquin GATELL,
en 1865, les efforts de l’ingénieur anglais, Donald MACKENIZIE, qui créa une société
commerciale et fonda, en 1880, un comptoir au cap Juby. Sur ces aventures et plusieurs
d’autres, Cf. MIEGE (J.L.) : Le Maroc et l’Europe, P.U.F., 1962, 1ère édition, tome III. A
ne pas oublier, aussi, la marée montante de la conquête française qui, après avoir envahi
l’Algérie, esquissa la domination du Sahara en s’emparant des oasis de Touat, Tidkelt,
Tombouctou… dès 1894.
2 - « Sachez, écrivit-il, que les Chrétiens ne cessent de me contacter par leurs émissaires qui me
proposent de conclure avec eux des traités. Je leur ai toujours opposé un refus catégorique
», HARAKAT (Ibrahim) : al-Maghrib `abra at-târîkh (Le Maroc à travers l’histoire), en
arabe, tome III, Dâr Rashâd, Casablanca ,1984, p. 311.
3 - Archives Marocaines, tome II, p. 150.

353
Mohamed LMOUBARIKI

Pour faire bloc à cette grave défection, Mâ’al-`Aynayn adressa


une lettre (13 novembre 1904) au Sultan lui demandant de dépêcher
dans la région un représentant du Makhzen pour, non seulement tenter
de s’opposer à la démarche du frère du shaykh qui pourrait emmener
dans son sillage une partie de la population, mais aussi pour manifester
l’appartenance de ces régions sahariennes à l’Empire chérifien.
Cependant, en dépit de l’envoi d’une ambassade dirigée par le
cousin du Sultan, Mulây Idrîs B. `Abd ar-Rahmân1 et de la dynamique
jihadienne à laquelle elle donna une forte impulsion, les relations entre
le pouvoir central et Mâ’al-`Aynayn commencèrent à se refroidir dès
1906, l’année de la signature de l’acte d’Algésiras. Ce fut le début du
divorce entre le shaykh de la Fâdiliya et le Makhzen `azizite, ce qui
rentre par ailleurs dans le cadre général du mécontentement populaire
qui amena Mulây Hafîdh au trône.
Dans ce bref survol de la vie de Mâ’al-`Aynayn et de ses relations
avec le Makhzen, nous avons tenté de mettre l’accent sur la puissance
de la confrérie du shaykh du Smara, qui rappelle celle des Darqâwa
dans le sud-est. Mais si dans le Sahara Occidental, le pouvoir central
avait composé avec la Fâdiliya pour s’assurer de sa fidélité néanmoins
symbolique au Sultan, dans le Sud-Est, où la présence makhzenienne était
effective et indispensable pour la dynastie, les Darqâwa constituaient
d’abord un rival dangereux dans une région en contact direct avec les
Français en Algérie.
Le second trait de similitude entre l’action de Mâ’ al-`Aynayn et
celle du shaykh darqâwî concerne la réaction de chacun d’eux lors de
l’ébullition jihadienne que vit le Maroc pour faire face à l’occupation
militaire française à Oujda et Casablanca et aussi à la paralysie croissante
du Makhzen `azizite. La réaction populaire se solda par l’évincement
de Mulây `Abd al-`Aziz et la bay`a de son frère `Abd al-Hafîdh sous
des conditions déterminées dont en premier lieu la libération des zones
occupées par la France.

1 - GAUDIO (Attilio) : Sahara Espagnol, Fin d’un mythe colonial, op. cit., p. 160. Le repré-
sentant du sultan a remis une lettre à Mâ‘al-‘Aynayn dont le texte est reporté par la Revue
des Deux Mondes, 1916-1918, p. 161.

354
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Ainsi, en dépit du refroidissement qui altéra les relations entre le


shaykh des Fâdiliya et le Makhzen `azizte et de l’antagonisme historique
entre les Darqâwa du sud-est et le pouvoir central, Mâ’al-`Aynayn
comme as-Sab`î tentèrent chacun selon leurs capacités de contribuer au
jihâd défensif qui mobilisa le pays. On assista même à un rapprochement
entre les Darqâwa en la personne d’as-Sab`î et le nouveau sultan qui lui
adressa une lettre lui demandant de faire diversion et de continuer son
action contre les troupes françaises dans les confins algéro-marocains.
De son côté, Mâ’al-`Aynayn accorda son soutien au nouveau
sultan notamment au début de son règne. Cela se produisit après la colère
du chef de la Fâdiliya envers l’attitude de `Abd al-`Aziz qui entérina
l’acte d’Algésiras, ce qui le poussa à rejoindre Smara et à y organiser
la lutte anti-coloniale conduite par ses deux fils Hasina et Tâlab1. Or
le Makhzen `azizite qui ne cessait de s’enliser dans une politique de
dépendance aux puissances étrangères ordonna au caïd de Tarfaya,
aidé par les tribus Takna, de s’attaquer aux troupes de Mâ’al-`Aynayn
devenues trop encombrantes pour la politique makhzenienne. En juillet
1907, les hommes du shaykh subirent une sérieuse défaite contre un
convoi, à la suite de quoi les gens de Mâ’al-`Aynayn laissèrent plusieurs
morts, plus de cinq cents chameaux et leurs chargements avant de se
retirer, en catastrophe vers le Sud2. Cet incident marque la fin de l’état
de grâce entre le pouvoir central et la confrérie Fâdiliya.
Cependant, le soulèvement populaire qui déboucha sur
l’intronisation de Mulây Hafîdh redonna espoir au shaykh de Smara. Il
se rallia au nouveau sultan et fit le voyage à Marrakech pour témoigner
de son soutien et faire part de son allégeance au sultan de jihâd qui
incarnait, aux yeux de la population, la volonté d’un sursaut national.
Mais les agissements de Mulây Hafîdh ne tardèrent pas à décevoir
pour la seconde fois Mâ’al-`Aynayn. Dans ses tentatives d’acquérir

1 - GAUDIO (A.) rapporte que « les troupes de Ma al Andin avaient libéré presque tout le
Sahara Sud-Occidental compris dans la limite de la future Mauritanie ... dans un élan
d’unité rarement réalisé avant et après cette guerre sainte » Sahara Espagnol, Fin d’un
mythe colonial, op. cit., p. 165.
2 - VERGNIOT (Olivier) : Société et pouvoir au Sahara Occidental, le cas de MA EL AININ,
op. cit., p. 10.

355
Mohamed LMOUBARIKI

une légitimité internationale et la reconnaissance des pays européens


dont en premier lieu celle de la France, le nouveau sultan accepta, sans
beaucoup de résistance, de recourir à la voie diplomatique pour libérer
les régions occupées. Plus grave encore, il assuma tous les emprunts et
accords signés par son frère déchu et contracta de nouveaux emprunts
avec les consortiums des banques européennes.
Dans le cadre de cette politique de compromis, voire de
compromission, un accord fut signé entre M. PICHON, Ministre des
Affaires Etrangères de France et les ambassadeurs de Mulây Hafîdh,
El Mokri et Tazi, stipulant que le gouvernement chérifien cessera toute
sorte de soutien à Mâ’al-`Aynayn et écrira aux populations des territoires
sahariens pour leur prescrire de réprimer la contrebande des armes1.
La volte-face politique de Mulây Hafîdh poussa Mâ’al-`Aynayn à
organiser une armée pour marcher vers le nord et tenter de faire bloc à la
progression militaire des troupes françaises installées dans la Chaouia. Les
succès de cette armée et le soutien populaire dont elle bénéficia obligèrent
le Général MOINIER à engager ses troupes cantonnées à Tadla pour
freiner sa marche. Après deux mois de combats (juin-juillet 1910), Mâ’al-
`Aynayn et ses fidèles rebroussèrent chemin vers le sud. A. GAUDIO
relate la fin tragique de la vie de Mâ’al-`Aynayn dans ces termes :
« ... Usé par l’âge et à bout de force, [il] put regagner Tiznit où
il vendit ses animaux, ses armes et même ses livres qu’il aimait par-
dessus tout et il mourut, le 28 octobre 1910, intègre et libre comme il
avait vécu...»2.
L’épilogue de l’action de Mâ’al-`Aynayn rappelle sensiblement
le dénouement du mouvement de jihâd de Mulây Ahmad Ulahsan as-
Sab`î qui, après une réaction énergique couronnée par les harkât de
1908 et 1909, rendit l’âme à un âge très avancé sans se soumettre
effectivement aux troupes du Protectorat. Cela étant, dans le sud-est
comme dans le sud-ouest et le Sahara Occidental, le mouvement de
résistance ne connut pas de repli par la suite de la mort de ces deux

1 - VERGNIOT (Olivier) : Société et pouvoir au Sahara Occidental, le cas de MA EL AININ,


op. cit., p. 12.
2 - Sahara Espagnol, Fin d’un mythe colonial, op. cit., p. 167.

356
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

personnages. Au contraire, on assista à l’émergence d’une nouvelle


forme organisationnelle de la résistance menée par des chefs ayant des
visées politiques. Nous faisons allusion ici à at-Tûzûnûnî et al-Hiba
dont nous comparons l’épopée respective dans le passage suivant.
2 - Al-Hiba et at-Tûzûnûnî:
Plusieurs éléments de ressemblance réunissent l’action d’al-Hîba
et celle d’at-Tûzûnûnî voire de son successeur N’Gâdî.
D’abord la référence géographique puisque tous ces mouvements
se sont développés sur la lisière sud du pays, ce qui pourrait s’inscrire
dans le cadre général des soulèvements ayant engendré les changements
dynastiques au Maroc.
Le deuxième élément de ressemblance concerne les intentions
politiques de chacun de ces personnages. Tous les deux furent
proclamés sultan du jihâd au moment où le pouvoir makhzenien en
place manifestait son incapacité de défendre l’indépendance du pays en
acceptant le traité du Protectorat.
En effet, la signature de l’acte du 30 mars 1912 fut considérée par
la population comme un acte de vente et de capitulation, ce qui ne peut
que légitimer l’action des prétendants au pouvoir surtout lorsqu’ils se
proposaient comme des libérateurs du pays et défenseurs de l’Islam.
WEISGERBER observa la consternation générale des habitants
de la ville de Fès dans ces termes : « ... toute la ville depuis les «chorfa»
et les «oulamas» jusqu’au dernier «bakkal» réprouvait la transaction
par laquelle l’»imam», le commandeur des croyants élevé sur le pavois
quatre ans auparavant comme sultan du «jihad» avait «vendu» aux
Chrétiens une partie de «Dar-el-Islam» »1.
Cette indignation de la population de Fès, partagée par ailleurs
par tous les Marocains, ne tarda pas à éclater, deux semaines après
la signature du diktat de 30 mars, sous forme d’une révolte populaire
menée par l’armée chérifienne. L’ébullition atteignit rapidement tout le
pays. Plusieurs prétendants firent leurs apparitions car la place d’un chef

1 - Au seuil du Maroc moderne, op. cit., pp. 272-273.

357
Mohamed LMOUBARIKI

de jihâd était à prendre. Le sultan Mulây Hafîdh, que le soulèvement


populaire porta au pouvoir en 1908 sous des conditions précises dont en
premier lieu la défense du pays, a failli à ses engagements. La place d’un
chef pouvant secourir la umma est devenue par conséquent vacante.
Mais si dans le sud-est, la signature de l’acte du Protectorat
n’a provoqué aucun retentissement notable étant donné les succès
remportés dans la région par l’armée française en 1908/1909, dans
le sud-ouest, l’annonce de l’accord de Fès et l’abdication de Mulây
Hafîdh poussèrent la population à se regrouper autour d’Ahmad al-
Hîba1et à le proclamer sultan du jihâd à Tiznit. Il dépêcha par la suite
ses émissaires pour inviter les tribus à le soutenir en leur rappelant
que « la défense de l’Islam est obligatoire pour tout croyant et que
chacun sera jugé selon ses actes le jour du jugement dernier »2. Ainsi
Tiznit devint une « véritable ruche », selon as-Sûsî, qui ajoute que «
le nom de Mulây Ahmad al-Hîba résonna en tous lieux ... De partout,
`ulama, homme de lettres, chefs de tribus, caïds, zâwiyas, délégations
populaires accoururent pour présenter au nouveau souverain l’acte
d’allégeance avec les offrandes qui en découlaient ...»3. De même, les
wullât (gouverneurs) du Haouz de Marrakech se précipitèrent à Tiznit
pour témoigner de leur allégeance par crainte de perdre leur fonction4.
Faut-il préciser aussi que pour s’assurer le soutien des populations,
le nouveau sultan abrogea tous les impôts illégaux comme le mukus et
n’accepta que les impôts coraniques, notamment la zakât et al-`ushûr5.

1 - Al-Hîba, quatrième fils de Mâ’ al-`Aynayn est né en septembre 1878 (ramadan 1293). Il reçut
une éducation religieuse auprès de son père qui s’occupa personnellement de sa formation
et le prépara pour assumer, le cas échéant, la direction de la confrérie Fâdiliya. Mais la pres-
sion étrangère sur le pays et l’inertie dont a fait preuve le Makhzen lui fournirent l’occasion
d’orchestrer un des grands soulèvement du début de XXe siècle au Maroc. Sa proclamation
comme sultan et sa marche sur Marrakech représentent le point culminant de l’histoire de la
confrérie Fâdilya et l’aboutissement d’une relation somme toute d’entente avec la dynastie
`alawite.
2 - Tarjamat Mulây Ahmad al-Hîba (biographie de Mulây Ahmad al-Hîba)), manuscrit N˚12455,
auteur anonyme, Bibliothèque Royale, Rabat.
3 - Al-Ma‘sûl, tome IV, p. 109.
4 - Tarjamat Mulây Ahmad al-Hîba, manuscrit déjà cité.
5 - Tarjamat Mulây Ahmad al-Hîba, manuscrit déjà cité.

358
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Fort de ce soutien local et du retentissement que commençait à avoir


son mouvement dans d’autres régions du pays, al-Hîba décida de marcher
sur Marrakech en organisant son armée en deux groupes : L’un avec son
frère et khalifa Mrabbîh Rabbah et l’autre sous sa propre direction1.
Le 18 août 1912, al-Hîba effectua son entrée à Marrakech et
s’installa au palais royal2.
Sans évoquer les agissements du sultan bleu et ses hommes dans
cette ville, nous pouvons dire que le danger de voir le mouvement
d’al-Hîba déborder vers le nord, ce qui risquerait de mettre en péril la
présence même de la France au Maroc, poussa le Général MANGIN à
réagir et à endiguer la progression de forces de Mrabbîh Rabbah vers
la Chaouia.
La réaction française mit fin à l’aventure d’al-Hîba le 6 septembre
1912 à Sidi Bou Athmane à 30 km de Marrakech. Après une bataille de « ...
moins de deux heures, les 10 000 hommes de l’émir sont culbutés, mitraillés,
rejetés en débandades sur Marrakech perdant plus de 2 000 morts »3.
L’échec cuisant des troupes d’al-Hîba résulte en sus de la
suprématie technique de la colonne MANGIN, de l’archaïsme de
la tactique adoptée par Mrabbîh Rabbah, qui consistait à se jeter en
masse contre les troupes françaises puissamment armées4. La route de
Marrakech s’ouvrit alors pour MANGIN qui l’atteignit le lendemain de
cette bataille.

1 - Idem. Le même manuscrit affirme que al-Hîba désignait les troupes venues avec lui du Sous
par le terme Muhâjirîn (les émigrés, les pionniers) et celles qui se rejoignirent à lui sur son
chemin vers Marrakech Ansâr (les partisans) ce qui fait directement référence à la même
distinction faite par le Prophète Muhammad lors de sa hijra (l’hégire) à Médine.
2 - GASTON (Deverdun) : Marrakech, des origines à 1912, éd. Techniques nord-africaines,
Rabat 1959, tome I, P. 549.
3 - SEGONZAC (R. De) : ELHIBA, fils de Ma EL AINAIN, R.C., mars - avril 1917, pp. 62 - 69
et pp. 90 -94 , p. 66.
4 - VIAL (J.) décrit cette tactique suicidaire dans ces termes : « ... Il accepte le combat, puisque
ses guerriers avancent à la rencontre des nôtres sur un front de 4 km. A 1 500 mètres, notre
artillerie ouvre le feu. Alors, en poussant des cris de clameurs sauvages, les Marocains se
ruent sur nos flanc-gardes ... ils se font tuer sans succès », Le Maroc héroïque, Librairie
Hachette, Paris, 1938, p. 90.

359
Mohamed LMOUBARIKI

Entre-temps, al-Hîba, trahi par les grands caïds1, se retira vers


Taroudant où il vit son prestige s’effriter progressivement. En mai
1913, il fuit la ville sous la pression des harkât des caïds M’Tougui et
Goundafi pour se réfugier à Kerdous où il mourut en 1919.
L’aventure d’al-Hîba à Marrakech rappelle celle de Mbârk at-
Tûzûnûî dans le sud-est. Le règne de chacun d’eux fut très éphémère.
Mais si celui d’al-Hîba fut écourté par la réaction énergique des troupes
françaises qui s’emparèrent de Marrakech, la capitale du sultan «bleu»,
le règne d’at-Tûzûnûnî a subi de sa part les contrecoups du soulèvement
général qui secoua la région en 1918 - 1919 ainsi que les effets de la
lutte pour la chefferie entre le sultan du Tafilalt et son Khalifa N’Gâdî et
dont le dénouement fut l’assassinat du premier en octobre 1919.
Cependant notre souci de relever les traits d’analogie entre l’action
d’at-Tûzûnûnî et celle d’al-Hîba ne peut nous exempter de mettre en
exergue deux principaux éléments de différence.
Le premier intéresse la formation et le savoir religieux des deux
personnages. At-Tûzûnûnî n’a pu avoir accès au `ilm (savoir) que d’une
manière somme toute limitée et superficielle, contrairement à al-Hîba
qui a grandi dans un milieu socio-culturel très propice. Cela s’est traduit
par son acquis religieux confirmé d’abord, par sa nomination à la tête de
la confrérie Fâdiliya et ensuite par sa manière de régenter la population
durant sa conquête de Marrakech et même après son retrait à Taroudant
puis à Kerdous. L’abrogation des impôts non coraniques et son refus de
collaborer avec le nouveau Makhzen qui lui proposa le poste de khalifa
du sultan sur les régions du sud, le placent dans la lignée des grands
réformateurs almoravides ou almohades pour ne citer qu’eux.
Le second élément se résume par le fait que Ahmad al-Hîba a
bénéficié dans son action du soutien de sa propre `açabiyya, les fameux
«hommes bleus» pour qui il incarnait à la fois le chef religieux (le
shaykh de la Fâdiliya) et l’espoir des tribus sahariennes de s’imposer

1 - « Plusieurs d’entre eux, et en particulier les Glaoua, nous firent des avances très précises
et leurs émissaires dirent à nos officiers que, si nous approchions, ils attaqueraient eux-
mêmes El Hiba et l’empêcheraient de massacrer les prisonniers », MAUROIS (André) :
Lyautey, Plon, Paris, 1931, p. 162.

360
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

comme une alternative pour libérer le pays du joug colonial. De surcroît,


ce soutien populaire permit, à al-Hîba après 1912, et également à ses
frères, de continuer la lutte contre les forces du Protectorat jusqu’à 1934.
Contrairement à cela, nous avons souligné l’inexistence d’aucune unité
tribale sur laquelle at-Tuzûnûnî puis N’Gâdî pouvaient sérieusement
s’appuyer. Cet état de choses résulte du fait que les sultans du Tafilalt
étaient tous les deux des étrangers dans une région étroitement quadrillée
par de puissantes confédérations et tribus berbères.
3 - Mûhâ Uhammû et `Assû Ubaslâm :
À l’instar des Ayt `Atta dans le Saghro, la tribu des Zayân, de la
confédération des Ayt Umâlû au pied du Moyen Atlas, a de sa part mené
une résistance farouche contre l’occupation militaire française sous la
direction de Mûhâ Uhammû (né vers 1857)1.
Cependant étant donné le but de cette approche qui consiste surtout
à tracer la parallèle entre ces deux foyers de résistance, nous n’allons pas
insister sur les épisodes de l’action des Zayân. Nous nous tenons, donc,
à mettre en avant les principaux éléments intéressant cette comparaison.
Pour les Ayt `Atta comme pour les Zayân, la résistance fut menée
par deux personnages issus tous les deux de familles de poids dans leur
tribu respective et qui avaient eu, à des degrés différents, des relations
avec le pouvoir central.
Dans le cas de `Assû Ubaslâm, nous avons souligné les raisons
ayant favorisé son élection à la fonction de Amghâr N’Ufallâ en 1932
par les Ayt `Atta. La neutralité de sa fraction Ilamshân renforcée par la
légende `attâwî affirmant que « c’est toujours un membre des Aït Bû
Taghurâtîn [le segment de `Assû Ubaslâm] qui a porté le vieux drapeau,
emblème des Aït `Atta dans les batailles livrées aux Aït Yâfâlmân »2
étayait la position de `Assû Ubaslâm comme un vrai chef de guerre.

1 - BERGER (François) : Moha Ou Hammou, le Zaïani, Ed. L’Atlas, Marrakech, 1929, p. 24. Le
même auteur trace le portrait de ce personnage en le qualifiant de « ... vigoureux, intrépide,
cavalier sans rival, tireur infaillible et joignant à ces qualités un physique agréable...»,
Idem.
2 - HART (David M.) : Assû û Bâ Slâm de la résistance à la «pacification» au Maroc, op. cit., p. 87.

361
Mohamed LMOUBARIKI

À cette position privilégiée, on peut ajouter le fait que le père de ce


chef de résistance, `Alî Ubaslâm, avait des relations avec le Makhzen
puisqu’il a tenu le rôle de protecteur régional du sultan Mulây Hasan
(1873-1894) lors de la dernière harka au Tafilalt1.
Quant à Mûhâ Uhammû, les relations qu’avait sa famille avec le
pouvoir central étaient beaucoup plus étroites.
La position géographique du territoire du bloc Zayân a poussé le
Makhzen à maintenir des relations d’entente avec ce groupement pour
pouvoir exercer un semblant d’autorité sur la région et créer en même
temps un contrepoids pouvant neutraliser les autres forces du Moyen
Atlas, tribales comme religieuses. C’est à l’aune de cette constatation,
qu’il faut comprendre le soutien que porta Hasan 1er au père de Mûhâ
Uhammû pour confirmer sa puissance régionale. La mort de ce dernier
en 1877, permit à son fils de prendre le commandement de la tribu,
alors qu’il n’avait que vingt ans. Il bénéficia du même soutien qu’a eu
son père auprès du Makhzen. Le sultan Mulây Hasan lui décerna le titre
de caïd des Zayân vers 1886, lui fit cadeau de trois canons et mit à sa
disposition une troupe de 400 hommes2.
Dans la lutte fratricide opposant Mulây Hafidh à son frère `Abd
al-`Aziz, Mûhâ Uhammû prit partie en faveur du premier en se portant
à sa rencontre à Tadla lors de sa marche vers Fès et en lui proposant une
de ses filles au mariage3.
Cela étant, on ne peut passer sous silence la position plutôt ambiguë
de `Assû Ubaslâm comme de Mûhâ Uhammû à l’égard de la France.
Nous ne remettons pas en cause la capacité du chef qui était
`Assû Ubaslâm ni sa contribution à la cohésion du bloc Ayt`Atta en
résistance. Toutefois, son insistance à ce qu’il devint le caïd des Ayt
`Atta lors de leur reddition en mars 1933, une fonction qu’il continua
à occuper jusqu’à sa mort le 16 août 1960, n’implique-t-elle pas une

1 - Idem.
2 - BERGER (François) : Moha Ou Hammou, le Zaïani, op. cit., p. 32.
3 - MICHAUX-BELLAIRE (Ed.) : Itinéraire de Moulay Abd-el-Hafid de Marrakech à Fès en
1907-1908, op. cit., p. 273. Ce soutien, concrètement manifesté, lui valut la désignation de
son fils, Hûsâ, au poste de Pacha de Fès pour quelque temps.

362
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

sorte de garantie pour maintenir sa famille à la tête de sa confédération


et profiter ainsi de la nouvelle conjoncture?
Cette même ambiguïté, on l’observe, aussi, dans le comportement
de Mûhâ Uhammû qui, tout en persistant dans la lutte anti-coloniale, vit
ses propres fils se soumettre à la France. Cela ne peut-il être considéré
comme une manière de ménager l’avenir sans faillir aux principes du
chef des Zayân ?
Quoi qu’il en soit les causes et les raisons de ces confusions,
il est à préciser que ni la résistance des Ayt `Atta ni celle des Zayân
n’auraient pu voir le jour sans la formidable organisation de ces deux
blocs berbères et qui leur a permis de préserver leur cohésion devant les
pressions françaises. Nous avons tracé, dans les chapitres précédents,
les grands traits de l’organisation des Ayt `Atta. Quant à celle des Zayân,
on peut se fier à ce passage de GUILLAUME (A.) : « ... ce qui fait leur
force [les Zayân] c’est moins leur nombre que leur potentiel militaire
fondé sur leur valeur guerrière, leur cohésion, leur discipline et sur
l’importance de leur cavalerie, qui compte plus de 2500 cavaliers...,
aguerris, remarquable par sa mobilité, son esprit offensif ...»1.
La seconde constatation concerne la résistance des deux blocs
berbères. Comme les Ayt `Atta qui persistèrent, dans leur grande majorité,
dans la lutte anti-coloniale depuis 1908 jusqu’à la guerre du Saghro qui
constitue le point culminant de l’histoire de cette « supertribu» au XXe
siècle, les Zayân de leur côté ont mené une résistance sans relâche depuis
l’occupation d’Oujda et Casablanca jusqu’au début des années vingt.
L’apogée de la résistance des Zayân reste sans conteste l’épisode
connu dans l’histoire de la «pacification» du Maroc sous le nom de «
bataille d’El Herri », à 15 km environ de Khénifra, la capitale de cette tribu.
Parler de cette bataille ne peut se faire sans évoquer les tentatives
menées par les troupes du Protectorat pour conquérir le Moyen Atlas.
Dominant la principale voie de communication permettant la
liaison entre Fès et Marrakech via le Moyen Atlas, le pays Zayân était

1 - GUILLAMUE (A.) : Les Berbères marocains et la pacification de l’Atlas Central, 1912-


1934, Paris, 1946, pp. 150-151.

363
Mohamed LMOUBARIKI

selon LYAUTEY une zone « ... d’appui à tous les dissidents du centre
marocain. La persistance de ce groupement important au cœur de notre
occupation, ses relations constantes avec les tribus soumises à notre
action en font non un péril inerte, mais un péril actif. »1.
Par conséquent, les autorités militaires du Protectorat décidèrent
de s’attaquer à cette « tâche » devenue très menaçante. Après l’échec des
tentatives de la Résidence d’obtenir la soumission de Mûhâ Uhammû en
lui proposant le poste de caïd de Zayân, le Général LYAUTEY demanda
au Colonel HENRYS d’occuper la capitale de cette tribu, Khénifra.
Le 10 juin 1914, la colonne constituée pour la circonstance et
dont l’effectif s’élevait à 13360 hommes de troupes et 358 officiers2,
marcha sur la localité désertée par ses habitants et par Mûhâ Uhammû
et ses combattants.
Les exigences de la Guerre en Europe et les directives de la
métropole acculèrent LYAUTEY à ajourner toute sorte d’opération
au Maroc, ce qui permit à Mûhâ Uhammû de réorganiser ses forces
avant de modifier sa stratégie militaire en Novembre 1914 en installant
son camp à 15 km environ de Khénifra. L’ensemble de ses troupes
comprenait alors 400 familles et 500 guerriers3.
Le Colonel LAVERDURE, commandant du poste de Khénifra,
décida alors d’aller outre les consignes de la Résidence en essayant
d’attaquer par surprise les Zayân. Cette décision résulte, selon J.
PICHON, du fait qu’il était « hanté par l’obsédante tentation de
s’emparer du Zaïani »4.
L’aventure du Colonel LAVERDURE tourna court. Malgré
l’effectif mobilisé, 1230 hommes de troupes et 43 officiers, il ne parvint
pas à son objectif principal, la capture de Mûhâ Uhammû. L’expérience
guerrière de ce chef berbère et sa connaissance parfaite du terrain, lui

1 - GUILLAMUE (A.) : Les Berbères marocains et la pacification de l’Atlas Central, 1912-


1934, Paris, 1946., p. 149.
2 - Ibid.
3 - PICHON (Jean) : Le Maroc au début de la Guerre Mondiale, El-Herri 13 novembre 1914,
Lavauzelle, Paris, 1936, 188p., p. 71.
4 - Ibid., p. 56.

364
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

permirent de repousser cette attaque et d’infliger à la colonne une très


lourde défaite. GEUNNOUN (S.) décrit ce combat du 13 novembre
1914, dans ces termes : « ... le désastre fut douloureux, complet. En
quelques minutes, malgré leur sang froid admirable et celui de leurs
officiers, nos soldats furent bousculés, submergés, anéantis par des
flots de cavaliers et de fantassins venus même de la Moulouya ... »1.
Ce succès militaire permit à Mûhâ Uhammû de renforcer sa
position comme chef de guerre du bloc Zayân. Une fonction qu’il
continua à assurer jusqu’à sa mort en 1921 suite à un combat contre
une partie de sa propre tribu soumise à la France. « Au lieu de se
laisser entraîner vers la forêt, écrit J. VIAL à ce propos, le vieux caïd,
appuyant sa moukahla sur un mur en pierres sèches, ajuste froidement
ses agresseurs, peut être ses enfants. Bientôt, il s’écroule au pied d’un
cèdre géant, magnifique, symbole de la résistance inutile, mais ayant
accompli jusqu’au bout sa surprenante destinée : Ne jamais incliner sa
fière tête blanche pour le geste de soumission, que jamais un roumi ne
voie même son visage »2.
Au terme de cette étude comparative entre le mouvement de
résistance dans le sud-est marocain et quelques-uns des nombreux
mouvements de résistance que connût le Maroc entre 1907 et 1934,
il est à souligner qu’une entreprise de cette nature exige à la fois un
dépouillement méticuleux des fonds d’archives et le recours à la
tradition orale. Par conséquent, notre tentative ne peut être considérée
que comme une esquisse à une investigation plus profonde et plus
développée.

1 - La montagne berbère, Ed. Omnia, Rabat, 1933, 327p., p. 58. Les pertes françaises dans cette
bataille s’élèvent, selon A. GUILLAUME, à 628 tués dont 38 officiers et 176 blessés parmi
eux 5 officiers ; Les Berbères marocains et la pacification de l’Atlas Central, op. cit., p.
161. Le même auteur commente cette hécatombe en affirmant que « jamais un échec aussi
désastreux n’avait été infligé à nos troupes en Afrique du Nord ... », Ibid., p. 166.
2 - Le Maroc héroïque, op. cit., p. 123.

365
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Chapitre XIII
Les causes de l’échec du mouvement de résistance
dans le sud-est marocain

Malgré les multiples tentatives d’organiser et coordonner la réaction


de la population face à la progression militaire française, le mouvement
de résistance a échoué après plus de vingt-six ans de combats.
En étudiant les diverses étapes de la résistance dans la partie
précédente de ce travail, nous avons été amené à souligner, à maintes
reprises, les causes exogènes comme endogènes ayant fait échouer toutes
les tentatives visant une organisation solide et durable de la réaction
populaire. Par conséquent et pour ne pas déboucher sur des répétitions
inutiles, nous allons mettre en exergue les principaux facteurs expliquant
la dislocation de la résistance locale, avant de s’intéresser dans un second
point aux répercussions de la conquête française sur la population.
1 - Les causes de l’échec de la résistance :
A priori, il est loisible de souligner qu’une résistance ayant pu
tenir en échec pendant de nombreuses années une puissante armée
coloniale, telle qu’avait la France au Maroc, constitue d’ores et déjà
un exploit non négligeable, surtout lorsqu’on prend en considération
l’armement rudimentaire de la population.
Cela étant, le nombre d’années consacrées par les troupes
françaises pour enrayer la «dissidence» dans cette partie du Maroc ne
s’explique guère par l’unique capacité de résistance dont la population
avait fait preuve.
En effet, un constat important se dégage de notre étude sur l’évolution
de cette résistance et par conséquent de la conquête militaire française et
qui peut constituer la base d’une approche explicative dans ce cadre.
Si les réactions énergiques de la population, dont la première
fut les harkât de 1908, avaient imposé à la Résidence une certaine
vigilance dans sa politique de «pacification» pour ne pas provoquer

367
Mohamed LMOUBARIKI

un soulèvement général qui pourrait embraser non seulement le sud-


est mais aussi toute la masse montagneuse du Grand Atlas, les intérêts
primordiaux du Protectorat et les impératifs généraux de l’armée
française avaient également contribué à l’adoption de cette politique de
progression méthodique. La faiblesse des ressources économiques d’une
part et les priorités militaires au Maroc comme en Europe d’autre part
expliquent grandement les oscillations qu’avait connues le programme
de «pacification» du sud-est marocain.
La conquête de la région se présente en réalité sous forme de
percées effectuées à plusieurs années d’intervalle. Une politique qui a
permis à la France de s’emparer d’abord de la vallée du Guir, puis d’une
partie de celle du Ziz, avant de liquider définitivement les foyers de
résistance au début des années trente1.
Malgré cette tactique qui, quoique efficace à long terme, avait
«l’avantage» de laisser le temps à la population pour se renforcer et
se réorganiser, la résistance dans la région n’avait pu se présenter sous
forme d’un vrai front cohérent et solide.
À - Effets du cloisonnement tribal :
Une étude méticuleuse sur l’appartenance tribale des contingents
ayant composé les harkât successives, nous permet de dire que dans le
sud-est marocain, on peut parler d’une multitude de résistances au lieu
d’un seul mouvement.
Hormis les réactions de 1908-1909 et celles de 1918-1919,
durant lesquelles on a vu se coaliser de nombreux combattants issus de
plusieurs tribus, la résistance de la population était, dans de nombreux
épisodes, menée d’une manière improvisée et anarchique. Chaque
tribu ou confédération attendait soit l’arrivée des troupes françaises au
seuil de son territoire, soit l’occupation d’un point vital pour elle avant
d’organiser une harka qui s’avérait le plus souvent sans conséquence.
Les causes de cette incohérence sont multiples, même si la
principale reste sans conteste le poids des luttes intestines qui déchiraient
les tribus pour dominer les ressources très limitées de la région.

1 - Cf. croquis représentant les principales étapes de la conquête de la région en annexe n° 26

368
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

L’antagonisme historique entre les Ayt Yaflmân et les Ayt `Atta est


l’exemple type de ce déchirement.
En mai 1925, une lutte sans merci s’engagea entre ses deux blocs
berbères par fractions interposées (les Ayt Marghâd et les Ayt Khabbâsh)
et qui dura jusqu’à décembre de l’année suivante ce qui effrita davantage
le pouvoir fragile de N’Gâdî et frappa de caducité ses tentatives visant
à organiser un front uni. Le sultan du Tafilalt ne parvint pas à garder sa
neutralité et finit par se ranger aux côtés des Ayt Khabbâsh. Cette prise
de position suscita le mécontentement des Ayt Yaflmân et des districts du
Tafilalt, en particulier Djorf, Seffalt et Sifa1. Le résultat logique de cette
confrontation fut la régression du prestige du N’Gâdî qui « a dû subir
les événements sans pouvoir les diriger ... ses gens ont reculé partout,
son influence a sensiblement diminuée, son autorité s’est trouvée fort
amoindrie »2. À souligner aussi parmi les graves conséquences de cette
agitation, le ralliement de plusieurs qsûr de Djorf et de Tizimi aux
troupes du Protectorat, notamment Bouïa et Kraïr3.
Ces guerres affectaient quelques fois les tribus de la même
confédération comme il fut le cas entre les Ayt Wâhlîm et les Ayt Isfûl.
La guerre qui opposa ces deux khums, entre 1928 et 1931, a contribué
à la dislocation des Ayt `Atta et a permis aux troupes du Protectorat de
faire une brèche sérieuse dans ce bloc berbère. En effet, pour faire face
aux Ayt Wahlîm qui réussirent à bénéficier du soutien des Ayt Hassû, Ayt
Khabbâsh, Banî M’hammad, Ulâd Jrîr et quelques Ayt `Alwân, la tribu
des Ayt Isfûl fit appel au soutien des Français qui lui versèrent 5000
cartouches4.
Par conséquent, on peut affirmer que le cloisonnement de la
population s’est traduit, lors de la conquête française, d’abord par
une grande hésitation entre le maintien d’un front uni et la défense du
territoire et les intérêts spécifiques de chacune des tribus et ensuite par

1 - A.M.G. 3H127 : Lieutenant CHARPENTIER du Bureau des A.I., rapport sur le Tafilalt,
N˚61/C.E.C, Erfoud, le 15 juin 1930.
2 - Idem.
3 - Idem.
4 - SPILLMANNN (G.) : Les Aït Atta du Sahara ... , op. cit. pp. 121 - 122.

369
Mohamed LMOUBARIKI

les défections successives et les soumissions aux troupes du Protectorat.


Dans les deux cas de figure, les troupes françaises restent les premiers
bénéficiaires de cet état de choses qui ne peut que soutenir la progression
méthodique et faciliter la préparation politique des officiers des A.I.
qui guettaient toutes les occasions pour « créer des intelligences ...
entretenir les rivalités ... encourager les défaillances et ... confirmer
les dévouements »1, en un mot, miner la résistance de l’intérieur pour
procéder à une conquête à moindres frais.
B - Le pouvoir limité et contesté des sultans du Tafilalt :
En dépit de leur contribution à la continuité de la résistance en
particulier dans le Tafilalt, at-Tûzûnûnî et N’Gâdî n’avaient pas les
moyens nécessaires pour mettre en pratique une vraie politique de
mobilisation visant à atténuer le poids des clivages socio-économiques
(la dichotomie nomade/sédentaire et le cloisonnement tribal) pour
permettre la constitution d’un front de résistance solide et cohérent.
Plusieurs facteurs expliquent cette incapacité des sultans du jihâd.
Le premier concerne l’absence d’une `açabyya sur laquelle ils
pourraient s’appuyer pour exercer leur autorité. Ils étaient tous les
deux considérés comme des étrangers dans une région profondément
quadrillée par les différentes tribus.
Certes, at-Tûzûnûnî avait pu gagner la confiance et par conséquent
le soutien des Ayt `Atta qui représentaient l’une des plus puissantes
confédérations de la région en se proposant comme le serviteur de
leur marabout vénéré, Si Moha Nifrûtan, ce qui s’est traduit par leur
participation active au soulèvement de 1918. Mais cette alliance de
circonstance était vouée à l’échec. Les Ayt `Atta n’étaient nullement prêts
à céder la direction de leurs affaires à ce personnage. Par conséquent
le soutien qu’ils lui portèrent lors de la conquête du Tafilalt, s’inscrit,
avant tout, dans le cadre général de la défense des intérêts économiques
de ce bloc berbère pour qui la palmeraie constituait un espace vital.
Quant à N’Gâdî, les efforts qu’il déploya pour réaliser un
rapprochement entre les Ayt `Atta et les Ayt Yaflmân, furent sans résultat

1 - A.M.G. 3H127 : Le Colonel GIRAUD aux R.G., rapport sur la situation générale dans les
confins marocains, N˚1/O.P., Bou-Denib le 18 mars 1930.

370
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

tangible. Au contraire, il prit part dans les conflits qui les opposaient
pour s’emparer du Tafilalt, ce qui a fait de lui un chef de parti sans une
véritable influence1.
Le second facteur expliquant la faiblesse du pouvoir des sultans
du Tafilalt dépend de leur politique fiscale, notamment celle d’at-
Tûzûnûnî.
Pour assurer la mûna (l’approvisionnement) de son Makhzen, il
avait procédé à de nombreuses réquisitions et imposé aux qsûrien le
versement régulier d’une certaine quantité de pain et de dates. Cette
pratique exacerba la population et fit passer son auteur pour un « fattân
» (fauteur de troubles) ce qui est compréhensible lorsqu’on prend en
considération les ressources très limitées de la région.
On ne peut négliger aussi le fait que la proclamation d’at-
Tûzûnûnî puis, après lui, N’Gâdî a provoqué une consternation au
sein de la population du Tafilalt, en particulier l’élément sharîf.
L’attachement des shurfa du Tafilalt au pouvoir central et aux sultans
`Alawites s’expliquent, non seulement par leur respect du contrat de
la bay`a qui, selon la loi coranique, qui établit un lien de soumission
obligatoire au chef de l’umma2, mais aussi de leur sentiment de liaison
effectif voire de parenté avec la dynastie régnante. Cet attachement de
la population sharîfa aux souverains `Alawites a attiré l’attention du
Docteur F. LINARES qui, remarquant l’exaltation de cette population
par la venue au Tafilalt du sultan Mulây Hasan en 1894, écrivit : « Elle
semble croire que le sang qui coule dans ses veines est le sang du maître
présent devant elle »3.

1 - Malgré son soutien aux Ayt `Atta, plusieurs tribus de cette confédération ne lui présentèrent
à aucun moment leur soutien. C’est le cas, par exemple des Ayt Isfûl qui persistaient à le
considérer comme un étranger ne méritant pas de les diriger, SPILLMANNN (G.) : Les Aït
Atta du Sahara ... , op. cit. p. 123.
2 - Le verset coranique suivant ordonne aux croyants de respecter la bay`a : « Ceux qui font
serment d’allégeance ne le font que vis-à-vis de Dieu. La main de Dieu coiffe les leurs.
Celui qui trahit son serment ne fait que se trahir lui-même et celui qui tient ses engagements
envers Dieu, Dieu lui donnera un salaire immense », Le Coran, sûrat (chapitre) al-Fath (Le
succès), verset N˚ 10.
3 - Voyage au Tafilalet avec sa majesté Moulay Hassan, op. Cit., p. 50.

371
Mohamed LMOUBARIKI

De surcroît, l’instauration du Makhzen d’at-Tûzûnûnî et N’Gâdî


au Tafilalt chamboula les relations entre les diverses parties de la
population et porta un grave préjudice aux intérêts matériels des shurfa
de la région. La «sainteté» de lignage (lien de consanguinité avec la
famille du Prophète) et leur savoir religieux de ces derniers leur avaient
permis de jouer le rôle de médiateur et de catalyseur de paix dans cette
partie du Maroc. Cette fonction s’est traduite matériellement par les
offrandes et les dons que les autres composants leur offraient, ce qui
constitue dans cette région aux ressources économiques étaient très
restreintes, un avantage vital que les shurfa n’étaient pas prêts à céder
aux nouveaux arrivants.
À la lumière de ces constatations, on peut dire que les sultans du
Tafilalt n’avaient pu gagner le soutien de l’élément sharîf qui a usé, par
ailleurs, de son prestige régional pour annihiler les visées politiques des
sultans du jihâd.
C - Le déséquilibre au niveau de l’armement :
La suprématie de l’armement utilisé par les troupes du Protectorat
reste la principale cause de l’échec de la résistance dans le sud-est
marocain.
En effet, tout au long de la période étudiée, l’armée française
n’a cessé de développer son armement et de se procurer les dernières
créations de l’industrie militaire. À ce propos, le Maréchal Alphonse
JUIN souligne que la France a utilisé lors de la «pacification» du Maroc
des armes nouvelles qu’on utilisera ultérieurement durant la seconde
Grande Guerre1.
Au moment où les Troupes du Protectorat utilisaient un arsenal
militaire très perfectionné comme les mitrailleuses, l’artillerie, les
camions blindés, l’aviation ..., les résistants n’avaient à leur disposition
qu’un armement modeste et très limité constitué principalement de
fusils à pierres. Une note de l’Etat Major de l’armée affirme qu’« en
pays dissident, un fusil vaut 3000 francs, une cartouche entre 3 et 5.
Une arme est une propriété facilement négociable. On l’échange contre

1 - Voyage au Tafilalet avec sa majesté Moulay Hassan, op.cit., p.50.

372
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

plusieurs chameaux ou de nombreux moutons »1.


Ainsi lors des harkât de 1908, les contingents de Mulây Ahmad
Ulahsan as-Sab`î n’avaient ni fusil 86, ni carabine 92, mais uniquement
des fusils 74 et d’autres à pierre (`ashâriya, klâta, bushfar) et quelques
chassepots2. Certains combattants avaient « seulement des sabres qu’ils
aiguisaient sur des rochers »3. Quant aux munitions, elles étaient très
limitées et ne dépassaient guère cinquante cartouches pour chaque
combattant ayant une arme à feu4.
Cette même carence caractérise l’armement dont disposaient les
contingents des sultans du Tafilalt. As-Sûsî rapporte dans ce sens que
lors d’un défilé militaire supervisé par at-Tûzûnûnî le 25 octobre 1919
(le jour de l’assassinat de celui-ci), les quelques deux milles hommes
que comptaient ses troupes étaient armés, en majorité, de gourdins et
de haches5.
Quant à N’Gâdî, il ne bénéficiait, selon un document du Ministère
de la Guerre, que de 6 mousquetons et 125 fusils6.
Le chant suivant fait état de ce déséquilibre au niveau de
l’armement :
Mshî ibzî urûmî issiras almahbulâ
Yâsîd bushfar asikht arnattamhawâd
Ce qui veut dire :
* Que le «rûmî» pose la «folle» (la mitrailleuse) s’il est courageux
* Et qu’il prenne le bushfar pour qu’on se batte.

1 - BRIGNON (J.) & autres : Histoire du Maroc, op. cit. p. 339.


2 - A.A.E. 420 : Renseignements parvenus au poste de Colomb-Béchar au sujet de la harka du
Haut-Guir, le 1er avril 1908.
3 - Idem.
4 - Idem.
5 - As-Sûsî : Al-Ma`sûl, op. cit. p. 295.
6 - A.M.G. 3H127 : CHARPENTIER (Lieutenant) ; sur Mohamed Ben Hamed Ben Belqacem
au Tafilalt, N˚61/C.E.C., le 15 juin 1930. Pour les détails de cet armement Cf. Annexe N˚ 21.

373
Mohamed LMOUBARIKI

En outre, la tactique militaire adoptée par les chefs de résistance


ne répondait nullement aux nouvelles conditions de la guerre.
Face à une armée moderne et expérimenté n’opérant qu’après une
préparation très minutieuse du terrain et une connaissance profonde
de la population afin de saisir les opportunités et les contradictions
pouvant affaiblir sa cohésion, les résistants, de leur côté, agissaient
d’une manière archaïque sous forme d’attaques massives ce qui se
traduisait généralement par de lourdes pertes humaines. À cette tactique
suicidaire, les chefs de la résistance, notamment Mulây Ahmad Ulahsan
as-Sab`î, n’hésitaient pas d’annoncer par écrit qu’ils allaient donner
l’assaut respectant de la sorte « la coutume suivie par nos ancêtres
valeureux avec vos vils ancêtres »1.
La manifestation logique de ce déséquilibre flagrant au niveau de
l’armement aggravée davantage par la tactique des harkât qui se ruaient
sur le feu de l’armée du Protectorat, furent les lourdes pertes en vie
humaine qu’occasionna la conquête de cette partie du Maroc.
D - La collaboration de quelques chefs locaux avec les
troupes du Protectorat :
Dans un article sur la préparation politique et ses méthodes,
Maxime de ROQUEMAURE précise que « la collaboration des
personnages éminents, prestigieux du monde musulman et du monde
berbère est indispensable pour favoriser la progression de l’influence
française ». Il continue son affirmation en rappelant que « même
dans les pays qui ne sont pas des Protectorats, mais des colonies de
souveraineté directe, comme l’Algérie, la conquête n’a jamais pu se
passer d’une telle collaboration »2.
À la lumière de cette idée, l’armée française tenta dès le début des
opérations dans le sud-est marocain de créer des intelligences et s’assurer
le soutien des chefs locaux pour faciliter la conquête de la région.
Ainsi, malgré le fait que dans cette patrie du Maroc, on ne peut

1 - Extrait de la lettre des chefs de la harka de septembre 1908 au chef du poste de Bou-Denib,
Cf. Texte intégral en annexe N˚ 13.
2 - A.M.G. 3H119 : Coupure de presse marocaine datée du 13 juin 1929.

374
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

trouver des chefs puissants et influents comme ceux de Marrakech et


ses alentours, les troupes du Protectorat ont pu bénéficier du soutien de
plusieurs shyûkh et chefs de tribus.
Le premier personnage à s’illustrer dans ce cadre fut sans conteste
le shaykh d’Aîn Chaîr, Si Ahmad Ufaqqîr qui rentra au service de la
France depuis 1904 pour renseigner les postes des confins « d’une façon
sérieuse et sûre »1. Les informations qu’il transmit au poste de Colomb-
Béchar ont été d’une grande utilité pour les troupes françaises lors de
leurs opérations contre les harkât de Mulây Ahmad Ulahsan as-Sab`î.
Parallèlement à cela, les Glaoua ont usé de toute leur influence
auprès des Ayt `Atta afin de désagréger ce bloc berbère et faciliter par
conséquent la conquête militaire française.
Grâce aux «Seigneurs de l’Atlas», plusieurs chefs `attâwî rentrèrent
au service de la France. On peut en citer `Addî Ukhayyî des Ayt Isfûl,
Muhdâsh Ulhâj Faskâ désigné par les Glaoua pour concurrencer `Assû
Ubaslâm, Bâssû Umîmun des Ayt Slîlû, Yidîr Us`ïd Amsûfî à Zagora
et enfin Hammû Ulahsan B. Mûrghî2. Ce dernier a, par ailleurs, fait
l’objet de plusieurs critiques de la part des Ayt `Atta qui l’ont comparé
aux criquets pèlerins en raison de son implication dans les guerres qui
divisaient les divers khums de ce groupe berbère :
Ban Mûrghî atâmûrghî shwâsh dwâfâ
Tâmurghî tatshâyâkh Ban Mûrghî izlayâkh
Ce qui signifie :
* Ban Mûrghî c’est les criquets, le chaos et le feu
* Les criquets nous ont dévasté, Ban Mûrghî nous a dispersé.
On ne peut négliger également le rôle des chefs de zâwiya tels que les
marabouts de Kenadsa qui, en 1908, « ont apporté une détente progressive
et déterminé les gens de cette région [l’oued Haiber] à envoyer des miad
[délégations] à Bou-Denib et à en fréquenter le marché »3.

1 - A.A.E. 239 : G.G.A. au Président du Conseil, lettre N˚ 30076 - 200, Alger le 21 février 1908.
2 - SPILLMANNN (Georges) : Les Aït Atta du Sahara et la pacification du Haut Dra, op. cit. p. 131.
3 - A.M.G. 3H20 : Lyautey au G.G.A., lettre N˚ 477 K/743, Oran le 24 juillet 1908.

375
Mohamed LMOUBARIKI

Quant à Sidî al-Hwârî le muqaddam darqâwî de la zâwiya de


Ferkla, le bras de fer qui l’opposa à at-Tûzûnûnî puis N’Gâdî, avec
le soutien des troupes du Protectorat et des Galoua, a non seulement
constitué une des causes principales du coup d’état d’octobre 1919,
mais il a surtout miné profondément les capacités de résistance et le
prestige des sultans du Tafilalt.
Cependant la collaboration des chefs locaux n’aurait pu être
décisive sans l’action politique des officiers des A.I. Le rôle du
Capitaine Georges SPILLMANNN au pays des Ayt `Atta est un exemple
représentatif.
Grâce à ce personnage, une politique de désarticulation du bloc
`attâwî fut scrupuleusement menée. «... Tirant parti des luttes armées
engagées entre les diverses fractions Aït Atta, cette politique a gagné
certaines d’entre elles en leur fournissant une aide contre les adversaires
... »1. C’est ainsi que l’armée française s’est procurée « d’étape en
étape, avant l’occupation, une avant-garde politique et à l’heure de
cette occupation, une avant-garde militaire recrutée chez les Aït Atta et
destinée à agir contre d’autre Aït Atta. Et nous avons, de cette manière,
rangé sous notre drapeau tous les Aït Atta de l’oued Drâa... De même ce
sont des Aït Atta qui ont ouvert à nos colonnes le cœur du pays occupé
par leur confédération, le Tazarine et la Taghbalt »2.
Par conséquent, et malgré le regret formulé par Lyautey constatant
l’inexistence dans le sud-est marocain de « grands chefs sur lesquels
nous puissions nous reposer pour faire régner l’ordre aux moindres
frais »3, on peut affirmer que les troupes du Protectorat ont pu, quand
bien même, bénéficier du soutien de plusieurs chefs locaux lors de la
«pacification» de cette partie du pays.
E - Les difficultés d’ordre économique :
On ne peut exclure l’impact des conditions économiques sur le
devenir de la résistance dans le sud-est marocain.

1 - Pacification du Sud marocain, R.C. N˚ 3, mars 1933, pp. 49 - 58, p. 58.


2 - Idem.
3 - Lyautey, Directives Générales pour 1922, Rabat le 14 décembre 1921, N˚ 2171 C.M.

376
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Dans cette région où l’équilibre entre la population et les


ressources économiques était très fragile et incessamment remis en
cause soit par des calamités naturelles telle que la succession des
années de sécheresse, comme il fut le cas en 1919 et 1926, soit par
des guerres entre tribus et confédérations, la mise à la disposition des
harkât d’une mûna (ravitaillement) importante fut une opération très
difficile. C’est par ailleurs l’une des causes de la désapprobation de
l’action d’at-Tûzûnûnî par la grande partie des qsûrien qui l’a qualifié
de fattân (imposteur, fauteur de troubles) en raison de ses exactions et
ses abus fiscaux.
Dans le cadre de cette atrophie des ressources économiques,
l’approche des saisons des labours ou des moissons a, à plusieurs reprises,
provoqué l’ajournement des rassemblements anti-français ce qui laissa
le temps aux officiers des A.I. de réussir leur attraction politique.
En effet, ce problème de ravitaillement touche en fin d’analyse au
mode de vie composite de la population du sud-est marocain.
Consciente de la complémentarité vitale entre le nomadisme et
la vie sédentaire pour les populations du sud-est, l’armée française a,
intensivement, exploité cette dichotomie pour disloquer le bloc de la
résistance. Les populations sédentaires, pour qui la terre constituait leur
unique moyen de subsistance furent un front facile à «travailler» par les
officiers des A.I.
Outre cette exiguïté «naturelle» des ressources économiques,
la politique militaire menée par les troupes du Protectorat avait
intentionnellement aggravé la situation de la population dans le but
d’annihiler ses capacités de résistance. Les exemples dans ce cadre
sont multiples.
Après le combat de Menabha (avril 1908), la colonne dirigée par
le Général VIGY se porta le 3 mai 1908 sur le qsâr Aït Yakoub déserté
par ses habitants où « une certaine quantité d’approvisionnements
divers ... ont été distribués aux troupes ou détruits. Les récoltes de
l’année courante ont servi du pâturage des animaux »1.

1 - A.A.E. 240 : G.G.A. au Président du conseil, télégramme N˚ 83143 - 450, Alger le 12 mai 1908.

377
Mohamed LMOUBARIKI

De même, après l’évacuation de Tighmart suite au soulèvement


pantribal qui déboucha sur la proclamation d’at-Tûzûnûnî comme sultan
du jihâd, le Général Poeymirau fit sauter le 18 octobre 1918 le barrage
Amerbouh, qui constituait la base de tout le système d’irrigation du
Tafilalt. Depuis cette date et jusqu’en 1932, la palmeraie végéta sans
eau superficielle ce qui représente un coup dur non seulement pour
les divers districts du Tafilalt, mais aussi pour toutes les tribus qui
gravitaient autour d’elle.
Cette même guerre d’usure fut utilisée d’une manière plus
dévastatrice lors de la guerre du Saghro. Le blocus qu’organisa le
Général HURE autour de Bou Gafer où s’étaient retranchés les Ayt `Atta
fut, selon lui, le moyen le plus efficace et le moins coûteux en pertes
humaines pour les troupes françaises pour mettre fin à la résistance
acharnée des combattants de `Assû Ubaslâm.
2-Le sud-est «pacifié»: transformations socio-économiques:
Cerner les transformations socio-économiques introduites parle
Protectorat dans le sud-est marocain exigent une étude allant au-delà des
limites chronologiques de notre sujet. En outre, cette entreprise ne peut se
réaliser, à notre sens, si elle ne concerne pas des points importants dont :
- La compulsion des archives économiques, en particulier les
registres du tartîb et des autres prestations, afin de saisir l’évolution
économique de chaque groupe de la population.
- La prise en considération des jugements rendus par les tribunaux
coutumiers, ce qui peut porter des éclaircissements sur les effets de
la colonisation sur les structures autochtones, notamment la tribu, la
transhumance et les autres structures réglementant la vie des populations
avant le Protectorat.
Par conséquent, le passage qui suit n’est, en réalité, qu’un survol
accéléré d’un, voire de nombreux sujets.
La principale répercussion concerne les lourdes pertes humaines
que les populations payèrent pour défendre leur indépendance. Certes,
on ne peut avancer des chiffres exacts car non seulement les archives
militaires n’englobent pas toujours des indications à ce propos, mais

378
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

aussi du fait que les résistants s’acharnaient, dans la majorité des


cas, à ne pas laisser leurs morts sur les champs de combats. Plusieurs
documents soulignent cette pratique des résistants :
Ainsi, après le combat du 1er au 2 septembre 1908 « on trouva
sur le terrain quarante cadavres. Les traces du sang, les morceaux de
cervelle et de chair qui jonchaient le plateau témoignaient du nombre
de ceux qui avaient été enlevés »1.
Cependant, pour les principaux épisodes de la conquête, on peut
avancer les chiffres approximatifs suivants : plus de 530 morts pour
1908, 3300 environs pour la période 1916-1919, 70 en janvier 1932 et
1300 lors de la guerre du Saghro en 19332.
En plus de ces victimes humaines, la vie économique des
populations a subi de sérieux contre-coups durant la conquête. L’un
des moyens les plus destructeurs utilisés par les forces coloniales pour
réduire la résistance locale fut l’anéantissement des ressources des
populations. L’exemple le plus frappant dans ce cadre est celui des Ayt
Saghrushshan.
Après la destruction de leur qsûr, suite aux combats de 1908,
les Ayt Hammû (160 à 170 tentes) quittèrent la région de Talsint pour
se rendre d’abord dans le massif de Daït avant leur expulsion vers le
Ferkla et le Gheris. Ils furent rejoints par les Ayt Bûbkar Uyûsaf (30 à
50 tentes), les Ayt Us`îd et les Ayt Mûsâ fuyant de la sorte la colonne
de STRASSER. En 1926, suite à l’échauffourée de Talsint, 125 autres
tentes regagnèrent la zone insoumise3.
Depuis leur départ en «dissidence», toutes ces fractions devinrent
« uniquement nomades et les tentatives qu’ils ont faites pour acquérir
des terrains n’ont jamais pu aboutir »4.

1 - La colonne du Haut Guir, Revue Historique, N˚ 94, p. 14.


2 - Ce qui fait un total de 5200 morts. Mais, étant donné le nombre d’années que dura la
conquête de la région et la multitude de combats engagés par la population, il est fort
probable que ce chiffre ne représente que la moitié de ce que perdit la population.
3 - A.M.G. 3H441 : Bulletin de renseignements concernant les Aït Tseghrouchen dissidents.
4 - A.M.G. 3H118 : Le Colonel GIRAUD, le problème Aït Hammou, Bou-Denib, le 1er sep-
tembre 1930.

379
Mohamed LMOUBARIKI

Un rapport émanant des archives du Ministère de la Guerre


décrit la situation économique de ces fractions dans ces termes : « À
part quelques notables Aït Hammou et quelques Aït Moussa encore
propriétaires de troupeaux importants, la majorité des tentes vit dans
une grande misère... Cette année [1926] a été particulièrement néfaste
pour les dissidents. La sécheresse et les sauterelles ont engendré la
mort de presque tout le cheptel, par manque de pâturage, les ânes ont
péri pour la plupart et il ne subsiste que quelques maigres chèvres.
Les chameaux eux-mêmes ont été victimes d’une maladie épidémique...
Quoi qu’il en soit, c’est la misère. Les animaux de bât ne suffisent plus
au transport des tentes et du matériel. Souvent un douar ne se déplace
que sur de très courtes distances afin de permettre aux quelques animaux
restants d’effectuer plusieurs voyages dans la journée »1.
Dans le cadre de ces répercussions économiques, on ne peut négliger
le sort du cheptel des Ayt `Atta. Sur les 25000 têtes de bétail que cette
confédération a ramenées avec elle dans le Saghro, le dixième seulement
a pu être sauvé des tirs de l’artillerie et des bombardements aériens2.
En un mot, on peut dire qu’en plus des pertes humaines infligées à
la population, celle-ci avait également subi une guerre d’usure axée sur la
destruction des moyens de subsistance afin de faciliter la mainmise coloniale.
Quant aux transformations socio-économiques engendrées par la
domination coloniale, on peut les énumérer dans les points suivants :
À l’échelon social, la principale transformation est la fixation de la
population. Le protectorat a imposé à la population « la notion de limite»
en réglementant la quête pastorale et en encourageant l’agriculture, ce
qui facilitait le contrôle de la population3. L’un des résultats directs de
cette politique fut l’ébranlement de tout le système de transhumance basé
jusqu’à lors sur des accords bilatéraux entre tribus et confédérations.

1 - A.M.G. 3H441 : Bulletin de renseignements concernant les Aït Tseghrouchen dissidents.


2 - A.M.G. 3H123 : HURE, rapport d’ensemble au sujet des opérations du djebel Saghro, N˚402
SC/3, le 8 avril 1933.
3 - Ce contrôle touche aussi les individus qui voulaient se rendre d’une zone à l’autre, notam-
ment avant la soumission totale de la région. Cf. annexe N˚ 26 une copie d’une autorisation
de voyage d’un habitant du qsâr de Douirt Sebâa Ajdida à Rich.

380
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

Pour pouvoir bénéficier des espaces de pâturages et perpétuer de la sorte


une pratique obligatoire et traditionnelle dans cette région, le recours à
l’administration française devint donc indispensable pour les tribus1.
Parmi les transformations sociales, on peut, également, souligner
la destruction des procédures de désignation des shyûkh et des chefs
tribaux. En raison de l’exiguïté des ressources économiques de la région,
la mise en place d’un réseau administratif fut une opération onéreuse
pour le Protectorat. Il opta pour la récupération des chefs locaux en
les transformant en relais du nouveau Makhzen, ce qui lui a permis
de « résoudre la contradiction entre la nécessité de disposer d’une
administration tentaculaire pour contrôler un pays étendu et difficile,
et l’impossibilité de financer par des moyens normaux le paiement de
salaires d’une administration politique omniprésente »2.
En réalité, le protectorat s’est borné à reprendre, en la rationalisant,
une pratique ancienne adoptée dans le passé par quelques sultans du
Maroc (Muhammad b. `Abdellah puis Hasan Ier) et qui à « l’avantage
de ne pas mettre en péril l’équilibre du système colonial »3.
Parmi ces chefs locaux, on peut citer Ufaqqir, le shaykh de Ain
Chair promu pacha pour services rendus à la France, le caïd `Addi
Ubihî et `Assû Ubaslâm qui hérita du poste du caïd des Ayt `Atta jusqu’à
sa mort en 1960 pour céder sa fonction à son fils `Ali.
Certes, tous ces personnages émanent de l’élite traditionnelle de
la région. Mais ce qui est nouveau avec le Protectorat, c’est qu’il a
totalement mis un terme aux divers systèmes de désignation des shyûkh
instaurés par les tribus pour éviter du moins théoriquement, la formation
d’un pouvoir hégémonique pouvant mettre en péril l’équilibre interne
de chaque tribu.
Ainsi, la désignation de `Assû Ubaslâm comme caïd des Ayt `Atta
marque la fin d’une procédure complexe à la fois rotative et alternante
qui garantissait aux divers khums des Ayt `Atta l’élection annuelle d’un

1 - Cf. dans ce sens une copie d’un accord conclu entre les Ayt `Isâ et les Ayt Bû Mrîm, annexe
N˚27.
2 - LEVEAU (R.) : Le Fellah marocain défenseur du trône, p. 12.
3 - Idem.

381
Mohamed LMOUBARIKI

amghâr nufalla, un des symboles de leur cohésion.


Plus grave encore, la nouvelle conjoncture permit à quelques-uns
de ces chefs de forger une puissance régionale rappelant en quelque
sorte, celle des Glaoua dans la région de Marrakech. C’est le cas de
`Addi Ubihî qui, fort de son prestige dans le Tafilalt, se révolta en 1957
et refusa d’appliquer les directives du Ministère de l’Intérieur1.
Dans le cadre de ces transformations socio-économiques, on peut
également évoquer le phénomène migratoire. Certes, « l’exode des
habitants du sud ne constitue pas une nouveauté, mais son caractère s’est
peu à peu transformé sous l’influence des conditions nouvelles d’existence
et de production que la présence d’Européens a suscitées au Maroc »2.
Cette affirmation concerne davantage le sud-est marocain,
qui par ses ressources économiques très limitées, a constitué une
région répulsive et un point de départ permanent de la main-d’œuvre
saisonnière ou autre vers le Maroc septentrional comme vers l’Algérie
où la colonisation française a favorisé le recrutement de cette masse
travailleuse pour les travaux agricoles (moissons et vendanges).
L’instauration du protectorat français au Maroc provoqua un
contrôle de ce phénomène migratoire dans la région, notamment vers
l’Algérie. En 1922, une circulaire réglementa la sortie des travailleurs
marocains pour les moissons et les vendanges en établissant des critères
de recrutement basés sur deux points : une attestation d’aptitude
physique et une autorisation mentionnant la durée du séjour en Algérie3.
De même, la circulaire recommanda aux autorités locales de prendre en
considération les nécessités de la région d’Oujda avant de délivrer les
autorisations pour l’Algérie4. Suite à cette circulaire, l’immigration vers
l’Algérie a sensiblement baissé jusqu’à 1929 avant de se développer
durant les années 30. Le chiffre de 12000 de 1929 passe en 1933 à

1 - Pour plus de détail sur cette révolte et pour une amplitude sur les élites locales cf. l’ouvrage
de Rémi LEVEAU, Le Fellah marocain défenseur du trône.
2 - Les mouvements migratoires en pays Scoura, B.E.M., 1936, p. 45.
3 - Cf. en annexe n° 28 une copie de cette autorisation.
4 - Pour plus de détail cf. par exemple Enquête de la Résidence Générale du Protectorat sur la
crise de la main-d’œuvre au début de 1927, R.C., mai 1931, p. 294 - 308.

382
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

85000 répartis de la manière suivante : région d’Oujda 35000, Tafilalt


20000, Taza 20500, Ouarzazate 6500 et Drâa 3000. Cette recrudescence
provoqua une vive réaction du gouvernement algérien qui arrêta le
nombre des travailleurs à 15000 par an. Cependant, en juin de la même
année, ce chiffre atteignit 20000 puis 24000 en 19361.
À l’échelon économique, les ressources du sud-est marocain et
son climat aride n’ont pas attiré la colonisation agricole. Cependant,
une mise en valeur des richesses minières de la région vit le jour,
en particulier dans le massif de Bou Dhar, au nord de Bou-Denib.
L’extraction minière n’est pas une donnée nouvelle dans ce massif.
Une importante activité s’est développée notamment dès le XVIIIe
siècle. Mais c’est à l’époque coloniale que l’exploitation sur des bases
capitalistes fut amorcée. Celle-ci vit le jour avant même l’instauration
du Protectorat lorsque la société minière des Recherches du Haut-Guir
obtint l’aval du gouvernement français pour procéder à des prospections
dans le massif de Bou Dhar. Un contrat fut signé dans ce sens entre
la population et la dite cette société par le biais d’un ressortissant
algérien2. Cependant, la signature de l’acte du Protectorat encouragea
les services de la Résidence à multiplier les prospections, en leur
assurant une efficacité scientifique et organisa les structures nécessaires
à la recherche et à l’exploitation minière. Après la création de l’Office
Chérifien du Phosphate (O.C.P.), en 1920, du Service Géologique après
et du Service des Mines et de la carte Géologique en 1921, elle créa en
1929 le Bureau de Recherches et de la Prospection Minière (B.R.P.M)
pour donner une impulsion plus forte aux recherches minières.
Ainsi plusieurs sociétés furent autorisées à exploiter les gisements
de plomb et du zinc du massif de Bou Dhar. Parmi elles, on peut citer,
en plus de la Société du Haut-Guir, la Compagnie Minière de l’Afrique
du Nord (C.M.A.N.) en 1923, la Société Penarroya en 1923 également,
la Société Minière de l’Atlas Marocain (S.M.A.M) en 1925, et enfin la
Société des Mines d’Ahouli en 1926.

1 - L’utilisation des travailleurs saisonniers marocains dans l’agriculture française d’après le


rapport du Capitaine HUOT, Chef du Bureau des A.I. B.E.M. 1939, pp. 76 - 79, p. 76.
2 - Cf. Texte du contrat et sa traduction en annexe N˚ 16 et 16 bis.

383
Mohamed LMOUBARIKI

Dans le cadre des transformations socio-économiques, on peut


évoquer également les changements qu’avait subis la carte de la
distribution de la population dans la région. Le protectorat a favorisé
l’agrandissement de quelques localités pour des raisons militaires
ou administratives, c’est le cas par exemple de Ksar-es-Souk, Rich,
Gourrama et Bou-Denib, ou pour des raisons économiques comme pour
Béni-Tajjit ou enfin la création de nouvelles localités, telle que Erfoud
qui vit le jour en 1919 afin de contrôler le Tafilalt.
Faut-il ajouter à ces multiples transformations la politique fiscale
à laquelle la population était soumise. Auprès du tartîb, celle-ci était
frappée de plusieurs autres impôts et corvées tel que le travail gratuit
dans les chantiers de l’Etat1. Il est difficile de dresser l’impact de cette
politique fiscale sur la vie économique des populations car cela exige
d’abord une compulsion approfondie des registres de tartîb et autres
impôts directs et indirects. Cependant, les multiples exactions auxquelles
la population était soumise a suscité de nombreuses réactions comme
en témoigne le chant `attâwî suivant :
Farh alhâkam ganâk warrâw tinaggâmin
farh alhâkam ganâk warrâw tikhaddâmîn
farh alhâkam dadî tnaggûman ikhddâmîn
shiy amî tahlâ tunzâ tiwyâ wand arrâw
Ce qui veut dire :
Exulte-toi gouverneur, nos hommes sont devenus tes «porteuses
d’eau»
Exulte-toi gouverneur nos hommes sont devenus tes «bonnes»,
Exulte-toi gouverneur puisque tu as asservi les travailleurs,
Ta femme est prolifère, elle t’a donné beaucoup d’enfants.
Nous avons essayé dans le passage précédent de mettre l’accent
sur les principales transformations que connût le sud-est marocain sous
le Protectorat. Cependant, notre contribution reste incomplète et ne peut

1 - Cf. une copie d’une de ces prestations en annexe N˚29.

384
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

en aucun cas être considérée comme telle. Saisir un sujet pareil exige un
fonds documentaire riche et diversifié. Par conséquent, il est possible
que des inexactitudes émaillent les quelques constatations énumérées
ci-dessus ce qui s’explique surtout par la nature du thème de notre
recherche et ses limites chronologiques.

385
CONCLUSION
La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

CONCLUSION

Au terme de cette recherche sur la résistance dans le sud-est


marocain entre 1908 et 1934, nous pouvons souligner les constatations
suivantes :
- Cette résistance fut influencée à la fois par la nature de la
configuration sociale et aussi par les caractéristiques de l’activité
économique de la population.
Ainsi dans une société profondément cloisonnée, en tribus et
confédérations, le maintien d’un front uni et cohérent pour faire face à
la progression militaire française fut une entreprise difficile à réaliser et
surtout à perpétuer. Ce handicap prend toute son importance lorsqu’on
prend en considération les pratiques des officiers des Affaires Indigènes
qui, dans leur politique d’attraction et de préparation du terrain
pour l’occupation effective et militaire, exploitaient toutes sortes de
désaccords entre les populations pour les transformer en vraies fissures.
De même, l’activité économique a d’une manière ou d’une autre
influencé la position des populations devant la percée coloniale. Par
conséquent, les sédentaires, après une résistance de principe, acceptaient
généralement la soumission aux troupes du Protectorat, la condition
sine qua non pour retrouver la source de leurs moyens de subsistance,
la terre. A contrario, les nomades eux pouvaient adopter une attitude
de refus plus intransigeante. En dépit de la réglementation de la quête
pastorale selon les saisons, l’étendue du cheptel, la force de la tribu ou
son ancienneté dans la région, ces populations parvinrent à continuer la
lutte, étant donné la flexibilité relative de leur mode de vie économique.
- Durant les vingt-six années de résistance que traite ce travail,
nous avons vu se développer trois types d’appareil organisationnel
coordonnant le soulèvement populaire contre les troupes du Protectorat.
Au premier lieu, nous avons essayé de montrer comment la tariqa
darqâwîya en la personne de Mulây Ahmad Ulahsan as-Sab`î a pu
amplifier et diriger les réactions de la population suite à l’occupation
d’Oujda et de la Chaouia. Cette action des Darqâwa, présentée au début

389
Mohamed LMOUBARIKI

comme une conséquence directe de la hafidhiyya dans le sud-est du


pays, allait montrer ses limites et sa conception passéiste de la guerre,
notamment après la retombée du nouveau sultan du jihâd, Mulây
Hafidh, incapable de concrétiser les engagements fondamentaux de sa
bay`a puis la désagrégation de la cohésion pantribale suite aux combats
de 1908/1909. L’échec de Mulây Ahmad Ulahsan implique également
la fin du rêve des Darqâwa de revoir leur zâwiya reprendre son éclat et
sa puissance et renouer de la sorte avec sa politique d’opposition et sa
capacité de mobilisation dont elle a fait preuve au XIXe siècle.
En 1918, le Tafilalt revint au premier plan des préoccupations de
la Résidence par suite du soulèvement de la population, notamment
les tribus berbères, qui porta au pouvoir at-Tûzûnûnî. C’est le début
d’une autre étape dans l’histoire de la résistance au sud-est marocain.
La proclamation de Mbârk at-Tûzûnûnî comme sultan de jihâd offrit
au mouvement de résistance un appareil organisationnel de dimension
mahdiste et politique. Le Tafilalt allait vivre ainsi avec un Makhzen
«autonome» jusqu’à 1932.
Ceci dit, les sultans successifs du Tafilalt ne bénéficiaient ni des
moyens matériels ni d’un puissant ascendant sur les populations pour
pouvoir transformer le soulèvement qui engendra le retrait de la mission
française de Tighmart en un soulèvement global et arracher leur action
à son cadre régional. En plus, at-Tûzûnûnî puis N’Gâdî ne tardèrent
pas à perdre la quasi-totalité de leur autorité sur les populations à
cause de leur politique «fiscale» mise en place pour assurer la mûna
(l’approvisionnement) de leur Makhzen et de leur incapacité à réaliser
la cohésion des diverses tribus entrées en résistance.
Par conséquent, lors de la reprise des opérations de «pacification»
à la fin des années vingt, le pouvoir «sultanien», qui a continué à
alimenter le mythe du Tafilalt et sa capacité à tenir en échec les forces
du Protectorat, n’était, en effet, que l’ombre de ce que nous avons vu
en 1918-1919.
La population ne compta désormais que sur ses propres institutions
pour maintenir l’élan de sa lutte, défensive en réalité, contre les nouveaux
bonds en avant des troupes militaires. Toutefois, la résistance au début

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La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

des années trente reste sans conteste une des plus éclatantes phases de la
résistance autochtone contre l’occupation française durant laquelle elle
a pris un aspect tribal dégagé de toute organisation politique.
Mais cela n’implique nullement un affaiblissement, au contraire,
les Ayt `Atta menèrent avec acharnement la résistance au cours de
cette période. Leur capacité guerrière, leur attachement à un territoire
conquis et élargi constamment aux dépens des tribus voisines et surtout
la formidable organisation qui permettait aux divers khums constituant
la « supertribu » d’oublier leurs querelles intestines pour se consacrer,
le cas échéant, à l’ennemi principal, tous ces éléments réunis ont permis
aux Ayt `Atta d’inscrire une page glorieuse de l’histoire de la résistance
marocaine à la mainmise coloniale au XXe siècle.
Toutefois, on ne peut exclure la part du mystique dans la cohésion
des Ayt `Atta. L’attachement à un ancêtre commun et à un territoire
sacré, le hurm du Saghro, a certainement contribué au regroupement
des `Attâwî autour de `Assû Ubaslâm.
Le long et rude combat qu’ils menèrent et qui atteignit son
paroxysme lors de l’épopée du Saghro au début de 1933 ne peut être
étudié également sans faire allusion à la perte énorme que constituait,
pour eux, la prise du Tafilalt puis des vallées du Gheris, du Dadès et du
Tazarine, en d’autres termes tous les territoires qui occupaient une place
prépondérante dans la vie économique des Ayt `Atta.
- En dépit des diverses formes d’organisation du mouvement de
résistance dans le sud-est, celui-ci n’a pu, à aucun moment, sortir de son
cadre purement régional pour tenter de faire tâche d’huile et déborder
sur d’autres parties du pays. Plusieurs facteurs rentrent en considération
dans ce cadre : L’excentricité géographique du Tafilalt, l’inexistence
d’une `açabiyya large et solide pouvant soutenir les sultans successifs,
le blocus de la région par les multiples postes militaires et enfin le
charisme très limité dont jouissait at-Tûzûnûnî puis N’Gâdî. Tous ces
éléments réunis ont imprimé à la résistance de la région du sud-est,
même dans ses moments les plus forts, un caractère strictement local
loin des buts convoités par at-Tûzûnûnî (la libération de dâr al-Islâm
jusqu’à Tunis) et de N’Gâdî (la marche sur Fès).

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Mohamed LMOUBARIKI

Cependant, même si la résistance locale fut acharnée et permanente,


elle ne peut expliquer à elle seule le nombre d’années que les troupes du
Protectorat ont mises pour «pacifier» cette partie du Maroc.
En effet, par ses ressources économiques très restreintes, le Tafilalt
et le sud-est en général furent longtemps considérés comme une partie
«inutile» du Maroc, même si la mise en dépendance de ce berceau
de la dynastie `alawite au pouvoir central ne pouvait que consolider
le prestige de la France. Cette «inutilité» explique, par ailleurs, les
souhaits formulés par la Résidence au début des années vingt visant à
«chloroformer» la région et la mise en veilleuse de l’action militaire en
faveur de l’action des officiers des A. I. afin de préserver le «grignotage»
de la «dissidence» à moindres frais. Cette consigne, scrupuleusement
respectée durant la Grande Guerre et même lors du redéploiement forcé
imposé par le soulèvement de 1918, n’avait comme objectif principal
que l’endiguement de l’agitation et d’éviter sa propagation vers d’autres
parties du pays.
La fin des combats en Europe n’encouragea nullement la Résidence
à « faire » le Tafilalt. D’abord à cause de l’opinion publique qui n’était
pas disposée à consentir de nouveaux sacrifices après les massacres de
la Première Guerre et puis à cause de l’insurrection rifaine qui absorba
la grande partie des effectifs du Protectorat jusqu’à 1926. Ce n’est
qu’en 1929 que les autorités militaires obtinrent l’aval de la Résidence
pour réduire la tâche du Tafilalt devenue, par suite la multiplication des
attaques perpétrées par les jyûsh, une source de danger permanent pour
les régions dites «pacifiées».
À ajouter aussi dans le cadre des raisons ayant engendrées le
retardement de la conquête du Tafilalt et des massifs atlasiques, le fait
que dans ces régions il n’y avait aucun caïd ou chef tribal pouvant
faciliter l’action militaire de la France. Si dans d’autres parties du
Maroc comme le sud-ouest où la présence de puissants chefs influents
soumis à la volonté du Protectorat a sensiblement facilité la mainmise
française, dans le sud-est, on ne constate aucun chef pouvant rappeler
l’hégémonie et le pouvoir des seigneurs de l’Atlas, exception faite des
quelques chefs fidèles aux Glaoua du côté ouest et le shaykh d’Aïn
Chaïr, Si Ahmad Ufaqqîr, sur le flanc est. Les troupes françaises furent

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La résistance du sud-est marocain à la pénétration française 1908-1934

donc acculées à se créer des intelligences au fur et à mesure qu’elles


progressaient dans la région.
- Dans le dernier chapitre de cette recherche, nous avons essayé
de relever quelques constatations à propos des répercussions de la
soumission de la population aux troupes françaises. Cependant, il est
loisible d’avouer que ce genre d’entreprise exige une étude documentaire
prenant en écharpe toute la période 1912/1956.
De plus, cette opération ne pourrait apporter tous les résultats
escomptés si elle ne procède pas à l’étude de chaque groupe de
la population (tribu ou qsâr) et son histoire au long de la période
coloniale. À notre sens, une investigation de ce genre nécessite la
prise en considération de nombreux éléments comme les retombées de
la colonisation sur les structures tribales, la fixation de la population
et son impact sur le devenir de chaque tribu, la politique fiscale (le
tartib) et les autres prestations auxquelles la population était soumises,
l’impact de l’apparition de nouveaux centres d’influence dans la région,
suite à des transformations économiques ou pour des raisons militaires
et administratives, sur l’équilibre socio-économique dans la région ...
Les travaux réalisés par C. LEFEBURE à propos des Ayt `Atta, et en
particulier les Ayt Khabbâsh, démontrent parfaitement l’intérêt d’une
telle recherche.
Pour déboucher sur une conclusion, on peut dire qu’il est plus
prometteur d’user de la micro histoire pour mieux cerner l’évolution
de chacune des tribus ou du moins des confédérations sous l’emprise
coloniale. Nous espérons contribuer à l’écriture de ce genre d’histoire
dans des travaux prochains, notamment dans des études sur les Ayt
Saghrushshan et des tribus de la confédération des Ayt Yaflmân.

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