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A Si tout pouvoir n'est pas nécessairement politique et si,

contre l'hypothèse de Michel Foucault, tout n'est pas pouvoir,


toute définition du pouvoir est, elle, nécessairement poli-
tique. Organisé en trois grandes parties, cet ouvrage - dont
le mot d'ordre pourrait être penser avec Foucault contre
(<

Foucault - a pour ambition de montrer l'enjeu politique des


définitions possibles du pouvoir.
A La première partie argumente I'idée d'un pluralisme .
définitionnel permettant de justifier le pluralisme politique.
Critiquant la définition monologique du pouvoir comme
(1rapport de forces 11 par Foucault, et également les thèses
de Max Weber et de Hannah Arendt, l'auteur se réfère aux
théories externalistes de la référence, défendues par Saul
Kripke ou Hilary Putnam, dont il revendique le caractère
fructueux pour une réflexion sur la définition du pouvoir.
Dans la deuxième partie, en revanche, est mise en éviden-
ce la relation étroite entre le pouvoir et la liberté, pensée à
partir de Foucault et de la question du pouvoir sur soi II
(1 )).

s'agit de démontrer que le sens du pouvoir politique démo-


cratique, au service de l'épanouissement de la liberté des
individus au sein de leurs communautés, a un fondement
éthique. La dernière partie est consacrée à l'héritage du
christianisme dans la pensée politique occidentale, afin de
défendre, contre Carl Schmitt, l'idée d'un sens éminem-
ment positif et fondateur de l'apprentissage the%logique
des structures du politique moderne.
A Cet ouvrage montre ainsi que la pensée constitutionna-
liste moderne renvoie à un choix éthique quant à la valeur
de I'indiyidu, qui légitime le droit comme instance de
défense et d'accomplissement de la liberté politique.

Jean-Cassien Billier, agrégé de philosophie, ancien cher-


cheur auprès de l'Institut de Florence, enseigne en classes
de terminale et en classes préparatoires. Il a déjà publié .
Le Bonheur, la question philosophique (Ellipses, 1997), et,
aux éditions Armand Colin, Kant et le kantisme (1997),
Expériences du présent (1998), La Sensibilité (1998),
Savoir et ignorer (1999).
collection foiidée par Jacqueline Russ introduction ........................................................................ 7
et dirigée par France Farago

PREMIÈRE PARTIE
L'enjeu des définitions
Chapitre 1 . Le pouvoir sans définition ............................... 9
Chapitre 2. Pour une critique de Max Weber
et de Hannah Arendt ....................................... 24
Chapitre 3 . Convergences et divergences
avec la cratologie de Michel Foucault ............ 37

D E U X I E M EPARTIE
Ce logo a pour objet d'alerter le lecteur sur la
Le pouvoir sur soi
\ , ( DANGER menace que représente pour l'avenir de l'écrit, tout
particulièrement dans le domaine universitaire, le Chapitre 4. Pouvoir sur soi et souci éthique ..................... 59
développement massif du « photocopillage n. Cette
pratique qui s'est généralisée, notamment dans les Chapitre 5. Politique de soi .............................................. 69
établissements d'enseignement, provoque une
baisse brutale des achats de livres, au point que la Chapitre 6 . Pouvoir et impuissance de la volonté .............. 79
possibilité même pour les auteurs de créer des Chapitre 7. Les pouvoirs du sujet moderne ........................ 91
ceuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd'hui
menacée. 9 Nous rappelons donc que la reproduction et la vente sans
autorisation. ainsi que le recel, sont passibles de poursuites. Les
demandes d'autorisation de photocopier doivent être adressées à TROISIEME PARTIE
I'éditeur ou au Centre français d'exploitation du droit de copie :
20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. Tél. 01 44 07 47 70. L e pouvoir dans l'héritage théologico-politique chrétien-
/
. . a
1
Chapitre 8. Fondements de la réflexion chrétie* ,
sur le pouvoir ..........................f4.. ................. T
105
/ . ;
Chapitre 9. La pluralité des voies .......................................
/'.. %
124
,' . ,
O Armand Colin/HER, Paris, 2000 Chapitre 10. L'assaut des théologies .......i \......................... 141
Chapitre 1 1 . Christianisme et pensée c r i t i q q.,;.................. 157
\.
Conclusion ..................................................... ... ,.....,.
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171. .
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Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction par tous procé-
dés, réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation inté-
grale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées
dans le présent ouvrage, faite sans l'autorisation de I'éditeur, est illicite et
LES U T I L I T A I R E S
l
constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d'une part, les repro- , Bibliographie....................................................................... 177
ductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées
à une utilisation collective et, d'autre part, les courtes citations justitiées
Index des noms propres .........................................................181
par le caractrre scientitique ou d'information de l'œuvre dans laquelle
elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la
Table des matières ................................................................ 185
propriété intellectuelle).

ARMAND COLIN 21, R U E DU MONTPARNASSE


75006 PARIS
Introduction

Les sophistes d'Athènes furent des maîtres de la perplexité, cette sœur .


jumelle de l'étonnement dont on dit qu'elle préside à la naissance de la
réflexion philosophique. Ainsi, le bateau de Thésée les plongeait dans
un profond embarras : au fil de ses nombreuses réparations, tous ses com-
posants matériels d'origine furent finalement remplacés ; en quoi pou-
vait-il dès lors demeurer le même bateau ? Le travail définitionnel se
heurte à une difficulté analogue : en quoi la définition du pouvoir peut-
elle renvoyer à une identité conceptuelle ? La première partie de cette
étude s'attache à montrer ce que l'on peut gagner à envisager le concept
de pouvoir du point de vue des doctrines externalistes de la référence
à Nikita qui furent défendues par Saul Kripke ou par Hilary Putnam. L'enjeu
nous semble celui-ci : rien ne semble pouvoir prouver de façon décisive
que sous le vocable « potestas », « pouJer » ou « pouvoir » des auteurs
aussi différents que Thomas d'Aquin. Max Weber, Michel Foucault,
Michael Walzer, etc., entendent exactement la même chose. Il nous
semble vraisemblable que, à l'image du bateau de Thésée, un concept
aussi saturé de définitions successives que celui de pouvoir, qui a subi
tant de réparations au fil de l'histoire dans les ateliers philosophiques,
n'a d'autre identité que celle d'être une sorte d'index fixe construit par
une pluralité de doctrines. C'est la dynamique critique générée par la
pluralité même des constructions conceptuelles qui retient alors notre
attention, parce qu'elle nous permet de remettre en cause la validité des
définitions du pouvoir qui se veulent hégémoniques, comme le sont par
exemple, à notre sens, celles de Max Weber ou de Michel Foucault.
Défendre la pluralité des définitions, c'est donc défendre une conception
politique de la définition : celle d'un pluralisme conceptuel. Mais on
objectera aisément ici que l'autre nom possible, moins séduisant, du plu-
--
g ralisme peut être tout simplement le relativisme le plus sommaire. Con-
-= tre une telle réduction, il nous faut alors tenter de démontrer que le
pluralisme n'a de sens que fondé sur une idée de la liberté qu'il doit
garantir. Si le pouvoir ne saurait être réduit à une définition universali-
'$ sante, au risque d'une anthropologie douteuse qui diagnostiquerait trop
$ vite ce que serait « la » relation fondamentale des humains entre eux,
risque que nous taxerons ici d'« hyperrationalité » holiste et hégémoni-
que, cela ne signifie pas qu'il doive abandonner tout espoir d'une défi-
; nition à portée universelle. C'est à cet instant qu'il faut distinguer l'être
du devoir-être. Si nou? doutons fortement qu'il soit possible de dire ce
qu'est le pouvoir, et encore moins ce que serait le mode de rationalité
fondamental de l'homo politicus, nous ne doutons pas, en revanche, de
la validité pos?ible d'un discours sur ce que doit être le pouvoir. A ce
titre, nous défendrons tout au long de cette étude l'idée d'une liaison
nécessaire entre le pouvoir et la liberté. Cette relation, nous l'aborde-
rons, dans la deuxième partie, à partir de la question du pouvoir sur soi.
En nous référant aux problématiques éthiques grecques, puis à celles
des morales chrétienne, cartésienne et kantienne, nous tenterons d'éclai-
rer l'idée selon laquelle le pouvoir acquis sur soi est une découverte de
la liberté en soi, ce que nous appellerons le pouvoir-liberté. Si, dès lors.
l'inscription de cette liberté dans le champ politique est admise comme
une nécessité, il s'agit d'examiner comment celle-ci est rendue possible
dans la pensée politique moderne par une préhistoire des concepts poli-
tiques dans l'héritage théologique chrétien. La troisième partie de cet
ouvrage est donc entièrement consacrée à l'examen de cet « héritage D
théologique. Sommes-nous repassés du devoir-être à l'être ? Sans doute,
puisque nous revenons alors vers ce que fut sans doute l'acheminement
de la pensée occidentale, vers ses découvertes politiques modernes. au
premier rang desquelles nous plaçons l'État de droit, autrement dit
l'autolimitation du pouvoir de l'État par le droit afin de garantir la
liberté des individus. Mais ce retour vers l'inscription de certaines pro-
blématiques centrales du politique moderne dans une histoire séculaire
a pour but de montrer la richesse et la pertinence de ces problématiques,
qui apparaissent dans leur lent et complexe déploiement, contre la ten-
tation de réduire le politique et le droit à un champ de bataille où d'obs-
cures forces s'affronteraient sans espoir d'être transfigurées par le droit
au nom de la liberté politique.

Le lecteur ne manquera pas de remarquer que la question spécifique


du pouvoir politique n'est donc abordée qu'indirectement, et qu'il ne
trouvera pas ici un exposé historique des doctrines dites classiques du
politique et de l'État. Le choix de ne pas traiter la question sous ces
angles se fonde sur deux motifs, l'un modeste et raisonnable, l'autre
ambitieux et, par là, déraisonnable. Nous venons tout juste d'exposer le
motif déraisonnable : nous avons voulu proposer une lecture possible
de la question philosophique et politique du pouvoir en défendant l'idée
qu'il ne doit avoir de sens que fondé sur une conception forte de la
liberté, qui n'est pas l'abstraction que stigmatisent les contempteurs des
droits de l'homme ou de la pensée constitutionnaliste issue du XVIII" siè-
cle, mais le fruit d'un profond choix éthique avant d'être politique, ce
qui apparaît dans l'examen de la question d'un «pouvoir sur soi D
devant nécessairement être articulé avec celle d'un « pouvoir sur les
autres ». Le motif raisonnable est plus simple à exposer : il existe quan-
tité d'études d'excellente tenue qui offrent des synthèses d'histoire de la .
philosophie politique, dans lesquelles le lecteur trouvera sans difficulté
des informations sur les doctrines politiques de Platon, Aristote, Spinoza
et autres Locke. Rousseau, Montesquieu ou Kant.
Chapitre 1
l * a,.

Le pouvoir sans aetinition

1 . Vacance définitionnelle ............................................... 9


1 .1 . L'île mystérieuse ..........................................................
9
1 .2. Le corps perdu du roi .................................................... 1 1
1 .3. L'impuissance à définir le pouvoir ............................... 12
1 .4. L'attente d'une définition ............................................. 1 3
1.5. La proximité des notions de pouvoir et de définition ... 1 4
2. Stratégie définitionnelle ................................................... 14
2.1. Steven Lukes et la critique d'une définition
unidimensionnelle du pouvoir ...................................... 14
2.2. L'être relatif du pouvoir et ses apories ......................... 16
2.3. Pouvoir et causalité,
la difficile désubstancialisation des termes .................. 17
2.4. Une intransitivité du pouvoir ........................................ 18
2.5. Pouvoir et action intentionnelle .................................... 19
2.6. Le problème de la définition : l'enjeu des méthodes .... 20
2.7. Pour une approche pluraliste de la notion de pouvoir .. 22

1 . Vacance définitionnelle

1.1 . L'île mystérieuse


-
-
$ Partons d e la parabole que Pascal proposait, en 1660, dans son Premier
Discours sur la condition des grands :
a
a
a
« Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants
étaient en peine de trouver leur roi, qui s'était perdu ; et, ayant beaucoup
g de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et
.- reconnu en cette qualité par tout son peuple. D'abord il ne savait quel parti
n
g prendre ; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut
g
n
r
tous les respects qu'on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.
rn
A
Mais, comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en
2 même temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas ce roi que ce peuple
cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double
2 pensée : l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnais-
sait son état véritable, et que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en place
où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l'autre. C'était
- -

I r pouv«ir sans définition 11


par la première qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait
avec soi-même. D substance par ceux sur lesquels elle s'exerce. Avec Pascal. le roi, dont
nous admettons qu'il désigne pour nous le pouvoir, est tout à la fois
Ce texte lumineux porte sur l'obscurité du pouvoir. À bien des doublement révoqué, et doublement convoqué.
égards, il nous semble remarquable par sa façon de désigner le pou-
voir en creux, comme une vacance, et non comme une substance. 1.2. Le corps perdu du roi
Le pouvoir semble vide, mais le vide existe en quelque façon, ou,
plus exactement : le lieu du pouvoir existe bien. comme cette île, Révoqué. parce qu'il est tout d'abord perdu : nous n'insisterons pas
mais n'implique en rien qu'il s'agisse de la localisation d'une .virb- ici sur le sens théologique possible du texte, celui d'une royauté
.stance (le pouvoir). Suggérons librement de lire ce texte en parallèle divine perdue depuis la Chute et qui ne fait attendre que de pseudo-
avec la Préface sur le Traité du vide, ou avec les TI-trirésdr l'équi- pouvoirs auxquels il faut cependant accorder le statut de « grandeur
libre des liqueurs et de la pesanteur de la ina.s.se de l'air de 1663. d'établissement », une légitimité relative (voir l'examen de ceci dans
Chacun sait que la nature a horreur du vide jusqu'en 1633. date à la troisième partie). La perte est ici fondamentale parce qu'inaugu-
laquelle eut lieu la fameuse expérience de Torricelli établissant rale : le pouvoir est d'abord ce qui est perdu, ce qui manque, et, puis-
l'existence de la pression atmosphérique, et introduisant. par voie que cette perte laisse souffrir d'une attente, le pouvoir semble n'être
de conséquence, une notion positive du vide en physique. Pascal, au que ce qui manque à notre désir. Puis intervient la reconnaissance :
beau milieu de contemporains foncièrement hostiles à l'idée même le roi « ressemble » à ce qui n'est pas parce qu'il n'est plus (le roi
d'une existence du vide, qu'ils fussent aristotéliciens ou cartésiens, perdu). Il n'exercera donc qu'un pouvoir par impuisstrncr à dire qu'il
sut comprendre la portée inouïe de cette expérience, qu'il fit lui- n'est pus le roi ! Paradoxalement, cette révocation première du pou-
même exécuter par son beau-frère Florian Périer le 19 septem- voir ne saurait se soutenir comme telle sans une convocation immé-
bre 1648 au Puy-de-Dôme, parvenant à une idée plus nette que celle diatement corrélative : le vide est insoutenable, et il n'existe, comme
de ses prédécesseurs du paradoxe de l'hydrostatique » : la force nous l'avons suggéré au regard de la physique, qu'en reltrriorl. La
qui s'exerce sur le fond d'un vase ne dépend que du poids de la reconnaissance par méprise est dès lors une vraie reconnaissance : le
colonne de liquide qui le surmonte à la verticale, quelle que soit la pouvoir est bien, à partir de l'instant où l'on se trompe sur lui. Mais,
forme de ce vase. Ce détour physique peut-il éclairer le paradoxe du cette erreur n'abolit pas le pouvoir : au contraire, elle le fonde. Seul
pouvoir :' L'analogie que nous suggérons ici a sans aucun doute, celui qui est reconnu comme le tenant du pouvoir saura qu'il n'est
dans l'absolu, davantage de sens par les différences qu'elle implique pas celui qu'on croit. Et son impuissance à l'avouer se retourne en
que par les ressemblances qu'elle indique : aussi nous ne lui donne- puissance : il doit cacher sa vraie nature, qui n'est qu'absence de
rons qu'une portée heuristique limitée, sans prétendre que la physi- nature, parce que c'est dans cette dissimulation qu'est le pouvoir. Le
que et le politique se répondent absolument, pas plus dans l'œuvre discours du pouvoir, voire sur le pouvoir, est dès lors une cryptologie
de Pascal que de façon générale. Que cette analogie limitée nous et non un logos. La concision pascalienne inclut immédiatement le
serve simplement ici de point d'appui pour mettre en question l'idée pouvoir sur soi dans le pouvoir sur autrui : le roi doit savoir maîtriser
que le pouvoir est une substance et qu'il est susceptible d'admettre u
5 son désir de dire qu'il n'est pas roi. Mais, en ce jeu de miroirs, ce
une définition univoque.
8 qui se cache vraiment n'est, pas le secret de celui qui usurpe la fonc-
Dans la physique pascalienne, une force s'exerce donc réellement sur tion royale. mais bien le pouvoir lui-même. Car le pouvoir usurpé est
:.-.
du vide, et n'est concevable qu'à partir de ce vide même. L'île pasca- bien un pouvoir « réel » sans être pour autant le « vrai » pouvoir, le
lienne semble dès lors être elle-même un lieu hydrostatique : plus la
force de la reconnaissance s'exerce sur l'homme inconnu rejeté par la mg roi originel étant perdu. Le « vrai » pouvoir n'est pas ; mais le
pseudo-pouvoir est réel. Quel pourrait bien être le sens de ce roi perdu
mer, plus il devient roi. Mais il sait au fond de lui-même qu'il n'est pas a

substantiellement roi : il est vide, quoique le pouvoir jaillisse réellemerzr & s'il ne s'agissait que d'affirmer qu'une relation de reconnaissance
de ce qui n'est qu'apparemment une usurpation. Le trait de génie de g suffit à créer une relation de pouvoir ? L'île pascalienne est un dial-
2 lèle : un cercle forcément vicieux dont on ne saurait sortir, perdu au
Pascal tient à notre sens en cette puissance dévastatrice de la parabole
de lapseudo-reconnaissance : elle balaie l'idée d'un pouvoir substantiel, beau milieu d'un océan indéfini qui l'encercle et dans lequel le roi
mais affirme dans le même temps l'idée d'un pouvoir réel établi par une perdu s'est sans doute enfui. Extrapolons donc de cette île une infinité
relation créant une simple fonction. Mais la fonction est prise pour une d'archipels en proie tout à la fois à cette perte et à des reconnaissances
locales de relation de pouvoir : n'est-ce pas la définition du pouvoir
- - - - -

1 12 Lénieu des definitions Le pouvoir sans définition 13

de N définitions » locales du pouvoir qui n'ont certes pas la faiblesse


intrinsèque d'être locales, mais parfois celle de ne pas reconnaître leur
insularité théorique.
rn 1 1 . 3 . L 'impuissance à définir le pouvoir
1.4. L'attente d'une définition
De même que les habitants de l'île pascalienne attendent leur roi et attri-
1972), que le fait d'« acheter plusieurs exemplaires de son journal buent à un inconnu cette fonction au prétexte d'une ressemblance
pour se convaincre que ce qu'il dit est vrai » a un caractère aussi évi- physique avec les traits de celui qu'ils ont perdu, i l semble que nous
demment incantatoire qu'absurde. Il n'est pas invraisemblable que attendions une définition qui soit apte à nous exhiber la vérité du pou-
certaines de nos façons de définir le pouvoir relèvent de la même voir. Mais attendre et croire reconnaître supposent encore une manière
méthode. De l'abondante littérature théorique consacrée au « pou- de platonisme en laquelle une obscure prescience de l'objet nous serait
voir », nous pouvons en effet retirer sommairement quelques tendan- déjà donnée et nous rendrait aptes à reconnaître ce que nous devrions
ces foncièrement répétitives. Nous en désignerons trois ici. La donc avoir mystérieusement connu. Qu'il y ait des effets de ce que nous
première consiste à se borner à constater la polysémie du terme nommons le pouvoir dans l'incarnation de formes diverses et locales
lorsqu'il est contextualisé, ce qui est par ailleurs toujours le cas (pou- semble pouvoir avoir cette fonction de présentation d'une apparence
voir magique, pouvoir médical, pouvoir politique, pouvoir de la dont nous attendons, sans doute en vain, l'essence. Nul ne doute sérieu-
presse, etc.), sans pour autant se décourager de chercher un eiclos, une sement que l'effet exercé sur nous par autrui ou par une institution ne
essence commune qui puisse nous fournir au plus vite un apaisement relève de ce que nous nommons hâtivement « pouvoir ». Mais, outre la
monologique après le déferlement des différences. La deuxième précipitation de cette nomination, l'induction fallacieuse qui nous incite
consiste à tenter de ramener la question générale du pouvoir (si tant à penser que « le » pouvoir existe et est définissable est plus fâcheuse.
est qu'elle existe) à celle du pouvoir uolitiaue : soit en évaciinnt le<: Paul Veyne disait. d'une voix toute foucaldienne (« Foucault révolu-
tionne l'histoire ». Comment on écrit l'histoire. Essai d'épistémologie,
Seuil, 1978, p. 379), que la vérité du pouvoir ne saurait jamais être pro-
a..--., r--
-..- --- duite pour la simple raison que « le » pouvoir n'existe pas. Cette appa-
d'nutorité, d'influence, etc. ; soit. inversement. en accordant une por- rente provocation théorique est-elle cependant autre chose qu'un
tée universelle au paradigme supposé du pouvoir uolitiaue. aui investit truisme ? « La » table n'existe pas non plus, pas plus que « le » chat,
etc. : la compréhension d'un concept, pour parler le langage de la logi-
.. -- r-----Y--. -- que classique, n'implique pas son extension. En fait. le problème est à
troisième consisle en un simple paradoxe : d'une part, les prétentions l'évidence plus complexe dans le cas du pouvoir que dans celui des
de la raison ont été notoirement mises à mal depuis la fin du xrxesiè- tables et des chats. On peut en effet admettre que l'identification des
.-
cle, donnant à l'un des orofils du visage de la nhilasnnhi~dii x x e c i b l e % tables et des chats passe par la détermination d'un genre ou d'une
5 espèce, bref d'une sorte de norme commune qui ne laisse guère de doute
+.

quant à la différence notable entre une table et un avion à réaction ou


'a
5
O
entre un chat et un zèbre. Dans le cas du pouvoir, note S. Clegg (Power;
-- - -- -- ru- Rule and Domination. A Critical and Empirical Understanding of
et notamment de pouvoir politiqui (quoiqu'il y ait à l'évidence ici 1; Polver in Sociological Theory and Organizational Life, Londres, 1975,
difficulté d'un cercle vicieux : le diagnostic d'une « complexification Routledge & Kegan, p. 2), « il n'existe pas de normes de race permettant
croissante » des sociétés modernes eqt Iiii-mPm~i i n p t h b n r i ~ et r i e n de déterminer le type de chose dont il s'agit et. ce qui est encore plus
difficile, il n'existe même pas de critère qui nous aide à reconnaître
2 l'espèce ». Demeure simplement une omniprésente valeur d'usage : le
w III~ sans doute. en vertu d'un simnle n r i n c i n ~ n ~ b r ~ l ~ t ith6nr;nii-
nn 1
8 pouvoir est un « outil-langage », propose Clegg, aussi utile que trom-
peur puisqu'il parvient à nous faire croire que le pouvoir est une chose
Y--- Y-- -- .
-
A
. que l'on pourrait posséder à un titre peu différent de celui qui nous per-
Or, l'éclatement des discours semble parfois aboutir à la production met d'affirmer que nous possédons des tables ou des chats.
14 - L'rnleu des &finitions
p~~

Le poiivoir sans définition


.-
O 15

1 . 5 . La proximité des notions de pouvoir et de définition « montrer tout à la fois ce qui divise et unifie les différentes réponses
plausibles » à la question de savoir ce que peut bien être le pouvoir.
Notre insistance sur la difficulté intrinsèque d'une définition du langage Celui-ci est-il, comme nous l'avons nous-mêmes provisoirenlent admis
est donc une question de méthode. Définir et pouvoir sont deux termes jusqu'ici, la production d'qffkts intentionnels (« recherchés »), comme
dont la proximité rend la liaison obscure et complexe. Au sens le plus le propose par exemple Bertrand Russell ? Si l'on admet une telle défi-
général, il semble en effet que «pouvoir » doive renvoyer à un effet nition, la question n'est en définitive que déplacée : le pouvoir est-il
produit sur quelque chose ou quelqu'un. U n pouvoir qui ne produirait alors, commente Lukes. la production réelle de tels effets, ou bien la
aucun effet ou qui parviendrait à exister sans être une relufion entre simple captrcité à les produire ? Et est-il d'ailleurs vraiment nécessaire
deux entités semble u priori difficile à concevoir. De même, définir est que ces effets soient intentionnels ? Lukes suggère qu'aucune définition
agir sur l'objet à définir, à moins que l'on considère que toute définition
du pouvoir ne parvient jamais à exhiber une réponse satisfaisante : cha-
crée l'objet qu'elle définit, ce qui serait cependant encore un acte pro-
cune d'entre elles contiendrait une faiblesse intrinsèque. Et pourtant,
duisant un « effet ». L'acte même de la définition suppose donc un pou-
« chacune d'entre elle dit effectivement quelque chose de vrai et de per-
voir de la raison. Le prototype de l'activité de définition n'est-il pas à
rechercher dans la « réduction eidétique » chère à Husserl ? Dans l'opé- tinent ». Les effets du pouvoir semblent hien, par exemple, devoir être
ration de la réduction eidétique, on passe méthodiquement de la mis en relation avec une intentio~lou une i d o n t é . Cependant, cette voie
conscience d'objets individuels au royaume des essences pures : de d'approche, qui tente d'épuiser la définition par l'idée d'un effet forcé-
façon somme toute très traditionnelle en philosophie, on élimine, par un ment voulu ou désiré par un agent, finit aussi par aboutir à l'exclusion
jeu de variations, l'accidentel et le contingent pour atteindre l'immuable de formes de pouvoir (ou, plus exactement, d'usages de notre terme de
eirlos, le principe ou la structure nécessaire de la chose. Ce nlouvement « pouvoir D) dont elle ne parvient pas à rendre compte. À ce stade, la
de réduction n'est-il pas à l'euvre dans toute définition 7 Certes, accor- position de Lukes ne semble guère différer d'un relativisme fort classi-
dons à Husserl que la réduction eidétique est davantage qu'une défini- que. Mais la philosophie post-analytique anglo-saxonne nous a appris
tion, ou du moins qu'elle ne se ramène certainement pas à une que le relativisme comme le réalisme peuvent admettre des formes dif-
généralisation empirique. Mais le mouvement de « réduction » suppose férentes.. .
l'exercice d'un pouvoir de réduction. C'est contre l'hypothèse d'un tel À cet égard, la position de Lukes ne s'apparente pas à un relativisme
pouvoir. qui aboutit à notre sens à un cercle vicieux (définir le pouvoir classique : il ne s'agit pas d'affirmer benoîtement que toute définition
par un autre pouvoir supposé), que nous plaiderons ici une certaine du pouvoir contiendrait une « part » de vérité, mais de remettre en
incommensurabilité initiale et finale des sens (ou usages) du terme question la volonté même d'une définition unitaire, et d'une conception
« pouvoir ». On objectera que l'hypothèse même d'une telle incommen- unidimensionnelle du pouvoir (« a one-dimewsionul view of power »).
surabilité est une manière de définition, et donc, en ce sens, une réduc- « I l est vraisemblable, écrit Lukes, que la recherche elle-même d'une
tion initiale du champ d'analyse. Mais cette faiblesse réelle nous définition du pouvoir est une erreur. » D'autant que cette recherche ne
semblera préférable à l'ambition exorbitante d'une unité possible de tout doit pas être aveugle : l'un des principaux motifs d'une telle recherche
.-
ce qui relève du champ du « pouvoir D. g s'apparente lui-même à un cercle vicieux, si l'on note avec Lukes que
5 la « localisation » ou « définition » du pouvoir relèvent d'intérêts pra-
5 tiques ou politiques. Sauf à postuler l'existence d'une raison absolu-
2. Stratégie définitionnelle ô
.-
' ment désintéressée, ce qui est pour le moins improbable si l'on en croit
par exemple l'analyse de Jürgen Habermas dans Connui.~sunceet inté-
2 rêt, on peut supposer une extension de cet intérêt de la raison à l'œuvre
2.1. Steven Lukes et la critique d'une définition . dans le travail de définition : si certaines tentatives de définition du
unidimensionnelle du pouvoir pouvoir renvoient sans doute directement à un intérêt pratique ou stra-
L'approche que nous tentons de préconiser nous est inspirée partielle- % tégique (Le Printc~de Machiavel, par exemple, n'est pas simplement
ment par celle de Steven Lukes (Power :A Rudicul View, Londres. Mac- une réflexion sur le pouvoir : c'est aussi un manuel de prise du pouvoir
Millan, 1974 ; et surtout, quant à la méthode, son introduction à Power,
Oxford, Blackwell, 1986, p. 1-18 - nous traduisons les citations).
s politique). on peut finir par douter que toute intention de définition du
pouvoir soit véritablement indépendante d'un désir d'affirmer la préé-
Lukes écrivait en 1986, en présentant une sélection d'études consacrées minence du « pouvoir de la raison » sur les pratiques de domination.
à la notion de pouvoir, que le but essentiel de cet ouvrage était de d'autorité, etc., qu'elle théorise. Par ailleurs, il est clair que, dans le
16 L'enjeu des d6finitions

cas d'une notion aussi liée aux pratiques sociales et politiques, le type détermination de la relation, qui semble exclure la bivalence possible
de définition engagée implique non seulenlent des modèles de compré- des modèles de pouvoir proposée par Anthony Giddens. En quoi le pou-
hension de la société, mais aussi, dans la droite ligne de notre point voir ne serait-il pas aussi une relation d'une société à un individu ? II
précédent, des modèles d'appréhension du politique. En bref, on peut est assez étonnant en ce sens que Dahl loue Bertrand Russell pour avoir
admettre, avec Anthony Giddens (Ceritrcrl Problems in Social Theory. su montrer les « bases possibles du pouvoir » : toute l'analyse de Rus-
Action, Structure rrrid Contradiction in Social Analysis, Berkeley, Uni- sell consiste aussi à montrer qu'il est légitime de parler de pouvoir à
versity of California Press, 1979, p. 68), que, parmi les nombreuses l'intérieur d'une Église, d'une entreprise, de la sphère économique, non
interprétations du pouvoir en théorie sociale et politique, deux grandes pas seulement au sens d'une relation entre des acteurs individuels au
options peuvent être désignées. L'une qui affirme que le pouvoir doit sein de ces institutions ou mécanismes, mais aussi au sens d'un pouvoir
être conceptualisé comme la capacité qu'a un acteur de réaliser sa de ceux-ci sur ces acteurs. La prise de décision au sein de tels groupes
volonté (définition de type webérien), l'autre qui soutient que le pou- (ou contextes, pour l'économie) ne semble pas seulement relever en
voir est une propriété de la société (le modèle serait alors, par exemple, effet d'une relation bilatérale entre individus, mais aussi d'un effet
la sociologie de Talscott Parsons). Accentuer, sinon choisir avec exclu- exercé par l'institution ou le contexte sur l'acteur, sans compter l'inter-
sive. l'une ou l'autre façon de définir le pouvoir peut donc renvoyer à action possible entre le « pouvoir » qu'exercerait toute institution sur
des grands modes de structuration du politique : un mode « individua- ses membres comme de leur résistance à cette pression éventuelle.
liste » accordant une priorité à l'agent individuel (nous songeons aux Philipp Selznick avait tenté de montrer ce type de phénomène en 1949
doctrines du contrat social, ou aux théories modernes de l'individua- dans TVA rrrld the Grass-Roots (Berkeley, University of California
lisme libéral), ou un mode davantage « holiste » accordant cette fois le Press) en nommant « récalcitrance » la résistance des « moyens
primat à la « communauté » sur l'agent individuel. Une telle dichoto- humains » s'opposant à la tentative faite par une organisation de les
mie, qui recoupe partiellement la distinction possible. dans le vocabu- transformer en simples instruments au service de ses buts. La sociologie
laire classique, entre lapotentia (le pouvoir au sens de ce que l'on peut est certes riche en modèles de compréhension de tels phénomènes. Mais
faire, de ce que par exemple un individu peut faire) et la potestas (le la rationalité de l'action individuelle et collective est elle-même un pro-
pouvoir entendu comme ce qu'il est permis de faire, selon les règles blème et non une donnée facilement repérable et théorisable.
d'une communauté politique), n'a cependant de sens que dans une
interaction entre l'agent individuel et la collectivité, ou, au minimum, 2.3. Pouvoir et causalité,
entre deux individus. Le pouvoir semble donc n'être qu'en relotion, ce la difficile désubstancialisation des termes
qui est une façon de dire qu'il ne serait qu'une relation. Mais quelle
relation ? II semble dès lors prudent de ne pas tenir pour acquis 1'« action >> de
tout groupe sur tout individu et réciproquement. Seule une « microphy-
2.2. L'être relatif du pouvoir et ses apories sique » du pouvoir semble avoir alors un sens : une analyse locale, por-

Admettre que le pouvoir est une relation est tout à la fois très pauvre et
-
.-
tant sur un contexte délimité. La désubstancialisation de la notion de
% pouvoir est une entreprise de longue haleine, d'autant plus que la rela-
très riche : très pauvre parce que la caractérisation de cette relation ris- 2 tion de la théorie à ce que nous appelons la réalité est un problème épis-
que de tomber dans un monologisme e f f a ~ a n tles disparités profondes témologique éternel : rien n'indique qu'une théorisation, même d'un
.m
entre les usages du terme de « pouvoir » ; très riche, parce qu'être en ."offet « local », porte bien sur le « réel » : le « cas » délimité l'est préci-
relation implique d'être relrrtifi En ce sens, la définition, devenue clas- sément par la théorie ! Et un concept, comme d'ailleurs une croyance
sique du pouvoir proposée par Robert Dahl (The Concept of Power, in (cette proximité est en elle-même parlante), peut être parfaitement opé-
Bell, Edward, Wagner eds., Political Power. A Reader in Theory and .% ratoire sans avoir pour autant un sens parfaitement précis, à l'instar des
Research, New York. The Free Press, 1969, p. 80), est assez ambiguë. termes qui en mathématiques peuvent être opératoires sans être axioma-
Elle affirme que le pouvoir n'est rien d'autre qu'une relutiori, mais aussi tisés, comme le souligna en son temps l'épistémologie d'Imre Lakatos.. .
que c'est une relation entre des individus : « A a du pouvoir sur B dans
la mesure où il peut,faire,fuireri B une chose que B ne j2rcrit pas autre- ' Lorsque Pierre Legendre explique que la Loi peut être dissimulatrice de
G la1976,
réalité des rapports de pouvoir (Jouir riu pouvoir, Editions de Minuit,
ment ,. étant entendu que A et B sont des individus. La désubstanciali- 5 p. 181), on peut y voir une simple évidence épistémologique et
sation du pouvoir (il n'est qu'une relation) semble donc être non une particularité de l'organisation légale du pouvoir politique :
accompagnée par une certaine re-substantification : du moins une toute loi, en tant qu'elle ne peut être qu'une théorie, crée son réel bien
18 L'enjeu des definitions Le pouvoir 5ans définition 19

davantage qu'elle ne dévoile la réalité. Ainsi, la « relation de pouvoir » qui le contextualise absolument), il devient intransitif soutient Fied-
de Dahl recèle-t-elle une ambiguïté profonde : la relation de A à B doit berg : « Sur le fond, il me semble que l'intransitivité du pouvoir est
avoir un « effet » pour être dite de « pouvoir ». Mais, en ce cas, A liée à sa nature relationnelle. » En quel sens peut-on comprendre cette
devient la « cause » de B. Tout le problème, signale Dahl lui-même, est « intransitivité » ? En celui d'une interdépendance fondamentale dans
que depuis David Hume on n'admet plus immédiatement et naïvement la relation, ou, pour reprendre l'expression de Fiedberg, en celui d'un
que l'observation d'une relation entre un A et un B avec un « effet » « lien irréductible entre pouvoir et (inter)dépendance ». Cette remise
sur le B permet d'inférer avec certitude une relation de « causalité ». en cause d'un « sens unique » de la relation de pouvoir fait vaciller
Cette fameuse causalité est-elle bien, comme nous le croyons, dit Hume, l'idée trop générale que nous pouvons avoir de celle-ci, y compris celle
une propriété intrinsèque de A et de B (au sens où, selon l'exemple que nous avons admise à titre de point de départ au début de notre
humien, une boule de billard serait la « cause » du mouvement d'une réflexion (le pouvoir serait une relation qui devrait avoir un « effet » :
autre boule de billard), ou bien n'est-elle rien d'autre qu'une habitude cet effet devient bilatéral, ou mutuel, bref, l'interdépendance de la
de perception de notre part ? Que la causalité soit « dans » notre per- « cause » et de l'a effet » semble annuler l'idée classique d'un pouvoir-
ception ou notre théorie des choses et non dans les choses elles-mêmes cause).
est une hypothèse ruineuse qui guette tout réalisme en épistémologie.
On ne voit pas à cet égard pourquoi la sociologie ou la philosophie poli- 2.5. Pouvoir et action intentionnelle
tique échapperait à la suspicion qui entoure par exemple la physique à
ce propos. Dahl propose alors une solution in extremis, qui ne nous sem- Demeure la difficulté très particulière engendrée par l'idée d'action
ble guère satisfaisante : « J'éviterai donc délibérément l'identité possi- intentionnelle. Au sens de Russell, le pouvoir devrait consister en la
ble entre "pouvoir" et "cause" et les multiples problèmes que cette « production d'effets recherchés » : intended effects, que nous préférons
identité pourrait engendrer. » Ce « délibérément » est, à dire vrai, traduire par « effets intentionnels », en raison de la complexité des rela-
fâcheux. 11 resubstancialise encore le pouvoir en lui accordant un mys- tions entre action et intention. Au sens le plus général, une relation de
térieux privilège épistémologique sur la causalité. pouvoir, sur le modèle de Dahl, consisterait, comme nous l'avons vu,
en l'exercice du « pouvoir » de A sur B, ce qui, dans un cadre interin-
2.4. Une intransitivité du pouvoir ? dividuel, revient à dire que A parviendrait à amener B à agir selon ses
intentions. Parmi les apories entraînées par ce modèle, citons les sui-
Une critique « humienne » peut être élargie vers une remise en cause vantes.
de la transitivité de « la » relation de pouvoir. En élargissant la défini- En premier lieu, une action entreprise avec une intention précise peut
tion du pouvoir par l'idée de relation proposée par Dahl, on peut pro- avoir soit des conséquences totalement différentes du dessein originel
poser en effet comme définition partielle et provisoire, du moins de de l'agent, voire même contradictoires avec celui-ci, ou encore entraîner
notre point de vue, l'idée d'une relation fondamentalement déséquili- des effets « secondaires » bien réels, quoique imprévus, même si le but
brée, ce que fait Friedberg (Le Pouvoir et la règle, Le Seuil, 1993,
p. 113) : « Dans tout champ d'action, le pouvoir peut se définir comme
-
.-
initial a été atteint. Dans tous ces cas, les « effets » relèvent bien appa-
remment de l'acte, sans pour autant relever de l'intention de l'acte.
l'échange déséquilibré de possibilités d'action, c'est-à-dire de compor- En deuxième lieu, la motivation intentionnelle de l'acte n'est pas for-
tements entre un ensemble d'acteurs individuels ettou collectifs. » Or,
si le pouvoir est considéré comme une relation, rien n'implique nette-
t
-a
cément consciente : elle peut renvoyer à des intérêts « latents » des
-5
ô
acteurs (Lukes, Power. A Radical view, 1974).
ment que celle-ci soit forcément transitive. La remise en cause de la ;j, En troisième lieu, parce que l'action peut être en quelque sorte direc-
substantification du pouvoir peut aboutir par elle-même à une remise tement ou « indirectement » « intentionnelle », ce qui, dans le second
en cause d'une telle transitivité. C'est ce que tente de démontrer Fied- .g cas, rend malaisé d'affirmer qu'il s'agit d'un « effet recherché » au
berg (op. cit., p. 114) : « Le pouvoir n'est pas un attribut, et il ne peut même titre que dans le premier cas. Ceci est explicable si l'on se réfère
pas être possédé. Ce n'est pas un bien qu'on pourrait emporter avec soi à la philosophie davidsonienne de l'intention (D. Davidson, Essuys on
pour le stocker quelque part ou l'économiser comme de l'argent. C'est Actions and Events, Oxford University Press, 1980, chap. 4). L'action
en effet sur ce point que l'analogie entre le pouvoir et la monnaie
comme médium d'échange trouve sa limite : le pouvoir ne peut être éco- G intentionnelle
<< causale » :
est ici entendue au sens d'une action qui a une efficacité
elle entraîne un « effet ». Mais une action peut être accom-
nomisé » (contrairement à ce que soutient Anthony Giddens). Si donc 9
plie pour des raisons (croyances, désirs), et non pas seulement avec
le pouvoir est inséparable de la relation à travers laquelle il s'exerce (ce des raisons. L'action faite « pour des raisons » veut dire qu'elle n'est
pas seulement et simplement causée par des raisons. L'exemple de d'eau, aurait la même signification dans l'œuvre de Thomas d'Aquin et
Davidson est celui-ci : Tom déteste son oncle au point de vouloir le dans celle de Michel Foucault).
tuer et, à force de ne penser qu'à ce projet de crime tout en conduisant
sa voiture, il écrase son oncle à un carrefour. En ce cas, il n'est pas A La deuxième consiste à soutenir que I'intension détermine I'extension
soutenable de dire que Tom a tué son oncle pour la raison qu'il le haïs- d'un concept (rappelons que l'intension désigne la condition qu'un objet
sait ! Mais le désir était bien là : il a même joué un rôle causal « indi- doit satisfaire pour que le concept puisse lui être attribué de façon véri-
rect », selon une « causalité aberrante » (non standard), qui ne permet dique). On suppose alors que les caractéristiques intensionnelles d'un
pas de qualifier (par exemple juridiquement) cet acte de directement concept sont extensionnellement partagées par tous les élén-ients qui
intentionnel. Pourtant, la mort de l'oncle renvoie bien à une intention vérifient ce concept : c'est pourquoi, déterminer l'intension suffit à
réelle, quoique générale ou latente. L'« effet » (dévastateur !) produit apprendre I'extension. Cependant, une mystérieuse asymétrie fait que
ici sur l'oncle répond bien à une sorte d'intention, sans être à propre- l'inverse n'est pas vrai : I'extension ne donne pas I'intension ! Ainsi,
ment parler intentionnel. Bref, la relation de A à B (du neveu à l'oncle) pour reprendre l'exemple canonique de Frege, si Vénus est bien l'exten-
a bien eu lieu, produisant un effet définitif de pouvoir sans être ni inten- sion commune de deux concepts, l'étoile du matin et l'étoile du soir, on
tionnelle ni non intentionnelle. ne peut déduire la signification de ces deux concepts d'après la connais-
sance de Vénus. À cet égard, le pouvoir ne serait définissable qu'au prix
2.6. Le problème de la définition :l'enjeu des méthodes d'un cercle vicieux : le pouvoir politique, le pouvoir médical, le pouvoir
de la presse, etc., sont des extensions qui n'indiquent rien de leur inten-
Les arguments que nous venons d'énumérer, sans prétendre à la moindre
sion, sinon de façon absolument mystérieuse, c'est-à-dire métaphorique,
exhaustivité, ont pour but de présenter les apories possibles de toute le champ d'usage du terme pouvoir décourageant la possibilité de passer
définition du pouvoir au sens classiquement monologique et de défendre de I'extension à I'intension du concept qui n'est jamais que supposée.
la thèse d'une approche critique de la notion de pouvoir par une appro-
che critique de la notion de définition. L'enjeu est de montrer non I'ina-
A La troisième consiste à renvoyer la signification à un état mental du
nité des définitions possibles, mais leur irréductible pluralité. On sait
(d'après Jean de Munck, L'Institution sociale de l'esprit, PUF, 1999, locuteur. Nous écarterons ici cette troisième manière de produire la
p. 75 sqq.) que trois façons de produire la signification d'un ternie ont signification.
été proposées par l'héritage philosophique.
A Ce qui nous importe, ce sont les critiques proposées par Hilary Put-
nam et par Saul Kripke, aboutissant à une théorie extemaliste de la réfé-
A La premièreoet sans doute la plus ancienne, puisqu'elle est socratique,
rence. Contre les théories internalistes de la référence, qui font de celle-
consiste à poser que la signification d'un concept s'exprime complète-
ci une performance interne à un système individuel (logique, intention-
ment dans sa définition : la signification d'un concept n'est d'autre que
la définition d'une conjonction de prédicats qui exprime le « contenu D
-- nel, cérébral, etc.), une théorie extemaliste développe l'idée d'une
.-
% indexicalité propre au langage (au sens où des mots comme «ceci D
exhaustif de ce concept. Notons au passage que. si la liste complète des
qualités internes de ce concept ne peut être véritablement explicitée par
2 sont des index, mais dans la théorie extemaliste tour mot relève de
le locuteur, son existence est néanmoins postulée de droit. Une telle
O I'indexicalité). Un exemple permet de mieux saisir cette idée (Munck,
op. cit., p. 81) : si un ami vous demande au cours d'une réception de
définition d'un concept est une vérité analytique. La faiblesse de cette
2 désigner quelqu'un que vous connaissez, mais que lui ne connaît pas, à
thèse analytique apparaît lorsque I'on considère par exemple le concept qui il doit remettre un document, et que vous lui dites qu'il s'agit de
d'« eau » : il n'a plus la même signification aujourd'hui, selon la chimie .g « l'homme qui a un verre de gin à la main », votre ami se dirigera sans
moléculaire contemporaine, qu'au Moyen Âge. Dans le cas du concept erreur vers cette personne, même si vous vous êtes trompé dans le cas
de «pouvoir », une définition analytique se heurterait à la même 5 où le verre ne contenait pas du gin, mais de l'eau. La morale de cette
impasse : d'une part elle aurait une exorbitante prétention « substan- y anecdote est que nous pouvons parfaitement fixer une référence sans
tielle » (dire exhaustivement la vérité du pouvoir)>d'autre part elle pos-
tulerait une permanence absolue du contenu du concept de pouvoir (il 2 pour autant donner une description correcte. Bref, la référence est indé-
g pendante de la description. L'«homme au verre » dont le contenu est
serait le même. indépendamment des théories que I'on en propose, ce incertain est un désignateur rigide. En quoi ces rudiments de philoso-
qui impliquerait donc que le concept de pouvoir, à l'instar de celui .8 phie du langage nous éclairent-ils dans notre examen de la notion de
- ---p.

22 L ' c ~ i / r des
~i deiinitions

pouvoir. ou de tentative de « prise de pouvoir » sur tous les autres (les


« pouvoir » ? L'usage, lui-même rudimentaire. que nous en proposons
moyens sont multiples, puisqu'au sens de Hobbes le succès. l'affabilité,
ici se ramène à trois règles de prudence méthodologique. la richesse, la beauté, etc., sont des pouvoirs que les individus exercent
sur les autres) : ce qui aboutira à la théorie du contrat. Locke met
2.7. Pour une approche pluraliste de la notion de pouvoir l'accent sur la façon de préserver le droit subjectif de tout individu à
son pouvoir-liberté : sa capacité intrinsèque devra être protégée et non
11 1 1 1 A La première consiste à uccepter l'idée générale selon laquelle la des- aliénée par le contrat social, qui devra lui garantir des droits subjectifs.
Dahl, en affirmant que le pouvoir n'est d'autre qu'une relation
En ce sens, le terme << pouvoir » est une sorte de « désignateur rigide >) d'influence, entraîne lui aussi une vision politique implicite : de façon
qui est à la fois indispensable et trompeur. « Le » pouvoir existe bien. assez optimiste, il semble sous-entendre, comme d'ailleurs l'économiste
mais en tant qu'il est un « désignateur rigide », et non une essence ou John Galbraith, que le pouvoir diffuse dans toute la société (du moins
une substance : il existe précisément dans et par la pluralité des « des- américaine.. .), et qu'il n'est pas. par exemple, l'apanage d'une « élite »,
criptions » qui sont proposées et en tant qu'inde.r pointant vers une réfé- comme le soutenait C. Wright Mills, ou de plusieurs élites en concur-
rence vide. rence. c o n m e le soutint Raymond Aron. Bref, les définitions du pouvoir
sont liées à des théories, qui les soutiennent ou qu'elles impliquent. En
l'absence d'un point de vue métaphysique idéal - ce que Thomas
A La deuxième consiste à envisager une incommensurabilité des grands
Nagel appellerait une View j'rom Nowhere - qui nous permettrait de
modèles de descriution du « uouvoir ». Prenons un exemule tiré d'une
juger avec une prétention d'universalité non seulement de la K nature >>
11'

1
analyse rétrospective de la philosophie politique occidentale. Si l'on
du pouvoir. mais aussi, puisque la liaison semble inévitable, du
adopte la lecture très concise de Norberto Bobbio (Stato, governo,
l~ ~1 societu, Per uria teoricr grric)rale della politica, Turin, Einaudi. 1980 ;
« modèle » de philosophie politique devant être adopté. nous pouvons
simplement constater le pluralisme des définitions et de leurs implica-
nous traduisons les citations), il semble que l'on puisse affirmer que
tions. Est-ce tomber dans un relativisme absolu ? Nous en doutons :
« dans la philosophie politique, le problème du pouvoir a été présenté
« L a croyance en un idéal pluraliste n'est pas la même chose que la
sous trois aspects, à partir desquels on peut distinguer trois théories fon-
croyance que tous les idéaux se valent », affirme Hilary Putnanl
damentales du pouvoir : substantielle, subjectiviste, et relationnelle B.
(Reuson, Truth and Histoy, trad. fr., Minuit, 1984).
Dans la théorie substantielle, le pouvoir est une « chose » qui se « pos-
sède » et surtout « s'exerce » : un tel modèle se trouve selon Bobbio
dans la philosophie de Hobbes : le pouvoir d'un homme consiste en la A La troisième consiste à retourner contre toute définition monologique
du pouvoir les analyses partielles que nous avons suggérées quant à la
nature « contextuelle » de la relation de pouvoir et de penser des

'1~ intentionnels ») est analogue à celle de Hobbes. Dans la théorie subjec-


tiviste, le pouvoir n'est plus le moyen de parvenir à une fin, mais la
capacité d'un sujet d'obtenir certains effets. Une telle conception, selon
G
'O)
D
contextes théoriques de définition, et non une raison impériale dans sa
supposée puissance à définir quoi que ce soit. D'où notre décision de
présenter désormais un certain nombre de constructions de la notion de
pouvoir comme autant de contextes thCoriyues dont le rapprochement
1,

I l 1 : Bobbio, est exposée dans la philosophie de Locke, et permet de définir


un droit subjectif. Quant à la théorie relationnelle, selon laquelle le pou-
.
4
.-
suscite une dynamique critique sans pour autant parvenir, du moins à
notre sens, à opter pour un discours qui dirait enfin la Vérité du pouvoir :
la tentative de distinction sémantique des termes proches (domination,
voir n'est autre qu'une relation asymétrique entre deux sujets qui permet
à l'un d'obtenir de l'autre un comportement que ce dernier n'aurait pas .-
autorité, pouvoir) proposée par Hannah Arendt. le point de vue de Max
Weber, l'analytique du pouvoir développée par Michel Foucault.
choisi seul, c'est celle de Dahl. Cette tripartition est intéressante a%
O
n
f

moyens d'exercice du pouvoir, Locke sur la capacité intrinsèquement


présente dans le sujet, Dahl sur la forme générale de la relation, entraî-
nent trois façons d'appréhender le pouvoir politique. Hobbes s'interroge
sur les moyens de réguler l'exercice des libertés individuelles, étant
entendu que tout individu est une source permanente d'effets de
Pour une critique de Weber et tie Arentit 9 25

Chapitre 2 des mots « indicateurs » : nous interpréterons donc cette expression


au sens de l'idée que nous avons précédemment proposée d'une
Pour une critique de Max Weber « indexicalité » de ces termes (le pouvoir, la puissance, etc.), dans le
cadre d'une application assez large de la théorie externaliste de la réfé-
et de Hannah Arendt rence. En troisième lieu, Arendt précise encore que cette indication
renvoie à un problème politique plus essentiel encore que celui de la
définition proprement dite des termes : celui « de savoir qui domine
et qui est dominé ». Bref, la « vérité » du pouvoir par exemple est
renvoyée non sans ambiguïté vers un examen du « réel ». Cette der-
1 . L e pouvoir selon Hannah Arendt ................................. nière remarque est sans doute la plus aporétique tout en étant la plus
1.1 . Les distinctions sémantiques de Hannah Arendt ......... fondamentale : aporétique, parce que l'examen du « réel » ne peut se
1 .2. Le pouvoir selon Hannah Arendt .............................. passer de théorie, comme nous l'avons vu, et parce que la détermina-
1 .3. La puissiince selon Hannah Arendt ............................ tion des dominants et des dominés passe par des critères préalables
1 .4. Hannah Arendt face à Max Weber ............................ fournis par une théorie ; fondamentale, parce qu'en dernière instance
2. Critique d e Max Weber et d e Hannah Arendt ............. le « pouvoir », pas plus que le réel, ne saurait être le seul effet de notre
2.1 . Le paradigme du pouvoir-domination ........................ théorie de ceux-ci, à moins de tomber dans un solipsisme sceptique
2.2. L'essence du pouvoir selon Max Weber .................... difficile à soutenir jusqu'au bout. Ces précautions étant admises, nous
2.3. Retour critique sur la thèse de Hannah Arendt ............ pouvons donc examiner les différences sémantiques (mais peut-être
2.4. L'impuissance des idiots rationnels et l'échec ne sont-elles que pragmatiques, au sens où seuls des usages différents
d'une définition hyperrationnelle du pouvoir ............. départagent toutes ces notions) suggérées par Arendt.
2.5. Les limites de I'hyperrationalité ................................
1.2. Le pouvoir selon Hannah Arendt
Le pouvoir, écrit-elle, « correspond à l'aptitude de l'homme à agir, et
1. Le pouvoir selon Hannah Arendt à agir de façon concertée. Le pouvoir n'est jamais une propriété indi-
viduelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi
longtemps que ce groupe n'est pas divisé. » Autrement dit, le pouvoir
1.1 . Les distinctions sémantiques de Hannah Arendt est une capacité conférée par une collectivité par exemple à un indi-
Dans un passage de Du mensotlge à la violence (trad. G. Durand Lefè- vidu : « Lorsque nous déclarons que quelqu'un est "au pouvoir", nous
bvre, Press-Pocket, coll. « Agora », 1989, p. 143-149), Hannah Arendt entendons par là qu'il a reçu d'un certain nombre de personnes le pou-
se livre à une réflexion sur la terminologie en cours dans les sciences '0
voir d'agir en leur nom. Lorsque le groupe d'où le pouvoir émanait à
politiques. Déplorant l'absence de distinction nette entre les termes 5 l'origine se dissout (potestas in populo - s'il n'y a pas de peuple ou
« pouvoir D, « puissance », « force », « autorité » et « violence », elle I de groupe, il ne saurait y avoir de pouvoir) son "pouvoir" se dissipe
commence par faire trois remarques « méthodologiques » qui nous également. » Cette définition semble dans un premier temps très per-
semblent précieuses. En premier lieu, il lui apparaît que « l'usage cor- 3 tinente, notamment parce qu'elle rend compte d'un large spectre de
rect de ces mots n'est pas seulement une question de grammaire, mais formes de pouvoir dépistées par le sens commun comme par les ana-
aussi de perspective historique ». Cette sensibilité à l'évolution histo- :. lyses politiques ou sociologiques : le pouvoir d'un patron ne saurait
rique des termes nous semble indispensable : toute tentative de défi-
nition adoptant une « Vieru from Nowhere » est immanquablement
- s'exercer sans une collectivité de subordonnés, un chef de tribu même
g dans une structure sociale dépourvue de cadre proprement « légal » et
relativisée, voire ruinée, par cette extraction abstraite des notions de 3 encore moins étatique, au sens des exemples donnés par Pierre Clastres
leur contexte historique, soit au sens d'un usage par exemple politique ''
dans La Société contre l'État (1974), un chef d'État moderne, etc., ne
de ceî termes dans un contexte historique précis. soit au sens d'une Fi semblent « avoir » que le pouvoir qu'on leur cotfère. Cette notion de
définition de ces mêmes termes dans des théories dont ils ne peuvent reconnaissance collective permet à Hannah Arendt d'opposer pouvoir
$
être indépendants. En deuxième lieu, Arendt écrit que ce ne sont que et puissance.
-
- -
-
Poiir iinc. critiqiie rie Weber et d r Arendt 27
26 L'enleii des cietinitions

1.4. Hannah Arendt face à Max Weber


1.3. l a puissance selon Hannah Arendt
La force, écrit Hannah Arendt, devrait être réservée aux « forces de la
Car la puissance, selon elle, « désigne sans équivoque un élément
nature » ou à des « circonstances » : une « énergie qui se libère au cours
caractéristique d'une entité individuelle , elle est la propriété d'un
de mouvements physiques ou sociaux ». L'autorité est, elle, un phéno-
objet ou d'une personne et fait partie de sa nature ; elle peut se mani- mène plus « impalpable ».qui consiste en l'obtention sans contrainte
fester dans une relation avec diverses personnes ou choses. mais elle d'une obéissance inconditionnelle : elle suppose donc une forme forte
en demeure essentiellement distincte ». Cette distinction, fort clas- de reconnaissance, un « respect ». Quant à la violence, elle se distingue
sique de la potestas et de la potentia. ne nous semble cependant pas par « son caractère instrumental » : c'est une sorte de puissance natu-
si claire. Si l'on songe au contexte d'énonciation du propos relle (au sens d'Arendt) démultipliée, ou un instrument mis au service
d'Arendt, on peut, même si la critique est facile et de ce point de de la puissance. qui est négatrice et jamais créatrice. Arendt s'en expli-
vue faible, supposer qu'une telle distinction est au service d'une ana- que dans un article de 1970, « Sur la violence » : « La violence peut
lyse politique, par ailleurs très louable, consistant à nier que la puis- détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de la créer. >>
sance puisse en elle-même être un pouvoir : le leader charismatique Ces distinctions sémantiques semblent discutables. Mais, ce qu'il faut
n'a donc aucun « pouvoir » par lui-même, il n'a que celui qu'on lui saisir, c'est qu'elles ne sont rien d'autre qu'une critique des confusions
confère. Or, une certaine ambiguïté apparaît dans les mots d'Arendt possibles des termes au service d'une philosophie politique nouvelle.
lorsqu'elle veut désigner le sujet qui confère le pouvoir, autrement Voici un cas assez net de liaison fondamentale du travail sur les « défi-
dit la source du pouvoir : le « groupe », la collectivité, mais en der- nitions » et de celui de construction d'un projet philosophico-politique.
nière instance, selon l'adage, potestas in populo, le « peuple ». Il À cet égard, il nous faut citer un peu longuement le commentaire que
n'est pas invraisemblable de supposer que sa définition du pouvoir Paul Ricœur fit de ces « distinctions » de termes (Pouvoir et violence,
soit d'une part extraordinairement influencée par le seul modèle du dans Politique et pensée, Colloque sur Hannah Arendt, Payot, 1996,
pouvoir politique (or si « politique » implique « pouvoir », il n'est p. 159-160) : « Qu'y a-t-il derrière ces distinctions ? Arendt renverse la
pas certain que « pouvoir » implique forcément « politique »), et, question et demande : qu'y a-t-il derrière ces confusions ? Car, ce n'est
dans le fond, par la question de la légitimité de celui-ci : potestas in pas d'entrée de jeu qu'elle jette sur la table ces distinctions, mais au
populo est aussi l'adage de la démocratie. Par ailleurs, l'idée d'une terme d'un travail de démantèlement du système de pensée qui a conduit
seule reconnaissance collective implique d'exclure du champ séman- aux confusions qui servent maintenant d'alibi avx jeunes intellectuels
tique du pouvoir la reconnaissance interindividuelle : ce refus de des campus américains [Arendt écrivit ceci aux Etats-Unis au moment
reconnaître comme « pouvoir » la sujétion éventuelle d'un individu des révoltes étudiantes, lorsqu'une "nouvelle" gauche américaine fut
à un autre relève encore d'un modèle politique qui est celui d e la tentée par le recours à la violence sous l'influence du mouvement du
démocratie, dans lequel la soumission n'est acceptable qu'à l'égard Black Power]. Or, ce qu'elle affronte, c'est la quasi-totalité de la phi-
d'une entité collective. Le pouvoir « personnel », au sens d'une losophie politique, Max Weber compris, pour qui le rapport politique
reconnaissance par un individu d'un effet sur lui d'un autre individu, se définit comme rapport de domination entre gouvernants et gouvernés,
renvoie sans doute trop fortement pour Arendt à un modèle « maître- lequel à son tour s'analyse en termes de commandement et d'obéis-
esclave », qui est celui d'une domination (dotninus : le maître). Or, sance. Le pouvoir, chez ces pacifiques penseurs, reste un pouvoir de
si la véritable question est bien, comme elle le souligne elle-même, contraindre. On peut bien, avec Max Weber, qualifier la violence par
celle de la domination, et non celle d'une nette distinction sémanti- l'adjectif légitime : je rappelle la définition de l'État chez Max Weber :
que entre pouvoir, puissance, force, etc., il faut reconnaître que le "un rapport de domination ( H e r ~ ~ c h q fde
t ) l'homme sur l'homme fondé
pouvoir en tant que reconnaissance accordée par une collectivité à sur le moyen de la violence légitime". c'est-à-dire sur la violence qui
une personne ou un petit groupe de personnes n'est qu'une des .for- est considérée comme légitime » (il n'est pas indifférent de rappeler que
mes possibles de la domination, dont la puissance serait une autre. Weber donne cette définition dans Le Métier et la vocation d'homme
Pourquoi ? Parce que. dans la définition de la puissance, Arendt sem- politique, c'est-à-dire dans un discours adressé à d'autres étudiants, les
ble par trop substantialiser celle-ci, ce qui lui permet de la distinguer jeunes pacifistes allemands soumis à la tentation de la non-violence à
l'issue désastreuse de la Première Guerre mondiale). Telle est la cible :
nettement du pouvoir, qui, étant une reconnaissance, est forcément
avant la tentation de la violence, il y a une erreur sur la nature même du
une relation. Or, existe-t-il vraiment une puissance intrinsèque d'une
politique défini en termes de domination, c'est-à-dire de subordination
quelconque entité individuelle, comme elle le soutient ?
-

28 .
L'enje~ides cléfinitions Pour une crrtique de Weber et de Arendt 29

d'une volonté à une autre ; or, cette idée de domination, notons-le, ne « original » de la dialectique de la Domination et de la Servitude, nous
figure pas dans la liste des notions clés examinées : pouvoir, puissance, désirons seulement indiquer ici deux problèmes liés : l'originalité de la
force, autorité, violence. La domination, c'est pour Arendt une interpré- théorie hégélienne de la reconnaissance par rapport à celle qui prévaut
tation falsifiée et falsifiante du pouvoir, entendu comme pouvoir de dans la philosophie politique classique ; le porte-à-faux relatif de la cri-
contraindre, comme pouvoir de l'homme sur l'homme. Voici donc tique d'Arendt si l'on considère qu'elle porterait aussi contre la doctrine
Arendt extrayant son propre concept de pouvoir d'une immense polé- hégélienne.
mique avec la quasi-totalité de la pensée politique. C'est l'étude d'Axe1 Honneth (Kampf um Anerkennung, 1992 ; trad.
En quoi, effectivement, la théorie politique fut-elle liée à l'idée d'un fr. par P. Rusch, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000) qui nous
pouvoir conçu comme une domination ? éclaire sur ce point. Honneth rappelle que les interprétations proposées
de la « lutte pour la reconnaissance » chez Hegel ont le plus souvent
infléchi le texte hégélien vers un sens « existentiel », voire « existenti-
2. Critique de Max Weber aliste », sous les plumes d' Andreas Wildt, de Kojève ou de Lévinas. Or,
et de Hannah Arendt selon Honneth, l'originalité de Hegel serait précisément d'avoir profon-
dément déplacé la problématique classique d'une reconnaissance par la
lutte. De Machiavel à Hobbes, le grand modèle moderne du politique
2.1 . Le paradigme du pouvoir-domination repose en effet sur le principe d'un rapport d'hostilité entre les indivi-
Songeons au paradigme de la relation entre Domination et Servitude tel dus : de cette lutte pour la conservation individuelle de la vie surgira la
qu'il est proposé par Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit de 1807, doctrine hobbésienne du contrat social. Or. avec Hegel, il ne s'agit plus
puis commenté par Alexandre Kojève (Introduction à la lecture de de rapporter les conflits interpersonnels à des motifs de conservation
Hegel, Gallimard, 1947, p. 173-177) : « Le Maître est l'homme qui est individuelle, mais à des mobiles moraux. D'où la possibilité de lire les
allé jusqu'au bout dans une Lutte de prestige, qui a risqué sa vie pour œuvres du jeune Hegel (car l'évolution de sa doctrine ne maintiendra
se faire reconnaître dans sa supériorité absolue par un autre homme. pas véritablement, selon Honneth, cette problématique) comme une phi-
C'est-à-dire, il a préféré à sa vie réelle, naturelle, biologique, quelque losophie de la demande de reconnaissance, et non comme une doctrine
chose d'idéel, de spirituel, de non-biologique : le fait d'être reconnu (de plus) de la domination interindividuelle débouchant sur la domina-
(anerkannt), dans et par une conscience, de porter le nom "Maître", tion légitime de l'État. L'interprétation fort suggestive développée dans
d'être appelé "Maître". » On sait à quelle impasse aboutit cette relation le livre de Honneth a entre autres mérites celui d'être un obstacle salu-
de reconnaissance : l'Esclave n'est pas (ou n'est plus) un homme, et se taire sur la voie des simplifications herméneutiques extrêmes qui finis-
faire reconnaître par un Esclave ce n'est pas se faire reconnaître par un sent par faire de la pensée de Hegel celle de Clausewitz ! Une telle
Homme. Il faudrait se faire reconnaître par un autre Maître ! D'où une lecture ferait totalement abstraction de la réflexion éthique et surtout
relation dialectique chez Hegel, qui introduit une dynamique historique juridique de Hegel, qui tente de retracer la construction de la réalité
de la reconnaissance. Mais la relation est bien celle d'une $ornination : sociale comme un processus de réalisation du droit, et non de la force.
n'est-ce pas alors le prototype de la relation de pouvoir ? Etre en posi- -S « La relation juridique apporte (à cet égard) à la vie sociale une sorte
de base intersubjective, parce qu'elle oblige chaque sujet à traiter tous
tion de pouvoir (fût-elle instable, renversable dialectiquement), n'est-ce
*D
pas instaurer une relation de commandement, de contrainte et d'obéis- .? les autres en fonction de leurs exigences légitimes. (. ..) C'est seulement
sance ? Tout le problème ne réside-t-il pas dans le rapport à la liberté, avec l'affirmation de la "personne juridique" que se réalise dans une
ce qu'éclaire magnifiquement Hegel ? La relation de pouvoir n'est-elle société le minimum d'accord communicationnel, de "volonté générale",
pas une affirmation d'une liberté contre une autre liberté, ou, plus para- .g qui permet la reproduction commune des institutions centrales ;car c'est
doxalement, de la liberté contre elle-même ? seulement quand tous les membres de la société respectent leurs exi-
Méfions-nous du supposé « paradigme » hégélien ! La « dialectique gences légitimes qu'ils peuvent développer des rapports sociaux non
du maître et de l'esclave » est devenue un tel topos qu'elle risque de ne 2: conflictuels et assurer ensemble les tâches sociales auxquelles le groupe
plus avoir grand-chose de réellement hégélien. Même le commentaire
$ est confronté » (Honneth, op. cit., p. 64). Hannah Arendt ne renvoie pas,
i justement célèbre de Kojève peut à cet égard être davantage un masque
heideggérien qu'un éclaircissement pertinent de ce que voulait dire
9 elle, à Hegel dans le texte que nous venons de citer. Mais il est clair
que ce qu'elle vise est bien ce grand paradigme de la philosophie clas-
Hegel. Ne prétendant cependant pas répondre ici à la question du sens sique du pouvoir conçu comme domination dans une lutte « à mort D
-

30 L'enjeu des definitions Pour une rrilique de Weber et de Arendt 31

des individus : à cet égard, son adversaire est Hobbes, et, de façon plus Weber la catégorie centrale d'une théorie politique vouée à la compré-
immédiate, l'analyse du pouvoir proposée par la sociologie de Max hension des conditions de possibilité de la légitimité et s'associe chez
Weber. Hegel à l'analyse du besoin de reconnaissance réciproque du maître et de
l'esclave », note Pierre Bouretz (Les Promesses du monde, Philosophie
2.2. L'essence du pouvoir selon Max Weber de MUAWeber, Gallimard, 1996,p. 250). Non, si l'on considère avec Axe1
Honneth qu'il n'y a pas seulement chez le jeune Hegel un modèle de la
Max Weber pose ses propres distinctions conceptuelles dans Écoriomie
reconnaissance « existentielle » et de la domination étatique conçue
et société (1924 ; trad. Plon, 1971) : « Puis~ance[Macht] signifie toute
comme unique façon de résoudre le problème de l'hostilité entre les indi-
chance de faire triompher au sein d'une relation sociale sa propre
vidus, mais-aussi un paradigme « communicationnel », quoique le pre-
volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette
chance. Domination [Herr~chuft] signifie la chance de trouver des per- mier prenne à terme un ascendant sur le second qui était visé au départ
sonnes déterminables prêtes à obéir à un ordre [Befehl] de contenu déter- par la critique hégélienne (« La philosophie sociale moderne tend (. ..) à
miné. (. ..) Le concept de "pouvoir" est rociologiquement amorphe. réduire l'action de 1'Etat à l'exercice d'un pouvoir instrumentalisé. C'est
Toutes les qualités concevables d'un homme et toutes mes constella- pour une grande part contre cette tendancëque le jeune Hegel a cherché
à réagir dans tous ses ouvrages de philosophie politique ; mais la position
tions possibles peuvent mettre un individu dans la nécessité de faire
triompher sa volonté dans une situation donnée. C'est pourquoi le particulière, voire unique, de ses écrits d'Iéna vient de ce qu'il se sert
concept de "domination" exige d'être précisé davantage. (. . .) Tout véri- justement du modèle hobbésien de la lutte entre individus pour articuler
table rapport de domination comporte un minimum de volonté d'obéir, son projet critique », Honneth, op. cit., p. 17). Non également, si l'on con-
et par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir » Ces défi- sidère l'évolution cette fois de la pensée de Weber : la « domination » y
nitions sont complétées par la problématique webérienne de la légitimité deviendra de plus en plus une structure d'obéissance, et moins d'autorité.
du pouvoir politique : toute domination cherchant à entretenir la
croyance en sa « légitimité », il existera des modes de domination assor- 2.3. Retour critique sur la thèse de Hannah Arendt
tis de modes spécifiques de légitimité : Aux antipodes du modèle webérien, et de la plus grande partie de la
« Il y a trois types de domination légitime. La validité de cette légi- philosophie politique, la thèse de Hannah Arendt consiste, elle, à rejeter
timité peut principalement revêtir : totalement la liaison supposée essentielle entre pouvoir et domination.
- un caractère rationriel, reposant sur la croyance en la légalité des André Enegrén nous explique de façon concise le déplacement concep-
règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu'ont ceux qui tuel réalisé par Arendt (La Pensée politique de Harinah Arendt, PUF,
sont appelés à exercer la domination par ces moyens (domiriation légale) ; 1984, p. 99 ~ q .: )« Qu'il soit convoité ou honni, le pouvoir est en règle
- un caractère traditionnel, reposant sur la croyance quotidienne en générale pensé comme domination : les théories ont beau varier dans
la sainteté des traditions valables de tout temps et en la légitimité de leur appréciation du pouvoir, elles s'accordent cependant toutes pour y
ceux qui sont appelés à exercer l'autorité par ces moyens (domination
traditionnelle) ;
-
.-
reconnaître la figure de l'oppression ou de la contrainte, que celle-ci
soit arbitrairement subie, rationnellement imposée ou volontairement
- un caractère charismatique, reposant sur la soumission extraordi-
2 désirée. 11 en va tout autrement dans la théorie d'Arendt, dont la grande
naire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire originalité est précisément de distinguer soigneusement pouvoir et
d'une personne, ou encore émanant d'ordres révélés ou émis par celle- domination afin d'éviter la réduction de la science politique à la ques-
ci (domiriation charismatique). » tion "qui gouverne ?". » Le pouvoir n'est qu'une sorte d'effet de la
Pour Weber, il est clair que la domination est le fond irréductible du socialisation : il jaillit parmi les hommes lorsqu'ils sont ensemble,
politique et que toute pacification du lien politique est utopique. La domi- .g affirme Arendt, mais se dissout dès qu'ils se dispersent.
nation étant 1'« essence » du politique, elle échappe de ce fait aux « régi- 1 Cette définition « organisationnelle D du pouvoir par Arendt n'est
mes » du politique : la démocratie elle-même, qui affirme que le chef % sans doute pas étrangère aux origines « phénoménologiques >> de sa pen-
d'État et la direction administrative de celui-ci sont les « serviteurs » de sée. Si le pouvoir n'est rien d'autre que l'inter-communication créatrice
ceux qu'ils dominent effectivement, est donc un voile purement formel, 2'
et organisatrice, il semble renvoyer à la « nature » intersubjective du
une pudeur du politique. Ce modèle est-il hégélien ? Oui, dans le sens sujet humain, ou, pour employer un vocabulaire heideggérien, à un
qu'il s'agit bien pour Weber d'une structure profonde : « On ne peut 4
g « Umwelt » constitutif et originaire. Mais, de façon plus immédiate, une
qu'être frappé par le fait que c'est le même terme qui désigne chez Max telle approche du pouvoir doit sans doute être envisagée chez Arendt
---

Pour une critique de Weber et de Arendt 33


32 i'erileu dei detrriition5

sur l'horizon d'une critique du totalitarisme, qui se profile clairement membre, jusqu'en 1899, de la Ligue pangermanique, où se retrouvaient
derrière une critique plus classique de la tyrannie. nombre d'adorateurs de la race aryenne, mais il saura plus tard dénoncer
En effet, en niant que le politique soit lié à un quelconque couple ce qu'il appelait le « nationalisme zoologique » et montrer que c'est le
nationalisme qui crée les nations (voir sur ce point ((L'antiracisme de
conceptuel de la domination et de la servitude. ou de la maîtrise et de
Max Weber », D. Schnapper, La Relation à 1 'autre,Au cœur de la pensée
l'obéissance, la pensée politique de Arendt soutient in fine, comme
sociologique, Gallimard, 1998, p. 83 sq.) La définition du pouvoir politi-
~ I I I I I I ~ ~ ~ ~ ~ ~ I I I I I I ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ I I I I I I ~ ~ ~ ~ ~ ~ I I I I I I I ~ ~ ~ ~ I I I I I I / ~ I ~ ~l'explique
~ Enegrén, qu'« il n'est au contraire de politique pour Arendt
que par la domination comme celle par l'exclusion de la domination
n'aboutissent apparemment pas à des prises de position politiques abso-
Iutnent opposées. En revanche, il semble difficile de nier qu'il y ait une
véritable « politique de la définition » de la notion de pouvoir : ne sert-
elle pas essentiellement à soutenir une prise de position politique ?
litarisme, cette excroissance monstrueuse de la domination, Arendt
plaide la cause d'une essence du politique purifiée de toute domination,
consistant en un pouvoir partagé. Mais cette thèse qui conîiste à dénon- 2.4. L'impuissance des idiots rationnels
cer toute domination comme « antipolitique » et à définir le politique et l'échec d'une définition hyperrationnelle du pouvoir
comme un en deçà ou un au-delà de la domination relève-t-elle de l'être Comment décider de la définition de la rationalité de l'action humaine ?
ou du devoir-être ? En philosophe du politique et non en sociologue, Comment poser un verdict anthropologique sur la « nature » humaine ?
Ces questions se rejoignent. Nous venons d'envisager quelques points
de repère : une forte tradition, de Machiavel à weber, e n passant par
lente, dont elle constate et analyse la funeste permanence dans l'ordre Hobbes bien plus que par Hegel, qui définit le « fond » de l'être humain
du politique, mais il ne semble pab hasardeux de supposer un déni par une pulsion égoïste d'autoconservation qui se mue en hostilité
volontaire dans son œuvre de toute philosophie du politique fondée sur envers autrui : dans une telle perspective, le pouvoir est défini essen-
une anthropologie, ou, ce qui n'est guère différent, sur une sociologie tiellement comme une domination. À l'inverse, la thèse de Hannah
de l'hostilité. La question ouverte par son œuvre nous semble dès lors Arendt semble soutenir que, si la domination ne peut (ou ne doit) pas
la suivante : une telle thèse repose-t-elle sur un refus de faire découler être l'essence du pouvoir politique, c'est en dernière instance parce que
un devoir-être de l'être, ou bien sur une autre « anthropologie », issue le pouvoir doit jaillir du simple fait d'être en société : la reconnaissance
de la phénoménologie, qui ferait découler l'institution de la société poli- n'est dès lors plus une structure d'affrontement, mais un médium spon-
tique d'une constitution intersubjective de l'être humain ? S'il faut déci- tané, une sorte de développement social de l'intersubjectivité. Ce
der en faveur du second membre de cette alternative, il s'avérerait que modèle « organisationnel » e t « communicationnel » du Pouvoir nous
semble renvoyer en partie chez H. Arendt, comme nous l'avons pro-
-
- posé, à un héritage phénoménologique : à 1'Umwelt heideggérien, ou.
.-
2 plus en amont, à l'esquisse d'une théorie de la société présente dans
rement égoïste de l'individu ne pouvant mener qu'à des relations d'hos- l'œuvre de Husserl. Chez ce dernier, l'intersubjectivité, tout en n'étant
tilité et de violence que le pouvoir politique doit réguler. !
"n
pas stricto sensu la reconnaissance mutuelle des sujets, est bien la condi-
.g tion de possibilité d'une telle reconnaissance, et, par là, celle d'une
/II Dans le fond. ce aue nous découvrons peut-être avec Arendt, c'est que, 2 union effective des consciences au sein d'une institution sociale. Sans
évacuer totalement la question épineuse de la violence, ou de la
.8 contrainte, Husserl semble avoir opté pour une thèse « communication-
pouvoir entraînerait telle ou telle conception politique précise (en termes 8 nelle » quant à la constitution de la société : « L'état social se constitue
de régimes, d'organisation), mais au sens où elle semble nécessairement g au moyen d'actes spécifiquement sociaux, des actes de communica-
~ e n s é esur l'horizon d'un choix oolitiaue de son auteur Quant à la défini- tion », écrit-il (cité par R. Toulemont, L'Essence de la société selon
5 Husserl, PUF, 1962, p. 101 ; voir également : Y. Thierry, Conscience
O
9 et humanité selorz Husserl, PUF, 1995, p. 187). Avouons que ces dia-
tion n'implique en rien qu'il soit farouchement antidémocrate, ou abso- gnostics sur l'essence de l'être humain, sur le type de constitution de la
lument aux antipodes politiques d'une Hannah Arendt. Certes, il fut bien 8 société et de définition du politique qui en découlent, nous laissent
-

Pour une (ritioue de M'eber et de Arendt 35

perplexes. Si l'on voulait formuler une critique fort mondaine, on pour- et non un égoïsme réel. Dans ce cas, la théorie ne se préoccuperait pas
rait dire qu'il n'y a pas d'évidence d'un rapport à autrui et au pouvoir du contrrzrr des préférences et se contenterait d'énoncer des conditions
sur le mode machiavélien, mais qu'il y a inversement quelque difficulté formelles de cohérence. Mais, si c'est le cas. on a affaire à une tauto-
à reconnaître la constitution de la société dont parle Husserl (sans doute logie : il est toujours vrai, même quand je me sacrifie, que je vise la
du point de vue du royaume des Essences Pures) dans la plurcilité des réalisation d'une de mes préférences. La théorie dans ce cas partirait
analyses que nous proposent les sociologues, les sciences politiques, ou d'une pétition de principe - la rationalité est, par définition, égoïste. D
tout simplement les journaux.. . Plus sérieusement, ce qui nous semble L'altruisme (et non la simple sympathie : le véritable choix qui m'est
hautement discutable. c'est bien l'idée d'un modèle unique de rationalité coûteux au nom d'un jugement sur l'état d'autrui que je veux volontai-
régissant tout à la fois l'être et l'action individuels et collectifs. rement corriger) est-il dès lors irrationnel '? L'engagement altruiste est
impensable dans le modèle de la « rationalité égoïste » : il coupe le lien
On sait que Jon Elster proposa de nommer « hyperrationalité » l'idée que ce modèle pose comme nécessaire entre mon bien-être personnel et
selon laquelle les êtres humains adopteraient en toutes circonstances le ma préférence. Mais, si l'on juge ainsi l'engagement altruiste comme
même type de rationalité (La Rationalitci irnparjizite :Ulysse et les .sir?nes, irrationnel, il faudrait alors accepter que nombre de nos comportements
en français, Minuit. 1986, chap. 2). Une telle hypothèse, aussi confortable sont irrationnels : ma participation à un vote, par exemple, par laquelle
puisse-t-elle apparaître pour la théorie, se heurte très vite moins au je dépose un choix parmi des millions d'autres, et dont l'impact est, à
« réel n qui la révoquerait (comme si le réel parlait de lui-même !) qu'à son échelle, pratiquement nul. Bref, en ce sens, il serait parfaitement
la pluralité des modes de théorisation possible du réel. ou, si l'on préfère irrationnel d'aller voter plutôt que d'aller à la pêche à la ligne. La
ici, de l'action humaine. Comnle l'écrit Jean de Munck (op. cit., p. 22), « rationalité égoïste » ne peut donc rendre compte de la rationalité du
« l'hyperrationalité est la rationalité qui oublie ses propres limites ». vote, qui existe pourtant à l'échelle d'une vie sociale qui nécessite des
Contre une telle hypothèse monologique et hyperrationnaliste souvent règles et qui peut justifier son choix pour une consultation démocrati-
à l'œuvre à notre sens dans la philosophie politique classique (mais, à que. 11 y a des « degrés » d'action, qui font que la maximisation de mon
cet égard, Hannah Arendt elle-même n'échapperait donc pas à ce tra- bien-être n'est ni toujours rationnelle ni systématiquement irrationnelle.
vers), rappelons l'analyse qui fut proposée par l'économiste américain « On doit donc accepter, poursuit Munck, Ici pluralité des évaluations
d'origine indienne Amartya K. Sen, et qui devint un argument célèbre des préférences. Certains choix peuvent être évalués selon l'échelle du
et largement débattu dans la pensée politique et éthique anglo-améri- bien-être, d'autres selon l'échelle de la morale universelle, d'autres
caine. A. K. Sen proposa d'appeler « idiot rationnel » (rational ,fool), encore selon les engagements communautaires (de mon quartier, de
l'individu abstrait des théories de la société (économiques, mais élar- mon pays, etc.). La rationalité ne consiste jamais à s'en tenir à un seul
gissons à : éthiques. politiques, philosophiques) qui se comporterait ordre d'évaluation, ce qui ferait de nous des "idiots rationnels" (rntiori~~l
effectivement selon les critères d'un seul et même modèle de rationalité fools). >>
(A. K. Sen, Des idiots rationnels. Critique de la conception du cornpor-
ternent dans la théorie c;conortiique, dans Éthique et écorzorriie. trad. 2.5. Les limites de I'hyperrationalité
v
S. Marnat, PUF, 1993, p. 87-1 16). Le fond du débat est parfaitement 5 Cet argument en faveur d'une rationalité intrinsèquement pluraliste
éclairé par Munck (op. cit., p. 20 sq.) : il s'agit de décider si le choix s'oppose donc à toute définition inonologique du pouvoir : si celui-ci
m
rationnel est bien régi chez l'être humain par l'égoïsme, ou si ce modèle :. relève bien d'une relation, d'un « contexte », d'un choix préférentiel par
par trop impérialiste de théorie de l'action rationnelle, qui renvoie par lequel nous essayons d'agir sur quelque chose ou quelqu'un, rien n'indi-
exemple l'altruisme dans la sphère des comportements irrationnels, $ que qu'il relève toujours d'un seul et même mode de relation et de défi-
est simplement insulaire parmi un archipel de théories de la rationalité ,% nition « rationnelle » : l'impuissance de l'idiot rationnel est celle de ne
éventuelle de nos actions. L'enjeu est de taille : le paradigme politique pouvoir rendre compte de la pluralité des sphères d'action et de ratio-
machiavélien et hobbésien est, rappelons-le, intimement lié à une : nalité dans lesquelles il est engagé. L'argument de 1'« idiot rationnel >>
'1 contre « I'hyperrationalité » rejoint sur ce point la théorie développée
« anthropologie » d'un égoïsme foncier. bref à une doctrine qui finit par
identifier égoïsme et rationalité. Peu importe qu'il s'agisse d'un égo- par Michael Walzer dans Spheres of Justice, A Defense of Pluralisrn
ïsme « réel », ou simplement d'une sorte d'hypothèse méthodologique : and Equality (New York, 1983 ; trad. fr. par P. Engel, Sphères de jus-
« Le théoricien du choix rationnel, écrit Munck, pourrait sur ce point $ tice, Seuil, 1997) : chaque institution ou domaine d'action implique des
avancer l'argument que son égoïsme a lui est un égoïsme définitionnel, principes de justice spécifiques, défiant toute définition universaliste de
36 L'enjeu des définitions

ceux-ci. Mais cet apparent démembrement de l'idée classique de justice Chapitre 3


politique n'est pourtant pas une invitation au grand banquet du relati-
visme. Paul Ricœur, en lecteur pénétrant, sut reconnaître (« La place du Convergences et divergences
politique dans une conception pluraliste des principes de justice », in
J. Affichard [sous la dir. de], Pluralisme et équité, Esprit, 1995, p. 73- avec la cratologie
74 notamment) une stratégie de Walzer contre le pouvoir conçu comme
domination : la grande question du livre de Walzer est celle d'une de Michel Foucault
remise en cause, par d'autres moyens que ceux de Hannah Arendt, de
la domination, celle-ci étant désormais pensée comme l'empiétement
d'une sphère de justice sur toutes les autres, « par un effet d'impéria-
lisme à la fois symbolique et matériel. Le but poursuivi par cette lutte
contre la domination est la libération de chaque sphère de tout effet de 1 . Convergences et interrogations ................................... 37
tutelle. » On rejoint la grande idée qui fut aux origines de l'école de 1 . l . Analytique du pouvoir versus théorie du pouvoir ........ 38
Francfort : la Raison monologique n'est-elle pas le plus funeste modèle 1.2. Critique de l'hyperrationalité
de domination pour penser le politique ? ou anarchisme épistémologique ? ................................ 38
1.3. Nominalisme ou théorie critique de la référence ? ....... 40
1.4. Critique de la domination ,
C'est donc contre toute définition holiste du pouvoir que nous propo-
par Michel ou éviction du droit et de 1'Etat ? ................................. 40
serons à présent une lecture critique de l'analyse
Foucault, en faisant l'hypothèse d'une reconduction cryptique de la 2. Difficultés des positions foucaldiennes .......................
« domination » dans la pensée de celui-ci, au sens où aucune sphère de 2.1 . Critique de la normativité
pouvoir ne saurait échapper à la quasi-essence qu'il assigne à celui-ci, et critique du pouvoir chez Foucault ............................
aux antipodes du souci d'une approche plurielle, éventuellement 2.2. Michel Foucault dans le sillage de Max Weber ? .........
contradictoire, mais nécessairement controversable de la notion de pou- 2.3. L'antilibéralisme de Michel Foucault ...........................
voir, permettant une réflexion sur le pluralisme théorique et politique 2.4. L'individu foucaldien : un effet du pouvoir .................
conçu non comme un scepticisme, mais bien comme un choix éthique 2.5. Droit de la « vie » contre droits de l'individu ...............
autant que méthodologique. Nous avons déjà invoqué à des titres diffé- 2.6. Pluralité des pratiques mais ubiquité du pouvoir ..........
rents Putnam ou Walzer pour défendre ce dernier type d'approche. Son- 2.7. Une tension interne à la pensée de Foucault ? ..............
geons encore à Anthony ~ i d d e n slorsqu'il
, défendait la p&Sibilité d'une 2.8. Un pouvoir « sans dehors >>
dynamique critique intrinsèque au pluralisme théorique. Dans un article ou une définition du pouvoir « sans dehors » ? ............
intitulé The Prospects for Social Theory Today » (Berkeley Journal 3. Ultimes interrogations .................................................
of Sociology, vol. XXIII, 1978-1979, p. 205), Giddens faisait déjà état 3.1. L'intention sans sujet ....................................................
d'un éclatement des modes de rationalité et. par voie de conséquence, 3.2. La domination sans sujet ...............................................
de tout consensus théorique possible en matière de théorie sociale. Dia- 3.3. Critique ou déni du droit ? .............................................
gnostiquant, assez classiquement, deux premières réactions possibles à
cette évolution de la notion de rationalité, il faisait d'abord état des pos-
sibilités inverses d'un repli dogmatique ou d'une désillusion sceptique
et relativiste. Mais il défendait pour sa part une troisième voie : celle
et interrogations
de la reconnaissance d'un caractère fondamentalement fructueux de la
pluralité des approches en théorie sociale, à partir de l'instant où celle- Reconnaissons dès les premiers mots la fragilité du point de départ : la
ci ne prétend pas que son essence est de tenter de réduire la pluralité 5 relative analogie entre la pensée de Foucault et l'hypothèse que nous
des sphères de rationalité. Pourquoi donc devrait-on tendre vers une soutenons à partir de Putnam, Sen ou Walzer, repose sur une dénoncia-
« domination » rationnelle vraisemblablement purement idéelle de la
notion de pouvoir ?
3 tion apparemment commune de l'idée d'une normativité univenalisante
9 OU d'un holisme méthodologique. Posons quatre points de convergence,
9 mais aussi d'interrogation, entre notre propre problématique et l'analyse
%
e foucaldienne du pouvoir.
~p
~ - - ~ p
- - --p

38 L'cnjru [les d6finitioris ~ ~FOLICaulf


Convcrgenres et divergences avec. /a c r c g t o / n j iOe 39

1 .l.Analytique du pouvoir versus théorie du pouvoir parallèle entre les critiques par Foucault de la société normalisatrice et
celles par Thomas Kuhn du fonctionnement des « sciences normales ».
En premier lieu, le refus de la part de Foucault de construire une L'idéal d'une science normale, au sens de Kuhn dans La Structure des
« théorie » du pouvoir. « Si on essaie de construire une théorie du pou- révolutions scientifiques (l962), est de parvenir à démontrer que toutes
voir, il faudra toujours le décrire comme quelque chose qui émerge les anomalies sont compatibles avec la théorie : le « paradigme » scien-
en un lieu et un temps donnés, et de là en déduire et en reconstruire tifique est dès lors le centre de préoccupation des scientifiques, qui
la genèse. Mais si le pouvoir est en réalité un ensemble de relations tendent à vouloir le défendre à tout prix au risque de devenir aveugles
ouvertes, plus ou moins coordonnées (et en l'occurrence, sans doute, à des nouveautés d'importance capitale. tant dans les concepts que
mal coordonnées), alors le seul problème consiste à se munir d'une dans les phénomènes. Les technologies norrnalisatrices à l'œuvre dans
grille d'analyse qui rende possible une analytique des relations de pou- la société ont une structure quasi identique dans la pensée de Foucault,
voir » (« The Confession of the Flesh », réédité dans Colin Gordon, notent Dreyfus et Rabinow : « Elles opèrent à partir d'une définition
éd.. Power/Kr~owledge: Selected Interviews and Other Writings by collective, qui prend la forme d'un manifeste, d'un certain nombre
Michel Foucault, 1972- 1977, New York, Pantheon Books. 1980.
d'objectifs et de procédures, et, d'une manière encore plus autoritaire,
p. 199). L'a analytique » a ici une résonance immédiatement kan-
à partir d'exemples reconnus comme modèles de l'organisation disci-
tienne : il s'agit de découvrir par l'analyse (la Zerglieileri4trg kan-
plinée d'un domaine particulier de l'activité humaine. » L o «@pis-
tienne) des principes. Cette analytique n'est pas transcendantale chez
témè » au sens de Foucault a certes un sens plus vaste que le
Foucault : elle n'entend pas poser des conditions de possibilité a
« paradigme » kuhnien. Mais l'analogie est éclairante : il s'agit dans
priori, mais fournir une « grille » de lecture critique. L'« analytique >>
les deux cas de s'en prendre à la monologie rationnelle, ce à quoi nous
du pouvoir relève à cet égard d'une manière de kantisme sans point
souscrivons. du moins quant à la définition du pouvoir. Ajoutons une
de vue transcendantal, ou du simple esprit d'un nouvel Aufilürer cri-
remarque à ce que disent Dreyfus et Rabinow : l'épistémologie de
tique qui entend s'opposer à toute domination théorique ou pratique.
Kuhn débouche sur l'idée d'une incommensurabilité des paradigmes
Ce point de départ méthodologique est parfaitement cohérent avec la
scienrifiq~ies.Cette idée est, à notre sens, tout à la fois présente et
notion d'« insoun~ission» qui sera centrale dans l'analyse que Fou-
absente chez Foucault : présente, parce qu'en révoquant la spécificité
cault va proposer du pouvoir : sa méthode se fonde sur une insoumis-
et la légitimité d'un modèle de pouvoir politique fondé sur des droits
sion théorique, parfois décrite de façon spectaculaire, quoiqu'elle
de l.individu, Foucault se refuse a penser une comparaison des « para-
renvoie, au dire même de Foucault à l'intuition de I'A~~fklürung, assor-
tie de métaphores pyrotechniques (« Je voudrais que mes livres soient digmes » politiques entre eux et aboutit, du moins du point de vue de
des sortes de cocktails Molotov, (...) et qu'ils se carbonisent après la théorie et non de l'engagement politique, à une sorte de relativisme
usage à la manière des feux d'artifices », Entretien avec Jean-Louis sceptique très puradoxalement révolutionnaire qui l'apparente davan-
Ezine, Les Nouvelles littéraireas, no 2477, 17-23 mars 1975). Notre tage à l'anarchisme épistémologique d'un Paul Feyerabend dans Con-
convergence de point de vue se heurte quelque peu à cette ambition tre la méthode (1975) (c'est aussi ce que suggère J. de Munck,
explosive, mais admet donc la remise en cause de toute théorie holiste rn L 'Irzstitution sociale de 1 'esprit, op. cit., p. 9 1 ) ; absente, parce que la
et supposée « désintéressée » du pouvoir, même si nous tenterons de -S méthode génealogique empêche peut-être dans le même ternps,
montrer que Foucault ne parvient peut-être pas à tenir son prograinme comme nous allons tenter de l'expliquer plus loin, de penser de véri-
jusqu'au bout. : tables incommensurabilités : la généalogie du pouvoir politique
$ moderne renvoyant à une histoire des formes du « pastorat » indique
O bien davantage une filiation qui dénie toutes oppositions absolument
1.2. Critique de l'hyperrationalilé $ radicales (et donc, radicalement : incon~mensurables)entre les formes
ou anarchisme épistémologique ? successives prises par le gouvernement des hommes par eux-mêmes.
g Quoi qu'il en soit. même si nous émettons des réserves sur la façon
En deuxième lieu, ce que nous avons refusé sous le vocable d'« hyper- 2 dont Foucault réalise ou non son propre programme, nous souscrivons
au moins à celui-ci : I'(( hyperrationalité » (ou le - holisme rationa-
rationalité » dû à Jon Elster n'est pas sans analogie avec le refus fou-
caldien d'une normativité universelle. On a pu (H. L. Dreyfus et
i;
2 liste D): qui est le propre des « sciences normales » ou des théories
P. Rabinow, Michel Foucault, Un parcours philosophique, Chicago holistes et normalisantes. semble effectivement être une impasse pour
University Press. 1982, trad. fr. Gallimard, 1984. p. 282 sq.) établir un penser une analytique du pouvoir.
-
p p p p - -

40 L'enlcu dcs defiiiition~ Convergences et cilvergences avec la cratologie de Foucault 41

1 . 3 . Nominalisme ou théorie critique de la référence ? sphères théoriques de compréhension de ce que nous nommons « pou-
En troisième lieu, Foucault pose le principe d'un « nominalisme » pour voir », n'est donc pas sans analogie avec l'idée foucaldienne selon
développer son analytique du pouvoir. « Il faut sans doute être nomina- laquelle, en l'absence d'un modèle illusoire de « domination » qui fait
liste, écrit-il dans La Volonté de savoir (Histoire de la sexualité, t. 1, croire que le pouvoir vient forcément « d'en haut » (sur le modèle sécu-
Gallimard, 1976, p. 124) : le pouvoir, ce n'est pas une institution, et ce laire d'une société unifiée par un pouvoir politique qui en est la tête et
n'est pas une structure, ce n'est pas une certaine puissance dont certains donc la surplombe), il faut penser le phénomène du pouvoir sur le
seraient dotés : c'est le nom qu'on prête à une certaine situation straté- modèle d'un « archipel », où différents pouvoirs sont coordonnés sans
jamais dériver d'une source primordiale imaginaire. Cependant, ce que
gique complexe dans une société donnée. » Cette analytique du pouvoir
nous lisons chez Foucault à propos du pouvoir, nous ne le retrouvons
développant l'idée d'une multiplicité de micro-pouvoirs, et s'insurgeant
pas aussi clairement à propos de son analytique du pouvoir : l'archipel
contre la réduction de la notion de pouvoir à celle de pouvoir politique,
théorique nous semble très vite revenir chez lui vers un nouveau
il faudra bien un vecteur théorique pour désigner des phénomènes mul-
« holisme », avec la définition universelle du pouvoir comme rapport
tiformes (mais, peut-être d'« essence » identique, comme nous le ver-
de forces, qui exclut quelque peu d'autres approches théoriques dans
rons avec l'idée foucaldienne de « rapports de forces ») : ce sera le mot
l'archipel de la pensée (celles qui proviendraient du droit, ou d'une autre
« pouvoir ». Bref, le pouvoir ne semble être dans l'approche de Foucault
sociologie du pouvoir, celle, par exemple, de Talscott Parsons). Son-
que le nom donné à la multiplicité des pouvoirs. Nous souscrirons donc
geons à ce que Foucault nous dit contre le modèle du pouvoir-domina-
à double titre à cette idée : d'une part, en prolongeant ici l'analyse de
tion : dans un rapport de forces, chaque membre du rapport exerce un
Bertrand Russell selon laquelle il est parfaitement légitime de parler de pouvoir. Ainsi, dans une prison, chaque groupe impliqué dans un
pouvoir dans d'autres champs que celui du politique, quoique la problé- complexe rapport de forces exerce un type de pouvoir : aussi bien les
matique de Russell soit considérablement élargie par Foucault au point prisonniers que les gardiens. Certes, ce rapport est inégal (Foucault
de recouvrir la totalité de la société (d'où le problème dans son analyse ne nie en aucun cas qu'il y ait une domination de l'institution carcérale
d'un pouvoir « sans dehors » sur lequel nous reviendrons) ; d'autre part, sur les prisonniers !), mais il ne peut jamais se réduire à la domination.
en postulant une véritable convergence entre le « nominalisme » fou- Si l'on transpose cette analyse des rapports de pouvoir au plan de nos
caldien et la proposition que nous avons formulée d'une approche archipels théoriques, il faudrait alors envisager une relative autonomie
indexicale de la notion de pouvoir à partir des doctrines de Putnam ou par exemple du discours constitutionnel, ou tout simplement du droit,
de Kripke qui apparaissent comme des théorie7 critiques de la réfé- voire même du sujet, celle même qui est fort vite reniée par Foucault
rence. En revanche, nous émettrons de grandes réserves quant à l'idée alors qu'il la reconnaît aisément aux prisonniers.. . On comprend,
foucaldienne qui fonde son « nominalisme » : celle selon laquelle la plu- néanmoins, le contexte « politique » du discours foucaldien, qui
ralité des pouvoirs renvoie à un pouvoir sans sujet, ou à une stratégie l'entraîne vers une assimilation quasi marxiste ,(ou tout simplement
sans stratège, ce qui aboutit à l'impossibilité de penser aussi bien un nietzschéenne) de la normativité en général à 1'Etat libéral considéré
pouvoir du sujet et le pouvoir politique dans sa spécificité et, surtout, = comme un leurre.
dans ses formes à notre sens réellement plurielles. Zc

1.4. Critique de la domination


ou éviction du droit et de l'État ?
En quatrième lieu, la critique du modèle webérien de la « domination D
que nous avons entrevue de façon critique dans l'œuvre de Hannah
5
2!
2.1 . Critique de la normativité
a
et critique du pouvoir chez Foucault
Arendt trouve un écho dans l'analyse foucaldienne. Contre Weber, Fou- -8
cault soutient que la domination n'est pas l'essence du pouvoir. Cette % La dénonciation de la normativité semble donc être, chez Foucault,
double destitution (le pouvoir n'a pas d'essence, le pouvoir n'est pas la 3 immédiatement politique sans sembler parvenir, du moins à notre sens,
domination) nous sied dans la perspective d'un pluralisme définitionnel à une articulation de la problématique moderne des droits du sujet
et d'une stratégie théorique contre toute conception monologique, hyper- 9 (notoirement disqualifié par Foucault) et de celle de la pluralité des
rationnelle ou holiste du pouvoir. L'insularité théorique que nous avons 2 sphères de rationalité, de «justice », ou, tout simplement, de modes
invoquée, mais au sens d'une dynamique fructueuse des différentes sociaux d'être au monde (cette articulation est en revanche tentée chez
- - -- - - - - -

42 L'cnjeu des définitions Convrrgences et divergent es avec b rratologie de Foucault 43

Walzer, Sandel. Kymlicka, sans même parler de Rawls). François Ewald contradictoires : accordant une autonomie inouïe au politique, dont
a bien montré à quel point la question du pouvoir est liée chez Foucault l'assise reposerait désormais sur le consentement des sujets, il introduit
à celle de la norme (« Un pouvoir sans dehors »,dans Michel Foucault, dans le même temps le thème d'une fragilité du sujet qui amène à déve-
Seuil, 1989, p. 196 sq.). Partant de l'hypothèse d'une évolution de la lopper un ensemble de pratiques de gouvernement dérivant aisément
fonction disciplinaire dans la société occidentale, Foucault pose que vers des pratiques disciplinaires. Mais la modernité se nourrit de la vul-
celle-ci est passée d'une fonction simplement « négative » (eidigue; le gate des théories du contrat social et d'une défense des individus désor-
mal) à une fonction « positive » ou « mécaniste », caractérisée par un mais supposés être titulaires de droits inaliénables : I'Omnis potestas a
essaimage dans toute la société des mécanismes disciplinaires jadis can- populo devient 1'Omnis postestas a b individuo, ce dernier étant censé,
tonnés dans des institutions spécifiques (la prison, l'asile, l'école, etc.). dans le grand paradigme du libéralisme politique, être l'instance qui dit la
Ces funestes métastases de la disciplinarité vont de pair, selon Foucault, légitimité du pouvoir. Or, le premier grand déplacement conceptuel opéré
avec une crispation normative croissante : la norme, comme le pouvoir, par Foucault est de rejeter en bloc le sujet et l'individu (fâcheuse confusion,
doit devenir tout à la fois de plus en plus manifeste et de plus en plus commentera bien plus tard Alain Renaut) : contre toute la « modernité >>
universellement objectivante. Casser la définition substantielle du pou- politique, Foucault dénigre à l'individu tout pouvoir fondationnel de même
voir revient donc pour Foucault à faire voler en éclats l'idée même d u n e qu'il nie toute existence de l'individu antérieure au pouvoir.
normativité rationnelle unique. Laissons en suspens la question de
savoir à quel point son diagnostic historique a ou non une valeur 2.3. L'antilibéralisme de Michel Foucault
(l'ouvrage de Marcel Gauchet et Gladys Swain, La Pratique de l'esprit
humain, L'institution asiliaire et la révolution démocratique, Gallimard, Or, on sait que le libéralisme est fondé sur l'opposition entre pouvoir
1980, a montré depuis longtemps à quel point les diagnostics de Fou- et liberté : il postule que le pouvoir politique comporte un risque per-
cault, par exemple sur l'histoire de la folie, sont sinon faux, du moins manent, une nature potentiellement absolutiste et arbitraire. Dès lors,
extraordinairement discutables), ou si la critique virulente de l'idée de les institutions politiques et légales devront être créées avant tout non
norme n'est qu'un symptôme dans la pensée de Foucault de l'idéologie seulement pour protéger les individus de la liberté potentiellement hos-
antinormativiste de 1968, comme le suggèrent Alain Renaut et Luc tile des autres (Hobbes), mais surtout pour protéger les membres de la
Ferry (La Pensée 68, Gallimard, 1985, p. 113). Admettons donc une communauté politique des tendances potentiellement absolutistes et
parenté minimale entre la pensée foucaldienne et une remise en question arbitraires du pouvoir lui-même. Cette dernière idée est présente chez
de la rationalité politique classique qui ne soit pas, comme la sienne, Locke, comme elle l'est dans les Déclarations d'Indépendance améri-
d'obédience essentiellement nietzschéenne, et sans doute aussi heideg- caines. On peut y voir une préfiguration remarquable de la doctrine de
gérienne. Examinons encore comment Foucault déplace à sa façon les l'autolimitation du pouvoir de l'État par le droit, telle qu'elle sera déve-
conceptions classiques du pouvoir. loppée au xrxcsiècle dans la pensée constitutionnelle allemande, puis
en France, par exemple par Carré de Malberg. C'est dire que ce
2.2. Michel Foucault dans le sillage de Max Weber ? -
.-
« modèle » est fondateur du pouvoir politique moderne, de sa doctrine
% constitutionnelle comme de ses institutions dans les Etats démocrati-
Avant de déplacer le moindre concept, Foucault s'inscrit dans le pro- 5 ques. Certes, l'individu est une prémisse dans la pensée libérale.
longement de Max Weber. L'une des questions qui traversent l'œuvre D'autres avant Foucault eurent beau jeu de dénoncer comme Marx
de Weber est, en effet, celle de savoir quelle est la conduite de vie '<U
.e l'abstraction de cet individu introuvable, pourvu de droits naturels ina-
(Lebensführung) compatible avec l'Occident moderne. On retrouve très $ liénables (l'individu de la Déclaration des Droits de l'Homme), ou de
exactement la même interrogation dans toute l'œuvre de Foucault, critiquer, après lui, les impasses possibles d'un tel « individualisme
notamment sous la forme d'une longue méditation sur l'autodiscipline méthodologique » (Charles Taylor dans le célèbre article Atomism de
du sujet qui semble prolonger par d'autres voies la question centrale de 8 ses Philosophical Papers, et l'ensemble du courant communautarien
l'Éthique protestante webérienne : la discipline n'est-elle pas le visage g dans la philosophie politique anglo-américaine s'opposant à Rawls
de la modernité ? Le diagnostic est similaire : le passage du principe de comme à celui qui tenta de réaliser une résurrection du contrat social
I'Omnis potestas a deo (dont nous verrons dans la troisième partie dans sa Theon of Justice de 1971). Mais l'originalité de Foucault
[p. 116 sq.] à quel point il n'exprime pas forcément le dogme d'une 5 consiste en sa façon de nier la prémisse libérale : l'individu ne doit pas
théocratie brutalement simpliste) à celui de I'Omnis postestas a populo, être conçu selon lui comme une sorte d'« atome primitif >> de la société,
impliquant les doctrines du contrat social, a des conséquences un matériau inerte et multiple sur lequel le pouvoir se fixe ou qu'il frappe
44 L 'enjeu des définitions Convergences et divergences avec la cratologie de Foucault 45

de manière aléatoire (en ceci, Foucault ne dit pas autre chose que Taylor) ; paru le 1 1 mai 1979 dans Le Monde, Foucault y écrivait notamment que
il doit être en réalité conçu comme un des premiers effets du pouvoir. « si les sociétés tiennent et vivent, c'est-à-dire si les pouvoirs n'y sont
Alessandro Pizzorno, le sociologue de Harvard puis de l'Institut euro- pas "absolument absolus", c'est que derrière toutes les acceptations et
péen de Florence, auquel nous devons aussi le rapprochement entre les coercitions, au-delà des menaces, des violences et des persuasions,
Foucault et Weber, affirme que cette thèse est le centre de la conception il y a la possibilité de ce moment où la vie ne s'échange plus, où les
foucaldienne du pouvoir : « Voilà, écrit-il (Foucault et la conception pouvoirs ne peuvent plus rien, et où devant les gibets et les mitrailleuses,
libérale de l'individu, dans Michel Foucault philosophe, op. cit., les hommes se soulèvent ».
p. 238), la thèse essentielle et originale de la conception du pouvoir chez On notera donc qu'un « droit naturel » est paradoxalement invoqué
Foucault. De manière plus importante, c'est de cette conception foucal- par Foucault, non comme un attribut du sujet, ou de l'individu, mais de
dienne de l'individu que découlent les principales applications en la « vie » elle-même. On comprend bien qu'il dénie toute validité abso-
matière d'interprétation. Quelles en sont les conséquences ? D lue à la « simple » idée constitutionnelle d'une auto-limitation du pou-
voir de l'État par le droit : « Je dis, écrit-il plus loin, que le pouvoir, par
2.4. L'individu foucaldien :un effet du pouvoir ses mécanismes, est infini (ce qui ne veut pas dire tout-puissant, bien
au contraire). Pour le limiter, les règles ne sont jamais assez rigoureu-
« D'abord, poursuit Pizzomo, l'idée que l'individu est un sujet d'action, ses ; pour le dessaisir de toutes les occasions dont il s'empare, jamais
continu, identique à lui-même, doit être abandonnée ; on doit aussi aban- les principes universels ne sont assez stricts. Au pouvoir il faut toujours
donner l'idée que l'individu est une prémisse, un "donné", que les opposer des lois infranchissables et des droits sans restrictions. » Mais
acteurs qui ont à faire avec lui et l'observateur scientifique qui l'étudie quelles lois ? Et quels droits ? Sur quoi donc les fonder dans la réflexion
devraient tenir pour acquis. Au contraire, on doit concevoir l'individu foucaldienne ? La révolte contre la normativité au nom de la « vie » a
comme une construction que le pouvoir perfectionne à coup d'actes et quelque chose d'immédiatement nietzschéen. La révolution est un droit
d'événements multiples dont l'unité de sens ne serait guère évidente, de la « vie » contre les pouvoirs : soit ; quoique l'idée d'un droit de la
mis à part le sens que le pouvoir lui-même y introduit. » Ce coup de vie nous semble infiniment plus obscure que celle d'un droit naturel de
force foucaldien contre la notion d'individu, qui perd son statut épisté- l'homme ou de l'individu. Mais la révolution iranienne n'est-elle alors
mologique privilégié, a au moins deux conséquences, que note une « liberté en acte » que dans les quelques heures ou jours de l'insur-
Pizzorno. rection ? Comment penser une liberté hors de I'acte d'insoumission ?
Avec la révolution iranienne, nous disposons donc d'un exemple
2.5. Droit de la « vie 11 contre droits de I'individu d'« insoumission ». Mais celle-ci est-elle intrinsèquement un acte de
liberté, même si elle aboutit à la négation des libertés politiques élémen-
D'une part, l'individu n'étant plus qu'un produit du pouvoir, ou que
taires de ce fameux modèle libéral que Foucault rejette, mais dont les
l'une de ces « continuités irréfléchies » dont il faut, comme le dit Fou-
prisonniers politiques se seraient sans doute contentés ? On a donc pour
cault, se débarrasser, il ne saurait être porteur de libertés au sens de la
a le moins quelques difficultés à concevoir cette liberté sans sujet et pen-
théorie libérale. Cependant, Foucault a absolument besoin dans sa pro- .
sée hors du droit. Il y a cependant un aspect « kantien » chez ce Foucault
pre perspective politique et philosophique de penser un mode de
admirateur en secret, ou presque, des Lumières, pour leur revendication
« liberté vivante », autrement dit de capacité d'opposition de I'individu
t critique, et pour leur idéal d'autonomie (ce qui apparaît dans son article
0
au pouvoir. Il est donc amené à désigner une telle liberté non dans l'indi- sur les Lumières) : mais voici une critique sans sujet, et une autonomie
vidu mais dans I'acte même de l'insoumission : ce n'est que par réfrac-
tion que le sujet de produit devient une sorte d'acteur libre. La
5 sans doctrine du droit.
z
contestation, l'indiscipline, l'insoumission, sont donc autant de figures "m
.-

d'une liberté étrange, sans sujet, mais en acte. On peut simplement se g 2.6. Pluralité des pratiques mais ubiquité du pouvoir
demander si une telle posture est véritablement praticable. Comment g D'autre part, la conséquence de cette révolution contre le sujet-individu
penser la légitimité de l'insoumission, si celle-ci est intrinsèquement est également que le « soi », comme l'écrit Pizzorno, peut devenir un
une figure stratégique de la liberté, et si la question même de la légiti- 3
O instrument de pouvoir, travaillant à sa propre discipline. Ce « soi auto-
mité est dénuée de sens ? On peut certes songer à l'exemple de la prise disciplinaire » serait, selon Foucault, la technique de pouvoir la plus
3
de position de Foucault lui-même en faveur de la révolution iranienne, efficace de la société moderne. Admettons cette thèse, qui prolonge
du moins au début de celle-ci. S'exprimant, en effet, dans un article l'analyse webérienne dans L'Ethique protestante. Cependant, les
46 L erileu des riehriitioris

analyses foucaldiennes du souci de soi dans les sociétés antiques nous mentalité » conçue comme la technologie générale de pouvoir (cf::,pour
ont également habitués à une plus grande attention aux modes possibles le détail des « phases » débusquées par l'enquête généalogique foucal-
du « gouvernement de soi » (voir infra chapitre 4). On attend. quelque dienne, D. Séglard. « Foucault et le problème du gouvernement », in
peu en vain, chez Foucault, une attention analogue aux modes politiques C. Lazzeri et D. Reynié [sous la dir. de], La Raison d'État : politique
possibles de gouvernement, et une réflexion sur la réelle pluralité des et rcltionalitr', PUF, 1992, p. 1 17-140). La problématique même, qui
1 ~ 1 1 ~ 1 ~ ~ 1~ ~ 1 ~ ~ ~ ~ 1 ~~ I I~ I 1I~ ~ 1I I 11 1 ~ 1 1 1 1 1~ llllll~lii l .
régimes politiques : n'est-ce pas ici encore un trait webérien. s'a~varen-
'
tant à ladésignation d'une unique essence du pouvoir politique dans la
relie sans cesse la question du pouvoir sur soi et celle du pouvoir sur
autrui. est riche. tout en étant dans le prolongement relatif, comme nous
« domination » chez Weber, comme il y a une omniprésence ou une l'avons dit. de l'approche plus limitée historiquement de Max Weber
ubiquité du pouvoir chez Foucault qui semble finir par recouvrir toute dans L ' É t l ~ i ~protesturite.
ue
distinction possible des formes du pouvoir, notamment politique ? Cependant, la généalogie même semble pouvoir comporter une dou-
ble faiblesse intrinsèque : d'une part, elle présuppose très vite un opé-
rateur central (la « gouvernementalité », qui devient une sorte d'essence
des multiples apparences ou modes historiques, comme si le concept se
11 1 I l l ~ ~ ~ M prenant à l'idée d'un « vouvoir substance ». Foucault ne cesSe d'affir- déployait de façon hégélienne dans l'histoire, au grand dam de Fou-
cault !) ; d'autre part, elle indique des variations possibles à partir d'une
source commune, ce qui n'offre au final que le spectacle d'une histoire
relation spécifique, mais un système théoiisé de relations: une « grille qui se dénie à elle-même toute valeur de philosophie de l'histoire, et
d'analyse » pour Foucault ? Cependant, ce pouvoir qui circule dans offre une simple pluralité de formes liées dont on ne doit pas pouvoir
décider d'une hiérarchie éthique ou politique. La « critique » foucal-
dienne du politique semble avancer les mains liées dans le dos, puisqu'il
affirme qu'il en use pour déconstruire l'idée d'un pouvoir-substance. ne semble effectivement plus demeurer, au terme de l'enquête généalo-
« Entre la maîtresse et l'amant, le contremaître et l'ouvrier, le parent et gique, que la possibilité d'une critique des pouvoirs au nom de la
l'enfant, la prostituée et son client, le maître et le disciple se nouent « vie ». Cette défense nietzchéenne de la vie se retrouve dans la célèbre
autant de rapports de pouvoir singuliers et multilatéraux », écrit F. Gros notion foucaldienne de « bio-pouvoir ». Foucault rappelle que le droit
de vie et de mort présida aux fonctions de souverain dans les systèmes
de pouvoir politiques antiques, et se mue en une forme plus complexe
II I /l ~l pouvoir est partout ? N'est-il pas dès lors partout le même ? et plus pernicieuse encore dans les pouvoirs politiques modernes : « Au
vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s'est substitué un pouvoir
I Il~,~ilM 2.7. Une tension interne à la pensée de Foucault ?
Posons donc l'hypothèse d'une tension irrésolue dans I'cruvre de
de faire vivre ou de rejeter dans la mort » (Lu Volorltt de savoir, Gal-
limard, 1984, p. 181). Le droit n'est à cet égard qu'un instrument au
. service des stratégies du bio-pouvoir : la loi, rappelle Foucault. se réfère
Foucault entre l'examen « généalogique » des pratiques nécessairement au glaive. Mais s'agit-il bien du même glaive au Texas, en Birmanie,
plurielles de gouvernement et sa définition extraordinairement globali- au Guatemala, en France, en Angleterre, etc. ? Tout se passe comme si
sante, ou universalisante, du « pouvoir D. 2
la pluralité historique examinée dans la généalogie se résorbe du fait
Car on ne saurait nier l'attention portée par Foucault aux évolutions
de la notion de « gouvernement ». Examinant successivenlent les for- -
:. même de la généalogie dans un système de concepts qui dénie toute
réelle pluralité et s'interdit de penser la possibilité même d'une oppo-
mes éthiques et politiques liées du gouvernement de soi et de celui des sition absolue entre des formes de gouvernement.
autres dans l'Antiquité, il s'attache à une longue généalogie de l'idée .-@a
::
de « pastorat »,qui le mène au travers de l'héritage chrétien vers la forme
2.8. Un pouvoir « sans dehors »
moderne de 1'Etat. L'idée et la pratique du gouvernement. affirme Fou- .cn
m ou une définition du pouvoir « sans dehors » ?
cault, proviennent donc d'une « laïcisation du pastorat », réalisée autour A

f
du xviesiècle. Niant faire simplement une histoire » des concepts et Lorsqu'il s'agit de revenir vers une « définition » du pouvoir, au retour
des institutions, il entend défendre sa propre méthode. celle de la de l'enquête généalogique, rien d'étonnant, donc, que celle-ci soit immé-
« généalogie », qui permettrait d'exhiber la production de l'État et de diatement universelle. Gilles Deleuze l'explique très clairement (quoique
la rationalité politique modernes à partir de la notion de << gouverne- dans une perspective évidemment plus amicalement apologétique que
-- ---- --- - -- --- - - -- - -- - -- --

48 I 'enjeu der définitlc~ns de ioui;~iilt 49


Convergence5 et divergence?avec la cratolog~e
1
critique) dans son Foucault (Minuit, 1986. p. 77-78 notamment) : d'une certaine sacralisation de la souveraineté étatique. ou du modèle
« Qu'est-ce que le Pouvoii ? La définition de Foucault semble très général de la domination, nous semble être un amer remarquable pour
simple, le pouvoir est un rapport de torces, ou plutôt tout rapport de la pensée contemporaine, même si nous déplorons qu'elle ne soit pas
accompagnée de la possibilité de nous faire penser autrement la souve-
-- raineté, l'État, le droit, sinon de façon essentiellement négative. La phi-
de pouvoi; n'est pas entre deux formes, comme le savoir. En second losophie pyrotechnique de Foucault illumine des champs de réflexion
, , , I I I I
1 y,; ,j!l'ji;y,I
1111;1,11(1i!
~ ~ lieu, la force n'est iamais au singulier, il lui apuarticnt essentiellement habituellement obscurcis par des habitudcs théoriques ou institutionnel-
les. Mais que faire lorsque l'éclair s'éteint ? Comment articuler une
rapport avec d'autres forces, si bien que tout korce est déjà rappo;t, philosophie politique sur cctte critique tous azimuts qui semble parfois
c'est-à-dire pouvoir : la force n'a pas d'autre objet ni sujet que la oublier d'envisager ses propres potentialités dogmatiques ? L'angle
force » Cette définition, qui nous semble synthétiser le point de vue mort de la doctrine de Foucault demeure à notre sens la question du
de Foucault, cst suivie quelques lignes plus loin par une remarque : sujet. Revenons-y donc pour poser quelques ultimes interrogations.

un affect. ouisaue la force se définit elle-même Dar son ouv voir

il vraiment effectif? Prétendant de la question de*la « défini- 3.1. L'intention sans sujet
iiivi
!1 !1blI II tion >,du uouvoir à celle de son « exercice ». Foucault (et Deleuze. La première concerne une propriété pointée par Foucault des relations
de pouvoir : elles seraient « intentionnelles ct non subjectives ».
Dreyfus et Rabinow (op. cit.,p. 268) commentent ainsi cette proposi-
sujet : ce n'est rien d'autre qu'une force sans sujet), et nie la pluralité tion : certes, « au niveau local, Ic pouvoir implique toute une série de
radicale possible des exercices du pouvoir (inciter, produire, susciter. décisions conscientes, de prévisioiis, de complots, et la coordination de
l'activité politique. Foucault appelle cela "le cynisme local du pouvoir".
Cette reconnaissance d'une intentionnalité lui permet de prendre
l'activité politique à l'échelon local pratiquement au pied de la lettre ;
il n'a pas à chercher les motivations secrètes qui se cachent derrière
PUF, 1986, p. 140) nous semble potentiellement dévastatrice pour la les actes des participants ; il n'a pas à considérer les actants politiques
théorie foucaldienne du pouvoir : si le pouvoir est bien « partout », et comme des hypocrites ou des pions du pouvoir. Les actants savent
plus ou moins ce qu'ils font lorsqu'ils agissent, ct sont souvent capa-
bles d'en parler de manière claire. Ce qui ne veut pas dire que les
/l/ilII!liill/li! foucaldien, «n'ayant rien de déterminé à ouoi s'ooooser. ocrd tout .-
5 conséquences plus larges de ces actions locales soient coordonnées.

_
Le fait que des individus prennent des décisions sur des points politi-
ques particuliers ou que des groupes intriguent dans leur propre intérêt
dans Oublier Foucault : « Quand on parle tant de pouvoir, c'est qu'il ne signifie pas que la mise en ceuvre et l'orientation des relations de
n e s t plus nulle part. 2 pouvoir dans la société impliquent un sujet. » Bref, les gens savent ce
l il /I ! 1 1 Ce « pouvoir sans dehors » théorisé par Foucault doit-il être lui-même .g qu'ils font, et souvent pourquoi ils le font, mais ignorent l'effet produit
par ce qu'ils font.
% Nous avons déjà examiné quelque peu la complexité des relations
3 conceptuelles entre « pouvoir », « intention » et « causalité ». L'action
i
U réalisée par un agent peut bien entcndu avoir un effet non intentionnel,
! ~ ~ i ~ i ~ ~ ~ nous avons suggérées. Le pouvoir de la pensée foucaldienne elle-même O
i
ou relevant d'un caractère intentionnel « non-standard » au sens de
g Davidson. Par ailleurs, que cette action ait un «effet » n'implique pas
forcément une relation à « sens unique », au sens qu'elle serait bien la
~ ~p .- -
- -- -

50 L 'en1c.u des défiiiitioi7s Convergences et d~rer&eiicesavec la cratolc~giede Foucault 51

« cause » d'un événement qui serait l'a effet ». L'analyse de Foucault chanté : un pur « constat » de la domination du sujet par des forces à
rejoint ici celle de la sociologie de M. Crozier, de E. Friedberg ou de l'œuvre dans le champ social sans la moindre possibilité de penser une
R. Boudon : toute action est une interaction, ce qui implique que tout contre-force du droit, ce que fit de son côté la tradition libérale. La
individu « possède » (mais l'expression française est malheureuse) bien « résistance au nom de la vie » est une résistance sans sujet, puisque la
une de pouvoir mais qui n'a de sens que dans une relutiorl vie ne saurait être un sujet ! Certes, l'évolution de la pensée de Foucault
d'échange au sein d'une action collective. L'interaction est d'ailleurs alla sans doute dans le sens d'une découverte de plus en plus claire de
au centre de l'analyse foucaldienne, ce qui apparaît dans une formule cette difficulté : le retour de la « question du sujet » dans ses dernières
de Lu Volonté de suvoir (Gallimard, 1976, p. 125) : « Là où il y a pou- œuvres est à ce titre une longue réflexion, malheureusement inachevée,
voir, il y a résistance. » Mais cette relation interactionnelle a la particu- sur la constitution du sujet par l'apprentissage de résistances au pouvoir,
larité chez Foucault d'échapper au sujet selon une logique dans le fond par l'exercice d'un « souci de soi qui devient progressivement la ten-
))

assez étonnante : le sujet de l'action N primaire » n'est pas le réel sujet tative d'une prise de pouvoir sur soi, voire la découverte que le pouvoir
de cette action (elle lui échappe, son caractère intentionnel n'est qu'un du sujet n'est rien d'autre qu'une constitution de sa liberté (ce que nous
leurre), alors que le sujet de l'action « secondaire », de la « réaction D, examinerons en détail dans la deuxième partie de cet ouvrage). Mais
ou de la N résistance » est bien un sujet qui se constitue par sa capacité comment articuler des sujets, c'est-à-dire des libertés '? Foucault ne sem-
de résistance. On comprend aisément la cohérence sur ce point de la ble pas nous proposer de réponse à cette question, sans doute parce que
pensée de Foucault : il s'agit pour lui de s'opposer absolument à toute celle-ci implique précisément une pensée du droit. Lecteur de Nietzs-
représentation du sujet et de la société comme des instances possédant che, Foucault est anti-hégélien : il ne saurait admettre la conviction
un « centre ». Au contraire, le pouvoir n'est qu'une série infinie de hégélienne énoncée dans le $ 4 des Principes de lu philo.so~~hie du droit
réseaux, en principe analysables par la seule « microphysique du pou- selon laquelle la liberté constitue la substance et la destination du droit,
voir » qui commente des effets locaux de cette stratégie immanente à et que le système du droit est « l'empire de la liberté réalisée B. L'ana-
la société. lyse hégélienne peut être mise en regard de la doctrine foucaldienne de
la « résistance » : la liberté arbitraire devient liberté sensée lorsque deux
3.2. La domination sans sujet vouloirs qui s'affrontent échangent leurs positions, se reconnaissent
mutuellement et engendrent un vouloir commun sous la forme d'un
Le passage de l'analytique microphysique du pouvoir à une analyse contrat, figure prototypique du droit, dit Hegel. Refusant l'idée même
structurelle de la domination ne va d'ailleurs pas sans une certaine acro- d'action volontaire, qui suppose un minimum de reconnaissance du
batie argumentative : dans l'esprit de Foucault, il faut saisir que, dans caractère intentionnel de l'action, et permet de penser une responsabilité
le fond, « ce n'est pas la domination qui engendre les règles qui struc- du sujet, Foucault ne peut que penser des sujets « par réaction », qui se
turent l'exercice du pouvoir, mais à l'inverse, ce sont les différentes constitueraient par « résistance », bref des sujets de résistance sans droit
technologies du pouvoir qui tracent l'espace de la domination sociale, de résistance autre qu'un droit naturel de la « vie D.
à travers l'ensemble des procédures qui assurent la discipline des corps
et qui sont disséminées dans les asiles, les prisons, les usines ou les
-
.-
zl
3.3. Critique ou déni du droit ?
écoles. L'articulation entre ces deux ordres n'est jamais entièrement -
explicite pour Foucault, mais presque toujours posée comme un arrière- Le discours foucaldien tient donc une position ambiguë : lorsqu'un sujet
91
plan implicite » (D. Martuccelli, Sociologies de la modernitr', Galli- .$ exerce un pouvoir, il ne saurait, semble dire Foucault, être un sujet, alors
mard, 1999, p. 308). Le « décentrement » du pouvoir par l'éviction de 2 que lorsqu'il résiste au pouvoir il paraît bien devenir un sujet, quoique
l'idée d'un centre de décision intentionnelle (du sujet, de la société) fait ce vocable ne soit pas utilisé sous cette forme, puisque dans les derniers
de Foucault une manière de crypto-libéral : lorsqu'il parle de la ratio-
nalité du pouvoir à l'œuvre dans la société, affirmant l'existence de rela-
tions complexes et réciproques entre les technologies de pouvoir et un
d
&
.
écrits sur la sexualité le sujet semble se cacher derrière le « soi » du
souci de soi ». Cette dissociation est-elle tenable ? Paradoxalement,
Foucault dit tout le contraire lorsqu'il parle du pouvoir : il n'y a pas,
système général de domination économique, on pourrait croire entendre 2
affirme-t-il. d'un côté le discours du pouvoir, et, en face, un autre qui
une description des œuvres de la fameuse « main invisible » chère à 2 s'oppose à lui. Tout est pouvoir, c'est-à-dire rapport de forces. L'impos-
Adam Smith (Martuccelli, op. rit., p. 3 14). L'affirmation foucaldienne sibilité d'un << vis-à-vis » face au pouvoir rend presque impossible à
d'une stratégie sans stratège, quoique rationnelle et dominatrice, a ceci penser, ou à assumer, l'émergence d'un « sujet » dans les écrits du
d'obscur qu'elle propose donc une sorte de diagnostic « libéral » désen- dernier Foucault. Nous avons déjà évoqué cette ubiquité absolue du
52 L'enjeu cies ciéfinitions

pouvoir dans son analyse, et ses apories. Jürgen Habermas dira, dans le pas des individus en les séparant de leur communauté, affirme Walzer,
Discours philosophique de la modernité (1985), que la généalogie fou- mais en permettant la plus grande autonomie à ces communautés et à
caldienne joue en permanence un double jeu irritant : d'un côté elle leurs institutions. Une telle critique est, si l'on peut dire, plus foucal-
prend le rôle d'une analyse des techniques de pouvoir, en renvoyant aux dienne que celle de Foucault : elle n'invoque en rien la résistance d'un
sciences sociales, de l'autre elle prend un rôle transcendantal en pro- « sujet » contre l'oppression, mais pense l'émancipation à partir des
mettant la possibilité d'un discours sur l'homme en général. En faisant communautés et des institutions ; elle ne répète pas en la critiquant
du pouvoir une pure fonction structuraliste, dont l'origine demeure obs- l'illusoire omnipotence centralisée d'un pouvoir politique, mais elle
cure, Foucault, dit encore Habermas, ne fait que promener au long de plaide au contraire pour une reconnaissance institutionnelle de la plu-
l'histoire un a priori transcendantal : le pouvoir ne serait qu'une sorte ralité des sphères d'action au sein d'une société. La critique « commu-
d'invariant de l'histoire, dont seuls les visages changeraient selon les épo- nautarienne » de Walzer contre le libéralisme politique fondée sur l'idée
ques. Ce discours, qu'on pourrait également qualifier de « crypto-essen- d'un individu paré de droits antérieurement ou indépendamment de
tialiste ». ne saurait donc, comme nous l'avons avancé, reconnaître la toute communauté socio-historique a immédiatement un impact « pra-
moindre validité à l'émergence de concepts comme ceux d'« Etat de tique » (du moins chez certains théoriciens du communauratisme) parce
droit », puisque toutes les figures historiques du pouvoir n'y sont que qu'elle peut être pensée dans la dimension du droit. La théorie politique
les avatars d'un invariant transcendantal ou essentialiste. Le droit est développée par Walzer peut donc être tout à la fois une critique efficace
donc doublement dénié : en tant que transformation historique (et pas du libéralisme politique (plus pointue à notre sens que celle de Foucault)
seulement manifestation) du pouvoir, comme on peut considérer qu'il et profondément attachée à l'intuition centrale du politique moderne,
le fut depuis les Lumières ; en tant que produit d'un sujet stigmatisé celle de la double nécessité d'un pouvoir politique et de sa limitation :
comme chimérique. c'est ce qui apparaît dans les premières lignes du chapitre 12 de son
3.3.1. Walzer versus Foucault ouvrage Sphères de justice (trad. fr. P. Engel. 1983, Seuil, 1997, p. 391)
consacré au pouvoir politique : « Il faut que le pouvoir soit soutenu et
Contre cette analyse, nous suggérerons ici une brève critique. La vision
que Foucault semble avoir du droit peut paraître tout à la fois datée, qu'il soit limité. Le pouvoir politique nous protège de la tyrannie (. ..)
réductrice et contradictoire avec ses propres prétentions méthodologi- et devient lui-même tyrannique. » Dans la géographie walzerienne, nous
ques. Datée, parce qu'elle semble ne faire que répéter un déni du droit avons affaire dans le tissu social et institutionnel mêlé à des sphères de
assez emblématique d'une critique sociale « de gauche » des années justice, autrement dit à des sphères produisant de façon positive leurs
1970 ; réductrice, parce qu'elle ne paraît envisager le droit que sous régulations et leurs normes spécifiques, et non à des sphères de pouvoir,
l'espèce d'un système disCiplinaire et jamais émancipateur ; contradic- répétant à l'infini une obscure et identique essence disciplinaire comme
toire avec la méthode « microphysique », puisqu'elle ne semble prêter chez Foucault. Cette considérable différence de lecture permet à Walzer
aucune attention à la séparation des pouvoirs, voire à la séparation pos- de reconnaître la spécificité particulière d'une sphère : celle des institu-
sible des sphères de régulation de fa société. À cet égard, on pourrait tions politiques. « N o n pas, explique Joël Roman dans un article
avancer que la perspective foucaldienne est très « classique » : elle ne consacré à Walzer («Droit et communauté : Michael Walzer », in
fait que retourner contre elle la doctrine positiviste la plus traditionnelle 5 P. Bouretz [sous la dir. de], La Force du droit, Éditions Esprit, 1991,
qui fait du droit étatique une instance homogène et monopolistique. p. 11 l), parce que les institutions politiques sont plus importantes que
Opposons à cette interprétation l'analyse de Michael Walzer. Dans un d'autres, parce que sinon la théorie se contredirait et on retomberait dans
article intitulé « Liberalism and the Art of Separation », paru dans la 2 l'idée d'un bien central et dominant et d'une forme de distribution cen-
revue Political Theory (vol. 12, no 3, août 1984), Walzer soutient l'idée trale et dominante, mais parce qu'elles sont celles qui en dernière ana-
selon laquelle ce qui peut le mieux caractériser la liberté politique est 3 lyse rendent compte de cette distribution. » D'où la nécessité d'avoir
l'autonomie des institutions les unes par rapport aux autres, et non une des institutions politiques qui garantissent ce pluralisme. Le débat entre
quelconque propriété individuelle (contre toute communauté) et encore t, les communautariens et les libéraux dans le monde anglo-saxon offre à
moins une substance improbable nommée « liberté ». L'intérêt de ce 9 cet égard un exemple net de réflexion sur le fondement des institutions
ij
type d'analyse nous semble le suivant : si l'on entend réellement s'oppo- et sur le droit (comment articuler, par exemple, des droits individuels
8
ser à l'éventuelle puissance « disciplinaire » du droit, et, à travers celui- p et des droits collectifs, comment penser l'autolimitation de l'État,
ci, de l'organisation étatique, on peut le faire en revendiquant une auto- comment penser les limites de la neutralité axiologique de l'État, etc. ;
nomie accrue des sphères institutionnelles d'une société. On ne libère voir sur tout ceci : W. Kymlicka, Liberalism, Community und Culture,
- -~

54 L'enjeci des dehnit~ons Convergence<et divergences .ivec la cr~tologiede Focic,ii~lt* 55

Oxford University Press, 1989 et Les Théories de Ici justice, trad. fr., La Constitution vise précisément à éviter. De quoi s'agit-il plus précisément ?
Découverte. 1999, ou encore S. Mesure et A. Renaut, Alter Ego, Les « I l peut s'agir, commente Jean de Munck (« Figures de l'indétermina-
Pnraclo.xes de l'identité démocratique, Aubier, 1999). tion, À propos de Roberto Mangabeira Unger », Carnets du Centre de
Philosophie du Droit, Université catholique de Louvain, no 9, 1995,
3.3.2. Unger versus Foucault p. 23), de dispositions législatives promues par le gouvernement ; ou
De même, le mouvement américain des Criticul Legal Studie.~offre un encore de pratiques plus localisées dans l'espace social (dans un asile,
autre exemple de critique juridique et, cette fois, également éthique du une prison, un hôpital.. .). Dans ces deux cas. les droits à la déstabili-
libéralisme politique. L'euvre de Roberto Mangabeira Unger, notam- sation prolongent les droits-immunités, puisqu'ils protègent l'individu,
ment Politics, u Work in Constructive Social Theory (Cambridge Uni- considéré dans sa liberté radicale, contre la pétrification sociale. Pour
versity Press, 1987), développe une suggestive dynamique critique du qu'ils soient réalisés, un renforcement du pouvoir judiciaire est néces-
libéralisme, non pas au nom de la « vie » contre les obscures forces réac- saire, mais aussi l'instauration d'agences publiques spécialisées, qui dis-
tives des institutions comme dans l'analyse nietzschéo-foucaldienne. posent des ressources nécessaires et sont contrôlées démocratique-
mais au nom d'une conception radicale de la démocratie conçue comme ment. » La deuxième composante institutionnelle d'un programme de
un idéal politique. Une fois encore, la grande différence entre une cri- radicalisation démocratique est une réforme de la structure gouverne-
tique d'obédience nietzschéenne et une critique politico-juridique du mentale, que Unger envisage dans le sens d'une multiplication des pou-
libéralisme semble bien être que lapremière se contente de jouer le rôle voirs afin d'éviter les risques d'une paralysie des processus de
de la belle âme vitupérant contre I'Etat de droit, quitte à aboutir, comme changement entraînée par la simple « séparation » des pouvoirs issue
c'est le cas avec Foucault (ou Derrida) à une défense schizophrénique du constitutionnalisme du xviii"sièc1e. Quant à la troisième compo-
dans l'engagement politique personnel de ces droits de l'homme aux- sante. elle concerne un projet de réorganisation des structures écono-
quels est déniée toute validité d'un point de vue théorique, alors que miques autour de « fonds d'investissement social » cogérés par l'État et
la seconde s'attache à penser des composantes institutionnelles d'une le secteur privé. Il va de soi que toutes ces mesures de « démocratisa-
démocratie radicale. Unger en discerne trois dans Politics. tion » préconisées par Unger, dont nous ne donnons ici qu'un aperçu
programmatique, sont discutables. Mais elles ont le mérite à nos yeux
de tenter de penser dans le cadre institutionnel de l'État de droit des
A La première consiste à radicaliser la conception des droits des
stratégies juridiques et politiques de démocratisation, au service de
citoyens : dans I'« hyper-libéralisme » politique de Unger, il s'agit
l'intuition d'une « plasticité » essentielle du régime démocratique, qui
d'affirmer que les droits individuels doivent être pensés comme une
doit différencier radicalement celui-ci de tous les autres régimes politi-
garantie pour les individus, et non comme une garantie pour les institu-
ques. Un régime démocratique doit être selon lui au service d'une d i f -
tions. Autrement dit, les droits fondamentaux ne doivent pas pouvoir
férenciation de la société : or il y a un lien profond entre la
servir à protéger le contexte institutionnel contre les remises en cause
diflérenciation sociale (et de ce fait les droits-limitation classiques du
de celui-ci. L'« indétermination » étant au centre le la définition par " libéralisme, exigeant une autolimitation du pouvoir par le droit) et
Unger du régime démocratique, il s'agit donc d'empêcher une dérive z
du système politico-juridique qui assujettirait les individus à leurs ins- -m
5 l'indétermination de la loi que Unger entend renforcer.
titutions. A ce titre, dans la perspective libérale radicalisée d'une néces- m
saire protection de l'individu contre l'institution politique qui doit ASi, au retour d'une lecture de Walzer ou de Unger, on revient vers
garantir ses droits mais qui risque toujours de devenir le pire risque pour 22 l'appareil analytique foucaldien, force est de constater qu'il semble, en
ses droits, Unger propose d'inscrire parmi les droits fondamentaux, non raison même de son déni du droit, dériver vers une esthétique du politi-
seulement les classiques « immunity rights » (droits-libertés, garanties .$ que et du sujet. Le droit ne saurait jamais, selon Foucault, être ce qu'il
de protection de la liberté, de la sûreté, de la propriété, etc., assurées prétend être : un dépassement des rapports de force. La loi est encore un
par l'État) et les « solidarity rights » (droits-créances,prestations de la état de guerre pour Foucault. qui semble penser que la grande affairede
part de l'État. « murket-rights » ordonnant l'accès de chacun au capital ":a philosophie politique moderne (ici esr : française des années 70, par
des ressources économiques de la société, etc.), mais aussi des « déstabi- 6 ignorance apparente de toute l'histoire de la critique du libéralisme poli-
i
lisation riglirs ». garantissant la possibilité permanente de démanteler des tique menée de façon << interne » dans le monde anglo-saxon) est de
institutions ou des pratiques sociales qui se seraient autonomisées et encou- désacraliser l'État de droit ». Alain Renaut, expssant ce nietzschéisme
rageraient la reproduction des divisions et hiérarchies sociales que la politique de Foucault et de Deleuze (Humanisme ou vituli.sme ? dans
1 '~ Ill
56 L'erileu des deiirirtioris

l'Histoire de la philosophie politique, t. 5, Calmann-Lévy, 1999, p. 75


sq.), relève un argument confondant de Deleuze extrait de son Foucault
(Minuit, 1986, p. 96) : les « sots » qui « contre Foucault, invoquent une
conscience universelle et éternelle des droits de l'homme » témoignent
d'« une pensée trop débile et sommaire, ignorante même de ce qui
devrait la nourrir (les transformations du droit moderne depuis le XIX" siè-
cle). » Hélas ! on ne trouve pas la moindre trace d'un examen des évo-
lutions de la philosophie du droit au xxesiècle dans les œuvres de
Deleuze et de ~oucaÜlteux-mêmes.. . Demeurent une esthétique de la
guerre, une lecture d'un grand classicisme faisant du «réalisme » de
Clausewitz un opérateur central pour penser en bloc toute société et tout
pouvoir (« Le pouvoir, paraphrase facilement Foucault, c'est la guerre
continuée par d'autres moyens » ; tout ceci est exposé dans les Cours au
Collège de France de 1976, dont celui du 7 janvier 1976, Hautes Etudes
Gallimard/Seuil sous le titre « Il faut défendre la société », 1997, p. 16-
17 notamment), une sorte de fascination pour une strate informelle sup-
posée du social, située en deçà des formes juridiques et politiques
« oppressantes ». A cette fascination, suspecte à nos yeux, pour une
« vie » qui serait avant tout violence et effets de forces, répond dans le
«dernier » Foucault une esthétique du sujet, transformant sa vie en
œuvre d'art. Mais cette « émancipation esthétique » ne coure-t-elle pas
le risque d'être simplement réactionnaire, individualiste et antipolitique ?
Chapitre 4
Pouvoir sur soi et souci éthique

1 . Pouvoir et autodétermination ....................................... 5 9


2. L e gouvernement antique d e soi .................................. 61
2.1 . L'atmosphère de I'ânie et sa tempérance .................... 61
2.2. L'accomplissement de soi ........................................ 62
2.3. L'armistice intérieur ................................................ 63
3. Liberté et pouvoir ....................................................... 64

3.3. Activité et passivité ................................................. 66


3.4. Liberté-pouvoir ....................................................... 67
3.5. Constitution de soi ................................................... 6 8

1. Pouvoir et autodétermination

À quoi bon avoir du pouvoir sur autrui, si nous n'en avons pas sur
nous-mêmes ? Une telle question véhicule sans doute deux priorités :
celle de l'éthique sur le politique, et celle de la problématique antique

ilIIII ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ l ~ ~ ~ ~ i ~ = raison entre le corpus antique et son homologue contemporain sur la

politique, de l'économie politique, des sciences politiques, dei doctri-

$ de faiblesse mentale, des multiples et, pour I'ecsentiel, regrettables


méthodes dérivées de la psychothérapie qui nous promettent une
g rapide, quoique sommaire, maîtrise de nous-mêmes. Si la philosophie
contemporaine sait cependant méditer avec pénétration sur I'autodéter-

?
p moderne » des << Grands Récits », ou. si l'on préfère, des systèmes de
philosophie holistes, qui auraient la prétention de relier en une vaste et
60 Le pouvoir sur soi Pouvoir sur soi et souri éthique 61

cohérente synthèse la réflexion éthique et la réflexion politique. Ça et que la double vague de soupçons, ceux, issus, entre autres. de la psy-
là des penseurs comme Ricœur en France, ou, à sa manière, Mac- chanalyse, portant sur la possibilité même d'une maîtrise consciente
Inctyre, dans la pensée anglo-saxonne, tentent encore de relier fonda- du sujet par lui-même, et ceux portant sur la possibilité d'un discours
mentalement l'éthique au sens antique et le politique : et il n'est sans éthique ne portant pas en premier lieu sur la question de sa propre ratio-
doute pas hasardeux que dans les deux cas cette réflexion s'ancre dans nalité et légitimité (cf. A. Renaut et S. Mesure, Lci Guerre des dieux,
une relecture d'Aristote, haut lieu antique d'une analyse de la liaison 1996), a déferlé sur la longue tradition philosophique du discours sur
et de la distinction de l'éthique et du politique. Revenir vers une priorité la maîtrise des « passions ». Revenir vers ce questionnement, celui des
de la question éthique du pouvoir conçu avant tout comme puissance Grecs, de Spinoza ou des maîtres de la tradition spirituelle chrétienne,
sur soi et constitution de soi, avant de tourner nos regards vers le pou- et revenir par-delà les sciences politiques et la philosophie politique
voir proprement politique implique donc de remonter très loin en amont contemporaine vers une liaison immédiate de la question du pouvoir
dans la réflexion occidentale sur le pouvoir, vers l'Antiquité, ou, plus sur soi et de celui sur autrui, c'est donc admettre de façon quelque peu
récemment, vers la réflexion théologique et spirituelle. À cet égard, les anachronique une vérité de la question éthique elle-même : que faire
travaux de Michel Foucault nous seront exemplaires. Nous voici donc de soi ? On songe à ce que se demandait Wittgenstein dans ses Carnets
de plain-pied avec la seconde priorité. La pensée contemporaine doit (1 9 14-1918) : « peut-on vivre de telle sorte que la vie cesse d'être pro-
sans cesse relever en matière d'éthique le défi des critiques radicales blématique ? ». Non pas en choisissant « une » forme de vie, dans un
du début du siècle, comme celle d'A.J. Ayer, qui soutenait dans Truth décisionnisme éthique inséparable d'un relativisme, mais en décou-
arid Logic (1936, 1956) qu'il faut faire notre deuil d'une vérité concer- vrant la forme éthique de la vie. On songe encore à cette paradoxale
nant les questions pratiques. Si l'on admet le diagnostic proposé par demande éthique sous la plume du grand pourfendeur de ce que Jacques
Habermas dans Morale et communication ( 1983, 1986), la réflexion Bouveresse commenta sous le nom de « mythe de l'intériorité » : « Ah,
éthique contemporaine serait partagée en deux camps : celui du cogni- si je pouvais être plus profond ! » (Carnets de Skjolderi, 1936, 1999).
tivisme éthique, qui défend dans une tradition toute kantienne la pos- Penser plus profondément, n'est-ce pas vivre plus profondément ? Le
mot de Freud sonne en écho aux Carnets de Wittgenstein : Deken und
sibilité d'une vérité en matière pratique, celui de l'anticognitivisme, ou
Erleben ist dus Gleiche, penser et vivre, c'est la même chose. Vivre
encore du subjectivisme, qui récuse toute consistance rationnelle abso-
plus profondément, plus complètement par la réflexion, acquérir un rela-
lue dans la pratique et nous invite à penser des solutions alternatives
tif pouvoir sur soi, se constituer comme un Soi : voici ce sur quoi la pensée
comme l'émotivisme moral, ou le décisionnisme, renvoyant donc les
antique nous invite en premier lieu à méditer.
jugements moraux à des expériences antérationnelles ou à des choix
privés pour des formes de vie. Absorbée à juste titre par l'épineuse
question de sa propre fondation, la réflexion éthique contemporaine
excelle en propositions d'a éthiques procédurales ». II n'est dès lors
plus tenu pour évident que la recherche d'un pouvoir sur soi relève par
elle-même de l'éthique : n'est-ce pas dans la forme de la relation à 2.1. L'atmosphère de l'âme et sa tempérance
autrui que résiderait la question éthique ? La tentation d'une maîtrise 5 Pathos : la qualité selon laquelle l'altération est possible, écrivait Aris-
de soi n'est-elle pas qu'une chimère (Freud nous a appris qu'une telle tote à propos des phénomènes météorologiques. La foudre, l'ouragan,
w
maîtrise est tout aussi indispensable, du moins sous la forme de sa .C le tremblement de terre sont de l'ordre du pathos (Aristote, Météorolo-
recherche, qu'impossible, révoquant spectaculairement toute souverai- $ giques, 369a ; 1022b). Comme la Terre, l'âme a son atmosphère. Spi-
neté accordée au Moi), qu'une perversion ascétique de la vie, ou encore noza reprendra bien plus tard, dans son Traité politique (1, § 4), cette
qu'un pur et simple choix privé d'un mode de vie qui n'aurait en
aucune façon de valeur éthique universelle ? La pensée éthique
contemporaine, certes travaillée par de multiples hypothèses et cou-
1 image météorologique : l'âme a une atmosphère qui est celle des pas-
sions. Imaginons un ouragan dans l'âme, ou un séisme : un phénomène
Z d'immense puissance qui échappe à notre pouvoir. Un tel phénomène
rants contradictoires, est toujours prolixe lorsqu'il s'agit de penser les
formes procédurales de la relation à autrui : comment faire cohabiter '
y sera une passion dévastatrice. Les Grecs en connaissent une particuliè-

$ rement redoutable, dont Homère nous rapporte les effets : la Menis, la


des valeurs, comment réguler un polythéisme des valeurs ? Mais elle 0 « colère » d'Achille. Lorsque cette colère proprement homérique qui
est infiniment plus discrète quant à la question première des philoso- vaudra aux Achéens des souffrances innombrables est dictée à Achille
phes antiques : que dois-je faire de moi-même ? Il est vraisemblable Q par l'injure qu'il reçut d'Agamemnon, elle est encore une fureur sacrée.
--~- ~-

62 Le pouvoir sur soi Poilvoir sui-soi et s«uc:i éthique 63

Mais 1orsqu'Achille refusera les dons offerts en réparation par son comme un être humain : voici les tâches, confondues, de l'éthique. S'il
adversaire, le héros de l'Iliade tombera dans les filets de la Menis y a un « devoir » dans la philosophie grecque. il n'est d'autre que cet
humaine, cette rancœur qui empoisonne une âme d'homme. Malgré tous impératif : apprendre à vivre en humain. On peut ici mesurer avec Ernst
les sages conseils, et contre sa propre raison, Achille cédera au thytnos. Tugendhat (Conférences sur 1 'éthique, 1993, 1998, p. 32) une différence
cette irrépressible impulsion qui gronde « comme une chienne » dans le entre la vision antique de l'éthique et le questionnement moderne, même
cœur déchiré : son cœur aboyait, nous dit Homère. Voici donc le héros lorsque ce dernier semble s'en approcher, par exemple sous la plume
devenu une bête. en proie à tous les symptômes d'une transformation du philosophe Bernard Williams (L'Éthique et les limites de lu philo-
qui met en lui en péril tout à la fois le Héros et l'Humain. Les multiples sophie) : la question platonicienne du « comment doit-on vivre ? » (pôs
et si pénétrants traités antiques de la colère sauront décrire, avec Philo- bioteon) est immédiatement et évidemment éthique pour les Anciens,
dème ou Sénèque, les grimaces des visages défigurés et hideux. la res- alors que pour les philosophes modernes, par exemple pour Williams,
piration haletante, les articulations qui se tordent, les yeux obscurcis de « cette question ne saurait être comprise du seul point de vue moral ».
folie de l'accès colérique. Le corps est alors comme victime d'un Adinettons donc cette évidence antique : vivre pleinement ne peut avoir
séisme, d'un puthos analogue au déchaînement des puissances naturel- de sens qu'éthique. Savoir vivre, c'est accomplir la vie, prendre pouvoir
les qui peuvent bouleverser la géographie terrestre. Certes, il peut y sur soi. Ce qu'on nomme 1'« eudémonisme » antique, en référence sur-
avoir une juste colère : toute passion peut trouver sa légitimité dans un tout à Aristote, à savoir une vision éthique qui relie fondamentalement
ordre supérieur qui absout ses manifestations excessives. La colère vertu et bonheur, a un sens plus simple et plus profond, et très globale-
d'Achille n'est-elle pas au départ justifiée par le code de l'honneur ment grec : c'est l'idée que la vie peut réussir ou échouer, et que nul ne
héroïque ? Dans une veine différente, Dante n'hésitera pas à décrire peut vouloir l'échec de sa vie. L'eudrrinionia antique, c'est l'idée d'un
Pierre, le premier des apôtres et des papes, éructant sa sainte rage au « accomplissement » nécessaire de la vie, d'une construction de l'exis-
souvenir des méfaits accomplis par ses indignes successeurs à la tête de tence naturelle comme existence d'homme (R. Spaemann, Bonheur et
l'Église : certaines passions demeurent ainsi légitimes même dans l'au- birnveillance, 1989, 1997, chap. 1 ). Dans le grand modèle platonicien,
delà (Bodei, 1997) ! Mais la tradition héroïque d'une colère moralement les parties non rationnelles de l'âme peuvent se scléroser, devenir avec
justifiée, qui subsiste par exemple chez Aristote, ne contrebalance pas les temps des conglomérats difficilesà dissoudre : des « traits de carac-
l'inquiétude qui naît face à ce spectacle d'une perte totale de lucidité et tère » coalisés contre la raison. Instaurer une juste hiérarchie dans
de dignité. Savoir se maîtriser est un impératif éthique dans l'univers l'âme : tel est le projet platonicien. 11 s'agit d'un jeu de pouvoir : contre
grec. Plus encore : apprendre à se maîtriser, c'est se constituer comme celui des pulsions effrénées,contre celui du temps qui les agglomère en
un soi, un être véritablement humain qui se démarque de la Nature et traits de caractères involontaires et incontrôlables, il s'agit de donner
de ses pulsions météorologiques. du pouvoir au logos, à la raison. L'arine éthique est la triaîtrise de soi :
la continence, l'enkruteia (République, IV, 430 a).
2.2. L'accomplissement de soi
= 2.3. L'armistice intérieur
Certes, la colère est un topos de la littérature antique : un lieu commun fi
théorique. Mais derrière cet exemple se dissimule la forme irrationnelle Or, acquérir du pouvoir en soi et sur soi implique un renforcement

-"8ô
que peut prendre tout désir. Le thème d'une maîtrise des désirs perdra rationnel de la volonté, la bou1èsi.s. I l suffit de se rappeler que la boulè
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son auréole poétique, religieuse et héroïque pour devenir un dispositif est avant tout une assemblée délibératrice pour saisir la caractéristique
théorique central dans la philosophie de Platon. Si l'âme, la psychè, dira de cette « volonté » : il s'agit bien de transformer l'âme en une petite
le maître de l'Académie, est pensable, c'est au prix d'une division ori- assemblée délibérante, opposée par nature à l'essence autoritaire des
ginelle entre deux parties : l'une rationnelle (logisticon), l'autre non pulsions. En ce jeu de pouvoir, l'analogie politique est constante dans
rationnelle (alogon). Cette seconde partie s'articule à son tour en âme la philosophie grecque entre l'âme et la cité : le tyran sera cet être mépri-
« concupiscible » (I'épithynietikon) et en âme irascible, impulsive ou sable qui est mû par ses désirs, à l'opposé du philosophe qui parviendra
courageuse (tliymoeides) (Platon, République, IV, 439 d-e). Cette
complexe articulation fait de l'homine un être originellement compo-
'i à une maîtrise de soi. Mais le tyran est avant tout intérieur : c'est la
nature tyrannique des pulsions. On ne saurait dire que le platonisme
site : par le logisticon, il est véritablement un homme, mais par le tliy- invite à une « démocratisation » de l'âme, ce qui serait absurde pour un
nioeides, il est un lion, avant d'être par I'épithymetikon un monstre philosophe qui condamna hautement la démocratie. Mais on peut avan-
multiforme, caméléon de ses pulsions. Devenir soi, et s'accomplir cer plus justement que l'éthique est une transformation de la structure
- .p-.---.-
64 Le pouvoir sur soi Pouvoir sur soi et souci éthiqiie 65

de pouvoir de l'âme : une stratégie qui consiste à repousser la tyrannie l'action morale sans ce « principe » qui est le réquisit de la raison pra-
de l'involontaire au moyen du développement d'une volonté rationnelle. tique. Marcel Conche le désigne en une formule éclairante : la liberté
La logokratia, littéralement le pouvoir accordé au logos, a ce sens : ren- du vouloir est bien le « fondement négatif de la morale » (Le Fondemerit
dre le savoir puissant et rendre le pouvoir savant, dans l'âme comme de la morale, Mégare, 1982, p. 25). Mais, si s'accomplir éthiquement
dans la cité. Cette stratégie de pouvoir est généralement connue par le veut dire s'accomplir par le choix de la vie éthique, il faut bien en
célèbre inythe du Phèdre (246a) : le logos dirigeant le char de l'âme, déduire qu'acquérir de la liberté et acquérir du pouvoir sur soi sont une
tiré par l'alliance polémique du cheval simplement fougueux des pas- seule et même chose. Le pouvoir intérieur est une liberté : non que pou-
sions généreuses et du cheval indomptable qui va dans le sens des désirs voir et liberté soient donnés, mais bien au contraire susceptibles d'être
tyranniques et rebelles. Le logos ne doit pas être le tyran, mais l'aurige accomplis. C'est en ce sens que l'on peut lire l'analyse foucaldienne de
de l'âme, ou encore, comme le dit le texte de la République (IV, 440d), la liberté dans l'éthique antique.
le pasteur qui commande à ses chiens. Si la critique de la démocratie
est si vive dans la pensée platonicienne, c'est bien parce qu'elle est 3.2. Souverain de soi-même
conçue comme le régime où les épithymia régentent la cité : la démo-
cratie ne peut être que tyrannique et anarchique pour l'aristocrate Platon Au chapitre quatrième du second volume de son Histoire de la sexualité
(J. Chanteur, Platon, le désir et la cité, 1980, p. 26 sq.). L'âme maîtri- (1984), Foucault nous invite en effet à redécouvrir en sa compagnie les
sée, au contraire, est une cité construite autour d'une délibération non avatars antiques de la liberté. Le point de départ est un court extrait des
pas démocratique (puisque le dernos renvoie aux bas instincts) mais Mémorables de Xénophon (IV, 5, 3-3) : « Dis-moi, Euthydème, crois-
logocratique : seule la raison assure l'harmonie intérieure. Le vrai pou- tu que la liberté soit un bien noble et magnifique, qu'il s'agisse d'un
voir sur soi se manifeste alors par un armistice de l'âme : la fin des particulier ou d'un État ? - C'est le plus beau qu'il soit possible
combats entre les passions. Si l'être sans pouvoir sur soi est par excel- d'avoir, répondit Euthydème. - Mais celui qui se laisse dominer par
lence en proie à la dysdaimonia ou à la kakodaimorzia, au mauvais les plaisirs du corps et qui, par la suite, est dans l'impuissance de pra-
démon du désaccord intérieur, l'être accompli sera celui qui a acquis un tiquer le bien, le tiens-tu pour un homme libre ? - Pas du tout, dit-il. »
pouvoir pacificateur : une souveraineté intérieure. Ce passage est emblématique à bien des égards. On y assiste à l'usage
quasi permanent dans la philosophie antique de l'analogie entre
l'homme et la cité, puisque la liberté vaut ici aussi bien pour un « par-
ticulier » que pour un « État ». Mais la liberté elle-même y est encore
dite en termes de pouvoir : ne pas être libre est une « impuissance D,
être libre sera un pouvoir. Entre ces deux termes de l'équation, il faut
3.1 . Responsable parce que libre saisir que la « domination » est l'inverse de la maîtrise : la domination
est passive, la maîtrise est active. Dès lors, il ne s'agit nullement de
Au livre X de la République, Platon narre le mythe d'Er : tel un Lazare
platonicien, il est revenu du royaume des morts, où il a vu les âmes
-.- retrouver « une innocence d'origine », sauf sans doute dans la tradition
B mystique pythagoricienne, comme le commente Foucault, mais de par-
choisir leur destin. Plaçant la liberté de l'âme hors du monde, dans un 5 venir à une liberté qui est par excellence une transmutation de la nature
paradigme métaphysique promis à un riche avenir, Platon affirme cor-
rélativement que « la responsabilité appartient à celui qui choisit » (X,
:
:a
.
du pouvoir : de la domination vers la maîtrise. « La sôphrosunê,
commente encore Foucault, l'état auquel on tend à parvenir, par l'exer-
617). S'il n'y avait pas de choix possible entre la tyrannie intérieure et cice de la maîtrise et par la retenue dans la pratique des plaisirs, est
la juste tempérance logocratique, l'éthique s'effondrerait en détermi- é caractérisée comme une liberté. » De même qu'il y a une constitution
nisme absolu. Le cœur du problème éthique, dont Kant se souviendra, .$ de la cité, il y a une constitution du soi. Dans les deux cas, il ne s'agit
est bien cette liberté qu'il faut postuler. fût-ce dans un autre monde,
intelligible et non sensible. Il semble clair, en effet, que la liberté est la
- pas de postuler une liberté abstraite, ni de supposer que le résultat de la
constitution sera une liberté conçue comme extérieure au pouvoir, mais,
condition de possibilité de l'éthique : Kant dira que ne pouvant être phé-
noménale, elle doit absolument être postulée comme nouménale. Aris- ' bien au contraire, de penser la liberté dans le pouvoir, et comme forme
de pouvoir. « L'attitude de l'individu à l'égard de lui-même, la manière
tote ne disait pas autre chose lorsqu'il posait que « le principe de
g. dont il assure sa propre liberté à l'égard de ses désirs, la forme de sou-
l'action morale es1 ainsi le libre choix » (Éthique à Nicomaque, VI, 2, veraineté qu'il exerce sur soi sont un élément constitutif du bonheur et
1139a). On voit mal, en effet, quelle signification pourrait bien avoir du bon ordre de la cité » (Foucault, op. cit., p. 92). Il nous importe que
66 Le pouvoir sur soi Pouvoir 5ur soi et souci éthique 67

la question porte sur la forme de souveraineté : de même qu'il y a une autrui comme pouvoir. Et, dans ce modèle « viril » où l'accomplisse-
typologie des régimes politiques, il y a une typologie possible des pou- ment de l'être comme humain veut dire essentiellement comme homme
voirs sur soi. Cette liberté individuelle antique n'a rien de l'indépen- au sens du latin vir, il faut noter une conséquence logique de la tem-
dance d'un « libre arbitre » moderne. « Son vis-à-vis, la polarité à quoi pérance promue comme exercice éthique par excellence : être intem-
elle s'oppose, n'est pas un déterminisme naturel ni la volonté d'une pérant sera forcément « féminin », puisque la tempérance est virile.
toute-puissance : c'est un esclavage - et l'esclavage de soi par soi. » Personne ne songerait, note Foucault, non sans quelque malice, à taxer
Mais s'affranchir de l'esclavage des pulsions désirantes ou des passions de féminité l'un de nos contemporains qui porterait un amour excessif
n'est qu'un pas, une sorte de liberté encore négative : une indépendance aux femmes, alors que dans l'univers mental et social grec une telle
conquise sur une contrainte. La maîtrise sera autre chose : une transmu- non-maîtrise (akrasia) ou intempérance (akolasia) est le propre d'un
tation de la forme de souveraineté, ou de pouvoir, en soi. « Dans sa homme qu'on pourrait dire « féminin ». La ligne de partage antique du
forme pleine et positive, écrit encore Foucault, [la liberté] est un pouvoir féminin et du masculin ne coïncide donc évidemment pas avec l'oppo-
qu'on exerce sur soi-même dans le pouvoir qu'on exerce sur les sition moderne entre hétéro- et homosexualité. Le vocabulaire est sur
autres. » Celui qui devra diriger les autres devra être capable d'exercer ce point assez expressif : patheinos, celui qui souffre, pathikos, pédé-
une souveraineté parfaite sur lui-même. Mais qu'est-ce, à son tour, raste passif, pasko, verbe dont l'un des premiers sens est jouir en par-
qu'une souveraineté parfaite dans la typologie des formes de pouvoir lant de la femme ou du pédéraste (P. Chantraine, Dictionnaire
sur soi ? C'est une souveraineté qui fonctionne à l'autonomie et non à étymologique de la langue grecque, 1968) : douleur ou jouissance se
la force, à la tempérance et non à la tyrannie. « Pour n'être pas excessif confondent ici dans l'idée plus fondamentale (et assez sexiste, diront
et ne pas faire violence, pour échapper au couple de l'autorité tyrannique les modernes !) de « passivité » féminine. La véritable démarcation éthi-
(sur les autres) et de l'âme tyrannisée (par ses désirs), l'exercice du pou- que grecque passe donc entre activité et passivité : accomplir sa vie est
voir politique appellera, comme son propre principe de régulation actif, c'est une « tâche d'homme » écrit Aristote dans l'Éthique à Nico-
interne, le pouvoir sur soi. La tempérance entendue comme un des maque - et dans les deux sens du mot français « homme » ! - alors
aspects de la souveraineté sur soi, non moins que la justice, le courage que la passivité à l'égard des plaisirs est bestiale. La vie bonne est celle
ou la prudence, une vertu qualificatrice de celui qui a à exercer sa maî- dans laquelle la liberté-pouvoir s'accroît.
trise sur les autres. L'homme le plus royal est roi de lui-même (basilikos,
basileuon heautou) » (ibid., p. 94). L'énoncé de ces principes appelle
quelques remarques.
La seconde remarque concerne le rapport à la vérité de cette liberté-
3.3. Activité et passivité pouvoir. Apprendre la maîtrise de soi est faire l'apprentissage de la
vérité. Dans l'univers éthique antique, et surtout grec, les imbéciles ne
La première proposée par Foucault porte sur la question du genre sont jamais heureux : le bonheur ne peut être que la marque distinctive
sexuel de ce régime parfait de pouvoir sur soi. Affirmer en effet que
$ du sage, de celui qui a su frapper ses désirs du sceau de la réflexion.
la maîtrise est une liberté active est intimement lié au caractère « viril »
3 Mais la théorisation du rapport essentiel au logos dans l'apprentissage
de la tempérance. « La maîtrise de soi est une manière d'être homme
3 de la liberté-pouvoir admet des vafiations. Foucault en distingue trois.
par rapport à soi-même, c'est-à-dire de commander à ce qui doit être
.$ La première forme serait « structurale » : « la tempérance implique que
commandé, de contraindre à l'obéissance ce qui n'est pas capable de 'E

se diriger soi-même. » L'élaboration du sujet moral consiste en somme $ le logos soit mis en position de souveraineté dans l'être humain et qu'il
à instaurer une structure de virilité. C'est une « morale d'homme faite e puisse se soumettre les désirs et qu'il soit en mesure de régler le
pour les hommes », résume Foucault. Les femmes ne sont pas totale- comportement ». La deuxième serait « instrumentale » : l'art de distin-
ment exclues de la sôphrosunê, mais elles ne peuvent, dans le fond, & guer « ce qu'on doit, comme on le doit, quand on le doit », comme le
accéder à la moralité qu'en endossant des valeurs viriles. On comprend g7 dit Aristote (Éthique à Nicomaque, III, 12. 1119 b), autrement dit l'art
sans difficulté la cohérence d'une telle conception éthique avec une des circonstances opportunes. La troisième serait plus fondamentale, ou
i
structure politique qui ne reconnaît qu'aux hommes l'exercice légitime 3 serait, pour le dire autrement, la forme « forte » de l'exercice de la
du pouvoir. On peut, certes, moquer la hiérarchie sexuelle antique, mais liberté : celle de la reconnaissance ontologique de soi par soi. C'est ce
il faut au moins reconnaître que le monde grec a su remarquablement discours sur ce que nous nommons ici la « constitution » de soi qui va
penser tout ensemble la sexualité, la politique, le rapport à soi et à retenir notre attention.
68 Le pouvoir sur soi

3.5. Constitution de soi Chapitre 5


Chacun de nous connaît l'impératif delphique : « Connais-toi toi-
même », devenu l'adage socratique par excellence. L'âme est en mou- Politique de soi
vement : elle doit aller vers l'intensité par la connaissance. Pour ce faire,
il faut qu'elle se libère au préalable des pseudo-valeurs, des intensités
simplement sensibles, des jouissances seulement physiques. Maîtriser,
c'est purifier. Le sujet s'atteint par une purification du désir, qui est une
élévation, dans le platonisme, des désirs sensibles vers les désirs intel- 1 . Le pouvoir comme autonomie .....................................
ligibles. L'amour selon la raison, l'orthos eros, se reconnaîtra chez un 1.1 . Psychè et polis ........................................................
sujet à sa parfaite maîtrise de lui-même, à l'économie de ses gestes et 1.2. L'accomplissement de soi par réflexion .....................
de ses désirs : par là, il sera exemplaire pour les autres. Se connaître 1.3. L'autarcie ...............................................................
implique dans le fond d'être également re-connu. Le sage méconnu est 1.4. L'accomplissement politique de l'humain ..................
une sorte d'antinomie impensable dans la pensée grecque (d'où le scan- 1.5. L'unification de soi ..................................................
dale ontologique et éthique de la condamnation de Socrate). Le specta-
2. La souveraineté dans l'abandon :
cle de l'éthique n'est sans doute rien d'autre que la manifestation
extérieure de la maîtrise des plaisirs. Or. il n'y aura pas de « législation l'au-delà du pouvoir ? .................................................
universelle » déterminant des actes permis ou défendus (ce qui n'empê- 2.1 . Cité ou citadelle intérieure ? .....................................
che évidemment pas l'existence de valeurs ou de lois communes) : ce 2.2. Pouvoir imparfait du pathos et parfait de l'uputhria ...
qui compte, c'est un « savoir-faire », un « art », l'a forme éthique géné- 2.3. Au-delà de la volonté ...............................................
2.4. Au-delà du principe du pouvoir ................................
rale selon laquelle l'individu doit exercer un travail sur lui-même visant
2.5. L'option antique ......................................................
l'accroissement du pouvoir sur soi. Et, ce « mode d'être, commente Fou-
cault, auquel on accédait par cette maîtrise de soi se caractérisait comme
une liberté active, indissociable d'un rapport structural, instrumental et
ontologique à la vérité ». Quelle vérité ? Foucault défend la thèse selon 1. Le pouvoir comme autonomie
laquelle la réflexion éthique antique ne s'oriente ni vers une codification
des actes (permisldéfendus), ni vers une herméneutique du sujet, qui
seront les deux procédures complémentaires de la morale chrétienne, 1 . l . Psychè et polis
mais vers une sorte d'« esthétique de l'existence ». On a pu dire non Dans la philosophie platonicienne, la psychè est structurellement ana-
sans quelque cruauté que les stoïciens entendaient sculpter leur exis-
logue à la polis, dans la philosophie stoïcienne à l'akropolis. Dans le
tence comme on sculpte une statue : il y a sans doute quelque intuition
premier cas, le système induit une économie « horizontale » des désirs,
de ce type dans la pensée antique. Il s'agit profondément de se consti- 5
P dans le second une relation « verticale » où la raison tente de s'imposer
tuer par acquisition de pouvoir et par accroissement de liberté, pour réa-
liser non une statue mais l'humain en soi.
2 à elle-même. Il y a donc des modèles politiques de l'âme. La politique
a
platonicienne suppose que le logos, bien distinct, peut s'imposer à des
e passions qui n'ont besoin que d'un « pasteur », ou d'un aurige. La poli-
B
tique stoïcienne est différente : c'est la raison elle-même qui est capa-
ble de démesure. La partie centrale de l'âme est dans le vocabulaire
".es stoïciens grecs l'hegemonikon : comme son nom l'indique, il doit
régner sans partage sur toutes les autres parties de l'âme (il y en a sept
P autres !). Mais ce centre de la maîtrise de soi peut se dérégler : la pas-
+ion n'est pas ici extérieure à la raison, elle résulte au contraire de la
raison lorsque celle-ci s'égare dans un jugement faux, elle n'est que
q diastrophe, déviation, perversion de la raison. Ces deux modes possibles
d'une politisation de l'âme nous ramènent au modèle grec d'une cor-
respondance entre la mikropolis psychique et la makropolis politique.
70 Le pouvoir sur soi
Politique de soi 71

N'est-ce pas le même pouvoir qui s'y joue ? La localisation physique y a un accomplissement de l'être humain, fruit du choix @rohairesis)
de l'akropolis est dès lors déterminante pour penser le politique. Dans qui est le résultat d'une réflexion. Comment, dès lors, penser un accom-
le platonisme, il est notoire que cette acropole est située dans la tête, plissementparfait, qui sera celui du sage, le « magnanime » aristotéli-
toute proche du thymos localisé entre le diaphragme et le cou, qui est cien, de 1'Ethique a Nicomaque ? Sur le modèle d'un type de pouvoir,
soumis à la raison puisque symboliquement il la « touche », mais loin celui de l'autarcie.
des éphithymia, ces vulgaires mais impérieux désirs du ventre et du
bas-ventre. Dans le Timée, il nous est dit (69c) que, lorsque les désirs
1 . 3 . L'autarcie
refusent de se soumettre aux prescriptions que la raison leur envoie du
haut de sa citadelle, le thymos se joint alors à elle pour les contenir, Le magnanime est autarcique. L'autarkéia était présente chez Platon,
exactement comme les Gardiens de la cité mettront leurs forces au ser- et surtout aussi chez Antisthène, avant de devenir l'une des notions
vice du Souverain Royal pour soumettre le peuple. Chez les stoïciens, centrales de l'éthique aristotélicienne. Elle résulte de la fusion de deux
la nature même de l'hegemonikon interdira cette médiation du thymos idées : la sufisance et la suffisance qu'on tire de soi. L'homme sage
entre la raison et les passions. Quel que soit le modèle « anthropo- se suffit à lui-même, tel est le sens de l'autarcie. Or, Aristote propose
logique » propre à chaque école philosophique antique, l'échange est lui-même une analogie entre l'éthique et la politique, dont nous ver-
constant entre le vocabulaire de l'âme et celui du politique. Les modèles rons qu'elle vaut bien dans les deux sens : un pays « autarcique » est
sont différents, mais l'enjeu semble ne pas varier : le pouvoir est une un pays, dit-il dans la Politique (VII, 5, 1326 b), qui tire de son propre
liberté dans des règles. sol les produits dont il a besoin. Cette analogie avec l'économie est
parlante : I'accomplissement vertueux d'un individu est une économie
1.2. L'accomplissement de soi par réflexion autarcique, une autogestion et une autosuffisance, bref une « politi-
que » de soi. Le bonheur, manifestation de l'accomplissement de soi,
Songeons à cette double constitution de soi et de la cité dans le grand se présente donc comme le bien qui, si nous le possédons, nous rend
paradigme qu'est la philosophie d'Aristote. La question aristotélicienne autarciques. La nuance est importante : le bien « autosuffisant » n'est
n'est pas à proprement parler « qu'est-ce que le Bien ? », mais « quel pas le bien qui se suffit, à lui même, mais le bien qui ,fait qu'on se
but poursuivons-nous ultimement dans notre vie en tant qu'êtres sufit, le bien qui fait que l'homme qui le possède se suffit à lui-même
humains ? » Et sa réponse, qui peut paraître triviale, est tout simple- en tant qu'homme.
ment : euprattein, « de bien nous porter » (Éthique à Nicomaque, 1059a C'est par un raisonnement en tout point analogue à celui du début de
19). Se bien porter a ici le sens profond d'un bon accomplissement (et l'Éthique a Nicomaque que s'effectue l'argumentation du début de la
non, évidemment, un sens psychologique ou physiologique rudimen- Politique d'Aristote. Le Souverain Bien se décline individuellement et
taire). Or, où trouver le modèle du bon accomplissement ? Dans un collectivement sur le même mode : être un bien en soi, et non un bien
raisonnement de ce type : si l'on s'interroge sur la finalité de I'accom-
plissement (ergon, la tâche ultime) d'un être vivant, il apparaît que
celle-ci ne peut être extérieure à lui-même. Une hache sert à fendre le
_ « en vue d'autre chose », effet éthique et politique de la distinction
métaphysique entre la substance (ce qui est par soi) et les accidents (ce
qui est par autre chose). Les biens particuliers visés par les acteurs du
bois, un œil à voir, mais un être vivant n'est pas fait pour servir une début de l'Éthique a Nicomaque avaient une portée politique, dévelop-
finalité extérieure à lui-même. Sa finalité ne peut être que sa vie propre,
au sens où ce à quoi il aspire n'est d'autre que sa vie, son être : il se m
? pée par la Politique : aucun ne pouvait se suffire à lui-même, aucun ne
.e pouvait prétendre à la moindre autarcie. Les biens du menuisier, du cor-
soucie (et doit se soucier) de son Etre, idée qui se retrouvera chez Hei-
2 donnier, du constructeur naval, etc., n'existent que mêlés et interdépen-
degger. Tel est du moins ce que nous dit Aristote dans le De anima (II,
1). Mais comment est posée plus spécifiquement la différence entre un
é dants, comme le sont les acteurs qui les portent au sein de la cité. Cette
.$ interdépendance des biens entre eux mènerait à une progression à
être simplement vivant et un être humain ? La différence entre l'accom-
plissement de la vie humaine et la vie des autres animaux est posée au
& l'infini, qui ne donnerait que du relatif et du vain, si elle ne trouvait sa
fin dans un Souverain Bien : toute activité serait en vue d'une autre, tout
moyen du concept de logos, qu'on traduira, avec Tugendhat (Conféren-
ces sur l'éthique, op. cit., p. 253), par réflexion (Uberlqung). Vivre 'z
9 bien serait relatif à un autre, et pour finir, toute communauté humaine
serait relative à une autre. La nécessité d'un achèvement de cette série
humainement, c'est vivre par réflexion. Là où il n'y a qu'un simple
« épanouissement » (euhexia) de l'être vivant vigoureux et en bonne
9 d'accidents (d'êtres relatifs) s'exprime dans l'idée de substance autar-
cique : la cité, communauté achevée, qui se suffit enfin à elle-même. La
santé (les animaux, les plantes dont nous parle la Physique, VII, 3), il communauté politique souveraine, comme la substance, existe par soi. La
72 Le pouvoir sur soi Politique de soi 73

fin parfaite de la collectivité est donc bien la même que celle de l'indi- 1.5. L'unification de soi
vidu : l'autarcie ; c'est ce que disait l'Éthique à Nicomaque (1, 5,
Dieu n'a pas à se convertir à lui-même : il est absolument lui-même. La
1097 b) : « Le bien parfait semble en effet se suffire à lui-même. Et par
différence ontologique apparaît donc dans ce mouvement inutile et
ce qui se suffit à soi-même, nous entendons non pas ce qui suffit à un
absurde pour le Dieu aristotélicien mais indispensable à l'homme : la
seul homme menant une vie solitaire, mais aussi à ses parents, ses conversion à soi, l'epistrophè eis heauton qui traverse les éthiques grec-
enfants, sa femme, ses amis et ses concitoyens en général, puisque ques. L'homme, selon la formule de Charles Taylor (Philosophical
l'homme est p a r nature un être politique. D Papers, 2 vol., 1985) chère à Ricœur, est un self-interpreting animal.
Mais interpréter veut dire aussi ici unifier : le mot vie, au sens d'une
1.4. L'accomplissement politique de l'humain vie accomplie éthiquement, « désigne l'homme tout entier par opposi-
Cette dernière proposition, fort célèbre, a, dans le fond, un double tion avec les pratiques fragmentées » (Ricœur, Soi-même comme un
sens : 1'homme n'existe qu'en société politique ;1'homme est << intrin- autre, 1990, p. 209). Contre l'adage pragmatique « Diviser pour mieux
sèquement » politique. Or, la finalité politique, son telos, est toujours régner », la philosophie aristotélicienne et grecque dans son ensemble
particularisée chez Aristote : chaque communauté politique est spéci- nous enjoint d'unifier afin de régner. Paradoxe de ce pouvoir éthico-
fique, par son peuple, sa géographie, ses ressources, son histoire. Cer- politique : si le pouvoir est entendu comme la capacité d'une influence
tes, Aristote ne va pas jusqu'à dire que n'importe quel régime politique d'un élément sur un autre, sur un mode d'affrontement, qui suppose une
est intrinsèquement bon parce qu'il découle de conditions particulières. division initiale et sans doute permanente des éléments d'un système où
Il condamne, par exemple, la démocratie et la tyrannie, comme étant s'exerce « du » pouvoir, le pouvoir parfait que semble nous proposer
deux excès, au profit du régime qui trouve gré à ses yeux, celui d'une l'éthique antique est une absence de pouvoir. Il n'y aura plus d'affron-
oligarchie modérée. De même, chaque individu ne saurait choisir tement, ni de divisions, ni de jeu de renversements sur le mode d'une
dialectique hégélienne : il n'y aura plus rien qu'une unité. Le pouvoir
n'importe quel type de vie, qui serait éthique par le simple fait qu'elle
parfait (du moins sur soi) abolit le pouvoir.
découlerait d'un choix particulier. Ce qui est « bien », et qui politise
l'homme autant que cela rend éthique le politique ne semble être autre
chose que la visée de l'autarcie : l'accomplissement d'un être (indivi-
duel, collectif, l'un n'allant pas sans l'autre) qui va vers « plus » d'être, 2. La souveraineté dans l'abandon :
vers une autonomie accrue, un pouvoir acquis par et dans des règles.
Qui échappe au pouvoir ? Celui qui est unifié et solitaire, celui qui
n'existe que sur le mode d'une identité parfaite avec lui-même. Or,
seul le Dieu aristotélicien répond à une telle définition. N'est-il pas si 2.1 . Cité ou citadelle intérieure ?
parfait qu'il ne saurait prendre, nous dit Aristote, d'autre objet de Pen- Certes, il faut être attentif aux variations de la philosophie grecque. De
sée que lui-même ? Pour l'homme, au contraire, le bien n'apparaît g l'autarcie aristotélicienne à la souveraineté de la volonté rationnelle stoï-
jamais que sur fond d'altérité (kat'étéron). D'où la formule de la Poli- cienne, il y a, par exemple, un long chemin qui va de la polis unifiée
tique (1, 1, 1253 a) : « Celui qui, par sa nature et sans qu'il puisse en vers le modèle d'une akropolis « citadelle » de l'âme. Les stoïciens use-
accuser la fortune, n'appartient à aucune cité, est soit un être dégradé, *D
ront abondamment du vocabulaire politico-juridique de la souveraineté
soit un être supérieur à l'homme. » Entre l'animal ou le végétal, êtres conçue comme domination de l'âme par la raison. L'âme dégagée des
unifiés par le simple « épanouissement » déterminé (euhexia) et Dieu, illusions tiendra une « position imprenable » chez Sénèque (Lettres à
qui est, lui, totalement et absolument accompli (rien, en lui, ne saurait g Lucillius, 82,5). La potestas sui sera pensée selon les traits d'une « pos-
être encore en puissance, il est acte pur, accomplissement parfait), voici session »juridique : être à soi, se posséder (suumfieri, suum esse), selon
l'homme : un être dont l'accomplissement est politique. Il doit appren- la double logique politique du rempart, qui protège et encercle, mais sur-
dre à gouverner l'altérité en lui (unifier son être par la réflexion) et 2 tout qui surplombe. Le château fort stoïcien de l'âme n'est donc plus
hors de lui (unifier la cité). Tout est pouvoir, mais le vrai, c'est-à-dire exactement la libre cité autonome aristotélicienne : le premier corn-
$
le bon pouvoir, est celui qui tend vers une absence totale de contraintes mande, la seconde délibère. Michel Foucault, sensible à ces évolutions,
intérieures ou extérieures. Le pouvoir parfait est une liberté parfaite :
le modèle divin.
2 qui concernent donc la façon dont l'individu doit se constituer comme
sujet moral et s'accomplir, propose de n'y voir qu'un déplacement, une
74 Le pouvoir sur soi Politique de soi 75

« différence d'accentuation » d'une seule et même problématique, et épicurienne est dans le vide. Le vide n'a pas le même statut ontologique,
non une quelconque rupture (Histoire de la sexualité, vol. 3, Le Souci dans cette physique, que les atomes : il n'est que ce qui est nécessaire
de soi, 1984, p. 84), et il souligne à quel point la souveraineté exigée au libre dép?oiement des atomes (A. Renaut, Épicure et le problènie de
sur soi excède la simple domination, et conserve toujours la forme eudé- l'Être, Les Etudes philosophiques, 197.5, et le très éclairant passage de
moniste d'une « jouissance sans trouble » de soi. Or, qu'est-ce qui induit l'étude de J. Salem, Tel un dieu parmi les hommes, 1994, « Le plaisir,
le trouble ? Politiquement, on sait que les deux hantises grecques sont le vide et le plein »). De même, la douleur et, par suite, les pouvoirs
la tyrannie arbitraire et brutale du despote, et celle tumultueuse et chao- littéralement pathétiques exercés du dehors sur nous sont une manière
tique de la foule. Entre l'anarchie démocratique et l'autoritarisme, entre de néant : leur départ nous laisse en vacance de tout mal, pleinement en
ces deux périls extrêmes pour la liberté, il faut bien trouver une médiété, vie parce que pleinement dans le vide, pleins dans le vide à l'instar de
dirait Aristote. Or, la médiété aristotélicienne est tout le contraire d'une l'atome. L'hédonê, le plaisir, de la liberté est d'abord découvert dans
simple « moyenne » : ce n'est pas une demi-mesure, mais un point cul- cette vacance : être par abandon des jeux d'affrontement, être non dans
minant, une perfection éthique et politique. Cette perfection les pouvoirs du pathos, mais dans I'eustatheia du corps, son équilibre
« médiane » du pouvoir, tentons donc de l'interpréter à partir de
harmonieux, et dans l'eupatheia de l'âme (elle-même corporelle chez
l'expression si classique : « sans troubles », littéralement l'ataraxie, liée Épicure). Si le pouvoir est pathos, l'eupatheia est moins le << bon pou-
à l'apatheia.
voir sur soi » que le dépassement du pouvoir : le non-pouvoir.
2.2. Pouvoir imparfait du pathos et parfait de I'apatheia 2.3. Au-delà de la volonté
Le pathos, spirituel, météorologique, politique, est, nous l'avons vu, un L'ataraxie du sage est donc d'abord apatheia : absence de passions,
effet de puissance : un pouvoir qui s'exerce à l'encontre de quelque calme joyeux de l'âme, équilibre parfait d'une mer tranquille, disait
chose. Une passion délirante exerce un pouvoir brutal sur nous-mêmes, Démocrite, bulletin météorologique parfait de l'âme ! Mais elle n'est
comme l'ouragan assène sa puissance sur d'autres éléments, végétaux pas seulement une absence (d'effets de pouvoir), ce qui le désignerait
ou humains par exemple, comme enfin le pathos du tyran ou de la foule comme essentiellement « passive » ; elle est aussi « active », mais d'une
exerce une pression aveugle sur la communauté politique. Le pathos est action qui n'induit aucun effet de pouvoir (de type pression sur, cause
pouvoir. Mais un pouvoir imparfait, inhumain : naturel. Soumis chez et effet), d'une action pure qui confine à ce qu'Aristote nomme un « état
l'homme par la réflexion, il devient pouvoir politique et éthique. Le d'impassibilité et de repos » (Éthique à Nicomaque, II, 2, 1104 b). Voici
pathos est un trouble. S'abstraire de ce trouble est une constante éthique, donc un étrange état qui est actif ! C'est, chez Aristote, celui de l'activité
qui admet plusieurs modèles : la parfaite autarcie du Dieu aristotélicien, << pure » de la contemplation, par laquelle le sage est analogue à ce Dieu
mais encore l'atome épicurien (inutile de dire qu'il ne s'agit pas du qui se contemple lui-même en sa divine autarcie, et qui offre aux regards
modèle moderne de l'atome en physique, qui n'est plus, depuis long- interloqués des chrétiens ou post-chrétiens occidentaux que nous som-
temps, l'insécable). Dans l'atome, rien ne rentre, et de l'atome rien ne mes le spectacle d'un Dieu qui ne veut rien. Mais seul Dieu est puissance
sort : pur isolement, ni cause ni conséquence de rien. L'atome est lui- .-
même, et l'est en lui-même. Il y a, si l'on peut dire, un plaisir pur de
B absolue et autarcique (« acte pur », dit Aristote) sans ne rien vouloir
l'atome chez Épicure, qui offre une image très nette de ce que doit être 5 (s'il voulait quoi que ce soit, ce serait là l'indice d'un « manque » à
combler, d'un être en puissance dans lequel tout ne serait pas en acte,
la félicité éthique : la haute et pure jouissance d'être soi, et rien que soi. w
bref, cela nuirait singulièrement à sa perfection !), alors que le sage est
Dans l'ascèse épicurienne, il s'agit encore et toujours de négocier avec .ôi
encore un homme mais « divinisé » : il lui faut vouloir encore.. . Or que
soi-même ce pur plaisir « en repos », ce plaisir en autarcie, qu'on nom- peut-il bien vouloir sinon l'absence de volonté ? Si l'on ose la compa-
mera katastématique. Pour ce faire, le sage devra atteindre I'apatheia,
1'« apathie », qui ne veut pas dire l'indifférence à tout ce qui relève de .g raison, songeons au phénomène de 1'« auto-effacement » (self-eraser)
exposé par Jon Elster dans States that are esseritially by-products (Cam-
la sensibilité, mais l'indépendance. Ne plus dépendre, ne plus être sous
le pouvoir de quoi que ce soit : n'être que soi. comme cet atome, qui.
% bridge, 1983, 1986) illustré par ce qu'il nomme le « problème du
hamac », avec l'apparent prosaïsme de la philosophie contemporaine :
s'il était pourvu de la conscience de soi, serait le bonheur pur. Libre des en se berçant dans un hamac pour s'endormir, au moment où l'on
soucis, des douleurs, libre surtout de la peur (des dieux, de la mort) : s'endort, on ne peut plus maintenir le
débarrassé des pouvoirs qui s'exercent du dehors sur lui-même, le sage
épicurien retrouve sa plénitude d'être. Or, l'atome de la physique
76 Le pouvoir sur toi Politique de soi 77

contemplation est bien une activité, et la seule dans laquelle résident le entre l'élément actif et l'élément passif de la relation) ;mais puisqu'une
Souverain Bien et le bonheur d'être au plus haut point (Métuphysique, telle « autarcie à plusieurs » est si difficile à réaliser, le but et l'essence
livre lambda, 7, 1072 b). Mais accomplir ne veut pas dire ici faire quel- de l'amitié seront de tendre à réduire sans cesse l'inégalité dans la rela-
que chose : cela veut dire dans le fond ~ ~ b ~ ~ i î d oune
n n evie
r « inauthen- tion, autrement dit à effacer autant que possible toute relation de pou-
tique » pour se laisser activement absorber par la contemplation. voir. Mais la vie humaine est aussi faite d'« amitiés imparfaites »,
frappées d'inégalité (kat'uperbolên), dans lesquelles l'un des partenai-
2.4. Au-delà du principe du pouvoir res l'emporte sur l'autre. On pourrait dire dès lors que l'exercice éthique
de soi a montré ce qu'est un pouvoir parfait : un pouvoir aboli dans
Il n'y a plus qu'un pas à franchir, mais il est vrai que c'est celui de l'inter- l'égalité et l'identité parfaite avec soi. Et que tout ce qui reste non divin,
prétation, pour rapprocher l'ataraxie, l'apatheia et l'autarcie contem- ou non divinisable, indice de la différence ontologique irrévocable entre
plative grecques de la Gel~~sset~I~eit de Eckhart puis de Heidegger. Cette Dieu (celui d'Aristote, en l'occurrence) et l'homme, n'est que pouvoir
interprétation suggestive est présentée avec nuances par Alain de Libera imparfait. La hiérarchie foncièrement inégalitaire de la société grecque
(Penser au Moyen Âge, 199 1 , chap. VIII) : la Gelassenheit, dont et des modèles politiques platonicien ou aristotélicien est là pour nous
Heidegger dit qu'il s'agit d'un N vieux mot » désignant la sérénité, le rappeler : le pouvoir, en tant qu'il est imparfait, s'exerce à l'inégalité.
l'égalité d'âme en présence des choses, ou dont Eckhart disait qu'elle
est « l'abandon de la volonté propre à la volonté divine », cette forme
d'« abandon » donc, « peut être considérée comme l'équivalent eckhar-
2.5. L'option antique
tien de ce qu'Aristote appelle dans l'Éthique à Nicom~iqueles "états Ce qui demeure assez frappant dans l'univers des éthiques antiques, sur-
d'impassibilité et de repos", autrement dit la vertu entendue comme tout grecques, c'est la centralité du rapport à soi : non que la relation à
absence de passions, apatheia. » Cependant, ajoute Libera, « ce autrui ne relève pas de l'éthique, mais elle semble comme subordonnée
qu'annonce la Gelassenheit, c'est la fin d'une conception instrumentale à la maîtrise que l'on doit au préalable acquérir sur soi. À cet égard, on
de la pensée, qui, toujours, revient à la même équation, naguère formu- peut adopter le vocabulaire de Ricœur et admettre une différence
lée par Lacan, selon laquelle dire que "l'homme pense avec son âme", conceptuelle, et non pas simplement étymologique, entre l'éthique et la
ça veut dire que l'homme pense avec la pensée d'Aristote. L'abandon morale. L'éthique demeurerait attachée à l'héritage antique, ou, si l'on
eckhartien est plus qu'aristotélicien (. ..) parce qu'il renoue avec l'ins- veut. aristotélicien : une perspective téléologique dans laquelle on vise
piration la plus constante du néo-platonisme. Abandon est le nouveau une vie bonne, un accomplissement de soi. « avec et pour les autres »
nom de la pensée en acte, une pensée qui ne pense plus avec rien, mais précise Ricœur pour les étourdis qui confondraient autarcie et égoïsme
se retire de tout en laissant être toutes choses, y compris Dieu. » Tout foncier. La morale. dans une perspective bien davantage kantienne,
laisser être : n'est-ce pas l'abolition absolue de l'idée de pouvoir ? Chez serait attachée à une analyse déontologique : que devons-nous faire,
Aristote, comme le remarque lui-même Libera, nous ne sommes pas dans quelle nonne nous oblige-t-elle ? L'éthique serait donc essentiellement
un tel schéma mystique, ne serait-ce que par cette remarque d'Aristote
dans l'Éthique à Nicomaque (X, 8, 1 178 b) : faire le Dieu (athanatizein)
_
.-
%
optative. et la morale fondamentalement impérative (Ricœur, Éthique
et morale, 1990, dans Lectures 1).Cette distinction, bien entendu dis-
est un sommet rarement atteint dans nos vies d'hommes, même s'il en 2 cutable (ne serait-ce que parce que Ricœur lui-même ne cesse d'affirmer
fait le prix ; le reste du temps, il faut bien faire l'homme (anthropeues- 8
'Q>
la liaison indissoluble de l'éthique et de la morale, fût-ce au profit d'une
thai). En Dieu mortel qu'il est, l'homme ne doit pas seulement avoir .e priorité de la première, ce qui donne lieu à une suggestive critique de
L?
une vie théorétique, mais aussi d'actions, ce qui recouvre la bios poli- 2 part de P. Audi, dans la Supériorité de l'éthique, 1999, p. 25), est assez
tikos, la vie politique. Aristote, mais encore les écoles hellénistiques, éclairante pour opposer l'éthique antique et la pensée morale moderne
épicurienne ou stoïcienne, n'oublient jamais que l'être humain n'est pas et contemporaine. Dans l'Antiquité, le vrai pouvoir semble être celui
un dieu. En lui la perfection éthique est une manière d'abolition absolue que l'on conquiert sur soi. Le souci éthique est bien un « Souci de soi »,
du pouvoir. Mais c'est bien là un idéal vers lequel il s'agit de tendre. g même si un tel souci est indissoluble d'un souci de la cité et des autres,
L'abandon des relations de pouvoir et son humaine difficulté n'appa- comme ont pu !e montrer Michel Foucault (op. cit.) ou Pierre Hadot
raissent sans doute nulle part mieux que dans le magnifique passage de (par exemple dans Qu'est-ce que la philosophie antique ? 1995). La
l'Éthique à Nicomaque consacré à l'amitié : une amitié parfaite est (ou « modernité » pourrait commencer lorsque le souci d'autrui prend le pas
devrait être) une réciprocité idéale, une égalité absolue en laquelle ne $ sur le souci de soi. En choisissant certes des extrêmes par le style et par
s'exerce plus le moindre effet de pouvoir (qui suppose une inégalité 2 la chronologie, on pourrait opposer le Souci éthique de soi antique et
78 Le pouvoir sur soi

foucaldien au « Souci moral », titre du chapitre IV de Wise choices, opt Chapitre 6


,feelings (Ann Arbor, 1990), œuvre dans laquelle Allan Gibbard tente
de construire une théorie du jugement normatif. Le souci « moral D, Pouvoir et impuissance de la volonté
même s'il s'agit d'en exhiber une normativité à partir de l'examen des
sentiments << moraux » véhiculés dans nos pratiques collectives, est fon-
damentalement pensé à partir de la relation à l'autre. La philosophie
« morale » en ce sens a un tour politique : il s'agit de gérer les relations
avec l'altérité. La philosophie « éthique », concernerait, elle, non les
conduites admises ou répréhensibles vis-à-vis d'autrui, mais bien la
1 . L e pouvoir d e la volonté est-il impérial ? .................... 79
tournure qu'il s'agit de donner à notre vie pour pouvoir la vivre pleine- 1 .1 . Désirer ou vouloir .................................................... 79
ment. Si cette opposition a un sens en termes de pouvoir, on pourrait 1.2. En deçà et au-delà du dualisme
entre raison et passion .............................................. 80
dire que c'est le suivant : une économie du pouvoir sur soi opposée à
1 .3. Chacun est commis à soi-même ................................ 81
une stratégie du pouvoir sur autrui et d'autrui sur nous. Si I'on adopte
1.4. La joie pure de la cohérence intérieure ...................... 82
l'interprétation proposée par Audi (Supériorité de l'ithique, op. cit.), il
faudrait alors certainement ranger Wittgenstein parn~iles tenants de la 2. De la volonté à l'autonomie ......................................... 8 3
première et les contempteurs de la seconde. 2.1 . L'optatif ou l'impératif ............................................ 83
2.2. Réalisations antique et moderne de soi ...................... 83
2.3. Le pouvoir de la liberté : l'autonomie ........................ 85
3. Christianisme et pouvoir sur soi .................................. 86
3.1 . Apr-osputheiu ........................................................... 8 7
3.2. Le gouvernement de soi par l'herméneutique de soi .... 8 8
3 . 3 . L'impuissance de la volnnté
et le pouvoir de la liberté .......................................... 89

1.1 . Désirer ou vouloir


Dans la version aristotélicienne de l'éthique, le pouvoir que I'on prend
sur soi n'est pas le fait d'une obnubilation de la volonté. Certes, le sage
doit bien continuer à vouloir être sage, mais ce vouloir ne s'oppose pas
au désir. La proairi.sis aristotélicienne (la << préférence raisonnée D)
n'introduit pas, comme le commente Ricœur (La raison pratique. dans
Du texte à 1 'action, 1986, p. 24 1 ), de coupure entre le désir et la raison,
mais tire du désir lui-même les conditions d'exercice de la raison déli-
bérante. Agir de fagon éthique, asseoir un pouvoir sur soi relève donc
en partie de ce qu'Elisabeth Anscombe appelle un « caractère de dési-
rabilité ». Dans la version stoïcienne de l'éthique, il en va tout autre-
ment. On pourrait avancer que les stoïciens ne font que pousserjusqu'à
l'exacerbation un trait présent dans la littérature homérique puis tragi-
que : l'hiatus entre l'acte intentionnel et les actions non intentionnelles,
les deux impliquant toujours une certaine forme de responsabilité (cf.
80 Le pouvoir 5ur soi Pouvoir ~t impuissance de Ir]volonté 81

B. Williams, Reconnaissance de la responsabilité, dans La Honte et la l'empire intérieur de la volonté. « Ne veux-tu pas aller au secours de
nécessité, 1993, 1997). Les stoïciens seront littéralement obsédés par toi-même ? » s'écriera-t-il dans ses Entretiens (IV. 9, 13). Le secret de
cette question : qu'est-ce qui dépend de nous, et qu'est-ce qui n'en la domination sur soi n'est-il pas tout simplement dans la volonté ?
dépend pas ? De quoi sommes-nous responsables ? Or, dans la physi- L'âme humaine, dira-t-il encore, est maniable : pour la redresser, il suf-
que stoïcienne, tout est lié dans une harmonieuse interdépendance. fit de le vouloir. Le divin nous a fait ce don paradoxal et lumineux selon
Sous l'égide d'un Destin implacable, les événements s'enchaînent : ne Épictète : celui d'une volonté, d'un libre pouvoir sur lequel il n'a lui-
serait-ce pas une folie de vouloir qu'ils surviennent comme il nous même aucun pouvoir ! « Je t'ai fait don d'une parcelle de ce qui est à
plaît ? La sagesse consistera donc à vouloir que les choses arrivent nous, cette puissance de vouloir et de ne pas vouloir, de rechercher et
comme elles arrivent. Ce qui dépend de nous, ce n'est donc d'autre que d'éviter et, en général, le pouvoir d'user des représentations » (ibid., 1,
notre volonté, qui est, du même coup, la forme même de notre respon- 1, 12). Ce pouvoir divin en nous ne suppose qu'une correction des
sabilité. « Pour donner un minimum de sens à la responsabilité morale, « représentations ». autrement dit des jugements de la raison. Si le juge-
il ne faut pas que nos actions soient sans causes, il ne faut pas non plus ment est libre, il fonde la volonté, mais peut errer. L'instruction du juge-
qu'elles aient des causes extérieures à nous et indépendantes de nous ment, l'éducation de la droite raison sauveront la volonté de ses
(. . .) ; il faut qu'elles soient véritablement nos actions, c'est-à-dire que errances, la rétabliront dans son pouvoir impérial parce qu'en lui trans-
nous en soyons les causes » (J. Brunschwig, Philosophie grecque, paraît une « parcelle » du divin. Le point culminant de cette autonomie
1997, p. 549). La responsabilité s'exercera donc à la volonté. dans le de la volonté devient une autonomisation de la volonté par rapport au
but avoué d'une prise de possession de soi, qui est une véritable prise divin (c'est-à-dire à la Nature, puisque chez les stoïciens comme plus
de pouvoir. Cet idéal de domination suppose un combat contre les pas- tard chez Spinoza, il s'agit d'un Deus sive Natura : Dieu, c'est-à-dire
sions, dans lesquelles les stoïciens ne voient que des maladies de la la Nature) : « La volonté ne peut être vaincue que par elle-même D
volonté : en aucun cas elles ne sauraient avoir chez eux une force pro- (ibid., 1, 29, 12).
pre, une énergie qu'on pourrait exploiter, comme ce sera le cas bien
plus tard dans la philosophie de Spinoza. La passion n'est, en tant que 1 . 3 . Chacun est commis à soi-même
telle, qu'une aberration de la raison : un jugement erroné qui est devenu
une impulsion de l'âme. Le stoïcisme offre dès lors une analyse très fine des relations de pouvoir.
Le stoïcien sait parfaitement que nombre d'événements ne sont pas en
son pouvoir : peut-être même tous. Il sait qu'un Destin est à l'œuvre
1 . 2 . En deçà et au-delà du dualisme entre raison et passion
dans le monde, il sait que la réussite dans l'accomplissement de nos
Il faut insister sur ce point : les passions ne sont pas opposées à la raison. actes ne dépend certes pas seulement de nous, et parfois ne dépend abso-
Un tel dualisme n'existera que chez des stoïciens tardifs, comme Pané- lument pas de nous. Les autres hommes, les événements extérieurs, les
tius de Rhodes, ou encore chez Cicéron, sous l'influence des philoso- circonstances, en somme le Destin, peuvent contrarier nos volontés.
phies platonicienne et aristotélicienne. Pour l'ancien stoïcisme, celui de Mais cela lui est indifférent : tout lui est indifférent excepté l'intention
Chrysippe, il n'y a pas de logos opposable à un alogon : dans une pers- morale de son acte, sa volonté de modifier profondément son attitude à
pective moniste, il n'y a qu'une maladie de la raison elle-même, qu'il l'égard du monde, dont il doit apprendre à vouloir qu'il advienne
faut rétablir dans ses droits par une thérapie appropriée. L'idéal sera comme il advient. Ce qui compte pour lui n'est donc pas du tout le pou-
désigné comme un pouvoir total sur soi : parvenir à placer toutes nos voir extérieur sur les choses, l'efficacité pragmatique de son vouloir.
passions « in nostra potestate », écrira Cicéron (Tusculanes, IV, 3 1,65). mais son propre pouvoir sur lui-même. Ce qu'il construit n'a pas de
Contre les mouvements déréglés du pathos, le sage développera l'éner- commune mesure avec des effets de pouvoir pratiques dirigés vers
gie rationnelle de la boulesis, que Cicéron traduit par « volonté » (ibid., l'extérieur de lui-même : c'est sa propre « Citadelle intérieure », pour
VI. I l - 12), à condition qu'il comprenne bien que le pathos est un écart reprendre le titre de l'étude de Pierre Hadot sur Marc Aurèle (1992).
de la raison elle-même. En cette sculpture volontariste de soi, il y a quel- Pour autant, il ne se désintéresse pas du genre humain et de la vie
que chose de marmoréen que l'on reprochera souvent aux stoïciens, non sociale : tout au contraire, il tente de se mettre au service de la commu-
sans quelque exagération : ils reconnaissaient tout de même une forme nauté humaine. On sait que les stoïciens traversèrent l'Antiquité comme
d'eupatheia, de joie ou d'émotion de la raison, de même que leur « apa- une lumineuse et singulière comète, défendant l'égalité parfaite de
thie » n'implique pas qu'ils soient absolument insensibles aux vicissi- nature entre tous les êtres humains, contre toute une civilisation profon-
tudes de l'existence. Epictète prônera cependant, au plus haut point, dément inégalitaire. Mais avant d'être responsable de l'universalité de
82 Le pouvoir sur soi Pouvoir et impuissance de la volonté 83

l'humain, le stoïcien doit l'être de lui-même. L'oikeiôsis stoïcienne,


cette intuition en nous et en autrui de l'humain, qui est donc aussi une
2. De la volonté à l'autonomie
reconnaissance en autrui d'un alter ego, sera magnifiquement traduite
par Cicéron et Sénèque en latin : c'est une « commendatio » et une 2.1 . L'optatif ou l'impératif
« conciliatio » dira Cicéron, une inclination qui nous attache et nous
confie à nous-même ; mais au « commendare » cicéronien, Sénèque L'ambiguïté finale de la volonté stoïcienne consiste sans doute en ceci
ajoutera un « committere » : « Sibi quisque commissus est », chacun est qu'elle ne parvient pas - mais qui s'en étonnerait ? - à s'extraire du
commis à soi-même. paradigme antique de l'éthique : elle est soumise à une fin. Elle n'est
une bonne volonté que par le Bien qu'elle vise (l'eudaimonia), propo-
1.4. La joie pure de la cohérence intérieure sition que Kant proposera de renverser dans le célèbre raisonnement des
Fondements de la métaphysique des mœurs, en déposant le caractère
S'agit-il bien d'un pouvoir impérial de la volonté ? La question est moral de la volonté dans sa forme et non dans son objet. En paraphrasant
importante dans la mesure où les stoïciens seront unanimement donnés la formule husserlienne de Sartre (« toute conscience est conscience de
en exemple de volontarisme hyberbolique et, pour finir, inhumain. quelque chose D), on peut dire que toute volonté est volonté de quelque
Sénèque lui-même, dans l'Antiquité latine, tâcha de tempérer la sévérité chose. Or, dans l'Antiquité, c'est en quelque sorte l'objet voulu qui défi-
des maîtres grecs du stoïcisme. Contre leur inhumana duritia, leur sévé- nit la volonté, qui, elle-même, n'est d'autre qu'une sorte de désir réflé-
rité inhumaine, il brossera les traits d'une figure assouplie du stoïcisme, chi : orexis dianoêtikê. L'idéal moral n'est pas encore impératif, comme
en laquelle les passions sont soumises au contrôle, et non au dressage, il le sera dans la morale moderne, d'obédience kantienne, mais optatif,
de la volonté et de la réflexion. Apprendre à vivre sera toujours l'œuvre comme le dit Ricœur, ou « attractif », comme le proposait Henry Sid-
ultime, mais sous l'espèce d'une cohérence avec soi-même, d'un dépas- wick (The Methods of Ethics, 1907). La philosophie morale oppose
sement des dissensions, davantage que sur le mode d'un empire absolu depuis Sidgwick, et en référence à une analyse proposée par Kant lui-
de la volonté. Cependant, en dépit des variations inévitables de la doc- même, des théories du bien à des théories du juste, au point qu'une telle
trine stoïcienne durant sa longue vie antique, demeure une constante : alternative est devenue (right versus good) un véritable topos de la phi-
la volonté n'est pas recherchée pour elle-même. Le pouvoir qu'elle losophie anglo-saxonne de la seconde moitié du XX' siècle. La priorité
assure n'est pas non plus son but propre. Dans l'antique paradigme de accordée au bien définit les éthiques téléologiques antiques (définies par
l'eudémonisme, le pouvoir sur soi se replie toujours dans cette tranquil- un télos, un but ultime qui est l'objet absolu et idéal du désir réfléchi :
lité d'âme qui est par excellence une absence d'affrontement avec soi- l'eudaimonirr considérée comme Souverain Bien), alors que la priorité
même : l'eudaimonia aristotélicienne, devenue l'euthymia stoïcienne, accordée au juste dans une perspective déontologique (ce que l'on doit
cette pure joie intérieure que Sénèque traduira un peu platement il est faire au sens d'un devoir à l'égard d'une norme qui ne peut être définie
vrai par « tranquillitas rrnimi ». Nous voici donc revenu au point pré- par ce que nous désirons, et l'idée que nous sommes absolument liés
cédent : l'ataraxie du sage excède toute idée de pouvoir sur soi-même, .- par des obligations même si nous avons la certitude qu'une autre façon
qu'il fût de maîtrise souple ou de domination sévère. C'est au bonheur d'agir produirait globalement un bien plus grand) définirait les morales
que l'on reconnaîtra le sage, et donc le vrai pouvoir : celui qui semble kantiennes et néo-kantiennes. Cette opposition ne nous intéresse ici
" qu'en regard des idées d'accomplissement de soi et de pouvoir en soi
annuler tous les pouvoirs, comme Épictète l'esclave, heureux dans ses
chaînes, ou Sénèque en prison ou en exil. La volonté finit par s'annuler ,O
et sur soi. Examinons-la donc un instant en ce sens.
m
ou se dépasser en pur détachement. Mais était-elle bien si puissante et C

impériale avant d'être dépassée ? Les stoïciens insistant sur la nécessité $n


.-
2.2. Réalisations antique et moderne de soi
d'exercices spirituels constants semblent de ce fait très conscients de la
précarité de la maîtrise obtenue sur soi, puisqu'il faut bien l'entretenir 8 Il est très net que les théories téléologiques du bien sont orientées,
sans cesse. Du reste, ils ne seront pas unanimes sur cette question d'une
g comme nous l'avons dit, vers un certain mode d'acquisition de pouvoir
'1 sur soi, à condition de comprendre que ce « pouvoir » est moins une
toute-puissance de la volonté, alors qu'ils seront plus largement sensi-
bles à une possibilité de perversion de la volonté : si la raison faiblit à ' domination ascétique, une lutte contre soi, qu'une réalisation de soi. Ce
$~1 modèle antique d'une éthique de vertu, et non de la règle, a ensuite été
diriger celle-ci en conformité avec l'ordre divino-naturel, l'individu partiellement éclipsé au profit des morales du devoir, liées à la théologie
peut s'exténuer dans une lutte stérile avec lui-même. chrétienne. La priorité du juste sur le bien provient donc essentiellement
- -- -- --
-

84 Le vouvoir sur soi Pouvoir et inipuis\dnce de la volonte 85

de la philosophie kantienne du devoir. Kant soutenait dans la Critique de réalisation de soi, il n'est pas certain que I'on s'oppose absolument
de la raison pratique que les concepts de bien et de mal ne sont pas à Kant, quoiqu'on viole évidemment la priorité définitive qu'il accorde
définis antérieurement à la loi morale, et doivent au contraire être définis au juste sur le bien. La réalisation de soi est une sorte d'augmentation
d'après elle. En ceci, il poursuit philosophiquement une tradition théo- en soi de la liberté dans la philosophie grecque, par soumission réfléchie
logique : cette conception apparaît peut-être, suggère Charles Larmore à une fin parfaite que I'on ne choisit pas fondamentalement puisqu'elle
(Le Juste et le bien, article, 1990, 1993) pour la première fois à la fin s'impose comme naturelle. La maîtrise kantienne de soi n'a. elle aussi,
du Moyen Âge, chez des franciscains comme Scot et Ockham. Rejetant, de sens que sur l'horizon de la liberté, mais sans doute de façon infini-
écrit-il, l'idée d'un ordre naturel au nom de l'omnipotence divine, le ment plus radicale et plus profonde.
fondement des préceptes moraux n'est plus, selon eux, ce que désire
naturellement l'homme, mais ce que Dieu commande. L'omnipotence 2.3. Le pouvoir de la liberté :l'autonomie
divine (le pouvoir absolu de Dieu) déplace donc la sphère de la souve-
raineté : dans l'éthique de la vertu, l'homme ne semble jamais séparé - examiner un instant la doctrine kantienne. Cha-
11 nous faut à cet égard
de l'idéal éthique, qu'il peut tenter d'accomplir, voire de « réussir », cun sait que la morale de Kant se fonde notamment sur une distinction
puisque c'est en quelque façon « en son pouvoir » ; dans la morale théo- entre l'hétéronomie et I'autonomie. Est hétéronome tout Bien défini à
logique post-franciscaine, la loi divine est placée bien au-dessus du désir l'extérieur du sujet moral et auquel il est contraint de se soumettre : or,
une telle perspective ruine la morale, nous dit Kant. Est au contraire
humain, qu'elle surplombe et écrase de sa souveraineté absolue. Le
autonome une morale fondée sur la liberté du devoir, sur une « bonne
« pouvoir » de se réaliser soi-même, ce qui implique aussi « par soi-
volonté ». Or, ce qui fait la bonne volonté, ce ne sont pas ses œuvres,
même », est infiniment diminué. Les avatars nombreux de la théologie
ni sa rectitude dans la poursuite d'un Bien qui serait posé hors d'elle
de la Grâce sont là pour nous rappeler, dès Augustin, que l'homme ne
dans un ciel intelligible, c'est sa pure rectitude intérieure : « c'est en
fait pas seul son salut par ses propres pouvoirs. Par ailleurs, face à la
soi qu'elle est bonne », et non par relation à des valeurs posée hors
loi transcendante, l'homme devient un simple sujet de devoir. La d'elle. En définitive, la bonne volonté, c'est la volonté d'agir par
morale. devenue impérative, trait qui sera porté à un point culminant devoir, c'est-à-dire par liberté. La pureté du devoir implique donc
par Kant. « Devoir » (se conformer à la loi morale) suppose « pou- d'abord un fait (de raison) lumineux, celui de la liberté. Cette alliance
voir » : nul ne peut être tenu pour responsable moralement s'il n'a pas indissoluble du devoir et de la liberté va s'exprimer dans le concept
le pouvoir de remplir ou de renier une obligation à laquelle il est tenu. d'autonomie. La volonté morale est une volonté autonome, parce
Mais ce pouvoir n'est plus celui de la réalisation de soi au sens antique : qu'elle découvre en elle-même sa propre loi, ce qui ne veut pas dire
il est devenu le pouvoir de se plier à un pouvoir absolument supérieur que cette loi soit subjective : n'étant plus contrainte de l'extérieur
à nous-mêmes qui est la loi elle-même. Certes, cette loi est, selon Kant, (l'hétéronomie qui ruine la morale au lieu de la fonder), c'est intérieu-
la forme même de la liberté. Deux interprétations globales de Kant sont rement que la volonté découvre l'universalité. Cette opération est pos-
alors possibles. Selon la première, qui est sur ce point partagée aussi
bien par Nietzsche que par un certain nombre de critiques des « théories -
- sible, et compréhensible, si l'on distingue avec Kant la matière et la
forme d'un acte. La matière de l'acte, c'est l'objet visé par cet acte. La
du juste >> dans la philosophie anglo-saxonne contemporaine, cette 2 forme, c'est ici l'exigence de v i ~ e par
r liberté et universellement : ce
liberté est une notion exorbitante, le masque métaphysique d'une sou-
mission pure et simple à une loi morale aussi universelle qu'abstraite et
!
'a
qui va fonder l'impératif catégorique. Le devoir est pouvoir chez Kant :
2 mais à condition de saisir que c'est la liberté qui est en dernière instance
impraticable. Selon la seconde, la dépossession apparente de souverai-
neté morale chez Kant permet en réalité au sujet d'acquérir un pouvoir
3 le pouvoir. Il y a sur ce sujet une formule éclairante dans la lecture
heideggérienne de Kant proposée naguère par Henri Birault (Heidegger
immense que ne pouvaient lui promettre les éthiques antiques de la o t l'expérience de lapensée, 1978, p. 87) : « La loi morale et la liberté
vertu, toutes occupées à se plier, elles, à unejin unique et dans le fond
elle aussi souveraine (n'est-elle pas le Souverain Bien ?) : celui de la
liberté. Par la soumission à loi, j'expérimente que je suis libre. Lorsque
1! conçue comme pouvoir d'obéir à cette loi se conditionnent mutuelle-
ment. >> Ces principes profonds et célèbres de la Critique de la raison
! pratique (1788) et des Fondements de la métaphysique des meurs
I'on défend, comme le fait par exemple Elisabeth Anscombe (Modern (1785) ne portent pas directement sur la question de la maîtrise de soi.
Moral Philosophy, 1958), l'idée selon laquelle le juste et le devoir ne g Pour saisir le lien étroit entre celle-ci et la doctrine de l'autonomie, il
sauraient jouer un rôle fondamental en théorie morale et qu'il est néces- 9 faut revenir vers un texte un peu plus ancien de Kant, celui des Leçons
saire de réhabiliter l'antique idée des vertus conçues comme des formes d'étlzique qu'il prononça entre 1775 et 1780. L'une de ces leçons porte
Pouvoir et impuissance de la volonté 87
86 Le pouvoir sur soi

précisément ce titre : « De la muîtrise de soi » (trad. 1997). Kant y écrit 3.1. Aprospatheia
ceci : « L e principe universel de la maîtrise de soi est l'estime Ce thème est très présent, comme on peut s'en douter, chez les Pères
(Schatzung) de sa personne en rapport avec les fins essentielles de de l'Église. La pratique spirituelle suppose un exercice de soi, un entraî-
l'humanité ou de la nature humaine. » Ce principe est premier : les nement au « gouvernement de soi » qui poursuit dans un nouveau cadre
devoirs envers soi-même sont les conditions sous lesquelles les autres de pensée le projet antique. Foucault poursuivait d'ailleurs en direction
devoirs peuvent être remplis. Certes, dans ce texte, la maîtrise de soi de la patristique l'étude qu'il avait entreprise dans son Histoire de lu
est encore posée par Kant dans le vocabulaire assez classique de la sexualité, lorsque son œuvre fut interrompue par sa disparition. L'héri-
« domination » de soi, de l'opposition à la « plèbe » en soi, qui doit tage chrétien en matière de « science pratique » du travail sur soi se lit
être « sounlise au commandement », bref, de 1'« autocratie » (tel est le ensuite par excellence dans les écrits mystiques de la tradition occiden-
terme qu'il emploie), et non encore d'« autonomie ». Mais les fonde- tale catholique, ou dans les « manuels » de pratique spirituelle de la tra-
ments de sa doctrine se dessinent déjà nettement : si la maîtrise de soi dition orientale orthodoxe. Quel pouvoir plus précieux auquel accéder,
est bien un « devoir suprême », c'est bien parce qu'elle implique la sinon celui de la maîtrise silencieuse des pensées chaotiques qui s'oppo-
découverte et la réalisation de la liberté. Plus tard, le texte de la Méta- sent à la concentration et à l'abandon de la prière ? On peut à cet égard
physique des mœurs éclaircira définitivement le sens de cette exigence se demander pourquoi le christianisme a souvent semblé infiniment plus
d'un empire sur soi : la vertu, fondée sur la « liberté interne », aura obsédé dans ses écrits, son influence et ses querelles internes, par la
pour commandement positif de mettre les penchants sous le pouvoir question du pouvoir politique que par celle en principe autrement plus
de la raison. S'« estimer » soi-même sera se respecter : savoir cultiver essentielle, dans le cadre de la relation de l'homme à Dieu, de la maîtrise
en soi la liberté et non l'aliénation à un Bien extérieur ou, pire, à nos de soi dans la prière.. . La pénétration extrême des écrits mystiques occi-
penchants. On sait que Hume critiqua en son temps (dans son Enquête dentaux et orientaux en matière de description du « mental », la richesse
sur les principes de la morale, appendice 4) la théologie chrétienne de cette séculaire expérience d'une lente et difficile prise de pouvoir de
traitant la morale comme un ensemble de lois civiles, faites d'interdic- l'esprit sur lui-même (pouvoir qui, bien entendu ne vise en rien une
tions et de permissions. La morale kantienne ne reconduit pas une autocratie, mais une ouverture, un « éveil », à Dieu), peuvent permettre
morale religieuse « hétéronome », et invente encore moins un nouveau de voir dans cet héritage une sorte d'anticipation de la description phé-
code des permissions et des interdictions. Elle développe au contraire noménologique de la conscience par Husserl. À l'instar de la philoso-
une théorie du pouvoir légitime (en soi, en société) fondée sur la phie antique, le christianisme se présenta autant comme un discours que
liberté : le pouvoir légitime rend libre, c'est-à-dire autonome. Les doc- comme un mode de vie visant un progrès spirituel. À la théologie grec-
trines « procédurales » du juste pouvoir politique retiendront cette forte que, celle de Platon ou celle de la Métaphysique d'Aristote. a succédé
idée kantienne : une priorité accordée à la liberté sur le bien-être, puis- une autre théologie, celle d'un logos révélé et incarné. La « philoso-
que ce dernier, lié au modèle antique d'une réalisation de soi, soumet phie » chrétienne, dont l'époque moderne doutera bizarrement qu'elle
le sujet à une téléologie du bien. puisse porter ce nom, alors ~ ê m que e les philosophes occidentaux sont
des théologiens jusqu'à I'Age classique (et pour certains, même au-
delà !), ne fut pas avant tout une doctrine théorique, mais une manière
de vivre : une sagesse vécue, exactement comme le fut celle des écoles
philosophiques grecques, auxquelles personne ne songerait sérieuse-
ment contester le label de « philosophie ». Les travaux érudits sur les
La critique de Hume que nous venons d'évoquer ne saurait cependant
premiers siècles de l'Église et sur la tradition monastique montrent à
épuiser le sens du christianisme en matière de morale. Au cours des
l'envi que les catégories «profanes » de la maîtrise des passions, de
siècles et selon de multiples variations non seulement temporelles, mais
l'atteinte de la paix intérieure de l'âme y sont reconduites. Certes, cette
encore locales ou liées à tel ou tel courant théologique, le christianisme
« concentration en soi-même » n'est plus un simple pouvoir pris sur le
produisit bien autre chose qu'une morale ramenée à des règles figées,
flux des pensées passionnelles : c'est une conversion de l'âme, une
à un catéchisme d'interdictions et de permissions. Puisque nous exami-
orientation vers le divin. sous la plume de Grégoire de Naziance, de
nerons plus en détail les relations du pouvoir et de la doctrine chrétienne
Basile de Césarée ou d'Athanase. L'apatheia n'est plus un but en soi,
dans le chapitre suivant, contentons-nous ici de quelques remarques sur
mais une étape sur le chemin spirituel qui mène à l'aprospatheia - le
le thème de la maîtrise de soi.
88 Le pouvoir sur soi Pollvoir et inipuissance de la volonté 89

détachement, puis à l'abandon en Dieu. La thérapie antique de soi n'est une formule de Jean-Louis Chrétien (La Voix nue, Phénoménologie de
plus qu'une propédeutique. la promesse, 1990, p. 69) : « Répondre de ses actes, ce n'est pas avoir
à les porter, mais avoir à s'y comprendre, ce n'est pas avoir à les recon-
3.2. Le gouvernement de soi par l'herméneutique de soi naître, mais avoir à s'y reconnaître. » Telle serait la responsabilité « her-
méneutique » insufflée par le christianisme. Un tel « pouvoir » intérieur
Et puis, advient également ce bouleversement antiplatonicien et anti- se détourne de tout pouvoir extérieur, tentant d'exercer une domination
aristotélicien qui scandalisera Nietzsche : la haute entreprise de détour- sur les choses. Il faut lire sur ce point la leçon de Maître Eckhart (Ser-
nement de l'âme des faux pouvoirs du monde sensible vers le vrai mons et Traités, trad. P. Petit, 1942). Dans le sermon « Des Justes », il
Pouvoir intelligible et divin n'était concevable, dans le monde antique, réfute les actions réalisées au nom d'un « pourquoi ? », « en vue de
que pour une poignée d'aristocrates (si du moins l'on excepte les auda- quelque chose ». « Le juste, écrit-il, ne cherche rien par ses œuvres. »
ces cosmopolites des stoïciens sur ce point) ; le christianisme finira par Agir « sans aucun pourquoi » : c'est le sermon « Du détachement » qui
faire admettre une telle « morale » par les masses populaires, suscitant éclaire cette formule. Il s'agit de ne plus rien rechercher hors de soi, de
le dégoût nietzschéen dans la célèbre formule de la préface de Par-delà réaliser cette vertu ultime, qu'Eckhart place au-dessus de la compassion,
le bien et le mal : « Le christianisme est un platonisme pour le peuple. D de l'humilité ou de l'amour : faire taire en soi la logique du pouvoir,
L'originalité du christianisme dans sa « méthode » du gouvernement de celle de l'intention d'agir sur quelque chose, vouloir non plus désormais
soi sera sans doute aussi d'avoir introduit, et donc également « popula- être quelque chose, mais vouloir « n'être rien ».
risé », une herméneutique de soi, pour reprendre ici l'ultime analyse Ce pouvoir sur soi de la théologie mystique pose cependant un pro-
foucaldienne. La pratique de l'examen de conscience, celle de la blème de fond, dont elle a d'ailleurs une vive conscience : quelle place
confession, la recommandation faite à chacun de « prendre note » des est accordée à la volonté du sujet ? En quoi a-t-il le moindre pouvoir
mouvements de son âme ouvrent la voie à une nouvelle forme de maî- sur lui-même ?
trise et de constitution de soi : celle de l'interprétation infinie. Religion
du Verbe et de son interprétation, le christianisme enfante naturellement
une maîtrise herméneutique de soi qui ne peut jamais devenir une domi- 3.3. L'impuissance de la volonté et le pouvoir de la liberté
nation de soi : tout Pouvoir est en Dieu. La conscience herméneutique ne Nous avons déjà évoqué ce problème. Le monde antique ne connaissait
pourra jamais prétendre à une transparence à soi-même. C'est Hans- pas une volonté divine, mais une harmonie cosmique. L'homme chris-
Georg Gadamer qui semble savoir le mieux expliquer cette difficulté, tianisé découvre, lui, dans le même temps la Volonté divine et une exa-
dans le chapitre de Langage et vérité (1995) consacré au Problème de cerbation du rôle de sa propre volonté : n'est-ce pas par sa volonté qu'il
la compréhension de soi : « Tout comprendre est finalement un se-com- est soumis au péché et qu'il peut tenter de mériter son salut ? La volonté
prendre, mais pas au sens d'une possession de soi antérieure ou finale- libre a donc une portée ambivalente : elle est bien ce par quoi il y a du
ment atteinte. Car ce se-comprendre ne s'effectue toujours qu'à travers mal dans le monde, mais aussi ce qui permet de commencer de s'arracher
le comprendre d'une Chose et n'a pas le caractère d'une libre réalisation à ce mal. Cette ambivalence devient scission de la volonté elle-même :
de soi. Le soi que nous sommes ne se possède pas lui-même. On pourrait son drame, c'est qu'elle ne peut à elle seule assurer le salut de l'âme,
dire plutôt qu'il s'advient. Or ce que dit effectivement le théologien, puisqu'elle ne saurait se substituer à la Volonté divine. L'homme n'a
c'est bien que la foi est un événement tel, qu'il fonde un homme nou- pas une volonté unifiée et toute puissante. Sa volonté marquée par le
veau. (...) Nous ne nous comprenons pas nous-mêmes, si ce n'est Péché est divise et indécise, puisque l'homme tout entier est divisé inté-
devant Dieu. » La maîtrise et la constitution herméneutiques de soi ne rieurement par le Péché. Le théologien Karl Rahner dira que « cette divi-
peuvent donc pas être strictement autonomes : elles ont lieu en présence sion de l'homme en lui-même devient sans doute souvent pour lui
de Dieu, et ne visent plus à créer un sage autarcique, mais un homme l'occasion de sa perte, mais - qui sait? - peut être plus souvent
nouveau, sans cesse renouvelé par une interprétation infinie de soi et de encore l'occasion de son salut, parce qu'elle l'empêche d'être totale-
Dieu en soi. Ce nouveau paradigme suppose que la liberté et la volonté ment mauvais » (« Le concept théologique de concupiscence », Écrits
ne soient plus solitaires. La doctrine théologique l'explique en parlant théologiques, t. IV, 1966, p. 239). Ni bon, ni totalement et irrémédia-
des anges : ils portent en eux un vouloir, mais non une responsabilité, blement mauvais, l'homme peut et doit tenter de transmuer sa volonté
cette dimension positive de la liberté humaine selon Thomas d'Aquin. ambivalente en « bonne volonté ». Mais il ne le fera qu'avec l'aide du
Être responsable signifie d'avoir à répondre de ses actes, et non pas pouvoir infini de Dieu : sa volonté est, à elle seule, impuissante. Contre
seulement de les décider. Il y a un juste commentaire sur ce point dans le stoïcisme, le christianisme introduit donc le thème d'une impuissance
90 Le pouvoir sur soi

de la volonté. « Je ne comprends rien à ce que je fais : ce que je veux, Chapitre 7


je ne le fais pas, ce que je hais, je le fais », déclare Paul dans l'Épître
aux Romains (7, 15). Cette impuissance se lit sur un horizon d'altérité Les pouvoirs du sujet moderne
absolue : l'amour et la volonté infinis de Dieu. Vouloir renvoie ici à une
sortie du sujet hors de lui-même et de sa propre et faillible volonté :
contre l'autarcie du Dieu aristotélicien, le Dieu chrétien attend une réci-
procité, voire une « amitié » au sens aristotélicien (A. Manaranche,
L'Esprit de la Loi, Morale fondumentule, 1976, p. 77). Le croyant ne 1 . Constitution des pouvoirs du sujet moderne ................ 91
veut plus entrer en contemplation pour obtenir une autarcie, mais, 1 .1 . L'excès cartésien .................................................. 91
comme le dit Ignace de Loyola (Exercices spirituels, n" 234), pour obte- 1 .2. La joie cartésienne ................................................... 93
nir l'amour. En termes de pouvoir, il faut alors sans doute aboutir à une 1 .3. L'accomplissement de soi par générosité ................... 94
conclusion paradoxale, celle-là même de Bernard de Clairvaux dans De 1 .4. La jubilation du libre arbitre ..................................... 95
la grâce et du libre arbitre (9 2-6, Euvres, t. 1, trad. M. M. Davy,
Aubier, 1945) : le péché originel n'a en rien diminué le pouvoir de la 2. Destitution des pouvoirs du sujet
liberté humaine, la liberté de la volonté étant aussi entière en l'homme ou pouvoir de l'autonomie ? ........................................
qu'en Dieu, mais cette puissance infinie de vouloir est retenue captive 2.1 . Le fantôme dans la machine .....................................
par le péché. La volonté humaine est donc bien un pouvoir tout à la fois 2.2. Destituer le sujet ? ...................................................
infini (elle nous arrache à la nécessité) et fini (elle ne peut à elle seule 2.3. La perte de souveraineté du Moi conscient .................
nous affranchir du péché). Il n'est guère étonnant que la Volonté 2.4. Le doute quant à la possibilité d'une fondation ultime
suprême et la toute-puissance ne puissent être ici qu'en Dieu. On sait de la raison .............................................................
qu'une accentuation théologique de la volonté divine donnera lieu à la 2 .5. Le trilemme de Münchhausen ...................................
doctrine enthousiasmante de Duns Scot, l'illustre doctor subtilis, contre 2.6. Relativiser la relativisation ? .....................................
2.7. L'autonomie, pour quoi faire ? ..................................
la tradition anselmienne et contre Thomas d'Aquin : création, incarna-
tion, etc., sont des actes libres de Dieu qui ne dépendent que de sa propre
volonté, inatteignables par l'entendement, mais percevables par la seule
Foi. Si l'on ne peut plus scruter intellectuellement les motifs de Dieu,
il faut accepter un primat de la volonté sur l'entendement : celui de la
Volonté toute puissante de Dieu, qui préexiste à ses créations, sur celle,
imparfaite, de l'homme, celle de la volonté humaine sur les pouvoirs Portée à l'extrême, l'impuissance relative de la volonté dans le christia-
finis de l'intellection. Pour revenir vers notre énoncé de départ, nous nisme devient une hérésie. Ne fut-ce pas la thèse des molinistes,
pourrions conclure ces brèves remarques par une antinomie : dans le condamnée par le décret romain Caelestis Pustor ? Si seule la volonté
christianisme, le pouvoir sur soi dépend entièrement de nous, et ne de Dieu agit non seulement in nobis mais encore sine nobis, aucune
dépend absolument pas de nous. Le pouvoir sur soi n'a plus, dès lors, volonté ne serait plus pécheresse.. . C'est pourquoi il fallut bien poser
de sens que dans un mouvement vers la toute-puissance divine. Il y a une certaine puissance de la volonté humaine, et sa totale liberté. Affir-
sur ce point une formule très concise de Maxime le Confesseur (Philo- mer une véritable puissance du sujet, celle même qui est refusée dans
calie des Pères Neptiques, fascicule 6, Abbaye de Bellefontaine éd., la théologie chrétienne au nom de la toute-puissance divine, suppose
1985) : « Puissant est l'homme qui émigre vers Dieu. » que cette puissance soit déposée tout entière dans la liberté de la volonté.
C'est bien dans la philosophie de Descartes qu'une telle identification
de la volonté à la liberté a lieu, la volonté devenant une puissance indi-
vise à l'image de la Volonté divine.
1 %
1 . l . L'excès cartésien
B
$ La philosophie cartésienne semble, à bien des égards, paradigmatique.
2 Elle serait celle du sujet impérial sur lui-même et sur la nature, elle
- - . . ---

92 Le pouvoir sur soi Les pouvoirs du sujet moderne 93

ouvrirait grande la porte menant à la domination du pouvoir techno- plus grand. Même le modèle d'origine platonicienne de la metropu-
scientifique moderne, elle promettrait une illusoire transparence à soi. theia ou de la temperentia n'a plus de sens. »
et, lusr but not least, elle reconduirait en matière de morale la doctrine
stoïcienne. Partons donc de ce dernier point, puisque le stéréotype d'un 1.2. La joie cartésienne
Descartes stoïcien est bien ancré.
La morale cartésienne n'est donc pas celle de la « demi-mesure » ou de
Les plus grands peuvent se tromper. Ainsi Leibniz, qui diagnos-
la simple et un peu morne « tempérance ». C'est que le fond de l'être
tiqua de façon péremptoire que la philosophie cartésienne est iden-
humain est bien ici la joie : n'est-elle pas la première passion éprouvée
tique à la stoïcienne en matière de morale : in re morali eadem est ! par l'individu au cours de son développement, celle d'éprouver l'union
Cependant, que de points de divergence ! Si Descartes fut un lecteur d'une âme et d'un corps bien disposé (Lettre ù Chunut du lcrfévrier
attentif, et à l'évidence influencé, des stoïciens latins puis modernes, 1647) ? N'est-elle pas encore, comme « joye intellectuelle », la mani-
de Cicéron et Sénèque jusqu'à Juste Lipse, Guillaume du Vair et festation de la maîtrise des passions ? Contre les stoïciens encore, Des-
Charron, il déclara cependant expressément ne pas appartenir à la cartes ne prétend pas « extirper » de nous les passions : leurs racines
confrérie de ces « philosophes cruels, qui veulent que leur sage soit sont non pas à dégager de la raison, elles ne sont pas de nature logique,
insensible » (Lettre ù Élisabeth du 18 mai et 18 août 1645). Parallè- mais du corps, et sont donc de nature physique. Comment donc amputer
lement, Spinoza pouvait lui aussi hâtivement assimiler la philoso- notre propre corps ? Étudiant les passions en physicien et non stricte-
phie cartésienne à la doctrine stoïcienne, en passant outre au moins ment en moraliste, Descartes se demande comment la volonté de l'âme
deux points essentiels : d'une part, le projet cartésien d'une maîtrise peut opposer aux mouvements naturels des passions des contre-mouve-
de soi est inséparable de celui de « nous rendre maîtres et posses- ments de l'âme. Nous n'entrerons pas ici dans le détail de la stratégie
seurs de la nature », cette dernière idée étant totalement étrangère à complexe que le Traité des pussions de l'âme développe à cet égard (la
la pensée stoïcienne ; d'autre part, l'exaltation spinozienne de la joie distinction des passions entre elles, de leur ordre, etc.). Qu'il nous suf-
contre le dressage sévère des passions par les stoïciens méconnaît fise de tenter de désigner le levier qui permet de réaliser la maîtrise de
quelque peu la joie célébrée par Descartes dans l'exercice de la soi. Celui-ci est contenu tout d'abord dans la petite étincelle du cogito
liberté et de la générosité. Spinoza ne semblait guère disposé à (Bodei, op. cit., p. 236) : ce prototype de l'évidence réflexive, cette
admettre que Descartes pût être si proche de lui sur certains points. découverte instantanée et momentanée de la certitude qui va être le point
Ainsi, lorsque Descartes affirme que nos fautes proviennent non pas de départ d'une méthode de construction de la maîtrise non seulement
que l'on désire trop, mais que l'on désire trop peu, nous croyons lire dans le domaine des passions, mais aussi dans celui de la connaissance.
du Spinoza, et nous sommes aux antipodes d'une morale ascétique Descartes est-il conduit, comme le suggère Remo Bodei, à « exagérer
du renoncement. Élisabeth elle-même avait bien du mal à compren- l'évidence du cogito », à lui attribuer une clarté excessive afin d'investir
dre cette doctrine morale si nouvelle, et dans le fond si peu stoï- méthodiquement tout ce qui n'est pas lui (le corps, le monde) ? Cette
cienne, ce qui égarait en elle la princesse Palatine lectrice du De vita interprétation est peut-être elle-même excessive, mais correspondrait
bien au mouvement d'excès de la philosophie cartésienne : aux excès
beutu de Sénèque, qui avait souhaité s'en entretenir avec l'illustre
des passions, il faut opposer un excès de I'âme. Bodei avance une autre
philosophe français : pour les stoïciens, les passions sont des mala-
lecture : par analogie avec la théorie du « tourbillon » de sa physique,
dies - ou distorsions - de la raison, et elles sont malades précisé- Descartes nous proposerait de penser une turbine de pensées, de voli-
ment parce qu'elles sont excessives. Avec Descartes, les passions tions et de sensations qui ébranlent constamment I'âme, soumettant sa
pourront être tout à la fois excessives et soumises ! Il ne s'agit jamais résistance à de dures épreuves et lui faisant repousser tout ce qui menace
de désirer peu chez Descartes : il faut savoir vivre généreusement, son équilibre, sa durée, sa tenue, et la maîtrise de soi » (p. 239). C'est
autrement dit duns l'excès. Mais il faut bien saisir en cette philoso- à l'intérieur de cette « turbine » qu'il faut trouver une assise, ou, si l'on
phie une doctrine de la puissance généreuse de vivre, et non, évi- préfère l'image cartésienne, un « chemin » de vie. Le point de départ
demment, des excès dans la débauche ou l'ascèse. « Contrairement est donc en soi. Avant même avoir réalisé un premier pas sur le chemin
à de nombreuses traditions morales, commente Bodei (op. cit., de la maîtrise. Descartes accorde un pouvoir inouï au sujet. Dans le para-
p. 221), pour Descartes la conduite idéale est celle où la puissance digme antique, il fallait que le bout du chemin soit désigné par un amer
des passions s'accompagne d'un développement accru du moi et de planté dans une harmonie cosmique et téléologique. Avec Descartes, la
la rationalité : il s'agit de répondre à un excès par un excès encore raison peut elle-même fournir cette fin, la volonté est dès l'origine
94 Le pouvoir sur soi Les pouvoirs du s u j ~ moderne
t 95

découverte comme infiniment libre et puissante : il ne peut résulter « respect » kantien) à l'œuvre dans la morale : non passionnel, non
d'une telle démarche qu'une forme de libération et d'accroissement de émotif, non sensible. En termes de pouvoir, la générosité cartésienne
pouvoir (empowennent) du sujet, une liberté d'autocréation inaccessible reconduit une partie de la théologie chrétienne de la volonté libre :
par exemple à la philosophie aristotélicienne, note Anthony J. Cascardi le libre arbitre qui recrée à tout instant l'estime de soi est l'image
(Subjectivité et modernité, 1992, 1995, p. 290). humaine de la puissance divine infinie de libre création. Et le géné-
reux cartésien sait bien la différence ontologique : cette simple res-
1 . 3 . L 'accomplissement de soi par générosité semblance, qui ne saurait être identité, extirpe aussi en lui le désir
Tout ceci débouche sur la perspective dégagée de la générosité, cette d'être Dieu. Il découvre en lui un pouvoir qui l'apparente et non
liberté magnifiée. On sait que le Traité des passions adopte un ton l'identifie à Dieu. La maîtrise de soi cartésienne parvient donc à
et une méthode à peu près inverses à la plupart des éthiques antiques affirmer tout à la fois la toute-puissance du sujet, et son apparente-
et des « traités de morale » modernes : loin de décrire complaisam- ment à Dieu : par la générosité, l'homme se découvre Deus quatenus,
ment l'existence inauthentique » des hommes aliénés par leurs pas- Dieu en quelque façon.
sions et une vie illusoire engluée dans le « practico-inerte » sartrien
ou le Besorgen (la préoccupation captive du monde de la quotidien- 1.4. La jubilation du libre arbitre
neté) heideggérien, et de dresser la statue du sage qui dominerait Ce pouvoir cartésien d'être un sujet pourvu d'un vouloir infini sem-
enfin le vulgaire depuis l'empire de sa superbe et supérieure vie
ble inaugurer une nouvelle citadelle, celle de la subjectivité qui se
authentique, la morale cartésienne semble avoir pour but de ridicu-
découvre elle-même, celle de la volonté qui prend conscience
liser l'orgueil de ceux qui imaginent être supérieurs au reste des
d'elle-même comme d'une liberté absolue. Il y a une jubilation car-
hommes (Genancia, 1986). La générosité sera une sagesse applicable
tésienne, une sorte d'émerveillement devant la troisième des
non par une race d'homme supérieurs, mais par tout homme. Chose
« mirabilia » réalisées par Dieu après la création ex nihilo et
étonnante : c'est dans une passion que Descartes dépose le cœur de
la moralité ! Mais cette passion qui permet de maîtriser les passions l'homme-dieu : le libre arbitre (Cogitationes privatae, citées par
a quelque chose de pur en elle : la liberté. La générosité va en effet Beaufret, Cours, t. 1, éd. 1998, p. 303). Il y a dès lors un idéalisme
bien au-delà de la simple gestion des passions : elle exprime l'idée de la liberté dans la philosophie cartésienne. Heidegger écrira quel-
rationnelle selon laquelle la liberté est la condition de possibilité de ques lignes à ce sujet dans son cours sur Schelling (trad. J.-F. Cour-
la volonté, et la volonté la condition de réalisation de notre liberté. tine, 1977, Gallimard, p. 163) : « L'idéalisme cartésien du "je
La générosité n'est rien d'autre que la façon dont nous devons nous représente" s'est transformé en idéalisme supérieur du "je suis
montrer fiers et dignes de notre liberté : elle est la résolution de ne libre", en idéalisme de la liberté. (...) L'idéalisme interprète l'être
jamais manquer de liberté, c'est-à-dire de ne jamais manquer à notre de l'étant à partir du Moi, de la liberté. » La prise du pouvoir par
liberté. Voici ce qu'écrit Descartes (article 153) : « Ainsi je crois le sujet chez Descartes peut être opposée à la pensée de Spinoza,
que la vraie générosité qui fait qu'un homme s'estime au plus haut qui semble bien, lui, poursuivre quelques thèmes profondément
point qu'il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie stoïciens. L'oikéiôsis stoïcienne, cette intuition immédiate du « pro-
en ce qu'il connaît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne pre » (l'homme se saisissant comme proprement humain) était aussi
que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être un processus d'appropriation progressive de soi, dans une identifi-
loué ou blâmé sinon pour ce qu'il en use bien ou mal, et partie en cation finale avec la totalité de la Nature qui n'est d'autre alors que
ce qu'il sent en soi-même une ferme et constante résolution d'en la Sagesse même. Ce que le sage aura alors atteint, ce sera une par-
bien user, c'est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entre- faite autarcie, une affirmation de soi réussie : plus rien ne pourra
prendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures ; arriver contre sa volonté, puisqu'il aura appris à accueillir dans sa
ce qui est suivre parfaitement la vertu. » La générosité couronne et volonté tout ce qui arrive. N'est-ce pas l'idée déjà spino-
fonde à la fois la morale de Descartes, qui est par là une sagesse de zienne d'une identification pensante avec la réalité dans sa totalité,
la liberté. Mais est-elle un sentiment ? Est-elle même une « émotion le principe parfait d'une conservation de soi par identification avec
intérieure » ? Non : elle est au-delà. Elle désigne presque une idée ce qui se conserve absolument et inconditionnellement ? Descartes
de la raison. Elle est, si l'on peut dire, un sentiment de raison. En aura été le héros du Sujet libre face au monde, Spinoza celui de la
ce sens, on peut donc parler d'un « sentiment pur » (à l'instar du joie d'une harmonie avec la Nature divinisée.
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96 Le pouvoir sur soi Les pouvoirs du sujet moderne 97

les attaques issues des maîtres du soupçon de la fin du siècle (la


trilogie Marx, Freud, Nieztsche, de l'histoire de la philosophie en ima-
ges d'Épinal). Il est nécessaire de l'examiner un peu plus en détail. Si
l'on adopte l'interprétation proposée par A. Renaut et S. Mesure (La
Guerre des dieux, op. cit., p. 202), il faut envisager en réalité trois des-
2.1. Le fantôme dans la machine titutions du sujet comme instance centrale de légitimation de ses actes.
La maîtrise de soi suppose une certaine clarté du sujet envers lui-même :
progressive et infinie dans l'herméneutique chrétienne de soi, instanta- 2.3. La perte de souveraineté du Moi conscient
née dans l'évidence du cogito, puis aussi progressive dans l'application La première, commune non seulement à Marx, Freud et Nietzsche, mais
de la méthode de libération salvatrice des passions. La maîtrise suppose
également une volonté : comment se réaliser soi-même si l'on ne le veut encore sans doute à Spinoza ou Hegel, consiste à nier que la conscience
pas ? Même dans le cas du désir naturel du Bien des éthiques antiques de soi puisse être la véritable source de légitimation, et renvoie la ques-
de la vertu, il faut que ce désir soit réfléchi : qu'il devienne une manière tion de la légitimation vers un autre fondement situé en amont ou en
de volonté (mot qui est, sous cette forme, absent du vocabulaire philo- aval du sujet. Que le « je » ne soit plus qu'un illusoire privilège gram-
sophique grec), qui, comme le rappellera Descartes dans l'article 9 des matical avec Nietzsche, ou un avatar social avec Marx, tout ceci semble
Principes de la philosophie, ne peut être que consciente d'elle-même. bien rejoindre la grande destitution freudienne des pouvoirs de la sub-
Volonté, conscience, réflexivité : toutes ces notions seront révoquées en jectivité consciente. Quelle conscience de « soi » pourrait-on en effet
doute par la philosophie moderne, non pour s'en débarrasser définitive- postuler avec Freud ? Normalement, dit Freud, rien en nous n'est plus
assuré que le sentiment de notre soi, de notre moi propre, mais, tranche-
ment, mais pour en montrer l'extrême fragilité sur le fond d'une suspi-
cion générale quant à la possibilité même d'une transparence de soi à t-il aussitôt, cette « apparence d'autonomie et d'unité est une trompe-
soi. Hume disait déjà que le pouvoir de la volonté était incompréhensi- rie » (cité par P. L. Assoun, Psychanalyse, 1997, p. 662). Le « Soi »
ble : non qu'elle n'ait aucun pouvoir, mais que celui-ci nous est incon- n'est plus une citadelle intérieure avec Freud, mais une contrée fragile
naissable, et par suite inexploitable. En 1949, G. Ryle (The Concept of aux frontières labiles et précaires, ou, comme l'écrit P. L. Assoun, une
Mind, trad., 1978) aura une expression d'obédience wittgensteinienne « espèce de littoral de la vie pulsionnelle ». Cette récusation du sujet
promise à un certain succès pour dénoncer la pire des supercheries méta- sera exacerbée, comme on le sait, sous la plume spectaculaire de Jacques
physiques véhiculées par la tradition philosophique, et, au premier rang Lacan, qui affirmera, sans crainte de l'apparente contradiction perfor-
de laquelle, par la philosophie de Descartes : le « mythe du fantôme mative, que la subjectivité s'organise autour d'une méconnaissance
dans la machine ». Ce fantôme n'est d'autre que la volonté consciente constitutive : le Moi ne sera plus qu'une structure paranoïaque. Le Moi
« intérieure » au sujet, qui causerait nos actes. Dans une veine assez sera une instance imaginaire (et le Sujet une instance symbolique) :
humienne, Ryle répète que la volonté demeure mystérieuse, et que le le « sujet divisé » lacanien est « constitué » par une méconnaissance
sujet n'est pas assimilable à une entité « métaphysique » qui en nous originelle de lui-même : on ne saurait être plus anticartésien. Ces quel-
penserait, voudrait, existerait intérieurement comme une substance. ques lignes de freudisme élémentaire exigent des précisions. En premier
lieu, la conscience de soi n'est pas tout bonnement niée par Freud, mais
extraordinairement fragilisée. Dans ses Nouvelles conférences d'intro-
2.2. Destituer le sujet ? duction à la psychanalyse (Gallimard, 1984, p. 98), Freud affirme que
La philosophie de Wittgenstein insistera à son tour sur le caractère illu- ce qu'il convient d'appeler « conscient » ne nécessite par d'explication,
soire d'une « connaissance de soi » : une telle transparence ne peut être est « hors de doute », alors que ce qu'il nomme « inconscient » est un
que factice et illusoire. « Ma connaissance de moi-même, écrira Witt- « processus psychique dont il faut supposer l'existence, parce que, par
genstein dans les Carnets de Cambridge et de Skjolden (op. cit., p. 68), exemple, nous le déduisons de ses effets, mais dont nous ne savons
se présente ainsi : lorsqu'un certain nombre de voiles sont jetés sur moi, rien ». L'« évidence » de la conscience semble n'être ici que l'une des
je vois encore clair, je vois les voiles. Si toutefois on les retire, de telle deux définitions données de la conscience par Husserl dans la 5" de ses
façon que mon regard puisse pénétrer de plus près mon moi, alors mon Recherches logiques : une unité des expériences vécues, dont nous
image commence à s'effacer pour moi-même. » Cette destitution de la avons un savoir immédiat. Ce que postule Freud, c'est que cette aper-
subjectivité comme fondation ultime devint un lieu commun philosophi- ception immédiate n'est en aucun cas une posture de pouvoir : ce que
que au cours du XX" siècle, poursuivant (voire, tout simplement, répétant) la conscience perçoit d'elle-même n'est qu'un fragment illusoire,
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98 Le pouvoir sur soi Les pouvoirs du sujet moderne 99

puisque la grande majorité des « vécus » n'est pas accessible à la révoquer définitivement la volonté moderne d'autofondation, et de
conscience, prise dans les filets d'une résistance inconsciente. La dénoncer la prétention « métaphysique » du sujet à se constituer lui-
« conscience de soi » n'est plus un savoir, ni même un « non-savoir », même comme instance de légitimation. Ce qui est visé ici n'est pas seu-
mais un « ne pas vouloir savoir ». C'est une sorte de performance à tra- lement le « sujet » autodésigné comme lieu de transparence réflexive et
vers laquelle l'individu délimite lui-même ce qu'il souhaite accepter de fondation du savoir et de la pratique, mais l'idée même d'une fon-
comme étant son être propre, une action visant à délimiter la conscience dation ultime.
(M. Bartels, Selbstbewz$tein und Unbewz$tes. Studien zu Freud und
Heidegger, Berlin, 1976 ; in Tugendhat, Conscience de soi et autodé- 2.5. Le trilemme de Münchhausen
ternzination, op. cit.). Le « soi » ou le « Moi » deviennent des instances-
Quant à la troisième destitution du sujet, elle serait liée à la version
obstacles : ils ne se renforcent que pour devenir davantage des serviteurs
« logique » de la crise des fondements qui agite la philosophie depuis
(dixit Freud) des « trois maîtres sévères » que sont le ça, la réalité et le
le début du Xxesiècle : celle du « trilemme de Münchhausen », aporie
Surmoi. La destitution freudienne du sujet est sur ce point très pro-
logique baptisée ainsi en 1975 par le philosophe allemand Hans Albert
fonde : le Moi n'est pas une condition de possibilité, mais une « pauvre
en hommage à la légende du baron de Münchhausen qui tenta de se
créature » (l'expression est encore de Freud) qui tente de concilier les
sortir d'un étang dans lequel il avait plongé par mégarde en se soulevant
désirs et la réalité en ne parvenant jamais à une autonomie : au contraire,
par sa propre chevelure. L'aporie en question concerne avant tout les
elle devient une « instance obstacle » à l'intérieur de la réalité psychi-
théories scientifiques : elles ne pourraient jamais obtenir une garantie
que, comme le « ça » et le « surmoi », à la maigre différence près qu'elle
absolue quant à la validité des principes sur lesquels elles reposent. Le
a une fonction de synthèse (Tugendhat, op. cit.). D'où la paradoxale
trilemme désigne alors trois pseudo-solutions aporétiques : ou bien I'on
« éthique » (si ce terme peut être approprié ici) de la psychanalyse : il
déduit ces principes d'autres principes, et I'on tombe dans une régres-
faut certes renforcer les pouvoirs du Moi face au ça et au surmoi, ins-
sion à l'infini ; ou bien l'on s'arrête à des principes que I'on décide sans
tances inconscientes, sinon, le sujet s'abîme dans la pathologie radicale ;
justification de tenir pour vrais ; ou bien I'on démontre de façon circu-
mais renforcer le Moi ne permet en aucun cas d'assurer la constitution
laire les principes en question à partir de leurs conséquences. Ce fameux
d'un sujet autonome. À l'instar de l'image des voiles employée par
trilemme est devenu le symbole d'une crise générale des fondements de
Wittgenstein, le sujet freudien n'en finit pas de s'effacer au fur et à
la rationalité moderne. En matière de normes morales il peut être
mesure qu'il se dévoile. Pour autant, ce sujet conserve avec Freud une
retrouvé à l'identique si l'on tente une justification rationaliste du fon-
responsabilité de lui-même : il est responsable, non au sens d'une auto-
dement de ces normes. Face à un tel constat d'aporie, on peut donc être
nomie transparente et impériale, mais d'une sorte de scrutation infinie
tenté de renvoyer la question morale hors de la rationalité strictement
de ce qu'il croit en permanence être son pouvoir autonome. Le paradoxe
démonstrative et de la faire reposer sur des « sentiments », ou sur un
de la psychanalyse s'apparente un peu à celui des stoïciens : penser un
« sens moral » permettant de donner une assise aux normes, ou un point
déterminisme sans tomber dans le nécessitarisme. Car, si une certaine
de vue critique sur la diversité des normes produite par les cultures.
autonomie du « sujet » n'est pas préservée, il deviendrait absurde d'exi-
Autrement dit, pour échapper au trilemme, sans tomber dans le relati-
ger du sujet qu'il soit en partie responsable de ses pulsions. Pour para-
visme ou l'émotivisme moral, il faudrait poser une affirmation absolue,
phraser la formule lapidaire de Carl Schmitt à propos du libéralisme
qui ne serait jamais qu'un dogme arbitraire parmi d'autres.
(« Il n'y a pas de politique de la liberté, il n'y a qu'une critique de la
politique au nom de la liberté »), on pourrait dire qu'il ne peut y avoir Dilemme post-heideggérien et post-albertien : doit-on choisir un
d'éthique de la psychanalyse, mais seulement une critique de l'éthique « engagement » existentiel, tel qu'il est proposé par une philosophie
au nom de la psychanalyse. comme celle de Heidegger (exister, pour le Dasein, autrement dit l'être
humain, c'est « avoir à être », écrit Heidegger), en faisant le deuil de
toute rationalité qui puisse rendre compte de la légitimité de cet enga-
2.4. Le doute quant à la possibilité d'une fondation ultime gement ? Dans la perspective heideggérienne, la « maîtrise de soi » anti-
de la raison que semble être reconduite sous l'espèce nouvelle de la « décision D
La deuxième destitution du sujet vis-à-vis de sa prétention à constituer (Entscheidung) : passer de l'existence « inauthentique » à l'existence
l'instance ultime de légitimation, proposent A. Renaut et S. Mesure, est « authentique » s'effectue sur le mode d'un décisionnisme, d'un instant
liée à la déconstruction radicale de la métaphysique inaugurée par Hei- crucial d'engagement qui précède toute argumentation rationnelle et
degger (et notoirement poursuivie en France par Derrida) : il s'agit de semble devoir essentiellement lui échapper. Ou bien doit-on opter pour
100 Le pouvoir sur soi Les pouvoirs du sujet moderne 101

une « rationalité » sans engagement au sens de Hans Albert ? Albert vise sujet, tout en préservant la toute-puissance de Dieu. D'où sans doute la
par là une neutralité axiologique wittgensteinienne : rien ne serait déci- lente et relative émergence d'une autonomie du sujet (et de l'individu)
dable en matière de morale. La perte de pouvoir du « sujet » moderne dans la sphère chrétienne, marquée par des temps forts comme le nomi-
se lit dans cet éclatement entre des sphères apparemment non superpo- nalisme de Guillaume d'Ockham ou la Réforme. La maîtrise cartésienne
sables : celles de la justification rationnelle des principes de l'engage- suppose la constitution d'un sujet non pas autonome au sens strict (il
ment éthique du sujet, celle du sentiment existentiel « d'avoir à être ». tire sa puissance d'un apparentement à Dieu, dans l'infinité de sa
volonté), mais généreux. Mais qu'est-ce que cette générosité, sinon une
2.6. Relativiser la relativisation ? résolution de ne pas manquer à notre liberté ? Le pouvoir du sujet est
toujours un réquisit de la liberté. C'est pourquoi nous soutiendrons ici
Mais cette perte est-elle totale ? Contre Heidegger. et en suivant l'ana- que le sens sécularisé de la maîtrise de soi ne peut résider que dans
lyse proposée naguère par A. Renaut èr ère de l'individu, 1989), nous l'idée d'une autonomie du sujet, enfin libéré des pouvoirs qui l'assujet-
pouvons poser que la modernité est tout simplement trop hétérogène tissent (au monde, à Dieu) : n'est-ce pas la leçon même de l'autonomie
pour avoir « une » essence. La « crise de la subjectivité » supposée par kantienne ? Les critiques de Kant ne cesseront de répéter qu'une telle
la modernité n'est-elle pas due à une confusion de la subjectivité et de liberté est abstraite et impraticable. Mais Kant ne définissait certaine-
l'individualisme ? La subjectivité entendue au sens d'A. Renaut renvoie ment pas l'autonomie comme étant celle du sujet empirique, sur lequel
à l'idée kantienne d'autonomie : que l'homme ne reçoive ses normes ni s'exercent à l'évidence de multiples pouvoirs : l'autonomie est le pou-
de la nature des choses (Aristote), ni de Dieu (la métaphysique théolo- voir du sujet transcendantal, celui d'une liberté qu'il faut moins « pos-
gique), mais les fonde lui-même à partir de sa raison et de sa volonté. tuler » qu'« avoir à être ». Aristote écrit dans la Politique (1, 12, 1259 b)
Une telle « autonomie morale » refuse donc que volonté, conscience, que le pouvoir politique est un jeu de rotation : on est tantôt gouverné,
sujet soient des concepts obsolètes, ruinés par l'ère du soupçon. On peut, tantôt gouvernant. Dans le pouvoir sur soi, une telle alternance est éga-
certes, discuter la « refondation » kantienne de l'autonomie pratique par lement vraisemblable. En sortir suppose d'atteindre une posture où tout
A. Renaut (ce que fait par exemple Ch. Larmore, Histoire et raison en pouvoir s'efface : où l'on n'est plus déterminé par quoi que ce soit. Cette
philosophie politique, Standford French Review, repris en français dans posture qui ne se rencontre jamais dans le monde empirique régi par
Modernité et morale, 1993), mais il faut reconnaître qu'il s'agit d'une des enchaînements de causes et d'effets est bien celle de la liberté, qui,
tentative pour le moins assez fondée de penser la morale, au sens simple par essence, doit être inconditionnée. Penser un pouvoir sur soi peut dès
de ce que nous avons présenté ici comme la tentative de poser non un lors revenir à penser une méthode qui permet d'atteindre ce sujet prati-
catéchisme de devoirs qui serait une caricature du kantisme, mais bien que universel qui est en nous libre de tous pouvoirs parce qu'il a dépassé
d'une liberté essentielle du sujet pratique. Que l'on songe à l'ambiguïté tous les jeux alternatifs de pouvoir. Ce passage au transcendantal fut la
de la pensée de Wittgenstein : elle dénonce toute fondation rationnelle clé de voûte de la philosophie kantienne et demeure l'une des façons
des normes morales, mais ne cesse d'en appeler à une forme éthique de les plus éclairantes et les plus fortes de penser la pratique : « Est pratique
la vie, concluant parfois que le but ultime n'est rien d'autre qu'être ce qui est possible par liberté. >>
« heureux », reconduisant à une forme d'eudémonisme cette fois désen-
chanté puisque libre de tout ancrage dans une harmonie de la nature des
2.7. L'autonomie, pour quoi faire ?
choses à la façon antique. Quelle est 1'« option existentielle » proposée
par Wittgenstein ? Vivre dans le présent, libéré du regret et de l'espé- Mais l'autonomie est-elle le dernier mot de l'éthique ? N'est-elle pas,
rance (ce que note P. Hadot, op. cit., p. 41 1). Or, l'idée éthique antique non une fin en soi, mais, au contraire, le premier mot du vocabulaire
est bien celle d'une réalisation de soi par la maîtrise de soi. Nous avons de l'éthique politique ? Si l'autonomie est réduite à la simple hypo-
cru lire dans cette problématique antique qu'une telle réalisation n'avait thèse d'une liberté de choix considérée comme une fin en soi, nous
de sens que conçue comme augmentation de la liberté du sujet, liberté aboutissons sans doute très rapidement à un paradoxe surprenant:
qui est le vrai pouvoir. Il est clair que cette liberté antique est encore, celui même que relève Will Kymlicka (Les Théories de la justice,
paradoxalement, elle-même soumise à un ordre métaphysico-naturaliste Oxford, 1992 ; La Découverte, 1999, p. 228) et qui consiste, en sou-
des choses. C'est une liberté captive d'un Bien, même si l'idée tenant que la liberté de choix est une valeur intrinsèque, à affirmer
« moderne » d'autonomie s'y préfigure (cf. A. Renaut, Histoire de la que plus nous exerçons notre capacité à choisir, plus nous sommes
philosophie politique, 1999, t. 2, p. 8). La maîtrise de soi de la tradition libres et plus notre existence a de valeurs à nos yeux. Dans une telle
chrétienne est tout aussi paradoxale : elle doit assurer un pouvoir au perspective, écrit Kymlicka, « chaque fois que nous nous levons le
102 Le pouvoir sur soi

matin, nous devrions décider à nouveau quel genre d'individu nous


voulons être. Il s'agit d'une idée perverse, parce qu'une vie digne
d'être vécue est une vie remplie d'engagements et de relations. Ce
sont ces engagements et ces relations qui lui donnent sa profondeur
et son caractère. Et ce qui en fait des engagements, c'est justement le
fait que nous les remettons pas en cause tous les jours. Nous ne pen-
sons pas que la vie de quelqu'un qui se remarie vingt fois a plus de
valeur que celle d'une personne qui ne trouve aucune raison de remet-
tre en cause son choix initial. » Par ailleurs, argumentant contre la
thèse défendue par Carol Gould (Marx's Social Ontology, MIT Press,
Cambridge, Mass., 1978), Kymlicka souligne que « soutenir la valeur
intrinsèque de la liberté de choix laisse entendre que la valeur essen-
tielle que nous recherchons dans nos activités est la liberté, et non la
valeur intrinsèque de ces activités ». Or, écrire un livre par exemple,
n'est pas seulement motivée par le fait d'être libre de l'écrire, mais
bien plus profondément par l'intention d'exprimer ce qui nous semble
devoir l'être. Bref, nos choix dépendent de la valeur que nous attri-
buons à nos actes et non pas seulement, de toute évidence, de notre
liberté de choisir.
Enfin, parvenir à une liberté de soi qui serait la suprême maîtrise de
soi ne saurait se concevoir hors de la société. L'institution de soi par
soi n'est donc sans doute pas le dernier mot : il faut encore penser
l'autolimitation, la limitation de soi par soi (V. Descombes, Philosophie
par gros temps, Minuit, 1989, p. 160) qui permet l'articulation politique
des libertés. C'est en ce sens que Cornélius Castoriadis pouvait dire que
l'autonomie n'est pas la réponse ultime à la question politique : nous
voulons l'autonomie, mais pour faire quoi ? Si la condition de la démo-
cratie est l'autolimitation du pouvoir par le droit, on peut ajouter que la
condition du sujet démocratique va au-delà de celle du simple sujet
éthique : d'autonome il doit devenir social, d'éthique il doit devenir
Fondements de la réflexion
chrétienne sur le pouvoir

1 . Les excentricités du christianisme ...............................


1.1 . Transcendance et proximité ......................................
1 .2. Transcendance et sécularisation ................................
1.3. Subversion ou tentation du pouvoir ...........................
2. L'impossible modèle biblique .....................................
2.1 . L'Ancien Testament ................................................
2.2. Le Nouveau Testament ............................................
2.3. Épître aux Romains, XIII, 1 -7 ...................................
3. Politiques du christianisme ..........................................
3.1 . Valeurs mondaines et valeurs ultramondaines ............
3.2. L'Eglise face au pouvoir politique ............................ 120
3.3. Politiques de 1'Eglise ............................................... 1 2 1
3.4. Déléguer les révolutions ? ........................................ 122

Le Dieu des chrétiens n'est pas celui des autres. Ce truisme, certes fort peu
œcuménique, n'est pas inutile à rappeler : il y a une singularité du christia-
nisme, comme il y en a une de l'Islam, du bouddhisme, etc. Les réflexions
qui suivent ne Concerneront que les relations du Dieu chrétien et de la ques-
tion du pouvoir. Il va de soi que d'autres modèles théologico-politiques sont
Ii~II~iii;M 1 d'une grande richese dansAleursinguldté, notamment celui deAl'lslam.
mais notre propos se limitera ici à la seule problématique chrétienne du pou-
O
voir, en tentant de s'attacher à ce qui en fait la singularité.
- Or, une telle
.- singularité est sans doute en partie voilée par l'espèce d'obscure proximité
n
que les Occidentaux entretiennent encore. souvent à leur insu, avec l'héri-
n
tage chrétien et qui atténue les étonnantes aspérités de cette doctrine. 11n'est
J
donc pas vain de tenter de désigner les excentricités du christianisme.
2
1.1 . Transcendance et proximité
- - - p
. - -
1 06 Le pouvoir dins I'héritdge théologie»-politique chrétien
p-

Fondements de Id reflexion chretienne sur le pouvoir 107

monde dans son éternité, il n'est plus le Dieu de Plotin, cet Un divin
séparé du monde, bref, il n'est plus éloigné : il est proche. tout en étant qu'il en soit, c'est bien dans un « univers chrétien » qu'est né le pro-
absolument transcendant, ce qui est, à vrai dire, fort étrange. Ce Dieu cessus de l'autonomisation des sociétés modernes désenchantées. S'il
est un vrai paradoxe : il est au-delà et ici-bas, lointain par sa transcen- était vrai qu'un tel arrachement de la société à la reli,oion a été le fait
dance et proche par son incarnation, au-dessus du monde et dans le de la transcendance et de l'abstraction excessives du Dieu chrétien, il
monde, à venir et présent (Hans Küng, 1974). Voici donc un Dieu faudrait sans doute y voir une excentricité inouïe du christianisme, ou
tourrié vers le monde : le Dieu chrétien n'est pas sans le monde, comme une ironie de l'histoire : la religion du Dieu à visage humain tourné vers
le monde n'est pas sans Dieu. L'opposition ne réside plus comme dans le monde aurait été la seule à produire un retrait radical de Dieu hors
l'univers grec aristotélicien entre un dieu spirituel et un monde matériel, du monde ! Sans décider de la pertinence de l'interprétation néo-webé-
mais entre Dieu et le monde pécheur qui s'est détourné de lui. Et la nenne de l'histoire occidentale par Gauchet, force est de constater que
Rédemption ne consistera pas à dépasser une sorte de dualisme plato- les structures du pouvoir politique, qui se sont autonomisées peu à peu
nicien séparant Dieu du monde, mais à libérer le monde du péché. II y par rapport au religieux, ont pensé pendant des siècles à partir d'une
problématique théologique chrétienne.

1 *&
a donc une excentricité du Dieu chrétien, qui détonne parmi les divinités
immuables de l'Antiquité ou parmi les autres grands modes du religieux
- le judaïsme. l'islam, l'hindouisme. le bouddhisme, etc. : un Dieu à 1 -3. Subversion ou tentation du pouvoir
r-isage d'homme. Heidegger remarque qu'on ne saurait prier, offrir des À cet égard, il est difficile de ne pas constater que la question du pouvoir
sacrifices, jouer de la musique ou s'agenouiller devant un Dieu pure- politique a été un thème central et assez constant dans la pensée chré-
ment abstrait qui ne serait, comme celui d'Aristote, qu'une causa sui tienne. Non seulement en raison des tensions entre le politique et la reli-
(Identité et différence, dans Questions 1) : la marque du Dieu chrétien gion, mais aussi parce que la théologie chrétienne disserta tout autant
aura précisément été d'être un Dieu vivant, empli de sollicitude pour sur la question pouvoir politique que sur celle, par exemple, de la prière.
l'homme, ce qui est évidemment autrement plus enthousiasmant que le On peut dès lors voir une troisième excentricité dans ce christianisme
divin premier moteur non mû aristotélicien.. , prodigue en théologie du pouvoir, et constituant lui-même une structure
de pouvoir dans sa forme catholique romaine, ou se liant symphonique-
1 . 2 . Transcendance et sécularisation ment au pouvoir politique dans la tradition byzantine, alors qu'il repré-
Or, et c'est là peut-être la seconde excentricité du christianisme, cette sente la religion d'un Dieu qui, dans la Bible, choisit les faibles contre
religion du Dieu proche quoique transcendant a abouti à une civilisation les tenants du pouvoir. Tout au long de l'Ancien Testament, « on voit
occidentale qui a inventé de façon assez spectaculaire la sécularisation. Dieu choisir pour le représenter ce qu'il y a de plus faible. de plus hum-
Si l'on en croit les analyses de Marcel Gauchet, ce serait précisément ble (choix de Moïse le bègue, de Samuel enfant, de Saül le plus petit,
l'évolution du christianisme qui serait à l'origine du processus de sécu- de David en face de Goliath, etc.) et Paul nous redit : Dieu choisit les
larisation : la thèse de son livre Le Désenchantement du monde (1985) choses faibles du monde pour confondre les fortes » (J. Ellul, La Sub-
consiste à soutenir que le monothéisme chrétien aura été « la religion -
.- version du christianisme, 1984, p. 145). Une telle lecture peut être cer-
de la sortie de la religion ». Pourquoi ? Parce que Dieu, selon la formule % tes considérée comme une « accusation » à peine voilée du
lapidaire de Charles Larmore (Au-delà cie la religion et des Lumièreso protestantisme moderne contre la version catholique du christianisme.
1992, repris dans Moderrtitl et morale, 1993), serait devenu si grand $ Mais il semble que ce ne soit pas en effet le moindre des paradoxes que
:gO le christianisme, qui présente notoirement le pouvoir sur tous les royau-
qu'il n'aurait plus eu besoin d'exister. En d'autres termes, le Dieu des
chrétiens serait devenu si transcendant et si respecté comme tel, que de mes du monde comme une tentation offerte au Christ par Satan, ait pu
Dieu vivant il serait devenu Deus akscoriditus : sa transcendance aurait avoir si longtemps partie liée avec la question du pouvoir temporel.
.% N'est-ce pas la pauvreté du Christ qui sera le signe de son vrai pouvoir ?
mené à son retrait du monde, assurant ainsi l'autonomisation de ce der-
nier. On peut évidemment douter du bien-fondé d'une telle analyse, ou En se faisant pauvre, le Christ n'a-t-il pas montré qu'il abandonnait tout
tout simplement la nuancer : la tradition judéo-chrétienne a-t-elle tendu g pouvoir temporel et toute souveraineté politique, diront par exemple les
3 franciscains ? La théologie chrétienne ne sera pourtant pas unanime-
de façon uniforme à la sécularisation ? À cet égard, le catholicisme, qui
se définit entre autres par l'exigence d'une médiation, celle de l'Église, ment franciscaine (ni d'ailleurs la théologie franciscaine tout entière
entre la conscience individuelle et Dieu, a sans doute, note Larmore, détournée du pouvoir temporel). Elle produira également une théologie
moins favorisé cette tendance que la pensée protestante ou juive. Quoi légitimant le pouvoir politique. Sur ce point encore, le christianisme est
très paradoxal : il peut être lu comme une doctrine de la subversion de
-- - ~ -- -----
108 Le pouvoir dans l'héritage tliéologico-politique cIir6tirn
O Fondements de la réflexion chrétienne sur le pouvoir 109

tout pouvoir, ou, ce qui est infiniment plus étonnant, comme une théorie son peuple » (J.-C. Eslin, Dieu et le pouvoir, Jeuil, 1999, p. 25), et selon
de la légitimation du pouvoir. la seconde, « c'est seulement sur les instances des anciens du peuple et
non sans réticence qu'une institution royale, "comme chez les autres peu-
ples", est accordée à Israël », la proposition déplaisant par exemple au
prophète Samuel. Dans cette perspective, l'institution royale, commente
Jean-Claude Eslin, est présentée comme « une dégradation de l'autorité
idéale, un substitut à un gouvernement divin plus direct, plus charisma-
Quelle pensée du pouvoir est-elle exposée dans la Bible ? Répondre à tique et plus bénin, une concession divine. une solution de remplace-
une telle question serait à la fois absurde et présomptueux : des siècles ment par laquelle les israélites aliènent leur liberté ». La royauté n'est
d'exégèse ont abondamment débattu de cette question, les réponses donc qu'une manière de pis-aller, puisqu'il sera difficile de trouver un
allant, pour faire court, de la théorie de l'absolutisme de droit divin à roi « selon le cœur de Dieu », le premier roi. Saül. étant rejeté, Dieu
la théologie de la libération.. . Il nous importe donc de tenter simplement choisissant David : « Les vues de Dieu ne sont pas celles des hommes »
de désigner dans la Bible les éléments qui seront au cours du temps les (1 Samuel, 16,7). Eslin en conclut donc : « La royauté de droit divin est
supports d'interprétations parfois contradictoires. comprise dans ce texte comme le châtiment du peuple. (.. .) La leçon
de Samuel ne sera jamais oubliée. Les dangers de la royauté absolue
2.1 . L'Ancien Testament sont un thème permanent dans la littérature chrétienne. »
2.1 . l . Le pouvoir ou le règne ? L'Ancien Testament sera marqué par cette suréminence de Dieu, le
En premier lieu, il faut noter que le terme de « pouvoir » ne trouve pas pouvoir politique n'étant qu'une forme seconde, et souvent dangereuse,
d'équivalent dans l'hébreu vétéro-testamentaire. Certains exégètes pen- qui vient bien après la puissance divine. Max Weber insistera sur ce
sent que le mot mamlukah pourrait revêtir ce sens, mais il évoque quel- point : si on ne tient pas compte de la prégnance de la parole divine,
que chose de plus concret, en relation étroite avec la catégorie de « il est tout à fait impossible d'expliquer pourquoi ce peuple ne fut pas
« règne ». L'Ancien Testament ne traite pas la question du pouvoir de ébranlé dans sa foi sous le coup des terribles péripéties politiques, pour-
manière purement conceptuelle. Il témoigne d'abord « de réactions pro- quoi au contraire, par un paradoxe unique dans l'histoire, ses convic-
voquées par les abus du pouvoir ou au contraire par son exercice conforme tions s'en trouvèrent solidement et définitivement renforcées » (Le
à l'idéal yahviste » (B. Renaud, Pouvoir royal et théocratie, dans Pou- Judaïsme antique, Plon, 1970, p. 441 ; Eslin, op. cit., p. 27). La parole
voir et vérité, Cerf, 198 1). Mais l'Ancien Testament ne propose-t-il pour des prophètes ne cessera d'encourager le peuple à surmonter ses maux
autant que « des situations concrètes de fonctionnement particularisé du et à espérer au-delà des contraintes du pouvoir humain. Le pouvoir du
pouvoir » (ibid.) ? On peut en douter. Avec Moïse sont affirmés d'une roi, et par extension tout pouvoir politique, est distingué du pouvoir spi-
part le monothéisme. mais aussi la souveraineté absolue de Dieu : Dieu rituel qui le surplombe. Eslin cite à cet égard une analyse de Monique
règne. La « légitimité » de Moïse provient de sa soumission à Dieu, -
.- Hadas-Lebel (Politique et Religion dans le judaïsme antique et médié-
comme le dira plus tard le Psaume 2,6 : « Maintenant, Rois, (. . .) servez val, Desclée. 1989) : « Le judaïsme biblique apparaît comme éminem-
le Seigneur avec crainte. » Avec Moïse, qui sera un législateur politique ment conscient de la nécessité de séparer dans la pratique du pouvoir
et religieux, est clairement mise en place une doctrine (qui était sans w
le politique du religieux : le grand prêtre est choisi dans la caste sacer-
doute en gestation avant lui : Bottéro, Le Dieu de la Bible, 1997) affir- dotale de la tribu de Lévi, tandis que le roi est issu de la tribu du Juda.
3
mant tout à la fois le monothéisme et la présence intervenante de Dieu Z Ainsi le cumul des deux pouvoirs par les rois asmonéens fut-il jugé
dans le monde : le tétragramme YHVH, qui ne se prononce jamais, dési- scandaleux. Cependant, la mentalité antique ne dissocie pas aussi net-
gne I'ineffabilité et la transcendance absolue de Dieu, mais aussi son .i tement les deux éléments : Dieu veille sur le monde et conduit l'histoire
omniprésence, Yahvé signifiant 11 est là, présent et prêt à intervenir » 8 selon un dessin conforme à sa justice. » De l'Ancien Testament, bor-
.c
(Bottéro, ibid.). Après Moïse, Israël sera gouverné par des juges. La Q nons-nous à tirer trois remarques sur la question du pouvoir.
naissance de la royauté donne alors lieu à une double tradition. -I

2.1.3. Séparer le spirituel du temporel ?


2.1.2. Une vive conscience des dangers du pouvoir $ La première consiste à souligner, à la suite de l'analyse d'Eslin, l'émer-
9
Selon la première, « la royauté est considérée positivement comme une $ gence d'une séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Certes,
différenciation du pouvoir, une initiative positive de Dieu en faveur de le pouvoir absolu est placé en Dieu. Mais sur Terre, sans parvenir tout
~ ~ .- .--- .- -
1 1 O 1 e pouvoir dans l'héritage théologico-politique chrétien Fondements de la réflrxion chrétienne sur le pouvoir 111

à fait à séparer les sphères politiques et religieuses, le vrai pouvoir est dans les Chroniques), où nous voyons constamment désigner comme de
renvoyé vers la parole des prophètes, faisant ainsi naître l'idée d'un mauvais rois devant Dieu les "grands rois" selon le monde, c'est-à-dire
« pouvoir spirituel », ou, plus tard. d'une « liberté de l'Église », sou- les vainqueurs, glorieux et riches. Inversement les rois vaincus, n'ayant
cieuse de son indépendance vis-à-vis des princes, tandis que le pouvoir connu que des échecs, sont jugés comme fidèles et pieux [non parce
temporel est souvent bien moins « théocratique » que tout simplement qu'ils sont vaincus, c'est une simple corrélation, et non une relation de
présenté sous les traits d'une persécution. Le livre de Daniel exprimera cause à effet]. Enfin, l'appréciation fulgurante de l'Ecclésiaste qui mani-
bien cette dernière idée, prolongeant le récit des souffrances du peuple feste
royal.de
» façon terrible la vanité, l'inutilité, l'insignifiance du pouvoir
d'lsraël sous le règne du Pharaon dans l'image du roi persécuteur. Si
Yahvé est bien celui qui « établit et dépose les rois » (Daniel, 2. 21).
2.1.5. Entre la Loi et la subversion prophétique
n'est-ce pas parce que les règnes humains sont fragiles et le plus souvent
funestes, là où seul le Règne de Dieu est légitime et tout puissant ? La troisième porte sur la centralité de l'idée de loi dans l'Ancien Tes-
tament. Le judaïsme antique est une religion profondément légaliste (ce
2.1.4. Une vision antipolitique ? qui n'implique pas pour autant qu'elle soit dénuée d'une puissance de
La seconde consiste, elle, à interpréter de façon plus radicale cette ana- subversion prophétique). La Torah, autrement dit les cinq premiers
lyse dlEslin. Si, en effet, le pouvoir politique est « relativisé » par le livres de la Bible, exprime cette relation essentielle à la Loi : le rapport
judaïsme antique, n'est-ce pas, plus profondément, au-delà d'une simple à Dieu passe par la lettre de la Loi, par le texte de la Loi. Que cette Loi
distinction des pouvoirs (temporel, spirituel), la marque d'une remise soit celle de Dieu, ou qu'elle ait finalement pris la place de Dieu lui-
en question absolue du pouvoir politique ? Contre la tradition trop même est une querelle théologique possible sur laquelle nous ne nous
fameuse d'une chrétienté réduite à la doctrine de 1'« Omnis potestus a étendrons pas ici. Mais il n'en demeure pas moins que le thème de la
Deo »,il faut sans doute souligner que le pouvoir de « subversion » poli- Loi l'emporte sur celui du pouvoir : il importe de respecter la Loi, et
tique du christianisme est déjà contenu presque tout entier dans l'Ancien non le pouvoir. Sans pousser l'anachronis,me jusqu'à y voir une préfi-
Testament. En cet espace infini d'interprétations qu'est le texte biblique, guration des conceptions modernes de 1'« Etat de droit », on peut cepen-
nous ne proposons évidemment pas ici ce qui serait « le sens » politique dant voir ici l'amorce d'une thématique qui traversera l'histoire des
de l'Ancien Testament, mais souscrivons entièrement à une interpréta- idées occidentales : le pouvoir sous la coupe de la loi. Mais quelle loi ?
tion qui nous semble très éclairante, celle de Jacques Ellul, dont l'une Il ne s'agit pas de principes immuables et intemporels qui proposeraient
des pages nous semble mériter ici une ample citation, puisqu'elle réca- un règlement définitif, dès l'Ancien Testament, de la question du pou-
pitule les conclusions de ses nombreuses études (La Subversiori du voir. Il s'agit de la position d'un point de vue absolu sur tous les pou-
christianisme, 1984, p. 134-135) : « L'idée centrale [de ses travaux] voirs. La « Loi » n'est ici absolue « qu'en ce sens que l'expression de
c'est que la conception biblique, déjà dans l'Ancien Testament malgré la loi renvoie toujours à un au-delà d'elle » (G. Siegwalt, « La loi de
1'exis;ence d'lsraël en tant que nation, mais surtout dans le Nouveau, l'Ancien Testament », Recherches de science religieuse, t. 63, na 3,
où 1'Eglise "Nouvel Israël" est un anti-État, cette conception n'est pas 1975). Mais cette loi vétéro-testamentaire doit encore. dans le christia-
du tout apolitique, mais untipolitique, au sens où l'on refuse de doter la nisme, recevoir la paraklésis. la loi néo-testamentaire. Et il faut alors
politique d'une valeur. Elle est anti-étatique au sens où le pouvoir poli- tourner nos regards vers le Nouveau Testament.
tique est un pouvoir-idole conduisant inévitablement à l'idolâtrie. Le
christianisme ne fournit aucune justification du pouvoir politique et, au 2.2. Le Nouveau Testament
contraire conduit à le remettre radicalement en question. Je rappelle trois
sortes de données, me bornant à l'énumération. Dans l'Ancien Testa- 2.2.1. La fin de la Loi
ment : le régime des "jugeso'qui est un régime apolitique, Dieu restant N'abolissant pas la loi, mais l'accomplissant, le Christ se présente bien,
le roi unique, le juge donné pour le temps de crise, et choisi par Dieu selon l'expression de Paul, comme « la fin de la Loi » (Romains, 10,
directement. C'est un régime anti-étatique, il n'y a aucune organisation 4). Ce recouvrement de la Loi par la parole du Christ suppose un pouvoir
de pérennité du pouvoir. En second lieu, l'origine de la royauté, celle- plus fort que celui de la Loi elle-même. A ce titre, il faut souligner que
ci étant voulue par le peuple hébreu contre la volonté de son Dieu (1 le renvoi de la Loi vers un au-delà d'elle-même, présent dans l'Ancien
Sm 8). L'organisation royale est formellement condamnée avec des Testament, est désormais incarné dans la figure christique. Dès lors, ce
arguments ad hoc qui valent toujours. En troisième lieu, cette curieuse qui définit le Christ relève du pouvoir : celui de l'autorité divine. Cha-
appréciation des rois d'Israël et de Samarie, dans le livre des Rois (pas cun a présent à l'esprit la première prédication publique de Jésus, dans
11 2 Le pouvoir dans I ' h é r ~ t ~ ~tliéologico-politique
ge chrétien Fondements de la réilexion chrétienne sur le pouvoir 113

la synagogue de Capharnaüm. Marc (1, 22) rapporte que ses auditeurs la Cabale juive et dans la tradition chrétienne est à notre sens remar-
« étaient frappés de son enseignement : car il les enseignait en homme quablement éclairée par Joseph Moingt (S. J.) (Le Dieu des chrétien.^,
qui a autorité (hôs exousian echôn) et non pas comme les scribes ». Cet Seuil, 1997) : « Non seulement Dieu se limite, mais Il refuse d'interve-
enseignement plein d'autorité (« kath'exousinn », 1 , 27) renvoie dans le nir dans l'histoire des hommes par des actes de puissance, des miracles
texte de Marc au champ sémantique du pouvoir et de la puissance. Selon et autres choses de ce genre. Il faut que l'homme devienne libre par lui-
les passages de 1'Evangile qui l'utilisent, le terme exousia désigne même et qu'il apprenne à vaincre la mort en se libérant de ses attaches
l'autorité en tant que source ou principe d'où découlent un certain nom- terrestres, en assumant son existence sous tous ses aspects, en s'élevant
bre de pouvoirs concrets, ou alors s'applique aux pouvoirs eux-mêmes dans la vie spirituelle. C'est cela, la vocation de l'homme. C'est cela
(J. Schlosser, Jé.sus de Nazareth et le pouvoir des docteurs, dans Pou- qui se réalise avec l'homme appelé Jésus, qui se fait à la fois le serviteur
voir et vérité, Cerf, 1981). Dans tous les cas, ce « pouvoir » est celui de Dieu et le serviteur des hommes : son Esprit "répandu en toute chair",
qui est conféré au Fils de Dieu : celui en qui et par qui Dieu s'adresse comme dit la Bible, soulève la pâte humaine et fait germer des enfants
au monde. Le pouvoir sublime du Christ tient en cette proximité avec de Dieu, comme lui appelés à la liberté. » Cette interprétation du mes-
la toute-puissance de Dieu : il est, selon l'expression d'Ignace d'Antio- sage évangélique, que nous faisons donc nôtre ici, s'inscrit évidemment
che, « la bouche sans mensonge par laquelle Dieu a parlé en vérité ». en faux contre une lecture du christianisme qui y verrait une annihilation
Cet appel à l'autorité de Dieu, de laquelle il est au plus proche (« C'est de la liberté. On a pu dire en effet que le catholicisme serait par exemple
par le doigt de Dieu qu'il chasse les démons », Luc, 11, 20), devient un une religion du Père, incompatible avec un « mouvement dialectique »
appel à l'homme qui doit se purifier du mensonge et se laisser lui aussi qui la dépasserait dans l'Esprit par le Fils incarné. et nous placerait donc
investir par la proximité de la puissance divine. Mais accepter en soi la
sous un << Regard infini devant lequel nous sommes sans secret, mais
Présence de Dieu suppose chez l'homme une liberté, et donc une pos-
aussi sans liberté, sans avenir, réduits à l'état de choses visibles », autre-
sibilité de se fermer à elle. D'où ce qui nous semble (car nous ne sorti-
ment dit, de choses et de non de sujets libres : une « science infinie »
rons jamais du jeu hem~éneutique)la première et lumineuse leçon du
aurait donc déjà disposé de tout, ramenant la liberté humaine à une
Nouveau Testament sur le pouvoir : l'appel fait aux hommes de devenir
préordination divine (M. Merleau-Ponty, Sens et Non-Sens, Nagel,
des sujets libres devant la face de Dieu.
1948, p. 152 et 361). Une telle lecture semble faire peu de cas de
2.2.2. Liberté et responsabilité l'apport du Nouveau Testament : par le mystère de l'Incarnation se réa-
Ceci mérite sans doute une explication. Jacques Derrida disait, lors d'un lise également celui de la liberté humaine, et se manifeste la complexité
séminaire consacré à la religion (La Religion, Séminaire de Capri, Seuil, de ce Dieu chrétien qui admet une contingence. Nous souscrivons donc
1996), qu'elle est la « réponse » : « Encore faut-il bien savoir ce que ici à l'interprétation qui se fit jour dans la théologie médiévale au len-
répondre veut dire, et du même coup responsabilité... ». La responsa- demain de son affrontement avec l'averroïsme latin : celle de Jean Duns
bilité « laïque » peut avoir cette source : l'ancestrale idée d'avoir à Scot qui sut percevoir cette nécessité évangélique de concevoir Dieu
répondre devant un Dieu qui est une personne, et non une abstraction. comme « source de la liberté humaine », celle-ci n'étant pas une défi-
On n'a pas à répondre devant un Dieu causa sui, autrement dit une abs- cience, la marque d'une imperfection, mais un pouvoir, celui de répon-
traction. Dans le mystère de l'Incarnation semble apparaître la figure dre « oui » ou « non » à l'adresse divine. Or, un tel pouvoir n'est
même de la responsabilité : un Dieu fait homme, un Dieu qui est bel et concevable que dans un monde au principe duquel il y a de la contin-
bien une personne devant laquelle on a à répondre, à laquelle on peut gence, celle d'une volonté créatrice (celle de Dieu) qui est elle-même
et l'on doit répondre. Pour que ce processus soit possible, il faut que le pouvoir de choix, dans une plénitude d'indifférence entre créer et ne pas
Dieu s'incarne et il faut qu'il accorde à l'homme l'infinie marge créer. Cette théologie de la « première » contingence (qui consiste donc
d'errance sans laquelle la réponse ne pourrait être dite responsable. à poser en Dieu comme volonté cette contingence première) rend pos-
L'adresse de Dieu à l'homme inaugure donc une liberté. Autrement dit, sible une pensée de la volonté humaine comme pouvoir de la liberté.
la toute-puissance divine laisse accéder sa créature à la capacité de deve- Pour ce faire, il faut que Dieu communique aux hoinines par son Fils
nir les « libres sujets de Dieu », expression assez ambiguë pour mani- ce pouvoir de liberté. Afin d'éviter en effet que contingence et liberté
fester la complexité de cette relation. Pour ce faire, il faut une sorte de soient exclusivement concentrées en Dieu, ce qui aurait po_*consé-
révolution majeure dans l'idée de Dieu : il faut que Dieu, pour reprendre
une analyse de Hans Jonas, limite sa puissance parce qu'il respecte notre
quence que les actes des hommes qui se c r o i r a i e n ~ ~ e g ~ e o i ef*,
enveloppés dans un déterminisme divin, il fapt?+&fiherqu'il y a de-,.'
liberté, mais aussi parce qu'il crée cette liberté. Cette idée présente dans « communication » de Dieu à ses créatures @pb°ll!;~n-mêmë-i6hifitutif
: ,.'
pp -
1 14 Le pouvoir dans l'héritage théologicci-politique chrétien
Fondements de la réflexion chrétienne sur le pouvoir 11 5

de toute volonté libre : une perfection éminemment positive. C'est en déclares », répond le Christ, avant de dire encore : « Mon royaume n'est
ce sens que Ricœur pourra dire que la volonté humaine est abstraite tout pas de ce monde », et « Je suis venu rendre témoignage de la vérité D.
à la fois de la faute et de la transcendance (Le Volontaire et 1'Itivolon- Ces « réponses » sont assez remarquables par la façon dont elles désa-
taire, 1949), et que la liberté humaine est plus fondamentale que la morcent ou décentrent la question posée : Jésus refuse de répondre en
faute. L'auto-limitation du pouvoir de Dieu, c'est-à-dire la communica- termes de pouvoir humain, balayant l'autorité, la pseudo-exousia de
tion de son pouvoir de liberté à l'homme, semble donc être une leçon Pilate. Comment pourrait-il cautionner un pouvoir injuste ?
forte et originale du christianisme (une telle interprétation nous est par
exemple inspirée par une brève étude de P. Vignaux, « Christianisme et 2.2.4. Radicalité de la foi face au pouvoir
philosophie de la liberté », Les Quatre jleuves, n o 3. Seuil, 1974). L'invocation d'un autre pouvoir, celui de Dieu, vient affirmer la toute-
2.2.3. Pouvoir et liberté puissance de la liberté vis-à-vis du pouvoir, une liberté divine, mais
aussi une liberté « communiquée » aux hommes contre les pouvoirs
La relation au pouvoir politique peut alors prendre sens. L'Incarnation politiques en place. La leçon « politique » de 1'Evangile est peut-être
est l'avènement d'une liberté, d'un pouvoir (ou d'une « autorité ») nou- ici : « C'est, écrit Ellul (op. cit., p. 138), une contestation permanente
veau (exousia, la qualité qui est attribuée à Jésus dans les Évangiles, du pouvoir politique, une incitation à un "contre-pouvoir", à une critique
qui renvoie à la fois à la notion de liberté et à celle de pouvoir). Ce positive, à un dialogue irréductible (comme celui du roi et du prophète
pouvoir-liberté implique immédiatement une tension entre le message en Israël), à un anti-étatisme, à un décentrement de la relation, obligeant
évangélique et le pouvoir politique humain en place. Jean-Claude Eslin le politique à se situer sur un autre terrain, à une relativisation extrême
reprend à Max Weber cette idée d'une « tension », relativement analo- de tout ce qui est politique, à une anti-idéologie, à une mise en question
gue à celle d'une « antipolitique >> de l'Évangile selon Ellul : les Évan- de tout ce qui prétend à un pouvoir, ou à une domination, donc aussi
giles ne comportent pas à proprement parler de message « politique D, du politique. » Marx lui-même, assez peu suspect de sympathie pour le
mais bien celui d'une affirmation de la liberté vis-à-vis de l'ordre poli- christianisme, reconnaîtra cette portée « révolutionnaire » du message
tique. L'indépendance à l'égard du pouvoir politique est une consé- évangélique. Un tel appel radical à la liberté contre les institutions de
quence indirecte de l'exousia du Christ, écrit Eslin (op. cit., p. 43). Dès pouvoir peut à terme impliquer une difficulté théologique : lorsque
lors, une formule trop fameuse comme « Rendez à César ce qui est à l'Église catholique sera elle-même devenue une institution pourvue
César et à Dieu ce qui est à Dieu » a une portée ambiguë : d'une part, d'un pouvoir et d'une organisation hiérarchique assez stricte, on pourra
elle semble accepter la légitimité du pouvoir politique en place, et appe- toujours opposer l'affirmation libre de la foi aux prescriptions de I'ins-
ler à une soumission, d'autre part, elle affirme haut et fort une indépen- titution. C'est en ce sens que Michel de Certeau put, par exemple, dia-
dance radicale à l'égard de ce pouvoir. Eslin rappelle que les Juifs furent gnostiquer une dissociation, assez visible, entre autres, depuis le
dominés pendant plusieurs siècles et adoptèrent une attitude « loya- xvrresiècle, entre « la radicalité existentielle de la foi et l'objectivité
liste », payant leur tribut aux autorités d'occupation, qui leur laissaient
sociale des institutions ecclésiales » (Le Christianisme éclnté, Seuil,
en contrepartie la liberté de religion. Jésus poursuivrait et révolutionne-
rait à la fois cette tradition : en posant une distinction nette entre « deux -
-
.-
O
1974, p. 36).
pouvoirs », il invoque un pouvoir divin évidemment infiniment supé-
rieur aux pouvoirs humains. Le danger d'une glose centrée sur cette for-
-5 2.2.5. La puissance s'accomplit dans la faiblesse

mule est sans doute de finir par effacer quelque peu la puissance de la
8 Ambiguïté finale du message évangélique : l'appel à la « contestation »
radicale n'est pas un appel « politique » au renversement des pouvoirs
remise en cause du pouvoir humain au nom du pouvoir divin. Sans doute
faut-il, parmi les multiples occurrences des termes de pouvoir et d'auto-
$ en place. Une autre étude (Eslin, op. cit., p. 52), celle d'Oscar Cullman
(Dieu et César, Delachaux et Niestlé, 1956, p. 5 9 , tente de résumer la
rité dans les Evangiles (minutieusement recensées par exemple dans
", « position » évangélique à l'égard du pouvoir politique : « Jésus ne
l'étude exégétique de R. Minnerath, Jésus et le Pouvoir, Beauchesne, 8 considère pas l'État comme une donnée défin!tive qui serait à mettre
Le point théologique, 1987), insister avec Jacques Ellul sur un autre sur le même plan que le Royaume de Dieu. LIEvangile est donné avec
passage, celui de la réponse faite par Jésus à Pilate : « Tu n'aurais aucun l'éon [l'âge] qui dure encore, mais qui doit disparaître dès que viendra
pouvoir sur moi s'il ne t'avait été donné d'en haut. » Cette formule peut le Royaume. Le disciple de Jésus a donc le droit et le devoir de juger
également se prêter à une interprétation légitimant le pouvoir de Pilate ! l'État selon sa connaissance du Royaume qui vient et de la volonté de
Cependant, comment concilier alors cette lecture avec les silences du Dieu. Mais,aussi longtemps que dure cet éon, l'existence de l'Etat,
Christ aux trois questions de Pilate : « Es-tu roi ? » « C'est toi qui le $
même de 1'Etat païen romain, est tout de même voulue par Dieu. » Cette
.... ~-~
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116 Le pouvoir dans I'heritagr théologico-politique chrétieri Foridemerits de la réflexiori chrétieririe sur le pouvoir 117

dernière formule (« est voulue par Dieu ») est tout de même discutable : les uns les autres. » Cette page célèbre appelle quelques précisions exé-
Dieu aurait-il voulu un pouvoir injuste ? Ne faut-il pas y voir tout sim-
plement le respect de la liberté humaine ? Il y a une contingence dans
le monde, qui admet donc que l'homme puisse errer dans les sphères 2.3.2. Contexte historique de la formule
des pouvoirs injustes ou simplement imparfaits. Sans une telle liberté, Il faut en premier lieu la replacer dans son contexte historique. On a pu
la responsabilité de l'homme, qui peut et doit s'opposer aux pouvoirs ainsi avancer que Paul aurait été confronté à un mouvement d'enthou-
injustes, ne serait plus pensable. La force du christianisme fait son appa- siasme excessif au sein de sa communauté, qui aurait pu conduire les
rente faiblesse : il faut que la liberté soit à la source, permettant l'errance chrétiens à se désintéresser du monde dans l'attente de la fin prochaine.
comme le salut. Le mystère de la création, écrivait naguère Claude Tres- On a pu formuler également l'hypothèse d'une invite faite par Paul aux
montant, « c'est cette création d'une liberté, à son tour invitée à être chrétiens de Rome à ne pas participer à une révolte contre une nouvelle
créatrice, cocréatrice (.. .). à qui il est demandé de porter des fruits >> levée d'impôts par Néron. Ces hypothèses sont discutables. Notamment
(La Métapliysique du chri.~tianisnze,Seuil, 1961, p. 68). La liberté est parce que le texte date sans doute de 57 : à cette période. la communauté
le pouvoir, à condition qu'elle soit au service de Dieu. Peu importe que chrétienne n'a pas encore subi la persécution officielle de l'empire, qui
les hommes soient faibles (faillibles, trompés par les pseudo-pouvoirs, aura lieu à partir de 64 sous Néron. après l'incendie de Roe, puis dans
faibles devant les pouvoirs temporels), puisqu'en se tournant librement les années 90 sous Domitien. En revanche, il est possible que les chré-
vers Dieu il leur est promis une puissance qui soumet tous les royaumes, tiens de l'époque, encore assimilés aux juifs, aient subi les conséquences
qui déjoue tous les pouvoirs : « La puissance s'accomplit dans la fai- du décret de Claude expulsant les juifs de Rome en 49-50 : en ce cas,
blesse », dit la seconde Épître aux Corinthiens (Cor., II, 12). on comprendrait le souci de Paul d'éviter à l'église de Rome tout soup-
çon de la part des autorités romaines. Le langage utilisé par Paul
2.3. Épître aux Romains, XIII, 1-7 conforterait cette hypothèse : l'apôtre utilise le vocabulaire profane de
l'administration de l'époque. L'expression latine Inzperia et potestates
2.3.1 . Nulla pofesfas nisi a deo renvoie dans le texte grec à « acliai' kai exousia », de même que les
~ ' É ~ î t aux
r e Romains appartient certes aux Évangiles, mais il mérite « autorités établies » renvoient aux diverses catégories de fonctionnaires
que nous l'examinions à part en raison de l'extraordinaire succès d'une impériaux. Il faut donc souligner que le terme clé d'« exousia » désigne
formule dans la tradition exégétique : Nulla potestns nisi a deo, ou ici le pouvoir politique et judiciaire, et en aucun cas les « puissances »
Onznis potestas a deo, autrement dit, << Tout pouvoir vient de Dieu ». (angéliques ou démoniaques) au sens que ce terme recouvrira dans
Cette formule aura une importance capitale dans l'histoire politique d'autres textes pauliens où l'apôtre utilise un langage apocalyptique.
occidentale, puisqu'elle servira notamment aux théoriciens du « droit Bref, ces puissances strictement judiciaires ne sont pas les « puissances
divin » du siècle. Lorsqu'en effet Suarez ou Bossuet entendront mauvaises » que Jésus combattait et soumettait. On voit mal comment
justifier l'absolutisme de Philippe III pour le premier, dans son Dr legi- Paul aurait pu exhorter les chrétiens à se soumettre aux puissances du
bus de 1612, ou de Louis XIV pour le second, dans sa Politique tirée mal ! Politiquement, la conséquence en est assez claire : le texte de Paul
des propres paroles de l'écriture sainte de 1670, les mots de Paul réson- ne peut être compris comme un commandement fait aux chrétiens de se
neront dans leurs écrits. Le texte de Paul est celui-ci : « Que tout homme soumettre à un pouvoir politique injuste. Dans le fond, on peut douter
soit soumis aux autorités [exousiai] supérieures. Car il n'est d'autorité que le thème de la soumission aux autorités même instituées par Dieu
que de Dieu, et celles qui existent sont établies par Dieu. Ainsi celui soit le moteur de la réflexion paulinienne. Ce thème est bien plutôt
qui s'oppose à l'autorité résiste à l'ordre voulu par Dieu, et ceux qui l'arrière-plan culturel et religieux dont Paul est l'héritier. De son héri-
résistent s'attireront la condamnation. Les magistrats en effet ne sont tage juif, Paul retient que l'institution divine du pouvoir est une instance
pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux- critique de l'autorité humaine : obéir à l'autorité, ce n'est pas une sou-
tu ne pas craindre l'autorité ? Fais-le bien et tu recevras ses éloges, car mission aux hommes mais à Dieu. À cet égard, on peut lire la recom-
elle est pour toi au service de Dieu en vue du bien. Mais si tu fais le mandation paulinienne comme une subtile stratégie de libération vis-à-
mal, crains, car ce n'est pas en vain qu'elle porte le glaive ; elle est en vis du pouvoir politique en place : les chrétiens de Rome sont appelés
effet au service de Dieu pour manifester sa colère envers qui commet à se libérer des contraintes exercées par le pouvoir en se dégageant de
le mal. C'est pourquoi il est nécessaire de se soumettre, non seulement toute dette à l'égard de ce pouvoir. Par une stricte obéissance aux lois
par crainte de la colère, mais encore par motif de conscience. (. . .) imposées, le croyant se dégage de tout lien moral : il ne doit plus rien
N'ayez aucune dette envers qui que ce soit, sinon celle de vous aimer à ce pouvoir-là, mais il reconnaît son affiliation profonde au vrai
.-- .
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Fondements de Ici réilexion chrétienne sur le pouvoir. 11 9
1 18 Le pouvoir dans I'tiéritage ttic'ologico-politique chrétien

pouvoir, celui de Dieu. Il est donc assez difficile ,de transformer ces
lignes de Paul en une doctrine christologique de 1'Etat comme institué
par Dieu et absolument légitime comme tel (cf. E. Cuvillier, « Romains
XIII, 1-7, Quelques points d'exégèse », Actes du colloque de 1'Univer- Comment conclure sur ce thème paulinien de 1'« Omnis potestas a
sité de Montpellier III, Sauramps, 1993). Si l'on peut donc raisonnable- deo » ? Bornons-nous à deux remarques préliminaires avant de proposer
ment douter que Paul ait désiré légitimer tout pouvoir, y compris des quelque élargissement à cette réflexion sur les politiques du christia-
pouvoirs manifestement injustes, il faut cependant souligner que ce
texte n'envisage pas la question du comportement du chrétien face à
une autorité injuste (tyrannique, arbitraire, etc.). II est dès lors tout aussi 3.1 . Valeurs mondaines et valeurs ultramondaines
difficile de gommer l'ambiguïté du texte que de soutenir une interpré- En premier lieu, ce qui est posé avec une sorte d'acuité originelle dans
tation caricaturale qui ferait de tout pouvoir politique un pouvoir de le texte de Paul, c'est la question de la compatibilité entre les valeurs
droit divin. « ultramondaines », transcendantes, véhiculées par le christianisme, et
2.3.3. Légitimation du politique celles « mondaines » du politique, des régimes en place. Dans le monde
On peut enfin proposer, avec Jean-Claude Eslin. deux brèves analyses grec, la polis était en quelque façon l'alpha et l'omega de la vie
humaine : rien n'était au-dessus de la cité communautaire. Avec le
(parmi un océan d'exégèse !). L'une, inspirée en partie par les travaux
d'Ernst Kasemann (Essais exégétiques, Delachaux et Niestlé, 197 1 ), christianisme est affirmée la prééminence absolue d'un ordre métaphy-
sique : au-dessus de la cité des hommes. il y a la « cité de Dieu ».
aboutirait à dire que ce qui est reconnu par Paul n'est pas tel ou tel
régime politique, ou encore la légitimité de tous les régimes politiques, L'homme dépend donc de Dieu avant de dépendre de l'homme ! II peut
invoquer cette filiation divine contre les pouvoirs humains. Dès lors une
mais bien la légitimité du politique en tant que tel. Pour reprendre les
mots d'Eslin : « Il s'agit bien d'un ordre légitime, celui du politique, vu tension se fait jour. dira Louis Dumont (Essais sur l'individualisme,
dans une perspective juive, qui inclut cependant l'instabilité et le pro- Seuil. 1983 ; analyse reprise et développée par A. Renaut, « Les deux
visoire ; mais c'est un ordre politique circonscrit à l'administration de christianismes >>,Naissances de lu modernité. Histoire de la philosophie
la justice et du droit, plus qu'un ordre politique au sens d'Empire, au politique, t. II, Calmann-lévy, 1999), entre l'universalisme paulinien,
qui fait de tout homme un individu ayant une valeur infinie et égale à
sens d'un grand projet. >> tous les autres, et les structures forcément hiérarchiques et inégalitaires
2.3.4. L'ordre de l'amour et l'ordre du politique de la société. Si le christianisme comporte bien, selon l'interprétation
L'autre analyse consiste à rappeler que cet extrait de l'Épître aux de Troeltsch (Les Doctrines sociales des Églises et des groupes chré-
Romains est enchâssé dans une réflexion éthique sur le commandement tiens, 191 l), un universalisme absolu susceptible de s'accomplir sous
chrétien de l'amour. Or, cet enchâssement n'est peut-être pas une véri- la forme d'un « individualisme absolu », il supposerait donc fondamen-
table intégration conceptuelle, mais au contraire la marque d'une ten- talement le renversement à terme de tout pouvoir social fondé sur une
sion entre deux ordres reconnus comme inconciliables par Paul, celui hiérarchie figée et holiste. L'idée d'une société politique communau-
de l'amour et celui du politique. C'est globalement ce que diagnosti- 5 taire, une universitas dont les membres ne sont que des «parties D.
quera Paul Ricaeur (« État et violence », Histoire et Vérité, Seuil, 1955, devra donc faire place, à terme, à une societas, autrement dit une
communauté politique réalisée par l'association libre de volontés indi-
viduelles. En ce sens, le christianisme paulinien produirait bien une
<< politique » : non pas celle, étroite et « réactionnaire », d'une légitima-

inventaire de l'humain ; il prend appui sur elle lorsqu'il revendique sa tion de tout pouvoir politique sur le mode le plus fruste de 1'« Omnis
qualité de citoyen romain ; il sait que la tranquillité de l'ordre est la potestus a deo », mais celle de l'universalisme et de l'individualisme
condition de la prédication chrétienne. Il entrevoit donc la convergence au travail dans la pensée occidentale depuis les premiers temps du chris-
1 tianisme. Evidemment, une telle hypothèse, qui rejoint celle de Marcel
de deux pédagogies du genre humain, celle de l'amour et celle de la
justice, celle de la non-résistance et celle de la punition, celle de la réci- cl Gauchet que nous avons déjà évoquée, implique également une subver-
procité et celle de l'autorité et de la soumission, celle de l'affection et sion progressive de la structure de pouvoir interne au christianisme lui-
celle de la peur. Il entrevoit leur convergence (...) mais il ne voit pas même (I'Eglise catholique, par exemple, attaquée notoirement au nom
leur unité. >> de l'individu depuis la Réforme : l'idée d'une valeur infinie accordée à
120 Le pouvoir dans l'héritage théologico-politique clirétieii
-- p
.-

Fondements de la réflexion chrétienne sur le pouvoir - 121

l'individu finissant par faire voler en éclats la composante holistique (. ..) L'Église allemande est devenue hitlérienne (les Deutsche Christen)
qui se trouvait aussi dans le christianisme - cette tension entre le prin- lorsque Hitler est arrivé au pouvoir. D
cipe d'autorité et le principe de liberté étant constitutive du christia-
nisme, comme le souligne Gauchet, Le Désenchantement du monde,
1985, p. 193), et, pour finir. du christianisme lui-même, qui deviendrait
effectivement « la religion de la sortie de la religion ». Dans une telle
18
a
4
3.3. Politiques de l'Église
Sur ces sujets qui se prêtent par trop à la polémique, il faut sans doute
perspective, il faudrait donc conclure que 1'« Omnis potestas a deo » tenter de faire preuve de nuance. Il faut par exemple reconnaître la réelle
clarté de la célèbre encyclique Mit brennender Sorge promulguée le
aurait produit dans son avatar politique moderne un e Ornnis postestus
14 mars 1937 par Pie XI (et non, bien évidemment, Pie XII), qui
a b individu0 D.
condamne sans ambiguïté le nazisme. Mais le « légalisme concorda-
taire » fut cependant puissant et durable : par une incroyable aberration,
3.2. église face au pouvoir politique l'institution catholique allemande et vaticane sembla le plus souvent
En second lieu, on peut tenter de s'interroger rétrospectivement sur les préférer respecter la lettre du Concordat signé en juillet 1933 avec Hitler
relations de l'Église avec le pouvoir politique. Le texte qualifié d'« acci- plutôt que celle de l'Évangile.. . Dès lors, fustiger « la propagande
dentel » de Paul dans l'Épître aux Romains XIII, 1-7, devient, traduit insensée sur le silence de Pie XII » et nier toute caution vaticane à Hit-
en latin, cette inquiétante, parce qu'ambiguë et coupée de son contexte. ler, Mussolini et Franco comme le fait par exemple Jean Aucagne S. J.
formule de 1'« Ornnis potestas a deo ». Or, une circonstance historique (« église et les Nations », Comrnentaire, no78, 1997) nous semble
célèbre va favoriser un rapprochement du pouvoir politique et du pou- tout simplement extravagant. Il y eut, certes, d'héroïques oppositions
voir spirituel : l'épisode constantinien. Constantin, ayant reçu l'appui catholiques individuelles au totalitarisme et à l'antisémitisme, mais ce
de l'Église, remercia celle-ci en tenant la promesse qu'il avait contractée qui manqua fondamentalement, n'est-ce pas une prise de position publi-
à son égard : après sa victoire du Pont Milvius, il fera du christianisme, que forte accompagnée de pressions de l'appareil hiérarchique de
en 380, une religion d'État. En cet échange originel, dans lequel l'Église l'Église (qui fonctionne si bien dans d'autres cas !) pour la faire respec-
ter dans ses rangs ? Eslin le dit pour sa part ainsi : « On constate que
est investie d'un pouvoir politique et l'empereur d'un pouvoir religieux,
les Églises n'ont pas su s'opposer publiquement au pouvoir criminel
se noue une intrigue dont les conséquences vont durer des siècles.
nazi, ni la papauté ni plus généralement les évêques ou les responsables
L'empereur pourchassant les païens fait indirectement de l'Église per-
protestants. C'est que, depuis le temps de Constantin, les Eglises avaient
sécutée une Église persécutrice. Les contempteurs modernes de la reli-
perdu l'habitude de s'opposer publiquement au pouvoir politique » (op.
gion en général et du christianisme catholique en particulier trouveront cit., p. 238). En dépit de la belle encyclique de Pie XI de 1937, so? suc-
donc pléthore d'exemples d'attitudes pour le moins fâcheuses de cesseur Pie XII n'osa remettre en cause le Concordat au nom de 1'Evan-
l'Église au cours de l'histoire politique éloignée ou récente. Jacques gile et encouragea, par action et par omission, un légalisme sourd et
Ellul propose à cet égard un raccourci historique en forme de réquisi- aveugle : n'allez pas désobéir au pouvoir légitime ! Le Führerprinzip
toire (La Subversion du christianisme, op. cit., p. 147 sqq.) : « L'Église ne fut donc presque jamais dénoncé, et les rouages bien huilés de la hié-
est une puissance politique, mais elle est toujours au service de la puis- rarchie ecclésiale ne furent jamais mis au service d'une action s-ystérnati-
sance politique en place ou en cours d'installation. Successivement elle que contre la pire abomination que l'histoire humaine ait connu ! Où
sera pour le Saint Empire romain germanique, mais aussi pour le roi de étaient donc passés les lecteurs de Thomas d'Aquin et de Jean de Salis-
France (...). Elle bénira tous les rois qui s'emparent du pouvoir dans bury qui avaient su, en leur temps, légitimer le tyrannicide ? Pour en
des successions tragiques ou orageuses. parfois sanguinaires et injustes. revenir à l'histoire plus ancienne, on peut cependant souligner qu'un
L'Église légitime tout. Et c'était la logique même, à partir du moment diagnostic aussi sévère omet sans doute d'autres phénomènes histori-
où elle accepte d'être associée au pouvoir en place. Elle deviendra répu- ques dans lesquels le christianisme eut une influence déterminante et
blicaine sous la république comme elle avait été monarchiste sous la éminemment positive. Le catholicisme tout entier ne saurait se résumer
monarchie. Et toujours avec des arguments théologiques imbattables. Il par exemple à la funeste affiliation de 1'Eglise allemande au nazisme,
fallait bien sûr un régime monarchique qui soit le reflet de l'unité ou à la coupable complicité du Vatican en cette circonstance, tout
monarchique de Dieu. Mais il fallait aussi bien une république qui soit occupé qu'il était à prévenir ce qui lui semblait être le seul et véritable
le reflet du peuple que Dieu se choisit sur la terre. Ou bien encore la antéchrist : le communisme. On sait que 1'Ecole de Salamanque fut par
démocratie pour manifester que Dieu s'associe à la volonté des peuples. exemple un moment majeur de l'histoire de la pensée politique
Fondements de la réflexion chrétienne sur le pouvoir 123
1 22 Le pouvoir dans l'héritage théologiro-politique chrétien

occidentale, posant les bases, avec Vitoria puis Suarez, du droit inter- de fomenter une opération politique, mais de laisser les laïcs choisir
national moderne et prônant une reconnaissance politique et éthique de librement leurs options politiques et les aider à s'inspirer de l'esprit
l'égalité du genre humain. On connaît la lutte inlassable du pape Jean- évangélique. » Cette réponse est, il faut bien le dire, très « politique » !
Paul II contre les dictatures communistes d'Union soviétique et Elle peut, pour le meilleur et pour le pire, être lue dans tous les sens
possibles : en premier lieu, quel est le message évaneélique ? N'est-ce
d'Europe centrale. On se souvient des heures de gloire de la Théologie
de la libération en Amérique latine dans son combat contre les régimes pas l'interprétation donnée par tel ou tel courant de 1'Eglise qui incitera
militaires et les injustices sociales (suscitant, certes, nettement moins les fidèles à adopter une position « légaliste » ou « révolutionnaire » ?
La « délégation » de révolution suggérée par Aruppe est tout aussi ambi-
d'enthousiasme au Vatican que la lutte contre le communisme !). Pour-
guë : s'agit-il de respecter la liberté des laïcs, celle de l'Eglise, ou tout
tant, même dans le cas de lutte politique contre l'injustice, Ellul voit
simplement conserver l'apparence d'une distance entre le politique et
encore poindre le démon d'une politisation du spirituel : « Nous trou-
le spirituel ? On peut certes être très critique face à cette réponse qui
vons la même erreur avec les théologies de la Révolution. Elles sont
paraît si «jésuite ». .. Cependant, on peut aussi lui faire crédit d'avoir
aussi du constantinisme » (op. cit., p. 149). Ce purisme antipolitique ne
peut-être parfaitement désigné ce qui est la force irréductiblement révo-
signifie pas un retrait hors du monde, mais, dans l'esprit d'Ellul, une
lutionnaire du christianisme : en rappelant que le spirituel ne doit pas
vive crainte que ne se répète à l'infini la tentation du pouvoir temporel,
se mêler directement au temporel, Aruppe dénonce aussi habilement la
sous de multiples et évolutives formes, pour le christianisme. Dans la
collusion des pouvoirs dictatoriaux avec certaines factions de l'Eglise,
seconde moitié du xxesiècle, il faut songer à des contextes politiques
et revient à la distance évangélique qui est une position de surplomb de
brûlants pour saisir la complexité et la difficulté des relationsdes sphè-
la loi divine sur tous les Césars.
res politique et spirituelle : ainsi, la situation latino-américaine dans les
années 70.

3.4. Déléguer les révolutions ?


Dans un tel contexte où l'Église catholique pouvait tout à la fois soutenir
des dictatures en place et les dénoncer, par des porte-parole divers allant
des évêques liés aux pouvoirs politiques en place et à ceux qui prirent
parti pour les opposants, on peut lire une prise de position nuancée dans
le texte d'une déclaration du Père Pedro Arrupe, alors Général de la
Compagnie de Jésus : « Dimensions politiques de l'apostolat » (1970,
publié dans Écritspour évangéliser, Desclée de Brouwer, 1985). A m p e
commence par dénoncer l'apolitisme : « L'apolitisme, en tant que refus
systématique de toute présence dans la politique, est une impossibilité
pour tout homme apostolique d'aujourd'hui. (. . .) D'autre part, l'apoli-
tisme cache des attitudes, qui, en réalité, sont politiques, car il constitue
un moyen de se soumettre au système existant, en acceptant sa violence
institutionnalisée. » Il exhorte donc les membres de la Compagnie de
Jésus à intervenir, mais pour des « raisons évangéliques » et non « poli-
tiques ». On comprend dans les prudences de ce texte la si ténue position
« évangélique » qu'entend défendre Arrupe : entre la passivité devant
l'injustice sociale et la stratégie révolutionnaire d'opposition politique
au pouvoir, toutes deux dénoncées comme non conformes au message
évangélique, il reste la possibilité d'un engagement absolument néces-
saire mais « indirect ». Les jésuites, déclare en effet Arrupe, devront
agir en hommes de Dieu en montrant la voie d'un « projet historique de
changement, que les laïcs devront traduire en termes poltiques. Mais la
mission de llEglise, et par conséquent celle de la Compagnie, n'est pas
La pl~~rdlit6
des voies 125

Chapitre 9 chrétienne nouvelle (J. Gaudemet, Les Institutions de 1 'Antiquite', 199 1).
Le transfert de la capitale de l'Empire à Constantinople est un tournant :
La pluralité des voies tout est en place pour que se constitue un « modèle oriental » des rela-
tions de la religion et du pouvoir. La séparation romaine » des sphères
politique et religieuse sur le mode « Rendez à César ce qui est à César
et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu, XXII, 21 ; Luc, XX, 25) se
poursuivra au prix d'aléas divers dans la tradition « occidentale »,
menant, à terme, à la laïcité de l'État ; la fusion, ou la « symphonie D.
1 . L a tentation constantinienne et le modèle oriental ...... 12 4
du politique et du religieux sera le propre de la tradition « orientale », qui
1.1 . La symphonie politico-religieuse .............................. 12 4
deviendra, lors du schisme, la tradition chrétienne orthodoxe. Constantin,
1.2. Le destin politique de l'hérésie ................................. 1 2 6
1.3. L'absence d'une tradition d'opposition qui est toujours honoré ainsi que son épouse Hélène dans la liturgie
au pouvoir politique ................................................ 127 orthodoxe contemporaine, poussa très loin la synthèse du pouvoir tem-
porel et du pouvoir spirituel. Héritier d'une tradition de théologie poli-
2. Aux sources du modèle occidental .............................. 127 tique païenne, qui faisait de l'empereur le pontifex maximus, autrement
2.1 . Ambroise de Milan .................................................. 1 28 dit le maître des destinées politiques de l'Empire et le chef de la religion
2.2. Saint Augustin .................................................... 1 29 romaine, il adopte le christianisme comme religion officielle de l'État
2.3. Le paradoxe augustino-gélasien ................................ 1 33 en 3 13, ouvrant la voie à son successeur Théodose qui en fera par décret
2.4. Du christianisme carolingien une religion d'État en 380. Constantin eut un apologiste en la personne
à la réforme grégorienne de 1085 .............................. 135
d'Eusèbe de Césarée, qui fut le grand théoricien de ce nouvel Empire
2.5. Les deux corps du roi ............................................. 1 36
chrétien. Eusèbe prononça de grands panégyriques en présence de
Constantin, dans lesquels il développa une théologie de l'évolution pro-
videntielle de l'humanité : le règne de Constantin réalisait, selon lui. la
1. La tentation constantinienne promesse faite par Yahvé au peuple élu, l'empereur devenant l'instrument
de la puissance de Dieu et la manifestation du logos divin. Constantin
et le modèle oriental n'hésitait pas lui-même à s'assimiler au treizième apôtre et à un empe-
reur-évêque : « J'ai apparemment été désigné pour être l'évêque des
1 . l . La symphonie politico-religieuse affaires extérieures » (Eusèbe, Vie de Constantin, II, 17). De fait, il
intervient dans les querelles théologiques (l'arianisme) ou le jugement
L'épisode constantinien est symbolique d'une alliance possible entre le des hérésies (le donatisme), et convoque lui-même l'Église au concile
christianisme et le pouvoir politique, notamment sous une forme per- de Nicée afin de débattre du statut du Fils de Dieu. Il ne faut sans doute
sonnifiée de celui-ci. En passant du principat, selon lequel l'empereur pas opposer de façon trop diamétrale un modèle de soumission de
n'était que le premier des magistrats. au dominat, à partir du rrr'siècle, l'Église orientale et une tradition de liberté de l'Église romaine, comme
forme absolutiste de monarchie, la structure de pouvoir romaine se le fit Hugo Rahner ( ~ ' É ~ l i et
s el'État dans le christianisme primitifi
transforme profondément. L'empereur n'est plus un princeps, le pre- Cerf, 1964 ; la remarque est de J.-C. Eslin. Dieu et le pouvoir, op. cit.),
mier des citoyens et des magistrats, mais bien un dominus : un maître. puisque la version occidentale du christianisme ne sera pas au-dessus
un seigneur. Le culte impérial qui existait depuis d'époque du Haut- de tout soupçon en matière de collusion du pouvoir spirituel et du pou-
Empire subsiste dans ce temps du Bas-Empire, mais ce culte païen se voir spirituel, mais il faut se rendre à cette évidence de la profondeur
trouve désormais singulièrement renforcé par le monothéisme chrétien : de l'enracinement de la tradition orientale dans la théologie d'Eusèbe.
le pouvoir illimité de Dieu vient fonder le pouvoir illimité de I'empe- Proposant, comme le mit en lumière une étude qui fit date d'Erik Peter-
reur. II faut cependant apporter ici deux nuances. Tout d'abord, I'empe- son (Der Monotheismus als politisches ~ r o b l e m ,Leipzig, Hegner,
reur n'est ni le roi-dieu de la tradition orientale, ni le roi-sacré de la 1935 ; Eslin, op. cit., p. 72), un lien théologique entre l'unité du mono-
tradition juive, qui reparaîtra au Moyen Âge ; ensuite, le développement théisme et celle de l'Empire romain, il justifie le pouvoir politique impé-
de la sacralisation du pouvoir semble davantage lié ici à un « progrès » rial par la paix qu'il procure, qui est non seulement la grande paix
de l'absolutisme dans l'histoire de l'empire romain qu'à une influence eschatologique promise par les prophètes de l'Ancien Testament, mais
126 Le pouvoir dans l'héritage th6ologico-politique chrétien La pluralité des voies 127

encore, de façon plus pragmatique, la condition politique nécessaire à carolingienne du christianisme semble bien avoir abouti à une sorte de
l'annonce universelle de la Bonne Nouvelle par-delà les frontières natio- négation du message de paix, d'amour et d'universalité des Evangiles.
nales que l'Empire a abolies. On peut mettre en parallèle cette interpré-
tation eschatologique de l'Empire par Eusèbe et la tradition juive, issue 1.3. L'absence d'une tradition d'opposition
du prophète Daniel, des « quatre empires » : après le règne de la Baby- au pouvoir politique
lonie, de l'Empire Mède, de la Perse et de la Grèce, c'est le peuple juif
qui héritera d'un royaume éternel. Ce royaume messianique n'est pas Le second élément concerne l'opposition des traditions occidentale et
de ce monde dans le texte de Daniel, mais quelques commentateurs juifs orientale du christianisme sur la question de l'opposition au pouvoir.
de l'époque de l'occupation romaine purent cependant se demander si On sait que le modèle occidental va lentement évoluer dans le sens
l'Empire romain n'était pas précisément ce quatrième empire de la pro- d'une limitation de l'absolutisme et, à terme, d'une séparation du poli-
phétie, note Stéphane Mosès ér éros et la Loi, Lectures bibliques, Seuil, tique et du religieux. L'un des thèmes remarquables de la pensée reli-
1999, p. 113)... De la doctrine orientale de la « symphonie » du spirituel gieuse occidentale sera celui du « droit de résistance ». Pour ne citer ici
et du temporel qui célèbre le pouvoir charismatique de l'Empereur rete- qu'un exemple, les monarchomaques issus des milieux réformés déve-
nons pour finir deux éléments qui nous semblent paradigmatiques. lopperont, sous la plume de Théodore de Bèze (Traité de l'autorité des
magistrats en la punition des hérétiques, 1575) ou de Ph. du Plessis-
Mornay (De la puissance légitime du Prince sur le peuple et du peuple
1.2. Le destin politique de l'hérésie sur le Prince, 1581), l'idée d'une résistance légitime au pouvoir politi-
Le premier concerne la question des hérésies et des schismes. L'adop- que. Rien de tel n'exista dans la tradition orientale. Le schisme du
tion du christianisme comme religion d'État par Constantin et Théodose XI' siècle n'a fait que consacrer la rupture des deux traditions. Après la
implique la défense d'une théologie officielle. L'hérésie n'est plus une chute de Constantinople, prise par les Turcs en 1453, c'est Moscou qui
simple faute religieuse mais un crimen publicum, un crime public. Le prend le relais : devenue la « troisième Rome », elle poursuit l'entre-
Code théodosien, qui n'y va pas par quatre chemins, stipule qu'il sera prise de la symphonie politico-religieuse. L'orthodoxie ne saura donc
donc nécessaire « d'enlever la faculté de vivre selon le droit romain » sortir d'un modèle de sacralisation du pouvoir temporel. Ou, tout du
aux hérétiques. On peut donc soupçonner l'alliance du politique et du moins, elle ne produira jamais une théologie de la résistance au pouvoir.
spirituel d'avoir grandement favorisé une crispation dogmatique de la En revanche, la figure chrétienne du martyr y sera cultivée, s'incarnant
théologie. Le grand schisme d'Orient du xiesiècle qui consomma la NP- ça et là au cours de l'histoire dans quelques figures individuelles héroï-
ture de l'Église chrétienne occidentale catholique et de l'Église orientale ques de résistance à l'oppression. Il faut se souvenir que, sous le joug
byzantine que l'on nommera plus tard orthodoxe s'explique d'ailleurs communiste, aucun pays orthodoxe n'a connu de grands soulèvements :
en partie par des querelles théologiques (la question longuement débat- les insurrections de Berlin-Est, de Budapest, de Zagreb ou de Gdansk
tue de la nature du Christ, le « monophysisme »), par une opposition se sont déroulées dans des pays « satellites » de culture essentiellement
catholique et protestante. Comme le résume Jean-Claude Eslin en une
linguistique (le grec contre le latin), mais aussi par une opposition pro-
formule qui n'a que la sévérité de l'histoire : « La résistance au pouvoir
prement politique : depuis le sièc siècle, la papauté a lié son destin à
politique n'appartient pas à la tradition orthodoxe. >>
celui des Carolingiens. Ce seront donc des pouvoirs politiques et non
pas seulement religieux qui s'affronteront lors du schisme. L'historien
anglais Richard William Southern suggère même, au terme d'un chapi-
tre consacré à l'imbrication des causes religieuses et politiques du
2. Aux sources du modèle occidental
schisme de 1054 ( ~ ' É ~ l i ets e la société daris l'Occident médiéval,
chap. III, trad. fr. Flammarion, 1997), que la recherche moderne d'une Ernst Cassirer pointe un élément de rupture essentiel qui fonde sans
réunification du christianisme par la simple conciliation religieuse ne doute la tradition théologico-politique occidentale : la spectaculaire
fit apparition qu'après des siècles de Moyen Âge qui virent l'échec mise à distance de la philosophie politique grecque opérée par les Pères
d'une réunification du christianisme par les armes et la négociation poli- latins de l'Église (Nature et grâce dans la philosophie médiévale, dans
tique. L'universalisme du message chrétien, notamment dans sa version Le Mythe de l'État, 1946-1993). Nous avons déjà vu qu'il n'y avait rien
paulinienne, ne semble pas avoir résisté à l'éclatement des sphères au-dessus de la polis grecque. Désormais, il y a Dieu. é état pourra
politiques de pouvoir et d'influence. La « politisation » byzantine et donc être parfois élevé au plus haut rang humain dans l'histoire de la
p.-p.

128 . ~pp
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Le pouvoir dans l'héritage théologico-polifique chrétien La pli1r,ilit6 des voies


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129

théologie politique occidentale - ainsi. dans le De Monarchia de au pouvoir politique. Son empreinte sur I'histoire politique de l'Église
Dante -, mais il demeurera dans le fond mauvais par essence, étant la sera extraordinaire : dans le fond, sa doctrine ne sera jamais remise en
conséquence du péché originel et de la chute de l'humanité. « Il y aura question avant 1963 ! On peut dire sans exagération que dix années
à cet égard une unanimité parmi tous les penseurs chrétiens, écrit Cas- décisives, entre 380 et 390, marqueront donc seize siècles d'histoire. En
sirer. Qu'il s'agisse d'Irénée au siècle, d'Augustin au ve et de Gré- 380, le christianisme est adopté comme religion officielle par Constan-
goire le Grand au VI', on retrouvera partout la même conception. Le tin. Dès 385, Ambroise inanifeste son indépendance en refusant de se
gouvernement, dira Irénée, a été rendu nécessaire parce que les hommes soumettre aux prescriptions impériales qui l'enjoignaient de livrer au
se sont éloignés de Dieu, qu'ils détestent leurs semblables et qu'ils spnt pouvoir temporel les sectateurs de l'hérésie arienne. Entre 386 et 390,
tombés dans des confusions et des désordres de toutes sortes. (. . .) L'Etat il s'oppose aux menées d'aristocrates romains qui, sous l'impulsion de
pourra recevoir une justification jusqu'à un certain point, mais il ne Symmaque: entendent faire remettre en place à Rome la statue païenne
pourra jamais être considéré comme beau. 11 ne pourra pas être conçu de la Victoire que I'empereur Gratien avait fait enlever. Le point
comme p u r e t immaculé, du fait de son origine. >, Si l'on accepte une d'orgue de l'opposition spirituelle d'Ambroise sera hautement symbo-
lecture des Evangiles selon laquelle le Christ lui-même aurait séparé les lique : en 390, il excommunie Théodose, celui même qui avait adopté
fonctions de roi et de prêtre, il faut donc accepter avec la tradition occi- le christianisme comme religion d'État en radicalisant le constanti-
dentale dès ses prémices que le pouvoir ne saurait être Un, dans une nisme ! Théodose s'était rendu coupable d'un crime affreux aux yeux
fusion du spirituel et du temporel qui annihilerait l'idée d'une Loi divine d'Ambroise : il avait fait massacrer de nombreux innocents à Thessalo-
infiniment supérieure aux lois humaines qu'elle permet de juger. nique. « Tu as imité David dans son crime. imite-le dans sa pénitence »
~ ' É ~ l i sd'occident
e sera fondée sur cette lecture. A.J. Carlyle écrira dira Ambroise à Théodose, lui interdisant l'entrée de sa cathédrale. La
que, pour elle, « il était essentiel, entendu que deux grandes autorités condamnation de Théodose par Ambroise manifestait-elle une volonté
existaient dans le monde, et non pas une seule, que celle du pouvoir consciente de sa part de ce dernier de limiter le pouvoir impérial et de
spirituel était indépendante du pouvoir temporel, dans son domaine pro- tirer de cet acte une doctrine politique ? On peut en douter. Cet acte est
pre, alors qu'elle ne mettait pas en doute que le pouvoir temporel fût, avant tout spirituel : il défend hautement le nouvel adage selon lequel
lui aussi, indépendant et suprême dans son propre domaine (.. .). Cette « l'empereur est dans l'Église et non au-dessus de l'Église », ou encore,
conception de deux autorités autonomes existant a l'intérieur de la selon la formule fameuse de Tertullien : « L'empereur est grand, parce
société humaine, chacune étant suprême, chacune étant obéissante, est qu'il est plus petit que le Ciel ! » Quoi qu'il en soit des intentions véri-
le principe de la société que les Pères avaient transmis (. ..), et non pas tables d'Ambroise, cette excomniunication sera maintes fois évoquée
quelque conception d'une unité fondée sur la suprématie de l'un ou au cours du Moyen Age. Le christianisme vient d'entrer très profondé-
l'autre des pouvoirs » (cité par J.A. Watt, dans J.H. Burns, Histoire de ment en politique selon un mode « occidental » : il entend demeurer
la pensée politique médiévale, PUF, 1993, p. 347). Toute l'ambiguïté indépendant du pouvoir politique, comme celui-ci pourra entendre l'être
semble donc résider dans la hiérarchie de ces « deux pouvoirs » : en aussi à son égard, mais cette double autonomie ne sera jamais simple
principe, le pouvoir spirituel doit pouvoir juger le temporel, mais, dans puisque les sphères d'action des deux pouvoirs se croiseront dès lors
le même temps, la légitimité et l'autonomie de celui-ci sont reconnues, bien souvent, au prix de heurts, ou du nloins d'une alternance de désé-
puisqu'elles fondent en retour celles du pouvoir spirituel.. . quilibres au profit de l'un ou de l'autre.

2.1 . Ambroise de Milan 2.2. Saint Augustin

Ambroise est élu évêque de Milan en 374. Romain, contemporain de 2.2.1. D e I'histoire à la philosophie de I'histoire
Constantin et d'Eusèbe de Césarée, il instaure cependant une relation Avec l'État advient la perspective impériale de maîtrise conquérante du
extrêmement différente de c e l l ~des « orientaux » entre le pouvoir spi- monde, note Marcel Gauchet (Le Déseizcl~antementd u monde, op. cil.,
rituel et le pouvoir temporel. A ce titre, il peut être considéré comme p. 3 1 ) . L'Empire romain d'Occident désormais christianisé ouvrait à cet
l'initiateur du « modèle » romain et par suite occidental. Face à la thé- égard une splendide perspective d'universalisation du christianisme, en
ocratie byzantine, il y a quelque chose de « républicain » dans l'attitude réalisation du vœu paulinien. Or, cet Empire vacille soudain. Le 24 août
de cet évêque qui établit une analogie entre les deyoirs des fonctionnai- 410, Rome est mise à sac par le roi wisigoth et arien Alaric. Le v'siècle
res sacrés et ceux des hauts fonctionnaires de 1'Etat romain Déférent verra donc la ruine de cet Empire chrétien : sa chute n'aura lieu que
mais intraitable, il ne cesse de marquer l'indépendance de 1'Eglise face soixante-dix ans plus tard, en 476. Les Romains demeurés païens virent
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130 Le pouvoir dafis l'héritage théologrco-i,olitiqur <-hrétien La p l u ~ . ~ ~de5


/ i t é v«ies 131

dans ces événements inouïs une punition infligée par leurs dieux, se ven- fut mémorable, et maintes fois reprise dans l'histoire de la théologie :
geant de l'infidélité que l'Empire leur avait faite au profit du christia- Augustin défendant la prédestination contre la doctrine pélagienne du
nisme. Quant aux chrétiens, ils furent désemparés par ce premier grand libre arbitre. Ces arbitrages théologico-politiques doivent être replacés
revers de l'histoire christianisée : le christianisme n'avait-il pas contri- dans le cadre de la longue, très longue querelle de l'arianisme (320-
bué à affaiblir le pouvoir ? Certes, en 410, le raid d' Alaric n'a pas encore 381), doctrine schismatique inspirée par Arius, prêtre d'Alexandrie :
ruiné l'Empire, mais il a en revanche infligé une inquiétude sans pré- contre son monothéisme strict et néo-platonicien, la défense de la Tri-
cédent sur le sens de l'histoire et sur la pérennité des pouvoirs tempo- nité conçue de façon « orthodoxe » passa par une unification politique
rels : Rome, la ville qui avait conquis l'univers était à son tour du dogme chrétien (en Orient sous la forme du césaropapisme, en Occi-
conquise ! C'est dans cette atmosphère extraordinairement troublée que dent sous l'égide des décrets de l'Empire romain). Enfin, Augustin
surgit la grande figure de saint Augustin (356-430). Sous l'éblouissante donne un tournant « politique » à la théologie, accentuant l'aspect
plume de l'évêque d'Hippone s'épanouit alors un chef-d'ceuvre : tout « pénal » de la doctrine, et interprétant au pied de la lettre les châtiments
attachée à rendre d'abord confiance aux chrétiens et à réfuter les polé- infert~rrux(et non séculiers, comme on le verra plus loin) promis aux
mistes païens, l'œuvre augustinienne prend rapidement une dimension pécheurs dans la Bible. Or, il est aussi le grand théologien de la déva-
immense, devenant la première véritable théologie chrétienne de l'his- luation de la chose politique, qui est à ses yeux à jamais infectée par le
toire, voire la première philosophie de l'histoire, et une doctrine théo- péché. Eslin commente avec acuité ce paradoxe : « Le christianisme
logico-politique appelée à exercer une influence profonde et durable. devient plus politique au moment où la politique elle-même est déva-
La Cité de Dieu écrite par Augustin entre 410 et 426 ne sera pas une luée. On sent qu'il va être amené à prendre des relais politiques. Augus-
simple transposition de la réalité politique de son temps, au sens où elle tin, l'homme qui dévalue les peines politiques en dévaluant la politique,
mettrait en scène dans sa doctrine des « deux cités » Rome et l'Église : est amené par contrecoup à exacerber les peines spirituelles, les peines
il s'agit bien, avec la Cité de Dieu et avec la Cité terrestre, de deux de l'enfer ! » (op. cit., p. 93).
« principes de vie que nous avons appelés mystiquement deux Cités D
2.2.3. L'asymétrie des deux cités
souligne Augustin (XV, 1). Ce livre « fondateur » traversera les siècles :
de Charlemagne, qui aimait à se le faire lire, à Auguste Comte qui l'élira Pourquoi 1'Urbs (Rome !) est-elle tombée aux mains des Wisigoths
parmi les 158 volumes de sa bibliothèque idéale positiviste ! alors que l'Empire s'était converti au christianisme ? Pourquoi Dieu ne
fit-il rien contre cette catastrophe qui souilla la ville où étaient abritées
2.2.2. Dévaluation du politique les reliques de Pierre et de Paul ? La question qui agite les esprits de
Outre la réaction contre les inquiétudes nées des tribulations de l'Empire l'époque est immédiatement transfigurée par Augustin dans la diinen-
romain. trois circonstances, commentées par Eslin (op. cit., p. 92). éclai- sion de la théologie de l'histoire. Le chrétien devra désormais vivre
rent l'œuvre d'Augustin. Evêque d'une communauté éloignée de Rome conscieinment dans 1's ambivalence du temps de l'histoire », pour
(Hippone est en Afrique du Nord, il a passé sa jeunesse à Carthage), reprendre l'expression qui fut le titre de l'étude d'Irénée Marrou sur
Augustin développe une pensée certes aux antipodes de la doctrine Augustin. II y a une éternité de la Cité de Dieu et un temps de la Cité
orientale de la symphonie, mais qui ne semble pas être inversement terrestre. Saisissant profondément l'intuition centrale de la doctrine
habitée par une inquiétude extrême quant au danger du pouvoir impérial. chrétienne du temps, Augustin n'oppose pas ces deux dimensions : Dieu
Au contraire : isolé loin de Rome, Augustin a besoin du soutien de n'a-t-il pas dans son Éternité créé le Temps qui se résorbera à son tour
l'Empire. En premier lieu, contre les donatistes, communauté chrétienne dans 1'Eternité lorsque « les temps seront accomplis », comme le dit le
rivale. À ce titre, il admet la légitimité d'une action impériale destinée texte de l'Apocalypse ? L'histoire est bien un accomplissement para-
à réduire ses adversaires. Cette prise de position dictée par les circons- doxal de l'Éternité dans la forme du temps. Ainsi, les deux cités augus-
tances donnera lieu plusieurs siècles plus tard à la doctrine du pouvoir tiniennes ne sont-elles pas opposées, mais simplement asymétriques,
politique «bras séculier » de l'Église qui se réclamera de l'autorité nées de deux amours distincts. Au livre XTV de Lu Citg de Dieu, Augus-
augustinienne. En second lieu, contre l'hérésie pélagienne, Augustin tin écrit que « Deux amours ont bâti deux cités. L'amour de soi jusqu'au
reçoit encore l'appui du pouvoir impérial. La justification avancée, pro- mépris de Dieu, la cité terrestre. L'amour de Dieu jusqu'au mépris de
mise à un riche avenir dans l'histoire du christianisme, consiste alors à soi. la cité céleste. L'une se glorifie en elle-même ; l'autre dans le Sei-
soutenir que les peines encourues en ce monde par les hérétiques sont gneur. » La cité terrestre est donc tout État qui n'admet que des normes
infiniment préférables à celles qui les châtieraient dans l'autre monde.. . purement humaines. Quant à la cité de Dieu, elle n'est ni l'antithèse ni
Tl faut dire que cette lutte entre Augustin et l'ascète irlandais laïc Pélage le refus de la cité humaine : elle est la cité éclairée par Dieu, magnifiée
~ -

132 Le pouvoir dm5 I ' h k ~ t ~ i gtlieolo,qic


e O-politiq~ie
<-hretieii Ld pluralité des voies 133

par la loi divine. Évitant le manichéisme, dans lequel il baigna dans sa de l'histoire, les chrétiens doivent obéissance au pouvoir politique pour
jeunesse, Augustin instaure un rapport foncièrement inégal : la cité de les temps qui demeurent encore avant la parousie. Mais faut-il aller
Dieu est infiniment supérieure à la cité terrestre, et finira par l'emporter jusqu'à obéir à un pouvoir injuste pour l'amour de Dieu ? La pensée
sur cette dernière au terme d'un accomplissement temporel qui a la médiévale accentuera la leçon de loyalisme chrétien d'Augustin. Ce sera
forme de l'Histoire. C'est Reinhart Kosellek qui introduisit cette quali- pourtant faire violence à un trait essentiel de la pensée de l'auteur de
fication pertinente de relation « asymétrique » entre les deux cités (Le La Cité de Dieu : la société humaine étant infectée par le péché. l'État
Futur pussé, Contribution u lu sémantique des tenzl7.s historiques, trad. ne saurait donc être que l'œuvre du diable ! Sept siècles après Augustin,
Presses de I'EHESS, 199 1) : « Les deux cités ont un rapport mutuel asy- Grégoire V11 continuera à défendre cette thèse radicale, mais dans un
métrique. Ce ne sont pas des domaines opposés de manière mani- contexte nouveau, celui du xr'siècle, assoupli quant au caractère irré-
chéenne, elles constituent plutôt, étant toutes deux imbriquées dans les médiable du péché et à celui foncièrement mauvais de l'État. Mais la
lois hiérarchiques d'un cosmos existant, un processus dont l'issue cer- valeur « conditionnelle » de l'État, comme l'écrit Cassirer, qu'on accep-
taine mais fixée dans le temps ne peut aboutir qu'à la victoire de la tera alors n'était-elle pas déjà, elle aussi, présente dans la complexe doc-
civitas Dei. » La cité terrestre ne saurait être totalement mauvaise : trine d'Augustin ?
Dieu, étant parfaito n'a pu créer le mal. Elle est simplement ontologi-
quement inférieure : elle n'a pas véritablement de substance, elle est une 2.3. Le paradoxe augusfino-gélasien
sorte de « moins-être » (selon une expression d'lrénée Marrou, citée et Le postulat augustinien d'une distinction ferme des deux pouvoirs, spi-
analysée comme le texte de Kosellek par B. Beyer de Ryke, L'apport rituel et temporel, au profit rnoral de l'autorité inspirée du second, va
uugustinien, dans A. Renaut, Nui.s.smlces de la moder~zité,Calmann- être prolongé par la doctrine de Gélase. Pape entre 492 et 496, il tranche
Lévy, 1999). Ce qu'il faut bien saisir, c'est que ces deux cités, qui sont clairement la question de la différence hiérarchique entre les pouvoirs :
symboliquement Babylone et la Jérusalem céleste, ne sauraient jamais au pouvoir politique la simple potestas administrative, au pouvoir spi-
se confondre, ou fusionner. même à la Fin des temps. Si le temps accom- rituel des pontifes la véritable auctoritus, qui seule est la véritable sou-
plit l'œuvre divine, ce n'est pas au sens où la cité terrestre serait l'annoii- veraineté. Ce net infléchissement de la pensée augustinienne, et que l'on
ciatrice, puis la réalisatrice de la cité céleste. L'originalité de la nommera désormais la « doctrine gélasienne », a lieu très précisément
théologie augustinienne de l'histoire consiste sans doute en ceci que ces dans une lettre que Gélase adresse à l'empereur Anastase 1": « 11 y a
deux cités sont mêlées et enchevêtrées l'une dans l'autre jusqu'au jour principalement deux choses, Auguste empereur, par quoi ce monde est
où le Jugement dernier les sépurera. Les chrétiens font partie des deux gouverné : l'autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. Mais des
cités. Ils doivent donc obéir, déclare Augustin, aux règles de l'État, tout deux, les prêtres portent une charge d'autant plus lourde qu'ils doivent
en se conformant aux préceptes de la cité céleste. L'asymétrie des cités rendre compte au Seigneur même pour les rois devant le jugement divin.
renvoie dans le fond à la bivalence intérieur-extérieur : à l'Église les (. ..) Vous devez courber une tête soumise devant les ministres des cho-
intérêts spirituels, à l'État les intérêts matériels. Ne sommes-nous pas ses divines et c'est d'eux que vous devez recevoir les moyens de votre
composés d'une âme et d'un corps ? demande Augustin. ~ ' É ~ l i sera se salut. » La pensée de Gélase est nette : le monde est souverainement
une autorité morale et spirituelle, l'État une autorité physique et maté- gouverné par l'autorité pontificale et le pouvoir royal. Ces deux juridic-
rielle. Et puisque l'âme est infiniment supérieure au corps ruiné dès tions sont indépendantes l'une de l'autre. mais exercées toutes deux au
l'origine par le péché, il va de soi que dans ce rapport asymétrique nom d'une puissance directement venue de Dieu. Dans les affaires pro-
l'Église porte en elle le vrai pouvoir : celui de l'Éternité. là où l'État, prement temporelles, les pontifes sont soumis aux princes, mais inver-
corruptible comme le corps, évolue, se transforme et disparaît. L'auto- sement, dans le domaine spirituel, les princes sont soumis aux
nomie croisée des deux pouvoirs n'implique aucune subordination : pontifes. Est-ce bien une « collaboration » dans le dualisme, comme
l'Église n'abdique pas sa souveraineté en s'astreignant aux règles de l'analysent certains (ainsi M. Pacaut, LLI Tlzéocrutie, Aubier, 1957,
l'État, qui ne renonce pas à la sienne en respectant celles de 1'Eglise. p. 23) ? Ou bien n'est-ce pas plutôt une sorte d'aporie ? Comment pré-
La difficulté essentielle sera de savoir marquer précisément la ligne de coniser à la fois la collaboration et la séparation infinie des deux pou-
démarcation entre les devoirs dus à l'État et ceux dus à l'Église. En posant voirs ? Certes. le roi gélasien (on notera qu'il s'agit désormais d'un
la coexistence des deux pouvoirs, Augustin inaugure à la suite pouvoir royal, et non impérial) tire son pouvoir de Dieu. Mais dans une
d'Ambroise un dualisme assorti d'un loyalisme des chrétiens à l'égard du perspective augustinienne, cette cité temporelle ne peut qu'être infiniment
pouvoir politique en place. Dans la perspective théologique augustinienne inférieure à la cité céleste ! L'univers antique faisait coïncider pouvoir
~ - p~

134 L e pouvoir d a n l'h@rit<igrth<:ologico-politirjuec.lirélien L a plurdlité cles voics 135

politique et religion païenne. forgeant ainsi une identité une et indivise peut donc avoir de sens et de légitimité que par une extrême conscience
de la Cité. L'univers christianisé d'Augustin et de Gélase brise totale- de ses limites.
inent cette unité qu'on avait pu croire revivre dans l'Empire chrétien
d'occident qui est alors en train de s'effondrer (mais la croyance en une
2.4. Du christianisme carolingien
te'le unité survivra certes dans la symphonie orientale). Désormais,
I'Etat suspecté des miasmes du péché par Augustin est j;ificce au pouvoir à la réforme grégorienne de 1085
religieux. La « collaboration » gélasienne qui assigne à l'Etat, non sans Entre le milieu du v~~i'siècleet la fin du ~x'siècle, christianisme et
quelque mépris, le rôle, légitime d'« administrer » les affaires courantes Église franque se confondent en Occident. Sacré roi en 751, Pépin se
du temps, alors que 1'Eglise est seule dépositaire de la suprême uuctn- considère comme l'élu de Dieu, et il proclame que « la divine Provi-
ritas, va dans le même sens. Ce qui se dessine. c'est bien l'officialisation dence l'a oint pour le trône royal ». Son fils Charles, ira encore plus
d'une rupture, précipitée par la chute de l'Empire romain chrétien, qui loin en se faisant appeler, lors du concile de Francfort en 793, « rex et
semble déjà ouvrir la voie à l'autonomisation du monde profune. Si le sucerdos », roi et prêtre. Pépin et Charlemagne confondent à loisir pou-
séjour véritable des chrétiens est dans la Cité de Dieu, autrement dit voirs spirituel et temporel : tous deux réunissent les évêques, les abbés
dans l'au-delà, le monde d'ici-bas risque fort de revêtir des institutions et les grands aristocrates dans des assemblées générales qui prennent
profanes qui finiront par s'émanciper de l'autorité spirituelle ! Il y a sur des décisions aussi bien religieuses que politiques. Les évêques sont
ce point une remarque très éclairante dans un article de Jeanine Quillet nommés par le roi, ou du moins ils reçoivent l'investiture royale au
(article « Théologico-politique », S. Rials [sous la dir. de], Dictionnaire terme d'une élection organisée par un K visiteur du roi ». .. (Hisroiye du
de philosophie politique, PUF. p. 677) : « Contrairement à ce que l'on christirrnisme, t. IV, Desclée, 1993, p. 683 sqq.). La perte par 1'Eglise
croit habituellement, et c'est là tout le paradoxe. ce n'est pas un je ne de la nomination épiscopale est décisive : elle commande la réaction
sais quel esprit laïque (lans veut dire peuple, chez Homère les soldats. grégorienne. La fin de l'époque carolingienne aboutit dans le fond à des
et. mieux, les fantassins, puis le peuple juif chez Matthieu et Luc, le éléments doctrinaires assez confus. Si 1'Eglise a bien en effet un rôle
peuple chrétien dans les Actes des Apôtres) qui est parti à l'assaut de primordial, celui de conseiller les rois, elle n'a plus de véritable pouvoir
1'Eglise et de son pouvoir à partir du xrrr'siècle ; il vaudrait mieux dire autonome. Pour échapper aux laïques (voire au roi sacralisé, à l'instar
que les pouvoirs temporels se sont engouffrés dans la brèche ouverte de Charlemagne), elle revendique son indépendance. tente de rappeler
par la théologie politique qui, en circonscrivant les domaines de pou- la séparation des deux pouvoirs, mais le fait en revendiquant une supré-
voir, a pennis la revendication de l'autonomie du pouvoir politique matie de nature spirituelle : ce faisant, elle limite d'autant son droit
comme tel. C'est cette immense construction théorique que nous devons d'intervention réelle dans les affaires temporelles. Pour réduire cette
d'abord au pape Gélase (. . .) ; c'est lui qui a distingué les domaines ; contradiction, comme le,suggère Marcel Pacaut (La Théo~rrrtie~ op. cit.,
ses successeurs, et notamment les idéologues de la théocratie pontifi- p. 60), il faudrait que 1'Eglise réclamât la direction réelle du temporel !
cale, Grégoire VlI, Innocent III, Innocent IV en particulier, ont suscité Mais, durant la période carolingienne, elle ne l'ose ni ne le croit possi-
des polémiques favorisant l'émergence d'un p2uvoir politique auto- ble. Pours'affirmer face au pouvoir temporel, elle doit elle-même deve-
nome. » Certes, d'Augustin et Gélase au Moyen Age, les siècles devront nir un « Etat ». D'où une lente évolution qui va d'une décentralisation
passer. Mais il y a quelque paradoxe à ne faire d'Au,gustin que le seul = et d'une dispersion des pouvoirs ecclésiastiques vers une structuration
doctrinaire supposé d'une absorption de l'ÉtatApar 1'Eglise (ce que l'on « politique » et fortement hiérarchisée. Le renouveau de l'étude du droit
pensa d'ailleurs le plus souvent au Moyen Age, comme le souligne romain, le dé~eloppernentà partir de celui-ci d'un « d o i t canon »,(droit
J.H. Burns, Histoire de la pensée politique médir'iule. op. cit., p. 110). interne de 1'Eglise) vont dans ce sens d'un « devenir-Etat » de 1'Eglise.
Augustin puis Gélase instaurent un véritable paradoxe : celui d'un pou- La voici qui désormais, au début du xi'siècle. en réaction à la période
voir politique légitir?réparsa linzitation : le but d'un gouvernement tem- carolingienne, « exerce les pouvoirs législatif, administratif et juridique
pore1 des hommes n'est pas de pronlouvoir leur vertu, encore moins d'un État moderne » (H. J. Berman, Law and Revolution. Harvard Uni-
d'assurer leur Salut, mais, comme l'écrit Burns (op. cit., p. 105), versity Press, 1983, p. 113 ; cité par Eslin, op. cit., p. 103). Telle fut
« d'œuvrer plus modesteinent à annuler au moins certains effets du l'euvre du pape Grégoire VII, qui initia une profonde réforme en 1085.
péché ». Mais la nature pécheresse de l'hoinine étant essentiellement En bref. 1'Eglise devient un Etat : elle recouvre sa souveraineté en
irrévocable par l'homme lui-même, le pouvoir politique augustinien ne matière de nominations épiscopales, celle même qu'elle avait perdue
durant la période féodale, elle majore les pouvoirs du pape, elle auto-
affirme son pouvoir par l'entremise d'une puissante autoaffirmation de

. .
. . -p. -- - - -- - --
136 Le pouvoir dans I ' t ~ r i t a g et t ~ é o l o g i < - ~ ~ p o l i t ichrétien
que La pluralité de\ \,oies 137

l'autorité du pape. En obéissant au pape ou à ses représentants, on obéit les « deux corps du roi » dans la pensée médiévale : de même que le
donc bien, clairement. à Dieu lui-même ! La réforme grégorienne va corps mystique de l'Église a une « tête » en la personne divine du Christ,
modeler la structure de pouvoir de l'Église catholique jusqu'à nos jours : de même le corps temporel de la société civile a une tête en la personne
« catholique romaine », elle est bien ce pouvoir centralisé et impérial du roi. Il possède une potestrls propre à sa personne et à sa fonction,
qui sera défendu plus tard. au xv~'siècle, au concile de Trente, et qui mais conserve une dimension sacrale issue de l'origine divine de son
ne subira de ce point de vue que de timides réformes lors du concile de pouvoir. La théorie de la « puissance royale » a donc une origine chris-
Vatican II qui ne pouvait (ni ne voulait) sans parjurer l'institution intro- tologique : de même que le Christ est à la fois Dieu et Homme, le roi
duire de véritables réformes « démocratiques » dans l'Église. Corréla- sera temporel et spirituel, profane et sacré. Le roi possède par nature le
tivement, une nouvelle doctrine des relations entre l'Église et l'État se caractère d'humanité : mais i l est investi par la grâce d'un caractère pro-
fait jour avec Grégoire VI1 : le second devra être tout simplement subor- prement divin. Que la «royauté du Christ » fut donc tenue pour le
donné à la première. Grégoire VI1 ne doute certes pas de l'origine divine modèle de la puissance royale sur Terre, c'est ce que nous avons déjà
du pouvoir temporel, mais il entend rappeler que les rois ont bien été constaté, notamment à l'époque carolingienne. Le lecteur français songe
institués par Dieu, qui a également voulu que les papes fussent au- immédiatement aux Rois thaumaturges de Marc Bloch (1924), qui por-
dessus des rois.. . L'Eglise se donne désormais les moyens de juger les taient sur la naissance, le développement et le maintien de la croyance
rois, voire de les déposer. Cette évolution des relations entre I'Eglise et dans le pouvoir guérisseur des rois. Mais, bien au-delà de cette simple
l'État ne va cependant pas sans quelques paradoxes dus à la complexité reprise de l'analyse du « pouvoir charismatique », qui, dans son avatar
des relations réelles, et non pas seulement théologiques entre les deux
chrétien du Moyen Âge, donnait aux rois le pouvoir de guérir notam-
instances. Ainsi, 1'Eglise étant devenue un « Etat », elle redouble de fer-
ment les écrouelles après le Sacre, l'interprétation de Kantorowicz nous
veur dans la traque aux hérétiques : l'hérésie n'est plus un « simple »
entraîne vers une lecture fondamentale de la penske politique occiden-
égarement spirituel, mais bien un crime politique. Dès lors, il faut aban-
donner l'idée augustinienne d'une contrainte « médicinale » (au sens tale. L'enjeu, dans le fond, est double. En premier lieu, il s'agit d'une
encore assez grec d'une « thérapie » appropriée au mal à circonvenir ; lecture politique de la théologie, qui nous apprend par exemple à quel
les « peines » prévues par Augustin sont d'ailleurs essentiellement point fut difficile de produire un statut juridique clair au pouvoir poli-
célestes, comme nous l'avions déjà relevé) et adopter I'idée « romaine » tique, tant du point de vue théologique que du point de vue « politique »
d'une peine « vindicative », encadrée par le corpus juridique du droit dans le cadre de la rivalité de pouvoir entre l'Église et I'Etat. À cet
canon. Le paradoxe consistera en ceci que, dans sa lutte inquisitoriale égard, les jeux de transferts conceptuels sont, il faut le reconnaître. fas-
contre les hérésies, 1'Eglise livrera le plus souvent les fautifs au « bras cinants : pour asseoir sa propre puissance spirituelle et résister aux pou-
séculier », autrement dit à l'État, afin de parachever son entreprise coer- voirs temporels rivaux, I'Eglise fut contrainte de devenir un pouvoir
citive et vindicative. politique au sens le plus fort du mot, de se penser elle-même de façon
juridique. Or, cet effort « politique » et «juridique » profitera d'autant
2.5. Les deux corps du roi au pouvoir politique temporel qui y puisera ses modèles. Inversement,
5 le pouvoir temporel puise dans la christologie le modèle de sa Iégitima-
2.5.1. Corps temporel et corps mystique 5 tion face à l'Église. Ce jeu de transferts et de contre-transferts se main-
Replongeant nos regards dans le Moyen Âge, nous pouvons ici suggérer 5 tient tant qu'une véritable distinction est pensée entre les deux
une interprétation de cette longue période qui va jusqu'à la réforme gré- « natures ». Mais, avec la montée de la théocratie, notamment à partir
gorienne elle-même: voire jusqu'à l'histoire plus récente du politique du XII' siècle, l'Église, en général. et le pape, en particulier, vont s'appro-
en Occident. C'est l'ouvrage devenu classique d'Ernst H. Kantorowicz prier à leur profit le symbolisme analogique de la puissance royale ou
qui nous éclairera ici. Kantorowicz (1895-1963) fut l'auteur en 1957 .
impériale. Le pape devient le vicarius Cizristi, le vicaire du Christ. Dès
d'un essai monumental : The King's Tira Bodies. À Study in Medi~vril lors, commente J. Quillet (art. « Théologico-politique », op. cit.), « il y
Political Theolog.~(Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie poli- : a une espèce de redistribution des rôles (. ..) ; si le roi est toujours ilnugo
tique au Moyen Âge, trad. fr. par J.-P. et N. Genet, Gallimard, 1989). Dei, i,ic.trrius Dei, si l'origine divine du pouvoir royal est toujours men-
L'idée maîtresse de Kantorowicz. dont on constatera immédiatement tionnéeo c'est la personne du Fils qui est en quelque sorte "récupérée"
qu'elle déborde le cadre strict d'une étude sur le Moyen Age, est que par les papes, qui sont les vicaires du Christ. Dès Innocent III, la
la grande majorité des concepts de la théorie moderne de l'État sont des 2 royauté "de droit divin" se substitue à la "royauté liturgique", amorçant
concepts théologiques sécularisés. Son analyse porte originellement sur 8 ainsi un processus de sécularisation ; la philosophie juridique fondant
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138 Le pouvoir </,iris I'hPritage rlit.ologi< «-politique chrétien
La pluralir<; des \ o i e 139

la souveraineté remplace la "physiologie" des deux natures. » Au pas- Songeons simplement au dileinme de l'État moderne : fondé, du moins
sage, on peut également suggérer que la pensée théologique aurait dans les démocraties occidentales, sur les « principes » du schéma ins-
échoué à penser le problème de l'incarnation datis l'exacte mesure où
titutionnel libéral affirmé au siècle, il est supposé reposer sur au
elle a sans cesse confondu incarnation et incorporation. Tel serait le ver-
moins deux piliers : l'autonomie de l'individu et la dériiocratisation des
sant théologique éventuel de cette doctrine des « deux corps du roi »,
choix collectifs, aboutissant. pour faire bref, à une production unique et
du moins si l'on souscrit à l'interprétation qu'en donne Marc Kichir
commentant Kantorowicz (Du sublime en politique, Payot, 199 1. p. 9 1 ). légitime de normes (les lois), parce que fondée, par principe, sur la
volonté populaire. celle de tous les individus instilués syn~boliquement
En second lieu, il s'agit d'une lecture théologique du politique. Mon-
trant l'importance du rôle joué par les juristes, Kantorowicz esplique cornme législateurs. Or, le principe de l'État seul source du droit et seul
comment ces derniers permirent la transmission de la pensée chrétienne maître du destin organisationnel collectif (n'est-il pas supposé être la
à la pensée politique occidentale. Le long conflit entre la papauté et les manifestation de l'autonomie des individus, et, par suite, de la nation '?)
États fut, à cet égard, le creuset où se forgèrent les instruments concep- est, dans les faits, assez malmené par la cotnplexité des rouages écono-
tuels du pouvoir moderne et, sans doute, où se développa une divinisa- miques de la société et par la montée en puissance, au cours du xxesiè-
tion du pouvoir politique. Étrange évolution, si l'on y songe : le cle, des entreprises, qui ont, par le biais de l'internationalisation, de plus
christianisme marqué par le message évangélique et par l'idée d'une en plus de moyens pour échapper au droit étatique alors tnême qu'elles
supériorité absolue de la Puissance divine. infléchi encore par la suspi- ont sans doute de plus en plus de prise sur le citoyen qui est, générale-
cion augustinienne et médiévale envers des pouvoirs temporels infectés nient, dans le même temps salarié par ces mêmes entreprises. Ce devenir
des l'origine par le péché, même si pour de multiples raisons. essentiel- coriiplexe de la souveraineté étatique dans le monde moderne n'a pas
lement politiques, il dut devenir lui-mêriie une instance quasi étatique échappé à quelques analystes : par exemple, Jean-Philippe Robé, dans
et produire des légitimations partielles du pouvoir politique, aurait non L'Entreprise et le clroit (PUF, 1999). qui cite i l'appui de son diagnostic
pas seulement entraîné une autonomisation du pouvoir temporel, mais, (p. 78) une formule frappante de Paul Riceur (Le Juste, Seuil, 1995,
bien plus profondément, quoiqu'involontairement, une « sacralisation » p. 141), selon laquelle « l'État, en tant que source de droit. se trouve
de ce pouvoir temporel. Ainsi, il y a un va-et-vient des concepts théo- placé aujourd'hui dans la situation inconfortable d'une entité appelée à
logiques et politiques : le paradoxe du roi aux deux corps, l'un mortel se comporter à la fois comme le tout et comme la partie. comme le
et empirique, celui de l'horiirne régnant, l'autre immortel et transcen- contenant et le contenu. comnie une instance inclusive et une région
dant, celui qui correspond à l'incorporation syrnbolique du royaumeoet incluse ». On notera dans les niots de Riceur l'échec du vocabulaire
à sa figuration symbolique (en France, Louis Marin écrivit de lumineu- rnêriie de l'incorporation : l'État aimerait sans doute pouvoir revendi-
ses pages sur la symbolique religieuse dans les représentations du roi : Le quer encore un corps mystique transcendantal qui assurerait sa souve-
Portruit du roi, Minuit, 1981), est « profondément lié à l'institution par- raineté, mais le voici désormais face à un univers économique qui vient
lementaire anglaise, où le social se trouve non pas tant représenté (. . .) mettre à mal sa souveraineté sur son terrain même, celui de la diction
que figuré dans son (in)corporation » (Richir, op. cit., p. 87). de la Loi. Nous sonitnes certes ici sortis de l'analyse proprement dite
de Kantorowicz, mais permettons-nous la formulation d'une interpréta-
2.5.2. La possibilité d'une survivance moderne du corps mystique
tion : la source hautement théologique des catégories de l'État tnoderne
On a pu montrer à quel point des concepts centraux de la doctrine poli- a sans doute transmis aux doctrinaires de l'État moderne une certaine
tique riioderne furent des << transfuges » de la théologie chrétienne : la sacralisation des concepts. À cet égard, la souveraineté nationale est
souveraineté populaire ou le fédéralisme, par exemple (l'analyse est donc ut1 concept qui n'a pas le mênie sens pour le droit constitutionnel
proposée, pour ces deus concepts, par le très suggestif ouvrage de Brian et pour l'économie, voire. tout simplement le droit des affaires. De
Tierney, Religion, Law and the Grouth o f Constitutionul Thought, 1150- même, dans le domaine judiciaire, on peut relever que la Loi s'assimile
1650, Cambridge University Press. 1982 : trad. fr. PUF, 1993). 11 ne aisément en France à quelque chose de transcetidant, alors qu'elle
s'agit certes pas d'affirmer que de tels concepts, ou d'autres, sortirent s'apparente davantage à une règle du jeu dans l'univers anglo-saxon de
tout armés de leur gan$ue théologique pour constituer directement la Common Ltrrr3: la loi « fait en France l'objet d'une sorte de religion
l'appareil théorique de I'Etat moderne. Il s'agit bien plutôt de se deman- laique », note Antoine Garapon (Le Garclierz des pronzessrs. Le juge et
der si la problématique des <. deux corps du roi » n'a pas une incidence la démocratieo Odile Jacob, 1996, p. 68) Le philosophe et historien de
plus grande encore qu'il n'y paraît. inspirant encore. quoique obscuré- Princeton, Michael Walzer, note dans son étude des régicides (Regicide
ment. la théorie et la pratique du pouvoir politique contemporain. aiid Revol~ition,Speeches ut thu triul of Louis XVI, Cambridge University
~ - ~ ~

140 L c pouvoir daix I'hr'ritagc. t h i ~ o l o g i ~ o - p r > l i t i clirétien


~~uc

Press, 1973. p. 48) que les rois défièrent Rome en demeurant divins et
en faisant des miracles longtemps après que la papauté eut affirmé caté-
goriquement qu'elle avait le monopole des mystères religieux. Ce trait
d'histoire a peut-être valeur de leçon : les concepts politiques peuvent
L'assaut des théologies
sans doute demeurer également auréolés de théologie longtemps après
la séparation officielle du pouvoir politique et du pouvoir spirituel...
Selon une élégante et incisive formule de Jon Elster (U/ssses and the
Sirens. Cambridge University Press. 1979. p. 94), << Chaque génération
veut à la fois être libre de lier la suivaiite et ne pas être liée à la pré& 1 . L a grande scolastique .................................................. 1 41
dente. » En ce sens, i l est donc prudent de réfléchir à ce qui peut nous 1 .1 . Thomas d'Aquin ..................................................... 1 41
lier profondément aux générations de l'occident qui ont construit de 1 .2. Guillaume d'Ockham ............................................... 1 45
façon décisive la pensée politique via le christianisme, qui nous a peut- 1 . 3 . école de Salamanque ........................................... 149
être nantis d'un double héritage : une autonomisation du pouvoir de 2. L e tournant d e la Réforme ........................................... 152
l'État et une sacralisation du pouvoir de l'État ! 2.1 . L'individu ...............................................................153
2.2. La question de la tolérance ....................................... 1 54
2.3.Capitalisme ............................................................. 155
2.4. Intratiiondanité de l'individu
et sécularisation de 1'Eglise ...................................... 1 56

1 . La grande scolastique

1.1 . Thomas d'Aquin


Avec Thomas (1225- 1274), la pensée théologico-politique subit une
nouvelle évolution. L'univers féodal s'éloigne déjà. De façon assez
symbolique, c'est au sein d'un ordre religieux nouveau, celui des domi-
nicains, constitué en 1215, que va s'épanouir la théologie thomasienne.
S i l'on veut pénétrer rapidement dans l'univers intellectuel de Thomas
d'Aquin, il suffit sans doute de saisir qu'il se fonde, du moins en matière
de théologie politique, sur deux ruptures liées.
1.1 .l.Rupture avec le platonisme
La première concerne le modèle philosophique utilisé par Thomas. On
sait que la référence dominante de la période médiévale fut, quoiqu'au
gré d'aléas divers, le platonisme. Le néo-platonisme a même connu un
a renouveau au cours du éco siècle, dans l'école épiscopale de Chartres,
% où l'on glosa sur le Conzruentaire dir Titt~Pedu néo-platonicien Chalci-
g dius. Bernard de Chartres lui-même usa du grand opérateur conceptuel
-- - --

142 O Le i~ouvoircl,in\ 1'1i~'rit~ige


théologico-politiqur 1 h1t'tic.n L:~ssdut dcas thP01ogies 143

Eslin ? D'Aristote. Thomas va tirer une doctrine admettant fondanien- ce pour que celui-ci se tourne librement vers Dieu. Politiquement, cette
talement que la source du pouvoir réside dans la communauté, sinon confiance accordée au libre arbitre humain s'épanouit dans une doctrine
même dans le simple désir nuturel de la communauté. Avec lui, les du politique comme lieu de liberté : sera juste un pouvoir qui ordonnera
concepts de nature et de raison font donc une entrée en force dans la des hommes libres, et non des esclaves. De ce fait, la tyrannie est expli-
théologie politique. Voulant expliquer pourquoi les hommes ont effec- citement condamnée par Thomas. de même qu'est légitimé un droit de
tivement besoin d'une autorité politique, Thomas énonce que la nature résistance aux gouvernements tyranniques. L'homme n'est tenu d'obéir
a doté tout homme de la lumière de la raison, grâce à laquelle il peut aux princes séculiers que si ceux-ci exercent un pouvoir juste, dans la
effectuer des choix rationnels. Si I'homriie vivait hors de la société, ce forme d'une « république ». La puissance révolutionnaire du christia-
qui est aussi improbable et absurde pour Thomas que pour Aristote, il nisme est dès lors restituée avec Thomas, lorsqu'il énonce (Soninle
n'aurait pas besoin d'une autorité politique : chacun serait dès lors son théologique, Ia IIae, q. 96a. 4) : « L'homme ne saurait se laisser contrain-
propre maître sous l'unique autorité de Dieu. Mais l'homme est natu- dre au péché par un pouvoir politique ; il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux
rellemerztpolitique : il lui faut donc faire un usage politique de sa raison. hommes. » Dans les cas extrêmes, le tyrannicide est même envisageable,
s'il découle d'une autorité publique : celui qui règne par le glaive pourra
1.1.2. Rupture avec l'augustinisme périr par le glaive !
La seconde rupture a lieu avec l'héritage de l'augustinisme politique.
Augustin avait concédé l'existence de l'État en raison du péché origi- 1.1.3. Le pouvoir de l'État
ne1 : ce n'était qu'un nia1 nécessaire dû à la Chute. Corrélativement. il Ces notions introductives au thomisme politique doivent être cependant
avait accentué une sorte de « fuite » platonicienne hors du monde sen- encore explicitées. Saisissant l'intuition « communautariste » aristotéli-
sible par trop marqué par le péché : le Souverain Bien ne saurait être cienne, Thomas pose que la nature humaine implique la société. Mais,
cherché qu'en Dieu, et non dans le monde naturel. Contre ces deux thè- pour que la multitude accède à la rationalité. il faut qu'elle se donne un
ses, Thomas va soutenir de façon « aristotélicienne » que si l'homme a gouvernement, I'Etat, qui représente le peuple .sr~hrutione unitutis.
besoin de la tutelle de l'État, ce n'est pas en raison du péché, mais tout état est donc le peuple, du moins la multiplicité humaine amenée à
simplement parce qu'il est par nature un animal social et politique. II y l'unité par la raison, à condition que cette multiplicité recèle un ordre
a dès lors un « empirisme » de Thomas. qui fait écho à celui d'Aristote : interne et soit, dans le vocabulaire moderne, une « nation ». Ce schème
la vie so,ciale est pour l'homme une nécessité de nature, quasi biologi- est cependant trop parfait (nous tentons de reprendre ici la très claire
que. L'Etat n'est donc plus une prison que Dieu a édifiée pour les analyse proposée par Y. Cattin, Autorité et pouvoir selon Thvinas
pécheurs ! Avec Thomas, il est devenu naturel. « Ce changement phi- d'Aquin, dans Figures du Th&o/ogico-politique,Vrin, 1999. p. 25-40) :
losophique, commente l'historien Kurt Flasch (Einführung in die Phi- au bout du compte, derrière sa perfection formelle (il est rationnel parce
losophie cies Mittelulter.~,1987 ; trad., 1992, Éditions universitaires de qu'il présuppose la raison) i l semble aboutir à un cercle vicieux (la
Fribourg, p. 157), montre une fois de plus à quel point, depuis la fin du nation devient nation en se donnant l'Etat, le citoyen devient citoyen).
xr'siècle, le développement inlellectuel a profondément modifié la Il semble dès lors que la condition sine quu non est que la nation comme
compréhension que les hommes ont prise d'eux-mêmes et drr sens de le citoyen se précèdent eux-mêmes, préexistent à leur propre genèse. Ce
1eur.s institutiorrs. » Certes, le bonheur terrestre reste une fin provisoire qui fait donc difficulté, note Yves Cattin, « c'est que la raison ne soit
pour Thomas, la Béatitude véritable étant en Dieu, mais sur cette Terre pas donnée, mais qu'elle doive être constituée. (. ..) La question que
une réalisation raisonnable du Bien est possible, de même qu'une cer- rencontre Thomas tient au fait que nous sommes obligés de poser deux
taine autonomie du politique, quoiqu'il doive être encore subordonné affirmations parfaitement inconciliables. D'une part nous devons dire
en dernière instance à l'autorité du pape. Il y a donc une profonde modi- que le pouvoir de l'État vient de la nation. parce que I'Etat n'est pas
fication de la perception du monde qui se réalise avec Thomas : aussi une réalité transcendante, comme une raison divine descendue sur la
paradoxal que cela puisse paraître, le nionde s'humanise avec la théo- 8 terre. II est seulement la raison des citoyens et il représente cette raison
logie de 1'Aquinate. Eslin (op. cit., p. 110) cite à cet égard une formule g objectivement et visiblement. Mais d'autre part nous devons aussi dire
très synthétique d'Étienne Gilson à propos de cette rupture avec l'augus-
tinisme : « Entre deux solutions possibles d'un même problème, une
'
2 que le pouvoir de l'État ne peut venir de la nation, parce que la nation
ne préexiste pas à l'État et qu'elle n'a aucune rationalité imma-
doctrine augustinienne inclinera spontanément vers celle qui accorde O nente qu'elle puisse donner et objectiver » (ibid.: p. 27). Pour sortir de
moins à la nature et plus à Dieu », alors que la doctrine thomiste n'hésitera $ ce cercle de la démonstration, qui pose de façon assez remarquable la
pas à accorder davantage à la nature libre et autonome de l'homme, fût- 8 problématique moderne du politique, Thomas doit recourir alors à un
--- ~ - ~

144 Le pouvoir diris l'héritage tl~éologico-l>olitiq~~e


cl~retie~i L ' a ~ \ ~ +rukt ' ~théologies 145

troisième terme transcendant : en dernière instance, c'est Dieu qui fonde d'Aquin », Archives de philosophie du droit, t. XVII~I); mais le libre
la rationalité de l'État. De façon inévitable, la théologie-politique tho- arbitre et l'usage de la raison sont déjà bien au centre du dispositif
masienne doit s'affronter à la formule paulinienne : Omnis p0testa.s a politique. Théologien de la raison, et non de la volonté comme son illus-
deo. L'interprétatio? qu'en propose Thomas en filigrane dans son œuvre tre successeur Duns Scot, coninie nous l'avons déjà évoqué, Thomas
est très nuancée : 1'Etat ne saurait être la simple représentation de la ratio- propose quatre éléments pour définir la loi : une disposition (le la raison,
nalité d'une con~munauté(sur un mode purement « aristotélicien »), il pour assurer le bien commun, venant de I'instunce re.~porlsablede ce
doit être plus fondamentalement la représentation visible de la raison qui est commun à tous (« ab eo qui curufn communitutis hubet »), et qui
transcendante de Dieu ; mais, pour autant, il ne s'agit plus d'absorber est rendue publique (promulguée) (d'après l'analyse de la « philosophie
le politique dans le spirituel sur le mode des conceptions théocratiques du droit » de Thomas par 0 . H. Pesch, Thomas d'Acluin, Limites et grun-
médiévales : Thomas rejette nettement toute désignation divine pour le deur de lu théologie médiévale. 1988, trad. 1989, Éditions du Cerf,
pouvoir, la désignation à la fonction de gouvernement appartenant au p. 365). Ces critères sont donc immédiatement « humains >, avant d'être
peuple. Confiant en la lumière naturelle de In raison présente en tout indirectement « divins », par la seule entremise de la raison humaine
homme, Thomas pense que le pouvoir trouve son fondement immédiat qui est illuminée par une étincelle de raison divine. La grandeur de Tho-
dans un << jus humanum, quod est ex lxluturali rutione ».dans la droite mas tient sans doute en cet extraordinaire élan de la théologie vers un
ligne du naturalisme politique d'Aristote. Le surnaturalisme de l'augus- « humanisme » chrétien, répétant sans doute dans son esprit l'élan du
tinisme politique est désormais disqualifié : le pouvoir est certes issu de Dieu chrétien vers l'klomme. Cependant, il serait fort exagéré de faire
Dieu, mais au travers de la lumière humaine de la raison, qui permet de Thomas un apôtre de l'autonomie radicale du politique avant
d'accéder partiellement à la raison divine. Ainsi. le droit naturel ne sera
que l'expression accessible à la raison humaine de la volonté rlivi~ze.
1.1.5. L'aristotélisme de Marsile de Padoue
1.1.4. La confiance thomasienne La référence inévitablement centrale à Dieu dans la théologie de Tho-
Dans le fond. la position de Thomas est très difficile ! Il rejette toute mas, qui pense donc une souveraineté populaire dans un cadre éminem-
origine immédiatement divine du pouvoir de type théocratique et médié- ment théologique, s'estompera avec Marsile de Padoue, l'auteur du
vale, mais sans le faire au nom d'une dévalorisation augustinienne du Diifensor pacis (1374) : il sera bien, lui, à la différence de Thomas, le
politique marqué par le péché ; il fait dériver l'ordre social d'un principe disciple moderne intégral et laïc d'Aristote ! Avec lui, la souveraineté
d'abord empirique, et non transcendant, mais ne peut non plus faire populaire n'est plus un instrument au service de la politique de l'Église.
l'économie de Dieu pour sortir du cercle vicieux de l'autoconstitution mais, au contraire, une force vive opposée à l'hégémonie de la papauté
de la nation par elle-même. ou encore pour pouvoir justifier une diffé- en laquelle Marsile voyait une grave menace pour la paix. Marsile
rence de nature entre un pouvoir juste et un pouvoir tyrannique. Même posant également que toute sujétion à 1'Etat est un assu.jettissement
si Aristote pouvait lui offrir des éléments pour distinguer des types de voloritaire de l'individu, il nous invitera ici à nous tourner encore vers
pouvoir (le meilleur régime n'est plus le même cependant d'Aristote à la théologie en laquelle se forge ce concept d'individu : celle de
Thomas), Thomas ne saurait être Aristote purement et simplement ! Guillaume d'ockham.
Mais il est ce théologien de la confiance, là où Augustin fut celui de la
hantise du péché : le corps n'est plus chez Thomas un obstacle à l'acti- 1 . 2 . Guillaume d'Ockham
vité de l'âme. il est au contraire le seul moyen par lequel l'activité de
la pensée peut s'actualiser dans le monde. De même 1'Etat est-il une 1.2.1 . Le courant franciscain
médiation nécessaire. un corps physique du politique qui peut être aussi Franciscain d'Oxford, Guillaume d'Ockham (1 290- 1349 environ) tra-
un corps rationnel. é état est une médiation, limitée mais nécessaire.
La liberté humaine commence à briller dans le système de Thomas : mendiants que par nécessité politique : d'Oxford à Avignon puis à Pise,
certes, le pouvoir législatif de l'homme, en vertu duquel il détermine de il échoue finalement à Munich où se trouve aussi exilé Marsile de
manière autonome. rationnelle et libre (donc de façon exempte de toute Padoue, avec lequel il luttera, quoique sans partager ses visées laïcisan-
prédestination) lejuste positif, est limité : l'homme décide des lois posi- tes, contre le pape Jean XXII. Lorsqu'il naît, saint Thomas est mort
rives, celles de l'Etat, mais ne saurait décider du juste et de l'injuste du depuis quinze ans ; l'univers chrétien a changé, et la théologie elle-
point de vue et à la place de Dieu (cf. sur ce point G. Kalinowski, « Le même est en pleine mutation. Le dominicain Thomas accordait une
fondement du droit d'après la Somme théologique de saint Thomas grande confiance à la raison ; mais l'influence de Duns Scot a diminué
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146 Le pouvoir d<~ns


I'likitagc~tli~ologico-politiquechretieri des thCologir\
L'~~ss,luf 147

le prestige de Thomas : désormais, le concept de volonté est devenu été le juge légal du christ. celui-ci ayant dû reconnaître sa juridiction
plus central. La volonté de Dieu d'abord : la puissance de Dieu étant non pas seulement de facto, mais aussi rie jure (d'après M . Pacaud, La
infinie autant que sa liberté. il a pu décider de l'ordre du monde selon Théocratie, op. cit., p. 216) ! Ceci n'implique d'ailleurs pas une sou-
sa propre Volonté. Suspendu à la libre et décisive volonté de Dieu. le mission totale et effective de l'Église à l'État, mais, dans le fond, une
monde aurait donc pu être tout autre qu'il n'est. Mais passée cette affirmation, de la prééminence de l'État sur l'Église dans les affaires
contingence première du monde. celui-ci est selon un ordre instauré par temporelles. En troisième lieu, l'idée d'individu vient de surgir comme
Dieu. Cette pensée de la contingence aura une incidence profonde sur un opérateur central de la pensée politique ! Qu'est-ce, en effet, qu'une
la théologie politique : toute légitimation du pouvoir, cet ordre voulu communauté religieuse ou une communauté politique, sinon le fruit de
par l'homme et non par Dieu! sera marquée du sceau de la contingence, la libre et volontaire acceptation des individus qui la composent ? « La
sans pourtant exclure qu'il y ait des gouvernements justes. La volonté voie, écrit Michel Bastit (Nciissnnce de la loi moderne, op. cit., p. 246),
de l'homme ensuite : pour un franciscain comme Ockham, entrer en que Duns Scot avait ouverte vers une théologie du possible qui relativise
religion est un acte de volontt, dont la nature précise est ici, en I'occur- toute chose est utilisée radicalement. La possibilité n'est plus assurée
rence, lourde de conséquences théologico-politiques. La pauvreté étant seulement par le jeu des formes, mais les formes elles-mêmes sont sup-
le vœu même de l'ordre fondé par François d'Assise, il a pour consé- primées pour laisser place aux seuls individus. » Qu'est-ce, en effet, qui
quence que tout franciscain doit prendre la décision vo1ontait.e de renon- rend possible une forme politique ? Ce n'est plus avec Ockham la forme
cer à posséder des biens matériels. Ce simple fait a au moins trois immanente de la communauté naturelle comme chez l'aristotélicien
répercussions claires dans la pensée d'Ockham. En premier lieu, il est Thomas, c'est dorénavant l'acte volontaire de l'individu empirique qui
la source d'une condamnation sans appel de la papauté qui s'est abîmée décide dans la contingence et pose un ordre. La théorie moderne du
en Avignon dans la richesse et l'absolutisme. On sait en effet que le « contrat social » se dessine donc ici, sans toutefois, comme le note Jür-
séjour des papes en Avignon correspondit au plus haut degré de perfec- gen Miethke, qu'ockham ne la développe vraiment (« La théorie poli-
tionnement de la centralisation administrative de l'Église, assorti d'une tique de Guillaume d'Ockham », A. Renaut [sous la dir. de], Histoire
fiscalité pontificale devenue exorbitante qui provoqua des protestations rie la philosophie politique, Calmann-Lévy, 1999> t. II, p. 116).
de toutes parts. Pour les franciscains, dont Ockham fut le plus brûlant Avouons ici à quel point il est difficile de rendre justice à la splendide
porte-parole, il était clair que l'Église d'Avignon était une abominable finesse de la pensée ockhamienne en quelques lignes. Tentons cepen-
déformation de la véritable Église catholique. La papauté n'exerçant que dant d'indiquer quelques relations entre sa pensée politique et sa théo-
la juridiction de Pierre et non celle du Christ commettait de toute évi- logie fondamentale.
dence un abus de pouvoir en accaparant une puissance temporelle 1.2.2. Nominalisme et politique
qu'elle n'avait pas reçue en héritage légitime de la tradition évangélique.
Contre toute chronologie, partons de Kant. On sait que. pour lui, comme
En deuxième lieu, la décision volontaire et individuelle de renoncement
pour Leibniz, l'essence est une simple possibilité d'être, dont l'existence
aux biens qui rend possible l'intronisation dans l'ordre franciscain pré-
dispose la pensée d'ockham, aussi étrange que cela puisse paraître, à - est l'actualisation. Cet argument, qui migra de la théologie classique
% d'Albert le Grand (le maître de Thomas) vers la philosophie idéaliste
une véritable justification théologique de l'Empire. Réfugié auprès de
Louis 11 de Bavière, Ockham dresse donc un panégyrique de l'Empire :
5 allemande, fut totalement rejeté au XIV" siècle par Guillaume dlOckham.
Si l'essence peut être et ne pas être, soutint-il, cela voudrait dire qu'elle
autant il veut diminuer le pouvoir pontifical, autant il exalte l'autorité peut être essence et ne pas être essence : autrement dit, « dire que
impériale. Transposant le mode franciscain du renoncement volontaire 2 l'essence est indifférente, comme simple possibilité, à l'être et au nori-
qui permet de fonder une communauté, il tente de démontrer que être (à l'existence), c'est donc dire que l'essence est indifférente à
l'Empire est lui aussi le résultat d'une limite que se sont imposée ses :. l'essence et à la non-essence, ce qui est bien sûr absurde » (P. Alféri,
membres. L'Empire est donc bien, corrélativement, indépendant de Guilluirme d'Ockliam, Le singirlier, Minuit, 1989, p. 72). La pensée
l'Église puisqu'il repose sur la libre volonté, du moins peut-on l'espérer, g d'ockhain est dans le fond très simple : que veut dire « pouvoir ne pas
des << individus » qui le constituent. Mais. bien davantage encore, il 2 exister ? La réponse est immédiate : cela ne veut rien dire du tout !
))

devient supérieur à l'Église ! Ockham n'hésite pas à renverser la théo- Deux principes découlent de cette analyse : d'une part. être ne peut avoir
cratie et à défendre la thèse d'une soumission du pape à l'empereur, de sens que singulièrement. l'essence étant la chose singulière même ;
fondée. entre autres, sur un argument théologique que Dante (qui était, d'autre part. si le possible n'est pas un mode d'être mais rien du tout,
lui, en faveur d'une monarchie universelle) avait déjà émis : Pilate aurait le pouvoir ne peut être qu'en acte (pouvoir ne pas pouvoir est absurde.
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148 Le ~ ~ ~ J (jrlns
L ~ O lih<irit,~gc,
I I . théoIogi(.~-p~l~tjque
rhrétierl L ;issaut des théologie.< 149

le pouvoir ne préexiste pas à sa manifestation comme un choix possible l'Angleterre et le Royaume ibérique ont ainsi vu des souverains desti-
entre son effectuation et sa non-effectuation). La Création du monde par tués, du vivant même d70ckham ; voir Jürgen Miethke, op. cit.). En
Dieu fut le premier acte de potpstas : un choix, qu'il peut d'ailleurs, revanche, ce qui est original et « moderne » dans la doctrine ockha-
selon Ockham, révoquer à tout iristant. L'homme quant à lui doit, toutes mienne, c'est de poser que les sociétés humaines n'ont aucune réalité
proportions gardées, fait preuve de pntestcis lui aussi : par un acte de en dehors des individus qui la composent. et qui peuvent la révoquer.
volonté créant un ordre conventionnel (celui du politique). Le pouvoir Sur ce point encore, une analogie frappante entre l'analyse portant sur
n'est donc pas une « substance », mais un acte, une capacité en acte de I'Eglise et celle portant sur la société montre à quel point la probléma-
faire ou de ne pas faire quelque chose. II en va donc de même pour le tique théologique de la première servit à façonner le discours théolo-
politique : son sujet ne peut être que le singulier (l'individu), et son être gico-politique ,sur la seconde : en franciscain contestataire, Ockham
une réalité empirique issue d'une convention, et janiais une potestas soutient que 1'Eglise elle-même n'est rien d'autre que l'ensemble de ses
immanente à un individu ou une communauté, du moins après la Chute. fidèles (les individus chrétiens). Contre le dogme d'une infaillibilité du
Concile général en matière de dogme et de foi, il affirme, en anticipant
1 . 2 . 3 . Pouvoir et propriété sur ce point la Réforme, que tous les individus fidèles ont un droit Iégi-
Ces deux points s'éclairent avec l'analyse ockhamieniie de la propriété. time en matière dogmatique et spirituelle : tout chrétien a, de ce fait, le
Ce terme a une extension considérable, notamment due au mot droit de combattre un pape jugé hérétique (ce qu'ockham fit donc
latin dominiutn : le pouvoir politique lui-même n'est-il pas un domi- contre Jean XXII). Au risque d'une interprétation anachroniquement
nium ? Dès lors. « 0ckhaii-i se den~andeà quelle sorte d'entité corres- optimiste, on pourrait avancer qu'il y a ici une sorte d'anticipaiion des
pond ce terme, fidèle en cela à sa "logique du signe" : selon lui, tout ce idées modernes d'un individu pourvu du droit s'opposer à 1'Etat s'il
qui est pensable est, ou bien une chose, un être singulier, ou bien rien ; considère que celui-ci trahit la Constitution. Mais ce serait oublier que
il faut donc que donliniurn. s'il correspond à cette définition, soit un le transfert de la problématique théologique (l'opposition au pape jugé
pouvoir (potestus) pour un, ou plusieurs, ou une multitude d'individus, hérétique) à la problématique politique n'est pas parfait : si l'iridividu
de s'approprier des biens. Un tel pouvoir a étt2 concédé à l'homme par a effectivement usé de son pouvoir en contribuant à constituer une auto-
Dieu : avant la chute, c'est-à-dire avant la première division des biens. rité politique, c'est à ses risques et périls : il devra en supporter les
ces derniers ont été concédés à tous les hommes ; ils étaient communs, conséquences. On retiendra enfin avec l'analyse de Villey (La Forma-
en sorte que tous pouvaient revendiquer sur eux le dominillm ; nos pre- lion de la pensée juridique nloderrîe, Montchestien, 1975, p. 260) que
miers parents, dans l'état d'innocence. possédaient donc d'une certaine tout l'ordre social est octroi et distribution de libertés chez Ockham, les
façon ce rlominiurn, c'est-à-dire ce pouvoir de s'approprier les biens rlroits subjectifs des individus comblant le vide résultant de la perte du
nécessaires à leur substance. Ce n'est qu'après la chute que I'appropria- droit naturel. Un retour spectaculaire au droit riaturel aura lieu avec le
tion devient individuelle et qu'elle est réglée par un système conven- néo-thoniisme de 1'Ecole de Salamanque.
tionnel » (1. Quillet, « Nominalisme politique », Dictionnaire de
philosophie politique, op. cit., p. 436). L'unité originaire perdue. et avec 1 . 3 . L'École de Salamanque
elle le pouvoir « naturel », le dorniniurn spontané, il faut désormais que
l'humanité déchue fonde des communautés par convention contractuelle 1.3.1. Le génie du christianisme
des individus entre eux. La déchéance de la Chute n'est pourtant plus Enst Cassirer, une f?is de plus, est très synthétique. À propos de la théo-
au centre de la pensée politique, comme chez Augustin : rendu sensible rie médiévale de l'Etat, il déclare (Lc.Mythe de l'Étui,op. cit., p. 151)
à l'extrême à la question de la liberté par ses démêlés avec la papauté, qu'elle fut fondée sur deux postulats : « le contenu de la Révélation
Okcham privilégie une théologie dans laquelle il est d'une importance chrétienne ainsi que la conception stoïcienne d'une égalité naturelle des
capitale que Dieu ait voulu que l'homme fût un sujet libre afin que celui- hommes ». Cependant. ce second postulat ne cessera d'être contredit
ci pût prendre, littéralement, ses responsabilités. L'K autonomie » poli- par les faits historiques et sociaux pendant des siècles. Au XVI"siècle,
tique de l'individu n'aboutit cependant pas à une légitimation de tout la question d'une égalité naturelle des hommes est brusquement dra-
pouvoir par le simple fait qu'il jaillit d'une convention. Le pouvoir poli- matisée par un débat théologico-politique autour du statut des indigènes
tique doit pouvoir être jugé ! Ainsi, le roi est au-dessus de son royaume, réduits en esclavage par les conquistadores espagnols et surtout chré-
ii-iais. dans le même temps: révocable par son royaume. Le fait d'accor- p tiens depuis la conquête des Indes. En janvier 1539. le théologien domi-
der ainsi au « royaume » (regnilm) ou au « peuple » @opulru) le droit nicairi Francisco de Vitoria prononce alors sa première leçon publique
de résister au roi n'a rien d'exceptionnel au xrv'siècle !I'Alleniagrie, sur les Indiens : Relecrio de Indiis. Contre toute attente, il s'interroge
ouvertement sur la Iégitiiriité des titres de la conquête des Amériqucs des gens) est désormais interprété comme un « j u s inter gentes » (un
par les Espagnols et défend la thèse d'un droit nat~lreldes cotiimunautés droit entre les communautés politique, donc, littéralement, internatio-
humaines. Ce débat aboutira à la célèbre controverse de Valladolid en nal). La reconnaissance par Vitoria d'un droit légitime des Indiens dans
août 1550, où s'opposeront Bartolomé de Las Casas, évêque de Chiapas sa Relectio de Indiis doit donc être repliée sur sa théorie générale du
et avocat passionné de la cause des Indiens, et Juan Ginès de Sepulveda, pouvoir politique, développée dans sa Relectio de Potestate civili pro-
historiographe du roi et traducteur de la Politique d'Aristote où il a noncée à Salamanque à Noël 1528 (Lecon sur le Pouvoir politique, trad.
découvert fort opportunément une justification de I'« esclavage par M. Barbier, Vrin. 1980). Dans cette leçon, Vitoria renvoie dos à dos
nature ». Ignorons un instant la fausse neutralité axiologique du discours deux conceptions opposées du pouvoir : celle qui consiste à affirmer
historique et disons-le tout net : 1'Ecole de Salamanque dont Vitoria est que le pouvoir politique est de droit divin seulement dans l'abstrait, mais
le principal acteur fut un moment sublime de l'histoire du christianisme. non dans le concret, et que seul l'État posséderait le pouvoir en vertu
Que l'on songe un instant à ceci : par quel aveuglement la théologie du droit divin, les rois ne le recevant alors qu'indirectement, par délé-
chrétienne aurait-elle bien pu ne pas réagir face à l'entreprise de des- gation des hommes, autrement dit du peuple, et non de Dieu ; celle qui
truction d'une part de l'humanité réalisée par des glaives catholiques :' soutient inversement que le pouvoir politique a une origine immédiate
Comment a-t-elle pu en partie cautionner, par la voix de théologiens dans le concret, ce qui implique que la monarchie serait à ce titre de
comme Sepulveda, la mise en coupe réglée d'une civilisation dictée par droit divin (d'après Barbier, op. cit., p. 20). Vitoria tente de dessiner
la quête espagnole du Veau d'or et l'ahurissante doctrine d'une hiérar- une troisième voie : selon lui, le pouvoir vient bien toujours de Dieii,
chie ontologique qui faisait des Indiens des êtres intermédiaires entre mais son organisation concrète ne dépend que de l'État qui adopte un
l'animal et l'humain, ou encore d'étranges humains à peine pourvus régime particulier. Quant au sujet immédiat de ce pouvoir politique, qui
d'âmes pour lesquels on doutait que le Salut ait pu leur être promis par ne provient donc de Dieu que de façon médiate, c'est bien la commu-
Dieu ? La réaction de Vitoria a donc quelque chose de grandiose : elle nauté politique elle-même : c'est elle qui reçoit son pouvoir de Dieu.
retourne la théologie contre elle-même et démontre la possibilité d'une Puisqiie la communauté détient le pouvoir en vertu de l'ordre naturel et
critique interne du christianisme. qui fut capable de faire éclater un car- divin (Vitoria est thomiste et non, bien sûr, aristotélicien !), le Prince ne
can doctrinal qu'il avait lui-tiiênie mis en place. peut donc être investi que par l'entremise du peuple. Ce nécessaire
consensus populi est le moment humain du pouvoir, qui particularise à
1.3.2. Le thomisme revisité de Vitoria chaque fois dans iine communauté historique l'essence divine du pou-
Dominicain, Vitoria est donc d'abord un lecteur de Thomas. 11 tire de voir : Dieu est la cause efficiente du pouvoir, mais la communauté sa
celui-ci l'idée que la communauté, et non l'individu comme chez cause matérielle. L'Etat est donc G de droit naturel ».
Ockham, est au fondement du pouvoir politique, et le concept d'une loi 1.3.3. De l'Évangile au droit
naturelle qui fonde un « droit des gens ». Mais, chez Thomas, le droit
des gens demeure intermédiaire entre la loi naturelle et le droit positif, Notons qu'il s'agit d'iine nouvelle interprétation de 1'Omnis potestas
au sens strict, de chaque communauté historiqiie. En aucun cas ce droit a deo paulinien. Jeai-i-François Courtine l'explique ainsi (op. cit.,
ne pouvait déboucher dans la doctrine thoniasienne sur une anticipation ! p. 128) : « En affirmant que l'État est de droit naturel. Vitoria entend
d'un « droit international » interétatique cornme ce sera le cas chez se régler sur la parole de l'Apôtre (Rm 13, 1 ) : tion est enim potestas
8 nisi a deo, mais si l'origine du pouvoir reconduit à Dieu comme à sa
Vitoria. « La doctrine élaborée par Vitoria, selon laquelle chaque État
ciu république (Respublicu) est partie d'un monde qu'il faut considérer 1 cause efficiente, celle-ci détermine d'abord une nature et une condi-
1 tion qui impliquent nécessairement la société ou la socialité. Si le pou-
dans son entièreté (totus orbis), dans la mesure où il comporte une fin
propre et générale qui transcende celle de chaque "République" ou d t voir vient de Dieu, c'est donc au sens très général où "ce qui est
chaque "Province", ne saurait donc se réclamer directement de l'ensei-
gnement thomiste, sans doute parce que. pour Thomas d'Aquin, le bien
corntriun qui transcende la pluralité des communautés politiques ne se
1 naturel à tous les hommes vient sans aucun doute de Dieu. l'auteur de
la nature". Vitoria pourra donc affirmer tout à la fois que la com~iiii-
5 nauté politique. la Respublicu, est le sujet immédiat du pouvoir, et
II cela : de droit naturel, ou de droit naturel et de droit divin. » La double
laisse jamais définir en termes purement politiques, mais comporte
d'emblée une dimension cosmo-théologique » (J.-F. Courtine, Nuturp i caution du pouvoir issu médiatement de Dieu et immédiatement de la
communauté historique permet à Vitoria de conclure en 1539 que K la
et empire de ln loi, Études succrézi~tities,Vrin, 1999, p. 123). Cette
1
« projection internationale » de la pensée politique avec Vitoria entraîne
une profonde transformation conceptuelle : le « j u s gentium » (le droit > Répiiblique des Indiens n'est pas partie de l'Espagne, mais ordonnée
à elle-même ». Peii importe donc que le Prince fût païen ou chrétien :
~ - ---

152 Le polivoir dans I'lieritage tliéologico-l>r>lit;qlie


clirrtien L:issa~it cles di6oIogies 153

il suffit qu'il représente les intérêts de ses sujets, et qu'il assume une 2.1 . L 'individu
autorité dans Laquelle l'a investi sa communauté politique. Quant aux En premier lieu, le concept d'individu est certes bien au centre de la
relations des Etats entre eux. elles doivent se régler sur la forme de la
pensée réformée. Comme l'écrit Michael Walzer dans La Révolurion
réciprocité. Le commandement évangélique « Aime ton prochain
des suints (Harvard University Press, 1965 ; Belino 1987, p. 20), nous
cornme toi-même ! » implique à ce titre que les Indiens sont les pro-
passons d'un univers où l'homme était essentiellement conçu comme
chains des Espagnols, mais que les Espagnols sont tout autant les pro-
un nzemhre d'une communauté, à un autre où il devient un acteur, bref,
chains des Indiens ! Inversant par hypothèse le mouvement de la
un citoyen. Des nuances doivent cependant être immédiatement mar-
découverte, Vitoria pose que les Indiens n'auraient donc pas davan-
quées : l'individu n'est pas inventé de toutes pièces par la Réforme. La
tage de titres légitimes sur les Espagnols si c'étaient eux qui les
Renaissance fut son lieu de gestation, la pensée nominaliste d'Ockham
avaient découverts ! Mais, puisqu'il faut aimer son prochain et puis-
fut sa première grande reconnaissance théorique. De plus, le sacre
que, aussi bien l'homme est par nature un être sociable. on ne saurait
réformé de l'individu n'apparaît pas comme une valeur immédiatement
interdire la découverte elle-même : de ce point de vue: la conquête des
Arnériques relève elle-même d'un droit naturel de société et de positive. mais, comme l'a montré Walzer, sur un fond de hantise du
communication fondé sur l'amitié qu'une nature commune établit désordre social : aux yeux des puritains calvinistes, par exemple, il
s'agit avant tout de prôner une responsabilisation individuelle, un indi-
entre tous les hommes ! Bien sûr, il sera absolument impératif de pré-
ciser que cette pulsion d'amitié ne doit pas prendre les formes d'un vidualisme autolimité et inquiet. Par ailleurs. la « modernité » de la
débarquement armé et d'une violation de territoire. .. Avec le droit des Réforme est relative : elle ne sort pas du grand paradigme théologico-
peuples à disposer d'eux-mêmes et le droit de « libre circulation », ou politique qui d u o depuis des siècles, dans lequel la problématique du
de « communication », Vitoria pose les assises du droit international pouvoir dans 1'Eglise permet de penser le pouvoir « civil » hors de
dont on dira plus tard qu'il en aura été l'un des grands ancêtres. Certes, l'Église. On sait que de multiples interprétations des causes de la
son point de vue est celui d'un «juriste » : de ce fait, Car1 Schmitt, Réforme furent proposées. Marx et surtout Engels (dans Lu Guerre des
qui ne pouvait pas trouver pire contradiction à sa propre doctrine, puysans, 1850) considéraient que les soit-disant guerres de religion du
l'accusa d'anhistoricisme. xv1"siècle ne renvoyaient qu'à des intérêts économiques. Le schéma
marxiste a un côté légèrement obsessionnel qui finit par faire douter que
la causalité éventuelle puisse être réciproque : la problématique intra-
théologique peut-elle être balayée aussi vite ? L'impact théologique de
la Réforme sur la société peut-il être ramené à des contraintes écono-
miques que la Réforme ne ferait que manifester symboliquement ?
Le renouveau des doctrines contractualistes du politique dans la philo- Marx, dont on a déjà rappelé ici qu'il reconnaissait une certaine portée
sophie politique anglo-saxonne a relancé, notamment depuis la parution révolutionnaire spécifique au christianisme parmi le catalogue des
en 1971 de la Theory of Justice de John Rawls, une lecture de la divers opiums religieux du peuple, aurait pu entrevoir que la probléina-
Réforme protestante conçue comme un moment clé de la préhistoire du 5 tique de l'autorité se transforme profondément avec la Réforme. La
libéralisme politique moderne. Rawls, lui-même, y désigne les deux élé- relation à un Dieu tout autre n'exige plus, rappellera pour sa part Marcel
ments fondateurs d'une pensée moderne du politique : l'individu, conçu Gauchet (La Révolution des droits de l'homme, Gallimard, 1992), de
comme l'acteur du politique à l'encontre de toute fondation naturelle et passer par un intermédiaire : elle demande à l'inverse l'acte de foi d'une
communautaire ; la problématique d'une « tolérance » nécessaire à 2 conscience autonome. La légitimité religieuse bascule vers le croyant
l'égard des sphères de valeurs au sein d'une, même société politique, individuel, en libérant un immense potentiel de subversion qui fera sen-
devant aboutir à la théorisation moderne d'un Etat axiologiquement neu- .g tir ses effets très au-delà de la Réforme proprement dite et même de ses
tre dont l'une des fonctions essentielle est d'organiser la cohabitation contrecoups politiques. » Sans doute faut-il souligner encore cette thèse
des communautés religieuses ou simplement éthiques dans la perspec- de Gauchet (« Plus les dieux sont grands, plus les hommes sont libres D,
tive d'un polythéisme des valeurs. La Réforme a eu un impact considé- 3 selon sa formule dans Le Désenchantement d u monde, Gallimard,
rable sur ces deux points, qui méritent cependant d'être précisés, c'est- 1985) : 1'« éloignement » théologique de Dieu insuffle une autonomi-
à-dire nuancés. p sation de l'homme, comme la revendication d'une lecture directe du
9 texte biblique, court-circuitant la médiation de l'Église, propulse le
O croyant dans le champ de l'interprétation individuelle. Situé dès lors
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L ',iss,iuI ries tlieolog~es 155


154 Le poiivvir dans I'liéritagr th6vlogic.o-politique chrcstirn

hors de l'Église, l'individu est à la fois libéré et responsabilisé. Walzer 2.3. Capitalisme
l'a très bien montré dans Lu Révolution des saints : le calvinisme, en La relation établie de fac;on célèbre par Marx d'abord, puis par Max
particulier, déplace la problématique politique du « prince » au « saint » Weber. entre protestantisme et capitalisme tendrait à montrer que la
et justifie l'action politique indépendante ; il ajoute même que ce que Réforme aurait essentiellement été liée à la forme «capitaliste » de
les calvinistes ont dit du saint, d'autres le diront plus tard du citoyen : l'État. autrenient dit d'un État mis au service d'un certain type de struc-
vertu civique, sens de la discipline et du devoir (op. cit., p. 16). Le recen- ture économique. Nous avons déjà émis des réserves sur l'interprétation
trement du politique sur l'individu à partir d'une problématique théolo- marxiste. On sait en effet que le Cupital décrit le protestantisme comme
gique ne fait donc pas de doute lors de la Réforme. L'« individualisme » le retlet d'une société où le rapport fondamental entre les producteurs
du croyant s'arrache au corporatisme qui l'englobait encore dans la pen- serait celui de la cow~puraison(les travaux produits à travail égal). Marx
sée médiévale et même scolastique : à ces époques, individu et corpo- soutient au passage que la doctrine théologique de la prédestination ne
ration n'étaient pas des termes contradictoires (selon C. Morris, Tlzr serait que la transposition religieuse du simple fait social que le succès
Discovery of the Individual, cité par B. Tierney, Religion. Ltrw und the commercial tient à des circonstances indépendantes de sa volonté ou de
Grouth cf Constitutional Thought, op. cit., p. 55). Faisant éclater les son habileté. Marx et les marxistes n'ont d'ailleurs vu dans les différen-
« corps religieux », la Réforme induit le passage d'une société politique tes « hérésies » du catholicisme (des hérésies médiévales au jansénisme
de corps à une société d'individus. et au protestantisme) que l'expression du désir des classes moyennes où
l'on doit être vertueux (d'où des théologies ascétiques) pour faire pros-
2.2. La question de la tolérance pérer les affaires et grimper sur l'échelle sociale. On a pu objecter plus
tard à Marx qu'un examen plus fin du recrutement protestant montrait
Sur le second point, la question d'un apprentissage (douloureux !) de qu'il ne se limitait pas à la seule bourgeoisie, et qu'il avait cristallisé
la tolérance par la Réforme, menant à la société libérale de coexistence des aspirations sociales extrêmement disparates. L'analyse webérienne,
des sphères de valeurs, il faut encore préciser et nuancer. Certes, la qui insiste sur la complémentarité d'une éthique puritaine et de l'essor
Réforme est la seconde grande rupture de l'histoire du christianisme du capitalisme, les entrepreneurs voyant dans leur réussite matérielle le
après le schisme d'orient. Si le schisme n'avait pas posé de problème signe de leur élection religieuse, fit également l'objet de critiques, au
intra-étatique, en revanche une longue tradition d'hérésies, puis de de corrections. Il semble toutefois globalement cohérent que le capita-
querelles théologiques avait déjà prédisposé la théologie politique à lisme se soit effectivement développé comme un « ascétisn~eséculier ».
réfléchir sur la cohabitation éventuelle de diverses options sur le sens Mais le capitalisme n'est pas un Etat.. . 11 est. si toutefois on parvient à
profond du message chrétien au sein d'une même communauté poli- se mettre d'accord sur son essence (la doniintrtion. Biindigling. propose
tique. Ces expériences furent globalement des échecs. Il suffit de pen- Weber), une forme de pouvoir. De ce point de vue, la Réforme aurait
ser h l'exemple d'Ockham : deux chrétientés cohabitèrent un certain apporté un sang véritablement neuf à la pensée du pouvoir : cette théo-
temps dans un affrontement évident, celle papale d'Avignon et celle logie ascétique aurait pour la première fois entrepris, à son insu, de pen-
des théologiens réfugiés auprès de Louis II de Bavière. La Réforme ser le pouvoir en dehors de la forme de 1'Etat. Quant à la forme de I'Etat
ne fait dans le fond qu'accentuer et dramatiser ce problème ancien, elle-même, elle est finalement peu pensée par Luther. par exemple : en
mais en apportant un fait, qui. s'il n'est pas entièrement nouveau, est substance, le concept même d'État lui est inconnu (Eslin, op. cit.,
devenu crucial : celui de la présence dans une communauté politico- p. 122). L'opposition luthérienne à toute structure de pouvoir sur le
religieuse dirigée par un prince très chrétien (cujus rrgio ejus religio !) modèle de celle de l'Église catholique aboutit même à une confusion
d'un fort groupe de « dissidents » (les « huguenots » en pays catholi- possible de l'État et de l'Église. « Luther, écrit Weber dans sa Sociolo-
que, les « papistes » en pays protestant). On connaît les tribulations gie des religions, était totalement indifférent à la nature de I'organisa-
de l'histoire des protestants en France : tolérés par l'édit de Nantes de tion ecclésiale.. . Cette indifférence a eu pour effet de livrer partout son
Henri IV en 1598, ils seront de nouveau pourchassés par Louis XIV Église au césaro-papisme du pouvoir séculier » (cité par Eslin). Karl
qui révoqua cet édit en 1685. La réforme n'invente évidemment pas Barth ira bien plus loin dans la critique en affirmant que l'hitlérisme fut
la cohabitation des sphères religieuses sous la tutelle d'un État axio- le mauvais rêve du païen allemand christianisé de manière luthérienne.. .
logiquement neutre : au contraire. son problème essentiel est celui de La solitude plus radicale encore du calviniste devant un Dieu qui
la tolérance d'une sphère de valeur religieuse différente de celle de l'écrase de sa majesté n'impliquera pas non plus de critique radicale du
l'État. pouvoir politique. Comme l'écrit Duncan B. Forrester (Histoire de la
philosoplzie politique, dirigée par L. Strauss et J. Cropsey, 1563, PUF, Chapitre 1 1
1594, p. 364 et 378), Calvin et Luther donnent des signes de malaise
lorsqu'ils doivent définir les,fi)rme.s du gouvernement séculier. Le sujet
est presque secondaire pour les réformateurs : certes, un bon gouverne-
Christianisme et pensée critique
ment peut apporter des bienfaits aux hommes, niais la plus cruelle des
tyrannies est impuissante à éteindre la flamnie de la foi dans l'âme du
juste. Cornrile l'écrit Calvin, il suffit que I'Etat choisisse ses lois propres
en conformité avec la charité pour qu'il joue son rôle de maintien exté-
rieur de la loi morale. 1 . La théologie politique schmittienne ............................
1 . l . L'héritage théologique dans la philosophie politique ..
1 .2. L'« augustinisme » de Carl Schmitt ...........................
2.4. Intramondanité de I'individu et sécularisation de l'Église
1 .3. Penser avec Carl Schmitt ..........................................
Mais l'apport décisif de Calvin se situe-t-il sur ce plan ? Louis Dumont 1 .4. Une critique théologique du libéralisme ? ..................
proposa naguère une interprétation éclairante du rôle de Calvin dans 1 .5. Le décisionnisme .....................................................
l'histoire théologico-politique occidentale (nous nous référerons à cet 1 .6. Critique de la théologie politique schrnittienne ...........
égard à une conférence qu'il prononça à Oxford en 1980, publiée dan?, 2. Héritage théologico-politique, critique et complexité .
Le Débat, no 15, septembre-octobre 1980, p. 124- 146). La lente évolu-
2.1 . Coniplexité de l'héritage ..........................................
tion des sociétés holistes (sociétés constituées et théorisées comme des
2.2. La dynamique critique .............................................
unités organiques sur le modèle communautaire antique) vers des socié- 2.3. Crijique du politique ................................................
tés de I'individu pose la question de l'émergence précise du concept 2.4. L'Eglise, un laboratoire politique ? ...........................
d'individu. Le renversement qui permit de passer du modèle grec de la 2.5. L'apprentissage de la complexité
polis considérée comme autosuffisante à celui, moderne, de l'individu et la tension critique vers un idéal régulateur .............
censé se suffire à lui-même passe par l'affirmation progressive d'un
individu hors-du-monde », d'un individu-en-relation-à-Dieu pensé par
le christianisme, comme l'expliqua la thèse de Troeltsch (Die Soziulle-
hrelz der christlichen Kirchen und Gruppen, dans Gesammelte Srhrif 1. La théologie politique schmittienne
ten. vol. 1, 1522) reprise par Dumont. Tout est alors en place pour une
opposition durable de I'individu ultra-mondain et des valeurs mondai-
nes du politique. C'est, selon Dumont, avec Calvin que « la dichotomie
hiérarchique (. ..) prend fin : l'élément mondain antogonique auquel
ID 1 . l . L'héritage théologique dans la philosophie politique
Nous avons fait nôtre la thèse d'une source théologique des concepts
l'individualisme devait jusque-là faire une place disparaît entièrement
centraux de la philosophie politique moderne, qui, de ce fait, ne sont
dans la théocratie de Calvin. Le champ est absolument irnifii. L'individu peut-être jamais totalement sortis de l'orbite théologique. Or, cette ana-
est maintenarlt dans IP monde, et lu vuleur irulividualiste règne sans lyse, qui n'a rien de nouveau ni d'original, fut précisénient celle de Carl
restriction ni limitation. Nous avons devant nous I'individu-dans-le- Schmitt, qui déclara notamment dans sa Tlzéologie politiqile, dans un
monde. » Régnant sur Genève en homme d'Etat, Calvin introduit un passage qu'il nous faut citer in extenso, que « Tous les concepts pré-
« ascétisme dans le monde » et non plus hors du monde et opposé à lui.
gnants de la théorie moderne de 1'Etat sont des concepts théologiques
Cette transition vers I'intramondanité de I'individu va de pair avec une sécularisés. Et c'est vrai non seulement de leur développement histori-
sécularisation de l'Église. qui avait été jusqu'alors une sorte de média- que, parce qu'ils ont été transférés de la théologie à la théorie de l'État
tion entre l'individu-hors-du monde et le monde, c'est-à-dire la société, - du fait, par exemple, que le Dieu tout-puissant est devenu le légis-
ou l'État. C'est en ce sens précis que la Réforme, dans son avatar cal- lateur omnipotent -, mais aussi de leur structure systématique. dont la.
viniste, manifesta ou réalisa l'entrée dans la modernité des concepts
connaissance est nécessaire pour une analyse sociologique de ces
politiques. concepts. La situation exceptionnelle a, pour la science juridique, une
signification analogue au miracle en théologie. C'est seulement en pre-
nant conscience de cette position analogue qu'on peut percevoir,l'évo-
lution qu'ont connue les idées concernant la philosophie de 1'Etat au
--

158
- -- - ~p ---
Le pouvoir cians I'liéi-itdge tliéologico-politique rlirt'tit-n
- ~ ~-

Chri.<ti,inismc.et pe~iseecritiqiie . 159

cours des derniers siècles. Car l'idée de l'État de droit moderne bien : la Constitution de Weimar. Par cette décision, l'État montre en
s'in-ipose avec le déisme, avec une théologie et une métaphysique qui définitive sa supériorité par rapport à toute norme juridique, ou, pour
rejettent le miracle hors du monde et récusent la rupture des lois de la le dire autremen!, qu'il détient le vrai et le seul poui.roir : l'autorité.
nature. rupture contenue dans la notion de miracle et impliquant une Cette autorité. 1'Etat la démontre, puisque, comme le soutient Schmitt.
exception due à une intervention directe du souverain dans l'ordre juri- pour créer le droit, il n'a pas besoin d'être dans son bon droit (ou
dique existant. Le rationalisme des Lumières condamna l'exception d'« avoir raison » : « Um recht zu schaflen, nicht au haheti hra~rcht»)
sous toutes ses formes. La conviction théiste des auteurs conservateurs (cf. J.-F. Courtine, « À propos du "problème-théologico-politique" »,Droits,
de la contre-révolution put dès lors tenter de renforcer idéologiquement no 18, 1993 ;J.-C. Monod, « Le "problème théologico-politique" au XPsiè-
la souveraineté personnelle du monarque avec des analogies tirées d'une cle », Esprit, no 2, février 1999).
théologie théiste » (trad. spécifique M. Koller et S. Séglard, in Jacob
Taubes, La Théologie politique de Paul, Seuil, 1999, p. 101). 1 . 3 . Penser avec Car/ Schmitt

1 . 2 . L'. augustinisme )) de Car1 Schmitt Le texte de Schmitt que nous avons cité est également très bien éclairé
par le commentaire qu'en propose Jean-François Kervégan dans son
On aura compris que la sécularisation du politique n'a pas de valeur ouvrage Hegel, Car1 Schtnitt, Ide politique entre .sl)e'culation et positi-
positive pour Schmitt. Bien au contraire, la doctrine de Schmitt prônant vit6 (PUF, 1992, p. 101-102). D'une part, écrit Kervégan, Schmitt
contre les doctrines constitutionnelles modernes la situation d'exception entend montrer que « l'abandon du lien jusqu'alors évident entre l'uni-
comme lieu du décisionnisrne politique, seule source de la souveraineté, vers des représentations religieuses et l'organisation du monde terrestre
va de pair avec une dévalorisation « augustinienne » de 1'Etat. Contre de la politique, abandon dû à l'éclatement de l'unité religieuse de
l'idée d'une autolimitation du pouvoir de l'État, dont nous avons pour l'Europe occidentale, a joué un rôle déterminant dans la genèse de
notre part suggéré qu'on pouvait également en découvrir la genèse dans l'État moderne. Celui-ci est véritablement né de la religion, à la fois
l'évolution des problématiques théologico-politiques chrétiennes, Sch- parce qu'il est pensé et décrit grâce à la sécularisation de concepts théo-
mitt considère que toute autolimitation empêche le pouvoir constitutant logiques, et parce qu'il conserve, fût-ce négativement, la marque du
de s'exercer pleinement, dans un Etat «total ». L'Etat républicain est conflit (théologique et politique) qui en a fait advenir la nécessité. Il
donc pour lui une chimère, et il retourne contre lui sa doctrine de I'auto- n'est pas surprenant que, jusqu'à nos jours, les représentations politi-
limitation : prétendant limiter son pouvoir issu en principe du peuple, il ques conservent la marque de cette situation originaire. » Mais, d'autre
s'empêche de réaliser pleinement la volonté du peuple et est de ce fait part, la thèse de Schniitt a une portée vaste et plus méthodologique :
par essence antidémocratique. Le noir pessimisme politique schmittien « Il ne s'agit pas là d'un vague culturalisme », mais du programme
a donc quelque chose d'une théologie augustinienne d'un monde terres- d'une « sociologie des concepts juridiques » ayant pour objet « d'expli-
tre ruiné par la Chute et le péché, et dans lequel (selon lui), seuls la
volonté de puissance et le pouvoir de clécision du héros sont légitimes
et en partie salvateurs. Le « refoulement » de la situation d'exception a
eu lieu au xv~ii%iècle,selon Schmitt, lorsqu'un ordre durable fut établi.
On est tenté de dire que 1'« oubli de la décision » diagnostiqué par Sch-
mitt dans la pensée politique occidentale est le pendant de 1'« oubli de
l'être » dans la métaphysique théorisée par son contemporain et funeste
frère en coupables faiblesses pour le régime nazi, le philosophe Martin
Heidegger (les relations au nazisme de ces deux personnages étant
complexes, tout en étant ir-réfutables, il est éclairant de lire, pour le cas
de Schmitt, l'étude d'O. Beaud : Les Dertziers Jour-.Yde Weimar, Car1
Schmitt face à l'nvènemetit (ILLnuzi.srne, Descartes & Cie, 1997). L'illu- Admettons à partir de la thèse de Schmitt qu'il y a une part réfutable
sion corrélative du politique réside dans l'illusion de sa durée « éter- 2 ou tout simplement imaginaire dans l'idée tenace que l'Occident se soit
nelle »: qui repose sur l'occultation de la décision d'où il est né. constitué politiquement à partir d'une « désintrication » du théologique
Historiquement, il faut remarquer que la faculté de de'cider du cas et du politique. On ne niera pas la puissance et l'influence de grands
d'exception était intégrée à un système juridique que Schmitt connaissait no amers con-ime le furent le Traite' théologico-politique de Spinoza, ou, à
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160 1.e pouvoir dans I'héritagc thPologiro-politique chrétien Clinstidnisme et pen_iéecritique. 161

leur façon, les critiques humiennes. On ne niera pas qu'il y a une individuelle. Cette mise en ordre du chaos correspond à la situation de
manière ambiguë de transfert de pouvoir dans un texte aussi fondateur crise politique, ou. comme le dit Schmitt, à la situation d'exception
que le Léviathan de Hobbes : 1'Etat. imperium rrrtionis, y est, consacré (Ausnahtne).En une veine apparetntnent hobbésienne (car il ne faut pas
comme un Dieu mortel ... À lui reviennent déson-ilais les attributs de la minimiser les différences entre Hobbes et Schmitt), Schmitt fait sien
puissance souveraine absolue dont le prototype théologique fut la toute- l'adage de Hobbes : Auctoritas, non veritas. ficit legetn. On saisit dès
puissance divine. Schmitt, qui se montre sur ce point un bon élève de lors le paradoxe de la souveraineté : « Le souverain est, dans le même
Weber, reconnaît qu'il s'est bien produit là une sécularisation. Mais le temps, à l'extérieur et à l'intérieur de l'ordre juridique. » Au sens
destin tragique de celle-ci, à ses yeux, est qu'elle a mené au libéralisme. schmittien, le souverain est celui à qui l'ordre juridique reconnaît le pou-
C'est dans le cadre tout à la fois politique et « théologique » de son voir de proclamer l'état d'exception, de suspendre la validité de la loi :
combat contre le libéralisme que les thèses décisionnistes de Schmitt il est alors en marge de l'ordre juridique tout en lui étant soumis, du
apparaissent en pleine lumière. A ses yeux, le libéralisme n'est que la moins dans le sens où il lui appartient de décider si la Constitution doit
sécularisation d'une certaine tradition théologique : I'Etat est censé, ne ou non être suspendue en totalité. La loi sort donc en quelque soi-te
pas intervenir, il doit « laisser être » la société par elle-même. L'Etat d'elle-même : elle est désormais en dehors d'elle-même, puisque le Sou-
doit donc devenir à l'égard de la société (au sens,fort : le monde social, verain, lui, demeure. Ce paradoxe est résumé ainsi par Giorgio Agam-
économique, culturel. etc.) le Tout-autre. Un tel Etat libéral est pour lui ben (Homo sucer, Il potere sovrano e la nuda vita, Einaudi, 1995 ; Seuil.
un mythe : d'une part parce qu'il ne cesse, quoi qu'il en dise, d'inter- 1997) : « Moi, le souverain, qui suis en dehors de la loi, je déclare qu'il
venir ; d'autre part, et ceci est plus fondamental. parce qu'il ne saisit n'y a pas de hors-loi. » Cette dialectique de l'inclusion et de l'exclusion,
pas l'essence du politique : le politique ne doit pas (et ne peut pas) être de l'intérieur et de l'extérieur, est le mystère de la souveraineté. L'ordre
le Tout-autre, mais être le Tout ! Bref, Schmitt s'oppose complètement juridico-politique, écrit encore Agamben, « a la structure d'une inclu-
à une théologie qui fait de Dieu le Tout-autre et à une politique qui fait sion de ce qui est, dans le même temps. repoussé au dehors », citant
de l'État l'autre absolu de la société. L'Etat «total » doit être au Deleuze ( « L a souveraineté ne règne que sur ce qu'elle est capable
contraire un Tout, du moins « potentiellement ». Le terme que Schmitt d'intérioriser », ou encore Maurice Blanchot, qui parlait, à propos du
emploie alors est précisément emprunté à la théologie : « l'ubiquité grand enfermement des fous décrit par Foucault dans son Histuire de
potentielle du politique ». On peut certes douter de la valeur théologique la folie à l'âge classique, d'une tentative d'« enfermer le dehors »).
de la «théologie politique » schmittienne. Dès 1935, Erik Peterson L'exception schmittienne est une espèce d'exclusion : elle est le cas sin-
considérait dans Der Monotheismus als politisches Prohlem (op. cit.) gulier exclu de la norme générale, sans pour autant perdre une relation
qu'elle était bien plutôt une nostalgie païenne (mais on pourrait dire essentielle avec la norme, puisqu'elle va la recréer, l'inclure à nouveau.
aussi : constantinienne) de l'unité du politique et du théologique. là où On comprend que Schmitt se soit inspiré en partie de Vico, mais surtout
toute l'histoire du christianisme occidental est celle de la séparation de de Kierkegaard- dont l'œuvre est éminemment théologique. Il y a une
ces deux sphères. Cette nostalgie de la totalité est assortie d'une vision transparence du rapport de la Loi à son origine chez Schmitt qui n'est
extraordinairement théologique de la souveraineté exprimée dans la
thèse décisionniste.

1.5. Le décisionnisme
On sait que le point de départ du décisionnisme (qui demeure remar-
quablement éclairant et opératoire en tant que tel, du moins à nos yeux),
c'est la prise de conscience d'une impuissance de la norme à engendrer
par elle-même un ordre juridique. L'hypothèse décisionniste, pour faire
court. considère que c'est l'individu qui est alors le fondement du droit :
par un acte de volonté. il produit une décision souveraine, qui va ins-
taurer un ordre juridique. L'ordre juridique ainsi créé est une « situation Ce qui semble dans le fond étrange, c'est que la dkonciation d'un
normale » : mais i l ne peut naître lui-même d'une situation normale. Il 4 thème du « Tout-autre » (Dieu) à propos de l'État dans le libéralisme
politique ne se retourne pas contre la pensée schmittienne elle-même !
ne peut avoir remplacé le chaos de l'absence de normes par une norme
que s'il a précisément été imposé à ce chaos initial par une volonté La « théologie » de Schmitt n'est-elle pas par excellence une doctrine
~p

162 Lr pouvoir dans l'héritage théologico-politique chritien Christian~srneet pensée critique 163

du Tout-autre ? L'acte décisionniste souverain ne décidant pas à pro- pouvoir de l'État par le droit, la tentative difficile mais nécessaire de
prement parler du licite et de l'illicite a un sens plus profond, plus ori- concilier des droits subjectifs des individus et des droits éventuels des
ginaire : il implique l'humain dans la sphère du droit. Cet acte de communautés (ce qui est l'un des points critiques de la philosophique
puissance pure, qui échappe à la rationalité (contre le normativisme de politique contemporaine), l'exigence d'un débat démocratique puvert
Kelsen, on sait que le système schmittien est une politique du droit qui sur les choix organisationnels de la société. L'idée même d'« Etat de
fait reposer celui-ci sur un élément d'irrationnalité pure qui est la déci- droit » ne nous semble pas, nous l'avons déjà suggéré, sans rapport
sion), renvoie à une véritable métaphysique du commencement, mani- avec l'« autolimitation » de la puissance divine, qui laisse être une
feste dans une formule qu'il utilisa en 1934 pour caractériser le point contingence et une liberté dans la doctrine chrétienne. La lente pro-
de vue décisionniste : « La décision souveraine est commencement gression de ce concept politique, qui se manifeste partiellement sous
absolu et le commencement absolu (même au sens de arche) n'est rien l'Ancien Régime, lorsque le Roi est tenu au respect des certaines lois
d'autre que décision souveraine. » Le caractère théologique est ici par- fondamentales du royaume (mais nous ne partageons pas sur ce point
lant. « L'analogie, commente Kervégan (op. cit., p. 327), avec la créa- l'interprétation qui nous semble un peu optimiste de Blandine Kriegel,
tion divine, comprise comme e#et de la puissance dans son antériorité lorsqu'elle affirme que, dans l'État absolutiste, la puissance royale était
supposée à l'égard de la science et de la bonté, est tout à fait parlante : déjà et réellement soumise au droit), qui prend toute son ampleur dans
le décisionnisme est une métaphysique de la décision, pour autant que la doctrine allemande du Rechtsstaat, avant de passer dans la doctrine
celle-ci constitue le moment fondateur, "politique", d'un ordre quelcon- juridique franfaise au terme de quelques aléas et critiques, notamment
que. On voit par là que la théologie politique schmittienne comporte avec Carré de Malberg (le plus éclairant résumé de cette histoire concep-
(. ..) des implications proprement théologiques » (qui apparaissent plus tuelle et institutionnelle est le petit ouvrage de J. Chevallier, état de
nettement dans la « seconde » Théologie politique de Schmitt publiée droit, Montchrestien, 1994), nous semble donc l'effet d'une évolution
en 1969). L'étrangeté consiste, à notre sens, en cette idée que la théo- théologico-politique ancienne et profonde, qui, à l'inverse du point de
logie libérale et le libéralisme politique se sont accordés pour mettre vue schmittien, a pour nous une valeur absolument positive. Il est ten-
Dieu hors jeu, pour séparer le théologique du politique au nom d'un tant, quoique la comparaison trouve opidement ses limites, de mettre
« Tout-autre », alors que la revendication d'un retour vers un sens en parallèle l'idée schmittienne d'un Etat total et la critique marxienne
ultime et « authentique » (nous sommes forcément tentés ici par le voca- des droits de l'homme. On sait en effet à quel point Marx ne cessa de
bulaire de Heidegger) du politique passe chez Schmitt par une suren- dénoncer ce qui lui apparaissait comme une pure fiction juridique dans
chère dans la définition du « Tout-autre » : la décision renvoie au les Déclarations du x v ~ r r ~ s i è c l eIl. appuyait alors son réquisitoire
modèle d'un acte divin absolument transcendant qui crée la loi e.x nihilo contre l'illusion « petite-bourgeoise » d'un individu isolé de la
et implique immédiatement l'homme dans la sphère de cette loi. Mais cornmunauté sur l'idée d'une complicité « entre le principe démocra-
nul n'est tenu de considérer la théologie schmittienne comme le dernier tique et le principe d'inspiration chrétienne (et spécialement protes-
mot de la théologie chrétienne. tante) d'une intériorité dont il faudrait respecter la liberté abstraite, le
Nous défendrons donc ici l'idée même que Schmitt dénonce : la retrait par rapport à la sphère mondaine-sociale, l'idée que la démo-
problématique théologico-politique du modèle chrétien occidental
mène effectivement vers une autonomisation et une autolimitation du
-."3 cratie comme politique de la séparation des individus représentés
reproduit, voire accomplit, le principe chrétien de la séparation des
pouvoir de l'État, mais celles-ci, loin d'être la déréliction du politique, .- consciences réunies seulement dans la cornmunauté abstraite de
en sont la forme historiquement moderne, contre laquelle toute théo- l'Église » (J.-C. Monod, op. cit.). La longue oblitération de la question
risation devient, pour le coup, anhistorique ou, pire, suspecte de cau- 5 des droits de l'individu et de la problématique juridique du politique
tionner des formes de 1'Etat total suspect de devenir totalitaire, dont .
induite par les années glorieuses du marxisme dans la théorie politique
on espère bien qu'elles sont ce que le présent et l'avenir politiques occidentale nous semble avoir prolongé l'aveuglement schmittien. II
doivent absolument tenter d'abolir. L'extraordinaire dévalorisation du g nous semble légitime de défendre aujourd'hui un double héritage :
libéralisme politique, voire du politique en tant que tel, chez Schmitt celui de la tradition théologico-politique occidentale, lue comme une
i
-
retourne systématiquement contre la tradition occidentale ce qui peut propédeutique aux problématiques contemporaines du politique ; celui
être considéré comme ses plus beaux outils conceptuels (imparfaits, $ d'une tradition théologique chrétienne « non schmittienne » qui a
certes, mais dont nous ne doutons pas du progrès qu'ils réalisent par 2 rendu possible cette propédeutique. En ce sens, avant de tenter de
rapport aux despotismes anciens et modernes) : l'autolimitation du 2 défendre brièvement ces deux points de vue liés, il apparaîtrait que
----- -- - - ----- - --- -

164 Le pouvoir rians I'héritc3geth6ologico-politique chrétieii Christianisnie et pensée critiqi~e 165

l'essence de la démocratie moderne ne saurait être réduite à la seule Mais faut-il pour autant nier totalement la dynamique interne qui semble
désintrication du théologique et du politique. comme le pensait Claude à l'œuvre dans une doctrine qui ne cessa de se transformer, sous
l'influence du jeu quasi infini des interprétations représentées par des
ordres religieux « concurrents » et complémentaires, des figures mar-
quantes dans la longue lignée des théologiens ? La fin du XIX" siècle et
le début du xxCsiècle virent une floraison de critiques externes du chris-
tianisme (Strauss, Feuerbach, Marx, Freud, Durkheim, Weber, etc.) dont
la pertinence, fût-elle partielle, et la « nécessité » historique semblent
peu discutables. Mais on peut craindre qu'elles aient fait perdre de vue
2.1 . Complexité de l'héritage la simple possibilité d'une critique interne au christianisme lui-même.
Nous soutiendrons donc ici que les vingt siècles de christianisme ont
Nous suggérerons donc ici quelques axes simples de réflexion autour généré un esprit critique, parfois enseveli sous les crispations doctrina-
de la question d'une propédeutique générale à la modernité réalisée dans les des Églises. Les institutions chrétiennes semblent avoir été à cet
le champ théologico-politique en un sens opposé à celui lu par Car1 égard le pire risque qui guettait aux cours des siècles la floraison théo-
Schmitt. En premier lieu, il semble que le défaut fondamental de la lec- logique. 11 y a longtemps que l'idée absurde d'un obscurantisme du
ture schmittienne, qui répète celui qui entache également à notre sens Moyen Âge a par exemple été battue en brèche : la vivacité des pensées
la lecture marxienne puis marxiste du christianisme, consiste à attribuer et des « disputes » théologiques en fait un temps d'innovation intellec-
une signification générale et unilatérale à la pensée théologico-politique tuelle. Que prépare cette dynamique de la critique interne ? Sans doute,
chrétienne. Volontairement aveugles aux « chimères juridiques » d'un certes, l'autonomisation du politique au sens de Marcel Gauchet. Par de
droit des individus et des communautés pensé par un Ockham puis un curieux renversements, l'idée d'une Église qui contient l'État, au sens
Vitoria, la doctrine schmittienne comme la doctrine marxienne tendent de la vision théocratique de Boniface Vlll en 1302, semble aboutir à un
à ne voir qu'une seule et unique signification dans vingt siècles de théo- corps politique qui dissout le corps chrétien, l'idée d'une critique interne
logie : la création via la théologie d'un État abstrait, superstructure des finit par rebondir en critiques externes du christianisme, tout se passant
intérêts d'une classe, ou aberrant dans sa volonté d'être le Tout-autre comme si l'Église se donnait les moyens de se faire limiter. Mais il faut
de la société. Nous n'insisterons pas ici sur le fait que le totalitarisme encore évoquer d'autres aspects. Si l'on prend un texte comme le De
fut bien, lui, en revanche, la volonté de résorber l'extériorité sociale au concordantia catlzolica écrit par Nicolas de Cues pour le concile de Bâle
pouvoir politique ... La conquête d'un espace public de discussion et en 1432, on y voit exposée une véritable théorisation du « pluralisme » :
d'une délimitation privélpublic nous semble à cet égard un acquis du « L'idée, écrit Brian Tierney (Religion, Law and tlze Groutlz oj'Consti-
XVIII' siècle sur lequel les expériences sur ce point jumelles des totali-
tutional Tlzought, op. cit.), que l'autorité intrinsèque de la communauté
tarismes nazi et communiste ne donnent guère envie, rétrospectivement,
de revenir.. . Il est à cet égard assez surprenant que de nombreux intel-
lectuels entre les années 1930 et les années 1980 aient pu être à ce point sente entre autres dans ce texte de Nicolas de Cues, s'est en effet
5
choqués par l'abstraction des droits de l'homme et si peu par la réalité
des divers goulags. Quoi qu'il en soit, la lecture unilatérale du christia-
nisme nous semble manquer complètement sa dimension centrale, du
moins évidemment dans notre interprétation : sa dynamique critique.

2.2. La dynamique critique


Quel peut être donc, en second lieu, le sens de cette dynamique criti-
que ? Il s'agit avant tout à notre sens d'une longue expérience de la
critique interne au christianisme lui-même. Certes, il ne s'agit pas
d'enterrer toute lecture marxiste ou, tout simplement, toute lecture
sociologique et historique du christianisme : les transformations socio-
historiques ont eu à l'évidence un impact sur les évolutions théologiques.
- - - -- - -
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166 Le pouvoir dans 1'hérit.ige thi.oloj,yiro-politique chrrticn Christianisrnr et pensre critique 167

américaine qui doit tenter de théoriser son multiculturalisme, ou à un d'une critique d'abord interne de la croyance. À cet égard, la source est
héritage de communautés protestantes relativement indépendantes, mais judaïque avant d'être chrétienne. Les livres prophétiques de l'Ancien
peuvent être également ancrés dans une ancestrale tradition occidentale Testament attestent de cette double tension contre les idoles intérieures
marquée par la nécessité de réguler des communautés plurielles au sein (celle de la croyance) et extérieures (celles de l'oppression politique
d'un même « corps ». injuste). Une nouvelle fois, c'est Michaël Walzer qui nous éclaire, dans
un petit opuscule, Critique et sens commun (trad. J . Roman, La Décou-
2.3. Critique d~ politique verte, 1990), en montrant l'imbrication des tâches de l'interprétation
La dynamique critique du christianisme peut également être lue comme infinie de la Parole divine et de la critique sociale chez les prophètes
une force de subversion qui permet non seulement de faire éclater des de l'Ancien Testament. À l'autre extrémité de l'histoire du judéo-
sphères dogmatiques internes, mais aussi d'induire l'idée d'une critique christianisme, Michel de Certeau rappelait naguère dans L'Iiiverition
du politique de l'extérieur comme à l'intérieur de celui-ci. Tout d'abord, du quotidien (Gallimard, Folio, t. 1, 1990, p. 267) à quel point le « point
relisons l'émergence d'une autonomie du sujet, avec d'autres lunettes de vue » transcendant introduit par une spiritualité subversive a pu
que celles de Marx. L'cc invention de l'intériorité », de saint Augustin à générer et instituer la fonction critique sur puis dans le politique : « La
Descartes et Kant, et passant par la Réforme, ne semble pas seulement distinction, aujourd'hui archéologique, entre le temporel et le spirituel
être celle de l'individu comme acteur constituant (par exemple dans la comme deux juridictions, demeure (. . .) structurellement inscrite dans
fiction des contrats), mais aussi celle du sujet critique. Cette genèse de la société française, mais désormais à l'intérieur du système politique.
l'individu-sujet a été décrite par Charles Taylor, dans Les Sources du La place autrefois occupée par l'Église ou les Églises face aux pouvoirs
moi, La forrnatiori de l'identité moderne (trad. Seuil, 1998), sans com- établis reste reconnaissable, depuis deux siècles, dans le fonctionnement
plaisance excessive puisque l'auteur défend un point de vue « commu- d'une opposition dite de gauche. (...) Un indice de ces transitions qui
nautarien » contre l'individualisme « abstrait » du libéralisnie politique déplacent les croyances, mais sur le même schéma structurel, serait
classique, ou contre celui de Rawls. L'une des subversions profondes l'histoire du jansénisme : une opposition prophétique (le Port-Royal du
introduites par le christianisme n'est-elle pas dans cette rupture avec le xv~r'siècle) s'y transforme en l'opposition "éclairée" et parlementaire
holisme des sociétés antiques ? La position d'un sujet face au social et au XVIII' siècle. Déjà s'y dessine le relais qu'une intelligentsia de clercs
face au politique permet l'émergence d'une autonomie critique dont la ou de notables assure à l'opposition qu'un pouvoir "spirituel" soutenait
philosophie de Kant, concède Taylor, fut la formulation la plus directe. contre (ou en marge) des autorités politiques ou "civiles". » Si les Égli-
L'esprit critique kantien est-il séparable de ses sources réformées ? Le ses elles-mêmes ne parvinrent pas véritablement à se libérer de la fiction
« déisme » issu des Lumières ne poursuivra-t-il pas cette expérience, d'une légitimité de tous les régimes politiques (si ce n'est, sans doute,
fût-ce au prix d'appauvrir tout à la fois la doctrine de Kant et le message dans l'opposition active au seul régime communiste), il n'en demeure
du christianisme ? N'est-ce pas, demande Taylor, l'idée capitale du pas moins vrai qu'elles véhiculent un message biblique, qui, avec ou
déisme, tel qu'il s'est développé, que Dieu s'adresse aux êtres humains contre leur gré, implique la constitution d'un sujet et d'un point de vue
comme à des êtres rationnels, que ses objectifs respectent pleinement critiques sur les pouvoirs temporels. Contre l'interprétation marxiste, il
leur raison autonome ? La raison fut certes toujours suspecte d'extrême 5 nous semble décisif de défendre cette puissance critique intrinsèque du
faiblesse aux yeux des théologiens : à elle seule, elle ne saurait prétendre christianisme. Pour autant, avec l'interprétation marxiste, ou plutôt
percer les mystères de la Foi. Mais elle ne fut pas unilatéralement con-
damnée pour autant : au contraire, la quête de Dieu doit être réflexive,
!:webérienne, il semble également nécessaire d'envisager une circularité
$ des influences. Ainsi, Wolfgang Reinhard propose une interprétation
éclairée des lumières vacillantes mais nécessaires de la raison humaine, k nuancée dans ses essais sur la papauté (trad. fr. Papauté, Confessions,
bref toute tendue dans un élan critique. L'idolâtrie, dénoncée dès les . Moderriité, EHESS, 1998, cf. p. 35 sqq.) : « L'influence réciproque de
origines comme le fourvoiement de la Foi, n'est-elle pas cette croyance l'Église et de la société s'exerce donc selon un mouvement circulaire,
non critique, cette croyance dépourvue de réflexivité ? « Pour la Bible, $ l'introduction de la dimension temporelle y agissant comme un res-
écrit Stéphane Mosès dans son essai éros et la loi, Lectures bibliques f sort. » Reinhard poursuit par ailleurs en suggérant que l'un des obstacles
(Seuil, 1999), les idoles ne sont pas les croyances des autres ; ce sont à la reconnaissance d'une expérience relative du pluralisme à l'intérieur
toutes les croyances, les nôtres y compris, lorsqu'elles sont figées, féti- des Églises tient au fait que, pour des raisons institutionnelles, celles-ci
chisées, soustraites au processus infini de la recherche du sens. » La
critique sociale est, à notre sens, rendue possible par cette exigence
$ présentent le plus souvent les conceptions ayant cours aujourd'hui
comme existant depuis toujours. Un retour sur l'histoire des corrélations
-~ --- .
1 68 Le poiivoir ofans l'héritage théologico-politiqiie chrétien Chri.5tianisrne et pcn.sée critique 169

théologico-politiques a donc pour effet de constater. en premier lieu, la ecclésiales) et la subversion de ces institutions au nom d'un principe
complexité du rapport entre la société politique et ses critiques (religieu- transcendant. C'est un peu en ce sens que Weber pouvait dire, dans Éco-
ses ou laïques) et, en second lieu, la réalité d'une expérimentation. fût- nomie et société (Plon, p. 601): que le christianisme a toujours oscillé
elle difficile et douloureuse, du pluralisme. entre plusieurs positions contraires, de I'apolitisme à l'engagement, de
l'institutionnalisation à la subversion, du messianisme temporel
2.4. L'Église, un laboratoire politique ? constantinien au messianisme temporel révolutionnaire. L'expérience
de cette longue oscillation n'est-elle pas celle d'une « crise » perma-
Quant à la tension critique interne au christianisme, n'est-elle pas liée nente d'où sort la possibilité même, mais pas toujours l'effectuation,
à la centralité du concept de liberté dans cette religion. et à la nature d'une critique du politique ?
de l'Église qui, pour reprendre la définition qu'en donnait Max Weber
en paraphrasant sa propre définition de l'Etat, ne peut être qu'une
« entreprise hiérocratique de caractère institutionnel » lorsque « sa
2.5. L'apprentissage de la complexité et la tension critique
direction administrative revendique le monopole de la contrainte hié- vers un idéal régulateur
rocratique légitime » (cité et commenté par P. Bouretz, Les Promesses Au-delà de l'aspect dans le fond pragmatique d'une évaluation archéo-
du monde, Gallimard, 1996, p. 189) ? Toutefois, l'Église catholique logique des problématiques actuelles du pluralisme, dont le tréfonds
semble être une institution presque trop complexe pour être réduite à renvoie. à notre sens, à des expérimentations théologico-politiques dès
une forme de pouvoir. La tension interne entre des modèles concur- le Moyen Âge, deux aspects de l'héritage critique du christianisme peu-
rents semble donc également une hypothèse vraisemblable. Certains vent, enfin, être suggérés.
éléments plaident (si l'on peut dire !) en faveur d'une « monarchie
pontificale » stricte (dépendant beaucoup, de ce fait, de la personnalité
A Tout d'abord, l'apprentissage de la complexité. Sans faire tout à fait
et du style du pape en exercice) ; d'autres en faveur d'une structure
plus complexe, quasi fédérale, respectant une sorte de « principe de nôtre la thèse radicale de Niklas Luhmann (Soziologische Aufilarung IV,
subsidiarité », qui stipule que chaque niveau hiérarchique soit auto- 1987, Politique et complexité, Cerf, 1999) déniant toute valeur à la
nome dans la gestion de ses tâches, et que l'identité de chaque grande majorité des concepts politiques modernes au nom d'une
« ordre » religieux soit préservée et cultivée au sein d'un même cornplesité de la société contemporaine qui rendrait obsolètes les outils
ensemble. C'est à ce titre que, dans une analyse plus récente, Jean conceptuels traditionnels (qui ne survivraient donc qu'au prix d'un statut
Baechler écrivait (« Les formes de l'organisation religieuse chré- quasi « théologique »), il nous semble que la complexité est bien la mar-
tienne », Commentaire, no 78, été 1997) que. si la démocratie en tant que de la modernité. La lecture de Luhmann consiste à renvoyer l'obso-
que telle n'a pas de sens actuellement dans l'Église, celle-ci dispose, lescence supposée des concepts politiques contemporains à une origine
cependant, de toutes les ressources institutionnelles pour « démocra- médiévale qui serait la marque de leur archaïsme (la légitimité, la sou-
tiser » sa structure de pouvoir, soulignant au passage que l'expérience veraineté, laplenitudo potestatis). On peut suggérer une lecture inverse,
décisive du monachisme latin est depuis quinze siècles le laboratoire ou parallèle si l'on convient, comme nous l'avons fait, de la permanence
le plus complet et le plus efficace en expérimentations démocratiques d'une aura théologique dans nombre de conceptualisations modernes et
que l'humanité n'ait jamais mis au point. supposées sécularisées du pouvoir: l'histoire théologico-politique
.i occidentale n'est-elle pas précisément aussi l'apprentissage de la
Cette « tension » intra-institutionnelle dans l'Église en fait donc non
B complexité ? La découverte d'une compétition des sphères temporelle
un modèle de pouvoir, mais une société dans laquelle s'expérimentent
et s'affrontent des types de pouvoir. Il semble donc que l'aiguillon cri- et spirituelle, l'expérimentation de la pluralité des ordres religieux et
tique permanent soit à rechercher dans la dichotomie entre la nature des relations possibles au pouvoir, le devenir intrinsèquement complexe
8 d'une religion qui ouvre d'elle-même la voie à une sécularisation ne
« prophétique » du christianisme et sa réalisation « institutionnelle ». Si
le prophétisme est bien l'essence du judaïsme originaire (c& A. Neher, sont-ils pas des effets de complexification croissante accompagnés
L'Essence du prophétisme, Calmann-Lévy, 1972) et si le christianisme d'une conscience critique (théologique, philosophique, politique)
se définit bien lui-même comme une religion essentiellement prophéti- _i d'elle-même ?
que et non « mystique D , ce qui permet à Hans Küng de l'opposer aux
religions orientales (Dieu existe-t-il ?, Seuil, 1981, p. 698 sqq.), une ten- A Ce dernier trait nous invite à proposer un second aspect. Le politique
sion pernlanente existe alors entre les institutions de pouvoir (politiques, antique congédie le tragique. L'autonomie de la polis grecque est pensée
--- - - --

170 Le pouvoir ddns l'héritage théologico-politique chretirn

comme une fondation politique, juridique et éthique harmonieuse. Tou-


tes ces sphères se confondent, ou du moins se croisent. Le pessimisme
politique de certains auteurs antiques, l'inquiétude qui les tenaille quant
au devenir de la cité, la préphilosophie de l'histoire présente chez un Penser le pouvoir politique
Thucydide, tout ceci ne semble pas remettre en question la belle totalité
qu'est la polis : le pouvoir n'a pas de dehors radical, précisément parce
qu'il est toujours pensé non seulement dans le cadre d'une société La question du pouvoir politique est évidemment immense. Puisque
holiste, mais aussi dans le cadre d'une pensée qui tend en permanence nous avons fait ici le choix de repousser son examen en préférant traiter
à unifier l'éthique, le juridique et le politique. Le judéo-christianisme plus longuement en amont des difficultés rencontrées par tout travail de
apporta un sang nouveau avec une pensée de l'inconditionnel, de la définition du concept même de pouvoir, puis du sens que peut avoir
transcendance radicale et de l'incarnation. L'éclatement des sphères l'idée d'un pouvoir sur soi, et, enfin, de l'enjeu possible de l'héritage
éthique et politique implique une critique permanente, la tension vers théologico-politique chrétien pour l'élaboration des catégories du poli-
un idéal régulateur inatteignable. Aucune cité terrestre ne sera jamais tique moderne, nous devons désormais aller aussi directement que pos-
la cité de Dieu. sible vers ce qui nous semble être le cœur de cette question. La double
volonté de ne pas tenter de traiter extensivement du pouvoir politique
A Cette puissance critique « augustinienne » est motrice dans l'histoire (ce qui donnerait donc lieu à un autre ouvrage) mais de poser une thèse
du christianisme : un écart irréductible doit séparer jusqu'à la fin du sur sa définition et d'aller vers celle-ci à marche forcée nous paraît pou-
monde le Fils du Père. La tension permanente entre la réalité du politi- voir justifier auprès du lecteur la méthode quelque peu lapidaire que
que et l'idéal absolument transcendant de justice véhiculé par le chris- nous allons employer ici.
tianisme (et en cela la leçon augustinienne demeure intacte) nous semble
la source d'un dynamisme critique a priori irréductible. Si la démocratie La question du politique peut donc, à notre sens, être brièvement for-
est bien le lieu « vide » du pouvoir au sens de Lefort, ou l'idée régula- mulée dans les termes suivants : si, mû par une subite pulsion, vous
trice, elle-même non exempte de critique, du politique moderne, cette confiez à quelqu'un votre véhicule, et s'il se trouve que celui-ci n'est
tension vers un au-delà des structures de pouvoir existantes n'est-elle pas un modèle ordinaire et de peu de valeur, mais est par exemple une
pas d'origine théologique avant d'être « kantienne » ?' Ferrari 330 P 4 de 1967 dont l'extrême rareté fait un bien inestimable,
et que vous lui offrez de surcroît votre carte grise, un plein d'essence,
votre fusil de chasse et une boîte de munitions, comment pouvez-vous
être sûr de récupérer votre véhicule '? Cette question est celle du pouvoir
dans le cadre constitutionnel moderne. Si l'on admet la fiction méjho-
dologique contractualiste, l'individu déposerait dans les mains de l'Etat,
la légitimité est la perspective d'où se place d'ordinaire le titulaire du se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l'État est
pouvoir, alors que la légalité est celle d'où se place le sujet politique. donc en réalité la liberté. » Cette page célèbre nous suggère deux remar-
« Là où le puissant invoque la légitimité, écrivait Bobbio, le sujet invo- ques.
que la légalité. Que le pouvoir soit légitime, c'est l'intérêt du souverain ; Tout d'abord, celle-ci que, en dépit des multiples et nécessaires
qu'il soit légal, c'est l'intérêt du sujet. Quant au souverain, la Iégitimité débats qui existent depuis l'époque de Spinoza autour des principes de
est ce qui fonde son droit, la légalité ce qui établit son devoir : quant au justice politique de l'État idéal (en quoi la liberté doit-elle être réalisée
sujet, au contraire, la légitimité du pouvoir est le fondement de son par l'égalité, en quoi l'affirmation juridique de l'égalité et de la liberté
devoir d'obéissance, la légalité du pouvoir est la garantie principale de des individus doit-elle être complétée par une politique redistributive,
son droit de ne pas être opprimé » («Sur le principe de légitimité», et selon quels critères ? etc.), la priorité accordée au principe de liberté,
L'Idée de Ikgitinzité. Anna1e.s de philosophie politique, no 7, PUF, 1967, pour parler comme John Rawls, nous paraît définir le politique au sens
p. 49). La définition possible de la Iégitimité apparaît donc dans son démocratique. Cette liberté qui fut, après Spinoza, au centre du kantisme
rapport à la légalité. si du moins la légalité a ici non le simple sens de et des idées des Lumières est-elle la chimère abstraite que stigmatisent
gouverner par des lois, mais de gouverner selon le principe du droit. ses détracteurs ? Nous avons tenté d'argumenter ici en répondant par la
Car le caractère public du droit. expliquait Durkheim, se manifeste en négative à cette question : la liberté peut bien être conçue de façon stric-
ceci qu'il a pour objet de coordonner les actions entre les individus en tement kantienne comme le postulat nécessaire de la pratique, mais il
délimitant ce qui est inaliér~able.Le droit doit coordonner des libertés : faut sans doute également saisir qu'elle peut et doit être le fruit d'une
s'il renvoie, comme le disait Kant, à la figure prototypique du contrat, découverte, un apprentissage de soi corrélatif à l'apprentissage de la vie
et il ne peut avoir de sens que s'il se fonde sur le consentement mutuel en société politique. C'est ce que nous avons tenté de défendre dans
à limiter les libertés afin de les réaliser. Le droit, comme la pratique en notre partie consacrée au « pouvoir sur soi ». Si la légitimité du politique
général, ne peut avoir de sens que pou liberté. L'importance du consen- doit être prise au sens le plus fort, il nous semble dès lors qu'elle puisse
tement volontaire et libre pour le droit éclate au grand jour avec le droit se définir comme le régime institutionnel qui assume la priorité absolue
à gouverner : ce droit est légitime s'il renvoie à une forme de consen- accordée à la liberté dans la forme du droit.
tement originel. Une fois de plus, c'est sous la plume de Michael Walzer En second lieu, la critique de la domination par Spinoza est précieuse
que nous trouvons une formule synthétique : « Dans le contexte de la parce qu'elle nous incite à penser une spécfïciré du politique uu sens
théorie du consentement, on ne dit pas que le gouvernement est juste, déi~iocrotiqzie.11 est évident à nos yeux que nombre de situations socia-
donc les citoyens sont obligés, mais plutôt que les citoyens consentent, les ou interpersonnelles relèvent de la domination, même si nous avons
donc le gouvernement est juste » (Obligations. Essays on Disobediencr, refusé dans notre première partie de considérer sérieusement la domi-
War and Citizenship, Harvard University Press, 1982, p. 12). La Iégiti- nation comme le paradigme du comportement humain, et encore moins
mité ainsi conçue repose sur une dimension de réciprocité et sur l'idée comme l'essence du pouvoir. Or. s'il y a bien une spécificité pensable
d'une réalisation de la liberté par sa nécessaire limitation. Sur ce point, du pouvoir démocratique, elle se tient dans le refus de faire de la domi-
.-
le chapitre XX du Troité thhlogico-politique de Spinoza nous semble
indépassable quant à la fonction qu'il assigne à l'État tel qu'il doit être :
5 nation un dément du politique. La domination, c'est pour les bêtes. sem-
-5 ble dire Spiiloza. L'unique relation politique digne de l'humain, parce
« Des fondements de l'État tels que nous les avons expliqués ci-dessus, 2 que celui-ci est un être de raison. est fondée sur la liberté pour un lecteur
conclut-il, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n'est :ô de Spinoza ou de Kant. L'idée de liberté politique a-t-elle cependant
pas la domination ; ce n'est pas pour tenir l'homme par la crainte et pour seul point de repère l'autonomie kantienne ? Nous souscrivons à
faire qu'il appartienne à un autre que l'État est institué ; au contraire 8 l'interprétation de Charles Larmore lorsqu'il suggère que I'apprentis-
c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive autant que pos- . sage délicat de la tolérance des sphères de croyances dans l'histoire de
sible en sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans & l'Occident chrétien fut aussi un apprentissage de la liberté politique don-
dommage pour autrui, son droit naturel d'exister et d'agir. Non, je le g nant un tour plus concret à la grande idée chrétienne relevée par Hegel
répète, la fin de l'État n'est pas de faire passer les hommes de la condition 2 selon laquelle chaque individu est dépositaire d'une valeur infinie.
d'êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d'automates, mais au con- L'idée moderne de Constitution résume l'agencement possible du poli-
traire i l est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté :: tique au nom de la liberté, sur le mode du consentement volontaire.
de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une Raison libre, % Jusqu'au XVIII' siècle, le terme de constitution désignait le plus souvent
pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils l'idée aristotélicienne de politéiu. autrement dit celle d'une simple
p- ----

174 Conclusion Penser le pouvoir politique 175

structuration du pouvoir. La rupture décisive dans l'histoire philosophi- pas synonyme de relativisme, ou, comme le dit Charles Larmore (Du
que et politique eut lieu lorsque le mot fut appliqué à l'État afin de limi- libéralisme politique. dans Modernité et morale, PUF, 1993, p. 165), la
ter juridiquement son pouvoir, ce qui se fit par une fusion du corps neutralité libérale n'est pas nécessairement motivée par le scepticisme.
politique qu'est l'État et de la règle juridique qu'est la Constitution. Les On peut au contraire concevoir qu'elle renvoie à une raison d'ordre
doctrines de la souveruineté constitutrnte, expression renvoyant tout à moral fondée sur la conviction que la liberté est une valeur prioritaire
la fois à l'acte constituant et à son auteur, le pouiwir constituant, sont parce qu'elle seule rend possibles le sens et la défense de toutes les
au centre de la redéfinition moderne de l'État à partir du siècle des autres. En second lieu, afin de rendre compte d'une dynamique politique
Lumières (cf: étude exhaustive d'O. Beaud, La Puissance de l'État, visant l'idéal démocratique comme un idéal régulateur, i l faut sans doute
PUF. 1994). Toute doctrine du pouvoir constituant n'est pas nécessai- penser un fondement à la critique possible des constitutions au nom de
rement une doctrine démocratique, mais il semble cependant que l'on la liberté. Ce thème qui revient à exalter un « droit naturel », en l'occur-
peut souscrire à l'une des idées énoncées par Antonio Negri dans son rence à la liberté, contre le droit positif. est difficile à manier, et donne
essai sur Le Poui'nir constituant (trad. fr., PUF, 1997) : à l'époque lieu à une abondante littérature quant au contenu et à la justification des
moderne, les concepts de pouvoir constituant et de démocratie sont le « droits fondamentaux » et quant à leur « priorité sur la loi » (telle est,
plus souvent coextensifs. Ne s'agit-il pas de théoriser l'acte de soumis- par exemple, la perspective de R. Dworkin, dans Une question de prin-
sion volontaire à une norme juridique fondamentale qui va restreindre cipe, PUF, 1996), mais permet de replacer sans cesse 1'Etat de droit
les libertés pour les réaliser ? Le politique moderne est riche de cet héri- dans la perspective d'une esigetzce détnocrutique. Nous avons déjà évo-
tage que certains entendirent ignorer ou rejeter avec un mépris nietzs- qué (cf. chapitre 3 consacré à Foucault) les propositions de R.M. Unger
chéen pour le « libéralisme ». é état de droit dans la perspective en matière de dén~ocratisationradicale par une critique des institutions :
constitutionnelle et démocratique demeure une invention politique ceci suppose de penser le droit positif sur l'horizon d'un idéal politique,
dans cette dynamique critique dont nous voyons les racines occidentales
majeure, à condition de comprendre qu'il doit être conçu de façon cri-
profondément plongées dans l'héritage chrétien qui insuffla l'idée de la
tique, c'est-à-dire précisément déiuncr~~tique. L'une des grandes intui-
possibilité d'une critique permanente du politique au nom d'un idéal de
tions de la pensée constitutionnelle et du libéralisme politique fut de
justice. Le débat récurrent que nous avons évoqué concernant I'opposi-
comprendre que la question d'une garantie des droits de l'individu con-
tion des droits-libertés (libertés formelles, garantie offerte par I'Etat) et
tre l'État qui doit garantir ces droits est centrale. Ce redoublement est des droits-créances (libertés réelles, supposant une action régulatrice de
résumé par la question latine : Quis custodes custodiet ? Qui nous proté- l'État) est à jamais celui des choix politiques possibles au sein d'unplu-
gera contre ceux qui nous protègent ? Et au nom de quoi ? La réponse ralisme démocratique qui va du libéralisme radical d'un Hayek (trad.
à la seconde question est belle : au nom de la Constitution librement fr. Droit, législation et liberté, PUF, 1983) ignorant les droits-créances
consentie. si l'on parvient à concevoir un acte constituant qui ne soit (par exemple le droit au travail ou à l'assistance sociale) à la revendi-
pas trop imparfaitement démocratique. Les réponses à la première ques-
tion à portée institutionnelle sont multiples, au gré des systèmes poli-
tico-juridiques de chaque grande démocratie au fil de son évolution
historique (deux études sont particulièrement éclairantes sur ce point,
outre celle d'olivier Beaud citée plus haut : un long commentaire de
droit comparé sur la question Quis custodes custodiet ? proposé par
Mauro Cappelletti, dans Le Poui,oir des juges, Presses de l'université
de Marseille/Economica, 1990 ; et Claude Klein, Théorie et pratique du 2 sujets politiques et laissent dans l'indétermination le contenu qui doit
être sans cesse redéfini du Bien visé par l'association politique. C'est
cette « plasticité » démocratique, pour reprendre le terme de Unger, qui
semble le mieux répondre à la dynamique critique fondée sur la priorité
En premier lieu, celui de la neutralité axiologique de l'État. Le res-
pect des droits des individus (voire de celui des communautés, s'il sert
la réalisation effective des droits de l'individu, ajouterait Kymlicka)
implique que l'État n'impose pas une doctrine éthique et s'en tienne au
respect institutionnalisé du pluralisme. Cependant, le pluralisme n'est
Nous ne proposons ici qu'une orientation bibliograph~que.Pour les ouvrages étrangers
tradUits en français, seule la date de publication française est mentionn6e. Les r6fCrcnws
utihsées dans cet ouvrage sont citées dans le corps du texte.

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index des noms propres

Albert le &and, 147 Dahi Robert, 16, 18, 22


r Albert Wans, 99, 100 Dante, 62, 146
Ambroise de Milan, 128, 129 Davidson Donald, 19-20, 49
Answmbe Élisabeth, 79,84 Deteuze Gilles, 47,48, 55,54
Antisthène, 7 1 Derrida Jacques, 54,98, 112
Arendt Hannah, 24-36,40 Descartes René, 91-95, 166
Aristote, 60-64,67,70-76,101,105,141 Descomt>es Vincent, 102
Aron Raymond, 23 Dreyfus Hubert, 38, 39,49

kliul Jacques, LU,


Aver.

Épictète, 80-82
Gpicure, 74-75
'
Esfin Jean-Claude '*^ " '
118, 122, 130, 131, 14L

'
"
3
Q
Conche Marcel, 65
Gazier MicM, 50
Cues Nicolas de, 165
Grégaire de Naziance. 87
Grégoire VII, 133
Guibume du Vair, 92
182 Index des noms propres

Habermas Jürgen, 15, 52.60 Nage1 Thomas, 23


Hadot Pierre, 77, 81, 100 Nietzsche, 51, 84, 88, 97
Hayek Friedrich, 175
Hegel, 28-30, 51.97 Ockham Guillaume d', 84, 101, 145-
149, 154
Heidegger Martin, 76, 95, 98-10,
106,162
Panétius de Rhodes,
Hobbes, 22, 30, 33, 43, 160, 161
Pascal Blaise, 9-1 1,
Homère, 61-62
Pizzorno Alessandro, #,45
Honneth Axel, 29, 3 1
Platon, 62-64
Hume, 86
Putnam Hilary, 21,23,37,40
Husserl Edmund, 14, 33, 34,87, 97

Kant, 64,83-86, 101, 147, 166, 172, Paul938*39, 49


173 Rahner Karl, 89
Kantorowicz Ernst, 136-138 Rawls John, 43, 152, 165, 156,173
Kïng H w , 106, 108 Renaut Alain, 42,43, 54, 5 5 , 6 1 , 75,
Kojève Alexandre, 28 97, 98, 100, 119, 132, 175
Ktipke Saul, 21.40 Ricœur Paut, 27,50,73,77,79, 114,
118, 139
fçuhn Thomas, 39
Rob6 Jean-Philippe, 139
Kymlicka Will, 53, 101, 165, 174
Russell Bertrand, 15, 17, 19
Lakatos Imre, 17 Ryle, %
Larmore Charles, 84, 100, 106, '
175 Schmitt Cari, 98, 152, 157-163
Las Casas Bartholomé de, 150 Schnapper Dominique, 33
Legendre Pierre. 17 Scot Duns, 84,90, 145, 147, 161
Leibniz, 92 Selznick Philipp, 17
Libera Alain de, 76 Sen Amartya K., 34, 37
Lipse Juste, 92 Sénèque, 62, 73, 82,92
Locke,22,43 Sidwick, 83
L&mann Mklas, 169 Smith Adam, 50
Lukes Steven, 14-15, 19 Spaemann Robert, 63
Luther, 155 Spinoza, 80-81,92,95,97,159, 172,
*-77
llJ

Machiavel, 15, 33 Suarez,116, 122


Marc Aurkle, 81 Swain Gladys, 42
Marsile de Padoue, 145
Martucelli Danilo, 50 Taylor Charles, 43, 44, 73, 166
Marx, 43, 97, 115, 153, 155, 165, Theodo~,126
166 Thomas d'Aquin, 88, 90, 141.145,
Maxime le Confesseur, 90 147, 150-151
Merleau-Ponty Maurice, 113 Thucydide, 170
Mesure Sylvie, 61, 97.98 Torricelli, 10
Moingt Joseph, 113 Tresmontant Claude, 116
Munck Jean &, 20,34,39,55 Tugendhat Ernst, 59, 62,70,98
Introduction .............................................................................................. 7

PREMIERE PARTIE
L'enjeu des définitions
Chapitre 1 . Le pouvoir sans définition ................................................... 9
1 . Vacance définitionnefle ............................................................................. 9
1 .1 . L'île mystérieuse ..............................................................................9

1.4. L'attente d'une définition ................................,


......................... 13
1.5. La oroximité des notions de pouvoir et de définition ...................... 14

unid~mensionnelledu pouvoir ..................................... 14


2.2. L'être relatif du pouvoir et ses apories ...........................................16
2.3. Pouvoir et causalité.
la difficile désubstancialisation des termes .................................... 17
2.4. Une intransitivité du pouvoir ? ....................................................... 18
2 5 Pouvoir et action intentionnelle ............................................... 19
2 6 Le problème de la définition . l'enjeu des méthodes ....................... 20
2 7 . Pour une approche pluraliste de la notion de pouvoir .................. 22

1 . Le pouvoir selon Hannah Arendt ........................................................... 24


1.1. Les distinctions sémantiques de Hannah Arendt ............................. 24
1.2. Le pouvoir selon Hannah Arendt ................................................... 25
1.3. La puissance selon Hannah Arendt ................................................26
1.4. Hannah Arendt face à Max Weber ............................................. .. 27
2 . Criticlue de Mau Weber et de Hannati Arendt ........................................ 28

2.3. Retour critique sur la these de Hannah Arendt ............................... 31


2.4. L'impuissance des idiots rationnels et l'échec
d'une définition hyperrationnelle du pouvoir ................................ 33
2.5. Les limites de I'hyperrationalité ......................................................35

1. Convergences et interrogations ............................................................ 37


1 .1. Analytique du pouvoir versus théorie du pouvoir ........................... 38
186 9 Table des ni.itières Table des matières 187

2 . Difficultés des positions foucaldiennes .................................................41 1.3. Chacun est commis à soi-même ..................................................... 81
2.1. Critique de la normativité 1.4. La joie pure de la cohérence intérieure .......................................... 82
et critique du pouvoir chez Foucault ........................................... 41 2 . De la volonté à l'autonomie .................................................................. 83
2.2. Michel Foucault dans le sillage de Weber ? .................................... 42 2.1 . L'optatif ou l'impératif ................................................................... 83
2.3. L'antilibéralisme de Foucault .........................................................43 2.2. Réalisations antique et moderne de soi .......................................... 83
2.4. L'individu foucaldien : un effet du pouvoir .....................................44 2.3. Le pouvoir de la liberté : l'autonomie ............................................ 85
2.5. Droit de la « vie s contre droits de l'individu .................................44 3 . Christianisme et pouvoir sur soi .......................................................... 86
2.6. Pluralité des pratiques mais ubiquité du pouvoir ............................ 45 3.1 . Aprospatheia .......................................
7 -
2.7. Une tension interne à la pensée de Fouca~ilt? ................................ 46 3.2. Le gouvernement de soi par l'herméneutique de soi ........................88
2.8. U n pouvoir « sans dehors )) 3.3. L'impuissance de la volonté et le pouvoir de la liberté .....................89
ou une définition du pouvoir a sans dehors ? ............................. 47
>)
Chapitre 7 . Les pouvoirs du sujet moderne .......................................... 91
3 . Ultimes interrogations ........................................................................... 49
3.1. L'intention sans sujet ..................................................................... 49 1. Constitution des pouvoirs du sujet moderne .......................................... 91
3.2. La domination sans sujet ...................... ....................................... 50 1.1. L'excès cartésien ........................................................................ 91
3.3. Critique ou déni du droit ? ............................................................. 51 1.2. La joie cartésienne ........................................................................93
3.3.1. WaIzer versus Foucault .......................................................52 1.3. L'accomplissement de soi par générosité ........................................ 94
3.3.2. Unger versus Foucault .......................................................54 1.4. La jubilation du libre arbitre ...................................................... 95
2 . Destitution des pouvoirs du sujet
ou pouvoir de l'autonomie ? .............................................................. 96
DEUXIEME PARTIE 2.1. Le fantôme dans la machine .......................................................... 96
Le pouvoir sur soi 2.2. Destituer le sujet ? .........................................................................
96
2.3. La perte de souveraineté du M o i conscient .................................... 9 7
.
Chapitre 4 Pouvoir sur soi et souci éthique ........................................ 59
1. Pouvoir et autodétermination ............................................................... 59
2 . Le gouvernement antique de soi ............................................................61 2.5. Le trilemme de Munchhausen ....................................................... 99
2.1. L'atmosphère de l'âme et sa tempérance ........................................61 2 6 . Relativiser la relativisation ? ......................................................... 100
2 2 . L'accomplissement de soi .............................................................. 62 2.7. L'autonomie, pour quoi faire ? ..................................................... 101
2.3. L'armistice intérieur .....................................................................63
3 . Liberte et pouvoir .................................................................................. 64
3.1 . Responsable parce que libre .......................................................... 64 TROISIEME PARTlE
3.2. Souverain de soi-même ............................................................. 65 Le pouvoir dans l'héritage théologico-politique chrétien
3.3. Activité et passfvité ......................................................................66
3.4. Liberté-pouvoir ............................................................................. 67 Chapitre 8 . Fondements de la réflexion chrétienne
3.5. Constitution de soi .......................................................................68 sur le pouvoir ................................................................. 105
1. Les excentricités du christianisme ........................................................ 105
Chapitre 5 . Politique de soi............................................................... 69 1.1. Transcendance et proximité ........................................................ 105
1. Le pouvoir comme autonomie .............................................................. 69 1 .2 Transcendante et sécularisation .................................................106
1 .1 . Psychè et polrs .............................................................................69 1 .3. Subversion ou tentation du pouvoir ............................................. 107
1 .2. L'accomplissement de soi par réflexion ......................................... 70 2 . L'impossible modèle biblique .............................................................108
1 .3. L'autarcie ................................................................................71 2.1 . L'Ancien Testament ..................................................................108
1 .4. L'accomplissement politique de l'humain .....................................72
1.5. L'unification de soi ........................................................................73
2 . La souveraineté dans l'abandon : 2.1.3. Séparer le spirituel du temporel ? ......................................109
l'au-delà du pouvoir ? ..........................................................................73 2.1.4. Une vision antipofitique ? ................................................. 110
2.1. Cité ou citadelle intérieure ? .......................................................... 73 2.1 .5. Entre la Loi et la subversion prophétique ........................... 111
2.2. Pouvoir imparfait du pathos et parfait de I'apatheia ........................ 74 2.2. Le Nouveau Testament ............................................................... 111
2.3. Au-delà de la volonté ............................................................... 75 2.2.1. La fin de la Loi .................................................................. 111
2.4. Au-delà du principe du pouvoir ....................................................76
2.2.2. Liberté et responsabilité ....................................................112
2.5. L'option antique ............................................................................77
Chapitre 6 . Pouvoir et impuissance de la volonté ................................. 79
2 2.5. La puissance s'accomplit dans la faiblesse ........................ 115
1 Le pouvoir de la volonté est-il impérial ? ............................................... 79
1.1 . Désirer ou vouloir .......................................................................... 79 2.3. Epître aux Romains, XIII, 1-7 ........................................................ 116
1.2. En deçà et au-delà du dualisme 2.3.1 . Nulla potestas nisi a deo ................................................... 116
entre raison et passion .................................................................. 80 2 3 2 . Contexte historique de la formule ..................................... 117
188 Table drds matières

2.3.3. Légitimation du politique ................................................. 118 1.3. Penser avec Carl Schmitt ............................................................ 159
2.3.4. L'ordre de l'amour et l'ordre du politique ......................... 110 1.4. Une critique théologique dii libéralisme ? .................................... 15<)
3 . Politiques du cliristianisme ................................................................. 119 1.5. Le décisionnisme ........................................................................ 160
3.1. V?leurs mondaines et valeurs ultramondaines .............................. 119 1.6. Critique <le la théologie politique scliniittienne ............................ 161
3.2. L'Eglise face au pouvoir politique ................................................ 120 2. Héritage tliéologico-politiclue, critique et complexité ........................... 164
3.3. Politiques de l'Église .................................................................... 121 2.1. Complexité de l'héritage ............................................................. 164
3.4. Déléguer les révolutions ? ........................................................... 122 2.2. La dynamique critique ................................................................. 164
2.3. Critique du politique .................................................................... 166
Chapitre 9 . La pluralité des voies .................................................... 124
2.4. ~ ' É ~ i i h e
un, !aborat«ire politique ! ............................................ 168
1 . La tentation constantinienne et le modèle oriental ............................... 124 2.5. L'apprentissage de la complruité
et la tension critique vers un idéal régulateur .............................. 169

1.3. absence d ' u n i tradition d'opposition Conclusion . Penser le pouvoir politique ............................................. 171
au pouvoir politique .................................................................. 127
2 . Aux sources du modèle occidental .................................................... 127
2.1 . Ambroise de Milan ...................................................................... 128 LES UTILITAIRES
2.2. Saint Augustin .............................................................................. 129
2.2.1. D e l'histoire à la philosophie de l'histoire ......................... 129
2.2.2. Dévaluation du politique .................................................130 index des noms propres .................................................................. 181
2.2.3. L'asymétrie des deux cites ................................................ 131
2.3. Le paradoxe augustino-gélasien ................................................... 133
2.4. D u christianisme carolingien

2.5.1. Corps temporel et corps mystique .....................................136


2.5.2. La possibilité d'une survivance moderne
du corps mystique ......................................................... 138
.
Chapitre 10 L'assaut des théologies .................................................. 141
1. La grande scolastique .......................................................................... 141
.
1 1. Thomas d'Aquin ..........................................................................141
1 . 1.1 . Rupture avec le platonisme ............................................ 141
1. 1.2. Rupture avec I'augustinisme ............................................. 142
1.1.3. Le pouvoir de l'État ...................................................... 143
.
1.1 4. La confiance thomasjenne ...............................................144

1.2.1 . Le courant franciscain ................................................... 145


1 .2. 2. Nominalisme et politique ................................................. 147
1.2. 3. Pouvoir et propriété ......................................................... 148
l 1.3. école de Salamanque ............................................................... 149
1.3.1. Le génie du christianisme ................................................. 149
1 .3. 2. Le thomisme revisité de Vitoria ......................................... 150
1.3. 3. De l'Évangile au droit .....................................................151
l 2 . Le tournant de la Réforme ................................................................... 152

~ 2.1. L'individu .................................................................................... 153


2.2. La question de la tolérance ..........................................................154
2.3. Capitalisme .................................................................................
2.4. Intramondanité de l'individu
et sécularisation de I'Eglise .....................................................
.
155

156
..................................... 157
1 Chapitre 11 Christianisme et pensée critique

. . , . .
1.2. L'« augustinisme )) de Carl Schmitt ..............................................158

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