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Le mythe des ténèbres : la tension technologique de l´avenir

« Philosophiquement parlant, la mémoire n´est pas un prodige moindre que la divination du futur ;
la journée de demain est plus proche de nous que la traversée de la mer Rouge par les Hébreux
dont pourtant nous nous souvenons ». Jorge Luis Borges, Le rapport de Brodie

César Rebolledo González

Techno- delirium
Toute vision de l´avenir garde une part de délire. Qu´elle soit d´ordre magique ou
scientifique, il y a un substrat d´affolement et d´occultisme dans l´inertie divinatoire.
Les techniques de la prédiction peuvent se succéder au fil du temps et à mesure
des régions, mais le continuum troublant de l´incertitude vis-à-vis du futur et
l’instrumentation des formes et des enseignements secrets pour l´éclairer restent
les mêmes.
La futurologie est la forme la plus sophistiquée et mercantilisée de l´augure ;
en tant que performance de la conquête numérique, elle prédit l´avenir en se
servant des artefacts et connaissances informatiques. Qu´on les appelle gurus-
technologiques ou simplement TED-récitants, les futurologues médiatisent de
manière spectaculaire l´efficience de la divination machinale, autrement encryptée
et inaccessible.
La prophétie au XXIe siècle a le visage d´un androïde qui répand de
manière virulente la postulation instruite et indiscutable du possible. Que ce soit de
manière utopique ou dystopique, la futurologie est la nouvelle boule de cristal qui
nous fascine en projetant les rêveries vectorisées du destin. Entre fascination et
effroi, la thaumaturgie se recharge d´une passion électrifiée par l´inconnu ;
auparavant fidèle à la sorcellerie, l´avertissement visionnaire récupère sa
puissance et sa matérialité grâce à un fétiche éblouissant et ostentatoire, voyant et
mystique : l´intelligence artificielle.
Voilà ce que j´appelle la numérisation de l´ésotérique, ou si l´on préfère le
techno-delirium. La prospective de l´écran technologique est celle d´un miroir
convexe, qui permet de visualiser virtuellement la temporalité ultérieure. L´image
bombée du futur est toujours illusoire, car elle produit sa projection en incorporant
des points qui ne sont pas dans la réalité présente. L´effet panoramique du miroir
technologique est paradoxalement réducteur ; les sujets reflétés sont aussi
déformés que diminués par rapport à la magnitude de l´objet reflétant. Ce que l´on
voit dans la lueur du cristal n´est pas le futur, mais le pouvoir tangible de la
technomagie (Clarke, 1973) et ses méta-algorithmes.

Le salut technologique
Le succès des Futures Research illustre bien le domaine de l´objet clairvoyant
dans une société où l´innovation s´installe comme paradigme transformateur de
l’adversité présente. Qui, si ce n´est pas la science et ses ruses technologiques
pourra empêcher le réchauffement climatique, la pollution et l´acidification de la
mer, les pandémies, la pénurie alimentaire ? Qui est-ce qui assurera la survie des
humains, qui nous protégera des maladies, de la mort elle-même ?
L´égarement technologique souligne de manière prononcée la tension de
l’imaginaire futuriste. Le dépassement du présent prend ses forces dans les
moments où l´anxiété par rapport à l’avenir s’impose, ces moments où l´imaginaire
du lendemain est aussi plein de menaces que d’espoirs. Si l´annonce de la fin du
monde n´est pas une nouveauté dans l´histoire humaine, maintenant elle est
vociférée comme imminente sur le ton de la la certitude scientifique (Testot, 2019).
Pendant que 2030 est indiquée comme date limite pour inverser le désastre
écologique, 2050 s’annonce comme date de l´épuisement des ressources en eau.
Autour du doomsday clock, l´heure de la condamnation est un fait précis
(deux minutes avant minuit, selon le bulletin des scientistes atomiques) et non pas
une croyance fantastique. Donc, c´est la certitude statistique de la fin qui nourrit
le mythe du salut. La notion de technomagie peut nous aider à comprendre la
prégnance de l´artifice scientifique dans l´imaginaire apocalyptique, maintenant
sécularisé (Vidal, 2015) et répandu de manière scandaleuse par les médias.
La propagande de la fin est aussi la propagande du salut. Les scénarii
dramatiques du désastre justifient aussi la recherche de la rédemption. Si d´un
côté prévaut l´image de la calamité, de l´autre on promeut la vitesse des
découvertes scientifique et technologique, comme opportunité d’inverser le déclin
de notre civilisation. Aux yeux des futurologues, l´intelligence artificielle n´est plus
un but lointain, mais un processus pratiquement complet.
Qu´on l´affirme dans le World Future Society, le World Futures Studies
Federation, le Future of Humanity Institute, la revue The Futurist ou le Hawaii
Research Center for Futures Studies, le Copenhagen Institute for Futures Studies ;
ou bien qu´on personnalise la proclamation à l´image des futurologues les plus
reconnus, Brian Solis, Kevin Kelly, Peter Diamandis, Eric Garland, Marina Gorbis,
Danah Boyd ou Ray Kurzweil, il ne faut plus parler en termes de probabilités mais
d’évidences : le décodage et l´édition du génome, la reprogrammation cellulaire, la
découverte de la particule divine, l´observation astrophysique des planètes
similaires à la terre ; la modélisation et la simulation des connexions cérébrales, la
nanotechnologie pour ne citer que les plus médiatisées.
Selon l´accord futuriste, la technologie sera un billion de fois plus puissante
dans deux décennies, la machine sera plus intelligente que l´humain et elle sera
capable de s´autoprogrammer pour résoudre tous les problèmes possibles, la mort
inclue ; dès que la machine aura atteint le niveau de la conscience (prenons le
slogan de l´année 2045), dès que la nommée singularité arrivera, tout changera et
vite fait. La résurgence du messianisme est une réponse aux phantasmes du
cataclysme planétaire. La publicité de la quatrième révolution industrielle a pour
fonction de re-légitimer la vieille promesse du paradis offerte par les vieux illustrés.
Le spectacle de l´intelligence artificielle n´est plus confiné à la fiction ; il s´incarne
en quête scientifique, ou si l´on préfère en rachat du progrès.
Si la disparition est une source d´illusion chez l´incantateur, la spéculation
technologique sur le futur exécute magiquement la suppression des facteurs
sociaux, politiques et économiques. Dans le salut technologique, la solution du mal
humain est une question instrumentale, simplement prodigieuse. Dans le discours
des futurologues, il n´y a ni gouvernements ni inégalités sociales, ni monopoles de
la connaissance ni brevets technologiques ; il n´y a ni concurrence commerciale ni
conflits géopolitiques ; il n´y a ni dictatures ni terrorisme ; il n´y a ni argent ni
Bourse.
L´obscurité mythique de l´humain
La futurologie est une forme de nihilisme inédit ; au nom de la promesse d´un
lendemain utopique, elle offre une compensation des dégâts de l´environnement et
normalise l´injustice du système sociopolitique. C´est précisément dans ce
scénario-là que l´on voit comment l´imaginaire de la nuit s´installe dans le corpus
social comme contrepoint tragique, se méfiant des clairvoyances technologiques.
Le phantasme de la méga-panne électrique - pour donner une image à mon
hypothèse - libère la possibilité de la faillite civilisatrice. Si le feu prométhéen
représente l´omnipotence humaine face à la nature, il symbolise en même temps
la faiblesse qu´il ressent face à la nuit, l´incapacité à survivre sans lumière (voire
sans technique). La flamme est une allégorie de la protection et comme telle une
évidence de la vulnérabilité humaine ; le feu est cette substance divine qui
empêche l´humain de se tourner complètement vers les ténèbres, car celles-ci
condensent une part de la nature contre laquelle il lutte lui-même (y compris la
sienne propre).
Dans beaucoup de mythologies, la nuit est chargée d´une nature sauvage
qui fait apparaître les pouvoirs et les énergies souterraines. Dans les récits mayas,
par exemple, l´absence du Soleil sur la Terre permet la manifestation de son
opposé. Sans lumière, l´humain ne peut pas assurer son existence sans se faire
protéger par le jaguar (l´animal totémique), car l´obscurité est pleine de dangers
tant naturels qu´humains. Pendant que le Soleil fait appel à l´ordre, l´obscurité
embrasse le chaos en privant l´humain des confinements.
Dans les récits mayas, le jaguar est le gardien de la nuit, car il a
littéralement englouti la lumière des étoiles pour priver les humains d´orientation.
Dans sa peau tachée, le félin porte les étincelles qui paradoxalement guident ceux
qui ont perdu leur chemin. L´alliance maya avec le jaguar synthétise bien
l´obsession humaine d´apprivoiser la nuit. Dans l´ombre décrite par ces récits, le
risque de la vie se déchaîne cycliquement ; c´est pour cela que la menace de
l’animal sauvage s´intègre à la vision du monde grâce à l’amulette protectrice.
Prenons maintenant le sens et utilisation modernes qui sont faits du mot
éclipse pour approfondir notre argumentaire sur l´imaginaire de l´échec
technologique. Le mot maya chi´bil k´in (éclipse) signifie « morsure de soleil » ; il
était le signe suprême du mauvais augure, du présage malin. Au sens figuré,
l‘arrivée subite de la nuit montre le pouvoir destructif de l´animalité. L’éclipse est
signe de la dévoration du Soleil, de la disparition des formes structurantes de
l’humain.
Dans la nuit maya, le jaguar dévoile l´illusion du contrôle humain sur
l’environnement et sur soi-même. Si l’on considère aujourd’hui l´éclipse de notre
civilisation en termes scientifiques, cela pourrait bien aller dans le même sens.
L´éclosion de la nuit dans l´imaginaire apocalyptique contient en soi la pulsion de
la fin, le désir inconscient de se laisser guider à nouveau par notre animalité.
S’il était certain que l’attitude de la civilisation devant sa disparition était
celle d’un déni, on est en train de voir aujourd’hui comment ce refoulement revient
à nous sous la forme scandaleuse de la réapparition d’une constatation qu’on avait
maintenue à l’écart, d’un fait que l’on avait cru conjurer. Pendant que le
refoulement évoque l’inhibition d’une crainte primordiale, il garde d'ailleurs en lui
l’éventualité de sa résurgence ― voire de sa libération. Dans la mesure où le
refoulé reste actif, il conserve la possibilité de son défoulement, du choix extrême
d’affranchir son image au cas où cela devient insupportable. Dans le cas extrême,
le refoulé peut resurgir transformé, notamment, en un désir de destruction ―tourné
vers l’intérieur ou vers l’extérieur― qui se manifeste comme le dernier recours
pour dominer une crainte en l’affrontant directement. C’est cela le retour du
refoulé : le réveil incontrôlable et détourné d’une frayeur auparavant inhibée, d’une
crainte qui, n’étant plus tolérable, doit être transgressée (Rebolledo, 2017 : 117).
La fiction cinématographique n´est pas avare d´exemples de ce type ; dans
le scénario du cataclysme, la panne électrique est la marque par excellence du
bouleversement. Sans lumière, il n´y a pas de fonctionnement du social, il n´y a
pas de salut. Plus que la perte du feu, le cauchemar prométhéen évoque le regrès
de l´humain vers l´obscurité de la nature elle-même dont il s’était voulu séparé.
L´empire de la nuit dans la fiction révèle le caractère d´un humain dépourvu
d´améliorations technologiques, d´un humain brut, sans prothèse.
La nuit éveille la monstruosité humaine ; peu importe que l´on raconte une
histoire de vampires ou de zombies, de loups-garous ou de sorcières,
d’extraterrestres ou de démons. Le mal extériorisé n´est que la scénographie qui
décore et sert d´ornement au vrai protagoniste, au vrai insensé. L´éclipse de la
civilisation est humaine et rien d´autre qu´humaine ; c´est pour cela que toute
révélation de la fin fait allusion à la colère, à la guerre, à la dispute totale. Sans
lumière, le monde humain s´effondre d´un coup ; sans technomagie l´illusion du
progrès ne fait plus sens.
La crainte d´une méga-panne électrique, ici ou ailleurs, est l´indice d´une
force opposée à la poussée de la futurologie ; la peur médiatisée de la faillite
technologique alerte sur la fragilité de la forteresse humaine. Au contraire des
futurologues, les effondristes (aussi nommés collapsologistes) professent la perte
de contrôle qu´on a de la technologie et nous préviennent des conséquences de
notre totale dépendance à ses pyrotechnies. La croissance des survivalistes dans
le monde entier expose de manière singulière le sentiment que tout peut
s´effondrer à cause d’une erreur des plus minime dans une expérimentation
scientifique (Servigne & Stevens & Chapelle, 2018).
Le phantasme du cataclysme postmoderne possède aussi une dimension
numérique. Le bug de l´an 2038 (Y2K38), par exemple, réactive la menace d´une
perturbation technologique à l’échelle globale propre au XXIe siècle. Une erreur de
conception dans la programmation du temps informatique pourrait faire que le
prochain 19 janvier 2038 à 3h 14’ 8’’) la plupart de nos dispositifs digitaux
collapsent. En affichant la date du 13 décembre 1901, une rétroversion d´ordre
algorithmique pourrait étendre le chaos machinal partout.
La possibilité de la régression est consubstantielle à toute dystopie sociale.
Dans la course technologique il n´y a pas de marche en arrière ni de contresens ;
le progrès se conçoit comme une route naturelle d´amélioration de la vie humaine.
Qu´il s´agisse de la panne numérique ou du sus-nommé blackout électrique, la
figuration de l´échouement rend alors visible cette fissure élémentaire du
développement technologique.

La rénovation de l´imaginaire eschatologique trouve sa place non seulement


dans les étincelles de l´intelligence artificielle et de la robotique, mais aussi face à
une préoccupation environnementale épidémique. Voilà un autre angle pour
interpréter ce qu´on appelle la fin du mythe prométhéen. Si la nuit sans feu
symbolise le retour à la nature primitive et profane de l´humain, l´on peut penser
que l´imaginaire des ténèbres à l´ère technologique traduit une pulsion mortifère
qui régit de manière souterraine le projet d´un nouveau commencement. Dans de
nombreux mythes de la genèse, les ténèbres sont à l´origine de la lumière qui fait
fleurir la vie, mais elles sont aussi le signe de sa fin. La nuit est le symbole dual de
la consommation et du début.

Les études à propos de la mythologie montrent bien que la négation la plus


grande de l’ordre réel est le facteur le plus favorable à l’apparition de l’ordre
mythique(Source?). En ce sens, le dépassement du présent constitue une
incitation au développement d’un imaginaire futuriste à partir duquel l´espoir et
l´euphorie pourront être expliqués et justifiés de façon complémentaires. Si
l’homme ne voyait qu’une puissance négatrice dans le mythe de l´apocalypse,
celui-ci lui serait insupportable.

Voilà une brèche pour comprendre le phénomène de remythologisation qui


nous est propre, une proposition pour aborder l’ambiguïté des conduites
contemporaines envers l’idée du cataclysme. Les mythes sont instructifs en ce
sens car même s’il y a des différences culturelles et historiques dans les manières
dont on les reçoit, il reste toujours une trace universelle qui met en évidence la
recréation continue que l´humain fait en recherche d’une solution essentielle.

Aujourd’hui, l´obsession pour le futur ne dévoile pas seulement une peur


primordiale et un désir de survie, mais aussi un changement significatif dans la
façon de vivre de nos sociétés. En récitant l´avenir, l’humain aspire à prolonger
d’une façon ou d’une autre sa propre vie. Même dans les mythes de l´apocalypse,
l´humain retrouve l´impossibilité de son extinction. Le soulagement que fait
éprouver ce sentiment de continuité est un autre manière d´affirmer que la fin du
monde n´est pas la fin du monde (Maffesoli).

Références
- Castel P.H., Le mal qui vient, Les Éditions du CERF, Paris 2018
- Diamond J., Effondrement. Comment les sociétés décident de leur
disparition ou de leur survie, Gallimard, Paris 2006
- Rebolledo C., « La Santa Muerte : symbole et dévotion envers la reine des
épouvantables », in Simmel´s Hidden King, Im@go, a Journal of the Social
Imaginary, no. 10, Lecce-Italie 2017
- Servigne P. & Stevens R. & Chapelle G., Une autre fin du monde est
possible. Vivre l'effondrement (et pas seulement y survivre), Seuil, Paris
2018
- Testot L., APOCALYPSE La fin du monde, c'est maintenant ? in Abécédaire
des idées d´aujourd’hui, Sciences Humaines (No. 311), Paris février 2019
- Vidal B., “Doomsday Clock: The Apocalypse and the scientific imaginary”, in
Technology and/as imaginary (vol. 1), Im@go, a Journal of the Social
Imaginary, no. 7, Lecce-Italie 2006

Bio de l´auteur

Professeur chercheur à l'Université La Salle Mexico. Ses thèmes de recherche


sont : identités, religiosité, discrimination, conduites à risque, technologie et
pathologies de la communication.

Chapeau du texte
Dans le scénario du cataclysme, la panne électrique est la marque par excellence
du bouleversement. Sans lumière, il n´y a plus de fonctionnement social, il n´y a
pas de salut. Plus que la perte du feu, le cauchemar prométhéen évoque le regrès
de l´humain vers l´obscurité de la nature dont il se voulait séparé. L´empire de la
nuit dans la fiction révèle le caractère d´un humain dépourvu d´améliorations
technologiques, d´un humain brut, sans prothèse.

Phrases en exergues
- La futurologie est la nouvelle boule de cristal qui nous fascine en projetant
les rêveries vectorisées du destin.
- Le dépassement du présent prend ses forces dans les moments où
l´anxiété par rapport à la suite s’impose.
- La spéculation technologique sur le futur exécute magiquement la
suppression des facteurs sociaux, politiques et économiques.
- Si le feu prométhéen représente l´omnipotence humaine face à la nature, il
symbolise en même temps la faiblesse qu´il ressent face à la nuit.

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