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NGUYEN Vincent

Y5HSOCU Initiation à l’histoire du vêtement et du sous-vêtement à l’époque moderne


Dossier bibliographique : « Les couleurs du vêtement »

Le plus souvent, un vêtement n’est pas laissé dans la couleur naturelle du tissu en quoi
il est fait, mais il est doté d’une ou de plusieurs couleurs. Les couleurs sont une partie intégrante
du vêtement, et elles déterminent des pratiques, des usages propres en fonction des couleurs et
de ceux qui les portent.

I. Le choix des couleurs et le vêtement


1. Le symbolisme des couleurs

Chaque couleur est associée à une signification, dans tous les domaines : géométrie,
notes de musique, pierres précieuses, alchimie, astrologie, etc. À la fin du Moyen-Âge, dans les
traités d’héraldique, ainsi que dans la poésie allégorique et les encyclopédies, six âges de la vie
sont associés à une couleur. Ainsi, le blanc est associé à la petite enfance, le bleu à la « première
adolescence », le vert à la jeunesse, le rouge à la « force de l’âge », le jaune au « déclin de
l’âge » et le noir à la vieillesse. Un autre symbolisme des couleurs dans l’imaginaire occidental
médiéval réside dans les saisons : là où le rouge symbolisait l’été, le jaune est associé à
l’automne, le vert au printemps et le noir à l’hiver. De plus, au XIIIe, le symbolisme des couleurs
touche même les aspects religieux, comme lors de l’établissement du système des sept péchés
capitaux : le rouge est associé à la superbia / Ὑπερηφανί (l’orgueil), l’ira / Ὀργή (la colère), la
luxuria / Πορνεία (la luxure) et la gula / Γαστριμαργία (la gourmandise) ; pour ce qui est du
vert, il est associé à l’avaritia / Φιλαργυρία (l’avarice), et le jaune à l’invidia (l’envie). Quant
au cas de la couleur jaune, la symbolique du jaune s’est formée plus tard que pour les autres
couleurs, car la Bible et les Pères n’en parlaient jamais, le jaune les laissent perplexes. Le jaune
est vu avec les cheveux comme étant un symbole de l’or, du soleil, d’honneur, de courtoisie, de
beauté et d’amour, alors qu’à la fin du XIIIe siècle il est vu comme dépeignant l’envie, la
jalousie, le mensonge, le déshonneur et la trahison. Le jaune finit par traduire, dans la
symbolique des couleurs, le déclin, le dessèchement, le vieillissement. Pis, le jaune devient, à
la fin de l’époque médiévale, la couleur symbolisant l’hérésie et la trahison : Jan Hus et Judas
sont par exemple représentés avec des étoffes de couleur jaune. Pour ce qui est de la couleur
verte, elle cesse à la fin du Moyen-Âge d’être admirée comme auparavant à l’époque de la
chevalerie et de la courtoisie, elle commence à se dévaluer. Couleur chimiquement instable, le

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vert désormais associé à tout ce qui est changeant ou capricieux : la jeunesse, l’amour, la
fortune, le destin. Se crée alors d’un dédoublement du vert : d’un côté, le bon vert (symbolisant
la gaité, la beauté, l’espérance, pas disparu mais plus discret ; exemple : vert gai, clair, vif et
séduisant) ; de l’autre, le mauvais vert (représentant le Diable, ses créatures, les sorcières, de
poison ; exemple : vert perdu, éteint, triste, inquiétant). Le symbolisme des couleurs fait partie
intégrante de l’essence des couleurs, et détermine ainsi les usages que les différentes sociétés
en font. Pour ce qui est du vêtement, les vêtements de certaines couleurs sont portés, et d’autres
sont rejetés.

2. Le rôle de la Réforme catholique dans les couleurs du vêtement

C’est ce qu’amène la Réforme catholique. À la fin de l’Occident médiéval, les morales


de la couleur deviennent plus nombreuses et plus précises : désormais, les autorités civiles et
religieuses font la distinction entre couleurs honnêtes et couleurs moins honnêtes. Les couleurs
vives (celles dites « déshonnêtes ») finissent par devenir absentes du vestiaire protestant : en
premier lieu, le rouge et le jaune, mais également l’orangé, le vert, et même le violet. À
l’inverse, les tons foncés sont recommandés : le noir, le gris et le brun. Le blanc, couleur pure,
est conseillé pour les vêtements des enfants et parfois pour les vêtements des femmes. Avec les
couleurs liturgiques, le système calendaire des couleurs code les vêtements du culte, également
associés aux luminaires ; se crée ainsi une théâtralité de la couleur, que veulent supprimer les
Réformateurs : « Le temple n’est pas un théâtre » (Martin Luther), « Les pasteurs ne sont pas
des histrions » (Philipp Melanchthon). Les réformateurs suppriment la palette et le code des
couleurs liturgiques pour les seules blanc et noir. Pis, pour eux, le vêtement est le signe du
Péché originel, Adam et Ève étaient originellement nus, mais, en péchant, tous deux sont punis
et envoyés habillés sur Terre. Selon ces mêmes réformateurs, le vêtement se doit être sobre,
ç’eût été un péché de se faire remarquer par son vêtement. De ces idées, on peut parler de
« chromophobie » des grands réformateurs (M. Pastoureau) : face à la présence de la couleur
excessive, ces derniers entendent les réduire, voire les supprimer (faisant en cela un
« chromoclasme » — Pastoureau). Pour Jean Calvin, « le plus bel ornement du peuple doit être
la parole de Dieu », pas les couleurs et dorures du vêtement. Même le vert, couleur ordinaire
du vêtement à l’époque moderne, doit céder sa place au noir, au blanc et au gris. Le vert était
en effet vu comme étant la couleur des bouffons, histrions et perroquets.

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3. Le XVIIIe siècle, une nouvelle perception des couleurs du vêtement

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la science commence à s’intéresser aux couleurs et change,
grâce à des expériences réalisées, la vision qu’on en avait. Dans les années 1600, l’ordre
chromatique utilisé est encore celui d’Aristote (sur un axe : blanc, jaune, rouge, vert, bleu, violet
et noir), le blanc et le noir sont encore considérés comme des couleurs à part entière. Le vieil
ordre des couleurs hérité de l’Antiquité laisse ainsi sa place à de nouveaux ordres, et ces derniers
font de couleurs auparavant « de base » (par exemple, le vert) des couleurs « de second rang »,
produites par un mélange (celui du bleu avec le jaune, pour le vert). Le physicien brabançon
François d’Aguilon distingue : les couleurs « extrêmes » (blanc, noir), « moyennes » (rouge,
bleu, jaune), et « mêlées » (vert, violet, orangé). Surtout, c’est en l’an 1666 que tout change :
Isaac Newton découvre l’ordre spectral (classement du rouge au violet et exclusion du blanc –
synthèse additive – et du noir – synthèse soustractive), que l’on utilise toujours de nos jours.
Plus tôt dans le siècle, le physicien allemand Athanasius Kircher, publie en 1646 à Rome son
Ars magna lucis et umbrae, dans lequel il énonce cinq couleurs de base : l’albus (blanc), le
flavus (jaune), le rubeus (rouge), le cæruleus (bleu) et le niger (noir). Il avance également que
des mélanges entre ces couleurs est possible, et en crée d’autres : flavus et rubeus donnent
l’aureus (orangé), flavus et cæruleus le viridis (vert), flavus et niger le fuscus (brun), et flavus
et albus le subalbus (crème). Dans toute l’Europe, durant ce siècle et le suivant, apothicaires,
artistes, chimistes, médecins, physiciens et teinturiers se posent les mêmes questions : combien
de couleurs « de base » existe-il ? comment les classer ? comment les combiner ? comment les
mélanger entre elles ? comment même les nommer ? Après la découverte de Newton et son
élimination du blanc et du noir des couleurs primaires, on ne garde que les trois couleurs
primaires actuelles : le bleu, le jaune et le rouge. Pour ce qui est du vêtement, cette nouvelle
perception des couleurs va changer la couleur du vêtement : auparavant, certaines couleurs
étaient mises en avant (le vert, par exemple), et désormais sont remplacées au profit d’autres (le
jaune se retrouve au centre du spectre de Newton, et acquiert ainsi une nouvelle position
avantageuse) ; ainsi, de nouvelles modes vestimentaires sont créées, comme celle avec le jaune
aux XVIIe et XVIIIe siècles.

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II. La teinture et le vêtement
1. Les techniques et produits tinctoriaux utilisés

Mais pour pouvoir lancer ces modes de couleur du vêtement dans les différentes sphères
de la société d’Ancien Régime, il faut avant tout obtenir des vêtements bien colorés, c’est-à-
dire avec une teinture qui tient bien. À la fin du Moyen-Âge, la clientèle des teinturiers demande
désormais des couleurs solides, franches et lumineuses. Dans les grandes villes drapières a lieu
une réorganisation des métiers de la teinturerie, qui s’attache notamment à interdire les
mélanges de teinture. La profession de teinturier est dorénavant cloisonnée et sévèrement
règlementée. De nombreux textes de la période existent et présentent quant aux teintureries
l’organisation, la localisation dans la ville, les droits et obligations et la liste des colorants licites
et interdits. Cette surveillance accrue du corps de métier s’explique par le fait que la teinturerie
est indispensable à l’industrie textile, la seule grande industrie dans l’Occident médiéval. Ainsi,
la teinturerie est devenue, à l’époque moderne, une activité industrielle de grande envergure,
régie par des réglements professionnels de plus en plus contraignants, qui entravent la
fabrication de certaines couleurs. Différentes techniques étaient employées par les teinturiers
afin d’obtenir la teinture de vêtement la plus intense possible. Souvent, ils blanchissent la laine,
avec l’eau fortement oxygénée de la rosée ainsi que la lumière du soleil ; nonobstant,
l’entreprise est plus lente, longue, prend plus de place et est impossible l’hiver. En outre, le
blanc devient jaunâtre ou grisâtre après quelque temps. Pour ce qui est du vert, ils l’obtenaient
relativement facilement. Dans les campagnes, il était obtenu à partir de colorants végétaux peu
chers (fougère, ortie, plantain, digitale, rameaux de genêt, feuilles de frêne, bouleau, écorces
d’aulne, parmi d’autres), mais qui donnaient des tons ternes et peu résistants. À la ville, on avait
tendance à plonger successivement les étoffes dans une cuve de bleu puis dans une de jaune.
En Allemagne, à la fin du XVe siècle, l’essor du vert vestimentaire témoignerait d’une
transgression (plus tôt qu’ailleurs) des interdits du métier et les teinturiers ont eu recours à une
technique germaine : tremper l’étoffe dans du bleu puis dans du jaune (pas de mélange, mais
une superposition des deux couleurs). Les règlements professionnels et leur spécialisation
obligée dans une teinte précise l’en empêchent ; pourtant, les teinturiers allemands le font quand
même, non seulement dès les années 1500 mais probablement plus tôt. Ainsi, pour améliorer la
couleur du vêtement, les professionnels sont prêts à tout afin d’améliorer la qualité de leurs
produits et mieux attirer leur clientèle, quitte à ne pas être dans la légalité. Pour ce faire, ils
améliorent leur technique en se document dans les manuels de teinture qu’on écrit leurs

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collègues. Jean Hellot, dans L’Art de la teinture des laines, et des étoffes de laine, en grand et
petit teint, Paris, La Veuve Pissot, 1750, écrit par exemple 632 pages, dont 140 de remarques
générales sur les laines et sur les différentes façons d’envisager la teinture, 192 consacrées aux
bleus, 155 aux rouges, 23 aux noirs, 15 aux tons fauves (nouveauté !), 11 aux verts, 9 aux jaunes
et environ 60 aux mordants et à des mélanges divers permettant d’obtenir des violets, des
orangés, des gris, des roses et des bruns. Au fil des siècles, les métiers de la teinturerie sont
progressivement spécialisés et compartimentés selon les matières textiles (laine, lin, soie) et
selon les couleurs. Ainsi, un teinturier sera spécialisé dans la couleur rouge et ne fera que des
vêtements d’un rouge stable, un teinturier de vert fera de même pour la couleur verte. Mais ils
ne peuvent pas faire les deux : des règlements leurs interdisent d’opérer dans une gamme de
couleur pour laquelle ils n’ont pas licence.

2. Des usages du vêtement régis par leur couleur

Qu’ils soient d’une couleur forte ou délavée, les vêtements restent colorés, et leur usage
conditionné par leur couleur, en fonction des situations. À l’aube de l’époque moderne se
multiplient les lois somptuaires, notamment en Italie et en Allemagne. Lois imposant des
habitudes de consommation, elles combattent contre les nouvelles modes vestimentaires,
souvent jugées frivoles, indécentes ou scandaleuses. Malgré cela, les couleurs vives continuent
d’être portées. Par exemple, entre 1343 et 1345, a été élaborée, à Florence, la Prammatica del
vestire, inventaire général de la garde-robe des femmes de Florence (noblesse, patriciat et
popolo grasso) pour mettre en application les lois somptuaires : l’ouvrage dit que le jaune très
volontiers porté, et que le vêtement est très abondant : 3 257 notices recensent 6 874 robes et
manteaux, 276 parures de tête et des accessoires, le tout appartenant à plus de 2 420 femmes.
Ces vêtements florentins sont de différentes couleurs vives : à 67 % rouges, à 41 % jaunes, à 27
% vert et bleu à 19 %. Au XVIIe siècle, les inventaires après décès nous apprennent que le jaune
est une couleur surtout portée par la gent féminine, à la ville comme à la campagne, dans
l’Europe du Nord. Ces inventaires après décès, de plus en plus nombreux, dressent une image
correcte de l’univers coloré dans lequel vivent les différentes classes sociales aux XVII e et
XVIIIe siècles. La couleur jaune y est peu citée, mais elle se trouve essentiellement chez les
petites gens, plus que dans les classes aisées. Pour illustrer en exemple ces inventaires après
décès, citons le cas d’Argenteuil (gros bourg agricole et viticole à l’époque moderne), où ont
été élaborés de nombreux inventaires, pour de petits bourgeois et artisans aisés qui en forment
une grande partie de la population. Sur l’ensemble des textiles étudiés, le brun, le gris, le noir

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et le blanc en sont les couleurs dominantes, mais existent quand même le rouge et le vert
(quoiqu’un peu plus rare) ; le violet et le bleu sont beaucoup plus rares, et le jaune d’une relative
discrétion (environ 40 occurrences à peine pour tout le XVIIe siècle). Ce que nous montre cet
exemple d’Argenteuil, c’est que toutes les couleurs du vêtement sont employées dans le bourg,
mais que les couleurs neutres sont surtout utilisées, peut-être par respect de la Réforme
catholique, ou parce qu’il est moins cher de teindre avec ces couleurs.

Ainsi, les couleurs du vêtement sont variées dans la pratique, mais pas forcément dans
l’usage : la tradition réformiste limite les couleurs liturgiques et tolérées au blanc, au gris et au
noir, et le vert, couleur souvent associée à Satan, est évitée. Quelles sont donc les couleurs les
plus utilisées, quand on veut bien en faire usage ?

III. Focus sur : le bleu et le rouge, les exceptions à la


limitation des couleurs du vêtement à l’époque moderne
1. Le bleu, une couleur en essor pendant toute l’époque moderne

Il s’agit du bleu et du rouge. Le bleu, tout d’abord, est rarement obtenu par les produits
venant de la nature. En effet il est complexe à obtenir ; par exemple, l’indican (substance
tinctoriale de l’indigo et du pastel) est concentré dans les feuilles, mais il demeure invisible
jusqu’à sa révélation. Toutefois, ce n’est pas parce que le bleu est difficile à obtenir que
personne n’en réclame. Au début du XIIe siècle, l’adoration de la Vierge est croissante ; or,
Marie porte le deuil, en bleu. Ainsi, voyant qu’elle porte du bleu, les rois, en bons fidèles,
commandent des étoffes bleues, puis les aristocrates les suivent, et le désir de bleu gagne peu à
peu toute la société. L’essor du bleu est à corréler avec l’essor du pastel (principale plante
tinctoriale donnant du bleu), au vu de l’amélioration des techniques tinctoriales, alors on teint
enfin dans des bleus francs et solides vers les XIIe et XIIIe siècles. Dès la fin du Moyen-Âge, le
bleu domine désormais le spectre du vêtement, il s’agit de la couleur de la royauté et de la
noblesse (couleur des armoiries du royaume de France : d'azur à trois fleurs-de-lis d'or), celle
de l’amour loyal et de la paix. Cet engouement généralisé pour le bleu se poursuit à la
Renaissance et ensuite. Le pastel (encore appelé « guède »), est une plante dont les feuilles
permettent de teindre les étoffes dans des bleus solides qui n’apparaissent que lorsque le tissu
est exposé à l’air. Les propriétés tinctoriales de l’indigo sont vingt fois plus puissantes que
celles du pastel. Pourtant, au XIIIe siècle, avec le goût des étoffes bleues qui s’épanouit en
Europe, il existe un essor considérable des cultures de pastel en Europe : Angleterre (« Un grand

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commerce du Moyen-Âge » – E. Carus-Wilson), Espagne, Saxe, Thuringe, et surtout
Languedoc et Nord de la France. Au XIIIe siècle, à la période du bleu comme couleur la plus
attirante, les classes aisées dépensent des fortunes pour se procurer des étoffes bleues. Dans le
Languedoc, au XVe siècle, jusqu’à 40 000 tonnes de pastel étaient exportées par an vers Anvers,
Bilbao, Byzance, Hambourg, l’Islam, l’Italie du Nord, Londres, Rouen et Saint-Sébastien. Bien
plus tard, au XVIIe siècle, l’Hôtel de Rambouillet est d’un bleu « furieusement aimable » (d’un
rouge « terriblement glorieux », d’un rose « hardiment gracieux » et d’un vert
« épouvantablement fâcheux »). Sa propriétaire, Catherine de Vivonne, marquise de
Rambouillet, reçoit dans sa « chambre bleue » et ne tolère pas que l’on y vienne en vert, à ses
yeux triste et funeste. Le Siècle des Lumières continue d’être un siècle du bleu, pas du vert ;
deux matières colorantes nouvelles et performantes sont découvertes à cette période : le bleu de
Prusse (mis au point par hasard en 1709) et l’indigo américain (plus performant que l’indigo
oriental, qui revient à moins cher que le pastel européen). Avec l’intérêt des sciences à la
couleur, se développent une multitude de nuances de bleu. Le progrès des bleus avec sa diversité
de nuances ne suffit pas à redonner un attrait au vert, comme le disent les expressions de langues
germaniques : ‘Blue with green should never be seen’ (« Le bleu et le vert ne vont jamais de
pair » – années 1740), „Blau oder Grün muss man wählen“ (« Bleu ou vert, il faut choisir » –
antérieur). On l’a compris, à la moitié du XVIIIe siècle, partout en Europe, on choisit le bleu (et
on délaisse le vert).

2. Le rouge, color colorum, une couleur médiévale en déclin

On délaisse également un peu le rouge, son côté flamboyant, en tout cas vers la fin de
l’époque moderne. Pour l’heure, le naturaliste flamand Anselme De Boodt qualifie le rouge de
« color colorum » (« la couleur des couleurs »), tant elle a été reconnue dans l’époque
médiévale et au début de l’époque moderne. Au Moyen-Âge, le rouge est l’une des couleurs
liturgiques. Dans la religion, le rouge signifiait le feu et le sang, l’amour divin ; il est porté aux
fêtes de l’Esprit Saint (la Pentecôte), allumant la flamme du divin amour, et aux fêtes des
Martyrs (la Toussaint), pour la passion et la pentecôte. Pour la religion, le rouge était également
anciennement populaire car c’était la couleur la plus commune de la robe de mariée, jusqu’à fin
du XVIIIe rouge car il fallait qu’elle fût éclatante (à la campagne, les teinturiers obtiennent les
meilleurs résultats avec du rouge), la robe blanche ne s’étant imposée qu’à partir du XIXe siècle.
Auparavant, dans les campagnes, la mariée scellait son union en costume traditionnel, et, à la

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ville, on réutilisait la robe pour les grandes occasions qui suivaient. Durant l’Occident médiéval,
on s’autorise à mélanger des tons rouges (garance ou kermès) et des tons bleus (pastel) ; mais,
dans la pensée médiévale, le violet n’est pas fait avec du bleu, mais avec du noir. Pendant
longtemps, le violet a été obtenu à partir de garance ou de kermès, en mordançant le bain de
teinture, c’est-à-dire en appliquant un fixateur de couleur. Par ailleurs, les violets médiévaux
tirent beaucoup plus vers le rouge que vers le bleu, et c’est pour cela que le rouge a toute son
importance dans la couleur du vêtement à cette période. Dans la première moitié du XIVe siècle
: des lois et des décrets se multiplient pour obliger la population à porter du noir. À la fin du
Moyen-Âge, le rouge commence à entrer dans une période de turbulence, son statut de color
colorum commence à être contesté, le rouge souffre de la concurrence de plus en plus
importante du bleu, tout comme de la montée des tons noirs (très en vogue dans les milieux de
cour, car il apporte luxe et élégance). Malgré de début de contestation du rouge trop flamboyant,
les étoffes teintes au kermès et plus tard à la cochenille conservent leur prestige. Finis les rouges
vifs, francs et lumineux de l’époque féodale, dorénavant la société de l’époque moderne veut
des nuances plus foncées (comme par exemple le cramoisi) ou des couleurs aux marges du
rouge (comme le rose, ou encore le violet). Pire que le rouge, le roux : mélange du mauvais
rouge et du mauvais jaune, il est la couleur absolue du vice ; Judas, Caïn, Ganelon et Mordret
sont souvent représentés les cheveux roux. Lorsqu’arrivent les réformes protestantes, elles
pointent du doigt le danger du rouge dans les nouvelles morales propagées par les lois
somptuaires et la Réforme. Le rouge est vu comme étant trop voyant, trop coûteux, des plus
indécent, immoral et dépravé. Ainsi, un bon chrétien suivant la Réforme va estimer le rouge
comme plus portable et préfèrera porter du blanc mieux (le Pape, notamment, en porte de plus
en plus fréquemment). Dans la ville de Genève, sous Jean Calvin, les couleurs trop vives
interdites, car Calvin entend créer une ville exemplaire. En 1558, une ordonnance vestimentaire
interdit même l’usage du rouge pour tous dans Genève. Le déclin du rouge dans le vêtement
s’entérine au XVIIe : comme héritage de la Réforme, les tons s’assombrissent, le noir, le gris et
le brun triomphent ; on fait désormais la guerre aux couleurs vives, à l’or et au doré. Lors du
« Grand siècle » (le XVIIe siècle), les famines, les guerres, les épidémies et le dérèglement
climatique sont d’autant de catastrophes traumatisantes pour les habitants que le rouge pas
propice à cette atmosphère ; quand il est présent, c’est un rouge forcément sombre. La mode
n’est donc définitivement plus aux tons vifs, mais désormais aux tons carmin, lie-de-vin,
cramoisi, plus ou moins brunis ou violacés. En l’an 1666, avec ses recherches, Isaac Newton
place le rouge non plus au centre de l’ordre des couleurs (comme le faisaient l’Antiquité et le
Moyen-Âge) mais à l’extrémité de son spectre. Le rouge se voit ainsi déclassé par la science,

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et relégué en couleur secondaire du spectre, ce qui n’aide pas à améliorer le symbolisme sur le
rouge : le rouge a été presque toujours associé aux crimes de sang et de flammes de l’Enfer.
L’association rouge-noir est évitée à tout prix, faisant trop référence au monde de Satan ; par
exemple, en héraldique, l’ajout de gueules (rouge) sur du sable (noir) est strictement interdit,
selon la « règle de contrariété des couleurs, gueules et sable étant deux émaux héraldiques. Le
rouge est désormais vu comme la couleur pour punir les crimes et les châtiments : sont rouges
l’habit du juge, le bonnet et les gants du bourreau (depuis le Moyen-Âge) et les couvre-chefs
des condamnés, galériens, bagnards et déportés (jusqu’au XIXe siècle). Quand il est interdit, le
rouge l’est à cause de la matière colorante. En effet, les étoffes et vêtements teints au kermès le
plus cher (le granum preciosissimum) ne sont réservés qu’à la haute noblesse ou à des couches
supérieures du patriciat. Les couches inférieures obtiennent des teintures moins chères : pour
elles, les pigments tinctoriaux proviennent ainsi de la garance, du brésil, de l’orseille, des
lichens et de la « graine commune » (kermès de qualité ordinaire). Avec les Grandes
Découvertes, de nouvelles matières colorantes sont découvertes dans le Nouveau Monde : le
brésil américain, le rocou et la cochenille mexicaine (150 000 nécessaires pour 1 kg de teinture).
À la moitié du XVIIIe siècle, 350 tonnes de cochenilles sont exportées par an. En Angleterre et
en Italie, on importe massivement de Turquie un colorant très performant sur le coton, appelé
le « rouge turc ». Les teintures coûtant extrêmement cher, le rouge vestimentaire reste une
couleur aristocratique avant tout. Ainsi, pour les classes moyennes, le rouge se fait plus rare, et
n’est obtenu qu’avec des colorants moins onéreux. Nonobstant, le port du tout n’est plutôt
réservé que pour les fêtes ou les cérémonies.

IV. Étude sur les sources autour des couleurs du vêtement


1. Un état de la recherche sur les couleurs du vêtement

Sur la question des couleurs du vêtement, l’essentiel de la recherche a été faite par
l’historien Michel Pastoureau. Avant tout héraldiste, c’est dans le cadre de l’étude des blasons
que Michel Pastoureau s’est intéressé aux couleurs, et il a donc placé ses recherches dans le
cadre des couleurs du vêtement. Son premier ouvrage sur la question est un dictionnaire, le
Dictionnaire des couleurs de notre temps, publié aux éditions Bonneton, datant de 1992 (4e
édition en 2007). Cinq ans plus tard, il spécialise ses recherches sur la teinturerie, en publiant
en 1997 Jésus chez le teinturier. Couleurs et teintures dans l’Occident médiéval, aux éditions
du Léopard d’or. Michel Pastoureau, avec Dominique Simonnet, publie en 2005 Le petit livre

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des couleurs (4e édition en 2017), aux éditions du Panama. Surtout, depuis 2000, Michel
Pastoureau a entrepris de publier des ouvrages détaillés sur l’histoire de la couleur, couleur par
couleur, aux éditions du Seuil : d’abord Bleu. Histoire d’une couleur en 2000 (4e édition en
2020), Noir. Histoire d’une couleur en 2007 (4e édition en 2020), Vert. Histoire d’une couleur
en 2013 (3e édition en 2020), Rouge. Histoire d’une couleur en 2016 (2e édition en 2020),
Jaune. Histoire d’une couleur en 2019 (2e édition en 2022) et Blanc. Histoire d’une couleur en
2022. Ces ouvrages, très complets, avec un nombre important de photographies de peintures ou
encore vêtements colorés, avec une division par grandes périodes de l’histoire de la couleur
concernée, constituent un compte-rendu de l’histoire de chaque couleur pour le moment
travaillée par Michel Pastoureau (le blanc, le bleu, le jaune, le rouge, le vert et le noir).
L’historienne Anne Varichon a également travaillé sur les couleurs du vêtement, dans une
approche plus portée vers la teinture et les pigments ; elle a publié Couleurs : pigments et
teintures dans les mains des peuples, aux éditions du Seuil, en 2005. Comme l’a fait Michel
Pastoureau, elle élabore une histoire par couleur, mais à la fin de chaque session, elle indique
les différents produits tinctoriaux utilisés dans l’histoire pour obtenir une couleur et leurs
recettes pour les utiliser. Dans une optique plus vestimentaire s’est déroulé à Versailles en 2011
un colloque « Se vêtir à la cour en Europe 1400-1815 », modéré par Isabelle Paresys et Natacha
Coquery. Différents historiens y ont présenté leurs recherches sur l’habit de cour ; le colloque
a été publié en 2011 sous différentes maisons d’éditions universitaires.

2. Des pistes de recherches possibles sur la question à partir


d’autres sources

Pour approfondir la recherche sur les couleurs du vêtement, il serait possible d’étudier
des registres de commande ou des factures tenues par les teintureries, ainsi que leurs registres
d’achats de produits tinctoriaux, afin de mieux quantifier l’ampleur du mélange des couleurs
pour la teinture. Quant à la notion de chromophobie dans l’Église, étudier les inventaires après
décès d’ecclésiastiques, ainsi que les dénombrements des lieux religieux permettrait peut-être
d’établir l’étendue du respect de ces règles voulues par l’Église dans les instances locales. Pour
ce qui est de la littérature, peut-être son étude (Michel Pastoureau n’a étudié que celle de
Molière) permettrait-elle d’étudier, par les textes, l’ampleur de la couleur du vêtement pour les
différentes classes sociales (différents personnages dans un écrit peuvent être de conditions

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sociales opposées et donc porter des vêtements différents en fonction de leur revenu), et ce pour
une multitude de villes, régions et pays.

3. D’autres pistes de recherche sur la question autour de nouveaux


aspects

Il serait sans doute également intéressant de se pencher sur le commerce (les


exportations et les importations de produits tinctoriaux en France à l’époque moderne, afin de
continuer l’entreprise d’Eleonora Carus-Wilson (ne parlant que de la guède exportée en
Angleterre), à l’échelle du pays, mais également à une échelle plus locale, comme l’a fait Jan
Craeybeckx pour le pastel à Toulouse. Ces recherches sur le commerce des produits tinctoriaux
permettraient de dresser le lien entre la qualité de la couleur du vêtement et l’économie
d’import-export quant aux produits tinctoriaux. De plus, il pourrait être intéressant de s’atteler
au cas des vêtements royaux, qui se doivent d’être les plus flamboyants possibles pour porter
les couleurs de la France : étudier la provenance des tissus, des pigments tinctoriaux, les
techniques de tissage et de mordançage (qui peuvent peut-être différer selon les provinces du
royaume de France et les siècles) pourrait permettre de dresser un tableau des vêtements d’un
roi particulier, montrant les différents lieux où ont été choisis, transformés les différentes
composantes de ses vêtements. La recherche aborde peu le cas des vêtements des nouveau-nés
et des vêtements d’enfants. Peut-être est-ce le cas avec le taux encore important à l’époque
moderne de mortalités infantile et juvénile. Ainsi, si le bébé meurt à la naissance, les parents
n’ont sûrement pas encore eu la possibilité de s’en procurer.

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V. Bibliographie
1. Ouvrage général :

PARESYS, Isabelle, COQUERY, Natacha (dir.), Se vêtir à la cour en Europe 1400-1815,


Villeneuve-d’Ascq, IRHIS et Versailles, CRCV, 2011.

2. Ouvrages spécialisés :

DÉRIBÉRÉ, Maurice, La couleur, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2008, 11e édition [En
ligne], mis en ligne sur Cairn le 1er juillet 2014, consulté le 14 novembre 2022.

PASTOUREAU, Michel, Vert. Histoire d’une couleur, Paris, Éditions du Seuil, 2013.
—, Rouge. Histoire d’une couleur, Paris, Éditions du Seuil, 2016.
—, Jaune. Histoire d’une couleur, Paris, Éditions du Seuil, 2019.

VARICHON, Anne, Couleurs : pigments et teintures dans les mains des peuples, Paris,
Éditions du Seuil, 2005.

3. Articles scientifiques :

BARD, Christine, « John Harvey, Des hommes en noir. Du costume masculin à travers les
siècles, Paris/Abbeville, 1998, 321 p. (traduit de l'anglais, 1995). », in Clio. Histoire‚ femmes
et sociétés [En ligne], 14 | 2001, mis en ligne le 19 mars 2003, consulté le 09 novembre 2022.

CARUS-WILSON, Eleonora Mary, « La guède française en Angleterre : un grand commerce


du Moyen-Âge », in Revue du Nord, 35 | 1953, n°138, pp. 89-105. [En ligne], mis en ligne sur
Persée.

CRAEYBECKX, Jan, « Caster, Gilles, Le commerce du pastel et de l'épicerie à Toulouse de


1450 environ à 1561 », in Revue belge de philologie et d'histoire, 43/2 | 1965. Histoire (depuis
la fin de l'Antiquité) — Geschiedenis (sedert de Oudheid) pp. 674-677. [En ligne], mis en ligne
sur Persée.

4. Sitographie :

Data BNF, « Michel Pastoureau – Œuvres textuelles de cet auteur »,


https://data.bnf.fr/documents-by-rdt/11918746/te/page1

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