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Caravelle

Les élites vénézuéliennes et la révolution d'Indépendance :


fidélisme et particularismes régionaux
Frédérique Langue

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Langue Frédérique. Les élites vénézuéliennes et la révolution d'Indépendance : fidélisme et particularismes régionaux. In:
Caravelle, n°62, 1994. L'expression des identités américaines à partir de 1492. Les « Écrans de l'histoire » 1992. pp. 227-239;

doi : https://doi.org/10.3406/carav.1994.2593

https://www.persee.fr/doc/carav_1147-6753_1994_num_62_1_2593

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C.M.H.LB. CARAVELLE
n° 62, pp. 227-239, Toulouse, 1994

Les élites vénézuéliennes et la

révolution d'Indépendance :

fidélisme et particularismes

régionaux

PAR

Frédérique LANGUE
CNRS - Institut Pluridisciplinaire d'Études sur l'Amérique Latine à Toulouse

". . . Las provincias históricas entrait y salen de


la historia tras el caballo de Bolivar, e incluso
la historia de Venezuela se va tras la huella de
éste cuando abandona el territorio venezolano".

Tel est, en des termes à la fois concis et révélateurs, l'appréciation que


portait il y a quelques années déjà un historien vénézuélien —Germán
Carrera Damas- sur les pratiques propres à l'histoire nationale et sur
sa tentative personnelle de mener à bien une histoire des idées. Le "culte à
Bolivar", pour reprendre son expression, bien que produit historiogra-
phique par excellence de cet état de choses, est dans ce cas précis partie
intégrante de l'expression d'une identité nationale : il serait même "facteur
d'unité nationale"1. Nul ne songe plus guère à contester la validité de

1 CARRERA DAMAS, Germán, El culto a Bolivar. Esbozo para un estudio de ¡a historia de


las ideas en Venezuela, Caracas, Grijalbo, 1989 (voir le compte rendu que nous avons fait
de cet ouvrage dans Cahiers des Amériques Latines, n°ll, 1991, p. 137); sur la
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remarques qui, il y a peu encore, conservaient un parfum iconoclaste. Le


mythe bolivarien, de par sa vocation unanimiste, contribue en ce sens à
occulter bien des aspects de l'histoire du pays ; l'Indépendance et la
période qui la précède en sont des exemples privilégiés et peu de pays
renoncent sur ce point précis de leur histoire à un certain idéalisme
historiographique.
Sans rechercher pour autant une quelconque "légende noire" à propos
du personnage, sans non plus vouloir nous égarer dans les "labyrinthes" et
généralisation rapides associés parfois à cette figure historique ou insister
plus qu'il n'est véritablement nécessaire sur l'intérêt idéologique que
présente ce genre d'occultations, nous souhaiterions dans ce travail
privilégier une approche à la fois catégorielle et régionale du phénomène
identitaire -et par là même le relativiser- tel qu'il s'exprime paradoxalement en
ces années d'une prospérité économique inégalée mais politiquement
incertaines que connaît alors la Capitanía General de Venezuela. Derrière
le discours dominant, qui évolue vers un fidélisme marqué en faveur de la
Couronne d'Espagne, apparaissent en effet des lézardes que l'on essaie, à
tort ou à raison de présenter comme les signes précurseurs d'une
émancipation nationale. A travers l'examen des attitudes et
comportements manifestés par les acteurs politiques -les élites locales-,
l'établissement d'un calendrier des "ruptures" possibles et identifiables, nous
tenterons donc de cerner les fondements d'une identité nationale marquée
par les particularismes voire les clivages régionaux, dont le moindre n'est
pas celui qui oppose la capitale politique, Caracas, à cette autre capitale
régionale qu'est de nos jours encore Maracaibo.2

"déformation bolivariennc", ('"arbitraire chronologique" et la "hiérarchisation des


témoins" qui s'ensuit dans l'historiographie vénézuélienne, voir du même auteur, La
crisis de la sociedad colonial venezolana, Caracas, Monte Avila, 1983, p. 9 pour la citation
utilisée.
2 Le titre choisi par Gabriel GARCIA MARQUEZ pour l'un de ses derniers romans, El
General en su laberinto, Bogotá, Oveja Negra, 1989, est plus que significatif de
l'imaginaire politique complexe créé autour de la figure du Libertador. Pour une
approche à la fois historique et sociologique du cas vénézuélien, voir VALLENILLA
LANZ, Laureano, Obras completas, tomo II, Disgregación e integración, Caracas, USM,
1984. a propos de la salutaire "rébellion historiographique" favorisée précisément par
l'approche régionale, voir HARWICH VALLENILLA, Nikita, "Formación del
territorio nacional y desarrollo regional: un balance para el siglo XIX venezolano",
Tiempo y Espacio, Caracas, n° 12, julio-dic. 1989, pp. 13-18; pour un panorama des
relations entre régionalisme et "nationalité" à l'échelle du continent, La unidad nacional
en América Latina. Del regionalismo a la nacionalidad, Marco Palacios comp., México, El
Colegio de México, 1983.
Les élites vénézuéliennes et la révolution... 229

I. Les acteurs politiques de la fin de la Colonia,


Similitudes et divergences.
La "mosaïque" de régions qui composent l'ensemble territorial de la
Capitanía Genera ff Intendance/Audience n'exclut pas nécessairement
l'existence d'aspirations et de préoccupations communes à certaines strates
sociales comme le montre la mise en perspective comparée de Caracas et
de Maracaibo^. Même si les relations -à la fois économiques et sociales—
entre ces deux villes n'eurent jamais comme conséquence la formation
d'une "grande famille", aux entrelacs d'alliances et d'allégeances, voire
d'une ploutocratie comparable à celle que Doris Ladd a relevée pour les
élites de Nouvelle-Espagne.4
Rares sont en fait les "ponts" reliant du point de vue social les deux
régions, à l'instar pourrait-on dire, de leurs communications terrestres (il
est plus que fréquent de souligner l'intensité des relations de Maracaibo
avec son hinterland neogranadino pour l'époque coloniale) voire politique
(Maracaibo dépendit à plusieurs reprises du Nouveau Royaume de
Grenade, aussi bien de l'Audience que de la vice-royauté, voire de
l'Audience de Santo Domingo dans le domaine juridique). Cela étant,
partant d'une conformation/définition grosso modo similaire des élites
locales (en tant que détenteurs de la richesse et du pouvoir) nous nous
trouvons à la veille de l'Indépendance et plus particulièrement dès le vide
politique créé par la captivité de Ferdinand VII, devant une ligne de faille
indéniable : celle qui oppose les partisans d'un discours de la fidélité aux
tenants de l'autonomie (formulée ultérieurement selon un processus qui
demanderait à faire l'objet d'une autre analyse en termes d'indépendance),
suivant en cela il faut le rappeler, l'exemple des velléités juntistas relevées
au même moment dans la Péninsule. Notons déjà que les élites de
Maracaibo semblent avoir été moins promptes à se diviser sur ce point,

3 La création tardive de l'Intendance (1776) puis de l'Audience (1786) atteste la fragilité


du processus d'intégration/ rationnalisation/ restructuration en oeuvre dans cette partie
de l'Empire espagnol; BRITO FIGUEROA, Federico, "Laureano Vallenilla Lanz y la
comprensión histórica de Venezuela colonial", in 30 Ensayos de comprensión histórica,
Caracas, Centauro, 1991» pp. 21-54. Et la Real Cédula de Intendencia de Ejército y Real
Hacienda, Diciembre 8 de 1776, estudio preliminar de Gisela Morazzani de Pérez-
Enciso, Caracas, 1976, p. XXXV: l'auteur de cette introduction indique que cette
création "... conlleva la renovación de las estructuras del sistema colonial, y encierra una
acción de carácter integracionista que va desde la confección de la jurisdicción territorial
de las colonias que en Venezuela -salvo Trinidad- constituía la misma de la futura
República".
4 LADD, Doris, The Mexican Nobility at Independence, 1780-1826, Austin,
University of Texas, Institute of Latin American Studies, 1976, 3 16 pp.
230 C.M.H.LB. Caravelle

vraisemblablement en raison de revendications hautement conjoncturelles


(commerce, contrebande). Ces deux tendances ne se manifestent pas en
effet de manière abrupte en 1808 : elles sont le fruit d'une longue
évolution où les motivations économiques voire commerciales jouent un
rôle essentiel, pour ne pas dire déterminant.
Il n'est pas inutile à cet égard de rappeler quelques unes des
caractéristiques du système commercial en vigueur dans les années qui nous
intéressent, résultat d'un affrontement maintes fois renouvelé entre tendances
monopolistes de la Couronne et extension de la liberté de commerce,
décrétée en 1778 par le Règlement correspondant, mais qui n'en avait
comme le souligne Manuel Lucena que le titre, l'idée consistant en fait à
réactiver les activités commerciales dans un monde dos formé par
l'Espagne et ses colonies. Notons d'ailleurs que la restructuration politico-
administrative de la Capitania General (Création de l'Intendance en 1776
puis de l'Audience en 1786) comportait elle-même un objectif
économique avoué, celui de l'intégration économique, plus particulièrement
explicite. 5
Dans ces conditions, il n'est guère surprenant que l'un des éléments du
clivage ou tout du moins des divergences entre élites gouvernantes/
administratives (certains de leurs représentants comme les Intendants
étant en effet des partisans avoués des Lumières, à la différence parfois des
Capitaines généraux) et élites économiques, et ce aussi bien à Caracas qu'à
Maracaibo, ait porté sur la question de la liberté de commerce puis sur les
relations avec les "colonies neutres" puisque les restrictions concernant le
commerce vénézuélien en particulier pendant les périodes de conflits
diplomatiques ne manquaient pas (jusqu'en 1789).
La position des élites locales, principales ou secondaires (pour
reprendre la caractérisation de J. Tutino pour le Mexique colonial, se
fondant sur le niveau de richesse et l'inscription dans la longue durée -ou
non- des générations) ce sera la distinction introduite par les fondateurs
du Consulat de Caracas entre les hacendados agricultores/ comerciantes,
30000 pesos de revenus annuels au moins et les mercaderes 1 5000 pesos
d'après les listes établies à plusieurs reprises par cette institution en
particulier par l'un de ses promoteurs les plus actifs, l'Intendant J.

LUCENA SALMORAL, Manuel, Vísperas de la independencia americana: Caracas,


Madrid, Alhambra, 1 986, p. 242; Real Cédula de Intendencia de Ejército y Real Hacienda,
Diciembre 8 de 1776, ¡ntr. de Gisela Morazzani de Pérez Enciso, Caracas, 1976;
MORON, Guillermo, El proceso de integración de Venezuela (1776-1793% Caracas,
Academia Nacional de la Historia, 1977, coll. "El Libro Menor".
Les élites vénézuéliennes et la révolution... 231

SaavedraA En 1810, on se trouve donc devant une situation relati-vement


complexe : au régime de monopole commercial officiel s'oppose en effet
dans la pratique un commerce de facto avec les colonies neutres, dominé
par les grands hacendados (déjà fréquemment propriétaires des navires de
la carrera de Veracruz comme ce fut le cas du comte de San Javier ou du
marquis de Toro) et "agricultores''. La dichotomie était si parfaite que les
Cortes de 1812 ne tentèrent d'ailleurs pas de rechercher une synthèse. ?
Le Consulat de commerce créé en 1793 représentait par ailleurs l'étape
ultime de l'intégration conçue en termes économiques et pour les élites
locales, la définition d'un nouvel espace social Tremplin politique, comme
ce fut également le cas dans d'autres régions de l'Amérique espagnole en
cette fin du XVIIIe siècle, cette institution transforme véritablement les
acteurs de l'économie locale (hacendados et comerciantes) en acteurs
politiques, puisque les débats de type économique sortent à cette occasion
de l'enceinte du cabildo où ils étaient précédemment confinés. Davantage
même puisque seront amenées à s'y exprimer précisément les rivalités
entre ces différentes catégories d'acteurs économiques et plus encore les
oppositions d'intérêts entre les criollos et les péninsulaires ou "espagnols
européens", déjà présentes au sein du cabildo (voir la célèbre Real Cédula
du 12/XII/1770 qui établit une nécessaire alternance entre européens et
créoles pour les charges municipales, à' alcaldes notamment).
Grosso modo, l'on peut considérer que les hacendados étaient créoles -ce
sont les aristocrates grands propriétaires terriens, les mantuanos ou encore
grandes cacaos, en d'autres termes cette aristocracia territorial relativement
fermée, fréquemment assimilée à une caste, pratiquant de manière
particulièrement nette l'endogamie nobiliaire (40 % des hacendados
recensés en 1805-1806 appartiennent encore à ces grandes familles,
Aristiguieta, Mijares de Solórzano, Ascanio, Herrera etc.— alors que les
commerçants étaient d'origine péninsulaire, gaditana ou canaria). Il était
donc tout à fait naturel que les premiers défendissent un projet
d'indépendance commerciale, le maintien d'un niveau de prix élevé pour
les produits vénézuéliens d'exportation (café, cacao, sucre, indigo) et en

La plupart des données concernant le Consulat de Caracas sont tirées de notre travail "El
proyecto económico de la Ilustración a través de los papeles de dós Consulados de
comercio: Caracas y Veracruz", Colloque sur "L'Illustration en Amérique et en
Espagne", Instituto de Cooperación Iberoamericana de Venezuela-Universidad Católica
Andrés Bello, Caracas, 24-26 novembre 1990, publié par l'ICIV, Caracas, 1991.
7 LUCENA SALMORAL M., ídem, p. 243.
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revanche des tarifs des deuxièmes, particulièrement attachés à leurs


relations avec la métropole.8

II. Le calendrier des ruptures possibles et identifiables


L'hagiographie républicaine comme le déterminisme historique cher à
certains auteurs tendent à présenter le soulèvement le plus ancien, la
revendication la plus isolé comme Tun des maillons de la chaîne qui
conduit aux événements de 181 1. Sans contester le bien-fondé de nombre
de ces interprétations et le rôle joué à cet égard par d'autres groupes
sociaux de la société coloniale, il reste que nous ne présenterons ici que les
événements -au sens mathématique du terme, pas nécessairement les plus
marquants (ceux des chroniques locales)- mais qui présentent un intérêt
pour la problématique qui est la nôtre. Dans cette perspective,
préférentiels pour les importations. Inverses étaient les propositions à
prendre en compte les affrontements les plus significatifs, tels qu'ils se
produisirent au sein du Consulat se révèle particulièrement instructif afin
de cerner la nature des particularismes régionaux et plus tard, des options
politiques. 9
On pourra nous objecter que dans le cas de Maracaibo, cette approche
manque de précisions, étant donné que la ville ne disposait pas de ce type

"
LANGUE, F., "Formación y desarrollo de una élite regional ...", Op. cit., p. 157; pour
un aperçu des débats et textes officiels en résultant, ARCILA FARIAS, E., LEAL, I.,
Documentos del Real Consulado de Caracas, Caracas, UCV, 1964, doc. 1, p. 218: ... cl
Consulado, compuesto como es regular de hacendados y comerciantes, de europeos y
americanos, reúne en sí una y otra parcialidad, y además de identificar el interés de todos
en el mismo objeto del cuerpo entero [ ...] facilita a unos y otros los medios de trabajar,
promover e influir en su propia felicidad". TANDRON, Humberto, El Real Consulado
de Caracas y el Comercio Exterior de Venezuela, Caracas, UCV/Fac. de Humanidades y
Educación, 1976. Sur la formation des élites mantuanas, voir notre travail: "Orígenes y
desarrollo de una élite regional. Aristocracia y cacao en la provincia de Caracas, siglos
XVI-XVIIP, Tierra Firme, Caracas, abril-junio 1991, n°34 et pour la liste des
hacendados, Documentos del Real Consulado de Caracas, carta de F. de Saavcdra du
23/VII/ 1786, doc. n°4..
"
Pour une approche exhaustive des soulèvements qui ¿maillèrent l'histoire coloniale du
Venezuela, cf. BRITO FIGUEROA, Federico, Historia económica y social de Venezuela,
tome F/, Caracas, UCV/EBUC, 1987: "Cuadro histórico de la rebelión social en
Venezuela colonial (algunos movimientos significativos: 1500-1810)* pp. 1245 et ss.
Certains auteurs évoquent même ^incidence notable" que le commerce avait sur le
processus politique vénézuélien, soulignent la "dépendance extérieure" qui en résulte et
la coïncidence non moins frappante entre émancipation politique et croissance
commerciale (LUCENA SALMO RAL, M., Características del comercio exterior de la
Provincia de Caracas durante el sexenio revolucionario (1807-1812), Madrid,
IEF/Monografias Economía Quinto Centenario, 1990, pp. 39, 323 ss.
Les élites vénézuéliennes et la révolution . . . 233

d'institution. En réalité, il existait ce qu'il était convenu de nommer les


diputados consulares, et dont l'un des représentants les plus marquants fut
José Domingo Rus, représentant -compte tenu des conditions de sa
nomination puisque ce fut le seul député propriétaire de sa charge— non
seulement de Maracaibo mais aussi de l'ensemble de la Capitanía General
aux Cortes de Cadix10. On retrouve donc le même type de représentation
au sens politique du terme, à cela près que l'exercice de la fonction
consulaire restait à Maracaibo quelque peu subordonnée aux décisions
prises dans l'organisme caraqueño.
Les rivalités entre commerçants et hacendados sont ainsi une donnée
constante de l'histoire du Consulat de Caracas. En 1795, la Couronne
approuve ainsi le principe de l'égalité entre les uns et les autres,
notamment pour les charges de consuls, prior et síndico. A peu près à la
même période, l'Intendant autorise l'utilisation de fonds publics afin
d'assurer le rachat des récoltes des hacendados, dont l'exportation se
trouvait compromise par la situation diplomatique (1793-1795, hostilités
entre la France et l'Espagne). Mais en 1797, les deux groupes s'affrontent
à la suite d'une proposition transmise par l'Intendant, qui consistait à
négocier des ventes de tabac à la firme Eckard, les commerçants
-représentés par Juan Bernardo de Lar rain, Juan Esteban Echezuria,
Martín de Baraciarte et José de las Llamozas- étant opposés au principe de
la transaction commerciale avec les étrangers (malgré le décret du 8/ IV de
cette même année, qui l'autorise en raison du conflit avec l'Angleterre, et
dont ils demandèrent d'ailleurs la révocation). Certains d'entre eux, tels F.
Key Muñoz ou les frères López Méndez, défendirent néanmoins des
positions plus nuancées. A cette occasion les hacendados décidèrent de
nommer quatre députés qui seraient chargés de défendre les intérêts des
producteurs vénézuéliens : le comte de Tovar, Martín de Herrera, Manuel
Felipe de Tovar et Martin Jerez. * *
A cet égard, la "représentation" des hacendados en faveur de la liberté
de commerce avec les colonies "neutres ou amies" est symbolique à plus
d'un titre des intérêts en passions en jeu (les hacendados appyuant sans la
moindre ambigiiité les initiatives de l'Intendant Esteban Fernández de

1 " Voir sur ce point notre travail "La representación venezolana en las Cortes de
Cádiz: José Domingo Rus", à paraître dans le Boletín Americanista, Université de
Barcelone, 1992.
* * TANDRON, Enrique, El Real Consulado de Caracas y el comercio exterior de Venezuela,
Caracas, UCV/Ed. de la fac. de Humanidades y Educación, 1976, pp. 115 ss.: "El
comercio extranjero y el conflicto entre hacendados y comerciantes -1797-1799* (la
representación des hacendados es du 27/1/1798); sur les modalités de la "crise" de 1797,
voir McKINLEY, Michael, Pre-revolutionary Caracas. Politics, economy and society, 1777-
1811, Cambridge, University Press, 1985, pp. 128 ss.
234 C.M.H.LB. Caravelle

León, dont les prises de position furent d'ailleurs désavouées par les
Conseil des Indes), les hacendados reprochant explicitement aux
commerçants (ainsi Juan José Mintegui, Juan José Echenique ou Joaquín
Anza) de mettre à profit les périodes de guerre pour augmenter le prix des
produits importés et se refuser dans le même temps à acquérir les
productions locales (le cacao par exemple, alors à 10 pesos la fanègue alors
qu'elle dépassait habituellement les 20 pesos), le tout au profit exclusif de
maisons de commerce situées dans la Péninsule, en particulier à Cadix. De
1806 à 1810, le Consulat prit parti en faveur des hacendados, et ce sur des
sujets extrêmement divers, s'opposant ainsi au monopole des farines
accordé au marquis de Branciforte, sollicitant la liberté d'importer maïs,
riz et farine, appuyant le décret libéralisant les relations commerciales avec
les "neutres" du 25 juin 1806, de même le nouveau système douanier de
1 808 (aranceles) ou encore le fait que les dons et prêts patriotiques soient
désormais envoyés dans la Péninsule en marchandises (afin de ne pas
limiter la circulation de numéraire). 12
En cela le Consulat ne fit que s'aligner sur cette autre institution
hautement représentative des criollos, le cabildo (on y retrouve d'ailleurs les
mêmes personnages influents dans la vie économique locale à tel point
qu'en 1809, 54 % des membres du Consulat s'avèrent être parents à un
degré ou à un autre malgré les dispositions prises à l'encontre de ces
pratiques endogamiques). D'où les réticences manifestées à l'égard de la
Capitania General, de l'Intendance (notamment lors du gouvernement de
Basadre, qui fit appliquer la suspension des tarifs douaniers de 1 808) et
surtout de l'Audience^.. Après le 19 avril, le Consulat prit fait et cause
pour la révolution, mais perdit dans le même temps sa raison d'être (pour
des raisons diverses mais qui tiennent essentiellement à la pene des
revendications habituellement présentées, et à l'incapacité de formuler un
projet économique viable). D'une certaine manière, il fut remplacé par
une autre forme de sociabilité, la Sociedad de Amigos del País.
Remarquons toutefois qu'à partir de 1797, les circonstances
relativement difficiles que connaît la Province de Caracas (économiques)
contribuent à modifier quelque peu le panorama politique. Partiellement
éliminés par la politique conciliante de l'Intendant Arce, les désaccords
entre hacendados et commerçants ne s'expriment plus aussi ouvertement ;
après l'échec de la rébellion de Coro, les oppositions ethniques elles-
mêmes ne rencontrent pas le même écho ; la menace républicaine, telle
qu'elle avait pu être perçue lors de la conspiration de Gual et España,

12 A.G.I., Caracas, 16: rapport du Conseil des Indes, 20 / Vu / 1799.


•* Nous résumons ici brièvement pour plus de clarté des interprétations recueillies dans
nos travaux antérieurs.
LES EUTES VÉNÉZUÉLIENNES ET LA RÉVOLUTION... 235

s'était provisoirement éloignée. C'est en fait le vide politique créé en 1 808


qui allait créer les conditions de la déstabilisation de la Province de
Caracas14.
Dans le cas de Maracaibo, ces tensions s'exprimèrent tout
naturellement au sein du cabildo bien que la tendance dominante, telle qu'elle
s'exprime dans l'acte daté du 29 août 1808 (dons patriotiques), soit à cette
date celle de la fidélité à la Couronne d'Espagne. L'échec de la
conspiration du 19 mai 1799, inspirée de celle de Gual et España,
appuyée par le gouverneur de Trinidad (Angleterre), montre toutefois le
manque de maturité du projet politique des partisans de Francisco Javier
Pirela (officier de milices pardo). De plus, les principaux intéressés, les
commerçants eux-mêmes, prirent le parti du gouverneur de la province ;
ainsi leurs représentants les plus notables et par ailleurs fonctionnaires de
premier rang, Diego de Melo (diputado consular, également administador
de correos)., Ignacio Barak (alférez real de milicias) ou Sebastián de Esponda
(diputado consular). Dans la perspective de l'autonomie locale défendue
par les élites (fin
Maracaibo" marabinas,
1808) semble
la diffusion
en revanche
du "pasquín
se situer
" signédans
par les
une"Fils
projet
de

politique plus conséquent, bien que les circonstances de cette conjuration


soient encore mal connues.1 5

III. L'accélération du processus de reconsidération de


l'identité régionale^ partir de 1808.
La redéfinition des identités régionales obéit à partir de cette date à des
impératifs —et contradictions- plus strictement politiques, comme nous
l'avons vu dans le cas du Consulat, accentués à partir de 1810 par les
circonstances régionales dans le cas marabtno. Dans la perspective de G.
Carrera Damas, les différentes phases de la "crise de la société coloniale"
étaient les suivantes : une phase de préparation (1795-97-1810) ; qui
inclut notamment les oppositions au monopole de la Compagnie
Guipuzcoana (depuis l'insurrection de Juan Francisco de León en 1749)
puis la conspiration de Gual et España à La Guaira, la conspiration ourdie
par le pardo Francisco Javier Pirela à Maracaibo, les deux tentatives de
débarquement de Miranda en 1806 et la controversée conjuration des
mantuanos de 1808, le tout culminant le 19 avril 1810; de crise

14 A.G.N. (Caracas), Actas del Consulado, 2532: Juna general, 14/V/1816, McKINLEY,
Op. cit., p. 145 ss.
1 5 VAZQUEZ DE FERRER, Belín, El proceso politico de maracaibo en una época de
transición, 1799-1830, Maracaibo, Universidad del Zulia, 1989, Trabajo de ascenso,
inédit, pp. 10-11.
236 C.M.H.LB. Caravelle

proprement dite {planteamiento de la crisis^ 1812-1815) ; puis de prise en


compte
d'
colombienne"
"occupation
de "facteurs
militaire
critiques
étrangère"
internes"
et de(1812-1815)
"réaction nationaliste
suivie d'une phase
(1815-1821) laquelle débouche sur une phase de "définition de la
conscience nationale vénézuélienne (1821-1 830). 16
Or, au cours de la deuxième phase se produit un transfert des lieux du
pouvoir qui n'est pas dépourvu de signification pour la problématique qui
nous intéresse ici. Devant le vide politique et institutionnel créé par la
déposition de Ferdinand VII, coexistèrent en fait sur le territoire de la
Capitanía General deux régimes politiques antagonistes. Dans un premier
temps la formation de la Junta Suprema Conservadora de los derechos de
Fernando VII eut pour conséquence la coexistence de deux gouvernements
d'urgence, dans la mesure où les gouverneurs des provinces de Coro,
Maracaibo et Guayana demeurèrent fidèles à la Régence. L'autorité royale
s'en trouva déposée entre les mains du gouverneur de la Province de
Maracaibo, Fernando Miyares, nommé à cette occasion Président,
Gouverneur et Capitaine Général résidant à Maracaibo. Une fois
l'Indépendance déclarée, la dualité des gouvernements demeura, la jeune
République ne parvenant pas à imposer son autorité.
Le "vide du pouvoir légitime" qui affecte la société coloniale à la fin de
cette phase acquiert donc deux significations : pour ce qui est du nouveau
pouvoir républicain tout d'abord, en raison de l'échec de Miranda et de la
capitulation de San Mateo (25/VII/1812) ; et en ce qui concerne le
pouvoir colonial proprement dit, il se créée une dualité au sens où le
pouvoir politique et militaire est désormais concentré entre les mains de
Monteverde alors qu'il réside formellement en la personne du Capitaine
Général Fernando de Miyares, ceci jusqu'à la nomination de Monteverde
lui-même comme Président, Gouverneur et Capitaine Général (8 / X /
1812)17.
Le processus somme toute contradictoire qui conduisit à la déclaration
d'Indépendance de la Capitanía General de Venezuela -à l'exception de
Coro et Maracaibo- est particulièrement manifeste à Maracaibo. Deux
tendances sont en effet présentes (qui ne sont il faut le souligner
nullement circonstancielles mais bien le produit d'une évolution
antérieure), dont les acteurs principaux contrôlent le pouvoir économique
(commerçants) et politique local et régional et sont en même temps les
représentants du gouvernement civil, militaire et même ecclésiastique.
Lorsqu'il n'y a pas confusion des rôles et fonctions, ce sont les relations de

16 Idem, p. 28.
17 Idem, pp. 36-37.
LES EUTES VÉNÉZUÉLIENNES ET LA RÉVOLUTION . . . 237

parenté et d'amitié qui créent des liens durables. Entrent ici en jeu les
sociabilités traditionnelles propres aux sociétés d'Ancien Régime,
auxquelles s'adjoindront quelques années plus tard des formes de sociabilités
politiques cette fois, et orientées vers la modernité.
Dans un premier temps, les notables de Maracaibo dans leur ensemble
(élites principales et "secondaires", bien que cette caractérisation soit plus
adaptée au panorama de la capitale administrative, Caracas et que le terme
de notables soit pour cette raison particulièrement adapté à certains
secteurs de la société marabina) privilégièrent un discours de la fidélité,
attitude à la fois de défense de la monarchie et de revendication d'une
autonomie locale, défendue au sein même du cabildo, attitude dirigée en
fait à l'encontre des élites caraqueñas.
Deux factions se définirent cependant : la première, de tendance
"légitimiste", défendit les droits politiques et administratifs de Maracaibo
face à Caracas, tout en demeurant fidèle à la monarchie ; la deuxième en
revanche, adopta le parti de l'Indépendance, rejoignant en cela les options
de la Junta de Caracas. Pour ce qui apparaît en fait comme le secteur
officiel, représenté par le gouverneur de Maracaibo et le cabildo local (les
élites locales), une certaine forme d'autonomie -dans le cadre de la
monarchie— allait de pair avec la consolidation du pouvoir politique
marabino face à Caracas, le rattachement à la métropole signifiant par
ailleurs le contrôle d'un commerce extérieur dominé dans ce cas précis par
les Catalans —leurs alliés directs ; ce secteur officiel qui contrôle le cabildo
parviendra à se maintenir au pouvoir jusqu'en 1821. L'autre secteur,
constitué majoritairement de notables -ce qui serait en d'autres lieux des
"élites secondaires" de par leur niveau de richesse et l'exercice d'un
pouvoir local- d'origine maracaibera, comprenait des commerçants, des
militaires, des ecclésiastiques et autres letrados.^
Mais c'est précisément ce secteur qui sera à l'origine, del812àl817
de tentatives séparatistes. Ses options rejoignent délibérément les principes
des Lumières mais aussi -donnée fondamentale pour ce qui est du
fonctionnement des réseaux de sociabilités, non seulement du point de
vue du discours mais surtout de h. pratique réelle- les idées développées au
sein des loges maçonniques, qui confèrent à un groupe socialement
hétérogène sa cohésion idéologique que ne suffisaient pas à assurer ses
aspirations républicaines. Sa manifestation la plus claire s'exprime
logiquement dans le pacte de confédération du 28/1/1821, par lequel

° Sauf indication contraire, les données concernant Maracaibo à partir de 1810 sont
tirées de VASQUEZ DE FERRER, Belin, "La élite marabina: contradicciones y
acuerdos presentes en años de definiciones políticas: 1810-1830", Tierra Firme, Caracas,
abril-junio 1991, n°34, pp. 162 ss., ou de notre étude sur José Domingo Rus {Op. cit.).
238 CMH.LB. Caravelle

Maracaibo rejoint après maintes réticences (tenant à la défense des


particularismes régionaux) l'ensemble politique formé par 1' "union des
peuples" de la Grande Colombie. D'où les contradictions créées avec
l'autre secteur.
Malgré cette nouvelle donne, les deux secteurs continuent néanmoins
de défendre un objectif commun : la défense de privilèges de type socio-
économiques -voire fiscal- qui impliquent la préservation d'un espace
politique local et régional. Les revendications de tendance libérale
exprimées par le député José Domingo Rus aux Cortes de Cadix vont
d'ailleurs en ce sens, ainsi celle tendant à la création d'une Capitanía
Generalas Maracaibo, indépendante de celle de Caracas aussi bien dans le
domaine économique que politique et militaire.1 9
Cette détermination en faveur de l'Indépendance montre comme
l'indique B. Vázquez que cette élite politique locale servait précédemment
un gouvernement monarchique dont elle ne partageait nullement les vues.
Par ailleurs, le comportement politique de ces notables montre que les
idées libérales et le sentiment de fraternité développé par les pratiques
maçonniques -parallèlement aux classiques relations de parenté et
d'amitié- jouèrent dans le sens d'un projet commun, quand bien certains
de leurs têtes de file (Domingo Bricefio, Francisco Delgado, Juan
Evangelista González ou Felipe Casanova) exercèrent des charges
politiques au sein du gouvernement de la province (représentant en cela la
monarchie espagnole) ou hésitèrent à prendre un parti plus radical
(Bolivar, Urdaneta). Certains d'entre eux, comme les regMores D. de
Melo, et José Ignacio Barak et l'avocat D. Bricefio, furent d'ailleurs les
inspirateurs non seulement de la conspiration de soutien à la Junta
Suprema de Caracas en 1810 mais également de la proclamation
indépendantiste connue ultérieurement sous le nom de la "Escuela de
Cristo" (février 1812).
Le caractère centraliste et unitaire du projet grancolombiano entra
cependant inévitablement en contradiction avec les principes d'autonomie
locale défendus par les marabinos. D'où le débat qui s'instaure entre les
partisans d'une République inspirée de la Constitution de Cúcuta et ceux
d'un État défendant l'égalité des droits et privilèges, réticents à l'égard de
la nouvelle caste militaire constituée à la faveur des guerres
d'Indépendance ; ceci pendant que les monarchistes, aussi bien espagnols que

^"autonomistes"
LANGUE, F.,de"José
ce député
Domingo
sont reprises
Rus ...",
dans
passim;
le recueil
la plupart
qui réunit
desla revendications
plupart de ses
interventions, sous le titre Maracaibo representado en todos sus ramos, Maracaibo, 1987,
p. 183; A.G.I., Caracas, 385: représentation de Rus en ce sens, 8/IX/1813 et A.G.I.,
Caracas, 179-
Les élites vénézuéliennes et la révolution . . . 239

criollos, manifestent leur désaccord en organisant diverses conspirations


(1821). D'où également la polémique qui s'instaure -fortement teintée de
spécificités régionales mais pas moins déterminante pour l'histoire de ce
nouvel ensemble géopolitique— entre les détenteurs du pouvoir politique
proprement dit (aux termes de la Constitution de 1821, ce sont les
gouverneurs de province et les Intendants), puis entre ceux-ci et les
municipes, voire entre "vénézuéliens" et "colombiens".
La plus ou moins grande intégration spatiale semble déterminer en fait
les tendances centrifuges appelées à s'exprimer bien après l'Indépendance
dans les différentes régions d'un ensemble donné. Les renforcerait par
ailleurs une "articulation verticale", en d'autres termes socio-politique,
relativement déficiente. Telle est l'interprétation avancée pour le Mexique
par E. Van Young, en tenant compte des exceptions que constituaient les
régions minières, et les centres administratifs de la Nouvelle-Espagne en
particulier sa capitale. Les "lignes de tensions préexistantes" tendent donc
au niveau local et en période de crises à favoriser un phénomène de
désagrégation sociale particulièrement manifeste à travers les révolutions
d'Indépendance.20
Cette interprétation mériterait certes d'être reconsidérée et précisée
dans le contexte vénézuélien. Il reste que l'insuffisante intégration
territoriale marquée par les conflits entre les différentes juridictions
(fiscales et politico-administratives), la conformation de la structure
ethnique et sociale et la marginalisation de certains acteurs économiques
(aussi bien des criollos que des pardos, suivant des modalités bien entendu
distinctes, à caractère plus politique pour les premiers) de la Capitanía
General favorisèrent l'émergence de particularismes régionaux au-delà de
toute détermination d'ordre strictement politique et idéologique. Enfin,
les questions posées par cette désintégration progressive ne sont pas sans
rejoindre une problématique soulevée à maintes reprises dans
l'historiographie vénézuélienne, relative au caractère de guerre civile et/ou
internationale de la révolution d'Indépendance.21

2" VAN YOUNG, Eric, "Haciendo historia regional. Consideraciones metodológicas y


teóricas", en La crisis del orden colonial. Estructura agraria y rebeliones populares de la
Nueva España, 1750-1821, México, Alianza Editorial, 1992, pp. 450-451. Sur la
"fragilité de l'intégration formelle" et la résurgence par voie de conséquence des
"autonomies provinciales", CARRERA DAMAS, G., Op. cit., pp. 15-16, 35.
21 CARRERA DAMAS, G., "Las élites y la revolución", en Venezuela: proyecto nacional y
poder social, Barcelona, Crítica, 1986, pp. 31 ss. ((ait référence au Cesarismo democrático
de L. Vallcnilla Lanz).

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