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Brève analyse de certaines dérives théologiques de

Desiderio desideravi
José Antonio Ureta

Chez les traditionalistes, les commentaires sur l'exhortation apostolique Desiderio desideravi se
sont limités jusqu’à présent à déplorer sa réitération du mot d’ordre « la messe de Paul VI est la
seule forme du rite romain » ou à nier que cette dernière soit une concrétisation fidèle des vœux de
réforme exprimés par les Pères conciliaires dans la constitution Sacrosantum Concilium.

La nécessité d'un examen attentif

En effet, aucune critique théologique des principes développés par le pape François dans sa
méditation sur la liturgie ne m'est parvenue. Je vois avec inquiétude que certains articles, tout en
condamnant les deux défauts de Desiderio desideravi susmentionnés, insinuent que des résultats
positifs seraient obtenus si les principes du pape et certains de ses commentaires étaient mis en
pratique dans les paroisses. « En fait, une grande partie des conseils liturgiques du pape François
pourraient servir comme un cri de ralliement pour le traditionalisme liturgique », écrit un éminent
leader traditionaliste. Après avoir cité des extraits de l'exhortation sur la richesse du langage
symbolique, il ajoute : « Si les liturgistes diocésains prenaient ces déclarations à cœur, nous
assisterions à une transformation mondiale de la liturgie catholique, dans un sens traditionnel »1.

De leur côté, les prêtres biritualistes du diocèse de Versailles qui animent le Padreblog affirment
que « bien des éléments de la lettre ont en commun de n'être propres ni au missel de 1962, ni au
missel de 1970 ». Ils concluent que « ce qu'il y a de meilleur dans le missel de saint Pie V trouvera
naturellement sa place dans l'approfondissement liturgique demandé par le Saint-Père »2.

L'aumônier d’une des messes traditionnelles auxquelles j'assiste régulièrement (appartenant à


une communauté Ecclesia Dei) semble être du même avis. À la fin d'un sermon, il a suggéré de
profiter des vacances d'été européennes pour se nourrir spirituellement en lisant Desiderio
desideravi en surmontant le désagrément de la lecture de son paragraphe n°31.

Craignant que cette attitude accueillante ne se répande dans les milieux traditionalistes,
j'entends montrer les dérives doctrinales qui sous-tendent les méditations du pape François sur la
liturgie, lesquelles résultent de la nouvelle orientation théologique assumée par la constitution
Sacrosanctum Concilium de Vatican II. Je les compare avec la vision de la liturgie enseignée par le
dernier document préconciliaire sur le sujet, c'est-à-dire l'encyclique Mediator Dei de Pie XII. La
conclusion est que Desiderio desideravi mérite au moins la critique que le cardinal Giovanni Colombo

1
https://onepeterfive.com/pope-francis-liturgical-longing/
2
https://www.la-croix.com/Debats/Au-dela-querelles-liturgiques-pape-nous-fait-contempler-souffle-doit-
habitertoute-liturgie-2022-07-06-1201223716
a faite de Gaudium et Spes : « Ce texte a tous les mots justes ; ce sont les accents qui sont faux » 3.
Dans le récent texte du pape, hélas ! les fidèles lirons plus de faux accents que de mots justes.

La comparaison entre la vision de Pie XII et celle de François portera sur quatre points précis : (1)
le but du culte liturgique, (2) le mystère pascal comme centre de la célébration, (3) le caractère
mémoriel de la Sainte Messe, et enfin (4) la présidence de l'assemblée liturgique. Ces quatre points
sont étroitement liés, comme nous le verrons grâce à la franchisse inusité du liturgiste jésuite Père
Juan Manuel Martín-Moreno, un guide inégalé pour connaître le fond de la pensée de l'intelligentsia
liturgique contemporaine, celle qui soutient Desiderio desideravi.

1. Une présentation déséquilibrée de la Liturgie

But principal du culte : rendre


hommage au Dieu trinitaire

Mediator Dei établit avec une clarté solaire que le culte catholique a deux buts principaux qui se
recoupent et se soutiennent : la gloire de Dieu et la sanctification des âmes. De toute évidence, son
but premier est néanmoins de rendre hommage au Créateur.

Pie XII enseigne que « le devoir fondamental de l’homme est certainement celui d’orienter vers
Dieu sa personne et sa vie » en reconnaissant sa suprême majesté et en Lui rendant « par la vertu de
religion, le culte et l’hommage dus à l’unique et vrai Dieu »4. Il rappelle ensuite que l'Église le fait en
continuant la fonction sacerdotale de Jésus-Christ5 et conclut par cette définition : « La sainte liturgie
est donc le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme Chef de l’Église ; c’est aussi le
culte rendu par la société des fidèles à son chef et, par lui, au Père éternel : c’est, en un mot, le culte
intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire du Chef et de ses membres »6.

Même la fin seconde de la liturgie (en fait, première d'un autre point de vue), la sanctification
des âmes, a pour fin dernière la gloire de Dieu : « Telle est la nature et la raison d’être de la liturgie.
Elle a pour objet le sacrifice, les sacrements et les louanges à rendre à Dieu. Il lui appartient de même
d’unir nos âmes au Christ et de leur faire acquérir la sainteté par le divin Rédempteur afin que gloire
soit rendue au Christ, et par lui et en lui, à la très sainte Trinité. Gloria Patri et Filio et Spiritui
Sancto »7.

Ce rapport entre la glorification de Dieu et la sanctification des âmes dans la liturgie a été
inversé sous l'influence des théologiens du soi-disant « Mouvement liturgique » dont les idées ont
été recueillies dans Sacrosanctum Concilium.

3
http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1347506.html
4
Pie XII, encyclique Mediator Dei, in Moines de Solesmes, Les enseignements pontificaux – La Liturgie, Desclées
& Cie, Tournai, 1961, p. 324.
5
Idem, p. 325-328.
6
Idem, p. 328.
7
Idem, p. 400.

-2-
L'inversion systématique des fins
du culte

Dans ses Apuntes de Liturgia8 [Notes sur la liturgie] pour le cours 2003-2004 qu'il a enseigné à
l'Université pontificale de Comillas (de la Compagnie de Jésus), le théologien P. Juan Manuel Martín-
Moreno s.j. l'explique de manière très didactique :

« Une double dimension à l'acte liturgique a toujours été reconnue. D'une part, son objectif est
la glorification de Dieu (dimension ascensionnelle ou anabatique), et d'autre part, le salut et la
sanctification des hommes (dimension descendante ou catabatique). (…)

« La théologie liturgique antérieure à Vatican II partait du concept de culte conçu de manière


anabatique. La liturgie était principalement la glorification de Dieu, l'accomplissement de l'obligation
de l'Église – en tant que société parfaite – de rendre un culte public à Dieu, attirant ainsi ses
bénédictions.

« A l'inverse, pour Vatican II, la dimension descendante prévaut. La Trinité divine se manifeste
dans l'Incarnation et dans la Pâque du Christ. Le Père livrant son Fils au monde dans l'Incarnation, et
son Esprit dans la plénitude de Pâques, nous communique sa communion trinitaire comme un don.
Ce double don de la Parole et de l'Esprit nous est donné dans le service liturgique pour notre
libération et notre sanctification. (…)

« La conception anabatique de la liturgie était centrée sur le service de l'homme à Dieu, tandis
que la conception catabatique se concentre sur le service offert par Dieu à l'homme. La critique du
culte entendu comme service de l'homme à Dieu se fonde sur le fait que Dieu n'a pas réellement
besoin de ces services de la part de l'homme. (…)

« Si la liturgie était essentiellement du culte, elle serait superflue. Mais si la liturgie est la voie
par laquelle l'homme peut entrer en possession du salut de Dieu, la voie par laquelle l'action
salvifique devient vraiment présente ici et maintenant pour l'homme, il est clair que l'homme a
encore besoin de la liturgie »9.

En fait, la catabase a aussi un but anabatique, ramener les hommes à Dieu et faire qu’ils le
glorifient. Il faut aussi noter que l'opinion selon laquelle « la liturgie … serait superflue » si elle était
« essentiellement du culte » effacerait d’un trait de plume la plupart du contenu des rites chrétiens
traditionnels, orientaux et occidentaux, comme si l'Église catholique s'était trompée sur la nature du
culte divin pendant la plus grande partie de son histoire.

8
https://www.academia.edu/34752512/Apuntes_de_Liturgia.doc
9
Op. cit., p. 47-48.

-3-
Le pape François fait sienne cette
inversion des fins du culte

Dans Desiderio desideravi10, le pape François insiste presque exclusivement sur cette conception
essentiellement catabatique de la liturgie, tout en laissant dans l'ombre la glorification de Dieu, qui
pour Pie XII en est l'élément primordial.

Sa méditation commence par les premiers mots du récit de la Dernière Cène : « ‘J’ai désiré d’un
grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir !’ (Lc 22,15) Ces paroles de Jésus par
lesquelles s’ouvre le récit de la Dernière Cène sont la fente par laquelle nous est donnée la
surprenante possibilité de percevoir la profondeur de l’amour des Personnes de la Sainte Trinité pour
nous » (n°2). « Le monde ne le sait pas encore, mais tous sont invités au repas des noces de l’Agneau
(Ap 19, 9) » (n°5), ajoute le pontife.

Cependant, « avant notre réponse à son invitation — bien avant ! — il y a son désir pour nous,
Nous n’en sommes peut-être même pas conscients, mais chaque fois que nous allons à la Messe, la
raison première est que nous sommes attirés par son désir pour nous » (n°6). La liturgie est donc
avant tout le lieu de la rencontre avec le Christ, car elle « nous garantit la possibilité d'une telle
rencontre » (n°11).

Ici, le sens catabatique et descendant de la liturgie – entrer en possession du salut – est très bien
mis en évidence. Mais le fait que la première fonction sacerdotale du Christ est d'adorer le Père
Éternel en union avec Son Corps Mystique, souligné par Pie XII dans le texte déjà cité, a été
entièrement omis.

Cette partialité est réitérée dans un autre paragraphe traitant spécifiquement de l'aspect
anabatique ascendant, c'est-à-dire la glorification de la divinité par les fidèles rassemblés. Le texte
suivant insinue que la gloire de Dieu est secondaire dans la mesure où elle n'ajoute rien à ce qu'Il
possède déjà au Ciel, alors que c'est sa présence sur terre et la transformation spirituelle qu'elle
produit qui compte :

« La liturgie rend gloire à Dieu non pas parce que nous pouvons ajouter quelque chose à la
beauté de la lumière inaccessible dans laquelle Dieu habite. (Cf. 1Tim 6,16) Nous ne pouvons pas non
plus ajouter à la perfection du chant angélique qui résonne éternellement dans les demeures
célestes. La Liturgie rend gloire à Dieu parce qu’elle nous permet – ici, sur la terre – de voir Dieu dans
la célébration des mystères et, en le voyant, de reprendre vie par sa Pâque. Nous qui étions morts
par nos péchés et qui avons été rendus à la vie avec le Christ, nous sommes la gloire de Dieu » (n°43).

Les mots sont justes, car il est vrai que l'homme n’ajoute à Dieu qu’une gloire « accidentelle » ;
mais les accents unilatéraux du Pape entraînent les fidèles dans une position erronée qui dégénère
facilement en culte du veau d'or, c'est-à-dire « une fête que la communauté se donne, un festival
d’affirmation de soi »11, une attitude dénoncée en son temps par le Cardinal Joseph Ratzinger.

10
Les citations et les numéros de l'exhortation apostolique correspondent à la version publiée sur le site
Internet du Saint-Siège : https://www.vatican.va/content/francesco/fr/apost_letters/documents/20220629-
lettera-ap-desiderio-desideravi.html
11
https://www.france-catholique.fr/L-esprit-de-la-liturgie-a-vingt-ans.html

-4-
2. Décentrer la messe de la Passion rédemptrice

La Passion : « principal mystère


d’où vient notre salut »

Dans l'encyclique Mediator Dei, Pie XII souligne la centralité de la Passion dans la vie de Notre-
Seigneur Jésus-Christ et dans notre Rédemption (ci-après, les passages en gras sont nôtres).

« La sainte liturgie nous met sous les yeux le Christ tout entier et dans toutes les conditions de
sa vie, c’est-à-dire, celui qui est le Verbe du Père éternel, qui naît de la Vierge Mère de Dieu, qui nous
enseigne la vérité, qui guérit les malades, qui console les affligés, qui endure les douleurs, qui meurt
et qui, ensuite, triomphant de la mort, ressuscité, qui régnant dans la gloire du ciel répand sur nous
l’Esprit Saint, qui vit perpétuellement dans son Église ; ‘Jésus-Christ hier et aujourd’hui, lui-même à
jamais’.

« De plus, elle ne nous le propose pas seulement à imiter ; elle nous montre aussi en lui le
Maître auquel nous avons à prêter une oreille attentive, le Pasteur qu’il nous faut suivre, l’Auteur de
notre salut, le Principe de notre sainteté, le Corps mystique dont nous sommes les membres
jouissants de sa vie.

« Mais, comme les cruels tourments qu’il a endurés constituent le principal mystère d’où vient
notre salut, il convient à la foi catholique de les mettre le plus possible en lumière. En lui se trouve
comme le centre du culte divin, car le sacrifice eucharistique le représente et le renouvelle tous les
jours, et tous les sacrements se trouvent rattachés à lui par un lien très réel »12.

Plus loin, Pie XII évoque les finalités du sacrifice eucharistique (adoration, action de grâces,
propitiation et impétration). En décrivant la troisième fin, le Pape Pacelli met une fois de plus en
évidence le rôle de la Passion et de la Mort du divin Rédempteur, résumant en quelques lignes la
doctrine de saint Anselme sur l'expiation vicaire de Jésus-Christ sur la croix :

« En troisième lieu, le sacrifice se propose un but d’expiation, de propitiation et de


réconciliation. Aucun autre que le Christ ne pouvait assurément offrir à Dieu satisfaction pour
toutes les fautes du genre humain ; aussi voulut-il être immolé lui-même sur la croix ‘en
propitiation pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier’
»13.

En décrivant le fruit du sacrifice divin, il réitère cet enseignement traditionnel en citant saint
Augustin :

« De fait, les mérites de ce sacrifice, infinis et sans mesure, n’ont pas de limites : ils s’étendent à
l’universalité des hommes de tous les lieux et de tous les temps, parce que l’Homme-Dieu en est le
Prêtre et la Victime ; parce que son immolation, comme son obéissance à la volonté du Père éternel,
fut absolument parfaite, et parce qu’il a voulu mourir comme Chef du genre humain : ‘Vois comment
fut traité notre rachat : le Christ pend au bois, vois à quel prix il a acheté… il a versé son sang, il a
acheté avec son sang, il a acheté avec le sang de l’Agneau immaculé, avec le sang du Fils unique de

12
Op. cit., p. 395-396.
13
Idem, p. 355.

-5-
Dieu… L’acheteur est le Christ, le prix, le sang ; l’achat, le monde entier’ (Saint Augustin, Dans le
psaume 147 ; P.L. 37, 1925) » 14.

Une réinterprétation de la
Rédemption par la Résurrection

Cette insistance de Pie XII sur la centralité du sacrifice de la croix pour la Rédemption du genre
humain était une réponse aux élucubrations des théologiens les plus radicaux du Mouvement
liturgique qui, déjà à l'époque, le plaçaient dans l'ombre, en soulignant le triomphe et la Résurrection
du Christ et son état glorieux actuel.

Encore une fois, le jésuite P. Martín-Moreno nous servira de guide pour éclairer le changement
d'accent introduit par les innovateurs :

« La théologie occidentale est en train de s'affranchir de ce modèle anselmien de rédemption,


qui a si négativement affecté la liturgie. En réalité, le salut a été une initiative du Père qui nous aimait
déjà quand nous étions encore pécheurs (Rm 5,10). C'était l'initiative du Père de nous envoyer son
Fils Sauveur, à la tête d'une nouvelle Humanité. Jésus n'est pas mort parce qu'Il cherchait lui-même
la mort, ni parce que le Père la lui demandait. Le Père ne l'a pas envoyé pour mourir, mais pour vivre.
L'action du Père n'est pas de tuer son Fils mais de le ressusciter, en acceptant son offrande d'amour.
(…)

« La manière cruelle dont Jésus a subi sa mort n'est pas la conséquence d'un destin inéluctable
fixé par Dieu le Père, mais plutôt la conséquence de la cruauté des hommes qui n'ont pas pu tolérer
la présence du Juste au milieu d'eux. Lorsque nous disons que Jésus est mort ‘pour nos péchés’, nous
voulons dire qu'il est mort parce que l'humanité pécheresse ne pouvait s'empêcher de le tuer. Il est
mort parce que nous étions des pécheurs. Si nous avions été justes, nous ne l'aurions jamais tué, et
Jésus n'aurait pas subi cette mort. Ce n'est pas le Père qui veut la mort de Jésus sur la croix, mais
l'humanité pécheresse.

« Jésus meurt parce qu'Il a été fidèle à la ligne de conduite qui lui avait été tracée, nous
montrant le vrai visage du Père. En ce sens, on peut dire qu'Il est mort pour l'accomplissement de la
volonté de Dieu. (…)

« Parce qu'Il est mort dans l'accomplissement de sa mission et a assumé notre nature humaine
jusqu'aux dernières conséquences en mourant d'une mort semblable à la nôtre, c'est pourquoi
l'humanité de Jésus a été ressuscitée par le Père. Avec cela, la porte de la résurrection et de la vie
éternelle a également été ouverte pour nous tous. (…) Notre salut est l'effet de son incarnation, de sa
vie, de sa mort, de sa résurrection et du don de son Esprit »15.

C’est clair comme de l’eau de roche ! La porte de la résurrection et de la vie éternelle nous a été
ouverte, non pas tant à cause du Précieux Sang versé sur la croix, mais parce que l'humanité de Jésus
a été ressuscitée par le Père.

Ce changement de paradigme, que le P. Martín-Moreno décrit si limpidement, a cessé d'être


une simple spéculation de théologiens et a commencé à être enseigné par des chaires ecclésiastiques
14
Idem, p. 356.
15
Op. cit., p. 43-44.

-6-
avant même le début de la première session conciliaire lorsque l'ébauche préliminaire de la
constitution sur la liturgie était en cours de préparation. Le titre original du chapitre sur l'Eucharistie,
approuvé le 10 août 1961, était De sacro sancto Missae sacrificio ; mais à la session du 15 novembre
de la même année, il devint De sacro sancto Eucharistiae misterio16.

Comment ce point de vue est


entré dans la constitution sur la
liturgie

Alors que le schéma sur la liturgique entrait en discussion – le seul qui n'ait pas été carrément
rejeté au concile, en raison de son caractère volontairement modéré, qui lui a permis d'être accepté
et amendé17 –, Mgr Henri Jenny, alors évêque auxiliaire de Cambrai et membre de la commission
préparatoire sur la liturgie (et plus tard, un membre du Consilium qui a élaboré la nouvelle messe), a
observé qu'il manquait au schéma une chose essentielle : une doctrine sur le mystère de la liturgie.
Une sous-commission fut alors créée, laquelle rédigea le premier chapitre de Sacrosanctum
Concilium18, dont le contenu devint le noyau doctrinal non seulement de cette constitution
conciliaire, mais aussi de la réforme liturgique de Paul VI et de tout le magistère post-conciliaire sur
la liturgie.

Ce premier chapitre de Sacrosanctum Concilium dilue la centralité de la mort sur la croix dans
l’ensemble du « mystère pascal » :

« Cette œuvre de la rédemption des hommes et de la parfaite glorification de Dieu, à laquelle


avaient préludé les hauts faits de Dieu dans le peuple de l’Ancien Testament, le Christ Seigneur l’a
accomplie, principalement par le mystère pascal de sa bienheureuse passion, de sa résurrection du
séjour des morts et de sa glorieuse ascension ; mystère pascal par lequel ‘en mourant il a détruit
notre mort, et en ressuscitant il a restauré la vie’ (Préface de Pâques). Car c’est du côté du Christ
endormi sur la croix qu’est né ‘l’admirable sacrement de l’Église tout entière’ (Oraison suivant la 2e
leçon du Samedi saint) » (n°5)19.

Nul doute que l'expression paschale sacramentum (« mystère pascal ») revient fréquemment
dans les textes des Pères de l'Église et dans les prières du missel traditionnel. Mais dans toutes,
l'expression était comprise dans la conception traditionnelle de la Rédemption comme une rançon
opérée principalement par le Sang versé dans la Passion et la Mort du Sauveur (voir, par exemple,
l’oraison du Vendredi Saint : « Souvenez-vous, Seigneur, de vos bontés, et sanctifiez par votre
protection constante vos serviteurs pour lesquels le Christ, votre Fils, a établi ce mystère pascal, en
versant son sang » ─ per suum cruorem, instituit paschale mysterium).

Néanmoins, dans son sens moderne, le mystère pascal en est venu à être compris avant tout
comme la pleine révélation de l'amour du Père, exprimée surtout dans la Résurrection de Jésus :

16
https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2013-1-page-13.htm
17
https://www.crisismagazine.com/2021/sacrosanctum-concilium-the-ultimate-trojan-horse
18
http://www.fraternites-jerusalem.ca/wordpress_sdssm/wp-content/uploads/2013/04/Présentation-
Sacrosanctum-
Concilium.pdf
19
https://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-
ii_const_19631204_sacrosanctum-concilium_fr.html

-7-
« Lorsqu’on passe de la rédemption au mystère pascal, l’accent se déplace complètement. Qui parle
de rédemption pense d’abord à la Passion et ensuite à la résurrection comme a un complément. Qui
parle de Pâques pense d’abord au Christ ressuscité » 20, écrit le père dominicain Aimon-Marie Roguet
dans un célèbre article publié par la revue parisienne Maison-Dieu, rempart du Mouvement
liturgique.

Le pape François minimise la mort


rédemptrice du Christ

Cette insistance unilatérale sur Pâques au détriment de la Passion (contrairement à l'équilibre


traditionnel) transpire par tous les pores de Desiderio desideravi. Le document n'utilise pas une seule
fois les mots « Rédemption », « Rédempteur », « racheter », qui évoquent le rachat du péché par le
paiement d'une dette. Il utilise toujours « salut », qui n'a pas cette connotation, et l'associe
préférentiellement à Pâques, cité pas moins de 29 fois. Et alors que la Résurrection est mentionnée
14 fois, la mort du Seigneur n'est évoquée que 6 fois.

La définition même de la Liturgie dans le texte souffre de ce biais. Pour François, « la Liturgie est
le sacerdoce du Christ révélé et donné dans son Mystère Pascal, rendu présent et actif aujourd’hui
par des signes sensibles (eau, huile, pain, vin, gestes, paroles) afin que l’Esprit, en nous plongeant
dans le mystère pascal, transforme toute notre vie, nous conformant toujours plus au Christ »
(n°21).

Parlant du respect des rubriques, il dit qu'il ne faut pas priver l'assemblée de ce qui lui est dû,
« c’est-à-dire le mystère pascal célébré selon le rituel établi par l’Église » (n°23), qui doit susciter
l'émerveillement des participants, décrit comme « l’émerveillement devant le fait que le dessein
salvifique de Dieu nous a été révélé dans la Pâque de Jésus (cf. Ep 1, 3-14) dont l’efficacité continue
à nous atteindre dans la célébration des ‘mystères’, c’est-à-dire des sacrements » (n°25). Plus loin, il
affirme que « l’action de la célébration est le lieu où, par le biais du mémorial, le mystère pascal est
rendu présent afin que les baptisés, par leur participation, puissent en faire l’expérience dans leur
propre vie. » (n°49).

Ce changement d'accent fait courir le risque que (ce qui reste de) la foi des fidèles soit déformée
en deux dimensions. D'une part, ils peuvent être amenés à penser que l'œuvre du salut doit être
davantage attribuée au Père et au Saint-Esprit qu'à Jésus, le Verbe incarné, fils de Marie, qui a versé
son Précieux Sang pour nos péchés. D'autre part, ils pourraient être amenés à penser que Jésus-
Christ n'est pas exactement le Rédempteur mais plutôt le « lieu » où Dieu nous sauve, puisque
l'amour du Père nous est révélé dans la Pâque du Christ. Dans leurs pratiques pieuses, les fidèles
pourraient aussi être amenés à sous-estimer toutes les dévotions traditionnelles qui les incitent à
expier leurs péchés et ceux de l'humanité, et les induire à présumer se sauver uniquement par la foi
au dessein salvifique de Dieu, sans avoir à achever « ce qui manque aux souffrances du Christ en
[leur] propre chair » (Col 1, 24) ; ou, pire encore, à croire en un salut universel en raison de l'Alliance
indéfectible de Dieu avec le genre humain.

20
https://www.la-croix.com/Culture/revue-Maison-Dieu-liturgie-coeur-2020-11-29-1201127197

-8-
3. Du Sacrifice du Calvaire au Mémorial de la Présence

La Sainte Messe comme un vrai et


propre sacrifice

En traitant du sacrifice eucharistique, la Mediator Dei réitère l'enseignement du Concile de


Trente selon lequel la Sainte Messe est un sacrifice propre et véritable et pas seulement un mémorial
de la Passion ou de la Dernière Cène :

« Le Christ, notre Seigneur, ‘prêtre éternel selon l’ordre de Melchisédech’, ‘ayant aimé les siens
qui étaient dans le monde’, ‘durant la dernière Cène, la nuit où il fut trahi, voulut, comme l’exige la
nature humaine, laisser à l’Église, son Épouse bien-aimée, un sacrifice visible, pour représenter le
sacrifice sanglant qui devait s’accomplir une fois seulement sur la croix, afin donc que son souvenir
demeurât jusqu’à la fin des siècles et que la vertu en fût appliquée à la rémission de nos péchés de
chaque jour… Il offrit à Dieu son Père son corps et son sang sous les apparences du pain et du vin,
symboles sous lesquels il les fit prendre aux apôtres, qu’il constitua alors prêtres du Nouveau
Testament, et il ordonna, à eux et à leurs successeurs, de l’offrir’ (Concile de Trente, 22, 1) »21.

« Le saint sacrifice de l’autel n’est donc pas une pure et simple commémoration des
souffrances et de la mort de Jésus-Christ, mais un vrai sacrifice, au sens propre, dans lequel, par
une immolation non sanglante, le Souverain Prêtre fait ce qu’il a fait sur la croix, en s’offrant lui-
même au Père éternel comme une hostie très agréable. ‘La victime est la même ; celui qui
maintenant offre par le ministère des prêtres est celui qui s’offrit alors sur la croix ; seule la manière
d’offrir diffère’ (Concile de Trente, 22,2) » 22.

La manière d’offrir diffère du fait de l'état glorieux actuel de la nature humaine de Jésus-Christ.
L'effusion de sang étant désormais impossible, le sacrifice du Christ se manifeste extérieurement par
la séparation des espèces eucharistiques sous lesquelles Il est présent, qui symbolisent la séparation
sanglante du Corps et du Sang. « Ainsi le souvenir de sa mort réelle sur le Calvaire est renouvelé dans
tout sacrifice de l’autel, car la séparation des symboles indique clairement que Jésus-Christ est en
état de victime »23.

Les réformateurs mettent l'accent


sur le « mémorial »

Cette présentation traditionnelle n'est pas du goût des innovateurs, qui ont commencé à mettre
l'accent sur la commémoration (mais sans la connotation nuda commemoratio des réformateurs
protestants). Ils lui ont plutôt donné le sens d'un mémorial objectif et réel qui « re-présente » ce qui
s'est passé historiquement et le communique ici et maintenant de manière efficace.

Dans cette nouvelle perspective, explique R. Gerardi, « le mémorial exprime la réalité de


l'événement, l’ ‘actualisation objective’ et la présence de ce qui est commémoré. Ce n'est pas qu'il se
répète, puisque l'événement s’est accompli historiquement une fois pour toutes (ephápax) ; mais il
est présent. L'acte du Christ fait sentir son effet ici et maintenant, engageant celui qui en fait

21
Op. cit., p. 351-352.
22
Idem, p. 352.
23
Idem, p. 354.

-9-
mémoire. Le sacrifice du Christ s'est accompli historiquement une seule fois : l'Eucharistie est son
mémorial (au sens plein du terme), une présence vivante de la grâce »24.

Le P. Martín-Moreno explique pourquoi il ne s'agit pas d'une réitération multiple de l'unique


sacrifice du Christ :

« Ce n'est pas que le temps du salut se répète ici et maintenant, mais plutôt que l'homme, ici et
maintenant, entre toujours à nouveau en communication avec une présence permanente qui
dépasse le temps écoulé. (…) Dans la liturgie, le point d'intersection du temps et de l'éternité est
atteint. Là, le participant devient un contemporain des événements bibliques. L'homme devient un
témoin contemporain de ce qui s'est passé alors. Le Christ naît à Noël, [et] ressuscite à Pâques.
L'anamnèse est-elle l'œuvre de l'homme ou celle de Dieu ? L'homme est celui qui commémore, mais
en tant qu'acte humain, son action de mémoire ne peut transcender le temps ; il ne peut pas entrer
dans le tunnel du temps pour retourner dans le passé. Seule l'action divine, transcendant le temps,
peut apporter les mystères à notre ici et maintenant. C'est pourquoi la liturgie, avant d'être une
action de l'homme, est l'action de Dieu »25.

La voie avait été ouverte par les thèses pionnières du P. Charles Journet (plus tard créé cardinal
par Paul VI) et de Jacques Maritain, pour qui la présence réelle du Christ se doublerait d'une sorte de
présence réelle du sacrifice26.

Cette option théologique en faveur du mémorial, qui omet que la messe est un renouvellement
sans effusion de sang du sacrifice du Calvaire et affirme que ce dernier ne fait que se rendre présent
pendant la célébration, offre une faible interprétation du dogme de la foi proclamé par le Concile de
Trente. Selon ce dogme, chaque messe est « un sacrifice propre et vrai » accompli sous forme
sacramentelle, parce que la transsubstantiation fait que le Corps et le Sang de la Victime divine
soient vraiment présents et symboliquement séparés27.

Le pape François opte pour une


conception mémorielle extrême

Desiderio desideravi adopte résolument cette option théologique de la messe comme un


mémorial qui revêt l'aspect sacrificiel de façon subsidiaire et dans la mesure où il s'agit d'une
commémoration. Déjà au début, décrivant la Dernière Cène que le Seigneur voulait manger avec les
Apôtres, François dit :

« Il sait qu’il est l’Agneau de ce repas de Pâque, il sait qu’il est la Pâque. C’est la nouveauté
absolue de ce repas, la seule vraie nouveauté de l’histoire, qui rend ce repas unique et, pour cette
raison, ultime, non reproductible : ‘la Dernière Cène’. Cependant, son désir infini de rétablir cette
communion avec nous, qui était et reste son projet initial, ne sera pas satisfait tant que tout homme,
de toute tribu, langue, peuple et nation (Ap 5,9) n’aura pas mangé son Corps et bu son Sang. C’est

24
Entrée Memorial in Diccionario Teológico Enciclopédico:
https://apps.ideologia.org/index.php?r=sagradaTeologia/view&id=16
25
Op. cit., p. 46.
26
Philippe-Marie Margelidon O.P., en « La théologie du sacrifice eucharistique chez Jacques Maritain », in
Revue
Thomiste, enero-marzo 2015, pp. 101-147.
27
Voir Claude Barthe, La Messe de Vatican II—dossier historique, Via Romana, Versailles, 2018, p. 181.

- 10 -
pourquoi ce même repas sera rendu présent, jusqu’à son retour, dans la célébration de
l’Eucharistie » (n°4).

Incidemment, notez que, dans ce premier paragraphe du document décrivant la messe, en plus
de la théorie de l'action unique non reproductible, le pape affirme que la messe est une
représentation de la Cène et non du sacrifice du Calvaire. Cela rappelle la définition originale de la
messe (défectueuse et de tendance protestante, modifiée par la suite) donnée dans l'Instruction
générale du missel romain, à laquelle les cardinaux Ottaviani et Bacci se sont opposés avec tant de
force dans leur Bref examen critique du nouvel Ordo Missae. Il convient également de noter que ce
paragraphe suggère que chaque personne devrait ou plutôt doit recevoir l'Eucharistie, ce qui suggère
un universalisme sotériologique (« on ira tous au paradis ») qui est cohérent avec l’autorisation
pastorale donné par le pape François à tous les chrétiens – catholiques ou non, en état de grâce ou
non, vivant ou non en conformité avec le Décalogue – pour recevoir la Sainte communion.

Revenant à notre sujet, il est vrai que Desiderio desideravi fait quelques références au sacrifice
de Jésus sur la croix ; mais, à aucun moment il n'est dit que le sacrifice se renouvelle sans effusion de
sang à chaque messe. Au contraire, alors que l'un des premiers paragraphes affirme que « le contenu
du Pain rompu est la croix de Jésus, son sacrifice d’obéissance par amour pour le Père », il poursuit
en disant qu'après avoir participé à la dernière Cène, anticipation rituelle de sa mort, « les Apôtres
auraient pu voir dans la croix de Jésus, s’ils avaient pu en supporter le poids, ce que signifiait : ‘corps
offert’, ‘sang versé’. C’est de cela que nous faisons mémoire dans chaque Eucharistie » (n°7).

Cela aurait été le moment le plus approprié pour enseigner que la Messe n'est pas seulement un
mémorial, mais un renouvellement non sanglant du sacrifice du Calvaire, sacramentellement
représenté dans la séparation des espèces eucharistiques. Le pape François a choisi d'omettre cette
vérité de foi et de se référer uniquement au mémorial.

Quelques paragraphes plus loin, le document insiste sur le fait que la Liturgie n'est pas « un
souvenir du souvenir d’autres personnes » (les Apôtres), mais une véritable rencontre avec le
Ressuscité (une idée répétée 9 fois tout au long du document). Il poursuit : « La liturgie nous garantit
la possibilité d’une telle rencontre. Un vague souvenir de la Dernière Cène ne nous servirait à rien.
Nous avons besoin d’être présents à ce repas, de pouvoir entendre sa voix, de manger son Corps et
de boire son Sang. Nous avons besoin de Lui. Dans l’Eucharistie et dans tous les Sacrements, nous
avons la garantie de pouvoir rencontrer le Seigneur Jésus et d’être atteints par la puissance de son
Mystère Pascal. La puissance salvatrice du sacrifice de Jésus, de chacune de ses paroles, de chacun de
ses gestes, de chacun de ses regards, de chacun de ses sentiments, nous parvient à travers la
célébration des sacrements » (n°11). Encore une fois, notez que l'accent est mis sur la participation à
la Cène et non sur le fait d'être spirituellement uni à Jésus qui s'offre au Père en sacrifice à chaque
messe – un aspect entièrement laissé de côté.

La messe comme souvenir du


« don » que Jésus nous a fait lors
de la dernière Cène ?

Au sujet de la compréhension correcte du dynamisme de la liturgie, le pape François utilise les


mots déjà cités dans la section précédente, qui montrent clairement que, pour lui, le caractère
sacrificiel de la messe résulte de la commémoration de la Pâque de Jésus : « L’action de la

- 11 -
célébration est le lieu où, par le biais du mémorial, le mystère pascal est rendu présent afin que les
baptisés, par leur participation, puissent en faire l’expérience dans leur propre vie. » (n°49).

Plus tard, cette idée devient plus explicite à propos du noyau central de la messe :

« Dans la prière eucharistique – à laquelle participent aussi tous les baptisés, en écoutant avec
révérence et en silence, et en intervenant dans les acclamations (Institutio Generalis Missalis
Romani, nn. 78-79) – celui qui préside a la force, au nom de tout le peuple saint, de rappeler devant
le Père l’offrande de son Fils dans la dernière Cène, afin que ce don immense soit rendu
nouvellement présent sur l’autel » (n°60).

Le texte non seulement omet complètement l'offrande du Christ pendant la Passion (dont la
Cène était une anticipation rituelle) et évite de dire que le sacrifice est renouvelé, mais omet même
le mot « sacrifice » en l'appelant un « don immense », offert dans la Dernière Cène. Ajoutez à tout ce
qui précède le fait que nulle part dans le Desiderio desideravi on ne trouve des expressions telles que
« transsubstantiation », « présence réelle », ou des formulations analogues indiquant que « la
nourriture eucharistique contient, comme chacun sait, ‘vraiment, réellement et substantiellement, le
corps, le sang, l’âme et la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ’ », comme le dit Pie XII dans son
encyclique (n°129), citant le Concile de Trente (sess. 13, can. l.). Il ne contient rien non plus qui
ressemble à l'exhortation de Mediator Dei aux pasteurs à ne pas permettre que « l’adoration de
l’auguste sacrement et les pieuses visites aux tabernacles eucharistiques soient négligées », ni que
« que les églises soient fermées durant le temps qui n’est pas consacré aux fonctions publiques » –
sous prétexte « d’un renouvellement de la liturgie » ou « d’une efficacité et d’une dignité exclusive
des rites liturgiques » (n°176).

Ces positions unilatérales sont responsables de la perte désastreuse (ou du moins de la grave
dilution) de la foi en la présence réelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ sous les espèeces
eucharistiques, confirmée par des sondages d'opinion dans plusieurs pays. Le plus pertinent est celui
du Pew Research Center, qui a constaté que « seulement un tiers des catholiques américains sont
d'accord avec leur église que l'Eucharistie est le corps, le sang du Christ »28.

4. Des prêtres du sacrifice aux présidents d’assemblée

Le rôle unique du prêtre dans la


messe

Dans Mediator Dei, Pie XII enseigne explicitement : « Aux seuls apôtres et à ceux qui, après eux,
ont reçu de leurs successeurs l’imposition des mains, a été conféré le pouvoir sacerdotal, en vertu
duquel ils représentent leur peuple devant Dieu de la même manière qu’ils représentent devant leur
peuple la personne de Jésus-Christ.»29. Mais, ajoute-t-il, « le prêtre remplace le peuple uniquement
parce qu’il représente la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ en tant que Chef de tous les
membres s’offrant lui-même pour eux ; quand il s’approche de l’autel, c’est donc en tant que
ministre du Christ, inférieur au Christ, mais supérieur au peuple (Saint Robert Bellarmin, De missa II

28
https://www.pewresearch.org/fact-tank/2019/08/05/transubstantiation-eucharist-u-s-catholics/
29
Op. cit., p. 339.

- 12 -
c.l.). Le peuple, au contraire, ne jouant nullement le rôle du divin Rédempteur, et n’étant pas
conciliateur entre lui-même et Dieu, ne peut en aucune manière jouir du droit sacerdotal »30.

Les rites et les prières du sacrifice eucharistique « n’expriment et ne manifestent pas moins
clairement que l’oblation de la victime est faite par les prêtres en même temps que par le peuple »31,
puisque « par le bain du baptême, en effet, les chrétiens deviennent à titre commun membres dans
le corps du Christ-prêtre, et par le ‘caractère’ qui est en quelque sorte gravé en leur âme, ils sont
délégués au culte divin : ils ont donc part, selon leur condition, au sacerdoce du Christ lui-même »32.

Mais, comment le peuple participent-il aux actes du sacerdoce du Christ ?

« Cette oblation au sens restreint, les chrétiens y prennent part à leur manière et d’une double
façon, non seulement parce qu’ils offrent le sacrifice par les mains du prêtre, mais aussi parce qu’ils
l’offrent avec lui en quelque sorte, et cette participation fait que l’offrande du peuple se rattache au
culte liturgique lui-même »33.

Mais Pie XII se sent obligé de répéter une fois de plus que « du fait cependant que les chrétiens
participent au sacrifice eucharistique, il ne s’ensuit pas qu’ils jouissent également du pouvoir
sacerdotal »34. Cette insistance est justifiée car déjà en 1947 certains liturgistes soutenaient que « le
précepte de faire ce qu’il avait fait, donné par Jésus-Christ à ses apôtres durant la dernière Cène, vise
directement toute l’Église des chrétiens », et estimaient que « le sacrifice eucharistique est au sens
propre une ‘concélébration’ » 35.

Contre ces erreurs, la Mediator Dei enseigne que « l’immolation non sanglante par le moyen de
laquelle, après les paroles de la consécration, le Christ est rendu présent sur l’autel en état de
victime, est accomplie par le seul prêtre en tant qu’il représente la personne du Christ, non en tant
qu’il représente la personne des fidèles »36.

Que les fidèles, par les mains du prêtre, offrent le sacrifice, « cela ressort avec évidence du fait
que le ministre de l’autel représente le Christ en tant que chef offrant au nom de tous ses membres ;
c’est pourquoi l’Église universelle est dite, à bon droit, présenter par le Christ l’offrande de la victime.
Si le peuple offre en même temps que le prêtre, ce n’est pas que les membres de l’Église
accomplissent le rite liturgique visible de la même manière que le prêtre lui-même, ce qui revient au
seul ministre délégué par Dieu pour cela, mais parce qu’il unit ses vœux de louange, d’impétration,
d’expiation et d’action de grâces aux vœux ou intentions mentales du prêtre, et même du Souverain
Prêtre, afin de les présenter à Dieu le Père dans le rite extérieur même du prêtre offrant la
victime »37.

Pie XII tire une conclusion logique en expliquant que les messes privées sans la participation du
peuple ne peuvent être condamnées, ni la célébration simultanée de plusieurs messes privées sur

30
Idem, p. 361.
31
Idem, p. 362.
32
Ibidem.
33
Ibid., p. 363-364.
34
Ibid., p. 360.
35
Ibidem.
36
Ibid, p. 363.
37
Ibid., p. 364.

- 13 -
des autels différents, sous le faux prétexte de la « nature sociale du sacrifice eucharistique ». La
raison en est que le saint sacrifice de la messe « partout et toujours, d’une façon nécessaire et par sa
nature, a un rôle public et social, puisque celui qui l’immole agit au nom du Christ et des chrétiens
dont le divin Rédempteur est le chef, l’offrant à Dieu pour la sainte Église catholique, pour les vivants
et les défunts ». Ainsi, il n'est « en aucune manière requis que le peuple ratifie ce que fait le ministre
sacré »38. De plus, « pour assurer l’intégrité de ce sacrifice il suffit que le prêtre communie ; il n’est
pas nécessaire – bien que ce soit souverainement souhaitable – que le peuple lui aussi s’approche de
la sainte table »39 ; il est donc à rejeter, le point de vue de ceux qui « font de la communion
accomplie en commun comme le point culminant de toute la cérémonie »40.

La liturgie postconciliaire
transfère le rôle sacerdotal à
l’« assemblée qui célèbre »

Cette distinction hiérarchique entre le célébrant et les fidèles — mise en évidence par la rampe
de communion, qui séparait le chœur (réservé aux ministres de l'autel) de la nef (où demeuraient les
fidèles) – était évidemment insupportable pour des réformateurs. Pour la réduire au maximum, ils
empruntèrent le stratagème de la « redécouverte » de « l'assemblée liturgique ». Dans un passage
long mais extrêmement révélateur, le liturgiste jésuite P. Martín-Moreno nous l’explique :

« L'ecclésiologie fondée sur la division entre clergé et laïcs était parfaitement visible dans la
liturgie préconciliaire. Le chœur des chanoines était situé dans la partie privilégiée des cathédrales,
isolé des autres par des grilles. Le chœur des églises était situé sur les hauteurs, séparé des fidèles
par un escalier grandiose. Ainsi, en plaçant le prêtre là-haut, à mi-chemin entre le ciel et la terre, on
mettait en évidence sa fonction médiatrice.

« Mais Lumen Gentium part de la considération du Peuple de Dieu avant de parler des différents
ministères dans l'Église. L'ecclésiologie de communion embrassée par Vatican II41 se reflétera dans la
grande importance que l'assemblée acquiert dans la liturgie. C'est peut-être l'un des traits les plus
emblématiques de la réforme liturgique.

« Le rôle de médiateur entre Dieu et les hommes n'est plus joué par le prêtre mais par
l'assemblée, au sein de laquelle le prêtre exerce sa fonction. On n'oppose pas le prêtre à l'assemblée
comme on n'oppose pas la tête au corps. La tête fait aussi partie du corps. Il n'y a pas de corps sans
tête. Il n'y a pas d'assemblée sans ministères.

« Mais il n'y a pas non plus de ministères sans assemblée. L'origine ultime du ministère n'est
pas l'assemblée, mais le Christ ; mais, comme le dit Borobio, « le ministère ne naît pas en dehors ou

38
Ibid., p. 365-366.
39
Ibid., p. 373.
40
Ibid., p. 374.
41
Qu’il nous soit permis une petite parenthèse pour souligner le flou du concept d'« ecclésiologie de
communion », retrouvé sur toutes les lèvres après la tentative infructueuse du Synode extraordinaire des
évêques de 1985 pour résoudre le conflit entre le concept traditionnel d' « Église société parfaite et
hiérarchique » et le concept égalitaire d' « Église Peuple de Dieu » des communautés chrétiennes de base. Le P.
Juan Manuel Martín-Moreno s.j. a peut-être raison d'inclure l’« ecclésiologie de communion » dans sa vision
d'assemblée liturgique qui célèbre la messe…

- 14 -
sans la communauté ». Le ministre ne reçoit pas son mandat directement du Christ, comme les
apôtres ou Paul. (…)

« L'assemblée est la traduction de QHL, qui en grec se traduit par ekklesia ou synagoge. Ces
mots désignent la convocation, l'acte de rassemblement et la communauté rassemblée. Qahal est
l'assemblée générale du peuple. Dans son évolution sémantique, il a désigné l'appel, la levée, la
réunion, la communauté rassemblée, l'Église. Ecclesia n'est pas seulement Église, mais Église
convoquée et réunie en un lieu précis et à un moment précis pour célébrer les mystères du culte. (…)

« C'est cette Église ou assemblée, qui comprend l'évêque, les prêtres et les diacres, qui
participe directement et formellement au sacerdoce du Christ. L'assemblée réunie est le reflet et
l'expression de l'Église. En elle, l'Église s'incarne et se rend visible ; en elle et à travers elle, [l’Église]
se projette dans le monde, en particulier dans l'Église locale, qui célèbre sous la présidence de
l'évêque. Le concile ne veut pas pour autant exclure l'existence d'autres manifestations de l'Église. La
liturgie est l'expression la plus visible de l'Église, mais pas la seule. L'Église se manifeste aussi dans
l'action caritative des chrétiens et de bien d'autres manières.

« Le fondement de cette participation se trouve, comme nous l'avons déjà dit, dans le sacerdoce
commun des fidèles. Dans l'Eucharistie, le peuple offre les dons avec le président. Dans SC 48, il est
dit aux fidèles, ‘qu’offrant la victime sans tache, non seulement par les mains du prêtre, mais aussi en
union avec lui, ils apprennent à s’offrir eux-mêmes’. Sur ce point, Sacrosanctum Concilium va au-
delà du Mediator Dei, qui utilisait l'expression quodammodo, ‘en quelque sorte’. Cette expression a
été supprimée par le concile. De là naît la conscience que les actions liturgiques ne sont pas privées
mais ont un caractère communautaire (SC 26). Il faut rendre au corps de l'Église ce qui a toujours été
son héritage ; l'assemblée doit retrouver le rôle dirigeant qu'elle avait perdu à cause d'un
cléricalisme abusif. (…)

« Cette insistance sur le caractère communautaire de la célébration est ce qui motive la


récupération de la concélébration, qui a contribué à déprivatiser la messe et à mettre en évidence
l'unité du sacerdoce et du sacrifice eucharistique (SC 57). De ce point de vue, il est incompréhensible
aujourd'hui que dans la liturgie préconciliaire, différentes liturgies simultanées pouvaient être
célébrées dans la même église, et que certains fidèles assistent à l'une et d'autres à l'autre.

« On ne peut donc plus parler aujourd'hui d'une assemblée qui assiste à la messe mais d'une
assemblée qui célèbre la messe. L'évêque ou le prêtre qui préside la célébration ne peut plus être
appelé le ‘célébrant’ mais le ‘président’—car tous célèbrent. Ceci, déjà évoqué dans SC 26, est
expressément énoncé dans le IGMR [Instruction Générale du Missel Romain] n°1 et n°7. L'expression
populaire ‘entendre la messe’ doit être proscrite à jamais. (…)

« Cette ecclésiologie de communion finit par influencer jusque les moindres détails de la
réforme liturgique. Elle influence grandement l'architecture des églises postconciliaires, où le chœur
est à peine élevé au-dessus de l'assemblée pour que les actions soient visibles de tous. Les grilles, les
rails de communion ont été supprimés. Le centre de l'église est l'autel et non le tabernacle, qui a
maintenant été déplacé dans une chapelle latérale. Le plan de la nef n'est plus rectiligne, à la
manière d'un tramway, mais en hémicycle pour que les fidèles se voient mieux et se sentent
davantage intégrés les uns aux autres. Les autels latéraux attachés aux nefs ont été supprimés. La

- 15 -
chorale au fond de l'église a disparue. Le ministère du chant ne peut se situer en dehors de
l'assemblée, mais doit en faire partie »42.

Le prêtre réduit au rôle de


président, les laïcs élevés au rang
de concélébrants

Desiderio desideravi souligne que le célébrant est l'ensemble de l'assemblée et réduit le ministre
de l'autel à la condition de président, sans nier mais en omettant entièrement que lui seul accomplit
in persona Christi l'immolation sans effusion de sang du sacrifice eucharistique.

Dans les versions italienne et espagnole de Desiderio desideravi, le mot « sacerdote » – qui
définit précisément celui qui réalise et offre le sacrifice – n'apparaît que trois fois, dont deux juste
pour se référer à un clerc ordonné. Mais l'expression « presbitero » – qui dans son origine grecque et
latine ne signifie que « le plus ancien », le « doyen » – est utilisée 15 fois43. Aussi, alors que «
présidence » et le verbe présider (ou ses conjugaisons) apparaissent 14 fois, l'expression « célébrant
» n'apparaît qu'une seule fois, avec l'insinuation qu'elle s'applique à toute l'assemblée : «Rappelons-
nous toujours que c’est l’Église, le Corps du Christ, qui est le sujet célébrant et non pas seulement le
prêtre » (n°36). Plus loin, il l'affirme explicitement : «Le prêtre aussi est formé par le fait qu’il préside
l’assemblée qui célèbre » (n°56).

Le document reconnaît qu’« il ne s’agit pas en premier lieu d’un devoir qui lui est assigné par la
communauté, mais plutôt d’une conséquence de l’effusion de l’Esprit Saint reçue lors de
l’ordination ». Mais pour définir ce devoir, il ne dit pas que c'est la fonction sacerdotale de sacrifier
sacramentellement la Victime ; c'est plutôt celle de présider les assemblées : « Le prêtre vit sa
participation caractéristique à la célébration en vertu du don reçu dans le sacrement de l’Ordre, et
celle-ci s’exprime précisément dans la présidence » (n°56).

Dans le paragraphe suivant, il propose une interprétation exclusivement catabatique et


descendante de la mission médiatrice du prêtre en omettant qu'il offre le sacrifice à Dieu au nom de
toute l'Église :

« Pour que ce service soit bien fait – et même avec art ! – il est d’une importance fondamentale
que le prêtre ait tout d’abord une conscience aiguë d’être, par la miséricorde de Dieu, une présence
particulière du Seigneur ressuscité. Le ministre ordonné est lui-même l’un des modes de présence du
Seigneur qui rendent l’assemblée chrétienne unique, différente de toute autre assemblée (cf.
Sacrosanctum Concilium, n.7). Ce fait donne une profondeur « sacramentelle » – au sens large – à
tous les gestes et paroles de celui qui préside. L’assemblée a le droit de pouvoir sentir dans ces
gestes et ces paroles le désir que le Seigneur a, aujourd’hui comme à la dernière Cène, de continuer à
manger la Pâque avec nous » (n°57).

42
Op. cit., p. 60-62.
43
Ce n'est pas le cas dans la version française qui utilise toujours le mot « prêtre », car les mots latins
« presbyter » et « sacerdos » sont tous les deux traduits en français par « prêtre ». Ils ne sont utilisés que
comme adjectifs que dans des expressions comme « ministère sacerdotal » ou « conseil presbytéral », etc.

- 16 -
Immersion du prêtre et des
fidèles dans l’assemblée

D'autre part, cette immersion quasi totale du ministre ordonné dans « l'assemblée » est attestée
par le fait que ce dernier terme est mentionné 18 fois, soulignant sa fonction de célébration et son
caractère collectif, ce qui rend souvent difficile pour chaque fidèle de rendre à Dieu un culte
vraiment intérieur en s'offrant personnellement au Christ-victime, en union intime avec Lui :

« Je pense à tous les gestes et à toutes les paroles qui appartiennent à l’assemblée : se
rassembler, marcher en procession, s’asseoir, se tenir debout, s’agenouiller, chanter, se taire,
acclamer, regarder, écouter. Ce sont autant de façons par lesquelles l’assemblée, comme un seul
homme (Ne 8,1), participe à la célébration. Effectuer tous ensemble le même geste, parler tous d’une
seule voix, cela transmet à chaque individu l’énergie de toute l’assemblée. Il s’agit d’une uniformité
qui non seulement ne brime pas mais, au contraire, éduque le fidèle individuel à découvrir l’unicité
authentique de sa personnalité non pas dans des attitudes individualistes mais dans la conscience
d’être un seul corps » (n°51).

Combien plus judicieuse était cette recommandation de Pie XII ! :

« Le tempérament, le caractère et l’esprit des hommes sont si variés et si différents que tous ne
peuvent pas être dirigés et conduits de la même manière par des prières, des cantiques et des actes
communs. En outre, les besoins des âmes et leurs goûts ne sont pas les mêmes chez tous, et ne
demeurent pas toujours les mêmes en chacun. Qui osera donc dire sur la foi d’un tel préjugé, que
tant de chrétiens ne peuvent participer au sacrifice eucharistique et jouir de ses bienfaits ? Mais ces
gens-là peuvent assurément grâce à une méthode, qui se trouve être pour certains plus facile,
comme par exemple, de méditer pieusement les mystères de Jésus-Christ, d’accomplir d’autres
exercices de piété et de faire d’autres prières qui, bien qu’elles diffèrent des rites sacrés par la forme,
s’accordent cependant avec eux par leur nature »44.

Il faudrait se demander si la désertion de la messe dominicale qui a suivi la réforme liturgique ne


vient pas en grande partie du mécontentement de nombreux fidèles face au caractère
« assembléiste » et collectiviste avec lequel le nouveau rite était célébré dans la plupart des
paroisses, ne laissant aucune place à la piété individuelle.

Surtout, il faudrait se demander si la chute vertigineuse des admissions dans les séminaires n'est
pas due au fait que certains de ceux qui peuvent sentir une vocation ne répondent pas positivement
parce que l'image d'un ministre ordonné réduit à « président de l'assemblée » ne correspond pas à
l'image traditionnelle du sacerdoce, dans laquelle le sacrifice personnel trouve son modèle et son
accomplissement dans la réalité sacrificielle de la Sainte Messe.

44
Op. cit., p. 371-372.

- 17 -
5. La messe « d'une autre foi » ? Une question gênante
Dans les quatre aspects que nous avons analysés dans les parties précédentes - (1) le but du
culte liturgique, (2) le mystère pascal comme centre de la célébration, (3) le caractère mémoriel de la
Sainte Messe, et enfin, (4 ) la présidence de l'assemblée liturgique – il devient manifeste que la vision
de la liturgie de Desiderio desideravi est unilatérale. Bien que ses mots, pris individuellement,
puissent sembler justes, au point de mériter les éloges de certains traditionalistes (même parmi les
plus instruits), il met systématiquement l’accent sur les mauvaises syllabes. Ce qui le pape François
semble vouloir souligner, ce sont les théories et les préférences des liturgistes innovateurs, et non la
doctrine traditionnelle de l'Église.

Une analyse détaillée montre que l’exhortation fait en fin de compte une présentation de la vie
sacramentelle de l'Église, et particulièrement du rite de la Sainte Messe, qui ne semble pas en
harmonie, dans son ensemble, avec les principes et conseils pastoraux du dernier grand document
sur la Liturgie avant le Concile Vatican II, à savoir l’encyclique Mediator Dei du pape Pie XII.

Il faut donc se poser une question gênante : Ces deux formes rituelles très différentes
correspondent-elles à la même Foi ? La réponse des innovateurs les plus avancés est claire. Ils disent
ouvertement que ce sont deux positions liturgiques incompatibles qui correspondent à deux
positions dogmatiques incompatibles. L'une est la foi qui imprègne le rite traditionnel, l'autre est la
foi qui imprègne le nouveau rite. C'est pourquoi le jésuite que nous avons longuement cité, le P.
Martín-Moreno, insiste avec tant de véhémence sur le fait que la « nouvelle messe » substitue
définitivement (et, il faut le dire, répudie) l'orientation et la position théologiques de l'ancienne
messe.

La messe d'hier « ne peut plus


être la norme » de la foi
d'aujourd'hui

En février de cette année, à mi-chemin entre le controversé motu proprio Traditionis Custodes
et la dernière exhortation apostolique, Alain et Aline Weidert, dirigeants de l’autoproclamée
Conférence catholique des baptisé-e-s francophones, ont publié un article surprenant dans le journal
La Croix. Ils expriment leur opinion par un jeu de mots : « La fin des messes d'autre 'foi', une chance
pour le Christ ! »45.

Le couple Weidert a le mérite d'appeler les choses par leur nom et d'être logique dans ses
conclusions. Voici quelques longs extraits choisis qui parlent d'eux-mêmes :

« L’esprit de la liturgie d’autre ‘foi’, sa théologie, les normes de la prière et de la messe d’hier (la
lex orandi du passé), ne peuvent plus, sans discernement, continuer d’être les normes de la foi
d’aujourd’hui, son contenu (notre lex credendi). La frilosité commanderait de ne pas trop réfléchir au
contenu pour ne pas davantage déstabiliser l’Église.

« Bien au contraire ! Une foi qui découlerait encore de la lex orandi d’hier, qui a fait du
catholicisme la religion d’un dieu pervers qui fait mourir son fils pour apaiser son courroux, religion

45
Aline y Alain Weidert, in La Croix, 10-02-2022, https://www.la-croix.com/Debats/fin-messes-dautre-foi-
chance-Christ-2022-02-10-1201199636.

- 18 -
d’un mea culpa et d’une réparation perpétuelle, conduirait à un contre-témoignage de la foi, à une
image désastreuse du Christ. Preuve s’il en est : l’activation encore trop fréquente des indulgences,
liées entre autres à des messes-sacrifices, rachats pour les péchés.

« Nos messes sont malheureusement toujours empreintes d’un fort caractère sacrificiel
« expiatoire » à finalité « propitiatoire » dans le but d’annihiler les péchés (20 fois mentionnés), de
faire notre salut et de sauver des âmes de la vindicte divine. « Propitiation » que défendent
justement bec et ongles les communautés Ecclésia Dei avec leurs prêtres sacrificateurs, formés à dire
le Saint Sacrifice de la Messe, immolation véritable. (…)

« C’est de cette partie immergée de la messe tridentine, dérive historique curieusement passée
sous silence (taboue ?) dans les débats actuels, dont il faut continuer de sortir. Depuis Vatican II nous
revenons de loin, vers la donne initiale d’une Eucharistie qui positive, d’un « Faites ceci en mémoire
de moi ! » où tous sont conviés à être au quotidien Sacrement de l’Alliance : « Comme cette eau se
mêle au vin en vue du sacrement de l’Alliance puissions-nous être unis à la divinité de Celui qui a pris
notre humanité ». Sacrement de l’Alliance, notion neuve dans cette prière depuis Vatican II. (…)

« Si nous voulons être en mesure de proposer à l’avenir une foi et une pratique chrétiennes
goûteuses, nous devons nous aventurer, par réflexion et formation, à découvrir un fond encore
inexploré (inexploité) du salut par Jésus, non pas d’abord sa mort contre (« pour ») les péchés mais
son existence comme Alliance. « Car c’est son humanité, dans l’unité de la personne du Verbe, qui fut
l’instrument de notre salut. » (Vatican II, Sacrosanctum concilium, 5) Le choix est clair ! Non pas entre
sensibilités et esthétiques religieuses différentes mais entre sacrifices à n’en plus finir pour effacer
les péchés et Eucharisties qui scellent l’Alliance/Christ. »

Au moins ici les choses sont dites clairement et sans détours sémantiques ! Supposons que nous
devions placer l'aiguille magnétique de Desiderio desideravi entre les deux visions de la liturgie et de
la messe décrites par les Weiderts. Dans ce cas, nous craignons que l'aiguille ne saute rapidement
vers le pôle « Alliance ». La preuve est déjà là : Alain Weidert a publié dans La Croix un deuxième
article enthousiasmé par le contenu de l'exhortation 46.

La foi de toujours et cette


nouvelle théologie sont
incompatibles

Quoi qu'il en soit, les objectifs que s'est fixés le pape François avec la publication de sa dernière
exhortation apostolique, à savoir que nous « abandonn[i]ons nos polémiques » (n°65) et « que la
beauté de la célébration chrétienne et ses conséquences ne soient pas défigurées par une
compréhension superficielle et réductrice de sa valeur ou, pire encore, par son instrumentalisation
au service d’une vision idéologique » (n°16), sont loin d'être atteints.

Le pontife lui-même en explique la raison : « Il serait banal de considérer les tensions,


malheureusement présentes autour de la célébration, comme une simple divergence entre
différentes sensibilités envers une forme rituelle » (n°31). C’est exact. Les têtes brûlées modernistes
considèrent que le rite de saint Pie V est la messe « d'une autre foi » principalement pour des raisons
théologiques. De même, c'est pour des raisons théologiques que les traditionalistes considèrent que
46
https://www.la-croix.com/Debats/Francois-lurgence-dune-formation-liturgie-2022-07-08-1201224067

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le rite de Paul VI s'écarte des enseignements traditionnels sur la messe sur des points essentiels. Au
nom de la foi de toujours, ils n'acceptent pas et ne peuvent accepter que le nouveau rite soit
« l'unique expression de la lex orandi du Rite romain », comme le prétend Traditionis Custodes et le
rappelle Desiderio desideravi (n°31).

Si la récente exhortation apostolique a cherché à donner un fondement théologique à cette


affirmation, force est de constater, après cette brève analyse, qu’elle semble avoir eu un effet
boomerang. Son caractère unilatéral n’a fait que confirmer la conviction des milieux traditionalistes
que la nouvelle lex orandi ne correspond pas à la lex credendi que l'Église a reçue en dépôt. Et ce
n’est pas l'argument que le pape François invoque comme ultima ratio – c’est-à-dire que les
traditionalistes doivent accepter la nouvelle messe parce qu'elle correspond aux enseignements du
Concile Vatican II – n’est pas à même de les faire changer d'avis. Précisément parce que la
Constitution Sacrosanctum Concilium elle-même, la réforme liturgique qui s’en est inspirée, le
magistère postérieur et maintenant Desiderio desideravi, méritent tous les mêmes objections
théologiques.

En tout cas, voici une invitation aux théologiens et aux spécialistes de la liturgie à aborder le
sujet et à analyser, de manière plus approfondie et scientifique, la contribution que Desiderio
desideravi a apportée au débat en cours. Loin d'« enterrer la hache de guerre », elle semble avoir
ouvert un nouveau front.

(Traduit de l’anglais. Publié originellement dans le site traditionnaliste américan OnePeterFive)

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