Max WEBER (2013 [1913]), « Sur la domination », in Max WEBER, La

domination, trad. I. Kalinowski, ed. établie par Y. Sintomer, Paris, La

Découverte, pp. 41-60.

fPremièrepartie
Sur la dominationl

..J.1.raltltl

t?il tÇil f ril itil i tf lr tt?l

 1. Pouvoir et domination. Formes de transition
La < domination > dans son concept le plus général, avant d'être
rapportée à un contenu concret, est l'un des éléments les plus importants
1.
de l'agir communautaire Tout agir communautaire ne présente pas, il est
wai,la structure d'une domination. Celle-ci joue cependant un rôle très
significatif dans la plupart des modalités de ce dernier, même lorsqu'on n'y
songe pas au premier abord. C'est le cas, par exemple, dans les commu-
nautés linguistiques. Les décrets qui, d'autorité, élèvent un dialecte au rang
de langue administrative dans la gestion politique de la domination jouent
très souvent un rôle décisif dans le développement de grandes commu-
nautés littéraires unifiées (songeons à l'Allemagne) et, à l'inverse, il est tout
aussi fréquent qu'une différenciation linguistique soit définitivement enté-
rinée quand une séparation politique est consommée (la Hollande contre
l'Allemagne). Surtout, la domination exercée à l'o école > stéréotypise de la
façon la plus marquante et la plus définitive la nature et la suprématie de
la langue scolaire officielle. Tous les domaines de l'agir communautaire
sans exception attestent l'influence extrêmement profonde qu'exercent les
configurations de domination. Dans un nombre extraordinairement élevé
de cas, ce n'est que la domination et la manière dont elle est exercée qui
transforment un agir communautaire amorphe en une sociétisation ration-
nelle. Dans d'autres cas, lorsqu'il n'en va pas ainsi, ce sont, malgré tout, la
structure de la domination et son déploiement qui donnent forme à l'agir
communautaire et déterminent notamment de façon univoque son orien-
tation vers un ( obiectif ,. L'existence de la < domination > joue surtout un

ôrrr llôr rclr I rôor tiôt r.ta

I La partie o Sur la domination
' a été laissée par Weber à un stade assez avancé de fin!
tion. Elle devait probablement constituer l'introduction des développements sur la
domination. Sa date de rédaction est incertaine et se situe probablement entre 1911
et 1914. Comme dans la presque totalité des textes formant La Dornination (la seule
exception concetne un extrait de la partie . L'É,tat et la hiérocratie >), le manuscrit n,a
pas été conservé et le texte qui figure dansla Max Weber GcsamtausgcDe est une révlsion
critique de celui livré dans l'édition posthume <le 1922.

43

Ladominanon
rôle décisif dans les configurations sociales du passé et du présent qui sont
économiquement les plus significatives : la seigneurie foncière, d'un côté, la
grande entreprise capitaliste, de l'autre. [ ]
La dominationf nous le montrerons à l'instant, est un cas particulier du
pouvoir. Il en va de la domination en particulier comme d'autres formes de
pouvoir ; ce n'est en aucun cas l'objectif exclusif ni même seulement habi.
tuel de ses détenteurs que de la mettre au service d'intérêts purement écono-
miques, ni même seulement non plus d,obtenir une grande quantité de
biens économiques. Il faut reconnaître, cependant, que le fait de disposer
de biens économiques, autrement dit le pouvoir économique, est une
conséquence fréquente, et très souvent délibérément recherchée, de la
domination; et il est tout aussi fréquent que ce soit là un des instruments
majeurs de la domination. Mais toutes les positions de pouvoir écono-
mique ne revêtent pas la forme d,une n domination > au sens où nous
entendons ici ce terme, comme nous le constaterons bientôt. Inversement,
toutes les n dominations > n'ont pas recours, pour se fonder et se perpétuer,
à des instruments de pouvoir économique. cependant, d'une façon ou
d'une autre, c'est le cas de la plupart des formes de domination et en part!
ri
culier des plus importantes, souvent à un degré tel que le mode d,utilisa-
I
tion des moyens économiques à des fins de maintien de la domination
l
influence de façon déterminante la nature de la structure de domination.
i
I
En outre, la grande majorité des communautés économiques, et tout spécia-
l impossible de développer ici une casuistique complète de toutes les formes,
lement les plus importantes et les plus modernes, présentent une structure
de domination. Enfin, la structure de la domination, bien que sa spécificité
ne soit aucunement associée de manière univoque avec des formes écono-
miques particulières, est cependant le plus souvent un élément extrême-
ment important d'un point de vue économique et, généralement, elle est
également conditionnée d'une façon ou d,une autre par l,économie.
Dans un premier temps, nous chercherons seulement ici, dans la mesure
du possible, à énoncer des principes généraux quant aux relations entre
formes économiques et formes de domination; par suite, ils présenteront
fatalement un caractère peu concret et, de surcroît, leur formulation
demeurera parfois un peu vague. pour commencer, nous devons d,abord
définir plus précisément ce que signifie pour nous la n 666inu1ion > et quel
rapport elle entretient avec la notion générale de o pouvoir >. La domina-
olt.oôi+ rttr I Itt r rot. r lat tion au sens tout à fait général du pouvoir, à savoir la possibilité de
contraindre d'autres personnes à infléchir leur comportement en fonction
de sa propre volonté 2, p€ut se présenter sous 1es formes les plus diverses.
[]
t Dans É'conomie et société, weber choisira de nommer exclusivement par le
terme de
< pouvoir ,'
" Macht ", ce qu'il désigne ici comme la domination au sens le plus rarge. Il
44
Sur la dornination
par exemple, on a parfois considéré que, le cas échéant, les préroga-
tives revendiquées, en vertu du droit, par un créancier vis-à-vis de son ou
de ses débiteurs équivalent au
pouvoir de donner des ordres à ces derniers
ou à ceux qui ne disposent pas d'un tel droit, et on a vu ainsi dans tout le
cosrnos du droit privé moderne une décentralisation de la domination
entre les mains de ceux à qui la loi confère des o droits >. L'ouvriet aurait
alors le pouvoir de donner des ordres à l'entrepreneur, autlement dit de
le < dominer >, en définissant le niveau de salaire auquel il prétend ; le
fonctionnaire < dominerait > le roi en fixant la hauteur des émoluments
exigés, etc. On aurait ainsi affaire à un concept un peu forcé d'un point
terminologique et de toute façon seulement provisoire, car il
de vue
faudrait distinguer, d'un point de vue qualitatif, les ordres donnés par le
pouvoir iudiciaire au condamné et les ( ordres o donnés par le créancier,
en vertu de ses droits, au débiteur qui n'est pas encore condamné. Une
position communément désignée comme n dominante ) pourrait se
rencontrer aussi bien dans les relations sociales des salons que sur le
marché, en haut de la chaire d'un amphithéâtre qu'à la tête d'un régi-
ment, dans une relation érotique ou caritative que dans une discussion
scientifique ou dans le sport. [ ]
Si le concept de n domination > possédait une extension aussi large, il
3.
ne pourrait constituer une catégorie scientifiquement utilisable Il est
conditions et contenus de la n domination o entendue dans ce sens
très large. Gardons seulement à l'esprit, par conséquent, que, à côté de
nombreuses autres formes possibles, il existe deux types de domination
représentant des pôles opposés. D'un côté, la domination en vertu d'une
configuration d'intérêts (en particulier d'une situation de monopole) et, de
l'autre, la domination en vertu d'une autorité (pouvoir de donner des
ordres et devoir d'obéissance), Le type le plus pur de la première est la
domination monopolistique sur le marché ; pour la seconde, le pouvoir du
père de famille, le pouvoir administratif ou Ie pouvoir princier. La
première, dans son type pur, se fonde seulement sur le fait que, en vertu de
possessions garanties d'une façon ou d'une autre (ou encore d'une habi-
leté à évoluer sur un marché), on tente d'influencer l'action formellement
n libre n des dominés, qui n'obéit qu'à leur propre intérêt. La seconde
écrira : " Le pouvoir signifie toute chance de faire triompher au sein d'une relation
sociale sa propre volonté, y compris contre des résistances, peu importe sur quoi repose
cette chance, (Max WIBER, Éconornie et société, op. cit.,p.95, traduction modifiée)
(N.D.E.).
À comparer avec Max Wrsw, lbid., traduction modifiée ; < Le concept de pouvoir est
sociologiquement amorphe, (N.D,E.).
45
 La domination
s'appuie en revanche sur le devoir d'obéissance tout court, auquel on fait
appel indépendamment de toute motivation et de tout intérêt a. [ ]
Il existe des transitions progressives entre les deux. Par exemple, toutes
les grandes banques centrales et toutes les grandes banques de crédit exer-
cent souvent une influence ( dominante > sur le marché du capital en
vertu de leur position monopolistique. Elles peuvent fixer pour ceux qui
cherchent à obtenir un crédit des conditions d'octroi de ce dernier, et
influencer par là dans une large mesure les comportements économiques
dans l'intérêt de leur propre entleprise, afin d'augmenter ses liquidités :
les clients s'adaptent, dans leur propre intérêt, à ces conditions afin que
leur soit octroyé le crédit dont ils ont besoin, et ils doivent, le cas échéant,
assurer par des garanties l'argent qui est mis à leur disposition. Cepen-
dant, les banques de crédit ne revendiquent pas pour autant une ( auto-
rité >, c'est-à-dire l'exercice, indépendamment de tout intérêt, d'un droit
à l'" obéissance > sur ceux qui, de fait, sont dominés. Elles poursuivent
leurs intérêts propres et les imposent au moment même où les dominés se
conforment à leurs propres intérêts rationnels, dictés par la contrainte des
circonstances, en agissant de façon formellement o libre >. Tout déten-
teur d'un monopole, fût-il seulement partiel, qui, en dépit de la concur-
rence existante/ est pour une large part en mesure de n prescrire , les prix
à ses adversaires et concurrents d'échange, autrement dit de les
contraindre, par son attitude personnelle, à adopter une attitude à sa
convenance, sans pour autant leur imposer d'une quelconque façon le
n devoir > d'accepter cette domination, est dans une situation analogue.
Toute forme typique de domination en vertu d'une configuration
d'intérêts, notamment d'une situation de monopole, peut se transformer
progressivement en domination autoritaire. Par exemple, afin d'améliorer
leur contrôle, les banques qui prêtent de l'argent peuvent placer leurs
directeurs dans le conseil de surveillance des sociétés par actions qui cher-
chent à obtenir un crédit auprès d'elles : le conseil de surveillance impose
à la direction de ces dernières certaines décisions importantes, en vertu de
l'obligation d'obéissance. Une banque d'émission peut aussi inciter les
grandes banques à former un cartel réglementaire s et faire en sorte de se
ménager, en vertu de sa position de pouvoir, un contrôle d'ensemble sur
rlôrrllr rtÇ. . rol..ol.ç rio
4 À comparer avec la version ultérieure, où ces deux t)?es de domination seront réinter-
prétés à l'aide de la dichotomie pouvoir/domination, le second terme étant précisé
comme ( la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de
contenu déterminê ", lbid. (N.D.[.).
5 Le cartel réglementaire (Kontlitionenkartel/) était un caftel de type spécial par lequel les
entreprises concernées s'entendaient sur des modalités standard de contrat, de
Iivraison et de paiement,
46
Sur la domination
leur relation avec la clientèle, indiscuté et assorti de réglementations sans
cesse nouvelles, que ce soit à des fins de
politique monétaire, de politique
conioncturelle ou encore, étant donné qu'elle est elle-même exposée à
du pouvoir politique, à des fins directement politiques, notam-
l,influence
ment pour garantir les ressources financières nécessaires en cas de guerre.
Si un tel contrôle parvient à être imposé, si ses modalités sont ensuite
fixées dans des règlements, si des instances particulières et des séries
d,instances sont par exemple créées pour trancher dans les cas litigieux,
et si ces mesures revêtent de fait un tour touiours plus dLastique - ce qui
est concevable en théorie -, il peut en résulter que cette domination tende
à se confondre de plus en plus avec la domination autoritaire exercée par
une instance bureaucratique officielle à l'égard de ses subordonnés et que
cette subordination revête le caractère d'un rapport d'obéissance autori-
taire. Il en va de même de la mainmise exercée sur les détaillants de bière
par les brasseries dont ils dépendent et qui leur fournissent des équipe-
rnents, par le futur cartel des éditeurs allemands sur les libraires qui gére-
ront ses concessions, par la Standard Oil Company sur les marchands de
pétrole, ou encore par le bureau du syndicat du charbon sur les marchands
de charbon. [ ]
L'évolution logique voudrait que tous se transforment progressive-
ment en employés de leurs fournisseuls et en agents rétribués aux
tantièmes, qui finiraient par ne plus guère se distinguer, dans leur mode
de dépendance, des ouvriers monteurs et autres employés privés travail-
lant à l'extérieur mais soumis à l'autorité d'un chef d'entreprise. Dans
l'Antiquité, la dépendance de fait occasionnée par les dettes et le statut
officiel d'esclavage pour dettes n'étaient pas toujours clairement distincts.
De même, au Moyen Âge et à l'époque moderne, il n'existait pas de sépa-
ration tranchée entre la dépendance de l'artisan travaillant pour l'exporta-
tion vis-à-vis du marchand maîtrisant le marché, la dépendance associée à
l'industrie à domicile stricto sensu sous ses différentes formes, et le travail à
domicile soumis à une réglementation autoritaire. Il n'existe pas non plus
de distinction nette, par la suite, entre ces statuts et celui du vendeur, du
technicien ou de l'ouvrier d'atelier embauchés sur le marché du travail en
vertu d'un contrat d'échange impliquant une n égalité de droits > formelle
et l'acceptation formellement < volontaire , de conditions ( offertes >r qui
se soumettent à une discipline que, fondamentalement, rien ne distingue
de la discipline imposée par une instance étatique, voire par une autorité
de commandement militaire, [ ]
En tout état de cause, la différence entre les deux derniers cas
mentionnés est davantage accusée que la différence entre emploi public
et emploi privé : le poste de travail et de gestion est accepté et quitté
47
 Ladomination
volontairement, tandis que l'obligation de service militaire (par opposi-
tion, chez nous, avec l'ancien statut des soldats sous contrat) n'est iamais
volontaire. Cependant, étant donné que la relation de sujétion politique
peut elle aussi être acceptée volontairement et, dans une certaine mesure,
lompue de façon volontaire (tout comme, par le passé, les relations de
dépendance féodales et même, dans certains cas, patrimoniales), il
n'existe pas, là non plus, de distinction nette avec les rapports de pure
autorité qui sont absolument non volontaires et ne peuvent être dissous,
normalement, par ceux qui y sont assuiettis (les esclaves, par exemple). [ ]
Naturellement, toute relation de contrainte autoritaire recèle encore/
de fait, de la part de celui qui obéit, un minimum d,intérêt personnel à
obéir : c'est là, normalement, un ressort indispensable de l,obéissance. Là
encore, donc, les transitions sont insensibles. pourtant, si l,on veut
parvenir à opérer des distinctions fructueuses dans la continuité toujours
fluide des phénomènes réels, force est de constater la polarité très accusée
qui oppose, d'un côté, la puissance que procure, de fait, le pur échange de
marché, régulé par des compromis d'intérêts, autrement dit la pure
possession en tant que telle et, d'autre part, le pouvoir autoritaire d,un
père de famille ou d'un monarque qui exigent purement et simplement le
devoir d'obéissance. [ ]
En effet, les exemples que nous avons choisis n,épuisent pas la diver-
sité des formes de pouvoir. La possession en tant que telle, notamment,
ne contribue pas seulement à instituer le pouvoir en revêtant la forme
d'un pouvoir sur un marché. Nous l'avons vu, elle confère à elle seule,
lorsqu'elle est associée à la conduite de vie correspondante, un pouvoir
social important, y compris dans des contextes socialement indiffé-
renciés, comme on le voit aujourd'hui avec la position sociale de celui qui
< tient maison ouverte , ou de la femme qui < tient salon r. En fonction
des circonstances, toutes ces relations peuvent revêtir des traits directe-
ment autoritaires. De plus, la o domination > au sens large que nous avons
défini tout à l'heure n'est pas seulement le produit des échanges de
marché, mais aussi des relations conventionnelles d'échange de sociabi-
lité, de la n coqueluche des salons 6 , à l'arbitre patenté des élégances de
la Rome impériale (arbiter elegantiarum) en passant par les cours d'amour
+ôlrÇllr rôôo r ilô r ratô r oôlr des Dames provençales. En outre, de telles situations de domination ne se
rencontrent pas seulement dans la sphère des marchés privés ou des rela-
tions privées. Un < Empire StateT ,, - ou, plus exactement, les hommes qui
6 En allemand,, Salonlôwe
" ",littéralement < lion de salon > (N.D.E,).
7 L'expression ûnpire Stote D était à l'époque utilisée pour parler cle l,É,tat de New york
" I
du fait de sa position dominante dans le commerce et la finance.
48
Sur la donination
comptent du point de vue de l'autorité ou des marchés - comme la Prusse
8
au sein de l'Union douanière et du Reich allemands en est l'exemple
typique, ou encore, à un degré bien moindre, New York pour l'Amérique
peuvent exercer une hégémonie forte et parfois même despotique en
l,absence de tout pouvoir de commandement officiel. L'administration
prussienne domine l'Union douanière parce que le territoire de cet É,tat en
est le principal débouché et représente donc le marché le plus vaste. Elle
domine l'É,tat fédéral allemand parce que la Prusse possède le réseau ferré
le plus dense, le plus grand nombre de chaires universitaires, etc., et se
trouve en mesure de paralyser les administrations concernées des autres
É,tats tédéraux, formellement égaux en droits ; elle domine d'autre part cet
É,tat fédéral pour d'autres raisons analogues. New York, dans un territoire
politique plus réduit, domine en tant que siège des grandes puissances
financières. [ ]
On a affaire ici, dans tous les cas, à des formes de pouvoir dérivées
d'une configuration d'intérêts, analogues ou à peu près analogues aux
rapports de pouvoir instaurés par un marché, mais qui, dans leur évolu-
tion, peuvent très facilement se transformer en rapports d'autorité formel-
lement réglementés, ou, pour employer une formule plus correcte, être
socialisés en hétérocéphalie du pot;oir de commandement et de I'appareil de
contrainte. Du reste, la domination simplement conditionnée par un
marché ou par une configuration d'intérêts peut, justement parce qu'elle
n'est pas régulée, être éprouvée comme beaucoup plus oppressante
qu'une autorité expressément régulée par certaines contraintes d'obéis-
sance. Mais ce point ne saurait être décisif pour la formation du concept
sociologique de domination. Dans ce qui va suivre, nous ferons usage de
la notion de domination au sens étroit : elle représente l'antithèse exacte
de l'idée d'un pouvoir conditionné par une configuration d'intérêts, en
particulier un marché, qui se fonde partout formellement sur le libre jeu
des intérêts. Cette domination au sens restreint se confond avecle pouvoir
sutoritaire de donner des ordres.
Par n domination >, nous entendrons donc ici le fait qu'une volonté
affirmée (un n ordre n) du ou des dominants > cherche à influencer
"
l'action d'autrui (du ou des n dominés et l'influence effectivement, dans
")
Ia mesure où, à un degré significatif d'un point de I'ue social, cette action
se déroule comme si les dominés avaient fait du contenu de cet ordre, en
tant que tel, la maxime de leur action (< obéissance n).
Fondée en 1834,l'Union douanière allemande pennit à la Prusse d'étendre son hégé-
monie, notalnment par rapport à l'Autriche (N.D.E.).
49
 La dornination Sur la domination

1. Si notre point de départ est le concept de domination ainsi défini, ernploi fixe
10,
comme c'est souvent le cas dans les villages asiatiques,
la lourdeur cle formulation du comme si " paraît inévitable. D'une part,
<
notamment, est-il dominant au sein de sa sphère de u compétence "
en effet, étant donné les obiectifs qui sont les nôtres, la simple résultante
professionnelle, ou est-il dominé - et paL qui ? On sera tenté de dire que,
extérieure, le fait que l'ordre soit effectivement suivi d'effet, n'est pas suffi-
ià encore, le concept de n domination > ne peut s'appliquer à une telle
sante, car il n'est pas indifférent, de notte point de vue, que le sens situation, hormis à la relation que cet artisan entretient avec ses assis-
attribué à cette obéissance soit celui de l'acceptation d'une norme tants éventuels, ou encore à la relation qu'entretiennent avec lui les
n valide , ; d'autre part, cependant, la chaîne causale qui va de l,ordre à
personnes qui disposent éventuellement de l'n autorité n dans le village,
son exécution peut revêtir des formes très variées. Ne serait-ce que d,un
ont le pouvoir de donner des ordres et exercent sur lui un u contrôle o.
point de vue purement psychologique : un ordre peut produire son effet
Cela reviendrait à réduire le concept à son sens étroit, tel que nous l'avons
par < empathie o, ,, inspiration >, ( persuasion > rationnelle ou par une
défini. Au demeurant, la position d'échevin de village ou de < personne
combinaison de ces trois formes majeures d'action sur autrui e. Il en va de
d'autorité > peut revêtir exactement la même forme que celle de cet
même pour la motivation concrète : dans le détail, l,ordre peut être
artisan. En effet, la distinction enûe < affaires n privées et < gestion >
exécuté parce qu'on est personnellement convaincu de sa justesse, par
publique à laquelle nous sommes accoutumés est seulement le produit
sentiment du devoir, par n habitude bornée > ou par préiugé personnel,
d'une évolution et n'est en aucun cas aussi enracinée en tous lieux qu'elle
sans que la différence soit nécessairement importante d'un point de vue
l'est chez nous. Dans la conception populaire des Américains, par
sociologique. D'un autre côté, cependant, le caractère sociologique de la
exemple, les n affaires , d'un juge sont un n business n au même titre que
domination variera en fonction de certaines différences de fond dans les
celles d'un banquier. Le iuge est un homme qui jouit du monopole privi-
critères généraux de validité dont elle se réclame,
Iégié d'énoncer une n décision > en vertu de laquelle une partie peut en
2. Entre le sens large évoqué précédemment, celui du * se-faire-
contraindre une autre à exécuter certaines actions ou, à l'invetse, se
valoir , (sur un marché, dans un salon, dans une discussion ou n'importe
prémunir confte les exigences que l'autre partie cherche à faire valoir
où ailleurs) et le sens restreint dans lequel nous utilisons ici la notion de
auprès d'elle. En vertu de ce privilège, le juge jouit d'avantages directs et
domination, il existe comme nous l'avons vu beaucoup de formes inter-
indirects, légitimes et illégitimes, et, pour bénéficier de ces derniers, il
médiaires. Revenons brièvement sur quelques-unes d'entre elles, afin de
reverse une partie de ses honoraires (" fee ") à la caisse des boss du pati qui
délimiter clairement cette signification restreinte. D,abord, une relation
les lui a procurés. Nous ditons pour notre part que l'échevin de village, le
de domination peut évidemment être réciproque. Deux fonctionnaires juge, le banquier et l'artisan exercent une ( domination > si et seulement si
modernes de o services différents sont mutuellement soumis au pouvoir
" ils exigent une " obéissance > à certaines prescriptions données, simple-
de commandement de l'autre dans son domaine de o compétence o. ce
ment pour elles-mêmes, et l'obtiennent (à un degré significatif d'un point
point ne soulève pas de difficulté conceptuelle. cependant, si nous
de vue social). Pour que le concept ait pour nous une étendue à peu près
prenons I'exemple de la commande d,une paire de bottes, est_ce le
utilisable, il est impératif qu'il se réfère au ( pouvoir de donner des
cordonnier qui domine > le client, ou le client qui domine le cordon-
" ordres >, même s'il faut reconnaître que, là aussi, dans la réalité de la vie, il
nier ? Dans le détail, la réponse peut beaucoup varier, mais elle revient
n'y a que des n cas intermédiaires o. Il va de soi que ce qui est détermi-
presque toujours à dire que la volonté de chacun des deux influence la
nant, dans une perspective sociologique, n'est pas l'existence o idéelle >
volonté de l'autre dans un secteut partiel du processus, en luttant contre la
d'un tel pouvoir, telle qu'on peut la déduire d'une norme, sur un plan luri-
résistance qu'il lui oppose : en ce sens, chacun o domine > l,autre. Il serait
dique dogmatique, mais son existence factuelle: en d'autres termes, le fait
difficile de construire sur cette base un concept précis de la domination.
erii ral. r aa.. tatr c tlQ o r to Il en va de même dans toutes les relations d'échange, y compris idéelles.
que, lorsqu'on invoque une autorité pour donner certains ordres, ceux-ci
soient effictivement suivis d'effet, à un degré significatif d'un point de vue
Prenons un autre exemple : lorsqu'un artisan de village travaille à un
social. Pourtant, l'approche sociologique part du fait que les pouvoirs

9 weber reprend sans doute ici la tripaitition de willy HËr.LpAcH, Die geistiseil Epidemicn
10 À la suite des analyses de Karl Marx dans le premier volume du Capital, Weber se réfère
lLes épidémies mentalesl, textes édités par Maûin Buber, vol. 11, Rûtten & Loening,
ici aux artisans, en nombre traditionnellement limité, qui étaient employés par les
Francfort/Main, 1906).
conmunautés villageolses de I'lnde ancienne (N.D,[,).

50
51
 Ladomination
qui, n de fait ,, dispensent les ordres ont coutume d'invoquet un suqer-
sdditum tt, un ,, ordre > normatif existant < de droit o; elle doit donc
nécessairement faire intervenir l'appareil conceptuel iuridique.
2. Domination et administation.
Nature et limites de I'administration démocratique
La o domination > nous intéresse ici dans un premier temps
dans la mesure où elle est associée à l'n administration >. Toute domina-
tion s'exprime et fonctionne comme une administration. Toute adminis-
tration a besoin, d'une manière ou d'une autre, de la domination, car sa
conduite exige toujours que certains pouvoirs de commandement soient
placés entre les mains de quelqu'un. Ce pouvoir de commandement peut
se présenter sous un jour très peu manifeste et le maîfte 1' passer pour le
( serviteur > des dominés, et se percevoir lui-même comme tel. C'est le cas,
le plus souvent, dans ce qu'on appelle I'" administration démocratique
directe r. Elle est appelée < démocratique n pour deux raisons qui ne
s'accordent pas nécessairement entre elles, à savoir : L. parce qu'elle se
fonde sur le présupposé que tous possèdent, en principe, une égale qualifi-
cation pour la conduite des affaires communes ;2, parce qu'elle minimise
l'étendue du pouvoir de commandement. Les fonctions d'administration
sont soit remplies tout simplement à tour de rôle, soit attribuées par tirage
au sort ou par vote pour une courte période ; toutes les décisions maté-
rielles ou, en tout cas, toutes les décisions matérielles importantes sont
laissées à la discrétion des membres du groupe, tandis qu'on réserve aux
fonctionnaires la préparation et l'exécution des décisions et ce qu'on
appelle la ( gestion des affaires courantes o, conformément aux prescrip-
tions de l'assemblée des membres. L'adminisftation de beaucoup d'asso-
ciations privées, tout comme celle des groupements politiques (c'est
encore le cas aujourd'hui, du moins en principe, dans les assemblées
populaires en Suisse - Landsgemeinden - et aux É,tats-Unis - townships13),
de nos universités (dans la mesure où leur gestion est entre les mains du
recteur et des doyens) et de beaucoup d'autres structures analogues sont
conformes à ce schéma. Si modeste que soit Ia compétence de l'adminis-
tration, il est en tout cas inévitable de déléguer certains pouvoirs de
ftOÇ Çll r r t0r r ttt i ool r o Itl I
11 Ici, le terme latin < superadditum, désigne un principe surajouté (N.D.E.).
" "
1.2 Selon les contextes, nous avons traduit le terme allemand de Herr,>, qui a une accep-
" nauté villageoise autonome, fonctionnant un peu sur Ie mode de la coopérative, et qui
tion sémantique très large, par maître, seigneur, souverain, prince, etc. (N.D.E.).
13 Les assemblées générales de citoyens, qui jouèrent un rôle fondamental durant la
période moderne en Suisse et en Nouvelle-Angleterre, virent leur pouvoir réduit au
profit des conseils et de l'exécutlf à partir respectivement du xvnr et du xrx" siècles
(N.D.E.).
52
Sur la donination
cornmandement à tel ou tel fonctionnaire et, par suite, la situation de ce
dernier oscille naturellement touiours entre le simple service de gestion
des affaires et une position de maîtrise avérée. C'est précisément pour
l,empêcher d'évoluer vers une telle position que des limites " démocra-
tiques > sont imposées à son recrutement. Au demeurant, même les
comités aristocratiques tiennent eux aussi à préserver une < égalité > et à
o rninimiser o le pouvoir de domination des fonctionnaires, y compris au
sein de leur propre couche sociale dominante, et lorsque ces agents en font
partie : tel a été le cas des aristocraties vénitienne ou lacédémonienne, et
il en va de même, aujourd'hui encore, de l'aristocratie des professeurs
la
d'université allemands (n professeurs ordinaires ,) ; ils ont alors recours
aux mêmes formes n démocratiques > (rotation, élection pour une courte
période, tirage au sort).
Il est normal que ce mode d'administration trouve sa place dans les asso-
ciations qui 1. sont étroitement cantonnées à un niveau local ou 2. sont
limitées en nombre de membres, ou encore 3. sont peu différenciées du
point de vue de la position sociale de leurs membres I en outre, elle présup-
pose 4. des tâches relativement simples et constantes et 5. malgré tout, un
degré non négligeable de développement des formes d'éducation à l'évalua-
1s
tion obiective des moyens et des fins. (ll en a été ainsi dans l'administra-
tion démocratique directe de la Suisse et des États-Unis, mais aussi, safits
quitter la sphère habituelle de l'administration à l'ancienne, dans le nmir ,
russe
16.)
Ce mode d'administration ne représente donc pas ici pour nous le
point de départ historique typique d'une o série d'évolution o, mais seule-
ment un cas-limite du point de we typologique, qui constitue le point de
départ de notre étude. Ni la rotation des charges, ni le tirage au sort, ni le
14 Le terme de oprofesseur ordinaire" désignait, dans la hiérarchie académique alle-
mande, le niveau le plus élevé, occupé par les titulaires de chaires n ordinaires ' (N.D.E.).
1.5 Letermeallemand "sachlicltoadanscettelangueuneacceptionplusvastequ'en
fiançais. L'o objectivité, dont il est question n'exclut pas la prise de parti, et s'oppose
seulement à une approche purement idéologique ou peu soucieuse de cohérence avec
les données disponibles : il est par exemple possible de dire d'un responsable politique
qu'il est plus " sachliclt o qu'un autre, Chez Weber, le champ sémantique et conceptuel
dela Sachlichkclf est particulièTernent étendu, et il n'est pas possible de le rendre de
façon complètement unifiée en français. La problérnatique conceptuelle de l'. objecti-
vité , a partle liée avec la tendance à la rationalisation et, plus spécifiquernent, avec la
rationalité de type légal-bureaucratique qui marque tout particulièrelnent la moder-
nité (N.D.F,,).
16 Dans l'Ernpire nlsse, le ,ilrr constituait l'unité rurale de base. Il s'agissait d'une commu-
allouait et redistribuait régulièrement entre ses membres les parcelles de terre arable et
autres terrains économiquement exploitables dont elle disposait. À partil du milieu du
xrx" siècle, l'État chercha à en prendre le contrôle et, après la révolution de 1905,
adopta des réformes du droit agraire visant à développer la petite et moyenne propriété
paysanne et à permettre aux paysans de quitter la commune.
53
 La domination
vote proprement dit au sens moderne du telme ne sont des formes n primi-
tives , de recrutement des fonctionnailes d'une communauté.
Partout où elle existe, l'administration démoclatique directe est
instable. Si une différenciation économique appalaît, les chances que les
possédants en tant que tels prennent en main les fonctions d'administra-
tion augmentent. Non qu'ils détiennent nécessairement une supériorité
en raison de leurs qualités pelsonnelles ou de l'ampleur de leurs connais-
sances en la matière. Simplement, ils sont o disponibles ), ont le loisir
nécessaire pouL s'occupel de l'administration à côté de leurs fonctions
habituelles et les moyens économiques de les rentplir sans recevoir de
salaire important, voire en l'absence de tout salaire, Pour ceux qui sont
contraints d'exercer un travail professionnel, I'exercice de ces fonctions
représente par contre un sacrifice de temps, et donc pour eux de chances
de profit, d'autant plus intolérable que l'intensité de leur travail
augmente, Par suite, ce ne sont pas les revenus élevés en tant que tels, mais
plus particulièrement les revenus non liés à un travail ou obtenus grâce à
un travail intermittent qui sont les porteurs de cette supériorité. Par
exemple, une couche d'industriels modernes, toutes conditions égales par
ailleurs, est beaucoup moins disponible, d'un point de vue économiqne,
et par conséquent beaucoup moins en mesure de remplir des fonctions
d'administlation, qu'une classe de propriétaires terriens ou une couche de
grands marchands patticiens du Moyen Âge, qui, l'une comme l'autre,
n'étaient requises par leurs affaires que de façon intermittente, De la
même façon, dans les universités, par exemple, les directeurs des grands
instituts de médecine et de sciences naturelles ne sont pas les mieux placés
pour être recteurs, malgré leur expérience de la gestion ; ils sont souvent,
au contraire, les moins en lnesure de remplir cette tâche, parce qu'ils sont
tenus de gérer d'autres affaires. [ ]
Dans les contextes socialement différenciés, moins ceux qui exercent un
travail rétribué sont disponibles, et plus l'administration démocratique
directe a tendance à glisser vers une domination des notables r, Nous avons
"
déjà rencontré précédemment la notion de notables 17 , : il s'agit des
" classe et il est le plus souvent tributaire du statut moyen de classe des mernbres clu
porteurs d'une forme spécifique d'honneur social attaché à un certain type
de conduite de vie. Nous obselons ici une caractéristique supplémentaire
a D raaa.
ttlritlr ttllrlf t f tlliltlt
tet t. tar, laa' .a taû
des notables, un trait normal indispensable, mais tout à fait différent : le fait
que, de par leur situation économique, ils sont qualifiés pour percevoir
l'administration sociale et la domination comme un < devoir d'honneur o.
Pat " notables >, nous entendrons ici, provisoirement, dans un sens général,
17 Weber présente à plr.rsieurs reprises sa définition des notables. En l'occurrence, il
difficile de déterminer à quel passagc précis l'allusion fait référence,
54
Sur la dornination
les détenteurs d'une fortune (relativement) indépendante du travail ou, en
tout cas, constituée de telle sorte qu'elle leur permet d'endosser des fonc-
dons administratives à côté de leur activité professionnelle (éventuelle), et
qui, en même temps (comme la possession d'une fortune n'impliquant pas
de travailler l'a en particulier de tout temps autorisé) possèdent en veltu de
cette situation économique une conduite de vie qui leur confère le o pres-
ilge > social d'un u honneur de statut (Standl8) > et leur donne pat là voca-
tion à la domination. La forme que revêt très souvent cette dominatlon des
notables est la constitution de comités préparatoires qui anticipent sur les
décisions des membres du gloupe ou, de fait, les évincent, et sont monopo-
lisés par les notables à leur profit en vertu de leur prestige. Sous cette forme,
en palticulier, le développement de la domination des notables au sein de
communautés locales, donc notamment de groupements de voisinage, est
un phénomène extrêmement ancien. Cependant, les notables des temps
primitifs présentaient un caractère tout à fait différent de la u démocratie
directe , et rationalisée de notre époque. En effet, le porteur de Ia qualité de
notable est, à l'origine,l'ancien. Sans parler du prestige de l'expérience, les
( anciens > ne peuvent manquer d'être en eux-mêmes les notables
( naturels dans toutes les communautés dont l'agir est exclusivement
"
orienté en fonction de la n tradition >, autrement dit de la convention, du
droit coutumier et du droit sacré. En effet, les anciens connaissent la tradi
tion, et leur expertise, leur sagesse, lew placet préalable Qrobouleumate) ou
18 Le terme allemand de
" Sfdrid
o (pl. Stiinde, que l'on peut rapprocher de l'anglais n sfcn-
d'i3 ,) peut selon les contextes renvoyer en français à un statut, aux ordres ou états de
l'Ancien Régime, aux castes entendues au sens propre or,1 au sens figuré, aux corpora-
tions, etc. Weber en fait un idéal-type qui s'articule de façon dichotonique à celui de 1a
classe, en un couple très structurant pour sa sociologie. n Qu'est-ce qu'un Sfand? Les
"classes" sont des groupes de gens dont la situation économique est identique, du
point de vue de certains intérêts. La possession ou la non-possession de biens l1ratériels
ou de qualifications professionnelles d'un certain type sont constitutives de la "situa-
tion de classe". Le " Stnnd" est une qualité d'honneur ou de privation d'honneur social
et, pour l'essentiel, il est à la fois conditionné et exprinré par un certain type de
conduite de vie. L'honneur social peut être directenent attaché à une situation de
Stand. Mais ce n'est pas nécessairement le cas. L'appartenance à un Sfnrrrl, d'un autre
côtê, influence par elle-même Ia situation de classe, dans la mesure orh la conduite de
vie conforme à un Stnrlri privilégie cefiaills types de possession ou d'activité profession-
nelle et en récuse d'autres " (Max WEBr.R, Hitrdouivne ct bouddltisme, Flammarion, Paris,
2oo3, p. 1.23) (N.D.E.).
1,9 À Athènes, le conseil (boulè) d,evait préparer les séances <le l'Assemblée des citoyens
(ecclêsia) en rédigeant des projets de loi Qtroboulcwna). Il est cependant douteux que la
ùolrlè puisse, comme Weber le voudrait, être assimilée à un conseil de notables. À partir
de la réforme clisthénienne en 508 av. J.-C., elle est désignée par tirage au sort annuel
parmi les citoyens volontaires des dix tribus. C'est plutôt l'Aréopage, un conseil semi-
est aristocratique dont l'importance diminua avec le développement de la démocratie, qui
pourrait être comparé au Sénat romain (N,D.E.).
55
 La domination
leur ratification a posteriori (auctorita.s20) garantissent la rectitude des déci.
sions prises par les membres vis-à-vis des puissances supraterrestres et
permettent d'exercer l'atbitrage le plus efficace dans les cas litigieux. Lorsque
la situation économique des membres est à peu près égale, les o anciens >
sont simplement ceux qui ont le plus grand nombre d'années, et ils sont le
plus souvent issus de toutes les communautés domestiques, lignées et
communautés de voisinage,
Le prestige relatif de l'âge en tant que tel au sein d'une communauté
peut varier fortement. Lorsque la marge de nourriture disponible est très
faible, celui qui n'est plus physiquement en état de travailler n'est plus
qu'une charge pour les autres. Lorsque l'état de guerre est chronique,
l'importance du grand âge se réduit au bénéfice de ceux qui peuvent
porter les armes et il est fréquent que se développe une rhétorique n démo-
cratique o des hommes jeunes contre le prestige des anciens (< sexage-
narios de pontezl ,r).Il en va de même à toutes les époques où s'instaure un
nouvel ordre économique ou politique, au terme d'une révolution armée
ou pacifique, et dans les cas où, en pratique, la puissance des représenta-
tions religieuses et, par conséquent, le respect mêlé de crainte pour la
tradition sacrée ne sont pas très développés ou sont en déclin. La valori-
sation des anciens se perpétue partout où la valeur d'usage objective de
l'expérience ou la puissance subjective de la tradition sont à l'honneur.
Cependant, lorsque les anciens sont dépossédés de leur prestige, ils ne le
sont généralement pas au profit de la jeunesse, mais au profit de prestiges
sociaux d'un autre type. Lorsqu'une différenciation économique ou une
différenciation de statuts sociaux apparaît, il est d'usage que les ( conseils
des anciens > (gérousies 22, sénats) ne trahissent plus leur origine, à la
longue, que par leur nom, tout en étant de fait colonisés par les
)
" notables au sens que nous venons de définir - les notables n écono-
miques ) - ou par ceux qui sont privilégiés du point de vue de l'honneur
social, dont la puissance se fonde elle aussi, en dernière instance, sur la
quantité ou la nature des biens possédés. À l'encontre de cet état de fait, il
peut arriver, lorsque l'occasion se présente, qu'une rhétorique prônant de
confier ou de continuer à réserver l'administration < démooatique, à
ceux qui n'ont pas de fortune, ou à des groupes de possédants exclus de
Itrrtll I rir I ttôr rii or rtr
20 À Rome, jusqu'au rv"ou au rn.siècle av.J.-C.,les décisions de i'assemblée du peuple ne
devenaient effectives que si elles étaient ratifiées par le Sénat, [a notion d'drrcfolitds eut
par suite une extension importante.
21, n Par-dessus le pont, ies plus de soixante ans I >, locution latine attestée chez Festus et
Varron et citée par Theodor Motrlrslr.r, Riimisches Staatsrecht lLe Drcit public ronainl,
S. Hirzel, Leipzig, 1887/88, tome 2, p.408).
22 Sorte d'équivalent du Sénat romain à Sparte (N.D.E.).
56
Sur lq donination
l,honneur social, soit mise au service de la lutte contre les notables.
Cependant, elle devient alors une affaire partisane, étant donné que, de
par le prestige de leur statut social et grâce à ceux qui sont placés sous leur
dépendance économique, Ies notables sont eux aussi en mesure, de leur
côté, de créer une ( troupe de défense , composée de gens sans fortune.
23
Avec l'apparition des luttes de pouvoir des partis, la n démocratie adminis-
trative directe , perd cependant fatalement son caractère spécifique, qui
contenait seulement en germe la < domination >. En effet, tout parti
proprement dit est une configuration qui lutte pour la domination au sens
spécifique du terme, et a par suite tendance - même si cette tendance
demeure entièrement dissimulée - à adopter, dans sa structure, une orga-
nisation de domination caractérisée.
On peut observer un phénomène un peu analogue à ce divorce social
des membres qui, dans le cas-limite de la démocratie < pure >, forment
une unité d'existences de type fondamentalement identique, lorsque la
formation sociale dépasse quantitativemenf certaines proportionsr ou que
la différenciation qualitative des tâches administratives rend difficilement
envisageable qu'elles puissent être exécutées de façon satisfaisante par
n'importe lequel des membres désignés à tour de rôle, par tirage au sort
ou par vote. Les conditions de l'administration des formations de masse
sont radicalement différentes de celles qui prévalent pour de petits grou-
pements fondés sur les relations de voisinage ou les rapports personnels.
Lorsqu'on a affaire à une administration de masse, la signification sociolo-
gique de la notion de n démocratie > change à tel point qu'il est absurde
de penser que ce nom générique puisse recouvrir un type unique. De fait,
le déploiement quantitatif mais aussi qualitatif des tâches administratives
favorise à la longue immanquablement le maintien en place d'une partie
au moins des fonctionnaires, étant donné que l'instruction et l'expé-
rience confèrent de façon toujours plus perceptible une supériorité tech-
nique dans le règlement des affaires. Par suite, la probabilité qu'une
formation sociale pérenne séparée se mette en place pour remplir ces fonc-
tions administratives, autrement dit aussi pour exercer la domination, est
toujours forte. Cette formation peut être de structure n collégiale n, régie
par des notables, comme nous l'avons vu 24, ou bien ( monocratigu€ ,,
lorsque tous les fonctionnaires sont subordonnés hiérarchiquement à une
direction unique.
23 Troupes de défense (Scllutztrupper) : d'après l'appellation des troupes paramilitaires qui
protégeaient les colonies allemandes Jusqu'à la Première Guerre mondiale (N.D.E.).
24 En l'occutrence, il est difficile de déterminer à quel passage précis il est fait référence,
car les développements sur la collégialité appartiennent plutôt à la partie suivante,
consacrée à la domination bureaucratique.
57
 La domination
l
i
3. La domination par l'" organisation ,. Raisons de sa validité
L'existence de la position dominante que le cercle des personnes
appartenant à cette structure de domination occupe vis-à-vis des
( masses , dominées se fonde sur ce qu'on a appelé récemment le < privi-
lège du petit nombre 2s u, c'est-à-dire sur le fait que cette minorité domi-
nante peut parvenir à un consensus dans un délai particulièrement court
et, à tout moment, mettre en place et diriger de façon planifiée une action
sociale organisée rationnellement dans le but de maintenir sa position de
pouvoir, et réprimer ainsi sans peine les actions de masse ou les actions
communautaires qui la menacent, aussi longtemps que les révoltés n'ont
pas pris des mesures aussi efficaces pour mener de façon planifiée une
action sociale leur permettant de s'emparer à leur tour de la domination.
Le n privilège du petit nombre > se fait pleinement sentir lorsque les visées
des dominants, les décisions qu'ils ont prises et les informations dont ils
disposent sont maintenues secrèfes, ce qui devient toujours plus difficile
et plus improbable au fur et à mesure que leur nombre s'accroît. Tout
renforcement de l'obligation de ( secret professionnel > est un symp-
tôme : soit les dominants ont l'intention de renforcer leur pouvoir de
domination, soit ils le croient de plus en plus menacé. Toute domination
organisée pour durer est, sur un point décisif, et quel que soit celui-ci, une
domination secrète, De façon générale, les précautions spécifiques que la
domination doit prendre dans le cadre de la sociétisation sont les
suivantes : un cercle de personnes habituées à obéir aux ordres de chefs et
ayant personnellement intérêf à l'existence de la domination, parce
qu'elles prennent part à celle-ci et à ses avantages, se tient en perma-
nence à disposition et exerce une partie des pouvoirs de commandement
et de contrainte qui servent à perpétuer la domination (< organisation >).
Nous appellerons ( maîtres n le ou les chefs dont le pouvoir de comman-
dement revendiqué et effectivement exercé ne dérive pas d':un transfert
opéré par d'autres chefs ; nous dirons que l'o appareil > regroupe les
personnes qui se placent spécialement à leur disposition sur le mode que
nous avons décrit. Le caractère sociologique que revêt Ia structure d'une
domination tient à la spécificité générale de la relation qu'entretiennent
le ou les maîtres et l'appareil et, d'autre part, l'ensemble de ces derniers
avec les dominés. Il est également influencé par les principes d'o organi'
ollÇ raÔr r.tr r ritr.at. r rt0 sation o qui lui sont spécifiques, autrement dit les principes de division
des pouvoirs de commandement. Une foule de facteurs extrêmement
25 Citation de Friedrich voN WIESER, Recht tnd Macht. 6 vottriige lLc drolt et le pouvoir. Six
conférenccsl, Duncker & Humboldt, Leipzig, 1910, p. 31 et36 atsq. Wieser était l'un des
principaux collaborateurs sollicités dans le projet de Grunclrll! der Sozialiikonornik.
58
Sur la domination
divers joue également un rôle : la sociologie peut en déduire les principes
de classification les plus variés des formes de domination. Pour les
objectifs limités qui sont les nôtres, nous nous en tiendrons ici aux types
fondamentaux de domination que l'on peut discerner en posant la ques-
tion suivante : sur quels principes ultimes la validité n d'une domination,
"
autrement dit la prétention à obtenir l'obéissance des ,. fonctionnaires , à
l,égard du maître et celle des dominés à l'égard des premiers et du second,
peut-elle se fonder ?
Nous avons déjà rencontré ce problème de n légitimité > en exami-
nant l'( ordre juridique , ; nous devons ici dégager de façon encore plus
26
gên&ale le fondement de I'importance qui lui revient. Pour la domina-
tion, ce mode de fondaiion de sa légitimité n'est pas une affaire de spécu-
lation théorique ou philosophique, mais induit des différences
extrêmement concrètes dans les structures empiriques de la domination :
cela tient à un fait très général, le besoin d'autojustification inhérent à
27.
tout pouvoir, voire à toute chance de vie L'observation la plus élémen-
taire le montre bien : dès qu'il existe un contraste manifeste entre les
destins et les situations de deux personnes, que ce soit du point de vue de
la santé, du point de vue économique ou social ou de n'importe quel
autre, et même si le caractère purement < fortuit, des raisons d'être de
cette différence n'échappe à personne, celui dont la situation est la plus
favorable ressent le besoin irrépressible de regarder le contraste qui joue
en sa faveur comme < légitime ), sa propre situation comme < méritée > et
celle d'autrui comme imputable, d'une façon ou d'une autre, à sa
< responsabilité >. Ce facteur joue également un rôle dans les relations
entre les groupes humains positivement et négativement privilégiés. La
n légende > de tout groupe fortement privilégié affirme sa supériorité
naturelle, voire, dans la mesure du possible, sa supériorité de < sang >.
Dans les contextes où la répartition du pouvoir est stable et où, par suite,
l'ordre des statuts sociaux l'est également, et, de façon générale, lorsque
la réflexion sur les modalités de l'ordre de domination est peu rationa-
lisée (comme c'est naturellement le cas pour les masses aussi longtemps
que les circonstances ne les ont pas contraintes à considérer cet ordre
comme un n problème o), les couches négativement privilégiées acceptent
26 En l'occurrence, il est difficile de déterminer à quel passage précis il est fait référence.
27 Chez Weber, la notion de chance de vie" (Lebanschance) fait référence aux privilèges
"
de santé, fortune, éducation, etc., qui prédisposent à faire partie de ceux qu'il appelle,
dans son introduction à " L'éthique économique des religions mondiales ", les
" heureux >, ou les dominants, Le recours à une notion tirée du vocabulaire des proba-
bilités a pour fonction d'insister sur l'inégalité de répaftition statistique de ces prlvi-
lèges. Aux o chances de vie o s'opposent ce que Weber appelle les * privilèges négatifs ,
(N.D.E.).
59
 Ladomination

cette légende. Par contre, dans les temps où la pure situation de classe se
manifeste comme la puissance déterminant le destin, sans fard et sans
ambiguïté, au vu et au su de tous, la légende entretenue par les plus privi-
légiés selon laquelle l'individu a personnellement mérité son sort est lDeuxièmepartie
iustement, pour les couches négativement privilégiées, une des sources La domination bureaucratiquel
d'amertume les plus vives : tel a été le cas dans certaines luttes de classes
de la fin de l'Antiquité ou du Moyen Âge, souvent, et surtout de l'époque
moderne, où cette légende et le prestige de la n légitimité , fondé sur elle
ont précisément fait l'obf et des attaques les plus virulentes et les plus
efficaces, [ ]
L'existence de toute < domination >, au sens technique que nous avons
donné à ce terme, est bien entendu tributaire au plus fort degré qu,on
puisse imaginer de I'autoiustification par l'invocation de ses principes de
Iégitimation. Ces principes ultimes sont arl nombre de trois. La < vali-
dité , d'un pouvoir de commandement peut s'exprimer dans un système
de règles rstionnelles instituées (par un pacte ou octroyées), qui apparais-
sent comme des nolmes valables pour tous et sont suivies lorsque celui
qui, en vertu de la règle, a été n appelé , à exercer le pouvoir de comman-
dement revendique celui-ci. Le porteur individuel de ce pouvoir est alors
légitimé par ce système de règles rationnelles et son pouvoir est légitime
dans la mesure où il s'exerce conformément à celles-ci. L'obéissance porte
sur les règles et non sur la personne. Elle peut cependant se fonder aussi
sur l'sutorité personnelle. Cette dernière peut trouver son fondement dans
le caractère sacré de la tradition, donc de la coutume, de ce qui a toujours
été ainsi, et qui prescrit l'obéissance à l'égard de certaines personnes.
Enfin, cette autorité personnelle peut à l'inverse trouver son fondement
dans l'abandon à l'extraordinaire : elle implique alors la croyance dans le
charisme, c'est-à-dire dans la révélation actuelle ou les dons de grâce d'une
personne, la croyance dans les sauveurs/ prophètes et héros de tous ordres.
À ces trois principes correspondent les types < purs > fondamentaux de la
structure de domination, dont la combinaison, le mélange, la confusion
et la transformation ont donné naissance aux formes que l'on rencontre
dans la réalité historique. L'agir communautaire rationnellement socié-
tisé d'une structure sociale de domination trouve son type spécifique dans

itf l lllilt? il ilil

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rf tr I ttt la n bureaucratie >. L'agir communautaire attaché aux rapports d'autorité

traditionnels est représenté de manière typique dans le < patriarcat >. La
structure sociale de domination < charismatique, s'appuie sur l'autorité
de personnalités concrètes, qui n'est fondée ni rationnellement ni sur la
tradition. Nous partirons, là encore, du type qui nous est le plus familier,
le type le plus rationnel, représenté par l'administration n bureaucra-
tique > moderne.