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En Turquie, « un gâchis humain » : les

rescapés du séisme amers face à la reprise en


main de l’aide par le gouvernement
Dans le sud-est du pays, à Pazarcik, devant l’absence de réaction des pouvoirs publics, ONG
indépendantes et partis d’opposition avaient organisé l’accueil des survivants. Ils ont depuis été
chassés par les autorités, soucieuses d’afficher de nouveau leur présence.
Par Nicolas Bourcier(Pazarcik, Turquie, envoyé spécial)
Publié aujourd’hui à 06h30, mis à jour à 12h17
Temps de Lecture 5 min.

Des personnes évacuées, dans un centre d’aide, à Pazarcik (Turquie), le 12 février 2023. HIROTO
SEKIGUCHI/AP
Elle fume sa cigarette, du geste lent et délicat de ceux qui ont appris à savourer chaque seconde de
l’existence. Longue natte noire, tatouée de fleurs sur les avants bras, la jeune femme sourit en
regardant la petite cage ouverte devant elle, sur laquelle trois canaris piaffent à tour de rôle : « On
dit que ces oiseaux perçoivent à l’avance les tremblements de terre, les miens n’ont rien senti. » A
19 ans, Roserin Keloglu est une survivante, sortie des décombres de son village situé à quelques
kilomètres de la ville de Pazarcik, l’épicentre du séisme du 6 février. Une tragédie, dont le bilan a
franchi, mardi 28 février, la barre des 50 000 morts.
Assise dans une grande salle vide, la jeune femme tue le temps avec ses oiseaux et ses proches
restés à ses côtés. Dès le deuxième jour de la catastrophe, Roserin s’est installée ici, dans ce foyer
appelé « Hasankoca ». Situé à une dizaine de kilomètres du centre-ville, le lieu est rapidement
devenu l’un des principaux centres d’aide de Pazarcik et des alentours. Très vite, des ONG et une
poignée de militants du Parti démocratique des peuples, le HDP, une formation de l’opposition, de
gauche et prokurde, très active dans le sud-est du pays, y ont déployé tout un savoir-faire pour
assister les plus nécessiteux et pallier l’absence des pouvoirs publics.

Les volontaires plient bagage


Comme Roserin, beaucoup de membres de la communauté alévie sont venus prêter main-forte. Non
reconnus dans leurs spécificités par les autorités, ces héritiers de cultes musulmans hétérodoxes,
pénétrés de pratiques animistes et d’apports chiites, représentent entre 15 % et 30 % de la
population locale. Ils sont installés depuis la nuit des temps sur ces terres marquées au fer rouge de
l’histoire, où la mémoire se compte en siècles et en souffrances dans chaque famille. « On se sentait
en sécurité ici, confie-t-elle. Plus de trois à quatre cents personnes sont venues chaque jour manger
et dormir dans ce centre. On lavait les corps des morts, on s’occupait des vivants. Et puis, plus
rien. »
Le 15 février, accompagné d’une cinquantaine de soldats et de huit fonctionnaires, Mustafa Hamit
Kiyici, le kaymakam de Pazarcik, sous-préfet de la région, débarque dans le centre et annonce,
devant les bénévoles et résidents stupéfaits, prendre possession des lieux et des activités de secours.
La scène est tendue, filmée et diffusée sur les réseaux sociaux. Après quelques minutes, l’homme
repart laissant sur place ses collaborateurs et les militaires. Pendant deux jours, ils feront
l’inventaire des stocks. La cuisine est arrêtée. Aucune distribution n’aura lieu durant ce laps de
temps. Les volontaires, eux, plient bagage, accompagnés par les rescapés, partis s’installer dans les
camps de tentes, dispersés un peu partout dans les quartiers périphériques de Pazarcik.
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faire fragilisent Erdogan
« Ils ont tué l’endroit », dit la jeune femme. L’initiative des autorités est critiquée par plusieurs
associations locales. A Ankara même, certains s’émeuvent de tels agissements, alors que les bras
manquent sur le terrain et que le nombre de morts et de destructions ne cesse d’augmenter. Pour le
député Mahmut Togrul, du HDP, le gouvernement, en retard sur les secours, cherche à «
instrumentaliser le séisme ». Mais rien n’y fait. « Nous ne permettrons pas d’autres coordinations
que celles assurées par l’aide publique en cas de catastrophe », a insisté le ministre de
l’environnement et de l’urbanisme, Murat Kurum.
Symbole visible de la volonté des autorités de monopoliser une aide humanitaire qui leur a
totalement échappé les premiers jours, le centre Hasankoca est aujourd’hui un simple lieu de
stockage de dons de vêtements, d’aliments et de biens gardés par les militaires. Ils ne sont plus
qu’une dizaine de survivants à y dormir. Une fois par semaine, le bâtiment reçoit la visite du sous-
préfet, auquel une demande d’entretien avec Le Monde a été transmise, en vain. « En prenant le
contrôle, ajoute Roserin*, ils ont voulu sauver la face et montrer qu’ils avaient la situation en main,
c’est l’image exactement contraire qui prévaut. »*
Désolation
Fahri Demiroglu, lui, hausse les épaules. Installé près du poêle trônant devant l’entrée de la tente
qu’il partage avec neuf autres personnes, il a fait partie du tout premier groupe de volontaires
d’Hasankoca. A 49 ans, ouvrier du bâtiment et élu au conseil municipal de Pazarcik, il a la parole
amère et lucide. « C’est un gâchis humain et matériel, lâche-t-il. Nous étions une dizaine les deux
premiers jours, puis plus de cent cinquante à œuvrer avec toutes nos forces. Nous avions évalué et
aidé près de soixante villages alentour, organisé des équipes selon les besoins, sanitaires,
alimentaires, mais aussi d’accueil et de sécurité. Tout était enregistré, noté et consigné. Nous avons
demandé et proposé au sous-préfet de travailler ensemble et de partager les informations, mais il a
refusé net. »
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Autour du poêle et des chaises pliantes, le spectacle n’est que désolation. Les tentes de l’AFAD,
l’organisme gouvernemental de gestion des catastrophes naturelles, s’étendent à perte de vue, entre
les champs et les trouées des immeubles ravagés. Quelques ONG ont réussi à planter les leurs. Une
kitchenette venue de la petite ville frontalière de Silopi, située à l’extrême sud-est du pays, sert des
repas à une file de rescapés toujours plus longue. « [Les membres des ONG] sont là depuis le
début, mais, bientôt, la municipalité de cette ville les rappellera, et ils devront partir, qui les
remplacera ? », s’interroge Fahri.
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A Pazarcik, 96 % des immeubles se sont effondrés ou doivent être démolis et rasés, selon un
responsable de la police locale qui taira son nom. Le centre de crise des autorités, sur l’avenue
principale de la ville, ne désemplit pas. L’endroit, autrefois réservé à la préfecture, est devenu une
cour des miracles avec ses locaux délabrés et fissurés, où chacun cherche d’urgence quelque chose,
sous l’œil de la maréchaussée locale. Parmi les noms des ONG nouvellement accolés sur les portes
des bureaux, on remarque la présence d’une petite association de Kayseri, Yesevi Hareketi, proche
de mouvements islamistes prosélytes et ultranationalistes.

Relogés dans des conteneurs


« Il est évident que les autorités, totalement dépassées et non préparées, n’ont pas supporté que des
ONG indépendantes travaillent efficacement sur le terrain, surtout s’il s’agissait de structures liées
ou proches des mouvements d’opposition, des syndicats, voire, pire, des militants ou intellectuels de
gauche, souligne Selahattin, bénévole volontaire d’Istanbul, venu dès le premier jour dans la région.
Après Hasankoca, ils ont tenté de reprendre le contrôle partout où ils pouvaient le faire et placé
leurs hommes à eux. »
Avec le froid, l’idée a émergé de reloger les rescapés dans des conteneurs, un sujet devenu très
sensible à Pazarcik. « Lorsque j’ai demandé où nous pouvions les installer, explique Fahri, un des
responsables de la ville m’a répondu sans ciller : “Plus loin, au pied des montagnes”, comme s’il
voulait se débarrasser de nous. Cela a réveillé le spectre d’un nouveau déplacement de population
comme nous en avons déjà connu dans le passé. »
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Mais, depuis quelques jours, il est question d’installer les conteneurs de l’autre côté de Pazarcik,
dans le quartier Yukari-Pazarcik, connu pour être un fief d’électeurs islamistes et d’extrême droite.
Une perspective qui suscite la panique dans la communauté alévie locale. Comme beaucoup ici,
Roserin prévoit de quitter la ville si la situation continue de se dégrader. « Le séisme a accentué les
tensions et réveillé de mauvais souvenirs. Encore hier, ici, une vieille dame kurde, très
conservatrice, a dit à ma tante que cette catastrophe est arrivée parce qu’elle ne portait pas de
voile », dit-elle en réprimant un petit rire nerveux, avant de poser son regard sur ses canaris devenus
soudainement muets.
Nicolas Bourcier(Pazarcik, Turquie, envoyé spécial)

Turquie : Recep Tayyip Erdogan maintient la


date des élections présidentielle et législatives
Le chef de l’Etat turc exclut de facto tout report du scrutin auquel il a annoncé se représenter malgré
la situation dans les régions touchées par le séisme du 6 février.
Le Monde avec AFP
Publié aujourd’hui à 11h44, mis à jour à 11h47
Temps de Lecture 1 min.
Les élections présidentielle et législatives en Turquie auront bien lieu le 14 mai, comme prévu, a
annoncé mercredi 1er mars le président Recep Tayyip Erdogan, malgré le séisme dévastateur du 6
février. Dénonçant les voix critiques qui se sont élevées contre la gestion du cataclysme par son
gouvernement, le chef de l’Etat a assuré : « Nous leur apporterons la réponse appropriée le 14 mai.
» Il a exclu de facto tout report du scrutin auquel il a annoncé se représenter malgré la situation dans
les régions touchées.
Plus de 45 000 personnes ont trouvé la mort dans onze provinces du sud et sud-est de la Turquie –
plus de 50 000 en comptant les morts en Syrie voisine. Le chef de l’Etat avait demandé « pardon »,
lundi, pour des retards dans les premiers jours dans l’organisation des secours alors que des appels à
l’aide émergeaient des décombres.

« Débats vicieux »
M. Erdogan a de nouveau reconnu mercredi, devant les parlementaires de son parti, l’AKP (Parti de
la justice et du développement), que les opérations de secours avaient été retardées les premiers
jours « en raison du chaos et des conditions météorologiques ».
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faire fragilisent Erdogan
« Cependant, quelques heures seulement après le tremblement de terre, nos ministres ont contacté
les villes touchées et ont commencé à coordonner le travail », a-t-il relevé. « Nous avons essayé de
faire tout ce qui pouvait l’être », a-t-il insisté en dénonçant les « débats vicieux » concernant les
institutions et l’armée. Selon M. Erdogan, quatorze millions de personnes ont été affectées par le
séisme.
Le Monde avec AFP

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