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AUCUN PEUPLE N’EST UNE ÎLE 

1
par

Eduardo VIVEIROS DE CASTRO

anthropologue, professeur
Museu Nacional, Universidade Federal do Rio de Janeiro

Il y a quelques mois, les Sentinelles, habitants de l’île éponyme de l’archipel d’Andaman et


Nicobar, ont tué un missionnaire nord-américain déguisé en touriste qui tentait d’établir de force le
contact avec eux. Cet acte d’auto-défense a livré à la une de la presse mondiale l’actualité d’une
question qui touche à l’idée même d’« actualité » : quel avenir attend les peuples dits « primitifs » –
en d’autres termes, prétendument inactuels – qui vivent isolés dans des lieux d’accès difficile, et
rejettent autant que possible toute communication avec d’autres peuples ?

Selon l’organisation Survival International, l’Amazonie brésilienne est la région de la planète


comprenant le plus grand nombre de communautés autochtones classées comme isolées. Dans le
Brésil d’aujourd’hui, comme dans d’autres pays de la région amazonienne, on assiste à une
prolifération croissante de récits et d’images qui donnent des nouvelles de peuples autochtones
dans une situation similaire à celle des Sentinelles. La Fundação Nacional do Índio (FUNAI),
organe du gouvernement brésilien chargé de la protection juridique et de la sécurité territoriale des
peuples autochtones, dénombre 114 cas répertoriés, dont 28 déjà confirmés ; la plupart se
concentre dans les régions frontalières avec d’autres pays amazoniens 2. Pratiquement tous ces
peuples sont dans ce que l’on appelle officiellement l’état d’« isolement volontaire » : loin d’ignorer
l’existence d’autres sociétés, ils refusent toute interaction avec elles, particulièrement avec celle des
« Blancs », mot employé par les Indiens et les Blancs au Brésil pour désigner les représentants,
directs ou indirects, de l’État nation qui exerce la souveraineté sur les territoires indigènes 3.

L’isolement des Sentinelles sur leur île (rappelons qu’« isoler » signifie « prendre la forme d’une
île », du latin insula) peut être vu comme le modèle réduit d’un autre ensemble d’îles, bien loin de
l’océan Indien ; un archipel qui ne serait plus géographique mais anthropologique ; formé d’îles
1
 Traduction de Oiara Bonilla.
2
 Données de décembre 2017. Parmi ces 114 cas répertoriés, 60 ont été classés comme
« informations » (49,6 %), 26 sont « à l’étude » (21,5 %) et 28 sont « confirmées » (23,1 %) (voir Oviedo, 2018,
pour la définition de ces catégories aussi bien que Anonyme/ISA, 2018). Comme l’observe Fiona Watson,
directrice de recherche de Survival International, il y a une dizaine d’années, le Brésil ne comptait qu’à peine
dix à quinze groupes isolés (Bedinelli et Hierro, 2018). Pour la situation dans cinq autres pays ayant une partie
de leur territoire en Amazonie : Bolivie, Colombie, Equateur, Pérou, Suriname, voir Anonyme/OTCA (2018).
3
  « Branco », catégorie ethnopolitique beaucoup plus que raciale ou de couleur (encore que sa motivation
historique soit évidente), traduit les nombreux termes des 250 langues amérindiennes parlées en territoire
brésilien se référant à toutes les personnes et institutions qui ne sont pas autochtones. Ces mots ont divers
sens descriptifs, mais l’un des plus communs est « ennemi ». Dans ce cas, quand ils sont employés sans
déterminatif, ils désignent l’ennemi par excellence, le Blanc (par ex. napë en yanomami, kuben en kayapó, awin
en araweté).
Eduardo Viveiros de Castro, « Aucun peuple n’est une île »

humaines. Que le lecteur imagine alors l’Amérique précolombienne comme un continent divers,
complexe et multiethnique, qui aurait subitement été envahi par l’océan européen. L’expansion
moderne de l’Europe serait l’équivalent, en termes d’histoire des civilisations, de la montée du
niveau des océans qui nous menace aujourd’hui 4. Après cinq siècles de submersion toujours
croissante de l’ancien continent anthropologique, seulement quelques îles d’humanité aborigène se
maintiennent au-dessus de la surface. Ces peuples survivants en sont arrivés à former une véritable
polynésie amérindienne : une poignée d’îles ethniques dispersées, séparées les unes des autres par
d’énormes extensions d’un océan assez homogène dans sa composition politique (État-nation),
économique (capitalisme) et culturelle (christianisme). Toutes ces îles ont subi de violents processus
d’érosion au cours des siècles, perdant, de ce fait, beaucoup des conditions propices à une vie
culturelle pleine.

Et voilà que les îles continuent de diminuer car le niveau de la mer monte de plus en plus
rapidement… En Amazonie, où l’océan « blanc » restait comparativement peu profond, nous
assistons aujourd’hui au déferlement d’un tsunami dévastateur. Même les rares îles de grandes
dimensions – celles des Yanomami et des Kayapó, les terres indigènes du Rio Negro, du Javari, du
Haut-Xingu – sont sous la menace d’une inondation.

L’image de l’archipel suggère que tous les peuples indigènes d’Amérique devraient être
considérés comme « isolés ». Isolés les uns des autres, bien entendu, mais aussi isolés ou séparés
d’eux-mêmes, dans la mesure où leur immense majorité a perdu son autonomie politique et a vu les
fondements cosmologiques de son économie sévèrement ébranlés. Ces peuples se retrouvent donc
dans une situation d’« isolement involontaire » même là – et c’est loin d’être exceptionnel – où leur
contact initial avec les Blancs a été plus ou moins volontaire. Car ce furent l’occupation étrangère et
le dépeuplement de l’Amérique autochtone qui ont créé l’archipel : par l’ouverture de vastes déserts
démographiques (épidémies, massacres, esclavage) qui ont tailladé, jusqu’à une rupture presque
complète, les réseaux interethniques préexistants, isolant leurs composants ; ainsi que par la
mainmise sur plusieurs nœuds de ces réseaux et par leur confinement dans des villages missionnai-
res, plus tardivement dans des territoires « protégés », c’est-à-dire encerclés et harcelés de tous côtés
par les Blancs. L’invasion européenne a ainsi interrompu une dynamique autochtone hautement
relativiste – caractérisée par la perméabilité « chromatique » et par la labilité des identités collectives
– en congelant des états historiquement contingents du flux sociopolitique continental par le moyen
de la fixation territoriale et de l’essentialisation ethnonymique des collectifs survivants, dorénavant
transformés – du point de vue des États souverains – en entités d’une ontologie administrative
rigidement « diatonique ».

Les peuples en isolement volontaire sont ceux qui ont choisi, pour autant que l’histoire le
leur a permis, l’isolement objectif plutôt que l’isolement subjectif qui est cet éloignement par
rapport à soi-même créé par le contact et le besoin conséquent qui en découle de composer
politiquement avec une forme de civilisation organisée selon des principes incompatibles avec ceux

4
 Cette comparaison imagée est un peu plus que cela, vu que les relations entre l‘expansion européenne à
partir du XVIe siècle, le développement du capitalisme et le réchauffement global de l’Anthropocène sont bien
connus.
2
Eduardo Viveiros de Castro, « Aucun peuple n’est une île »

qui régissent les civilisations natives. Cela dit, le caractère volontaire de l’isolement n’a pas grand
chose de spontané. Comme le relève le document de l’Organisation du traité de coopération
amazonienne (OTCA) à ce propos, « il est évident que, dans la grande majorité des cas, ce n’est pas
un isolement réellement “volontaire”, entendu l’extrême vulnérabilité de ces populations encerclées
par des exploitants de ressources naturelles, faisant de leur isolement “volontaire” plutôt une
stratégie de survie » (Anonyme/OTCA, 2018, p. 15).

Réciproquement, comme nous l’avons déjà mentionné, les groupes qui sont entrés en
contact avec le monde des Blancs l’ont souvent fait de leur propre initiative, mûs soit par le désir
d’obtenir des outils et autres marchandises, soit par la nécessité de se protéger des attaques
ennemies, soit encore, plus généralement, par une pulsion « anthropophage » de capture symbolique
de l’altérité – pulsion qui vise, en même temps, une transformation de soi-même par le biais de cette
altérité (car elle est incorporée comme telle). Gérer et contrôler une telle transformation, quand
l’altérité que l’on voulait capturer se révèle dotée de formidables pouvoirs d’une toute autre nature –
pouvoirs d’abolition de l’altérité –, voilà l’enjeu de l’avenir des peuples natifs du continent. Qu’il
s’agisse là d’un problème complexe, et en un mot dangereux, rien ne le démontre mieux que la
possibilité toujours imminente de surdétermination de la pulsion originelle de capture de l’altérité
par les pouvoirs asymétriques et identificatoires de contre-capture. On peut témoigner de cela par
l’exemple des Waiwai de Guyane, qui, après leur conversion par des missionnaires protestants nord-
américains, se sont mis à entreprendre des expéditions de catéchèse auprès de groupes en isolement
volontaire, se redéfinissant et se refondant comme peuple à partir de la conversion et souvent de
l’incorporation de ces groupes (Howard, 2001 ; Brighman et Grotti, 2017).

Avec l’offensive du capitalisme prédateur sur les aires les plus distantes de l’Amazonie (et
ailleurs sur la planète), les cas répertoriés de « nouveaux » peuples augmentent. Cette apparition
croissante de groupes isolés – avec la rupture de l’isolement toujours traumatique qui s’ensuit,
appelée avec un brin d’euphémisme « contact » 5 – se doit à l’intense pression que les gouverne-
ments nationaux et les entreprises transnationales exercent sur leurs territoires, sous forme de
méga-travaux d’infrastructure (qui stimulent l’usurpation des terres, l’élevage intensif et la
monoculture industrielle, l’extraction illégale de bois) ainsi que de grandes entreprises d’extraction
minière (pétrole et minerais). Ces dix dernières années marquent le resserrement de l’étau sur les
peuples autochtones de la plus grande forêt tropicale du monde, transformée maintenant en
« ultime frontière » de l’accumulation primitive du capital et en hot spot de la dévastation environne-
mentale. Pendant une relativement longue période, les divers pays amazoniens ont donné priorité à
des actions respectant les groupes en isolement volontaire, s'opposant parfois à d'autres politiques
publiques de ces mêmes pays. Mais, en maintenant toujours les priorités du modèle 'développemen-
tiste', les menaces pour tous les peuples autochtones (isolés ou pas) n'ont jamais cessé, configurant
des initiatives d'Etat ouvertement ethnocidaires. C’est tout spécialement le cas du Brésil où le

5
 Le vocabulaire officiel le plus employé autrefois mais encore courant dans le langage quotidien, était
celui de l’ « attraction » et de la « pacification » des Indiens « rétifs ».

3
Eduardo Viveiros de Castro, « Aucun peuple n’est une île »

gouvernement d’ultra-droite qui vient d’assumer le pouvoir 6 n’a pas perdu de temps pour entamer
le démantèlement de la machine législative et administrative visant la protection de l’environnement
et la défense des populations traditionnelles, en annulant, entre autres violations des droits de ces
populations, la politique de non-contact des peuples isolés (accompagnement à distance, délimita-
tion de territoires protégés), en vigueur depuis 1987. Le nouveau gouvernement est entièrement (cet
adverbe le distingue des gouvernements antérieurs) au service des intérêts du grand capital
financier, extractiviste et agro-industriel d’une part, et du puissant lobby évangélique fondamentaliste
de l’autre ; ensemble, ces intérêts – celui du néolibéralisme économique et celui de l’obscurantisme
idéologique – contrôlent le parlement et occupent les postes-clé au sein du pouvoir exécutif. Le
grand capital convoite les terres indigènes, et vise à l’expansion de l’agrobusiness et de l’industrie
minière dans un contexte de privatisation croissante des terres publiques 7. Le lobby évangélique
convoite les âmes indigènes, visant ainsi la destruction de la relation d’immanence entre humains et
non-humains, peuple et territoire, de façon à universaliser la figure hétéronomique d’un citoyen-
consommateur « brésilien », soumis à l’État et servile devant le capital. Ce colonialisme spirituel est
accessoire au processus d’expropriation territoriale, mais est surtout une arme de guerre stratégique
brandie par l’État face à toute forme libre de vie.

Cela dit, mon propos ici n’est pas simplement de dénoncer cette situation, d’ailleurs bien
connue. C’est une interrogation qui m’a poussé à l’écrire : les peuples isolés de l’Amazonie seraient-
ils voués à disparaître en tant que tels, en se transformant en tant d’autres îles indigènes en situation
d’« isolement involontaire » ? ou, pire, à être submergés une fois pour toutes dans l’océan toxique
du progrès, pour se dissoudre dans la masse des Blancs de dernière catégorie, les habitants (à la
peau très peu blanche) des périphéries des villes amazoniennes ou du sud du pays ? Ou bien
resteront-ils eux-mêmes sous la forme de peuples, pour ainsi dire virtuels, comme une réserve ou
une rémanence spectrale hantant de façon permanente l’esprit des peuples autochtones et de leurs
descendants dispersés dans la population nationale, comme une mémoire qui leur rappelle qu’ils
restent indigènes – qu’ils n’ont jamais cessé de l’être, et que donc ils peuvent toujours le redevenir ?

Il y aurait toute une typologie à faire des différentes trajectoires historiques couvertes par la
notion politico-administrative d’« isolement ». Tout comme la notion antonyme de « contact », elle
désigne une condition qui, outre le fait qu’elle est clairement relationnelle, est éminemment relative,
étalée sur un continuum qui va d’une zone imaginaire occupée par les peuples complètement
inconnus – c’est-à-dire épistémiquement inexistants – jusqu’à celle où se massent les peuples classés
comme « de contact récent ». L’adjectif « récent » ne se réfère pas exclusivement au temps de
contact, mais aussi à son intensité 8. Le terme « isolement » marque surtout l’absence de subordina-

6
 Au 1er janvier 2019.
7
 Les terres indigènes au Brésil sont des « biens de l’Union », inaliénables ; les peuples qui y habitent ont le
droit constitutionnel a l’usufruit perpétuel.
8
 Selon la définition officielle, les peuples autochtones isolés sont ceux « qui ont une absence de relations
permanentes avec les sociétés nationales ou une interaction peu fréquente soit avec les non-Indiens soit avec
d’autres peuples autochtones » (FUNAI s.d.)). Pour l’Amérique du Sud en général, voir Anonyme/OEA-
CIDH 2013 et Anonyme/OTCA 2018.

4
Eduardo Viveiros de Castro, « Aucun peuple n’est une île »

tion directe à l’appareil administratif de l’État : certains peuples ou communautés définis comme
isolés du point de vue des agences officielles maintiennent des relations diverses, généralement
sporadiques, avec des collectifs déjà contactés et administrés 9. Il est improbable que l’un ou l’autre
des groupes en isolement volontaire soit un isolat linguistique ou une culture inconnue de la
littérature ethnologique. Dans tous les cas pour lesquels on a de plus amples informations, les
collectifs isolés sont des groupes locaux, des segments morphologiques (clans, etc.), ou des
variantes sous-culturelles à l’intérieur d’un ensemble – un réseau multicommunautaire, une famille
linguistique – dont les autres composants se trouvent en différents moments et différentes
situations de contact avec les sociétés nationales.

Il y a encore la situation extrême de ceux que l’on pourrait appeler des groupes perdus ou
naufragés, survivants d’opérations de nettoyage ethnique, en général réduits à une poignée
d’individus. Dans certains cas, il s’agit de groupes familiaux fuyant des hostilités (de la part d’autres
indigènes ou de Blancs) qui ont pris une autre direction que celle du gros de leur groupe, lequel a
été, plus tard, officiellement contacté tandis que la fraction égarée est restée en isolement pour bien
plus de temps, parfois même jusqu’à présent 10. L’un des exemples les plus dramatiques de peuples
entiers réduits à quelques membres est celui de l’« Indien du trou » de la Terre indigène Tanaru, à
Rondônia. Unique survivant, à ce que tout indique, d’un groupe inconnu massacré par des
propriétaires terriens et des « grileiros » 11 à la fin des années 1970, il refuse jusqu’à ce jour tout type
de communication avec les équipes de la FUNAI, et déambule en solitaire sur une aire d’environ
huit milles hectares ; comme abri, il confectionne de petites paillottes dont il creuse le sol, formant
ainsi une sorte de tanière 12. Deleuze et Guattari (1980, p. 589) observent que « l’extermination
d’une minorité fait naître encore une minorité de cette minorité » ; ici, nous avons le cas limite d’une
minorité d’un seul homme devenu représentant, à son insu, d’un collectif absent, témoin élusif d’un
« peuple qui manque ». Comme nous le verrons, même des minorités littéralement exterminées, des
peuples historiquement éteints, (re)créent leurs minorités.

Les trajectoires qui relient les conditions relatives de l’« isolement » et du « contact » sont
ainsi multiples ; elles sont aussi réversibles. Il y a des groupes qui, après des années d’interaction
(forcée ou volontaire) avec des missionnaires et des patrons régionaux, cherchent refuge dans des
aires libres de Blancs. Certains « disparaissent » pendant des siècles, pour refaire surface subitement.
9
 Par exemple, les Hi-Merimã du Purus avec leurs congénères jamamadi et banawá (Shiratori, 2018 ;
Aparicio 2018) ou les « Moxihatëtëa » avec d’autres communautés yanomami (Albert e Wesley de Oliveira,
2011; Anonyme/FUNAI 2016).
10
 Voir Viveiros de Castro, de Caux et Heurich (2017, p. 35-36), pour le cas d’une famille araweté
retrouvée douze ans après le contact officiel avec ce peuple.
11
 On appelle ainsi les usurpateurs de terres publiques qui accaparent celles-ci par des moyens les plus
divers, allant de l’achat de titres fonciers illégaux jusqu’à l’invasion armée. Les « grileiros » comptent souvent
sur l’appui de politiciens, quand ils ne sont pas eux-mêmes des politiciens d’influence locale, régionale, voire
nationale.
12
 Sur cet individu, suivi par la FUNAI depuis 22 ans, voir Anonyme/FUNAI (2018). Ce fut le thème du
film Corumbiara, de Vincent Carelli. Un cas analogue est celui des Piripkura, sous-groupe d’un ensemble
kawahiva isolé, dans l’État de Mato Grosso. Les Piripkura ont établi un contact à la fin des années 1980, après
quoi, ils retournèrent à la forêt. Trois individus furent retrouvés : une femme échappée d’un massacre
découverte en 1984 comme esclave dans une fazenda ; et deux hommes qui sortirent de la forêt en 2007 pour
regagner un poste de la FUNAI avant d’y retourner pour s’y enfuir.

5
Eduardo Viveiros de Castro, « Aucun peuple n’est une île »

Tel a été le cas, qui fit parler de lui, des Mashco-Piro, ressurgis depuis peu à la frontière Brésil-
Pérou. Les registres de l’existence de ce groupe et de ses relations intenses avec les Blancs et avec
d’autres peuples autochtones remontent à 1686 (Gow, 2011). Les Mashco sont de proches parents
des Yine, c’est-à-dire des Piro (Pérou) et des Manxineru (Brésil) ; deux peuples arawak en contact
ancien et permanent. Les Manxineru les classifient comme « parents méfiants » : expression
éloquente exprimant bien la tension entre proximité et distance qui marque la réaction entre les
Yine fixés depuis longtemps et ces « Yine » isolés (Manxineru, 2018). Les Mashco semblent avoir
abandonné l’horticulture à un moment quelconque du siècle dernier et sont devenus nomades sur
des territoires d’occupation indigène ancienne. La stratégie du nomadisme et la conversion à une
économie de chasse et de cueillette est relativement commune dans les cas d’isolement volontaire, et
est fréquemment interprétée par les groupes congénères ayant un contact de longue date comme si
les isolés leur renvoyaient l’image « sauvage » ou « primitive » d’eux-mêmes 13. Dans sa trivialité
trompeuse – comme s’il s’agissait d’une simple introjection de l’anthropologie évolutionniste des
Blancs – cette interprétation me semble décisive pour comprendre la persistance structurelle de la
figure du « groupe isolé » dans l’anthropologie contre-coloniale indigène. L’image des Indiens
volontairement isolés est de fait l’image « inconsciente » – et ambivalente – que les peuples
indigènes ont d’eux-mêmes en tant qu’indigènes. En tant qu’indigènes voulant dire : en tant que
peuples dont les Blancs sont les ennemis 14.

Bien que la dynamique de dévastation de l’Amazonie nous oblige à conclure que le moment
n’est pas loin où il ne restera objectivement plus aucun peuple isolé ou inconnu, on peut dire dans
un sens que ces peuples ne cesseront jamais de disparaître. Ils seront toujours là à rôder autour des
zones sauvages des territoires existentiels des peuples en interaction formelle avec les institutions
des Blancs.

Tout se passe comme si chaque peuple, au moment de sa « pacification » par les Blancs – ou
mieux dit, de sa pacification des Blancs (Albert et Ramos, 2002) – engendrait un double de lui-même
qui se dérobe au contact. Nous savons combien sont récurrentes dans les histoires d’« attraction » et
de « pacification » de groupes autochtones, les références à l’existence d’« Indiens féroces » dans les
proximités. Ces doubles récalcitrants peuvent se voir contactés plus tard, mais leur présence comme
isolés, c’est-à-dire comme présents sous forme d’une absence – une existence suggérée en négatif
par des vestiges, des empreintes, des bruissements, des ombres fugitives – ne semble disparaître
qu’à condition de réapparaître plus en avant. La « sortie » d’un peuple isolé induit la présence

13
 C’est ainsi que les Piro conçoivent les Mashco (Gow 2011 ; voir aussi Gow, 1991 pour l’auto-ethnologie
Piro) ou que les Yanomami en aval du bassin de l’Orénoque conçoivent les Yanomami de l’amont (Kelly,
2011, 2016), parmi bien d’autres exemples.
14
 Voir note 2, supra.
6
Eduardo Viveiros de Castro, « Aucun peuple n’est une île »

occulte d’un autre peuple isolé 15. Pour chaque peuple qui entre en contact avec l’État national,
surgit un peuple isolé qui est comme une rétroprojection du premier, légèrement déphasé dans le
temps ; déphasage qui va en augmentant au fur et à mesure que le groupe contacté adopte de
nouvelles habitudes et de nouvelles techniques, et que les isolés s’évanouissent éventuellement en
tant que réalité empirique, « involuant » vers une existence fantasmatique.

Comme nous l’avons déjà remarqué, il est fréquent qu’un groupe isolé soit la partie
récalcitrante ou égarée du groupe qui a cédé aux tentatives de contact ou qui a recherché activement
celui-ci. Étant donné les caractéristiques morphologiques des socialités amazoniennes – et leurs
trajectoires historiques à l’intérieur d’un continent sous occupation –, il y a toujours une partie à part
de tout collectif. Aussi bien que l’adjectif « isolé », le substantif « peuple », en Amazonie indigène,
doit être pris dans un sens relatif et relationnel – du moins jusqu’à ce que le nomos étatique
parvienne à fixer les identités et à encercler les territoires. Une communauté autochtone avec qui le
contact a été établi lors d’une opération indigéniste d’« attraction » coïncide rarement avec toute la
population du réseau multicommunautaire auquel elle appartient, excepté si celui-ci a déjà subi
d’importantes pertes démographiques. La dispersion spatiale, l’instabilité temporelle et la fraction-
nalité politique des collectifs autochtones entraîne chez les groupes locaux une labilité en mesure
d’inhiber les mouvements unanimes et les solidarités de type tribal – au moins tant que le nomos
étatique ne suscite pas l’émergence de mouvements fédératifs indigènes, comme cela n’a cesse de se
produire au cours des dernières décennies. D’un autre côté, il est fréquent que l’hétérogénéité
interne d’un réseau multicommunautaire, du point de vue de l’intensité de l’interaction avec les
Blancs, soit une caractéristique fonctionnelle adaptative des collectifs amazoniens qui bénéficient
ainsi d’une sorte de « division du travail de contact », assurant la résilience du réseau 16.

Même quand un peuple a été « pacifié », et son territoire complètement coupé de tout par
l’océan blanc, et qu’il ne reste que peu ou aucune possibilité qu’existent des groupes sans contact
dans les alentours, les peuples isolés restent l’objet d’une espèce de présomption d’existence (de
statut épistémologique variable) de la part des peuples contactés. Indices matériels d’une présence
non familière dans les environs du village ; illusions ou hallucinations perceptives ; expériences
oniriques ; témoignages chamaniques ; anecdotes et légendes de la « petite tradition » villageoise ;
expéditions d’exploration des parties les plus éloignées du territoire… Tout genre de matériel vient
soutenir, cumulativement ou alternativement, la persistance discursive de cette figure du peuple
isolé, hostile (« Indiens féroces ») ou timide (« parents méfiants »), dont la netteté des contours va
de l’expérience, de plus en plus rare, de l’interaction face-à-face avec un groupe humain inconnu à
l’inclusion de cette altérité étrangère dans les annales de la xénologie folklorique (Indiens-chauve-

15
 Il est courant au Brésil de parler du contact avec un groupe isolé comme étant le résultat d’une « sortie »
de ce groupe. L’expression, qui évoque l’extériorisation d’un élément jusqu’alors invisible, puisque situé « en-
dedans » d’un milieu opaque, est associée au cas fréquent dans lequel un groupe abandonne les forêts
interfluviales ou les aires situées très en amont d’un réseau hydrographique, et se montre sur les rives d’une
rivière plus importante parcourue par les Blancs.
16
 Voir l’analyse de l’« espace politique conventionnel » et le concept du « devenir Blanc » des Yanomami,
par Kelly (2011, 2016).
7
Eduardo Viveiros de Castro, « Aucun peuple n’est une île »

souris, Indiens-jaguars etc.) ou de la démonologie cannibale 17.

Un exemple éloquent de la persistance des isolés dans l’ethno-anthropologie amérindienne


est celui des Yawalapíti-kumã, fraction dissidente des Yawalapíti, l’un des peuples de langue arawak
do système pluriethnique du Parc indigène du Xingu (PIX) 18. Les Yawalapíti-kumã se sont séparés
de leurs parents dans des temps assez lointains – là où la mémoire généalogique des Yawalapíti et
les légendes de la fondation de la société pan-xinguana se rencontrent – et se sont déplacés vers une
région au sud du PIX, dans le haut Culuene. Encore dans les années 1970, ils étaient référés comme
« groupe isolé » par les frères Villas Bôas, sur la base des informations fournies par des groupes du
PIX, et ils figurent sur la liste de ceux qui parlent la variante xinguana de la langue arawak dans des
traités de linguistique amérindienne 19. On les considère comme « éteints » dans certaines bases de
données plus récentes. Aucun registre écrit ne fait allusion à un signalement de ce groupe et, pour
autant que je sache, aucun indigène des quatre ou cinq dernières générations (au moins) n’a jamais
rencontré un Yawalapíti-kumã.

Le Parc Indigène du Xingu est une aire de vaste extension (27 000 km2), cartographiée dans
les détails. Il est entouré de grandes exploitations agricoles qui déboisent tous les alentours. Les
peuples du Haut-Xingu ont été étudiés par les ethnologues depuis la fin du XIXe siècle ; ils sont
entrés en contact avec l’administration indigéniste officielle à partir des années 1950 et ont connu
une situation que nous pourrions appeler « de contact récent » jusqu’aux trente ou quarante
dernières années. Aujourd’hui, ils maintiennent une interaction régulière avec le réseau de villes et
d’exploitations agricoles du voisinage du PIX (surtout celles de la frontière sud) 20. La plupart des
individus est parfaitement familiarisée avec le fonctionnement basique du monde des Blancs, et
quelques-uns bien plus encore que cela. Plusieurs technologies et pratiques de ce monde en sont
venues à faire partie de la vie quotidienne au sein du PIX. Et néanmoins… les rumeurs selon
lesquelles les Yawalapíti-kumã continuent à vivre isolés dans le sud du PIX perdurent parmi ses
habitants : « Jusqu’à maintenant les gens imaginent qu’ils sont vivants [c’est-à-dire qu’ils se
demandent s’ils sont vivants]. Mon grand-père nous a raconté l’origine du peuple Yawalapíti, c’est

17
 Oiara Bonilla me rapporte le cas des Paumari, peuple arawá du moyen Purus, en contact avec les Blancs
au moins depuis le XIXe siècle. Selon ses dires : « chez les Paumari, des rumeurs circulent sur l’apparition de
membres de groupes isolés – « gens qui se rendent invisibles » – qui surgissent toujours pendant l’étiage. Ces
gens sont décrits comme des individus perdus ou désorientés, souvent des personnes âgées, dont les corps
sont ornés comme ceux des peuples ennemis des Paumari, tout particulièrement les Kagwahiv, prototypes de
l’ennemi cannibale. Ces rumeurs circulent pendant un certain temps et entraînent des cycles de récits du passé
et sur le passé ».
18
 Les Yawalapíti-kumã sont plus connus dans la littérature comme Agavotoqueng, du karib (Kalapalo)
Agahütü kuégü. Agahütü et Yawalapíti sont les noms respectivement en karib et en arawak, d’un ancien
village-peuple situé dans un endroit où l’on trouve de nombreux palmiers Astrocaryum ; les modificateurs kuégü
et kumã ont le même sens de « autre, différent, dangereux, surnaturel, monstrueux », selon le contexte.
19
 Mon mémoire de maîtrise sur les Yawalapíti (Viveiros de Castro, 1977) est l’une des rares sources sur
l’origine des Yawalapíti-kumã. La tradition mythico-historique des Kalapalo sur la fondation de la société pan-
xinguana mentionne les Agahütü kuégü. Elle recroise en divers points la version des Yawalapíti (Guerreiro,
2017, p. 78-80).
20
 Un contingent important de gens du Haut-Xingu réside dans la ville de Canarana.
8
Eduardo Viveiros de Castro, « Aucun peuple n’est une île »

pourquoi je pense ainsi… » (un jeune Yawalapíti via Bruna Franchetto) 21. On raconte que les
brigades indigènes de vigilance des frontières du PIX ont aperçu, lors de leurs excursions à pied, ou
bien en survolant celles-ci, des sentiers tracés par un groupe isolé dans l’aire de la rivière Mirassol
(sous affluent de la rive gauche du Culuene) ; on raconte encore que ces brigades ont entendu « des
cris de gens ». La région est peu fréquentée et, d’après les récits, couverte d’une végétation haute et
dense ; les isolés habiteraient sous la couverture forestière 22. Que je sache, les habitants du PIX ne
manifestent aucune intention déterminée de forcer le contact avec ces supposés Yawalapíti-kumã ;
ils n’ont que de vagues projets d’aller jusqu’à eux, un jour, peut-être…

Il existe des registres officiels de renseignements sur deux groupes isolés dans le PIX, datés
de 2017 23. Seul, l’un d’entre eux est apparemment situé dans le sud de l’aire, dans la région du
Curisevu, très proche de la frontière sud du Parc. Je ne possède pas plus de données sur ces deux
groupes, mais je soupçonne que ces informations sont les mêmes que celles auxquelles j’ai fait
référence plus haut, c’est-à-dire qui ont été fournies par les peuples du PIX. Je suppose aussi que les
indices de présence humaine inconnue dans cette région puissent être dus au passage de Blancs,
pêcheurs ou chasseurs sportifs.

Je pense que l’existence actuelle de peuples isolés dans le sud du PIX est hautement
improbable, quoique pas impossible (en matière d’Amazonie, la seule chose impossible semble être
la présence effective de l’« État de droit ») ; il est plus improbable encore que ces peuples soient les
Yawalapíti-kumã. Mais je pense qu’il est hautement significatif que la présence actuelle d’un peuple
du passé du Haut-Xingu soit affirmée par les peuples d’aujourd‘hui, ou plus précisément que la
mémoire reculée de ce peuple lui confère une présomption persistante d’existence, capable de
stimuler l’« imagination » des nouvelles générations.

Alors, pour paraphraser Carneiro da Cunha (2009 [1979]), c’est le cas de dire que les
peuples isolés sont un personnage « résiduel mais irréductible » des anthropologies indigènes. Ce
personnage tend à être résiduel à mesure qu’augmentent les pressions visant à casser l’isolement
volontaire de ces peuples ; mais il est irréductible parce que c’est un personnage nécessaire à
l’inconscient politique indigène. Double parfois « réel », parfois « imaginaire », il est toujours
« symbolique » puisque porteur de la différence anarchique indigène face à l’ontothéologie
monarchique des Blancs et leur empire de l’Un. Et pour paraphraser Sahlins (1983), nous pourrions
dire que le peuple isolé « est toujours symbolique, même quand il est réel ». Mais, à la rigueur, il
échappe à la trichotomie du réel, du symbolique et de l’imaginaire : il est une agence spectrale, extra-
ontologique, antérieure et extérieure à l’alternative entre l’être et le non-être, l’existence et l’inexis-
tence (Ludueña, 2016). Une spectralité avant tout politique : plutôt que d’être le passé du présent
21
 Je remercie Bruna Franchetto pour ces informations toutes récentes ; c’est elle qui, à ma demande, a
communiquée par Whatsapp avec ses nombreux amis du PIX. En dix minutes, j’ai pu, en 2018, à Rio, en
apprendre autant sur les Yawalapíti-kumã que lors de mon séjour dans le Xingu en 1976-77.
22
 Il est à noter que l’extrême sud du Parc est une région de transition écologique entre les forêts plus
denses au nord du Xingu et la savane centro-brésilienne, dont la végétation est moins impénétrable pour les
dispositifs techniques actuels de contrôle de la surface planétaire.
23
 Oviedo (201, annexe I, item 119 et 120).
9
Eduardo Viveiros de Castro, « Aucun peuple n’est une île »

des peuples en contact, il est la présence paradoxale du passé, la mémoire active de la condition
politique indigène ; un passé qui n’en finit pas de passer. Le peuple isolé est comme l’auto-concept
des peuples contactés, c’est-à-dire de tous ces peuples qui font, intensément et douloureusement,
l’expérience de leur différence face au monde des Blancs.

En un frappant retour des choses, ce passé qui n’en finit pas de passer peut devenir une
façon de conjuguer le futur, en une manifestation originale de cette « indigénisation de la
modernité » si bien commentée par Marshall Sahlins. Le Brésil est en train d’assister à la réémergen-
ce de plusieurs nouvelles « îles » indigènes là où l’océan blanc semblait depuis longtemps avoir tout
englouti. En contrepoint avec les peuples isolés qui apparaissent dans les contrées reculées ou inter-
stitielles de l’Amazonie et du Brésil Central – peuples qui, bien des fois, ne savent pas encore qu’ils
sont des « indiens », des cas particuliers de l’entité « Indiens en général » propre à l’ontologie
juridico-étatique des Blancs – , on voit surgir une variété de peuples virtuels qui s’actualisent, au
Nordeste, dans le Sudeste ou dans la várzea amazonienne : diverses communautés de paysans, de
pêcheurs et de caboclos se redécouvrent autochtones et revendiquent à juste titre les droits constitu-
tionnels qui protègent les Indiens en général, de façon à pouvoir « s’isoler » ethnonymiquement et
juridiquement dans des milieux de précarité territoriale et de non-assistance officielle si caractéristi-
ques de tant de communautés rurales « blanches » au Brésil. Ces nouveaux peuples sont en vérité les
plus anciens de tous ; ils sont la réémergence minoritaire des minorités autochtones exterminées au
long des cinq siècles de colonisation de la forêt atlantique, de la caatinga et du bassin de l’Amazone.
Pour se révéler indigènes, à leurs yeux et à ceux des Blancs, ils ont recours aux signes cosmétiques et
cosmologiques des peuples autochtones « traditionnels » (parures, peintures, rituels, langues) – c’est-
à-dire de ceux qui sont, comparativement, en situation de « contact récent ». Ces signes sont
fréquemment hybridés avec la sémiotique culturelle d’origine africaine, ce qui s’associe aussi à
l’émergence d’une nouvelle subjectivité politique, l’acteur collectif « afro-indigène », dont l’impor-
tance est croissante dans l’organisation de la lutte des peuples au Brésil, aux côtés des indigènes et
des Quilombolas, les deux autres acteurs collectifs orientés par l’agence spectrale des peuples en état
d’isolement volontaire – soit en état de résistance 24.

À ce phénomène de d’émergence de nouveaux acteurs ethnopolitiques, il nous faut ajouter


celui de la rupture progressive de l’« isolement involontaire » des peuples autochtones traditionnels.
L’irruption de mouvements de fédération des peuples, à divers niveaux d’inclusion, dont sont issues
des organisations capables d’endosser des rôles de protagonistes, marque une nouvelle étape dans la
lutte des peuples – autre nom de la lutte des classes – en Amérique latine 25. Nous voyons également
apparaître, de-ci de-là, quelques mouvements de « ré-isolement volontaire » de nature autre que celle
24
 Les Quilombolas sont les membres de communautés noires, les quilombos, qui ont eu leurs droits
territoriaux garantis par la Constitution fédérale de 1988 (la mise en application de ces droits, naturellement,
comme d’ailleurs des droits autochtones, est une autre histoire). Le nom « quilombo » fait allusion aux
nombreuses communautés d’esclaves fugitifs pendant la Colonie et l’Empire, symboles de la résistance noire.
25
 Si « la philosophie est la lutte des classes dans la théorie », comme disait Althusser, il faut alors dire que
l’anthropologie est la lutte des peuples (colonisés contre colonisateurs) dans la théorie. Mais, si nous nous
penchons sur l’histoire des origines ethniques des classes sociales en Europe, nous voyons que les deux luttes,
là aussi, n’en sont fréquemment qu’une seule.
10
Eduardo Viveiros de Castro, « Aucun peuple n’est une île »

de la fuite vers des aires éloignées de peuples qui avaient déjà eu un contact avec les Blancs. Je me
réfère à des initiatives telle que celle des Ka’apor du nord-est de l’Amazonie, qui, récemment, ont
expulsé tous les Blancs de leur terre, aussi bien les exploitants illégaux de bois que les médecins ou
les enseignants, rompant ainsi avec l’État brésilien, et qui ont décidé de gérer leur vie de façon
autonome : « l’autonomie, c’est de rester seul. C’est ne dépendre de personne, c’est se
débrouiller » (Itahu, un des leader ka’apor) 26. Autre exemple, plus connu : celui des Wampis du
Pérou qui, en réaction à la pression des grands intérêts de l’extractivisme minier sur leurs terres, ont
proclamé un gouvernement autochtone autonome sur une aire de 1 300 000 hectares, rassemblant
cent communautés locales (IWGIA, 2018). Cette initiative osée – et créative, parce qu’elle ne
revendique pas son indépendance de l’État péruvien, mais son autonomie – est exprimée dans « l’État
du gouvernement territorial autonome de la nation wampis » 27, véritable charte constitutionnelle qui
revendique en même temps l’autorité légitimatrice d’Etsa, de Nayak et de Nunkui, personnages
centraux dans la mythologie des peuples jivaro, et l’autorité non moins mythique de la
convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), de la déclaration de l’ONU sur les
droits des peuples autochtones ainsi que de la constitution péruvienne.

Nous pouvons en conclure que, dans toutes ces situations d’isolement, de dé-isolement, de
ré-isolement, d’apparition et de disparition, de mémoire et d’expérience, la figure évanescente,
fuyante et protéiforme du « peuple isolé » est immanente aux cosmopolitiques autochtones. Elle est,
en somme, le mode d’existence de jure de la société contre l’État.
(

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26
 Voir Locatelli (2018).
27
 Anonyme/Wampis (2015).
11
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