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Jean-François Véran
Federal University of Rio de Janeiro
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All content following this page was uploaded by Jean-François Véran on 26 May 2020.
C’est alors que, faisant irruption sur la scène politique, des communautés
paysannes se revendiquant "rémanentes de quilombo" se mirent à exiger la
légalisation de leurs terres en invoquant le Titre 68, mettant l’État en
demeure d’appliquer la loi. Dans la totalité des cas, il s’agissait de
"communautés" de paysans noirs, confrontés à des conflits fonciers et
menacés d’expulsion. Guidés par des personnalités politiques et des
organisations de soutien, ces paysans avaient invoqué leurs origines de
descendants de quilombolas pour obtenir les titres de propriété des terres
qu’ils occupaient depuis souvent près de deux cents ans, empruntant ainsi
des chemins inédits pour accéder à une réforme agraire souvent paralysée par
la lenteur procédurière et la mauvaise volonté politique.
L'objet a priori
1. Cf. entres autres Agier (Michel), "Banzo, quilombo : a lógica simbólica do «Mundo
Negro»", Salvador, Revista da Bahia, EGBa n° 17, 1990, p. 23-28. Agier (Michel) et
Carvalho (Paulo Rosario G. de), "Nation, race, culture : les mouvements noirs et indiens
au Brésil", Paris, Cahiers des Amériques Latines n° 17, 1994, p. 107-124. Agier (Michel).
"Ethnopolitique. Racisme, statut et mouvement noir à Bahia", Cahiers d’Études
Africaines, EHESS, 1992, vol. XXXII (1), n° 125, p.53-81.
2. Candomblé : "désigne à la fois la religion des Nègres de Bahia, les grandes fêtes
données pour les orixa et les sanctuaires où se déroulent ces fêtes", Bastide (Roger),
Images du Nordeste mystique en noir et blanc, Actes Sud, Babel, 1995 (1re éd., 1978), p.
286.
3. Agier (Michel) et Carvalho (Paulo Rosario G. de), "Nation, race, culture : les
mouvements noirs et indiens au Brésil", op. cit., p. 111.
4."(…) étape qui transforme la simple couleur de la peau en une signification politique et
ethnique. Le « nègre » peut vivre toutes les souffrances de sa condition sociale et morale,
mais le « noir » se considère comme le quilombola d'aujourd'hui : il est acteur d'une
ethnicité qui recompose ses territoires espaces/temps dispersés dans la ville moderne de
Salvador", Agier (Michel), "Banzo, quilombo : a lógica simbólica do « Mundo Negro » ",
op.cit., p. 27.
10 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
5. Agier (Michel) et Carvalho (Paulo Rosario G. de), "Nation, race, culture : les
mouvements noirs et indiens au Brésil", op. cit.
INTRODUCTION 11
A la veille du départ pour Rio das Rãs, l’objet semblait alors s'imposer de
lui-même. J'aurai affaire à une "communauté noire" enracinée dans un
territoire historique, soudée dans son opposition contre un fazendeiro (dont je
connaissais par le détail les exactions, grâce au volumineux dossier constitué
par une organisation non gouvernementale) et qui se défendait en réactivant
son passé de quilombo. Sur cette proposition de base se greffait un certain
nombre d'hypothèses et d'interrogations, suggérées notamment par la
littérature sociologique de l'ethnicité et de la mémoire, et dont voici une
récapitulation sommaire :
6. J'avais eu accès à ce rapport avant mon départ pour Rio das Rãs. Depuis, ses
conclusions on été publiées. Cf. Carvalho (Jose Jorge de) (org.) : O quilombo do Rio das
Rãs : histórias ; tradições ; lutas, Salvador, Editora da UFBa, 1996, p. 270.
INTRODUCTION 13
Les matériaux à partir desquels cet ouvrage a été construit seront présentés
au fur et à mesure de leur usage effectif. Voici toutefois quelques rapides
éléments d'information.
Juxtaposant les divers séjours, le temps effectif passé à Rio das Rãs fut
approximativement d'une année. Un mois fut en outre consacré à la
recherche d'archives dans les villes de Salvador, Caetité et Paratinga. La
participation à divers séminaires, rencontres, débats, dans différentes
capitales brésiliennes (Salvador, Brasília, Recife, São Paulo) mobilisa
environ deux mois.
A Rio das Rãs, 93 entretiens d'une durée de vingt minutes à deux heures
furent réalisés (50 minutes en moyenne). Un questionnaire d'information
général (parenté, pratiques religieuses, expériences urbaines...) fut
directement administré dans la totalité des 213 habitations occupées entre
1995 et 1997 à Brasileira et sur les bords du fleuve, les deux principaux
foyers de peuplement.
Plus que les données formelles recueillies par les entretiens semi-directifs
et directifs, c'est surtout la résidence au quotidien à Rio das Rãs qui permit de
réunir l'essentiel des informations et observations. Située au centre de
Brasileira, à quelques mètres de celle du responsable politique du quilombo,
ma maison devint, comme les autres, un lieu quotidien de passage et de
bavardages. L'accompagnement du travail des champs, la lessive et la
vaisselle faites dans la rivière, les bains pris le soir dans la même rivière, les
sorties de pêche et les longs trajets à cheval, la participation non active aux
réunions politiques ou de prière, aux cultes évangéliques et travaux spirites
hebdomadaires, le bavardage pendant les interminables cycles de préparation
de la farine de manioc, etc., constituèrent autant de moments privilégiés de
contact, établis sur le principe général d'une certaine distance. Prétendre
"participer" dans les conditions d'une pleine inclusion aurait été totalement
illusoire. D'abord parce que ma position de blanc, jeune et non-brésilien était
en elle-même une distinction telle que la perception de mon identité
précédait et structurait tout contact. Ensuite parce que, même si telle avait été
mon intention, la participation systématique à toutes les activités n'aurait pas
été possible à l'Européen que je suis. Les conditions climatiques extrêmes
des terres sèches de l'intérieur nordestino, la grande pénibilité des taches du
quotidien et les dangers inhérents à l'environnement lui-même auraient tôt
fait de me rappeler ma condition. Enfin, ma différence était un point de vue
logique comme un autre à partir duquel la "réalité" pouvait être observée et
appréhendée. C'est en tant que "João de França" que je fus admis à Rio das
Rãs, "João de França" je suis resté.
INTRODUCTION 15
Au fil des pages, Rio das Rãs sera l'objet de nombreuses descriptions.
Quelques rapides éléments de présentation sont cependant utiles, afin que
connaissance soit faite avec l'environnement de ceux qui vont se trouver au
cœur de ce travail.
La région de Rio das Rãs est localisée au centre ouest du moyen São
Francisco, dans l'État de Bahia, entre les parallèles 13° 41' 50'' et 13° 52' 20''
sud et les méridiens 43° 19' 02'' et 43° 34' 52'' WGR, dans la micro-région
134, Moyen São Francisco, municipe de Bom Jesus da Lapa.
Le Rio das Rãs, littéralement "rivière des grenouilles"7, est formé par les
crues annuelles du grand fleuve São Francisco où il prend sa source. Il est
aussi alimenté par les innombrables retenues d'eau, étangs et rus qui se
forment dès les premières pluies pour se résorber pendant la sécheresse qui
sévit entre mai et septembre. A cette époque, il arrive parfois que la rivière
s'assèche, ne laissant qu'un lit d'abord limoneux, puis fendu de ravines et
craquelures blessant parfois les bêtes qui s'y aventurent, poussées par la soif.
Des puits (caçimbas) peuvent être aménagés, mais pour les habitants de la
caatinga8, le manque d'eau est un problème chronique mal résolu par des
migrations saisonnières sur les rives du São Francisco, qui sauvent les
hommes et les bêtes, mais pas les zones cultivées rendues au désert de la
caatinga.
Les terres de Rio das Rãs sont également bordées à l'ouest sur toute leur
longueur par le fleuve sur les rives duquel, comme le dit le dicton, "on ne
meurt de faim ni de soif", mais qui présentent le désavantage d'être inondées,
sur parfois plus de deux kilomètres vers l'intérieur. En se retirant, les eaux du
fleuve découvrent les rives, devenues un bourbier (lameiro) particulièrement
fertile. Des îles émergent par endroits, qui sont cultivées lorsque leur sol le
permet.
Compte tenu de sa diversité topographique, entre les terres de berge et les
zones de caatinga, la population de Rio das Rãs a bénéficié des conditions
indispensables à sa pérennité. Au rythme binaire des crues et des sécheresses,
elle a pu répondre par des migrations saisonnières des rives vers l'intérieur.
Elle ne connut jamais l'exode rural massif qui précipite régulièrement les
populations sertanejas9 dans les grandes villes du littoral Nordeste. De cette
7. Une nuit passée aux abords de la rivière renseignera vite le voyageur sur les raisons
d'un tel toponyme.
8. Végétation rase typique des terres intérieures du Nordeste, hérissée d'épineux, de
broussailles et de plantes persistantes. Les habitants de la caatinga sont désignés ici par
opposition aux résidents des bords du fleuve.
9. Du sertão, terme désignant depuis le XVIe siècle la zone aride du Nordeste,
aujourd'hui identifiée par l'Institut Brésilien de géographie (IBGE) comme "polygone de
la sécheresse".
16 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
richesse est aussi née sa diversité. Il faut d'abord savoir que la population est
dispersée sur les 27 200 hectares qui constituent aujourd'hui les terres de Rio
das Rãs, une superficie considérable pour ces quelques 1500 personnes
réparties en 210 familles. Pas moins de dix-sept kilomètres séparent Enchu,
au sud-est, de Brasileira, au nord-ouest. Il y avait autrefois une vingtaine de
petits foyers de peuplement (la plupart n’abritant qu’une famille) et
aujourd'hui, à force de délocalisations forcées - le conflit en fut la cause -, ils
ne sont plus que quatre, répartis entre la caatinga (Enchu, Capão do Cedro,
Brasileira) et les bords du fleuve (Rio das Rãs10).
Or donc, habitants de la caatinga et riverains du fleuve portent tous la
marque des atouts et des disgrâces de leur cadre de vie, et ils en restituent les
contrastes. Les premiers bénéficient de la sécurité d'un espace que le fleuve
n'atteindra pas. Leurs maisons sont plus larges, souvent plus confortables que
celles de leurs comparses vivant sur les berges, mais doivent être
abandonnées pendant les temps de grande sécheresse. De plus, s'il est certain
que la crue ne viendra pas, la pluie, elle, qui sait quand elle viendra.
Irrégulière, capricieuse, elle tombe par averses violentes. Parfois, des
cumulus prometteurs se forment, mais l'eau s'évapore avant même d'avoir
touché le sol. "Si Dieu envoie la pluie" ("Se Deus manda a chuva") est alors
le préambule incantatoire à tout projet. De cette irrésolution, peut-être, est né
l'attrait prononcé pour le travail salarié. Dans le passé, les habitants de la
caatinga étaient plus volontiers vachers que ceux des bords du fleuve.
Aujourd'hui, le regain d'activité des fazendas alentour fournit quelques
opportunités aux plus chanceux. Par intermittence, la récolte du coton dans la
région offre un apport ponctuel à ceux pour qui, cette année-là, "rien n'est
sorti".
Pour leur part, les habitants des bords du fleuve doivent se résigner à des
habitations sommaires, qu'il faut, de surcroît, bâtir à nouveau presque chaque
année, après que les eaux ont tout emporté. Il ne reste alors des maisons que
des squelettes de bois, dégarnis du pisé qui les entouraient. On reconstruit de
bonne grâce, car vivre près du fleuve, comme l'explique un riverain, c'est un
état d'esprit :
"Pour ceux qui ont l'expérience des bords du fleuve, il n'y a pas de
meilleur endroit parce qu'ici c'est plus riche. Bien… il ne s'agit pas
vraiment de richesse parce qu'aussitôt après on devient pauvre. Puis
riche à nouveau. C'est comme ça. A cause des eaux. Ici c'est un endroit
inondable… mais on aime. Sur les bords du fleuve, il y a une
abondance… le fleuve arrive, il prend tout, mais quand il se retire c'est
une joie. Quand le fleuve mouille cette terre ici, c'est une telle
10. Du même nom que la zone regroupant l'ensemble des localités de Rio das Rãs. Pour
éviter toute confusion, nous nous référerons à cette dernière par la population ou la
localité des "bords du fleuve". La présentation des localités, ici très sommaire, sera
approfondie au chapitre V.
INTRODUCTION 17
11. Dans le contexte violent du conflit de terre, l’accès à l’information n’a parfois été
possible qu’avec la promesse, souvent renouvelée, de l’anonymat. En conformité par
ailleurs avec la règle déontologique la plus courante, les noms des habitants de Rio das
Rãs ont donc été changés.
18 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Le conflit qui oppose depuis 1977 la population rurale de Rio das Rãs à
un influent fazendeiro était, jusqu’à une époque récente, l’un parmi tant
d’autres de ces innombrables conflits de terre qui jalonnent l’histoire et
l’espace du Nordeste brésilien12 : des familles de paysans menacées
d’expulsion par un fazendeiro, dont les pratiques illégales et violentes
n’avaient d’égales que les moyens financiers et politiques qui semblaient en
assurer l’impunité.
C’est sans rencontrer de grande résistance que, secondé par quelques
hommes armés, il avait imposé son diktat aux quelque trois cents familles qui
vivaient sur les terres qu’il avait acquises, détruisant les habitations par
dizaines, laissant son bétail paître sur les champs cultivés, etc. Sans succès, le
Syndicat des travailleurs ruraux de Bom Jesus da Lapa, la ville voisine
(distante de 85 km), avait tenté de faire valoir les droits d’occupation d’une
population dont l’installation sur les terres en litige remontait au début du
XIXe siècle (cf. chap. V). Les actions en justice n’aboutissaient pas et, face à
la lenteur procédurière, le groupe de familles se décomposait de semaine en
semaine : certaines vendaient un hypothétique "droit d'occupation"13,
d’autres s’exilaient à São Paulo et ceux qui résistaient se heurtaient à certains
de leurs compagnons qui avaient porté allégeance au fazendeiro, en échange
de ressources précisément distribuées pour diviser. Rio das Rãs était
condamnée.
Aujourd’hui, le conflit n’est plus. Le fazendeiro a été exproprié et
partiellement indemnisé. Le 14 juillet 2000, au terme de vingt-trois années de
12. A l’époque où le conflit de terre se durcissait à Rio das Rãs, la CPT (Comissão
Pastoral da Terra) recensait 401 conflits de terre en 1990, impliquant 191 550 personnes
sur une surface de 13 835 756 hectares (soit une superficie supérieure aux territoires du
Portugal et de la Belgique réunis). En 1993, 361 conflits mobilisaient 252 236 personnes
sur une surface de 3 221 252 hectares (in CPT, Conflitos no Campo, Brasil 93, Goiânia,
1993).
13. Il s’agissait, en fait, d’une promesse de renoncement à faire valoir en justice son droit
d’occupation, qui impliquait, pour ceux ayant accepté le "contrat", un départ immédiat de
Rio das Rãs.
20 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
conflit, les titres définitifs de propriété ont été remis par les autorités
fédérales à la "communauté rémanente de quilombo" Rio das Rãs. Il s’agit de
titres collectifs, indivisibles et invendables, qui devraient prémunir les
"quilombolas" de toute agression ultérieure.
Mais il y a plus.
La population qui avait jusqu’alors vécu dans la plus souveraine
ignorance des autorités voisines, et qu’aucun budget municipal ou national
n’avait jamais concerné, connut en peu de temps une véritable révolution
matérielle. Au cours du seul mois d’octobre 1995, la préfecture fit refaire la
piste de terre permettant l'accès aux différents foyers de peuplement ; un
centre sophistiqué pour la préparation de la farine de manioc (casa de
farinha) fut terminé ; une nouvelle école fut inaugurée (alors que, quelques
années auparavant, l'alternance politique avait mis un terme prématuré à sa
construction) ; la CODEVASF (Companhia de desenvolvimento do vale do
São Francisco)14 fit successivement deux aménagements d'importance : un
puits, achevé en quelques semaines, permit de résoudre le dramatique
problème de la sécheresse qui frappe la région huit mois par an. Et, un
important projet d'irrigation de huit hectares, avec pompe et moteur, fut
réalisé. Tout cela en un seul mois.
Bien d’autres améliorations survinrent encore. Le voyageur qui aurait
visité Rio das Rãs au début des années 1990 et qui reviendrait huit ans plus
tard, serait sans aucun doute frappé par l’ampleur des transformations. Lors
de son premier passage, il aurait dû se laver dans la rivière voisine et
rapporter de cette même rivière l’eau nécessaire à sa consommation
personnelle. La nuit, il se serait éclairé à la lumière vacillante d’une lampe à
pétrole et si, d’aventure, il s’était blessé, il lui aurait fallu parcourir les 85
kilomètres le séparant du poste médical le plus proche. Huit ans plus tard, il
trouverait à Rio das Rãs l’eau courante, l’électricité et un poste de secours
pour les premiers soins.
La soudaineté de ces transformations matérielles est indissociable de la
non moins soudaine montée en popularité de Rio das Rãs sur la scène
nationale et internationale. Au cours de la seule année 1995, la
"communauté" reçut la visite de nombreux journalistes et photographes15, et
la chaîne de télévision allemande ZDF dépêcha sur place une équipe de
Lorsqu’en mai 1977, les héritiers des terres de Rio das Rãs, accompagnés
par la police municipale, firent savoir aux paysans des environs qu’ils étaient
désormais indésirables, ces derniers surent qu’une époque était révolue.
L’époque qui prenait fin était celle d’un siècle de tranquillité garantie par
un accord informel qui s’était établi entre propriétaires de bétail et familles
de paysans, et dans lequel chacun trouvait son avantage (cf. chap.V).
L’agriculture entrait dans l’ère des "grands projets"17.
A Rio das Rãs, il était question d’élevage intensif, de centre
d’insémination artificielle, de culture de plantes fourragères, mais ces projets
se heurtèrent à une réalité de fait : l’espace n’était plus libre. Il était certes
occupé de manière extensive, mais dans sa quasi totalité, par quelques trois
cents familles qui avaient pris l'habitude de se déplacer à l'intérieur de ce qui
est devenu un territoire, selon le rythme binaire des pluies et des sécheresses,
16. Brasília était distante de Rio das Rãs par la route de 1017 km, qui se parcouraient en
15 heures de bus jusqu’à l’ouverture en 1997 d’une nouvelle route réduisant le trajet à
environ 10 heures.
17. La région du moyen São Francisco sera l’objet d’attentions particulières de la part du
PLANVASF (Plano Diretor do Desenvolvimento do Vale do São Francisco), visant
notamment à développer des zones de cultures irriguées, dans cette région frappée par
une sécheresse chronique. La réalisation de l’un de ces projets à quelques kilomètres de
Rio das Rãs (Projeto Formoso) a entraîné une forte spéculation immobilière dans la
région.
22 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
18. Grileiro : terme désignant les fazendeiros malhonnêtes qui falsifient les archives et
les titres de propriété afin d’étendre leurs domaines ou d’acquérir de nouvelles terres.
19. Pamphlet à propos duquel C.Bonfim usa de son droit de réponse dans un magazine
publié par la CUT le 10/01/1992. Le texte, intitulé "La vérité sur Rio das Rãs" explique
que la fazenda est l’une des plus productives du pays, que ses activités garantissent 2000
emplois directs et ne peut par conséquent "être la scène d'un cirque monté par des
manipulateurs sans scrupules de la masse, déguisés en sauveurs de la patrie".
20. Le site religieux de Bom Jesus da Lapa fut fondé en 1717 par le moine Franciso da
Soledade. En 1849, une confrérie fut fondée pour gérer les intérêts du site. Cf. Barbosa
(Antonio), Bom Jesus da Lapa, Rio de Janeiro, Jotanesi Edições, 1996, p. 560.
24 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Rãs", fut dénoncée devant une foule de 4500 personnes21. En août 1992,
l’antenne nationale de la CPT désigna Rio das Rãs pour le prix annuel des
droits de l’Homme délivré par le Mouvement national des droits de
l’Homme. Quelques mois plus tard, la "communauté" fut choisie pour une
célébration dans le cadre des commémorations des 500 ans d’évangélisation
de l’Amérique, prévue pour le 10 octobre 1992.
Ce jour-là, 500 personnes, prêtres et évêques en habits sacerdotaux,
politiques, sympathisants, se dirigèrent vers Rio das Rãs. Sur la route, à
hauteur de la fazenda, était dressé un barrage de la police militaire, avec des
consignes claires : ne laisser passer personne. Plus de huit heures durant, les
évêques essayèrent de négocier, sans succès. Une cérémonie fut même
improvisée au milieu de ce décor surréaliste, planté d’hommes en armes. Le
cortège dut rebrousser chemin.
Ce dernier événement illustre bien la réalité d’une situation qui, malgré la
réaffirmation par le juge du droit d’occupation en janvier 1992, malgré
l’intervention des autorités fédérales - le Ministre de la Justice accusa
personnellement réception du dossier -, resta sur le terrain à l’avantage de
C.Bonfim. Sûr de ses appuis politiques, ce dernier n’hésita pas à organiser
une manifestation de rue à Bom Jesus da Lapa en son propre soutien. De
janvier à avril 1992, la police militaire continua de maintenir une pression
constante sur la population22. Il ne se passa pas de semaine sans qu’un animal
des "occupants" ne soit abattu en ponctuation de menaces et injonctions à
abandonner les lieux23.
La situation semblait inévitablement enlisée lorsqu’un nouvel élément
vint donner une tournure inédite au conflit.
"Nous faisons partie d'une communauté noire rurale, dont les racines
remontent à l'époque de l'esclavage. Ceci ne nous fait pas honte, non ! Mais
cela renforce la valeur que nous avons ici dans nos terres"24. Cette Lettre
ouverte de la communauté noire rurale - Rio das Rãs, publiée en juillet 1992,
25. L’article n’avait encore jamais été appliqué, depuis sa parution en 1988 (cf. Chap. II).
26. Ce député, dont le père était batelier dans la région, connaissait déjà Rio das Rãs. Il
fut par la suite l’auteur du principal projet de réglementation pour l’application de
l’article 68, élaboré, comme il l’a dit lui-même, à partir de la situation spécifique de Rio
das Rãs (cf. chap. II).
27. Journal Officiel, Bahia, 20/10/1992 ; Tribuna da Bahia, 20/10/1992, A Tarde,
20/10/92.
28. Rapport technique, Fondation culturelle Palmares, 19/11/1992.
26 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
29. "Sei em quei acreditei... eu sei que não vou só !" (Je sais en qui j’ai cru... je sais que
je ne vais pas seul !), janvier 1993.
30. En juin 1993, une équipe de quatre anthropologues avait réalisé sur place une
"expertise anthropologique" (laudo antropológico) à la demande de la Fondation
Palmares. L’enquête avait conclu sans équivoque à l’authenticité du caractère rémanent
de Rio das Rãs, "groupe ethnique" fortement constitué autour du mythe de ses origines
quilombolas (cf. chap. III).
31. Le Titre 68 ne se présente que sous la forme générale d'une déclaration d'intention :
"aux rémanents des anciens quilombos qui occuperaient leurs terres…". D'un point de vue
technique et juridique, cet article ne signifie absolument rien : quelle est la définition d'un
quilombo ? Qu'est ce qu'une "communauté rémanente" ? Qui procédera à la légalisation
des terres, etc ?
CHRONIQUE D’UN CONFLIT 27
32. Il faut préciser que l’instigateur du séminaire n’était autre que le député Alcides
Modesto, qui avait porté le conflit de Rio das Rãs sur la scène fédérale. Cf. chap. II.
28 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Le conflit en questions
33. Force a été de constater que, dès lors qu’il était établi que la fazenda serait
expropriée, C. Bonfim a pratiqué une politique de la terre brûlée : nous avons dénombré
pas moins de 16 fours à charbon en production continue, et de nombreuses équipes
pourvues de tronçonneuses continuaient l’abattage systématique des bois, malgré les
injonctions répétées de l’IBAMA (Institut national pour le milieu ambiant). Des zones de
plusieurs centaines d’hectares ont été plantées d’une herbe fourragère (capim) qui rend
impossible toute culture pendant plusieurs années...
34. Nous verrons plus avant comment la définition d’une catégorie juridique "rémanents
de quilombo" a pu procéder d’une démarche inverse de mise en forme générique sur la
base de cas particuliers comme, notamment, celui de Rio das Rãs.
CHRONIQUE D’UN CONFLIT 29
1) Il y eut, dans le cas de Rio das Rãs, une rencontre entre une demande
sociale initialement présentée en termes de droits fonciers et une offre
politique définissant des droits culturels pour une catégorie juridique
dessinée par un certain nombre de traits supposés ethniques et historiques,
mais dont la reconnaissance constitutionnelle se traduit précisément par
l’octroi de droits fonciers. On comprend d’emblée - et il s’agit d’une
première hypothèse - que cette rencontre, loin d’être la coïncidence d’une
juxtaposition ou "mise en présence" opportune de problématiques pourtant a
priori sans correspondance, repose bien sur l’existence d’un dénominateur
commun : la propriété foncière. D’un côté une demande de propriété et, de
l’autre, une offre de propriété.
L’hypothèse est que, d’une part, la mise en évidence de ce dénominateur
commun à propos de Rio das Rãs a résulté d’un travail d’élaboration et de
reconnaissance de ce dénominateur comme tel. Ce dernier ne relevait pas
d’un fait objectif et avéré, mais de l’acceptation d’une base relationnelle.
D’autre part, cette base n’a été opératoire qu’à partir d’un travail de mise en
correspondance préalable et plus général entre les représentations et les
logiques des uns et des autres. Pour que la rencontre entre Rio das Rãs et
l’article 68 ait été possible, il a fallu une harmonisation des référents
symboliques, du champ rhétorique et de "l’image" politique. C’est
l’hypothèse que suggère à l’évidence la transformation subite des
"travailleurs" en quilombolas. Bien sûr, ce travail d’ajustement semble
d’emblée très inégal entre les deux parties ; peut-être même est-il unilatéral.
Dans quelle mesure la rencontre entre les paysans et leurs médiateurs s’est-
elle également traduite par un ajustement dans la présentation et les
dispositions de l’offre politique sur les quilombos ? Quelles sont la nature et
l’ampleur de la "conversion identitaire" de Rio das Rãs : comment est-on
devenu quilombola et quelles en ont été les implications sur les mécanismes
sociaux internes ?
30 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
2) Cette rencontre s’est soldée par le succès, a priori très improbable, des
familles de Rio das Rãs sur un fazendeiro qui semblait posséder tous les
atouts. Comment rétrospectivement comprendre cette victoire, qui semble
s’inscrire dans le contre-courant d’un Brésil plutôt engagé dans la voie d’une
modernité aux couleurs libérales ? Notre hypothèse est que, si l’on conclut, a
priori, que cette victoire est celle du quilombo, devenu "question" nationale
légitime et désormais source régulière de droits, il devient impossible
d’expliquer le "cas" Rio das Rãs, d’expliquer cet enchevêtrement de logiques
et de circonstances qui l’ont porté au devant de la scène publique. On peut se
demander dans quelle mesure le Brésil aurait "découvert" ses "communautés
rémanentes de quilombo" si l’État ne s’était pas aussi trouvé confronté à la
question de la réforme agraire et à l’impératif de remettre en cause un dogme
de la "démocratie raciale" devenu "politiquement incorrect" (cf. chap. I). En
tout état de cause, il semble que le succès de Rio das Rãs soit largement lié
aux problématiques "porteuses" sur lesquelles la question des quilombos
s’est greffée, et qui en ont "forcé" la reconnaissance publique et politique.
LA CONSTRUCTION HÉTÉROGÈNE
D’UNE QUESTION NATIONALE
Comment le quilombo, dont la réalité renvoie à un épisode du passé
colonial particulièrement méconnu, a-t-il pu, soudainement, devenir un "fait
mémorable" dans le Brésil contemporain? Comment a-t-il pu se construire
une question des "communautés rémanentes de quilombos" génératrice de
droits pour une catégorie de la population qui était historiquement restée,
dans une large mesure, en marge de la citoyenneté?
En s’attachant à répondre à ces questions, il ne s’agit pas ici de situer un
objet dans son contexte, de le "mettre en perspective" par rapport à ce qui
serait l’arrière-plan figé d’un théâtre n’attendant plus que son "entrée en
scène". Sans se poser hors des débats théoriques, il ne s’agit pas non plus
d’une "entrée en matière" par un "état de la question", dont l’exhaustivité
critique autoriserait ensuite son auteur à établir que la question n’a pas déjà
été résolue par d’autres, ou du moins pas totalement, et qu’il peut alors
s’autoriser à en poursuivre l’examen.
Ce dont il s’agit ici, c’est véritablement de rendre compte d'un processus,
par lequel il existe aujourd’hui, comme il s'agira de le montrer, une
"question" des "communautés rémanentes", pour un certain nombre
d’acteurs, dont le chercheur n’est ici qu’un parmi d’autres, et pour un certain
nombre de raisons, dont l’objectivation scientifique n’est que l’une d’entre
elles.
Dans un premier chapitre, il s'agira d'abord de comprendre le contexte
sociopolitique au sein duquel la question des "communautés rémanentes de
quilombo" a été posée. En s'attachant plus spécifiquement au débat politico-
juridique sur les "communautés rémanentes", nous verrons ensuite comment
la référence aux quilombos a pu devenir génératrice de sens, de droits et
d’actions, par delà la grande hétérogénéité des représentations et des enjeux
mobilisés (chapitre II). En questionnant les travaux des sciences sociales
brésiliennes consacrés aux "communautés noires" ainsi que le rôle des
chercheurs dans la définition normative de la "rémanence de quilombo", nous
verrons enfin comment et dans quelles limites il est possible de construire
sociologiquement un objet "communauté rémanente" à partir duquel la
réalité particulière de Rio das Rãs peut être appréhendée (chapitre III).
CHAPITRE I
1. Une autre hypothèse - très controversée - est que Zumbi se serait suicidé. Pita
(Sebastião da Rocha), História da América Portuguesa, São Paulo, EDUSP/Itatiaia, 1976
(1re éd., 1724).
36 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
L'année 1995 marquait les trois cents ans de la mort de Zumbi. A cette
occasion, les autorités publiques avaient prévu un vaste programme d’actions
visant, pour la première fois de l'histoire brésilienne, à faire de cette
commémoration un événement national. De fait, Zumbi fut paré de tous les
attributs symboliques de la reconnaissance publique : l’État fit spécialement
émettre un timbre, ainsi qu’une médaille "Zumbi de Palmares". Le Président
de la République proclama lui-même Zumbi "héros de la nation brésilienne",
et un monument lui fut dédié. Dans l’État de Rio de Janeiro, ce même jour
avait exceptionnellement été décrété jour férié. Des fouilles archéologiques
furent financées à la Serra da Barriga, dans l’État d’Alagoas, où s’étendait
jadis le Quilombo de Palmares, et sur le site duquel fut prévue, le jour-
anniversaire du 20 novembre, une commémoration officielle, suivie d’une
programmation de cinquante concerts et spectacles.
Dans le sillon des commémorations officielles, Zumbi et les quilombos
devinrent durant quelques semaines les objets d'un relatif mais indéniable
engouement médiatique. Cette année 1995, le quilombo était à la mode, et
l'on peut citer pour preuve l’un de ses produits les plus archétypiques au
Brésil, la télénovela Xica da Silva, événement télévisuel de l’année, mettant
en scène une jeune esclave qui se sert de sa beauté provocante pour protéger
un quilombo établi dans les collines voisines de la ville. Il ne serait pas
possible d’énumérer ici les pièces de théâtre, expositions, objets les plus
divers de cette même année, allant de la couverture des cahiers scolaires aux
tissus carnavalesques, conférences et séminaires, brochures, ouvrages et
articles de journaux qui se donnèrent pour objet Zumbi et le Quilombo de
Palmares. Lors de la seule année 1995, le très sérieux quotidien Folha de São
Paulo mentionna le nom de Zumbi dans quatre cent soixante articles, alors
que l'année précédente cinq seulement y avaient fait référence. En 1994, dix
articles avaient évoqué les quilombos, contre cent soixante et un l’année
suivante2. Sous le haut patronage d'Amnesty International, l’Université de
São Paulo (USP) forma, pour l'occasion, un "Tribunal Zumbi de Palmares"
qui jugea la société brésilienne pour son racisme envers la population noire.
Enfin, le personnage de Zumbi connut, cette année-là, une consécration
populaire suprême : "Merci Zumbi, 300 ans" fut le thème choisi pour le
carnaval de Bahia.
Pourquoi cette consécration médiatique?
Après avoir mis en évidence le peu d'écho que trouvait traditionnellement
la problématique des quilombos et le personnage de Zumbi au sein de la
culture historique brésilienne, l'analyse s'attachera à comprendre les raisons
et le sens de la vigueur commémorative inédite de 1995.
2. Cet indice a été construit grâce aux très conséquentes archives disponibles sur Internet
de la Folha de São Paulo. La "Folha", comme le journal est communément désigné,
s’adresse à un lecteur ciblé, qui correspondrait en France à celui du Monde (urbain, plutôt
diplômé, etc.) et qui ne permet en aucun cas d’un faire un échantillon représentatif et
significatif de la "société brésilienne".
"L’ANNÉE ZUMBI" 37
3. Cf. dans un ouvrage récent, l'analyse des chroniques des XVIIe et XVIIIe siècle sur
Palmares. Silvia (Hunold Lara), Do singular ao plural : Palmares, capitães-do-mato e o
governo dos escravos, in Reis (João J.) et Gomes (Flávio dos Santos) (orgs.), Liberdade
por um fio : história dos quilombolas no Brasil, São Paulo, Companhia das Letras, 1996,
509 p. (p. 81-109).
4. Varnhagen (Francisco Adolfo), História geral do Brasil, São Paulo, 9e éd. (1re éd.,
1854), Melhoramentos, 1978. Cf. Tome II, 259 p.
38 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
5. Handelman (Henrique), História do Brasil, Rio de Janeiro, IHGB, 1931 (1re éd., 1860),
p. 437. Rodrigues (Nina), Os Africanos no Brasil, 3a edição, São Paulo, Rio de Janeiro,
Recife, Companhia editora nacional, 1945 (1re éd., 1905), p.436 (p. 77 et 99). Viana
(Oliveira), Populações meridionais do Brasil : história, organização, psicologia, Belo
Horizonte, Coleção Reconquista do Brasil, 2a. sér., vol. 107, 1987 (1re éd., 1920).
6. Ennes (Ernesto), As guerras nos Palmares (subsidios para a sua história), São Paulo,
Companhia Editora Nacional, 1938.
7. Ramos (Arthur), Aculturação negra no Brasil, São Paulo, CEN, 1942. Carneiro
(Édison), O Quilombo dos Palmares, São Paulo, Editora nacional, 2a ed. revista, 1958
(1re éd., 1946), 266 p. (p. 137). Bastide (Roger) Les Amériques Noires : les civilisations
africaines dans le nouveau monde, Paris, Payot, 1967.
8. Moura (Clovis), Rebeliões da senzala : quilombos, insurreições, guerrilhas, Rio de
janeiro, Conquista, 1972 (1re éd., 1959), p. 267.
9. Cf. la discussion suivante.
10. Freitas (Décio), Palmares : a guerra dos escravos, op. cit.
"L’ANNÉE ZUMBI" 39
15. On a pu reprocher à Carlos Diegues de s’être enfermé dans cette vision exotique du
quilombo africain au détriment de toute vraisemblance historique. C’est ainsi que le
réalisateur aurait crée un quilombo yoruba alors que Palmares date du XVIIe siècle et que
les esclaves yorubas n’ont pas été importés avant la moitié du XVIIIe siècle. Palmares
serait, d’après ces critiques, d’inspiration culturelle bantoue…
16. Si Diegues, comme lui-même l'expliquera, a voulu imaginer ce qu'aurait pu être la
première république réellement démocratique du continent américain, il reste que son
message est ambigu. S'agit-il vraiment d'un malentendu lorsque l'hebdomadaire Isto É
titre, non sans équivoque : "Diegues célèbre la démocratie raciale", sans préciser s'il est
question de l'univers imaginaire de "Quilombo" ou du Brésil tout entier, cette "démocratie
raciale" dans laquelle tant de Brésiliens se plaisent encore à se reconnaître (Isto É,
20/08/1997 : "Ideal libertário. Em Quilombo, Cacá Diegues celebra a democracia
racial"). Par son folklore, son arrière-plan historique et sa vision idéale de l'entente
raciale, le film de Diegues ressemble en effet davantage à une mise en scène de
l'idéologie nationale de la "démocratie raciale" qu'à un manifeste militant ou à une
simple création artistique.
"L’ANNÉE ZUMBI" 41
17. Cf. le remarquable ouvrage de Euclides da Cunha sur la guerre de Canudos, "Os
Sertões", sur lequel nous aurons l'occasion de revenir dans le chapitre III. Cunha
(Euclides da), Hautes Terres : la guerre de Canudos, Paris, Métailié, 1997 (1re éd.,
1902), 528 p.
18. L'expression est empruntée à Queiroz (Maria Isaura Pereira de), Os cangaceiros : les
bandits d’honneur brésilien, Paris, coll. Archives, Julliard, 1968, 168 p.
19. "Nous sommes du Nordeste", conclut la chanson, soulignant la destinée commune des
héros sertanejos. Olissan (José) et Sérgio (Domingos), Revolta Olodum. La chanson a été
reprise par Gal Gosta in Gal, 1992, RCA corporation.
20. Veloso (Caetano), Sampa, 1977.
21. Il faut souligner l'exception notable de la Missa dos Quilombos du chanteur
compositeur Milton Nascimento et des écrivains Pedro Casaldáliga et Pedro Tierra, vaste
messe musicale en onze parties, qui dénonce les violences de l'esclavage, célèbre la
mémoire de Palmares et appelle à la réconciliation nationale dans la foi chrétienne. Lors
de sa diffusion en 1980, le disque avait recueilli une audience très limitée. Son originalité
sur le plan musical en faisait d'emblée une production "hors-mode". Le choix d'une messe
catholique comme cadre d'évocation du quilombo lui ôtait toute possibilité de devenir une
42 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
"Le monde nous reconnaît comme une nation tolérante. Mais les droits
d'une parcelle de la population brésilienne ne sont pas encore pleinement
respectés. Au Brésil, il y a encore une discrimination contre les noirs"23. Ces
propos prononcés par le Président Fernando Henrique Cardoso, le jour
anniversaire du 20 novembre, expriment bien la volonté gouvernementale qui
s’était manifestée, tout au long de l’année 1995, de lier la commémoration
historique à une réflexion plus large sur les conditions sociales et politiques
de la population noire. En réhabilitant Zumbi, il s'agissait explicitement et
publiquement de renoncer au dogme de la "démocratie raciale".
"œuvre culte" dans les milieux militants. La Missa dos Quilombos connut un relatif
retour en grâce lorsqu'en 1995, l'œuvre fut montée sur l'Esplanade des Ministères à
Brasília, le jour-anniversaire de la mort de Zumbi.
22. Lors de "l'année Zumbi", en 1995, les divers groupes Axé de Salvador (Olodum, Ilê
Aiyê, Ara Ketu, Timabalada) ont été particulièrement prodigues en textes évoquant
Zumbi et l'aventure de Palmares. Ce qui aurait pu n'être qu'un phénomène de mode
passager s'est transformé, avec moins de profusion, en une tendance plutôt régulière et
systématique, intégrant le personnage de Zumbi au sein d'une dynamique de redéfinition
de l'image du noir au sein de la société brésilienne (cf. chap. II).
23. In Folha de São Paulo, 15/11/1995.
"L’ANNÉE ZUMBI" 43
La "démocratie raciale"
24. Freyre (Gilberto), Casa Grande e Senzala. Colecção Livros do Brasil, Lisboa, 1957
(1re éd., 1933) 525p.
25. Silvio Romero dénonçait les "maléfices" du métissage, même s'il était confiant dans
la domination finale de la race blanche au sein de la population brésilienne. Euclides da
Cunha estimait que le "mélange de races très diverses est, dans la majorité des cas,
préjudiciable. Selon les conclusions de l'évolutionnisme, quand bien même l'influence
d'une race supérieure se ferait sentir sur le résultat, des stigmates de la race inférieure
apparaissent vivement. Le métissage extrême est une régression". Pour Oliveira Vianna,
la mentalité des types croisés "est un mélange incohérent et hétérogène des trois
mentalités irréductibles : celle d'un sauvage, celle d'un barbare, et celle d'un civilisé". Fort
heureusement, poursuit Vianna, "c'est que le quantum de sang aryen est en train
d'augmenter rapidement chez nos peuples (…), il doit réagir fatalement sur le type
anthropologique de nos métis, pour les modeler sur le type de l'homme blanc". Romero
(Silvio), História da litteratura brasileira : contribuições e estudos gerais para o exato
conhecimento da literatura brasileira, Rio de Janeiro, J. Olympio, 1980 (1re éd., 1902).
Cunha (Euclides da), Hautes terres, op. cit., p. 95. Vianna (Oliveira), Dicionário
Histórico, Geofráfico et Etnográfico do Brasil, (éd.?), 1922, vol.1, 1855 p. (p. 238), cité
par Ramos (Arthur), Le métissage au Brésil, Paris, Hermann et Cie éditeurs, 1952, 138 p.
(p. 105).
44 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
26. "Non seulement les Portugais étaient moins ardents, dans l'orthodoxie, que les
Espagnols et moins stricts que les Anglais sur les préjugés de couleur et de morale
chrétienne, mais ils ont affronté une des populations les plus faibles du continent…une
culture verte et insipide, sans le développement ni la résistance des grandes semi-
civilisations américaines comme les Incas ou les Aztèques", Freyre (Gilberto), op. cit., p.
27-30.
27. "La vie brésilienne commença dans un climat de grande intoxication sexuelle.
L'européen sautait à terre en tombant sur des indiennes nues", Freyre (Gilberto), op. cit.,
p. 59.
28. Freyre (Gilberto), op. cit., p. 56.
29 Marx (Anthony, W.), "A construção da raça e o Estado-Nação", Rio de Janeiro,
Estudos Afro-Asiáticos n° 29, março de 1996, p. 9-36. Pour expliquer, au Brésil,
l'inexistence d'une discrimination raciale institutionnelle, l'auteur remarque le faible
niveau de développement économique du Brésil post-évolutionniste (à la différence des
États-Unis) et l'inexistence de conflits ethniques intervenant au cœur du processus de
construction nationale (comme en Afrique du Sud).
"L’ANNÉE ZUMBI" 45
30. Selon Roberto da Mata, cette idéologie assimilationniste eut de fait une grande
efficacité sur la société brésilienne, puisque non seulement cette dernière s'en empreignit,
mais la "fable des trois races" devint un des thèmes fondateurs de la nation, elle a
"constitué la force socioculturelle la plus puissante du Brésil, permettant de penser le
pays, d'intégrer idéalement sa société et d'individualiser sa culture. Cette fable (des trois
races) a aujourd'hui la force et le statut d'une idéologie dominante, un des domaines
explicatifs de la culture. Durant de nombreuses années, et encore aujourd'hui, le mythe
des trois races fournit un projet politique et social pour le Brésilien (à travers la thèse du
"blanchissement" comme but à atteindre (…)". Matta (Roberto da), "A Fábula das Três
Raças", in Relativizando, uma introdução à Antropologia Social, Petrópolis, Vozes,
1981, 246 p. (p. 69). Dans un contexte de progressive révélation du racisme, cette théorie
sera critiquée : le véritable système de valeurs et d'identité de la société brésilienne est
celui mobilisé dans la pratique quotidienne de la discrimination. Cf. Carvalho (José
Jorge), "Mestiçagem e segregação", in. Humanidades n° 17, Brasília, 1988.
31. Skidmore (Thomas), "Toward a comparative analysis of race relations since abolition
in Brazil and the United States", Journal of Latin American Studies 4:1, 1972, p. 1-28.
46 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
32. La thèse selon laquelle le Brésilien serait un "homme cordial" a été développée par
Sérgio Buarque de Holanda : sa grande émotivité et sa générosité l'inclineraient à des
relations d'affectivité plutôt que de formalité. Holanda (Sérgio Buarque), Raízes do
Brasil, Rio de Janeiro, José Olympio, 1981 (1re éd., 1936). Dans les années quatre-vingt,
la réalité du racisme de cet "homme cordial" n'apparaîtra que mâtinée de cette même
cordialité. Le racisme à la brésilienne serait alors un "racisme cordial".
33. Dans cette réification d’un Brésil non-raciste s’est créé un reflex comparatif avec les
États-Unis, ces derniers constituant l’altérité suprême qui contraste par la violence de ses
préjugés avec ce qui serait un "modèle brésilien". Freyre lui-même avait construit son
analyse en opposition avec la société américaine, dans laquelle il avait séjourné de 1918 à
1923. Il faut dire que les États-Unis ont ensuite largement contribué à cette propagation
de l’idée qu’il y avait un "modèle brésilien" : nombre de chercheurs américains sont
venus en rendre compte auprès de leurs concitoyens, comme Donald Pierson, qui
observe, dans l’État de Bahia des années cinquante, la fluidité des lignes de couleur et la
mobilité sociale des mulâtres, ou Marvin Harris, qui explique que les Brésiliens ont
tellement peu de rigueur dans l’application des catégories raciales qu’en aucun cas il
n’est possible d’en faire un facteur discriminant. Pierson (Donald), Brancos e pretos na
Bahia : estudo de contacto racial (traduit de l'anglais : Negroes in Brazil), São Paulo,
Editora nacional, 1945, 486 p. Harris (Marvin), "Relations in Minas Velhas, a community
in the mountain region of central Brazil". In Wagley (Charles), Race and class, Columbia
University, Unesco, 1963 (1re éd., 1952), 158 p. (p. 47-115).
34. Cf Pierson, Donald, op. cit.
35. Nous verrons par la suite à quel point le métissage est valorisé à Rio das Rãs, comme
la marque de conquête d’une certaine modernité (cf. chap. V).
"L’ANNÉE ZUMBI" 47
A partir de 1950, une série d'enquêtes sur les contacts raciaux, réalisées
dans le cadre du programme de l'UNESCO42, révèlent les premières le
caractère dogmatique de la "démocratie raciale", en mettant en évidence une
réalité pratique sans correspondance : il y avait une discrimination raciale.
Ainsi sur la base d'une étude des élites de couleur dans la ville de Salvador,
Thales de Azevedo dresse le bilan contrasté d'une "société raciale à classes"
(par opposition à une "société raciale à castes"), permettant une certaine
43. Azevedo (Thales de), Les élites de couleur dans une ville brésilienne, op. cit.
L'ouvrage fournira la base d'une déconstruction plus systématique du mythe de la
"démocratie raciale" : Democracia racial : ideologia e realidade, Petrópolis, Editora
Vozes, 1975, 107 p.
44. Nogueira (Oracy), Preconceito de marca : as relações raciais em Itapetininga, São
Paulo, Edusp, 1998 (1re éd., 1955), 245 p.
45. Brandão (Maria de Azevedo), "Relações de classe e identidade étnica", Caderno do
CEAS, n° 112, 1987, p. 37-43.
46. Cardoso (Fernando Henrique), Capitalismo e escravidão no Brasil meridional : o
negro na sociedade escravocrata do rio grande do sul, Sao Paulo, Difusão Europeia,
1962. Ianni (Octávio), Escravidão e racismo, São Paulo, Editora Hucitec, 1988 (1re éd.,
1978). Fernandes (Florestan), A integração do negro na sociedade de classes, São Paulo,
Editora Dominus, 1964. Citons, pour mémoire, une phrase devenue célèbre de l’ouvrage
en question, qui résume le combat de Fernandes pour la visibilité du problème racial : les
Brésiliens ont "le préjugé de n'avoir aucun préjugé".
47. O negro revoltado est un ouvrage collectif recueillant les travaux présentés au
Premier congrès du Noir brésilien à Rio de Janeiro entre le 26 août et le 4 septembre
50 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Cet appel fut entendu dans les milieux militants. Alors qu'au sud du Brésil,
dans les années trente, la Frente Negra (Front Noir) s'était créée dans un
objectif d'intégration au sein de la société brésilienne48, le Mouvement Noir
Unifié se constitua en 1978 sur la base d'une logique de dénonciation des
inégalités raciales et de mobilisation du "peuple noir".
Cette conjonction de positions et de démarches critiques finit par trouver
un certain écho dans une société brésilienne peu à peu sensibilisée à la réalité
de son racisme.
1950. Nascimento (Abdias do) (org.), O negro revoltado, Rio de Janeiro, Edições GRD,
1968, 294 p. Nascimento (Abdias do), O Quilombismo : documentos de uma militância
pan-africanista, Petrópolis, Vozes, 1980, 281 p. Cet ouvrage sera l'objet d'un
commentaire plus approfondi dans le deuxième chapitre.
48. Son slogan "rassembler, éduquer, orienter" s'inscrivait dans la droite ligne du projet
assimilationniste. Cf. Agier (Michel) et Carvalho (Paulo Rosario G. de), "Nation, race,
culture : les mouvements noirs et indiens au Brésil", Paris, Cahiers des Amériques
Latines n° 17, 1994, p. 107-124. En dépit de cette posture d'intégration, Maria Brandão
rapporte à quel point la création de la Frente Negra suscita l'indignation dans la presse
de Bahia : "Nous sommes un peuple né et devenu adulte loin du cadre odieux des
préjugés raciaux, et sur ce point, supérieur aux autres peuples. La Bahia de Luiz Gama,
(…) de Theodoro Sampaio n'a pas besoin de "fronts noirs" copiés d'autres climats, pour
présenter au Brésil la parfaite fraternisation de ses fils". A tarde, Salvador, 6 de dezembro
de 1932, cité par Brandão (Maria de Azevedo), "Relações de classe e identidade étnica",
op. cit., p. 42.
49. Constitution Fédérale de 1988, art 5, XLI.
50. Cf. chap. II.
51. Le président Cardodo raconte que lorsqu’il était assistant sociologue à l’université de
São Paulo dans les années cinquante, il avait été sévèrement admonesté par le président
d’une table ronde au ministère des Affaires Etrangères, pour avoir affirmé qu’il y avait un
problème racial au Brésil : "Dire ça à cette époque, c'était comme une affirmation contre
"L’ANNÉE ZUMBI" 51
"Zumbi est vivant, Zumbi, c’est nous qui luttons", affirma un militant afro-
brésilien le même jour lors d’un discours prononcé sur le podium qui avait
été dressé sur l’Esplanade des ministères à Brasília, "le Zumbi du
gouvernement est un héros mort, et on le fête au milieu des fouilles
archéologiques, le Zumbi du peuple noir est un héros vivant. Nous ne
célébrons pas l’anniversaire de sa mort, mais celui de son immortalité, ici,
sur l’Esplanade des ministères "57.
La confrontation de ces deux discours sur le sens politique des
commémorations, prononcés à quelques centaines de kilomètres de distance,
met clairement en évidence le rapport de concurrence qui se créa alors autour
de la "propriété" de Zumbi. La polémique s’était soldée de manière radicale,
puisque dans leur majorité, les groupes militants avaient résolu de boycotter
les cérémonies officielles et d’organiser leur propre "Marche contre le
racisme, pour l'égalité et la vie". Il y eut ainsi deux célébrations de Zumbi,
l’une officielle, sur le site de l’ancien Quilombo de Palmares, et l’autre à
Brasília, sur l’Esplanade des ministères58.
L’acceptation soudaine de Zumbi dans le panthéon symbolique des héros
nationaux, conjuguée à la banalisation de la critique de la "démocratie
raciale", vinrent bouleverser les règles du jeu et les rapports de force qui
s’étaient noués autour des thèmes jusqu'alors exclusifs de la militance afro-
brésilienne. Le glissement des échelles et des contextes, par lequel Zumbi
était passé d’une quasi-marginalité à la popularité d’un phénomène de mode,
interpella la légitimité d’un certain nombre d’acteurs59, qui durent se re-
positionner dans un champ politique singulièrement élargi. La question des
"communautés rémanentes de quilombo" allait fournir le "terrain" de leur
confrontation.
57. Il est ici question d’un discours prononcé sur ce podium mais dont nous n’avons pas
de références écrites.
58. Finalement, cette volonté de rupture, clairement affichée par les organisateurs de la
Marche, n’empêcha pas le président Cardoso de faire le voyage à Brasilía en hélicoptère
depuis Alagoas. Une fois sur place, il vint à la rencontre d'une délégation de militants et
se vit remettre un document rassemblant les revendications adressées par le Mouvement.
59. L’anthropologue Lui Mott, qui était aussi le président très actif du Groupe Gay de
Bahia (GGB), avait relevé "cinq indices" dans les archives sur Palmares, lui permettant
d’affirmer que "très probablement, Zumbi était homosexuel". Il subit de la part des divers
mouvements noirs une véritable cabale. "Luis Mott a dénégrisé (denegrisado) Zumbi",
accusa le compositeur du groupe afro Olodum, exprimant ainsi le sentiment de violation
ressenti par de nombreux militants noirs. Certains d'entre eux allèrent jusqu’à qualifier
de "politiquement correct" les agressions physiques répétées dont Mott - qui avait par
ailleurs toujours défendu la cause afro-brésilienne - fut la victime.
CHAPITRE II
consacreront par la suite un livre à la "langue" de Cafundó. Ils établiront ses origines
(bantou), un glossaire commenté et la signification de son usage par rapport à
l'expérience contemporaine de la "communauté". Vogt (Carlos) et Fry (Peter) : A África
no Brasil : Cafundó, op. cit.
2. "África esquecida", in Veja, 20/05/1998.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 57
les militants urbains sur la scène fédérale, leur situation avait fourni une base
concrète de justification aux demandes de reconnaissance et de protection
juridique de ces communautés. En 1988, c’est ce qu’est venu entériner la loi
instituant des "communautés rémanentes". Dans les années qui suivirent, en
dépit de la longue apathie des institutions de l’État à l'égard du Titre 68, la
question ne tomba pas dans l’oubli. Inscrite systématiquement à l’index des
questions militantes, elle continua d’être portée par ceux-là mêmes qui
avaient été les acteurs de sa reconnaissance constitutionnelle en 1988.
Par souci de lisibilité, et pour éviter une présentation fastidieuse, on
donne synthétisé dans le document qui suit l’essentiel de ces diverses
démarches.
De l’action des mouvements afro-brésiliens, et notamment du MNU (cf.
encadré p. 61) on retiendra le travail de proximité, qui vint renforcer, dans le
Maranhão et le Pará, une mobilisation précoce des "communautés noires" de
Trombetas, Frechal, Oriximina (aujourd’hui toutes reconnues "rémanentes de
quilombo").
1983-1984
• Le Centre de Culture Noire du Maranhão - CCN - initialise une enquête sur les
"terres de noirs" de l’État.
• En reconnaissance de leur droit à la propriété dans le cadre de la réforme
agraire, le gouvernement de l’État de Goiás remet 200 titres de terre aux
habitants de la "communauté noire" de Kalunga, Monte Alegre.
• Fondation de l’Association d’habitants de la "communauté noire" de Frechal
(Maranhão).
1986
• Ire Rencontre des communautés noires rurales du Maranhão.
1988
• IIe Rencontre des communautés noires rurales du Maranhão.
• Ire Rencontre "racines noires" (Pará)
• A l'occasion du premier centenaire de l'abolition, un manifeste militant est
rédigé qui affirme la défense des "communautés rémanentes" comme une priorité
politique.
• Nouvelle constitution brésilienne et adoption du Titre 68 sur les "rémanents de
quilombo".
• Loi 7668 du 22 août instituant la Fondation Culturelle Palmares (cf. encadré)
1989
• Fondation de l’association des "Rémanents de Quilombo" de la communauté
noire d’Oriximiná (Pará).
• IIIe Rencontre des communautés noires rurales du Maranhão.
• IIe Rencontre "racines noires" (Pará).
• Séminaire "fala Kalunga", Goiânia (Goiás)
1990
• IIIe Rencontre "racines noires" (Pará).
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 59
1991
• Divulgation du rapport de la Société du Maranhão de défense des Droits de
l’Homme – Une enquête répertorie 401 "terres de noirs" dans l’État.
• IVe Rencontre "racines noires" (Pará).
• Pèlerinage en commémoration des "200 ans de résistance" du quilombo"
Frechal et Mirinzal.
• Création de la "réserve extractiviste" de Frechal Frechal (Maranhão).
1992
• Ve Rencontre "racines noires" (Pará).
• La Fondation culturelle Palmares se dote d’un statut précisant ses attributions :
"promouvoir et préserver les valeurs culturelles, sociales et économiques
découlant de l’influence de la population noire dans la formation de la société
brésilienne".
1993:
• Le Xe Congrès national du mouvement noir unifié (Goiânia, Goiás) approuve
la proposition d’articuler une Ie Rencontre nationale des communautés noires
rurales.
• Ouverture d’une enquête civile pour la reconnaissance des terres de la
communauté noire de Rio das Rãs (Bahia).
• Action publique à Brasília en faveur de la reconnaissance des terres de la
communauté noire de Rio das Rãs (Bahia).
• Ier séminaire des Communautés noires du Sertão de Bahia, Salvador (Bahia).
1994
• IVe Rencontre des "communautés noires rurales, quilombos et terres de noirs" à
São Luis (Maranhão).
• Ier séminaire National des "Communautés rémanentes de quilombo", Fondation
Palmares, Brasília.
• Séminaire des communautés noires du Sertão de Pernambouc, Salgueiro
(Pernambouc).
• Séminaire "le Noir et la citoyenneté". Thème : Quilombos, Légalisation et
Historiographie, Belém (Pará).
• Rencontre d’anthropologues autour de la question des "communautés noires"
rurales et "rémanentes de quilombo", Rio de Janeiro.
• IVe Rencontre des communautés noires rurales du Maranhão, São Luis
(Maranhão).
• Réalisation de l'expertise anthropologique de la "communauté noire" Rio das
Rãs.
1995
• De février à octobre, quatre réunions préparatoires de la Ie rencontre nationale
des communautés noires rurales, Goiânia (Goiás).
• Ier Festival Noir "Zumbi" de Larges dos Negros, Campo Formoso, (Bahia).
• Séminaire "Action des pouvoirs publics en défense des communautés
rémanentes de quilombo", Chambre des Députés, Brasília.
• Ie Rencontre des communautés noires rurales de Mato Grosso do Sul à Campo
Grande.
• VIe Rencontre racines noires, Obidos, Pará.
• Ie Rencontre nationale des communautés noires rurales, Brasília.
60 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
7. Valdelio Santos Lima est coordinateur national du MNU pour l'État de Bahia. C'est en
tant que tel qu'il avait accompagné le processus judiciaire de légalisation des terres de
Rio das Rãs, où il s'était rendu à plusieurs reprises dans le cadre d'un travail militant (dont
les résultats seront évalués au chapitre IX). Il effectua sur place une visite prolongée en
tant qu'anthropologue, à l'issue de laquelle il rédigea le travail de Mestrado : Do
Mucambo do Pau Preto a Rio das Rãs : Liberdade e Escravidão na Construção da
Identidade Negra de um Quilombo Contemporâneo, Salvador, 1997.
8. Nous en rappelons ici le contenu : " Aux rémanents des communautés de quilombos
qui occuperaient leurs terres est reconnue la propriété définitive, l’État devant leur
émettre les titres respectifs".
9. Le paragraphe sur l’émission des titres de terre aux "communautés rémanentes de
quilombo" fut supprimé par le bloc parlementaire centriste ("Centrão"), composé de
conservateurs essentiellement ruraux. Il réapparut comme une concession aux
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 65
mouvements noirs dans la section très discrète des Dispositions transitoires. Dimas
salustiano da Silva : "Apontamentos para compreender a origem e propostas de
regulamentação do artigo 68 do ato das Disposições Constitutionais Transitórias de
1988", in Regulamentação de terras de negros no Brasil, Florianópolis, Boletim
Informativo NUER, vol.1, n° 1., 1997, 156 p., p. 23.
66 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
lien requis est d’une nature quasi généalogique, puisqu’il est question des
"héritiers" et de leurs "ancêtres", des "descendants" et des "premiers
occupants".
Comment se justifie une telle exigence ?
Au sein des mêmes textes juridiques proposés, l’insistance mise sur la
relation "organique" des "communautés rémanentes" avec l’histoire trouve sa
justification dans l’idée que ces "communautés" seraient les dépositaires
d’une culture spécifique : la culture "quilombola". Elles auraient ainsi des
"caractéristiques profondes" et des "racines quilombolas", une "culture
spécifique" ; elles se définiraient par "des modes particuliers de relation avec
la société", ainsi que l’ont expliqué les auteurs des deux projets.
Or, cette originalité, estime-t-on enfin, viendrait justement de leurs
origines, de leur passé quilombola. C’est ainsi que, dans l’annexe du projet
n° 629, les auteurs justifient le critère du "lien historico-social" avec un
ancien quilombo par le fait que ce lien serait le facteur de "la protection de
l’identité, de la mémoire et de l’action de chaque groupe, ce qui nous renvoie
à leur histoire (des rémanents)"10. En d’autres termes, la préservation de
"l’identité" et de la "mémoire" de ces communautés serait le résultat d’une
réactualisation, d’une "rémanence" de la logique de résistance quilombola.
On devine comment cette idée de l’expérience quilombola a pu déboucher
par la suite sur l’idée de "mérite" historique.
10. Alcides Modesto, Projet de loi n° 629, Chambre des députés, Brasília, 1995.
11. Nous nous référons ici au texte de Germano Frazão : Os artigos 215 e 216 a
Constituição federal e a visão antropológica do conceito de cultura, écrit en 1995 pour le
séminaire et dont le contenu fut exposé oralement à cette occasion.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 67
qui l’article 216 "paraît avoir été fait par un anthropologue, compte tenu de
sa rédaction". C’est que, contrairement aux législations antérieures, observe
Frazão, la société brésilienne n’apparaît plus comme un tout homogène et
uniforme, mais comme une société composée de différents groupes. Le
concept de culture, conclut-il, ne se réfère alors plus à une société abstraite
mais embrasse les expressions culturelles concrètes des différents groupes
qui la composent.
Sans entrer dans le détail des perspectives politiques qui ont pu présider à
la rédaction de la nouvelle constitution de 1988, on perçoit bien comment
l’intérêt constitutionnel pour les "communautés rémanentes" a pu procéder à
cette même volonté de "concrétisation" d’une société plurielle qui a dominé
les commémorations officielles de "l'année Zumbi". La reconnaissance de
ces "communautés", par le biais de l’article 68, apparaît comme la traduction
la plus intrinsèquement symbolique de ce "nouvel esprit" constitutionnel12,
parce qu’elle constitue, en quelque sorte, l’exemplarité par l’extrême,
s’agissant de la catégorie de la population dont les pratiques culturelles
furent historiquement les plus discriminées.
Le traitement institutionnel de ces communautés est donc dominé par une
lecture historiciste, laquelle fournit le cadre exclusif et la limite maximale de
leur prise en considération. En contraignant l’article 68 au contexte de la
culture, en conditionnant la reconnaissance des "communautés rémanentes" à
la preuve généalogique de leur histoire et en focalisant la portée symbolique
de leur existence sur celle de leur signification historique, on perçoit en effet
comment cet historicisme a pu fournir une base de justification à une
approche minimaliste et restrictive de l’application du titre 68. Au cours du
séminaire, le procureur régional de la République Veiga Rios expliqua ainsi
l’importance que soient reconnues "rémanentes de quilombo" uniquement les
communautés qui ont un lien historique réel avec un ancien quilombo :
l’objectif de la loi est, dit-il dans un texte qu'il publiera en 1997, de garantir
les droits de ceux qui ont "forgé leur propre histoire à travers, malgré et
contre la législation esclavagiste" (souligné par l’auteur)13. Dans une
proposition d’amendement de l’article 68, déposée en 1988, le député Eliel
Rodrigues avait rappelé de même que le droit de propriété énoncé dans
l’article était fondé sur le fait que ces "communautés noires" avaient
construit leur histoire "malgré les crimes de tous ordres pratiqués contre leurs
cultures, libertés et droits "14.
À cette logique du "mérite" historique du quilombo qu’il s’agirait
dorénavant de récompenser d'autres acteurs opposèrent une définition de la
"rémanence" enracinée dans la réalité des problèmes sociaux et des rapports
de forces politiques.
S’il existe un point de consensus, c’est bien autour de l’idée que les
"communautés rémanentes" constituent des entités culturelles indépendantes
et originales. Nous avons vu comment l’approche juridique s’était construite
à partir de la référence au patrimoine national. De même, pour les
universitaires, militants et personnalités diverses, les "communautés
rémanentes" sont essentiellement définies à partir de leur "culture".
Ainsi, selon Eliane Cantarino O’Dwyer, de l’Association brésilienne
d’anthropologie (ABA), alors que, dans le passé, la notion de culture était
"univoque" et que l’on a "sous-estimé la capacité créative de la culture des
communautés rémanentes de quilombo (…), il est dorénavant possible de
penser leur identité collective en termes de culture". Celles-ci sont ensuite
caractérisées comme des groupes ethniques fortement constitués autour du
mythe de leurs origines quilombola. Usage commun de la terre, répartition
saisonnière des activités, occupation de l’espace sur la base de la parenté,
relations de solidarité et de réciprocité sont enfin présentés comme autant
d’attributs fondamentaux. O’Dwyer conclut ensuite que dans la question des
communautés rémanentes, "le rôle de l’anthropologue est perçu (par l’ABA)
comme le rôle d’un interprète. Il doit permettre la compréhension de ce que
signifie faire partie d’une autre culture". De la même manière,
15. Le débat académique sur la question sera abordé en détails au chapitre suivant.
16. Il s’agit ici d’un texte présenté à la XVIIIe réunion de l’Association brésilienne
d’anthropologie à Belo Horizonte, du 12 au 15 avril 1992, et qui fut distribué aux
participants du séminaire de 1995 sur les "communautés rémanentes de quilombo". A ma
connaissance, ce texte n’a pas été publié.
70 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
17. Guimarães propose une typologie du mode d’accès à la terre des communautés
recensées. Ces dernières ont procédé historiquement en fonction : du don de terre formel
à d’anciens esclaves, avec documents notariaux ; de l’achat de terres avant l’abolition par
des esclaves affranchis, avec ou sans formalisation juridique ; de terres obtenues par des
anciens esclaves pour prestations de services guerriers (guerre contre le Paraguay …) ; de
la donation formelle, ou contrat verbal, avec des esclaves pour prestation de services ;
d’anciennes "terres de sainte" ("terras de santa" : appartenant à l’Eglise) sur lesquelles
les anciens esclaves libres sont demeurés après l’abolition ; de terres vacantes sur
lesquelles des esclaves se sont réfugiés ; de l’abandon de terres par leurs propriétaires,
laissant sur place la population esclave ou libre. Carlos Magno Guimarães, "Quilombos e
Quilombos", Belo Horizonte, XVIIIa reunião da Associação Brasileira de Antropologia,
12 a 15 de abril/ 1992. P. 4. Non publié. Le texte fut distribué aux participants du
séminaire de 1995.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 71
Le "quilombo contemporain"
18. Mucambo : synonyme de quilombo, terme sur lequel nous aurons l’occasion de
revenir. Carlos Magno Guimarães, "Quilombos e Quilombos", op. cit., p. 4.
19. Littéralement "terre de noirs" : terme commun d’usage assez large et confus, se
référant à des terres traditionnellement occupées par une population noire. Il s’agit
parfois d’une catégorie d’auto-désignation.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 73
Cette multiplicité des discours traduit la diversité des enjeux. C'est dans
leur enchevêtrement que se déchiffre depuis 1995 la structuration progressive
d'un "champ politique quilombola".
20. Le concept est, bien sûr, emprunté à Bourdieu, et nous l’utiliserons au sens où il l’a
défini. Penser en terme de champ, explique Bourdieu, c’est "penser relationnellement"
(p.72), c’est penser la réalité sociale comme la "configuration de relations objectives " à
l’intérieur d’un espace qui n’a pas la rigidité d’un "système" ou d’un "appareil", mais qui
se caractérise par la fluidité des relations qui en déterminent la forme et les frontières.
Nous verrons, de fait, que l’espace relationnel quilombola se définit par une fluidité
permettant la coexistence d’acteurs et d’enjeux très hétérogènes. Bourdieu, Pierre
(entretiens avec Loïc J.D. Wacquant), Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 269.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 75
24. Dos Santos observe ce qu’il appelle une "liaison passionnelle et organique" entre un
certain milieu intellectuel, avide de références à une africanité authentique, et les adeptes
traditionalistes du candomblé jêjé-nagô, qui qualifiaient de "mélange ignoble" l’insertion
de divinités caboclos indigènes dans les cultes, comme cela pouvait se pratiquer dans les
candomblés d’origine bantou. Santos (Jocelio Téles dos), "La divinité caboclo dans le
candomblé de Bahia", Paris, Cahiers d’Etudes Africaines n° 125, 1994, p.83-107. Cf.
également Boyer-Araujo (Véronique), "De la campagne à la ville, la migration du
caboclo", Paris, Cahiers d’Etudes Africaines n° 125, 1994, p. 109-127.
25. Nascimento (Abdias do), op. cit., p.46. Nascimento se rattache ici à la tradition
interprétative de Palmares comme recréation d'une "Afrique au Brésil" (cf. chap. I).
26. Benedita da Silva, annexe du projet de loi sur la réglementation du Titre 68, Brasília,
Seminário "Remanescentes de Quilombos", 1995.
27. Nascimento (Abdias do), op. cit., p.46.
28. Agier (Michel) et Carvalho (Maria Rosario g. de), op. cit., p. 110.
29. Carneiro (Édison), op. cit., p. 124.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 77
Ce n'est pas incidemment qu'en 1995, un projet de loi sur les "Droits
d’Auteur" a circulé, notamment contre "l’exploitation" du patrimoine culturel
des "communautés rémanentes" par les chercheurs, journalistes, cinéastes30.
A la lumière de ces éléments, la position du "quilombo contemporain"
défendue par les militants au cours du séminaire se comprend moins comme
une réelle volonté d'élargissement du cadre d'application de la loi que comme
une démarche de rappropriation du quilombismo, menacé de dissolution par
l'intégration des "communautés rémanentes" au sein du champ politique et
culturel national.
Prudence et jurisprudence
30. Ces derniers s’approprieraient les richesses culturelles de ces communautés à des fins
commerciales. Il s’agirait alors, pour les populations concernées, de prélever un "cachet"
en dédommagement, évalué en pourcentage des bénéfices qui auraient été réalisés.
Ouvrons ici une parenthèse pour nous associer, dans une certaine mesure, à ces critiques :
la chaîne de télévision allemande ZDF, venue faire un reportage sur Rio das Rãs, n’avait
laissé que des boîtes de conserve et une très mauvaise impression de son passage. Par
ailleurs, j'ai pu voir le Musée de São Paulo (MASP) envoyer dans les "communautés
noires" des émissaires en camion chargés d’échanger des objets de l’époque esclavagiste
contre des objets correspondants de facture industrielle !
78 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
historiquement fondées par des esclaves fugitifs, que le rôle de leur fondation
était précisément de protéger de telles "communautés". L’élargissement de la
loi à l’ensemble des "communautés noires" rurales reviendrait au contraire à
en faire un objet de réforme agraire à part entière31, qui dépasserait alors par
sa nature et par sa taille les compétences de la Fondation.
Si chaque protagoniste s'attacha à "dire" ce qu'était une "communauté
rémanente", à convaincre de la justesse de son approche, ce fut pour tenter
d'imposer son influence sur ce qui serait par la suite, pour paraphraser
Bourdieu, la "nomination légitime" de la "rémanence". Le véritable objectif
de cette conquête du sens était moins la défense d'une conviction32 que la
conquête d'un droit : il s'agissait de s'affirmer comme co-détenteur du "titre
de propriété symbolique"33 de la question des "communautés rémanentes", et
comme le dit Bourdieu, au "droit à des profits de reconnaissance" qu'il
génère. Pour les Mouvements noirs notamment, le partage du quilombo
comme "capital symbolique" devait être compensé par l'ouverture d'un
espace de participation non seulement aux débats sur la "rémanence", mais
au sein du système politique brésilien, comme interlocuteur légitime34.
En effet, la "reconnaissance" en jeu ici n'était pas simplement une
légitimité "situationnelle" qui se serait bornée au seul contexte de "l’année
Zumbi". En ce moment de rencontre qu'elle constituait, définir la "rémanence
de quilombo" c'était revendiquer un espace au sein du "champ politique
quilombola" en train de se structurer.
1996
• Création par la Fondation Palmares d'un groupe de travail chargé d'élaborer un
code de procédures pour l'identification des "communautés rémanentes".
• Le 4 décembre, création par décret présidentiel d’un groupe de travail
interministériel, avec l’objectif de "présenter des propositions qui viennent
renforcer l’article 68".
• (Mars) Décret d'État (n° 40 723) du gouverneur de l'État de São Paulo créant un
groupe de travail dont l'objectif est de "donner pleine applicabilité au dispositifs
constitutionnels qui confèrent le droit de propriété aux rémanents de quilombo".
• (Mai) Ie Réunion de la Commission nationale d'articulation des communautés
rémanentes de Quilombo à Bom Jesus da Lapa (Bahia), à l'initiative et sous le
patronage du MNU.
36. Au terme de la réunion de São Luis, fut fondée la Commission nationale d'articulation
des communautés rémanentes de Quilombo, constituée des représentants de sept
associations locales : Conceição dos Crioulos (Pernambouc), Silêncio do Matá (Bahia),
Rio das Rãs (Bahia), Kalunga (Goiás), Mimbó (Piauí), Furnas de Dionísio e da Boa Sorte
(Matto Grosso).
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 83
37. Commandées par le gouverneur de l'État, les rapports furent réalisés par l'université
fédérale du Minas Gerais et l'université de Campinas : la population noire vivant à Porto
Coris n'est pas "rémanente de quilombo" puisque ses descendants étaient esclaves
affranchis (les lettres d'affranchissement ont été retrouvées) et non pas fugitifs, fut-il
invoqué dans les rapports. Diário do Legislativo do 26/05/1998 e do 09/09/1998, Câmara
dos Deputados, Brasília.
84 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
38. Procédure tout à fait inédite pour un décret : une "période de critique" de quinze
jours est ouverte afin que les partenaires civils puissent y apporter d'éventuelles
corrections…
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 85
2001
• (janvier) L’Institut de terres de l’État de São Paulo remet leurs titres de
propriété aux communautés de Maria Rosa, São Pedro et Pilões (São Paulo) pour
une surface totale de 13 842 hectares. Les communautés de Nhunguara, André
Lopes, Sapatu et Galvão sont en outre reconnues.
• (Mars) À l’occasion du Jour de lutte internationale contre les barrages, les
"communautés rémanentes" concernées participent à une manifestation à São
Paulo.
• (Août) À Alcântara (Maranhão), un projet d’implantation d’entreprises
étrangères menace d’expulsion 300 familles quilombolas qui avaient déjà été
déplacées dans les années 1980.
2002
• Selon le dernier bilan de la Fondation Palmares, 743 "communautés rémanentes
de quilombo ont été "identifiées", 42 officiellement reconnues et 29 légalisées.
Pacoval (Paraíba) sont des terres de réforme agraire attribuées par l'INCRA.
Oriximiná (Pará) et Rio das Rãs (Bahia, 27 000 ha) ont bien été légalisées
sous l'impulsion du ministère de la Culture, mais par voie de réforme agraire.
Santo Antônio dos Pretos, Eira dos Coqueiros et Mocorongo ont été
légalisées par le gouvernement du Maranhão et l’Institut de terres du
Maranhão, etc. Si la loi sur les "rémanents de quilombo" permet bien
l'ouverture de nombreux dossiers et la résolution de quelques-uns d'entre eux,
elle reste inappliquée en tant que telle. Les procédures répondent toutes à une
logique du cas par cas.
Concluons cette analyse avec l'anthropologue Alfredo Wagner (qui avait
participé au séminaire de 1995), qui propose en 1998 un premier répertoire
bibliographique de la question des "communautés rémanentes". "Une telle
initiative, explique-t-il, intervient à un moment où se consolident de vastes
plans de relations pour lesquels la construction du fait ethnique (dado étnico)
constitue un élément central d'interlocution des mouvements sociaux avec les
instances du pouvoir, et avec les différents circuits du marché"40.
S'intéressant à la réflexion anthropologique sur la question des quilombos, il
observe également que celle-ci tend à constituer "une thématique spécifique
avec un corps de concepts, de notions opérationnelles et d'applications
propres, configurant un champ d'enquêtes relativement autonome"41.
Spécialisation et autonomisation sont en effet les dynamiques à partir
desquelles la question des "communauté rémanentes" se trouve réorganisée
depuis "l'année Zumbi". Cependant, ce processus de maturation a beaucoup
moins concerné l'application du Titre 68 lui-même, autour duquel continue
de planer une grande irrésolution, que l'espace relationnel qu'il a suscité.
Aujourd'hui, la "rémanence de quilombo" se laisse davantage appréhender
comme un champ politique que comme un dispositif constitutionnel.
42. "(…) l'établissement de cette situation n'implique pas tant que l'on s'accorde sur le
réel que sur la question de savoir qui est en droit de parler sur quoi". Goffman (Erving),
"La Présentation de soi", La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Editions de
Minuit, 1973, 251 p. (p. 18).
90 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Bourdieu, son "effet de champ"44. Cet "effet" est irréductible aux logiques
des acteurs et s'impose à eux comme une condition d'appartenance. Parce
qu'il impose une démarche consensuelle et génère un champ de
connaissances et de pratiques spécifiques, il aura, comme nous le verrons,
une importance décisive dans la démarche d'objectivation scientifique d'un
objet "communautés rémanentes" (cf. chap. III).
En conclusion de ce qui précède, il apparaît que le champ politique
quilombola n’est pas le lieu exclusif de rapports de sens, dans la mesure où
les oppositions et les enjeux mobilisés ne se réduisent pas à la surface
expressive d’un débat d'idées. Il n’est pas non plus exclusivement le lieu de
rapports de forces, car il est irréductible aux oppositions et aux enjeux de
pouvoir qui le traversent : il y a bien une "question" des "communautés
rémanentes de quilombo". Il n'est enfin pas non plus le lieu exclusif de
rapports de droit : le dispositif constitutionnel à partir duquel il s'est formé
n'a aujourd'hui encore jamais été directement appliqué. Il est parcouru de
logiques centrifuges l’éloignant de la problématique des "communautés
rémanentes", mais le rattachant d’une part à des questions de société plus
générales - la question raciale, la réforme agraire, la citoyenneté- dont il tire
une certaine légitimité, et d’autre part à des intérêts politiques plus
génériques - l’ouverture de l’espace politique national aux mouvements afro-
brésiliens, l’encadrement des minorités, etc.- qu’il tend à reproduire et à
représenter. Le champ politique quilombola est également parcouru de
logiques centripètes d'autonomisation et de spécialisation visant aussi bien à
la construction du champ lui-même qu’à la construction de l’objet autour
duquel il s’est formé. Il se laisse appréhender comme un espace
d’intersection dans lequel circulent de manière fluide les objectifs collectifs
et les idéaux de chacun, les actions concrètes et les manifestes militants, les
“ expressions ” et les comportements plus rationnels et instrumentaux.
Toutes ces dimensions s’informent mutuellement et viennent configurer ce
champ commun dans lequel la question du quilombo, loin de se dissoudre ou
de se soustraire à l’observateur, prend toute sa dimension dynamique et sa
pertinence.
44. "On peut concevoir un champ comme un espace dans lequel s'exerce un effet de
champ, de sorte que ce qui arrive à un objet qui traverse cet espace ne peut être expliqué
complètement par ses seules propriétés intrinsèques", Bourdieu (Pierre), Réponses, op.
cit., p. 76.
92 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
L’insaisissable objet
doute extirper de ces travaux une cohérence forcée que leur prêter une unité
de sens au-delà de celle produite par la démarche analytique pour laquelle ils
se trouvent ici rassemblés.
Toutefois, outre qu’ils procèdent d’un même objectif d’identification des
conditions socio-historiques spécifiques de formation, de reproduction et de
transformation de la société paysanne brésilienne, ces travaux ont en
commun de mettre en évidence le mode spécifique de territorialisation de
cette paysannerie, que la plupart appréhendera à partir du concept de
"quartier rural".
C’est en 1947 que Willems publie sa monographie d'une petite ville du
sertão bahianais, Cunha : Tradição e Mudança em uma Cultura Rural do
Brasil 2. Compte tenu de la méthode d’observation très ethnographique, de
l’analyse du passage à la modernité en des termes essentiellement culturels3
et des nombreuses références à des auteurs comme Redfield, Arensberg ou
Warner, il pourrait d’abord sembler que le travail sur Cunha soit une
déclinaison brésilienne des "community studies" nord-américaines, dans
lesquelles les "communautés" étudiées apparaissent comme des unités aux
contours territoriaux et culturels nettement définis.
Toutefois, en focalisant son analyse sur les divers systèmes relationnels
(groupes familiaux, réseaux, "cliques", etc.) dans lesquels évolue la
population de Cunha, Willems en vient à sortir du strict cadre géographique
qu’il s’était d’abord imposé. Les frontières de Cunha éclatent pour se fondre
dans d’autres espaces plus vastes, intégrant les foyers de peuplement ruraux
aux alentours, et reliant la ville à la société nationale. En libérant ainsi
l’observation de ses attaches spatiales initiales, il se donne les moyens
d’appréhender la société paysanne en dehors des schémas classiques de
l’isolement et du contact avec le "monde extérieur"4.
Cette démarche sera prolongée par Antonio Candido dans les Parceiros
do Rio Bonito (Les Compagnons de Rio Bonito), terminé en 19545. Il se
refuse explicitement à faire l’une de ces "études de communauté" qui,
Brasiliense, 1957, p. 393. Andrade (Correia de), A terra e o homem no Nordeste, São
Paulo, Brasiliense, 1964.
11. Sitiante désignait initialement un paysan de modeste condition en l’associant à sa
situation foncière : le sítio était une ferme de petite taille établie sur des terres louées à un
grand propriétaire terrien. Par extension, sítio a fini par désigner toute exploitation
familiale de peu d’envergure, que le sitiante soit propriétaire, locataire ou occupant.
12. Queiroz (Maria Isaura Pereira de), O campesinato…, op. cit., p. 64-65.
13. Contrairement au lieu commun selon lequel l’univers des fazendas façonnerait les
modes de vie à l’identique, Queiroz montre qu’il existe une très grande segmentation
sociale au sein du "quartier rural". Des strates se forment (isolées les unes des autres par
des signes de distinction), entre lesquelles il n’y a quasiment aucune communication. Le
quartier tend ainsi à se subdiviser et constitue pour l’observateur autant de formes
sociales hétérogènes.
14. Bastide avait compris l’importance de cette démarche conceptuelle qui, selon lui, était
une pré-condition à la compréhension des processus sociaux brésiliens : "Ainsi, le
sociologue qui étudie le Brésil ne sait plus quel système de contextes utiliser. Toutes les
notions qu’il a apprises dans les pays européens ou nord-américains ne sont plus valables
ici. L’ancien se mélange avec le nouveau. Les époques historiques s’enchevêtrent les
unes aux autres. (…) Il serait nécessaire, au lieu de concept rigides, de découvrir des
notions d’une certaine manière liquides, capables de décrire des phénomènes de fusion,
d’ébullition, d’interpénétration, des notions qui se modèleraient conformément à une
réalité vivante, en perpétuelle transformation". Il semble que la découverte conceptuelle
du "quartier rural" s’inscrive tout à fait dans cette posture de découverte que Bastide
appelait de ses vœux. Bastide (Roger), Brasil, terra de contrastes, São Paulo, Difusão
Européia do Livro, 1964, 263 p. (p. 146).
15. Au sein de l'École de sociologie et politique de São Paulo, c'est l'identification des
mécanismes de la domination foncière des grands propriétaires qui était au cœur de
débats (féodalisme ou capitalisme ?) largement déconnectés des études empiriques. Pour
98 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
mémoire, Hélène Rivière d'Arc distingue trois phases dans le débat latino-américain sur
la réforme agraire. Jusqu'aux années soixante, le débat est monopolisé par l'analyse
politique des structures et des luttes de classes qu'elles organisent. Des années soixante
jusqu'à environ 1975, le débat se fait plus théorique. Il s'intéresse aux modes et aux
relations de production à l'intérieur des sociétés rurales. Dans les années quatre-vingt
domine une approche tourainienne en terme d'acteurs : il s'agit d'interroger les
mouvements sociaux paysans sur leur capacité d'action politique. Rivière d'Arc (Hélène),
"Tres debates exemplares sobre questões agrárias na América Latina", Caderno CRH n°
15, julho-dezembro 1991, p. 91-103.
16. Sur le paternalisme et le rôle de la "dette imaginaire" dans le maintien des modes
traditionnels de domination, on pourra aussi se reporter à l’ouvrage de Geffray
(Christian), Chronique de la servitude en Amazonie brésilienne. Essai sur l’exploitation
paternaliste, Paris, éd. Karthala, 1995, 185 p.
17. Garcia précise que cette idée d’un univers clos est un mode d’appréhension
analytique de la structure sociale de domination. Il n’est identifiable "ni à un univers
autarcique, ni à un univers coupé de l’extérieur par rapport aux pratiques culturelles,
religieuses ou politiques. Economiquement tourné vers le marché, inséré dans le jeu des
alliances matrimoniales et des jeux d’honneurs corrélatifs, inséré dans le circuit des
activités religieuses et culturelles et du jeu politique, ce n’est pas le domaine qui est
coupé de son environnement. C’est en fait le rapport de dépendance qui le structure…",
Garcia (Afrânio Jr.), Marché du travail et modes de domination au Nordeste, Paris, éd. de
la MSH., 1989, 174 p. (p. 47). A la lumière de ces explications, on mesure toute la
compatibilité entre l’univers physique et conceptuel du "quartier rural" en tant qu’unité
sociale mobile et articulée, et l’univers cloîtrant des rapports de domination qui borne
l’horizon social des dominés.
L’INSAISISSABLE OBJET 99
les rapports de travail. Les conflits multiples impliquant des paysans sans
terre, les batailles foncières entre "occupants" et propriétaires, enfin, la lutte
des quilombolas pour l'application du Titre 68, visent à transformer les
cadres de la propriété légitime et, ce faisant, les rapports historiques de la
domination foncière. L’assujettissement et la liberté, l’occupation et la
propriété constituent alors des axes complémentaires gravitant autour d’un
même pôle de redéfinition en profondeur de la société paysanne brésilienne.
P. de Godoi et M. Paoliello s’interrogent précisément sur les nouvelles
stratégies d’accès à la propriété dans ce contexte de transformation des
rapports fonciers et, comme Queiroz, sur les usages sociaux de la
territorialité, en les replaçant dans le contexte des rapports de force fonciers
et politiques au sein desquels ils émergent. P. de Godoi s’appuie sur la
monographie d’un groupe de paysans résidant sur les terres d’une ancienne
fazenda, pour montrer comment la construction sociale et symbolique de
l’unité territoriale de ce groupe a correspondu à une nouvelle exigence du
droit foncier selon laquelle toute terre occupée doit être démarquée et
légalisée. Afin que ses droits à la propriété, fondés sur l’ancienneté
d’occupation, soient reconnus18, le groupe a alors cherché à accroître sa
visibilité sociale en développement une "idéologie de la consanguinité".
Dans une démarche similaire, R. Paoliello s’intéresse à l'occupation
comme stratégie d’appropriation, à partir de laquelle les occupants tentent de
se constituer "un patrimoine territorial leur assurant autonomie et
permanence"19. Attentive comme Garcia à la "continuité processuelle" entre
le monde rural et la société environnante, Paoliello montre qu’il existe
historiquement de la part des paysans une adaptation et un dialogue
permanent avec le système foncier légal, desquels résulte une "appropriation
des normes légales" d’accès à la terre. Dans le contexte contemporain et face
18. P. de Godoi montre par ailleurs que la parcellisation des espaces, résultant de la
légalisation individuelle imposée par la législation, n’a eu dans la pratique aucune
incidence sur les représentations et les pratiques de ce qui reste un territoire d’usage
commun. Ces conclusions sont tout à fait intéressantes par rapport au débat sur le statut
juridique des "communautés noires". La légalisation collective des terres de ces
"communautés" avait été invoquée comme une solution au problème de l’invisibilité
juridique de leur statut de "communauté". La crainte s’était manifestée qu’une
légalisation individuelle ne mette en péril les usages collectifs de la terre et les pratiques
culturelles qui y sont attachées (cf. Bandeira (Maria de Lourdes), "Terras Negras,
invisibilidade expropriadora", in Terras e territórios de negros no Brasil, op. cit., p. 7-
23). L’exemple apporté par Godoi permet de relativiser cette crainte en montrant que le
changement de statut de la terre (démarcation, légalisation) n’a eu que peu d’influence
sur son mode pratique d’apropriation par le groupe de paysans étudié. Godoi (Emília
Pietrafesa de), "O sistema do lugar : história, território e memória no sertão", in Niemeyer
(A.M.) de et Godoi (E.P. de), (orgs.), Além dos territórios : para um diálogo entre a
etnologia indígena, os estudos rurais, e os estudos urbanos, Campinas, Mercado de
Letras, 1998, 288 p. (p. 97-131).
19. Paollielo (Renata medeiros), "A posse como objeto : aspectos conceptuais e questões
teóricas", in Niemeyer (A.M.) de et Godoi (E.P. de), (orgs.), op. cit., p.201-227.
100 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
23. Les enquêtes de l'UNESCO réalisées dans les années 1950 s'étaient intéressées aux
contacts raciaux en milieu rural (cf. chap. I) et non pas à un éventuel "mode noir" d'être
paysan.
24. La prégnance des analyses sur la stratification sociale visant à rendre compte des
processus de transformation de la société brésilienne s’était traduite par la relégation des
identités ethniques au rang de dysfonctionnements transitionnels (ne concernant de
surcroît que les noirs en situation d’ascension sociale). Brandão réintroduit la variable
"raciale" au sein des systèmes de classification sociale, en montrant l’identification
plurielle des paysans noirs à "différents systèmes" de catégories de sujets (la classe, le
rural par opposition à l’urbain, l’ethnique par rapport au blanc, etc). Brandão (Carlos),
Pretos e Congos : trabalho e identidade étnica em Goiás, Brasília, Editora Universidade
de Brasília, 1977, 246 p.
25. Telles (M.O. da Costa), Produção camponesa em Lagoa das Pedras : etnia e
patronagem. Brasília, Fundação Universidade de Brasília, Dissertação de Mestrado,
1977, 257 p. (p. 244).
26. Baiocchi, op. cit., p. 5.
27. Extrait de la préface de Pereira à l’ouvrage de Baiocchi, ibid., p. 1.
28. Bandeira, op. cit., p. 319.
102 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
C’est aux environs de 1995 que, dans les sciences sociales brésiliennes,
les "communautés noires" deviennent "rémanentes de quilombo". Cette
transformation s'accélère dans le contexte de "l'année Zumbi " au cours
duquel, comme nous l’avons vu, un "champ politique quilombola" s’était
progressivement ouvert, intégrant en son sein les universitaires ayant
participé à la réglementation du Titre 68 (cf. chap. II). Alors que, dans les
années précédentes, les sciences sociales s’étaient donné pour tâche de tirer
les "communautés noires" de l’invisibilité sociologique, politique et juridique
qui menaçait leur existence, notamment en les "révélant" aux autorités
publiques, à partir de 1995, c’est mandatées par ces mêmes autorités que la
plupart des recherches vont être conduites.
mis en collectivité). Wagner (Alfredo), Terras de preto, terras de santo, terras de índio :
uso comum e conflito., op. cit.
37. "S’agissant de la territorialité, il est urgent et imprescriptible de répertorier les terres
occupées par les communautés noires rurales, d’élaborer un diagnostic de la situation
juridique de ces terres, d’étudier et de définir des instruments politiques et juridiques de
lutte pour la protection du droit aux terres dans lesquelles ces communautés noires vivent
et travaillent", Bandeira, op. cit. (1990), p. 23.
38. Gusmão, (N.M.Mendes de), "A questão política das chamadas "terras de preto" ", op.
cit.
L’INSAISISSABLE OBJET 105
39. Un premier projet a été élaboré en 1996, sur la base d’un partenariat entre la
Fondation Palmares et l’université de Brasília, qui consistait en un recensement
préliminaire, sur la base d’indications de l’existence de plus de 400 "communautés
rémanentes". Une carte fut élaborée ("rémanents de quilombo au Brésil"), publiée en
1997. Toujours en 1996 fut lancé le Projet Quilombo : Terras de Preto en partenariat
avec le CETT (Centro de Estudos sobre Território e Populações Tradicionais) - projet
CETT-Minc nº E-132/96-SG - duquel résulta l’identification - suivie par la
reconnaissance par la Fondation Palmares - des "zones rémanentes" de Riacho de
Sacutiaba et Sacutiaba (Bahia) ; Mocambo (Sergipe) ; Castainho (Pernambouc) et
Jamary dos Pretos, (Maranhão). Un second projet, inauguré en 1997 en partenariat avec
l’université fédérale d’Alagoas (projet nº 4/97 - FCP/UFAL/FUNDEPES), intitulé
"Cadastre et identification des zones de rémanents de Quilombo" est en cours de
réalisation. La banque de données a comme objectif de "systématiser les informations et
les documents écrits, visuels et sonores sur les communautés de rémanents de quilombo
et la culture noire en général, et de les diffuser auprès du public intéressé de manière
organisée et dans des délais satisfaisants", est-il précisé sur le site Internet de la
Fondation, dont nous recommandons la consultation à l’adresse suivante :
<http://www.minc.gov.br/fcp>.
40. Sur le terrain, l’impression de "découverte" était permanente. Alors qu’au Brésil, tout
groupement d’indiens avait reçu la visite de plusieurs générations d’anthropologues, les
chercheurs étaient les premiers dans leurs "communautés rémanentes". Les quilombolas
106 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
étaient donc en quelque sorte - et sont encore - les "nouveaux indiens" des sciences
sociales brésiliennes.
41. Daniel Pécaut avait estimé que le retour de la démocratie se traduirait par la
restauration de la dualité Peuple/ Nation comme mode d'identification et comme cadre
d'intervention des intellectuels brésiliens : "Les uns reprennent tranquillement le chemin
de l'État, s'associant à la technocratie singulièrement consolidée des années antérieures,
les autres continuent à se placer du côté des mouvements sociaux de base (…) ou du côté
des classes populaires organisées (…)". Entre la démarche d'expertise et l'engagement de
terrain au côté des populations noires rurales, le traitement socio-anthropologique de la
"rémanence de quilombo" ne vient certainement pas démentir cette remarque. Cf. Pécaut
(Daniel), Entre le Peuple et la Nation, op. cit., p. 290.
42. Cf. dans ce chapitre, "une approche dominée par des déterminismes multiples".
L’INSAISISSABLE OBJET 107
son terrain. Dire alors que les enquêtes s’en sont trouvées biaisées n’est pas
une précaution théorique mais une réalité particulièrement marquée. Enfin,
les experts mandatés étaient parfois chargés d’appliquer des directives
(portarias) dont la nature forçait très nettement leurs exécutants à abdiquer
leur qualité de scientifiques. Il y avait les opérations de démarcation des
terres quilombolas. Un groupe d’anthropologues partait dans des véhicules
tous-terrains, accompagné d’un géomètre et de quelques "anciens" de la
"communauté", chargés d’indiquer les sites des réminiscences historiques de
l’ancien quilombo. Sur ces sites mêmes, le récit des "anciens" était enregistré
comme "preuve anthropologique" tandis que le géomètre prenait les mesures
et dessinait les contours du futur "territoire quilombola"43. Il fut parfois
demandé à ces experts de dresser une liste des quilombolas et de ceux qui
devaient être considérés comme "intrus", provoquant sur place l’angoisse
panique de ceux qui n’étaient pas en position favorable au sein des rapports
de force locaux44.
Aux débuts de l'anthropologie quilombola, la ligne de partage entre cette
démarche d'expertise et la recherche à caractère scientifique n'a pas toujours
été clairement identifiée. C’est ainsi que l’on a pu voir des expertises,
réalisées dans les conditions qui viennent d’être évoquées, être reformulées
dans des publications universitaires sans qu’aucune recherche
complémentaire ne soit venue élargir le champ de l’analyse et corriger le
biais inhérent à la position d’expert. Cette critique serait ici déplacée si ce
manque d’objectivation d’une frontière de la scientificité n’avait induit de
sérieuses distorsions dans la construction de l’objet "communauté rémanente
de quilombo".
43. J’ai assisté à l’une de ces opérations de démarcation, qui s’est révélée
particulièrement riche en enseignements sur la difficulté technique et le caractère
éminemment aléatoire - et parfois fantaisiste - d’une telle entreprise. Après que fut
recueilli le récit d’un vieil homme, résidant seul au milieu des bois, celui-ci s’est enquis
de savoir si, oui ou non, il faisait "partie du quilombo". Son histoire étant celle d’une
résistance particulièrement acharnée au fazendeiro qui l’avait littéralement encerclé de
barbelés, il lui fut répondu que s’il y avait un quilombola ici, c’était bien lui. De retour
dans le véhicule qui nous transportait, un de nos accompagnateurs locaux laisse éclater
son mécontentement : il accusait le vieil homme d’être un usurpateur installé récemment
dans la région, qui aurait volé les terres de son beau-père, qui n’aurait jamais tué le
moindre jaguar (comme il s’en était prévalu) et qui serait aussi fourbe que le fazendeiro.
Enfin, précisons qu’aucun ingénieur agronome n’accompagnait l’expédition, ce qui aurait
évité à ses responsables de ne s’en tenir qu’aux critères "anthropologiques" et de
délimiter ainsi un espace sans correspondance aucune avec les zones de culture actuelles,
et n’offrant de surcroît au bétail aucune zone de retrait lors des crues du fleuve (il va de
soi que l’erreur fut corrigée).
44. Cf. chap. VIII-II. Il faut préciser que la directive de la Fondation Palmares visait
surtout à se doter des moyens légaux pour expulser des individus introduits par le
fazendeiro, impliqués dans le conflit de terre, et dont l’attitude s’était révélée
profondément néfaste (incitations à la division, menaces de mort, destruction de champs
cultivés, etc.). Les troubles que cette directive a provoqués sont donc davantage les
conséquences de ses modalités d’application que celles de son inspiration.
108 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Comme c'était le cas dans les premiers travaux sur les "communautés
noires", la question de la territorialité ethnique se trouve au cœur des
expertises de "communautés rémanentes". Par polarisation avec la société
blanche, celles-ci constituent aujourd'hui des "territoires d'exclusivité noire".
Dans l’expertise devenue livre sur la "communauté rémanente" Rio das
Rãs, cette territorialité ethnique est analysée comme la condition historique
de réalisation de son "expérience communautaire". Les auteurs s’attachent à
démontrer que les terres occupées par la population n’étaient la propriété
d’aucun fazendeiro blanc. Ils en concluent qu’il s’agissait d’un "espace
d'exclusivité noire", un "territoire noir", dont il importe alors de comprendre
comment il a pu être "protégé des invasions". A cette question de la
"protection" est proposée une analyse en terme de "résistance". Les noirs qui
occupaient la région de Rio das Rãs, poursuivent les auteurs, ont pu "résister
et défendre leur territoire des tentatives d'expropriation et d'invasion, et
développer des mécanismes de sélection et d'absorption de nouveaux
membres (...)"45. En retour, confirme Souza à propos d'une autre
"communauté rémanente", Castainho (Pernambouc), la défense du territoire a
été une condition historique indispensable "pour la survie physique et
culturelle de la communauté"46. De la même manière, dans leur expertise de
Jamary dos Pretos, J. Carvalho et E. O’Dwyer définissent le "territoire noir"
comme une zone "d'autonomie locale". Dans une société paysanne raciste,
les rapports avec le monde extérieur sont essentiellement défensifs, ils
répondent à des tentatives d’agression et ont pour corrélat de renforcer
45. Carvalho (J.J) (org.), O quilombo do Rio das Rãs : histórias; tradições; lutas,
Salvador, Editora da UFBa, 1996, 270 p. (p. 141). Ce livre provient de la transformation
d’une expertise mandatée par la Fondation Palmares
46. Souza (Vânia R Fialho), Laudo antropológico da comunidade de Castainho. Recife,
Projeto Quilombos-Terra de Preto CETT /MINC, 1997 (p. 2).
L’INSAISISSABLE OBJET 109
47. Carvalho (José Paulo Freire) et O'Dwyer (Eliane Cantarino), Laudo antropológico de
Jamary dos Pretos, Brasília, projeto quilombo/terra de preto CETT/MINC, 1997 (p.1).
Les auteurs précisent qu’ils se refusent à employer le terme de "communauté", celui-ci
n’étant pas une " référence native ", même si Jamary, disent-ils, est "conceptuellement"
une communauté. "Nous avons pu observer, pendant notre séjour, un réseau intense de
relations personnelles et d'obligations familiales, auquel tous les habitants de Jamary
étaient liés. Les habitants constituent également une communauté dans le sens
d'appartenir au même monde, ils sont motivés par des valeurs et des objectifs sociaux
communs" (p. 2).
48. Cette lecture de la "résistance" physique et culturelle rejoint l’analyse que faisait
Carneiro du quilombo de Palmares comme "phénomène de résistance contre-acculturatif"
(cf. chap. I). Cette convergence des interprétations, loin d’être fortuite, signale l’unité
analytique dans laquelle se sont trouvés englobés les quilombos du passé et les
"communautés rémanentes". L’autonomisation de l’anthropologie quilombola du champ
de la sociologie rurale est en rapport direct avec son rapprochement d’une certaine
historiographie des quilombos. Carneiro, (Édison), O Quilombo dos Palmares, op. cit.
49. Gomes (Flávio dos Santos), Histórias de Quilombolas : Mocambos e Comunidades
de Senzalas no Rio de Janeiro, século XIX, Rio de Janeiro, Archivo Nacional, 1995, 431
p. (p. 63).
110 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
est convenable, bienséant et digne de respect". Park (Robert. E.), "La ville comme
laboratoire social", in Grafmeyer (Yves) et Joseph (Isaac) (sous la direction de), L'Ecole
de Chicago. Naissance de l'écologie urbaine, Paris, Aubier/Editions du Champ Urbain,
1990 (1re éd., 1929), (p. 176). Whyte (W.F.), Street Corner Society, the social structure of
an Italian slum, Chicago, University of Chicago Press, 1943, p. 284. Gans (H.J.), The
Urban villagers : group and class in the life of Italian-Americans, New York, Free Press,
London, Collier-Macmillan, 1966, p. 367. Liebow (E.), Tally’s Corner, Boston, Little
Brown, 1967. Park (R.), "Human Ecology", American Journal of Sociology, 42 (July),
1936, p. 1-15.
52. Arruti, M., (1997), op. cit., p. 23.
53. Cruz (José Magno), "Comunidades negras rurais do Maranhão : a histórica resistência
de um povo", Proposta n° 51, novembro 1991, p. 13-17.
54. Martuccelli, Danilo, Sociologies de la modernité. Paris, Gallimard, 1999, p. 709, (p.
13).
55. Wellman (Barry) et Leighton (Barry), "Réseau, Quartier et Communauté", Urban
Affairs Quarterly, vol. 14, n° 3, p. 111-133. C’était précisément, rappelons-le, un des
acquis de la sociologie rurale brésilienne que cette notion de "quartier rural " construite
non pas en référence à un espace figé, mais à partir des interactions constitutives de
l’espace social. Nous prenons acte de la remarque de Bandeira sur la sédentarité des noirs
de Vila Bela, par opposition à la mobilité traditionnelle de la paysannerie brésilienne.
Toutefois, la caractéristique "ethnique" du groupe n’est pas suffisante pour expliquer la
permanence de la "communauté". Richard Price a montré, par exemple, que la
112 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
sédentarisation des Saramakas était liée à des traités que ces derniers étaient parvenus à
obtenir et qui leur définissent des zones de plein droit. Auparavant, la territorialisation
saramaka se définissait surtout par la mobilité permanente des foyers de peuplement.
Bandeira (Maria de Lourdes), 1988, op. cit. Price (Richard), Les premiers Temps, la
conception de l'histoire des Marrons saramakas, Seuil, 1994 (1re éd., 1983), 279 p.
56. Soares (A.), op. cit ; Carvalho (J.) et Zambrotti (D.), op. cit.
L’INSAISISSABLE OBJET 113
Le déterminisme ethnique
57. Face au lieu commun d’un Nordeste rural très largement métissé, il s’agit là d’une
caractéristique présentée comme tout à fait distinctive. Dans ses "Sertões", Euclides da
Cunha décrit le rôle "d'unificateur ethnique" qu’a joué le fleuve Sao Francisco dans le
peuplement des terres intérieures du Nordeste. Ces premiers sertanejos sont restés dans
ces terres "complètement isolés du reste du Brésil et du monde", explique-t-il (cf. chap.
IV), et de cet isolement est née une population qui se caractérise par son métissage
généralisé. Cunha (Euclides da), Hautes Terres : la guerre de Canudos, Paris, Métailié,
1997 (1re éd., 1902), 528 p. (p. 88). Il s’agit d’une idée aujourd’hui tellement répandue
au Brésil, y compris dans les sciences sociales, que l’existence de populations
exclusivement noires dans les terres arides du Nordeste est apparue à beaucoup comme
chose impossible. J’ai dû montrer des photographies à plusieurs reprises, pour convaincre
certains chercheurs qu’il existait des localités rurales dont la population n’était pas
métissée.
58. Il faut préciser que "Negros das Rãs" n’est pas, à notre connaissance, une catégorie
d’auto-définition.
114 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
64. La démarche transparaît bien dans les écrits, qui présentent sur ce point une
remarquable homogénéité : on retrouve divisée en chapitres toute la charpente analytique
pré-constituée par l’ensemble des attributs évoqués.
65. Le lien avec l’Afrique tribale sera quand même l’objet de recherches énergiques et
d’invocations incessantes. De nombreux auteurs d’expertises se prêtent à des conjectures
quant à "l'origine ethnique" des quilombolas étudiés. Il s’agit de déchiffrer l’Afrique qui
sommeille dans les syncrétismes afin d’établir l’origine nâgo, bantou ou Yoruba des
populations quilombolas. Chaque transformation locale de la syntaxe portugaise, chaque
préparation médicinale "traditionnelle " constituent autant d’indices versés au dossier
d’une africanité qui fait l’objet d’une attention ethnographique quasi obsessive. Dans
l’ouvrage de Carvalho sur Rio das Ras, il est affirmé à plusieurs reprises que la
population est descendante de noirs nagôs, et les auteurs suggèrent que les pratiques
spirites de la communauté pourraient être des formes d’actualisation du lien avec leurs
origines tribales (Carvalho et Zambrotti, op. cit., p. 123, 196). Bandeira insiste à plusieurs
reprises sur la fête du Congo de São Benedito, "moment d'exclusivité" et "d'orgueil
ethnique" (Bandeira, 1990, op. cit., p. 19). Messeder et Martins expliquent l’importance
de la danse du bendengo pour les communautés de Rio de Contas "qui ressemble
beaucoup au « bendengué », catalogué par Cascudo comme un type de jeu réalisé
initialement par des noirs natifs de la Costa de Mina" (Messeder et Martins, op. cit., p.
43). La "langue africaine" de la communauté de Cafundo a fait l’objet d’innombrables
spéculations quant à l’origine ethnique de ses habitants (Vogt et Fry, op. cit.).
66. La filiation de la question des "communautés rémanentes" avec les problématiques
indigénistes ne s’arrête d’ailleurs pas à un simple emprunt théorique. Le traitement
politique de ces "communautés" comme entités culturelles, les techniques d’identification
des "territoires", l’insistance sur la préservation du patrimoine qu’elles représentent, le
rôle actif joué par la Commission Pro-Indio dans la reconnaissance de certaines
"communautés noires" constituent autant d’éléments révélant une forte continuité
idéologique et politique.
116 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
74. Nous nous associons sur ce point à la critique d’Amselle à propos des travaux de
Barth, qui "tout en situant la frontière au centre de sa démarche, laisse intacts les groupes
qui la traversent", Amselle (1999), op. cit., p. VII.
75. Gusmão, N.M. Mendes, op. cit., p. 31.
76. Cf. Godoi (Pietrafesa de), op. cit.
77. Carvalho (José Paulo Freire) et O’Dwyer (Eliane Cantarino), op. cit., p. 3.
L’INSAISISSABLE OBJET 119
78. Chapman (M.), "Introduction", in. Chapman (M.), Mc. Donald (M.) et Tonkin (E),
History and ethnicity, London et New-York, ASA Monoghraphs 27, Routledge, 1989,
270 p., (p. 10).
120 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
81. Un responsable local me demanda de réaliser pour lui et "discrètement" une enquête
de popularité en vue d'une éventuelle candidature aux élections municipales. Le dirigeant
d'un groupe évangéliste insista pour que je participe au culte, puis répandit le bruit que je
fréquentais désormais son église. Le président d'un centre spirite me demanda de
confirmer publiquement que l'orixa qu'il recevait parlait parfaitement le français. Un
professeur invoqua le soutien que je lui apportais pour légitimer sa nomination très
critiquée (cf. chap. VIII). A la ville voisine, Bom Jesus da Lapa, un candidat aux
élections municipales intéressé, me demanda d'être président de table au bureau de vote
de Rio das Rãs tandis que ses concurrents me demandaient de les introduire auprès de
mes "amis noirs", etc.
82. Agier (Michel), "L'inconfortable enquête", in Les composantes politiques et éthiques
de la recherche, Paris, ORSTOM, 1994, p. 3-5.
83. Il s'agit alors d'incorporer à titre d'objet toutes les composantes des demandes de
participation. Albert (Bruce), "situation ethnographique et mouvements ethniques : notes
sur le terrain post-malinowskien", ibid., p. 9-18.
L’INSAISISSABLE OBJET 123
HISTOIRE, "COMMUNAUTÉ",
MÉMOIRE
1. Voir les ouvrages qui ont fait référence de Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de
la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 (1re éd., 1925), 367 p. La mémoire collective,
Paris, Albin Michel, 1997 (1re éd., 1950), 295 p. La Topographie légendaire des
Evangiles en Terre Sainte, Étude de mémoire collective, Paris, PUF, 1971 (1re éd., 1941),
174 p.
CHAPITRE IV
La réflexion du présent chapitre part d’un constat : celui qu’il existe une
profonde imbrication entre la question foncière, qui fut, rappelons-le, le point
de départ du conflit de Rio das Rãs, et la question politique et juridique de la
"rémanence de quilombo", par laquelle ce conflit trouva un point
d’aboutissement. Alors que la situation conflictuelle initiale opposait des
"occupants" de fait à un propriétaire de droit, la transformation politique et
juridique de ces premiers en "rémanents de quilombo" s’est soldée par un
renversement de la situation historique des rapports fonciers, en faisant
coïncider le droit et le fait : les "occupants" sont devenus propriétaires.
Ce constat d’imbrication se prolonge encore lorsqu’on observe que toutes
les "communautés" reconnues aujourd’hui comme "rémanentes de quilombo"
ont initialement présenté cette caractéristique d’avoir entretenu un rapport à
la terre non légalisé. Plus encore, il n'est pas, jusqu’en 1997, de
"communauté" identifiée comme "rémanente" qui n'ait été confrontée à un
conflit de terre. Une telle corrélation signale que c’est bien l’instabilité de
leur régime foncier qui a été le vecteur de la visibilité politique et juridique
de ces "communautés" comme "rémanentes de quilombo"2.
1. Gurvitch (Georges), Les Cadres sociaux de la connaissance, Paris, PUF, 1966, 315 p.
(p. 54).
2. Qu’il s’agisse d’un conflit foncier (Rio das Rãs), de tensions liées à des projets
hydroélectriques (Foz do Bezerra, Bananal), à des spéculations immobilières (Kalunga), à
130 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
un statut foncier trop restrictif imposé par l’État (Frechal) ou à des compétitions pour le
contrôle des ressources locales (Trombetas). Ce n'est qu'à partir de 1997, dans le cadre de
programmes en partenariat entre la Fondation Palmares et les universités (cf. chap. III),
que des "communautés" ont été identifiées et reconnues comme " rémanentes " en dehors
d’une situation d’immédiate conflictualité. Ce fait signale peut-être une progressive
systématisation de la démarche d'identification des "communautés rémanentes".
3. L'usage des guillemets à propos de l'idée d’"invisibilité" trouvera sa justification dans
la conclusion de ce chapitre.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 131
L’histoire des terres de Rio das Rãs est d'abord une histoire de sertão. Des
hautes terres4 elles ont épousé le rythme, la richesse, et la disgrâce. Comme
elles, elles furent des terres de conquête, et des terres d’abandon. Elles en ont
partagé la réalité, et elles en partagent aujourd’hui le mythe. Ce lien
ombilical avec l’immensité-sertão qui s’étire dans l’espace et dans le temps,
Rio das Rãs en porte une marque profonde. C’est aux origines de ce lien
qu’il s’agit de remonter ici, dans la mesure où, comme nous le verrons, c’est
bien lui qui permet de comprendre les articulations et désarticulations de Rio
das Rãs avec l’histoire et l’espace national au sein duquel la "communauté"
va être "découverte".
moins n'en avait-on pas encore découvert, les indigènes n'étaient que de
piètres esclaves et l'on n’avait conquis que des terres hostiles et distantes,
tout à fait impropres à la culture du sucre. L'image d'un désert stérile
rapportée par les bandeiras ne devait plus quitter les hautes terres. Elles
furent abandonnées aussitôt que découvertes. Jugées sans valeur, elles furent
distribuées sans compter, par régions entières, à des familles de visionnaires
qui avaient fait de la conquête des sertões le vecteur d'une nouvelle forme
d'expansion brutale et exclusive, dont le bétail serait la force occupante. Ce
fut le temps des domaines privés larges comme des États, les sesmarias8.
Le sertão n’avait suscité aucun intérêt aux yeux de la couronne. Pourtant,
dans l’immensité des sesmarias, vint à prendre forme une civilisation du
bétail, dans la vigueur de laquelle le sertão connut un certain âge d’or.
Jusqu’alors, la colonie s'était développée autour de la civilisation du
sucre, dans les terres fertiles des alentours de Salvador (Recôncavo), laissant
inoccupés les gigantesques espaces des terres intérieures, en direction
desquelles on n’avait fait que de timides et brèves incursions9. Ce n'est que
dans la seconde moitié du XVIIe siècle que l'on commença à s'y aventurer
davantage. Au fur et à mesure de ces incursions qui s’éloignaient toujours
davantage de la côte, il devint clair que les nouvelles terres conquises ne
seraient pas vouées à l'agriculture. Trop distantes de la côte, elles ne
permettraient pas l'acheminement de la production dans des délais et des
coûts satisfaisants. Trop arides, elles feraient de l’agriculture "un pari, une
aventure", selon les mots catégoriques de Capistrano de Abreu10. La solution
fut le bétail. Il devint à la fois la force conquérante et la force occupante des
nouvelles terres défrichées. Le bétail était une "invasion", rapporte P.
Calmon, "un Attila persévérant, pesant et inévitable, et pour cela invincible.
On ne pouvait l’arrêter. Le tupinambá de la côte, le caeté des bords du
fleuve, le carirí de la caatinga reculaient. Les bœufs, ruminant, somnolant,
progressaient. Ils conquéraient tout"11.
Dans la foulée des troupeaux, la région de Rio das Rãs, le moyen São
Francisco, connut une expansion importante tout au cours du XVIIIe siècle.
Elle bénéficia d’une position géographique privilégiée. Comme l’explique
8. Au Brésil, les sesmarias étaient des terres données par la couronne à des nobles, qui, le
plus souvent, en avaient fait eux-mêmes la conquête. Nous reviendrons plus en détail sur
le régime des sesmarias dans la seconde partie de ce chapitre.
9. Parmi les chroniqueurs de l'époque comme Aliano, dans ses Dialogues, observait que
"de tout le temps qu'ils habitent ce Brésil, ils ne s'étendent pas vers le sertão qu’ils n’ont
pas même peuplé sur dix lieues, se contentant, sur les rivages, de ne s'occuper qu’à faire
du sucre" (in Costa Porto, op. cit., p. 56). En des termes plus directs, Frère Vincent avait
qualifié de "négligence" de ne pas habiter les terres intérieures et de se contenter "de
gratter le long de la mer, comme des crabes". In Calmon (Pedro), Historia da Casa da
Torre : uma dinastia de pioneiros, Rio de Janeiro, 1939, ed. J. Olympio, 203 p.
10. Abreu (J. Capistrano de), Caminhos antigos e povoamento do Brasil, 2a edição, ed.
da Sociedade Capistrano de Abreu, Livraria Briguiet, 1960 (1re éd., 1930), 311 p.
11. Calmon (Pedro), Historia da Casa da Torre, op. cit.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 133
12. Enclos dans lequel les gardiens refoulent les troupeaux pour les marquer et les
compter.
13. Antonil, op. cit. p. 199. A cette époque d’expansion du bétail, le São Francisco fut
connu sous le nom de "Rio dos currais".
14. Le récit de voyage de Sampaio témoigne que le fameux "chemin des corrals" passait
non loin des foyers de peuplement qui constituent aujourd’hui Rio das Rãs : " à l'ouest, en
direction de Monte Alto et à Carinhanha, à travers la vallée du rio das Rãs, se prolonge le
chemin général, le plus ancien qui, de la région du littoral, a pénétré dans ces sertões ".
Sampaio (Theodoro), O rio São Francisco, trechos de um diário de viagem, 1879-1880,
São Paulo, Escolas Profissionais Salesianas, 1905, 195 p. (p. 113).
15. En 1699, la production était de 725 kg, puis de 4 350kg en 1703 pour atteindre 14
500kg en 1712. Dos Santos (Rinaldo), A revolução nordestina : a epopéia das secas
(1500-1983), Recife, ed. Tropical ltda. 1984, 343 p.
16. Les paulistas avaient déjà implanté des currais au sud du Minas Gerais, et la
concurrence entre les deux régions de bétail tournait progressivement à l'avantage des
États du sud, pratiquant un élevage plus intensif et moins soumis aux aléas climatiques.
17. Les spécialistes nous signalent qu’Antonil, nom sous lequel le livre fut publié, était
une anagramme. Cf. Calmon (Pedro), História da Casa da Torre, op. cit.
134 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
18. Antonil, Cultura e Opulência do Brasil, São Paulo, ed. Melhoramentos-MEC, 1976
(1ère ed. 1711), 239 p. (p. 199-210).
19. On pourra se reporter aux pages célèbres d’Euclides da Cunha dans ses Sertões sur le
personnage du vacher (vaqueiro) : " Avant tout, le sertanejo est fort. Il n'a pas le
rachitisme exténuant des métis neurasthéniques du littoral (...). Il traversa sa jeunesse
dans une intercadence de catastrophes. Il devint un homme presque sans avoir été un
enfant. Très tôt, il fut effrayé par l'épouvantail des sécheresses sertanejas qui fit sourdre
l'angoisse au cœur des joies de son enfance (...) ", Cunha (Euclides da), op. cit., p. 99 et
102.
20. Abreu (Capistrano de), Capitulos de historia colonial (1500-1800), Sociedade
capistrano de Abreu, livraria Briguiet, 1954, 386 p., (p. 217-218).
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 135
21. Pierson (Donald), O homem no vale do São Francisco, tome 1, Rio de Janeiro,
Ministério do Interior, Superintendência do VSF (SUVALE), 1972, 361 p. (p. 274).
22. Lins (Wilson), op. cit., p. 30.
23. Les troupes de la jeune république s’apprêtaient alors à mater la révolte paysanne
dirigée par Antonio Conselheiro (cf. Cunha (Euclides da), op. cit.)
136 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
immigrants d'Europe. Car ce n'est pas la mer qui les sépare de nous, ce sont
trois siècles..." (p.167). C'est dans ces trois siècles d'histoire24 séparant les
Hautes Terres du littoral que E. da Cunha verra l'explication de la guerre de
Canudos, comme le soulèvement anachronique de paysans "fanatiques",
condamnés à la folie et à la dégénérescence, isolés par la terre et le temps
des idéaux républicains d'Ordre et de Progrès.
Il est certain, comme le remarque justement Mello, que cette vision d'un
sertão dépourvu d'histoire est à mettre en relation avec la conception de
l'histoire de la fin du XIXe siècle, très axée sur les "faits trépidants", le temps
court, et ignorante de la notion de pluralité des temps historiques25. Sans
doute faut-il aussi prendre acte du fait que l’histoire nationale se construisait
alors loin de ses sertões, et replacer ainsi les propos de Cunha dans le
contexte général du Brésil de cette époque, où les événements se succédaient
et s'accéléraient : 1888, abolition de l'esclavage ; 1889 : abdication de
l'empereur Dom Pedro II et proclamation de la république ; 1891 :
constitution républicaine d'un État fédéral ; 1892-1895 : guerre de sécession
de l'État de Rio Grande do Sul.
L’idée de Hautes Terres isolées du temps se retrouve pourtant avec
l'insistance d'un leit motiv dans l'historiographie du XXe siècle, même si les
propos sont en général empreints de plus de nuances que ceux, lapidaires, de
E. da Cunha. Quelque trente ans après Os Sertões, c’est encore le même
diagnostic de désolation que dressait l’historien allemand Handelman : "Il se
déduit naturellement que cet intérieur, mises à part quelques guerres
d'indiens, n'a pas d'histoire ; sa population vit de préférence de l'élevage de
bétail, de l'exploitation de glaisières salines, et se trouve dans son ensemble
au niveau de culture le plus bas de la vie pastorale"26. Leo Waibel ne disait
pas autre chose, dans les années cinquante, lorsqu'il estimait que "dans le
sertão brésilien, les conditions de vie primitive et sans organisation, qui de
manière transitoire se rencontrent dans toutes les "frontiers", sont devenues
un aspect permanent" (Waibel, 1955). Plus récemment encore, les analyses
les plus fines ont du mal à se départir de cette image d'un sertão intemporel,
et expriment l'inconfort d'une observation prisonnière de terres dont la
"mytification" est d'autant plus tenace qu'elle se nourrit d'un quotidien
exhalant bien souvent les images d'Epinal de l'archaïsme. C'est ce constat
troublé que fait Hervé Théry dans son observation de la vallée du São
Francisco : "Il serait tentant mais inexact de décrire une société figée qui n'a
jamais existé ; pourtant, les ressemblances s'imposent entre les récits, de
1820 à 1950 : on peut citer quelques constantes, celles d'une région qui en
est, pour l'essentiel, restée au stade atteint au milieu du XVIIIe siècle"27.
Enfin, Caio Prado rapporte que certains universitaires étrangers enviaient les
Brésiliens d'avoir leur propre histoire directement observable avec la
fraîcheur de l'empirisme28, et Moura affirme qu’"en effet, dans les sertões du
São Francisco, s'est maintenu vivant un temps passé, définissant un contour
socioculturel, qui se présente au sociologue cherchant à comprendre le
Brésil, comme un laboratoire d'études privilégié et, jusqu'il y a peu, non
contaminé par des influences externes très marquantes"29.
Cette idée d'une terre prisonnière du passé n'est pas qu'un constat érudit
provenant des observateurs éclairés que sont les historiens ou les
sociologues. Elle provient aussi de l'imaginaire d'une nation qui a depuis
longtemps abandonné ces terres à son désert, et qui voit régulièrement jetés
sur les côtes ceux qui avaient eu l'audace de le défier, maudits et miséreux,
remplissant par vagues les parcs publics de Salvador ou de Recife30. La
tragédie des sécheresses, imposant irrémédiablement l’exode et le retour
d’exode, semble soumettre la population sertaneja à un retour incessant du
temps sur lui-même. Aux yeux de beaucoup, le sertão apparaît alors
effectivement comme une terre condamnée à l'arriération ; elle ne parvient
pas à s'échapper pour rejoindre le Brésil dans sa course vers le futur. L'image
à propos des sertanejos, que Cunha empruntait à Fouillée, "de coureurs sur le
champ de la civilisation de plus en plus en retard" semble encore promise à
un bel avenir.
Force est donc de constater qu’à la réalité historique que fut la désertion
du Nordeste vient s’ajouter la désertion de la mémoire, à laquelle
l’historiographie a fait largement écho. Aujourd’hui, face au lieu commun
que le Nordeste et ses hautes terres sont un éternel boulet de paresse et
d'archaïsme à la traîne du progrès construit par les villes du sud, les temps de
l’âge d’or sont oubliés. Il y a, certes, un regain d’intérêt pour les premiers
temps de la civilisation sertaneja. L'épopée des bandeiras, le chemin des
fazendas de Bahia et "l'âge du cuir" sont même devenus des chapitres
classiques de l'histoire brésilienne. Toutefois, les décennies qui ont suivi la
déchéance du sertão ne sont encore mesurées que dans le constat de leur
inconsistance historique. Aujourd’hui, beaucoup sans doute resteraient
incrédules en prenant connaissance des données d'un recensement aussi
récent que celui de 1872, lorsque le Nordeste (littoral inclus) représentait
encore 46,7% de la population du Brésil (contre 9% aujourd'hui) et détenait
64,4% du revenu total31.
31. Santos (Rinaldo dos), A revolução Nordestina : a epopéia das secas, op. cit., p.128.
32. Lorsqu’avec un collègue historien de Brasília, nous avons voulu consulter les
archives de la ville, on nous a répondu qu’elles avaient été perdues à la suite de
déménagements successifs. Nous avons fini par les découvrir dans un garage abandonné,
à l’extérieur de la ville, entreposées à même le sol en terre, au milieu d’un amoncellement
de vieilles carrosseries. Le fait est d’autant plus surprenant que la ville a la chance,
exceptionnelle pour la région, d’accueillir une université d’État spécialisée dans les
sciences sociales et l’éducation.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 139
modernes, n’hésitent pas à piller tout document ayant une quelconque valeur
historique. Combien d’archives sont ainsi confisquées par des notables
locaux ayant formulé le vague projet d’un jour écrire l’histoire de leur ville ?
Il y a, à Goiânia, un individu qui possède à titre privé des archives
fondamentales pour l’histoire de la région de Rio das Rãs, et qui refuse
d’ouvrir sa porte à qui voudrait les consulter... Lui aussi attend une heure
hypothétique. Combien de propriétaires terriens ont séquestré des archives
qui mettraient en cause leurs assises territoriales ? W. Lins, qui vingt ans
auparavant, avait effectué des recherches dans cette même région du moyen
São Francisco, dressait déjà un constat similaire : "pour obtenir ce matériel
(sur la fazenda Gado Bravo), nous avons dû recourir à plusieurs archives
privées car, en raison des luttes entre familles rivales et des constantes
inondations du São Francisco, les archives des villes riveraines se résument
à une gênante inutilité"33. Conduisant des recherches dans la même région, J.
de Souza observait de même, en 1986, que "partant du constat que le São
Francisco est un fleuve sans histoire, il fut difficile de trouver des sources
plus précises et anciennes. Presque rien n'est enregistré, et les
parcimonieuses archives ont été détruites (…)"34.
En conséquence, alors que le ministère de la Culture exige des preuves
historiques du passé quilombola, les "communautés" concernées sont
confrontées à l’inexistence d’archives, de fonds documentaires et de travaux
de recherche attestant de leur histoire. L’octroi de leurs droits aux rémanents
de quilombo passe ainsi par une articulation soudaine de leur situation
historique "d'invisibles" avec une histoire formelle qui n’a précisément pas
produit les matériaux qui pourraient documenter les demandes d’une
reconnaissance formelle des propriétés quilombolas.
Il y a plus encore : face à des fazendeiros qui n’hésitent pas à combler à
leur avantage le vide de l’histoire officielle, on comprend comment c’est de
cette "invisibilité" historique qu’a pu procéder le drame de nombreuses
"communautés" rurales. Ce fut le cas pour Rio das Rãs. Falsifiant des titres
de propriété, détruisant ou dérobant des archives laissées sans protection
aucune, ces personnages s’emparent de terres dont la propriété formelle n’a
pas clairement été établie. Sont alors expulsés ceux qui y étaient installés
depuis parfois plusieurs siècles. "L'invisibilité" juridique de leur occupation
est ainsi en grande partie le prolongement de leur "invisibilité" historique. Il
existe certes aujourd’hui une loi défendant les intérêts fonciers des
"communautés rémanentes", mais combien d’entre elles ont disparu
auparavant, en toute "invisibilité" ?
33. Lins (Wilson), O Medio São Francisco, uma sociedade de pastôres e guerreiros.
Salvador, Livraria Progresso, s. d. 1960, 228 p. (p. 27).
34. Souza (J.E. de) et Cerqueira (P.C.Lisboa), "Presença negra no médio São Francisco",
Salvador, Caderno do CEAS n° 106, 1886, p. 61-73 (p. 61).
140 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
La région de Rio das Rãs a été terre de sesmaria. Son histoire est associée
à celle de l’une des grandes familles qui marquèrent de leur nom la quasi
totalité du sertão de Bahia. Ce fut donc dès l’origine une histoire privée.
Pourtant, la réalité d’occupation qui fut celle du moyen São Francisco n’eut
que très peu d’intersection avec l’histoire foncière de la sesmaria. Cachée
derrière les quelques opérations d’achat et de vente, de succession et de
désinvestissement dont fait état l’histoire officielle, cette réalité se laisse
surtout appréhender par son "invisibilité".
A travers l’analyse de l’histoire foncière de Rio das Rãs et de sa région, ce
sont les sources de cette "invisibilité" qu’il va s’agir ici de comprendre. Nous
verrons comment l’impossibilité du contrôle physique de l’espace,
l’imbrication étroite entre les jeux politiques de pouvoir et la répartition
effective des propriétés, et enfin, la fluidité de la notion de propriété
appliquée aux fazendas du moyen São Francisco, ont créé des conditions
historiques favorables à la formation des "communautés" noires, mais aussi à
leur aliénation.
Les sesmarias, selon une Ordonnance Filipine de 1603 étaient des terres
données par la couronne "qui étaient ou sont les biens de quelque seigneur, et
qui en un autre temps furent labourées et utilisées, et qui maintenant ne le
sont plus"35. Au Portugal, l'objectif de la législation était de prévenir
l'existence de domaines privés non exploités, en contraignant le propriétaire
qui laissait le sol en friche à louer ses terres à des tiers, faute de quoi elles lui
seraient confisquées et seraient redistribuées à qui pourrait les valoriser36.
L’ampleur des terres conquises au Brésil, conjuguée au besoin impératif
de les occuper rapidement sous peine de tomber sous domination française,
conduisit ensuite D. Joao III à transposer le même principe à la colonie, à
savoir la distribution des terres incultes sous forme de sesmaria. Le contexte
et les objectifs étaient cependant très différents de ceux du Royaume. Sur des
terres inhabitées, il s'agissait plus de résoudre le problème de leur
peuplement que celui de l'approvisionnement d'une population de fait
inexistante. Mais, surtout, les méthodes de contrôle et de fiscalisation du
système des sesmarias, adaptées à un petit État policé, n'étaient pas
37. En portugais léguas, correspondant à 5 km., qui n'équivalent donc pas tout à fait aux
lieues françaises de 4 km.
38. La sesmaria concédée à Brás Cubas, de plus de cent lieues, s'étendait sur les actuelles
municipalités de Santos, Cubatão et São Bernardo do Campo.
39. Son père, Antonio de Brito Correa, avait été gouverneur des compagnies qui
résistèrent contre les Hollandais en 1624. Ce fut le fils, capitaine d’infanterie, qui reçut la
sesmaria en 1663 "pour services rendus durant de nombreuses années, et aussi pour les
grandes dépenses en bétail, farines et convois pour soutenir les guerres qui ont duré si
longtemps dans cet État", Antonil, op. cit., p. 200.
40. La "Guerre des Emboabas" avait opposé, au début du XVIIIe siècle, les paulistas aux
nordestinos pour le contrôle des mines d’or du nord de Minas Gerais.
142 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
procuration pour percevoir les rentes de la sesmaria qui s’étendait alors sur
960 kilomètres le long des rives du São Francisco. Personnage hors du
commun, "d'une extrême avidité de richesse", "il ne rencontra pas une seule
personnalité, que ce soit parmi les paulistas, les Portugais et les Brésiliens,
qui disposât de recours intellectuels et de qualités de commandement
suffisants pour lui résister"41. Plutôt que de répandre l’autorité de la Casa da
Ponte, il fut le représentant de sa propre gouverne et pérennisa son influence
en installant de riches familles de bandeirantes paulista sur une vaste portion
de territoire, entre Barra do Rio Grande, Santa Rita, puis Carinhanha, tout
proche de Rio das Rãs, et Manga.
Cette région "pastorale et guerrière", selon les mots de Taunay, hérissée
de camps fortifiés, fut ainsi très vite marquée par un régime de propriété
équivoque, qui juxtaposait une propriété de droit et une domination de fait
reposant sur des assises politiques. Viana venait d’inaugurer un rapport à la
terre qui allait se montrer particulièrement pérenne dans les siècles suivants.
Carinhanha, ville dans laquelle il élut domicile, ainsi que les villes voisines,
Monte Alto, Caetité, Bom Jesus da Lapa, devinrent au XIXe siècle l’un des
chancres de la domination des coroneis et des bandes armées de cangaceiros
se disputant, qui des zones d’influence politique, qui des territoires exclusifs
pour leurs forfaits.
Sur les terres mêmes de Rio das Rãs, aucune information n’a pu être
trouvée s’y rapportant spécifiquement, sinon qu’elles étaient effectivement
inclus dans la sesmaria de la Casa da Ponte. Ce fut Antonio Guedes de Brito
lui-même qui fonda à la fin du XVIIe siècle la fazenda Itaberaba, très près de
l’actuelle Bom Jesus da Lapa, à partir de laquelle se développèrent, dans la
région, d’innombrables corrals. Des fazendas furent créées à Curralinho,
Volta de baixo, Paratinga, si bien qu’en 1680 fut construite dans cette
dernière (alors appelée Santo Antônio do Urubu) la première chapelle de la
région, une des plus anciennes du sertão42.
Plus de détails sont en revanche disponibles sur la structure foncière du
moyen São Francisco en 1809, grâce à l’impressionnant inventaire des biens
de la Casa da Ponte dressé lors de la mort de João de Saldanha da Gama
Mello Torres Guedes de Brito, sixième conde da Ponte et gouverneur de
Bahia43. Dans le sertão de São Francisco, huit fazendas furent inventoriées ;
parmi elles, la fazenda Batalha44 sur les terres de laquelle s’étend en partie
aujourd’hui la "communauté rémanente de quilombo" Rio das Rãs.
Même s’il est établi que c’est Dona Francisca da Câmara, veuve du conte,
qui hérita de la fazenda Batalha, d’autres archives témoignent, dès le début
de ce XIXe siècle, du très grand éclatement foncier de la région. Une partie
des terres rattachées aujourd’hui à Rio das Rãs était notamment louée comme
sítios à des individus n’appartenant à aucune grande famille de la région. Du
lieu-dit Riacho Seco, notamment, fut détachée, en 1807, une bande d’une
lieue et demie, pour la somme annuelle de 7 500 reis45, puis une autre en
1816 de trois lieues de longueur46. Aucune trace de ces locataires n’a pu être
retrouvée. Il y eut, de même, nombre de démembrements en sítios pour la
plupart des fazendas voisines, fazenda Boa Vista, fazenda Pedra Branca,
etc47.
Derrière cette apparente vigueur d’une structure foncière qui se
renouvelait, se manifestaient en fait les stigmates d’une profonde décadence.
Le découpage en sítios, qui ne concernait qu’une partie minoritaire des terres
de la région, marqua la dégénérescence des grandes fazendas. Il
s’accompagna du retrait des grands troupeaux et de la fuite des dépositaires
de la richesse locale. Dans ce contexte de décrépitude, ne restaient que les
bribes attardées d’un système de sesmarias qui vivait ses dernières heures. A
cette époque d’ailleurs, les domaines du conde da Ponte n’avaient déjà plus
d’existence juridique. En 1753, une ordonnance avait interdit aux sesmeiros
la location de la terre à des tiers et restreignait désormais les propriétés à leur
portion effectivement valorisée48. Vilanova nous précise que c’est en 1783
seulement que prit fin l’effet juridique des sesmarias du fleuve São
Francisco, où sont situées les municipalités (municípios) de Santo Antônio de
Urubú, Bom Jesus da Lapa et Malhada : "elles sont devenues caduques,
comme toutes les autres (...). Pour les sesmeiros, ne sont maintenues que les
terres cultivées, celles qui ne le sont pas étant considérées terres dévolues"49.
Ces dispositions visaient à redonner à l’administration publique un droit
de contrôle sur les hautes terres, notamment en limitant la liberté d’agir des
grands propriétaires qui avaient laissé se développer, au sein de leurs
domaines, de véritables potentats totalement désaffiliés de l’État colonial. De
fait, Correia de Andrade rapporte qu’à la fin du XVIIIe siècle, sur les 110
fazendas de la Casa da Ponte, cinq seulement étaient sous son administration
45. Archives Publiques de Salvador, section des archives coloniales, doc. 4638, livre 186,
p. 44, acte n° 71.
46. Archives Publiques de Salvador, section des archives coloniales, doc. 4638, livre 88,
p. 45, n° 75.
47. Archives Publiques de Salvador, Livros de Registros da Provinçia de Caetité, archive
n° 4678.
48. La Provision du 20 octobre 1953 rappelle que les "sesmarias n'étaient pas données si
ce n'est pour que les sesmeiros la cultivent, et non pour la répartir, et la donner à d'autres
qui en font la conquête, la défrichent et se mettent à oeuvrer, ce qui n'est permis qu'aux
seuls capitaines donataires et non aux sesmeiros", in Porto (Costa), op. cit. p. 73.
49. Souza (J.Evangelista de), O Mucambo do Rio das Rãs : um modelo de resistência
negra, Brasília, Arte e Movimento, 1994, p. 63.
144 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
En vérité, ce qu’il advint exactement des terres de Rio das Rãs du point de
vue de leur propriété légale reste largement une énigme. Il est néanmoins
certain que toute cette période de transition s’est traduite localement par une
très grande incertitude de la situation foncière, correspondant au retrait
progressif des intérêts de la famille da Ponte. Les archives disponibles sur
cette période du XIXe siècle sont souvent contradictoires et ne font que
mieux mettre en lumière les jeux de force et de pouvoir qui devinrent la règle
présidant à la distribution foncière de la région.
Si l’on s’en tient aux seules archives, la fazenda Batalha aurait été l’une
des trente-deux fazendas vendues lors de la liquidation des biens du conde da
Ponte. Son acheteur n’a pu être identifié. En revanche, une chronique du site
religieux de Bom Jesus da Lapa fait mention d’un honorable (honrado)
colonel Francisco Texeira de Araújo, propriétaire de la fazenda Batalha,
approximativement vers 186851. Jusqu’alors inexistante aussi bien dans les
archives que dans l’inventaire de 1809, apparaît également une fazenda Rio
das Rãs, et qui aurait été vendue en 1808 par le conde da Ponte lui-même peu
avant sa mort. Son acheteur est un dénommé Antônio Pereira Pinto, ayant
chargé de la transaction, par procuration, Anacleto Texeira de Araújo (père
du colonel Francisco, propriétaire de la fazenda Batalha), ce dernier rachetant
à son tour la fazenda en 1813, soit cinq années plus tard. Il semblerait alors
que la famille Texeira était propriétaire des deux fazendas vers la seconde
moitié du XIXe siècle. Elle le restera jusqu’en 1986, avant que le domaine ne
soit partiellement racheté par C. Bonfim.
La situation serait tout à fait claire, du strict point de vue des déclarations
légales si, le 15 mai 1863, un dénommé Porfirio Pereira Castro n’avait
enregistré la même fazenda Batalha en son nom52. Une grande ambiguïté
subsiste également quant à cette fazenda Rio das Rãs qui, à la différence de
la Batalha, ne figure sur aucun registre, hormis ceux trouvés à Rio de Janeiro
par les avocats de C.Bonfim et présentés comme pièces à conviction dans le
53. L’itinéraire "Quaresma Delgado", par exemple, mentionne la fazenda Batalha, mais
aucune fazenda Rio das Rãs : " De la Canabrava à la fazenda Boa Vista, qui est à Dona
Joana (se référant à Joana Guedes de Brito), deux lieues ; de Boa Vista à la fazenda de
Parateca, de Paschoal Pereira, trois lieues. De Parateca au passage de la rivière das Rãs,
quatre lieues. De ce passage à la fazenda Batalha, de Dona Joana, quatre lieues. De la
Batalha à la fazenda da Volta, deux lieues, etc ". In Carvalho (Vaílton L. de), Hístoria do
Rio São Francisco, Salvador, SEPLANTEC/CPE, 1981.
54. Pierson (Donald), op. cit., p. 304.
55. Lins (Wilson), op. cit., p. 37.
56. Notons que cet abandon à lui-même du sertão, c’est-à-dire le départ des grandes
familles et la fin de la prospérité, constitue l’élément fondateur du mythe sertanejo. C’est
de cette vision d’un monde clos, refermé sur lui-même, que procède l’imagerie d’une
région oubliée de l’histoire. C’est ainsi que W. Lins, ayant multiplié les détails
historiques, conclut qu’après la décadence, "commence l'épopée de l'homme du São
Francisco, perdu dans la solitude, s’efforçant de survivre dans une terre sauvage sans
Dieu ni loi ". Lins (Wilson), op. cit., p. 32.
146 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Diadorim, Paris, Albin Michel, 1991 (1ère ed. 1965), 502 p. On pourra aussi se reporter à
l’ouvrage plus sociologique de Queiroz (M.I. Pereira de), Os cangaceiros : les bandits
d’honneur brésilien, Paris, coll. Archives, Julliard, 1968, 168 p.
61. In Souza, op. cit., p. 38.
62. Prefeito afastado retoma o cargo com 15 pistoleiros, A Tarde, 09/10/1995, p. 1 et 3.
63. Sampaio, op. cit., p. 60. Sampaio ajoute : "Il ne nous restait pas de temps pour
entendre la longue liste d'immoralités et de désordres que notre critique loquace se
disposait à nous révéler, il fallait embarquer immédiatement (…)". Les désordres en
question furent d’une telle ampleur que la Confrérie fut démantelée en 1894. Francisco
Texeira avait lui-même été accusé de puiser dans le trésor pour son enrichissement
personnel, mais sans doute peut-on donner crédit au témoignage de Segura lorsqu’il
rapporte que "la plus grande partie de l'argent était gardée par feu Francisco Texeira de
Araújo, qui servit pendant de nombreuses années de trésorier et était incontestablement
un homme de bien et incapable d'utiliser l'argent pour lui, comme il l'a montré, quand il
dut le remettre à son successeur, conformément aux écritures, (…)". Segura, op. cit., p.
183.
64. Menezes (Djacir), O outro Nordeste, Rio de Janeiro, 2a edição, ed. Artenova, 1970,
203 p.
148 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Pour comprendre l’histoire qui fut celle de Rio das Rãs, il importe
finalement de nuancer l’idée de "propriété" telle qu’elle pouvait s’appliquer à
ces vastes fazendas des marges du São Francisco.
Pour la plupart d’entre elles, il ne s’agissait en aucun cas de domaines
clairement délimités, et sur lesquels leurs propriétaires pouvaient
effectivement exercer une pleine souveraineté. Sur des terres pourvues d’une
valeur marchande dérisoire66 et disponibles en abondance - "dans le sertão,
65. Celle de Paratinga, qui contenait des archives fondamentales pour la région de Rio
das Rãs prit feu dans des circonstances encore inexpliquées.
66. En 1920, la valeur moyenne de la terre par hectare dans la vallée du moyen São
Francisco était de 16,00 cruzeiros contre une valeur moyenne de 48,00 cruzeiros dans
tout le Brésil. Zarur observe alors que "si ces données du recensement de 1920 sont
dignes de foi, la dépréciation de la terre en certains points de la vallée du moyen São
Francisco est énorme et représente un sérieux problème". Zarur (Jorge), A bacia do
Médio São Francisco, uma análise regional, Serviço Gráfico do IBGE, 1947, 175 p. (p.
52).
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 149
Il s’agit sans aucun doute, sur le terrain, de limites beaucoup plus précises
que ne peut le donner à penser la lecture de ces actes au contenu parfois très
évasif. On notera cependant que si certaines frontières sont clairement
identifiables, parce qu’elles correspondent aux limites d’une tierce propriété,
d’autres en revanche ne sont pas spécifiées autrement que par des formules
équivoques telles "jusqu'où de droit" ou "vers les caatingas incultes". On
comprend bien comment les propriétés pouvaient s’étendre et s’agrandir vers
ces points limites qui ne dépendaient que de l’appréciation et des possibilités
des uns et des autres. C’est précisément ce qui s’est produit avec la fazenda
Rio das Rãs. On notera l’évolution des frontières entre le premier acte et le
second, à cinq années d’intervalles. Ainsi, les limites à l’est "jusqu'où de
droit", qui n’étaient d’abord pas spécifiées, englobent ensuite le chemin de
Pau Preto, à près de 15 km des marges du São Francisco. La fazenda part
dorénavant de la fazenda Parateca, c’est-à-dire de la seule terre pour laquelle
avait été identifié et reconnu un propriétaire (c’est-à-dire un fazendeiro), à
l’est de Rio das Rãs. Hormis la Batalha, aucune des fazendas répertoriées en
1809 dans l’inventaire du conde da Ponte (Pedra Branca, Gado Bravo, etc.)
ne figure comme limites de la fazenda Rãs das Rãs, alors qu’un examen
cartographique montre clairement qu’elles étaient limitrophes, et même
qu’elles se chevauchaient nécessairement sur de considérables extensions.
Une analyse en terme de domination et de coronelismo est insuffisante
pour rendre compte de cette libéralité dans les rapports fonciers. Sans doute
peut-on accorder foi à l’explication de Zarur, selon laquelle "de nombreux
propriétaires du moyen São Francisco n’avaient pas l’esprit conservateur
pour maintenir dans son intégrité une grande propriété. Beaucoup ne
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 151
70. Zarur (Jorge), A bacia do Médio São Francisco, uma análise regional, op. cit., p. 50.
152 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Il existe des témoignages attestant que dès le XVIIe siècle, alors que le
sertão n’avait pas même encore été atteint par les bandeiras paulistas qui
l’ont supposément défriché, le "vastíssimo sertão" était déjà parcouru par les
jésuites, et l’on réclamait l’action des paulistas pour venir à bout des
indigènes et mocambos71 qui le peuplaient. En 1694, on rapportait que de
nouvelles troupes de paulistas avaient obligé l’indigène barbare à chercher
"d'autres Sertões reculés"72. Au terme d’une recherche approfondie sur
archives, Mello rapporte un certain nombre de récits dénonçant alors ces
"barbares" qui "infestaient le sertão du Nordeste", de telle manière que
"personne ne pouvait se déplacer tranquillement dans le sertão de l'intérieur,
ni passer par aucune terre sans qu'il ne trouve des peuplements d'indiens
armés contre toutes les nations humaines"73.
Les indiens chassés du littoral n’étaient pas les seuls à trouver refuge dans
le sertão. Déjà au XVIIe siècle, le frère Martin de Nantes observait que les
missionnaires du sertão devaient remplir, entre autres, les fonctions de
"protecteur contre les injustices des Portugais, habitants de ces lieux, et dont
la plus grande partie sont des criminels exilés du Portugal"74. Un peu plus
71. Rappelons que mocambo, ou mucambo est, dans le cas présent synonyme de
quilombo.
72. Mello (C.R.), op. cit., p. 295.
73 Mello (C.R.), op. cit., p. 354.
74. Cité par Moura, op. cit., p. 233. Cf. Nantes (Frei Martin de), Relação de uma Missão
no Rio São Francisco, São Paulo, Nacional Brasiliana, 1979.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 153
tard, lors de leur voyage dans le sertão du São Francisco en 1817, Spix et
Martius disent avoir entendu des "histoires d’aventuriers divers, qui,
déshérités ou appauvris, portés par le désespoir ou par une inclination au
banditisme, errent à travers le sertão, pratiquant des perversités de toute
espèce, soit au service de tiers, soit pour leur compte propre, et échappent à
la punition de la justice, quelquefois pendant très longtemps, grâce à la
connaissance exacte de la région et à l’aide de parents et d’alliés"75. De fait,
"le criminel", "le brigand" avait des alliés. "L'immensité, les mocambos, les
tribus indigènes, les ronces et la forêt faisaient du sertão nordestino une
cachette parfaite", résume Mello76. Toujours en se fondant sur des
témoignages, Moura concluait de même que "dans les sertões se sont
réfugiés quelques inadaptés à la vie sociale des villages du littoral, qu’il
s’agisse de blancs fuyant la justice criminelle, ou de juifs cherchant à fuir
l’intolérance religieuse qui se réactiva après le départ des Hollandais (…) ;
de soldats déserteurs des troupes d’occupation et même, à une certaine
époque, de portugais nobles, fidèles à l’esprit guerrier des anciens asturiens
adeptes des prouesses de D. Sebastião, refusant de se conformer à l’annexion
de leur patrie aux terres d’Espagne (…)"77.
Il va de soi que toute personne qui trouvait refuge dans le sertão n’était
pas brigand ou criminel et qu’une majorité n’était pas à proprement parler
des fugitifs. Lins de Albuquerque observe notamment que bien des
"personnes humbles et d'esprit indépendant" se sont risquées dans les hautes
terres et se sont établies sur de petites "possessions" (posses)78. De plus,
nombreux furent ceux qui, employés dans les grandes fazendas de l’âge d’or,
restèrent sur place lorsque la décadence repoussa les grandes familles vers le
littoral. Demeurés sur les terres mêmes de leurs anciens maîtres, ou
s’établissant sur les "terres de personne" (terras de ninguém) dans les
interstices des fazendas, ils devinrent des "posseiros", des "occupants".
Occupants aussi étaient tous les métayers, esclaves, et vachers, en ce sens
qu’ils vivaient effectivement sur des terres que leurs maîtres, éternels absents
résidant pour la plupart dans les grandes villes du littoral, ne faisaient que
"posséder".
Au XIXe siècle, le sertão est majoritairement peuplé d’occupants, établis
le long des rivières et des fleuves, pêchant, chassant, et ne cultivant que pour
survivre. Cette "vie mesquine", dont parlait Lins, façonnait selon lui au
même moule de servitude, une société sertaneja de "proscrits économiques à
l'intérieur d'un désert cendré". Visitant la localité de Pilão Arcado, très
proche de Rio de Rãs (une demi-journée de bateau), il trouva sur place "plus
d'une centaine de petits propriétaires de terre, hommes forts, descendants des
75. Spix (J.B. von) et Martius (K.F.P. von), Viajem pelo Brasil : 1817-1820, São Paulo,
ed. Melhoramentos, 1938, 332 p. (p. 123).
76. Mello, op. cit.
77. Moura, op. cit., p. 126.
78. Albuquerque, op. cit., p. 138.
154 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
S’il nous semble utile d’insister ici sur cette vision très déterminée de la
"race sertaneja", c’est parce qu’elle connut, dans les décennies qui suivirent,
une notable pérennité. On la retrouve intacte, par exemple, dans les écrits de
Rego en 1936, à propos de la vallée du São Francisco, qui connut, dit-il, une
"flagrante uniformisation" d'un type métis caboclo. Rego admet toutefois la
présence "d’éléments noirs", "principalement des fugitifs, qui appartenaient à
des races plus fortes, capables de lutter pour la liberté"83. On retrouve encore
la même idée chez une observatrice aussi éclairée que P. de Queiroz, pour
qui dans le sertão, "les esclaves n’étaient pas nombreux, et le métissage avec
l’indien prédomina, donnant une race de gardeurs de bœufs, de femmes
silencieuses, un peu sauvages, dures au travail, nourries de manioc et de
viande séchée (…)". Si, comme elle le précise, "peu à peu, le Noir contribua
à varier le teint des sertanejos", il n’en reste pas moins que "Blanc pur, Noir
pur n’existent plus guère (…) et le métissage est généralisé du haut en bas de
l’échelle sociale"84.
Bien sûr, cette faiblesse de la présence noire dans le sertão n’est pas
qu’une déduction visant à justifier l’existence d’une "race métisse sertaneja".
Elle repose sur des éléments historiques, selon lesquels, notamment, cette
région n’aurait été que marginalement esclavagiste. Cette idée d’un "autre
Nordeste" de Menezes, celui des caatingas et des corrals, fut notamment
construite en opposition à l’idée d’une civilisation de "casa grande e
senzala" sur le littoral, consacrée à la canne à sucre. Gilberto Freyre, par
exemple, avait souligné l’importance de l’élevage dans le sertão, en ce qu’il
a permis, disait-il, un "autre type de civilisation, presque de frontière, enlisée
et âpre, dure et ascète. Sans casa grandes, mais aussi sans senzalas"85.
C’est que, alors que la civilisation du sucre aurait été fondée sur le travail
servile, la "civilisation du cuir", n’y aurait en revanche pas eu recours, le
principal argument étant que le bétail élevé en liberté ne nécessitait qu’une
main d’œuvre limitée à quelques vachers. Comme l’explique Rego, il n’y eut
pas, dans la vallée du São Francisco, d’importation directe d’esclaves, ni
d’organisation agricole de l’esclavage à grande échelle. Les esclaves dans
les fazendas n’auraient alors été utilisés, selon Delaunay, qu’"au service de la
maison dont ils rehaussent le confort"86. Capistrano de Abreu, en illustration
de l’âge d’or sertanejo, note dans les fazendas l’apparition de "roues pour la
préparation de la farine, de métiers à tisser modestes pour la fabrication de
hamacs et de tissus grossiers, de chaussées, de chapelles et même
d'aumôniers, de chevaux de valeur, et de noirs africains, non pas comme
83. Rego (M.), O Valle do São Francisco, São Paulo, Revista do Museu Paulista, 1936,
n° XX, p. 491-705 (p. 639).
84. Queiroz (M.I.Pereira de), op. cit., p. 23.
85. Gilberto (Freyre), Nordeste: aspectos da influência da cana sobre a vida e a
paisagem do nordeste do Brasil. Rio de Janeiro, Record, 1989 (1ère ed. 1937), p. 196.
Cité par Moura, op. cit., p. 129.
86. Delaunay (Daniel), La fragilité séculaire d’une paysannerie nordestine : le Ceará
(Brésil), Paris, Ed. de l’ORSTOM, 1988, p. 193.
156 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
ventre libre" de 187292, cinq concernent des esclaves libérés par volonté
testamentaire. Suivent ensuite des cas isolés, comme cet esclave libéré
"gratuitement" "pour la qualité des services rendus" ou cet autre affranchi à
la suite d’une sérieuse infirmité, le reste des actes ne comportant aucune
précision93.
D’autres villes encore, voisines de Rio das Rãs, témoignaient d’un
esclavagisme vigoureux. A Caetité, on produisait du coton à grande
échelle94, Urubú avait été un centre d’extraction du salpêtre, il y avait eu de
l’or à Correntina au XVIIIe siècle, et Carinhanha était un centre sucrier. Une
plus grande sensibilité à la chronologie des siècles et aux spécificités des
micro-régions permet ainsi de comprendre que le sertão n’était pas qu’une
terre de bétail et de déserts, mais qu’il abritait également des îlots de
prospérité qui furent aussi, jusque très tard, des îlots esclavagistes. Lorsque
Spix et Martius traversent cette région du moyen São Francisco, en 1817, ils
observent effectivement qu’il y a rarement plus de vingt esclaves par
fazenda, ce qui n’a pas empêché ces mêmes explorateurs de se trouver
confrontés à des événements religieux et culturels déplaçant une importante
population noire.
Spix et Martius, qui voyageaient chargés de leurs collections empaquetées
dans des caisses portées par vingt mules, avaient été mis en garde contre les
dangers du voyage entre Malhada et Urubú : "Les périls de ce voyage nous
ont été décrits par quelques voyageurs rompus à ces chemins, venus d’Urubú
et d'autres lieux, distants de quelques jours de marche de Malhada, à
l'occasion de la fête en l'honneur de Nossa Senhora do Rosário, patronne des
noirs et des mulâtres, avec ses prêtres de même couleur. Nous avons préféré
alors souffrir ces terreurs plutôt que de nous risquer, à nouveau, à un
incommodant voyage durant le temps des pluies (…)"95.
92. A partir de laquelle tout enfant né d’une femme esclave est libre de condition, bien
qu’il doive néanmoins servir le maître de sa mère gratuitement jusqu’à sa majorité.
93. Arquivos Públicos de Salvador, Livro de Notas n° 23, 3017/ 1867 a 3161/ 1871,
Caetité. Citons encore quelques cas d’affranchissement de H (illisible) "fils de mon
esclave, pour qu'il soit purifié des fers de l'esclavage sur la pierre baptismale", de
Antonio, 46 ans, "pour la bonne volonté avec laquelle il m'a toujours servi", de
Marcimiana, 16 ans, "pour ses bons services et l'amour que je lui porte", de Carmelina,
26 ans, "parce qu'elle m’a porté la plus grande assistance pendant une période de
dangereuse infirmité due à des fièvres". Quelques esclaves furent donnés, comme
Benedita, 3 ans, en cadeau de mariage, et d’autres vendus "en partie" (vendo parte de
uma escrava), c’est-à-dire déférés au service de plusieurs maisons.
94. Rinaldo dos Santos évoque Caetité comme l’un des principaux centres de production
de coton de la région, ce que confirment Spix et Martius, qui visitent la ville en 1817 :
Caetité, "depuis vingt ans, pratique à grande échelle la culture du coton et devient ainsi
un des plus riches empires du sertão de Bahia", Santos (Rinaldo dos), op. cit., p. 72. Spix
et Martius, op. cit., p. 132.
95. Ibid., p. 126.
158 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
96. Vilanova (Turíbio), op. cit., p. 199. Dans sa biographie de Vilanova, A. Barbosa
rapporte que, voulant restaurer le site, le prêtre découvrit au-dessous d’une énorme
quantité de cire, des "monts, caisses et tonneaux de monnaie de bronze". Il demanda
alors que l’on sépare et que l’on mette en caisses toutes ces monnaies de bronze trouvées
dans le dépôt de cire de la Grotte, depuis le temps de la Confrérie du Bon Jésus, quand il
sut que tout cet argent avait été apporté en 1888, par les ex-esclaves, au cours du célèbre
pèlerinage de la fin de l’Esclavage, et cette monnaie fut laissée, par monts entiers, aux
pieds de l’autel du Bon Jésus", A. Barbosa, op. cit., p. 102.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 159
Quilombos sertanejos
Le moyen São Francisco a été une "terre de noirs", il fut aussi une terre de
quilombos. Ce n’est du reste pas une révélation, puisque la seule présence
noire communément admise dans le sertão est sous la forme de quilombos.
Si relativement nombreux sont les documents historiques et les publications
à en mentionner l’existence depuis le XVIIe siècle, il existe en revanche fort
97. Wells (James W.), Exploring and traveling : 3 000 Miles through Brazil, London,
Sampson Low, vol. II, 1886, p. 22-23.
160 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
98. Il nous faut faire référence au volumineux ouvrage collectif, publié sous la direction
de João Reis, qui participe d’un effort louable pour rassembler des matériaux jusqu’alors
très dispersés. Sur les 17 contributions, 6 sont consacrées au seul quilombo Palmares,
3 concernent l’état de Minas Gerais puis, successivement, les états de Mato Grosso,
Goiás, Rio de Janeiro, Rio Grande do Sul, Pernambuco, Maranhã et Amazonas. La seule
contribution sur l’État de Bahia concerne le quilombo de Oitizeiro, sur le littoral. Aucun
de ces travaux ne s’intéresse au sertão. Reis (João J.) et Gomes (Flávio dos Santos)
(orgs.), op. cit.
99. Dans la zone sertão de Bahia, il repère entres autres les quilombos de Itapicuru
(1640), de Jacobina et Xique Xique (1801). Pedreira (Pedro Tomás), Os quilombos
baianos, Salvador, Prefeitura Municipal, Departamento da Cultura da SMEC, 1973.
100. Bastide (Roger), "The other quilombos", in Richard Price, Marron Societies : Rebel
Slaves Communities in the Americas, New York, Anchor Press, 1973, 429 p. (chap. XII,
p. 191-201).
101. Lins (Wilson), op. cit., p. 22.
102. D. Pierson, op. cit., p. 281.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 161
l'intérieur de Bahia, qui infestent les chemins, attaquent les fazendas, volent
le bétail"103. V. L. Cardoso cite encore un document de 1705 nommant Netto
Pinheiro "capitão-mor des expéditions contre les mocambos et noirs fugitifs
qu'il pourrait y avoir dans les districts de toutes les montagnes de Jacobina et
Carinhanha, jusqu'au fleuve São Francisco"104. Plus proche encore de Rio das
Rãs, le père Vilanova raconte que, pour arriver jusqu’à la grotte qui serait
plus tard celle du Bon Jésus, le Monge dut traverser une région infestée de
noirs aquilombados et "d’indiens anthropophages"105. Citons finalement le
témoignage des explorateurs allemands Spix et Martius, qui furent confrontés
à la fuite de leur propre esclave, en pleine expédition.
Conclusion
107. On pourra se reporter à l’article de Michel Agier et Odile Hoffman, "Les terres des
"communautés" noires dans le Pacifique colombien. Interprétations de la loi et stratégies
d’acteur", Problèmes d’Amérique Latine n° 32, janvier-mars 1999, p. 17-42.
164 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Rio das Rãs montrera que l'idée de "l'isolement" des "communautés noires"
ne résiste pas à l'examen des faits (cf. chap. V).
Il ne faut toutefois pas sous-estimer le pouvoir créateur de ces
constructions. Loin de n'être que des représentations, l'analyse a montré
qu'elles ont généré un ensemble de conditions objectives à partir desquelles
la réalité pratique des populations noires rurales s'est historiquement
organisée. Aujourd'hui, la rhétorique de la "découverte" n'est pas qu'une
question d'appréciation. Elle est au cœur d'un processus politico-juridique,
dont l'incidence sur la réalité de ces populations est loin d'être illusoire. En
effet, comme nous aurons l'occasion de le montrer, le regard sur la
"rémanence" tend à façonner la réalité qu'il contemple (cf. chap. IX).
CHAPITRE V
Qui sont les familles qui habitent aujourd'hui Rio das Rãs ? Comment
ont-elles historiquement investi l'espace qu'elles occupent aujourd'hui ?
Comment la "communauté" a-t-elle pris forme au sein de cet espace ?
La présentation qui suit est organisée en quatre parties, correspondant
chacune à une période de cinquante ans environ. Ce découpage
chronologique est relativement arbitraire, dans la mesure où il ne correspond
pas à un agencement local du temps passé. Non qu'il y ait à Rio das Rãs de
périodes du passé clairement identifiées par la population (cf. chap. VI), mais
il serait dommageable pour notre démarche de mettre analytiquement en
correspondance un événement et un certain état de l'organisation sociale. Le
risque de surdétermination est grand, qui serait de comprendre celle-ci à
partir de celui-là1. Toutefois, ce découpage, outre qu’il répond à un objectif
pratique de mise en forme de la continuité chronologique, correspond à peu
près aux étapes successives de constitution du groupe social Rio das Rãs.
Au tournant du XIXe siècle, Rio das Rãs connut une période de flottement
de sa situation foncière. Rappelons que c'était la fin de l'âge d'or pour la
région du São Francisco, l'écroulement du système des sesmarias, et le
départ de ceux qui en avaient été les dépositaires. Du point de vue de
l'histoire nationale, les hautes terres furent abandonnées (cf. chap. IV). Nous
savons que s'agissant de Rio das Rãs, tel ne fut pas le cas. La fazenda aurait
été rachetée en 1808, puis en 1813, par la famille Texeira qui en maintint la
1. Dans le chapitre VI, il sera montré à quel point le statut "d'événement mémorable"
accordé par les acteurs externes au passé quilombola de la "communauté rémanente" Rio
das Rãs, est sans correspondance avec la représentation du passé véhiculée dans la
mémoire de la population.
166 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
propriété jusque dans les années quatre-vingt du siècle suivant. Les fazendas
alentour connurent une destinée tout à fait similaire. Reçues en héritage à la
mort du conde da Ponte, en 1809, avec l'ensemble des propriétés du domaine,
elles furent morcelées et rachetées par étapes successives au cours de la
première moitié du siècle, comme tel fut le cas pour les fazendas Batalha,
Boa Vista, Parateca, etc.
Comment ces terres, dites de caatinga, furent effectivement investies et
occupées, aucune archive ne le révèle. Il existe néanmoins, dans l'inventaire
du conde da Ponte, de précieux renseignements sur l'état des infrastructures,
populations esclaves et troupeaux avant que la famille héritière ne se retire de
la région.
On apprend ainsi qu'en 1809, la fazenda Boa Vista comptait "2 084 têtes
de bétail, trente esclaves « mâles et femelles » de tous âges, quarante-cinq
chevaux de service, et trente six juments"2. Furent également inventoriés
"une vieille maison de tuile, une senzala de chaume, des selles, outils et
autres accessoires". La fazenda Batalha, voisine, comptait quant à elle "1 611
têtes de bétail, trente-sept esclaves « mâles et femelles » de tous âges, trente-
six chevaux de service, une maison de tuile, selles, outils et autres
accessoires". La fazenda Volta, enfin, jouxtant elle aussi Rio das Rãs,
comptait "400 têtes de bétail, trente et un esclaves « mâles et femelles » de
tous âges, trente quatre chevaux de service, une maison de tuile, selles et
autres outils". La fazenda Rio das Rãs ayant été vendue avant le décès du
Conde, elle ne figure pas dans l'inventaire.
Il s'agissait, on le voit, d'infrastructures minimales, qui n'avaient en aucun
cas pu constituer un lieu de résidence pour l’importante famille Texeira, et
témoignent donc bien que ces terres n'étaient pas habitées par leurs
propriétaires. Une maison de tuile constitue le seul édifice mentionné sur une
étendue moyenne de 75km2. S'agissant de la population décrite comme
esclave, pour la seule fazenda Boa Vista est mentionnée l'existence d'une
senzala. Il n'est question d'aucune infrastructure d'accueil pour le bétail3, qui
comme nous le verrons, vivait en toute liberté dans un état semi-sauvage. Sur
ce qu'il advint des troupeaux et des esclaves à la suite du départ de la Casa da
Ponte, aucune information écrite n'est disponible.
En revanche, se rapportant à ce début de XIXe siècle, des témoignages
oraux révèlent l'existence d'une population vivant une existence relativement
autonome par rapport aux fazendas alentour. Ainsi, d’après ces témoignages,
les ancêtres de certaines des familles actuelles de Rio das Rãs vivaient au
lieu-dit Mucambo, dans l'intérieur des terres, à près de cinq lieues des berges
"Sur cette terre il n'y avait que des bois, il n'y avait que des jaguars.
Les habitants, les Noirs ("os Negros")4 qui habitaient au Mucambo, il
n'y avait qu'eux là-bas, enfoncés profondément, ce n'était que des bois
à jaguars, il n'y avait que des jaguars à Mucambo. Et les Noirs
défrichaient un champ, comme d'ici à l'autre côté du fleuve (environ
deux cents mètres) et dès le soir tombé, personne n'allait plus au
champ" (João de Maria, 66 ans, né sur les bords du fleuve, d'une
famille originaire de la région de Mucambo).
Les informations généalogiques recueillies sur cette période sont trop peu
nombreuses pour fournir une information fiable. Il est toutefois établi que
vers 1830, se trouvaient déjà plusieurs foyers de peuplement, disséminés
dans l'espace qui correspond aujourd'hui à la fazenda Rio das Rãs. Hormis
Mucambo, existaient les localités de Cedro, Retiro et Pedra de Cal, le long de
la rivière das Rãs et, plus proche du São Francisco, les localités de Batalinha,
Pitumberas et bords du fleuve (cf. doc.1)5.
4. Les Noirs, "os Negros" : ainsi sont aujourd'hui désignés les premiers habitants du
Mucambo par la population de Rio das Rãs, y compris par ceux-là même qui en sont les
descendants. Nous verrons par la suite comment cette marque d'extériorité par rapport à
certaines familles de Rio das Rãs intervient dans la représentation du passé esclavagiste
(cf. chap. VI).
5. Cette carte et celles qui suivent ont été établies par tranches d’environ cinquante ans à
partir de l'ensemble des informations ayant pu être recueillies sur les périodes
correspondantes. Y figurent, lorsque l'information est disponible, les foyers de
peuplement à partir de leur période de fondation ainsi que leur taille approximative, cette
dernière étant évaluée à partir du nombre de familles y résidant ; les frontières externes
successives de la fazenda Rio das Rãs ; les divers mouvements de migrations internes ou
externes ; l'existence ou non d'au moins une relation matrimoniale endogame pour la
localité considérée ; les aires matrimoniales successives, établies à partir du critère
minimal de l'existence d'une relation matrimoniale entre une localité et une autre. Pour
des raisons de lisibilité, il n'a pas été possible de représenter graphiquement les choix
matrimoniaux préférentiels qui existent par ailleurs entre deux familles ou deux localités,
la fréquence et l'importance des divers mouvements migratoires ainsi que les migrations
saisonnières. L'ensemble de ces éléments sera toutefois explicité dans la partie
rédactionnelle de l'analyse. Nous insistons sur le fait qu'il ne s'agit que de représentations
graphiques, qui ne doivent être en aucun cas tenues pour exhaustives et auto-explicites.
Elles ont notamment comme limite la situation conflictuelle de Rio das Rãs au moment
de l'enquête : les données généalogiques n'ont été recueillies qu'à partir de la population
présente, sachant qu'environ un tiers était en exode à São Paulo. Toutes les informations
n'ont donc pas pu être recoupées et complétées. Compte tenu de l'inexistence d'archives
hormis les trop partiels registres ecclésiastiques de Bom Jesus da Lapa, la totalité des
informations provient de témoignages oraux. L'inexistence de noms de famille, l'emprunt
ou la confusion de patronymes, la fréquence des homonymes patronymiques, la très
nombreuses population "naturelle" (issue de relations extraconjugales) ont été autant
d'entraves rendant difficiles la production d'un corps de données rigoureux et
168 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Aucune des localités dont il est ici question ne comportait plus de trois
habitations, soit entre quinze et vingt personnes au maximum, et chacune
était constituée d'une famille nucléaire autour de laquelle gravitaient
éventuellement des individus ou groupes affiliés. Ces familles restent
aujourd'hui encore clairement identifiées. Les descendants des premiers
habitants de Mucambo, puis Pedra de Cal, sont ainsi désignés comme les
Imbelinos, ceux des bords du fleuve sont les Batistas, ceux de Cedro sont les
Barbosa, etc. Il ne s'agit pour l’instant que d'informations sommaires, sur
lesquelles nous reviendrons plus en détail par la suite.
Les quelques relations matrimoniales que l'enquête a pu établir sur cette
période sont pour la plupart endogames. Un mariage contracté entre deux
personnes de Pituba et de Batalinha vers 1830 témoigne cependant que l'aire
matrimoniale pouvait dépasser les frontières de la fazenda, et s'étendre à
l'autre rive du São Francisco.
En conclusion sur cette première moitié du XIXe siècle, il faut constater,
d'une part, le très faible degré de peuplement des terres de Rio das Rãs et,
d'autre part, la grande dispersion de cette population sur un espace dont il
faut ici rappeler l'immensité : pas moins de 17 km séparent Mucambo des
bords du fleuve, soit une surface de plus de 25 000 hectares pour une
population qui ne devait guère dépasser les cent cinquante personnes. La
dispertion de cette population suggère à l'évidence que ce qui est aujourd'hui
"Rio das Rãs" ne procède pas d'une "communauté" originelle rassemblée sur
un "territoire". Les diverses localités s'inscrivaient dans des réalités
géographiques et sociales extrêmement hétérogènes. Il s'agit là d'une
caractéristique qui se prolongera tout au long du développement interne de
Rio das Rãs. Le fait est qu'il y avait déjà au début du siècle passé, comme tel
est encore le cas aujourd'hui, des localités riveraines des cours d'eau, et
d'autres situées dans la caatinga, des localités insérées au sein des diverses
infrastructures de la fazenda, d'autres distinctes, mais voisines, et enfin
d'autres très nettement isolées. A Retiro, par exemple, il y avait un corral, ce
n'était pas le cas sur les bords du fleuve. De ces réalités immédiates ont
Rappelons que la fazenda Rio das Rãs avait été rachetée en 1813, par
Anacleto Texeira de Araujo. Lors de sa mort en 1853, un inventaire fut
dressé, qui nous fournit davantage de détails sur les infrastructures de Rio
das Rãs : "La fazenda Rio das Rãs inclut les stations Riacho Seco et
Mocambo, une maison de tuile à terminer, deux corrals, enclos et réservoirs,
un vieux ranch sur les berges du São Francisco, deux très vieux corrals au
même endroit, une officine à farine, un vieil enclos à Pajahú"6.
Ces infrastructures sont réparties en deux endroits : Mucambo et Bom
Retiro, l'un des corrals mentionnés étant situé au lieu-dit Manga, tout près du
Bom Retiro. Cinquante ans après le départ de la Casa da Ponte, et si l'on se
réfère aux fazendas voisines dont il était question dans l'inventaire du conde,
on voit donc que les terres de Rio das Rãs n'avaient quasiment pas bénéficié
de nouvelles installations7. Les "vieux" et "très vieux" ranchs et corrals dont
il est question proviennent vraisemblablement des propriétaires précédents.
Les troupeaux de la fazenda furent divisés en huit parts égales, chacun des
héritiers recevant 50 têtes, soit un total de 400, ce qui est très inférieur aux
plus de 1700 têtes inventoriées cinquante ans auparavant lors de la mort du
conde, dans la fazenda voisine de Batalha.
L'inventaire de Francisco Texeira mentionne également un certain nombre
d'esclaves, 25 au total, mais ceux-ci se répartissaient sur l'ensemble des cinq
fazendas du Coronel, auxquelles s'ajoutait une propriété à Bom Jesus da
Lapa. Seulement six de ces esclaves sont déclarés vaqueiros (vachers),
les autres étant domestiques ou cuisiniers. Le lieu de leur affectation n'est
pas précisé, mais il est très probable que chaque fazenda ne comprenait pas
plus de deux esclaves vachers. La population esclave à Rio das Rãs vers
1850 était dans tous les cas loin d'être aussi nombreuse que les quelques
trente-sept esclaves mentionnés à propos de la fazenda Batalha en 1809.
La population vivant sur les terres de Rio das Rãs, en revanche, ne cessa
de croître, et de nouveaux espaces furent investis (cf. doc. 2a et 2b). Un
certain nombre de foyers de peuplement apparurent le long de la rivière das
Rãs : Enchu, Ariba, Capão do Cedro, distants les uns des autres de deux à
plus de quinze kilomètres. Vers 1865, des familles quittèrent Pau Preto pour
venir s'établir à Bom Retiro, mentionné dans l'inventaire de Francisco
Texeira comme le siège de la fazenda, avec ses corrals et sa maison de tuile
qui était encore "à terminer" en 1853. Les migrations vers les terres de Rio
das Rãs étaient encore relativement peu nombreuses. Mis à part les familles
de Pau Preto ou de Pedrigouiu venant des terres alentours, il s'agissait
essentiellement de quelques individus isolés, venus de régions beaucoup plus
éloignées (Riacho de Santana, Vitoria da Conquista), et dont les mémoires
n'ont conservé ni les raisons de leur migration, ni les conditions de leur
installation.
C'est à cette époque que se constituèrent les premiers groupes familiaux,
auxquels la quasi totalité des familles qui vivent à Rio das Rãs aujourd'hui
est affiliée. Vers 1860, ces groupes étaient répartis en petites zones de
peuplement éparpillées dans toute la fazenda.
Les Souzas vivaient à Bom Retiro et leurs voisins, les Imbelinos, à Pedra
de Cal. Chico de Souza, âgé de 102 ans en 1997, dont le père avait émigré
des terres arides de Pau Preto pour se rapprocher des berges du fleuve,
évoque cette répartition spatiale des familles :
"Mon père, d'ici à Pedra de Cal, il n'y avait que la famille de mon père,
à partir de Pedra de Cal, il n'y avait que la famille de Zé Nagô. Il n'y
avait que ces deux familles, il n'y en avait pas d'autres".
"Il y avait des lieux, mais il n'y avait personne. Il y avait des lieux sans
personne. Là-bas à Ariba, il y avait un homme, un vieux, qui s'appelait
178 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Quel qu'ait été le statut des habitants de Bom Retiro et Pedra de Cal, il est
évident que le voisinage avec le siège de la fazenda et avec la famille Texeira
n'était pas sans conséquence sur la situation socio-économique de la
population. De fait, par la suite, la famille de Chico de Souza maintint des
contacts très étroits avec les Texeiras. Lui-même fut toute sa vie employé de
la fazenda. "Les Texeiras m'aimaient beaucoup", répète-t-il volontiers. Un de
ses frères, plus jeune, fut élevé par la famille de Deocleciano Texeira, et
aujourd'hui, Chico habite dans la maison même qui était autrefois le siège de
la fazenda. C'est le fazendeiro de l'époque qui la lui aurait donnée de son
vivant. Fort de son bon droit, Chico fut le seul à refuser de se déplacer
pendant le conflit de terre. Observons enfin que, jusqu'à aujourd'hui, les
habitants de Bom Retiro et Pedra de Cal fournirent l'essentiel des vachers et
des préposés de la fazenda.
Les autres localités étaient beaucoup plus distantes, et donc moins
exposées à l'autorité des propriétaires. Tel était le cas notamment pour la
population vivant sur les bords du fleuve, relativement à l'écart des activités
de la fazenda9. A Brasileira, il n'y avait qu'un corral. Quant aux localités de
9. "A cette époque, on estimait que la rive du fleuve était le pire terrain (pour installer une
fazenda) à cause des inondations, les terres étaient envahies. Il y avait le problème des
alligators à cette époque qui étaient très nombreux et qui décimaient les troupeaux, et
enfin les piranhas. Alors les fazendeiros ne voulaient pas rester sur les berges du fleuve,
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 181
Mucambo et Riacho Seco, loin dans l'intérieur des terres, il semble qu'elles
aient bénéficié d'une relative autonomie jusqu'à l'arrivée de nouveaux
propriétaires au début du siècle suivant, bien qu'il y ait toujours eu à
Mucambo une infrastructure de fazenda.
"Mucambo, c'était un lieu dans le centre, dans les bois… il n'y avait
pas la ville, ce n'était pas une fazenda, c'était… un endroit où il y avait
juste quelques habitants, peu d'habitants. Maintenant tout est fazenda,
tout est terminé (concluido) d'un bout à l'autre. A cette époque, on peut
dire que les gens vivaient… comme ça… dans les bois… parce qu'il
n'y avait pas de zones déboisées, il n'y avait rien… il y avait juste la
zone autour de la maison, et il y avait le champ, mais sinon c'était les
bois" (Cândido, environ 60 ans, vit à Bom Jesus da Lapa, où il a
emménagé pendant le conflit de terre).
Cette diversité des situations par rapport aux lieux d'autorité sera plus tard
un facteur déterminant dans la position des familles à l'égard du conflit de
terre et du "quilombo".
Pour conclure nos observations sur cette période, nous distinguons deux
processus au sein d'un même espace. Il y a, d'une part, les activités d'une
fazenda qui se situent, du moins sur cette période, à un niveau très nettement
inférieur à celui qu'elles avaient connu sous l'autorité des condes da Ponte,
les nouveaux propriétaires ne faisant souvent que réinvestir les anciennes
installations qui avaient été abandonnées. La situation de Rio das Rãs est, sur
ce point, tout à fait conforme à celle de la région. Après le déclin et l'abandon
des grands domaines au tournant du XIXe siècle, celle-ci fut peu à peu
réinvestie par des propriétaires de moindre envergure, issus d'une élite
politique et économique locale, limitée dans ses moyens et ses débouchés par
un marché désormais essentiellement régional. D'autre part, et parallèlement,
s'est développée à Rio das Rãs une population dont les déplacements
successifs témoignent d'une certaine autonomie, et qui commença à investir
l'espace en fonction d'une logique familiale de territorialisation, occupant
aussi bien les lieux de fazendas que les recoins les plus isolés. Ce processus
va connaître au tournant du siècle une accélération remarquable.
les corrals étaient plus reculés" (entretien avec Antonio Barbosa, historien de Bom Jesus
da Lapa).
182 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
A la mort de Francisco Texeira, la fazenda Rio das Rãs avait été divisée
en huit part égales. Sur le terrain, ce partage n'eut que peu ou pas d'incidence
puisque Deocleciano Texeira, l'un des héritiers, devint propriétaire des 7/8 de
la fazenda, après avoir racheté leurs parts aux autres héritiers entre 1900 et
1908. Lors de sa mort vers 1930, Rio das Rãs fut à nouveau divisée entre sa
veuve et ses neuf enfants. La veuve, Ana Spinola Texeira, racheta à nouveau
deux parts à ses enfants et, en 1940, la totalité des propriétés fut incorporée à
la Société Civile Forestière Limitée.
Toutes ces opérations foncières n'eurent que peu d'incidence sur la vie
quotidienne de Rio das Rãs. Quelques corrals furent construits pour un bétail
dont le volume avait augmenté. On aménagea un certain nombre de clôtures
pour empêcher que les troupeaux, toujours semi-sauvages, ne débordent sur
les fazendas alentour. Toutefois, au contraire de la fazenda Batalha, dont le
siège était distant d'une quinzaine de kilomètres de Bom Retiro, aucun des
propriétaires successifs ne vint s'installer à Rio das Rãs, la population
"occupante" restant seule sur place. Ainsi que nous allons le voir, c'est elle
qui fut responsable des troupeaux et des ventes de bétail, de l'entretien de la
fazenda et du contrôle de son espace.
"N'entrait pas qui voulait, parce que les propriétaires n'acceptaient pas.
Nous qui étions dans la fazenda, c'était nous qui commandions. C'était
comme ça. Si des gens arrivaient, je leur donnais l'autorisation d'entrer
et de rester, mais pas de résider. Ils pêchaient avec nous, chassaient, et
après ils partaient. Pour habiter, non. C'était seulement les personnes
d'ici qui avaient ce droit".
Question : c'était le fazendeiro qui disait ça ?
"C'était lui-même qui le disait. Il disait comme ça, que nous ici étions
plus propriétaires que lui. Parce que c'est nous qui gardions la fazenda,
tu comprends. Parce qu'il partait deux ans, trois ans. Alors ceux qui
voulaient entrer n'entraient pas parce qu'il y avait le peuple en face. Ils
avaient peur d’entrer parce qu'il y avait nous en face. Alors, les
propriétaires de la fazenda disaient toujours comme ça que nous étions
plus propriétaires qu'eux. Qui entrait entrait, mais disant que c'était aux
Texeiras, ils repartaient parce qu'il y avait nous en face. Personne ne
voulait plus entrer" (Honório).
10. Lorsque, pendant le conflit de terre, l'État suggéra d'installer des familles de paysans
sans terre sur une partie de la fazenda désormais expropriée, les représentants de Rio das
Rãs se mobilisèrent pour protester contre cette mesure, qui finit par ne pas être appliquée.
11. Quelques détails sur l'étendue de la tâche du préposé nous convaincront qu'il ne
s'agissait en aucun cas d'un simple rôle de représentation, mais bien de la gestion de toute
la fazenda :
Question : "comme c'était, d'être vaqueiro ?"
"Tu sais, c'était pas mauvais, parce que les propriétaires nous disaient qu'on était les
propriétaires de cette fazenda. Parce qu'ils n'habitaient pas ici (…), si bien qu'ils partaient
un an, deux ans, sans revenir. Ils ne venaient que pour faire les comptes. Celui qui
commandait était le préposé. Il commandait tout ici. J'ai été responsable de tout ça
pendant dix ans. Alors, il fallait commander. Si j'avais la possibilité de vendre du bétail,
j'en vendais, après j'arrangeais les comptes avec lui (le fazendeiro). Il fallait commander
les vaqueiros aussi. Tous les vaqueiros étaient d'ici même" (Honório).
184 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
à résider à Rio das Rãs, mais que ce fut bien un mécanisme de sélection
interne qui présida à l'octroi de ces autorisations.
Si la population résidente assurait le contrôle de la fazenda, elle pouvait
aussi disposer de l'espace sans restriction aucune. De fait, tout indique que la
terre n'était pas une ressource rare. Il est notable, par exemple, que les
hommes jeunes cultivaient leurs propres champs et ne reprenaient pas les
terres de leurs aïeux, qui retournaient alors en friche. Le visiteur, qui
parcourrait la fazenda aujourd'hui, serait surpris de voir les innombrables
champs abandonnés (capoieras), encore ceinturés par endroits de vieilles
clôtures au bois pourrissant. Il s'étonnerait également de la distance qui
sépare certains de ces champs des habitations les plus proches. On n'hésitait
pas alors à parcourir quinze kilomètres par jour, et à pied, pour la majorité
qui ne disposait pas d'un animal à monter. C'est que là-bas, les terres étaient
meilleures, répondrait-on au visiteur, expliquant ensuite qu'à cette époque "la
terre était à volonté". Les stratégies familiales présidant au choix de
l'emplacement des différentes zones de culture témoignent aussi de cette
disponibilité quasi infinie d'espaces à défricher. Chaque famille avait en
général une ou plusieurs terres plantées en retrait du grand fleuve, dans la
caatinga, et une autre le long des rives. L'espace ainsi utilisé avec flexibilité
permettait de compenser la rigueur d'un climat dont l'alternance ne se
manifestait que par excès : à la sécheresse absolue, huit mois durant,
succédaient des mois d'une pluie soudaine et violente, provoquant parfois
l'inondation des berges sur plusieurs kilomètres. A ces flux et reflux des eaux
du São Francisco correspondait alors le va-et-vient des hommes et des bêtes.
Rio das Rãs, dans la flexibilité et l'immensité de son espace, préservait ses
habitants de l'exode vers le littoral, qui provoqua la désertion de tant de
sertões du nordeste, trop éloignés des grands cours d'eau. La terre, enfin,
accompagnait les cycles familiaux des morts et des naissances, s'adaptait au
nombre de bras, aux aléas des maladies, au fils qui revenait de voyage et à
celui qui se mariait. Elle arbitrait encore les conflits familiaux, en permettant
aux autorités et aux légitimités de s'exercer en des espaces distincts. La
distance diluait les tensions ; il était toujours possible de fonder un nouveau
lieu de vie. La territorialisation en de multiples unités résidentielles témoigne
de cette adaptation constante de l'espace physique à l'espace social.
La liberté que conférait la pleine disposition de Rio das Rãs, les habitants
en ont aujourd'hui pleinement conscience et savent très bien l'exprimer.
Beaucoup de témoignages sont des évocations passionnées, dont la teneur
émotionnelle n'a de mesure que la violence du conflit par lequel cette liberté
fut confisquée. Certains, plus neutres, permettent de mieux prendre la mesure
de cette disponibilité de l'espace.
Alors cette année, c'est ici même que tu débroussaillais. Quand c'était
le lendemain, tu partais t'installer ailleurs. L'année suivante, des fois,
tu te disais "ah non, je ne vais pas mettre un champ ici près de la
maison, je vais aller chercher des bois plus loin (vou caçar uma mata
mais longe)". Alors tu partais à plus ou moins une lieue de la maison
pour faire ton champ. Loin, dans les bois. Et il n'y avait aucun
problème avec ça. Ça n’avait pas d’importance pour le fazendeiro. Tu
pouvais prendre du bois, faire ta maison, un char à bœuf, un canoë, tu
faisais toutes sortes de choses, le fazendeiro n'avait rien contre. Avec
le bois, non plus. A cette époque, on faisait comme si on était les
propriétaires de la fazenda. (…) Tu pouvais élever ton bétail… des
fois, on avait une vache ou deux, hein, on pouvait l'élever dans la
fazenda avec le bétail du propriétaire. Suppose que je sois vacher. Il y
a le bétail de la fazenda. Maintenant j'ai une vache ou deux. Je pouvais
mettre mon bétail dans le corral pour prendre du lait, ensemble avec
les vaches du fazendeiro... il n'y avait aucun problème" (Cândido).
12. On pourra se reporter, notamment, aux analyses de A. Garcia sur les mécanismes de
sujétion qui étaient inextricablement liés à la "location de la terre", et par lesquels le
fazendeiro régnait en maître paternaliste sur des réseaux de clientèle solidement
entretenus par le rappel de la dette, le parrainage des enfants, etc. Garcia (Afrânio), op.
cit. Nous n'avons du reste relevé aucun lien de parrainage entre un membre de la famille
Texeiras et la population résidente.
186 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
"Je vais vous dire. Toute ma vie j'ai travaillé comme employé, mais je
n'acceptais que si je pouvais cultiver mes champs, parce qu'avec le
salaire on ne pouvait pas survivre, ça ne servait que pour payer des
bricoles. Vous savez, la première fois, quand je suis entré dans cette
campagne pour travailler, j'avais déjà une famille, et je ne gagnais que
120.000 reis par an, travailler un an pour 120 000 reis !
Question : alors vous avez arrêté d'être employé pour devenir habitant
(morador)?
Oui, je partais, mais lui ne voulait pas (le fazendeiro). Il me donnait
un cheval, mais moi je n'en voulais pas, parce que j'étais féroce
(brabo). Il disait : "ce Chico de Souza, il est bon à ce qu'il fait, mais il
est beaucoup trop fier (é muito valente demais). Il est trop fier parce
qu'il ne veut rien recevoir". Je lui ai dit : "je veux bien rester employé,
mais pas comme ça, pour ces bricoles, vous ne savez pas qui je suis".
Alors il a dit : "C'est bon, je vais faire un accord : tu travailles trois
jours par semaine pour toi, et trois pour moi. Je veux que tu travailles,
je ne veux pas que tu quittes cet emploi". Alors j'ai travaillé, travaillé,
et puis j'ai tout laissé tomber. Non, je ne voulais en aucune manière, je
voulais mon champ".
"Nous avons beaucoup souffert dans cet endroit. Je trouvais que nous
ne faisions que ça, souffrir. Il n'y avait pas d'eau assurée. Il y avait un
petit étang mais peu d'eau et, à la moindre sécheresse, il s'asséchait. Il
y avait des jours où nous ne trouvions pas d'eau. Nous sortions de la
maison, vers trois heures, à pied pour chercher de l'eau, quand on
revenait, le soleil n'était pas encore parti, et nous avions nos calebasses
sur la tête. C'est pour ça que je dis que nous avons beaucoup souffert.
Nous allions chercher de l'eau à toute une lieue de distance, et à pied,
et alors on arrivait là - il y avait un étang assez grand, mais l'eau était
rase -, alors on arrivait là, il n'y avait même plus d'eau… alors ils
ouvraient une cacimba13, une citerne, l'eau était de cette couleur !
(désigne le sol en terre battue de sa maison) Et ils appelaient ça un
puits !" (Marta, 66 ans, née à Lagoa Grande, émigre à Mucambo, puis
à Brasileira en 1952).
13. Cacimba : puis que l'on ouvre sur le lit asséché d'un cours d'eau et que l'on recouvre
ensuite de branchages pour le protéger des insectes et du soleil.
188 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
partis sur les bords du fleuve. Le père de ma femme, lui, espérait que
la sécheresse finirait, et que alors, il ne partirait pas, hein. Chaque
année il attendait, puis il a fini par dire que ce n'était plus possible,
qu'il fallait partir. Alors, fini les problèmes (acabou a confusão),
vivant sur les bords de la rivière, il n'y a plus eu de problèmes de soif"
(Cândido).
C'est ainsi que les habitants des quatre maisons de Mucambo, et ceux des
deux ou trois maisons de Lagoa Grande, partirent qui pour Brasileira, qui
pour Pedra de Cal. Quelques années plus tard, vers 1930, Pedra de Cal fut à
son tour abandonnée, également à cause de la sécheresse. La rivière das Rãs
s'était tarie à plusieurs reprises, les cultures de caatinga n'avaient pas
survécu. Réfugiés d'année en année sur les bords du fleuve, les habitants de
Pedra de Cal finirent par ne plus repartir. Les Imbelinos devinrent ainsi
voisins des Nunes et Batista14.
Comme il apparaît sur les documents 3-a et 3-b, la grande majorité des
migrations régionales de populations extérieures à Rio das Rãs provinrent
des environs immédiats au sud-est de la fazenda, et principalement des
localités de Hortega, Facão Duro, Calderão, Pau Preto, Agreste, Engico,
Curral Novo et Capivara. C'est une vingtaine de chefs de famille qui vinrent
s'ajouter à la population de Rio das Rãs. Deux causes souvent conjuguées
expliquent ces mouvements de migration.
D'une part, comme ce fut le cas pour la population de Mucambo, les
grandes sécheresses de 1920 et de 1952 ont précipité sur les berges du São
Francisco la population qui résidait dans cette zone, distante de tout cours
d'eau persistant. D'autre part, la région connut un processus de stabilisation
foncière, et la région eut un regain - modeste - d'activité, notamment grâce à
la culture du coton, qui avait été abandonnée lors de la décadence des
sesmarias. Les fazendas alentour de Rio das Rãs, telles Pedra Branca,
Hortega, F. Bastos, furent réinvesties par une nouvelle génération d'héritiers,
résolus à reprendre l'exploitation des domaines abandonnés depuis plus de
14. Soulignons d'ores et déjà que même si les Imbelinos vont s'établir plus en amont du
fleuve, à environ une lieue des Batistas, cette installation ne manquera pas, lors du conflit
de terre, de provoquer des querelles de légitimité. Les Batistas resteront très en retrait du
processus de revendication dominé, du moins sur les bords du fleuve, par les Imbelinos
(cf. chap. VIII).
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 189
"La fazenda Hortega était très grande. Le vieux mourut, deux fils sont
restés. « Divisons la fazenda pour nous deux. Montons chacun sur un
animal. Tu vas partir de Campina, et moi de Parateca. Où nous nous
rencontrerons sera la limite ». D'un point à l'autre il y avait dix lieues.
« Vers Campina c'est à toi, vers Parateca c'est à moi ». Ils ont mis un
piquet à Viratu qui marquait la limite entre Hortega et Curral do Leão.
La limite passait par ici à la Lagoa Seca. Docteur Gilberto mit un
piquet et prit beaucoup de terre. Je sais que tout le monde a crié à
cause de ces terres". (Antonio, 77 ans, vit à Vesperina, près de
Hortega, il avait de la famille du côté de son père à Pedra de Cal, dans
la fazenda Rio das Rãs).
L'histoire du vieux Salgado, qui vit aujourd'hui à Riacho Seco mais qui
avait ses terres cultivées dans la fazenda Bastos, alors abandonnée, illustre
fort bien les conséquences du "retour des propriétaires" pour cette population
occupante sans recours juridique.
Chassé des deux fazendas où il avait ses terres cultivées, il ne restait plus
à Salgado que la fazenda Rio das Rãs, où il avait du reste établi sa résidence.
Il est significatif que le fazendeiro Bastos n'ait pas hésité à lui "donner" des
190 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
terres qui ne lui appartenaient pas, dans la seule zone qui restait encore
"ouverte" : Rio das Rãs15.
Précisément, ce n'est pas fortuitement que Rio das Rãs fut choisie comme
lieu de destination par ces migrants des alentours. Par contraste avec les
bouleversements fonciers régionaux, il n'y avait pas eu de "retour de
propriétaire" à la fazenda Rio das Rãs, qui continuait à n'être qu'une réserve à
bétail, dont c'était de surcroît les "occupants" qui avaient la charge. On
comprend comment, dans ce processus de solidification des frontières
régionales, l'espace physique de Rio das Rãs a pu commencer à faire sens, en
tant qu'entité territoriale distincte d'une part, et en tant qu'espace soumis à un
régime d'occupation particulièrement souple d'autre part, par contraste avec
celui des fazendas alentours.
Mais parmi ceux qui arrivèrent sur les terres de Rio das Rãs, une minorité
s'est effectivement installée sur les lieux. La plupart des migrants régionaux
quittaient les berges du fleuve dès le retour des pluies.
"C'était en 39, il y eut une crise très grande, quelle tristesse, rien n'a
donné dans la caatinga, il n'a pas plu, rien n'a donné. Tous ces gens
sont venus par ici, sur les berges du fleuve. C'est devenu une ville,
illuminée de gens… d'ici à la fazenda Volta jusqu'en bas. Ils venaient
ici pour planter, planter dans le bourbier des bords de ce fleuve, ici
pour vivre. Ils plantaient du maïs, de la courge, ils pêchaient. Ils
restaient ici, ils mangeaient. Alors quand passait ce moment de la
sécheresse, quand les eaux revenaient d'octobre à novembre, ils
reprenaient leurs chariots, emportaient le reste (des récoltes),
emportaient leurs animaux, et ils partaient s'occuper de leurs terres"
(João de Maria).
15. Salgado, considéré comme un "arrivant" (chegante) à Rio das Rãs, fut ensuite accusé
par Petronilho et sa famille d'avoir volé les terres du vieux Marciano. Pendant le conflit
de terre, on demanda à ce qu'il fût détaché du "quilombo" (cf. chap. VIII).
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 191
"J'en ai moi-même élevé un. Quand il est arrivé ici, il ne lui restait que
la peau et les os. Aujourd'hui il est marié et a douze enfants un peu
partout, par ici, à Enchu, à Lapa… Mais il y avait beaucoup de gens,
beaucoup de gens. Rien qu'ici, il y avait une trentaine d'enfants.
Qu'est-ce qu'on allait faire ? On allait les laisser mourir de faim ?"
(Chico de Souza).
16. Lorsque le fleuve déborde, il inonde des terres qui, une fois l'eau retirée, constituent
le lameiro : il s'agit alors d'une zone particulièrement fertile.
17. C'est l'un des petits fils de Baldino, Romualdo, qui est aujourd'hui président de
l'association Quilombola Rio das Rãs (cf. chap. VIII et IX).
192 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
La règle nous a été formulée maintes et maintes fois : qu'il soit homme ou
femme, seul ou en famille, a le droit de vivre à Rio das Rãs celui qui "touche
parent" (toca parente), que ce soit par filiation ou par alliance.
L'énoncé d'une telle règle confirme bien qu'il existait des mécanismes de
sélection des arrivants selon des critères spécifiques n'émanant pas du
propriétaire, mais définis par les habitants, même si d'une part, dans la
réalité, c'est au nom des Texeiras que l'on refoulait les indésirables et si
d'autre part, la règle de parenté avait été imposée comme condition
d'installation par les fazendeiros eux-mêmes. En revanche, la grande
souplesse des critères définissant le droit de résidence signale ce que
l'analyse généalogique a révélé, à savoir que cette règle est davantage venue
sanctionner a posteriori des situations de fait - nous l'avons vu, extrêmement
diverses - que présider à l'arbitrage a priori de situations de droit18.
De fait, si l'on entre dans le détail des cas particuliers, on voit bien que
certaines familles n'ont "touché parent" que bien après leur installation. Ce
qui ne veut pas dire que le contrôle du territoire était illusoire, mais que
c'était davantage un ensemble de dispositions beaucoup plus informelles qui
conduisaient au passage du statut d'occupant à celui de résident. Plusieurs
témoignages mentionnent les qualités morales de certains nouveaux venus
("qui a le respect de l'endroit", "bonnes personnes" (gente boa), etc.), ou le
fait qu'il s'agissait de personnes identifiées socialement parce qu'habitant les
environs immédiats ("c'était des gens connus" (gente conhecida), etc.). Si
18. Une fois encore, il faut tenir compte de la chronologie et du contexte. D'une part,
comme nous le verrons, s'il existe effectivement un groupe de parenté à Rio das Rãs,
celui-ci est le résultat de relations progressivement nouées entre des familles cohabitant
de fait au sein d'un même espace, et non pas, à l'inverse, un noyau préexistant, arbitre
d'une cohérence sociale mécanique, au sens où Durkheim a pu utiliser le terme. D'autre
part, dans le contexte du conflit de terre, l'invocation de la parenté et de ses règles joue un
rôle important face aux acteurs externes pour convaincre ces derniers que ce sont bel et
bien les habitants de Rio das Rãs qui contrôlent la fazenda.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 193
l'on considère d'un point de vue objectif ces migrants établis à Rio das Rãs,
d'autres éléments apparaissent, qui ont pu intervenir dans l'acceptation de
leur installation. La proximité sociale, d'une part : tous les migrants étaient
désargentés et disposés à ne vivre que de leurs récoltes. Tous étaient paysans.
La proximité "raciale", d'autre part : la totalité des migrants présentaient les
mêmes caractéristiques physiques : tous étaient noirs.
Cette logique de la moindre hétérogénéité a sans aucun doute joué un rôle
fondamental dans l'intégration des nouveaux venus, puisque très rapidement
des relations matrimoniales sont venues entériner des situations de fait.
Si l'on se réfère aux documents 3-a et 3-b, on peut constater qu'au cours
de cette période, les aires matrimoniales se sont considérablement étendues à
toute la région.
Confirmant la tendance qui s'était profilée devant la période précédente,
les alliances s'intensifient entre les deux rives du São Francisco, et de
nouvelles localités riveraines s'intègrent à l'aire matrimoniale des familles
installées sur les bords du fleuve: Umbuzerro, Volta de Cima, Capão. Au
moins cinq mariages furent contractés avec les localités au sud (Parateca, Pau
d'Arco, Barra da Parateca), ainsi qu'au sud-est (Hortega, Engico, Curral
Novo) de la fazenda Rio das Rãs, confirmant également les relations nouées
au début du siècle. Alors que la population des bords du fleuve semble ainsi
consolider des réseaux matrimoniaux autour de localités régulièrement
partenaires, Brasileira, Pedra de Cal et Bom Retiro, dont la population s'est
accrue en raison des migrations, étendent à leur tour leur aire matrimoniale,
globalement aux mêmes zones : Parateca, Barra da Parateca, Malhada Alta.
On remarque en revanche que ces localités de caatinga, plus éloignées du
grand fleuve, n'ont pas contracté d'alliance avec l'autre rive, comme c'était le
cas pour les populations riveraines.
Si l'on considère l'ensemble des localités de Rio das Rãs, le cadre socio-
spatial ainsi constitué par les réseaux matrimoniaux apparaît très éclaté, et
dépasse largement les contours internes de la fazenda. De fait, 58% des
mariages entre 1900 et 1950 ont été contractés avec une famille extérieure à
Rio das Rãs. Ceci suggère que la population de Rio das Rãs était alors
beaucoup plus intégrée dans son espace régional qu'elle ne l'était au tournant
du siècle précédent. Inversement, ce même indicateur montre bien que
l'appartenance à Rio das Rãs, "être de Rio das Rãs" ne correspondait alors à
aucune condition préférentielle dans le choix du conjoint, malgré le fait qu'en
raison des flux migratoires, la fazenda comptait désormais davantage de
familles susceptibles d'être partenaires. L'espace physique de Rio das Rãs ne
coïncidait alors pas avec l'aire matrimoniale de ses habitants, même s'il
194 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
La socialisation de l'espace
"Ma grand-mère organisait tout ça. Elle faisait travailler les fils pour
que tout le monde puisse manger. On travaillait, travaillait, travaillait,
on enfermait les porcs dans un champ pendant six mois pour les
nourrir, il y avait aussi des moutons, qu'on vendait pour acheter des
choses pour la fête, et on tuait un bœuf, un veau, on tuait des moutons
aussi, pour que les gens puissent manger. Cette grande fête (de la
Saint-Jean), c'était le 24 juin. Alors les gens venaient de tous les coins
(de todo canto que é lugar), de partout, de l'autre côté du fleuve, de
Parateca, ils venaient de très loin, il y avait beaucoup de monde. Tout
le monde mangeait. Qui venait ici avait de tout à manger. Ca durait un
seul jour. La nuit passée, tout le monde repartait".
196 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
João de Maria évoque aussi le calendrier des fêtes et le nom des diverses
localités de Rio das Rãs qui y étaient associées, certaines célébrations comme
la Saint-Jean étant même réparties sur deux jours et en deux endroits
différents "ne formant qu'une seule fête". Son témoignage rend bien compte
du principe de multi-focalité de ces moments de célébration : toutes les fêtes
évoquées reposaient sur la circulation à l'intérieur d'espaces non exclusifs et
sans correspondance avec les frontières internes des fazendas de la région.
"Le jour de la fête, tout le monde pouvait venir ici, tous ces gens. De
Rio das Rãs, de Retiro, Capão do Cedro, Pau Preto, partout où il y
avait du monde, ils venaient ici. Avant, où il y a cet arbre, c'était la
maison où l'on fêtait la Saint-Jean, tous les ans, le 23 juin. Le 24,
c'était au Bom Retiro, c'était la mère de Chico de Souza qui s'en
occupait. On fêtait la Saint-Jean là-bas au Retiro et ici à Rio das Rãs.
Et il y avait d'autres fêtes, à Malhada Alta, c'était une célébration très
ancienne. A Batalinha, il y avait Vitorina qui faisait la fête de l'Enfant
Dieu (Menino-Deus). Tout avait sa fête, il y avait ces saints… Saint
José…".
Question : alors ici (sur les bords du fleuve), il n'y avait pas que vos
familles ?
Petronilho : Il y avait beaucoup de monde. Les résidents de la fazenda
Volta travaillaient ici aussi. Ils demandaient un endroit… ici on avait
le bourbier, et là-bas, ils n'avaient rien, c'était que du terrain sec, de la
caatinga haute. Alors ils venaient planter ici sur le bourbier. Ils
19. A Rio das Rãs, les berges forment par endroits une déclivité en pente douce, laissant
lors du retrait des eaux, de larges bandes de terre cultivables. Sur l'autre rive, en
revanche, les berges sont beaucoup plus hautes, donc rarement inondées, et présentent un
aspect raviné aux cassures nettes, ne laissant aucune surface de culture entre l'eau et le
plateau sec.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 197
Six jours par an, le fazendeiro, ou son préposé, organisait un vaste travail
collectif réunissant tous les habitants de Rio das Rãs, femmes et enfants
inclus, afin de nettoyer les principaux axes de circulation de la fazenda.
L'objectif était de permettre une rapide circulation du bétail en cas
d'inondation. Bien qu'il s'agissait d'une obligation imposée par le
propriétaire, ces "six jours du fazendeiro" annuels sont restés dans les
mémoires comme une période de grande festivité, tant par le nombre de
participants que par la prodigalité des vivres dispensés par le propriétaire.
Plusieurs bœufs étaient tués pour l'occasion. Là encore, les activités
collectives ne se limitaient pas à la stricte tâche initiale : les fêtes nocturnes,
les campements dans les bois, les parties de chasse organisées pour
l'occasion constituaient autant de moments collectifs périphériques,
configurant de manière temporaire mais régulière un vaste espace relationnel.
Ces "six jours du fazendeiro" étaient de surcroît la seule activité pour
laquelle, de fait et de droit, la fazenda constituait un cadre exclusif et
exhaustif : tous les résidents de Rio das Rãs, et eux seulement, participaient à
un travail qui ne concernait que la fazenda, et dans son intégralité. Alors que
les réseaux matrimoniaux, et les réseaux festifs et religieux ne reposaient pas
sur une base territoriale spécifique, les "six jours du fazendeiro" instauraient
épisodiquement le territoire de Rio das Rãs non seulement comme cadre,
mais aussi comme principe explicite de rapports sociaux exclusifs. Lorsque
le conflit de terre éclatera, cette expérience historique d'une unité territoriale
comme contexte d'action collective se révèlera déterminante.
Hormis le mutirão et les "six jours du fazendeiro", la plupart des activités
collectives se situaient dans un contexte infiniment plus localisé. Parce
qu'elles avaient pour objectif la gestion du quotidien, leur cadre social était
avant tout déterminé par la distance physique, mais aussi par les affinités
personnelles et familiales. Rio das Rãs se divisait alors en une multitude de
micro-espaces qui concentraient la quasi totalité des relations quotidiennes
de leurs habitants respectifs. C'est dans ces espaces que l'on se réunissait
pour la chasse dans les bois, les parties de pêche ou la "chasse des abeilles"
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 199
que ces réseaux n'avaient aucune base territoriale que l'espace physique
n'était pas une contrainte.
En l'occurrence, l'ennemi était l'isolement social et économique, contre
lequel la région de Rio das Rãs sut lutter, précisément en ouvrant les
frontières de la sociabilité bien au-delà des micro-espaces de la vie
quotidienne. Les fêtes, les migrations, les marchés témoignent de cette
intégration régionale au mépris de l'immensité des caatingas. Il fallait
souvent deux jours de marche dans les bois pour fêter la Saint-Jean,
plusieurs jours au rythme lent des chars à bœufs pour rejoindre un marché,
des lieues et des lieues à parcourir à pied, chargé d'un enfant, pour participer
à une cérémonie de baptême. Chaque trajectoire sociale abolissant la
distance.
A la distance physique s'opposait alors la proximité sociale. D'autant plus
que tout l'environnement de la fazenda n'était constitué que de petites unités
résidentielles familiales, tout à fait similaires à celles de Rio das Rãs,
présentant en outre la même caractéristique qu'il s'agissait surtout de
populations noires : Parateca, Pau D'Arco, Furado dos Gatos, Vesperina,
Calderão, Pau Preto constituaient autant de ce qu'on appellerait aujourd'hui
des "communautés noires rurales".
Tout ceci nous incite bien sûr à relativiser cette idée de l'isolement des
sociétés paysannes du Nordeste en général, et des "communautés noires
rurales" en particulier. Davantage que ces entités autonomes si souvent
décrites par l'anthropologie traditionnelle, la situation de Rio das Rãs
rappelle plutôt le "champ noir" mis en évidence par Gomes21 pour rendre
compte de l'intégration régionale des communautés quilombolas au XIXe
siècle dans l'état de Rio de Janeiro. Elle évoque aussi indubitablement la
notion de "quartier rural" élaborée par Queiroz, à savoir, ce complexe
relationnel qui reliait entre elles, à l'occasion de moments épisodiques de
rencontre (mutirão, cérémonies religieuses, etc) des populations par ailleurs
isolées par la distance22. Queiroz évoque notamment la perception de l'espace
des sociétés rurales du Nordeste, pouvant se résumer à cette formule
laconique qui laisse toujours perplexe le citadin : "aqui perto" ("ici, tout
prêt") - "ici" se rapportant à l'espace signifiant socialement, quelle que soit la
distance de cette "proximité".
S'agissant de l'espace interne à la fazenda, l'hétérogénéité des aires
matrimoniales, la répartition en micro-espaces des activités quotidiennes,
l'organisation en unités résidentielles familiales suggèrent que Rio das Rãs
était investie d'une succession d'espaces sociaux comprenant de larges zones
d'intersection avec les espaces voisins, mais qui ne se confondaient pas en un
espace unique correspondant à une "communauté Rio das Rãs" telle qu'elle
s'affirmera par la suite. En revanche, on conçoit tout à fait comment la
concentration des résidents de Rio das Rãs aux environs du grand fleuve se
23. Le processus de syndicalisation des zones rurales, et ses conséquences sur les rapports
de pouvoir entre propriétaires et moradores a été bien décrit par A. Garcia. L'obligation
salariale, notamment, et ses dérivés (congés payés, heures supplémentaires, treizième
mois, etc.) conduisent les senhores à changer de stratégie : "(…) non seulement ils ne
cherchent plus à avoir de nouveaux moradores - même s'il s'agit des fils des anciens
moradores qui arrivent à l'âge du mariage -, mais aussi ils essaient de se débarrasser de
ceux qui sont dans la propriété" (p.76). Sur la question, on pourra se reporter au second
chapitre "Rupture de l'isolement des moradores", A. Garcia, op. cit., p. 51-81.
24. Pour des informations plus détaillées sur les projets et dynamiques de développement
dans la vallée du São Francisco, on pourra se reporter au chapitre correspondant, "Le São
Francisco, fleuve de l'unité nationale", dans l'ouvrage d’Hervé Théry, op. cit., p. 123-144.
25. Les projets d'irrigation comme le Projeto Formoso sont désormais plus attentifs aux
phénomènes de concentration par rachat des lots individuels : tout un environnement
juridique, social et technique fut mis en place pour inciter les bénéficiaires des lots,
paysans de condition modeste, à maintenir leur activité. Le succès du projet est tel
(production de bananes, mangues, haricot, etc) que toute l'économie locale s'en trouve
aujourd'hui réorientée : en 1998, le maire de Bom Jesus da Lapa décidait de déplacer le
petit aéroport local au pied des plantations (à 25 km de la ville) et de le doter d'une
infrastructure pour accueillir des avions de fret internationaux.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 203
fazenda Batalha, où l'on fit construire une grande résidence dans laquelle
s'installa de manière permanente la branche cadette des héritiers de Francisco
Texeira. Cette présence de propriétaires dans les environs immédiats modifia
toutefois quelque peu l'équilibre interne des pouvoirs : il existait désormais,
toute proche, une source d'autorité extérieure aux familles résidentes. De
plus, les Texeiras commencèrent à rapprocher leurs visites, qui finirent par
devenir quasi mensuelles au début des années soixante-dix, lorsqu'une
nouvelle génération fut en âge de prendre la direction des domaines
familiaux. Dans le contexte de développement économique de la région, le
potentiel de la fazenda était alors apparu de manière évidente : pour la
première fois, on faisait des projets pour Rio das Rãs.
En 1974, témoignant de cette volonté de transformation, la Sociedade
Civil Floresta fut transformée en Companhia Agro-Pecuaria do São
Francisco. C'est cette même année que, pour la première fois, des plaintes
furent enregistrées au Syndicat des travailleurs ruraux de Bom Jesus da Lapa
: les familles de Rio das Rãs étaient menacées d'expulsion. Rappelons que
s'ensuivit alors un processus conflictuel très long et tourmenté, avec les
Texeiras d'abord, puis avec Carlos Bomfim, qui ne prendra vraiment fin
qu'en 1998, lorsque la fazenda fut titularisée au nom des familles qui
l'avaient toujours habitée (cf. introduction).
Avant de mesurer l'impact de ce processus sur l'organisation des résidents
de Rio das Rãs, il nous reste encore à comprendre comment leur situation
sociale avait évolué à la veille des premières tensions.
26. A l'exception d'un vieux couple venant de Rio Grande do Norte, et qui, n'ayant pas
reçu le droit de s'installer, campe depuis 1992 dans la cour d'un résident des bords du
fleuve.
204 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
comme Rio das Rãs, dans un processus de résistance27. Mais pour l'essentiel
des localités aux alentours de Rio das Rãs, c'est bel et bien leur disparition
qui contribue à expliquer l'arrêt des mouvements migratoires. Comme nous
l'explique Petronilho, toutes les familles qui vivaient de l'autre côté du fleuve
sur la fazenda Volta furent chassées de leurs terres.
"A cette époque, avant, il n'y avait pas d'ingérence. Ils avaient le
droit (les habitants de la fazenda Volta). C'est à un certain moment
qu'on a inventé cette sujétion (sugeição) de chasser les gens. Les
habitants ont toujours cohabité là-bas, ils faisaient leurs champs, ils
(les propriétaires) ne les dérangeaient pas à cette époque. C'est après
que les orgueilleux sont venus (depois foi que chegou os orgulhosos).
Ils sont passés par-dessus tout ça, et ils n'ont plus laissé les gens vivre,
élever leurs bêtes, travailler. Et alors il n'y avait qu'eux qui pouvaient
élever le bétail, il n'y avait qu'eux qui avaient le droit à la propriété. Ils
ont pris les propriétés des habitants, alors les gens ont commencé à
partir, ils sont partis".
L'arrêt des migrations avait une seconde cause : à Rio das Rãs, le contrôle
des entrées sur le territoire s'était largement renforcé. La présence des
Texeiras à la Batalha, un contrôle plus strict des activités de la fazenda
depuis la formation d'une société civile cogérée par tous les héritiers,
l'intensification de l'élevage, les visites plus fréquentes, sont autant
d'éléments témoignant d'une plus grande ingérence des propriétaires. A la fin
des années soixante, il était devenu nécessaire de demander leur
"permission" pour toutes sortes de choses qui auparavant se faisaient
spontanément : planter de nouvelles terres, construire une maison, etc.
L'installation de nouveaux venus ne fut plus possible. Les frontières de Rio
das Rãs étaient en train de se fermer.
Ainsi, alors qu'à l'extérieur, les limites juridiques, physiques et sociales
des propriétés se renforçaient, celles de Rio das Rãs tendaient à devenir
nettement moins perméables. Ces mécanismes de fermeture entraînèrent une
profonde transformation des espaces.
27. Encouragés par les succès de Rio das Rãs, et harassés par un fazendeiro qui allait
jusqu'à poser des barbelés autour des zones de pêches, les habitants de Parateca et Pau
d'Arco saisirent la Fondation Palmares en 1995. En 1999, les deux localités avaient été
reconnues "rémanentes de quilombo", mais le dossier de légalisation de leurs terres était
encore en instance.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 205
28. Du 13 au 15 octobre 1995, à Bom Jesus da Lapa, s'est tenu un séminaire sur le bilan
de la destruction de l'environnement naturel et social des abords du São Francisco. Selon
les expertises qui ont été présentées, pas moins de 18 propriétaires dans la région de Rio
das Rãs avaient privatisé les berges et les îles du fleuve, alors que ces territoires
appartenaient de plein droit, respectivement, à l'Union et à la Marine.
29. Au cours du même séminaire sur le fleuve São Francisco, on dénombra, dans la seule
région de Rio das Rãs, 16 conflits liés à des propriétaires ayant clôturé pour leur usage
privé l'accès aux lacs et aux étangs.
206 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Doc. n° 5
100%
80%
60% Mariages internes
40% Mariages externes
20%
0%
< 30 ans 30-39 ans 40-55 ans
Doc. n° 6
Répartition des mariages par tranches d'âge, 1950-1997
Brasileira
100%
80%
60%
Mariages internes
40% Mariages externes
20%
0%
< 30 ans 30-39 ans 40-55 ans
210 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Doc. n° 7
Virice
Joachim Batalinha
Papaconha
Manoel
Dazindo Souza
Riacho de Pombas
Teotono
Santana Bom Retiro
Filipe Cândido
Gabriel Pedra de Mucambo Martins
Barra Cal Lagoa
Grande
Marciano Faustino
Riacho Honório Calderão
Seco ?
*
Une "famille" est ici identifiée à partir de sa plus ancienne ascendance patrilinéaire connue. Par
souci de lisibilité, toutes les familles ne figurent pas sur le schéma. Il ne s’agit donc que d’une
illustration.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 211
Conclusion
Il existe à Rio das Rãs une certaine mémoire des temps anciens. La
question est de savoir s'il s'agit, d'une part, d'une mémoire des origines, c’est-
à-dire rattachant de manière réelle ou imaginaire celui qui la détient à un
passé dont il se considère le dépositaire et le garant, et s'il s'agit, d'autre part,
d'une mémoire collective au sens où Halbwachs l'entendait, c’est-à-dire d'une
mémoire irréductible aux mémoires individuelles, dont les mécanismes de
réminiscence seraient éminemment sociaux, et qui n'aurait de sens pour
chacun qu'en référence à la totalité du groupe dont elle procède.
Très rares sont les évocations de ce qui correspondrait aux premiers temps
de Rio das Rãs, à savoir l'arrivée sur les lieux des ancêtres de l'actuel groupe
de parenté. Seules deux personnes ont fait mention de ce qui est présenté,
dans les conflits actuels, comme la clé historique du quilombo Rio das Rãs.
Aussi rares soient-ils, ces récits méritent que l'on s'y arrête. D'abord du
strict point de vue de leur contenu, parce qu'ils établissent l'antériorité
d'installation de noirs libres à l'arrivée des Texeiras : tout le processus de
légalisation des terres de la fazenda reposera largement sur cette idée qu'une
population non esclave vivait à Mucambo - synonyme de quilombo -3, avant
que Rio das Rãs ne devienne véritablement une fazenda. Cette idée de
l'antériorité - qui sera largement construite par les acteurs externes - ne sera
pas seulement reprise dans une perspective juridique : on la retrouvera à la
base de la mobilisation collective pendant le conflit de terre.
3. Rappelons en effet que mucambo est synonyme de quilombo, même si, comme nous le
verrons par la suite, les habitants ne font pas eux-mêmes cette synonymie. La
confrontation de ces divers usages et accessions, qui accompagnera la "révélation" du
quilombo, sera l’objet d’une analyse au chapitre VIII.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 215
Ces récits sur les origines commencent donc à Mucambo. C'est là, nous
dit João de Maria, que vivaient les noirs avant l'arrivée des marotos (blancs
portugais). Si l'on tente de rétablir une chronologie à partir des quelques
récits disponibles, voici, très schématiquement, ce que l'on comprend.
Lorsque les noirs sont arrivés à Mucambo, ils n'étaient pas esclaves, il n'y
avait pas de fazenda, ni de blancs. Ces derniers vivaient entre eux, dans les
bois, "comme les indiens", de pêche et de chasse. Ce n'est qu'après que sont
arrivés les marotos, les blancs portugais. Ils se sont installés à Mucambo
même, réduisant en esclavage la population qui s'y trouvait. Ensuite, et
brusquement, les marotos sont partis en laissant tout sur place. Les noirs se
sont alors à nouveau retrouvés entre eux et libres, ils se sont rapprochés des
bords du fleuve. Ce n'est qu'après qu'arrivèrent les Texeiras, qui "trouvèrent
tout déjà fait". Ils réduisirent à nouveau en esclavage une partie de la
population, à Bom Retiro et Pedra de Cal, tandis que la majorité devenait
simplement "habitante" (morador).
"Avant que les marotos n'arrivent, il y avait déjà les noirs, il y avait
déjà cette génération, au Mucambo, à Pedra de Cal, à Rio das Rãs, il y
avait déjà les noirs depuis longtemps, ils étaient libres. Quand ils sont
partis de Salvador, ils sont venus ici. Ils vivaient dans des huttes, il n'y
avait pas de maison, c'était en pindoba4. Tout ça, c'était avant
l'esclavage".
"Les marotos sont arrivés. Ils ont dit que tout ça était à eux, n'est-ce
pas. Ils ont mis une marque ici et une autre là-bas à Pau Preto. Alors,
toute cette zone, ils disaient que c'était à eux. Pour affaiblir les noirs
("pra fraquezar os negros"), ils ont fait travailler les noirs, ils les ont
fait travailler.
Question : alors les noirs sont devenus esclaves?
Oui, c'est ça...parce que les noirs n'avaient pas l'esclavage, mais quand
les marotos sont arrivés, alors c'est les blancs qui ont commandé, ils
les ont fait travailler, tu comprends, c'était l'esclavage".
"Bon, les marotos sont partis, mais les noirs sont restés. Toute cette
terre est restée. Il n'y avait que des bois, il n'y avait que des jaguars
4. Pindoba : sorte de palmier qui poussait dans les zones plus sèches.
216 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
("só tinha onça"), et les quelques habitants, qui étaient nous, les
habitants, les noirs qui habitaient au Mucambo, qui habitaient à Pedra
de Cal, qui habitaient à Rio das Rãs, au Retiro, il n'y avait que ces
gens-là, d'un bout à l'autre…il n'y avait que des bois à jaguars".
"Alors les Texeiras sont arrivés, en disant aussi qu'ils étaient les
propriétaires, je veux dire que c'était une terre, justement dévolue,
alors ils ont mis leur bétail, mais quand ils sont arrivés, ils ont trouvé
sur place la maison de Mucambo, qui était la maison de l'esclavage, ils
l'ont trouvée déjà faite par les marotos. C'est les noirs qui l'ont faite,
c'est les noirs". A Bom Retiro aussi, ils ont trouvé tout déjà fait" (João
de Maria5)
Ces récits sont plausibles au regard de l'histoire foncière de Rio das Rãs
et, plus largement, de l'histoire régionale. En effet, l'antériorité d'occupation
des noirs sur les marotos, tout au moins au Mucambo, est très probable.
Rappelons que le terme mucambo désignait à l'époque esclavagiste un lieu
sauvage et reculé et, par extension, les cachettes d'esclaves fugitifs. On aurait
du mal à imaginer qu'un colon portugais désigne ainsi sa propriété, à moins
que celle-ci ne se trouve sur des terres identifiées à l'échelle régionale et,
depuis un certain temps, comme étant ou ayant été des terres de mucambo.
Nous savons grâce à l'inventaire du conde da Ponte, qu'au début du XIXe
siècle, Mucambo existait déjà, puisqu'il était officiellement loué en sítios. Il
est alors très probable que les premiers noirs libres - fugitifs - soient
parvenus à Mucambo bien avant l'arrivée des marotos, sans doute vers le
milieu du XVIIe siècle, puisqu'en 1813 Mucambo était déjà un lieu de
fazenda. L'hypothèse est d'autant plus plausible qu'à cette époque, les terres
du Conde da Ponte étaient toutes quasi désertes, ou habitées en priorité aux
abords immédiats du São Francisco, dont Mucambo, enfoncé profondément
dans les bois, était distant de près de vingt kilomètres.
Le deuxième épisode, l'arrivée des marotos, est également très plausible.
Il correspondrait à l'entrée progressive en décadence des sesmarias.
Rappelons qu'en 1783 déjà, prenait fin l'effet juridique des sesmarias, et que
la région du moyen São Francisco entrait dans une période de grand
abandon. Or il fallait justement que les terres de Mucambo soient
abandonnées pour que les marotos s'y installent, et disposent de la liberté d'y
planter des piquets (dont certains subsistent aujourd'hui encore) délimitant en
tout arbitraire leur nouveau domaine. Qui étaient ces marotos? L'histoire
régionale fournit une réponse tout à fait satisfaisante. La catégorie de
"maroto" ne désignait pas les grandes familles de propriétaires comme les
Guedes de Brito ou les condes da Ponte, mais des Portugais de condition plus
modeste, commerçants ou fonctionnaires dans l'administration coloniale.
6. Rocha (Geraldo), O Rio São Francisco, fator precípuo da existência do Brasil, São
Paulo, Nacional, 1983 (1re éd., 1840), p. 184.
7. Chico de Souza avait en fait connu des noirs qui portaient le nom de maroto. Il nous
parlera notamment d'un certain João de Maroto, aveugle d'un œil. Antonio Barbosa,
historien de Bom Jesus da Lapa, expliquera qu'il s'agissait dans la région d'un nom assez
courant chez les esclaves, formé d'un prénom, et du nom ou surnom du maître, en
l'occurrence : João de Maroto. L'inventaire du conde da Ponte fait aussi état d'un esclave
nommé "Manoel Maroto". Comme Chico de Souza, certains anciens ne connaissent de
maroto que les hommes - pour certains, leurs ancêtres - qui vivaient à Rio das Rãs, et ne
mentionnent pas le passage des Portugais.
218 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
"Ces noirs faisaient tout, hein, ces noirs. Ils venaient ici, au fleuve,
prendre de l'eau pour les blancs, il y avait un petit chemin que seul un
char à bœufs pouvait emprunter. S'ils devaient faire défricher un
champ, ils le faisaient. S'il fallait faire un corral, ils le faisaient, ils en
ont fait un à Mucambo, avec des rondins énormes, et il n'y avait pas
de chariots pour transporter ce bois. Qu'est ce qu'ils faisaient ? Ils
faisaient rouler ces rondins par les noirs sur plus 200 mètres de
distance. Beaucoup sont morts à rouler ces rondins. Jusqu'à ce que le
corral soit fait. C'était l'esclavage, n'est ce pas!" (João de Maria).
"Les grands réservoirs d'eau ne s'asséchaient jamais. Ils ont forcé les
noirs à les faire. Le ruisseau passait ici. Alors ils ont obligé…
l'esclavage a fait faire un barrage, de plus de 400 mètres de longueur,
entièrement construit avec des sacs de terre portés sur le dos. Les noirs
creusaient la terre plus haut et venaient la déposer ici. Ceux qui ne
portaient pas, ils damaient avec leurs pieds. Il y avait là-haut vingt,
trente, quarante noirs, toute la journée, ils ne se reposaient pas, juste
pour manger, jusqu'à terminer le barrage. Il est encore là, ce barrage,
au Mucambo, ce barrage de terre du temps de l'esclavage. Maintenant
il est percé à une extrémité, il y a eu une crue très forte, l'eau est venue
de très loin, mais il est encore là" (João de Maria).
marotos, la casa grande ayant été construite en lieu et place des huttes en
pindoba. A la transformation du lieu correspondrait aujourd'hui la
transformation de la mémoire s'y rapportant. Le second élément est la nature
même du passé évoqué, l'esclavage, qui, comme nous le verrons, a infiniment
plus marqué les mémoires en tant que réalité générale et fondamentale
enveloppant les temps anciens, que des événements plus localisés et moins
porteurs d'une signification d'ordre générique. Ceci revient à dire qu'il y
aurait à Rio das Rãs une mémoire de l'esclavage plutôt qu'une mémoire des
origines.
Si l'association entre Mucambo et l'esclavage est très répandue, aussi bien
chez les anciens que chez les plus jeunes, il s'agit le plus souvent d'une
identification minimale : "Mucambo était le lieu de l'esclavage" ("Mucambo
era o lugar da escravidão"). Il faut bien préciser que les témoignages de
João de Maria, qui ont été sélectionnés ici, sont de loin les plus détaillés, la
grande majorité des personnes interrogées ne faisant qu'identifier plus ou
moins confusément les principaux éléments et acteurs de cette époque du
Mucambo. Les noirs, les marotos, le barrage, la casa grande coexistent ainsi
dans un même univers référentiel, celui de Mucambo, sans qu'il y ait
toutefois un liant narratif rassemblant ces bribes de mémoire en une histoire
plus générique, et qui serait celle, plus globale, de Rio das Rãs.
Cette absence d'une "histoire" des premiers temps nous amène à penser
que l'esclavage au Mucambo constitue davantage, pour les personnes
interrogées, les origines de la mémoire plutôt qu'une mémoire des origines.
En effet, si l'époque de sujétion au Mucambo nous a été rapportée par
beaucoup comme étant les premiers temps de Rio das Rãs, c'est parce que,
d'une part il s'agissait effectivement des temps les plus anciens présents dans
les mémoires et, d'autre part, parce que nous posions directement la question
des origines. Ce n'est pas parce qu'il existait une mémoire spécifique
identifiée comme étant celle des origines.
De fait, aux réponses obtenues, on voit bien que s'exprimait surtout une
mémoire par défaut, largement provoquée par l'exercice d'entretien. Cette
question des origines, que nous posions, n'a jamais stimulé chez l'interrogé
un réflexe narratif qui témoignerait d'une tradition orale de récit, pas plus
qu'un simple discours portant explicitement sur les origines. En fait, il
semblerait que si cette question ne se pose pas comme telle, comme c'est de
toute évidence le cas, ce n'est pas parce que la mémoire des origines est
faible, ou "corrompue" par la mémoire plus vive et prégnante de l'esclavage,
mais parce que "l'origine" ne constitue pas un mode spécifique de référence
au passé.
Un certain nombre d'éléments confirment cette hypothèse.
Tout d'abord, si l'on porte un intérêt plus approfondi au contenu de la
mémoire recueillie, on s'aperçoit que les évocations des temps anciens se
bornent, pour la plupart, à identifier des protagonistes (les marotos, les noirs)
autour d'une structure relationnelle minimale (dominants, opprimés)
totalement désincarnée : aucun nom d'ancêtre, aucun personnage, aucun
220 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
événement spécifique ne donne aux récits une teneur plus intime et n'exprime
un quelconque lien entre le passé relaté et celui qui en est l'auteur. Plutôt que
le récit d'une "histoire" nous n'obtenons que l'évocation d'un temps
historique, et il n'y a guère que les lieux évoqués qui rattachent ce temps
historique à Rio das Rãs.
En effet, c'est très souvent par référence à ce que l'on sait de l'histoire plus
générale que l'on répond à la question des origines : "C'est en tant qu'esclaves
que nos ancêtres sont arrivés ici puisque ce fut le cas de tous les autres noirs
du pays". Insistons sur le fait que de tels raisonnements sont largement
provoqués par nos propres questions, parfois très directes : "vos grands-
parents étaient-ils esclaves ?" : à l'ignorance de la condition des grands-
parents on substitue alors un raisonnement de conformité à la situation la
plus probable : "On ne m'a jamais dit s'ils étaient esclaves, mais ils ont dû
connaître l'esclavage ("devem ter pegado a escravidão"), parce qu'à cette
époque…". Avec le conflit de terre, un autre type de discours apparaîtra chez
l'élite politique locale, en contacts fréquents avec les mouvements noirs
urbains : les ancêtres de Rio das Rãs, nous diront-ils, venaient d'Afrique.
Ainsi, lorsque cette élite se posera explicitement la question des origines, la
réponse apportée sera largement déconnectée de la réalité historique
spécifique de Rio das Rãs.
Si l'on s'intéresse aux identités familiales, on voit bien qu'elles ne sont pas
construites à partir de références aux ancêtres fondateurs, comme c'est le cas
chez les saramakas, mais à partir de références et de signes d'appartenance
puisés dans le présent ou dans le passé immédiat. Les noms des principaux
groupes de filiation sont apparus récemment, à mesure de la progressive
concentration des familles sur les berges du fleuve, et se sont formés à partir
de personnages contemporains, tel José "Cascavel" qui, pour avoir survécu à
la morsure d'un serpent cascavel (serpent à sonnette), a donné son surnom à
la famille des "cobras". De même, comme nous l’avons vu, Imbelina, mère
célibataire aux nombreux amants, a donné son nom à la famille des
Imbelinos, dont des ascendants plus lointains sont pourtant connus.
De la même manière, les noms de famille ne véhiculent pas
systématiquement de référence à une origine patronymique ou lignagère.
Leur attribution, tâche jusqu'alors remplie épisodiquement par les prêtres à
l'occasion des baptêmes, ne s'est généralisée que très récemment avec la
multiplication des voyages à São Paulo, ce qui rendait nécessaire l'attribution
d'une carte d'identité8. Ce n’est alors pas étonnant, rares sont ceux qui
connaissent le nom de leurs grands-parents, ce qui a rendu délicat
l'établissement des généalogies.
8. C'est souvent dans le bureau même de la préfecture que l'on prend connaissance de son
nom de famille, à la suite d'un questionnement sur la paternité rendu parfois difficile du
fait du nombre d'enfants illégitimes. Voici une anecdote tout à fait significative : il existe,
sur les bords du fleuve, deux familles Nunes de Souza, sans aucun lien de parenté direct
entre elles, parce qu'un chef de famille (de la famille des Imbelinos) a déclaré à la
préfecture le nom des voisins qu'il "trouvait joli". Sa descendance a ensuite gardé le nom.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 221
9. Cf. par exemple Fentress (James) et Wickham (Chris), "Peasant memories", in Social
Memory, Oxford et Cambridge, Blackwell, 1992, p. 188.
10. Willems (Emilio), op. cit., p. 237.
11. Queiroz, op. cit., p. 53.
12. A l'exception notable des deux familles les plus "riches", qui disposent d'une tombe en
plâtre. Jusqu'il y a peu, le cimetière n'était pas grillagé ni entretenu, l'emplacement des
tombes n'était perceptible que par des renflements de terre. En 1995, la CPT et le diocèse
de Bom Jesus da Lapa ont promu une "Journée de la mémoire des ancêtres" dans le cadre
du tricentenaire de la mort de Zumbi. A cette occasion, le cimetière a été grillagé et
nettoyé.
13. Willems, op. cit. p. 57.
222 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
S'il n'y a pas à Rio das Rãs une mémoire explicite des premiers temps, il
existe en revanche une mémoire de ce qui est globalement appelé les "temps
anciens" (os tempos antigos), correspondant historiquement à la période
esclavagiste. Dans quelle mesure peut-on dire de ces temps anciens qu'ils
constituent une mémoire collective ?
"Le Passage des Noirs (Passagem dos Negros), c'est vers là-bas, plus
haut. Je crois que c'est là que les noirs passaient. Ceux de l'esclavage.
Je crois qu'ils ont mis ce nom à cause de ça. Parce que les noirs
passaient. J'ai oublié beaucoup de choses. On disait qu'ils se
réfugiaient, qu'ils fuyaient vers minuit. Des fois, on les battait presque
jusqu'à la mort… alors ils marchaient une lieue et demie, de nuit. Mais
quand ils se faisaient prendre, on les battait, on les tuait… Je me
souviens encore de la chanson, c'était un batuque : "Samba noire, que
le blanc ne vienne pas, s'il vient il reçoit le fouet" (Eugenia, 58 ans,
née à Bom Retiro, réside à Brasileira).
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 223
"Tous les noirs travaillaient (pour les blancs). Bon, il y en avait qui se
cachaient, et qui ne travaillaient pas pour eux. Ils se cachaient, par
peur de l'esclavage, beaucoup se sont cachés. A Pedra de Cal même, il
y en avait un paquet. Il y a une zone là-bas, de l'autre coté de la rivière,
il y a des caves pour se cacher, dans toute cette zone habitaient des
noirs. Alors ceux qu'ils pouvaient prendre, ils les faisaient travailler
pour eux, mais il y avait beaucoup de noirs cachés" (João de Maria).
"Il y avait des noirs fugitifs. Quand les blancs allaient se coucher, ils
sortaient par le chemin de Mucambo, mais il ne passait que des chars à
bœufs, c'est justement les blancs, les Marotos, qui les avaient obligés à
ouvrir le chemin, c'était pour arriver jusqu'au fleuve. Alors quand ils
avaient envie de sortir où il y avait les autres, ici à Rio das Rãs (sur les
bords du fleuve) il y avait aussi des noirs, à Pedra de Cal…Alors que
faisaient-ils ? Ils laissaient le senhor dormir, ils appelaient tout le
monde "c'est l'heure d'y aller". Cinq lieues d'ici à Mucambo, ils
venaient en courant de là-bas, pour danser (sambar). C'est pour ça que
l'endroit ici s'appelle Passage des Noirs. Alors ils arrivaient, il y avait
de la cachaça. Et puis ils dansaient. L'un prenait une caisse en bois,
l'autre un tambourin de peau tendue, alors tous ces noirs hommes et
femmes se rassemblaient, toute cette bande de noirs, dix, vingt, et ils
frappaient dans leurs mains, et ils dansaient".
"Le Passage des Noirs, c'était à cause de ces noirs qui sortaient la nuit
de Mucambo, ils allaient à Parateca et, quand le jour venait, il fallait
qu'ils soient au travail, il fallait être là à nouveau. La nuit, au lieu de
dormir, ils allaient là, à Parateca, pour boire de la cachaça, chanter,
danser. C'est mes arrières-grands-parents qui capturaient ces noirs
justement à ce Passage des Noirs (José, 53 ans, légèrement plus clair
de peau que la majorité des habitants, fils de Marcelo, dont le grand-
père était, nous a-t-on confirmé à plusieurs reprises, "capitão do
mato", c’est-à-dire chargé de capturer les fugitifs. Aujourd'hui, la
famille de Marcelo vit à Rio das Rãs, et est parfaitement intégrée au
groupe de parenté).
14. Comparés à la mémoire orale Saramaka, les récits sur les temps anciens de Rio das
Rãs paraissent fragmentés et évasifs. Les passages sélectionnés ici sont les plus riches en
détails que nous ayons recueillis, et ils ont été reproduits dans leur intégralité. En règle
générale, nous n'obtenions au cours des entretiens que de rares évocations, presque jamais
spontanées et toujours très imprécises. Lorsque ce passé était évoqué, c'était toujours à la
suite d'un faisceau de questions très précises - qui étaient les marotos ?, y avait-il une
maison de fazenda à Pedra de Cal ?, Qui a fait le barrage en terre ? - et si l'on demandait
224 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
plus généralement à l'interrogé des "histoires" sur les "choses du passé" ou des "histoires
sur l'esclavage", la conversation tournait vite court.
Cette absence d'une tradition de mémoire orale, les habitants eux-mêmes en ont bien
conscience, qui s'excusaient toujours de leur ignorance en expliquant que jamais leurs
parents ne leur avaient parlé de "ces choses". Le vieil Honório se justifiait souvent en ces
termes : "J'ai été élevé comme ça. De la manière dont nous étions juste en train de parler,
un enfant ne pouvait pas rester. Ils ne le permettaient pas. Alors ils parlaient : « qu'est ce
que tu fais ici ! Tu vois pas qu'on discute ! Va au diable » ! Ils ne transmettaient pas les
histoires (« Não passavam a história »). Alors ils parlaient, ils parlaient, et personne ne
savait de quoi. Je suis resté sans rien savoir de la chose passée". Ce discours est
récurrent (avec l'exception notable de João de Maria, qui affirmait que son grand-père
était prodigue en histoires du passé, prodigalité dont à l'évidence il a lui-même hérité), et
l'on pourrait soupçonner une timidité - ou méfiance - générale si les mêmes interrogés ne
s'étaient montrés si dispendieux en paroles lorsqu'il était question de leurs activités au
quotidien, du conflit de terre ou de leur passé plus récent.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 225
15. Nora (Pierre), "La fin de l’histoire mémoire", in Nora (Pierre) (sous la direction de),
Les lieux de mémoire, vol.1, La République, Paris, Gallimard, NRF, 1984, 672 p.
226 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Par contraste avec cette mémoire très localisée et affaiblie, existe une
mémoire des temps de l'esclavage d'une autre nature, beaucoup plus
générale, mais aussi beaucoup plus vigoureuse et diffusée. Telle est
notamment la mémoire des violences de l'esclavage, qui est sans doute le
thème des temps anciens le plus largement connu. Une autre caractéristique
notable est la grande uniformité des témoignages qui y font référence. Les
anciens évoquent tous le "banc" de l'esclavage sur lequel les noirs du
Mucambo étaient allongés, des plaies ouvertes frottées au sel, etc. C'est aussi
dans l'évocation des divers supplices endurés que les récits comportent le
plus de détails. L'évocation évasive des marotos et des noirs du Mucambo en
tant qu'épisode spécifique de l'histoire de Rio das Rãs se veut beaucoup plus
précise sur la condition d'esclave qui y est associée. Alors que très rares sont
les jeunes qui identifient historiquement les marotos, tous insistent sur les
descriptions des châtiments infligés aux esclaves, même si ces "souvenirs"
évoqués ne sont pas systématiquement rattachés au Mucambo. Chez les
anciens comme chez les jeunes, les récits sont souvent accompagnés de
gestes mimant sur le corps les supplices endurés.
"Au temps de l'esclavage, c'était trop dur. Qu'est-ce qu'ils ont souffert !
J'ai encore connu la table du Mucambo. Il y avait une grande table
faite de jatoba, il y avait le fouet. Qu'est-ce qu'ils faisaient, ils
forçaient les noirs à travailler, et tous les jours ils en prenaient un, et
ils s'en occupaient avec le fouet… Ils disaient que c'était le "café"
qu'ils donnaient aux noirs. J'ai encore connu ce banc de l'esclavage.
Quand un noir faisait quelque chose... des fois… alors ils envoyaient
chercher un de ces noirs, et il y avait un grand banc. Je l'ai encore
connu, ce banc. Alors ils allongeaient ce noir sur le banc, et ils
sortaient un canif… vous pouvez croire que c'est arrivé, Maria de
Cesar racontait cette histoire, mes grands-parents… Alors c'était
comme ça, ils ouvraient trois plaies dans le dos et ils mettaient du sel.
Ils ne se levaient que quand les blancs l'avaient commandé. Ça, vous
pouvez être sûr que c'est arrivé" (João de Maria).
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 227
Ces histoires de plaies et de sel sont très connues. Chico de Souza exhibe
chez lui à Bom Retiro l'un de ces "bancs de l'esclavage" et, sans doute, le
banc que beaucoup disent avoir vu est celui-là même. L'invocation d'une
preuve matérielle en appui aux récits ("vous pouvez être sûr que c'est
arrivé"), la très large diffusion et similitude des histoires de supplices,
l'intérêt évident que les jeunes leur portent par contraste avec la plus grande
indifférence témoignée à l'égard des temps anciens du Mucambo, tout ceci
signale que la mémoire de la condition d'esclave bénéficie d'un statut
différent de celle de "l'histoire" plus spécifique de Rio das Rãs.
Un autre indice confirmant cette hypothèse réside dans le caractère
beaucoup plus générique de la mémoire de l'esclavage telle qu'elle s'exprime
dans les récits : elle s'inscrit explicitement dans un cadre historique dépassant
largement les frontières internes de Rio das Rãs. En effet, même si les récits
se raccrochent souvent à des éléments tangibles de l'environnement
historique immédiat (le banc de l'esclavage, le récit du vieux Ignacio, etc.),
cet ancrage local est toutefois vite dépassé pour s'élargir en une signification
plus globale. "Il montrait ses mains, toutes tailladées… ça c'était l'esclavage",
concluait Eugenia. Nombreux sont ainsi les récits qui se rattachent à une
thématique très générale : il s'agit de l'esclavage, de la souffrance, de la
liberté. Apparaissent alors des notions et des personnages appartenant à un
registre historique national, comme "l'abolition" ou la princesse Isabel. Alors
qu'il n'y avait pas de "premiers temps" ou de "temps des ancêtres" comme
objet de mémoire, il y a en revanche une "époque", un "temps" de l'esclavage
explicitement énoncé comme fait mémorable.
Peut-on alors conclure que la mémoire des temps anciens de Rio das Rãs
est faible et éclatée parce qu'elle se rapporte à des faits localisés, et qu’au
contraire celle des "temps de l'esclavage" est plus large et vigoureuse parce
qu'elle concerne une période de l'histoire beaucoup plus générale ?
Si l'on s'intéresse au contenu des mémoires évoquées ici, on s'aperçoit que
dans les deux cas, les souvenirs mobilisés sont très hétérogènes, ils
s'inscrivent à des échelles diverses de temps, d'espace, d'intimité.
En effet, au-delà des éléments puisés dans l'environnement immédiat, la
mémoire locale intègre des éléments d'un passé plus global, ou très
largement commun à un ensemble régional, sans pour autant que la
dimension générale de ce passé ne soit elle aussi intégrée. Il y avait ainsi des
marotos dans toute la région, la casa grande évoquée au Mucambo (dont on
a oublié quelle était la signification première du mot) était sous sa forme
générique un des piliers institutionnels du Brésil colonial, et il existe dans le
Nordeste des centaines de lieux-dits Mucambo, témoignant à l'évidence de la
prégnance d'un mode de résistance à l'esclavage. Tous ces éléments, qui
participent d'une réalité historique plus large, ne sont pourtant présents dans
les mémoires que circonscrits à la seule évocation de Mucambo. De plus,
bien des éléments appartenant initialement à la mémoire régionale se sont
trouvés dépossédés de leur origine et de leur portée plus générale pour être
228 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
16. Dans son expertise anthropologique du Mocambo de Porto da Folha, dans le Sergipe,
M. Arruti rapporte exactement la même chanson, qu'on lui a présentée sous le nom de
"samba de cocos", comme une expression culturelle locale. M. Arruti, op. cit.
17. Nous reprenons ici la terminologie utilisée par Lévi-Strauss dans La Pensée
Sauvage, à propos des classifications totémiques. La force logique d’un tel système de
classification, dit Lévi-Strauss, permet le dépassement de ses limites premières, en
intégrant des éléments extérieurs au système initial par universalisation ou, au contraire,
en prolongeant la démarche classificatoire à des objets inclus dans le système, mais
originellement non considérés par lui. L’existence d’un tel processus classificatoire au
sein de la mémoire des habitants de Rio das Rãs est manifeste. On y retrouve l’ouverture,
sur l’universel, d’éléments de mémoire initialement cantonnés à un champ local de
signification, et la fermeture, sur le particulier, d’éléments du passé extraits du champ de
signification, "et qu'il n'est plus possible de classer, mais seulement de les nommer" .
Lévi-Strauss (Claude), La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, 349 p., (p. 202).
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 229
dynamique plurielle de référence aux temps anciens, telle que, selon le thème
abordé, la mémoire apparaît tantôt partielle, fragmentée, et très largement
privée, et tantôt générale, vive et partagée collectivement.
Il nous reste à mettre en évidence le principe moteur de cette dynamique :
pourquoi, s'agissant d'une même période historique, tel ou tel élément du
passé s'inscrit-il dans le temps présent de manière aussi hétérogène ?
Il s'agit là d'un thème qui a été largement traité dans la sociologie de la
mémoire et que l'on peut résumer ici par l'idée du "principe de signification".
En étudiant l'oubli pluriséculaire des Marocains de la Bataille des Trois Rois,
dont la victoire sur les Portugais fut pourtant éclatante et déterminante,
Lucette Valensi a bien montré que ce n'est pas l'échelle à laquelle se situe un
événement ou même son importance qui détermine a priori s'il sera ou non
mémorable. C'est plutôt le sens dont il est investi dans le présent des rapports
sociaux18 : "les événements ne sont pas seulement là à se produire, disait
Weber, mais ils sont dotés de sens et ne surviennent que parce qu'ils
signifient"19. La mémoire de ces événements obéit au même principe de
signification.
Si l'on applique ce principe au cas qui nous retient ici, on observe que,
s'agissant de l'esclavage, la mémoire a dépassé l'échelle locale et constitué
une forme d'unité référentielle, par delà la fragmentation des expériences,
parce que le passé auquel elle se réfère, celui de l'esclavage, possédait une
signification par rapport à l'expérience présente des populations ayant en
commun une telle mémoire. Inversement, la mémoire des temps anciens
spécifiques à Rio das Rãs (comme, par exemple, la fuite des noirs) n'a pas
dépassé le stade de l'expérience privée, parce qu'elle n'a pas fait l'objet d'une
construction de sens. La "samba nego", qui pourrait être le symbole local, et
même régional, d'un certain passé de résistance et de liberté, s'est fragmentée
en autant de mémoires privées.
18. Valensi (Lucette), Fables de la mémoire : la glorieuse bataille des trois rois, Paris, éd.
du Seuil, 1992, 311 p.
19. Weber, M., cité par Sahlins (Marshall), Des îles dans l'histoire, Paris, Hautes Etudes,
Gallimard, Seuil, 1989, 188 p.
230 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Honório prit le nom d'un chef de famille de Rio das Rãs20 et fut le premier
Imbelino en quatre générations à épouser une fille issue d'une famille locale
(mais dont les quatre grands-parents étaient extérieurs à la fazenda). Le poids
démographique de sa famille sur les bords du fleuve est aujourd'hui
considérable, puisqu'il eut 8 fils et 1 fille, qui, en 1996, lui avaient donné
déjà 61 petits-enfants. Tous sont identifiés comme Imbelinos. Le second fils
de Estevã et Cristino, José, épousa une femme de l'autre rive du fleuve. Il eut
cinq enfants, tous résidant à São Paulo. Estevã eut un autre fils, Petronilho,
d'un dénommé Antonio, probablement voyageur. Il épousa Agripina de
Riacho Seco, qui lui donna onze enfants. Le troisième homme, dont Estevã
fut la concubine, Ergino Nunes de Souza, était le chef de la plus ancienne
famille des bords du fleuve. Avec lui, elle eut un fils, qui ne prit pas le nom
de son père, épousa une fille de l'autre rive du fleuve et n'eut pas d'enfants.
Enfin, Estevã eut un fils, Marciliano, de Chico de Souza, chef de l'une des
plus anciennes familles de la région. Marciliano épousa une fille de l'autre
rive du fleuve, qui lui donna neuf enfants.
Ces informations permettent de prendre toute la mesure du "phénomène"
Imbelino. Exception faite d’Honório, qui se maria localement avec la fille
d'une famille de migrants de la seconde génération et de Dionisio, qui épousa
une cousine au second degré, aucun des descendants d'Imbelina ne se maria
dans l'une des grandes familles de Rio das Rãs : toutes les filles furent
célibataires ou mères célibataires, et les garçons, très majoritaires dans la
descendance d'Imbelina (Estevã, notamment, n'eut que des garçons), prirent
leurs conjointes à l'extérieur, et notamment de l'autre côté du fleuve. En
revanche, les filles Imbelinas eurent des enfants de quasiment tous les grands
chefs de famille locaux, que ce soit à Enchu, Rio das Rãs, Bom Retiro ou
Pedra de Cal. Ces liens, qu'aucune alliance n'est jamais venu entériner,
finirent néanmoins par donner forme au groupe aujourd’hui identifié comme
Imbelinos.
Il nous faut tenter de comprendre cette marginalisation flagrante des
Imbelinos. Face aux interrogations qu'elle suscite pour le chercheur, les
discours restent évasifs (tant le célibat des Imbelinas apparaît comme un
sujet léger) et s'en tiennent pour la plupart à rappeler un certain nombre de
stéréotypes très généraux. Les entretiens se sont néanmoins révélés
fondamentaux, dans la mesure où ils ajoutaient une dimension subjective
(un stigmate) à la marginalisation mise en évidence par l'enquête de parenté.
Voici ce qu'explique Jorginho :
"La grande différence qu'il y avait avant, dans les familles, à propos
des mariages, est que tout le monde respectait la famille. Prends par
exemple les Vilaças, et la famille des Imbelinos, c'était deux familles
différentes, et tout le monde respectait ça. Je veux dire, si la famille
20. Cf. note de bas de page n° 8. C'est Honório qui, dans les bureaux de la préfecture,
"emprunta" le nom du voisin et devint Nunes de Souza.
232 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
des Vilaças ne voulait pas que les fils des Imbelinos entrent dans leur
famille, par le mariage, alors… les vieux n'acceptaient pas.
Question : ça arrivait ? Tu as des exemples ?
Oui, ça arrivait. Parce que, si je voulais me marier avec une fille
Vilaça, et la famille ne voulait pas, parce qu'elle trouvait qu'elle était
d'une autre qualité (qualidade), meilleure que la mienne, alors je ne
pouvais pas.
Question : qualité…?
La qualité de la peau, les cheveux bons (cabelo bom), et moi des
cheveux mauvais (cabelo ruim), l'un était foncé, l'autre était plus clair,
n'est ce pas ? Alors, des fois, c'était comme ça : je ne veux pas que ce
foncé (moreno) entre dans ma famille qui est claire, tu comprends. Et
les Vilaças étaient clairs, et moi foncé. Alors les gens avaient cette
considération, pour les vieux, de ne pas défaire ce que les vieux
avaient fait.
Question : mais tu as des cas concrets ?
Oui j'en ai… parce que cette famille même des Vilaças… elle n'est
jamais entrée dans la famille des Imbelinos. Jamais personne de la
famille des Vilaças ne s'est marié avec quelqu'un de la famille des
Imbelinos. (Jorginho, 33 ans, né à Brasileira, élevé pendant 18 ans à
São Paulo ; il en est revenu avec son diplôme d'école secondaire et le
grade de maître en capoiera).
Si la famille des Vilaças ne voulait pas que les fils des Imbelinos, qui
est ma famille, entrent dans leur famille par le mariage, on respectait
parce que les vieux ne voulaient pas.
Question : ça arrivait ?
Oui, ça arrivait. Si je voulais épouser une fille des Vilaças, la famille
n'aimait pas parce qu'ils se trouvaient meilleurs que moi, parce qu'ils
ont une autre qualité de peau, les cheveux bons, et moi des cheveux
mauvais, l'un plus foncé et l'autre plus clair, tu comprends. Et les
Vilaças étaient clairs, et moi foncé. Alors on avait la considération
pour les vieux de ne pas défaire ce qu'ils avait fait" (Zé Nagô, 55 ans,
né sur les bords du fleuve d’une famille ayant immigré des environs de
Mucambo à Pedra de Cal).
21. Un anthropologue nous a un jour fait part de l’étude qui consistait à montrer à chaque
enquêté la photo de son voisin, en lui demandant quelle était sa couleur. L'enquête prit fin
le jour où l'un deux s'est exclamé : "Lui, je le connais bien, c'est mon voisin. Il était noir.
Il a gagné à la loterie. Il est devenu blanc." Dans l'ouvrage Race and Class édité par
Charles Wagley, on pourra se reporter aux deux chapitres sur les catégories
d'identification raciale et leurs usages sociaux au Brésil : Hutchinson, W.H., "Relations in
a rural community of the Bahian Recôncavo" (p. 16-46) et Harris Marvin, "Relations in
Minas Velhas, a community in the mountain region of central Brazil" (p. 47-115), in Race
and Class, op. cit.
234 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Cette race, c'est seulement des Noirs, c'est ces mêmes Noirs dont je te
parlais, c'est la même race que les Noir. (Chico de Souza).
Les termes de Nagô et Noirs n'ont ici aucune signification générique, mais
constituent, au contraire, une référence directe à l'histoire spécifique de Rio
das Rãs. Ainsi, à l'instar de Chico de Souza, Nagô ne sera jamais identifié
distinctement comme une ethnie africaine à laquelle les premiers habitants de
Mucambo auraient été rattachés. Il semble que la personnification de l'ethnie,
dont Zé Nagô est un exemple flagrant, ait conduit les anciens de Rio das Rãs
à perdre le sens de la réalité plus générale de ce qu'était être Nagô, même si
tout indique qu'il subsiste de manière latente une certaine mémoire sociale de
la distinction ethnique (en l'occurrence, les préjugés contre les Nagôs)22. De
même, les Noirs sont expressément identifiés comme les esclaves du
Mucambo23, ceux-là mêmes qui ont construit le barrage en terre et enduré les
supplices précédemment évoqués.
C'est donc bien à cet univers référentiel du Mucambo que les Imbelinos
sont associés. Nous avons vu, dans l'extrait qui précède, que Chico de Souza
exprimait clairement le lien entre les Imbelinos, les Nagôs et les Noirs des
temps anciens. Zé Nagô, nous a-t-il dit, est de la race de "ces même Noirs
dont je te parlais". Il était fréquent que dans les entretiens, la conversation sur
les Imbelinos mobilisât ainsi des références directes à l'esclavage :
22. Dans d'autres communautés noires des environs de Rio das Rãs, en revanche, des
anciens identifieront très clairement les Nagôs comme un certain type d'Africains, même
si, bien sûr, le mot d’ethnie n'a jamais été prononcé. A Vesperina notamment, près de
Hortega, vivait un groupe de Nagôs, associé dans les mémoires à une identité très
marquée par ces mêmes caractéristiques stigmatisés à Rio das Rãs : arriération, problèmes
d'élocution, captivité, laideur physique.
23. En revanche, même si le sens d'une distinction raciale a été considérablement ravivé
pendant le conflit de terre, il n'y a jamais eu, comme nous avons vu que c'était le cas pour
l'ethnie Nagô, une perte de sens de la race comme facteur distinctif.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 235
"Les Imbelinos étaient de cette nation de Nagôs. Les Nagôs étaient les
noirs, ils étaient rouges d'être aussi noirs" ("eram vermelhos de ser
tanto pretos"), (Gabriel, 69 ans, né à Brasileira, veuf).
Maria : oui, Nagô, les cheveux mauvais qu'on pouvait compter sur la
tête. Firmiano était de la race des Nagôs, il parlait comme ça, un peu…
C'est pas tout le monde qui comprenait !
Question : mais cette famille Nagô, qu'est-ce que c'est ?
João : c'est la famille Nagô, parce qu'ils sont noirs. On disait Zé Nagô,
parce qu'il était de ces vieux Nagôs, il était vraiment noir, il était de
ces Noirs qui parlaient d'une manière que tout le monde ne comprenait
pas.
Question : pourquoi ?
João : parce que c'était ce type de noir… africain… vraiment comme
ça… que personne ne comprenait, parce que leur langue était un peu
arrondie (meia arredonda).
Le vieux Chico de Souza nous affirmera, enfin, que les filles Imbelinas
étaient mères célibataires, justement parce qu'elles étaient de la famille des
Nagôs, et que cette condition expliquait un certain nombre de tares
familiales, qui les rendaient indésirables comme conjointes. Parmi ces tares,
notamment, le "sang fort", qui portait au vice des filles qui "n'attendaient
pas", auxquelles serait venue s'ajouter une malhonnêteté jugée ici
congénitale :
24. Cette dernière déclaration a pour contexte le conflit de terre, au sein duquel les
Imbelinos s'affirmeront comme les leaders, provoquant une tension de légitimité avec
Chico de Souza.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 237
Imbelinos a toujours été plus faible. Ils n’avaient pas les conditions
pour vivre. Toujours avec des chemises déchirées sur le dos. Un
pantalon de coton rapiécé. Ils vivaient de petits champs, ils chassaient
dans les bois, ils mangeaient du tatou. Ils étaient toujours un peu
dépendants, n'est-ce pas. Alors ceux qui avaient plus de condition
pensaient qu'ils étaient plus hauts (mais alto).
Romualdo : oui, en plus d'être faible, c'est une famille qui avait
beaucoup de mères célibataires. Ils viennent d'une racine qui a
beaucoup de mères célibataires.
Question : que signifie mère célibataire ?
Romualdo : une mère célibataire c'est une femme qui a des enfants
avec les uns et les autres, et qui n'est pas mariée. Tu vois, il y a ça
aussi. Avant, c'était quelque chose de très préoccupant pour les gens.
Question : préoccupant comment ?
Romualdo : préoccupant parce que l'intérêt était de se marier.
Paulo : ils n'étaient pas sûrs, ils n’avaient pas de respect. C'était des
gens sans prestige. Ils ne respectaient pas, ce n'était pas des gens qui
avaient de la dignité. Ils ont toujours été davantage du côté du vice.
(Paulo, 53 ans, né sur les bords du fleuve, petit fils d'Imbelina… ;
Romualdo, 36 ans, né à Brasileira).
25. Est-ce vraiment ainsi que les vachers étaient désignés ? Nous n'avons pas réussi à
savoir si ce terme, aux consonances transparentes, était d'utilisation récente ou s'il
appartenait déjà au vocabulaire du début du XXe siècle.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 239
26. L'essentiel des traits physiques des Nagôs était en effet préservé par une hérédité
d'autant plus forte qu'elle procédait de parents de même condition et qualité. A l'exception
notable des filles d'Imbelina, qui, hors mariage, eurent parfois des enfants d'hommes jugés
de "meilleure qualité". Dans quelle mesure cela explique-t-il le fait que les hommes
Imbelinos de la génération suivante contractèrent des alliances plus favorables ?
240 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
laides, qu'on aurait dit que c'était pas des personnes humaines" (Teodoro, 30
ans, résident des bords du fleuve, vit en concubinage). Certains sont
particulièrement fiers d'évoquer leurs origines indiennes, par métissage avec
les femmes "capturées dans les bois à dents de chien" ("a dente de
cachorro"). Chico de Souza raconte cet épisode, où quelqu'un l'a défendu
dans un magasin de Carinhanha, alors qu'il était pris à partie par un homme
raciste : "alors il a dit « qu'est ce que ce noir horrible vient faire ici? », « non
monsieur, le noir c'est vous ! Vous, vous êtes noir pur légitime, mais celui-ci
non, lui il a du sang indien. Son sang est, oh oui, bien supérieur au vôtre ». Il
en est resté bouche bée (ficou sem graça)". Gabrielina montre à qui veut la
voir la photo de sa fille, qui travaille à São Paulo "et qui a des cheveux qui
tombent dans le dos". Honório dit de sa femme qu’elle a une qualité bien
meilleure que la sienne (celle-ci demande à chaque blanc qu'elle rencontre
"s'il n'est pas de sa famille"), et qui s'est mariée avec lui "de cheveux
mauvais et de grandes narines" ? Puis il raconte cette autre histoire d'une
femme dont les cheveux, "quand elle se baissait, tombaient devant les yeux"
et qui a épousé un homme beaucoup plus foncé : "tout le monde s'est étonné,
conclut-il, qu'une femme de ce type-là épouse l'homme qu'elle a épousé !".
Chico de Souza explique que, parfois, le père d'une jeune fille était
"orgueilleux" et trouvait que le prétendant "était trop noir", mais qu'il y a
quand même eu beaucoup de métissage "comme il y a des chiens noirs qui
rencontrent des chiennes blanches, ça se mélange, le mauvais avec le bon, le
chien mauvais avec le chien bon, c'est comme ça".
Le métissage est donc perçu comme un processus accompagnant
l'évolution progressive de la population, comme si à l'émancipation sociale
devait correspondre une "émancipation physique". Comme l'expliquait Zé
Nagô, le mariage avec des individus trop foncés constituait à l'inverse une
régression : "Il ne fallait pas défaire ce que les vieux avaient fait". De fait, au
fil des générations, certaines familles ont été métissées, avec des femmes
indiennes comme la grand-mère de Gabrielina ou celle de Chico de Souza,
ou avec des partenaires plus "clairs" venant de l'extérieur. Dans la famille des
Souzas, par exemple, trois ont la peau noire et les yeux bleus. Les deux
hommes jeunes de la famille des Rochas, au nez plus fin, se sont mariés à
Parateca, avec des femmes plus claires : le métissage est un acquis que l'on
cherche à préserver. Même si, pour n'importe quel observateur extérieur,
toute la population est indubitablement noire, la population affirme
volontiers son métissage, en se référant à une palette de narines, cheveux et
couleur de peau avec une incroyable subtilité de vocabulaire. On parle de son
nouveau-né "qui est sorti un peu différent" ("saiu meio diferente"), on
distingue les homonymes en précisant s'il s'agit du "Zé preto" ou du "Zé
vermelho", etc. Certains Imbelinos ont été métissés, d'autres non : ils n'ont
pas "évolué". João est Nagô, comme son arrière-grand-père.
Noirs, s'agissant de ses propres ancêtres, et dont l'usage dans les entretiens
met en scène la même opposition entre eux et nous. Certes, la mémoire des
origines a bel et bien disparu ; personne ne connaît ses ascendants au delà de
deux générations. Gageons toutefois que ce passé intime de sa propre famille
fut d'autant plus oublié qu'il se rapportait à une époque dont on cherchait à se
distinguer. Comme nous l'avons vu, c'est sur un plan général que la
signification des temps de l'esclavage est dégagée : les ancêtres sont devenus
les Noirs, groupe anonyme dont on parle avec la plus grande extériorité. Si
l'on admet que ses ancêtres étaient peut-être esclaves, c'est en référence au
contexte général qui voulait qu'à cette époque… Amelia dos Anjos, qui
explique catégoriquement que, dans sa famille, on n'a jamais été esclave, n'a
pas hésité à désigner la famille des Imbelinos comme étant "de la race des
esclaves". Quand on saura que cette "dénonciation" - faite au chercheur -
intervient dans le contexte d'un litige de terre entre les deux familles (selon
Amelia dos Anjos, des Batistas, les Imbelinos sont des envahisseurs), on
comprendra mieux toute la violence sociale qu'exprime l'assignation à un
passé d'esclave.
Cette volonté de distinction de l'esclavage n'est pas le fait de logiques
identitaires récentes. Nous savons qu'à Rio das Rãs, il y eut les esclaves des
Marotos puis ceux des Texeiras ; il y avait des fugitifs, puis ensuite des
hommes libres, cohabitant avec d'autres qui ne l'étaient pas. Voici l'histoire
que nous raconte Marta :
Marta : ce que je voulais dire, c'est que nous sommes tous noirs, mais
pas ces Noirs du temps de l'esclavage.
Question : c'est votre mère qui vous disait ça ?!
M. : elle disait comme ça que nous, on n’avait pas le sang des Noirs,
de ceux qu'elle appelait "Noirs captifs".
Question : Noirs captifs ?
M. : oui, c'est ça. A propos de l'esclavage, elle disait que nous, on
n’avait pas du sang de Noir. Nous étions une génération de personnes
rattachées à un senhor de Baroquão. Notre grand-père, du côté de ma
mère, disait que nous alors on n’avait pas de ce sang. Ceux qui ont
"pris" l'esclavage ("pegou escravidão"), c'est ceux qui étaient à
Calderão, là oui.
Question : et qu'est ce qu'elle racontait sur ces Noirs ?
M : elle racontait que le Noir captif, Marie du Ciel ! ("Ave Maria tem
força" !), qui a du sang de Noir captif, quand l'esclavage reviendra à
nouveau, que ces personnes qui ont du sang de Noir captif, alors ils
seront esclaves à nouveau…
Question: et quoi encore ?
M. : il y avait le barrage en terre. Ce barrage, on aurait dit qu'il durerait
presque jusqu'à la fin du monde ! Il y avait une clôture de très bon
bois, bien meilleure que ces clôtures de barbelé. Alors quand on a
aménagé au Mucambo, on prenait le bois de cette clôture, en cachette,
242 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Conclusion
Rio das Rãs a connu un âge d'or. Du moins cette époque est-elle
aujourd'hui construite comme telle dans les mémoires. Cette époque, nous le
savons, n'est pas celle des origines, ni celle des temps anciens. Elle est liée à
l'espace immédiat et au présent social du groupe tel qu'il existe aujourd'hui. Il
s'agit d'un temps collectif de référence ; la mémoire dont il procède est
éminemment sociale, elle n'a de contenu que l'expérience commune d'un
passé qui signifie aujourd'hui collectivement. Enfin, ce temps collectif
procède d'une volonté de mémoire, d'un réflexe de mobilisation du groupe.
L'âge d'or est la mémoire d'un groupe menacé.
se conservent, dans la pensée du groupe, c'est qu'il reste établi sur le sol, c'est
que l'image du sol dure matériellement hors de lui ; et qu'il peut à chaque
instant la ressaisir"28. Cette fonction mnémotechnique du sol est évidente à
Rio das Rãs. Non seulement les quelques souvenirs des temps anciens y sont
rattachés (le Passage des Noirs, Mucambo, etc.), mais c'est véritablement le
sol qui "contient" la mémoire relative aux pratiques agricoles et aux rapports
sociaux. C'est lui qui indique la limite des terres inondées dans le passé et des
terres fertiles en période de sécheresse. Il porte la mémoire des gestes et des
techniques, celle de la distribution des zones cultivées.
Si la mémoire paysanne sourd de l’espace et des réminiscences
immédiates qui y sont rattachées, elle s'inscrit néanmoins dans une réalité
historique plus large. La mémoire collective, répétons-le, a une histoire, celle
du groupe qui en est le dépositaire. Tout comme la "communauté" Rio das
Rãs, elle renvoie à une réalité processuelle.
Si l'espace est bien un outil mnémotechnique, ce n'est que dans la mesure
où il est significatif par rapport à l'expérience collective du groupe. Or, nous
avons vu à quel point l'espace social des familles de Rio das Rãs avait évolué
au cours du temps : d'abord un relatif isolement des unités résidentielles,
puis une bonne intégration régionale au-delà des frontières internes de la
fazenda, enfin une progressive concentration des réseaux au sein d'un
territoire dont les familles de Rio das Rãs avaient l'exclusivité. La circulation
régionale des histoires d'esclavage témoigne bien de cette adéquation entre
l'espace social et l'espace de la réminiscence. Les jalons de la mémoire ont
évolué avec les repères territoriaux au cours des diverses phases de migration
interne et externe. Puis la progressive adéquation entre un groupe social et un
territoire, la concentration des réseaux de relations, la constitution d'un
groupe de parenté, constituèrent autant de transformations de l'espace social,
et avec lui, du cadre de la mémoire. D’une génération à l'autre, des cadres de
référence au passé très hétérogènes étaient évacués au profit d'une mémoire
plus strictement locale et immédiate. C’est ainsi que la seconde génération de
migrants, qui ignore tout de ses origines, n'ignore rien du cadre social à
l'intérieur duquel s'exerce sa mémoire.
En conclusion de ce qui précède, deux remarques peuvent être énoncées.
A Rio das Rãs, ce n'est que dans le passé immédiat qu'un temps collectif de
référence peut être construit par le groupe. D'une part, en raison du principe
d'horizontalité de la mémoire (l'univers référentiel significatif est celui qui
informe directement le quotidien), et d'autre part, parce que le groupe social
- et de parenté - réunissant les familles de la fazenda est lui-même une réalité
récente. Le partage de la mémoire présuppose le partage des expériences.
Justement - et c'est la seconde observation -, à Rio das Rãs, cette expérience
collective est bien réelle. C'est celle par laquelle le groupe s'est
progressivement constitué en tant que tel, au cours des quarante dernières
28. Halbwachs (Maurice), La Mémoire collective, Paris, PUF, 1968, 204 p. (p. 142).
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 245
discours, elle est omniprésente, elle sourd du quotidien. C'est celle des
"maisons pleines de haricots", lorsque les ventres crient famine, la mémoire
des pêches abondantes, lorsque le fond de la barque est resté vide, la
mémoire des grands troupeaux, lorsqu'il faut désormais se passer de viande,
la mémoire de la liberté, lorsque l'horizon se heurte aux barbelés de la
fazenda.
"Tout est devenu plus faible… nous sommes restés longtemps sans
pouvoir travailler les champs à cause des fazendeiros… les gens
mouraient de faim sans pouvoir travailler. Tout est devenu plus faible.
Avant, pour trouver du poisson dans ce bras du fleuve… il n'y avait
aucun endroit avec une telle richesse de poisson qu'ici. Les gens
venaient de Lapa pour pêcher (…). Quand on avait de l'argent en
poche, c'était grâce au poisson. A l'époque du poisson, tout le monde
avait de l'argent en poche. Alors on achetait la râpure, le café et le sel,
le tabac, tout ça c'était l'argent du poisson. Des fois le coton ne sortait
pas, alors on achetait un mètre ou deux de tissu pour faire une
chemise, un pantalon, ça a toujours été comme ça. Et aujourd'hui le
poisson est devenu plus faible. La nation des pêcheurs a beaucoup
augmenté. Aujourd'hui tout le monde pêche, et il y a trop d'inventions.
Avant, il n'y avait presque pas de filets, c'était tout à l'hameçon ou à la
flèche. Il y avait le temps du poisson de l'hameçon, le temps du
poisson de la flèche et le temps du poisson du filet, il n'y avait pas
toutes ces inventions. Le poisson vivait reposé (descansado), le
248 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Les jeunes eux-mêmes, qui n'ont connu d'autres temps que ceux du
conflit, ont intégré ce réflexe comparatif entre "l'avant" et "aujourd'hui". Ils
font leurs les doléances des anciens et mesurent l'ampleur de leur misère à
l'aune de la félicité révolue de leurs parents. Chacune de leurs activités de
survie est hantée par un passé où ces mêmes activités étaient prodigues :
aujourd'hui, certes, on pêche, on chasse, on plante, mais avant… Voici ce
qu'explique Teodoro, qui avait neuf ans lorsque le conflit a commencé :
La mémoire collective à Rio das Rãs n'est pas axée autour d'un événement
spécifique comme la fuite ou les Premiers Temps, mais autour d'intérêts et de
préoccupations qui s'inscrivent comme enjeux pratiques immédiats dans la
sphère de la vie au quotidien. Comme Halbwachs, nous avons constaté que la
mémoire de l'âge d'or ne se constituait pas à partir d'une "histoire" spécifique,
mais à partir d'éléments puisés dans la quotidienneté, suffisamment généraux
pour conserver leur sens et leur portée au-delà des individus qui composent
le groupe à un moment donné : c'est sa nature impersonnelle qui assure sa
permanence au temps social et non ses "événements" qui, par leur caractère
exceptionnel, sont aussi les plus datés, et les plus spécifiques aux acteurs ou
aux témoins immédiatement impliqués. Elle remonte alors dans le passé
38. Sur le caractère central de la notion de respect dans l'expression du lien rattachant les
populations défavorisées à la société brésilienne, se rapporter à l'analyse de Dominique
Vidal, La politique au quartier. Rapports sociaux et citoyenneté à Recife, Paris, éd. de la
MSH, 1998, 234 p.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 251
jusqu'à une certaine limite, au-delà de laquelle elle n'est plus significative, et
cette limite se déplace dans le temps et dans l'espace, en fonction du groupe
d'individus auquel elle se rapporte. Ainsi que nous l'avons vu, à Rio das Rãs
la mémoire a une histoire, et ce n'est pas un hasard si le temps collectif de
référence est aussi un passé immédiat et repose de surcroît sur une
expérience collective bien réelle.
Le fait qu'il s'agisse d'un passé immédiat n'empêche en aucun cas la
mémoire collective d'être porteuse de sens et de valeurs par rapport à des
expériences plus éloignées dans le temps et plus spécifiques de certains
individus ou groupes de familles. Le passé des Noirs et celui plus général de
l'esclavage, nous l'avons vu, ont été réactualisés à l'échelle de la mémoire
collective du groupe, non pas en tant qu'histoire spécifique que l'on
contemple ou que l'on dévisage, que l'on raconte ou que l'on "oublie", mais
en tant que significations et valeurs que l'on continue d'incarner ou, au
contraire, dont on se distingue : la marginalisation des Imbelinos, parce qu'ils
"rappellent" les "autres", témoigne bien de ce que la mémoire collective
correspond davantage à la structuration d'un univers de valeurs qu'à une
simple mise en forme collective de faits et d'événements du passé. La
mémoire collective répond plus à un besoin de signification qu'à un besoin
de mémoire.
Pour conclure sur cette idée, si un âge d'or a été érigé en temps collectif
de référence, c'est d'une part parce qu'il constituait le cadre social immédiat
et objectif de la mémoire, et d'autre part parce que le "contenu manifeste" de
cette mémoire (les bonnes récoltes, l'entente cordiale avec le fazendeiro, etc.)
correspondait au "contenu latent", à l'univers de valeurs érigé en rempart face
à la menace d’un "retour de l'esclavage".
Dans l'actualité de "l'année Zumbi", la "communauté" Rio das Rãs a été
"découverte" en sa qualité de "rémanente" par rapport à un moment
spécifique de son passé : son expérience de liberté pendant la période
esclavagiste, avant l'arrivée des marotos au Mucambo, et pendant leur
présence, la fuite des esclaves. C'est sur ce passé que les anthropologues de
Brasília ont mis l'accent pour documenter la demande de reconnaissance
auprès de la Fondation Palmares. C'est en référence à ce passé et au texte de
loi qui lui donne visibilité et légitimité politiques que s'est articulée la
bataille juridique contre Carlos Bonfim. Comme nous le verrons par la suite,
c'est à partir de représentations axées autour de l'idée de "préservation" du
quilombo que s'organise aujourd'hui le traitement institutionnel des
"communautés rémanentes de quilombo".
Toutefois, ainsi que le rappellent Fentress et Wickham, les "grands
événements" du passé sont désignés comme tels par des individus
généralement externes aux sociétés locales, et "certainement à toutes les
sociétés paysannes"39. Etudiant la paysannerie française au Moyen Âge, ils
remarquent que les révoltes contre les seigneurs ne produisent pas la même
40. Hobsbawn (Eric), "Inventing traditions". In Hobsbawn (Eric) et Ranger (Terence), The
Invention of Tradition Cambridge, Cambridge University Press, 1983, 322 p. (p. 1-14).
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 253
1. Michel Dobry a dénoncé ce qu'il appelle "l'illusion héroïque", selon laquelle il existerait
une différence de nature entre une conjoncture de crise et une conjoncture plus routinière,
la première relevant d'un schéma explicatif en termes d'action et de décision, et la seconde
d'une analyse plus centrée sur la structure et les "facteurs objectifs". En temps de crise,
comme en tout autre temps, "subjectivité" et "structure" interagissent selon une "logique
de la fluiditidé politique". Dobry (Michel), "Logiques de la fluidité politique" in Chazel
(François) (org.), Action collective et mouvements sociaux, PUF, 1993, 267 p.
258 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
2. Soit 3 reais pour une journée de travail pour les hommes (à l'époque, environ 2 Euros)
et 2 reais pour les femmes (1.5 Euros).
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 259
Chico de Souza, qui avait reçu des Texeiras le droit d'occuper la bâtisse en
ciment construite à l'intention des préposés. Les 33 autres maisons de Bom
Retiro furent détruites, de même que 27 autres sur les bords du fleuve,
situées au-delà de la limite établie par Bonfim et dûment marquée par une
clôture de cinq rangées de barbelé (cf. doc. n° 8).
Une première conséquence directe de ces déplacements multiples fut
l'explosion démographique de Brasileira. En quelques semaines, plus de
cinquante nouvelles habitations furent construites et la localité, qui ne
comptait alors qu'une trentaine d'habitants, abrita soudainement plus de 300
personnes. Le flot des migrants ne se tarit qu'en 1990. Brasileira comptait
alors 90 maisons, et plus de 500 habitants3.
De nombreux bouleversements s'ensuivirent en termes d'organisation des
espaces de travail, d'accès à l'eau et, de manière plus générale, de vie au
quotidien. Pour la première fois, la population de Rio das Rãs vivait dans un
espace limité. Aux unités familiales, largement espacées les unes des autres,
succédait un voisinage constitué de familles hétérogènes et fortement marqué
par la promiscuité. "Le voisinage est très regroupé, il y a trop d'enfants.
Avant, il y avait moins d'enfants", s'était plainte la vieille Alzira. Maria Zelia,
rattachée par alliance à l'une des plus anciennes familles de Brasileira, avait
protesté contre l'envahissement des espaces de son beau-père par ces
nouveaux venus qui s’étaient installés "juste en face" ! Retournant le
reproche, Maria-Eunice, installée depuis peu à Brasileira, avait regretté de
n'avoir jamais été dans la maison de ses voisins, et encore, nous dit-elle,
l'accueil est pire pour qui a des enfants : "Les enfants des voisins ont tant
battu ma fille qu'elle a dû rester couchée toute une journée".
Mais les tensions allèrent bien au-delà de ces quelques rapports
frictionnels, somme toute normaux dans un contexte d'adaptation forcée à un
nouveau voisinage. C'est toute l'organisation économique des familles que la
promiscuité remettait en question. Il était devenu impossible d'élever poules
et cochons à sa guise. Malgré les cangas, carcans en bois entourant le cou
des porcs, ces animaux ne manquaient pas de se frayer un passage à travers
les clôtures et dévastaient en quelques heures les champs de maïs ou de
pastèques du voisin. D'innombrables conflits éclatèrent entre les victimes de
ces pillages répétés, folles de colère, et les propriétaires des animaux
incriminés. Il arriva que des chiens affamés missent en pièces une chèvre ou
une brebis, ce qui donnait lieu à d'interminables disputes sur la manière dont
le propriétaire lésé devait être dédommagé. Lorsque les porcs de l'un
entrèrent dans les champs de l'autre, ce dernier, sans consultation aucune,
n'hésita pas à tuer et manger les huit bêtes au grand désespoir du premier.
Nombreux finirent alors par renoncer à élever des porcs, pour éviter toute
complication. D'autres changèrent drastiquement les pratiques d'élevage : les
3. En juillet 1995, nous avons recencé 524 habitants, auxquels s'ajoutaient une centaine
d'exilés à São Paulo.
260 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
et de premier labour. La même chose fut proposée aux habitants des bords du
fleuve, du moins ceux qui résidaient à l'intérieur de la zone allouée aux
"occupants". Pour les autres, il faudrait d'abord abandonner les résidences,
pour bénéficier ensuite des mêmes droits que leurs voisins. Pour Enchu et
Capão do Cedro, Bonfim ne fit aucune proposition de terres, car si les
habitations mêmes, aux marges de la fazenda, pouvaient encore être tolérées,
il était hors de question d'empiéter sur les terres réservées au bétail. Comme
à Jua et Manga, il fut proposé d'acheter le "droit d'occupation" des familles
contre la promesse de quitter Rio das Rãs et de s'installer ailleurs.
Les réponses ne manquèrent pas de refléter l'hétérogénéité - calculée - de
l'offre. Toute la population de Brasileira accepta d'abord de recevoir des
titres de propriété, dans la mesure où sa situation initiale n'était en rien
altérée : les terres attribuées correspondaient aux terres effectivement
cultivées, les avantages en nature (tracteur…) étaient séduisants et les
familles recevaient en outre la garantie de n’êtree exposées à aucune
tracasserie. Comme l'explique très prosaïquement Nagô, l'occasion ne se
refusait pas :
disponible était bien trop insuffisante pour que tous les chefs de famille
pussent bénéficier de lots de taille et qualité égales. Compte tenu de la
surface disponible, chaque chef de famille ne pouvait avoir qu'une bande de
terre relativement longue, mais n'excédant pas les… 15 mètres de largeur.
Sur les quelques soixante-dix chefs de famille (nucléaire) vivant sur les bords
du fleuve, pas un n'accepta la proposition de Bonfim. Il faut dire que cette
dernière, pour tant est qu'elle ait jamais été sérieuse, reflétait une grande
ignorance des réalités du terrain.
La population de Manga, regroupant au moment du conflit une petite
dizaine de familles, décida dans son ensemble d'accepter l'offre de Bonfim de
rachat du "droit d'occupation" et quitta la zone de Rio das Rãs. La plupart des
familles allèrent s'installer en face, sur l'autre rive du fleuve, dans la petite
localité de Barreira Grande, où habitaient déjà des parents. D'autres partirent
pour São Paulo. Quelques familles de Jua firent de même tandis que d'autres
vinrent grossir les rangs des migrants à Brasileira. Les populations de Enchu
et Capão do Cedro, qui n'avaient d'autre alternative que l'exil ou la résistance,
décidèrent massivement de tenir tête au fazendeiro. Personne n'accepta de se
déplacer.
Il faut enfin mentionner quelques situations particulières. Chico de Souza,
arguant de son "droit" acquis avec les Texeiras (la maison) et de son âge
extrême, décida de rester seul à Bom Retiro, et jamais Bonfim ne vint à bout
de son obstination4. Le vieux Salgado, à Riacho Seco, se trouva pour sa part
dans une incroyable situation. Comme il vivait à la limite entre la fazenda
Rio das Rãs et la fazenda Bastos, aucun des deux propriétaires ne l'accepta
sur son sol. Les clôtures respectives contournèrent alors tout simplement
"l'obstacle" qu'il représentait, si bien que Salgado se retrouva coincé sur une
bande d'environ 80 mètres, ceinturée de toutes parts par des barbelés. Privé
de point d'eau, il creusa directement dans la cour de sa maison sept mois
durant, avant de rencontrer la nappe phréatique. Il aménagea alors un puits
qui lui permit de tenir quatre ans dans son exiguë situation d'infortune. Celso,
pour sa part, et moyennant la vente de son bétail, avait acheté une terre aux
Texeiras avant l'arrivée de Bonfim. Il était ainsi devenu le propriétaire légal
d'une bande de 66 hectares de terre dans la caatinga de Brasileira, qu'il
clôtura entièrement (cf. chap. VIII). Dans un premier temps, il resta donc à
l'écart des négociations, fort de l'idée qu'elles ne le concernaient pas. La
validité de son titre serait finalement remise en question au cours du
processus judiciaire. Enfin, nombreux furent ceux à quitter Rio das Rãs pour
São Paulo. En 1995, plus d'un quart de la population globale s'y était
déplacée.
4. Il faut dire que Chico de Souza était devenu entre-temps le "symbole de la résistance du
quilombo Rio das Rãs", comme l'affirmait l'affiche imprimée par les partenaires urbains à
l'occasion de son centième anniversaire, célébré en présence de 500 personnes le 15 avril
1994. Cette forte visibilité externe du vieux Chico rendait difficilement possible toute
manoeuvre d'expulsion…
264 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
"Alors je lui ai dit (à un voisin qui s'était fait attribuer ses terres) : ça,
tu ne le fais pas parce que d'ici je ne sors pas, parce que ceci qui est à
moi, seul Dieu peut me le retirer. Toi, tu n'as rien acheté ici. Quand tu
es arrivé ici, tu m'as trouvé dans ce champ. Alors pourquoi veux-tu me
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 265
Ils furent ainsi cinq à chercher à s'emparer des terres d'autrui, et trois
réussirent. Vers 1990, la situation atteignit une polarisation extrême. Vingt-
neuf des trente-six chefs de famille détenteurs de titres de propriété se
rassemblèrent en une association "agro-pastorale" sous l'impulsion de João
Bonfim, le frère du fazendeiro, à l'époque député de l'état de Bahia. Des
fonds furent alloués pour que l'on construisît, au bénéfice de l'association, un
moulin à farine entièrement mécanisé. Des emplois salariés furent proposés
au sein de la fazenda. Certains devinrent des hommes de main de Bonfim ;
ils constituèrent une avant-garde prodigue en propagande, vantant les bontés
de "l'homme". Ils n'hésitèrent pas à sectionner les barbelés d'une clôture,
pour ensuite en accuser publiquement certains opposants au fazendeiro5. Les
populations de Enchu et Capão do Cedro, pour leur part, vécurent un
véritable siège. Il leur fut interdit de travailler, le bétail fut confisqué. Sur les
bords du fleuve, l'enfermement, la promiscuité, conjugués à plusieurs années
successives de pluies insuffisantes, créèrent une situation paroxystique.
Ainsi donc, les familles de Rio das Rãs ne firent pas toutes front au
fazendeiro. Aux situations particulières les plus hétérogènes se conjuguèrent
des comportements dont le contraste et la confrontation mirent en évidence
l'existence d'une véritable fracture. Certes, Carlos Bonfim s'y entendit à jouer
la carte de la division et il ne fait nul doute que sa stratégie se révéla
profondément destructurante pour la population. Toutefois, par-delà les
positions des uns et des autres, et par-delà la situation de crise et son cortège
de drames personnels et de tragédies collectives, il apparaît que les divisions
internes étaient déjà en gestation, portées par des dynamiques de
transformation en profondeur de Rio das Rãs et de sa population.
5. Il s'agissait de convaincre la justice que les violences et les infractions étaient le fait de
la population, et non du fazendeiro.
266 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Lorsque nous nous intéresserons aux élites politiques de Rio das Rãs, il
sera proposé une analyse des logiques de la participation individuelle à
l'association de Bonfim et de celles ayant conduit à assumer une posture de
résistance. Dans l'immédiat, bornons-nous au constat de l'hétérogénéité des
comportements et essayons de comprendre les dynamiques plus générales de
changement au sein desquelles ces comportements s'inscrivent et prennent
leur sens.
Puis, dans les années soixante, le voyage à São Paulo se banalisa : sur
place, dans la favela de Jardim Mauá, un véritable réseau se constitua pour
les habitants de Rio das Rãs. Tout était assuré : le logement, le travail. "L'un
partait, l'autre arrivait", explique-t-on, comme pour décrire les rouages d'un
mécanisme bien rodé. Dans les abattoirs, les places étaient garanties. C'est
qu’"avec la vie dans la fazenda, on connaissait bien la viande"… Les filles
travaillaient comme employées domestiques. Certaines familles se
sédentarisèrent de nombreuses années, et parfois même ne rentrèrent jamais.
Leurs enfants firent des études. C'est le cas de Jorginho, élevé à São Paulo
pendant dix-huit ans, de Paulina qui obtint son diplôme d'études secondaires,
et de beaucoup d'autres encore.
Quand on revenait, "on avait une tête différente", qui donnait un
ascendant sur ceux qui n'étaient jamais partis, on s'exprimait dans un
nouveau vocabulaire, avec un accent différent. Les candidats au départ
bénéficiaient des expériences. "Aujourd'hui ce n'est plus pareil, tout le monde
est allé à São Paulo, alors on ne peut plus dire ou faire n'importe quoi".
Paulo, qui vient de rentrer en catastrophe (aidé financièrement par un voisin
de Rio das Rãs vivant aussi à São Paulo) à la suite d'une mauvaise bagarre
dans la favela, a beau jouer au dur avec sa casquette retournée, façon rapper
nord-américain, et un radiocassette flambant neuf, hurlant les derniers succès
de la métropole, il n'impressionne plus personne. Les jeunes l'écoutent,
amusés, déballer, entre deux verres de cachaça, ses projets de plantation de
marijuana et de braquage de la banque voisine. Paulo est un raté, un clown
(um palhaço), tout le monde le sait.
S'il est indéniable que le conflit de terre a accentué les départs, le voyage
à São Paulo constitue donc aujourd'hui une pratique régulière et totalement
banalisée. Il ne s'agit plus d'une terre d'aventures à conquérir, mais d'un
univers familier, d'un espace social, affectif et économique pleinement
intégré, et investi dans le prolongement même de l'univers quotidien de Rio
das Rãs. Au sein des stratégies économiques et familiales, du rapport à la
santé, dans les projets de mariage, les deux espaces s'informent
continuellement et entretiennent une véritable relation de complémentarité.
Odilo et Flosino sont à São Paulo. Par le bus, ils ont envoyé à leurs parents
de Rio das Rãs 200 reais (en 1996, soit, cette année-là, environ mille francs)
pour acheter chacun une vache. Dans le même bus, d'autres enveloppes
avaient aussi circulé, et l'on parle alors de faire un achat groupé de cinq ou
six vaches, à un meilleur prix. Wilson, qui fait des projets d'équipement pour
la construction d'une boulangerie, s'apprête à partir. Il a calculé que, dans six
mois, il pourrait rentrer avec l'argent nécessaire. Adelino et sa femme partent
également, rendre visite à leurs sept filles, qui travaillent à São Paulo.
Certaines se sont mariées sur place, et depuis le dernier voyage, de nouveaux
petits-enfants sont nés. Les deux voyageurs comptent bien remercier leurs
enfants pour l'argent envoyé, avec lequel on a enfin pu couler un sol en
ciment dans la maison familiale et acheter d'occasion un frigo à gaz.
Dominga aussi s'apprête à partir, elle souffre des dents, et il est bien plus
268 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
facile et meilleur marché de se faire soigner dans les hôpitaux publics de São
Paulo que de payer une fortune dans une clinique privée de Bom Jesus da
Lapa. Elle en profitera pour rendre visite à sa fille, ses paniers pleins des
produits de la terre natale. C'est ainsi toutes les semaines. "L'un part, l'autre
arrive".
Il est évident que, pour banalisés et intégrés qu'ils soient, ces
déplacements à São Paulo, qui se sont nettement intensifiés au cours des
dernières années, n'en ont pas moins eu une influence déterminante sur la
structure sociale de Rio das Rãs, ainsi que sur les pratiques et les stratégies
de ses habitants.
6. Cf. Euclides (Cunha da), op. cit., Queiroz (M.I. Pereira de), op. cit., Delaunay (Daniel),
op. cit.
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 269
lesquelles travaillent de façon journalière deux de ses voisins. Ils sont payés
selon les tarifs pratiqués dans la région. Depuis 1998, Sines a définitivement
abandonné le travail des champs : il est désormais chauffeur de bus salarié.
C'est lui qui effectue les déplacements aujourd'hui quotidiens entre Brasileira
et Bom Jesus da Lapa7. A Rio das Rãs, son emploi est très envié, même si
l'on raille volontiers ses débuts épiques, lorsqu'il avait embourbé le véhicule
et qu'il avait fallu atteler les bœufs pour que le voyage pût reprendre son
cours. Depuis 1995, Jorginho est fonctionnaire de l'éducation nationale. Il est
employé à Brasileira par la municipalité de Lapa, en tant que professeur non
diplômé (leigo). C'est lui qui donne les cours d'alphabétisation. En
complément de son maigre salaire (300 francs par mois pour une moyenne de
six heures de cours par jour), il a ouvert un petit étal proposant cachaça,
cigarettes, riz et autres produits de consommation de base. En 1998, Wilson,
de retour de São Paulo, décide d'ouvrir la première "boulangerie" de Rio das
Rãs. Il a aménagé un four dans sa maison, et cuit son pain quotidiennement,
qu'il part vendre lui-même au porte-à-porte, à bicyclette. D'autres encore ont
délaissé leurs champs pour se consacrer à une activité dont ils espèrent
pouvoir vivre : Maria (dont le mari travaille à São Paulo) a acheté un frigo à
gaz approvisionné toutes les semaines en bières, qu'elle vend un bon prix. En
deux ans, deux centres spirites ont ouvert à Brasileira, et le succès de l'un et
l'autre a assuré à leurs "présidents" respectifs des revenus et dons divers leur
permettant de faire face au quotidien sans labour aucun. Il n'y a bien sûr rien
de comparable avec le centre spirite d’Andrelino, à Enchu, et son "hôpital",
un complexe de plusieurs bâtisses construites en dur, abritant des malades
venus de toute la région et parfois d'ailleurs. Cela fait longtemps
qu'Andrelino paie - très correctement - la main d'œuvre qui travaille dans ses
champs et que son fils ne prend pas le bus pour aller en ville : son père lui a
acheté un véhicule tout terrain flambant neuf, en dédommagement de l'avoir
fait rappeler de São Paulo, où il vivait très heureux. Andrelino est, de loin,
l'homme le plus riche de Rio das Rãs.
Trois éléments peuvent permettre de mieux comprendre ce processus de
spécialisation.
A l'occasion des voyages à São Paulo, nombreux furent ceux qui apprirent
une profession : chauffeur, cuisinier, équarrisseur, ouvrier, garde de sécurité,
maçon. C'est à São Paulo que Wilson a appris à faire le pain, que Sines a
obtenu son permis de conduire et que Jorginho a réussi les examens scolaires
grâce auxquels il est aujourd'hui professeur. Certes, la plupart des métiers
appris à la ville n'étaient pas susceptibles d'être exercés à Rio das Rãs. Pour
ceux qui parvinrent à s'intégrer, et pour ceux-là seulement, c'est surtout le
7. Lors de ma première arrivée à Rio das Rãs, en 1995, le bus passait de une à deux fois
par semaine sur les pistes de terre de Brasileira. Aujourd'hui, il circule quotidiennement.
Mieux encore : la nuit, le véhicule stationne sur place, devant la maison de Sines, ce qui
s'est révélé très pratique lorsqu'un groupe suffisamment nombreux décide, par exemple,
de participer à l'un des gigantesques jeux de bingos nocturnes régulièrement organisés sur
la plus grande place publique de Bom Jesus da Lapa.
270 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
massif et souvent définitif. A Brasileira, plus de 80% des filles non mariées
de moins de 24 ans ont quitté la région, ce qui crée un réel déséquilibre
démographique au sein de la dernière génération8 et constitue pour les
garçons, hantés par le célibat, une véritable blessure. Aux yeux de ces filles,
rompues à la vie citadine, la condition de leurs mères paraît comme le
repoussoir extrême de leurs aspirations : aucune indépendance, aucun
revenu, une vie âpre, faite de tâches pénibles, qui n'offre à la féminité aucun
espace d'expression et aucun répit dans le rythme incessant des procréations.
Les filles, quitte à être employées domestiques toute leur vie, préfèrent la
ville. Parfois, on les voit rentrer, poussées par le drame d'une grossesse non
désirée. Il arrive que de la ville voisine, une belle voiture s'aventure
jusqu'aux chemins poussiéreux de Rio das Rãs. On vient recruter une
employée domestique. Celles de Rio das Rãs jouissent d'une excellente
réputation d'honnêteté…
Enfin, le troisième élément est en quelque sorte une synthèse logique des
précédents. Il peut être résumé par l'idée d'une monétarisation générale des
rapports économiques et sociaux. São Paulo aura appris que toute peine
mérite salaire, et le moins que l'on puisse dire, c'est que ce principe fut
directement transposé à Rio das Rãs, sans les nuances qu'une structure
économique très différente aurait pu requérir. Aujourd'hui, tout se monnaie,
"tout a de la valeur", comme se lamente le vieux Marcelo.
Lorsque l'on sait à quel point l'argent a transformé les rapports internes,
on comprend mieux les lamentations de Marcelo. La main d'œuvre que l'on
obtenait autrefois grâce au mutirão (travail collectif) est désormais payante.
Même dans les situations d'urgence, comme la crue brutale du fleuve, le coup
8. En raison de la circulation permanente entre Rio das Rãs et São Paulo, il est difficile
d’établir une statistique fiable sur le ratio filles/garçons. Une évaluation d’une pour quatre
semble néanmoins une bonne approximation. Il est évident que l’impossibilité dans
laquelle les hommes jeunes se trouvent de fonder un foyer fait de ces derniers des
candidats au départ. Beaucoup n’attendent que de trouver l’argent du voyage et
l’opportunité de l’entreprendre dans de bonnes conditions.
272 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
qui était de règle "avant". Que ce soit pour le déplorer - "avant on avait la
considération de ne pas défaire ce que les anciens avaient fait" - ou pour s'en
féliciter "maintenant tout le monde peut se marier avec tout le monde, il n'y a
plus de distinction", on s'accorde à reconnaître que les anciens ont perdu de
leur autorité, comme le montrent aussi les manifestations d'irrespect dont
sont parfois victimes les vieux chefs de famille. Combien de fois le vieil
Honório, pourtant si empreint de sagesse, et qui fut jadis vaqueiro et même
préposé de la fazenda, a-t-il été raillé publiquement pour son physique de
Nagô ou sa manière de marcher ? Dans le bus s'en revenant de Lapa,
Adelino, un homme âgé d'une grande dignité, est pris à partie par deux
individus plus jeunes, ses voisins de la Brasileira. L'un d'eux, qui s'est assis
juste derrière, s'amuse à lui retirer son chapeau pour tapoter son crâne
presque chauve. L'opération est renouvelée plusieurs fois, puis l'on finit par
confisquer le chapeau qui est propulsé dans les airs de mains en mains…
"aujourd'hui il n'y a plus de respect" conclut sur le ton de la sentence le vieux
Reneiro à qui je rapportais la scène…
Bien sûr ces actes pitoyables ne sont le fait que d'une minorité, et la
plupart continue de solliciter respectueusement chaque matin la bénédiction
de leurs aïeux ("Benção meu tio!", et l'oncle répond "E Deus que lhe
abençoa"). Il est fréquent que l'on rentre précipitamment de São Paulo au
chevet d'un parent malade et, dans certaines familles, l'ordre du père est
encore prééminent sur toute velléité d'indépendance. Par ailleurs, on n'oublie
pas que c'est souvent grâce aux plus âgés que l'on arrive à survivre, depuis la
loi sur les retraites agricoles qui assure un revenu mensuel d'environ 100
reais (500 F. en 1998). Le fait est, cependant, que la discipline familiale n'est
plus de règle : il arrive que certains fils laissent leur père s'en aller seul au
champ et manifestent ouvertement leur désaveu vis-à-vis des anciens que la
pauvreté - largement accentuée par le conflit - a achevé de discréditer. Les
filles, comme il a été dit précédemment, sont sans doute devenues les plus
systématiques dans leur opposition aux "valeurs traditionnelles". Quitte à
envoyer tous les mois à sa famille le billet légitimant et presque expiatoire,
on préfère vivre à distance.
Parce que c'est bien ce dont il s'agit, non pas l'effondrement de ces valeurs
traditionnelles, mais leur situation concurrentielle au sein d'un même univers,
désormais traversé par des influences multiples et souvent contradictoires. Le
voyage à São Paulo, dans sa banalisation, a sans aucun doute largement
contribué à ouvrir le champ social de Rio das Rãs à des réseaux relationnels
beaucoup plus larges. Ainsi, alors qu'auparavant, les prénoms attribués
étaient souvent ceux du père, du grand-père ou d'une personnalité locale, ils
se calquent désormais fidèlement sur les novelas à la mode que l'on suivait à
São Paulo. Alors qu'auparavant, les prénoms exprimaient directement le
"réseau symbolique" de la filiation (Zé Nagô a ainsi pris le nom et le surnom
de son grand-père…), aujourd'hui, ils expriment surtout le désir de
modernité. Plus conséquentes ont été les influences religieuses évangélistes
(crentes) subies dans la métropole. Converti sur place, on s'en retournait à
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 275
Rio das Rãs avec "une nouvelle tête", mais aussi avec une nouvelle
appartenance, celle à des églises diverses qui n'ont jamais manqué
d'accompagner leurs nouveaux fidèles sur leurs terres d'origine, notamment
en les articulant aux réseaux locaux. Ce point sera développé plus avant,
mais indiquons d'emblée qu'à Rio das Rãs l'appartenance religieuse a joué un
rôle déterminant dans la redéfinition et la réorganisation des affinités (cf.
chap. VIII). Et puis, surtout, c'est la diversification des logiques économiques
qui a profondément bouleversé les rapports sociaux internes : d'abord en
favorisant, par l'éclatement des expériences, l'individualisation des
comportements. L'expérience de Wilson n'est pas celle de Waldemar, et tous
deux ont par la suite cherché à suivre des logiques en accord avec un "champ
des possibles" largement structuré par ces expériences individuelles. Ensuite,
parce que nombre de ces "nouvelles logiques" furent porteuses d'un projet
nécessitant l'articulation à des réseaux externes, politiques, bancaires,
associatifs. Enfin, c’est toute l'expérience des anciens qui est frappée
d’obsolescence. Quand elle ne permet plus de signifier le présent, c'est du
même coup la légitimité et la source d'un pouvoir qui disparaît.
Conclusion
A la veille du conflit de terre, Rio das Rãs connaît donc une redéfinition de
sa structure sociale. Il s’agit de processus somme toute très généraux, et qui
ont déjà fait l'objet de nombreuses analyses9. Le fait est que la brutale arrivée
de Carlos Bonfim n'a pas provoqué l'irruption de la modernité dans une
population qui s'en était jusqu'alors "préservée", comme l'imagerie des
"communautés noires" voudrait trop souvent le donner à croire. Il importe
alors de nuancer le statut "d'événement" du conflit de terre par rapport à ces
bouleversements. Non pour nier la nature violente et déstructurante du
conflit. Mais parce que les réponses au fazendeiro s'inscrivent et prennent
leur sens dans des dynamiques de changement diachroniques et
synchroniques dépassant largement le seul conflit de terre. C'est aussi à partir
de ces dynamiques que le quilombo va être appréhendé.
9. Depuis les travaux de Durkheim qui voyait dans la division du travail social le principe
transformateur des solidarités, les sciences sociales n'ont jamais cessé de s'interroger sur
l'émergence de l'individu dans les sociétés "modernes" et sur les causes de cette
individuation sur les mécanismes de régulation sociale. On trouvera une bonne analyse
des "sociologies de la modernité" dans l’ouvrage du même nom de Danielo Martuccelli,
op. cit.
CHAPITRE VIII
1 - L'irruption du quilombo
C'est en 1992 que, pour la première fois, il fut question de lancer une
procédure d'application du Titre 68 sur les "communautés rémanentes de
quilombo", pour tenter de débloquer, en faveur des habitants de Rio das Rãs,
une situation juridique enlisée dans les méandres d'une trop incertaine
réforme agraire. Il doit être rappelé que l'instigation de cette nouvelle phase
stratégique fut exclusivement le fait d'acteurs urbains : le député Alcides
278 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Quilombo ?
Ainsi donc, l'emploi du terme mucambo par les intervenants externes, qui
comprirent que quilombo était sans signification locale, fut-il également
générateur d'incompréhensions, parce que les réalités qu'il désignait ne se
correspondaient pas. La confusion devint totale lorsqu'au cours
d'innombrables réunions sous le pied de juazeiro de Brasileira, les
partenaires de Rio das Rãs tentèrent d'expliquer à la population que son
Mucambo était un mucambo, un quilombo et que, par conséquent, eux-
mêmes étaient des descendants de quilombolas.
Une dernière question de vocabulaire acheva de semer le trouble dans les
esprits : il s'agit de la rhétorique communautaire, constamment utilisée aussi
bien par la CPT (cf. chap. IX), que par le Syndicat des travailleurs ou les
enquêteurs de Brasília. En s'adressant aux habitants comme aux membres
d'une "communauté" qu'il s'agissait de protéger, de préserver, non seulement
les partenaires urbains utilisaient une terminologie inconnue à Rio das Rãs
- qui ne s'est jamais représentée en terme de "communauté" - , mais ils se
référaient à une image sociale qui était loin de correspondre à la réalité des
rapports sociaux internes. D'une part, la constitution de Rio das Rãs en
groupe social était récente (cf. chap. IV) ; d'autre part, dans le chaos des
délocalisations, la "communauté" qui se créa soudainement à Brasileira était
davantage le fait du fazendeiro que le résultat de générations d’une vie
communautaire harmonieuse, telle que celle évoquée systématiquement par
la CPT. C'est sans doute aussi bien à l'usage du mot qu'à la réalité qu'il
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 281
2. Il faut préciser que l'accès au Mucambo avait en outre été bloqué par les barbelés posés
par Bonfim, si bien que les plus jeunes n'auraient, de toute manière, pas pu s'y rendre…
282 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
famille locale. Nombreux furent ceux qui réclamèrent "le droit à avoir un
professeur blanc"3.
L'imposition du quilombo
3. Quelques mois plus tard, le hasard des nominations voulut qu’un professeur blanc fût
nommé, en plus de Jorginho, le professeur noir incriminé. Celui-ci se souvient encore de
l’épreuve douloureuse qui s’en est suivie : " J'ai su qu'il y avait eu des gens pour dire que
ça y était, que maintenant les enfants étudieraient avec un professeur blanc, et plus jamais
avec un noir. Entre nous, compte tenu des origines des gens du coin, je pensais que ces
choses auraient été oubliées, mais qu'il y ait encore eu ces histoires... Je suis resté
incrédule devant tout ce qu'il y a ici comme préjugés. Mais je vais m'arrêter là, ça vaut
mieux".
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 283
quotidienne de Rio das Rãs, que le quilombo est devenu plus visible aux
yeux de ceux qui en étaient les victimes.
alors profondément atomisée (cf. chap. VII). D'autre part et surtout, les
directives de la Fondation Palmares et des autorités judiciaires eurent pour
effet de multiplier les antagonismes. Le choix du quilombo se révéla très vite
bien moins neutre qu’une simple posture de résistance au fazendeiro. Il ne
s'agissait plus seulement de défendre ses terres ; les quilombolas devaient
également endosser un certain nombre de contraintes inhérentes au processus
de reconnaissance de Rio das Rãs, comme "communauté rémanente de
quilombo", contraintes dont les "contras" furent les principales victimes.
Ainsi, les divers procès juridiques en cours sur la propriété de Rio das Rãs
avaient eu pour conséquence de neutraliser la légalité des titres de propriétés
individuels de ceux qui en étaient porteurs. Alors que des projets de
valorisation des terres avaient été construits au sein de l'association de
Bonfim (achat de bétail, culture d'exportation, irrigation), ces derniers ne
pouvaient aboutir, parce que les banques refusaient tout crédit aux habitants
de Rio das Rãs, tant que le conflit ne serait pas résolu. Certains "contras" qui
étaient allés se renseigner à la Banque du Brésil de Bom Jesus da Lapa
s'étaient en outre fait expliquer que, si les titres devenaient collectifs, tout
accès au crédit serait définitivement fermé, la législation en vigueur ne
prévoyant pas la possibilité de financements privés sur des terres collectives.
Par ailleurs, certains porteurs de titres avaient commencé à faire commerce
du bois de leurs terres. Alertés, les partenaires urbains du quilombo avaient
alors obtenu de la justice la cessation de toute activité extractrice, tant que le
statut des terres n'aurait pas été défini. Après des années de blocage des
activités agricoles, pendant la période dure du conflit, et alors qu'ils pensaient
que leur compromission avec le fazendeiro leur permettrait tout au moins de
poursuivre leurs projets, les petits propriétaires de Rio das Rãs voyaient à
nouveau leurs activités entravées. Le quilombo et ceux qui le défendaient
furent désignés comme responsables. Enfin, après la reconnaissance
officielle de Rio das Rãs comme "communauté rémanente de quilombo", la
Fondation Palmares avait envoyé sur place des anthropologues porteurs d'une
directive requérant que tout individu qui serait jugé "intrus" (par l'association
Quilombola) devrait définitivement quitter les lieux. Certains porteurs de
titres furent littéralement pris de panique. Le leader des "contras", plusieurs
mois après, se remémorait avec colère l’incident : "La femme
(l'anthropologue de Brasília) a mis le feu ("jogou fogo"), en disant qu'il ne
pourrait y avoir qu'une seule association, qu'on devrait partir… j'ai resserré
les rangs parce que je ne voulais pas céder au chantage". Le quilombo avait
fait peur.
On comprend alors comment ces contraintes liées et imputées au
quilombo se transformèrent en autant d'antagonismes irréductibles. On peut
aussi émettre l'hypothèse que ces antagonismes étaient davantage la
conséquence de l'emprise du quilombo sur divers registres de réalité
(foncière, économique, etc.), qu'il tendait à transformer, que de l'opposition
entre deux univers de valeurs concurrents (la "communauté" contre l'intérêt
privé, la tradition contre la modernité). D'une part, en effet, la propriété
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 287
Le protestantisme est déjà ancien à Rio das Rãs, puisque, dès les années
1940, les premiers crentes4 se réunissaient régulièrement à Brasileira, dans la
maison du préposé de la fazenda. Il n'y avait encore ni église, ni pasteur. Ce
qui n'était à l'origine qu'une forme de spiritualité hésitante, révélée de
manière très succincte et dépouillée par des voyageurs de passage5, devint
par la suite une véritable organisation religieuse. Les cultes pentecôtistes, en
expansion régulière à Rio das Rãs, se sédimentèrent et s’institutionnalisèrent
progressivement, par le biais d'une affiliation et articulation à des réseaux
nationaux. Il existe aujourd'hui principalement deux églises, l'Assemblée de
4. Crente : littéralement "croyant". Ainsi sont désignés au Brésil les membres des groupes
pentecôtistes.
5. De nombreux ouvrages ont été écrits sur la diffusion du protestantisme en Amérique
Latine. On pourra se reporter au livre Le protestantisme en Amérique Latine : une
approche socio-historique de Jean-Pierre Bastian, et notamment à son analyse sur les
"synchrétismes pentecôtistes ruraux" (p. 228-232). Histoire et Société n° 27, ed. Labor et
Fides, 1994, 324 p.
288 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Dieu (Assembleia de Deus) et Dieu est Amour (Deus é amor). Elles diffèrent
objectivement fort peu par leurs pratiques du culte, bien que ce soient
souvent des subtilités liturgiques qui sont invoquées comme fondement
même des identités respectives. En revanche, les groupes qu'elles constituent
se sont révélés porteurs de logiques sociales hétérogènes, si bien qu'ils
occupent aujourd'hui un espace social bien distinct au sein de Rio das Rãs.
Dans les deux cas, ces logiques ont été génératrices de comportements
collectifs parfois très marqués à l'égard de la question de la terre et du
quilombo.
L'Assemblée de Dieu est le groupe le plus anciennement constitué et le
plus important. Entre les années 1940 et 1950, plusieurs chefs de famille des
bords du fleuve s'étaient déjà convertis, même si la plupart ne furent baptisés
que beaucoup plus tard. L'Assemblée de Dieu est aujourd'hui scindée en
deux groupes : l’un sur les bords du fleuve, fort de 44 membres adultes, et un
autre à Brasileira, comptant 12 membres adultes. Ce dernier, constitué
récemment (en 1991), dépend administrativement du premier. Chaque
groupe dispose d'un lieu de culte et se réunit plusieurs fois par semaine.
L'Assemblée de Dieu est bien articulée à des réseaux régionaux très actifs.
Malgré l'éloignement et la difficulté d'accès, il n'est pas rare que des pasteurs
ou des fidèles des environs viennent animer un culte ou porter un
témoignage. Une fois par an, un grand rassemblement a lieu à Rio das Rãs
même, réunissant plusieurs centaines de personnes de toute la région.
Les deux groupes de l'Assemblée de Dieu se sont constitués, à l'origine,
autour d'un noyau familial principal, puis se sont ouverts, bien qu'à des
degrés différents, à des fidèles provenant d'autres groupes familiaux.
Aujourd'hui, on peut dire que, sur les bords du fleuve, la famille n'est plus un
facteur exclusif d'appartenance, tant le groupe rassemble désormais des
individus de parentés très hétérogènes. De plus, si dans certains cas demeure
une logique familiale d'engagement (par exemple, chez les Batistas, six des
sept chefs de familles sont crentes), dans d'autres cas, les appartenances
religieuses sont éclatées au sein même des familles nucléaires : il y a, sur les
bords du fleuve, 12 couples "mixtes", c’est-à-dire dont les conjoints ne
fréquentent pas la même église. A Brasileira, en revanche, la logique
familiale reste au cœur de l'engagement religieux. Le groupe est constitué
d'un noyau de deux frères ayant épousé deux sœurs, autour duquel gravitent
essentiellement des parents et affiliés. Les quelques individus extérieurs au
groupe familial sont des fidèles de l'Assemblée de Dieu, convertis à São
Paulo, comme dona Dominga, qui, entre deux voyages, trouve tout naturel de
fréquenter l'antenne locale de l'église à laquelle elle est affiliée. Elle
n'appartient cependant pas au groupe de la même manière que ceux pour qui
l'appartenance religieuse se superpose à l'appartenance familiale. Nous allons
voir à quel point cette cohésion interne se traduit par une logique d'exclusive
à l'égard de toute autre forme d'affiliation.
Le troisième groupe crente, Deus é Amor, fut fondé en 1993 par Gabriel,
un vieux chef de famille de la Brasileira. Ce dernier a "ramené" son église
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 289
d'un voyage à São Paulo. Là-bas, il avait prit l'habitude d'écouter les
évangiles à la radio et, selon sa propre expression, il a "trouvé cela beau". La
radio indiquait des contacts dans la ville et le processus pour fonder sa propre
église. Aujourd'hui, 17 personnes se réunissent plusieurs fois par semaine
dans l'église de Gabriel, une petite baraque en pisé construite dans la cour
même de sa maison. Il s'agit notamment de vieux chefs de famille, comme
Adelino, Reneiro, Zé, tous âgés entre d’une soixantaine d’année, et qui
étaient déjà crentes depuis longtemps avant de fréquenter l'église. La grande
majorité des membres étaient originaires de Brasileira avant les
délocalisations, mais ne s'étaient jamais vraiment intégrés au sein du groupe
de l'Assemblée de Dieu. On comprend alors comment Deus é Amor a pu
fournir une alternative à cette population, qui ne désirait pas nécessairement
se rassembler sous l'autorité de l'église des bords du fleuve.
La sédimentation de groupes pentecôtistes à Rio das Rãs ne s'est pas faite
sans une série de crispations et d'antagonismes avec la population catholique.
Il faut dire que comme partout en Amérique Latine, le discours crente repose
sur la critique - souvent acerbe - du catholicisme : à Rio das Rãs, comme
ailleurs, on raille les images saintes et ceux qui les idolâtrent. On se moque
de l'abandon dans lequel l'église catholique plonge les zones rurales : "les
catholiques portent hommage à qui ne fait rien pour eux", résume un crente
des bords du fleuve. De fait, il se passe des mois sans qu'une messe soit
célébrée dans la fazenda, alors que les crentes, insistent volontiers ces
derniers, se réunissent plusieurs fois par semaine. Les catholiques sont aussi
stigmatisés pour la tiédeur de leur foi et leur méconnaissance des écritures : à
Rio das Rãs, jamais une chapelle n’a été construite, alors qu'il y a déjà trois
églises pentecôtistes, et tous les crentes - qui eux, ont fait l'effort d'apprendre
à lire, entend-on souvent - possèdent une bible qu'ils lisent régulièrement.
Enfin, rien ne provoque davantage d'irritation chez les non crentes de Rio das
Rãs que le discours du "peuple élu", systématiquement invoqué dans l'ardeur
prosélyte de certains : seuls les crentes seront appelés à "monter", la prière
catholique n'offrant pas le salut. Cândido raconte les tentatives de conversion
dont il fut l'objet lors d'un voyage à São Paulo :
"Ils (le couple qui l'hébergeait) m'amenaient à leur église. Là, un gars a
dit : "tu es de la loi catholique" ? J'ai dit oui. Alors il a dit : "tu dois
bien comparer, ici on va à l'église tous les jours". Après plusieurs
jours, j'ai fini par dire : "dans la loi des crentes, je n'entre pas" (…)
Alors ils ont répondu : "non, mais après, Dieu va entrer dans ta tête, il
va te donner l'entendement, tu vas être crente, comme nous". Les fois
suivantes, je suis resté à la porte".
Pour prendre toute la mesure des tensions qui naissent de ces discours,
voici encore le témoignage de l'institutrice de Rio das Rãs, excédée par les
rixes permanentes entre crentes et catholiques, qui troublent ses
enseignements :
290 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
"Dans la classe, on est sensé prier, n'est-ce pas ? Alors les enfants me
répondent : nous on ne prie pas. Alors j'explique que le Nom du Père,
il n'y a que les catholiques qui le disent, mais les crentes, au moins,
doivent se lever, parce que ça fait partie de l'éducation. Ils refusent de
se lever. C'est leurs parents qui leur donnent la consigne, n'est-ce pas.
Une fois, j'ai dit "Marie du ciel !". Alors un père est venu me dire
d'arrêter avec ces histoires de Marie, et que les enfants ne prieraient
pas. Il n'a pas voulu croire qu'il ne s'agissait pas de prier, c'était juste
une expression. Les catholiques réagissent beaucoup aux critiques, ils
se moquent des crentes. Le professeur Jorginho a dit qu'il allait faire
des enseignements juste pour les crentes ! Moi, si je n'intervient pas,
ils se battent. Parce que les crentes, quand ils discutent, ils vont loin,
ils croient qu'il n'y a que leur côté qui est juste. Même avec moi : "je
veux que tu montes, Nelsa ! Je ne veux pas que tu sois brûlée ! Ils
pensent qu'ils sont les seuls qui monteront. Alors les autres : "et alors,
crente ! Tu vas monter, où ça ?" Et les crentes : "ouais, il y a que nous
qui allons monter, et pas vous !". Une fois je donnais un cours à une
petite, et elle a commencé : "je m'en fiche d'apprendre à lire, moi, il n'y
a que monter qui m'intéresse (…)".
n'hésitent pas à se convertir dans le seul but de les fréquenter, m'a avoué l'un
d'entre eux avec une certaine honte. Un incident qui aurait pu être dramatique
est survenu à Capão do Cedro, lorsque, par boutade, un garçon catholique a
salué "beau-père", le père crente d'une demoiselle qu'il convoitait. Ce
dernier, pris d'un doute soudain quant à la vertu de sa fille, n’hésita pas à
s'emparer de son arme et à courser le plaisantin à travers champs. Selon
l'institutrice, les parents crentes de Rio das Rãs ne laissent pas leurs filles
continuer leurs études à Bom Jesus da Lapa, "parce qu'ils pensent que, là-
bas, les filles se perdent. Ils veulent juste qu'elles apprennent à lire, signer
leur nom, puis ils les enlèvent de l'école".
Il n'est pas étonnant, compte tenu d'une telle logique de fermeture des
groupes pentecôtistes, que la position de leurs membres par rapport au
quilombo et au conflit de terre ait été largement médiatisée par leur
appartenance religieuse. L'existence de comportements relativement
hétérogènes entre les divers groupes crentes incite toutefois à nuancer ce
constat. Si la grande majorité des fidèles s'est largement désengagée du
conflit de terre, cette non-participation s'échelonne entre la souveraine
indifférence et l'opposition active.
Sur les bords du fleuve, être crente à l'Assemblée de Dieu fut très
nettement un facteur de non participation à l'association Quilombola, même
si aucun des fidèles n'eut jamais la moindre compromission avec le
fazendeiro ou son association. Il est vrai que la majorité d'entre eux résidait
dans une zone à l'extrémité de la fazenda, qui fut moins concernée par les
relocalisations. Par ailleurs, la famille des Batistas, qui a constitué longtemps
le noyau central de l'Assemblée de Dieu, cultivait traditionnellement la terre
sur une île du São Francisco, échappant au contrôle de Bonfim6. Il reste
qu'après la phase de résistance initiale de toute la population des bords du
fleuve aux projets de Bonfim, les crentes se démobilisèrent rapidement. A
l'exception de Paulo, pas un seul membre actif de l'association Quilombola
n'était crente. Quant à ce dernier, il faut préciser qu'il avait été auparavant
banni de l'Assemblée, après avoir tenté de réaffilier le groupe à une autre
église pentecôtiste. Cette démobilisation s'explique d'abord par le fait que le
projet quilombola était animé par la CPT, de confession catholique, dont la
représentante était en outre une sœur religieuse. Toutefois, le comportement
opiniâtre et courageux de cette dernière, de surcroît exempt de tout
prosélytisme, fit rapidement oublier son appartenance religieuse. Par la suite,
alors que la solution du quilombo semblait définitivement s'imposer, la
présence de la sœur Miriam n'empêcha pas les crentes de l'Assemblée de
Dieu de se réinvestir peu à peu dans l'association. Leur retrait apparaît alors
rétrospectivement davantage comme la conséquence d'une fermeture du
groupe autour de ses pratiques religieuses (le simple fait que les réunions de
6. Toutes les îles des voies fluviales sont la propriété de l'État et sont administrées par le
ministère de la Marine. Un droit d'occupation pour travail agricole peut être accordé sur
demande, et selon des critères précis de taille d'exploitation.
292 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
"Les crentes ont remis cette responsabilité (de la lutte) entre les mains
de Dieu. Nous avions Dieu comme défense, pour nous aider à vaincre
la bataille. Toujours priant. Les gens qui ont marché à nos côtés dans
cette bataille étaient envoyés par Dieu. L'église Assemblée de Dieu a
apporté un appui en stimulant la communauté. C'est vrai que dans la
lutte, il n'y a pas eu de participation. Spirituellement, il y a eu cette
grande avancée" (Paulo).
La Vila Martins
7. S'agissant de ce groupe spécifique, nous rejoignons tout à fait les analyses de Jean-
Pierre Bastian sur le pentecôtisme rural qui, dit-il, se développe "dans le sens du
renforcement de l'autonomie du groupe social concerné" plutôt que dans celui d'une
transformation en profondeur du protestantisme (p. 231-232). En revanche, Bastian voit
dans ce "catholicisme de substitution" une logique de "maintien des facteurs traditionnels
de cohésion sociale". Il semble que le développement du pentecôtisme à Rio das Rãs soit
davantage une tentative de recomposition du champ social au sein de la modernité qu'un
réflexe visant à la restauration de l'autorité familiale. D'une part, comme nous l'avons dit,
et à l'exception du dernier groupe considéré, la famille n'est plus au principe de cohésion
des églises pentecôtistes, d'autre part, celles-ci sont d'inspiration éminemment urbaine :
"Dieu bénisse le Président de la République, Dieu bénisse les ministres, Dieu bénisse les
auxiliaires du gouvernement", a-t-on pu entendre à Rio das Rãs, au cours d'un prédicat
particulièrement vigoureux. Au-delà des discours, les deux églises pentecôtistes sont
articulées à des réseaux qui servent bien souvent de tremplin à la conquête d'une certaine
modernité. C'est par l'église que Sines a obtenu son emploi de chauffeur de bus, c'est par
l'église que l'on cherche à sortir de l'"arriération" (atraso) de l'analphabétisme, c'est
encore par l'église que tout un chacun à l'occasion de se déplacer régulièrement au sein de
la communauté des "croyants", etc.
8. Un incident à propos de cette voiture accrédite l’idée que les deux frères et leur famille
cultivent un certain sentiment de supériorité. La voiture en question était bruyante. Dans
la salle de classe de Jorginho, un élève s’en était ainsi pris au fils de son propriétaire : "la
voiture de ton père fait tellement de bruit que personne n’arrive à dormir". Agacé par la
dispute qui s’était ensuivie, Jorginho a intimé l’ordre "d’arrêter de faire des histoires à
cause de cette vieille voiture". Le propriétaire est ensuite allé trouver Jorginho très en
colère, en lui reprochant d’avoir dit en pleine classe qu’il était pauvre. "Je ne sais pas ce
qui lui est passé par la tête, c'est un complexe qu'il a", tente d’expliquer Jorginho. Deux
années plus tard, les deux hommes étaient encore en froid.
294 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
"J'aime beaucoup aller là-bas (à la Vila Martins). Ce sont des gens très
unis et religieux. Là, quand je vais prier, les hommes participent, les
femmes participent et les enfants participent. Quand je vais prier de
l'autre côté, il n'y a personne. Il faut dire qu'il y a plus de crentes… ils
ne viennent pas. Là, à la Vila Martins, il y a de la samba, là, la femme
prie, la femme danse, la femme fait de tout".
9. Jeu qui consiste à lancer son cheval à vive allure, en tenant dans une main un bâtonnet
avec lequel il faut décrocher un anneau de petite taille suspendu au bout d'une corde
tendue entre deux arbres.
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 295
L'Association Quilombola
10. Depuis qu'il était devenu président de centre spirite, il lui était devenu pénible de
parcourir une distance jugée excessive pour ouvrir la porte à ses visiteurs….
11. L’analyse d’E. Pietrafesa de Godoi sur le peu d’impact des légalisations individuelles
dans des espaces appropriés collectivement se trouve confirmée par l’exemple de la Vila
Martins. E. Pietrafesa de Godoi, op. cit.
296 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
12. L'alinéa M de l'article deux du statut de l'association Quilombola stipulait même que
celle-ci devait "stimuler l'organisation des femmes et incorporer leur participation dans la
prise de décision collective et dans les postes à responsabilité de l'Association ".
13. La "solidarité mécanique" est ici comprise au sens de Durkheim, comme la solidarité
propre à un groupe faiblement différencié et homogène. Durkheim, Emile, De la division
du travail social, Paris, PUF, 1986 (1897).
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 297
14. Certains responsables quilombolas peuvent se targuer d'avoir effectué plus de trente
voyages à Brasília (15 heures de bus).
15. J'ai dû moi-même participer à cette manne, aussi peu souvent que possible. Ayant été
introduit sur place par la CPT, il était évident aux yeux de beaucoup, tout au moins au
début de mon séjour, que j'étais un relais de l'assistance matérielle dispensée par la CPT.
Il me fallut parfois refuser de donner de l'argent, ce qui ne m'a par ailleurs pas empêché
d'être relativement intégré au jeu des échanges de solidarité (le troc de poisson contre du
sucre, la participation à certains travaux des champs contre un panier de manioc, maïs et
autres pastèques). En revanche, après avoir fait savoir que je désirais acquérir un cheval
pour mes déplacements aux bords du fleuve, je n’ai pu qu’accepter celui que proposait le
président de l'association, ce dernier considérant à l'évidence que cela faisait partie de ses
prérogatives… malheureusement, la seule bête disponible, le "vieux gitan", portait bien
son nom, tant en raison de son âge avancé que par son tempérament vagabond…
298 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
16. Il était fréquent, le week-end, que les hommes de la diretoria de Brasileira rendent
visite à leurs collègues des bords du fleuve, en dehors de toute activité formelle de
l’association.
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 299
même de ses ennemis un groupe dont les membres lui étaient largement
inféodés.
Il a été précédemment évoqué la forte polarisation entre les deux
associations qui avait résulté des premières victoires du quilombo. Face à la
menace de perte des propriétés, l’association se transforma rapidement en un
groupe social solidement constitué et exclusif. Le processus fut globalement
le même que pour l’association Quilombola : à la densification de ses
relations internes correspondit une double dynamique d’autonomisation. Par
rapport à Carlos Bonfim, d’une part, ce dernier s’étant largement retiré de la
fazenda dans les dernières années du conflit, et par rapport au groupe social
de Rio das Rãs, d’autre part, ce qui instaurait une véritable fracture au sein de
Brasileira.
A l’instar des crentes de l’Assemblée de Dieu, toute activité, toute
initiative reliée d’une quelconque manière à l’association Quilombola était
boycottée. Aucune femme de "contra" ne participa au jardin communautaire.
Les hommes finirent par interdire à leurs femmes - catholiques - de se rendre
aux prières, invoquant le risque d’influence quilombola. Les "contras" ne
participèrent pas non plus au travail des nouvelles zones de culture irriguées.
Lorsqu’un responsable de l’association Quilombola se porta candidat au
poste de conseiller municipal de Bom Jesus da Lapa, il se vit refuser tout
soutien de la part des "contras". Enfin, "même le terrain de football a été
divisé", se lamente Jorginho. Bonfim ayant fourni des tenues aux seuls
"contras", ceux-ci s’organisèrent pour former une "équipe de l’association",
qui commença à affronter ce qui devint, par défaut, une équipe du quilombo.
Il n’y a pas encore eu d’incident, a expliqué Jorginho, mais le climat est
devenu tellement tendu que certains jeunes ont renoncé à jouer, et puis,
conclut-il avec humour, "disons que les crocs-en-jambe et les coups de pied
sont uniquement liés au jeu".
Cette analyse reste bien sûr incomplète. Pour rendre le texte plus
intelligible, il a fallu neutraliser le paramètre de la localité, qui intervint
pourtant dans l’organisation des affiliations. Rappelons que personne sur les
bords du fleuve ne devint membre de l’association des "Contras", même si,
dans leur grande majorité, les habitants ne s’impliquèrent pas directement
aux côtés des quilombolas. A l’extrémité nord de la localité, par exemple, la
famille des Batistas eut un comportement similaire à celui de la famille
Martins. Au-delà de leur forte cohésion familiale, de leur position dominante
au sein de l’Assemblée de Dieu, et du fait qu’ils bénéficiaient de terres
insulaires échappant au contrôle du fazendeiro, la neutralité des Batistas
s’explique aussi, comme nous le verrons plus loin, par des oppositions plus
anciennes entre familles. Enfin, il nous faut mentionner l’existence de
réseaux transversaux, pourvus d’un degré de fermeture nettement inférieur
aux groupes précédemment évoqués. Ces réseaux devinrent parfois des lieux
privilégiés de rencontre entre des individus, par ailleurs engagés dans des
oppositions a priori irréductibles, et par là même, les lieux de reconstruction
d’une certaine unité. Le centre spirite fut l’un des ces lieux de convergence.
300 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
17. L’ouverture du second centre de Brasileira s’est aussitôt traduite par l’extension de la
médiumnité du président du premier centre, celui-ci revendiquant désormais
l’incorporation de trois orixá…
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 301
18. Bien qu’il reconnaisse tout à fait que "chacun à son mode de vie", le vieux Chico de
Souza n’hésite pas à dire que "tous ces gens (les crentes) qui se rebellent contre les
catholiques, se rebellent contre Jésus. Ils disent qu'ils suivent Dieu, mais ils ne font que
suivre l'argent et Luther… s’ils tuent une poule, ils la vendent (au lieu de la partager avec
le voisin), et ils mettent l'argent dans le coffre".
302 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
19. Il n’y a pas de service postal à Rio das Rãs. Le courrier est généralement envoyé au
syndicat, puis distribué sur place par ceux qui se rendent en ville.
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 303
pas… je crois qu’il s’est piqué d’orgueil dans le travail (acho que
pegou orgulho no trabalho) et soudain, il a commencé à me manquer
de respect. On discutait avec les camarades, et il était toujours contre
moi, il était toujours contre moi. Il contrariait mes intentions, il
trouvait toujours que ce n’était pas ainsi que je devais faire les choses.
Des fois, il autorisait quelqu’un à faire quelque chose contre moi. Il
parlait dans mon dos. A cette époque, je recevais mes instructions du
syndicat, c’est lui qui me donnait les ordres. J’étais son messager.
Alors Paulo a vu que je travaillais… je ne sais pas ce qu’il a senti… je
crois qu’il s’est piqué d’orgueil pour le travail.
Alors j’ai dit que j’allais tout abandonner, je me suis absenté du
syndicat, et Paulo a pris la direction. D’accord, je vais rester à ma
place. J’ai laissé Paulo seul en place. Alors, quand Carlos Bonfim est
arrivé et a fait la proposition de donner des documents, c’est ça qui
m’a fait accepter. Mon point de vue, c’était de poursuivre la lutte avec
le syndicat. C’était ça mon point de vue. Alors je me suis énervé
contre Paulo, et j’ai tout laissé tomber. Depuis, je me suis maintenu à
l’écart".
Bien sûr, Paulo ne donne pas du tout la même version des faits. Passant
sous silence le rôle pionnier de Luiz, il revendique la paternité de la lutte.
Hormis cette question de la rivalité entre les deux hommes à propos de
laquelle les interprétations divergent, les faits qui viennent d’être narrés ont
bien été vérifiés20. Humilié publiquement à plusieurs reprises, critiqué dans
son rôle de leader, Luiz s’est soudain désinvesti de la lutte qu’il avait initiée,
et nous lui donnons tout crédit lorsqu’il affirme avoir accepté l’offre de
Bonfim par dépit… après que le précédent fazendeiro eut détruit par deux
fois sa propre maison. Après 1988, il participa à l’association des Contras,
où il occupa même le poste de trésorier. Il ne fut pourtant jamais identifié
comme un des "durs" du mouvement et a continué de susciter un certain
respect, même auprès des quilombolas militants.
Son enrôlement parmi les contras ne traduit donc pas une opposition au
projet quilombola. D’une certaine manière, il en est même à l’origine. D’un
point de vue politique, il en est resté très proche. Sans pour autant avoir la
mémoire historique de João de Maria21, il sait que les droits du quilombo
sont comme un retour de l’histoire sur elle-même en faveur de la "race noire"
20. Il est probable que c’est son attitude de dépendance à l’écart du syndicat qui a
progressivement écarté Luiz du rôle de leader. La résistance naissante avait besoin d’un
chef qui ne se contente pas du rôle de relais, mais qui soit à même de donner une cohésion
interne à la série d’initiatives désordonnées qui voyaient le jour dans les premiers mois de
lutte. Paulo, bon orateur, pourvu d’un sens certain de la mise en scène, de tempérament
intempestif, et pourvu de la légitimité dont la CPT l’a vite investi, tint ce rôle de leader à
merveille.
21. Luiz n’identifie pas le passé de Mucambo par rapport à la question actuelle du
quilombo.
304 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Celso a 61 ans. Il est né comme ses parents à Brasileira. Son fils a épousé
la fille de Zé Nagô. La famille est par conséquent collatéralement affiliée aux
Imbelinos. Le fils est un "contra", Celso également.
Le premier contact avec Celso s’est fait par hasard, à l’occasion d’une
promenade dans la caatinga. J’avais été intrigué par une bande de terre, large
d’environ 200 mètres, entièrement clôturée, et qui semblait s’enfoncer à perte
de vue dans la caatinga. C’est en suivant cette clôture alternant piquets et
barbelés pendant une bonne heure de marche que je suis tombé sur Celso.
Cette longue bande de terre n’appartenait pas à la fazenda ou, plutôt, pas à
celle de Bonfim. "C'est ma fazenda" corrige Celso. 63 hectares de terres qu’il
a clôturées seul, alternant des zones de culture, de fourrage, de pâturage et de
"bois brut" (mata bruta). Un travail colossal pour un homme seul. Celso est
un travailleur ; sa vie est dans ses champs. On ne le voit jamais à côté, chez
son fils qui tient un petit étal, où les "contras" se réunissent le soir après la
journée de travail. On ne le voit jamais non plus le week-end dans le bus
menant à Lapa. Toujours aux champs. A côté des autres, sa maison, quoique
vieille, fait plutôt bonne figure, avec ses murs en plâtre, peints bleu azuré,
son sol entièrement bétonné, sa cour plantée de papayers (une rareté dans ce
sertão aride) et ses flamboyants ornant l’entrée. Passé le chemin, juste en
face de la demeure, une dizaine de cocotiers sortent péniblement de terre. Un
pari, une hérésie. Celso veut des noix de coco. A Lapa, elles se vendent à
prix d’or. Dans des cuves en plastique, il apporte l’eau qu’il faut. "C'est
l'argent qui fait tout", explique-t-il catégoriquement, "Moi, je suis
travailleur".
C’est effectivement grâce à son travail que Celso a pu s’offrir les 63
hectares de sa fazenda. Il a payé, avec les économies de toute sa vie. Il n’a
rien "reçu" de Bonfim ; d’ailleurs à l’époque, Bonfim n’était pas encore là.
Quand il a su que les Texeiras s’apprêtaient à vendre, il a réussi à les
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 305
convaincre de faire affaire avec lui, à propos des terres devant sa maison.
Pensait-il en obtenir autant ? Toujours est-il que non seulement les Texeiras
ont accepté son offre plus que modeste, mais ils lui ont proposé d’étendre ses
terres sur leur largeur. Celso a refusé. Il lui aurait fallu empiéter sur les
champs de ses voisins. "On se chargera des voisins", avait répondu le
fazendeiro. C’était non. Il faut dire que l’idée des Texeiras était de faire de
Celso un modèle dont l’exemplarité devait susciter l’adhésion des habitants.
Il était encore question de les convaincre d’accepter une offre de terre à
l’intérieur de la zone de Brasileira. Celso était chargé de ce rôle : "À cette
époque, c'était moi qui était à la place de Romualdo, le chef de la
communauté". Puis le syndicat est intervenu, affirmant que personne n’était
obligé de se regrouper. Celso avait perdu sa bataille. Il se souvient pourtant
qu’un certain nombre de ceux qui sont aujourd’hui "dans le quilombo"
étaient venus le trouver à l’époque, pour lui proposer d’acheter leurs terres,
lorsque la nouvelle qu’il était propriétaire payant s’était répandue… ce sont
les mêmes qui aujourd’hui veulent lui prendre ses terres au nom du
quilombo, résume-t-il avec une pointe de sarcasme.
Toute l’angoisse, toute l’opposition active au quilombo, toutes ses
compromissions n’ont eu qu’un seul but : préserver son bien. "Il veulent me
piquer ce que j'ai ! 63 hectares clôturés !", eux qui, dit-il, n’ont jamais rien
fait pour avoir des terres et qui ne la travaillent même pas ! En plein champ,
et sous un soleil violent, Celso devient vindicatif, il s’agite et parle fort. Il
insiste pour que je l’accompagne chez lui, où il me "racontera tout".
En résumé, le quilombo lui a gâché sa tranquillité. L’incertitude planant
sur le sort de sa propriété a mis un frein à ses projets. Le comble fut atteint
lorsque les anthropologues ont fait savoir que l’association Quilombola
établirait, avec leur concours, une liste "d'intrus". En pleine nuit, Celso s’était
précipité fou d’inquiétude dans ma maison, où séjournait l’équipe d’experts.
Il était né ici, il aimait cet endroit, il ne voulait pas partir. L’un des experts
s’enquit de sa parenté. Pas de danger pour Celso, il serait dans le quilombo.
Toujours est-il qu’il fut parmi les plus acharnés à défendre les "titres" au sein
de l’association des "contras". C’est d’ailleurs là tout ce qui l’intéressait. Le
moulin à farine de l’association ? "Je m’en moque, j'ai le mien".
Pourtant, sur un plan plus politique, le quilombo, Celso n’a rien contre. Il
a connu l’âge d’or, c’est un vrai paysan, il a "l'esprit de l'endroit" ("a cabeça
do lugar"). Il est l’un des rares qui associent le quilombo au passé
esclavagiste. Il estime juste la "lutte" pour la défense des terres de Rio das
Rãs et est convaincu qu’en premier lieu les "titres" des Texeiras étaient des
faux. Il dit souffrir de la division, il voudrait qu’il n’y ait qu’une seule
association, car "quand le peuple est désuni, Dieu ne se manifeste pas, je l'ai
lu dans la bible". S’adressant aux "contras" lors d’une réunion de mise au
point avec l’association Quilombola, il conclut : "Ma situation est différente
de la vôtre. Vous avez reçu vos titres gratuitement, moi je les ai payés". Puis,
se tournant vers les représentants de la diretoria du quilombo : "S'il n'y avait
pas eu cette histoire d'argent, je vous aurais rejoints depuis longtemps !".
306 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Guiherme : le politique
"Le préfet de Malhada est venu à Rio das Rãs. Il a dit qu’à partir de ce
bras de rivière, d’un côté c’est Malhada, de l’autre, c’est Lapa. J’ai
vérifié, c’était vrai. C’est pour ça que le groupe scolaire (des bords du
fleuve) a été construit. Ce groupe, c’est moi qui l’ai fait, avec le préfet
de Malhada. Tout le monde a été d’accord. Mais, en fait, le préfet avait
pris contact avec moi par intérêt politique. Il estimait que je devais lui
prêter main-forte (dar uma força a ele). (…) Il m’a demandé de parler
aux gens, pour voir si leurs votes n’iraient pas en sa faveur. Je me suis
compromis parce que je lui devais des faveurs. A cette époque, il avait
amené un dentiste ici, un médecin, il donnait des provisions. Pour ma
part, j’estimais que c’était un appui. Je ne sais pas si c’était légal ou
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 307
A cette époque "pré-quilombola", il est donc manifeste que Rio das Rãs
était au centre d’un conflit d’influences politiques qui se superposait au
conflit de terre en gestation, et qui en structura largement les pôles
d’opposition. Les tensions entre ceux qui deviendront les principaux leaders
des deux camps étaient déjà manifestes à une époque où il n’était pas encore
question d’un choix à propos des terres de Rio das Rãs. C’est avec une
lucidité certaine que Guilherme évoque son installation à Brasileira23 :
"Quand j'ai fait cette maison ici, quelques compagnons n'ont pas trouvé que
c'était une bonne idée. La jalousie, peut-être les préjugés. Je crois qu'ils
auraient voulu que ce soit quelqu'un d'autre, parce qu'ici, il y avait déjà un
climat politique". Brasileira, de fait, était la zone d’influence de Romualdo et
de ses partenaires. A l'intérieur de Rio das Rãs, le conflit de terre se structura
à l'intérieur des marques laissées par les oppositions politiques antérieures.
De fait, Romualdo avait eu raison de se méfier : c’est bien de Guilherme
qu’est venue l’opposition des "contras". Toujours à la recherche "d'appuis" à
la mesure de ses ambitions politiques, c'est tout naturellement que Guilherme
devint le "client" de Carlos Bonfim avec un opportunisme dont il ne se
défend pas.
"Moi, je suis ami avec les bons et les mauvais. Je ne choisis pas à
partir du moment où on me traite bien. Je me suis lié d'amitié avec
Carlos Bonfim, avec son préposé. Je me suis lié d'amitié avec tous les
fonctionnaires les plus importants de la fazenda. Carlos Bonfim avait
beaucoup d'influence politique dans la région, à Carinhanha, à
Guanambi, à Sítio do Mato, à Santa Maria, il avait de l'influence. Il
m'a demandé de ne plus accompagner le préfet de Malhada, et de
retourner tous les votes en faveur de l'opposition qu'il appuyait. Il m'a
donné à cette époque pas mal d'argent (um dinhero bom), pas mal
d'argent, il m'a offert24. (…) Les gens l'ont su".
22. Et ça ne l’était pas : les transferts étaient tout à fait légaux. Nous verrons par la suite
comment le PT tenta de "conscientiser" la population de Rio das Rãs pour la faire adhérer
en bloc au parti.
23. Sa famille est originaire de Corta Pé. Il s’est d’abord installé sur les bords du fleuve
mais les Texeiras ont fait détruire sa maison. Il est alors parti vivre dans les agrovillas, sur
un lot de terre attribué par la CODEVASF, avant de revenir sur les bords du fleuve. Las
des inondations, il a fini par s’installer à Brasileira, à quelques mètres de la maison de
Romualdo (président de l’association Quilombola).
24. Guilherme explique ensuite que "sa morale n'est pas l'argent" et qu'il a refusé. Il
accuse en suite Bonfim de s'être vengé en racontant qu'il avait payé Guilherme pour
transférer les votes. En réalité, Guilherme a bel et bien accepté l'argent. Il deviendra
aussitôt "l'ami" de Carlos Bonfim.
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 309
Guilherme finit bel et bien par abandonner le préfet de Malhada (ce qui
lui valut des ennemis) et bénéficier de "l'appui" de Carlos Bonfim. Lorsque
ce dernier fit la proposition d'octroyer des titres de propriété à ceux qui se
déplaceraient à Brasileira, Guilherme fut donc l'un des premiers à accepter
(d'autant plus facilement qu'il résidait déjà à Brasileira). Si ce sont surtout
ses propres ambitions qui lui valurent de devenir "client" d'un homme qui
avait autant "d'influence", le réalisme politique qu'il invoque, a posteriori,
pour se justifier permet de comprendre la grande majorité des affiliations au
camp des "contras".
"Un jour, il y a eu une réunion pour voir ce qui pourrait être fait
entre la loi et Carlos Bonfim. Tout le monde était présent, Bonfim était
là avec ses avocats, une fédération (de travailleurs ruraux) est venue de
Salvador pour nous assister. Un accord n'a pu être trouvé. J'ai compris
que la loi nous avait donné une calotte (a lei deu um calote nos). Dans
ce conflit de terre, le pouvoir financier avait beaucoup plus de force.
Carlos Bonfim était le plus fort. La loi ne voulait rien savoir. Les
autorités brésiliennes, aujourd'hui, ont peut-être changé un peu.
L'opposition a réussi à faire en sorte que justice soit rendue. Mais
avant, João, le Brésil a toujours été comme ça, (o brasil sempre foi
deste) et il l'est encore. Alors Bonfim a réuni tout le monde : "Bon, je
suis disposé à vous donner de la terre". Beaucoup de monde a accepté,
et beaucoup plus de monde encore aurait accepté, presque tous, s'il n'y
avait pas eu cette possibilité (le quilombo). Ce qui les a fait changer
d'avis, c'est que le cours des choses a changé, s'est accéléré. Le
gouvernement a changé (en 1988), le Secrétariat de l'agriculture a
changé, l'INCRA a changé. Avant, le coordinateur de l'INCRA
mangeait l'argent de Bonfim (estava comendo o dinhero de Bonfim)
pour manipuler (fazer a cabeça) les gens à son avantage. L'espoir est
reparti. Ca a créé cette divergence, et moi, j'étais au milieu".
25. On peut penser que celui-ci était tellement au fait des pratiques politiques
"traditionnelles" que la victoire du quilombo lui paraissait absolument impossible : cette
fois-ci, il n'a pas senti le "vent tourner". Nous reviendrons plus en détail, dans le chapitre
IX, sur cette idée d'une transformation des rapports au politique.
310 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
"Moi je ne crois pas ça. Mon motif est différent. Ici, je n'avais pas une
véritable complicité, une certaine intimité avec les gens, j'étais
indépendant. Alors, je voulais avoir quelque chose ici. En réalité, qui
avait des projets ne pouvait pas obtenir de l'argent à la banque : "Non,
c'est une terre de conflit". Face à ça, beaucoup de gens aiment avoir
quelques acquis (uma condiçãozinha : c’est-à-dire, un titre de terre)".
Amelia dos Anjos a 74 ans. Elle est née sur les bords du fleuve, "notre
résidence", affirme-t-elle, en expliquant que son arrière-grand-père était déjà
habitant de l'endroit et que, par conséquent, "toute sa famille est d'ici". Sa
famille, c'est celle des Batistas, qui réside à l'extrémité nord de la localité des
bords du fleuve. Les quelques huit maisons, dans lesquelles se répartissent
les membres de la famille, se situent de part et d'autre du chemin en terre
longeant le fleuve, sur une distance d'environ un kilomètre. En face, à
environ cent mètres, on peut voir l'île du São Francisco sur laquelle, "depuis
toujours", la famille possède l'essentiel de ses champs cultivés. Pendant les
périodes de crue, les Batistas ne se rendent pas à Brasileira, comme le reste
des habitants des bords du fleuve, mais à Pitumberas, à quelques cinq
kilomètres plus au nord. Ainsi, s'agissant des lieux d'habitation, de travail ou
de migration saisonnière, ils disposent de longue date d'un espace
relativement distinct. Cette "distinction" prend sa source dans une réalité
socio-historique qui n'est pas celle du reste de la population de Rio das Rãs.
En raison de leur localisation géographique, les Batistas vivaient beaucoup
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 311
Conclusion
Rãs ce sport qu’il a appris à São Paulo, il se heurte à l’opposition des parents,
lesquels jugent très sévèrement ces gesticulations qui détournent leurs
enfants des travaux des champs. Une mère, dont le fils s’était senti l’âme
d’un capoierista, avait prononcé un verdict sans appel : "C'est de la
chamaillerie de jeunes ânes" ("é briga de jegue novo"), expliquant ensuite
que, de fait, les ânons se battent avec force jeux de pattes. Les visiteurs, au
moins, valorisent la capoiera. Lorsque vient un reporter, il est rare qu’un
article ne mentionne pas ensuite l’académie, avec quelques photos. La
capoiera fait partie du patrimoine culturel du quilombo, explique
systématiquement l’article. Jorginho sait bien que ce n’est pas vrai ; il n’a
d’ailleurs rien dit dans ce sens aux reporters. Leur intérêt, toutefois, est
salutaire pour l’académie. En novembre 1995, à l'occasion des célébrations
de Zumbi organisées par la CPT et le Mouvement noir unifié à Rio das Rãs,
une roda de capoiera avait été prévue, filmée par une équipe de la télévision
allemande ZDF. Face aux caméras, Jorginho s'adresse à la population de Rio
das Rãs que la fête avait attirée : "Vous vous êtes moqués de moi, vous
m'avez critiqué, maintenant, il est temps que vous me donniez un peu de
reconnaissance. Je vais rouvrir mon académie".
Jorginho est aussi musicien. Il joue de la guitare. Avec deux amis, il a
entrepris de former un groupe. En 1997, un documentaire avait été filmé pour
un public autrichien auprès duquel une association s’était proposée de
collecter des fonds. On demanda à Jorginho de chanter des "chansons du
quilombo". Il entonna la mélodie douloureuse de Caetano Veloso :
"felicidade, vai embora…"("le bonheur s'en va… "). Il pensait, m’a-t-il
confié, à son jeune fils qui venait de mourir à la suite d’un accident de
cheval. A la ville de Bom Jesus da Lapa, rien n’avait pu être fait pour lui. Il
avait fallu aller à Brasília, en bus (12 heures de voyage), faute de moyens
pour un héliportage. L’enfant était mort dans ses bras, quelque part entre
Barreiras et Brasília. Des "chansons du quilombo" il n'en connaît pas, et puis
il a passé toute sa jeunesse à São Paulo.
Là-bas, il a connu la discrimination raciale et, par le biais de la capoiera,
il a fréquenté le milieu de la militance afro-brésilienne, où on lui a appris la
valorisation de lui-même et de sa négritude. Il lui a été alors facile d’accepter
son image de "rémanent de quilombo", et c’est en pleine conscience politique
qu’il se revendique volontiers "quilombola". Il tente d’inculquer aux enfants
de Rio das Rãs, dont il est le professeur, quelques notions sur l’histoire de
l’esclavage, sur Zumbi, les quilombos, le passé de Rio das Rãs. Par
inspiration didactique, il a écrit un poème enchaînant en rimes l’essentiel de
son message. Des reporters de la chaîne de télévision allemande ZDF l’ont
même filmé récitant fièrement son poème. Un bel échantillon de mémoire
orale quilombola, ne manqueront pas de penser les journalistes.
Revenons à notre visiteur. S’il lui reste du temps, on le conduira au
"Passage des Noirs " puis, sur les bords du fleuve, chez le vieux João de
Maria, délégué culturel de l’association Quilombola. João est un conteur
extraordinaire et spontané. C’est lui dont la mémoire est la plus précise. Il
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 315
11. On pourra, par exemple, se reporter aux travaux de Crozier et de Friedberg sur la
déconstruction de la notion d’organisation. Toute organisation, nous dit Friedberg, connait
un processus "d'endogénéisation des structures en buts organisationnels ". Du point de vue
de l’analyse, "au lieu de les considérer comme l'expression d'une rationnalité extérieure et
supérieure aux processus organisationnels, on les remet en quelque sorte à niveau, en les
analysant comme produits par ces processus mêmes. De variable exogène, les structures et
buts organisationnels deviennent variable endogène, inséparable des processus
d'interaction et de négociation qui se déroulent au sein des organisations qu'ils régulent
318 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Le quilombo au présent
Comme Honório, le quilombo a d’abord été perçu par Marcelo (75 ans)
comme le produit incertain d’une modernité qu’il ne maîtrisait pas. Son
témoignage explicite bien la démarche pragmatique au terme de laquelle il a
toutefois fini par accorder son soutien à l’action quilombola.
320 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
"D'après les lois, c'est un quilombo", "nous avons ce droit" : ces deux
phrases juxtaposées synthétisent à elles seules la logique d'engagement dans
le quilombo qui fut celle de ces sympathisants. Comme on le rappelle
volontiers parmi les "contras" sur le mode de l'ironie, si le syndicat et autres
"entités" n'étaient pas venus en contrepoids politique au fazendeiro faire une
contre-offre au droit qu'il proposait, tout le monde à Brasileira aurait accepté,
comme tel avait effectivement été le premier réflexe. Le fait que Rio das Rãs
soit quilombo par la "loi", comme les "entités" n'ont eu de cesse de le
rappeler, l'institutionnalisation de l'association, l'octroi d'une "carte de
membre"14, ont été autant de marqueurs symboliques balisant le chemin de la
reconnaissance du quilombo : il était une alternative à la "loi" du fazendeiro.
A Rio das Rãs, la référence à la "loi", comme source suprême de
légitimité au sein de l'ensemble des rapports sociaux, est omniprésente et
antérieure au conflit de terre. On menace "d'aller à la justice" ("ir na justiça")
au moindre désaccord, quelle que soit sa nature. Les rivalités entre les deux
"camps" sont tout entières organisées autour de la menace réciproque de la
"justice" : d'un côté, on affirme que "la justice" ne laissera pas les "contras"
garder leurs titres individuels, de l'autre, on affirme que la même "justice"
reconnaîtra leur validité. Un litige, sur le dédommagement de ravages causés
par un chien dans un troupeau de mouton, ne manquera pas de faire l'objet
d'une menace de procédure judiciaire. En désaccord sur le tracé d'une clôture
collective, le plaignant a conclu qu'il "irait à la justice", de même qu'un
14. A Rio das Rãs comme partout au Brésil, la possession de "cartes" est un symbole
particulièrement efficace de pleine appartenance sociale. La carte d'électeur, accordée aux
analphabètes depuis 1985, est un objet de fierté que l'on exhibe volontiers, et il est rare
que l'on se rende à Bom Jesus da Lapa sans la glisser dans son portefeuille (sur la place de
la carte d'électeur dans la représentation de la citoyenneté des secteurs populaires, voire
Dominique Vidal, La politique au Quartier, op. cit., p. 263-267). La carte de travail
possède à Rio das Rãs une signification peut-être plus spécifique : parce qu'elle est
recommandée pendant les déplacements et obligatoire pour l'obtention d'un travail, elle
est la marque du voyage à São Paulo. Pendant les entretiens, soucieux de "prouver" leur
état-civil, nombreux ont été ceux à produire spontanément le document attestant par
ailleurs de leur expérience de la métropole ("tirei a carta quando fui em São Paulo").
Enfin, l'appartenance au Syndicat des travailleurs ruraux est exprimée par le fait que l'on
en possède la "carte", de la même manière qu'à la question "êtes-vous inscrits au
syndicat ?", on répondait éventuellement par la négative en disant qu'on n’a pas "retiré la
carte" ("não tirei a carta").
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 321
individu s'étant estimé humilié par les propos publics tenus par l'instituteur
lors d'une réunion de parents d'élèves. Il est notable que les crentes de
Brasiliera, dont tout le monde s'accorde à reconnaître qu'ils suivent une "loi"
difficile, aient pu se trouver menacés par des catholiques d'être dénoncés à la
"loi crente" lors de certains désaccords15.
Dans de tels contextes, l'invocation de la loi n'est autre chose que
l'invocation du bon droit, associé à une exigence de respect. Il faut
comprendre qu'à Rio das Rãs, la "justice" est perçue à la fois comme un
attribut et comme une marque de la citoyenneté. Historiquement, c'est bien
par la "loi" que sont venus à Rio das Rãs les premiers droits et, d'un certain
point de vue moral, la "justice" : il s'agit de ceux "donnés" par Getúlio
Vargas pendant la période de l'Estado Novo (1937-1945)16, puis, vers la fin
des années soixante, des droits du travail pour les travailleurs agricoles
(droits syndicaux, journées de repos, salaire minimum). Plus récemment, les
droits sur la retraite agricole ont profondément marqué la population de Rio
das Rãs : un paysan, qui au cours de toute sa vie n'avait jamais eu de revenus
agricoles réguliers, s'est vu soudainement attribué un salaire minimum (600
francs en 1997)17.
A Rio das Rãs, les droits sont donc venus de la "loi" et,avec elle, la forme
la plus manifeste d'appartenance à l'espace national pour une population
majoritairement analphabète, et par conséquent privée de droit de vote
jusqu'en 1985. C'est sur le droit que se sont cristallisés la représentation et
l'exercice de la citoyenneté. La "loi", son vecteur, est alors perçue comme
une alliée, celle qui "donne" ; elle est un droit fondamental du "citoyen"
(cidadão). A Rio das Rãs, elle est sanctionnée comme la source d'une
légitimité absolue pour celui qui s'en saisit ou menace de le faire. La menace
de la "justice" atteste du même coup la puissance et la réalité du droit, et le
statut de "cidadão" de celui qui s'en prévaut.
15. Un goret particulièrement vorace s'était débarrassé de sa canga (triangle en bois fermé
autour du cou de l'animal pour l'empêcher de se faufiler à travers les palissades) et avait
entrepris de saccager un champ de pastèques lorsqu'un individu, qui ne sera jamais
identifié, est survenu et a tué l'animal à coups de couteau. Son propriétaire, catholique,
très en colère, a naturellement accusé le propriétaire du champ, un crente. Comme le
différend ne semblait pouvoir se résoudre, il s'en est allé trouver le responsable de
l'Assemblée de Dieu de la Brasileira pour demander que le supposé égorgeur soit mis au
ban de son église, comme le prévoit la "loi crente", pour comportement non chrétien…
16. Il est frappant de voir que Vargas reste aujourd'hui encore, auprès de la grande
majorité de la population de Rio das Rãs, la seule personnalité politique identifiée.
Dominique Vidal rapporte de même la vivacité de la mémoire de Vargas dans la référence
aux droits, dans un quartier populaire de Recife. Dominique Vidal, op. cit., p. 248-251.
17. Dans la situation de crise qu'a connu Rio das Rãs pendant les années dures du conflit
(1988-1994), c'est bien souvent sur la seule pension de retraite des anciens que certaines
familles ont survécu.
322 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Si le quilombo est une loi qui doit être respectée, il est aussi
progressivement reconnu comme un droit. "Le quilombo est un droit que
nous avons", "il faut chercher son droit" ("tem que procurar o seu direito"),
"je veux ce qui est à moi" ("eu quero o meu") sont autant d'expressions
témoignant de l'équation qui n'a pas manqué d'être faite entre le quilombo
comme "loi" et le quilombo comme droit. Cette équation est la marque du
"progrès" dans la résolution du conflit de terre dont on crédite le quilombo.
De la même manière que, dans le passé, c'est la législation de Getúlio Vargas
qui a "donné" les droits aux travailleurs, c'est aujourd'hui la "loi du
quilombo" qui "donne" le droit de reprendre le travail des champs.
Pour la majorité des sympathisants, le quilombo est donc une réalité du
présent, et son sens est tout entier absorbé par son statut de "loi", de laquelle
dérive un droit, un "progrès". C'est la "recherche" du droit que l'on "a" qui
fait que l'on estime juste la cause du quilombo ("un homme doit chercher ses
droits") et que l'on y apporte éventuellement son soutien. Ce droit n'a tout
d'abord pas été identifié comme tel, parce qu'il n'avait pas le caractère
immédiat et systématique des droits précédemment "donnés". Son caractère
inédit a également résidé dans sa nature concurrentielle. Il s'opposait en effet
au droit proposé par le fazendeiro et matérialisé pour les "contras" sous la
forme de titres de terre. Aujourd'hui, le combat opposant "contras" et
"quilombolas" brouille profondément les repères qui balisent historiquement
le rapport au droit ; il met en scène deux groupes dépositaires d'un droit de
même valeur (accordé par la "loi") mais de nature contradictoire : il s'agit du
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 323
En effet, pour l'élite quilombola qui s'est formée au cours du conflit, l'idée
de droit est plus politique. Elle se superpose à celle de "conquête" et de
"mérite". Les membres de la diretoria, notamment, savent bien que le droit
du quilombo n'a pas été un droit comme un autre. Il n'a pas fallu le
"chercher", mais le conquérir. Ils sont pleinement conscients que ce n'est pas
du Titre 68 qu'a découlé mécaniquement la restitution du droit d'occupation
et de travail de la terre. Il aura fallu pour cela d'innombrables réunions et
voyages, des combats juridiques dont la complexité souvent leur échappait,
des négociations et des compromis. Pour cette élite, avant de devenir un
droit, le quilombo a été, ou plutôt a symbolisé un combat. Comme le résume
avec pragmatisme Romualdo, le coordinateur de l'association Quilombola :
"Pour moi, le quilombo, ça signifie la victoire".
Nous verrons par la suite dans quelle mesure ce sens d'une "victoire" peut
être articulé à une perception du sens historique du quilombo. Dans
l'immédiat, constatons que pour l'élite, à l'instar des sympathisants, le
quilombo signifie surtout au présent. Pour elle plus que tout autre, le
quilombo est indissociable du conflit de terre. La réciproque aussi est vraie,
même si le conflit et la mobilisation de cette élite sont antérieurs à l'arrivée
du quilombo. L'un et l'autre ont fait corps au point que la victoire dans le
conflit est devenue celle du quilombo.
Il n'est alors pas étonnant de retrouver, dans le discours de l'élite, l'idée
que si le quilombo est une "victoire", il est aussi un "mérite", son "mérite".
Le "bénéfice" du quilombo est aujourd'hui pleinement perçu comme une
rétribution symbolique et pratique du militantisme. Inversement, il est estimé
que ceux qui ont lutté "contre le quilombo" doivent être disqualifiés des
"bénéfices" qu'il génère aujourd'hui.
18. L'opération de clôture à Juá sera l'objet d'une analyse plus avant dans ce chapitre.
19. Edison n'avait cependant pas tout à fait tort de s'emporter : j'appris par la suite que
c'est consciemment que sa terre avait été écartée, les participants au mutirão ayant estimé
qu'Edison "n'aime pas travailler la terre" et que de ce point de vue, c'était un "paresseux".
L'implication d'Edison au sein du syndicat de Lapa et sa participation à diverses
campagnes politiques, son langage de plus en plus soigné et l'attaché-case qu'il emportait
dans ses réunions lui avaient donné une certaine image de supériorité qui déplaisait à plus
d’un…
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 325
Le futur quilombola
Ayant fait sens dans le présent du conflit de terre, il était normal que la
résolution de ce dernier fût adjointe dans les esprits à l'avènement du
quilombo. Pour les sympathisants dans une moindre mesure, et surtout pour
les élites, "quand il y aura le quilombo" est devenu un rituel rhétorique à tout
projet, à toute discussion sur l'avenir. Progressivement, l'idée a fait sens que
quand la "communauté" aura gagné, elle deviendra le quilombo.
20. J'avais été convié par Romualdo pour enregistrer le débat, afin que les gens ne "disent
pas n'importe quoi", et que tout ce qui soit dit puisse être ensuite prouvé. Un des
"contras", Celso, refusa énergiquement l'enregistrement, craignant qu'un jour ça lui porte
"préjudice"…
326 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
L'un des projets les mieux partagés dans l'évocation du futur quilombola
peut se résumer au retour. Il est d'un point de vue symbolique tout à fait
révélateur que c'est par l'idée du retour que le souhait de la conversion des
contras au quilombo soit exprimé : en 1997, nombreux furent ceux à saluer
l'entrée d'un ancien contra dans le camp quilombola en le félicitant d'être
revenu. Le retour dont il s'agit, pour les sympathisants, c'est celui de la paix,
de l'indivision, de l'harmonie.
Telle est la vision du quilombo futur, pour les anciens, mais aussi pour de
nombreux jeunes : le retour de la vie "à volonté", de la liberté de planter, de
voir grandir les troupeaux. Pour cela, on veut retrouver sa vie de l'avant-
conflit : en 1997, la grande majorité affirmait que dès l'arrivée du quilombo,
on repartirait sur ses terres d'origines. Ceux de Retiro iraient à Retiro, ceux
de Juá à Juá, et s'en serait fini de la promiscuité. On parle de retrouver ses
anciennes terres, son accès à la rivière. Chacun reprendra ses marques,
chacun reprendra ses aises. Pour les sympathisants, répétons-le, la
signification historique du quilombo est largement absente et si le passé a un
sens par rapport à l'engagement dans le quilombo, c'est parce que la félicité
quilombola que l'on se forge est celle d'un retour à l'âge d'or.
formelle à quatre reprises, et bien plus encore au fil des conversations. D'un
entretien à l'autre, son discours a présenté une telle constance qu'il est devenu
manifeste que celui-ci obéissait à une seule et même logique. Rompu à
l'exercice d'entretien, auquel il s'est prêté avec de nombreux interlocuteurs,
João a parfaitement identifié les enjeux que représentait le passé dans la
légalisation des terres de Rio das Rãs. Tout dans son discours le signale. Non
seulement il sait que la fuite des Negros est un élément "technique"
déterminant pour l'application du Titre 68, mais il a compris la valeur
symbolique et émotionnelle de cet événement aux yeux des partenaires
urbains : son insistance à chanter la "samba noire que le blanc ne vienne pas"
en témoigne. Le discours de João est admirablement construit, il entraîne son
interlocuteur à suivre le fil d'une chronologie rigoureuse. Le récit commence
par le départ d'Afrique des quilombolas, s'ensuit leur arrivée à Salvador, puis
leur installation au Mucambo. João semble devancer les interrogations et les
objections, apporte spontanément des détails et précisions sur les points qu'il
sait importants. Il est impossible de l'interrompre, João n'aime pas ça, il le
fait comprendre et, dans tous les cas, il s'en tient à son idée. Plus encore, au
fil des entretiens, je me suis aperçu que João était capable de transposer
l'intégralité de son récit à partir du champ sémantique quilombola qui lui a
été successivement révélé par les visiteurs, de telle manière qu'un terme
nouveau est rapidement transformé en catégorie "d'auto-définition" : peu de
temps lui aura fallu pour transformer les Noirs en "quilombolas" et les
générations suivantes en "rémanents".
Dans le plein sens du terme défini par Goffman, le discours de João est
une "représentation"21. Tout son discours vis-à-vis de ceux dont il pense
qu'ils peuvent avoir la moindre influence sur le processus de légalisation se
résume à une idée simple : nous avons toujours été les véritables
propriétaires de la terre. João est un amoureux des bords du fleuve. Combien
de fois les eaux ont-elles emporté sa maison, et combien de fois l'a-t-il
reconstruite de bon cœur ? C'est un travailleur acharné. Plus que tout autre, il
a "l'esprit de l'endroit". Il souffre de la division, regrette le temps où il
animait les sambas. C'est un grand nostalgique de "l'âge d'or". Il n'a qu'un
objectif : que les habitants de Rio das Rãs se voient attribuer la totalité de la
fazenda. Les arguments avancés dans son exercice de conviction ne sont
autres que ceux que ses interlocuteurs veulent entendre :
"Ici c'est un quilombo. Ici c'est un quilombo, je veux dire par là que
c'est tout Rio das Rãs (João se saisit d'un morceau de bois et trace un
schéma sur la terre fine qui recouvre la cour de sa maison). Ça, c'est le
quilombo. Ici, vous voyez les bords du fleuve. Ça, c'est le quilombo.
21. Représentation : "la totalité de l'activité d'une personne donnée, dans une occasion
donnée, pour influencer d'une certaine façon un des autres participants". Erving Goffman,
"La présentation de soi", in La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, le Sens
Commun, les Editions de Minuit, 1973, 251 p. (p. 23).
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 329
Alors, Mucambo est ici (il désigne les localités sur le sol). Capão do
Cedro est ici. Brasileira est ici, Retiro est ici, Rio das Rãs (bords du
fleuve) est ici. Tout ça c'est le quilombo, voyez comme c'est profond
(vers l'intérieur) !"
"La seule génération qui est restée ici, c'était nous, c'est notre
génération qui est restée, ici à l'intérieur de ce quilombo. Toute cette
génération est restée à l'intérieur du quilombo. Depuis qu'il existe ces
histoires de… de Noirs, c'est à l'intérieur de ce quilombo… tout ce qui
est arrivé, tout ce qui s'est passé ici, c'est à l'intérieur de ce quilombo.
C'est ici qu'il y a les rémanents ("aqui tem os remanescentes")"22.
22. Il faut préciser que ce discours intervint à un moment où l'INCRA venait de faire
savoir qu'une partie seulement de la fazenda serait attribuée aux "rémanents", et une autre
à des paysans sans terre qui viendraient s'installer. Cette idée d'une nouvelle promiscuité
souleva une tempête d'opposition à Rio das Rãs et inquiéta fortement les responsables de
l'association Quilombola. Finalement, le projet fut abandonné.
23. Notons que les quilombolas n'ont pas été les seuls à percevoir l’enjeu que représentait
le passé dans la question de la terre. L'élite des "contras" a essayé à son tour d'utiliser le
passé à son avantage dans la lutte contre le quilombo : le bruit se répandit que si le
quilombo gagnait, tout le monde serait obligé de retourner à Mucambo, là où vivaient les
Noirs… Une telle éventualité provoqua chez les quilombolas les plus indécis une certaine
angoisse qu'il fallut beaucoup de temps pour dissiper.
330 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
fazendeiro Carlos Bonfim, entre la fuite des Noirs par le Passagem dos
Negros et l'engagement dans la lutte quilombola? Ce parallélisme des sens et
des symboles peut sembler flagrant à l'observateur. Pour les militants noirs
engagés aux côtés de Rio das Rãs, il s'est toujours agi d'une évidence
politique, pour les autres, éventuellement, d'une vérité morale. S'il est
manifeste que cette conscience ne fut pas celle qui détermina l'engagement
dans la lutte des quilombolas, il reste que la lutte s'est inscrite dans un
espace relationnel au sein duquel sa signification a évolué. Sous l'influence
des militants noirs urbains, et au-delà des discours de "représentation" dont il
vient d'être question, le sens passé du quilombo a pris une dimension
nouvelle.
"Le quilombo est une tradition du siècle des Noirs. Cette zone de
quilombo s'est formée à cause de la souffrance du noir, au temps où il
vivait l'esclavage. Le noir portant des choses sur son dos, recevant des
coups de fouet, attaché… alors s'est formée cette zone de quilombo"
(Romualdo, 36 ans, coordinateur de l'association Quilombola).
Lapa. Ils ont insisté pour qu'on y aille, mais j'ai trouvé que c'était une
chose très décente. Ils sont venus de Salvador pour nous rencontrer.
On comprend maintenant beaucoup plus de choses sur les noirs, et on
aimerait savoir plus encore, parce que c'est une seule nation" (Ivete, 54
ans).
24. "Protecteur civil du candomblé choisi par les orixa et subissant une petite initiation".
Nous empruntons cette définition à Roger Bastide, Images du Nordeste mystique en noir
et blanc, op. cit., p. 287.
332 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
un éclat de rire général25? "Tout ce que je sais, c'est que Zumbi est
quelqu'un qui n'a pas accepté l'esclavage", reprend un autre homme.
D'autres s'expriment encore dans le même sens. Puis l'on vient à parler
de religion : "Dans le quilombo de Palmares, on pratiquait le culte des
orixa", explique Valdelio, "l'église catholique ne vous a pas
considérés. Pendant longtemps, elle a pensé que les noirs n'avaient pas
d'âme, et que la seule manière de leur en donner une était de les
évangéliser". Puis il déroule une grande carte du monde qu'il accroche
à une branche du juazeiro. "Voilà l'Afrique, les esclaves sont venus
d'ici. Voici l'Europe, et toutes les nations responsables de l'esclavage :
le Portugal, l'Espagne, l'Angleterre. Puis, en faisant claquer sa baguette
de bois contre le papier de la carte, "et la France !", dit-il en se
tournant brusquement vers moi. L'assistance fait de même,
interloquée, puis éclate de rire.
"Les documents prouvent que l'histoire du quilombo remonte à 150
ans au moins. Ce qui me fascine, c'est qu'au long de toutes ces années,
la communauté ait résisté. Ça prouve que vous avez une très forte
conscience, car quand un couple ne s'entend pas, il reste ensemble
quelques années, et puis tout s'écroule", explique Valdélio. Il
entreprend ensuite un exposé pour montrer la valeur du peuple noir :
c'est en Afrique, sur les bords du Nil, qu'a été inventée l'agriculture
irriguée". Finalement, l'assistance convient que réellement, il n'y a pas
beaucoup de différence entre Palmares et Rio das Rãs. Un homme
demande : "est-ce possible qu'il y en aient parmi nous qui soient les
descendants de Zumbi?". "Oui, bien sûr, c'est tout à fait possible…"
25. Après discussion, il s'est avéré que l'homme avait confondu Zumbi avec zombie…
26. L'objectif fut rapidement atteint, puisqu'en 1997 fut fondée la Commission Nationale
d'articulation des communautés rémanentes de Quilombo (c. chap. II).
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 333
du MNU fut fondée à Bom Jesus da Lapa, assurant les quilombolas de Rio
das Rãs d'un relais politique alternatif au syndicat ou l'église catholique27.
Plutôt que d'une "conscientisation" dont les représentants quilombolas
auraient été les objets, nous préférons parler d'une "prise de conscience" dont
ils furent indéniablement les acteurs, tant est manifeste le travail de ré-
interprétation dont le discours militant fut ensuite l'objet. Ce discours permit
à une certaine élite de recréer un sens au droit quilombola en correspondance
avec sa propre expérience militante pour l'obtention de ce droit : il ne s'était
pas agi d'un droit passif, "donné", comme l'avait été la retraite agricole, il
avait fallu se battre pour l'obtenir, il avait fallu le "mériter". Pour l'élite
quilombola, la conquête du quilombo eut un coût considérable, dont il
importait de retrouver le sens. Aux yeux des quilombolas, il y eut alors
indéniablement une convergence de sens entre cette expérience quotidienne
et bien réelle de la lutte et le discours de mobilisation et de combat séculaire
du noir afro-brésilien apporté par le MNU.
D'une part, la militance, en tant que rapport au politique et au droit, a
donné à l'élite de Rio das Rãs les éléments lui permettant de déchiffrer sa
propre conquête du quilombo, que les schémas traditionnels de l'échange
clientéliste ne lui permettaient plus d'appréhender. D'autre part, elle lui a
permis d'en percevoir le sens historique. En effet, ce n'est pas au niveau de sa
signification politique et générique que le discours militant a rencontré un
certain écho auprès de l'élite quilombola - les quilombolas n'ont pas
immédiatement embrassé la cause du MNU et acquis une conscience
"raciale" -, mais parce que celui-ci était générateur de sens par rapport à
l'expérience historique spécifique de Rio das Rãs. La découverte d'une
dimension positive de la négritude, associée à l'exemple de Palmares, a
fourni à cette élite les éléments lui permettant de raccorder sa propre
expérience à celle du passé des Noirs et de l'esclavage dans la construction
d'un sens au droit quilombola. En effet, comme l'a dit Romualdo, c'est la
"souffrance du noir" qui permet aujourd'hui le quilombo à Rio das Rãs, et
cette souffrance n'est plus simplement rattachée à un passé esclavagiste
générique. Il s'agit de l'expérience spécifique des Noirs de Rio das Rãs :
"C'est un héritage que les noirs ont laissé pour nous". "Le quilombo est une
tradition du siècle des Noirs".
On comprend alors comment ce déchiffrement d'un sens passé du
quilombo se traduit en retour par une double évaluation - ou réévaluation -
de l'expérience esclavagiste, permettant une affirmation positive du droit
Conclusion
droit et, d'autre part, un usage social dans le présent des rapports sociaux qui
le rendit indissociable de la "communauté". Il n'est donc pas étonnant que la
signification qui lui fut attribuée soit l'exacte projection des enjeux mobilisés
par le conflit et finisse par en reproduire l'éclatement et la diversité. Parce
qu'il est à l'image d'une "communauté" divisée et traversée par de multiples
champs de polarité, le quilombo n’a pas de signification collective à Rio das
Rãs.
Cependant, l'analyse ne saurait s'arrêter à cette lecture de la non-
correspondance entre les projections urbaines et les représentations locales,
tant il est manifeste que, dans certaines limites, les unes et les autres finirent
par se rencontrer. Il y eut ainsi une convergence de sens entre les projets
"communautaristes " de la CPT et la démarche de construction du quilombo
au présent par une élite quilombola, pour laquelle la "communauté" finit par
signifier en tant que projet politique. Nous verrons par la suite quel fut
l'impact de cette nouvelle vision "communautaire" des élites sur
l'organisation interne de Rio das Rãs. De la même manière, il y eut une
convergence de sens manifeste entre le quilombo, "lieu de résistance afro-
brésilien" idéalisé par les militants urbains, et le quilombo, symbole de lutte
et de victoire, tel qu'il fut finalement représenté par l'élite quilombola. Il y eut
la rencontre entre Rio das Rãs "lieu de mémoire" du passé quilombola et la
construction par cette élite d'un sens historique au droit quilombola.
Une fois encore, ces convergences de sens ne sont pas de simples rapports
d'influence résultant du contact fréquent des élites locales de Rio das Rãs
avec leurs partenaires urbains. Il n'y eut pas de "conscientisation" passive,
mais une véritable démarche sélective à l'égard des visions successives
proposées à cette élite. Ainsi, la "communauté" ne fut pas reprise en tant
qu'idéal politico-religieux mais en tant que pratique politique tendant à une
réorganisation planifiée et structurée des rapports sociaux. En d'autres
termes, la CPT a davantage "pesé" par son expérience pratique de
l'organisation collective que par l'idéal au nom duquel son expérience était
mobilisée à Rio das Rãs28. De même, le travail de "conscientisation" du
MNU n'a pas généré la formation d'une "conscience de race". En affirmant et
valorisant sa lutte et son "mérite", ce n'est pas un combat générique que
l'élite a endossé, mais la militance comme rapport au politique. Nous verrons
par la suite que Rio das Rãs ne s'est effectivement pas "politisée", mais a
acquis une indiscutable maturité politique. Enfin, la découverte d'un
"héritage des anciens" n'est pas une soudaine "révélation" d'un passé
quilombola, dans le sens de négation de l'esclavage à partir duquel l'idée de
"rémanence de quilombo" fut construite d'un point de vue anthropologique et
juridique. Au contraire, l'héritage reconnu aujourd'hui n'est pas celui des
fugitifs, ou du moins pas seulement, mais celui des Noirs, ceux-là mêmes qui
furent esclaves. Il s'agit alors bien de l'incorporation de l'expérience de la
28. Idéal auquel, comme nous le verrons, la population de Rio das Rãs n'adhéra pas.
336 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
"Avant il n'y avait pas la communauté" (Reneiro). "Ça fait pas longtemps
qu'il y a la communauté" (Chico de Souza). Cette idée - très souvent
rapportée - d'une émergence de la "communauté" souligne le caractère
résolument inédit de cette "communauté" et signale, dans le même temps, sa
pleine acceptation comme identifiant d'une réalité sociale, elle aussi tout à
fait nouvelle. Tout le monde à Rio das Rãs sait bien que c'est la sœur Miriam
de la CPT qui est à l'origine de cette "histoire de communauté". C'est elle qui
a introduit le terme, et qui lui a donné un sens : il fallait "lutter pour la
communauté", il fallait aussi la "développer"29.
29. La CPT est l'héritière d'une tradition qui remonte au début des années trente, lorsque
l'Église catholique brésilienne mettait en place des cours de service social au niveau de
petites unités locales, dans l'inspiration du message délivré par l'encyclique Rerum
Novarum de 1891. Publiée le 15 mai 1891, l'encyclique Rerum Novarum fut la première
sur la question ouvrière. Sur fond de controverse au sein de l'Église catholique sur le rôle
de l'État en matière d'intervention sociale, elle tranche la question en dénonçant la théorie
libérale du "laissez faire". Le rôle de l'Église dans les affaires sociales est clairement
affirmé : il s'agit d'alléger la "souffrance imméritée des travailleurs". A cette fin,
l'encyclique défend l'utilité des associations professionnelles et prône l'organisation sur la
base de petites unités naturelles. Si Rerum Novarum fut largement dictée par la crainte de
voir le monde ouvrier se convertir massivement au socialisme, elle n'en fut pas moins à la
base de très nombreuses initiatives, dont celles au Brésil, de mise en place d'une
intervention sociale basée sur des formes associatives communautaires. C'est surtout à
partir du milieu des années 1960 que la "communauté" devint le lieu privilégié
d'intervention sur le social. Sur les bases du concile de Vatican II (1962-1966) et dans
l'esprit de "l'option préférentielle aux pauvres" définie en 1968 par l'assemblée du Conseil
épiscopal latino-américain à Medellín, l'Église catholique latino-américaine s'engageait
massivement dans la voie de la "théologie de la libération". Au Brésil, les premières
"Communautés Ecclésiastiques de Base" (CEBs) furent organisées dans les localités
rurales, et remplirent une triple fonction de lutte contre la pauvreté par la
communautarisation du travail agricole, de "conscientisation", et de résistance à la
dictature qui s'était déclarée en 1964. C'est à partir du mouvement des CEBs que fut
338 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
La CPT était d'abord entrée dans le conflit aux côtés du Syndicat des
Travailleurs Ruraux de Bom Jesus da Lapa. Avec l'aide d'avocats spécialisés,
son action avait, dans un premier temps, consisté à intenter un procès à
Carlos Bonfim pour falsification de titres de propriété. Le rapide
démantèlement de la "communauté" (délocalisations, exode rural, cf. chap.
VII) avait fait naître la nécessité de dépêcher sur place un agent, en
l'occurrence la sœur Miriam, dont l'action fut déterminante30. Son principe
d'action était fondé sur la mobilisation collective, l'idée étant que si un
pistoleiro avait du poids face à un homme seul dans son champ, il en avait
beaucoup moins face à un collectif organisé. De fait, comme se souvient
Romualdo : "Si on ne s'était pas rassemblés, à cette époque, on perdait notre
espace. Quand la sœur Miriam est arrivée ici, dans la pratique on n’avait
aucun droit, c'était terminé. Elle a monté cette idée de collectivité, et on a
commencé à rassembler beaucoup de monde".
Puisque le fazendeiro interdisait toute culture, on travaillerait la terre
collectivement. De 1992 à 1995, le bourbier fut travaillé sur une base
"communautaire", en mutirão, et les récoltes furent divisées de façon
égalitaire. La fondation de l'association, dont la CPT rédigea le statut (cf.
doc. infra), les innombrables réunions sous le pied de juazeiro, les messes
qui commencèrent à être célébrées épisodiquement à la Brasileira, les fêtes
données comme à l'occasion du centième anniversaire de Chico de Souza,
les nombreux "compagnons de lutte" que la sœur Miriam amenait, tout cela
finit par créer une réelle dynamique collective. Enfin, au volant de son
véhicule tout terrain, la sœur Miriam parcourut "la communauté" en tous
sens, se rendant dans les localités les plus éloignées comme Enchu et Capão
do Cedro, les intégrant à la lutte, amenant leurs représentants aux réunions de
Brasileira, etc. Ce faisant, elle contribua grandement à ce que l'idée d'une
"communauté" rassemblant tous les habitants de la fazenda fît
progressivement sens pour les responsables politiques locaux.
En 1995, Carlos Bonfim semblait avoir renoncé à ses projets, il quitta la
région (il ne reviendra qu'en 1997), laissant sur place des préposés qui
n'eurent que peu de poids face à la population. Si les terres n'étaient pas
ensuite fondé par la suite le Parti des Travailleurs (PT), le Mouvement des Travailleurs
sans Terre (MST), puis, en 1974, la Commissão Pastoral da Terra (CPT).
30. Dans le contexte de la dictature militaire, face à l'expansion territoriale en Amazonie
et aux intérêts fonciers gravitant autour des grands projets agro-industriels, la CPT était
née en 1974 de l'urgence d'organiser un mouvement de résistance face aux expulsions
massives de population. Son implantation régionale lui permit rapidement le repérage
systématique des conflits de terre, situations de travail infantile et esclave, et autres
formes de violence agitant le monde rural. Des équipes locales ne tardèrent pas à être
affectées dans les lieux où les tensions étaient maximales. Des procès furent engagés à
l'encontre de nombreux propriétaires fonciers. Sur place, la CPT assura le rôle
d'intermédiaire auprès des populations locales puis, très vite, d'organisation et
encadrement des résistances. Finalement, une action sur le plus long terme visa à
prolonger les dynamiques collectives de mobilisation dans une perspective de
développement communautaire.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 339
encore légalisées, le conflit semblait donc arrêté. Une nouvelle phase d'action
commença pour la CPT. Dans le cadre des programmes pour le "Nouveau
Millenium", il s'agit d'une part de remobiliser les bases catholiques face à la
rapide progression des églises évangélistes, et d'autre part, de permettre un
"développement durable" des "communautés". A Rio das Rãs, cette
impulsion fut très perceptible. A partir de 1996, la "communauté" devint le
lieu de nouvelles initiatives. La "pastorale de l'enfant" visa à mobiliser les
femmes sur le thème de l'enfance : l'éducation, la santé et la catéchisation
devinrent autant de thèmes de réunions, d'actions ponctuelles (un prêtre vint
spécialement donner une messe pour les enfants, à l'issue de laquelle il y eut
distribution de friandises) ou plus régulières (des femmes furent formées
pour assurer des cours d'instruction religieuse). Afin d'améliorer le régime
alimentaire, la CPT anima la création de "jardins communautaires" en divers
endroits de Brasileira, entretenus par les femmes et spécialement consacrés à
la culture de fruits, légumes et plantes médicinales. En 1997, dans le cadre de
la "Pastorale de la santé", les femmes furent sensibilisées à certaines
urgences sanitaires et aux manières d'y répondre à partir des ressources
naturelles disponibles dans leur environnement31.
31. Nous avons déjà indiqué que ces programmes ne mobilisèrent qu'une partie de la
population, "contras" et crentes refusant toute forme d’action qui fût de l'initiative de la
sœur Miriam. Nous aurons encore l'occasion, au terme de ce chapitre, de voir les limites
de ces programmes aussi bien dans leur inspiration que dans leur réalisation.
340 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
32. Santos (Wanderley Guilherme dos), Cidadania e justiça : a politica social na ordem
brasileira, Rio de Janeiro, Campus, 1987, p. 68 (1re éd., 1979) : "Par citoyenneté
réglementée, j'entends le concept de citoyenneté dont les racines se trouvent, non dans un
corps de valeurs politiques, mais dans un système de stratification professionnelle, lequel
est, en outre, défini par une norme légale. En d'autres termes, sont citoyens tous ceux des
membres de la communauté qui se trouvent localisés dans n'importe laquelle des
occupations reconnues et définies par la loi ; l'extension de la citoyenneté se fait, donc, via
la réglementation de nouvelles professions et/ou occupations, en premier lieu, et au
moyen de l'élargissement de la finalité des droits associés à ces professions, avant de se
faire par expansion des valeurs inhérentes au concept de membre de la communauté" (p.
68). Cité par Vidal (Dominique), op. cit. p. 174. L'octroi de droits aux "communautés
rémanentes" témoigne de la prégnance du modèle de la "citoyenneté réglementée" au sein
du dispositif constitutionnel de 1988.
33. Dominique Vidal propose une analyse détaillée des programmes de développement
communautaire mis en œuvre dans la ville de Recife, et en mesure l'efficacité et les
limites sur un quartier populaire de la métropole. Cf. Vidal (Dominique), op. cit.,
"Territorialisation de l'assistance et légitimation" (chap. III), p. 170-207.
34. Gageons que la fréquente visite de personnalités politiques de premier plan (président
de l'INCRA, députés fédéraux, etc.) aura été un facteur non négligeable de mobilisation
des autorités locales. Il faut rappeler que jusqu'en 1995, aucune infrastructure publique
n'avait jamais été réalisée à Rio das Rãs, qui représentait pourtant la deuxième population
la plus importante du municipe (mais privée de droit de vote jusqu'en 1985). Carlos
Bonfim avait fait construire l'école de la Brasileira et celle des bords du fleuve, dans les
années 1990, par la mairie de la municipalité voisine, Malhada (cf. chap. VIII).
L'argument, que les autorités de Bom Jesus da Lapa invoqueront par la suite, est que les
terres de Rio das Rãs étant privées, toute infrastructure municipale pouvait ensuite être
revendiquée comme propriété du fazendeiro, et éventuellement vendue à des tiers… Des
situations similaires à celles de Rio das Rãs n'ont pourtant jamais empêché la municipalité
de créer des infrastructures sur des terres publiques adjacentes ou voisines lorsque telle
était sa volonté. De plus, le fait que les fazendas Batalha et Rio das Rãs soient des
propriétés privées n'a pas joué dans la décision de construire sur les fonds publics une
342 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
route les reliant toutes deux à la ville. Il est vrai qu'à l'époque, les Bonfim comptaient un
député de l'État dans leur famille, de surcroît gérant de la banque du Brésil …
35. La "communauté rémanente" de Frechal, dans le Maranhão, fut légalisée comme
"réserve extractiviste" et dut se mobiliser à nouveau, face aux innombrables contraintes et
réglementations pesant sur l'ensemble de leurs pratiques économiques. A Rio das Rãs,
l'IBAMA ne s'est jamais déplacé (en dépit de nombreuses lettres de protestation) quand
Carlos Bonfim a détruit plusieurs centaines d'hectares de forêt dans 16 fours à charbon en
production continue. En revanche, il est devenu impossible pour les habitants de Rio das
Rãs de faire commerce du bois de leurs terres, et l'exploitation des ressources naturelles
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 343
37. L'accusation de vol à l'encontre des quilombolas, montée de toute pièce par un contra
sur demande de Carlos Bonfim, généra une véritable fracture. Il n'y avait plus seulement
des opposants, il y avait aussi des ennemis.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 345
38. A l'annonce de la victoire du quilombo, nombreux furent les exilés à São Paulo pour
dire que maintenant, il ne manquait plus que l'électricité pour les décider au retour !
39. Finalement, il obtint d'être co-signataire du contrat d'attribution et exigea d'être
responsable de la canalisation de la moitié inférieure de Brasileira, où il avait de loin le
plus de partisans.
40. Comme nous le verrons, la secrétaire de l'Éducation n'était pas sans arrière-pensée
politique…
346 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
contemplant les deux énormes cuves peintes en bleu ciel surmontant les
arbres les plus hauts, qui se remplissaient dans un ronron inhabituel de
moteur à essence41.
Si la légitimité de cette élite reposait dans un premier temps sur ses appuis
extérieurs, les conquêtes symboliques (le départ de Bonfim) et matérielles
successives, liées à son action, firent vite de l'Association le principal lieu de
pouvoir de la "communauté".
41. Le progrès ne fut pas celui que l'on croyait : l'eau, de l'avis général des habitants, était
trop "salée" ("salgada"), si bien qu'on lui préféra, de loin, l'eau de la rivière das Rãs où
l'on continua à s'approvisionner. En période de sécheresse, l'on vit des hommes charger
leurs montures de containers en plastique remplis de l'eau du São Francisco, "la meilleure
qui soit", au grand désespoir de la CPT qui avait du mal à convaincre des avantages
sanitaires de l'eau du puits. Par la suite, on ne manqua pas de trouver des avantages à
l'installation, lorsque le travail de canalisation apporta l'eau plus près des maisons. Quand
furent crées les "jardins communautaires" dans les arrière-cours, l'irrigation en fut
grandement facilitée. Le puits servit les desseins agricoles de certains individus plus
entreprenants, qui ne tardèrent pas à remplirent d'énormes containers, provoquant
l'irritation du reste de la population : tout le monde paie pour l'essence du moteur, et c'est
toujours les mêmes qui prennent toute l'eau ! En fin de compte, et même si l'on continue
de préférer l'eau du São Francisco ("la meilleure qui soit" !), le puits permit d'atténuer le
problème de la sécheresse.
42. Ce qui provoqua une colère sans mesure de certains contras qui, forts de leurs titres de
propriété individuels, avaient entrepris, il est vrai souvent avec excès, de vendre bois et
poissons.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 347
43. Comme Honório l'expliquera par la suite, la situation s'est déjà produite plusieurs fois
dans le passé. Seulement, ceux qui fuyaient ne revenaient pas. Il juge avec extrêmement
de sévérité l'inconséquence du couple, qui n'a pas su assumer les conséquences de son
choix : "Maintenant, il n'y a plus de respect", conclut-il.
44. Après la réunion, intrigué, j'ai quand même voulu savoir pourquoi la femme était
partie, puisque les raisons de son comportement n'avaient pas été évoquées : "Ah! Mais ça
c'est parce qu'il était très violent ! Il la battait tout le temps !", me répondit Petronilho sur
le ton de l'évidence.
45. Rappelons qu'elle regroupait statutairement des représentants des quatre localités :
Brasileira, les bords du fleuve, Enchu et Capão do Cedro.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 349
46. La principale était dans le travail collectif lui-même : l'inégalité des participations,
l'irrégularité du travail dans le temps et la qualité, les conflits d'individus, furent autant de
blocages qui faillirent bien souvent mettre un terme prématuré à l'entreprise.
47. Les habitants de Capão do Cedro et de Enchu, qui s'estimaient trop distants, avaient
fait savoir qu'ils ne voudraient pas de terres à Juá.
48. Reynaud (Jean-Daniel), Les règles du jeu : l'action collective et la régulation sociale,
Paris, Armand Colins, 1997, 348 p., (p. 83).
350 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
51. Dans le passé, Juá a toujours été une zone libre dans laquelle tout le monde pouvait
travailler : pendant les sécheresses, les populations de l'autre rive venaient s'y réfugier et y
travailler. Comme l'explicite joliment Chico de Souza : "Sur les berges du São Francisco,
on ne meurt ni de faim ni de soif. Elles n'ont pas de propriétaire. Elles ne sont pas faites
pour les riches, mais pour les pauvres".
52. Par solidarité religieuse, une famille crente des bords du fleuve a permis au couple
d'installer un campement dans la cour de sa maison. En 1997, cela faisait plus de trois ans
qu'il campait ainsi sous un amoncellement de branchages recouvert d'une bâche en
plastique. La diretoria n'avait pas cédé.
53. De la part des "entités", il y eut pourtant de nombreuses pressions en faveur d'un
certain "intégrisme" quilombola : dans le quilombo ne devaient vivre que des "rémanents
de quilombo". La chasse aux intrus, initialisée par les anthropologues de Brasília,
témoigne encore de cette démarche de purification des racines quilombolas. Nous avons
pourtant vu que Rio das Rãs a toujours été une terre de migration (cf. chap. V).
352 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
54. Nous insistons sur le caractère progressif de cette transformation, tant il est vrai que le
retour des droits s'est accompagné du retour de leur mode de légitimation. Il y a un
atavisme évident, de la part de la majorité de la population, à faire de Romualdo le
nouveau "chef" responsable de la "communauté", comme il y avait dans le passé un
préposé chargé de la fazenda. Comme l'explique ce dernier avec un réalisme certain : "Il
va falloir qu'on travaille comme si on était dans une salle de classe, un mois, deux mois,
pour qu'ils comprennent ce qu'on veut vraiment". Quant à la diretoria, elle a, elle aussi,
gardé le réflexe d'une légitimation extérieure : ainsi, quand le couple illégitime fut "jugé",
c'est en invoquant le statut de l'association qui "donnait le droit de faire ça" que la
décision fut prise de l'éloigner des bords du fleuve.
55. Il sera davantage question de ces candidatures par la suite.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 353
56. Il faut souligner le caractère "anticipé" de l'analyse qui va suivre. Ma dernière période
d'enquête à Rio das Rãs remonte à mai 1997, et le titre de propriété n'avait pas encore été
émis. Nous aborderons donc cette période "post-quilombola" en nous en tenant aux faits
dernièrement observés et en nous gardant de toute spéculation.
57. Les séances de travail à Juá donnaient lieu à d'interminables querelles : il y avait ceux
qui travaillaient, et les autres : l'un proposait de s'occuper de la cuisson du haricot pour la
pause de midi (cuisson dont il est notable qu'elle est interminable), l'autre allait chercher
de l'eau au fleuve, qui, de toute évidence, était beaucoup plus loin qu'il n'y paraissait. L'un
et l'autre ne manquaient ensuite pas de s'en prendre à ceux qui ne venaient jamais (j'avais,
pour ma part, le prétexte du carnet de notes à remplir…).
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 355
autre dit encore : "La sœur Miriam peut dire ce qu'elle veut, il n'y aura plus
de travail collectif".
Les "jardins communautaires" crées par la CPT connurent le même sort :
sur les trois qui avaient été prévus en 1996, un an plus tard, un seul avait vu
le jour, au grand désespoir de celles qui avaient été désignées comme
responsables :
"Ces femmes sont désespérantes ! "Je dois laver le linge", "je dois
chercher de l'eau", "mon fils est malade", "je vais chercher du bois".
Tu vois, cette année, j'ai dû payer trois jours de travail. Quinze reais.
J'étais malade et pas une n'est venue. J'allais quand même pas laisser le
jardin à l'abandon !" (Ivete, qui dut donc payer la main d'œuvre d'un
jardin supposé communautaire…).
Une attention spéciale doit être accordée à l'opposition des contras qui,
loin de se réduire (en dépit du "retour" de quelques-uns d'entre eux),
redoubla d'intensité à partir de 1996. C'est qu'il ne s'agit plus de s'élever
contre le quilombo en tant que menace ou projet, mais contre ce que l'on
percevait comme ses conséquences, à savoir l'autorité des quilombolas, d'une
part, et la politique qu'ils conduisaient, d'autre part. Les propos qui suivent
sont suffisamment explicites pour que l'analyse s'y restreigne.
58. Waldemar était en fait davantage victime des restrictions de l'IBAMA que des
quilombolas : ses filets n'étaient pas conforme dans la zone spécifique de Rio das Rãs, et
il ne pouvait plus vendre le produit de sa pêche à titre personnel…
358 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
des maisons eurent l'eau courante, et les autres pas, au désavantage manifeste
de leurs occupants. Quant à Waldemar, il se construisit une salle de bain. La
première de Rio das Rãs.
A partir de 1996, le transfert de l'autorité du fazendeiro à celle de la
"communauté" provoqua donc une inversion du sens de l'action des uns et
des autres : les quilombolas avaient le pouvoir, les contras, eux, assumaient
une posture de résistance. Seulement, l'opposition qui se manifestait n'était
plus simplement liée au statut de la terre ou à son mode d'occupation, mais à
la volonté dont avait fait montre la diretoria de voir disparaître l'Association
des contras. Pour certains, dont Waldemar, au contraire, cette association
pouvait et devait se maintenir, elle ne portait aucun préjudice à la
"communauté", et pour preuve, le puits était une de ses conquêtes, d'autres
projets étaient en cours, etc. Le "retour" dans le quilombo n'était pas
envisageable. Il faut dire qu'avec le départ de Bonfim, l'association avait
gagné en indépendance ("l'association n'a rien à voir avec le fazendeiro", n'a
de cesse de répéter son équipe dirigeante), et s'était pérennisée sous la forme
d'un groupe d'intérêts. Sitôt établie l'autorité des quilombolas, elle émergea
comme un contre-pouvoir. La gestion des terres de la "communauté" se ferait
donc sous le signe d'une certaine pluralité.
Les contras ne furent pas seuls à faire preuve de résistance contre les
multiples influences s'exerçant pendant le processus de transition. Le rejet du
travail communautaire par la diretoria s'inscrivait dans une attitude critique
plus générale, qui s'était peu à peu forgée au contact des différents
partenaires, et que nous résumerons ici sous la forme d'un triple refus. Refus
du "quilombismo" comme logique de fermeture identitaire, refus du
quilombo lorsque ceux qui veulent le construire nuisent aux intérêts locaux et
refus de l'allégeance clientéliste comme rapport au politique.
En 1995, à l'occasion de la Première Rencontre des Communautés noires
rurales organisée à Brasília par le MNU (cf. chap. II), un certain nombre
d'oppositions s'étaient déjà manifestées à l'égard des revendications que les
militants se proposaient de porter au président Cardoso le jour anniversaire
de la mort de Zumbi. Au cours du séminaire, des tables rondes s'étaient
formées autour d'un certain nombre de problèmes concrets comme
l'éducation, la santé, le crédit, dont l'objectif était de réfléchir à ce qui
pourrait être une spécificité quilombola dans leur traitement. Les militants
avaient suggéré la revendication d'un crédit bancaire quilombola, d'une prise
en compte des savoirs médicaux traditionnels et, notamment, une éducation
adaptée à la spécificité historique et culturelle des "communautés
rémanentes". Les représentants de ces communautés (dont Rio das Rãs)
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 359
L'incident fut sérieux, puisque fort du droit que, n'ayant pas encore été
indemnisé, il restait le bénéficiaire des infrastructures, Bonfim dénonça la
59. Alors que j'ai pu voir des responsables du même groupe expulser des cinéastes
amateurs suisses du Forte de São Antonio, lieu des "essais" ("ensaios" : répétitions pour le
carnaval), qui avaient refusé de s'acquitter d'un droit d'image…
60. L'auteur de ces propos a tenu à garder la confidentialité.
360 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
diretoria à la justice. Plus sérieux encore furent les incidents provoqués par
l'annonce, que firent ces mêmes anthropologues, que les "intrus" seraient
expulsés : elle provoqua la rupture de négociations déjà bien avancées entre
contras et quilombolas. Le résultat désastreux de ces ingérences eut au moins
le mérite de provoquer une prise de conscience parmi les membres de la
diretoria : comme le résuma fort abruptement l'un d'entre eux après le
passage des anthropologues : "On n'en veut pas, de la colonisation du
quilombo".
Le résultat de cette prise de conscience fut bientôt perceptible : l'usage du
terme quilombo connut un rapide déclin en 1997. Il faut aussi préciser que le
titre de propriété tant attendu ne parvenait toujours pas, et les quilombolas
commençaient à douter des compétences de la Fondation Palmares. D'autant
plus que sa présidente, qui avait annoncé une visite dont on attendait
beaucoup, fit finalement savoir qu'elle ne viendrait pas ("elle serait venue les
mains vides", résuma laconiquement un membre de l'Association).
Gageons que la légalisation des terres quelque temps plus tard aura
provoqué un regain d'ardeur quilombola, mais le fait que "ça ait retombé"
témoigne d'une indiscutable capacité et volonté de recul par rapport au
quilombo et à ceux qui s'en étaient fait les "découvreurs". Rétrospectivement,
on n'en mesure que mieux le caractère éminemment situationnel de son
acceptation antérieure : signifiant dans un ensemble contextuel très
déterminé, il est loin d'être évident que la référence au quilombo devienne
pérenne après la transition vers la normalité. "Quand il y aura le quilombo"…
qu'adviendra-t-il du quilombo ?
Enfin, il est une troisième influence à l'égard de laquelle les quilombolas
de Rio das Rãs firent montre d'un notable détachement : la politique locale.
Forte de son importance démographique dans l'un des municipes les moins
peuplés de la région Nordeste, la population de Rio das Rãs devint l'objet de
toutes les convoitises à l'approche des élections municipales de 1997. C'est
ainsi qu'un notable d'une grande famille des environs fit de régulières
promenades du côté de Rio das Rãs, au cours desquelles il ne manqua jamais
de s'approvisionner en poissons auprès de Romualdo : "On s'est liés
d'amitié", dit ce dernier. Jusqu'au jour où la nature de cette "amitié" apparut
dans toute sa trivialité : "Aidez-moi a être élu maire de Lapa et je vous donne
l'électricité". Le personnage fut éconduit : "Qu'il installe d'abord l'électricité,
et on verra ensuite s'il mérite nos votes" (Romualdo).
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 361
61. J'ai été témoin de cette réunion, mais le contexte, à l'évidence, ne se prêtait pas à un
enregistrement. Les dialogues sont ici reconstitués aussi fidèlement que possible à partir
de notes prises à cette occasion.
362 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Après sa visite à Rio das Rãs, le photographe est reparti avec des clichés
mettant en valeur l'africanité de la "communauté", en maintenant
soigneusement hors du champ la voiture d'occasion que venait d'acquérir le
président de l'un des centres spirites de Brasileira. Le militant afro-brésilien
n'a vu que des héros de la résistance noire, et le tissu carnavalesque de Ilê
Aiyê représente Rio das Rãs par un homme muni d'une lance (!), une femme
en habit traditionnel de baiana (robe blanche, fichu blanc) et une corbeille
contenant un ananas (très improbable en plein sertão et dans tous les cas
inexistant à Rio das Rãs…). Les étudiants et leur professeur venus par bus
d'une université de la région n'ont interrogé que Romualdo, président de
l'association Quilombola, et Jorginho, le professeur élevé à São Paulo.
Qu'écriront-ils sur Rio das Rãs ? L'écologiste a pu constater à quel point le
mode de vie quilombola protégeait l'écosystème et, dans le dossier de plus de
deux cents pages constitué par la CPT sur le conflit et distribué à ses divers
partenaires, pas une fois n'est mentionné le groupe d'opposants au quilombo
qui remet en cause "l'harmonie" communautaire. Dans le documentaire
réalisé à l'intention d'associations humanitaires européennes liées à l'Église,
les trois centres spirites qui animent la vie religieuse à Rio das Rãs n'ont pas
été mentionnés et, pour les besoins du film, la médium, chef de l'un de ces
centres, est devenue "accoucheuse"62.
Ainsi, de même que les représentations urbaines du quilombo n'ont pas
pénétré l'espace local de la "communauté", la réalité que leur opposait la
population de Rio das Rãs n'a eu aucune incidence sur son image externe de
"rémanente de quilombo". Chacun a trouvé à Rio das Rãs ni plus, ni moins
que ce qu'il était venu y chercher.
63. Goffman (Erving), "La présentation de soi", La mise en scène de la vie quotidienne,
op. cit., p. 25.
366 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
d'une réalité évolutive. Il est alors tout à fait possible d'envisager une
transformation radicale de sens - dans un champ de contraintes excessif, le
quilombo peut même se voir rejeté ou combattu -, ou une simple perte de
signification. Pour une majorité de l'élite, le quilombo ne s'est pas fixé
comme référence identitaire.
Pour une petite minorité, le quilombo s'est enraciné beaucoup plus
profondément. Comme le remarque, dubitatif, Romualdo à propos de son
partenaire de travail : "Nagô maintenant, on dirait qu'il a quelque chose dans
le sang, parce qu'il continue vraiment de parler de quilombo"… est-ce parce
que pour lui, comme pour d'autres Imbelinos qui se sont particulièrement
investis dans l'association Quilombola, le quilombo fut le vecteur de
l'émancipation de son statut d'indésirable ? Est-ce parce que le quilombo est
devenu la marque et le symbole de sa nouvelle identité débarrassée du
stigmate de l'esclavage ?
Si tel est bien le cas, c'est bien d'identité qu’il s'agirait, et non pas
d'ethnicité.
Finalement, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la notion
d'ethnicité est bien opératoire à propos de l'élite quilombola de Rio das Rãs
ou si elle ne l'est pas davantage pour rendre compte des logiques de ceux qui
ont construit sur la scène nationale une question des "communautés
rémanentes de quilombo". Sans rien enlever à l'intérêt heuristique et
théorique d'appréhender certains mécanismes sociaux récurrents à partir de
l'idée "d'ethnicité", nous pourrions nous demander dans quelle mesure
l'ethnicité n'est pas d'abord la logique de celui qui croit en l'ethnie
consubstantielle des autres.
CONCLUSION
n'était pas qu'une blessure de l'histoire, mais une violence bien réelle du
quotidien. Elle était dénoncée par les mouvements afro-brésiliens, qui
avaient précisément fait des quilombos les sanctuaires de leur identité, et de
la "rémanence" la force vive de leur combat : Zumbi était "vivant".
La question de la "rémanence de quilombo" s'est ainsi trouvée enserrée
dans un étau politique dont l'emprise risquait de la dissoudre. Par défaut,
d'une part, parce que les enjeux fonciers exigeaient qu'elle ne se posât pas.
Par excès, d'autre part, parce que les enjeux militants la sollicitaient sur les
fronts de tous les combats, sa transcendance la vidant de sa substance, son
ubiquité de sa réalité.
Pourtant, l'irruption de "communautés noires", bien réelles, sur la scène
publique, provoqua la rencontre de ces forces contradictoires au sein d'un
même champ politique, à l'intérieur duquel la question de la "rémanence de
quilombo" - contre toute attente - put effectivement se construire. En
exigeant la titularisation de leurs terres, ces "communautés" amarraient la
question au cœur des enjeux fonciers. En se revendiquant "rémanentes de
quilombo", elles descendaient la "rémanence" de son piédestal symbolique
pour l'entraîner sur le terrain de leurs réalités pratiques. Inversement, on
comprend mieux comment la question de la "rémanence de quilombo" a
ensuite bénéficié de cette dialectique des enjeux : sans la situation d'urgence
foncière de populations noires rurales menacées d'expulsion, elle ne se serait
pas posée de manière pratique. Sans l'actualité de la "question raciale", elle
n'aurait pas bénéficié des forces politiques qui l'ont inscrite et maintenue au
cœur de l'actualité.
Une fois posée, il fallait que la question se construise, que des dossiers
progressent, que des terres soient titularisées. Face à ces urgences pratiques,
l'application du Titre 68 se heurtait à une double rigidité : d'un côté, celle de
situations foncières engoncées dans un mode de domination pluriséculaire,
de l'autre, celle d'antagonismes politiques structurés par des enjeux multiples
et incompatibles. Au sein de ce contexte éminemment contraignant, restait un
pôle dont l'indétermination constituait à l'évidence un terrain meuble : le
Titre 68, au contenu sibyllin et dépourvu de cadre réglementaire. L'existence
de cette zone d'indéfinition généra un espace de confrontation autour de la
nécessité de la réduire et de la contrôler : il y aurait un champ politique
quilombola. La rigidité des contraintes, et la diversité des enjeux, imposèrent
aux acteurs qui s'y engagèrent la fluidité politique comme mode relationnel.
La lutte pour ce qui serait la "nomination légitime" de la "rémanence"
impliquait de surcroît une base consensuelle minimale : les définitions par
défaut (la filiation généalogique avec l'esclave fugitif) ou par excès (le
quilombo urbain) se révélèrent vite hors-champ.
Toutefois, pour les acteurs impliqués, l'enjeu du débat qui s'instaura n'était
pas la définition de la "rémanence de quilombo" elle-même, mais la
participation à l'espace qu'elle avait généré. Plus encore, il devint manifeste
que l'irrésolution du Titre 68 était fonctionnelle : elle permettait la
pérennisation du champ politique quilombola.
CONCLUSION 369
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382 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
Archives consultées
Remerciements ................................................................................................5
Introduction .....................................................................................................7
PREMIÈRE PARTIE
LA CONSTRUCTION HETEROGENE D'UNE QUESTION NATIONALE
DEUXIÈME PARTIE
HISTOIRE, MEMOIRE, COMMUNAUTE
TROISIÈME PARTIE
RIO DAS RÃS A L'HEURE DU QUILOMBO
Conclusion .................................................................................................367
Bibliographie .............................................................................................373