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L'esclavage en héritage (Brésil): le droit à la terre des descendants de Marrons

Book · May 2020

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1 author:

Jean-François Véran
Federal University of Rio de Janeiro
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Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat intitulée "Rio das Rãs, terre
de Noirs : entre marché ethnique et conflit foncier au Brésil", soutenue en
janvier 2000 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Marseille.
Remerciements

L'aventure qu'a constituée ce travail n'aurait pas eu lieu sans la rencontre


avec Michel Agier, à Marseille, pendant l'hiver 1993, à l'occasion d'un
séminaire. Depuis, je n'ai jamais cessé de bénéficier de son soutien, ses
conseils et sa patience, dont j'ai fait très largement usage. Pour tout cela, je
le remercie infiniment.
Mes remerciements vont aussi à l'Institut de Recherche pour le
Développement (IRD), qui m'a assuré pendant les seize premiers mois passés
au Brésil les conditions matérielles et logistiques nécessaires à la conduite
de mes recherches. Kadya Tall, ma responsable pédagogique, fut pour moi
d'un précieux soutien. Après de longs mois passés sur le "terrain", c'est elle
qui sut écouter avec patience les logorrhées désordonnées qui
accompagnaient chaque retour à Salvador ; c'est elle aussi qui me permit de
prendre le recul nécessaire à chaque nouvelle "immersion".
Je tiens également à remercier les professeurs Rosário Carvalho, João
Reis, Antonio Sergio Guimarães, Livio Sansone, Cláudio Pereira, Nadya
Castro, Pedro Agostinho et tous ceux de l'Université Fédérale de Bahia qui
m’ont apporté conseils et soutien.
Merci de tout cœur à Alain Kaly, Marcelo Albuquerque, Itamar, Ely et
Joneu Cardoso et à tous ceux de Salvador, Brasília et Bom Jesus da Lapa,
dont l'amitié fut le meilleur remède aux moments de doutes et la meilleure
complice des instants d'enthousiasme.
Je dois encore remercier Véronique Perriot, qui accepta de projeter sur
ce travail l'impitoyable regard critique qui me permit si souvent de réagir,
ainsi que Dominique Vidal dont la sollicitude, les conseils et les
encouragements répétés ont plus d'une fois renforcé ma détermination à
venir à bout de cette recherche.
Comment remercier les habitants de Rio das Rãs pour leur bienveillance
et leur patience envers ce "João de França" dont ils ne savaient rien et qu'ils
ont pourtant accueilli ? J'espère m'être montré digne de leur confiance. Je
leur dois cet ouvrage.
Merci encore à mes frères et sœurs, Olivier, Caroline, Lionel et sa femme
Helena, pour leur intérêt, sollicitude et gentillesse au cours de toutes ces
années, ainsi qu'à mes parents pour leur indéfectible confiance, leur
bienveillance de tous les instants et les corrections attentives qu'ils ont bien
voulu apporter à mon texte. Je leur dédie ce travail.
Merci enfin à ma femme Álea, qui sut accompagner avec une incroyable
patience la solitude et l'égoïsme quotidiens du travail d'écriture. Pour son
aide à la réalisation des illustrations, son abnégation et son optimisme
régénérant, ce travail est aussi le sien.
Introduction

La nouvelle constitution brésilienne de 1988, au Titre 68 de ses


Dispositions Transitoires, stipule que : "Aux rémanents des communautés de
quilombos qui occuperaient leurs terres, est reconnue la propriété définitive,
l’État devant leur émettre les titres respectifs". A l’époque esclavagiste,
quilombo était le terme désignant les communautés d’esclaves évadés, les
communautés d’esclaves marrons. Dans le contexte politique et
constitutionnel de 1988, année où le Brésil fêtait son premier centenaire de
l’abolition de l’esclavage, le texte était apparu comme une concession
symbolique obtenue par les mouvements noirs militants. Comme
l’exprimaient alors ces derniers, dénonçant l’histoire officielle, la liberté n’a
pas seulement été octroyée, elle a surtout été conquise par les luttes des
esclaves. Elle a été réinventée dans les quilombos. En cette année 1988 de
commémoration, donc, la reconnaissance des "communautés rémanentes"
des anciens quilombos faisait écho à cette exigence des mémoires
militantes face à l’histoire de la nation : contre la thèse dominante d’un
"esclavage docile", il s’agissait de réhabiliter l’expérience historique de
résistance à l’esclavage.
Conçue comme un geste de réconciliation, la nouvelle législation sur les
"communautés rémanentes" était vouée à n’être qu’un artefact symbolique.
Inscrite au titre discret des "Dispositions Transitoires" de la Constitution et
dépourvue de cadre réglementaire précisant les modalités de son application,
il semblait peu probable qu’elle puisse un jour être effectivement appliquée.
Reposant sur un terme hérité du passé colonial à la signification indécise
- qu’appelait-on exactement un quilombo ? - et sur une catégorie juridique
résolument inédite - les "rémanents de quilombo" -, il était manifeste que le
Titre 68 souffrait d’indétermination. Enfin, que savait-on de ces mystérieuses
"communautés rémanentes", dont on annonçait soudainement la
reconnaissance ? Existaient-elles seulement ? En découvrirait-on dans
quelques hautes terres reculées et arides du Nordeste ou dans la profondeur
des forêts amazoniennes ?
8 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Le temps passait et n’apportait pas de réponses. Le Titre 68 était encore


sans objet et restait inappliqué. Il semblait voué à l’oubli, un oubli qui dura
quatre ans.

C’est alors que, faisant irruption sur la scène politique, des communautés
paysannes se revendiquant "rémanentes de quilombo" se mirent à exiger la
légalisation de leurs terres en invoquant le Titre 68, mettant l’État en
demeure d’appliquer la loi. Dans la totalité des cas, il s’agissait de
"communautés" de paysans noirs, confrontés à des conflits fonciers et
menacés d’expulsion. Guidés par des personnalités politiques et des
organisations de soutien, ces paysans avaient invoqué leurs origines de
descendants de quilombolas pour obtenir les titres de propriété des terres
qu’ils occupaient depuis souvent près de deux cents ans, empruntant ainsi
des chemins inédits pour accéder à une réforme agraire souvent paralysée par
la lenteur procédurière et la mauvaise volonté politique.

Comment, dans le Brésil contemporain, s'est produite la rencontre entre


l'offre politique du quilombo définissant un "droit culturel" et les
revendications de ces "communautés", poussées par des impératifs de survie
et l'urgence de conflits fonciers? Par quels processus des populations rurales
jusqu'alors identifiées comme paysannes ont-elles soudainement émergé sur
la scène publique comme "rémanentes de quilombo" ? Comment les pouvoirs
publics ont-il fait face à ces nouveaux sujets collectifs et quel fut le
traitement politique de leurs exigences ? Comment, à l'interface entre
"question agraire" et "question raciale", les demandes de légalisation de
terres ont-elles été médiatisées, quels acteurs se sont trouvés mobilisés et
quels enjeux furent confrontés ? Finalement, qu'est-il advenu de ces
"communautés" candidates à la "rémanence de quilombo" ? Leur
mobilisation ne fut-elle qu'évanescente, ou généra-t-elle un mouvement
pérenne ? Aujourd'hui, existe-t-il des "communautés rémanentes de
quilombo" ?
Ces questions sont celles de la recherche qui sera ici présentée, mais je
voudrais au préalable revenir sur la démarche dont celle-ci procède.

L'objet a priori

Je suis parti pour le Brésil en décembre 1994, en tant que coopérant du


Service National rattaché à l'IRD (Institut de recherches pour le
développement, ex ORSTOM).
Le thème du projet de recherche, la question des quilombos, avait été
suggéré par Michel Agier, lui-même de retour du Brésil. Son opportunité lui
était apparue au regard du processus de mobilisation qui semblait prendre
INTRODUCTION 9

forme dans les années 1993-94, après la disposition constitutionnelle de 1988


prévoyant la légalisation des terres de quilombo.
Le projet s'inscrivait dans le cadre du programme Relations raciales,
identités et mouvements ethniques en Amérique Latine. Un premier volet de
ce programme avait déjà été réalisé par Michel Agier à Salvador, et avait
porté sur les mécanismes d'identification raciale et culturelle, ainsi que sur
les mobilisations en découlant en divers contextes de Salvador et sa région.
L'ethnographie du quartier populaire de Liberdade avait notamment permis
l'étude des milieux afro-brésiliens, mouvements politiques, associations
carnavalesques et culturelles1. La conquête d'espaces propres (rues, lieux de
fêtes et de culte), l'institutionnalisation de nombreux groupes culturels et/ou
militants, la référence croissante à une tradition africaine pure dans certains
candomblés2, avaient été identifiées comme autant d'indices d'une
"ethnicisation" de l'identité noire. Par contraste avec les discours
intégrationnistes des années trente, valorisant le travail et la participation de
la population noire à la nation, et de ceux des années soixante-dix dénonçant
les discriminations et appelant à la mobilisation du "peuple noir", il s'agissait
désormais de définir des espaces physiques et symboliques d'exclusivité afro-
brésilienne. Comme le résume M. Agier à propos du candomblé : "C'est bien
un discours de la différence qui se construit et se reproduit : discours de
l'origine, de l'authenticité, réinventions des généalogies culturelles,
transformation de la culture « afro-brésilienne » en « culture noire »"3.
Dans ce contexte, M. Agier avait souligné l'importance symbolique du
quilombo pour les mouvements militants, en tant que "métaphore du
territoire : espace de construction et réalisation d'une ethnicité (…)"4.
L'apparition de "communautés rémanentes de quilombo" sur la scène
publique semblait indiquer que cette ethnicité tendait à se diffuser dans le
monde rural. Telle était du moins l'hypothèse soulevée dans le projet de

1. Cf. entres autres Agier (Michel), "Banzo, quilombo : a lógica simbólica do «Mundo
Negro»", Salvador, Revista da Bahia, EGBa n° 17, 1990, p. 23-28. Agier (Michel) et
Carvalho (Paulo Rosario G. de), "Nation, race, culture : les mouvements noirs et indiens
au Brésil", Paris, Cahiers des Amériques Latines n° 17, 1994, p. 107-124. Agier (Michel).
"Ethnopolitique. Racisme, statut et mouvement noir à Bahia", Cahiers d’Études
Africaines, EHESS, 1992, vol. XXXII (1), n° 125, p.53-81.
2. Candomblé : "désigne à la fois la religion des Nègres de Bahia, les grandes fêtes
données pour les orixa et les sanctuaires où se déroulent ces fêtes", Bastide (Roger),
Images du Nordeste mystique en noir et blanc, Actes Sud, Babel, 1995 (1re éd., 1978), p.
286.
3. Agier (Michel) et Carvalho (Paulo Rosario G. de), "Nation, race, culture : les
mouvements noirs et indiens au Brésil", op. cit., p. 111.
4."(…) étape qui transforme la simple couleur de la peau en une signification politique et
ethnique. Le « nègre » peut vivre toutes les souffrances de sa condition sociale et morale,
mais le « noir » se considère comme le quilombola d'aujourd'hui : il est acteur d'une
ethnicité qui recompose ses territoires espaces/temps dispersés dans la ville moderne de
Salvador", Agier (Michel), "Banzo, quilombo : a lógica simbólica do « Mundo Negro » ",
op.cit., p. 27.
10 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

recherche initial : pour bénéficier de l'offre politique de légalisation des


"communautés rémanentes", des populations noires rurales avaient été
incitées à mobiliser de manière ostentatoire leur identité en faisant un usage
politique de leur mémoire et de leur origine quilombola. Certes, entre les
acteurs urbains et les "communautés noires" rurales, les enjeux de l'ethnicité
n'étaient sans doute pas les mêmes. D'un côté, l’on cherchait à définir ou à
redéfinir une "afro-brésilianité", c'est-à-dire un mode noir d’être brésilien, et
à conquérir un accès à la citoyenneté en tant que segment différencié de la
société brésilienne5. De l'autre, les enjeux étaient plus pratiques et
immédiats : il s'agissait vraisemblablement de garantir des territoires et, par
là-même, de mettre fin aux persécutions des propriétaires terriens. Toutefois,
le mode d'ethnicisation, semblait-il, devait être le même : il passait par la
réactivation d’une mémoire des origines, par la revalorisation d’une certaine
"africanité", par la production de frontières et de symboles identitaires, etc. A
ce continuum rural-urbain des mécanismes d'affirmation devait correspondre
une réelle continuité analytique entre les deux univers.
"Votre sujet, c'est l'ethnicité", avait confirmé en France, en 1995, un
professeur à qui j’avais présenté le projet de recherche. Plus qu’un objet ou
une démarche, il avait ainsi parfaitement résumé l’état d’esprit dans lequel ce
premier voyage de seize mois au Brésil avait été préparé. En s’intéressant à
la question des "communautés noires" réclamant les titres de leurs terres en
alléguant de leur passé de "communauté rémanente", c’est bien l’ethnicité
qu’il s’agissait d’étudier, en "situation".
Cet a priori sur l’objet doit sans doute être replacé dans son contexte.
L’ethnicité était alors une notion encore émergente et déjà incontournable au
sein des sciences sociales francaises. Elle était au cœur d’une certaine
réflexion sur la modernité, dans laquelle elle était souvent présentée comme
une clé paradigmatique permettant d’appréhender des phénomènes sociaux
très hétérogènes. Certes, des "communautés imaginées" à "la tradition
inventée", on connaissait déjà l’incroyable force politique de l’identité,
lorsqu’elle est construite, invoquée, mise en forme et en symboles dans la
dynamique de formation des sociétés nationales.
S’agissant de l’acteur collectif, qu’il soit "nouveau mouvement social",
"minorité", "communauté", l’anthropologie était amenée à nuancer le schéma
acculturatif qui prévoyait la disparition de l’indien sous des tropiques
décidément bien tristes, tandis que la sociologie était forcée d’admettre que
les identités ethniques n’étaient pas solubles dans la modernité, mais qu’elles
s’imposaient au contraire comme des modalités nouvelles ou résurgentes de
l’organisation urbaine et de rapport au politique. Les groupes ethniques,
"minorités raciales" ou "culturelles", semblait-il alors, donnaient de
nouveaux visages à la ville occidentale, tendaient à présenter une cohérence
d’acteurs face aux états nationaux et suscitaient ou revendiquaient ici et là

5. Agier (Michel) et Carvalho (Paulo Rosario G. de), "Nation, race, culture : les
mouvements noirs et indiens au Brésil", op. cit.
INTRODUCTION 11

des formes adaptées de citoyenneté. Ailleurs, dans tant d’endroits où


l’écroulement des totalitarismes et des empires coloniaux avait laissé vacant
le champ des appartenances et des affiliations, c’est encore les mécanismes
de l’ethnicité, semblait-il, qui se donnaient à déchiffrer dans la résurgence de
certains nationalismes, fondamentalismes ou traditionalismes, ou dans la
mobilisation de minorités religieuses, ethniques ou culturelles. On parlait
alors, de manière générique, de "résurgence des identités".
Parce que l’ethnicité semblait pouvoir rendre compte de manière
transversale de nombre de ces supposés nouveaux phénomènes sociaux en
dépit de leur grand éclatement et diversité, la question qui m’intéressait alors
était celle de la gestation de l’ethnicité. Quelles sont les logiques
individuelles et collectives dont elle procéde ? Comment l’acteur bascule-t-il
dans l’ethnicité ? Me plaçant d’emblée dans une perspective situationnelle et
anti-substantialiste, perspective selon laquelle l’ethnicité est une construction
sociale intervenant dans un ensemble contextuel et dans des situations
d’interaction bien spécifiques, comprendre l’ethnicité, c’était bien
déconstruire le mécanisme et le processus de son émergence en tant que
logique sociale.
Comme j’étais mobilisé par ce questionnement, le cas des "communautés
rémanentes de quilombo" au Brésil ne m’apparaissait alors que comme une
manifestation locale d’un phénomène beaucoup plus général. Entre, selon la
formule désormais célèbre, "étudier le village" ou étudier "dans le village", le
choix était fait, et la réalité sociale que je m’apprêtais à rencontrer, me
semblait-il, ne trouverait son sens et son intérêt in fine que comme
constitutive d’un phénomène plus général, qui était le véritable objet de la
recherche.

Cette perspective a largement orienté la recherche d’un "terrain". Après


une période à Salvador (Bahia), de décembre 1994 à mars 1995,
d'apprentissage du portugais et de prise de contacts, le choix de la
"communauté noire" de Rio das Rãs s’est imposé, précisément, pour
l’exemplarité de la situation d’ethnicité que celle-ci semblait offrir. D'après
les informations recueillies, je savais que :

- La population de Rio das Rãs était confrontée à un conflit de terre


particulièrement long et violent.
- Une résistance était organisée contre les tentatives d'expulsion du
fazendeiro (propriétaire terrien).
- Cette résistance s'était depuis quelques temps réorientée : la
population se revendiquait "rémanente de quilombo".
- Une expertise anthropologique avait été réalisée, qui avait conclu
à la légitimité de la demande d'application du Titre 68 : Rio das
12 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Rãs était une authentique "communauté rémanente de quilombo",


fortement soudée autour du "mythe de ses origines"6.
- Le ministère de la Culture avait officiellement reconnu la
"communauté" comme telle et une procédure de légalisation était
entamée.
- Rio das Rãs était articulée à certains groupes politiques et
culturels urbains : les blocs carnavalesques afro-brésiliens Ilê
Aiyê et Olodum avaient contribué à la popularisation de son
combat, tandis que le Mouvement Noir Unifié (MNU) s'était
directement impliqué dans le conflit.

A la veille du départ pour Rio das Rãs, l’objet semblait alors s'imposer de
lui-même. J'aurai affaire à une "communauté noire" enracinée dans un
territoire historique, soudée dans son opposition contre un fazendeiro (dont je
connaissais par le détail les exactions, grâce au volumineux dossier constitué
par une organisation non gouvernementale) et qui se défendait en réactivant
son passé de quilombo. Sur cette proposition de base se greffait un certain
nombre d'hypothèses et d'interrogations, suggérées notamment par la
littérature sociologique de l'ethnicité et de la mémoire, et dont voici une
récapitulation sommaire :

- Il s'agit d'une "communauté noire" : dans une région du Nordeste


où le métissage prévaut très largement, comment expliquer la
permanence de cette caractéristique "raciale" du groupe tout au
long de son histoire ? Comment le quilombo s'est-il formé ? Quels
sont les mécanismes historiques de défense du territoire ? La
"communauté" a deux siècles d’histoire : dans quelle mesure peut-
on rendre compte de sa permanence à partir d’une analyse en
termes de résistance ? Quelle fut la nature des rapports avec la
société environnante ? Cette dernière a-t-elle fait montre de
comportements ségrégationnistes ? Comment s'articule
aujourd'hui "rémanence de quilombo" et "identité raciale" : y a-t-
il, à l'instar des mouvements urbains, une dynamique de
valorisation de la négritude ?
- La résistance des habitants de Rio das Rãs passe par la
construction d'une ethnicité : le passé quilombola est réactivé face
à la nécessité d'une action collective pour la reconnaissance de la
"communauté" comme "rémanente". Quel fut le processus de
"découverte" de l'offre politique du Titre 68 ? Quels sont les
éléments du passé sur lesquels se sont fixés les marqueurs ou
frontières identitaires ? Dans quelle mesure y a-t-il eu

6. J'avais eu accès à ce rapport avant mon départ pour Rio das Rãs. Depuis, ses
conclusions on été publiées. Cf. Carvalho (Jose Jorge de) (org.) : O quilombo do Rio das
Rãs : histórias ; tradições ; lutas, Salvador, Editora da UFBa, 1996, p. 270.
INTRODUCTION 13

"réinvention" de traditions ? Quels sont les discours de l'ethnicité,


dans quelle mesure mobilisent-ils la mémoire collective et
traduisent-ils une transformation de ses usages sociaux ?
L'ethnicité à Rio das Rãs correspond-elle à une réelle mobilisation
identitaire ou seulement à la surface interstitielle des interactions
avec les acteurs urbains ?
- La population est aujourd'hui reconnue comme "rémanente de
quilombo" : dans quelle mesure les quilombolas s'identifient-ils
comme tels ? Le mot quilombo avait-il un sens à Rio das Rãs
avant le conflit de terre ? Aujourd'hui, quelle est sa signification ?
Entre les acteurs urbains et la population de Rio das Rãs, dans
quelle mesure y a-t-il eu convergence ou divergence dans les
représentations du passé quilombola et de la "rémanence" au
présent ? Dans quelle mesure les termes de l'offre politique du
Titre 68 ont-ils influé sur la présentation collective de la
"communauté" face à ses partenaires et ennemis ? Quel fut
éventuellement l'impact d’une "assignation identitaire" à la
"rémanence de quilombo" sur la construction d'une éventuelle
identité quilombola ?

Plutôt que de décrire d'emblée l'hébétude des premiers temps d'installation


à Rio das Rãs face à une réalité sociale surprenante et dans tous les cas sans
grande correspondance avec ce que le travail préparatoire avait laissé
supposer, et d'indiquer alors les ajustements de problématique qui
s'ensuivirent, il a semblé préférable ici de restituer à la démarche
d'objectivation sa chronologie. D'une part, afin de ne pas en révéler
prématurément les aboutissements. D'autre part, parce que ce serait extorquer
de la cohérence à la démarche que de définir aujourd'hui l'objet de cet
ouvrage dans une continuité théorique et logique, parce que celle-ci serait
sans correspondance avec le parcours au terme duquel cet objet fut
effectivement défini. Du projet de recherche (janvier - mars 1993) à l'enquête
sur le "terrain" (mars 1995 - avril 1996), puis du retour sur le "terrain"
(février - avril 1997) à la rédaction, le rapport à l'objet fut dialectique,
s'organisant sur le principe d'un va-et-vient permanent entre une réalité
observée, fluctuante et polymorphe, et une démarche "observante" tentant
certes de s'adapter mais pourvue, elle aussi, d'un mouvement propre, fait de
"moments" successifs de constructions et de déconstructions. C'est ce
mouvement que nous essaierons de suivre tout au long de cet ouvrage.
14 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Quelques informations sur les matériaux

Les matériaux à partir desquels cet ouvrage a été construit seront présentés
au fur et à mesure de leur usage effectif. Voici toutefois quelques rapides
éléments d'information.
Juxtaposant les divers séjours, le temps effectif passé à Rio das Rãs fut
approximativement d'une année. Un mois fut en outre consacré à la
recherche d'archives dans les villes de Salvador, Caetité et Paratinga. La
participation à divers séminaires, rencontres, débats, dans différentes
capitales brésiliennes (Salvador, Brasília, Recife, São Paulo) mobilisa
environ deux mois.
A Rio das Rãs, 93 entretiens d'une durée de vingt minutes à deux heures
furent réalisés (50 minutes en moyenne). Un questionnaire d'information
général (parenté, pratiques religieuses, expériences urbaines...) fut
directement administré dans la totalité des 213 habitations occupées entre
1995 et 1997 à Brasileira et sur les bords du fleuve, les deux principaux
foyers de peuplement.
Plus que les données formelles recueillies par les entretiens semi-directifs
et directifs, c'est surtout la résidence au quotidien à Rio das Rãs qui permit de
réunir l'essentiel des informations et observations. Située au centre de
Brasileira, à quelques mètres de celle du responsable politique du quilombo,
ma maison devint, comme les autres, un lieu quotidien de passage et de
bavardages. L'accompagnement du travail des champs, la lessive et la
vaisselle faites dans la rivière, les bains pris le soir dans la même rivière, les
sorties de pêche et les longs trajets à cheval, la participation non active aux
réunions politiques ou de prière, aux cultes évangéliques et travaux spirites
hebdomadaires, le bavardage pendant les interminables cycles de préparation
de la farine de manioc, etc., constituèrent autant de moments privilégiés de
contact, établis sur le principe général d'une certaine distance. Prétendre
"participer" dans les conditions d'une pleine inclusion aurait été totalement
illusoire. D'abord parce que ma position de blanc, jeune et non-brésilien était
en elle-même une distinction telle que la perception de mon identité
précédait et structurait tout contact. Ensuite parce que, même si telle avait été
mon intention, la participation systématique à toutes les activités n'aurait pas
été possible à l'Européen que je suis. Les conditions climatiques extrêmes
des terres sèches de l'intérieur nordestino, la grande pénibilité des taches du
quotidien et les dangers inhérents à l'environnement lui-même auraient tôt
fait de me rappeler ma condition. Enfin, ma différence était un point de vue
logique comme un autre à partir duquel la "réalité" pouvait être observée et
appréhendée. C'est en tant que "João de França" que je fus admis à Rio das
Rãs, "João de França" je suis resté.
INTRODUCTION 15

Rio das Rãs

Au fil des pages, Rio das Rãs sera l'objet de nombreuses descriptions.
Quelques rapides éléments de présentation sont cependant utiles, afin que
connaissance soit faite avec l'environnement de ceux qui vont se trouver au
cœur de ce travail.

La région de Rio das Rãs est localisée au centre ouest du moyen São
Francisco, dans l'État de Bahia, entre les parallèles 13° 41' 50'' et 13° 52' 20''
sud et les méridiens 43° 19' 02'' et 43° 34' 52'' WGR, dans la micro-région
134, Moyen São Francisco, municipe de Bom Jesus da Lapa.
Le Rio das Rãs, littéralement "rivière des grenouilles"7, est formé par les
crues annuelles du grand fleuve São Francisco où il prend sa source. Il est
aussi alimenté par les innombrables retenues d'eau, étangs et rus qui se
forment dès les premières pluies pour se résorber pendant la sécheresse qui
sévit entre mai et septembre. A cette époque, il arrive parfois que la rivière
s'assèche, ne laissant qu'un lit d'abord limoneux, puis fendu de ravines et
craquelures blessant parfois les bêtes qui s'y aventurent, poussées par la soif.
Des puits (caçimbas) peuvent être aménagés, mais pour les habitants de la
caatinga8, le manque d'eau est un problème chronique mal résolu par des
migrations saisonnières sur les rives du São Francisco, qui sauvent les
hommes et les bêtes, mais pas les zones cultivées rendues au désert de la
caatinga.
Les terres de Rio das Rãs sont également bordées à l'ouest sur toute leur
longueur par le fleuve sur les rives duquel, comme le dit le dicton, "on ne
meurt de faim ni de soif", mais qui présentent le désavantage d'être inondées,
sur parfois plus de deux kilomètres vers l'intérieur. En se retirant, les eaux du
fleuve découvrent les rives, devenues un bourbier (lameiro) particulièrement
fertile. Des îles émergent par endroits, qui sont cultivées lorsque leur sol le
permet.
Compte tenu de sa diversité topographique, entre les terres de berge et les
zones de caatinga, la population de Rio das Rãs a bénéficié des conditions
indispensables à sa pérennité. Au rythme binaire des crues et des sécheresses,
elle a pu répondre par des migrations saisonnières des rives vers l'intérieur.
Elle ne connut jamais l'exode rural massif qui précipite régulièrement les
populations sertanejas9 dans les grandes villes du littoral Nordeste. De cette

7. Une nuit passée aux abords de la rivière renseignera vite le voyageur sur les raisons
d'un tel toponyme.
8. Végétation rase typique des terres intérieures du Nordeste, hérissée d'épineux, de
broussailles et de plantes persistantes. Les habitants de la caatinga sont désignés ici par
opposition aux résidents des bords du fleuve.
9. Du sertão, terme désignant depuis le XVIe siècle la zone aride du Nordeste,
aujourd'hui identifiée par l'Institut Brésilien de géographie (IBGE) comme "polygone de
la sécheresse".
16 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

richesse est aussi née sa diversité. Il faut d'abord savoir que la population est
dispersée sur les 27 200 hectares qui constituent aujourd'hui les terres de Rio
das Rãs, une superficie considérable pour ces quelques 1500 personnes
réparties en 210 familles. Pas moins de dix-sept kilomètres séparent Enchu,
au sud-est, de Brasileira, au nord-ouest. Il y avait autrefois une vingtaine de
petits foyers de peuplement (la plupart n’abritant qu’une famille) et
aujourd'hui, à force de délocalisations forcées - le conflit en fut la cause -, ils
ne sont plus que quatre, répartis entre la caatinga (Enchu, Capão do Cedro,
Brasileira) et les bords du fleuve (Rio das Rãs10).
Or donc, habitants de la caatinga et riverains du fleuve portent tous la
marque des atouts et des disgrâces de leur cadre de vie, et ils en restituent les
contrastes. Les premiers bénéficient de la sécurité d'un espace que le fleuve
n'atteindra pas. Leurs maisons sont plus larges, souvent plus confortables que
celles de leurs comparses vivant sur les berges, mais doivent être
abandonnées pendant les temps de grande sécheresse. De plus, s'il est certain
que la crue ne viendra pas, la pluie, elle, qui sait quand elle viendra.
Irrégulière, capricieuse, elle tombe par averses violentes. Parfois, des
cumulus prometteurs se forment, mais l'eau s'évapore avant même d'avoir
touché le sol. "Si Dieu envoie la pluie" ("Se Deus manda a chuva") est alors
le préambule incantatoire à tout projet. De cette irrésolution, peut-être, est né
l'attrait prononcé pour le travail salarié. Dans le passé, les habitants de la
caatinga étaient plus volontiers vachers que ceux des bords du fleuve.
Aujourd'hui, le regain d'activité des fazendas alentour fournit quelques
opportunités aux plus chanceux. Par intermittence, la récolte du coton dans la
région offre un apport ponctuel à ceux pour qui, cette année-là, "rien n'est
sorti".
Pour leur part, les habitants des bords du fleuve doivent se résigner à des
habitations sommaires, qu'il faut, de surcroît, bâtir à nouveau presque chaque
année, après que les eaux ont tout emporté. Il ne reste alors des maisons que
des squelettes de bois, dégarnis du pisé qui les entouraient. On reconstruit de
bonne grâce, car vivre près du fleuve, comme l'explique un riverain, c'est un
état d'esprit :

"Pour ceux qui ont l'expérience des bords du fleuve, il n'y a pas de
meilleur endroit parce qu'ici c'est plus riche. Bien… il ne s'agit pas
vraiment de richesse parce qu'aussitôt après on devient pauvre. Puis
riche à nouveau. C'est comme ça. A cause des eaux. Ici c'est un endroit
inondable… mais on aime. Sur les bords du fleuve, il y a une
abondance… le fleuve arrive, il prend tout, mais quand il se retire c'est
une joie. Quand le fleuve mouille cette terre ici, c'est une telle

10. Du même nom que la zone regroupant l'ensemble des localités de Rio das Rãs. Pour
éviter toute confusion, nous nous référerons à cette dernière par la population ou la
localité des "bords du fleuve". La présentation des localités, ici très sommaire, sera
approfondie au chapitre V.
INTRODUCTION 17

abondance qu'il y en a jusqu'à l'année suivante. Alors, on préfère vivre


ici" (Paulo11, 53 ans, né sur les bords du fleuve).

Lorsque éclatera le conflit de terre, cette opposition caatinga / bords du


fleuve apparaîtra en filigrane derrière les logiques des uns et des autres. Plus
habitués au monde de la fazenda, à son autorité aussi, les habitants de
l'intérieur seront partagés entre lutte et résignation. Sur les bords du fleuve,
on ne transigera pas avec le fazendeiro.

Nonobstant cette disparité du lieu d'habitation, le quotidien des familles


de Rio das Rãs ne varie guère. Il est rythmé par le cycle court des saisons
agricoles. Le haricot, récolté deux fois l'an, est la culture et l'alimentation de
base. Il n'y a pas de jour sans haricot. Le manioc aussi est très cultivé ; il est
consommé en farine préparée sur place, sur de grandes dalles de pierre
chauffées au feu de bois. Le maïs sert essentiellement à l'alimentation des
animaux. Sur les bords du fleuve poussent occasionnellement patates douces,
courges et pastèques, et même un peu de riz, lorsque les crues ont été
particulièrement abondantes. Pour toutes ces cultures, la bêche est le seul
outil. La traction animale est parfois utilisée pour transporter les charges de
manioc des champs éloignés. De très loin, on peut alors entendre le
grincement strident des roues en bois des chars à bœufs. Autrefois, le coton
était cultivé et tissé pour l'habillement, mais l'apparition de vêtements de
facture industrielle, conjuguée à l'invasion d'un nouveau parasite détruisant
les plantations, eut raison des champs de coton. Chaque famille élève poules
et cochons dans la cour des maisons, quelquefois des chèvres, qui vivent en
troupeau à leur aise dans la caatinga. La plupart possèdent un cheval,
indispensable pour tout déplacement à l'intérieur des terres de Rio das Rãs.
Ne pas avoir de cheval est un signe de grande pauvreté. Mais de tous les
animaux, le bœuf est le roi. Il vit à l'état semi-sauvage, et quand c'est "l'heure
de passer" du troupeau pour s'abreuver au fleuve, mieux vaut se tenir à
l'écart. Le bœuf est rarement pour la consommation interne. Il constitue une
réserve d'argent rapidement mobilisable. Le conflit de terre, toutefois, eut
raison de la quasi totalité du bétail de la population.
Rio das Rãs n'est à proximité d'aucun centre urbain. Le plus proche, Bom
Jesus da Lapa, n'est qu'une grosse bourgade (environ 20 000 habitants), tout
de même distante de 85 kilomètres. Dans les années 1980, une route fut
construite pour faciliter l'accès aux fazendas Batalha et Rio das Rãs, mais,
trop peu empruntée (en 1997, il passait rarement plus d'un véhicule par jour,
et parfois même aucun) et absolument pas entretenue, elle rend peu à peu ses

11. Dans le contexte violent du conflit de terre, l’accès à l’information n’a parfois été
possible qu’avec la promesse, souvent renouvelée, de l’anonymat. En conformité par
ailleurs avec la règle déontologique la plus courante, les noms des habitants de Rio das
Rãs ont donc été changés.
18 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

droits à la caatinga, qui empiète chaque année davantage sur le bitume. De


profondes ornières constituent un danger permanent et rendent la route tout
simplement impraticable au plus fort de la période des pluies. Si les divers
foyers de peuplement de Rio das Rãs sont bien indiqués sur les plans
régionaux de l'IBGE (Institut Brésilien de Géographie), ils ne figurent sur
aucune carte routière. Le voyageur qui désirerait se rendre à Brasileira de
Bom Jesus da Lapa serait bien en peine de trouver son chemin : il ne verrait
aucune signalisation. Si, d'aventure, il s'engageait sur la route y conduisant,
au bout de quelques mètres il pourrait lire ces mots sibyllins, résonnant
comme un avertissement propre à décourager toute témérité : "accès local".
Si, à Lapa, il se mettait en quête de son chemin, on lui répondrait que Rio das
Rãs, "ça dit bien quelque chose", mais quant à savoir où ça se trouve…
Pendant des générations, le voyage à Lapa se faisait à pied, ou au rythme
lent des chars à bœufs. Depuis le début des années 1990, un bus désaffecté,
ramené de São Paulo, circule une fois par semaine, emmenant les habitants
au marché. Tout au long du trajet, le bus s'arrête fréquemment pour laisser
monter de nouveaux passagers. Il s'agit des voisins des familles de Rio das
Rãs, venant de tous les foyers d'habitation épars dans la caatinga. Dans le
bus, les conversations vont bon train, les informations circulent en tous sens.
Si, à la ville, on ignore tout des habitants de Rio das Rãs, ces derniers savent
tout de leur environnement régional. Comme nous aurons l'occasion de le
voir, ils y sont pleinement intégrés.
Chronique d’un conflit

Le conflit qui oppose depuis 1977 la population rurale de Rio das Rãs à
un influent fazendeiro était, jusqu’à une époque récente, l’un parmi tant
d’autres de ces innombrables conflits de terre qui jalonnent l’histoire et
l’espace du Nordeste brésilien12 : des familles de paysans menacées
d’expulsion par un fazendeiro, dont les pratiques illégales et violentes
n’avaient d’égales que les moyens financiers et politiques qui semblaient en
assurer l’impunité.
C’est sans rencontrer de grande résistance que, secondé par quelques
hommes armés, il avait imposé son diktat aux quelque trois cents familles qui
vivaient sur les terres qu’il avait acquises, détruisant les habitations par
dizaines, laissant son bétail paître sur les champs cultivés, etc. Sans succès, le
Syndicat des travailleurs ruraux de Bom Jesus da Lapa, la ville voisine
(distante de 85 km), avait tenté de faire valoir les droits d’occupation d’une
population dont l’installation sur les terres en litige remontait au début du
XIXe siècle (cf. chap. V). Les actions en justice n’aboutissaient pas et, face à
la lenteur procédurière, le groupe de familles se décomposait de semaine en
semaine : certaines vendaient un hypothétique "droit d'occupation"13,
d’autres s’exilaient à São Paulo et ceux qui résistaient se heurtaient à certains
de leurs compagnons qui avaient porté allégeance au fazendeiro, en échange
de ressources précisément distribuées pour diviser. Rio das Rãs était
condamnée.
Aujourd’hui, le conflit n’est plus. Le fazendeiro a été exproprié et
partiellement indemnisé. Le 14 juillet 2000, au terme de vingt-trois années de

12. A l’époque où le conflit de terre se durcissait à Rio das Rãs, la CPT (Comissão
Pastoral da Terra) recensait 401 conflits de terre en 1990, impliquant 191 550 personnes
sur une surface de 13 835 756 hectares (soit une superficie supérieure aux territoires du
Portugal et de la Belgique réunis). En 1993, 361 conflits mobilisaient 252 236 personnes
sur une surface de 3 221 252 hectares (in CPT, Conflitos no Campo, Brasil 93, Goiânia,
1993).
13. Il s’agissait, en fait, d’une promesse de renoncement à faire valoir en justice son droit
d’occupation, qui impliquait, pour ceux ayant accepté le "contrat", un départ immédiat de
Rio das Rãs.
20 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

conflit, les titres définitifs de propriété ont été remis par les autorités
fédérales à la "communauté rémanente de quilombo" Rio das Rãs. Il s’agit de
titres collectifs, indivisibles et invendables, qui devraient prémunir les
"quilombolas" de toute agression ultérieure.
Mais il y a plus.
La population qui avait jusqu’alors vécu dans la plus souveraine
ignorance des autorités voisines, et qu’aucun budget municipal ou national
n’avait jamais concerné, connut en peu de temps une véritable révolution
matérielle. Au cours du seul mois d’octobre 1995, la préfecture fit refaire la
piste de terre permettant l'accès aux différents foyers de peuplement ; un
centre sophistiqué pour la préparation de la farine de manioc (casa de
farinha) fut terminé ; une nouvelle école fut inaugurée (alors que, quelques
années auparavant, l'alternance politique avait mis un terme prématuré à sa
construction) ; la CODEVASF (Companhia de desenvolvimento do vale do
São Francisco)14 fit successivement deux aménagements d'importance : un
puits, achevé en quelques semaines, permit de résoudre le dramatique
problème de la sécheresse qui frappe la région huit mois par an. Et, un
important projet d'irrigation de huit hectares, avec pompe et moteur, fut
réalisé. Tout cela en un seul mois.
Bien d’autres améliorations survinrent encore. Le voyageur qui aurait
visité Rio das Rãs au début des années 1990 et qui reviendrait huit ans plus
tard, serait sans aucun doute frappé par l’ampleur des transformations. Lors
de son premier passage, il aurait dû se laver dans la rivière voisine et
rapporter de cette même rivière l’eau nécessaire à sa consommation
personnelle. La nuit, il se serait éclairé à la lumière vacillante d’une lampe à
pétrole et si, d’aventure, il s’était blessé, il lui aurait fallu parcourir les 85
kilomètres le séparant du poste médical le plus proche. Huit ans plus tard, il
trouverait à Rio das Rãs l’eau courante, l’électricité et un poste de secours
pour les premiers soins.
La soudaineté de ces transformations matérielles est indissociable de la
non moins soudaine montée en popularité de Rio das Rãs sur la scène
nationale et internationale. Au cours de la seule année 1995, la
"communauté" reçut la visite de nombreux journalistes et photographes15, et
la chaîne de télévision allemande ZDF dépêcha sur place une équipe de

14. Compagnie de développement de la vallée du fleuve São Francisco, créée en 1974, en


remplacement de l’ancienne SUVALE (Superintendência de desenvolvimento do vale do
São Francisco). Sa mission, selon l’article 29 des "Dispositions Constitutionnelles
Transitoires", est de "tracer et exécuter un plan de mise en valeur totale du São Francisco
et de ses affluents" (cf. Théry (Hervé), Pouvoir et territoire au Brésil. Paris, éd. de la
MSH, 1995, p. 232).
15. Une quarantaine d’articles ont été publiés entre 1990 et 1998 dans les journaux A
Tarde, Tribunal da Bahia, Correio Brasiliense, Jornal de Brasília, et Folha de São
Paulo. Un reportage sur six pages est paru dans l’hebdomadaire national Isto É (Raiz
sem Terra, 9/11/1994, n° 1310), ainsi que dans la revue Sem Fronteiras ("A escravidão
ainda não acabou", março de 1993, p. 12-17).
CHRONIQUE D’UN CONFLIT 21

reporters pour le tournage d’un documentaire. Des étudiants en sciences


sociales vinrent par bus entiers des facultés voisines. Un grand nombre de
personnalités politiques, militants, juristes, techniciens, sociologues et
anthropologues parcoururent en tous sens les pistes poussiéreuses reliant les
divers foyers d’habitations.
S’il était demandé à certains dirigeants d’une association locale de dresser
aujourd’hui le bilan de leurs pérégrinations au cours de ces années de conflit,
ils pourraient se targuer d’avoir effectué une trentaine de voyages à
Brasília16, de connaître dans les détails les coulisses de la Chambre des
Députés et d’avoir personnellement rencontré à plusieurs reprises le
président de la République F. H. Cardoso, donné un certain nombre
d’interviews à la télévision et prononcé des discours devant une foule de
cinquante mille personnes.
L’ensemble de ces bouleversements est lié à un processus de
transformation, par lequel Rio das Rãs, à l’origine une localité rurale parmi
tant d’autres, est devenue une "communauté noire rémanente de quilombo".
C’est la chronique singulière de ce qu’il faut bien appeler une aventure que
les pages qui suivent vont s’attacher à retracer.

Rio das Rãs à l’heure des projets agro-industriels

Lorsqu’en mai 1977, les héritiers des terres de Rio das Rãs, accompagnés
par la police municipale, firent savoir aux paysans des environs qu’ils étaient
désormais indésirables, ces derniers surent qu’une époque était révolue.
L’époque qui prenait fin était celle d’un siècle de tranquillité garantie par
un accord informel qui s’était établi entre propriétaires de bétail et familles
de paysans, et dans lequel chacun trouvait son avantage (cf. chap.V).
L’agriculture entrait dans l’ère des "grands projets"17.
A Rio das Rãs, il était question d’élevage intensif, de centre
d’insémination artificielle, de culture de plantes fourragères, mais ces projets
se heurtèrent à une réalité de fait : l’espace n’était plus libre. Il était certes
occupé de manière extensive, mais dans sa quasi totalité, par quelques trois
cents familles qui avaient pris l'habitude de se déplacer à l'intérieur de ce qui
est devenu un territoire, selon le rythme binaire des pluies et des sécheresses,

16. Brasília était distante de Rio das Rãs par la route de 1017 km, qui se parcouraient en
15 heures de bus jusqu’à l’ouverture en 1997 d’une nouvelle route réduisant le trajet à
environ 10 heures.
17. La région du moyen São Francisco sera l’objet d’attentions particulières de la part du
PLANVASF (Plano Diretor do Desenvolvimento do Vale do São Francisco), visant
notamment à développer des zones de cultures irriguées, dans cette région frappée par
une sécheresse chronique. La réalisation de l’un de ces projets à quelques kilomètres de
Rio das Rãs (Projeto Formoso) a entraîné une forte spéculation immobilière dans la
région.
22 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

et de fonder de nouveaux foyers de peuplement. Ces pratiques d’occupation


sur une surface de plus de 30 000 hectares étaient bien sûr incompatibles
avec les nouveaux projets agro-industriels des propriétaires : il fut d’abord
proposé aux familles de se regrouper à l'intérieur d'un espace de 4000
hectares, solution jugée inappropriée et qui rencontra une très forte
opposition.
La résistance était à l’époque organisée par le Syndicat des travailleurs
ruraux de Bom Jesus da Lapa. Il fut conseillé aux familles de "travailleurs"
de n’accepter ni délocalisations, ni indemnisations. Sur le plan légal, des
lettres de protestation furent adressées aux autorités de l’état de Bahia,
contestant la validité des titres de propriété des fazendeiros. Les diverses
propositions et négociations qui s’ensuivirent échouèrent, et malgré les
menaces successives, ces derniers ne réussirent jamais à imposer leur volonté
sur une population qui, dans sa majorité, refusait de se déplacer, jugeant trop
insuffisantes les terres cédées en compensation. Quatre années s’écoulèrent
sur le mode d’un statu quo insatisfaisant pour tous.
C’est en 1988 que le conflit éclata véritablement. Auparavant, en 1981,
une grande partie des terres de Rio das Rãs avait été vendue au groupe
industriel Bial-Bonfim Indústria Algodoeira Ltda., troisième producteur de
coton du pays avec une production annuelle de 20 000 tonnes, 6 usines de
traitement, 70.000 hectares répartis en huit fazendas et plus de 20 000 têtes
de bétail. Après des années troubles durant lesquelles les menaces
succédèrent aux interdictions de planter, le nouveau propriétaire, Carlos
Bonfim, décida de ne plus transiger. En quelques semaines, et avec des
moyens relevant de la longue tradition du banditisme sertanejo (cf. chap.
IV), il imposa la relocalisation de 60 familles à Brasileira, l’une des
localités, dans une zone de 4000 hectares détachée de la fazenda à cet effet
et isolée par du fil de fer barbelé. La localité de Rio das Rãs, située sur les
bords du fleuve, et dont la population refusait toujours de se déplacer, fut
coupée en deux par une clôture de cinq lignes de barbelé, interdisant l’accès
aux champs cultivés.
A cette époque, le Syndicat des travailleurs ruraux continuait d’être la
seule institution d’appui à la population. Même si la légitimité du
propriétaire était contestée, il n’était pas encore question de revendiquer la
propriété de la fazenda. Alléguant de l’ancienneté d’occupation de ceux qui
étaient perçus comme des "travailleurs ruraux", il s’agissait plutôt d’obtenir
un droit d’occupation sur la base de la loi d’usucapion.
CHRONIQUE D’UN CONFLIT 23

Le conflit sur la scène fédérale

Ce droit d’occupation fut finalement reconnu le 23 octobre 1990 par le


juge du district de Bom Jesus da Lapa. Il ne fut pas suivi d’effet, C.Bonfim
ayant décidé de passer outre. En mai 1991, ce dernier continuait d’utiliser les
terres de Rio das Rãs comme pâturages. Il faut préciser que le fazendeiro,
dont le frère était alors député de l’état de Bahia, disposait du soutien de la
police militaire et du maire (prefeito) de Bom Jesus da Lapa. Le même mois,
il fit encore détruire neuf maisons, des clôtures et un corral. En réponse aux
nouvelles injonctions du juge et d’un officier de justice venu se rendre
compte sur place, il envoya un groupe de quinze hommes armés incendier
des maisons. Un point limite fut atteint en décembre 1991, lorsque C.Bonfim
fit déverser des substances toxiques dans les champs cultivés. La rivière s’en
trouva polluée, causant la mort de milliers de poissons. De nombreux
habitants tombèrent malades.
Un seuil venait-il d’être franchi ? Toujours est-il qu’aussitôt après, le
conflit suivit un autre cours. La situation fut rapportée sur la scène fédérale et
mobilisa de nouveaux acteurs. En décembre 1991, soit quelques jours après
les nouvelles exactions de C.Bonfim, le député fédéral Alcides Modesto
(Partido dos Trabalhadores (PT) Bahia) dénonça le cas au Procureur général
de la République et demanda sur place le renfort de la police fédérale.
A l’intervention d’acteurs politiques nationaux se combina une campagne
de sensibilisation de l’opinion publique, sous l’action conjuguée
d’organismes très hétérogènes. Le Syndicat de Lapa, présent dès les
premières heures du conflit, fut rejoint dans son action par la CPT (Comissão
Pastoral da Terra), la CEDITER (Comissão Evangélica dos Direitos da
Terra), la CUT (Central Unitária dos trabalhadores) et la FUNDIFRAN
(Fundação para o desenvolvimento do Vale do São Francisco). Ensemble,
ils rédigèrent et publièrent deux pamphlets dans les journaux de Bahia : "La
vérité sur le grileiro18 Carlos Bonfim"19 et "Une clameur pour la vie -
clameur de justice". Lors du "Pèlerinage de la Terre" (Romaria da Terra)
organisé annuellement à Bom Jesus da Lapa20, la "culture de mort" du
fazendeiro, opposée à la "vie recherchée" par la "communauté de Rio das

18. Grileiro : terme désignant les fazendeiros malhonnêtes qui falsifient les archives et
les titres de propriété afin d’étendre leurs domaines ou d’acquérir de nouvelles terres.
19. Pamphlet à propos duquel C.Bonfim usa de son droit de réponse dans un magazine
publié par la CUT le 10/01/1992. Le texte, intitulé "La vérité sur Rio das Rãs" explique
que la fazenda est l’une des plus productives du pays, que ses activités garantissent 2000
emplois directs et ne peut par conséquent "être la scène d'un cirque monté par des
manipulateurs sans scrupules de la masse, déguisés en sauveurs de la patrie".
20. Le site religieux de Bom Jesus da Lapa fut fondé en 1717 par le moine Franciso da
Soledade. En 1849, une confrérie fut fondée pour gérer les intérêts du site. Cf. Barbosa
(Antonio), Bom Jesus da Lapa, Rio de Janeiro, Jotanesi Edições, 1996, p. 560.
24 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Rãs", fut dénoncée devant une foule de 4500 personnes21. En août 1992,
l’antenne nationale de la CPT désigna Rio das Rãs pour le prix annuel des
droits de l’Homme délivré par le Mouvement national des droits de
l’Homme. Quelques mois plus tard, la "communauté" fut choisie pour une
célébration dans le cadre des commémorations des 500 ans d’évangélisation
de l’Amérique, prévue pour le 10 octobre 1992.
Ce jour-là, 500 personnes, prêtres et évêques en habits sacerdotaux,
politiques, sympathisants, se dirigèrent vers Rio das Rãs. Sur la route, à
hauteur de la fazenda, était dressé un barrage de la police militaire, avec des
consignes claires : ne laisser passer personne. Plus de huit heures durant, les
évêques essayèrent de négocier, sans succès. Une cérémonie fut même
improvisée au milieu de ce décor surréaliste, planté d’hommes en armes. Le
cortège dut rebrousser chemin.
Ce dernier événement illustre bien la réalité d’une situation qui, malgré la
réaffirmation par le juge du droit d’occupation en janvier 1992, malgré
l’intervention des autorités fédérales - le Ministre de la Justice accusa
personnellement réception du dossier -, resta sur le terrain à l’avantage de
C.Bonfim. Sûr de ses appuis politiques, ce dernier n’hésita pas à organiser
une manifestation de rue à Bom Jesus da Lapa en son propre soutien. De
janvier à avril 1992, la police militaire continua de maintenir une pression
constante sur la population22. Il ne se passa pas de semaine sans qu’un animal
des "occupants" ne soit abattu en ponctuation de menaces et injonctions à
abandonner les lieux23.
La situation semblait inévitablement enlisée lorsqu’un nouvel élément
vint donner une tournure inédite au conflit.

Rio das Rãs, "communauté rémanente de quilombo"

"Nous faisons partie d'une communauté noire rurale, dont les racines
remontent à l'époque de l'esclavage. Ceci ne nous fait pas honte, non ! Mais
cela renforce la valeur que nous avons ici dans nos terres"24. Cette Lettre
ouverte de la communauté noire rurale - Rio das Rãs, publiée en juillet 1992,

21. Document de la quinzième Romaria da Terra, 12/07/1992.


22. Lors d’une visite des lieux, le député Alcides Modesto dut se faire accompagner par
la police fédérale.
23. Le 15/03/92, trois policiers brutalisèrent des paysans de Enchu, l’une des localités de
Rio das Rãs. Le 23/03/92, trois policiers exigèrent le retrait de la zone des animaux
appartenant aux familles et menacèrent de confisquer les troupeaux. Le 26/03/92, plus de
mille têtes de bétail furent envoyées sur les terres cultivées de maïs et de haricot. Le
14/04/92, le pistoleiro Carlinho tua un porc et le 18/12/92, une vache laitière disparut.
Elle fut trouvée plus tard dans les parcs de C.Bonfim.
24. Carta Aberta da Comunidade Negra Rural - Rio das Rãs, Município de Bom Jesus da
Lapa, Bahia, juillet 1992.
CHRONIQUE D’UN CONFLIT 25

traduisait une nouvelle orientation stratégique qui modifia rapidement les


termes et les enjeux du conflit, sous l’impulsion d’acteurs issus de la scène
politique nationale.
Entre juillet et octobre 1992, l’idée fit progressivement son chemin que la
bataille juridique engagée avec C.Bonfim pouvait être relancée sur la base
d’un article constitutionnel, certes sans aucune jurisprudence25, mais qui
semblait tout à fait applicable à propos de Rio das Rãs. Des recherches
sommaires entreprises pour documenter la demande de droit d’occupation
par usucapion avaient établi une ancienneté d’occupation remontant à
l’époque esclavagiste. Par ailleurs, il était flagrant que les habitants ne
présentaient pas la palette de métissages qui se déclinait habituellement dans
toute la population du sertão. Il se pouvait alors, avait estimé le député
Alcides Modesto26, qu’il s’agisse de l’une de ces "communautés rémanentes
de quilombo", dont il était fait état dans la nouvelle constitution fédérale de
1988. Rappelons ce que stipule cette dernière, au Titre 68 de ses Dispositions
Transitoires : "Aux rémanents des communautés de quilombos qui
occuperaient leurs terres est reconnue la propriété définitive, l’État devant
leur émettre les titres respectifs".
C’est en octobre 1992 que fut revendiquée pour la première fois la
propriété de la fazenda sur la base du Titre 68. Réunis dans la salle de la
commission des droits de l’Homme de l’assemblée de Bahia, l’ensemble des
organismes associés dans la défense de Rio das Rãs tinrent une réunion sur le
thème "conflits de terre et zones rémanentes de quilombo de la vallée du São
Francisco"27. La fondation Palmares du ministère de la Justice, créée pour
administrer l’ensemble des dispositifs constitutionnels se rapportant à la
question des quilombos, fut saisie du dossier et émit rapidement un rapport
technique favorable : "La Fondation Culturelle Palmares reconnaît les
communautés noires de Rio das Rãs rémanentes de quilombos, et pour autant
sollicite (...) l'application de l'article 68 des dispositions constitutionnelles
transitoires (...)28".
Dès lors, il ne s’agit plus du même conflit et ses acteurs devinrent
méconnaissables. Ce n’étaient plus des "travailleurs ruraux" ou de simples
"habitants", comme il était fait référence dans les premières décisions
judiciaires, mais des quilombolas. De même, il ne fut désormais plus
question que de la "communauté noire", "rémanente de quilombo" Rio das
Rãs. L’évolution de l’approche juridique du dossier se traduisit
immédiatement sur le plan politique, par une seconde lettre ouverte des

25. L’article n’avait encore jamais été appliqué, depuis sa parution en 1988 (cf. Chap. II).
26. Ce député, dont le père était batelier dans la région, connaissait déjà Rio das Rãs. Il
fut par la suite l’auteur du principal projet de réglementation pour l’application de
l’article 68, élaboré, comme il l’a dit lui-même, à partir de la situation spécifique de Rio
das Rãs (cf. chap. II).
27. Journal Officiel, Bahia, 20/10/1992 ; Tribuna da Bahia, 20/10/1992, A Tarde,
20/10/92.
28. Rapport technique, Fondation culturelle Palmares, 19/11/1992.
26 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

quilombolas revendiquant clairement la nouvelle identité : "Nous sommes


noirs ? Oui ! Nous sommes descendants d'esclaves ? Oui ! Nous sommes
rémanents de quilombo ? Oui ! Et tout ceci ne nous fait pas honte. Nous
devons tous reconnaître que la racine de l'histoire de Bahia est en notre sang
noir !"29.
La transformation du conflit entraîna la participation de nouveaux acteurs,
et notamment d’un mouvement noir urbain, le MNU (Movimento Negro
Unificado, cf. chap.II). L’action du MNU mobilisa de nouveaux réseaux et
développa singulièrement la visibilité "ethnique" de Rio das Rãs. Ainsi, lors
d’une marche à Brasília en mai 1993 en faveur du droit des quilombolas, les
représentants de Rio das Rãs furent accompagnés par la batterie de
percussions du groupe carnavalesque afro-brésilien de Salvador Ilê Aiyê. En
août 1994, une campagne de popularisation fut entreprise à Salvador, avec
notamment une exposition de photos dans la maison d’un autre groupe
carnavalesque, Olodum, suivie le lendemain d’une cérémonie de bénédiction
spéciale à l’église São Francisco, laquelle avait jadis été construite par des
esclaves. 1995 aura été l’année d’une véritable consécration : le nom de Rio
das Rãs fut imprimé sur les tissus carnavalesques de Ilê Aiyê.
Du point de vue du MNU, la réalité quilombola de Rio das Rãs prenait
forme au sein d’une certaine imagerie exaltée du quilombo, mise en forme
dans les années soixante-dix par l’avant-garde intellectuelle du mouvement
afro-brésilien : le combat militant passait désormais par la "libération" des
"communautés rémanentes". Cette inscription de Rio das Rãs au programme
de l’action militante allait être d’une importance décisive dans la résolution
du conflit quelques mois plus tard.
La situation concrète sur le terrain se trouva peu altérée par la
reconnaissance de Rio das Ras comme "communauté rémanente"30. En
novembre 1993, pourtant, la Procure générale de la République
(Procuradoria Geral da República) avait ouvert une action civile requérant
la légalisation des terres de Rio das Rãs sur la base du Titre 68. Deux années
plus tard, celui-ci n’était toujours pas appliqué. Le problème de la
"réglementation"31, dont l'article 68 était dépourvu et qui était invoqué
comme la raison essentielle de sa non-application, servait de paravent à une

29. "Sei em quei acreditei... eu sei que não vou só !" (Je sais en qui j’ai cru... je sais que
je ne vais pas seul !), janvier 1993.
30. En juin 1993, une équipe de quatre anthropologues avait réalisé sur place une
"expertise anthropologique" (laudo antropológico) à la demande de la Fondation
Palmares. L’enquête avait conclu sans équivoque à l’authenticité du caractère rémanent
de Rio das Rãs, "groupe ethnique" fortement constitué autour du mythe de ses origines
quilombolas (cf. chap. III).
31. Le Titre 68 ne se présente que sous la forme générale d'une déclaration d'intention :
"aux rémanents des anciens quilombos qui occuperaient leurs terres…". D'un point de vue
technique et juridique, cet article ne signifie absolument rien : quelle est la définition d'un
quilombo ? Qu'est ce qu'une "communauté rémanente" ? Qui procédera à la légalisation
des terres, etc ?
CHRONIQUE D’UN CONFLIT 27

mauvaise volonté politique évidente pour l’ouverture d’un précédent à la


reconnaissance de "communautés noires" dont le nombre exact était ignoré.
En 1995, la voie juridique du Titre 68 semblait sur le point d’être
abandonnée lorsqu’un mouvement politique d’une ampleur nationale, en
intégrant Rio das Rãs dans sa mouvance, fit rebondir la situation de manière
inattendue.

Rio das Rãs et "l’année Zumbi"

L’année 1995 marquait le tricentenaire de la mort de Zumbi, héros


guerrier du célèbre quilombo de Palmares. Le gouvernement brésilien avait
résolu d’organiser pour l’occasion un programme vaste et inédit de
commémoration (cf. chap. I).
Parallèlement, la question des "communautés rémanentes de quilombo"
devint soudain le centre de débats politiques d’une ampleur nationale. Un
séminaire fut organisé dans une annexe de la Chambre des Députés pour
tenter de résoudre les problèmes d’application du Titre 68 et, à cette
occasion, le cas de Rio das Rãs fut évoqué avec la récurrence d’un exemple
devenu emblématique32. Les mouvements noirs, pour qui "l’année Zumbi"
fournissait l’occasion d’un vaste programme d’action politique, firent de Rio
das Rãs l’un de leurs thèmes privilégiés de bataille. Les représentants des
familles furent conviés à l’organisation d’une "Première rencontre nationale
sur les communautés coires rurales" et le jour anniversaire du 20 novembre,
c’est Romualdo, le président de "l'association quilombola" de Rio das Rãs,
qui fut désigné pour faire une déclaration devant une foule de 50 000
personnes, sur l’esplanade des ministères de Brasília.
Le jour du 20 novembre, la présidence de la République annonça un
calendrier de régularisation de quelques "communautés rémanentes", parmi
lesquelles... Rio das Rãs. La nouvelle n'était pas vraiment une surprise, des
rumeurs avaient circulé tandis que la "communauté" s'était vue l'objet
d'attentions toutes particulières. Deux semaines avant la date anniversaire de
Zumbi, un "groupe technique" composé de deux anthropologues et d'un
ingénieur topographe avait été envoyé pour procéder à la "délimitation des
terres historiques du quilombo". Choisie comme symbole dans un
mouvement national intrinsèquement politique, Rio das Rãs fut logiquement
retenue par un gouvernement soucieux de faire des concessions.
Il faudra néanmoins attendre quatre ans et huit mois avant que les titres de
propriété ne soient effectivement acheminés à Rio das Rãs, et nous tairons ici
les méandres administratifs et juridiques qui ralentirent et parfois même
compromirent l’aboutissement de la procédure. Il faut préciser toutefois que

32. Il faut préciser que l’instigateur du séminaire n’était autre que le député Alcides
Modesto, qui avait porté le conflit de Rio das Rãs sur la scène fédérale. Cf. chap. II.
28 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

ces titres résultèrent d’une série de difficiles compromis entre la fondation


Palmares et l’INCRA (Instituto Nacional de Colonização et Reforma
Agraria), et de concessions avec C.Bonfim qu’il fallut bien indemniser pour
des terres qu’il était accusé d’avoir volées et dévastées33. La victoire de Rio
das Rãs ne marque alors pas directement celle du Titre 68, dont l’application
partielle, dans le cas présent, n’ouvre en aucun cas une voie balisée et sereine
vers la reconnaissance systématique des "communautés rémanentes".

Le conflit en questions

Avant la "découverte" du Titre 68, l’approche juridique était


essentiellement définie négativement : contre le fazendeiro et contre la
spoliation des droits des "travailleurs" qu’il s’agissait de rétablir. La mise en
scène politique du conflit était centrée sur le personnage du fazendeiro, dont
le détail des exactions n’était reporté qu’en tant qu’il établissait la triste
conformité du cas particulier de Rio das Rãs avec un schéma de domination
notoire, et dont la dénonciation avait acquis une grande légitimité publique et
politique. La construction du "cas" Rio das Rãs, usant d’une rhétorique de la
conformité, lui assurait alors une visibilité politique par assimilation à des
problématiques génériques34 : "encore un cas de violation des droits de
l'homme", "un nouvel exemple de la dérive perverse du système de la grande
propriété", etc. Il faut ici ouvrir une rapide parenthèse pour constater
qu’inversement, Rio das Rãs a pu servir de référent empirique et entretenir
ainsi le mécanisme de rapport au réel alimentant des dénonciations politiques
en terme de "système" : dans la brochure annuelle de la CPT, "Conflitos no
Campo", Rio das Rãs vient documenter la rubrique Citoyens de la Terre, et
c’est encore Rio das Rãs qui illustre les persécutions contre la "race noire"
dénoncées sur l’esplanade des ministère de Brasília, le jour anniversaire de la
mort de Zumbi.
Après la "découverte" du Titre 68, l’approche juridique s’est inversée ;
elle visait alors l’établissement de droits positifs : la reconnaissance de Rio
das Rãs comme "communauté rémanente" et son droit à la propriété de toute
la fazenda. Il ne s’agit plus de solliciter le droit minimal "d'occupation" par

33. Force a été de constater que, dès lors qu’il était établi que la fazenda serait
expropriée, C. Bonfim a pratiqué une politique de la terre brûlée : nous avons dénombré
pas moins de 16 fours à charbon en production continue, et de nombreuses équipes
pourvues de tronçonneuses continuaient l’abattage systématique des bois, malgré les
injonctions répétées de l’IBAMA (Institut national pour le milieu ambiant). Des zones de
plusieurs centaines d’hectares ont été plantées d’une herbe fourragère (capim) qui rend
impossible toute culture pendant plusieurs années...
34. Nous verrons plus avant comment la définition d’une catégorie juridique "rémanents
de quilombo" a pu procéder d’une démarche inverse de mise en forme générique sur la
base de cas particuliers comme, notamment, celui de Rio das Rãs.
CHRONIQUE D’UN CONFLIT 29

usucapion, mais d’exiger le droit maximal à la propriété définitive. C’est


désormais la "communauté" qui constitue la charpente de la construction
politique du conflit. Il ne s’agit plus de terre mais de l’identité des
quilombolas, de leurs traditions et du "mémorial de la culture noire" qu’ils
constituent. Le "cas" Rio das Rãs n’est plus exemplaire d’un fait de société,
il est conceptuellement détaché du cadre de la paysannerie et de la réforme
agraire, il devient autonome et ostentatoire. Sa visibilité politique repose
désormais sur l’invocation de son caractère exclusif et exceptionnel, qui
justifie l’action juridique pionnière entreprise, autant que cette dernière
consacre en retour l’exclusivité de ce qui apparaît comme une réalité
nouvelle et incontournable.
Cette analyse suscite trois constats sur la base desquels nous formulerons
quelques hypothèses directrices dans le développement du présent ouvrage.

1) Il y eut, dans le cas de Rio das Rãs, une rencontre entre une demande
sociale initialement présentée en termes de droits fonciers et une offre
politique définissant des droits culturels pour une catégorie juridique
dessinée par un certain nombre de traits supposés ethniques et historiques,
mais dont la reconnaissance constitutionnelle se traduit précisément par
l’octroi de droits fonciers. On comprend d’emblée - et il s’agit d’une
première hypothèse - que cette rencontre, loin d’être la coïncidence d’une
juxtaposition ou "mise en présence" opportune de problématiques pourtant a
priori sans correspondance, repose bien sur l’existence d’un dénominateur
commun : la propriété foncière. D’un côté une demande de propriété et, de
l’autre, une offre de propriété.
L’hypothèse est que, d’une part, la mise en évidence de ce dénominateur
commun à propos de Rio das Rãs a résulté d’un travail d’élaboration et de
reconnaissance de ce dénominateur comme tel. Ce dernier ne relevait pas
d’un fait objectif et avéré, mais de l’acceptation d’une base relationnelle.
D’autre part, cette base n’a été opératoire qu’à partir d’un travail de mise en
correspondance préalable et plus général entre les représentations et les
logiques des uns et des autres. Pour que la rencontre entre Rio das Rãs et
l’article 68 ait été possible, il a fallu une harmonisation des référents
symboliques, du champ rhétorique et de "l’image" politique. C’est
l’hypothèse que suggère à l’évidence la transformation subite des
"travailleurs" en quilombolas. Bien sûr, ce travail d’ajustement semble
d’emblée très inégal entre les deux parties ; peut-être même est-il unilatéral.
Dans quelle mesure la rencontre entre les paysans et leurs médiateurs s’est-
elle également traduite par un ajustement dans la présentation et les
dispositions de l’offre politique sur les quilombos ? Quelles sont la nature et
l’ampleur de la "conversion identitaire" de Rio das Rãs : comment est-on
devenu quilombola et quelles en ont été les implications sur les mécanismes
sociaux internes ?
30 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

2) Cette rencontre s’est soldée par le succès, a priori très improbable, des
familles de Rio das Rãs sur un fazendeiro qui semblait posséder tous les
atouts. Comment rétrospectivement comprendre cette victoire, qui semble
s’inscrire dans le contre-courant d’un Brésil plutôt engagé dans la voie d’une
modernité aux couleurs libérales ? Notre hypothèse est que, si l’on conclut, a
priori, que cette victoire est celle du quilombo, devenu "question" nationale
légitime et désormais source régulière de droits, il devient impossible
d’expliquer le "cas" Rio das Rãs, d’expliquer cet enchevêtrement de logiques
et de circonstances qui l’ont porté au devant de la scène publique. On peut se
demander dans quelle mesure le Brésil aurait "découvert" ses "communautés
rémanentes de quilombo" si l’État ne s’était pas aussi trouvé confronté à la
question de la réforme agraire et à l’impératif de remettre en cause un dogme
de la "démocratie raciale" devenu "politiquement incorrect" (cf. chap. I). En
tout état de cause, il semble que le succès de Rio das Rãs soit largement lié
aux problématiques "porteuses" sur lesquelles la question des quilombos
s’est greffée, et qui en ont "forcé" la reconnaissance publique et politique.

3) Le troisième constat dérive directement du précédent : la rencontre entre la


demande sociale de Rio das Rãs et l’offre politique du Titre 68 a été
médiatisée, elle repose sur d’autres rencontres avec des acteurs multiples,
porteurs de logiques hétérogènes et qui ont inscrit les revendications des
familles au cœur de problématiques dépassant largement le cadre de leurs
préoccupations initiales (la lutte des classes, la dénonciation de la
"démocratie raciale", la réforme agraire, etc.). L’importance et l’opportunité
de "l’année Zumbi", par rapport à la chronologie du conflit, suggèrent
qu’une fois encore il ne s’agit pas d’une rencontre fortuite. Notre hypothèse
est qu’elle repose également, pour les acteurs de Rio das Rãs, sur un travail
d’élaboration supposant à nouveau un assouplissement des frontières de
l’identité et des transformations successives dans la "présentation" collective
de soi. Si l’on considère la diversité des acteurs externes engagés dans le
conflit, cette rencontre suppose à la fois l’appropriation multiple d’un même
objet et la combinaison d’autant de parcelles de sens dans la configuration
d’un espace collectif de référence à Rio das Rãs. Cette hypothèse soulève
une question essentielle : comment, dans la dissonance de représentations et
intérêts multiples, a pu se construire un "cas Rio das Rãs", présentant une
unité de sens suffisante pour satisfaire aux exigences de cohérence et de
normativité imposées dans le traitement juridique "rémanents de quilombo" ?
Comment une telle unité de sens aurait-elle pu se constituer sans provoquer,
pour chaque acteur, la perte de sens et la dissolution de sa propre logique de
participation ?

La première partie de cet ouvrage s'attachera à comprendre l'émergence


d'une question nationale de la "rémanence de quilombo" ainsi que les
mécanismes de construction de son objet, les "communautés rémanentes".
CHRONIQUE D’UN CONFLIT 31

La deuxième partie, plus ethnographique, posera la question de la


"rémanence" au contact successif des réalités de l'histoire et de la mémoire
des "quilombolas" de Rio das Rãs. Enfin, la troisième partie sera celle de la
rencontre des échelles, des logiques et des réalités.
PREMIÈRE PARTIE

LA CONSTRUCTION HÉTÉROGÈNE
D’UNE QUESTION NATIONALE
Comment le quilombo, dont la réalité renvoie à un épisode du passé
colonial particulièrement méconnu, a-t-il pu, soudainement, devenir un "fait
mémorable" dans le Brésil contemporain? Comment a-t-il pu se construire
une question des "communautés rémanentes de quilombos" génératrice de
droits pour une catégorie de la population qui était historiquement restée,
dans une large mesure, en marge de la citoyenneté?
En s’attachant à répondre à ces questions, il ne s’agit pas ici de situer un
objet dans son contexte, de le "mettre en perspective" par rapport à ce qui
serait l’arrière-plan figé d’un théâtre n’attendant plus que son "entrée en
scène". Sans se poser hors des débats théoriques, il ne s’agit pas non plus
d’une "entrée en matière" par un "état de la question", dont l’exhaustivité
critique autoriserait ensuite son auteur à établir que la question n’a pas déjà
été résolue par d’autres, ou du moins pas totalement, et qu’il peut alors
s’autoriser à en poursuivre l’examen.
Ce dont il s’agit ici, c’est véritablement de rendre compte d'un processus,
par lequel il existe aujourd’hui, comme il s'agira de le montrer, une
"question" des "communautés rémanentes", pour un certain nombre
d’acteurs, dont le chercheur n’est ici qu’un parmi d’autres, et pour un certain
nombre de raisons, dont l’objectivation scientifique n’est que l’une d’entre
elles.
Dans un premier chapitre, il s'agira d'abord de comprendre le contexte
sociopolitique au sein duquel la question des "communautés rémanentes de
quilombo" a été posée. En s'attachant plus spécifiquement au débat politico-
juridique sur les "communautés rémanentes", nous verrons ensuite comment
la référence aux quilombos a pu devenir génératrice de sens, de droits et
d’actions, par delà la grande hétérogénéité des représentations et des enjeux
mobilisés (chapitre II). En questionnant les travaux des sciences sociales
brésiliennes consacrés aux "communautés noires" ainsi que le rôle des
chercheurs dans la définition normative de la "rémanence de quilombo", nous
verrons enfin comment et dans quelles limites il est possible de construire
sociologiquement un objet "communauté rémanente" à partir duquel la
réalité particulière de Rio das Rãs peut être appréhendée (chapitre III).
CHAPITRE I

"L’année Zumbi "

Zumbi est né en 1655, au sein du quilombo de Palmares, ce vaste


regroupement de plusieurs dizaines de localités constituées essentiellement
d’esclaves fugitifs et d’indiens, qui, sous l’autorité d’un roi, Ganga Zumba,
s'était progressivement constitué depuis 1597. Défi permanent à l'autorité,
rapines contre les fazendas de la région, incitations à la fuite d'esclaves,
refuge de hors-la-loi : les raisons ne manquaient pas pour que les autorités
coloniales décident de réduire le quilombo. En 1655, la première attaque fut
lancée. Durant l'offensive, le nouveau-né Zumbi fut capturé par des soldats et
confié à un prêtre. C'est en compagnie de ce dernier qu'il grandit, apprit les
sciences, le portugais et le latin. A l'âge de quinze ans, il s'enfuit et retourna
au quilombo, où il ne tarda pas à s'imposer comme l’un des chefs. En 1678,
Ganga Zumba, las des combats incessants contre les expéditions portugaises,
finit par accepter les termes de la paix proposée par le Gouverneur du
Pernambouc. La population du quilombo devrait se déplacer dans la vallée de
Cucaú, plus proche du littoral et des autorités coloniales. Promesse fut aussi
faite de remettre à ces mêmes autorités les esclaves évadés qui viendraient se
réfugier au quilombo. Ce n'était pas acceptable pour Zumbi, qui prit le
commandement d'un groupe d'opposants : il resterait à Palmares. Ganga
Zumba et ses fidèles partirent pour Cucaú, où ils furent massacrés. Le
gouverneur n'avait pas tenu ses promesses. En 1694, soit près d'un siècle
après le début de sa formation, le quilombo de Palmares fut finalement
détruit. Environ cinq cents palmarinos furent tués, et autant furent fait
prisonniers. Zumbi aurait survécu à la bataille et continué une guerre
d'embuscades pendant une année encore, avant d'être finalement trahi par un
comparse et à son tour, exécuté. Sa tête aurait été exhibée à Recife1.

1. Une autre hypothèse - très controversée - est que Zumbi se serait suicidé. Pita
(Sebastião da Rocha), História da América Portuguesa, São Paulo, EDUSP/Itatiaia, 1976
(1re éd., 1724).
36 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

L'année 1995 marquait les trois cents ans de la mort de Zumbi. A cette
occasion, les autorités publiques avaient prévu un vaste programme d’actions
visant, pour la première fois de l'histoire brésilienne, à faire de cette
commémoration un événement national. De fait, Zumbi fut paré de tous les
attributs symboliques de la reconnaissance publique : l’État fit spécialement
émettre un timbre, ainsi qu’une médaille "Zumbi de Palmares". Le Président
de la République proclama lui-même Zumbi "héros de la nation brésilienne",
et un monument lui fut dédié. Dans l’État de Rio de Janeiro, ce même jour
avait exceptionnellement été décrété jour férié. Des fouilles archéologiques
furent financées à la Serra da Barriga, dans l’État d’Alagoas, où s’étendait
jadis le Quilombo de Palmares, et sur le site duquel fut prévue, le jour-
anniversaire du 20 novembre, une commémoration officielle, suivie d’une
programmation de cinquante concerts et spectacles.
Dans le sillon des commémorations officielles, Zumbi et les quilombos
devinrent durant quelques semaines les objets d'un relatif mais indéniable
engouement médiatique. Cette année 1995, le quilombo était à la mode, et
l'on peut citer pour preuve l’un de ses produits les plus archétypiques au
Brésil, la télénovela Xica da Silva, événement télévisuel de l’année, mettant
en scène une jeune esclave qui se sert de sa beauté provocante pour protéger
un quilombo établi dans les collines voisines de la ville. Il ne serait pas
possible d’énumérer ici les pièces de théâtre, expositions, objets les plus
divers de cette même année, allant de la couverture des cahiers scolaires aux
tissus carnavalesques, conférences et séminaires, brochures, ouvrages et
articles de journaux qui se donnèrent pour objet Zumbi et le Quilombo de
Palmares. Lors de la seule année 1995, le très sérieux quotidien Folha de São
Paulo mentionna le nom de Zumbi dans quatre cent soixante articles, alors
que l'année précédente cinq seulement y avaient fait référence. En 1994, dix
articles avaient évoqué les quilombos, contre cent soixante et un l’année
suivante2. Sous le haut patronage d'Amnesty International, l’Université de
São Paulo (USP) forma, pour l'occasion, un "Tribunal Zumbi de Palmares"
qui jugea la société brésilienne pour son racisme envers la population noire.
Enfin, le personnage de Zumbi connut, cette année-là, une consécration
populaire suprême : "Merci Zumbi, 300 ans" fut le thème choisi pour le
carnaval de Bahia.
Pourquoi cette consécration médiatique?
Après avoir mis en évidence le peu d'écho que trouvait traditionnellement
la problématique des quilombos et le personnage de Zumbi au sein de la
culture historique brésilienne, l'analyse s'attachera à comprendre les raisons
et le sens de la vigueur commémorative inédite de 1995.

2. Cet indice a été construit grâce aux très conséquentes archives disponibles sur Internet
de la Folha de São Paulo. La "Folha", comme le journal est communément désigné,
s’adresse à un lecteur ciblé, qui correspondrait en France à celui du Monde (urbain, plutôt
diplômé, etc.) et qui ne permet en aucun cas d’un faire un échantillon représentatif et
significatif de la "société brésilienne".
"L’ANNÉE ZUMBI" 37

1 - Le quilombo, une référence culturelle affaiblie

En 1995, lorsque la question des quilombos connaît un certain


engouement, il ne s'agit pas d'une "découverte historique", ni de l’un de ces
"thèmes d'actualité" révélés soudainement à l’opinion publique. Depuis la fin
du XIXe, le quilombo de Palmares est l'objet de nombreuses études
historiques, puis sociologiques à partir des années 1930. Par ailleurs, au sein
d'un certaine tradition culturelle, Zumbi est un personnage relativement
familier, même si les raisons de cette modeste notoriété étaient largement
déconnectées du contexte politico-historique, au sein duquel il accomplit
jadis ses exploits.

"État africain" et résistance à "l'acculturation", une tradition


interprétative

Dès la fin du XVIIe siècle, des chroniqueurs s'étaient intéressés aux


résistances quilombolas, en ce qu'elles constituaient une menace pour la paix
coloniale. Ils saluèrent la destruction de Palmares comme une "heureuse
victoire"3. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, c'est sous ces auspices du danger
écarté que le quilombo est évoqué dans l'historiographie. Comme dans
l'História Geral do Brasil de Varnhagen (1854), il n'apparaît alors qu'en tant
que problème de police4.
C'est Handelman en 1860, puis Rodrigues en 1905 qui, les premiers,
soulignèrent l'importance de l'épopée de Palmares, en tant qu'événement
constitutif de l'histoire brésilienne.
En voyant dans le quilombo la persistance de la culture africaine, les deux
auteurs inauguraient une approche "culturaliste", dont la pérennité sera
notable jusque dans les années 1980. Pour Handelman, "l'État Noir" de
Palmares était une organisation tribale de résistance à l'esclavage, tandis que
pour Rodrigues "les nègres de Palmares étaient organisés librement, en un
État semblable à ceux que l'on trouve de nos jours dans toutes les régions
encore incultes d'Afrique", et "revinrent franchement à la barbarie

3. Cf. dans un ouvrage récent, l'analyse des chroniques des XVIIe et XVIIIe siècle sur
Palmares. Silvia (Hunold Lara), Do singular ao plural : Palmares, capitães-do-mato e o
governo dos escravos, in Reis (João J.) et Gomes (Flávio dos Santos) (orgs.), Liberdade
por um fio : história dos quilombolas no Brasil, São Paulo, Companhia das Letras, 1996,
509 p. (p. 81-109).
4. Varnhagen (Francisco Adolfo), História geral do Brasil, São Paulo, 9e éd. (1re éd.,
1854), Melhoramentos, 1978. Cf. Tome II, 259 p.
38 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

africaine"5. Les deux auteurs s'entendent à juger que la destruction du


quilombo était nécessaire.
Sur les traces de Rodrigues, c'est dans les années trente que furent
publiées les premières études systématiques sur Palmares. En 1938, Ernesto
Ennes réalise (sauf erreur de notre part) la première monographie qui lui est
entièrement consacrée6. Dans une approche plus sociologique, Arthur Ramos
réaffirme le caractère "africain" du quilombo, ce dernier constituant, selon
l'auteur, un phénomène de "contre-acculturation", visant à rétablir les
"traditions africaines". Dans son ouvrage O quilombo de Palmares, Edison
Carneiro reprend l'idée du caractère "restaurationiste" de Palmares, qu'il
étend à l'ensemble des quilombos brésiliens, ceux-ci étant des "réaffirmations
de la culture et du mode de vie africains". L'auteur partage avec Roger
Bastide l'idée que les quilombolas étaient surtout des africains récemment
débarqués, et donc encore imprégnés de leur culture d'origine7.
Dans une perspective d'inspiration marxiste, l'ouvrage de Clovis Moura,
Rebeliões da senzala8, allait partiellement rompre avec la tradition
culturaliste. Le livre, publié en 1959, intervient dans un contexte
sociologique alors dominé par l'école de São Paulo, au sein de laquelle, sur la
base d'études systématiques de l'esclavage, des auteurs comme Florestan
Fernandes, Fernando Henrique Cardoso ou Octavo Ianni s'attaquent au
dogme national de la "démocratie raciale"9. Ces derniers, s'attachant surtout à
dénoncer le caractère capitaliste de l'esclavage, n'accordent qu'une
importance secondaire aux résistances quilombolas, dans lesquelles il était
impossible de déchiffrer une conscience de classe, même embryonnaire.
Clovis Moura de même que Décio Freitas10 allaient s'inscrire dans cette
perspective marxiste, tout en plaçant l'idée de résistance au cœur de leurs
analyses. Palmares est alors décrit comme la négation du système
esclavagiste, tendant à constituer une société alternative plus juste et
harmonieuse. Toutefois, si la quête de "l'africanité" n'est plus au centre de
leur démarche, les deux auteurs ne parviennent pas à extraire le quilombo de
l'isolement et de la marginalité dans lesquels l'avaient plongé les thèses

5. Handelman (Henrique), História do Brasil, Rio de Janeiro, IHGB, 1931 (1re éd., 1860),
p. 437. Rodrigues (Nina), Os Africanos no Brasil, 3a edição, São Paulo, Rio de Janeiro,
Recife, Companhia editora nacional, 1945 (1re éd., 1905), p.436 (p. 77 et 99). Viana
(Oliveira), Populações meridionais do Brasil : história, organização, psicologia, Belo
Horizonte, Coleção Reconquista do Brasil, 2a. sér., vol. 107, 1987 (1re éd., 1920).
6. Ennes (Ernesto), As guerras nos Palmares (subsidios para a sua história), São Paulo,
Companhia Editora Nacional, 1938.
7. Ramos (Arthur), Aculturação negra no Brasil, São Paulo, CEN, 1942. Carneiro
(Édison), O Quilombo dos Palmares, São Paulo, Editora nacional, 2a ed. revista, 1958
(1re éd., 1946), 266 p. (p. 137). Bastide (Roger) Les Amériques Noires : les civilisations
africaines dans le nouveau monde, Paris, Payot, 1967.
8. Moura (Clovis), Rebeliões da senzala : quilombos, insurreições, guerrilhas, Rio de
janeiro, Conquista, 1972 (1re éd., 1959), p. 267.
9. Cf. la discussion suivante.
10. Freitas (Décio), Palmares : a guerra dos escravos, op. cit.
"L’ANNÉE ZUMBI" 39

culturalistes. D'une part, l'absence d'une mobilisation à large échelle de la


population esclave témoignerait, selon eux, de son incapacité à attaquer
l'esclavage en tant que système, et ainsi de son fort degré de fermeture
sociale. D'autre part, l'accent sur le caractère réactif du quilombo empêche les
auteurs de s'interroger sur d'autres formes - non révolutionnaires -
d'articulation avec la société coloniale, avec laquelle il a pourtant coexisté.
Il faudra attendre les années quatre-vingt-dix pour que, partiellement
extraits de leur double carcan théorique, culturaliste et marxiste, les
quilombos soient analysés non pas du point de vue de leur signification
politique par rapport au système colonial, mais à partir des conditions socio-
historiques dans lesquelles ils se sont formés et développés. En
conceptualisant le quilombo comme une forme sociale fluide incluse dans un
ensemble relationnel plus large, l'historien Flávio Gomes fut l'un des seuls à
restituer aux quilombos un sens et une logique proprement quilombola11.
Finalement, en dépit des recherches montrant la diversité ethnique de
Palmares et la présence de syncrétismes tant dans la culture matérielle12 que
dans les pratiques religieuses, c'est la recherche des "africanismes" qui a
largement guidé l'intérêt porté au quilombo. Pour reprendre un titre
provocateur de Carlos Vogt et Peter Fry, c'est encore "l'Afrique au Brésil"13
qui sera à l'origine de l'engouement de nombreux universitaires pour la
question des "communautés rémanentes de quilombo". Comme le remarque à
juste titre João Reis, l'approche culturaliste de Palmares va alimenter la
vision idéalisée du quilombo comme sanctuaire de l'africanité originelle, non
seulement auprès des militants afro-brésiliens14, mais également dans une
certaine culture populaire. Au-delà de cette influence dont il ne faut sans
doute pas exagérer l'importance, signalons enfin que Zumbi, personnage
familier de l'historiographie, n'a jamais été reconnu comme personnage

11. Gomes (Flávio dos Santos), Histórias de Quilombolas : Mocambos e Comunidades


de Senzalas no Rio de Janeiro, século XIX. Rio de Janeiro, Archivo Nacional, 1995, p.
431. Son travail sera l'objet d'une plus ample présentation dans le contexte d'une
discussion critique sur le "déterminisme communautaire" qui, selon nous, présidera à
l'étude des "communautés rémanentes de quilombo". Cf. chap. III.
12. Ceci fut notamment confirmé par les premiers résultats des fouilles archéologiques
faisant état de poteries d'origines diverses. Cf. Funari (Pedro Paulo de Abreu), A
arqueologia de Palmares : sua contribuição para o conhecimento da história da cultura
afro-americana, in Reis (João J.) et Gomes (Flávio dos Santos) (orgs.), Liberdade por um
fio : história dos quilombolas no Brasil, op. cit., p. 26-49.
13. Vogt (Carlos) et Fry (Peter), A África no Brasil, Cafundó, São Paulo, Companhia das
Letras, 1996, p. 373. Cafundó est une "communauté noire", "découverte" dans les années
quatre-vingt, à quelques heures de route de São Paulo. Les deux auteurs proposent un
parcours rétrospectif des conditions de cette "découverte", en mettant l'accent sur les
polémiques entre chercheurs quant à l'origine africaine exacte du dialecte utilisé par la
population.
14. Nous laissons pour l'instant de côté les représentations militantes du quilombo, qui
seront abordées au deuxième chapitre.
40 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

historique de la nation brésilienne. En 1995, en organisant "l'année Zumbi",


trois cents ans après sa mort, c'est ce que l'État se proposait de corriger.

Zumbi entre romantisme et folklore

Largement extrait du contexte de l'esclavage et de répression coloniale, le


personnage de Zumbi est l'objet de fréquentes évocations culturelles, le plus
souvent des exaltations romantiques et folkloriques.
Le film de Carlos Diegues, "Quilombo" (1984), est sans doute l'une de ces
évocations les plus connues. "Quilombo", délibérément à mi-chemin entre la
rétrospective historique et la fiction, fait de Palmares un univers
démocratique, au sein duquel noirs, indiens et blancs vivent en bonne
entente. Aussi bien les décors, les costumes que l'univers mitico-religieux
dans lequel baignent en permanence les protagonistes procèdent de cette
vision syncrétique un peu confuse, où le tribalisme africain15 se mêle aux
pratiques indiennes, dans une osmose des "races" et des cultures. Enfin, le
film tout entier est imprégné d'un esthétisme tropicaliste, exaltant la beauté
des corps, rehaussée par des plumes et des étoffes colorées - certaines scènes
ressemblent à un bal costumé, diront certains critiques -, donnant à cette
culture syncrétique du quilombo de forts accents folkloriques16.
Le Quilombo de Palmares est encore l’un de ces thèmes récurrents, à la
fois dramatiques et romantiques, participant de l'imagerie de l’intérieur du
Nordeste, le sertão. Dans cet univers, invariablement représenté comme un
univers de géhenne oublié du temps, et en proie à une perpétuelle sécheresse,
le quilombo est surtout retenu pour sa force dramatique et sa violence.
Zumbi, chef guerrier de Palmares, qui mourut de n’avoir pas accepté la paix
coloniale, rejoint ainsi dans le panthéon des héros nordestinos, les
bandeirantes, ces colonnes d’aventuriers partis à la conquête d’or et

15. On a pu reprocher à Carlos Diegues de s’être enfermé dans cette vision exotique du
quilombo africain au détriment de toute vraisemblance historique. C’est ainsi que le
réalisateur aurait crée un quilombo yoruba alors que Palmares date du XVIIe siècle et que
les esclaves yorubas n’ont pas été importés avant la moitié du XVIIIe siècle. Palmares
serait, d’après ces critiques, d’inspiration culturelle bantoue…
16. Si Diegues, comme lui-même l'expliquera, a voulu imaginer ce qu'aurait pu être la
première république réellement démocratique du continent américain, il reste que son
message est ambigu. S'agit-il vraiment d'un malentendu lorsque l'hebdomadaire Isto É
titre, non sans équivoque : "Diegues célèbre la démocratie raciale", sans préciser s'il est
question de l'univers imaginaire de "Quilombo" ou du Brésil tout entier, cette "démocratie
raciale" dans laquelle tant de Brésiliens se plaisent encore à se reconnaître (Isto É,
20/08/1997 : "Ideal libertário. Em Quilombo, Cacá Diegues celebra a democracia
racial"). Par son folklore, son arrière-plan historique et sa vision idéale de l'entente
raciale, le film de Diegues ressemble en effet davantage à une mise en scène de
l'idéologie nationale de la "démocratie raciale" qu'à un manifeste militant ou à une
simple création artistique.
"L’ANNÉE ZUMBI" 41

d’esclaves, qui repoussèrent les frontières de l’intérieur des terres, et qui


furent d’ailleurs les auteurs de la destruction de Palmares. Il rejoint
également la figure d’Antonio Conselheiro, ce "président" baroque qui mena
le petit village de Canudos (Bahia) dans une révolte tragique contre la jeune
république17, ou encore celle de Lampião, cangaceiro notoire, "bandit
d'honneur"18, dont la tête, à l'instar de celle de Zumbi, fut exhibée dans les
villages où il avait exercé son influence rebelle. "Patrie sertaneja
indépendante, Antonio Conselheiro, à Canudos président. Zumbi en Alagoas
a commandé, l'armée de l'idéal libérateur", chante le bloc carnavalesque
Olodum19, exprimant bien ce trait qui unit à travers les siècles, dans
l'imaginaire sertanejo, ces épopées sauvages et tragiques conduites par des
hommes mi-héros, mi-barbares. Au sein de cet imaginaire, le quilombo
n'occupe que le rang, secondaire et dépendant, d'élément constitutif.
Enfin, la référence au quilombo s’est inscrite dans des contextes plus
récents et urbains que celui du passé colonial ou du régionalisme sertanejo.
On la retrouve notamment intégrée à la modernité des mégapoles
brésiliennes, sous forme d'allusion, rapide et la plupart du temps gratuite,
visant davantage à donner une "coloration" afro qu'à renvoyer au drame
historique de Palmares. Il en est ainsi dans l’un des textes les plus populaires
de la MPB (Musique Populaire Brésilienne), "Sampa", où la référence au
quilombo est aussi fugace qu'hermétique. Le chanteur-compositeur Caetano
Veloso voit dans la ville de São Paulo, qu’il découvre en émigré nordestino,
une "Pan-Amérique des Afriques Utopiques, du monde de la samba, mais
possible nouveau Quilombo de Zumbi"20…
En conclusion, il faut observer qu'à travers le Zumbi de Diegues,
personnage tribal et folklorique, le Zumbi porté au panthéon de l'imaginaire
romantique sertanejo, ou encore le Zumbi, personnage cliché évoqué sans
conviction, Palmares en particulier et les quilombos en général apparaissent
largement dépouillés de leur signification politico-historique21. Exception

17. Cf. le remarquable ouvrage de Euclides da Cunha sur la guerre de Canudos, "Os
Sertões", sur lequel nous aurons l'occasion de revenir dans le chapitre III. Cunha
(Euclides da), Hautes Terres : la guerre de Canudos, Paris, Métailié, 1997 (1re éd.,
1902), 528 p.
18. L'expression est empruntée à Queiroz (Maria Isaura Pereira de), Os cangaceiros : les
bandits d’honneur brésilien, Paris, coll. Archives, Julliard, 1968, 168 p.
19. "Nous sommes du Nordeste", conclut la chanson, soulignant la destinée commune des
héros sertanejos. Olissan (José) et Sérgio (Domingos), Revolta Olodum. La chanson a été
reprise par Gal Gosta in Gal, 1992, RCA corporation.
20. Veloso (Caetano), Sampa, 1977.
21. Il faut souligner l'exception notable de la Missa dos Quilombos du chanteur
compositeur Milton Nascimento et des écrivains Pedro Casaldáliga et Pedro Tierra, vaste
messe musicale en onze parties, qui dénonce les violences de l'esclavage, célèbre la
mémoire de Palmares et appelle à la réconciliation nationale dans la foi chrétienne. Lors
de sa diffusion en 1980, le disque avait recueilli une audience très limitée. Son originalité
sur le plan musical en faisait d'emblée une production "hors-mode". Le choix d'une messe
catholique comme cadre d'évocation du quilombo lui ôtait toute possibilité de devenir une
42 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

faite des milieux de la militance afro-brésilienne où il occupe une place


politique déterminante (cf. chap.II), et même si depuis les années 1980 il est
un des thèmes récurrents de la musique afro Axé22 (dont la "reine", Daniela
Mercury, est blanche), le quilombo reste au Brésil essentiellement un objet
culturel. Le fait qu'il fasse partie du registre folklorique et poétique d’une
certaine culture populaire constitue, d'ailleurs, un bon indice de
l'assoupissement de sa force politique. Observons, enfin, que le confinement
du quilombo à sa surface culturelle est à la juste mesure de l'espace de
représentation et d'expression communément accordé au noir brésilien sur la
scène publique nationale. Une fois "révélées" à l'opinion publique, les
"communautés rémanentes de quilombo" ne manqueront pas, elles aussi, de
s'y confiner.
Si, en 1995, le thème du quilombo connaît une mode subite, c'est parce
qu'il quitte la confidentialité de l'érudition historique et la routine de l'univers
culturel dans lequel il était ressassé sans véritablement se renouveler, pour se
trouver investi d'une visibilité nationale et réinvesti de toute sa teneur
politique et historique. Le Zumbi, porté en exergue par le gouvernement, est
un Zumbi qui signifie ; on le veut porteur d'un message au sein de la
modernité brésilienne.

2 - Zumbi contre le mythe de la "démocratie raciale"

"Le monde nous reconnaît comme une nation tolérante. Mais les droits
d'une parcelle de la population brésilienne ne sont pas encore pleinement
respectés. Au Brésil, il y a encore une discrimination contre les noirs"23. Ces
propos prononcés par le Président Fernando Henrique Cardoso, le jour
anniversaire du 20 novembre, expriment bien la volonté gouvernementale qui
s’était manifestée, tout au long de l’année 1995, de lier la commémoration
historique à une réflexion plus large sur les conditions sociales et politiques
de la population noire. En réhabilitant Zumbi, il s'agissait explicitement et
publiquement de renoncer au dogme de la "démocratie raciale".

"œuvre culte" dans les milieux militants. La Missa dos Quilombos connut un relatif
retour en grâce lorsqu'en 1995, l'œuvre fut montée sur l'Esplanade des Ministères à
Brasília, le jour-anniversaire de la mort de Zumbi.
22. Lors de "l'année Zumbi", en 1995, les divers groupes Axé de Salvador (Olodum, Ilê
Aiyê, Ara Ketu, Timabalada) ont été particulièrement prodigues en textes évoquant
Zumbi et l'aventure de Palmares. Ce qui aurait pu n'être qu'un phénomène de mode
passager s'est transformé, avec moins de profusion, en une tendance plutôt régulière et
systématique, intégrant le personnage de Zumbi au sein d'une dynamique de redéfinition
de l'image du noir au sein de la société brésilienne (cf. chap. II).
23. In Folha de São Paulo, 15/11/1995.
"L’ANNÉE ZUMBI" 43

Il va de soi qu'une telle inspiration politique s'inscrivait dans un ensemble


de contextes plus généraux, qu'il est nécessaire ici de mettre en évidence. Il
s'agira, tout d'abord, de comprendre cette idée de "démocratie raciale" dans
ses fondements théoriques et de rendre compte de sa prégnance au sein de la
société brésilienne. Nous verrons ensuite que s'est progressivement dessiné
un mouvement national de sa remise en cause, mouvement au sein duquel
s'insère et se comprend "l'année Zumbi".

La "démocratie raciale"

L'idée de "démocratie raciale" est indissociable de l'ouvrage de Gilberto


Freyre, Casa Grande e Senzala (paru en français sous le titre Maîtres et
Esclaves)24. Son influence, à l’échelle nationale, fut si considérable que l’on
vit très emblématiquement dans son auteur le "père de la démocratie raciale".
Au début des années trente dominaient au Brésil les thèses
sociobiologiques empêtrées dans une analyse-diagnostic alarmiste du
métissage comme source de décadence25. La plupart d'entre elles
préconisaient néanmoins le "blanchissement" systématique de la population
comme solution au développement. Par contraste, Freyre, qui partageait les
idées anti-racistes de F. Boas, avec lequel il avait étudié aux États-Unis,
propose la découverte d’une identité brésilienne dont le génie résulte
justement du métissage des cultures qui s’est opéré à l’époque coloniale.
L’alchimie de Freyre repose sur l'assertion que l’homme portugais, qu’il
oppose au puritain anglo-saxon, est beaucoup plus souple dans ses principes,
qu’il est "miscible" dans un environnement qu’il intègre et qui l’intègre en

24. Freyre (Gilberto), Casa Grande e Senzala. Colecção Livros do Brasil, Lisboa, 1957
(1re éd., 1933) 525p.
25. Silvio Romero dénonçait les "maléfices" du métissage, même s'il était confiant dans
la domination finale de la race blanche au sein de la population brésilienne. Euclides da
Cunha estimait que le "mélange de races très diverses est, dans la majorité des cas,
préjudiciable. Selon les conclusions de l'évolutionnisme, quand bien même l'influence
d'une race supérieure se ferait sentir sur le résultat, des stigmates de la race inférieure
apparaissent vivement. Le métissage extrême est une régression". Pour Oliveira Vianna,
la mentalité des types croisés "est un mélange incohérent et hétérogène des trois
mentalités irréductibles : celle d'un sauvage, celle d'un barbare, et celle d'un civilisé". Fort
heureusement, poursuit Vianna, "c'est que le quantum de sang aryen est en train
d'augmenter rapidement chez nos peuples (…), il doit réagir fatalement sur le type
anthropologique de nos métis, pour les modeler sur le type de l'homme blanc". Romero
(Silvio), História da litteratura brasileira : contribuições e estudos gerais para o exato
conhecimento da literatura brasileira, Rio de Janeiro, J. Olympio, 1980 (1re éd., 1902).
Cunha (Euclides da), Hautes terres, op. cit., p. 95. Vianna (Oliveira), Dicionário
Histórico, Geofráfico et Etnográfico do Brasil, (éd.?), 1922, vol.1, 1855 p. (p. 238), cité
par Ramos (Arthur), Le métissage au Brésil, Paris, Hermann et Cie éditeurs, 1952, 138 p.
(p. 105).
44 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

retour26. En découle cette analyse d’une quasi-symbiose dans les rapports


entre maîtres et esclaves isolés dans les fazendas et plantations, véritables
oasis d’humanité dans l’immensité déserte des terres du Nordeste. C’est en
leur sein que l’homme occidental noua des relations d’une autorité indolente
avec africains et indiens, relations par lesquelles progressa un apprentissage
culturel réciproque et nécessaire, favorisé par un climat de promiscuité
sexuelle27. Le métissage généralisé qui en résulta marqua l’avènement du
"type idéal de l'homme moderne pour les tropiques"28, l’homme brésilien,
produit à la fois symbiotique et syncrétique de cette époque des "maisons de
maîtres et baraques d'esclaves".
Par opposition à ceux qui voyaient dans le métissage l’avènement d’une
race inférieure, Freyre a longuement cherché à souligner l’importance et la
valeur de la contribution de la population noire à la formation de la
civilisation brésilienne. Cette insistance l’a conduit à peut-être trop mettre en
avant les aspects intégrateurs de la société coloniale, au détriment de ses
aspects violents et conflictuels. En insistant sur la pénétration de la "culture
noire" dans la cuisine, les techniques agricoles, la sexualité, etc., il a sans
doute involontairement donné des arguments de poids à ceux qui voyaient
dans le Brésil la terre de la "démocratie raciale".
En effet, l'idée d'un homme brésilien riche de son métissage allait à la
rencontre des thèses "assimilationnistes" nées aux lendemains de l'abolition ;
plus encore, elle leur donnait un sens au sein de la matrice socio-historique
de formation de la nation brésilienne mise en évidence par Freyre.
L'existence d'une large population métisse, détentrice de surcroît d'un fort
pouvoir économique, avait rendu impossible la perpétuation, post-esclavage,
d'une domination fondée légalement et justifiée sur la supériorité raciale,
comme ce fut le cas en Afrique du sud (apartheid) et aux États-Unis (lois Jim
Crow)29.

26. "Non seulement les Portugais étaient moins ardents, dans l'orthodoxie, que les
Espagnols et moins stricts que les Anglais sur les préjugés de couleur et de morale
chrétienne, mais ils ont affronté une des populations les plus faibles du continent…une
culture verte et insipide, sans le développement ni la résistance des grandes semi-
civilisations américaines comme les Incas ou les Aztèques", Freyre (Gilberto), op. cit., p.
27-30.
27. "La vie brésilienne commença dans un climat de grande intoxication sexuelle.
L'européen sautait à terre en tombant sur des indiennes nues", Freyre (Gilberto), op. cit.,
p. 59.
28. Freyre (Gilberto), op. cit., p. 56.
29 Marx (Anthony, W.), "A construção da raça e o Estado-Nação", Rio de Janeiro,
Estudos Afro-Asiáticos n° 29, março de 1996, p. 9-36. Pour expliquer, au Brésil,
l'inexistence d'une discrimination raciale institutionnelle, l'auteur remarque le faible
niveau de développement économique du Brésil post-évolutionniste (à la différence des
États-Unis) et l'inexistence de conflits ethniques intervenant au cœur du processus de
construction nationale (comme en Afrique du Sud).
"L’ANNÉE ZUMBI" 45

Si le projet de construction nationale ne pouvait reposer sur le principe de


distinction raciale, il passerait alors par son inversion : la nation brésilienne
se construirait par la fusion des "trois races" en une seule.
La doctrine est en contradiction flagrante avec l'image du "métis
neurasthénique", développée par Euclides da Cunha et encore largement
dominante au début du XXe siècle. L'idéologie du "blanchissement" allait
justifier cette foi nouvelle dans les vertus du métissage, non seulement en
préservant le principe d'une hiérarchie raciale mais aussi en faisant des
attributs physiques et sociaux du groupe dominant (les blancs) les "qualités"
auxquelles la société toute entière devait aspirer. Si le métissage constituait la
dynamique d'assimilation des "trois races", la "blancheur" restait son
objectif, inatteignable30.
Ce n'est donc pas l'égalité des races que l'idéologie de la "démocratie
raciale" vient consacrer, mais l'absence d'un traitement politique de la
question raciale conduisant à une ségrégation institutionnalisée. Laissée à la
"main invisible" du "blanchissement", la race perd alors toute visibilité
politique et l'inexistence d'une "question raciale" est consacrée en retour.
Comme l'observe Thomas Skidmore, il est significatif qu'en 1900 et 1920, le
critère de la race ne fut pas même pris en compte dans les recensements
nationaux31 et, jusqu’à la dernière constitution de 1988, aucun dispositif
juridique n’avait été prévu contre la discrimination raciale. Il s'agit là moins
d'un laxisme juridique que d'une conséquence pratique du dogme de la
"démocratie raciale" : la question des préjugés ne se pose pas politiquement,
parce qu'elle serait sans correspondance avec la réalité sociale du métissage.
Dans le prolongement des analyses de Freyre, cette réalité est déchiffrée
dans la stricte continuité des rapports raciaux hérités de l'esclavage. Ainsi, de
la même manière que dans le passé, les relations entre groupes ethniques
seraient vécues aujourd’hui dans l’intimité des relations privées du quotidien.
De même qu’il y aurait eu, jadis, cet esclavage en demi-teinte, nuancé dans
sa brutalité par l’affectivité des relations entre des maîtres indolents et des

30. Selon Roberto da Mata, cette idéologie assimilationniste eut de fait une grande
efficacité sur la société brésilienne, puisque non seulement cette dernière s'en empreignit,
mais la "fable des trois races" devint un des thèmes fondateurs de la nation, elle a
"constitué la force socioculturelle la plus puissante du Brésil, permettant de penser le
pays, d'intégrer idéalement sa société et d'individualiser sa culture. Cette fable (des trois
races) a aujourd'hui la force et le statut d'une idéologie dominante, un des domaines
explicatifs de la culture. Durant de nombreuses années, et encore aujourd'hui, le mythe
des trois races fournit un projet politique et social pour le Brésilien (à travers la thèse du
"blanchissement" comme but à atteindre (…)". Matta (Roberto da), "A Fábula das Três
Raças", in Relativizando, uma introdução à Antropologia Social, Petrópolis, Vozes,
1981, 246 p. (p. 69). Dans un contexte de progressive révélation du racisme, cette théorie
sera critiquée : le véritable système de valeurs et d'identité de la société brésilienne est
celui mobilisé dans la pratique quotidienne de la discrimination. Cf. Carvalho (José
Jorge), "Mestiçagem e segregação", in. Humanidades n° 17, Brasília, 1988.
31. Skidmore (Thomas), "Toward a comparative analysis of race relations since abolition
in Brazil and the United States", Journal of Latin American Studies 4:1, 1972, p. 1-28.
46 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Africains dociles, il y aurait aujourd’hui une relation fluide, "cordiale"32 et


empreinte d’une certaine familiarité entre les différents groupes ethniques.
Parce que le contact est omniprésent et s’inscrit dans des relations de
proximité, il n’existerait pas de polarisation raciale s’exprimant en des
termes génériques et violents, comme en Afrique du Sud ou aux États-Unis33.
Enfin, loin de n'être que la vision politique d'une élite, la doctrine
"assimilationniste", et corrélativement celle du "blanchissement", se répandit
largement dans la société brésilienne. La fluidité et la multiplicité des lignes
de couleur et d’appartenance sociale34, la prégnance de l’idéologie du
"blanchissement" faisant du métissage un facteur de "qualité" et de
progression sociale35. La spectaculaire réussite de certains noirs brésiliens
dans le milieu du sport et du spectacle, la large place accordée aux
expressions afro-brésiliennes dans le domaine culturel, la réelle
omniprésence des contacts raciaux dans la vie au quotidien, etc., ont
constitué autant d’éléments versés par "l'homme de la rue" au crédit de
l’idéologie de la "démocratie raciale". La population noire, elle-même, s’en
est fait largement l’écho par son assiduité à reproduire les schèmes de
classification dominants. L’infinie palette des métissages et des modes
d’identification selon la position sociale et des attributs physiques comme les
cheveux, les narines, la bouche, la teinte de la peau, etc., l’incroyable
multiplicité des stéréotypes, des signes de disqualification ou de "qualité",

32. La thèse selon laquelle le Brésilien serait un "homme cordial" a été développée par
Sérgio Buarque de Holanda : sa grande émotivité et sa générosité l'inclineraient à des
relations d'affectivité plutôt que de formalité. Holanda (Sérgio Buarque), Raízes do
Brasil, Rio de Janeiro, José Olympio, 1981 (1re éd., 1936). Dans les années quatre-vingt,
la réalité du racisme de cet "homme cordial" n'apparaîtra que mâtinée de cette même
cordialité. Le racisme à la brésilienne serait alors un "racisme cordial".
33. Dans cette réification d’un Brésil non-raciste s’est créé un reflex comparatif avec les
États-Unis, ces derniers constituant l’altérité suprême qui contraste par la violence de ses
préjugés avec ce qui serait un "modèle brésilien". Freyre lui-même avait construit son
analyse en opposition avec la société américaine, dans laquelle il avait séjourné de 1918 à
1923. Il faut dire que les États-Unis ont ensuite largement contribué à cette propagation
de l’idée qu’il y avait un "modèle brésilien" : nombre de chercheurs américains sont
venus en rendre compte auprès de leurs concitoyens, comme Donald Pierson, qui
observe, dans l’État de Bahia des années cinquante, la fluidité des lignes de couleur et la
mobilité sociale des mulâtres, ou Marvin Harris, qui explique que les Brésiliens ont
tellement peu de rigueur dans l’application des catégories raciales qu’en aucun cas il
n’est possible d’en faire un facteur discriminant. Pierson (Donald), Brancos e pretos na
Bahia : estudo de contacto racial (traduit de l'anglais : Negroes in Brazil), São Paulo,
Editora nacional, 1945, 486 p. Harris (Marvin), "Relations in Minas Velhas, a community
in the mountain region of central Brazil". In Wagley (Charles), Race and class, Columbia
University, Unesco, 1963 (1re éd., 1952), 158 p. (p. 47-115).
34. Cf Pierson, Donald, op. cit.
35. Nous verrons par la suite à quel point le métissage est valorisé à Rio das Rãs, comme
la marque de conquête d’une certaine modernité (cf. chap. V).
"L’ANNÉE ZUMBI" 47

ont fait du "noir" le produit d’une combinaison subtile d’attributs36. En vertu


de sa grande lisibilité sociale, tout signe de métissage, même le plus
imperceptible, est alors devenu susceptible de permettre à l’individu de fuir
sa négritude. Les derniers recensements, qui laissaient à chacun le soin de
définir sa couleur, ont révélé la réticence à se reconnaître comme negro.
Cette contribution, bien involontaire, à l’invisibilité de la "question raciale",
a provoqué la colère des mouvements afro-brésiliens, qui voient dans les
usages sociaux du métissage le facteur premier de l’inexistence d’une
conscience de race. A l’occasion des derniers recensements, ces derniers ont
mené une campagne active incitant la population noire à s’identifier comme
telle37.
Selon une enquête de l’IBGE (Institut brésilien de géographie) en 1997,
une forte hiérarchie raciale existe dans l’accès à l’emploi. La moyenne
nationale de revenus de la population active blanche est plus de deux fois
supérieure à celle de la population noire : 6.3 contre 2.9 fois le salaire
minimum (en 1997, le salaire minimum était environ de 115 reais, soit à
l’époque près de 650 francs). Toujours en 1997, l’Indice du Développement
Humain (IDH), établi par l’ONU, rendait aussi compte de ces disparités : le
Brésil, dans son ensemble, occupait la 68e position pour la qualité de vie et
rétrogradait à la 120e place, entre le Zimbabwe et le Lesotho, s’agissant de sa
seule population noire38.
Sans doute le mythe de la "démocratie raciale" ne pouvait-il résister
davantage à l'évidence de son inexactitude.

La société brésilienne face à son racisme

"L'heure est venue d'affronter ce problème (le racisme) avec courage et


détermination (…) En ce mois de novembre, nous avons une grande
opportunité pour entrer fermement dans cette lutte". Cet extrait de la
déclaration officielle de Cardoso39, tout empreint d’une rhétorique de la
soudaineté, à propos d’un problème dénoncé depuis les années cinquante et à

36. De nombreux ouvrages brésiliens proposent une analyse de ces systèmes de


classement. Cf. Ramos (Arthur), Le métissage au Brésil, op. cit. Azevedo (Thales de),
Les élites de couleur dans une ville brésilienne, Paris, UNESCO, 1953, 107 p. Pierson
(Donald), Brancos e pretos na Bahia : estudo de contacto racial, op. cit.
37. Nous verrons qu'à Rio das Rãs, la fuite des attributs de la négritude, loin de renvoyer
au principe de fluidité des rapports raciaux révèle au contraire la profondeur des
stigmates de l'esclavage (cf. chap. VI).
38. Source : Evanildo da Silveira, "Racismo, o preconceito faz escola", in Jornal da
UNESP (Universidade Estadual Paulista), avril 1999.
39. Il s’agit du discours officiel prononcé sur le site de l’ancien quilombo de Palmares et
qui avait été mis à disponibilité de la presse cinq jours auparavant (in Folha de Sao
Paulo, 15/11/1995, p. 3-4).
48 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

propos duquel lui-même, en sa qualité de sociologue, avait consacré deux


ouvrages40, donne la mesure de la prégnance idéologique de la "démocratie
raciale". Cardoso semblait s’adresser à une population qu’il s’agissait de
"réveiller" dans la douleur d’une blessure narcissique à soigner avec
"courage" et "détermination". Toujours est-il que par la voix de son
président, l’État semblait indéniablement vouloir faire figure de bon élève
dans cet apprentissage douloureux : "le Ministère de l’Éducation a éliminé
les livres didactiques qui stimulaient le préjugé. A partir de l'année qui vient,
les livres vont arriver dans les salles de classe des Premier et Deuxième
grades, sans leçons qui stimulent la discrimination et le racisme. Et nous
allons créer un groupe de travail pour définir d'autres politiques de
valorisation de la communauté afro-brésilienne41".
La remise en question du dogme de la "démocratie raciale" n’était
pourtant pas la provocation visionnaire et progressiste d’un politique, fût-il
sociologue. Elle s’inscrivait dans une dynamique plus générale d’éveil de la
société brésilienne à la réalité de ses problèmes raciaux. C’est par cette
dynamique que sera portée "l'année Zumbi".

La critique des sciences sociales

A partir de 1950, une série d'enquêtes sur les contacts raciaux, réalisées
dans le cadre du programme de l'UNESCO42, révèlent les premières le
caractère dogmatique de la "démocratie raciale", en mettant en évidence une
réalité pratique sans correspondance : il y avait une discrimination raciale.
Ainsi sur la base d'une étude des élites de couleur dans la ville de Salvador,
Thales de Azevedo dresse le bilan contrasté d'une "société raciale à classes"
(par opposition à une "société raciale à castes"), permettant une certaine

40. Cardoso (Fernando Henrique) et Ianni (Otávio), Cor e mobilidade social em


florianopolis, São Paulo, Nacional,1960. Cardoso (Fernando Henrique), Capitalismo e
escravidão no Brasil meridional : o negro na sociedade escravocrata do rio grande do
sul, op. cit.
41. De fait, le jour même de ce discours, le 20 novembre 1995, le président Cardoso
annonça la création d'un Groupe interministériel pour la valorisation de la population
noire (Grupo Interministerial para a Valorização da População Negra).
42. Adopté en mai 1950 à la Conférence de Florence, le programme d'étude sur les
contacts raciaux au Brésil faisait partie d'un ensemble d'enquêtes effectuées dans divers
pays, visant à établir la possibilité de convivialité raciale. Dans le cas brésilien, il
s'agissait surtout de confirmer l'existence de relations raciales harmonieuses, ce qui ne fut
fait que très partiellement. Alors que des premières études de Pierson dans les années
trente avaient insisté sur la fluidité des modes d'identification et l'inexistence de tensions
interraciales, les enquêtes ensuite effectuées dans le cadre de l'UNESCO signalaient au
contraire la réalité de pratiques discriminatoires (cf. Thales de Azevedo et Oracy
Nogueira évoqués plus loin). Une thèse récente propose un bilan sur le volet brésilien du
programme de l'UNESCO : Chor (Maio, Marcos), Da democracia racial ao laboratório
racial: o impacto do Projeto UNESCO nos estudos sobre relações raciais no Brasil.
Doutorado em Ciência Política, IUPERJ, 1997.
"L’ANNÉE ZUMBI" 49

ascension sociale par le revenu et le mérite43, mais néanmoins confrontée à


des pratiques discriminatoires bien réelles. Un bilan similaire fut dressé par
Oracy Nogueira au terme de son étude sur les relations raciales dans le
municipe d'Itapetininga, qui le conduira à conceptualiser le racisme brésilien
à partir d'une dichotomie préjugé racial de marque / préjugé racial d'origine,
le premier ordre de réalité renvoyant à la situation brésilienne et le second à
celle des États-Unis44. Même s'il fut reproché à ces auteurs de n'avoir abordé
la "question raciale" que sur le plan des relations interpersonnelles et de
négliger ainsi la dimension historique, politique et institutionnelle des
pratiques discriminatoires45, leur rôle de pionniers est indiscutable.
Dans les années soixante, c'est sur des bases plus politiques et
systématiques que la critique de la "démocratie raciale" fut formulée au sein
de l'École de sociologie et politique de São Paulo. Dans un contexte dominé
par les perspectives marxistes, des auteurs comme Florestan Fernandes,
Octávio Ianni et Fernando Henrique Cardoso proposent une relecture du
passé esclavagiste et de son héritage : loin de l'univers symbiotique de la
plantation décrit par Freyre, l'esclavage apparaît alors comme un mode de
domination capitaliste brutal, ayant généré une stratification socio-
économique aujourd'hui à la base des mécanismes de ségrégation raciale46.
La "démocratie raciale" n'est pas alors un mythe fondateur de la nation
brésilienne mais le dogme dissimulateur d'un mode de domination visant
surtout à empêcher l'émergence d'une réelle conscience de classe.
Enfin, soulignons le rôle de la militance afro-brésilienne non seulement
dans la dénonciation du racisme mais aussi dans la remise en cause de
l'idéologie du "blanchissement" : le noir avait une valeur qu'il s'agissait de
promouvoir. Dans O negro revoltado, Abdias do Nascimento, théoricien de
la cause afro-brésilienne, procède à un inventaire des discriminations
accumulées depuis l'esclavage. Dans O quilombismo, il appelle les noirs du
Brésil à la valorisation de leur négritude par la redécouverte de leur passé47.

43. Azevedo (Thales de), Les élites de couleur dans une ville brésilienne, op. cit.
L'ouvrage fournira la base d'une déconstruction plus systématique du mythe de la
"démocratie raciale" : Democracia racial : ideologia e realidade, Petrópolis, Editora
Vozes, 1975, 107 p.
44. Nogueira (Oracy), Preconceito de marca : as relações raciais em Itapetininga, São
Paulo, Edusp, 1998 (1re éd., 1955), 245 p.
45. Brandão (Maria de Azevedo), "Relações de classe e identidade étnica", Caderno do
CEAS, n° 112, 1987, p. 37-43.
46. Cardoso (Fernando Henrique), Capitalismo e escravidão no Brasil meridional : o
negro na sociedade escravocrata do rio grande do sul, Sao Paulo, Difusão Europeia,
1962. Ianni (Octávio), Escravidão e racismo, São Paulo, Editora Hucitec, 1988 (1re éd.,
1978). Fernandes (Florestan), A integração do negro na sociedade de classes, São Paulo,
Editora Dominus, 1964. Citons, pour mémoire, une phrase devenue célèbre de l’ouvrage
en question, qui résume le combat de Fernandes pour la visibilité du problème racial : les
Brésiliens ont "le préjugé de n'avoir aucun préjugé".
47. O negro revoltado est un ouvrage collectif recueillant les travaux présentés au
Premier congrès du Noir brésilien à Rio de Janeiro entre le 26 août et le 4 septembre
50 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Cet appel fut entendu dans les milieux militants. Alors qu'au sud du Brésil,
dans les années trente, la Frente Negra (Front Noir) s'était créée dans un
objectif d'intégration au sein de la société brésilienne48, le Mouvement Noir
Unifié se constitua en 1978 sur la base d'une logique de dénonciation des
inégalités raciales et de mobilisation du "peuple noir".
Cette conjonction de positions et de démarches critiques finit par trouver
un certain écho dans une société brésilienne peu à peu sensibilisée à la réalité
de son racisme.

Du premier centenaire de l'abolition de l'esclavage à "l'année Zumbi"

En 1988, à l'occasion du premier centenaire de l’abolition de l’esclavage,


un débat public s’était fait jour autour de la nécessité de reconsidérer l’idée
de "démocratie raciale". Cette année-là, pour la première fois, un article
constitutionnel venait sanctionner le racisme, et ainsi en reconnaître
l'existence : "la pratique du racisme constitue un crime (…) passible
d'emprisonnement en accord avec la loi"49. Rappelons que c’est encore cette
même année que les dispositions constitutionnelles sur les quilombos
historiques et les "communautés rémanentes" furent votées, accédant à
certaines des revendications des Mouvements noirs en signe d’ouverture
politique50.
Une dynamique était en train de se créer, certes encore timide et limitée
dans son rayonnement, mais qui permettait néanmoins d’inscrire la "question
raciale" parmis les questions nationales légitimes. Peu à peu, il devint
possible de parler de racisme sans être "politiquement incorrect" ou se voir
accusé de crime de lèse-citoyenneté51. Si l'on s'en tient aux déclarations

1950. Nascimento (Abdias do) (org.), O negro revoltado, Rio de Janeiro, Edições GRD,
1968, 294 p. Nascimento (Abdias do), O Quilombismo : documentos de uma militância
pan-africanista, Petrópolis, Vozes, 1980, 281 p. Cet ouvrage sera l'objet d'un
commentaire plus approfondi dans le deuxième chapitre.
48. Son slogan "rassembler, éduquer, orienter" s'inscrivait dans la droite ligne du projet
assimilationniste. Cf. Agier (Michel) et Carvalho (Paulo Rosario G. de), "Nation, race,
culture : les mouvements noirs et indiens au Brésil", Paris, Cahiers des Amériques
Latines n° 17, 1994, p. 107-124. En dépit de cette posture d'intégration, Maria Brandão
rapporte à quel point la création de la Frente Negra suscita l'indignation dans la presse
de Bahia : "Nous sommes un peuple né et devenu adulte loin du cadre odieux des
préjugés raciaux, et sur ce point, supérieur aux autres peuples. La Bahia de Luiz Gama,
(…) de Theodoro Sampaio n'a pas besoin de "fronts noirs" copiés d'autres climats, pour
présenter au Brésil la parfaite fraternisation de ses fils". A tarde, Salvador, 6 de dezembro
de 1932, cité par Brandão (Maria de Azevedo), "Relações de classe e identidade étnica",
op. cit., p. 42.
49. Constitution Fédérale de 1988, art 5, XLI.
50. Cf. chap. II.
51. Le président Cardodo raconte que lorsqu’il était assistant sociologue à l’université de
São Paulo dans les années cinquante, il avait été sévèrement admonesté par le président
d’une table ronde au ministère des Affaires Etrangères, pour avoir affirmé qu’il y avait un
problème racial au Brésil : "Dire ça à cette époque, c'était comme une affirmation contre
"L’ANNÉE ZUMBI" 51

politiques, l’évolution était tout à fait sensible. En 1989, questionné à


Salvador sur ses origines noires, Lula, le populaire candidat de la gauche
(Parti des Travailleurs) aux élections présidentielles, avait péremptoirement
nié cette vérité pourtant inscrite dans ses traits. En 1994, Fernando Henrique
Cardoso faisait du racisme un objet de débat électoral en se déclarant
"mulatinho", "métis d'origine noire", ou encore "petit mulâtre avec un pied
dans la cuisine"52.
Loin de se circonscrire au seul univers politique, la "question raciale" fut
également popularisée auprès de "l'opinion publique", sous l’effet d’une
médiatisation croissante. Comme le titre d’un article de presse paru en 1994,
semblait déjà vouloir l’entériner : "Le Brésil est en train de changer"53.
À l’appui de cette affirmation catégorique, l’article évoquait la polémique
suscitée par la novela Patria Minha (Ma patrie), polémique qui était, selon
les auteurs, "impensable jusqu'à il y a peu, quand le Brésil s'enorgueillissait
de n'être pas raciste". La novela mettait en scène le personnage inédit de Raul
Pelegrini, un blanc pétri de préjugés, dont le comportement exécrable était
censé susciter l’indignation des téléspectateurs. Contre toute attente, des
militants afro-brésiliens s’étaient érigés contre ce personnage qui ne faisait,
accusait-on, que conforter le mythe de la "démocratie raciale". Sa simple
existence, avait-on dit, impliquait celle de tous les autres, "blancs gentils",
exempts de tout préjugé. L’année suivante, une autre novela chercha à
dénoncer l’hypocrisie de la "démocratie raciale" de manière plus explicite. Il
s’agissait de A Próxima Vitima (la Prochaine Victime), dont les personnages
principaux étaient les membres d'une famille noire de classe moyenne et
financièrement aisée. Celle-ci semblait vivre en bonne harmonie avec le reste
des personnages - des blancs - mais était en réalité victime d’une
discrimination sournoise et hypocrite54 : le racisme à la brésilienne venait
d'être mis en scène.
Lorsque l’on sait à quel point ces novelas scrutent et suivent
anxieusement les tendances de l’opinion publique, on comprend mieux ce
diagnostic catégorique des journalistes : "le Brésil est en train de changer".

le Brésil". Cf. Le discours "Construire la démocratie raciale", prononcé à Brasília le 2


juillet 1996, à l'occasion du séminaire international Multiculturalisme et racisme : le rôle
de l'action affirmative des États démocratiques.
52. Cardoso reprenait une formule populaire datant de l’époque coloniale : "Ter um pé na
cozinha" ("avoir un pied dans la cuisine") indique une descendance d’africain.
53. E. Hamburguer et O. Thomaz : "Em preto e branco" (En noir et blanc"), in Folha de
São Paulo, 27/11/1994, p. 6-3.
54. L’article cite un extrait du script : "Je n’aurais jamais pensé que je m’intéresserais à
un mec comme toi", commente Carla. "Un noir ?" demande Sydney, dans un demi-
sourire. "Mais non, un gérant de banque (…)". (Sur la piste de danse) "Je dois avoir
quelque part un type de personnalité frustrée, conclut Clara, parce que j’adore attirer
l’attention". (Sydney tente d’embrasser Clara) : "Non… je ne veux pas de scandale",
résiste la jeune fille. "Parce que je suis noir ?". "Non… c’est parce que tu es très beau,
très charmant, et j’ai peur de commencer à t’embrasser et de perdre la tête".
52 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

C'est finalement ce que confirma "l'année Zumbi". En 1995, la


médiatisation de la "question raciale" fut particulièrement significative. Dans
Chica da Silva, une novela certes érotisée et romantisée, le thème de la
résistance noire et des quilombos fut directement mis en scène et diffusé à
une heure de grande écoute. La Folha de São Paulo organisa dans ses
colonnes un débat autour du concept de "racisme cordial", débat dont la
virulence semblait témoigner que "l'homme cordial" de Sergio Buarque de
Holanda ne faisait plus guère illusion. Des procès pour discrimination raciale
connurent une inhabituelle médiatisation. A Salvador, le cas d'un homme
jugé pour avoir maltraité une femme noire qui refusait de lui céder sa place
assise dans un transport public, fut particulièrement commenté. Enfin,
toujours à Salvador, le carnaval tout entier célébra Zumbi. Le thème des
résistances noires choisi cette année-là par des blocs afro comme Ilê Aiyê fut
omniprésent, certes sous une forme culturelle et festive, mais le quilombo,
indiscutablement, connut alors une popularité qui n'avait jamais eu d'égale.
Née d’une volonté de l’État de renoncer officiellement au mythe de la
"démocratie raciale", la commémoration publique de Zumbi s’inscrivait donc
au cœur d'une dynamique plus générale d’éveil de la nation brésilienne à la
réalité de ses problèmes raciaux. Même s’il ne faut sans doute pas surestimer
l’impact et la diffusion du phénomène Zumbi, et au-delà d’une certaine
folklorisation55, "l'année Zumbi" permit à cette dynamique de gagner en
visibilité et popularité : en 1995, la "question raciale" était devenue l’objet
légitime d’un débat multiforme.

Conclusion : "L'année Zumbi" ou la gestation d'un espace politique

Jusqu’alors, l’anniversaire de Zumbi n’avait jamais été fêté à l'échelle de


la nation. Il n’était célébré que dans les milieux militants qui, depuis 1978,
en avaient fait le "Jour de la Conscience Noire" (cf. chap. II). La
reconnaissance officielle du héros de Palmares, en elle-même, ne pouvait
alors intervenir que comme la traduction d’une volonté politique d’intégrer
cette "conscience noire" en tant qu’objet légitime de la conscience nationale.
"Zumbi est un héros du Brésil", proclama le Président de la République le
jour du 20 novembre, et de poursuivre : "Je suis venu ici pour dire que
Zumbi est à nous, au peuple brésilien, et représente le meilleur de notre
peuple : le désir de liberté. (...) Zumbi a transcendé son caractère afro-
brésilien"56

55. "Certains, comme d'habitude, se contenteront de danser", avait anticipé avec


résignation un membre de la militance afro-brésilienne à l’occasion d’une réunion
organisée par le Mouvement Noir Unifié, les 18 et 19 novembre 1995, dans un local de
l’Université de Brasília.
56. Journal de Brasília, 21/11/1995.
"L’ANNÉE ZUMBI" 53

"Zumbi est vivant, Zumbi, c’est nous qui luttons", affirma un militant afro-
brésilien le même jour lors d’un discours prononcé sur le podium qui avait
été dressé sur l’Esplanade des ministères à Brasília, "le Zumbi du
gouvernement est un héros mort, et on le fête au milieu des fouilles
archéologiques, le Zumbi du peuple noir est un héros vivant. Nous ne
célébrons pas l’anniversaire de sa mort, mais celui de son immortalité, ici,
sur l’Esplanade des ministères "57.
La confrontation de ces deux discours sur le sens politique des
commémorations, prononcés à quelques centaines de kilomètres de distance,
met clairement en évidence le rapport de concurrence qui se créa alors autour
de la "propriété" de Zumbi. La polémique s’était soldée de manière radicale,
puisque dans leur majorité, les groupes militants avaient résolu de boycotter
les cérémonies officielles et d’organiser leur propre "Marche contre le
racisme, pour l'égalité et la vie". Il y eut ainsi deux célébrations de Zumbi,
l’une officielle, sur le site de l’ancien Quilombo de Palmares, et l’autre à
Brasília, sur l’Esplanade des ministères58.
L’acceptation soudaine de Zumbi dans le panthéon symbolique des héros
nationaux, conjuguée à la banalisation de la critique de la "démocratie
raciale", vinrent bouleverser les règles du jeu et les rapports de force qui
s’étaient noués autour des thèmes jusqu'alors exclusifs de la militance afro-
brésilienne. Le glissement des échelles et des contextes, par lequel Zumbi
était passé d’une quasi-marginalité à la popularité d’un phénomène de mode,
interpella la légitimité d’un certain nombre d’acteurs59, qui durent se re-
positionner dans un champ politique singulièrement élargi. La question des
"communautés rémanentes de quilombo" allait fournir le "terrain" de leur
confrontation.

57. Il est ici question d’un discours prononcé sur ce podium mais dont nous n’avons pas
de références écrites.
58. Finalement, cette volonté de rupture, clairement affichée par les organisateurs de la
Marche, n’empêcha pas le président Cardoso de faire le voyage à Brasilía en hélicoptère
depuis Alagoas. Une fois sur place, il vint à la rencontre d'une délégation de militants et
se vit remettre un document rassemblant les revendications adressées par le Mouvement.
59. L’anthropologue Lui Mott, qui était aussi le président très actif du Groupe Gay de
Bahia (GGB), avait relevé "cinq indices" dans les archives sur Palmares, lui permettant
d’affirmer que "très probablement, Zumbi était homosexuel". Il subit de la part des divers
mouvements noirs une véritable cabale. "Luis Mott a dénégrisé (denegrisado) Zumbi",
accusa le compositeur du groupe afro Olodum, exprimant ainsi le sentiment de violation
ressenti par de nombreux militants noirs. Certains d'entre eux allèrent jusqu’à qualifier
de "politiquement correct" les agressions physiques répétées dont Mott - qui avait par
ailleurs toujours défendu la cause afro-brésilienne - fut la victime.
CHAPITRE II

Les découvertes des "communautés


rémanentes de quilombo "

Parallèlement aux célébrations de "l’année Zumbi" et aux débats publics


sur la "démocratie raciale" ou la personnalité de Zumbi, se déroulait une
autre actualité plus discrète, mais au sein de laquelle la référence au
quilombo prit une dimension tout à fait inédite : il s’agit de la question des
"communautés rémanentes de quilombo" ("comunidades remanescentes de
quilombo").
On s'en souvient, ces dernières s'étaient vu reconnaître dans un article
constitutionnel le droit définitif à la propriété de leurs terres, à la condition
que leur caractère "rémanent" d'un ancien quilombo pût être établi. De 1988
(année où le Titre 68 fut voté) à 1995, la disposition n'avait cependant jamais
été appliquée. L'argument qu'elle n'était pas "auto-applicable" faute de
réglementation servait de paravent à une mauvaise volonté politique,
alimentée par la crainte d'une jurisprudence lourde de conséquences pour
certains intérêts fonciers. En 1995 toutefois, "raccrochée" à "l'année Zumbi",
notamment grâce à l'action militante, la question des "communautés
rémanentes" réapparut sur la scène publique et connut un regain d'intérêt de
la part des institutions de l'État.
Révélées au grand public dans le contexte de "l'année Zumbi", ces
"communautés" ne manquèrent pas d'être présentées par la presse comme
d’authentiques tribus africaines en plein Brésil contemporain. Objet
d’engouement, Cafundó, "communauté noire" située à quelques heures de
route de la mégapole São Paulo, qui avait conservé intacte une "langue
africaine", fut pour cette raison menacée d’être transformée en musée vivant
de l’esclavage1. "L'Afrique oubliée", annonça l'hebdomadaire Veja, plutôt
réputé pour son sérieux :

1. Vogt (Carlos) et Fry (Peter), "A « Descoberta » do Cafundó : Alianças e Conflitos no


Cenário da Cultura Negra no Brasil", Religião e Sociedade n° 8, julho de 1982, p. 45-53.
L'article présente une analyse rétrospective de cette "découverte" de Cafundó, en
montrant les conflits d'interprétations et les enjeux qui ne manquèrent pas de graviter
autour de la "communauté", sur fond d'agitation médiatique. Les mêmes auteurs
56 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

"L'Afrique oubliée (titre). Rémanentes des anciens quilombos, 511


communautés noires vivent isolées à l'intérieur du pays. Depuis 1988, quand
fut aboli l'esclavage dans le pays, les rémanents des anciens quilombos -
réduits où se réfugiaient les esclaves fugitifs -, sont demeurés oubliés sous le
tapis de l'histoire brésilienne. Depuis quelque temps cependant, ils
commencent à réapparaître2".
Au delà donc d'un certain folklore, la question des "communautés
rémanentes" connut un important rebondissement politique et institutionnel,
puisque deux projets de loi furent soumis au débat. Il s’agissait dans les deux
cas d’initiatives qui devaient enfin permettre d'appliquer le Titre 68, en
définissant les contours juridique et réglementaire qui lui avaient jusqu'alors
fait défaut.
Au cours des débats parlementaires et publics qui marquèrent l'année
1995, il fallait au préalable s’entendre sur une définition essentielle :
qu’appelait-on, ou plutôt que devait-on appeler, "communauté rémanente de
quilombo"? Cette question en suscitait inévitablement d’autres : qu’avait été,
dans le passé, un quilombo, et comment déterminer aujourd’hui qui en sont
les héritiers? Quelles peuvent être les preuves de la "rémanence"? Se
posaient, par ailleurs, toute une série de questions d'ordre plus juridique,
dépourvues de tout cadre jurisprudentiel, et pour lesquelles les législateurs de
1988 n'avaient fourni aucune réponse : le Titre 68 était-il auto-applicable, ou
fallait-il le compléter par un texte réglementaire, qui serait alors soumis à un
vote du Congrès? Quel organe allait procéder à l’administration des dossiers,
à la délimitation des terres et à l’émission des titres de propriété, etc.?
L’ensemble de ces points d’interrogation a balisé ce qui est vite devenu
un champ de négociations vaste et confus entre les différents acteurs
mobilisés autour de la question : parlementaires défendant les intérêts et
perspectives de leurs formations politiques, militants noirs soucieux d’élargir
le cadre d'application du Titre 68 à l’ensemble des "terres de noirs" ("terras
de pretos"), représentants des communautés luttant d’abord pour la
légalisation de leurs terres, organisations religieuses, écologistes,
universitaires.
Dans un premier temps, il s’agira de s’interroger sur ce processus de
constitution d'une offre politique de droits fonciers adressée aux " rémanents
de quilombo ", puis nous nous intéresserons aux termes des débats qui eurent
lieu pour l’essentiel en 1995, et à partir desquels fut construite la catégorie
juridique " rémanents de quilombo ", ainsi qu’aux cadres théoriques et
politiques au sein desquels se sont inscrites et se comprennent les différentes

consacreront par la suite un livre à la "langue" de Cafundó. Ils établiront ses origines
(bantou), un glossaire commenté et la signification de son usage par rapport à
l'expérience contemporaine de la "communauté". Vogt (Carlos) et Fry (Peter) : A África
no Brasil : Cafundó, op. cit.
2. "África esquecida", in Veja, 20/05/1998.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 57

positions assumées par les protagonistes. Comment cette catégorie a-t-elle pu


se construire au sein de cadres multiples de références, de logiques d’action
concurrentes et sur le fil ténu de la dualité qui s’est déclinée dans la relation
entre un objet historique - le quilombo - et un projet politique - les
"communautés rémanentes" - ? En s'intéressant ainsi à la démarche
d’objectivation de telles "communautés", il s’agira finalement de s'interroger
sur la nature de l’offre politique qui leur fut adressée.

1 - "Rémanence de quilombo" : un artefact politique ?

Il serait inexact de dire aujourd’hui que l’inscription du Titre 68 dans la


constitution de 1988 participait déjà du "réalisme racial" naissant décrit au
chapitre précédent. En 1988, pour les législateurs, le Titre 68 sur la
légalisation des terres de quilombos n’était qu’un geste symbolique dans le
contexte du centenaire de l’abolition de l’esclavage. Le fait qu’il ait été
adopté, dans une indifférence quasi générale, reflète moins une prise de
conscience politique que la mesure politique de son insignifiance. Après tout,
il donnait une coloration "anthropologique" (cf. plus bas) à une constitution
qui se voulait "citoyenne" et soucieuse des minorités ethniques. Pour les
militants afro-brésiliens en revanche, le Titre 68 était une conquête, leur
conquête. Relayés par quelques parlementaires attentifs à leur cause, ce sont
eux qui l’ont inspiré. A l’époque, l’importance de cette conquête était surtout
évaluée en termes politiques : un espace dans la constitution pour les
quilombos, c’est un espace politique pour la cause afro-brésilienne. La
victoire était aussi symbolique : le quilombo, aujourd’hui comme hier, c’est
un espace de résistance noire dans un monde blanc. Nous verrons
l’importance de cet espace dès le début des années 1980 pour le renouveau
de la militance afro-brésilienne.
En 1988, la "rémanence de quilombo" ne se posait cependant pas
uniquement en termes symboliques. Certes encore embryonnaire, la
rencontre entre la question raciale et la question foncière avait déjà eu lieu.
D’un côté, agités par l’idée d’investir et de "conscientiser" tous les espaces
concernés, certains groupes militants étaient allés au contact des populations
noires rurales. De l’autre, rattrapées et menacées par une agro-industrie
dévoreuse de terres, ces populations se trouvaient dans l’urgence d’être
défendues.
Au début des années quatre-vingt, des rencontres militantes et des
séminaires commencèrent donc à s’organiser au niveau régional, notamment
dans les États du Nord (Pará, Maranhão), où des "communautés noires"
comme celles de Trombetas étaient menacées d’expulsion. Certaines d’entre
elles étaient déjà engagées dans des procédures de réforme agraire et avaient
mis l'INCRA en demeure de reconnaître leurs droits à la propriété. Portée par
58 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

les militants urbains sur la scène fédérale, leur situation avait fourni une base
concrète de justification aux demandes de reconnaissance et de protection
juridique de ces communautés. En 1988, c’est ce qu’est venu entériner la loi
instituant des "communautés rémanentes". Dans les années qui suivirent, en
dépit de la longue apathie des institutions de l’État à l'égard du Titre 68, la
question ne tomba pas dans l’oubli. Inscrite systématiquement à l’index des
questions militantes, elle continua d’être portée par ceux-là mêmes qui
avaient été les acteurs de sa reconnaissance constitutionnelle en 1988.
Par souci de lisibilité, et pour éviter une présentation fastidieuse, on
donne synthétisé dans le document qui suit l’essentiel de ces diverses
démarches.
De l’action des mouvements afro-brésiliens, et notamment du MNU (cf.
encadré p. 61) on retiendra le travail de proximité, qui vint renforcer, dans le
Maranhão et le Pará, une mobilisation précoce des "communautés noires" de
Trombetas, Frechal, Oriximina (aujourd’hui toutes reconnues "rémanentes de
quilombo").

1983-1984
• Le Centre de Culture Noire du Maranhão - CCN - initialise une enquête sur les
"terres de noirs" de l’État.
• En reconnaissance de leur droit à la propriété dans le cadre de la réforme
agraire, le gouvernement de l’État de Goiás remet 200 titres de terre aux
habitants de la "communauté noire" de Kalunga, Monte Alegre.
• Fondation de l’Association d’habitants de la "communauté noire" de Frechal
(Maranhão).
1986
• Ire Rencontre des communautés noires rurales du Maranhão.
1988
• IIe Rencontre des communautés noires rurales du Maranhão.
• Ire Rencontre "racines noires" (Pará)
• A l'occasion du premier centenaire de l'abolition, un manifeste militant est
rédigé qui affirme la défense des "communautés rémanentes" comme une priorité
politique.
• Nouvelle constitution brésilienne et adoption du Titre 68 sur les "rémanents de
quilombo".
• Loi 7668 du 22 août instituant la Fondation Culturelle Palmares (cf. encadré)
1989
• Fondation de l’association des "Rémanents de Quilombo" de la communauté
noire d’Oriximiná (Pará).
• IIIe Rencontre des communautés noires rurales du Maranhão.
• IIe Rencontre "racines noires" (Pará).
• Séminaire "fala Kalunga", Goiânia (Goiás)
1990
• IIIe Rencontre "racines noires" (Pará).
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 59

1991
• Divulgation du rapport de la Société du Maranhão de défense des Droits de
l’Homme – Une enquête répertorie 401 "terres de noirs" dans l’État.
• IVe Rencontre "racines noires" (Pará).
• Pèlerinage en commémoration des "200 ans de résistance" du quilombo"
Frechal et Mirinzal.
• Création de la "réserve extractiviste" de Frechal Frechal (Maranhão).
1992
• Ve Rencontre "racines noires" (Pará).
• La Fondation culturelle Palmares se dote d’un statut précisant ses attributions :
"promouvoir et préserver les valeurs culturelles, sociales et économiques
découlant de l’influence de la population noire dans la formation de la société
brésilienne".
1993:
• Le Xe Congrès national du mouvement noir unifié (Goiânia, Goiás) approuve
la proposition d’articuler une Ie Rencontre nationale des communautés noires
rurales.
• Ouverture d’une enquête civile pour la reconnaissance des terres de la
communauté noire de Rio das Rãs (Bahia).
• Action publique à Brasília en faveur de la reconnaissance des terres de la
communauté noire de Rio das Rãs (Bahia).
• Ier séminaire des Communautés noires du Sertão de Bahia, Salvador (Bahia).
1994
• IVe Rencontre des "communautés noires rurales, quilombos et terres de noirs" à
São Luis (Maranhão).
• Ier séminaire National des "Communautés rémanentes de quilombo", Fondation
Palmares, Brasília.
• Séminaire des communautés noires du Sertão de Pernambouc, Salgueiro
(Pernambouc).
• Séminaire "le Noir et la citoyenneté". Thème : Quilombos, Légalisation et
Historiographie, Belém (Pará).
• Rencontre d’anthropologues autour de la question des "communautés noires"
rurales et "rémanentes de quilombo", Rio de Janeiro.
• IVe Rencontre des communautés noires rurales du Maranhão, São Luis
(Maranhão).
• Réalisation de l'expertise anthropologique de la "communauté noire" Rio das
Rãs.
1995
• De février à octobre, quatre réunions préparatoires de la Ie rencontre nationale
des communautés noires rurales, Goiânia (Goiás).
• Ier Festival Noir "Zumbi" de Larges dos Negros, Campo Formoso, (Bahia).
• Séminaire "Action des pouvoirs publics en défense des communautés
rémanentes de quilombo", Chambre des Députés, Brasília.
• Ie Rencontre des communautés noires rurales de Mato Grosso do Sul à Campo
Grande.
• VIe Rencontre racines noires, Obidos, Pará.
• Ie Rencontre nationale des communautés noires rurales, Brasília.
60 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

• Séminaire sur les quilombos du Piaui, Terezina.


• Au terme de la marche "Zumbi de Palmares", remise de documents au
président Cardoso présentant les revendications des "communautés" présentes à
la Rencontre Nationale des Communautés Noires Rurales.

On retiendra encore en 1995 la Ie Rencontre nationale des communautés


noires rurales et la participation de ces dernières à une "Marche Zumbi" du
20 novembre, organisée à Brasília, qui leur assura une meilleure visibilité
auprès de la base militante, des médias très présents ce jour-là et auprès du
président Cardoso qui avait accepté de recevoir une délégation de la Marche.
A cette occasion, que les organisateurs du MNU avaient placée sous le signe
de la "rencontre", des délégations d'une dizaine de communautés avaient été
réunies pour la première fois. Leurs principaux leaders se retrouveront par la
suite à intervalles réguliers, et toujours sous le patronage du MNU, afin de
constituer une coordination nationale des "communautés noires" à même de
représenter politiquement les intérêts de ces dernières.
S’agissant des "communautés", on notera leur précoce fédération au
niveau régional dans certains états du Nord. Dispersées sur des territoires
considérables, elles furent ainsi à même de présenter une unité politique face
aux difficultés foncières qui les frappaient d'égale manière. C’est
collectivement qu’elles adresseront par la suite à l’État une demande de
reconnaissance comme "rémanentes de quilombo". On remarquera
également, dans diverses "communautés", la fondation d’associations
d’habitants. Dans le cas d’Oriximiná et de Frechal, il s’agissait d’initiatives
indépendantes des pouvoirs publics. Par la suite, il s’agira d’une exigence de
la Fondation Palmares, destinée à rendre possible la personnalisation
juridique des "communautés rémanentes" et la légalisation de propriétés
collectives. Dans la pratique, ces associations assureront également le rôle de
relais d'information entre les diverses "entités"3 partenaires et les
"communautés". Elles deviendront aussi des pôles politiques à partir
desquels l'idée de "quilombo" gagnera peu à peu de la prégnance auprès des
populations locales (cf. chap. IX).
S’agissant finalement de l’action de l’État, on notera en 1983 la précoce
légalisation de certaines terres des "communautés" de Kalungas (Goiás). A
une époque où il n’était pas encore question de "rémanence de quilombo", il
s’agissait certes d’un acte isolé - les titres furent attribués individuellement et
dans le cadre de la réforme agraire -, mais qui marquait néanmoins le début
du processus d’identification politique et juridique des "communautés"
noires rurales. Quelque huit ans plus tard, en 1991, Frechal, dans le
Maranhão, bénéficia du statut de "réserve extractiviste" (zone de protection

3. Nous désignerons par "Entités" les diverses associations non gouvernementales ou


organismes publics engagés dans la défense des "communautés rémanentes". Il s'agit du
terme effectivement employé à Rio das Rãs.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 61

Le Mouvement Noir Unifié (MNU) fut fondé le 18 juin 1978, participant


d’une dynamique plus générale d’institutionnalisation de la militance afro-
brésilienne et d’espaces de réflexion sur la culture noire. Dans les années
1980, son rayonnement contribuera largement à redéfinir les contours
identitaires et les objectifs politiques de l’afro-brésilianité.
Il s’agit d’une organisation nationale, regroupant des entités
indépendantes comme les Groupes d’actions, les Comités de coordination
municipale, les Comités de coordination des états, une Commission
exécutive nationale et un Congrès national. Chaque composante possède un
certain degrés d’autonomie, et les décisions doivent être avalisées par les
l’ensemble de ses membres. Il s’agit donc d’une structure décentralisée, le
Congrès national n’ayant comme attribution que de définir la politique
générale du Mouvement.
Procédant d’une dynamique de redécouverte et de valorisation de la
négritude (cf. infra) et né dans le contexte d’un régime militaire rendant sans
doute plus criantes les discriminations contre les noirs, le MNU cherche dès
ses origines à s’attaquer à la question raciale sous tous ses aspects :
politiques, sociaux, culturels et économiques. Son spectre d’activité est donc
très large ; il comprend la tenue d’ateliers localisés d’information sur les
droits civiques aussi bien que des campagnes nationales sur les violences
policières, la réforme agraire, l’éducation, etc.
Son influence va être forte au cours des années 1980. Le MNU cherche
alors une implantation systématique sous la forme de "centres de combat"
dans les lieux populaires de la culture noire, comme certains quartiers, les
blocs afro de carnaval, les écoles de capoiera, les terreiros de candomblé…
Sur le plan national, le Mouvement soutient la candidature de Benedita da
Silva, qui sera en 1986 la première femme noire élue au sénat. Depuis le
début des années 1990, son influence est déclinante. Le MNU n’est jamais
parvenu à acquérir une autonomie financière. Sa structure éclatée rend
difficile sa visibilité au niveau national.
Enfin, il se voit progressivement concurrencé à la fois par la
multiplication locale de groupuscules militants et, surtout, par la création au
sein même de l’État d’institutions comme la Fondation culturelle Palmares
(cf. encadré suivant) qui prend à son compte la lutte contre les
discriminations raciales.
Comme nous allons le voir, la question des "communautés rémanentes de
quilombo" va fournir au MNU un terrain pour la conquête d’une nouvelle
légitimité.
62 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

La Fondation Culturelle Palmares est une institution publique rattachée


au ministère de la Culture, fondée par la loi fédérale n° 7.668 du 22 août
1988. Elle procède de l’affirmation selon laquelle l’action de l’État est
indispensable à la préservation des manifestations afro-brésiliennes. Sa
finalité, définie à l’article 1er de son statut, est de "promouvoir et préserver
les valeurs culturelles, sociales et économiques découlant de l’influence de la
population noire dans la formation de la société brésilienne" et s’intègre à
l’ensemble des dispositifs constitutionnels visant à "renforcer la citoyenneté,
l’identité, l’action et la mémoire des segments ethniques des groupes
composant la société brésilienne". Son action est alors de formuler et
implanter des politiques publiques dont l’objectif est de rendre possible la
participation de la population noire brésilienne au processus national de
développement, à partir de son histoire et de sa culture. Elle assure aussi la
promotion d’enquêtes et d’études sur la culture africaine sous toutes ses
formes. Un de ses principaux chantiers sera d’identifier, répertorier et
cartographier l’ensemble des "communautés noires rurales" susceptibles de
bénéficier de la loi sur les quilombos.
La Fondation possède une structure hiérarchique simple, composée d’une
présidence et de quatre coordinations et départements, répartis de la manière
suivante : modernisation ; "communautés rémanentes de quilombo" ;
patrimoine historique et culturel ; études, enquêtes et projets.
De 1988 à 1995, sans doute en raison de son caractère résolument inédit,
la Fondation a du mal à prendre ses marques et à établir sa légitimité dans un
paysage politique et institutionnel où la question raciale est encore largement
frappée d’invisibilité (cf. chap. I). Ce n’est pas un hasard si ce n’est qu’en
1992, soit quatre années après sa création, que son statut est finalement
entériné. Pendant cette période, son immobilisme est vivement dénoncé par
les mouvements militants. En 1995, à l’instar du MNU, c’est la "découverte"
des "communautés rémanentes de quilombo" dans le contexte de "l’année
Zumbi" qui lui permet de reprendre l’initiative. Elle était chargée
statutairement d’administrer la reconnaissance de ces communautés et tout
l’enjeu des débats de 1995 fut de faire valoir sa légitimité. C’est que celle-ci
lui est contestée, non seulement par le MNU, qui l’accuse de compromission
avec le pouvoir, mais aussi par l’INCRA (organisme chargé de la question
agraire), qui dispute à la Fondation la prérogative de légaliser les terres des
"communautés rémanentes".

de l’environnement) qui garantit l’accès à la terre de ses habitants4. On


notera finalement le séminaire de 1995 dont on parlera ici, qui permit une
première rencontre de tous les acteurs impliqués dans la question des

4. Ce statut, assorti de nombreuses restrictions sur l’exploitation du sol, se révélera


particulièrement contraignant pour la population de Frechal, si bien que celle-ci
sollicitera par la suite une redéfinition du cadre légal de ses propriétés.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 63

"communautés rémanentes" et qui marqua une réelle progression sur le plan


de sa construction politique.
L’ensemble de ces actions, rencontres, débats et dispositions autour des
"communautés noires" rurales, n’a certes pas conduit à la reconnaissance
massive et systématique du droit de ces dernières. En 1995, hormis quelques
rares cas isolés résolus dans le cadre de la réforme agraire, aucune de ces
"communautés" n’avait obtenu gain de cause. Toutefois, cette conjonction de
démarches ne fut pas sans effet. Elle força l’ancrage, dans la réalité et
l’actualité, d’un objet juridique qui n’avait jamais été conçu pour être
appliqué. Ainsi, les symboliques "communautés rémanentes de quilombo"
évoquées évasivement dans la constitution prenaient forme et vie au sein
d’une modernité balisée de questions pressantes sur les droits, la citoyenneté,
le racisme, etc. Mis en demeure d'appliquer la loi, l’État était contraint de
déterminer les conditions et le cadre légal de leur reconnaissance.

2 - Réglementer la catégorie juridique "rémanents de quilombo"

Il fallait donc réglementer le Titre 68. Face à la pression sociale et


politique considérablement accrue par le mouvement commémoratif de
"l'année Zumbi", un séminaire fut finalement organisé en 1995 dans le
bâtiment même de la Chambre des députés. Son objectif était de soumettre à
la critique le projet de loi n° 129 de la sénatrice Benedita da Silva et le projet
n° 627 du député Alcides Modesto, qui visaient, tous deux, à fournir un cadre
réglementaire à l’article 68. A cette fin, avaient été invités la quasi totalité
des acteurs impliqués dans la reconnaissance des "communuatés
rémanentes". Se trouvaient présentes les délégations de six "communautés" -
Rio das Rãs (Bahia), Frechal (Maranhão), Rio Trombetas (Pará), Kalunga
(Goiás), Vale do Ribeira (São Paulo) et Mocambo (Sergipe) - et des entités
engagées à leur côté (ONG, syndicats de travailleurs ruraux, etc.). Pour le
milieu universitaire dont la contribution au débat était très attendue, furent
invités une représentante de l'Association brésilienne d'anthropologie (ABA),
cette dernière ayant été sollicitée par la Fondation Palmares pour réaliser des
"expertises anthropologiques"5 (laudos antropológicos) auprès des
"communautés" dont les dossiers étaient en instance ; un anthropologue
"indépendant", Alfredo Wagner, dont l'approche empirique et typologique
des "terres de noirs" avait été remarquée6, une représentante de l'Association
nationale des professeurs universitaires d'histoire, dont il était surtout attendu

5. La participation des anthropologues et la démarche d'expertise seront l'objet d'une


analyse plus approfondie au chapitre III.
6. Wagner, Alfredo : Terras de preto, terras de santo, terras de índio : uso comum e
conflito. Belém, Cadernos do NAEA n° 10, 1989, p. 163-196.
64 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

qu'elle présente une analyse des définitions historiques du "quilombo". La


Fondation Palmares était représentée par son président, Joel Rufino dos
Santos. Ce dernier était statutairement chargé de défendre et promouvoir les
"communautés rémanentes", mais sa fonction d'agent institutionnel le porta,
au cours du séminaire, à une modération politique qui lui valut de très
nombreuses critiques. En plus du député Alcides Modesto et de la sénatrice
noire Benedita da Silva (cette dernière particulièrement connue au Brésil
pour son travail militant en faveur de la cause noire et féministe), tous deux
du Parti des Travailleurs, divers représentant de l'État étaient présents : les
présidents des diverses commissions concernées par le débat sur le Titre 68,
le ministre de la Culture (qui ne fit qu'une rapide apparition) et, enfin, des
juristes représentant la Procure Générale de la République, chargés de
défendre la conception constitutionnelle de la "rémanence de quilombo" et de
mettre en forme juridique les résultats des débats.
Aux invités officiels s'ajoutait une assistance hétérogène d'une centaine de
personnes, composée d'universitaires, de journalistes et de militants des
mouvements noirs. Parmi ces derniers, Valdelio Santos Lima, du MNU, joua
un rôle particulièrement actif tout au long du séminaire. Sa connaissance de
terrain de certaines "communautés noires" l'autorisa parfois à se poser en
représentant de ces dernières7.
A l'ensemble de ces participants, une question était posée : que fallait-il
entendre par "communauté rémanente de quilombo" ?

Le point de vue institutionnel

Du point de vue des juristes et de la plupart des agents gouvernementaux


qui prirent part au débat, le Titre 68 8 est inséparable d’un corpus de textes
constitutionnels, au sein duquel il prend son sens et hors des limites duquel il
en serait totalement dépourvu. Il s’agit de l’article 215 traitant des "droits
culturels" et de "l’accès aux sources de la culture nationale", article dans
lequel il était d’ailleurs initialement écrit 9 : "L’État garantira à tous le plein

7. Valdelio Santos Lima est coordinateur national du MNU pour l'État de Bahia. C'est en
tant que tel qu'il avait accompagné le processus judiciaire de légalisation des terres de
Rio das Rãs, où il s'était rendu à plusieurs reprises dans le cadre d'un travail militant (dont
les résultats seront évalués au chapitre IX). Il effectua sur place une visite prolongée en
tant qu'anthropologue, à l'issue de laquelle il rédigea le travail de Mestrado : Do
Mucambo do Pau Preto a Rio das Rãs : Liberdade e Escravidão na Construção da
Identidade Negra de um Quilombo Contemporâneo, Salvador, 1997.
8. Nous en rappelons ici le contenu : " Aux rémanents des communautés de quilombos
qui occuperaient leurs terres est reconnue la propriété définitive, l’État devant leur
émettre les titres respectifs".
9. Le paragraphe sur l’émission des titres de terre aux "communautés rémanentes de
quilombo" fut supprimé par le bloc parlementaire centriste ("Centrão"), composé de
conservateurs essentiellement ruraux. Il réapparut comme une concession aux
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 65

exercice des droits culturels et l’accès aux sources de la culture nationale, et


il appuiera et stimulera la valorisation et la diffusion des manifestations
culturelles" (art. 215). Il s’agit également de l’article 216 sur le patrimoine
culturel : "Sont constitués patrimoine culturel brésilien les biens de nature
matérielle ou immatérielle, pris individuellement ou en groupes, porteurs de
référence à l’identité, à l’action, à la mémoire des différents groupes
formateurs de la société brésilienne (…)" (art. 216). Le même article stipule
notamment qu'incombe aux autorités publiques de cadastrer "tous les
documents et sites détenteurs de réminiscences historiques des anciens
quilombos". Cette dernière disposition ne laisse aucune équivoque, d’une
part sur la nature culturelle de ces "réminiscences" historiques, et d’autre
part, sur le statut juridique auquel elles peuvent prétendre, en tant que "biens
du patrimoine brésilien". En résumé, le quilombo est constitutionnellement
un objet culturel.

Les "communautés rémanentes de quilombo", un objet culturel

Cette rapide mise au point était nécessaire pour comprendre le glissement


interprétatif qui se produisit ensuite dans la lecture du Titre 68 proposée par
les juristes. De leur point de vue, la catégorie juridique "rémanents de
quilombo" doit être considérée dans le prolongement des dispositions
générales sur la culture. En d’autres termes, les "communautés" qui seraient
identifiées dans le cadre du Titre 68, seraient constitutives du "patrimoine
brésilien", au même titre que les sites de "valeur historique, artistique,
archéologique, écologique (…)", dont il est question dans l’article 216. C’est
bien ce que traduit le projet de loi n° 627, qui considère explicitement les
"communautés rémanentes" comme "des biens du patrimoine culturel
brésilien", qui doivent être "liées aux dispositions constitutionnelles
régulatrices de la protection de la culture (…)".
De cette association conceptuelle entre les quilombos d'hier et les
"communautés rémanentes " d'aujourd'hui découle une approche historiciste.
Déjà, le Titre 68 s’adressait aux "héritiers des anciens quilombos qui
occuperaient les terres de leurs ancêtres". Dans le projet de loi n° 627, ces
héritiers sont définis comme "les populations qui gardent un lien historique et
social avec les anciennes communautés formées par des esclaves fugitifs", et
de même dans le projet n° 129, comme "les descendants des premiers
occupants de ces communautés (…)". Il apparaît alors que l’existence d'un
lien avec le passé quilombola est une condition essentielle pour qu’une
"communauté" puisse prétendre à la légalisation de ses terres. En outre, le

mouvements noirs dans la section très discrète des Dispositions transitoires. Dimas
salustiano da Silva : "Apontamentos para compreender a origem e propostas de
regulamentação do artigo 68 do ato das Disposições Constitutionais Transitórias de
1988", in Regulamentação de terras de negros no Brasil, Florianópolis, Boletim
Informativo NUER, vol.1, n° 1., 1997, 156 p., p. 23.
66 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

lien requis est d’une nature quasi généalogique, puisqu’il est question des
"héritiers" et de leurs "ancêtres", des "descendants" et des "premiers
occupants".
Comment se justifie une telle exigence ?
Au sein des mêmes textes juridiques proposés, l’insistance mise sur la
relation "organique" des "communautés rémanentes" avec l’histoire trouve sa
justification dans l’idée que ces "communautés" seraient les dépositaires
d’une culture spécifique : la culture "quilombola". Elles auraient ainsi des
"caractéristiques profondes" et des "racines quilombolas", une "culture
spécifique" ; elles se définiraient par "des modes particuliers de relation avec
la société", ainsi que l’ont expliqué les auteurs des deux projets.
Or, cette originalité, estime-t-on enfin, viendrait justement de leurs
origines, de leur passé quilombola. C’est ainsi que, dans l’annexe du projet
n° 629, les auteurs justifient le critère du "lien historico-social" avec un
ancien quilombo par le fait que ce lien serait le facteur de "la protection de
l’identité, de la mémoire et de l’action de chaque groupe, ce qui nous renvoie
à leur histoire (des rémanents)"10. En d’autres termes, la préservation de
"l’identité" et de la "mémoire" de ces communautés serait le résultat d’une
réactualisation, d’une "rémanence" de la logique de résistance quilombola.
On devine comment cette idée de l’expérience quilombola a pu déboucher
par la suite sur l’idée de "mérite" historique.

" L'anthropologisation " de l’approche constitutionnelle de la culture

C’est au sein d’une logique plus large de redéfinition constitutionnelle de


l’identité brésilienne que se comprend le regard politico-institutionnel sur les
"communautés rémanentes".
Dans un commentaire juridique sur la notion de culture dans la
Constitution de 1988, Germano Frazão, juriste et secrétaire de cabinet du
député Alcides Modesto, souligne l’évolution de la législation par rapport
aux textes précédents. Auparavant, explique-t-il, le concept de culture n’était
utilisé que dans le sens commun d’érudition. Il était souvent confondu avec
les manifestations scientifiques, littéraires ou artistiques. Dorénavant, la
constitution a "innové" et s’est dotée d’une approche beaucoup plus large de
la culture, qui comprend, dit-il en citant l’article 216, les " biens de nature
matérielle et immatérielle, pris individuellement ou en groupe, porteurs de
référence à l’identité, l’action et la mémoire des différents groupes
formateurs de la société brésilienne (art. 216)"11.
Frazão explique encore qu’il s’agit là d’une conception véritablement
"anthropologique" de la culture, en accord avec le juriste W.J. Ferreira, pour

10. Alcides Modesto, Projet de loi n° 629, Chambre des députés, Brasília, 1995.
11. Nous nous référons ici au texte de Germano Frazão : Os artigos 215 e 216 a
Constituição federal e a visão antropológica do conceito de cultura, écrit en 1995 pour le
séminaire et dont le contenu fut exposé oralement à cette occasion.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 67

qui l’article 216 "paraît avoir été fait par un anthropologue, compte tenu de
sa rédaction". C’est que, contrairement aux législations antérieures, observe
Frazão, la société brésilienne n’apparaît plus comme un tout homogène et
uniforme, mais comme une société composée de différents groupes. Le
concept de culture, conclut-il, ne se réfère alors plus à une société abstraite
mais embrasse les expressions culturelles concrètes des différents groupes
qui la composent.
Sans entrer dans le détail des perspectives politiques qui ont pu présider à
la rédaction de la nouvelle constitution de 1988, on perçoit bien comment
l’intérêt constitutionnel pour les "communautés rémanentes" a pu procéder à
cette même volonté de "concrétisation" d’une société plurielle qui a dominé
les commémorations officielles de "l'année Zumbi". La reconnaissance de
ces "communautés", par le biais de l’article 68, apparaît comme la traduction
la plus intrinsèquement symbolique de ce "nouvel esprit" constitutionnel12,
parce qu’elle constitue, en quelque sorte, l’exemplarité par l’extrême,
s’agissant de la catégorie de la population dont les pratiques culturelles
furent historiquement les plus discriminées.
Le traitement institutionnel de ces communautés est donc dominé par une
lecture historiciste, laquelle fournit le cadre exclusif et la limite maximale de
leur prise en considération. En contraignant l’article 68 au contexte de la
culture, en conditionnant la reconnaissance des "communautés rémanentes" à
la preuve généalogique de leur histoire et en focalisant la portée symbolique
de leur existence sur celle de leur signification historique, on perçoit en effet
comment cet historicisme a pu fournir une base de justification à une
approche minimaliste et restrictive de l’application du titre 68. Au cours du
séminaire, le procureur régional de la République Veiga Rios expliqua ainsi
l’importance que soient reconnues "rémanentes de quilombo" uniquement les
communautés qui ont un lien historique réel avec un ancien quilombo :
l’objectif de la loi est, dit-il dans un texte qu'il publiera en 1997, de garantir
les droits de ceux qui ont "forgé leur propre histoire à travers, malgré et
contre la législation esclavagiste" (souligné par l’auteur)13. Dans une
proposition d’amendement de l’article 68, déposée en 1988, le député Eliel
Rodrigues avait rappelé de même que le droit de propriété énoncé dans
l’article était fondé sur le fait que ces "communautés noires" avaient

12. En plus de l'attention particulière accordée aux minorités culturelles, la constitution


de 1988 prévoit des droits distinctifs pour certaines catégories de citoyens défavorisés :
les femmes, les personnes âgées, les paysans sans terre, les urbains défavorisés, etc. Le
doit accordé aux "rémanents de quilombo" s'inscrit donc également au cœur d'un
dispositif constitutionnel visant à donner une forme juridique à de nombreuses formes
d'appartenance des divers segments défavorisés de la population, généralement
dépourvus du plein accès à la citoyenneté.
13. Aurélio Virgilio Veiga Rios, "Quilombos, Raizes, Conceitos, Perspectivas", in
Regulamentação de Terras de Negros no Brasil, Boletim Informativo Nuer, vol. 1, n° 1,
1997, 156 p. (p. 65-77).
68 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

construit leur histoire "malgré les crimes de tous ordres pratiqués contre leurs
cultures, libertés et droits "14.
À cette logique du "mérite" historique du quilombo qu’il s’agirait
dorénavant de récompenser d'autres acteurs opposèrent une définition de la
"rémanence" enracinée dans la réalité des problèmes sociaux et des rapports
de forces politiques.

Du "quilombo contemporain" au "quilombo urbain"

Il ne s’agit pas, à dire vrai, d’une ligne d’opposition unique et cohérente,


mais plutôt d’un ensemble de points de vue formulés par des acteurs
disparates - schématiquement les mouvements noirs, les universitaires et les
"entités". Ce qui justifie l’analyse conjointe de leurs positions, c’est la
communauté d’approche de la notion de "rémanence de quilombo" à laquelle
elles aboutissent. Nous verrons ensuite comment elles se séparent dans des
projections politiques qui ne se correspondent pas.

Le point de vue culturel comme dénominateur commun

S’il existe un point de consensus, c’est bien autour de l’idée que les
"communautés rémanentes" constituent des entités culturelles indépendantes
et originales. Nous avons vu comment l’approche juridique s’était construite
à partir de la référence au patrimoine national. De même, pour les
universitaires, militants et personnalités diverses, les "communautés
rémanentes" sont essentiellement définies à partir de leur "culture".
Ainsi, selon Eliane Cantarino O’Dwyer, de l’Association brésilienne
d’anthropologie (ABA), alors que, dans le passé, la notion de culture était
"univoque" et que l’on a "sous-estimé la capacité créative de la culture des
communautés rémanentes de quilombo (…), il est dorénavant possible de
penser leur identité collective en termes de culture". Celles-ci sont ensuite
caractérisées comme des groupes ethniques fortement constitués autour du
mythe de leurs origines quilombola. Usage commun de la terre, répartition
saisonnière des activités, occupation de l’espace sur la base de la parenté,
relations de solidarité et de réciprocité sont enfin présentés comme autant
d’attributs fondamentaux. O’Dwyer conclut ensuite que dans la question des
communautés rémanentes, "le rôle de l’anthropologue est perçu (par l’ABA)
comme le rôle d’un interprète. Il doit permettre la compréhension de ce que
signifie faire partie d’une autre culture". De la même manière,

14. Rodrigues, Eliel : amendement du 07/01/1988, in Regulamentação de Terras de


Negros no Brasil, op. cit., p. 16.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 69

l’anthropologue Carlos Magno Guimarães définit ensuite les communautés


rémanentes comme des "communautés de résistance culturelle"15.
Dans la perspective du Mouvement Noir unifié, dont la voix se fit
entendre par la personnalité de Valdelio Santos Lima, les communautés
rémanentes sont de même "des groupes éthiques avec une culture et une
histoire propres". Cette spécificité culturelle, estime-t-il, vient de ce que les
quilombos du passé constituaient autant de réactions culturelles africaines
contre la domination portugaise. Aujourd’hui, explique la sénatrice et
militante Benedita da Silva, "les communautés noires rurales ont tout en
commun avec les quilombos, parce qu’elles gardent de même toutes les
traditions africaines, et le même système matriarcal… dans certaines de ces
communautés, ce sont les femmes qui détiennent les titres de terre. Tout ça
c’est une habitude, une coutume africaine".
Entre la vision du rôle de l’anthropologue comme interprète entre deux
cultures, la représentation des "communautés rémanentes" comme
dépositaires de la culture africaine et l'approche institutionnelle du quilombo
comme objet du patrimoine, nous pouvons clairement percevoir la base de
représentation commune. Celle-ci ne cache cependant pas de profondes
divergences dès lors qu'il s'agit de donner un contenu concret à la
"rémanence de quilombo".

"Re-sémantiser" la notion de quilombo

Selon les universitaires, conditionner la reconnaissance des


"communautés rémanentes" à l’existence d’un lien réel avec un quilombo
passé, c’est se confiner dans une vision des quilombos tels qu’ils étaient
définis selon la logique du système esclavagiste. Dès lors, comme l’observe
l’anthropologue Carlos Magno Guimarães, cela revient à soumettre la
reconnaissance des "communautés rémanentes" d’aujourd’hui à des critères
émanant de ce même système16. La loi n° 236 de 1847 de l’Assemblée
provinciale du Maranhão considérait qu’un quilombo était "la réunion de
trois esclaves à l’intérieur des bois proches ou distants de quelque
établissement que ce soit (fazenda)". Si l’on se réfère à cette législation,
poursuit Guimarães, il serait impossible aujourd’hui de définir des critères
d’identification des "communautés rémanentes", ne serait-ce que parce que
les quilombos dont il existe des traces écrites, sont précisément ceux qui ont
été localisés par l’administration coloniale, et donc détruits. Certaines
"communautés" noires anciennes, explique l’anthropologue, ont résisté à la

15. Le débat académique sur la question sera abordé en détails au chapitre suivant.
16. Il s’agit ici d’un texte présenté à la XVIIIe réunion de l’Association brésilienne
d’anthropologie à Belo Horizonte, du 12 au 15 avril 1992, et qui fut distribué aux
participants du séminaire de 1995 sur les "communautés rémanentes de quilombo". A ma
connaissance, ce texte n’a pas été publié.
70 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

"transition capitaliste " mais ne sont pas nécessairement liées à d’anciens


quilombos17.
Compte tenu de la diversité des situations d’origine des "communautés
noires" répertoriées, on ne peut, dit Guimarães en conclusion, restreindre le
concept de quilombo aux communautés formées par des fugitifs. Il importe
de "relativiser l’élément de fugue". De plus, ajoute-t-il, quelles que soient
leurs origines, les communautés noires rurales possèdent toutes les mêmes
caractéristiques socioculturelles, toutes ont dû lutter pour survivre après
l’abolition et lutter encore dans le contexte du Brésil contemporain. Elles
constituent, à ce titre, des "communautés de résistance culturelle", qu’il
importe de protéger.
Cet élargissement du concept de quilombo à des communautés qui, du
point de vue de l’administration coloniale, n’étaient pas des quilombos,
s’accompagne d’une réflexion sur l’idée de rémanence. Les "communautés",
qui demandent aujourd’hui à être considérées dans le cadre du Titre 68,
manifestent leur "rémanence de quilombo" dans le contexte de situations
issues de la modernité, et non de l’histoire. Ainsi que l’explique O’Dwyer,
"l’entité historique des "rémanents de quilombo" émerge comme une réponse
actuelle face à des situations de conflits et de confrontations avec des
groupes sociaux, écologiques, et des agents gouvernementaux qui veulent
implémenter de nouvelles formes de contrôle politique et administratif sur les
territoires qu’ils occupent". C’est dans ces contextes, dit-elle, que les
populations mobilisent la référence historique aux quilombos, car elles se
considèrent héritières de ce passé : il y a une "auto-identification ethnique"
comme rémanents de quilombo. Selon cet auteur, ce processus est celui-là
même que la loi doit aujourd’hui identifier et reconnaître : il n’y a pas de
"communautés rémanentes" a priori, car il s’agit d’une notion
"situationnelle", il n’y a que des communautés confrontées à des situations
face auxquelles l’histoire des quilombos est mobilisée. Ce sont ces modes
d’interaction, ces réponses ethniques collectives, qui constituent le substrat
de la "rémanence". De plus, comme l’observe l’anthropologue Alfredo
Wagner, il existe une continuité historique dans l’expérience de toutes les
"communautés noires" rurales : celle de la menace d’expulsion et de

17. Guimarães propose une typologie du mode d’accès à la terre des communautés
recensées. Ces dernières ont procédé historiquement en fonction : du don de terre formel
à d’anciens esclaves, avec documents notariaux ; de l’achat de terres avant l’abolition par
des esclaves affranchis, avec ou sans formalisation juridique ; de terres obtenues par des
anciens esclaves pour prestations de services guerriers (guerre contre le Paraguay …) ; de
la donation formelle, ou contrat verbal, avec des esclaves pour prestation de services ;
d’anciennes "terres de sainte" ("terras de santa" : appartenant à l’Eglise) sur lesquelles
les anciens esclaves libres sont demeurés après l’abolition ; de terres vacantes sur
lesquelles des esclaves se sont réfugiés ; de l’abandon de terres par leurs propriétaires,
laissant sur place la population esclave ou libre. Carlos Magno Guimarães, "Quilombos e
Quilombos", Belo Horizonte, XVIIIa reunião da Associação Brasileira de Antropologia,
12 a 15 de abril/ 1992. P. 4. Non publié. Le texte fut distribué aux participants du
séminaire de 1995.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 71

l’oppression. Ainsi, de la même manière que dans le passé on voulait détruire


les quilombos, aujourd’hui on veut chasser les populations noires qui vivent
sur des terres convoitées dans le contexte d’une économie de marché. La
mobilisation ethnique qui se manifeste aujourd’hui serait une réponse de
même nature que celle qui fut jadis à l’origine des quilombos : elle serait
"rémanente".
Le point de vue - relativement homogène - des universitaires aboutit à la
conclusion que le cadre d’application du Titre 68 doit être élargi à l’ensemble
des "communautés noires" rurales présentant des modes d’interactions
fondés sur une mobilisation de nature ethnique. Il importe donc de "re-
sémantiser" la notion de quilombo afin qu’elle intègre la dimension
situationnelle de l’auto-identification comme "rémanents de quilombo".

Le "quilombo contemporain"

Si cette conclusion est largement partagée par les représentants des


mouvements noirs, l’argumentation qui y conduit est, elle, sensiblement
différente. Contrastant avec l’approche essentiellement conceptuelle des
universitaires, les "communautés noires" sont surtout définies, dans les
discours militants, du point de vue de la signification politique de leur
existence.
Suivons l’argumentaire du représentant du MNU, Valdelio Santos Lima :
"Les communautés noires rurales, depuis la formation du Brésil, réclament le
respect, la justice, et leurs droits (...). Elles sont les expressions les plus
évidentes du fait que ces groupes, depuis l’esclavage, ont résisté et lutté pour
être reconnus comme faisant partie de la population du pays". L’expérience
de ces "communautés" est ainsi décrite dans le contexte historique de la
domination raciale, face à laquelle elles sont perçues comme résistantes et
s’inscrivent pour cela pleinement dans la logique générale de la lutte afro-
brésilienne : "Il s’agit là de la même éducation du peuple noir de la
campagne et de celui du monde urbain", conclut Valdélio. Les
"communautés" sont victimes de la même discrimination pluriséculaire et
omniprésente qui frappe la population noire dans son ensemble.
C’est à cause de cette discrimination qu’aujourd’hui, "il n’y a pas de
volonté politique de la part des pouvoirs constitués d’appliquer ce qui
détermine l’article 68, c’est-à-dire reconnaître le droit des quilombolas du
milieu rural" (Valdélio). "(...) Avec cette histoire de réglementation, dénonce
également Benedita da Silva, on va rester dans cette même histoire de
négligence qu’il y a eu dans le passé avec le peuple noir". "Négligence" ou
discrimination, qui est perçue comme la source du blocage de la situation
juridique et politique des "communautés noires" et qui, simultanément, se
trouve manifestée par l’indifférence dont elles sont les objets : "les noirs,
conclut Valdélio, continuent à être des citoyens de seconde catégorie". Ainsi,
pris dans un va-et-vient dialectique entre le cas particulier des "communautés
noires" et la situation générale de la population noire, le stigmate de la race
72 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

se trouve être à la fois la cause et le résultat de la non-application du titre 68.


La circularité de cette dialectique renforce l’impression d’une unicité de
corps animé par un seul esprit.
L’expérience des "communautés noires" est alors décrite dans une unité
contextuelle avec l’ensemble des résistances noires du passé, et notamment
avec le Quilombo de Palmares dont elles sont, plus que des rémanences, de
véritables réincarnations contemporaines : "Zumbi est vivant, et la preuve, ce
sont les communautés noires rurales", a-t-on pu entendre de manière
récurrente sur l’Esplanade des ministères, le 20 novembre 1995. Le lien avec
les quilombos de l’histoire est alors beaucoup plus symbolique que
véritablement historique. C’est-à-dire que se dessine une approche de la
"rémanence" dans laquelle toute considération sur l’origine ou l’héritage
historique de telle ou telle "communauté" est évacuée au profit d’une vision
largement désincarnée, voire même transcendée, du lien qui unit les
quilombos du passé aux "communautés noires" rurales contemporaines. A
travers leur expérience, affirme-t-on à de nombreuses reprises, c’est "l’esprit
de Zumbi" qui est perpétué. Comment ce discours se traduit-il dans le débat
plus pratique sur la réglementation de l’article 68 ?
L’idée de "rémanence" imposée par le texte de loi n’est jugée ni
pertinente, ni opératoire car, dit-on, il ne doit pas être question de protéger
des "survivances" du passé mais bien de prendre acte de la continuité et de
l’homogénéité d’un esprit de résistance qui anime les "communautés noires"
contemporaines, quel que soit leur passé. Il ne s’agit pas alors, comme le
recommandaient les universitaires, de "re-sémantiser" la notion de quilombo,
puisque ni le contexte d’oppression ("L’esclavage officiel est terminé, mais
nous continuons à être traités comme des esclaves", dit encore Valdélio), ni
les formes de résistance n’ont changé. S’affirme alors, dans le constat de
cette continuité diachronique, la nécessité d’une réutilisation synchronique
de la notion de quilombo. Bien plus que des rémanences, les communautés
noires rurales sont des "quilombos contemporains".
Voici en substance la définition que propose le représentant du
Mouvement Noir Unifié : "Les communautés rémanentes de quilombo sont
des populations noires qui vivent en milieu rural et s’auto-identifient comme
des communautés noires, quilombos, mucambos18, terra de pretos19 et autres
désignations corollaires". On notera l’utilisation pragmatique du terme de
"communauté rémanente" - c’est bien là ce dont il est question dans le Titre
68. Toutefois, on ne retrouve pas dans cette définition la condition du "lien
historique et social", désirée par les juristes, ni celle d’une "auto-
identification" comme "communauté rémanente", ainsi que le suggéraient les

18. Mucambo : synonyme de quilombo, terme sur lequel nous aurons l’occasion de
revenir. Carlos Magno Guimarães, "Quilombos e Quilombos", op. cit., p. 4.
19. Littéralement "terre de noirs" : terme commun d’usage assez large et confus, se
référant à des terres traditionnellement occupées par une population noire. Il s’agit
parfois d’une catégorie d’auto-désignation.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 73

anthropologues. La seule condition restrictive est, ici, celle d’être une


"population noire qui vit en milieu rural", quelles que soient les
"désignations" par lesquelles on "s’auto-identifie". L’ensemble des
"communautés noires" peut donc, a priori, être concerné par le Titre 68.
Cette logique de l’élargissement du cadre d’application de la loi a pu
connaître une certaine inflation. Dans une grande confusion des contextes
conduisant parfois à la polémique, la sénatrice Benedita da Silva a pu
proposer que soit étendue la dénomination de "communauté rémanente" à
des "communautés" qui étaient rurales avant d’être urbanisées ou qui avaient
dans le passé une organisation ethnique, aujourd’hui viciée par la modernité.
Elle suggéra ainsi que fût reconnue "rémanente" une "communauté" de
pêcheurs noirs de Salvador, aujourd’hui urbaine, qui était dans le passé
"quilombola" jusqu’à ce que la ville "s’approche et se l’approprie". Il en va
de même pour certaines favelas, dit-elle, qui ont gardé pendant longtemps les
caractéristiques des "communautés noires". Là, conclut-elle, il n’y avait pas
une "culture de senzala", mais "l’Afrique", "ce qu’était la culture africaine".
Lien organique avec l’histoire ou esprit "quilombola" de résistance, on
voit bien ce qui sépare les approches. La référence au quilombo intervient
dans un contexte de relecture de la culture et de l’histoire, dans lequel
prévaut une volonté de réconciliation et de réparation de certaines injustices
historiques : les traces et les "rémanents" des victimes sont alors cherchés,
afin que cette volonté puisse se matérialiser dans des réalisations
symboliques, comme notamment l’octroi de titres de terre aux
"communautés" historiques. Il s’agit en quelque sorte d’une réparation à titre
posthume bénéficiant aux "rémanents", perçus véritablement comme des
héritiers. A l’entrée des quilombos dans le patrimoine culturel correspond
l’entrée dans l’histoire officielle de ceux qui en furent les fondateurs : les
commémorations du premier centenaire de l’abolition de l’esclavage en 1988
et de Zumbi en 1995, d’un côté, symbolisant la réécriture de l’histoire
officielle, les "communautés rémanentes", de l’autre, les nouveaux "lieux de
mémoire" de cette histoire revisitée. La remise par le président Cardoso, le
20 novembre 1995, d’un calendrier d’accès à la propriété de quelques
communautés s’inscrit dans la même logique et dans le même registre de
geste symbolique de réconciliation que la proclamation de Zumbi comme
héros national.
Dans un autre ordre de perspectives, la question des quilombos intervient
dans un contexte marqué par l’effervescence de "l’année Zumbi". Dans un tel
contexte, la perception des "communautés rémanentes" se polarise autour
d’une représentation symbolique comme "l’esprit quilombola". La dimension
historique est alors dépassée, voire évacuée, et la référence au quilombo
devient une dynamique agissante du présent : toutes les "communautés
noires" sont des "quilombos contemporains". La question des "communautés
rémanentes" tend alors à disparaître derrière la volonté de prolongement
politique de leur signification symbolique.
74 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

3 - Le champ politique "quilombola " 20

Cette multiplicité des discours traduit la diversité des enjeux. C'est dans
leur enchevêtrement que se déchiffre depuis 1995 la structuration progressive
d'un "champ politique quilombola".

Le "quilombismo" ou la recherche d'un espace politique

"Comment pourrez-vous commémorer les trois cents ans de Zumbi et, en


même temps, fermer les yeux sur le fait que Zumbi, c’est nous. Ce qui nous
intéresse maintenant, c’est justement la reconnaissance des droits qui nous
sont niés" (Valdelio).
Dans le discours des militants noirs s'opère un glissement du sujet, au
cours duquel "elles", s’agissant des "communautés noires", deviennent nous,
les noirs, (les "compagnons quilombolas"), formant un seul bloc face au on
absolu et sans visage de l’altérité. Voici ce que déclara Benedita da Silva lors
du séminaire de 1995 : "Quand la loi est sortie, personne n’y a fait attention,
parce que ce n’était que "chose de noir", et les noirs ne s’en occuperont pas...
alors on a fait une loi pour dire que la constitution garantit les droits, mais
dans la pratique, rien ne se passe. Ce travail, c’est nous qui avons dû le faire
nous-mêmes". L’inscription du devenir des "communautés noires" sous la
responsabilité du nous souligne à la fois le caractère indissociable des
intérêts de ce nous et la stigmatisation dont il est victime dans son ensemble.
L’approche des militants noirs est largement dominée par cette rhétorique
de "l'escalier" politique : la question du Titre 68, c'est la question de
l'inégalité raciale. Si, comme nous le verrons par la suite, une telle démarche
procède d'une évidente recherche de légitimité, il n'en reste pas moins que la
question des "communautés rémanentes" constitue aussi un enjeu identitaire
particulièrement important pour la cause afro-brésilienne.
Depuis une quinzaine d’années, et notamment depuis la publication du
manifeste politique de Abdias do Nascimento, O Quilombismo, le thème du
quilombo s’était en effet retrouvé au cœur de la construction de l’identité

20. Le concept est, bien sûr, emprunté à Bourdieu, et nous l’utiliserons au sens où il l’a
défini. Penser en terme de champ, explique Bourdieu, c’est "penser relationnellement"
(p.72), c’est penser la réalité sociale comme la "configuration de relations objectives " à
l’intérieur d’un espace qui n’a pas la rigidité d’un "système" ou d’un "appareil", mais qui
se caractérise par la fluidité des relations qui en déterminent la forme et les frontières.
Nous verrons, de fait, que l’espace relationnel quilombola se définit par une fluidité
permettant la coexistence d’acteurs et d’enjeux très hétérogènes. Bourdieu, Pierre
(entretiens avec Loïc J.D. Wacquant), Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 269.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 75

militante afro-brésilienne21. Le "quilombismo" est un "concept


scientifique émergeant du processus historico-culturel des masses afro-
brésiliennes", comme l’annonce l’auteur en sous-titre. Contre la théorisation
"scientifique" de "l’infériorité biosociale" du noir et de la "démocratie
raciale", il s’agit d’édifier une "science historico-humaniste du
quilombismo", qui permette de formuler théoriquement, l’expérience de 500
ans d’oppression. L’ouvrage est une "proposition de l’auteur à ses frères
noirs du Brésil" et cette proposition, c’est le choix du "quilombismo". Les
quilombolas des siècles passés n’ont pas légué un "patrimoine de pratiques
quilombistes" et il faut aujourd’hui "se réinventer soi-même". C’est cela, le
quilombismo, la "réinvention d’un chemin afro-brésilien de Vie fondé sur son
expérience historique (du noir) (...)". Ce chemin passe notamment par la
récupération de la mémoire et la reconstruction d’un passé nié par l’élite
dominante qui a "sectionné le noir brésilien de son tronc africain" 22.
Il est indubitable que le manifeste du "quilombismo" trouva un certain
écho auprès des milieux militants dans les années quatre-vingt. Cette période
fut marquée par la quête d’un espace identitaire pour la "communauté noire",
précisément à partir de la valorisation du caractère africain originel23. Le
"quilombismo" devint une réalité militante. Les expressions afro-brésiliennes
se renforcèrent à partir d’une ethnicité puisant dans les représentations du
passé, les symboles et les valeurs d’une action dans la modernité.
L'expérience historique de l'esclavage fut réévaluée. En 1978, le Mouvement
Noir Unifié refusa de célébrer le 13 mai, anniversaire officiel de l’abolition
de l’esclavage, et fit du 20 novembre le jour de la "conscience noire". Zumbi
et Palmares étaient naturellement devenus les symboles de ce renouveau
militant. Il s'agissait alors de revendiquer un espace culturel et identitaire
propre : on dénonça la perversion des valeurs africaines traditionnelles dans
les domaines médicaux, culturels, culinaires. La religion devint le lieu
privilégié de recherche d'une certaine pureté originelle. Une étude sur le
candomblé de Bahia, par exemple a montré, comment, chez une certaine élite
intellectuelle, la valorisation d’une tradition africaine pure dans les pratiques
religieuses, et parallèlement le rejet des caboclos indigènes, s’inscrivaient

21. Nascimento (Abdias do), O Quilombismo: documentos de uma militância pan-


africanista, Petrópolis, Vozes, 1980, p.281.
22. Nascimento (Abdias do), op. cit. p. 261-264.
23. Agier (Michel) et Carvalho (Paulo Rosario G. de), "Nation, race, culture : les
mouvements noirs et indiens au Brésil", Paris, Cahiers des Amériques Latines n° 17,
1994, p. 107-124. Sur la question des nouveaux espaces de l'identité afro-brésilienne, on
se reportera également aux publications suivantes : Agier (Michel). "Ethnopolitique,
racisme, statut et mouvement noir à Bahia", Cahiers d’Études Africaines, EHESS, 1992,
vol. XXXII (1), n° 125, p. 53-81. Agier (Michel), "Banzo, quilombo : a lógica simbólica
do "Mundo Negro" ", Salvador, Revista da Bahia, EGBa n° 17, 1990, p. 23-28.
Gonçalves (Luiz Alberto Oliveira), Le mouvement noir au Brésil : représentation sociale
et action politique, thèse de doctorat (nouveau doctorat) sous la direction d’Alain
Touraine, Paris, EHESS, 1994.
76 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

dans un contexte d’affirmation du candomblé dans la construction de


l’identité afro-brésilienne24.
Dans cette construction d'une mémoire ethniciste, le Quilombo de
Palmares tint lieu de fondation originelle : selon Nascimento, il constituait
"le premier gouvernement d’africains libres sur les terres du Nouveau
Monde" et était pour cela "indubitablement un véritable État africain"25.
Berceau d'une Afrique retrouvée, Palmares est alors idéalisé. Il est représenté
comme une enclave de solidarité et de justice, au sein d’une nation
esclavagiste et brutale, "socialisant la production et le travail, et donnant
l’ébauche des premiers signaux d’une République entièrement juste au
Brésil", comme l'expliquera la sénatrice Bénédita da Silva26. Selon Abdias do
Nascimento, à Palmares, "la terre appartenait à tous les palmarinos, et le
résultat du travail collectif était aussi une propriété commune"27. L'image de
Palmares devint le miroir de l'idéal des "quilombolas contemporains".
On comprend mieux l’enjeu identitaire gravitant autour de la question des
"communautés rémanentes" pour les milieux militants. Parce que, comme le
notent M. Agier et R. Carvalho, "les principes de l'identité noire au Brésil
aujourd'hui tournent autour des notions d'espaces, frontières, territoires"28,
les "communautés rémanentes" fournissant en quelque sorte un "terrain"
physique au quilombismo. Elles deviennent les sanctuaires de l'ethnicité afro-
brésilienne.
On comprend aussi comment, lors des débats de 1995 sur la "rémanence
de quilombo", la vision de ces "communautés" comme espaces distincts de la
culture nationale a pu radicalement s’opposer aux conceptions
gouvernementales en terme de patrimoine culturel national. Palmares,
comme l’affirmait déjà Edison Carneiro dans les années soixante, constituait
précisément une négation de la société dominante, un "phénomène de
résistance contre-acculturatif de rébellion contre les modes de vie imposés
par la société officielle, et une restauration des valeurs"29. Pour les militants,
aujourd'hui comme hier, les "communautés noires" sont des espaces
d'exclusivité noire, elles appartiennent au patrimoine culturel afro-brésilien.

24. Dos Santos observe ce qu’il appelle une "liaison passionnelle et organique" entre un
certain milieu intellectuel, avide de références à une africanité authentique, et les adeptes
traditionalistes du candomblé jêjé-nagô, qui qualifiaient de "mélange ignoble" l’insertion
de divinités caboclos indigènes dans les cultes, comme cela pouvait se pratiquer dans les
candomblés d’origine bantou. Santos (Jocelio Téles dos), "La divinité caboclo dans le
candomblé de Bahia", Paris, Cahiers d’Etudes Africaines n° 125, 1994, p.83-107. Cf.
également Boyer-Araujo (Véronique), "De la campagne à la ville, la migration du
caboclo", Paris, Cahiers d’Etudes Africaines n° 125, 1994, p. 109-127.
25. Nascimento (Abdias do), op. cit., p.46. Nascimento se rattache ici à la tradition
interprétative de Palmares comme recréation d'une "Afrique au Brésil" (cf. chap. I).
26. Benedita da Silva, annexe du projet de loi sur la réglementation du Titre 68, Brasília,
Seminário "Remanescentes de Quilombos", 1995.
27. Nascimento (Abdias do), op. cit., p.46.
28. Agier (Michel) et Carvalho (Maria Rosario g. de), op. cit., p. 110.
29. Carneiro (Édison), op. cit., p. 124.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 77

Ce n'est pas incidemment qu'en 1995, un projet de loi sur les "Droits
d’Auteur" a circulé, notamment contre "l’exploitation" du patrimoine culturel
des "communautés rémanentes" par les chercheurs, journalistes, cinéastes30.
A la lumière de ces éléments, la position du "quilombo contemporain"
défendue par les militants au cours du séminaire se comprend moins comme
une réelle volonté d'élargissement du cadre d'application de la loi que comme
une démarche de rappropriation du quilombismo, menacé de dissolution par
l'intégration des "communautés rémanentes" au sein du champ politique et
culturel national.

Prudence et jurisprudence

Face à l’inflation conceptuelle de l’idée de "rémanence", nombreux furent


les juristes et politiques à invoquer le pragmatisme. En 1995, le député
Alcides Modesto, dont la bonne volonté était hors de cause, fit néanmoins
retomber les enthousiasmes politiques en laissant entendre que le concept de
quilombo ne serait pas "re-sémantisé". Quilombo signifie "communauté
d'esclaves fugitifs", ou du moins est-ce dans ce sens qu'il fut employé dans le
Titre 68 : "S’il faut faire une réforme de la constitution, alors laissons le
projet comme il est et, à partir de cette lutte plus ample, allons changer la
constitution (...). Ce que je veux ici, c’est que dans ses limites (celle du Titre
68), on décide ce qui est le mieux, à l’intérieur d’un contexte légal, pour que
la loi ait quelque force dans la défense de ces quilombos qui sont agressés."
Le Procureur Général de la République fut plus concis : "Moi je peux dire ce
qui ne peut pas être considéré « communauté rémanente de quilombo » : tout
ce qui sort de la constitution, parce que la constitution est la limite".
D’une manière générale et dans tous les débats, les efforts déployés par
les juristes et les politiques pour sortir le débat du terrain politique n'eurent
d'égal que les efforts réalisés par les militants pour l'y maintenir. Pourtant,
l'appel au pragmatisme, le refuge derrière la contrainte constitutionnelle, la
volonté de resituer le débat sur des bases normatives, ne parvinrent pas à
faire oublier que la seule véritable contrainte pesant sur le Titre 68 était bien
d'ordre politique. C’est précisément ce qu’a fini par reconnaître un juriste
présent au séminaire de 1995 : "Que toutes les communautés noires rurales

30. Ces derniers s’approprieraient les richesses culturelles de ces communautés à des fins
commerciales. Il s’agirait alors, pour les populations concernées, de prélever un "cachet"
en dédommagement, évalué en pourcentage des bénéfices qui auraient été réalisés.
Ouvrons ici une parenthèse pour nous associer, dans une certaine mesure, à ces critiques :
la chaîne de télévision allemande ZDF, venue faire un reportage sur Rio das Rãs, n’avait
laissé que des boîtes de conserve et une très mauvaise impression de son passage. Par
ailleurs, j'ai pu voir le Musée de São Paulo (MASP) envoyer dans les "communautés
noires" des émissaires en camion chargés d’échanger des objets de l’époque esclavagiste
contre des objets correspondants de facture industrielle !
78 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

soient concernées, je trouve cela compliqué. On ne peut pas régler le


problème des noirs au Brésil à travers l’article 68".
Tel est bien l'écueil politique que cherchèrent à éviter les agents
institutionnels, et contre lequel les militants s’employèrent au contraire à
précipiter les débats. Il faut dire que la démesure de certains discours
polémiques était inversement proportionnelle à la mesure extrêmement
calculée avec laquelle l'État comptait procéder à la légalisation des terres de
"communautés rémanentes". La volonté politique de reconnaître
"d’authentiques" descendants de quilombolas reposait largement sur
l’hypothèse et l’impératif politique de leur rareté. Or, en 1995, il était
manifeste que la réalité contemporaine des "communautés noires" ne se
laisserait pas réduire aux quelques "lieux de mémoire" que l'État s'était
disposé à célébrer. A cette époque déjà, la Fondation Palmares avait recensé
511 "communautés" susceptibles d'être reconnues. En 1997, plus de
cinquante d'entre elles avaient déjà été identifiées comme "rémanentes de
quilombo" et attendaient que leurs terres soient délimitées. Mais plus encore
que les premiers recensements, c'est la dynamique politique "quilombola" qui
inquiétait les autorités. Les "communautés" qui s'étaient déclarées
présentaient toutes une situation foncière instable : il était alors probable,
voire évident, que la résolution de quelques dossiers par le biais du Titre 68
créerait une brèche politique et jurisprudentielle pour les centaines de
"communautés" qui ne manqueraient pas de se déclarer. Or, pour l'État, il
était clair que la réforme agraire ne se ferait pas par l'imprévisible voie
quilombola.
Ainsi s’apprécie sans doute le discours du mérite, de l'exception culturelle
des "vrais" quilombolas développés par les acteurs institutionnels, de même
que leurs appels répétés au pragmatisme : il s’agissait moins de consacrer
une approche "anthropologique" de la culture que de préserver le principe de
l'exception politique de leur reconnaissance.

Le jeu des légitimités

Entre le MNU et la Fondation Palmares, un contentieux émergea autour


de l'anniversaire de Zumbi. Les militants avaient dénoncé l'ostracisme
frappant leur mouvement alors que le 20 novembre était leur "Jour de la
Conscience Noire". Il faut dire que le MNU n’avait pas été associé à
l’organisation des cérémonies, pas plus qu’il n’avait été formellement convié
aux débats sur la "rémanence de quilombo". De surcroît, il était reproché à la
Fondation de trahir la cause noire en se soumettant aux intérêts
institutionnels. Elle fut accusée de mener des tractations secrètes avec la
Présidence de la République pour que, le jour du 20 novembre, soit annoncée
la légalisation par décret de quelques "communautés noires", ce qui ne
permettrait pas la constitution d’une jurisprudence. L'État cherchait à
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 79

contrôler de l'intérieur le mouvement pour la reconnaissance de ces


communautés, avait-on dénoncé, et à profiter des bénéfices politiques du
combat militant.
Mais la véritable crainte du MNU était que la Fondation Palmares parvînt
à assumer son rôle de médiatrice des intérêts de la population noire. Le
mouvement redoutait d'être marginalisé. En organisant la "contre-cérémonie"
du 20 novembre (cf. chap. I), il s'agissait de reprendre l'initiative en
contestant sa légitimité à la Fondation Palmares. Le débat sur les
"communautés rémanentes", qui fit intervenir de nombreux acteurs
institutionnels, constituait alors pour les protagonistes une arène politique
avec la légitimité comme enjeu.
Pour leur part, les représentants (tous noirs) de la Fondation Palmares
n'eurent de cesse de se démarquer des militants qui, selon eux, se trompaient
de combat et d'adversaire. "Le quilombo n’est pas la race. Noir pour moi,
c’est une configuration sociale (...). Si on pose la négritude comme un
problème de race, au mieux on se disputera le pouvoir et on discutera des
moyens de protéger le noir contre le racisme. Si être noir est une
configuration sociale, c’est aussi un lieu logique d’où l’on peut voir les
choses. La Fondation Palmares sert à ceci, à regarder le Brésil du point de
vue du noir" (Joel Rufino dos Santos, président de la Fondation Palmares).
En affirmant ne pas prendre part à la "lutte fraternelle" du "peuple noir", la
Fondation Palmares visait surtout à s'imposer comme le seul interlocuteur
réaliste et constructif : engoncés dans leurs idéaux, les militants étaient
incapables d'une attitude pratique vis-à-vis des "communautés rémanentes".
Se trouvait justifié du même coup "l'oubli" de la Fondation de les associer
officiellement aux débats.
Dans cette quête générale de légitimité, les universitaires non plus ne
furent pas en reste et défendirent âprement leurs institutions. C’est que, au-
delà des convictions théoriques et de l’engagement souvent militant des
chercheurs, un marché de "l’expertise anthropologique" était en train de
s’ouvrir (cf. chap. III)

Les débats de 1995 constituèrent donc un champ politique pour leurs


protagonistes, au cœur duquel un certain nombre d'enjeux se trouvèrent
représentés. Qu'il s'agisse du "quilombismo" identitaire des mouvements
noirs, des préoccupations politiques des agents institutionnels ou de la quête
de légitimité des protagonistes, il est manifeste que ces enjeux structurèrent -
dans une certaine mesure - les différentes conceptions de la "rémanence de
quilombo". Ainsi, l’approche des "quilombos contemporains" correspondait à
l'urgence politique d'ancrer les "communautés rémanentes" au cœur du
militantisme afro-brésilien. La vision de ces "communautés" comme des
"entités culturelles" nécessitant un "traducteur" justifiait par ailleurs la
démarche d'expertise anthropologique (cf. chap. III). Quant aux juristes de la
Fondation Palmares, ils étaient d’autant plus enclins à recommander la
restriction du cadre d’application de la loi aux "communautés"
80 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

historiquement fondées par des esclaves fugitifs, que le rôle de leur fondation
était précisément de protéger de telles "communautés". L’élargissement de la
loi à l’ensemble des "communautés noires" rurales reviendrait au contraire à
en faire un objet de réforme agraire à part entière31, qui dépasserait alors par
sa nature et par sa taille les compétences de la Fondation.
Si chaque protagoniste s'attacha à "dire" ce qu'était une "communauté
rémanente", à convaincre de la justesse de son approche, ce fut pour tenter
d'imposer son influence sur ce qui serait par la suite, pour paraphraser
Bourdieu, la "nomination légitime" de la "rémanence". Le véritable objectif
de cette conquête du sens était moins la défense d'une conviction32 que la
conquête d'un droit : il s'agissait de s'affirmer comme co-détenteur du "titre
de propriété symbolique"33 de la question des "communautés rémanentes", et
comme le dit Bourdieu, au "droit à des profits de reconnaissance" qu'il
génère. Pour les Mouvements noirs notamment, le partage du quilombo
comme "capital symbolique" devait être compensé par l'ouverture d'un
espace de participation non seulement aux débats sur la "rémanence", mais
au sein du système politique brésilien, comme interlocuteur légitime34.
En effet, la "reconnaissance" en jeu ici n'était pas simplement une
légitimité "situationnelle" qui se serait bornée au seul contexte de "l’année
Zumbi". En ce moment de rencontre qu'elle constituait, définir la "rémanence
de quilombo" c'était revendiquer un espace au sein du "champ politique
quilombola" en train de se structurer.

31. Hormis l’élément, que personne ne remettait en cause, qu’il s’agissait de


"communautés noires", le critère d’application n’aurait plus été la "rémanence" relevant
de la Fondation Palmares, mais la ruralité : la prise de contrôle de l’INCRA (Institut
National de la Colonisation et de la Réforme Agraire) aurait été inévitable.
32. L'idéal affiché du "quilombo contemporain" n'empêche pas les militants d'avoir une
perception claire de la réalité pratique des "communautés rémanentes" et de leur degré de
conscience politique. La Première Rencontre Nationale des Communautés Noires Rurales
organisée par le MNU du 17 au 19 novembre 1995 partait d'une approche extrêmement
pratique de la situation de ces dernières. On y parla d'irrigation, de crédit, d'éducation,
etc. Par ailleurs, l'effort de "conscientisation" déployé par les militants en milieu rural
témoigne d'un certain réalisme politique quant à leur identité de quilombolas (cf. chap.
IX). Les discours de quilombo, par conséquent, ne doivent pas être sur-interprétés car leur
signification est moins dans leur contenu que dans le contexte au sein duquel ils sont
mobilisés.
33. Bourdieu (Pierre), Choses dites, Paris, les Editions de Minuit, 1987, p. 229 (p.161).
34. L'appropriation par l'État du "capital symbolique" quilombola était d'autant plus
manifeste que, toujours en paraphrasant Bourdieu, il fut officiellement "sanctionné et
garanti, et institué juridiquement par l'effet de la nomination officielle". Bourdieu
(Pierre), Choses dites, op. cit., p. 161.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 81

La construction d'un "champ politique quilombola"

Par-delà les projections sectorielles d’acteurs atomisés, il est manifeste


que l’année 1995 constitua un important moment de rencontre dans la
structuration d'un champ politique autour de la question des "communautés
rémanentes". Comme nous l'avons dit, les débats ne permirent pas la
réglementation du Titre 68 mais générèrent des acquis de légitimité et des
bases d'interaction qui rendirent possible par la suite la constitution d'un
espace relationnel et décisionnel structuré et pérenne. Finalement, c'est bien
l'existence d'un "champ politique quilombola" qui permit à un certain
nombre de "communautés" d’exister effectivement sous la forme de
"communautés rémanentes de quilombo" et de voir reconnus leurs droits à la
propriété.

La construction d'un espace relationnel pérenne

Au terme du séminaire de 1995, il fut résolu, d'un commun accord, que


l’exercice de définition normative serait renvoyé à des tables rondes
ultérieures. Les auteurs des deux projets de loi promirent que tous les
protagonistes seraient invités à y participer. En 1996, un communiqué de la
Fondation Palmares affirmait qu'était désormais "identifiée la nécessité, pour
la Fondation, d’élaborer des projets et signer des accords de coopération avec
les divers organismes gouvernementaux, les universités, l’État et les
collectivités locales, visant à une action conjointe pour la délimitation et la
démarcation des zones occupées par les rémanents de quilombo, ainsi que
leur légalisation"35. Le principe d'un véritable partenariat était lancé.

1996
• Création par la Fondation Palmares d'un groupe de travail chargé d'élaborer un
code de procédures pour l'identification des "communautés rémanentes".
• Le 4 décembre, création par décret présidentiel d’un groupe de travail
interministériel, avec l’objectif de "présenter des propositions qui viennent
renforcer l’article 68".
• (Mars) Décret d'État (n° 40 723) du gouverneur de l'État de São Paulo créant un
groupe de travail dont l'objectif est de "donner pleine applicabilité au dispositifs
constitutionnels qui confèrent le droit de propriété aux rémanents de quilombo".
• (Mai) Ie Réunion de la Commission nationale d'articulation des communautés
rémanentes de Quilombo à Bom Jesus da Lapa (Bahia), à l'initiative et sous le
patronage du MNU.

35. Cf. "Homepage da Fundação Cultural Palmares", <http://www.minc.gov.br/fcp/>.


82 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

• (Août) IIe Réunion de la Commission nationale d'articulation des communautés


rémanentes de Quilombo à São Luís (Maranhão) et constitution de la
Commission36.
1997
• Avec l'appui financier de la Fondation Palmares et à l'initiative de Ilka
Boaventura Leite, de l'ABA, est publié un bulletin intitulé Réglementation sur les
terres de noirs au Brésil, rassemblant des contributions de la grande majorité des
participants au séminaire de 1995.
• 502e anniversaire de la mort de Zumbi et "jour de la conscience noire" : le
président Cardoso remet solennellement ses titres de terre à la "communauté
rémanente" de Frechal (Maranhão).
• Réalisation de quatre expertises anthropologiques dans le cadre du projet
Quilombos-Terra de Preto, organisé en coopération avec la Fondation Palmares
par le CETT (Centro de estudos sobre território e populações tradicionais). Les
"communautés" de Castainho (Pernambouc), Riacho de Sacutiaba e Sacutiba
(Bahia), Jamary dos Pretos (?) et Porto das Folhas (Sergipe) furent identifiées par
les experts comme "rémanentes de quilombo".
• (Janvier) Ier Séminaire des communautés noires rurales Quilombolas de la
région Nordeste organisé par la Commission nationale d'articulation des
communautés rémanentes de Quilombo. Il s'agissait entre autre de définir des
axes d'articulation avec les "entités noires urbaines" afin d'intensifier les
revendications.
• (Mai) Séminaire de formation des membres du projet "Vie de Noir" dans le
Maranhão appuyé par la Fondation FORD.
• (Mai) Reconnaissance officielle par la Fondation Palmares de la "communauté
rémanente" de Mocambo (Sergipe).
• (Mai) Réunion à Brasília réunissant l'ABA, la Fondation Palmares et la
Commission nationale d'articulation des communautés rémanentes de Quilombo
sur un programme de cadastre systématique des "communautés rémanentes".
• (Mai) Séminaire à la Chambre des députés de Brasília sur le thème "Terre de
Quilombo" visant à la réglementation du Titre 68.
• (Août) Dans le cadre du Ve Congrès afro-brésilien, organisation d'une table
ronde sur le thème "Quilombos : implication conceptuelle dans la reconnaissance
des droits des communautés noires") par le Centre d'études afro-orientales de
l'université fédérale de Bahia.
• (Septembre) Séminaire réunissant la Fondation Palmares et les enquêteurs
proposés au niveau régional pour l'expertise des "communautés rémanentes".
• (Novembre) Rencontre des Communautés noires de Vale do Ribeiro (São
Paulo) sous le patronage du Parti des Travailleurs et du MNU.
• (Décembre) Le président de la République reçoit en cadeau de Noël un hamac
tissé par les "rémanents de quilomlo" de Kalunga (Goiás).

36. Au terme de la réunion de São Luis, fut fondée la Commission nationale d'articulation
des communautés rémanentes de Quilombo, constituée des représentants de sept
associations locales : Conceição dos Crioulos (Pernambouc), Silêncio do Matá (Bahia),
Rio das Rãs (Bahia), Kalunga (Goiás), Mimbó (Piauí), Furnas de Dionísio e da Boa Sorte
(Matto Grosso).
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 83

• Dans le cadre du Projet ABA-FORD, réalisations de nouvelles enquêtes de


terrain dans les États de Goiás, Rio de Janeiro, Minas Gerais, Espírito Santo,
Pernambouc et Paraíba.
1998
• Légalisation des terres des "rémanents de quilombo" de Oriximiná (Pará) et Rio
das Rãs (na Bahia), initialisation du processus pour les "communautés" de
Kalunga (Goiás).
• Le Mouvement des victimes des barrages (MAB) associé à l'Instituto
Socioambiantal (ISA) publie une liste de "communautés rémanentes" qui seront
affectées par l'actuel plan de développement des usines hydroélectriques. Dans
l'État de São Paulo : 37 communautés de Vale da Ribeira sont concernées et 19
autres dans la région de Trombetas (Pará).
• (Mai) La Fondation Palmares reconnaît officiellement les "communautés
rémanentes" de Kalunga (Goiás), 258 011 hectares ; Furnas da Boa Sorte (Matto
Grosso), 1402 hectares ; Curiaú (Amapá), 3 268 hectares ; Parateca et Pau d'Arco
(Bahia), 7 654 hectares ; Conceição dos Caetanos (Ceará), 381 hectares (rappel :
la "reconnaissance" vient seulement sanctionner une "expertise anthropologique"
(cf. chap. 3), elle ne signifie pas que les titres de terre ont été effectivement
remis).
• Contre l'avis de la Fondation Palmares, deux rapports techniques concluent
qu'il n'y a jamais eu de "rémanents de quilombo" dans la région de Porto Coris
(Minas Gerais) et donc aucune raison de remettre en cause le vaste projet
hydroélectrique de Irapé (Minas Gerais)37.
• (Septembre) La Fondation Palmares reconnaît officiellement les "communautés
rémanentes" de Mangal (Bahia) et Itamaoari (Pará), comptant respectivement
174 hectares et 5 377 hectares.
• La 6e Chambre de coordination et révision du Ministère Public Fédéral organise
à Brasília un débat sur la réglementation du Titre 68, réunissant universitaires,
juristes, militants, représentants des "communautés rémanentes" et les "entités"
les appuyant.
• (Septembre) Par l'ordonnance n° 008 publiée au Journal Officiel de l'Union, la
Fondation Palmares reconnaît la localité de Conceição dos Crioulos
(Pernambouc) comme "rémanente de quilombo". 356 familles sont concernées,
pour une surface de 16 865 hectares. Initialisation du processus de légalisation.
• Installation de l'électricité à la "communauté rémanente" de Rio das Rãs.
• (Mai) Sous le patronat de l' Instituto Socioambiental (ISA), organisation d'une
fête en hommage aux populations "rémanentes de quilombo" de Vale do Ribeira
(São Paulo), dont les recettes furent destinées à l'achat d'un bateau à moteur pour
la "communauté" d’ Ivaporunduva.

37. Commandées par le gouverneur de l'État, les rapports furent réalisés par l'université
fédérale du Minas Gerais et l'université de Campinas : la population noire vivant à Porto
Coris n'est pas "rémanente de quilombo" puisque ses descendants étaient esclaves
affranchis (les lettres d'affranchissement ont été retrouvées) et non pas fugitifs, fut-il
invoqué dans les rapports. Diário do Legislativo do 26/05/1998 e do 09/09/1998, Câmara
dos Deputados, Brasília.
84 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

• Le projet "Vida de Negro" répertorie des indications au sujet de l’existence de


401 communautés noires rurales dans l’État du Maranhão. 135 d’entre elles ont
été visitées.
• Après la création d’un groupe de travail sur les quilombos (cf. 1996), le
gouvernement de l’État de São Paulo annonce l’identification de 21
communautés dans son périmètre.
• En partenariat avec le groupe de travail de l’État du Pará, le Centre des hautes
études amazonienne de l’université fédérale du Pará annonce un premier relevé
de 227 "communautés quilombolas" dans l’État.
1999
• (Octobre) Par décret (n° 44 293), le gouverneur de l'État de São Paulo retire du
périmètre du parc naturel Intervales les terres reconnues comme propriété
définitive des "communautés rémanentes" de Vale do Ribeira (communautés
Ivaporunduva, Pedro Cubas, São Pedro, Pilões et Maria Rosa).
• (Octobre) VIe Réunion de la Commission nationale provisoire d'articulation des
Quilombos (Teresina : Piauí). Un fonctionnaire de la Fondation Palmares dévoile
aux participants un projet de décret selon lequel cette dernière centraliserait tout
le processus de légalisation des terres des "communautés rémanentes", sans que
la contribution du MNU (qui avait été convenue) soit prise en compte. Forte
protestation des militants.
• (Octobre) Divulgation à l'auditorium du palais présidentiel d'un pré-projet de
décret portant sur la réglementation de l'article 6838.
• Un recensement de la Fondation Palmares fait état de 724 "communautés
rémanentes". 26 d'entre elles ont obtenu une reconnaissance officielle. 11
seulement ont été titularisées.
• (Décembre) Le ministre de la Culture Francisco Weffort rend un arrêté (n° 447)
accordant à la Fondation Palmares toute prérogative pour mettre en application le
Titre 68. Le bras de fer qui opposait l’INCRA (Institut pour la réforme agraire) à
la Fondation Palmares pour la légalisation des "communautés rémanentes"
tourne donc à l’avantage de cette dernière.
2000
• (Mai) Légalisation des "communautés rémanentes" de São José, Matá Cuece,
Apui, Silêncio, Castanhaduba (Pará), totalisant 445 familles sur une surface de
17 189 hectares
• (Juillet) Légalisation des terres de 18 "communautés rémanentes", totalisant
près de 10 000 personnes, et une surface d’environ 318 344 hectares.
• (Novembre) Signature d’un accord entre le Ministère Public Fédéral et
l’Association brésilienne d’anthropologie renforçant la participation de cette
dernière dans la réalisation des "expertises anthropologiques" des communautés
indigènes et quilombolas.
• (Novembre) Tenue d’un atelier de réflexion sur "l’expertise anthropologique :
paradigmes, aspects techniques et ethiques" à Florianópolis (Santa Catarina).

38. Procédure tout à fait inédite pour un décret : une "période de critique" de quinze
jours est ouverte afin que les partenaires civils puissent y apporter d'éventuelles
corrections…
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 85

2001
• (janvier) L’Institut de terres de l’État de São Paulo remet leurs titres de
propriété aux communautés de Maria Rosa, São Pedro et Pilões (São Paulo) pour
une surface totale de 13 842 hectares. Les communautés de Nhunguara, André
Lopes, Sapatu et Galvão sont en outre reconnues.
• (Mars) À l’occasion du Jour de lutte internationale contre les barrages, les
"communautés rémanentes" concernées participent à une manifestation à São
Paulo.
• (Août) À Alcântara (Maranhão), un projet d’implantation d’entreprises
étrangères menace d’expulsion 300 familles quilombolas qui avaient déjà été
déplacées dans les années 1980.
2002
• Selon le dernier bilan de la Fondation Palmares, 743 "communautés rémanentes
de quilombo ont été "identifiées", 42 officiellement reconnues et 29 légalisées.

Sans être exhaustive, cette rétrospective rend compte des évolutions


récentes de la question des "communautés rémanentes". On notera la
croissante institutionnalisation des espaces de rencontre (création de groupes
de travail au niveau fédéral et au niveau de certains États), de revendication
(CNACRQ : Commission nationale d'articulation des communautés
rémanentes de Quilombo) et de recherches universitaires (projets "Vida de
Negro", ABA-FORD, "Quilombos-Terras de Preto", etc.). Fragmentées dans
la première moitié des années 1990, les diverses initiatives parlementaires,
militantes et universitaires se trouvent donc, à partir de 1996, structurées et
coordonnées à l'intérieur de structures pérennes.
Les moments de rencontre entre ces divers acteurs s'intensifient et
deviennent systématiques : sur le modèle du séminaire de Brasília de 1995,
d'autres séminaires sont ainsi organisés en 1997, 1998 et 1999 avec le même
objectif de réglementation du Titre 68 et réunissant, pour l’essentiel, les
mêmes protagonistes. Au delà de cet espace relationnel ponctuel, un certain
nombre de "binômes" se sont constitués sur la base d'un partenariat
systématique : l'Association brésilienne d'anthropologie a signé un contrat
d'expertises avec la Fondation Palmares ainsi qu’avec le Ministère Public
Fédéral. Comme le remarque Eliane Cantarino O'Dwyer, coordinatrice du
projet ABA-FORD, "un canal permanent de débats" s'est créé avec les
partenaires du projet39. Le MNU a ouvert des espaces de rencontre réguliers
avec les "communautés noires" rurales au sein de la CNACRQ. En 1999,
cette dernière s’était déjà réunie six fois depuis sa création en 1996. Entre-
temps, la Commission a considérablement élargi sa représentation. Partie de
sept "communautés" membres et du MNU en 1996, elle comptait en 1999
des représentants de vingt-cinq associations quilombolas et de vingt-quatre

39. O'Dwyer (Eliane Cantarino), "Projeto Quilombos : laudos antropológicos,


consolidação de fontes de consulta e canais permanentes de comunicação", Brasília,
Boletim da ABA n° 30, 1998.
86 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

ONG’s et groupes militants. Aujourd’hui, la CNACRQ est devenue un


important contre-pouvoir à celui de la Fondation Palmares, sanctionnant une
notable réussite militante du MNU parmi les élites politiques des
"communautés rémanentes" (cf. chap. IX).
Il n’est pas étonnant alors que ses rapports avec la Fondation Palmares
soient régulièrement émaillés d'incidents, perpétuant les antagonismes de
1995. Le principal terrain de cet affrontement est encore la question de la
réglementation du Titre 68, toujours irrésolue, malgré la multiplication des
séminaires s’y consacrant.
Deux points de vue continuent de s’affronter. Dans le premier, défendu
par la CNACRQ, il est considéré que le Titre 68 est auto-applicable. Une
réglementation n’est pas nécessaire, et les "communautés" concernées n’ont
pas à apporter les preuves de leur "rémanence" : leur "auto-affirmation" suffit
à leur conférer cette qualité et à permettre l’application de la loi. Cette
position s’enracine dans l’approche militante et situationnelle du "quilombo
contemporain", selon laquelle toute communauté noire, en tant que groupe
ethnique, est l’expression d’une résistance qui fonde leur caractère
quilombola. Elle procède aussi d’un constat pragmatique : bien que non
réglementé, l’article 68 est, tel quel, une base légale suffisante, puisque
certaines "communautés" ont bien été légalisées. Le second point de vue,
surtout défendu par la Fondation Palmares, est que l’application du Titre 68
doit obéir à une procédure réglementaire spécifique en définissant les critères
et les modalités. La Fondation rappelle notamment le caractère
incontournable de l’expertise anthropologique, seule habilitée à fonder en
droit les demandes de reconnaissance.
Dans les faits, ces prises de position continuent de renvoyer à des enjeux
de pouvoir et de légitimité. Partant du constat que la plupart des légalisations
ont été le fait d’organismes comme l’INCRA ou les instituts fonciers de
certains États (Maranhão, São Paulo, Pará), la CNACRQ fustige
l’immobilisme de la Fondation et démontre par l’exemple qu’elle n’est pas
indispensable. Cette dernière, dont les prérogatives ont été réaffirmées par un
décret ministériel en 1999 conteste à l’INCRA le droit de légaliser les terres
de quilombos. Son insistance à vouloir réglementer le Titre 68 procède de sa
volonté de ramener sous son autorité l’ensemble des procédures en cours.
Dans ce contexte, on ne peut que constater la progression est timide dans
la légalisation effective des "communautés rémanentes". Si la multiplication
des enquêtes permet l'identification d'un nombre croissant d’entre elles, le
décalage est manifeste entre ces "communautés" identifiées (743) et celles
officiellement reconnues par la Fondation (42, pour lesquelles un processus
de légalisation est donc initialisé). Ce décalage se retrouve dans le nombre de
"communautés" effectivement légalisées : à la fin de janvier 2002, elles ne
sont que vingt-neuf. Il est notable qu’aucune légalisation ne soit une
application directe du Titre 68. Ainsi, Frechal (Maranhão) a été légalisée
comme "réserve extractiviste". Boa Vista (Paraíba), Agua Fria (Paraíba) et
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 87

TABLEAU RÉCAPITULATIF DES COMMUNAUTÉS LÉGALISÉES


AU 1ER FÉVRIER 2002

Communautés État Population Superficie Date de la


rémanentes estimée en Ha. légalisation
Itamoari Pará 33 familles 5 377 07.07.98
Curiaú Amapá 538 hab. 3 268 03.12.99
Barra, Bananal Bahia 740 hab. 1 339 22.12.99
Riacho das Pedras
Campinho Rio de Janeiro 295 hab. 288 21.03.99
São José, Mata
Cuece, Apui, Silêncio Pará 445 familles 17 190 08.05.00
Castanhaduba
Porto Corís Minas Gerais 65 hab. 199 08.07.00
Mangal, Barro Vermelo Bahia 295 hab. 7 615 14.07.00
Kalunga Goiás 4000 hab. 25 3191 14.07.00
Mocambo Sergipe 130 familles 2 100 14.07.00
Rio das Rãs Bahia 300 familles 27 200 14.07.00
Ivaporanduva São Paulo 70 familles 3 158 14.07.00
Furnas do Dionísio Mato Grosso 110 familles 1 031 14.07.00
Furnas da Boa Sorte Mato Grosso 40 familles 1 402 14.07.00
Santana Rio de Janeiro ? 828 14.07.00
Castainho Pernambuco 825 hab. 183 14.07.00
Mata Cavalo Mato Grosso 500 familles 2 940 14.07.00
Conceição das Crioulas Pernambuco 356 familles 2 100 14.07.00
S.A dos Pretos, Eira dos Maranhão 132 familles 2000
?
Coqueiros, Mocorongo
Pacoval Pará 112 familles 7 472 ?
Agua Fria Pará 115 familles 557 1996
Bacabal, Aracuam,
Serrinha, Terra Preta, Pará 138 familles 80 887 1997
Jarauacá
Pancada, Araçá, Espírito
Santo, Jauarí, Boa Vista Pará ? 21 8044 2000
Varre Vento, Acapú
Abacatal Pará ? 308 07.00
Maria Rosa São Paulo ? 3 375 01.01
Pilões São Paulo ? 5 908 01.01
São Pedro São Paulo ? 4 558 01.01

Sources : Fondation Culturelle Palmares, complétées par nos soins.


88 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Pacoval (Paraíba) sont des terres de réforme agraire attribuées par l'INCRA.
Oriximiná (Pará) et Rio das Rãs (Bahia, 27 000 ha) ont bien été légalisées
sous l'impulsion du ministère de la Culture, mais par voie de réforme agraire.
Santo Antônio dos Pretos, Eira dos Coqueiros et Mocorongo ont été
légalisées par le gouvernement du Maranhão et l’Institut de terres du
Maranhão, etc. Si la loi sur les "rémanents de quilombo" permet bien
l'ouverture de nombreux dossiers et la résolution de quelques-uns d'entre eux,
elle reste inappliquée en tant que telle. Les procédures répondent toutes à une
logique du cas par cas.
Concluons cette analyse avec l'anthropologue Alfredo Wagner (qui avait
participé au séminaire de 1995), qui propose en 1998 un premier répertoire
bibliographique de la question des "communautés rémanentes". "Une telle
initiative, explique-t-il, intervient à un moment où se consolident de vastes
plans de relations pour lesquels la construction du fait ethnique (dado étnico)
constitue un élément central d'interlocution des mouvements sociaux avec les
instances du pouvoir, et avec les différents circuits du marché"40.
S'intéressant à la réflexion anthropologique sur la question des quilombos, il
observe également que celle-ci tend à constituer "une thématique spécifique
avec un corps de concepts, de notions opérationnelles et d'applications
propres, configurant un champ d'enquêtes relativement autonome"41.
Spécialisation et autonomisation sont en effet les dynamiques à partir
desquelles la question des "communauté rémanentes" se trouve réorganisée
depuis "l'année Zumbi". Cependant, ce processus de maturation a beaucoup
moins concerné l'application du Titre 68 lui-même, autour duquel continue
de planer une grande irrésolution, que l'espace relationnel qu'il a suscité.
Aujourd'hui, la "rémanence de quilombo" se laisse davantage appréhender
comme un champ politique que comme un dispositif constitutionnel.

L'expérience de la contrainte ou "l'effet de champ"

La forte dynamique de structuration de l'espace politique autour de la


question des "communautés rémanentes" témoigne a posteriori de
l'importance des débats de 1995, par rapport à leur objet explicite et en tant
qu'événement générateur de cet espace. "L’année Zumbi" ne fut pas qu'une
"situation" ou un "prétexte contextuel" fournissant une arène à la poursuite
instrumentale d'enjeux périphériques. Si, comme nous l'avons notamment vu,
le séminaire de 1995 devint lui-même un enjeu, c'est bien parce que la
"rémanence de quilombo" constituait un objectif, ne serait-ce que parce
qu'elle générait une offre politique. Observons de plus que, si le débat sur la
"rémanence" permit effectivement la "représentation" d'un certain nombre
d'enjeux, la poursuite de ces enjeux contribua ensuite largement à la

40. Wagner (Alfredo Berno de Almeida), "Quilombos, Repertório Bibliográfico de uma


Questão Redefinida (1995-1997)", in RIR n° 45, 1° semestre de 1998, p. 51-70 (p. 51).
41. Ibid., p. 51-52.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 89

progression de la question : dans l'État de São Paulo, le Mouvement des


victimes des barrages invoqua la "rémanence de quilombo" des populations
de Vale do Ribeira pour faire annuler le projet hydroélectrique qui inonderait
la vallée, et permit dans le même temps la reconnaissance de ces dernières.
Ainsi, d'un côté, c'est la question des "communautés rémanentes" en tant
que réalité politico-juridique qui généra le champ quilombola autour de
l'offre politique qu'elle constituait, et dont il s'agissait d'une manière ou d'une
autre de bénéficier. De l'autre côté, c'est l'existence d'enjeux pratiques,
identitaires ou autres, qui lança le processus d'attribution de cette offre
politique, et qui lui donna une certaine réalité sociale. En d'autres termes,
l'offre politique a constitué le "but organisationnel" du champ politique
quilombola, c'est-à-dire l'objectif général commun sans lequel il n'aurait pu
exister. Les diverses revendications sociales et "enjeux périphériques"
représentés et mobilisés correspondaient à l'endogénéisation ou appropriation
de ce "but organisationnel", en fonction des logiques hétérogènes
d'appartenance au champ. Sans cette dynamique d'appropriation, la question
des "communautés rémanentes" ne se serait pas posée.
La mise en évidence de cette relation dialectique, entre l'offre politique du
quilombo et les demandes sociales à partir desquelles le champ politique
quilombola s'est constitué, révèle à l'observateur le principe dialectique sur la
base duquel il fonctionne.
L'appartenance légitime au champ politique repose nécessairement sur
une logique de la négociation et du compromis pour chacun des acteurs
impliqués. En effet, sans le compromis comme principe opératoire, le champ
quilombola n'offrirait plus aucun espace d'intersection et se dissoudrait en
une série d'antagonismes irréductibles. Comme le dirait Goffman, il faut un
modus vivendi interactionnel ou un "consensus temporaire" autour d'une
même définition temporaire de l'objet42. De plus, une demande sociale sans
correspondance aucune avec l'offre politique disponible disqualifierait
immédiatement le "demandeur". Comme nous le verrons, pour les
"communautés" candidates à la "rémanence" sera nécessaire une certaine
mise en correspondance de leur réalité avec les pré-conditions à partir
desquelles la catégorie juridique "rémanents de quilombos" a été construite
(cf. chap. VIII et IX).
Pour l'ensemble des acteurs du champ quilombola, c'est bien sous la
contrainte de cette logique de négociation que se rencontrent et se
questionnent en une tension permanente, d'un côté les représentations idéales
et historiques du quilombo, les enjeux identitaires, de pouvoir ou de
légitimité, et de l'autre côté, les ajustements que requiert l'appartenance au
champ. Par exemple, la représentation idéale que certains peuvent avoir du

42. "(…) l'établissement de cette situation n'implique pas tant que l'on s'accorde sur le
réel que sur la question de savoir qui est en droit de parler sur quoi". Goffman (Erving),
"La Présentation de soi", La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Editions de
Minuit, 1973, 251 p. (p. 18).
90 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

quilombo se trouve confrontée à la logique normative imposée par l'offre


politique. D’un côté le principe, de l’autre le compromis, l’un constituant le
pôle idéologique et l’autre le pôle pratique, ce dernier aimanté par la
nécessité politique d'un plus petit dénominateur commun.
Certains acteurs se trouvent de la même manière confrontés à certaines de
leurs logiques qui ne se correspondent pas et entrent en tension, voire en
contradiction, l'une avec l'autre. Par exemple, la perspective de l’État de
défendre les quilombos au nom de la diversité culturelle - et qui correspond à
une réelle orientation politique - trouve des limites évidentes dans les
implications politiques et financières d’un élargissement du concept de
"rémanents". De la même manière, l’effort de "réconciliation nationale"
articulé autour de gestes symboliques trouve ses limites dans le risque que
ces gestes n’établissent une jurisprudence sur le plan juridique. Sur un plan
symétrique, la perspective des Mouvements noirs oscille en permanence
entre l’intégration et la rupture, entre l’identité et l’action politique. C’est
surtout parce que le quilombo est devenu un thème politique légitime qu’il
constitue une frontière symbolique efficace pour des Mouvements noirs en
quête de repères identitaires. Il se trouve ainsi au cœur de la démarche
ethniciste et, simultanément, vecteur d’intégration, puisqu'il permet la
participation au sein d'un champ politique générateur de droits et de
légitimités. La relation au quilombo tend alors vers ce paradoxe apparent que
l’ethnicité qu’elle construit est devenue une ressource identitaire et politique
efficace justement lorsque le politique reconnaît le quilombo comme forme
d’accès à la citoyenneté. Se manifeste alors une tension entre d’un côté, la
valorisation d’une identité quilombola spécifique et, de l’autre, la volonté
politique de dissoudre la question des "communautés rémanentes" dans celle,
plus large, des "communautés noires rurales". D’un côté, la volonté de
certains militants de réintégrer le rôle de la population noire dans l’histoire
nationale et, de l’autre, celle de constituer le quilombo comme un territoire
politique exclusif43.
Nous déchiffrons, dans cette contrainte de négociation, la réalité propre et
intrinsèque du champ politique quilombola ou encore, comme le dirait

43. Rétrospectivement, on comprend mieux la multiplication des discours et la variation


permanente des échelles auxquelles ils se situaient, à l'occasion du séminaire de Brasília.
Les contradictions internes étaient parfois telles qu’il était impossible de concilier les
enjeux à travers un point de vue unique. C’est que l’exercice était périlleux : exprimer la
volonté politique de réparation d’une dette historique tout en manifestant cette volonté
dans les proportions les plus politiquement acceptables. Maintenir le rôle de militant tout
en participant à un processus de compromission, "garder" Zumbi comme le refuge
exclusif de l’identité, tout en l’utilisant comme une passerelle vers une meilleure
inclusion, etc. Un approfondissement de l'analyse situationnelle à propos de ce séminaire
pourrait montrer comment la variation des échelles sur un axe local / global a permis de
produire de la cohérence et du sens en évitant la confrontation de ces discours
incompatibles.
LES DÉCOUVERTES DES "COMMUNAUTÉS RÉMANENTES DE QUILOMBO" 91

Bourdieu, son "effet de champ"44. Cet "effet" est irréductible aux logiques
des acteurs et s'impose à eux comme une condition d'appartenance. Parce
qu'il impose une démarche consensuelle et génère un champ de
connaissances et de pratiques spécifiques, il aura, comme nous le verrons,
une importance décisive dans la démarche d'objectivation scientifique d'un
objet "communautés rémanentes" (cf. chap. III).
En conclusion de ce qui précède, il apparaît que le champ politique
quilombola n’est pas le lieu exclusif de rapports de sens, dans la mesure où
les oppositions et les enjeux mobilisés ne se réduisent pas à la surface
expressive d’un débat d'idées. Il n’est pas non plus exclusivement le lieu de
rapports de forces, car il est irréductible aux oppositions et aux enjeux de
pouvoir qui le traversent : il y a bien une "question" des "communautés
rémanentes de quilombo". Il n'est enfin pas non plus le lieu exclusif de
rapports de droit : le dispositif constitutionnel à partir duquel il s'est formé
n'a aujourd'hui encore jamais été directement appliqué. Il est parcouru de
logiques centrifuges l’éloignant de la problématique des "communautés
rémanentes", mais le rattachant d’une part à des questions de société plus
générales - la question raciale, la réforme agraire, la citoyenneté- dont il tire
une certaine légitimité, et d’autre part à des intérêts politiques plus
génériques - l’ouverture de l’espace politique national aux mouvements afro-
brésiliens, l’encadrement des minorités, etc.- qu’il tend à reproduire et à
représenter. Le champ politique quilombola est également parcouru de
logiques centripètes d'autonomisation et de spécialisation visant aussi bien à
la construction du champ lui-même qu’à la construction de l’objet autour
duquel il s’est formé. Il se laisse appréhender comme un espace
d’intersection dans lequel circulent de manière fluide les objectifs collectifs
et les idéaux de chacun, les actions concrètes et les manifestes militants, les
“ expressions ” et les comportements plus rationnels et instrumentaux.
Toutes ces dimensions s’informent mutuellement et viennent configurer ce
champ commun dans lequel la question du quilombo, loin de se dissoudre ou
de se soustraire à l’observateur, prend toute sa dimension dynamique et sa
pertinence.

44. "On peut concevoir un champ comme un espace dans lequel s'exerce un effet de
champ, de sorte que ce qui arrive à un objet qui traverse cet espace ne peut être expliqué
complètement par ses seules propriétés intrinsèques", Bourdieu (Pierre), Réponses, op.
cit., p. 76.
92 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Conclusion : les droits quilombolas, une offre politique fluide

Ainsi s’est construite la question des communautés rémanentes, non


comme la simple discussion de points de vue "objectifs" et techniques que
seules sépareraient des différences d’appréciation, mais comme un processus
de négociation beaucoup plus général. Il en est encore ainsi aujourd'hui. La
construction d’un cadre d’application pour le Titre 68 ne renvoie alors pas à
une quelconque vérité objective et essentielle de ce que serait une
"communauté rémanente", mais à la réalité processuelle qui lui donne forme.
La norme juridique n’est pas vouée à traduire d’autre réalité que celle d’une
image négociée. Peut-être est-ce pour cette raison qu'en 2002, soit plus de six
ans après les débats de "l’année Zumbi", l'article 68 n'était toujours pas
réglementé : la négociation reste ainsi au principe même de la fonction qu'il a
fini par assumer.
L’offre politique de reconnaissance des "communautés rémanentes" est à
l'image du champ politique au sein duquel elle fut définie et continue
aujourd'hui encore d'être générée. Si la légalisation des terres se rattache à
des procédures administratives et techniques balisées, les conditions
d'application du Titre 68 restent soumises au processus que nous avons tenté
de décrire. Plus exactement, elles en permettent la pérennité. En effet, la
reconnaissance d’une communauté noire comme "rémanente" et la
légalisation de ses terres restent largement le résultat de rapports de forces
politiques. Elle est fonction du degré de mobilisation des populations
concernées, de l’importance des intérêts fonciers des grandes fazendas de la
région, de la présence de médiateurs politiques, du rôle toujours très
imprévisible de l’INCRA, etc. Aujourd’hui encore, il n’y a pas une situation
de fait de laquelle dériverait une légalisation de droit, mais des dossiers à
monter à travers des rouages multiples, des preuves qu’il faut apporter et
dont il faut faire l’exercice. L’identification des "communautés rémanentes"
reste le résultat de rapports de force. L'offre politique est à la mesure des
compromis que ces rapports de force auront pu générer.
C’est justement parce qu’elle ne tend pas à la construction d’un objet
rigide, aux contours nettement définis, que la question des "communautés
rémanentes" a pu générer une offre politique et rester, aujourd’hui encore,
une dynamique qui permet aussi bien la diffusion d’idées que la progression
d’un certain nombre de dossiers. Dans le contexte de "l'année Zumbi", elle
s’est traduite par l’établissement d’un dénominateur commun, suffisamment
conséquent pour que cette dynamique s'auto-génère et permette de devenir
progressivement opératoire vis-à-vis de son objet, mais suffisamment fluide
pour que chacun puisse "représenter" et poursuivre ses objectifs propres. Elle
contribue largement à la constitution d’une dynamique relationnelle entre les
acteurs intéressés et les institutions publiques, au sein de ce terrain de
rencontre et de négociation que tend à constituer au Brésil la question des
identités ethniques.
CHAPITRE III

L’insaisissable objet

D’emblée, s'agissant de l'objet "communauté rémanente de quilombo",


l'attention est attirée par la simultanéité et parfois même la confusion des
démarches politiques, juridiques et scientifiques dont il a procédé. En effet,
la corrélation a été très étroite entre l’apparition de la question sur un plan
politique national et sa construction comme un objet académique au sein des
universités. Les "communautés rémanentes" n’avaient fait l’objet d’aucune
publication sous cette dénomination (sauf erreur de notre part) avant 19941.
Rappelons encore la participation active des anthropologues au processus de
réglementation du Titre 68 et, plus tard, à son application. Enfin, ma propre
recherche s’inscrivait pleinement dans cette dynamique de simultanéité, par
son insertion de fait dans la chronologie de la question (les recherches ont été
conduites entre fin 1994 et 1997) et parce qu'elle a largement évolué dans et
à travers les interactions avec ce micro-monde des "quilombistes" qui a fini
par se constituer.
Le constat de cette simultanéité des démarches non-scientifiques et
scientifiques oblige à penser la relation entre les unes et les autres, à penser
cette situation complexe dans laquelle le chercheur, comme tout autre
protagoniste, construit son objet mais n’est pas le seul à le faire.

1. Dans le document "Terras e Territórios de Negros no Brasil" publié en 1990, il est


question des "terres rémanentes" de l’ancien quilombo de Palmares, et non pas des
"communautés" autour desquelles se formera le débat en 1995. Le document présente par
ailleurs une discussion tout à fait pionnière sur la notion générique de "territoire noir" par
rapport à la problématique de leur protection juridique ainsi que celle de leurs habitants.
Il existe une littérature plus ancienne sur les communautés noires, notamment sous la
forme de monographies issues de la sociologie rurale brésilienne, et largement construites
autour de la notion centrale de "quartier rural" (bairro rural). Il sera question de cette
littérature dans les pages qui suivent. Leite (Ilka Boaventura) (org.) : "Terras e Territórios
de Negros no Brasil", Textos e Debates, n° 2, Santa Catarina, UFSC, p. 51.
94 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

1 - Du "quartier rural" au quilombo

Prise dans son ensemble, la littérature brésilienne sur les "communautés


noires" au Brésil n’est pas uniforme. Pour être exact, elle se caractérise
moins par des courants analytiques opposés, et constituant une réelle
diversité interprétative, que par la transformation synchronique de son objet
et du regard sociologique porté sur ce dernier. L’analyse rétrospective de
cette littérature se laisse déchiffrer comme la progressive construction et
autonomisation d’un nouvel objet des sciences sociales brésiliennes : les
"communautés rémanentes de quilombo".
Trois étapes de la pensée sociologique semblent avoir marqué ce
processus. Il y eut, tout d’abord, la constitution d’une sociologie rurale
spécifiquement brésilienne, procédant d’une véritable démarche de "terrain".
En se fondant sur des enquêtes monographiques, elle se dota d’outils
conceptuels qui lui permirent de dégager la société paysanne nationale des
clichés de l'isolement et de l'arriération dans lesquels cette dernière était
engoncée. A cette première démarche d’objectivation se conjuguèrent, par la
suite, des démarches visant à dégager la diversité de cette paysannerie, aussi
bien dans ses formes sociales historiques et régionales que dans la population
la composant. C’est ainsi que furent d'abord analysées les "communautés
noires rurales", comme formant une composante spécifique de la société
paysanne brésilienne. Rassemblons analytiquement ces deux premières
étapes au sein d’une même période identifiée comme "pré-quilombo", par
opposition à la troisième et dernière étape, dite "post-quilombo", qui sera ici
l’objet d’un traitement distinct dans la seconde partie de ce chapitre. Cette
dernière étape constitua une véritable rupture analytique par rapport à la
sociologie rurale. La découverte politico-juridique des "communautés
rémanentes de quilombo" s’accompagna d’une démarche d’expertise
anthropologique qui finit par générer un champ analytique spécifique,
construit autour de ce qui fut conçu comme un "nouvel objet" des sciences
sociales brésiliennes. Il s’agira alors de réfléchir aux conditions de
production sociologique de cet objet, en nous demandant dans quelle mesure
les travaux s’y rapportant constituent une littérature "sur" ou "dans" l’objet.

La découverte d’un " espace social mobile "

La "sociologie du quartier rural" ne procède pas d’une "école" clairement


identifiée, qui aurait projeté un faisceau de recherches motivées par une unité
de perspective sur un même objet. Des travaux de Willems dans les années
quarante aux travaux de Queiroz publiés dans les années 1970, la
paysannerie brésilienne a connu d’importantes mutations, et ce ne sont plus
les mêmes questions sociologiques qui lui sont adressées. Ce serait alors sans
L’INSAISISSABLE OBJET 95

doute extirper de ces travaux une cohérence forcée que leur prêter une unité
de sens au-delà de celle produite par la démarche analytique pour laquelle ils
se trouvent ici rassemblés.
Toutefois, outre qu’ils procèdent d’un même objectif d’identification des
conditions socio-historiques spécifiques de formation, de reproduction et de
transformation de la société paysanne brésilienne, ces travaux ont en
commun de mettre en évidence le mode spécifique de territorialisation de
cette paysannerie, que la plupart appréhendera à partir du concept de
"quartier rural".
C’est en 1947 que Willems publie sa monographie d'une petite ville du
sertão bahianais, Cunha : Tradição e Mudança em uma Cultura Rural do
Brasil 2. Compte tenu de la méthode d’observation très ethnographique, de
l’analyse du passage à la modernité en des termes essentiellement culturels3
et des nombreuses références à des auteurs comme Redfield, Arensberg ou
Warner, il pourrait d’abord sembler que le travail sur Cunha soit une
déclinaison brésilienne des "community studies" nord-américaines, dans
lesquelles les "communautés" étudiées apparaissent comme des unités aux
contours territoriaux et culturels nettement définis.
Toutefois, en focalisant son analyse sur les divers systèmes relationnels
(groupes familiaux, réseaux, "cliques", etc.) dans lesquels évolue la
population de Cunha, Willems en vient à sortir du strict cadre géographique
qu’il s’était d’abord imposé. Les frontières de Cunha éclatent pour se fondre
dans d’autres espaces plus vastes, intégrant les foyers de peuplement ruraux
aux alentours, et reliant la ville à la société nationale. En libérant ainsi
l’observation de ses attaches spatiales initiales, il se donne les moyens
d’appréhender la société paysanne en dehors des schémas classiques de
l’isolement et du contact avec le "monde extérieur"4.
Cette démarche sera prolongée par Antonio Candido dans les Parceiros
do Rio Bonito (Les Compagnons de Rio Bonito), terminé en 19545. Il se
refuse explicitement à faire l’une de ces "études de communauté" qui,

2. Willems (Emilio), Cunha : Tradição e Mudança em uma Cultura Rural do Brasil,


Secretaria da Agricultura, São Paulo, 1947, 237 p.
3. C’est par une analyse de résistance à l’acculturation que Willems rend par exemple
compte de la réticence des paysans à apporter leur lait à la nouvelle usine de fabrication
de matière plastique. Evoquant les malentendus culturels entre paysans et entrepreneurs,
il conclut que "ces attitudes réciproques d'incompréhension révèlent le degré de
différence culturelle entre le représentant de la civilisation capitaliste avec sa valorisation
de tous les changements conduisant à de nouvelles rentes pécuniaires considérées comme
des valeurs en soi, et une communauté paysanne prise dans une tradition culturelle dans
laquelle l'argent occupe une place bien différente dans la hiérarchie des valeurs ", ibid.,
p. 89.
4. Comme nous le verrons dans le chapitre IV, le traitement historiographique des terres
intérieures (sertão) est largement dominé par cette imagerie d’une terre "sans histoire"
condamnée à l’arriération.
5. Candido (Antonio), Os parceiros do Rio Bonito, São Paulo, Livraria Duas Cidades, 7a
edição, 1987 (1re éd., 1954), 284 p.
96 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

observe-t-il, abondent dans la littérature américaine. Il juge "statique et


conventionnel" cet "inventaire systématique" procédant d’une vision
organique de la réalité, et qui voile à l’observateur, dit-il, le "sens des
problèmes"6. Il choisit plutôt de focaliser son analyse sur un seul aspect de la
"vie sociale" de ses "compagnons", celui de l’obtention des moyens de
subsistance. En décrivant une "culture rustique" confrontée aux défis de
"l'économie capitaliste", on retrouve, comme chez Willems, toute la
problématique nord-américaine de l’acculturation. Il est en revanche
singulier que l’analyse de Candido, partant du refus méthodologique de
"l’étude de communauté", ait abouti à la conceptualisation d’une forme
socio-spatiale originale, le "quartier rural"7. Le concept de "quartier rural" ne
renvoie pas à un espace géographique déterminé, ni à des relations
quotidiennes de proximité, mais à un ensemble de relations constitutives de
liens de solidarité (mutirão ou travail collectif, fête de la saint Jean…), et qui
créent un sentiment d’appartenance au delà des frontières physiques qui
isolent souvent les foyers de peuplement. La paysannerie brésilienne est alors
appréhendée dans sa spécificité d’une territorialité diffuse, évolutive et
adaptée à l’immensité des terres intérieures.
Dans les années 1970, Queiroz va approfondir cette conceptualisation du
"quartier rural"8. Elle dénonce l'incapacité traditionnelle à penser la
paysannerie brésilienne de manière positive, c’est-à-dire débarrassée du
cliché séculaire de l’arriération et de l’isolement. "Personne, dit-elle, n'a
jamais cherché à définir ce que signifiait la "distance" ou "l'isolement" en
termes de la vie cabocla réelle ou de la manière de penser des individus qui
sont liés à cette vie"9.
En s’appuyant sur un ouvrage plus monographique10, Queiroz explique
que cette paysannerie n’est pas prisonnière d’un espace surdéterminant.

6. Candido (Antonio), op. cit., p. 19-20.


7. Il semble que le "quartier rural" soit à l’origine une catégorie d’auto-identification d’un
usage régional, voisine des catégories par ailleurs existantes de fazenda ou de sítio.
Conscient que la forme sociale originale de ses parceiros véhicule l’héritage de
l’ancienne fazenda qui s’étendait dans la région du Rio Bonito, Candido conclura que ses
parceiros constituent une unité sociale à mi-chemin entre la société de fazenda révolue et
le "quartier rural" en devenir. La nature transitoire de la configuration sociale observée
sera alors traduite par l’idée que Rio Bonito est en réalité un "quase bairro". Nous
sommes redevables à A. Garcia de cette remarque.
8. Queiroz (Maria Isaura Pereira de), O Campesinato Brasileiro : Ensaios sobre
Civilização e Grupos Rústicos no Brasil, Petrópolis, Vozes, 1973.
9. Ibid. p. 9.
10. Queiroz se réfère également à certains travaux pionniers tels Formação do Brasil
Contemporâneo de Caio Prado Jr. et A terra e o homem no Nordeste de Correia de
Andrade, comme ayant été parmi les premiers à donner un lieu, dans le paysage social
du milieu social brésilien, à cette couche paysanne "intermédiaire", qui n’était dans le
passé ni seigneur ni esclave, et qui n’est aujourd’hui ni fazendeiro, ni paysan sans terre.
Queiroz (Maria Isaura Pereira de), Bairros Rurais Paulistas, São Paulo, Livraria Duas
Cidades, 1973. Prado (Caio, Jr.), Formação do Brasil Contemporâneo, São Paulo,
L’INSAISISSABLE OBJET 97

Reprenant le concept de "quartier rural" de Candido, elle montre comment


l’espace social tend à s’étendre pour inclure les foyers de peuplement épars
et soi-disant isolés. Les "quartiers ruraux", dit-elle, se multiplient par
"scissiparité". Les champs, les maisons, les chapelles se déplacent à mesure
que la forme sociale du "quartier" se transforme, évolue. Ces quartiers sont,
dit-elle, des "unités sociales mobiles", rythmées par des moments de réunion
et de dispersion de ses membres. La perception de l’espace ne repose pas non
plus sur des frontières territoriales précises : "Les lieues n'ont pas de mesure
fixe dans le milieu rural brésilien, elles varient selon les régions, selon les
localités, selon les personnes. Toute distance géographique paraît petite au
sitiante11 brésilien, parce qu'elle est évaluée selon les relations sociales
étroites de parenté et de voisinage (...)"12. L’espace, qui apparaît ainsi
"diffus", sans contours précis, n’exerce pas une contrainte a priori sur la
sociabilité13.
Le "quartier rural" renvoie donc à un mode original de territorialité.
Comme concept, il aura permis de débarrasser la paysannerie brésilienne des
archétypes de la "communauté"14 et de l'appréhender dans sa spécificité
socio-historique. Plus récemment, et après une période dans les années 1970
très marquée par des perspectives plus politiques sur la mutation du monde
rural et la question de la réforme agraire15, le retour à une approche de terrain

Brasiliense, 1957, p. 393. Andrade (Correia de), A terra e o homem no Nordeste, São
Paulo, Brasiliense, 1964.
11. Sitiante désignait initialement un paysan de modeste condition en l’associant à sa
situation foncière : le sítio était une ferme de petite taille établie sur des terres louées à un
grand propriétaire terrien. Par extension, sítio a fini par désigner toute exploitation
familiale de peu d’envergure, que le sitiante soit propriétaire, locataire ou occupant.
12. Queiroz (Maria Isaura Pereira de), O campesinato…, op. cit., p. 64-65.
13. Contrairement au lieu commun selon lequel l’univers des fazendas façonnerait les
modes de vie à l’identique, Queiroz montre qu’il existe une très grande segmentation
sociale au sein du "quartier rural". Des strates se forment (isolées les unes des autres par
des signes de distinction), entre lesquelles il n’y a quasiment aucune communication. Le
quartier tend ainsi à se subdiviser et constitue pour l’observateur autant de formes
sociales hétérogènes.
14. Bastide avait compris l’importance de cette démarche conceptuelle qui, selon lui, était
une pré-condition à la compréhension des processus sociaux brésiliens : "Ainsi, le
sociologue qui étudie le Brésil ne sait plus quel système de contextes utiliser. Toutes les
notions qu’il a apprises dans les pays européens ou nord-américains ne sont plus valables
ici. L’ancien se mélange avec le nouveau. Les époques historiques s’enchevêtrent les
unes aux autres. (…) Il serait nécessaire, au lieu de concept rigides, de découvrir des
notions d’une certaine manière liquides, capables de décrire des phénomènes de fusion,
d’ébullition, d’interpénétration, des notions qui se modèleraient conformément à une
réalité vivante, en perpétuelle transformation". Il semble que la découverte conceptuelle
du "quartier rural" s’inscrive tout à fait dans cette posture de découverte que Bastide
appelait de ses vœux. Bastide (Roger), Brasil, terra de contrastes, São Paulo, Difusão
Européia do Livro, 1964, 263 p. (p. 146).
15. Au sein de l'École de sociologie et politique de São Paulo, c'est l'identification des
mécanismes de la domination foncière des grands propriétaires qui était au cœur de
débats (féodalisme ou capitalisme ?) largement déconnectés des études empiriques. Pour
98 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

s'est traduit par la reprise et le prolongement de l'héritage théorique du


"quartier rural".
Afrânio Garcia, notamment, s'intéresse à la redéfinition de la notion de
liberté au sein du processus de transformation de la société et du marché.
Sans qu’il soit pour autant question de "quartier rural" - Garcia s'attache au
cadre des grandes plantations -, on retrouve dans son analyse la
problématique de l’articulation de la paysannerie à son environnement et au
marché national. Il relativise toutefois l’ouverture et la fluidité sociale des
espaces ruraux en rappelant qu’ils étaient aussi souvent structurés par la
dépendance foncière à l’égard des grands propriétaires. La vente à crédit, le
paternalisme, les divers procédés de rappel de la dette16 du morador envers le
senhor avaient fait des plantations un univers social fermé, doté d’une
structure sociale tout à fait particulière, nous dit Garcia, dont la remise en
cause sera précisément l’enjeu de la lutte pour la liberté de disposer de sa
force de travail17.
Cette approche, informée par la référence à des processus de
transformation plus généraux, confère à la territorialité paysanne cette
dimension plus politique qui manquait à la compréhension de ses
mécanismes de reproduction. Il est notable que cette territorialité structurée
autrefois par la mainmise foncière d’une minorité de fazendeiros (cf. chap.
IV), soit aujourd’hui l’objet d’un processus de remise en cause similaire à
celui analysé par Garcia, à propos des catégories de libres et d’assujettis dans

mémoire, Hélène Rivière d'Arc distingue trois phases dans le débat latino-américain sur
la réforme agraire. Jusqu'aux années soixante, le débat est monopolisé par l'analyse
politique des structures et des luttes de classes qu'elles organisent. Des années soixante
jusqu'à environ 1975, le débat se fait plus théorique. Il s'intéresse aux modes et aux
relations de production à l'intérieur des sociétés rurales. Dans les années quatre-vingt
domine une approche tourainienne en terme d'acteurs : il s'agit d'interroger les
mouvements sociaux paysans sur leur capacité d'action politique. Rivière d'Arc (Hélène),
"Tres debates exemplares sobre questões agrárias na América Latina", Caderno CRH n°
15, julho-dezembro 1991, p. 91-103.
16. Sur le paternalisme et le rôle de la "dette imaginaire" dans le maintien des modes
traditionnels de domination, on pourra aussi se reporter à l’ouvrage de Geffray
(Christian), Chronique de la servitude en Amazonie brésilienne. Essai sur l’exploitation
paternaliste, Paris, éd. Karthala, 1995, 185 p.
17. Garcia précise que cette idée d’un univers clos est un mode d’appréhension
analytique de la structure sociale de domination. Il n’est identifiable "ni à un univers
autarcique, ni à un univers coupé de l’extérieur par rapport aux pratiques culturelles,
religieuses ou politiques. Economiquement tourné vers le marché, inséré dans le jeu des
alliances matrimoniales et des jeux d’honneurs corrélatifs, inséré dans le circuit des
activités religieuses et culturelles et du jeu politique, ce n’est pas le domaine qui est
coupé de son environnement. C’est en fait le rapport de dépendance qui le structure…",
Garcia (Afrânio Jr.), Marché du travail et modes de domination au Nordeste, Paris, éd. de
la MSH., 1989, 174 p. (p. 47). A la lumière de ces explications, on mesure toute la
compatibilité entre l’univers physique et conceptuel du "quartier rural" en tant qu’unité
sociale mobile et articulée, et l’univers cloîtrant des rapports de domination qui borne
l’horizon social des dominés.
L’INSAISISSABLE OBJET 99

les rapports de travail. Les conflits multiples impliquant des paysans sans
terre, les batailles foncières entre "occupants" et propriétaires, enfin, la lutte
des quilombolas pour l'application du Titre 68, visent à transformer les
cadres de la propriété légitime et, ce faisant, les rapports historiques de la
domination foncière. L’assujettissement et la liberté, l’occupation et la
propriété constituent alors des axes complémentaires gravitant autour d’un
même pôle de redéfinition en profondeur de la société paysanne brésilienne.
P. de Godoi et M. Paoliello s’interrogent précisément sur les nouvelles
stratégies d’accès à la propriété dans ce contexte de transformation des
rapports fonciers et, comme Queiroz, sur les usages sociaux de la
territorialité, en les replaçant dans le contexte des rapports de force fonciers
et politiques au sein desquels ils émergent. P. de Godoi s’appuie sur la
monographie d’un groupe de paysans résidant sur les terres d’une ancienne
fazenda, pour montrer comment la construction sociale et symbolique de
l’unité territoriale de ce groupe a correspondu à une nouvelle exigence du
droit foncier selon laquelle toute terre occupée doit être démarquée et
légalisée. Afin que ses droits à la propriété, fondés sur l’ancienneté
d’occupation, soient reconnus18, le groupe a alors cherché à accroître sa
visibilité sociale en développement une "idéologie de la consanguinité".
Dans une démarche similaire, R. Paoliello s’intéresse à l'occupation
comme stratégie d’appropriation, à partir de laquelle les occupants tentent de
se constituer "un patrimoine territorial leur assurant autonomie et
permanence"19. Attentive comme Garcia à la "continuité processuelle" entre
le monde rural et la société environnante, Paoliello montre qu’il existe
historiquement de la part des paysans une adaptation et un dialogue
permanent avec le système foncier légal, desquels résulte une "appropriation
des normes légales" d’accès à la terre. Dans le contexte contemporain et face

18. P. de Godoi montre par ailleurs que la parcellisation des espaces, résultant de la
légalisation individuelle imposée par la législation, n’a eu dans la pratique aucune
incidence sur les représentations et les pratiques de ce qui reste un territoire d’usage
commun. Ces conclusions sont tout à fait intéressantes par rapport au débat sur le statut
juridique des "communautés noires". La légalisation collective des terres de ces
"communautés" avait été invoquée comme une solution au problème de l’invisibilité
juridique de leur statut de "communauté". La crainte s’était manifestée qu’une
légalisation individuelle ne mette en péril les usages collectifs de la terre et les pratiques
culturelles qui y sont attachées (cf. Bandeira (Maria de Lourdes), "Terras Negras,
invisibilidade expropriadora", in Terras e territórios de negros no Brasil, op. cit., p. 7-
23). L’exemple apporté par Godoi permet de relativiser cette crainte en montrant que le
changement de statut de la terre (démarcation, légalisation) n’a eu que peu d’influence
sur son mode pratique d’apropriation par le groupe de paysans étudié. Godoi (Emília
Pietrafesa de), "O sistema do lugar : história, território e memória no sertão", in Niemeyer
(A.M.) de et Godoi (E.P. de), (orgs.), Além dos territórios : para um diálogo entre a
etnologia indígena, os estudos rurais, e os estudos urbanos, Campinas, Mercado de
Letras, 1998, 288 p. (p. 97-131).
19. Paollielo (Renata medeiros), "A posse como objeto : aspectos conceptuais e questões
teóricas", in Niemeyer (A.M.) de et Godoi (E.P. de), (orgs.), op. cit., p.201-227.
100 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

aux autorités, la mise en œuvre de nouvelles stratégies collectives visant à


renforcer le droit d'occupation est alors analysée comme la réactualisation de
modes plus anciens d’appropriation de l’espace, en étroite interaction avec
les systèmes fonciers en vigueur.
Face aux exigences de la législation sur les "communautés rémanentes",
ce sont ces mêmes usages socio-politiques de l’espace qui seront développés
par les populations concernées.

L’approche "pré-quilombo" des "communautés noires" rurales

A la fin des années soixante-dix sont publiées les premières études


sociologiques consacrées aux "communautés noires" contemporaines. Ces
études procèdent d'un double mouvement "d’ethnicisation" de l’approche du
"quartier rural", et de "ruralisation" de la "question raciale". C’est de la
distanciation de l’une et de l’autre influence sociologique que prendra forme
l’originalité des ces travaux, les soumettant par ailleurs à des risques
théoriques.
Les premières études sur les "communautés noires", essentiellement des
monographies, s’inspirent explicitement des travaux sur les "quartiers
ruraux". Elles en revendiquent non seulement la filiation sociologique mais
aussi l’objet, encouragées par la similitude des faits observés sur les terrains
respectifs. Baiocchi publiait en 1983 son Estudo Antropológico de um
Bairro Rural de Negros em Goiás, étude dans laquelle Cedro, la
"communauté noire" étudiée, est "méthodologiquement, comprise comme un
quartier rural"20. De même, la Vila Bela dos Pretos étudiée par Bandeira
"présente des similitudes irrécusables avec les quartiers ruraux "21. Enfin,
l’étude de Messeder et Martins sur Rio de Contas (Bahia) repose sur
l’identification des "communautés de couleur" "dans la catégorie de quartier
rural"22.
Ces travaux revendiquent de plus une filiation avec le champ sociologique
de la "question raciale" au sein duquel elles se proposent d’introduire la
ruralité comme une extension du cadre d’observation de cette dernière.
En s’intéressant aux "travailleurs" agricoles noirs de Goiás dans son
ouvrage Pretos e Congos : trabalho e identidade étnica em Goiás publié en
1977, C. Brandão avait été parmi les premiers à porter un regard "racialisé"

20. Baiocchi (Mari de Nazaré), Estudo Antropológico de um Bairro Rural de Negros em


Goiás. Editora Atica / Pro Memória. Instituto Nacional do Livro, 1983, 146 p., (p. 8).
21. Bandeira (Maria de Lourdes), Território Negro em espaço Branco, Editora
Brasiliense, São Paulo, 1988, 356 p. (p. 140).
22. Messeder (M.L) et Martins (M.A.), "Arraias de Rio de Contas : uma comunidade de
cor", Salvador, Caderno CRH, Suplemento, 1991, pp 36-49 (p. 37).
L’INSAISISSABLE OBJET 101

sur la paysannerie brésilienne23. Dans une démarche très orientée vers la


question de l’articulation de la "race" et de la "classe"24, Brandão s’était
intéressé au système de relations interethniques intervenant dans
l’organisation des relations de travail, des identités et des pratiques
culturelles, pour conclure à l’irréductibilité du paysan noir à son
appartenance ethnique. De même, dans son travail sur Lagoa da Pedra
(Goiás) achevé la même année, Telles s'était bien intéressé à une
"communauté noire", mais celle-ci n’était pas envisagée comme le cadre
organisateur des rapports sociaux et "raciaux". Dans une perspective
similaire à celle de Brandão, Telles s’était surtout attaché à comprendre le
"mode d'être paysan" de ces "producteurs" noirs, par rapport à un système
global de "changements structurels"25. Aucun de ces deux ouvrages n'avait
posé la question d’une éventuelle territorialité des identités ethniques,
laquelle constituera le véritable apport des études sur les "communautés
noires" des années 1980.
Ces dernières se conçoivent d’abord comme des contributions à l’étude du
noir dans la société brésilienne et l’on peut considérer qu’elles procèdent à ce
titre d’une ruralisation de la "question raciale". L’intérêt de Baiocchi pour la
"communauté" de Cedro est surtout guidé par la volonté de "combler la
lacune sur le noir dans l'état de Goiás"26. Quant à l’ouvrage de Bandeira sur
la "communauté noire" de Vila Bela dos Pretos, publié dans le contexte du
bicentenaire de l’abolition de l’esclavage, il s’inscrit "dans la continuité
d'une ligne de réflexion scientifique sur les relations raciales entre noirs et
blancs (...)"27 et se donne comme objectif d’offrir "une dimension spéciale de
réflexion sur le noir brésilien en condition de vie rurale"28.
La double inscription des ces études dans la sociologie du quartier rural et
dans celle de la "question raciale" ne doit pas faire oublier ce qui constitue

23. Les enquêtes de l'UNESCO réalisées dans les années 1950 s'étaient intéressées aux
contacts raciaux en milieu rural (cf. chap. I) et non pas à un éventuel "mode noir" d'être
paysan.
24. La prégnance des analyses sur la stratification sociale visant à rendre compte des
processus de transformation de la société brésilienne s’était traduite par la relégation des
identités ethniques au rang de dysfonctionnements transitionnels (ne concernant de
surcroît que les noirs en situation d’ascension sociale). Brandão réintroduit la variable
"raciale" au sein des systèmes de classification sociale, en montrant l’identification
plurielle des paysans noirs à "différents systèmes" de catégories de sujets (la classe, le
rural par opposition à l’urbain, l’ethnique par rapport au blanc, etc). Brandão (Carlos),
Pretos e Congos : trabalho e identidade étnica em Goiás, Brasília, Editora Universidade
de Brasília, 1977, 246 p.
25. Telles (M.O. da Costa), Produção camponesa em Lagoa das Pedras : etnia e
patronagem. Brasília, Fundação Universidade de Brasília, Dissertação de Mestrado,
1977, 257 p. (p. 244).
26. Baiocchi, op. cit., p. 5.
27. Extrait de la préface de Pereira à l’ouvrage de Baiocchi, ibid., p. 1.
28. Bandeira, op. cit., p. 319.
102 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

leur véritable originalité29. Comme le revendique Bandeira, "la territorialité,


comme entité géographique historiquement associée par noirs et blancs à
l'identité de groupes noirs au Brésil, est une nouveauté et une spécificité des
communautés rurales de noirs"30. Il va de soi qu'une telle "nouveauté" et
"spécificité" caractérise également les démarches qui en ont permis la mise
en évidence. Cette "territorialité" constitue une dimension inédite de la
"question raciale".
En effet, les territoires d’"exclusivité noire" ainsi "découverts" ne sont pas
présentés comme des résurgences d’un lointain tribalisme, mais bien comme
des réponses à des mécanismes de ségrégation. Messeder et Martins
montrent que les "communautés noires" de Rio de Contas résultent moins de
"l'auto-isolement" que de l’isolement relationnel et sans cesse réactualisé du
racisme31. Bandeira établit pour sa part que la mobilisation ethnique de Vila
Bela a correspondu à une stratégie collective de contrôle politique de la
municipalité face au comportement hégémonique des blancs nouvellement
installés32. Le "territoire noir" participe donc pleinement de la réalité raciale
brésilienne.
La découverte de cette territorialité ethnique s’est finalement traduite par
une double prise de distance par rapport au cadre théorique du "quartier
rural" et à celui de la "question raciale".
S'agissant du premier, cette prise de distance est signalée par l’objet lui-
même : c’est bien de "communautés noires" qu’il est désormais question, et
non plus de "quartiers ruraux". Le principe ethnique de territorialité des
premières les rendrait inassimilables aux seconds. Contrairement aux "unités
sociales mobiles" décrites par Queiroz, Bandeira note encore le
comportement sédentaire des noirs de Vila Bela : "Rapporté à la tendance de
mobilité des populations rurales, le cadre critique des contraintes subies par
la communauté au cours du temps et révélées par l'enquête, offre des
évidences de ce que la nature sédentaire de la communauté des noirs de Vila
Bela a été une option motivée par la différenciation raciale "33. A la fluidité
des modes d’articulation régionale qui caractérisait le "quartier rural" est
opposée l’interaction par polarisation avec la société blanche. Pour reprendre
les termes de Bandeira, il existe une discontinuité historique et géographique
absolue entre le "territoire noir" et "l'espace blanc" qui l’entoure et qui tente
de le pénétrer. Enfin, aux formes diffuses de solidarité qui réactualisaient par

29. Soulignant le caractère résolument inédit de l’objet dans sa préface au livre de


Baiocchi, J.B. Pereira évoquera l’auteur comme la représentante d’une "génération de
bandeirantes modernes des sciences humaines et sociales". Rappelons que les
bandeirantes étaient, à l’époque coloniale, les aventuriers partis dans les terres intérieures
à la recherche d’or et d’esclaves (cf. chap. IV). Pereira in Baiocchi, op. cit., p. XVIII.
30. Bandeira (Maria de Lourdes), "Terras negras ; invisibilidade expropriadora", in
Terras e territórios de negros no Brasil, Textos e Debates, UFSC, 1990, p. 7-23.
31. Messeder et Martins, op. cit., p. 47.
32. Bandeira, op. cit., p. 299-318.
33. Bandeira, ibid., p. 319.
L’INSAISISSABLE OBJET 103

intermittence la sociabilité du "quartier rural" s'oppose la solidarité


mécanique des "communautés noires" organisées en groupes de parenté à
l’intérieur du territoire. Ainsi, à Rio de Contas, c’est le "lien ombilical" entre
le territoire et la parenté, qu’une "histoire séculaire d'endogamie a signé
irrémédiablement" qui permet de comprendre la structure sociale originale
des "communautés noires"34.
Cette distanciation par rapport à la sociologie du "quartier rural" repose
certes sur des éléments ethnographiques significatifs, dont la mise en
perspective constituait en outre toute l’originalité de l’objet et fondait la
légitimité de la démarche. Toutefois, l'affirmation de l'objet "communauté
noire" s'accompagne du retour à une approche plus communautariste, qui se
vérifiera très nettement dans les années 1990, lorsqu'il ne sera plus question
que de "communautés rémanentes de quilombo".
Le constat d’une territorialité spécifique va de même fonder la prise de
distance avec la problématique de la "question raciale". En raison de leur
organisation ethnique, ces "communautés" constituaient bien un nouvel axe
d'étude de la "question raciale". Pourtant, la réflexion théorique va céder le
pas à la question politique de leur survie dans le monde rural contemporain.
Des éléments extérieurs au contexte académique sont venus informer la
démarche. Le retour à la démocratie puis le nouveau départ constitutionnel et
politique de 1988 se sont traduits par la relance de la réforme agraire et
l’octroi de nouveaux droits fonciers. Dans ce contexte, la territorialité des
"communautés noires" va connaître une approche plus conceptuelle et
politique, à mesure que la question de la légalisation de leurs terres se posait
sur un plan politico-juridique. L’esprit de cette nouvelle démarche est bien
résumé par N. Gusmão : "L'émergence de nouveaux sujets politiques et de
nouvelles conceptions de la politique ne questionnent pas seulement les
théories de transformation sociale, mais aussi les chemins d'analyse et
d'intervention sur le social, devant lesquels, comme intellectuels, nous avons
une part significative de responsabilité"35.
Des travaux vont de fait s'inscrire dans cette logique à mi-chemin entre
l’analyse scientifique et la réflexion programmatique que N. Gusmão
appelait de ses vœux. A. Wagner, par exemple, s’emploie à définir une
approche générique des diverses formes d’usage commun de la terre36. Il

34. Messeder, M et Martins, M, op. cit., p. 41.


35. Gusmão, (N.M.Mendes de), "A questão política das chamadas terras de preto", in
Terras e territórios de negros no Brasil, Textos e Debates, UFSC, 1990, p. 25-37 (p. 37).
Notons que cette position s'inscrit pleinement dans une certaine tradition des années 25-
40 selon laquelle, comme l'explique Daniel Pécaut, les intellectuels revendiquaient "une
vocation d'élite dirigeante" et se posaient en responsables de la construction d'un ordre
national. Cf. Pécaut (Daniel), Entre le Peuple et la Nation : les intellectuels et la politique
au Brésil, Paris, éd. de la MSH, 1989, p. 309.
36. Il distingue les "terres de noirs", les "terres de saint" (occupation de terres ayant
appartenu à l’église), les "terres d’indiens", les "terres d’héritage", les "terres libres ou
ouvertes", les terres abandonnées dites "libérées" et les "centres" (espaces délibérément
104 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

souligne ensuite leur nature alternative par rapport au système


d’appropriation capitaliste et dénonce les programmes de stabilisation
foncière, financés notamment par la BIRD, qui incitent à la parcellisation et
au morcellement des terres collectives. De même, Bandeira s’écarte de
l’analyse monographique pour une approche plus conceptuelle de la
territorialité. Après avoir dénoncé "l'invisibilité expropriatrice"
("invisibilidade expropriadora") qui menace les "communautés noires", elle
revendique l’ouverture d’un espace juridique pour leur protection37. Gusmão
en appelle de même à une définition juridique des "terres de noirs", après
avoir établi l’originalité de ces dernières par rapport au système foncier
dominant38.
Isolé conceptuellement du "quartier rural", détaché du cadre analytique de
la "question raciale" et appréhendé à partir de sa spécificité socio-politique,
l'objet "communauté noire" va tendre à devenir autonome. La constitution du
champ politique quilombola ainsi que les premières expertises
anthropologiques mandatées par le ministère de la Culture vont achever ce
processus.

2 - Une anthropologie sous influence

C’est aux environs de 1995 que, dans les sciences sociales brésiliennes,
les "communautés noires" deviennent "rémanentes de quilombo". Cette
transformation s'accélère dans le contexte de "l'année Zumbi " au cours
duquel, comme nous l’avons vu, un "champ politique quilombola" s’était
progressivement ouvert, intégrant en son sein les universitaires ayant
participé à la réglementation du Titre 68 (cf. chap. II). Alors que, dans les
années précédentes, les sciences sociales s’étaient donné pour tâche de tirer
les "communautés noires" de l’invisibilité sociologique, politique et juridique
qui menaçait leur existence, notamment en les "révélant" aux autorités
publiques, à partir de 1995, c’est mandatées par ces mêmes autorités que la
plupart des recherches vont être conduites.

mis en collectivité). Wagner (Alfredo), Terras de preto, terras de santo, terras de índio :
uso comum e conflito., op. cit.
37. "S’agissant de la territorialité, il est urgent et imprescriptible de répertorier les terres
occupées par les communautés noires rurales, d’élaborer un diagnostic de la situation
juridique de ces terres, d’étudier et de définir des instruments politiques et juridiques de
lutte pour la protection du droit aux terres dans lesquelles ces communautés noires vivent
et travaillent", Bandeira, op. cit. (1990), p. 23.
38. Gusmão, (N.M.Mendes de), "A questão política das chamadas "terras de preto" ", op.
cit.
L’INSAISISSABLE OBJET 105

Les " expertises anthropologiques "

La demande gouvernementale "d'expertises anthropologiques" était en soi


tout à fait appréciable. D'abord, parce qu'elle entérinait une prise de
conscience des pouvoirs publics à laquelle les universitaires n'étaient pas
étrangers. Ensuite, les travaux de ces derniers étaient assurés d'être désormais
pris en compte : les expertises devaient se traduirent par une reconnaissance
officielle des "communautés" concernées par le ministère de la Culture.
Enfin - pourquoi le négliger -, ces recherches pouvaient être conduites dans
des conditions sensiblement améliorées par les crédits alloués.
Par ailleurs, l’espace ouvert par l’État aux sciences sociales ne se limitait
pas aux seules expertises. Des anthropologues furent nommés auprès de la
Fondation Palmares, et se trouvèrent ainsi en mesure d’assurer un suivi
efficace des dossiers, une fois l’expertise rendue. En outre, dans le cadre des
attributions de la Fondation, des projets de recherche furent montés en
partenariat avec les universités, afin que soit constitué un cadastre
systématique des "communautés rémanentes", région par région, ainsi qu’un
fonds documentaire venant alimenter une banque de données39.
Cette coopération avec la Fondation Palmares constituait donc pour les
chercheurs le moyen d’inscrire les résultats de leurs travaux au cœur même
du processus décisionnel et d'assumer ainsi les "responsabilités" dont ils
s'étaient sentis investis. Il ne faut pas non plus sous-estimer l’attrait - et
l’enthousiasme - que suscita cet objet de recherches inédit et qui s’annonçait
particulièrement riche en perspectives40. Toutefois, cette collaboration,

39. Un premier projet a été élaboré en 1996, sur la base d’un partenariat entre la
Fondation Palmares et l’université de Brasília, qui consistait en un recensement
préliminaire, sur la base d’indications de l’existence de plus de 400 "communautés
rémanentes". Une carte fut élaborée ("rémanents de quilombo au Brésil"), publiée en
1997. Toujours en 1996 fut lancé le Projet Quilombo : Terras de Preto en partenariat
avec le CETT (Centro de Estudos sobre Território e Populações Tradicionais) - projet
CETT-Minc nº E-132/96-SG - duquel résulta l’identification - suivie par la
reconnaissance par la Fondation Palmares - des "zones rémanentes" de Riacho de
Sacutiaba et Sacutiaba (Bahia) ; Mocambo (Sergipe) ; Castainho (Pernambouc) et
Jamary dos Pretos, (Maranhão). Un second projet, inauguré en 1997 en partenariat avec
l’université fédérale d’Alagoas (projet nº 4/97 - FCP/UFAL/FUNDEPES), intitulé
"Cadastre et identification des zones de rémanents de Quilombo" est en cours de
réalisation. La banque de données a comme objectif de "systématiser les informations et
les documents écrits, visuels et sonores sur les communautés de rémanents de quilombo
et la culture noire en général, et de les diffuser auprès du public intéressé de manière
organisée et dans des délais satisfaisants", est-il précisé sur le site Internet de la
Fondation, dont nous recommandons la consultation à l’adresse suivante :
<http://www.minc.gov.br/fcp>.
40. Sur le terrain, l’impression de "découverte" était permanente. Alors qu’au Brésil, tout
groupement d’indiens avait reçu la visite de plusieurs générations d’anthropologues, les
chercheurs étaient les premiers dans leurs "communautés rémanentes". Les quilombolas
106 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

conjuguée aux influences et contraintes (réunions, séminaires, actes


politiques, processus judiciaires, etc.) du champ politique quilombola, allait
avoir des conséquences sur la nature, les méthodes et les résultats des
recherches sur les "communautés rémanentes".
Avec le recul, la question qui se pose aujourd'hui est de savoir comment
considérer analytiquement la littérature sur les "communautés rémanentes de
quilombo" provenant de ces recherches dans l’objet. Peut-on appliquer des
critères de scientificité à l’analyse de travaux qui répondaient à des directives
ministérielles et qui se définissaient surtout par la démarche volontariste
d’établir la "rémanence" de "communautés" menacées dans leur existence ?
En fonction de leur degré explicite de dépendance à l’égard de la Fondation
Palmares, il est possible d'établir une ligne de partage entre les démarches de
recherche universitaire et celles ayant "passé la ligne"41.
S’agissant de cette dernière catégorie, il est en premier lieu notable que
les expertises sur les "communautés rémanentes" étaient des "commandes"
politiques : il s’agissait de fournir des "preuves" de rémanence, selon des
critères imposés. Conformément aux exigences de la Fondation Palmares,
ces "preuves" devaient être de nature "historico-culturelle" et de "valeur
ethnographique", ce qui laissait une grande marge d’interprétation. Elles
devaient pourtant être substantielles pour être compréhensibles et recevables
auprès d’instances n’ayant aucune notion du caractère situationnel des
identités et de la nature fluctuante des frontières d’un groupe ethnique. Dans
ces conditions, il est probable que les chercheurs ont volontairement "sous-
interprété" les situations observées. Toujours est-il que l’attention
systématique que ces derniers accordent à la parenté, au "mythe des
origines", à la "culture", à l’africanité, traduit un certain substantialisme dans
l’administration de ces "preuves"42. Par ailleurs, les quinze jours impartis en
moyenne aux équipes d’anthropologues suffisaient certes à réunir des
éléments sur le caractère ethnique, historique et culturel d’une
"communauté" mais ne permettaient pas d’approfondir les observations. Par
ailleurs, en qualité d’experts dont dépendait possiblement la légalisation de
terres, les anthropologues abordaient leurs terrains avec une très lourde aura
d’omnipotence, qui contrastait avec la posture traditionnelle du chercheur sur

étaient donc en quelque sorte - et sont encore - les "nouveaux indiens" des sciences
sociales brésiliennes.
41. Daniel Pécaut avait estimé que le retour de la démocratie se traduirait par la
restauration de la dualité Peuple/ Nation comme mode d'identification et comme cadre
d'intervention des intellectuels brésiliens : "Les uns reprennent tranquillement le chemin
de l'État, s'associant à la technocratie singulièrement consolidée des années antérieures,
les autres continuent à se placer du côté des mouvements sociaux de base (…) ou du côté
des classes populaires organisées (…)". Entre la démarche d'expertise et l'engagement de
terrain au côté des populations noires rurales, le traitement socio-anthropologique de la
"rémanence de quilombo" ne vient certainement pas démentir cette remarque. Cf. Pécaut
(Daniel), Entre le Peuple et la Nation, op. cit., p. 290.
42. Cf. dans ce chapitre, "une approche dominée par des déterminismes multiples".
L’INSAISISSABLE OBJET 107

son terrain. Dire alors que les enquêtes s’en sont trouvées biaisées n’est pas
une précaution théorique mais une réalité particulièrement marquée. Enfin,
les experts mandatés étaient parfois chargés d’appliquer des directives
(portarias) dont la nature forçait très nettement leurs exécutants à abdiquer
leur qualité de scientifiques. Il y avait les opérations de démarcation des
terres quilombolas. Un groupe d’anthropologues partait dans des véhicules
tous-terrains, accompagné d’un géomètre et de quelques "anciens" de la
"communauté", chargés d’indiquer les sites des réminiscences historiques de
l’ancien quilombo. Sur ces sites mêmes, le récit des "anciens" était enregistré
comme "preuve anthropologique" tandis que le géomètre prenait les mesures
et dessinait les contours du futur "territoire quilombola"43. Il fut parfois
demandé à ces experts de dresser une liste des quilombolas et de ceux qui
devaient être considérés comme "intrus", provoquant sur place l’angoisse
panique de ceux qui n’étaient pas en position favorable au sein des rapports
de force locaux44.
Aux débuts de l'anthropologie quilombola, la ligne de partage entre cette
démarche d'expertise et la recherche à caractère scientifique n'a pas toujours
été clairement identifiée. C’est ainsi que l’on a pu voir des expertises,
réalisées dans les conditions qui viennent d’être évoquées, être reformulées
dans des publications universitaires sans qu’aucune recherche
complémentaire ne soit venue élargir le champ de l’analyse et corriger le
biais inhérent à la position d’expert. Cette critique serait ici déplacée si ce
manque d’objectivation d’une frontière de la scientificité n’avait induit de
sérieuses distorsions dans la construction de l’objet "communauté rémanente
de quilombo".

43. J’ai assisté à l’une de ces opérations de démarcation, qui s’est révélée
particulièrement riche en enseignements sur la difficulté technique et le caractère
éminemment aléatoire - et parfois fantaisiste - d’une telle entreprise. Après que fut
recueilli le récit d’un vieil homme, résidant seul au milieu des bois, celui-ci s’est enquis
de savoir si, oui ou non, il faisait "partie du quilombo". Son histoire étant celle d’une
résistance particulièrement acharnée au fazendeiro qui l’avait littéralement encerclé de
barbelés, il lui fut répondu que s’il y avait un quilombola ici, c’était bien lui. De retour
dans le véhicule qui nous transportait, un de nos accompagnateurs locaux laisse éclater
son mécontentement : il accusait le vieil homme d’être un usurpateur installé récemment
dans la région, qui aurait volé les terres de son beau-père, qui n’aurait jamais tué le
moindre jaguar (comme il s’en était prévalu) et qui serait aussi fourbe que le fazendeiro.
Enfin, précisons qu’aucun ingénieur agronome n’accompagnait l’expédition, ce qui aurait
évité à ses responsables de ne s’en tenir qu’aux critères "anthropologiques" et de
délimiter ainsi un espace sans correspondance aucune avec les zones de culture actuelles,
et n’offrant de surcroît au bétail aucune zone de retrait lors des crues du fleuve (il va de
soi que l’erreur fut corrigée).
44. Cf. chap. VIII-II. Il faut préciser que la directive de la Fondation Palmares visait
surtout à se doter des moyens légaux pour expulser des individus introduits par le
fazendeiro, impliqués dans le conflit de terre, et dont l’attitude s’était révélée
profondément néfaste (incitations à la division, menaces de mort, destruction de champs
cultivés, etc.). Les troubles que cette directive a provoqués sont donc davantage les
conséquences de ses modalités d’application que celles de son inspiration.
108 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Dans ces conditions, la circulation du scientifique vers le politico-


juridique au sein du champ politique quilombola va se faire à double sens.
Les cadres de la reconnaissance juridique (que les anthropologues ont
contribué à définir) vont devenir les cadres de l’observation scientifique,
emprisonnant l’analyse dans des attaches normatives et des grilles
analytiques résultant initialement d’un compromis entre le politique et le
juridique, l’idéal et l’objectif. Les pré-conditions instaurées pour établir la
conformité à l'objet juridique vont alors se confondre avec les paramètres
scientifiques d'appréhension du réel.

Le "territoire noir", un déterminisme

Comme c'était le cas dans les premiers travaux sur les "communautés
noires", la question de la territorialité ethnique se trouve au cœur des
expertises de "communautés rémanentes". Par polarisation avec la société
blanche, celles-ci constituent aujourd'hui des "territoires d'exclusivité noire".
Dans l’expertise devenue livre sur la "communauté rémanente" Rio das
Rãs, cette territorialité ethnique est analysée comme la condition historique
de réalisation de son "expérience communautaire". Les auteurs s’attachent à
démontrer que les terres occupées par la population n’étaient la propriété
d’aucun fazendeiro blanc. Ils en concluent qu’il s’agissait d’un "espace
d'exclusivité noire", un "territoire noir", dont il importe alors de comprendre
comment il a pu être "protégé des invasions". A cette question de la
"protection" est proposée une analyse en terme de "résistance". Les noirs qui
occupaient la région de Rio das Rãs, poursuivent les auteurs, ont pu "résister
et défendre leur territoire des tentatives d'expropriation et d'invasion, et
développer des mécanismes de sélection et d'absorption de nouveaux
membres (...)"45. En retour, confirme Souza à propos d'une autre
"communauté rémanente", Castainho (Pernambouc), la défense du territoire a
été une condition historique indispensable "pour la survie physique et
culturelle de la communauté"46. De la même manière, dans leur expertise de
Jamary dos Pretos, J. Carvalho et E. O’Dwyer définissent le "territoire noir"
comme une zone "d'autonomie locale". Dans une société paysanne raciste,
les rapports avec le monde extérieur sont essentiellement défensifs, ils
répondent à des tentatives d’agression et ont pour corrélat de renforcer

45. Carvalho (J.J) (org.), O quilombo do Rio das Rãs : histórias; tradições; lutas,
Salvador, Editora da UFBa, 1996, 270 p. (p. 141). Ce livre provient de la transformation
d’une expertise mandatée par la Fondation Palmares
46. Souza (Vânia R Fialho), Laudo antropológico da comunidade de Castainho. Recife,
Projeto Quilombos-Terra de Preto CETT /MINC, 1997 (p. 2).
L’INSAISISSABLE OBJET 109

davantage les frontières internes et les mécanismes de "contrôle du


territoire"47.
Il ne s’agit pas de mettre en cause l'idée d'une territorialité spécifique des
"communautés rémanentes", ni l’évidente relation dialectique entre les
"territoires noirs" et les "espaces blancs" au sein desquels ils sont inclus,
mais la dérive analytique de "l'autonomie" à laquelle l’observation de cette
dernière a abouti. L’attention excessive portée à la polarisation ethnique
comme constitutive de cette territorialité a conduit à négliger les modes
d’appartenance qui rattachent nécessairement les "communautés rémanentes"
à la société environnante. Le "territoire" s’en trouve déconnecté des
processus sociaux qui ont permis son appropriation et en assurent
aujourd’hui la préservation. A moins de s’en tenir à une lecture - très
réductrice - d’une résistance de tous les instants48, il devient alors impossible
de comprendre l’expérience historique et contemporaine de ces
"communautés".
En se fondant sur de solides recherches sur archives, F. Gomes relativise
l'idée que les quilombos constituaient dans le passé des espaces autonomes et
isolés. Reliés entre eux par une "toile de solidarité", les nombreux foyers de
peuplements quilombolas de la région d’Iguaçu constituaient, dit-il, un
"champ noir" ("campo negro"). Le "champ noir" est "un réseau social
complexe", qui implique des "relations diverses maintenues avec et par les
quilombos"49. En mettant en évidence des "réseaux commerciaux
clandestins", des systèmes de communication, des liens de solidarité
fonctionnant sur de très vastes espaces, Gomes fait apparaître un monde
quilombola intégré, actif. S’intéressant à la question du maintien des
quilombos au sein de la société esclavagiste, il met en évidence leur
adaptation et leur insertion dans un monde plus large fait de solidarités, mais

47. Carvalho (José Paulo Freire) et O'Dwyer (Eliane Cantarino), Laudo antropológico de
Jamary dos Pretos, Brasília, projeto quilombo/terra de preto CETT/MINC, 1997 (p.1).
Les auteurs précisent qu’ils se refusent à employer le terme de "communauté", celui-ci
n’étant pas une " référence native ", même si Jamary, disent-ils, est "conceptuellement"
une communauté. "Nous avons pu observer, pendant notre séjour, un réseau intense de
relations personnelles et d'obligations familiales, auquel tous les habitants de Jamary
étaient liés. Les habitants constituent également une communauté dans le sens
d'appartenir au même monde, ils sont motivés par des valeurs et des objectifs sociaux
communs" (p. 2).
48. Cette lecture de la "résistance" physique et culturelle rejoint l’analyse que faisait
Carneiro du quilombo de Palmares comme "phénomène de résistance contre-acculturatif"
(cf. chap. I). Cette convergence des interprétations, loin d’être fortuite, signale l’unité
analytique dans laquelle se sont trouvés englobés les quilombos du passé et les
"communautés rémanentes". L’autonomisation de l’anthropologie quilombola du champ
de la sociologie rurale est en rapport direct avec son rapprochement d’une certaine
historiographie des quilombos. Carneiro, (Édison), O Quilombo dos Palmares, op. cit.
49. Gomes (Flávio dos Santos), Histórias de Quilombolas : Mocambos e Comunidades
de Senzalas no Rio de Janeiro, século XIX, Rio de Janeiro, Archivo Nacional, 1995, 431
p. (p. 63).
110 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

aussi d’échanges économiques avec la société non-quilombola. De même,


l'analyse qui va être présentée ici montrera comment, à Rio das Rãs, la
territorialisation des habitants, loin d’être le résultat "frictionnel" d’une
confrontation des espaces sociaux, a au contraire résulté d’une dynamique
permanente d’articulation et d’ajustement avec la société environnante (cf.
chap. V).
Même si rien n’interdit de penser que l’expérience d'une "communauté",
en vertu d’une configuration socio-historique particulière, ait été
effectivement dominée par ses rapports défensifs avec le "monde extérieur",
l’approche de "l'autonomie locale" qui domine l’analyse des "communautés
rémanentes" nous semble donc réductrice du point de vue des faits50. Elle
l’est aussi d’un point de vue théorique et méthodologique.
L'accent mis sur la discontinuité de l’espace et "l'autonomie" des
"communautés rémanentes" s’est accompagné d’une approche analytique
communautariste. L’insistance des expertises sur le caractère alternatif des
"communautés rémanentes", l’usage collectif de la terre, leur respect de
l’écosystème, etc., procède de cette même vision idéale de la "communauté
protégée" qui a pu présider, dans un contexte différent, à certains travaux de
l’École de Chicago51 et qui traverse de manière générale toute l’approche

50. L’évocation d’une telle éventualité renvoie, d’emblée, à la mémoire historique du


quilombo de Palmares, largement dominée par les faits guerriers et qui ne retient de la
chronologie du quilombo que les expéditions conduites par l’armée coloniale, (qui sont
du reste quasiment les seuls faits dont les archives aient conservé la trace). L’expérience
de Palmares ayant duré environ un siècle, il est évident que celle-ci ne saurait se résumer
à une lecture de la "résistance". A ce propos, on peut regretter que dans le sérieux et
volumineux ouvrage collectif récemment consacré aux histoires quilombolas du Brésil,
aucune des cinq contributions concernant Palmares n’ait proposé une lecture plus "fluide"
des modes d’articulation du quilombo avec la société coloniale. Signalons toutefois, à
propos des quilombos de Minas Gerais, l’analyse de C. Guimarães présentant des
quilombolas engagés dans le commerce de l’or pour assurer leur survie. Toujours à
propos du Minas Gerais, D.Ramos décrit de même les "relations symbiotiques" entre
quilombolas et divers segments de la population. Guimarães (Carlos Magno),
"Mineração, quilombos e Palmares : Minas gerais no século VIII" ; Ramos, Donald : "O
quilombo e o sistema escravista em Minas Gerais do século XVIII". In Reis (João J.) et
Gomes (Flavio dos Santos) (orgs.), Liberdade por um fio : histórias dos quilombos no
Brasil. São Paulo, Companhia das Letras, 1996, 510 p. (p. 139-163 et p. 164-192).
51. Des travaux comme ceux sur la "société au coin de la rue" de Wyte, le "village
urbain" de Gans ou "Tally’s corner" de Liebow ont cherché à montrer qu’en dépit de son
formalisme, de son effet déstructurant et dépersonnalisant sur les rapports sociaux, la
société industrielle favorisait la persistance de relations primaires au sein de
communautés de quartier organisatrices d’une sociabilité de voisinage. De la même
manière, les "communautés rémanentes" sont analysées au cœur même de la
problématique sociologique de la modernité. A l’image des "communautés symbiotiques"
analysées par Park, elles sont analysées comme les réactualisations ou les persistances
d’un mode de sociabilité, dont il apparaît qu’il est non seulement compatible avec la
modernité mais qu’il permet de surcroît d’en affronter les effets pervers sur les rapports
sociaux. Rappelons que, selon Park, "toute communauté est jusqu'à un certain point une
unité culturelle indépendante, ayant ses propres modèles, sa propre conception de ce qui
L’INSAISISSABLE OBJET 111

politico-juridique de la "rémanence de quilombo". "Ce qui fait qu'elles


résistent encore aujourd'hui (les "terres de noirs") est l'usufruit commun de la
terre. Tel système (…) permet que les membres de ces divers peuplements
restent unis, vivent de manière harmonieuse, au point de dépasser leurs
possibles différences, constituant un fort maillon de résistance (…)52. Les
"communautés noires" "respectent l'environnement dans la mesure du
possible, condition essentielle pour l'équilibre du système biologique
existant"53. Il est inutile de s’attarder sur la critique de cet idéal
communautaire. Danilo Martuccelli en résume bien à la fois l'esprit et le
contenu : "La conscience historique de la distance de la modernité d’avec ce
qui l’a précédée ne se marque nulle part mieux que dans l’invention, par des
sociologues à la lisière de la modernité, de l’idée de communauté comme un
monde total et harmonieux. Celle-ci - mais qui en doute encore ? -, n’a
jamais existé"54.
A l’idéal communautaire quilombola s'ajoute un communautarisme
méthodologique reposant, il nous semble, sur de forts présupposés. Ainsi, le
fait que des paysans noirs occupent un même espace géographique est
suffisant pour conclure à l'existence d'une territorialité communautaire. Il ne
s’agit pas de dire qu’une telle conception est nécessairement abusive, mais
qu’une association aussi catégorique entre "espace" et "territoire" devrait
procéder d’une démarche d'objectivation, et non pas la précéder ou s’y
substituer. Comme le remarquent fort justement Welman et Leighton à
propos de certaines études sur des quartiers urbains et autres "coins de rue",
"assimiler un quartier à un cadre pour les liens intra-communautaires, c'est
tenir pour acquis a priori le pouvoir organisateur de l'espace"55. Il sera

est convenable, bienséant et digne de respect". Park (Robert. E.), "La ville comme
laboratoire social", in Grafmeyer (Yves) et Joseph (Isaac) (sous la direction de), L'Ecole
de Chicago. Naissance de l'écologie urbaine, Paris, Aubier/Editions du Champ Urbain,
1990 (1re éd., 1929), (p. 176). Whyte (W.F.), Street Corner Society, the social structure of
an Italian slum, Chicago, University of Chicago Press, 1943, p. 284. Gans (H.J.), The
Urban villagers : group and class in the life of Italian-Americans, New York, Free Press,
London, Collier-Macmillan, 1966, p. 367. Liebow (E.), Tally’s Corner, Boston, Little
Brown, 1967. Park (R.), "Human Ecology", American Journal of Sociology, 42 (July),
1936, p. 1-15.
52. Arruti, M., (1997), op. cit., p. 23.
53. Cruz (José Magno), "Comunidades negras rurais do Maranhão : a histórica resistência
de um povo", Proposta n° 51, novembro 1991, p. 13-17.
54. Martuccelli, Danilo, Sociologies de la modernité. Paris, Gallimard, 1999, p. 709, (p.
13).
55. Wellman (Barry) et Leighton (Barry), "Réseau, Quartier et Communauté", Urban
Affairs Quarterly, vol. 14, n° 3, p. 111-133. C’était précisément, rappelons-le, un des
acquis de la sociologie rurale brésilienne que cette notion de "quartier rural " construite
non pas en référence à un espace figé, mais à partir des interactions constitutives de
l’espace social. Nous prenons acte de la remarque de Bandeira sur la sédentarité des noirs
de Vila Bela, par opposition à la mobilité traditionnelle de la paysannerie brésilienne.
Toutefois, la caractéristique "ethnique" du groupe n’est pas suffisante pour expliquer la
permanence de la "communauté". Richard Price a montré, par exemple, que la
112 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

montré que la territorialisation de Rio das Rãs procède d'une succession et


pluralité de modes d’occupation d’un même espace. La structuration
effective de cet espace comme un territoire collectif ou "communautaire"
n’est que le résultat de dynamiques relationnelles relativement récentes (cf.
chap. V).
De la même manière, il faut remarquer l’absence d’objectivation des
"communautés rémanentes" comme des groupes qu’il importerait d'identifier
sociologiquement. Aucune expertise, à notre connaissance, ne pose la
question de savoir dans quelle mesure l’ensemble des relations sociales à
l’intérieur du "territoire" est effectivement "communautaire", ou s’il n’existe
pas également d’autres types de rapports sociaux, économiques, politiques,
qui ne relèvent pas d’une logique de la "solidarité mécanique". De
nombreuses relations de voisinage ne créent pas nécessairement des
"communautés distinctes". Elles peuvent revêtir la forme de réseaux dont
l’étendue ne correspond pas nécessairement aux frontières de la
"communauté". Précisément, au sein de l’actuel "territoire quilombola" de
Rio das Rãs, des foyers résidentiels distincts ont coexisté pendant plusieurs
générations, sans pour autant que l’espace global formé par ces foyers ait été
investi d’une densité sociale supérieure aux rapports de voisinage qui les
réunissaient épisodiquement (cf. chap. V).
Enfin, il est vrai, la plupart des travaux montrent que les "communautés"
regroupent plusieurs foyers de peuplement éparpillés sur ce qui est identifié
comme le "territoire" : c’est le cas des Kalungas, de Trombetas, Frechal ou
encore Rio das Rãs56. Cependant, dans ces études respectives, la question
n’est pas posée de savoir dans quelle mesure tous les liens communautaires
sont effectivement "contenus" dans ce territoire élargi, ou s’ils ne
s’organisent pas aussi en des réseaux plus larges, au sein d’un espace social
plus ample et moins déterminé. Willems a bien montré que la "communauté"
ne se limitait pas aux frontières internes de Cunha. La notion de "quartier
rural" reprise par Queiroz reposait sur cette observation que les rapports de
solidarité et le sentiment d’appartenance s’étendaient à un espace élargi de
sociabilité. Prenant le "territoire" comme un "contenant" a priori,
l’anthropologie des "communautés rémanentes" ne cherche pas à savoir s’il
n’existe pas d’autres "communautés" voisines, noires ou pas, avec lesquelles
existeraient des réseaux relationnels. Si les auteurs du livre sur Rio das Rãs
avaient étendu leurs recherches au-delà du "territoire" de la "communauté",
ils auraient découvert que, dans un rayon de 10 kilomètres, existaient de
nombreuses autres "communautés noires" entretenant depuis l’origine de
multiples relations avec les familles "quilombolas" (cf. chap.V). Peut-être

sédentarisation des Saramakas était liée à des traités que ces derniers étaient parvenus à
obtenir et qui leur définissent des zones de plein droit. Auparavant, la territorialisation
saramaka se définissait surtout par la mobilité permanente des foyers de peuplement.
Bandeira (Maria de Lourdes), 1988, op. cit. Price (Richard), Les premiers Temps, la
conception de l'histoire des Marrons saramakas, Seuil, 1994 (1re éd., 1983), 279 p.
56. Soares (A.), op. cit ; Carvalho (J.) et Zambrotti (D.), op. cit.
L’INSAISISSABLE OBJET 113

auraient-ils alors nuancé leur appréciation du "territoire" comme espace


autonome.
En résumé, nous observons que cette idée "d’exclusivité" du territoire noir
se décline dans un triple déterminisme. Celui d’une exclusivité "spatiale",
c’est-à-dire d’un espace discontinu constituant une "enclave" isolée au sein
de l’espace national. Celui d’une exclusivité "sociale", selon laquelle le
territoire concentre l’essentiel des relations sociales de ses membres. Enfin,
celui d’une exclusivité "analytique", déterminisme qui conduit à postuler
"l’originalité" de l’objet et à le détacher ainsi d’autres univers sociologiques
pourtant pertinents.

Le déterminisme ethnique

L’idée de "communauté" est inséparable de celle de "groupe ethnique".


Toutes deux se combinent dans l’idée que les populations rémanentes
constituent des "communautés ethniques" ou "ethniquement différenciées".
Au cours de cet amalgame, les rapports sont mal définis entre une approche
"primordialiste" du groupe ethnique et une approche relationnelle de
l’ethnicité, empêchant une réelle objectivation de l’objet.
Des critères objectifs sont invoqués pour attester du caractère ethnique
des "communautés étudiées". En premier lieu, leur négritude, dont il est
rappelé qu’elle contraste singulièrement avec le métissage généralisé de la
paysannerie brésilienne57. Ce trait distinctif est rappelé dans la dénomination
même des populations quilombolas : il s’agit des "negros das Rãs", des
"negros de Trombetas", des "negros de Barra do Bananal", des "negros de
Rio de Contas", etc58. La négritude est présentée comme un élément
permettant d'objectiver l’existence de "groupes ethniques" quilombolas.
Au critère de la "race" s’ajoutent d’autres éléments distinctifs : "au-delà
de la couleur et des terres communes, la parenté et le compagnonnage, la

57. Face au lieu commun d’un Nordeste rural très largement métissé, il s’agit là d’une
caractéristique présentée comme tout à fait distinctive. Dans ses "Sertões", Euclides da
Cunha décrit le rôle "d'unificateur ethnique" qu’a joué le fleuve Sao Francisco dans le
peuplement des terres intérieures du Nordeste. Ces premiers sertanejos sont restés dans
ces terres "complètement isolés du reste du Brésil et du monde", explique-t-il (cf. chap.
IV), et de cet isolement est née une population qui se caractérise par son métissage
généralisé. Cunha (Euclides da), Hautes Terres : la guerre de Canudos, Paris, Métailié,
1997 (1re éd., 1902), 528 p. (p. 88). Il s’agit d’une idée aujourd’hui tellement répandue
au Brésil, y compris dans les sciences sociales, que l’existence de populations
exclusivement noires dans les terres arides du Nordeste est apparue à beaucoup comme
chose impossible. J’ai dû montrer des photographies à plusieurs reprises, pour convaincre
certains chercheurs qu’il existait des localités rurales dont la population n’était pas
métissée.
58. Il faut préciser que "Negros das Rãs" n’est pas, à notre connaissance, une catégorie
d’auto-définition.
114 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

mémoire, la structure rituelle et l'image qu'ils ont d'eux-mêmes « les


habitants de Mucambo » (…) font d'eux un « groupe » au sens fort du
terme"59. Andrade caractérise la communauté de Trombetas à partir des
éléments suivants : "la race, des ancêtres communs (qui implique des aspects
de consanguinité, de même que l'histoire de résistance des ancêtres
Quilombolas) et une culture commune (qui privilégie une manière spécifique
d'exploiter les terres, conquises par leurs ancêtres Quilombolas, d'une
manière collective et non-destructrice)"60.
Des travaux de Mercier montrant la nécessité d’englober l’ethnie dans un
ensemble de cadres plus généraux61 aux textes "déconstructeurs" de J. L.
Amselle, sans oublier l’approche relationnelle et dynamique de Barth sur les
frontières de l’identité ethnique, le "groupe ethnique" identifié sur la base de
critères objectifs a été l’objet d’un faisceau d’analyses critiques dont les
acquis sont aujourd’hui indiscutables. S’agissant de l’objet, Amselle a
montré comment des "ethnies" avaient pu être créées sans fondement
historico-culturel, avec comme seule fonction le maintien de la paix
coloniale62. S’agissant de la démarche, et à l’exception près du langage,
Barth reprend très exactement les catégories invoquées à propos des
"communautés rémanentes", à savoir la "race", la "culture", "la société", dans
la construction d’un "type idéal" du groupe ethnique qu’il entreprend aussitôt
de déconstruire. Une telle formulation, dit-il, "implique une vue préconçue
de ce que sont les facteurs significatifs dans la genèse, la structure et la
fonction de tels groupes"63.

59. Arruti (J.Mauricio), Laudo antropológico do Mocambo de Porto da Folha, Projeto


Quilombo/ Terra de Preto, janeiro de 1997 (23).
60. Andrade (Lúcia M.M.), The quilombos of the Trombetas river basin : brief history,
São Paulo, Pro-Indian Commission, 1993, 15 p. (p.3).
61. Mercier (Paul), Tradition, changement, histoire. Les "Somba" du Dahomey
septentrional, Paris, Anthropos, 1968, 539 p.
62. Même si, à plusieurs reprises, Amselle relativise par la suite cette idée de l’ethnie
comme simple création coloniale. S’agissant notamment de la rappropriation des
catégories ethniques coloniales par les populations locales, il note : "La rappropriation ne
peut donc s’effectuer sur une tabula rasa : il faut en effet supposer l’existence d’un
support possédant en gros les mêmes caractéristiques que les éléments qui viennent
s’ajouter à l’édifice pour que la greffe prenne". Amselle (Jean-Loup) et M’Bokolo
(Elikia), "Préface à la seconde édition : au cœur de l’ethnie revisité", in Au cœur de
l’ethnie : ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1999 (1985), 227 p.
(p. V).
63. Barth (Frederik), Ethnic groups and boundaries. The social organization of culture
difference, Oslo, Universitats Forlaget, 1969, p. 153. S’agissant de la démarche, la même
critique a été formulée avec plus de virulence par Amselle, à l’encontre de ceux qui font
"entrer avec beaucoup de peine les réalités étudiées dans les concepts de « mode de
production » et de « formation sociale ». Est-ce qu’une telle démarche ne consiste pas
souvent à plaquer imprudemment sur une histoire inconnue ou méconnue des notions
fétiches ?". Amselle (J. L.), "Sur l’objet de l’anthropologie", Cahiers Internationaux de
Sociologie, vol. LVI, p. 91-114.
L’INSAISISSABLE OBJET 115

Cette critique d'un certain substantialisme ne s’applique toutefois que


partiellement aux travaux sur les "communautés rémanentes". Sur le plan
méthodologique, il est indiscutable que ces travaux ont procédé de
"l’apriorisme" dénoncé par Amselle. Le "territoire", la "parenté", la
"structure rituelle", "l'univers mythique" définissent bien un ensemble
d’attributs fondamentaux a priori parce que non objectivés, qui cantonne
l’analyse des "communautés rémanentes" à la vérification empirique de la
présence de ces attributs64. Sur le plan épistémologique, la conception de
"l'ethnique" est moins d’inspiration africaniste65 qu’issue d’une tradition
anthropologique indigéniste dont la marque est particulièrement forte au
Brésil. A bien des égards, il semble que la démarche d’objectivation des
"communautés rémanentes" ait procédé d’une transcription des catégories
analytiques des "communautés indiennes", lesquelles se prêtent par ailleurs
aussi bien aux critiques de Barth et Amselle66.
Si, d'un côté, on retrouve dans l’anthropologie des "communautés
rémanentes" les travers méthodologiques et théoriques qui ont abouti à une
approche "substantialiste" du groupe ethnique, de l'autre, les experts
s’accordent à penser que la "rémanence de quilombo", loin de reposer sur des
éléments historiques et culturels "statiques et génériques", est au contraire

64. La démarche transparaît bien dans les écrits, qui présentent sur ce point une
remarquable homogénéité : on retrouve divisée en chapitres toute la charpente analytique
pré-constituée par l’ensemble des attributs évoqués.
65. Le lien avec l’Afrique tribale sera quand même l’objet de recherches énergiques et
d’invocations incessantes. De nombreux auteurs d’expertises se prêtent à des conjectures
quant à "l'origine ethnique" des quilombolas étudiés. Il s’agit de déchiffrer l’Afrique qui
sommeille dans les syncrétismes afin d’établir l’origine nâgo, bantou ou Yoruba des
populations quilombolas. Chaque transformation locale de la syntaxe portugaise, chaque
préparation médicinale "traditionnelle " constituent autant d’indices versés au dossier
d’une africanité qui fait l’objet d’une attention ethnographique quasi obsessive. Dans
l’ouvrage de Carvalho sur Rio das Ras, il est affirmé à plusieurs reprises que la
population est descendante de noirs nagôs, et les auteurs suggèrent que les pratiques
spirites de la communauté pourraient être des formes d’actualisation du lien avec leurs
origines tribales (Carvalho et Zambrotti, op. cit., p. 123, 196). Bandeira insiste à plusieurs
reprises sur la fête du Congo de São Benedito, "moment d'exclusivité" et "d'orgueil
ethnique" (Bandeira, 1990, op. cit., p. 19). Messeder et Martins expliquent l’importance
de la danse du bendengo pour les communautés de Rio de Contas "qui ressemble
beaucoup au « bendengué », catalogué par Cascudo comme un type de jeu réalisé
initialement par des noirs natifs de la Costa de Mina" (Messeder et Martins, op. cit., p.
43). La "langue africaine" de la communauté de Cafundo a fait l’objet d’innombrables
spéculations quant à l’origine ethnique de ses habitants (Vogt et Fry, op. cit.).
66. La filiation de la question des "communautés rémanentes" avec les problématiques
indigénistes ne s’arrête d’ailleurs pas à un simple emprunt théorique. Le traitement
politique de ces "communautés" comme entités culturelles, les techniques d’identification
des "territoires", l’insistance sur la préservation du patrimoine qu’elles représentent, le
rôle actif joué par la Commission Pro-Indio dans la reconnaissance de certaines
"communautés noires" constituent autant d’éléments révélant une forte continuité
idéologique et politique.
116 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

"une catégorie d’auto-attribution, sociologiquement construite"67, elle est


relationnelle et "situationnelle". En accord avec Barth, la distinction apparaît
bien entre "race" et "identité ethnique", rappelant que la seconde est liée à la
mobilisation des subjectivités quilombolas dans le contexte de conflits
fonciers, et non à un simple critère classificatoire. En accord avec G. de Vos,
pour qui l’ethnicité "est déterminée par ce qu'une personne ressent d'elle-
même et non par l'observation de son comportement"68, l’ethnicité
quilombola est dynamique et subjective ; elle est construite par
"l'autodéfinition", "la conscience de constituer une parcelle différenciée de la
société", "l'identité affirmative", la "conscience d'une communauté de
parenté", "l'émergence comme groupe politique", etc.
Deux approches se trouvent donc en présence au sein d’un même objet :
l’une, "substantialiste", repose sur un certain nombre de critères tangibles
renvoyant à l’essence de ce "qu’est" un groupe ethnique. L’autre est
"situationnelle", elle se rapporte à la logique spécifique de mobilisation d’un
groupe pris dans un contexte d’interactions. Loin de se révéler à leurs
contradictions, ces deux définitions coexistent et se confondent dans un va-
et-vient déductif, qui emprisonne l’objet dans un cercle analytique à
l’intérieur duquel il ne peut être objectivé.
Dans une perspective historique des rapports entre blancs et noirs au sein
de la société esclavagiste, Bandeira explique d’abord comment les autorités
coloniales usaient de la "diversité de l'origine ethnique" et "évitaient la
concentration d'esclaves de même ethnie". Les noirs, dit-elle, ont ainsi été
empêchés de "s'approprier leurs diversités ethniques entre eux". C’est cette
imposition de la neutralité qui aurait caractérisé le "mode de production de
l'historicité du contact ethnique entre noirs et blancs". Au cours de son
analyse, Bandeira déplace la frontière du "contact ethnique", délimitant à
l’origine des ethnies africaines différenciées, puis des groupes dont on a
"neutralisé" l’appartenance ethnique, mais dont les contacts avec les "blancs"
sont néanmoins qualifiés "d’ethniques". La "race" est ainsi posée comme le
critère organisateur des rapports ethniques69.
Dans un deuxième temps, Bandeira s’intéresse à "l'ethnicité et la
résistance" des "communautés noires" comme des réactions à ces
mécanismes historiques de suppression des identités ethniques. "Ethnique"
devient alors une notion dynamique et relationnelle : les "communautés" "se
constituent" en groupes ethniques, qui sont des "formes historiques
d’organisation". "L’identité ethnique se définit comme instrument d’auto-
identification de la communauté", précise encore Bandeira, qui s’efforce de
montrer comment, à l’origine, l’appropriation collective de terres inoccupées

67. Souza (Vânia), op. cit., p. 22.


68. De Vos (George), "Ethnic Pluralism : Conflict and Accomodation". In de Vos
(George) et Romanucci-Ross (Lola) (orgs.), Ethnic Identity : Cultural Continuities and
Change. Mayfield Publishing Company, 1975, 395 p. (p. 17).
69. Bandeira, (1990), op. cit., p. 10-11.
L’INSAISISSABLE OBJET 117

a permis ensuite aux communautés noires rurales de "construire leur


territorialité ethnique", "au contraire du mode d'intégration sociale,
socialement significatif des autres noirs dans la société régionale".
"Ethnique" ne qualifie donc plus, comme précédemment, l’ensemble des
rapports entre "noirs" et "blancs". Bandeira distingue désormais les
"communautés", seuls véritables "groupes ethniques", des "autres noirs" qui
n’ont d’expérience que celle de la "convivialité raciale totale"70.
Enfin, la conclusion de Bandeira laisse le lecteur dans l’équivoque. En
s’intéressant à l’interaction des "communautés noires" avec la société
blanche, elle revient à une approche essentialiste du groupe ethnique, dans
laquelle cette dimension relationnelle qu’elle avait observée à propos de leur
formation est même explicitement évacuée. En se fondant sur l’expérience
spécifique de Vila Bela, dont l’histoire, comme elle le rappelle71, est rythmée
par la "sortie" et le "retour" des blancs, voici ce qu’elle conclut : "En utilisant
ces expressions qui me paraissent significatives, la trajectoire des
communautés noires rurales peut être schématiquement reconstituée dans les
termes suivants : les blancs s'en vont - les noirs constituent des communautés
ethniques - les blancs reviennent - les communautés ethniques de noirs
entrent en dissolution"72. En d’autres termes, le groupe ethnique auquel elle
se réfère n’existerait qu’en l’absence d’une situation d’interaction avec un
groupe qui ne présenterait pas les mêmes caractéristiques "ethniques". Il
s’agit là, d’une part, d’une approche exactement contraire à la définition
relationnelle du groupe ethnique proposée précédemment ; d’autre part,
Bandeira réintroduit le critère "racial" comme condition objective
déterminant "l'existence" d’un groupe ethnique : dans le schéma proposé, ce
sont bien les "blancs" qui provoquent la dissolution ethnique des "noirs".
Bandeira revient ainsi à son modèle explicatif initial de la dissolution des
ethnies africaines. Il s’agirait bien de groupes "ethniquement différenciés",
parce qu’ils ne présentent pas la même "composition ethnique"73 que les
populations voisines.

70. Bandeira (1990), op. cit., p. 19-22.


71. Bandeira se fonde ici sur son ouvrage monographique Território Negro em Espaço
Branco, à propos de cette même communauté de Vila Bela, dont il a été question
précédemment. Bandeira (1988), op. cit.
72. Bandeira, (1990), op. cit., p. 21.
73. Nous n’ignorons pas l’influence de la sociologie américaine qui tend à confondre
"ethnic" et "race" dans une même approche très euphémique des relations raciales. Cette
"ethnicisation" de la "race" - et par extension des appartenances nationales - est aussi
largement présente dans la société américaine elle-même. Désormais, dans certains
formulaires d’identification, on indique sa "race" et son origine à la rubrique "ethnicité".
En France, dans une chaîne nationale de supermarché, on achète "tacos", lait de coco et
autres vinho verde portugais au rayon "ethnique"… Il reste la mise en garde de Claude
Lévi-Strauss : "Mais le pêché originel de l'anthropologie consiste dans la confusion entre
la notion purement biologique de race (…) et les productions sociologiques et
psychologiques des cultures humaines", Lévi-Strauss (Claude), Race et histoire, Paris,
Denoël, 1987 (1re éd., 1952), 127 p., (p. 10).
118 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Cette double approche de l’ethnique, "substantialiste" et "situationnelle",


entraîne une confusion des démarches. Ainsi, même si l’ethnicité quilombola
est bien analysée comme le résultat d’une mobilisation, elle reste le fait d’un
groupe dont la nature et l’existence reposent sur des critères qui ne sont pas
"emic" mais proviennent de catégories "plaquées"74. L’ethnicité, au contact
du groupe ethnique, se "solidifie". Ainsi, selon Gusmão, les "communautés
rémanentes" "considèrent" la terre comme un patrimoine commun en raison
"de facteurs ethniques, de la logique endogame, du mariage préférentiel, des
règles de successions et autres dispositions"75. Le fait éminemment subjectif
de "considérer" est expliqué à partir de "facteurs" extérieurs au groupe en
question. Ce n’est certainement pas la "logique endogame" et le "mariage
préférentiel" qui font que la terre est considérée comme patrimoine commun.
Peut-être l’idéologie de la parenté, sous réserve de démonstration. Il devient
impossible de s’interroger sur les formes de la mobilisation du groupe, qui
est, elle, bien réelle. Les conflits fonciers deviennent des conflits ethniques
ou "ethnicistes", les revendications de terres, analysées par ailleurs comme
des des mobilisations paysannes, deviennent elles aussi ethniques. Ethniques
enfin les stratégies d’affirmation de terres collectives, que d’autres ont
pourtant observées à propos de groupes paysans indifférenciés.76
Symétriquement, en invoquant l’ethnicité quilombola et les contextes
dynamiques au sein desquels elle est mobilisée, les apparences de la
subjectivité sont données aux attributs qui étaient initialement des catégories
analytiques. Les attributs "plaqués" deviennent "situationnels", les
"conditions objectives" se trouvent mobilisées par les quilombolas. Ainsi, la
"conscience d'une origine commune" qui faisait partie des attributs du
groupe ethnique "type idéal" devient la frontière "auto-identifiée" de
l’ethnicité quilombola, sans que ni l’existence d’une telle conscience, ni sa
mobilisation au sein des conflits fonciers aient été montrées. Il est
symptomatique que dans leur expertise sur Jamary dos Pretos ("Jamary des
Noirs"), Carvalho et O’Dwyer expliquent dès l’introduction que "des noirs"
est "une forme de qualification ethnique" : "Le peuplement de Jamary reçoit
le suffixe de Pretos dans sa désignation, ce qui révèle une appartenance
ethnique et configure une identité qui se manifeste par le contrôle du
territoire et l’autonomie locale"77. L’onomastique des terres intérieures du
Nordeste révèle une multitude de "Pau Preto", "Mucambo", "calderão" et
autres lieux "de negros" sans qu’une population noire y soit
systématiquement rattachée. Le suffixe "dos pretos" renvoie sans doute à une
réalité socio-historique qu’on doit objectiver avant de s’interroger sur sa
nature ethnique éventuelle.

74. Nous nous associons sur ce point à la critique d’Amselle à propos des travaux de
Barth, qui "tout en situant la frontière au centre de sa démarche, laisse intacts les groupes
qui la traversent", Amselle (1999), op. cit., p. VII.
75. Gusmão, N.M. Mendes, op. cit., p. 31.
76. Cf. Godoi (Pietrafesa de), op. cit.
77. Carvalho (José Paulo Freire) et O’Dwyer (Eliane Cantarino), op. cit., p. 3.
L’INSAISISSABLE OBJET 119

L’autonomisation de la réflexion sur les "communauté rémanente" s’est


faite au prix d’une approche postulant l’autonomie de l’objet. L’analyse
d’une discontinuité de l’espace et des formes sociales des groupes considérés
procède d’une lecture de la distinction, qui est supposée rendre compte de la
différence "ethnique" des "communautés rémanentes", mais qui traduit sans
doute aussi la volonté des experts d'ériger ces dernières en "nouveaux
terrains" de l’anthropologie brésilienne.
Précisément, s’agissant de ces nouveaux terrains, et de la question de
l’ethnicité qui y est presque systématiquement associée, Chapman remarque
leur propension à entraîner les chercheurs "rapidement dans de nombreux
domaines de controverses politiques, où les intérêts intellectuels peuvent se
trouver facilement congruents avec les médias et les préoccupations
politiques"78. Cette "propension à l'entraînement" s’est à l’évidence exercée à
propos des "communautés rémanentes".
Toutefois, ce n’est pas la "congruence" en elle-même des sensibilités
scientifiques et politiques qui a été génératrice des déterminismes dont il a ici
été question, mais l’absence d’une frontière nette délimitant les "domaines"
qu’elle mettait en relation. La plupart des travaux publiés sur les
"communautés rémanentes" témoignent de la "porosité" de la ligne de
"passage" d'une logique à une autre, de la recherche à l'expertise tutélaire.
Quant aux conséquences de cette porosité, comment ne pas voir que le
déterminisme du "territoire" qui domine l’analyse des "communautés
rémanentes" est lié à ce que l’enjeu de l’expertise soit précisément le
territoire ? A Rio das Rãs, les marques anthropologiques identifiées pour la
démarcation des terres ont suivi exactement les frontières du conflit de terre.
Toutes les terres historiquement associées aux familles de Rio das Rãs n’ont
pas été incluses dans le futur " territoire quilombola", soit parce qu’elles
s’étendaient au-delà des limites de l’actuelle fazenda Rio das Rãs, soit parce
qu’elles étaient dorénavant rattachées à la fazenda Batalinha dont le
propriétaire tolérait les "occupants". Cette réalité d’une part relativise
l’omnipotence du critère anthropologique par rapport à l’identification des
"communautés rémanentes" et d’autre part signale l’erreur de réduire le cadre
analytique au cadre physique du conflit. De la recherche à l’expertise, il n’y a
pas qu’une différence de démarche, il y a aussi une différence d’objet.
Comment ne pas voir que l’accent sur le "groupe ethnique", l’africanité, la
"culture quilombola", correspondent aux attentes du Ministère (pour qui
l’anthropologie est une science exotique), qui souhaite que les
anthropologues découvrent et exhument de nouveaux "lieux de mémoire" ?
Le caractère exotique et substantiel des "caractéristiques" découvertes dans
les "communautés rémanentes" témoigne surtout du souci de leur mise en

78. Chapman (M.), "Introduction", in. Chapman (M.), Mc. Donald (M.) et Tonkin (E),
History and ethnicity, London et New-York, ASA Monoghraphs 27, Routledge, 1989,
270 p., (p. 10).
120 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

correspondance avec une certaine imagerie quilombola79. De plus, il faut


observer l’ambiguïté de cette posture, avec l’insistance des mêmes experts
sur une ethnicité "situationnelle", moderne. L’appel à "rompre avec
l’historicité", laquelle consiste à ne considérer les "communautés
rémanentes" que du point de vue de leur lien organique avec le passé
esclavagiste, restera sans effet auprès des archivistes de la mémoire. En
revanche, il résonnera en écho aux attentes politiques de ceux qui cherchent à
élargir le cadre d’application du Titre 68. Nous constatons que ce rejet de
"l’historicité" s’accommode bien de l'absence notable d'objectivation de
l'histoire des "groupes ethniques" considérés. Rejeter le critère historiciste de
la fuite de l'esclavage pour identifier les "communautés rémanentes" est une
chose, ne pas s'interroger sur les processus historiques sur lesquels se
greffent les mobilisations quilombolas actuelles en est une autre. Entre une
approche de l'ethnique nourrie des clichés de l'exotisme et une approche de
l'ethnicité surnageant à la surface du présent, les "vrais Nègres marrons en
chair et en os " évoqués par R. Price80, comme il en existe très probablement
au Brésil, perdent, comme l'aurait regretté Marcel Mauss, toute leur "saveur"
sociologique et restent maintenus dans leur "invisibilité".
Enfin, comment ne pas voir que l’autonomisation de l’objet par rapport au
champ des sciences sociales a correspondu à l’entrée des "découvreurs" dans
le champ politique quilombola ? Au lieu d’invoquer, comme Chapman, la
"congruence" entre les intérêts intellectuels et les préoccupations politiques
au sein de ces "nouveaux terrains" que constituent les "communautés
rémanentes", ne serait-ce pas plus juste de constater et d’objectiver "l'effet de
congruence" ou "effet de champ" du champ politique quilombola ?

Conclusion : les chemins incertains de l’objectivation

L'objectivation d'une question des "communautés rémanentes" était


l'objectif de cette première partie. Il ne fut que partiellement tenu, tant il
devint manifeste que cette question se définissait moins par l'objet qu'elle
posait que par rapport à l'espace relationnel au sein duquel il était construit.
Si, au terme de cette analyse, il apparaît que l'objet est flou - il n'a pas été
possible de dire ce qu'était une "communauté rémanente" -, c'est parce que,
comme nous l'avons vu, il mobilise un champ politique reposant sur un
principe de fluidité. Le fait qu'aujourd'hui encore, le Titre 68 ne soit toujours
pas réglementé témoigne de ce que, s'agissant de la "rémanence de
quilombo", l'irrésolution est fonctionnelle. Elle structure et entretien un

79. Il est symptomatique qu’un représentant de l’ABA (Association Brésilienne


d’Anthropologie) se soit présenté comme le "traducteur" entre les cultures quilombolas
et nationales (cf. chap. II).
80. Price (R.), Introduction à l’édition française, op. cit., p. 1.
L’INSAISISSABLE OBJET 121

"champ des possibles" à l'intérieur duquel des objectifs très hétérogènes


peuvent être poursuivis simultanément sans s'exclure réciproquement.
Nous avons vu que pour être opératoire, cette logique de la fluidité
politique reposait sur une dénomination commune minimale - un "intérêt
quilombola" -, résultant d'un principe général de compromission. Les
militants auraient été hors-champ s'ils avaient insisté sur la reconnaissance
des quilombos urbains, de même que les anthropologues, s'ils avaient réduit
l'idée de "rémanence" au principe sociologique de la relativité
"situationnelle". Dans le premier cas, tout ne pouvait pas être "rémanent"
pour que l'offre politique ait une application, dans le second, il fallait bien
que la "rémanence" soit "quelque chose" pour qu'elle ait un destinataire.
L'analyse de la littérature sociologique sur les "communautés" a alors
montré que le compromis, comme principe relationnel, n'a pas été sans
incidence sur la manière dont chaque acteur intégré dans le champ politique
quilombola a ensuite construit sa propre approche de la "rémanence". "L'effet
de champ" fut centripète ; il généra une "congruence" de sens. Les
chercheurs-experts tendirent à confondre la "rémanence", produit d'un
compromis politico-juridique, avec la "rémanence", résultat de leurs
observations. Les "communautés" prirent sociologiquement sens et forme à
l'image de leur réalité politique : "territoire", "groupe ethnique", "quilombo"
furent alors observés en substance.
Il faut dire que si la question des "communautés rémanentes" paraît
résister à l’objectivation, les groupes de paysans noirs semblent s’y offrir,
tant la réalité sociale qu'ils présentent paraît tangible et immédiatement
observable. Il est vrai que du champ politique quilombola au "terrain", le
contraste est absolu. A la jungle des réseaux urbains s’oppose le cadre
sécurisant d’un village. Au "champ politique" n'offrant qu'une réalité
conceptuelle s’opposent des espaces balisés par le quotidien. Au caractère
conflictuel et fluctuant des logiques urbaines s’oppose la régularité de
relations de proximité. Aux spéculations sur l'histoire générale des quilombos
s'oppose le caractère immédiat du témoignage. Enfin, à une recherche
chaotique, interpellée dans ses paradigmes et ses outils par des
configurations sociales instables s’oppose une démarche ethnologique
infiniment plus balisée et sécurisante. Du moins, tels avaient pu être les a
priori, avec lesquels, quittant la scène agitée des débats urbains, j'avais
abordé le "terrain".
Pourtant, dès les premiers jours de mon installation à Rio das Rãs, il
devint manifeste que le champ politique quilombola était dans le terrain. Sur
place, il y avait l'élite locale, en contact permanent avec les acteurs urbains et
très au fait de leurs motivations. Il y avait également les partenaires
"d'intervention", à savoir les membres des diverses entités "accompagnant la
lutte". Il fallait enfin accueillir épisodiquement des représentants de toutes les
constellations du champ politique quilombola : journalistes en reportage,
universitaires, juristes, politiques, etc. Dans un tel contexte, toute prétention
d’extériorité était irréaliste et aurait rendues aléatoires les conditions même
122 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

de réalisation de la recherche. D'une part, rappelons que présenté par une


"entité" impliquée dans la défense de la "communauté", je fus d'emblée perçu
comme quelqu'un venant "prêter main-forte" ("dar uma força"). D'autre part,
les fréquentes demandes de légitimation et de participation étaient là pour
rappeler que l'accès à l'information était conditionné à une certaine
coopération81. Il fallait "négocier l'accès au terrain"82 et, comme le résume B.
Albert à propos de son expérience amazonienne, dans de telles conditions,
l'implication n'est plus un choix mais une dimension constitutive et explicite
de la relation ethnographique83.
De plus, et surtout, la population de Rio das Rãs n'a pas manqué de faire
montre de sa pleine appartenance au champ politique quilombola. Elle aussi
a construit son approche de la "rémanence", à partir d'enjeux qui lui étaient
propres, et qu'une certaine élite s'est fait fort de promouvoir (cf. chap. VIII).
Les entités et les pouvoirs publics qui ont tenté de faire de la "communauté"
le lieu de concrétisation de leurs projections politiques l'ont appris à leurs
dépends (cf. chap. IX). De plus, l'élite politique de Rio das Rãs a
parfaitement identifié les enjeux gravitant autour du fait de se dire
"rémanents de quilombo". Rompue au dialogue avec les acteurs les plus
divers, et soumise plus que tout autre à la logique du compromis - la
légalisation des terres dépendait de la reconnaissance de la "communauté" -,
elle a appris à présenter une image quilombola légitimant sa pleine
appartenance au champ politique et surtout, son droit à la propriété.
La question des "communautés rémanentes", on le comprend alors, ne
mobilise pas d'un côté des acteurs et de l'autre des sujets, un contexte urbain
et un "terrain", une offre politique et des demandes sociales, des
représentations urbaines et une "réalité locale", etc. Quelle que soit l'échelle à
laquelle elle se pose, elle est traversée par une continuité dialectique au sein
d'un seul et même champ politique et requiert alors la plus stricte continuité
analytique. Du séminaire de Brasília à la "communauté" Rio das Rãs, la
même démarche d'objectivation doit être observée.

81. Un responsable local me demanda de réaliser pour lui et "discrètement" une enquête
de popularité en vue d'une éventuelle candidature aux élections municipales. Le dirigeant
d'un groupe évangéliste insista pour que je participe au culte, puis répandit le bruit que je
fréquentais désormais son église. Le président d'un centre spirite me demanda de
confirmer publiquement que l'orixa qu'il recevait parlait parfaitement le français. Un
professeur invoqua le soutien que je lui apportais pour légitimer sa nomination très
critiquée (cf. chap. VIII). A la ville voisine, Bom Jesus da Lapa, un candidat aux
élections municipales intéressé, me demanda d'être président de table au bureau de vote
de Rio das Rãs tandis que ses concurrents me demandaient de les introduire auprès de
mes "amis noirs", etc.
82. Agier (Michel), "L'inconfortable enquête", in Les composantes politiques et éthiques
de la recherche, Paris, ORSTOM, 1994, p. 3-5.
83. Il s'agit alors d'incorporer à titre d'objet toutes les composantes des demandes de
participation. Albert (Bruce), "situation ethnographique et mouvements ethniques : notes
sur le terrain post-malinowskien", ibid., p. 9-18.
L’INSAISISSABLE OBJET 123

Aborder le "terrain" par une démarche de la correspondance, visant à


établir un rapport de sens et de vérité sur la "rémanence de quilombo" de Rio
das Rãs, serait particulièrement infécond. Ne serait-ce que parce que les
éléments comme la mémoire, le quilombo, le mythe des origines, la
"communauté", à partir desquels s'administre la preuve de la "rémanence",
sont aussi ceux à partir desquels les intéressés en construisent
l'argumentation. Il ne s'agit alors pas de savoir dans quelle mesure Rio das
Rãs est ou n'est pas "rémanente", mais bien de comprendre la manière dont la
question de la "rémanence" s'est posée localement.
DEUXIÈME PARTIE

HISTOIRE, "COMMUNAUTÉ",
MÉMOIRE

Une perspective socio-historique


127

Le débat sur les "communautés rémanentes de quilombo" est né d'un


certain regard sur l'histoire ou, plus exactement, comme la première partie de
cet ouvrage en a fait la démonstration, d'un faisceau de regards hétérogènes.
Objets réhabilités du patrimoine culturel ou objets-symboles élevés à la
gloire de la résistance afro-brésilienne, les "communautés rémanentes" ont
été, dans les deux cas, investies dans leur ensemble comme le chantier
exemplaire de ces diverses reconstructions historiques.
Qu'est-ce qu'une "communauté noire"? Comment l'idée de "rémanence"
peut-elle s'appliquer aux réalités socio-historiques des populations a priori
concernées par le Titre 68? Dans quelle mesure les projections politiques ou
culturelles nationales sur la "rémanence de quilombo" coïncident-elles avec
le rapport que ces populations entretiennent avec leur histoire ?
En réponse à ces interrogations, et à partir du cas de Rio das Rãs, cette
deuxième partie procède d’une démarche d’objectivation de la "rémanence
de quilombo".
Dans un premier temps, il s’agira de prendre la mesure du temps qui s’est
écoulé à Rio das Rãs, de rendre à la "rémanence" sa chronologie. En
s’intéressant à l’histoire foncière des terres intérieures du Nordeste (sertão),
nous chercherons d’abord à comprendre les circonstances historiques qui ont
permis la formation et la pérennité de "communautés noires" rurales dans la
région (chap. IV).
Partant de l’hypothèse que la mémoire collective est indissociable des
relations sociales qui constituent le groupe auquel elle se rapporte, on doit
donc considérer cette mémoire dans les contextes successifs de jeux
d’échange et de négociation qui constituent l’histoire sociale de ce groupe1.
Interroger la mémoire collective de Rio das Rãs implique, au préalable, que
soient repérés ce que Halbwachs appelait les "cadres sociaux" de cette
mémoire : quel est le groupe constitué par les familles de Rio das Rãs,
comment s'est-il constitué au cours de son histoire et quels sont les liens par
lesquels il continue aujourd'hui d'exister ?
Enfin, le sixième chapitre aura pour objet la mémoire. Il s’agira de
restituer à la "rémanence" sa subjectivité : dans quelle mesure la soudaine
construction nationale du quilombo comme "lieu de mémoire" renvoie-t-elle
effectivement à une mémoire quilombola et à des modes de représentation de
l’histoire partagés par les populations concernées ? Dans quelle mesure le
lien, que maintient le groupe actuel avec son passé, se traduit-il par la
référence explicite aux origines et par l’entretien d’une "mémoire orale"
constituée autour d’un moment spécifique de son histoire, comme le
quilombo ? Dans quelle mesure, enfin cette mémoire est-elle "collective" ?

1. Voir les ouvrages qui ont fait référence de Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de
la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994 (1re éd., 1925), 367 p. La mémoire collective,
Paris, Albin Michel, 1997 (1re éd., 1950), 295 p. La Topographie légendaire des
Evangiles en Terre Sainte, Étude de mémoire collective, Paris, PUF, 1971 (1re éd., 1941),
174 p.
CHAPITRE IV

Propriété, occupation, invisibilité

"En effet, les communautés comme toutes les


manifestations de la sociabilité, restent
spontanées et fluctuantes, malgré leur tendance
à la pondération. C'est pourquoi elles ne sont
pas structurables en tant que communautés et
ne peuvent que favoriser la structuration des
groupes où elles réussissent à prédominer sur
la masse et la communion".
Georges Gurvitch1

La réflexion du présent chapitre part d’un constat : celui qu’il existe une
profonde imbrication entre la question foncière, qui fut, rappelons-le, le point
de départ du conflit de Rio das Rãs, et la question politique et juridique de la
"rémanence de quilombo", par laquelle ce conflit trouva un point
d’aboutissement. Alors que la situation conflictuelle initiale opposait des
"occupants" de fait à un propriétaire de droit, la transformation politique et
juridique de ces premiers en "rémanents de quilombo" s’est soldée par un
renversement de la situation historique des rapports fonciers, en faisant
coïncider le droit et le fait : les "occupants" sont devenus propriétaires.
Ce constat d’imbrication se prolonge encore lorsqu’on observe que toutes
les "communautés" reconnues aujourd’hui comme "rémanentes de quilombo"
ont initialement présenté cette caractéristique d’avoir entretenu un rapport à
la terre non légalisé. Plus encore, il n'est pas, jusqu’en 1997, de
"communauté" identifiée comme "rémanente" qui n'ait été confrontée à un
conflit de terre. Une telle corrélation signale que c’est bien l’instabilité de
leur régime foncier qui a été le vecteur de la visibilité politique et juridique
de ces "communautés" comme "rémanentes de quilombo"2.

1. Gurvitch (Georges), Les Cadres sociaux de la connaissance, Paris, PUF, 1966, 315 p.
(p. 54).
2. Qu’il s’agisse d’un conflit foncier (Rio das Rãs), de tensions liées à des projets
hydroélectriques (Foz do Bezerra, Bananal), à des spéculations immobilières (Kalunga), à
130 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Précisément, toute la question contemporaine des "communautés


rémanentes" procède de ce constat "d'invisibilité" soudainement "révélée"
par la question agraire : elles ont occupé un espace, elles s’y sont
maintenues, isolées de la nation puisque hors du droit. Parce que l’absence de
titre de propriété les concernant est déchiffrée comme le prolongement de
l’illégalité à laquelle était confiné l’esclave fugitif, la légitimation
rétrospective de cette illégalité est sanctionnée par l'octroi de droits fonciers
aux "rémanents" de ces esclaves. Il est en effet significatif que la soudaine
visibilité des "rémanents" s’accompagne d’une volonté de rendre également
visible, du point de vue du droit, l’espace-territoire réceptacle de cette
"rémanence". Aujourd’hui, les quilombolas sont des propriétaires.
Remarquons encore que, ainsi frappées du sceaux de la propriété, les terres
de quilombo n’en permettent que mieux à cette "nouvelle" histoire
brésilienne de prendre ses marques.
Cette corrélation entre les problématiques foncières et quilombolas loin
d’être la convergence fortuite de deux "questions nationales" au sein de
l’actualité politique, procède en réalité des mécanismes historiques par
lesquels les "communautés noires" se sont constituées et développées au sein
de la nation brésilienne. S’agissant du cas spécifique de Rio das Rãs, nous
verrons que sa formation et sa pérennité sont intimement liées à son mode
d’appartenance, d’exclusion et d’articulation aux espaces régionaux et
nationaux légitimes, ainsi qu’à la situation originale "d'invisibilité"3 qui en a
résulté.
C’est précisément la compréhension des sources de "l'invisibilité"
historique de Rio das Rãs, que l’analyse qui suit se donne pour objectif.

un statut foncier trop restrictif imposé par l’État (Frechal) ou à des compétitions pour le
contrôle des ressources locales (Trombetas). Ce n'est qu'à partir de 1997, dans le cadre de
programmes en partenariat entre la Fondation Palmares et les universités (cf. chap. III),
que des "communautés" ont été identifiées et reconnues comme " rémanentes " en dehors
d’une situation d’immédiate conflictualité. Ce fait signale peut-être une progressive
systématisation de la démarche d'identification des "communautés rémanentes".
3. L'usage des guillemets à propos de l'idée d’"invisibilité" trouvera sa justification dans
la conclusion de ce chapitre.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 131

1 - Sertão : anthropologie d’une désertion

L’histoire des terres de Rio das Rãs est d'abord une histoire de sertão. Des
hautes terres4 elles ont épousé le rythme, la richesse, et la disgrâce. Comme
elles, elles furent des terres de conquête, et des terres d’abandon. Elles en ont
partagé la réalité, et elles en partagent aujourd’hui le mythe. Ce lien
ombilical avec l’immensité-sertão qui s’étire dans l’espace et dans le temps,
Rio das Rãs en porte une marque profonde. C’est aux origines de ce lien
qu’il s’agit de remonter ici, dans la mesure où, comme nous le verrons, c’est
bien lui qui permet de comprendre les articulations et désarticulations de Rio
das Rãs avec l’histoire et l’espace national au sein duquel la "communauté"
va être "découverte".

"L’âge de cuir" ou l’âge d’or sertanejo

Dès les premières heures de l’histoire coloniale, les terres intérieures


semblaient vouées à un destin d’abandon, et certainement rien ne laissait
deviner qu’elles connaîtraient une remarquable époque de prospérité.
En effet, elles commencèrent par être interdites avant même d'avoir été
explorées. Mettant en garde contre les "indigènes sauvages et mangeurs de
gens", le règlement du Premier Gouverneur stipulait que "sur les terres
fermes de l’intérieur, personne ne pourra s’aventurer sans votre permission"5.
Quand elles furent finalement pénétrées, ce fut par les bandeiras, ces
colonnes d'aventuriers armés, dont les "entrées" (entradas) n'avaient d'autre
but que la quête de l'or et d'esclaves indigènes6. Les hautes terres déçurent
vite les espoirs de folles richesses que le mystère dont on les avait entourées
avait suscité. On ne découvrit jamais la mirifique "Montagne des
Émeraudes" ni les fabuleuses mines d'argent7, il n'y avait pas d'or, ou du

4. L'expression est empruntée à la traduction française du livre de Euclides da Cunha,


"Hautes Terres", dont le titre original est " Os Sertões ". Cf. Euclides da Cunha, Hautes
Terres : la guerre de Canudos, Paris, Métailié, 1997 (1re éd., 1902), p. 528.
5. Mello (C.R.), O sertão nordestino e suas permanências (séc. XVI-XIX), Rio de
Janeiro, Revista IHGB, 148 (356), jul./set. 1987, p. 283-438.
6. On pourra se reporter à l’ouvrage monumental de Alfonso de E. Taunay, História
General das Bandeiras Paulistas, dont les 11 volumes furent publiés entre 1924 et 1950.
Il en existe, plus accessible, une version résumée : História das Bandeiras Paulistas, São
Paulo, ed. Melhoramentos/MEC, (3e éd.), 1975, 237 p.
7. Evoquant le fleuve São Francisco, Ulysse Lins de Albuquerque raconte que, selon les
légendes romanesques, "les sources du fleuve venaient d'un lac où était située la ville
imaginaire de Manoach, un autre Eldorado, abondante en pierres et métaux précieux, et
dont les indiens, disait-on vraiment, se paraient de quelques pièces d'or", Ulysse (Lins de
Albuquerque), Três ribeiras, reminiscências do sertão. Rio de Janeiro, J. Olympio, 1971
(p. 178-181).
132 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

moins n'en avait-on pas encore découvert, les indigènes n'étaient que de
piètres esclaves et l'on n’avait conquis que des terres hostiles et distantes,
tout à fait impropres à la culture du sucre. L'image d'un désert stérile
rapportée par les bandeiras ne devait plus quitter les hautes terres. Elles
furent abandonnées aussitôt que découvertes. Jugées sans valeur, elles furent
distribuées sans compter, par régions entières, à des familles de visionnaires
qui avaient fait de la conquête des sertões le vecteur d'une nouvelle forme
d'expansion brutale et exclusive, dont le bétail serait la force occupante. Ce
fut le temps des domaines privés larges comme des États, les sesmarias8.
Le sertão n’avait suscité aucun intérêt aux yeux de la couronne. Pourtant,
dans l’immensité des sesmarias, vint à prendre forme une civilisation du
bétail, dans la vigueur de laquelle le sertão connut un certain âge d’or.
Jusqu’alors, la colonie s'était développée autour de la civilisation du
sucre, dans les terres fertiles des alentours de Salvador (Recôncavo), laissant
inoccupés les gigantesques espaces des terres intérieures, en direction
desquelles on n’avait fait que de timides et brèves incursions9. Ce n'est que
dans la seconde moitié du XVIIe siècle que l'on commença à s'y aventurer
davantage. Au fur et à mesure de ces incursions qui s’éloignaient toujours
davantage de la côte, il devint clair que les nouvelles terres conquises ne
seraient pas vouées à l'agriculture. Trop distantes de la côte, elles ne
permettraient pas l'acheminement de la production dans des délais et des
coûts satisfaisants. Trop arides, elles feraient de l’agriculture "un pari, une
aventure", selon les mots catégoriques de Capistrano de Abreu10. La solution
fut le bétail. Il devint à la fois la force conquérante et la force occupante des
nouvelles terres défrichées. Le bétail était une "invasion", rapporte P.
Calmon, "un Attila persévérant, pesant et inévitable, et pour cela invincible.
On ne pouvait l’arrêter. Le tupinambá de la côte, le caeté des bords du
fleuve, le carirí de la caatinga reculaient. Les bœufs, ruminant, somnolant,
progressaient. Ils conquéraient tout"11.
Dans la foulée des troupeaux, la région de Rio das Rãs, le moyen São
Francisco, connut une expansion importante tout au cours du XVIIIe siècle.
Elle bénéficia d’une position géographique privilégiée. Comme l’explique

8. Au Brésil, les sesmarias étaient des terres données par la couronne à des nobles, qui, le
plus souvent, en avaient fait eux-mêmes la conquête. Nous reviendrons plus en détail sur
le régime des sesmarias dans la seconde partie de ce chapitre.
9. Parmi les chroniqueurs de l'époque comme Aliano, dans ses Dialogues, observait que
"de tout le temps qu'ils habitent ce Brésil, ils ne s'étendent pas vers le sertão qu’ils n’ont
pas même peuplé sur dix lieues, se contentant, sur les rivages, de ne s'occuper qu’à faire
du sucre" (in Costa Porto, op. cit., p. 56). En des termes plus directs, Frère Vincent avait
qualifié de "négligence" de ne pas habiter les terres intérieures et de se contenter "de
gratter le long de la mer, comme des crabes". In Calmon (Pedro), Historia da Casa da
Torre : uma dinastia de pioneiros, Rio de Janeiro, 1939, ed. J. Olympio, 203 p.
10. Abreu (J. Capistrano de), Caminhos antigos e povoamento do Brasil, 2a edição, ed.
da Sociedade Capistrano de Abreu, Livraria Briguiet, 1960 (1re éd., 1930), 311 p.
11. Calmon (Pedro), Historia da Casa da Torre, op. cit.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 133

Antonil, les grandes fazendas et les corrals (currais)12 s’établissaient où il y


avait "largeur de champ et de l'eau toujours courante dans les rivières et les
marais". Ils se postèrent donc "sur les rives du fleuve São Francisco, sur
celles du Rio das Velhas, sur celles du Rio das Rãs "13. Certains fondateurs
s’installèrent également le long des chemins et établirent des relais d’eau et
d’aliments pour faciliter le déplacement des troupeaux. Descendant vers le
sud, le bétail se fraya le passage qui devint dès la fin du XVIIe siècle le
célèbre "chemin de Bahia" ou "chemin des corrals" (estrada dos currais),
reliant le Nordeste aux mines de Minas Gerais. Grâce à ce "chemin de
Bahia", comme les témoignages d’Antonil et de Sampaio permettent de
l’établir, la micro-région de Rio das Rãs participa pleinement de l’époque de
prospérité liée à l’activité minière14. De la fin du XVIIe siècle aux premières
années du XVIIIe, le moyen São Francisco fut même le principal fournisseur
de bétail pour les mines d’or du Minas Gerais voisin, qui connaissaient alors
une ruée sans précédent15. Urbino Viana suggère que sans ces troupeaux de
Bahia, l’activité des mines aurait dû être suspendue, par faute de réserve
alimentaire. Les currais du São Francisco "sauvèrent les mineurs", conclut-il
non sans quelque exagération16.
La prospérité était réelle. Malheureusement, de cette époque de richesse
du sertão de Bahia, il ne subsiste quasiment aucune trace historiographique,
si ce n’est le témoignage remarquable (et omniprésent dans les livres
d’histoire coloniale) du jésuite João Antônio Andreoni17, Cultura e
opulânçia do Brasil, paru en 1711. Dans son chapitre intitulé "De la grande
extension de terres pour pâturage, pleines de bétail, qu'il y a au Brésil",
Antonil dresse un bilan chiffré des corrals qui s'étendent alors dans le sertão
de Bahia : "plus de cinq cents parcs, dit-il, et, seulement en deçà de la rive du
fleuve de São Francisco, cent six. Et sur l'autre rive, dans la partie de
Pernambouc, il est certain qu'ils sont bien plus nombreux". Sur le seul fleuve

12. Enclos dans lequel les gardiens refoulent les troupeaux pour les marquer et les
compter.
13. Antonil, op. cit. p. 199. A cette époque d’expansion du bétail, le São Francisco fut
connu sous le nom de "Rio dos currais".
14. Le récit de voyage de Sampaio témoigne que le fameux "chemin des corrals" passait
non loin des foyers de peuplement qui constituent aujourd’hui Rio das Rãs : " à l'ouest, en
direction de Monte Alto et à Carinhanha, à travers la vallée du rio das Rãs, se prolonge le
chemin général, le plus ancien qui, de la région du littoral, a pénétré dans ces sertões ".
Sampaio (Theodoro), O rio São Francisco, trechos de um diário de viagem, 1879-1880,
São Paulo, Escolas Profissionais Salesianas, 1905, 195 p. (p. 113).
15. En 1699, la production était de 725 kg, puis de 4 350kg en 1703 pour atteindre 14
500kg en 1712. Dos Santos (Rinaldo), A revolução nordestina : a epopéia das secas
(1500-1983), Recife, ed. Tropical ltda. 1984, 343 p.
16. Les paulistas avaient déjà implanté des currais au sud du Minas Gerais, et la
concurrence entre les deux régions de bétail tournait progressivement à l'avantage des
États du sud, pratiquant un élevage plus intensif et moins soumis aux aléas climatiques.
17. Les spécialistes nous signalent qu’Antonil, nom sous lequel le livre fut publié, était
une anagramme. Cf. Calmon (Pedro), História da Casa da Torre, op. cit.
134 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

d'Iguaçu, poursuit-il, il y a aujourd'hui plus de trente mille têtes de bétail.


Dans la partie de Bahia, "il est certain qu'elles dépassent le demi million, et
elles sont plus de huit cent mille dans la partie de Pernambouc"18. Il
renoncera à faire le décompte des troupeaux qui arrivent dans les villes et
villages, et de ceux mis à disposition pour équiper les chars à bœufs des
moulins à sucre du littoral, parce que, dit-il, "les marchands eux-mêmes, qui
sont si nombreux et divisés dans toutes les parties peuplées du Brésil, ne
pourraient le dire avec certitude, et, le disant, je crains que cela ne paraisse
pas croyable, et que l’on juge cela une affabulation".
A l’intérieur de ces corrals se mit en place cette société sertaneja qui
occupe aujourd’hui dans l’imaginaire brésilien une place comparable au far-
west nord-américain. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, cette société a
fait l’objet de nombreuses descriptions qu’il n’appartient pas ici de
reprendre19. Citons simplement pour sa force évocatrice cette page célèbre de
Capistrano de Abreu, qui a vu dans cette ère du bétail un "âge du cuir" :

"On peut comprendre beaucoup d'aspects de la vie de ces sertanejos en


disant qu'ils traversaient l'âge du cuir. De cuir était la porte des cabanes, la
couche rude jetée sur le sol dur et, plus tard, le lit pour les accouchements ;
de cuir toutes les cordes, les outres pour transporter l'eau, la gibecière ou la
besace pour la nourriture, les sacs pour garder les vêtements, la sacoche de
maïs pour nourrir le cheval, la corde pour l'attacher en voyage, les fourreaux
des couteaux, les malles et panetières, le vêtement pour entrer dans les bois,
les brancards (…) ; pour les chaussées, la terre de remblai était transportée
dans des peaux tirées par des paires de bœufs qui damaient la terre avec leur
poids ; de cuir, les tabatières à priser pour les narines"20.

Puis, ce fut le déclin et l’oubli. Le Nordeste et ses sertões connurent la


décadence, sanctionnée par le déplacement de la capitale fédérale de
Salvador vers Rio de Janeiro. Ce fut la fin de l'empire, et les débuts d'une
république avide de progrès et de modernité, qui laissait à la traîne un
Nordeste engoncé et paralysé dans son archaïsme colonial. Ce fut notamment
la fin de l'esclavage qui entérina plus que provoqua la déchéance de
l'économie sucrière, autrefois pilier de l'économie des littoraux du Nordeste

18. Antonil, Cultura e Opulência do Brasil, São Paulo, ed. Melhoramentos-MEC, 1976
(1ère ed. 1711), 239 p. (p. 199-210).
19. On pourra se reporter aux pages célèbres d’Euclides da Cunha dans ses Sertões sur le
personnage du vacher (vaqueiro) : " Avant tout, le sertanejo est fort. Il n'a pas le
rachitisme exténuant des métis neurasthéniques du littoral (...). Il traversa sa jeunesse
dans une intercadence de catastrophes. Il devint un homme presque sans avoir été un
enfant. Très tôt, il fut effrayé par l'épouvantail des sécheresses sertanejas qui fit sourdre
l'angoisse au cœur des joies de son enfance (...) ", Cunha (Euclides da), op. cit., p. 99 et
102.
20. Abreu (Capistrano de), Capitulos de historia colonial (1500-1800), Sociedade
capistrano de Abreu, livraria Briguiet, 1954, 386 p., (p. 217-218).
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 135

et de tout le Brésil. L'intérieur devait lui aussi s'écrouler, entraîné par ce


déplacement du centre de gravité du pays ; concurrencées par les élevages
intensifs des régions du sud, plus modernes et performants, les grandes
fazendas du sertão sombrèrent dans l'abandon, emportant avec elles la
mémoire de ces temps prospères, de cet âge d'or.
Le São Francisco se vida de son trafic, entraîné par la chute du Nordeste
conjuguée à la découverte de mines d’or au sud de Minas Gerais, bien trop
distantes pour les troupeaux21. Le chemin des currais de Bahia fut
abandonné, remplacé au sud par le chemin de Garcia Pais qui menait à la
nouvelle capitale. La région de Rio das Rãs (le moyen São Francisco) fut
particulièrement délaissée, comme le remarque avec une certaine nostalgie
W. Lins : "Avec l'abandon des latifúndios par une partie des descendants des
défricheurs et avec la fin du cycle glorieux de l'aventure de la pénétration, au
lieu d'une civilisation de titans, se fonda dans le São Francisco une sous-
société rurale sans grande possibilité"22.

Le sertão oublié de l’histoire

En effet, terrain déserté des grands événements d’une nation qui se


construit désormais en son sud, le sertão semble avoir ensuite disparu de
l’histoire nationale. C’est que, comme nous allons le voir, de la décadence et
jusqu’à nos jours, prédomine l’image d’un sertão égaré dans le temps.
Faisant oublier l’opulence des grandes fazendas des siècles passés, cette
image impose à ceux qui la contemplent le verdict d’une malédiction
originelle et irréversible. Dans ces hautes terres que l’histoire semble ne plus
concerner, le mythe alors s’engouffre au détriment de la mémoire historique.
Il ne les quittera plus.
Lorsqu’au tournant du XIXe siècle, Euclides da Cunha est envoyé comme
chroniqueur de guerre dans les sertões de Canudos23, c’est dans le plus grand
ahurissement qu’il découvre cette population sertaneja demeurée, selon lui,
en des temps qui avaient cessé de s’écouler. Ces "Hautes Terres", qui lui
paraissent hostiles et barbares, étaient, écrit-il "prédestinées à traverser les
quatre cents ans de notre histoire dans un oubli absolu" (p. 19). Et de fait,
explique-t-il ensuite, le temps s'est arrêté pour ceux qui étaient restés dans
ces terres, "complètement isolés du reste du Brésil et du monde". C’est ainsi
que les "rudes compatriotes des sertões du Nord se dérobèrent à la
civilisation" (p. 98), devenant "plus étrangers dans ce pays que les

21. Pierson (Donald), O homem no vale do São Francisco, tome 1, Rio de Janeiro,
Ministério do Interior, Superintendência do VSF (SUVALE), 1972, 361 p. (p. 274).
22. Lins (Wilson), op. cit., p. 30.
23. Les troupes de la jeune république s’apprêtaient alors à mater la révolte paysanne
dirigée par Antonio Conselheiro (cf. Cunha (Euclides da), op. cit.)
136 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

immigrants d'Europe. Car ce n'est pas la mer qui les sépare de nous, ce sont
trois siècles..." (p.167). C'est dans ces trois siècles d'histoire24 séparant les
Hautes Terres du littoral que E. da Cunha verra l'explication de la guerre de
Canudos, comme le soulèvement anachronique de paysans "fanatiques",
condamnés à la folie et à la dégénérescence, isolés par la terre et le temps
des idéaux républicains d'Ordre et de Progrès.
Il est certain, comme le remarque justement Mello, que cette vision d'un
sertão dépourvu d'histoire est à mettre en relation avec la conception de
l'histoire de la fin du XIXe siècle, très axée sur les "faits trépidants", le temps
court, et ignorante de la notion de pluralité des temps historiques25. Sans
doute faut-il aussi prendre acte du fait que l’histoire nationale se construisait
alors loin de ses sertões, et replacer ainsi les propos de Cunha dans le
contexte général du Brésil de cette époque, où les événements se succédaient
et s'accéléraient : 1888, abolition de l'esclavage ; 1889 : abdication de
l'empereur Dom Pedro II et proclamation de la république ; 1891 :
constitution républicaine d'un État fédéral ; 1892-1895 : guerre de sécession
de l'État de Rio Grande do Sul.
L’idée de Hautes Terres isolées du temps se retrouve pourtant avec
l'insistance d'un leit motiv dans l'historiographie du XXe siècle, même si les
propos sont en général empreints de plus de nuances que ceux, lapidaires, de
E. da Cunha. Quelque trente ans après Os Sertões, c’est encore le même
diagnostic de désolation que dressait l’historien allemand Handelman : "Il se
déduit naturellement que cet intérieur, mises à part quelques guerres
d'indiens, n'a pas d'histoire ; sa population vit de préférence de l'élevage de
bétail, de l'exploitation de glaisières salines, et se trouve dans son ensemble
au niveau de culture le plus bas de la vie pastorale"26. Leo Waibel ne disait
pas autre chose, dans les années cinquante, lorsqu'il estimait que "dans le
sertão brésilien, les conditions de vie primitive et sans organisation, qui de
manière transitoire se rencontrent dans toutes les "frontiers", sont devenues
un aspect permanent" (Waibel, 1955). Plus récemment encore, les analyses
les plus fines ont du mal à se départir de cette image d'un sertão intemporel,
et expriment l'inconfort d'une observation prisonnière de terres dont la
"mytification" est d'autant plus tenace qu'elle se nourrit d'un quotidien
exhalant bien souvent les images d'Epinal de l'archaïsme. C'est ce constat
troublé que fait Hervé Théry dans son observation de la vallée du São

24. Comme certains le remarqueront, il s'agit là d'un constat abusif de la part de E. da


Cunha, dans la mesure où il n'y avait pas eu, dans la région, de présence humaine
continue et sédentaire au delà de cent cinquante ans. Des défenseurs de Cunha, rapporte
Moura, concluront que certains ont le privilège d'atteindre l'évidence par des
raisonnements qui ne sont pas cohérents en tous points, mais qui illustrent parfaitement
cette réalité de l'inexistence de rythme temporel. Moura (Abdias), O sumidouro do São
Francisco : subterrâneos do cultura Brasileira, Rio de Janeiro, Tempo Brasileiro, 1993,
409 p.
25. Mello (C.R.), O sertão nordestino e suas permanências, op. cit., p. 356.
26. Handelman (Henrique), História do Brasil, Rio de Janeiro, IHGB, 1931, (p. 437).
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 137

Francisco : "Il serait tentant mais inexact de décrire une société figée qui n'a
jamais existé ; pourtant, les ressemblances s'imposent entre les récits, de
1820 à 1950 : on peut citer quelques constantes, celles d'une région qui en
est, pour l'essentiel, restée au stade atteint au milieu du XVIIIe siècle"27.
Enfin, Caio Prado rapporte que certains universitaires étrangers enviaient les
Brésiliens d'avoir leur propre histoire directement observable avec la
fraîcheur de l'empirisme28, et Moura affirme qu’"en effet, dans les sertões du
São Francisco, s'est maintenu vivant un temps passé, définissant un contour
socioculturel, qui se présente au sociologue cherchant à comprendre le
Brésil, comme un laboratoire d'études privilégié et, jusqu'il y a peu, non
contaminé par des influences externes très marquantes"29.
Cette idée d'une terre prisonnière du passé n'est pas qu'un constat érudit
provenant des observateurs éclairés que sont les historiens ou les
sociologues. Elle provient aussi de l'imaginaire d'une nation qui a depuis
longtemps abandonné ces terres à son désert, et qui voit régulièrement jetés
sur les côtes ceux qui avaient eu l'audace de le défier, maudits et miséreux,
remplissant par vagues les parcs publics de Salvador ou de Recife30. La
tragédie des sécheresses, imposant irrémédiablement l’exode et le retour
d’exode, semble soumettre la population sertaneja à un retour incessant du
temps sur lui-même. Aux yeux de beaucoup, le sertão apparaît alors
effectivement comme une terre condamnée à l'arriération ; elle ne parvient
pas à s'échapper pour rejoindre le Brésil dans sa course vers le futur. L'image
à propos des sertanejos, que Cunha empruntait à Fouillée, "de coureurs sur le
champ de la civilisation de plus en plus en retard" semble encore promise à
un bel avenir.

27. Théry (Hervé), Pouvoir et territoire au Brésil. De l’archipel au continent, Paris,


MSH, 1995, 232 p. (p. 129).
28. Prado (Caio, Junior), op. cit.
29. Moura (Abdias), op. cit., p. 88.
30. Depuis l’ouvrage de E. da Cunha, le sertão est devenu un grand thème romantique,
dans lequel ses représentations sont monopolisées par les images de sécheresse. Il
apparaît tel un corps gigantesque et d'un seul tenant, tout entier soumis à une souffrance
sans fin, mais sans laquelle il n'aurait ni forme ni raison d'être. Citons pour exemple le
film de Roberto Moura, Morte e Vida Severina, fondé sur deux poèmes de Joao Cabral de
Melo Neto, qui raconte en hommage à la population sertaneja "dont seules les
statistiques donnent des nouvelles", l'exode de Salgado, un homme poussé par la
sécheresse vers les côtes du Pernambouc, qui ne croisera que des hommes hagards et
éperdus ou des processions funéraires, et dont le périple n'aura pour seules étapes que des
villages abandonnés. C'est encore la même histoire que raconte Graciliano Ramos dans
son ouvrage classique Vidas Secas, celle d'une famille en errance, rendue hagarde par les
souffrances de l'exode. Voici les premières lignes : "Sur la plaine rougeâtre, les Juazeiros
étendaient deux taches vertes. Les malheureux avaient marché toute la journée, ils étaient
fatigués et affamés. (...) Voilà des heures qu'ils cherchaient une ombre. Le feuillage des
Juazeiros semblait loin, à travers les branches pelées de la caatinga râle", Ramos,
Graciliano, Vidas Secas, Rio de Janeiro, Record, 1994 (1re éd., 1938), 155 p. (p. 9).
138 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Force est donc de constater qu’à la réalité historique que fut la désertion
du Nordeste vient s’ajouter la désertion de la mémoire, à laquelle
l’historiographie a fait largement écho. Aujourd’hui, face au lieu commun
que le Nordeste et ses hautes terres sont un éternel boulet de paresse et
d'archaïsme à la traîne du progrès construit par les villes du sud, les temps de
l’âge d’or sont oubliés. Il y a, certes, un regain d’intérêt pour les premiers
temps de la civilisation sertaneja. L'épopée des bandeiras, le chemin des
fazendas de Bahia et "l'âge du cuir" sont même devenus des chapitres
classiques de l'histoire brésilienne. Toutefois, les décennies qui ont suivi la
déchéance du sertão ne sont encore mesurées que dans le constat de leur
inconsistance historique. Aujourd’hui, beaucoup sans doute resteraient
incrédules en prenant connaissance des données d'un recensement aussi
récent que celui de 1872, lorsque le Nordeste (littoral inclus) représentait
encore 46,7% de la population du Brésil (contre 9% aujourd'hui) et détenait
64,4% du revenu total31.

"Invisibilité" historique et "communautés" noires

Comme nous venons de le voir, en désertant ses hautes terres, la nation a


détaché de fait le sertão de son quotidien, puis de son histoire.
L’historiographie, pour sa part, n’a fait que constater le vide événementiel,
pour dresser le constat d’un monde qui a cessé d’évoluer. Il y a, aujourd’hui
encore, une grande difficulté à penser l’histoire à propos d’une région dont
on a trop longtemps considéré qu’elle en était dépourvue. Cette "invisibilité"
historique, qui frappe encore largement les hautes terres, a des conséquences
directes sur le processus de reconnaissance des "communautés rémanentes"
dans la région.
Il n’est pas exagéré d’affirmer que la région de Rio das Rãs est un désert
d’historiens. Il est frappant de voir à quel point y règne, en souveraine, une
indifférence absolue pour les quelques sources historiques disponibles.
Nombre des archives coloniales de Salvador sur la région n’ont jamais été
consultées, en dépit de leur maigreur. Quant à la ville de Caetité, l’un des
sièges administratifs de l’époque coloniale pour la zone de Rio das Rãs, ses
archives avaient été égarées avant d’être "découvertes"32. Profitant de
l’indifférence générale, il existe des individus qui, tels des bandeirantes

31. Santos (Rinaldo dos), A revolução Nordestina : a epopéia das secas, op. cit., p.128.
32. Lorsqu’avec un collègue historien de Brasília, nous avons voulu consulter les
archives de la ville, on nous a répondu qu’elles avaient été perdues à la suite de
déménagements successifs. Nous avons fini par les découvrir dans un garage abandonné,
à l’extérieur de la ville, entreposées à même le sol en terre, au milieu d’un amoncellement
de vieilles carrosseries. Le fait est d’autant plus surprenant que la ville a la chance,
exceptionnelle pour la région, d’accueillir une université d’État spécialisée dans les
sciences sociales et l’éducation.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 139

modernes, n’hésitent pas à piller tout document ayant une quelconque valeur
historique. Combien d’archives sont ainsi confisquées par des notables
locaux ayant formulé le vague projet d’un jour écrire l’histoire de leur ville ?
Il y a, à Goiânia, un individu qui possède à titre privé des archives
fondamentales pour l’histoire de la région de Rio das Rãs, et qui refuse
d’ouvrir sa porte à qui voudrait les consulter... Lui aussi attend une heure
hypothétique. Combien de propriétaires terriens ont séquestré des archives
qui mettraient en cause leurs assises territoriales ? W. Lins, qui vingt ans
auparavant, avait effectué des recherches dans cette même région du moyen
São Francisco, dressait déjà un constat similaire : "pour obtenir ce matériel
(sur la fazenda Gado Bravo), nous avons dû recourir à plusieurs archives
privées car, en raison des luttes entre familles rivales et des constantes
inondations du São Francisco, les archives des villes riveraines se résument
à une gênante inutilité"33. Conduisant des recherches dans la même région, J.
de Souza observait de même, en 1986, que "partant du constat que le São
Francisco est un fleuve sans histoire, il fut difficile de trouver des sources
plus précises et anciennes. Presque rien n'est enregistré, et les
parcimonieuses archives ont été détruites (…)"34.
En conséquence, alors que le ministère de la Culture exige des preuves
historiques du passé quilombola, les "communautés" concernées sont
confrontées à l’inexistence d’archives, de fonds documentaires et de travaux
de recherche attestant de leur histoire. L’octroi de leurs droits aux rémanents
de quilombo passe ainsi par une articulation soudaine de leur situation
historique "d'invisibles" avec une histoire formelle qui n’a précisément pas
produit les matériaux qui pourraient documenter les demandes d’une
reconnaissance formelle des propriétés quilombolas.
Il y a plus encore : face à des fazendeiros qui n’hésitent pas à combler à
leur avantage le vide de l’histoire officielle, on comprend comment c’est de
cette "invisibilité" historique qu’a pu procéder le drame de nombreuses
"communautés" rurales. Ce fut le cas pour Rio das Rãs. Falsifiant des titres
de propriété, détruisant ou dérobant des archives laissées sans protection
aucune, ces personnages s’emparent de terres dont la propriété formelle n’a
pas clairement été établie. Sont alors expulsés ceux qui y étaient installés
depuis parfois plusieurs siècles. "L'invisibilité" juridique de leur occupation
est ainsi en grande partie le prolongement de leur "invisibilité" historique. Il
existe certes aujourd’hui une loi défendant les intérêts fonciers des
"communautés rémanentes", mais combien d’entre elles ont disparu
auparavant, en toute "invisibilité" ?

33. Lins (Wilson), O Medio São Francisco, uma sociedade de pastôres e guerreiros.
Salvador, Livraria Progresso, s. d. 1960, 228 p. (p. 27).
34. Souza (J.E. de) et Cerqueira (P.C.Lisboa), "Presença negra no médio São Francisco",
Salvador, Caderno do CEAS n° 106, 1886, p. 61-73 (p. 61).
140 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

2 - Posséder le sertão : des sesmarias à Rio das Rãs

La région de Rio das Rãs a été terre de sesmaria. Son histoire est associée
à celle de l’une des grandes familles qui marquèrent de leur nom la quasi
totalité du sertão de Bahia. Ce fut donc dès l’origine une histoire privée.
Pourtant, la réalité d’occupation qui fut celle du moyen São Francisco n’eut
que très peu d’intersection avec l’histoire foncière de la sesmaria. Cachée
derrière les quelques opérations d’achat et de vente, de succession et de
désinvestissement dont fait état l’histoire officielle, cette réalité se laisse
surtout appréhender par son "invisibilité".
A travers l’analyse de l’histoire foncière de Rio das Rãs et de sa région, ce
sont les sources de cette "invisibilité" qu’il va s’agir ici de comprendre. Nous
verrons comment l’impossibilité du contrôle physique de l’espace,
l’imbrication étroite entre les jeux politiques de pouvoir et la répartition
effective des propriétés, et enfin, la fluidité de la notion de propriété
appliquée aux fazendas du moyen São Francisco, ont créé des conditions
historiques favorables à la formation des "communautés" noires, mais aussi à
leur aliénation.

De la sesmaria au sítio, l’impossible contrôle de l’espace

Les sesmarias, selon une Ordonnance Filipine de 1603 étaient des terres
données par la couronne "qui étaient ou sont les biens de quelque seigneur, et
qui en un autre temps furent labourées et utilisées, et qui maintenant ne le
sont plus"35. Au Portugal, l'objectif de la législation était de prévenir
l'existence de domaines privés non exploités, en contraignant le propriétaire
qui laissait le sol en friche à louer ses terres à des tiers, faute de quoi elles lui
seraient confisquées et seraient redistribuées à qui pourrait les valoriser36.
L’ampleur des terres conquises au Brésil, conjuguée au besoin impératif
de les occuper rapidement sous peine de tomber sous domination française,
conduisit ensuite D. Joao III à transposer le même principe à la colonie, à
savoir la distribution des terres incultes sous forme de sesmaria. Le contexte
et les objectifs étaient cependant très différents de ceux du Royaume. Sur des
terres inhabitées, il s'agissait plus de résoudre le problème de leur
peuplement que celui de l'approvisionnement d'une population de fait
inexistante. Mais, surtout, les méthodes de contrôle et de fiscalisation du
système des sesmarias, adaptées à un petit État policé, n'étaient pas

35. Costa (Porto), O sistema sesmarial no Brasil, op. cit., p. 30.


36. Il s’agissait alors de prévenir les crises d'approvisionnement qui avaient frappé le
Portugal vers la fin du XIVe siècle. Les responsables désignés avaient été les
propriétaires qui par "incurie", accusait-on, avaient laissé leurs terres en friche.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 141

applicables à des terres inconnues, confiées à l'autorité distante de quelques


délégués dispersés sur le littoral et ignorant tout de l'intérieur des terres.
Alors que, dans le Portugal de la fin du XIVe siècle, la généralisation du
système des sesmarias avait favorisé le développement de la petite propriété
par morcellement et redistribution des grands domaines, au Brésil, le
déséquilibre entre l'abondance des terres et la population susceptible de les
recevoir, peut sans doute expliquer les libéralités par lesquelles ce même
système a généré de gigantesques domaines privés. Précisons encore que la
"capacité d'utilisation" qui déterminait la limite des concessions au Royaume
du Portugal, devint une notion vide de sens s'appliquant à des espaces déserts
et incultes. Dans la pratique, c'est la conquête et la capacité de contrôle
politique qui devinrent les critères d'attribution et de limitation des
sesmarias. Des espaces immenses de quatre, cinq, dix, vingt lieues37, et
parfois plus de cent lieues, furent attribués dans la région de São Paulo38.
Dans le Nordeste, des familles comme la Casa da Torre ou la Casa da Ponte
reçurent des concessions aussi vastes que certains des états d'aujourd'hui.
Parmi les terres de cette dernière, celles de Rio das Rãs.
C’est en 1663 qu’Antônio Guedes de Brito, fondateur de la Casa da
Ponte, obtint une concession qui allait faire de lui le deuxième plus gros
propriétaire de l’histoire du Brésil : une sesmaria de 160 lieues de long sur la
marge droite du São Francisco, depuis sa résidence à Morro de Chapéu,
jusqu’aux confins du Rio das Velhas, dans l’état du Minas Gerais39.
Pour la Casa da Ponte, il était impossible de contrôler directement une
étendue vaste comme deux fois le Portugal. Aussi une large partie fut-elle
très vite louée sous la forme de sítios, fazendas de taille modeste
"ordinairement d'une lieue", précise Antonil, pour chacun desquels était
perçue une rente annuelle de 10.000 réis. Il existe en général peu
d’informations sur ces exploitations et leurs locataires, si ce n’est que
certains d’entre eux parvinrent à créer des domaines considérables à
l’intérieur même de la sesmaria. Ainsi, Domingos Afonso, dit Domingos
Sertão, fonda de nombreuses et importantes fazendas et devint un des
personnages emblématiques de cette époque prospère des corrals.
Manoel Nunes Viana, celui-là même qui s’était illustré à l’occasion de la
guerre des emboabas40, obtint de la veuve d’Antônio Guedes de Brito une

37. En portugais léguas, correspondant à 5 km., qui n'équivalent donc pas tout à fait aux
lieues françaises de 4 km.
38. La sesmaria concédée à Brás Cubas, de plus de cent lieues, s'étendait sur les actuelles
municipalités de Santos, Cubatão et São Bernardo do Campo.
39. Son père, Antonio de Brito Correa, avait été gouverneur des compagnies qui
résistèrent contre les Hollandais en 1624. Ce fut le fils, capitaine d’infanterie, qui reçut la
sesmaria en 1663 "pour services rendus durant de nombreuses années, et aussi pour les
grandes dépenses en bétail, farines et convois pour soutenir les guerres qui ont duré si
longtemps dans cet État", Antonil, op. cit., p. 200.
40. La "Guerre des Emboabas" avait opposé, au début du XVIIIe siècle, les paulistas aux
nordestinos pour le contrôle des mines d’or du nord de Minas Gerais.
142 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

procuration pour percevoir les rentes de la sesmaria qui s’étendait alors sur
960 kilomètres le long des rives du São Francisco. Personnage hors du
commun, "d'une extrême avidité de richesse", "il ne rencontra pas une seule
personnalité, que ce soit parmi les paulistas, les Portugais et les Brésiliens,
qui disposât de recours intellectuels et de qualités de commandement
suffisants pour lui résister"41. Plutôt que de répandre l’autorité de la Casa da
Ponte, il fut le représentant de sa propre gouverne et pérennisa son influence
en installant de riches familles de bandeirantes paulista sur une vaste portion
de territoire, entre Barra do Rio Grande, Santa Rita, puis Carinhanha, tout
proche de Rio das Rãs, et Manga.
Cette région "pastorale et guerrière", selon les mots de Taunay, hérissée
de camps fortifiés, fut ainsi très vite marquée par un régime de propriété
équivoque, qui juxtaposait une propriété de droit et une domination de fait
reposant sur des assises politiques. Viana venait d’inaugurer un rapport à la
terre qui allait se montrer particulièrement pérenne dans les siècles suivants.
Carinhanha, ville dans laquelle il élut domicile, ainsi que les villes voisines,
Monte Alto, Caetité, Bom Jesus da Lapa, devinrent au XIXe siècle l’un des
chancres de la domination des coroneis et des bandes armées de cangaceiros
se disputant, qui des zones d’influence politique, qui des territoires exclusifs
pour leurs forfaits.
Sur les terres mêmes de Rio das Rãs, aucune information n’a pu être
trouvée s’y rapportant spécifiquement, sinon qu’elles étaient effectivement
inclus dans la sesmaria de la Casa da Ponte. Ce fut Antonio Guedes de Brito
lui-même qui fonda à la fin du XVIIe siècle la fazenda Itaberaba, très près de
l’actuelle Bom Jesus da Lapa, à partir de laquelle se développèrent, dans la
région, d’innombrables corrals. Des fazendas furent créées à Curralinho,
Volta de baixo, Paratinga, si bien qu’en 1680 fut construite dans cette
dernière (alors appelée Santo Antônio do Urubu) la première chapelle de la
région, une des plus anciennes du sertão42.
Plus de détails sont en revanche disponibles sur la structure foncière du
moyen São Francisco en 1809, grâce à l’impressionnant inventaire des biens
de la Casa da Ponte dressé lors de la mort de João de Saldanha da Gama
Mello Torres Guedes de Brito, sixième conde da Ponte et gouverneur de
Bahia43. Dans le sertão de São Francisco, huit fazendas furent inventoriées ;
parmi elles, la fazenda Batalha44 sur les terres de laquelle s’étend en partie
aujourd’hui la "communauté rémanente de quilombo" Rio das Rãs.

41. Taunay, op. cit. p. 236.


42. Barbosa (Antonio), Bom Jesus da Lapa. Antes de Monsenhor Turíbio, no tempo de
Monsenhor Turíbio, depois de Monsenhor Turíbio, Rio de Janeiro, Jotanesi Edições,
1996, 560 p.
43. En 1806, le montant de ses biens était supérieur aux recettes de toute la Capitainerie
de Bahia.
44. Inventario do Conde da Ponte, João de Saldanha da Gama Mello Torres Guedes de
Brito falecido em 24 de maio de 1809, com testamento, Arquivo Público do Estado da
Bahia, Salvador, ref. 19/1808.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 143

Même s’il est établi que c’est Dona Francisca da Câmara, veuve du conte,
qui hérita de la fazenda Batalha, d’autres archives témoignent, dès le début
de ce XIXe siècle, du très grand éclatement foncier de la région. Une partie
des terres rattachées aujourd’hui à Rio das Rãs était notamment louée comme
sítios à des individus n’appartenant à aucune grande famille de la région. Du
lieu-dit Riacho Seco, notamment, fut détachée, en 1807, une bande d’une
lieue et demie, pour la somme annuelle de 7 500 reis45, puis une autre en
1816 de trois lieues de longueur46. Aucune trace de ces locataires n’a pu être
retrouvée. Il y eut, de même, nombre de démembrements en sítios pour la
plupart des fazendas voisines, fazenda Boa Vista, fazenda Pedra Branca,
etc47.
Derrière cette apparente vigueur d’une structure foncière qui se
renouvelait, se manifestaient en fait les stigmates d’une profonde décadence.
Le découpage en sítios, qui ne concernait qu’une partie minoritaire des terres
de la région, marqua la dégénérescence des grandes fazendas. Il
s’accompagna du retrait des grands troupeaux et de la fuite des dépositaires
de la richesse locale. Dans ce contexte de décrépitude, ne restaient que les
bribes attardées d’un système de sesmarias qui vivait ses dernières heures. A
cette époque d’ailleurs, les domaines du conde da Ponte n’avaient déjà plus
d’existence juridique. En 1753, une ordonnance avait interdit aux sesmeiros
la location de la terre à des tiers et restreignait désormais les propriétés à leur
portion effectivement valorisée48. Vilanova nous précise que c’est en 1783
seulement que prit fin l’effet juridique des sesmarias du fleuve São
Francisco, où sont situées les municipalités (municípios) de Santo Antônio de
Urubú, Bom Jesus da Lapa et Malhada : "elles sont devenues caduques,
comme toutes les autres (...). Pour les sesmeiros, ne sont maintenues que les
terres cultivées, celles qui ne le sont pas étant considérées terres dévolues"49.
Ces dispositions visaient à redonner à l’administration publique un droit
de contrôle sur les hautes terres, notamment en limitant la liberté d’agir des
grands propriétaires qui avaient laissé se développer, au sein de leurs
domaines, de véritables potentats totalement désaffiliés de l’État colonial. De
fait, Correia de Andrade rapporte qu’à la fin du XVIIIe siècle, sur les 110
fazendas de la Casa da Ponte, cinq seulement étaient sous son administration

45. Archives Publiques de Salvador, section des archives coloniales, doc. 4638, livre 186,
p. 44, acte n° 71.
46. Archives Publiques de Salvador, section des archives coloniales, doc. 4638, livre 88,
p. 45, n° 75.
47. Archives Publiques de Salvador, Livros de Registros da Provinçia de Caetité, archive
n° 4678.
48. La Provision du 20 octobre 1953 rappelle que les "sesmarias n'étaient pas données si
ce n'est pour que les sesmeiros la cultivent, et non pour la répartir, et la donner à d'autres
qui en font la conquête, la défrichent et se mettent à oeuvrer, ce qui n'est permis qu'aux
seuls capitaines donataires et non aux sesmeiros", in Porto (Costa), op. cit. p. 73.
49. Souza (J.Evangelista de), O Mucambo do Rio das Rãs : um modelo de resistência
negra, Brasília, Arte e Movimento, 1994, p. 63.
144 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

directe50. Lorsque ces mesures de contrôle parvinrent dans la région du São


Francisco, ceux à qui elles s’adressaient avaient déjà entériné ce qui fut la fin
d’un âge d’or. En 1832, les terres da Ponte restantes furent vendues par
procuration de leurs héritiers, les uns résidant à Londres et les autres à Rio de
Janeiro.

Posséder le sertão : quand le pouvoir est la règle

En vérité, ce qu’il advint exactement des terres de Rio das Rãs du point de
vue de leur propriété légale reste largement une énigme. Il est néanmoins
certain que toute cette période de transition s’est traduite localement par une
très grande incertitude de la situation foncière, correspondant au retrait
progressif des intérêts de la famille da Ponte. Les archives disponibles sur
cette période du XIXe siècle sont souvent contradictoires et ne font que
mieux mettre en lumière les jeux de force et de pouvoir qui devinrent la règle
présidant à la distribution foncière de la région.
Si l’on s’en tient aux seules archives, la fazenda Batalha aurait été l’une
des trente-deux fazendas vendues lors de la liquidation des biens du conde da
Ponte. Son acheteur n’a pu être identifié. En revanche, une chronique du site
religieux de Bom Jesus da Lapa fait mention d’un honorable (honrado)
colonel Francisco Texeira de Araújo, propriétaire de la fazenda Batalha,
approximativement vers 186851. Jusqu’alors inexistante aussi bien dans les
archives que dans l’inventaire de 1809, apparaît également une fazenda Rio
das Rãs, et qui aurait été vendue en 1808 par le conde da Ponte lui-même peu
avant sa mort. Son acheteur est un dénommé Antônio Pereira Pinto, ayant
chargé de la transaction, par procuration, Anacleto Texeira de Araújo (père
du colonel Francisco, propriétaire de la fazenda Batalha), ce dernier rachetant
à son tour la fazenda en 1813, soit cinq années plus tard. Il semblerait alors
que la famille Texeira était propriétaire des deux fazendas vers la seconde
moitié du XIXe siècle. Elle le restera jusqu’en 1986, avant que le domaine ne
soit partiellement racheté par C. Bonfim.
La situation serait tout à fait claire, du strict point de vue des déclarations
légales si, le 15 mai 1863, un dénommé Porfirio Pereira Castro n’avait
enregistré la même fazenda Batalha en son nom52. Une grande ambiguïté
subsiste également quant à cette fazenda Rio das Rãs qui, à la différence de
la Batalha, ne figure sur aucun registre, hormis ceux trouvés à Rio de Janeiro
par les avocats de C.Bonfim et présentés comme pièces à conviction dans le

50. Correia de Andrade (Manuel), Áreas de domínio da pecuaria extensiva e semi-


intensiva na Bahia e Norte de Minas, Recife, Estudos Regionais, SUDENE, 1982, 469 p.
51. Segura (Padre Turíbio Vilanova), Bom Jesus da Lapa-Resenha Histórica, São Paulo,
ed. Ave Maria, 1937.
52. Archives Publiques de Salvador, section des archives coloniales, doc. n° 4824.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 145

contexte du conflit de terre. Elle ne figure, à notre connaissance, dans aucun


des récits des voyageurs qui ont traversé la région au siècle précédent, et
dans aucun texte historique53. Il est également insolite que la fazenda Rio das
Rãs ait été enregistrée en 1942 par cette même famille Texeira qui était
supposée la posséder déjà, sans qu’aucune référence ne soit faite à son
historique foncier (cadeia sucessória).
Il ne s’agit pas ici de suivre davantage les méandres d’une situation
particulièrement complexe. Il est toutefois bon de garder à l’esprit
l’importance fondamentale de cette question de la fazenda Rio das Rãs dans
le processus juridique de reconnaissance de la zone comme "rémanente de
quilombo". L’argumentation en faveur des quilombolas reposera précisément
sur cette idée que Rio das Rãs n’était pas une fazenda, mais bien une terre
libre, une terre de quilombo.
Il nous semble cependant qu’il n’y a aucune incompatibilité, dans le
contexte qui nous retient ici, entre une certaine forme de propriété de droit et
une occupation de fait, pour peu que soit précisé ce qu’il faut entendre par
"propriété", "fazenda", et par "quilombo". Laissons dans l’immédiat ce
dernier terme pour nous concentrer sur ce que signifiait, au XIXe siècle, de
posséder le sertão sur ces rives du São Francisco.
"Réminiscence de l'Europe féodale"54, "système semi-féodal"55, telle est
généralement décrite la société sertaneja qui s’organisa sur les ruines des
grandes sesmarias. Il est très vraisemblable, comme le suggère Lins, que les
vieilles fazendas, abandonnées par leurs propriétaires, furent ensuite
réinvesties par les anciens vachers, les garçons de troupe, les gardes-côtes
des pionniers, et tous ceux encore qui étaient restés dans la vallée survivant
tant bien que mal, dans une région qui n’offrait plus aucun débouché pour
des troupeaux considérablement amaigris56. Lorsque, après l’indépendance,
la jeune république envoya ses représentants dans la région du moyen São
Francisco, elle trouva une zone peuplée en petits villages le long des marges,
répartie en chefferies locales. C’est autour des familles les plus influentes

53. L’itinéraire "Quaresma Delgado", par exemple, mentionne la fazenda Batalha, mais
aucune fazenda Rio das Rãs : " De la Canabrava à la fazenda Boa Vista, qui est à Dona
Joana (se référant à Joana Guedes de Brito), deux lieues ; de Boa Vista à la fazenda de
Parateca, de Paschoal Pereira, trois lieues. De Parateca au passage de la rivière das Rãs,
quatre lieues. De ce passage à la fazenda Batalha, de Dona Joana, quatre lieues. De la
Batalha à la fazenda da Volta, deux lieues, etc ". In Carvalho (Vaílton L. de), Hístoria do
Rio São Francisco, Salvador, SEPLANTEC/CPE, 1981.
54. Pierson (Donald), op. cit., p. 304.
55. Lins (Wilson), op. cit., p. 37.
56. Notons que cet abandon à lui-même du sertão, c’est-à-dire le départ des grandes
familles et la fin de la prospérité, constitue l’élément fondateur du mythe sertanejo. C’est
de cette vision d’un monde clos, refermé sur lui-même, que procède l’imagerie d’une
région oubliée de l’histoire. C’est ainsi que W. Lins, ayant multiplié les détails
historiques, conclut qu’après la décadence, "commence l'épopée de l'homme du São
Francisco, perdu dans la solitude, s’efforçant de survivre dans une terre sauvage sans
Dieu ni loi ". Lins (Wilson), op. cit., p. 32.
146 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

que s’était articulé le système foncier, comme en témoigne le surnom de


"propriétaires du São Francisco" qui leur fut attribué. Les "propriétaires du
São Francisco", nous dit O. Carvalho, étaient un "type de propriétaire
politique qui paraissait à première vue inexplicable". Son témoignage en
1937 est plus explicite que tout commentaire :

"Il y a le Duque qui, voici 15 ans, envoya une centaine de caboclos


attaquer la ville de Bom Jesus da Lapa en canots. A Morpará, il y a un
grand propriétaire qui n'autorise aucun hameau à construire des
maisons qui ne soient pas en terre (adobe) ou en pau-a-pique57. A
Pilão Arcado, il y a le fameux colonel Franklin qui combattit avec ses
gens le colonel Leobas, lui prit ses terres, et l'expulsa dans (l'État du)
Goiás. Ensuite, entrant avec une petite armée dans la ville riveraine de
Remanso, il démolit ses adversaires et dispersa une partie de la
population. Il descendit la rivière et fonda deux ou trois localités (…).
Pour l'une d'entre elles, encastrée dans la berge, ils trouvèrent le
délicieux nom de Bem-Bom. Mais le colonel Leobas a promis de
revenir. Il y a trois mois, la nouvelle courut qu'il venait de Goiás pour
prendre Pilão Arcado, et le gouverneur de Bahia a envoyé un bataillon
de policiers pour garantir la paix à Pilão. Quant au propriétaire de
Santo Sé, le colonel Janjão, seul homme qui ait des oranges dans la
municipalité, il a avisé le colonel Franklin de ne pas s’immiscer dans
ses terres"58.

Les coroneis59 et leurs gangaceiros, bandits armés, mercenaires évoluant


en bandes, écumèrent le sertão pendant des décennies. La littérature
brésilienne abonde de récits épiques sur des Lampião et autres Titan Passos
qui, avec le soutien des coroneis locaux, défièrent les forces républicaines
dans tous les "grands sertões et sentiers"60 du Nordeste. Notons simplement

57. Littéralement "bois à piquets" : habitations construites dans un intercalement de


piquets, entre lesquels est coulée une espèce de pisé provenant des terres argileuses des
bords du fleuve.
58. Carvalho (O.), in Pierson (Donald), op. cit., p. 301-302.
59. Sur la généralisation du titre de coronel, Lins de Albuquerque propose l’explication
suivante : "Les fazendeiros les plus riches étaient généralement des colonels ou des
lieutenants-colonels, alors que ceux d’une condition économique et politique moindre
recevaient le titre de major, capitaine, et même lieutenant. L’habitude s’est généralisée de
telle manière qu’aujourd’hui encore, malgré l’offense à la Garde Nationale et le fait que
ces titres ne soient plus concédés, les grands et moyens propriétaires qui ne possèdent pas
de titres universitaires sont appelés colonels, majors ou capitaines", op. cit., p. 79.
60. En référence au célèbre roman de João Guimarães Rosa, Grande Sertão e Veredas,
qui raconte avec génie cette épopée du cangaço : "Vous avez déjà connu de l’intérieur
une bande de jagunços sur le qui-vive - quand un danger menace ?- vous savez quelle
meute de loup ? Mais, eh non, le pire c’est le calme, une circonspection noire. Non qu’ils
se tuent les uns les autres, voyez ; mais pour le plus petit rien, vous pouvez perdre la face,
vous retrouver déconsidéré à jamais, dans cette vallée de larmes", cf. traduction française
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 147

la grande vigueur du coronelismo dans la région de Rio das Rãs. Ainsi, la


fazenda Capim de Raiz, à une journée de cheval, appartenait au major
Olegário Pereira Pinto abritant "bandits et criminels"61. De cette époque,
certains événements récents rappellent irrésistiblement le souvenir, comme
cette prise d’assaut de la mairie de Santa Maria da Vitória par son propre
maire appuyé par quinze pistoleiros, alors qu’il venait d’être destitué pour
corruption… en octobre 199562.
La famille Texeira, qui vint à posséder les terres de Rio das Rãs, était
l’une de ces familles "propriétaires du São Francisco". Le Colonel Francisco
Texeira de Araújo était, on s’en souvient, le premier propriétaire de la
fazenda Batalha après le démembrement des sesmarias, et avait occupé le
poste très envié de trésorier de la confrérie du Seigneur Bom Jesus da Lapa.
Il faut savoir que depuis le XVIIIe siècle, les grottes de Lapa étaient
devenues un site de pèlerinage particulièrement prisé, si bien que, vers 1850,
il fallut créer un organisme à même de gérer les grandes richesses générées
par les dons des pèlerins, le fameux "trésor du Bom Jesus". La position de
trésorier occupée alors par Francisco Texeira au sein de la confrérie nous
renseigne sur son influence dans la région. C’est que, selon le témoignage de
Sampaio, qui visita la ville en 1879, "les humbles fonctions de sacristain
étaient objet de lutte et de convoitise des magnats de la terre. Les colonels
d'ici, nous dit notre malicieux informateur, ne vivent que de manœuvres
politiques (vivem a fazer política) pour garder pour eux ces fonctions (…)"63.
L’expression de "propriétaires du São Francisco" à propos de ces colonels
dont l’influence et le rôle dépassaient largement le cadre strict de leurs
"propriétés", exprime bien cette logique de territorialisation du pouvoir
politique, qui allait à nouveau générer d’immenses domaines dans la région.
Comme l’exprime Menezes, "un homme qui n’a pas de terres, ni d’esclaves,
ni de chevaux, ni fortune, ni prestige, se sent ici pratiquement hors la loi"64.

Diadorim, Paris, Albin Michel, 1991 (1ère ed. 1965), 502 p. On pourra aussi se reporter à
l’ouvrage plus sociologique de Queiroz (M.I. Pereira de), Os cangaceiros : les bandits
d’honneur brésilien, Paris, coll. Archives, Julliard, 1968, 168 p.
61. In Souza, op. cit., p. 38.
62. Prefeito afastado retoma o cargo com 15 pistoleiros, A Tarde, 09/10/1995, p. 1 et 3.
63. Sampaio, op. cit., p. 60. Sampaio ajoute : "Il ne nous restait pas de temps pour
entendre la longue liste d'immoralités et de désordres que notre critique loquace se
disposait à nous révéler, il fallait embarquer immédiatement (…)". Les désordres en
question furent d’une telle ampleur que la Confrérie fut démantelée en 1894. Francisco
Texeira avait lui-même été accusé de puiser dans le trésor pour son enrichissement
personnel, mais sans doute peut-on donner crédit au témoignage de Segura lorsqu’il
rapporte que "la plus grande partie de l'argent était gardée par feu Francisco Texeira de
Araújo, qui servit pendant de nombreuses années de trésorier et était incontestablement
un homme de bien et incapable d'utiliser l'argent pour lui, comme il l'a montré, quand il
dut le remettre à son successeur, conformément aux écritures, (…)". Segura, op. cit., p.
183.
64. Menezes (Djacir), O outro Nordeste, Rio de Janeiro, 2a edição, ed. Artenova, 1970,
203 p.
148 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Parce qu’effectivement, propriété, pouvoir politique et légalité étaient


indissociables, chaque zone conquise politiquement tendant à devenir une
propriété foncière exclusive, et il n’était pas rare que les cadastres viennent
ensuite sanctionner, par des titres en bonne et due forme, les avancées et les
reflux de chacun. Parce que la propriété, fondamentalement, était politique,
elle pouvait bénéficier ensuite des instruments légaux dont étaient
dépositaires les garants de l’autorité politique locale, et notamment des
cadastres. Bien des témoignages renseignent sur ces pratiques pour le moins
dilettantes par lesquelles une propriété foncière était enregistrée. Les
expressions se rapportant à la rédaction de titres "sur le genou" et "au pied de
l'arbre" (em baixo da árvore) sont particulièrement significatives. Les
attaques répétées contre les études de notaire (cartório)65 témoignent encore
de cette imbrication entre la conquête politique et la propriété foncière.
Il est tout à fait probable que les vastes espaces que vint à posséder la
famille Texeira dans la région correspondaient alors, et dans une certaine
mesure, à une empreinte territoriale de leur influence politique. Le fait est
que les héritiers Texeira maintinrent pendant des décennies une forte
domination foncière dans la région. Ils étaient propriétaires des fazendas
Batalha et Rio das Rãs, mais également des fazendas Pau de Espinho, Três
Irmãos, Bom Retiro, Boa Vista, ces deux dernières ayant été acquises par
alliance. Il ne fait alors aucun doute que la puissance politique de la famille
Texeira a largement contribué à ce que la fazenda Rio das Rãs ait conservé
une unité territoriale et une sécurité dont la population occupante, comme
nous le verrons dans le chapitre suivant, bénéficiera largement.

La fluidité de la notion de propriété

Pour comprendre l’histoire qui fut celle de Rio das Rãs, il importe
finalement de nuancer l’idée de "propriété" telle qu’elle pouvait s’appliquer à
ces vastes fazendas des marges du São Francisco.
Pour la plupart d’entre elles, il ne s’agissait en aucun cas de domaines
clairement délimités, et sur lesquels leurs propriétaires pouvaient
effectivement exercer une pleine souveraineté. Sur des terres pourvues d’une
valeur marchande dérisoire66 et disponibles en abondance - "dans le sertão,

65. Celle de Paratinga, qui contenait des archives fondamentales pour la région de Rio
das Rãs prit feu dans des circonstances encore inexpliquées.
66. En 1920, la valeur moyenne de la terre par hectare dans la vallée du moyen São
Francisco était de 16,00 cruzeiros contre une valeur moyenne de 48,00 cruzeiros dans
tout le Brésil. Zarur observe alors que "si ces données du recensement de 1920 sont
dignes de foi, la dépréciation de la terre en certains points de la vallée du moyen São
Francisco est énorme et représente un sérieux problème". Zarur (Jorge), A bacia do
Médio São Francisco, uma análise regional, Serviço Gráfico do IBGE, 1947, 175 p. (p.
52).
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 149

tout manque, sauf l'espace", avait-on coutume de dire - la propriété traduisait


plus une capacité d’exploiter et de maintenir une influence qu’un acte formel
se rapportant à un espace spécifique. On ne vendait ni n’acquérait une terre,
mais de la terre, et tout semble indiquer que son exacte étendue et sa
localisation importaient peu. Il est significatif que, lors du démembrement
des grandes fazendas, on vendait des "extensions de terre" dont on indiquait
la valeur correspondante, une localisation approximative, mais pas les
limites. On détachait par exemple une bande d’une lieue le long du fleuve qui
s’étendait vers l’intérieur "à concurrence de" la somme qui avait été
déboursée. Aux archives de Caetité, la très grande majorité des terres
enregistrées sur le livre de registres et hypothèques entre 1871-1893 n’a
aucune limite spécifiée. Les indications de superficie, souvent, sont évasives,
comme c’est le cas pour la fazenda de Campo Seco, "contenant une
extension de vingt-cinq lieues au carré, un peu plus ou moins"67. La mesure
des lieues en question était souvent fort peu rigoureuse, comme en témoigne
la technique pittoresque rapportée par Lins de Albuquerque : un homme,
monté sur une mule qu’il menait au trot, allumait sa pipe, et lorsque le foyer
de cette dernière s’éteignait faute de combustible, il marquait une lieue68.
La propriété était une notion extrêmement évasive, comme le note
Queiroz, "et si le sertão se couvre d’un réseau compliqué de haies, murs,
palissades, qui lui donnent un cachet très particulier, les clôtures ne
délimitent pas les propriétés, mais tout simplement maintiennent le bétail à
l’écart des terrains cultivés". Il arrive bien souvent, conclut-elle, qu’après la
mort du propriétaire, "un partage se fasse légalement, mais le dossier reste
oublié chez le notaire et la propriété héritée, bien que théoriquement partagée
entre les héritiers, ne l’a pas été en réalité. Chaque co-propriétaire ignore les
limites de la parcelle dont il a hérité ; ceci ne l’empêche nullement de la
travailler ou de la vendre"69.
Comme en témoignent les archives, les terres de Rio das Rãs
n’échappaient pas à la règle. Tout dans ses délimitations successives relève
d’un à-peu-près révélateur de la grande fluidité qui présidait aux rapports
fonciers dans la région.
L’acte de vente de 1808 stipulait que "ladite terre se confine et se délimite
au sud avec la fazenda de Boa Vista des vendeurs, au-delà du Riacho das
Melancias, et de là rompant vers l’ouest du fleuve São Francisco, en ligne
droite ; à l’est, elle se divise avec Urtigas, au milieu du marais de Curral da
Berra, à la première caatinga qui suit la caatinga entre les sambabaias ; au

67. Archives de Caetité, n° 4678, 1854-1859, livre de registres de la province de Caetité,


p. 79, n° 354.
68. Albuquerque (Lins de), op. cit.
69. Queiroz (M.I. Pereira de), op. cit., p. 28. En se fondant sur des archives, Costa Porto
rapporte des exemples particulièrement fantasques de domaines attribués comprenant
"toute la terre qui se trouve dévolue ou sans propriétaire", ou "toute terre qui se puisse
trouver dans ce milieu", ou encore "toute terre propre à l'élevage de bétail", Porto (Costa),
op. cit., p. 67.
150 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

nord, elle se délimite avec la fazenda Batalha desdits vendeurs à Barreira de


Batalinha rompant en ligne droite à l’ouest du fleuve São Francisco et en
ligne droite à l’est des caatingas incultes jusqu’où de droit (aonde direito
for), comprenant dans ce cercle le sitio de Riacho Seco (…) ".
Lorsque la même fazenda fut à nouveau vendue en 1813, voici comment
en fut définie l’extension.

" (…) part de la fazenda de Parateca vers le fleuve São Francisco


(illisible) qui va de Parateca vers la rivière das Rãs à l’endroit où ce
même ruisseau sourd par une saignée au pied d’un ingascira, sur
lequel est fichée une marque ; de là, suivant la rivière en amont, se
limite avec Urtigas (illisible) Barra et la première caatinga qui suit, et
de là en ligne droite jusqu’à Riacho Seco et jusqu’au fond entre deux
sambabaias et vers le ruisseau du grand marais, et par-delà le grand
marais et les premières pierres auxquelles se réfèrent les écritures
concernant la maison de Fidalgo, mais avant les premières pierres de
Ortigas ; à l’est, vers le fond du chemin de Pau Preto, et de là vers
l’ouest, se limite avec la fazenda Batalha à Barreiro da Batalinha, et de
là droit vers l’ouest jusqu’aux rives du São Francisco (…)".

Il s’agit sans aucun doute, sur le terrain, de limites beaucoup plus précises
que ne peut le donner à penser la lecture de ces actes au contenu parfois très
évasif. On notera cependant que si certaines frontières sont clairement
identifiables, parce qu’elles correspondent aux limites d’une tierce propriété,
d’autres en revanche ne sont pas spécifiées autrement que par des formules
équivoques telles "jusqu'où de droit" ou "vers les caatingas incultes". On
comprend bien comment les propriétés pouvaient s’étendre et s’agrandir vers
ces points limites qui ne dépendaient que de l’appréciation et des possibilités
des uns et des autres. C’est précisément ce qui s’est produit avec la fazenda
Rio das Rãs. On notera l’évolution des frontières entre le premier acte et le
second, à cinq années d’intervalles. Ainsi, les limites à l’est "jusqu'où de
droit", qui n’étaient d’abord pas spécifiées, englobent ensuite le chemin de
Pau Preto, à près de 15 km des marges du São Francisco. La fazenda part
dorénavant de la fazenda Parateca, c’est-à-dire de la seule terre pour laquelle
avait été identifié et reconnu un propriétaire (c’est-à-dire un fazendeiro), à
l’est de Rio das Rãs. Hormis la Batalha, aucune des fazendas répertoriées en
1809 dans l’inventaire du conde da Ponte (Pedra Branca, Gado Bravo, etc.)
ne figure comme limites de la fazenda Rãs das Rãs, alors qu’un examen
cartographique montre clairement qu’elles étaient limitrophes, et même
qu’elles se chevauchaient nécessairement sur de considérables extensions.
Une analyse en terme de domination et de coronelismo est insuffisante
pour rendre compte de cette libéralité dans les rapports fonciers. Sans doute
peut-on accorder foi à l’explication de Zarur, selon laquelle "de nombreux
propriétaires du moyen São Francisco n’avaient pas l’esprit conservateur
pour maintenir dans son intégrité une grande propriété. Beaucoup ne
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 151

divisaient pas leur propriété simplement parce qu’ils ne trouvaient pas


d’acheteur"70. De fait, au cours des décennies de sa décadence, le sertão du
São Francisco n’était effectivement délimité que par enclaves isolées,
l’immensité restante étant soit abandonnée aux très improbables intérêts des
quelques-uns qui avaient les moyens d’en disposer, soit vaguement incluse
dans un espace dont l’appellation de fazenda ne renvoyait à aucune réalité
quand à son utilisation effective. Il est patent que les "caatingas incultes"
dont il est question dans l’acte de Rio das Rãs échappaient à tout contrôle de
la part de leur "propriétaire".
En conclusion, il faut observer que le système foncier en vigueur dans la
région de Rio das Rãs a constitué un cadre particulièrement fluide et
informel, dans les interstices duquel on conçoit fort bien que des populations
marginales, comme des esclaves fugitifs ou affranchis, aient pu constituer
leur propre espace. En effet, la structure initiale de la propriété en
incontrôlables sesmarias, puis le partage partiel des espaces en zones
d’influence variant au gré du jeu politique, conjugué à la très grande
libéralité dans la délimitation de propriétés peu ou pas exploitées, ont
constitué autant de facteurs favorisant l’installation de populations dont la
position sociale d’indésirables ou de hors-la-loi requérait précisément la
faiblesse ou la souplesse du système qui les excluait pour pouvoir subsister.
En revanche, il apparaît clairement que ces mêmes facteurs allaient
inévitablement projeter ces populations dans une situation "d'invisibilité"
foncière, qui se révèlera lourde de conséquences, lorsque le régime de
propriété sera normalisé dans la seconde moitié du XXe siècle. Les terres
inexploitées furent mises en vente, et ce ne fut quasiment jamais ceux qui les
occupaient qui purent en faire l’acquisition. Mis en demeure d’enregistrer
légalement leurs propriétés, les coroneis se firent fort de jouer de l’ambiguïté
des limites pour s’approprier les espaces interstitiels entre les diverses zones
d’influence. Privés de droits, et dépourvus des moyens d’en acquérir, les
occupants furent expulsés. Telle fut exactement la menace qui pesa sur Rio
das Rãs.
Le risque d’expulsion n’était cependant pas la seule conséquence de
"l'invisibilité" foncière. Des origines à nos jours, l’histoire foncière de Rio
das Rãs et de sa région fut une histoire privée. Ce qui était à l’origine un
désengagement de l’État se mua ensuite en une véritable démission quant à
l’administration de terres qui, sous le prétexte qu’elles étaient de manière
supposée investies d’intérêts privés, devinrent des déserts d’action publique.
L’État n’y entra pas, aucun budget ne leur fut alloué. Si bien que la portion
majeure de ces fazendas, éloignée des corrals et de toute habitation, fut
condamnée à l’anonymat des caatingas. Aujourd’hui, déboisées avec une
hâte industrielle, elles sont véritablement saccagées. Les "caatingas incultes"
de Rio das Rãs, parties en charbon, ne sont plus qu’un désert inhabitable
pour les décennies à venir. D’autre part, pour les populations qui vivent sur

70. Zarur (Jorge), A bacia do Médio São Francisco, uma análise regional, op. cit., p. 50.
152 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

ces terres, le développement d’infrastructures resta suspendu au bon vouloir


de leur propriétaire. A Rio das Rãs, il fut minimal, voire inexistant jusque
dans les années quatre-vingt, et il est significatif que l’école aussi bien que le
moulin à farine furent finalement "donnés" par un fazendeiro qui n’hésita
pas à exiger une rançon d’allégeance.

3 - Occuper le sertão : "terres de noirs" et quilombos

Echappant à la rigidité d’un système foncier formel, et à la vigilance par


trop limitée des potentats locaux, les berges du fleuve ainsi que ses caatingas
furent appropriées de multiples manières. De fait, comme nous allons le voir,
l’histoire de la région, celle dont le sol porte les marques et dont les
mémoires restituent aujourd’hui la chronologie, fut une histoire
d’occupation.

Le sertão, terre de miséreux

Il existe des témoignages attestant que dès le XVIIe siècle, alors que le
sertão n’avait pas même encore été atteint par les bandeiras paulistas qui
l’ont supposément défriché, le "vastíssimo sertão" était déjà parcouru par les
jésuites, et l’on réclamait l’action des paulistas pour venir à bout des
indigènes et mocambos71 qui le peuplaient. En 1694, on rapportait que de
nouvelles troupes de paulistas avaient obligé l’indigène barbare à chercher
"d'autres Sertões reculés"72. Au terme d’une recherche approfondie sur
archives, Mello rapporte un certain nombre de récits dénonçant alors ces
"barbares" qui "infestaient le sertão du Nordeste", de telle manière que
"personne ne pouvait se déplacer tranquillement dans le sertão de l'intérieur,
ni passer par aucune terre sans qu'il ne trouve des peuplements d'indiens
armés contre toutes les nations humaines"73.
Les indiens chassés du littoral n’étaient pas les seuls à trouver refuge dans
le sertão. Déjà au XVIIe siècle, le frère Martin de Nantes observait que les
missionnaires du sertão devaient remplir, entre autres, les fonctions de
"protecteur contre les injustices des Portugais, habitants de ces lieux, et dont
la plus grande partie sont des criminels exilés du Portugal"74. Un peu plus

71. Rappelons que mocambo, ou mucambo est, dans le cas présent synonyme de
quilombo.
72. Mello (C.R.), op. cit., p. 295.
73 Mello (C.R.), op. cit., p. 354.
74. Cité par Moura, op. cit., p. 233. Cf. Nantes (Frei Martin de), Relação de uma Missão
no Rio São Francisco, São Paulo, Nacional Brasiliana, 1979.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 153

tard, lors de leur voyage dans le sertão du São Francisco en 1817, Spix et
Martius disent avoir entendu des "histoires d’aventuriers divers, qui,
déshérités ou appauvris, portés par le désespoir ou par une inclination au
banditisme, errent à travers le sertão, pratiquant des perversités de toute
espèce, soit au service de tiers, soit pour leur compte propre, et échappent à
la punition de la justice, quelquefois pendant très longtemps, grâce à la
connaissance exacte de la région et à l’aide de parents et d’alliés"75. De fait,
"le criminel", "le brigand" avait des alliés. "L'immensité, les mocambos, les
tribus indigènes, les ronces et la forêt faisaient du sertão nordestino une
cachette parfaite", résume Mello76. Toujours en se fondant sur des
témoignages, Moura concluait de même que "dans les sertões se sont
réfugiés quelques inadaptés à la vie sociale des villages du littoral, qu’il
s’agisse de blancs fuyant la justice criminelle, ou de juifs cherchant à fuir
l’intolérance religieuse qui se réactiva après le départ des Hollandais (…) ;
de soldats déserteurs des troupes d’occupation et même, à une certaine
époque, de portugais nobles, fidèles à l’esprit guerrier des anciens asturiens
adeptes des prouesses de D. Sebastião, refusant de se conformer à l’annexion
de leur patrie aux terres d’Espagne (…)"77.
Il va de soi que toute personne qui trouvait refuge dans le sertão n’était
pas brigand ou criminel et qu’une majorité n’était pas à proprement parler
des fugitifs. Lins de Albuquerque observe notamment que bien des
"personnes humbles et d'esprit indépendant" se sont risquées dans les hautes
terres et se sont établies sur de petites "possessions" (posses)78. De plus,
nombreux furent ceux qui, employés dans les grandes fazendas de l’âge d’or,
restèrent sur place lorsque la décadence repoussa les grandes familles vers le
littoral. Demeurés sur les terres mêmes de leurs anciens maîtres, ou
s’établissant sur les "terres de personne" (terras de ninguém) dans les
interstices des fazendas, ils devinrent des "posseiros", des "occupants".
Occupants aussi étaient tous les métayers, esclaves, et vachers, en ce sens
qu’ils vivaient effectivement sur des terres que leurs maîtres, éternels absents
résidant pour la plupart dans les grandes villes du littoral, ne faisaient que
"posséder".
Au XIXe siècle, le sertão est majoritairement peuplé d’occupants, établis
le long des rivières et des fleuves, pêchant, chassant, et ne cultivant que pour
survivre. Cette "vie mesquine", dont parlait Lins, façonnait selon lui au
même moule de servitude, une société sertaneja de "proscrits économiques à
l'intérieur d'un désert cendré". Visitant la localité de Pilão Arcado, très
proche de Rio de Rãs (une demi-journée de bateau), il trouva sur place "plus
d'une centaine de petits propriétaires de terre, hommes forts, descendants des

75. Spix (J.B. von) et Martius (K.F.P. von), Viajem pelo Brasil : 1817-1820, São Paulo,
ed. Melhoramentos, 1938, 332 p. (p. 123).
76. Mello, op. cit.
77. Moura, op. cit., p. 126.
78. Albuquerque, op. cit., p. 138.
154 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

fondateurs de la vallée, qui ne possédaient rien d'autre que des morceaux de


bêche, des cognées de haches et, avec ces restes d'outils ils défrichaient les
bois, débroussaillaient leurs terres, donnant un véritable exemple
d'opiniâtreté"79.

Des occupants "invisibles"

La participation de la population noire à cet univers sertanejo est une


question très méconnue et, lorsque dans certains ouvrages, elle est abordée,
ce n’est, la plupart du temps, que pour en souligner l’inopportunité : le sertão
ne serait pas, et n’aurait jamais été, une terre de noirs.
Il est notable, depuis E. da Cunha, que le sertão est une terre de métis, de
caboclos. Alors qu’il concédait la vigueur de cette "bordure noire qui ourlait
la côte de la Bahia au Maranhão", Cunha remarquait en revanche que,
"enchaîné à la terre, l'élément africain s'arrêta, en quelque sorte, aux vastes
champs de canne à sucre de la côte". Il ne pénétra guère à l’intérieur des
terres. "Même quand il se révoltait, l’humble nègre devenu redoutable
quilombola se regroupant dans les mocambos paraissait éviter le cœur du
pays"80.
Une fois établie cette faiblesse de la présence africaine, Cunha peut
ensuite préciser sa théorie de la "race sertaneja", née des croisements de
l’indien, du Portugais et, dans une moindre mesure, du noir quilombola, au
sein d’un milieu "complètement isolé du reste du monde". De cet isolement,
nous dit Cunha, "la conséquence inévitable fut le métissage. Et surgit alors
une race de curibocas presque sans mélange de sang africain, que l'on
identifie sans peine aujourd'hui comme le type normal de ces sertanejos. Ils
naissaient d'une féroce étreinte entre vainqueurs et vaincus"81. Il en résulta,
selon Cunha, que le sertão est une terre uniformément peuplée : "(…)
l’homme du sertão parait être fait sur un modèle unique, révélant presque les
mêmes caractères physiques et le même teint, et différant peu du mameluco
bronzé au cafuz basané : des cheveux lisses et durs, ou doucement ondulés ;
la même carrure athlétique et les mêmes caractères moraux, se traduisant par
les mêmes superstitions, les mêmes vices et les mêmes vertus. L’uniformité,
sous ces différents aspects, est impressionnante. Le sertanejo du Nord est
indéniablement le type d’une sous-catégorie ethnique déjà constituée"82.

79. Lins, op. cit., p. 33 et p. 154-155.


80. En étai à sa thèse, E. da Cunha cite le cas de Palmares, dont il est fort probable qu’il
fût le seul exemple à sa disposition : "Palmares, avec ses trente mille mocambeiros,
n'était éloigné, après tout, que de quelques lieues de la côte". Cunha (Euclides da), op.
cit., p. 82.
81. Ibid., p. 89.
82. Cunha (E. da), op. cit., p. 94-95.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 155

S’il nous semble utile d’insister ici sur cette vision très déterminée de la
"race sertaneja", c’est parce qu’elle connut, dans les décennies qui suivirent,
une notable pérennité. On la retrouve intacte, par exemple, dans les écrits de
Rego en 1936, à propos de la vallée du São Francisco, qui connut, dit-il, une
"flagrante uniformisation" d'un type métis caboclo. Rego admet toutefois la
présence "d’éléments noirs", "principalement des fugitifs, qui appartenaient à
des races plus fortes, capables de lutter pour la liberté"83. On retrouve encore
la même idée chez une observatrice aussi éclairée que P. de Queiroz, pour
qui dans le sertão, "les esclaves n’étaient pas nombreux, et le métissage avec
l’indien prédomina, donnant une race de gardeurs de bœufs, de femmes
silencieuses, un peu sauvages, dures au travail, nourries de manioc et de
viande séchée (…)". Si, comme elle le précise, "peu à peu, le Noir contribua
à varier le teint des sertanejos", il n’en reste pas moins que "Blanc pur, Noir
pur n’existent plus guère (…) et le métissage est généralisé du haut en bas de
l’échelle sociale"84.
Bien sûr, cette faiblesse de la présence noire dans le sertão n’est pas
qu’une déduction visant à justifier l’existence d’une "race métisse sertaneja".
Elle repose sur des éléments historiques, selon lesquels, notamment, cette
région n’aurait été que marginalement esclavagiste. Cette idée d’un "autre
Nordeste" de Menezes, celui des caatingas et des corrals, fut notamment
construite en opposition à l’idée d’une civilisation de "casa grande e
senzala" sur le littoral, consacrée à la canne à sucre. Gilberto Freyre, par
exemple, avait souligné l’importance de l’élevage dans le sertão, en ce qu’il
a permis, disait-il, un "autre type de civilisation, presque de frontière, enlisée
et âpre, dure et ascète. Sans casa grandes, mais aussi sans senzalas"85.
C’est que, alors que la civilisation du sucre aurait été fondée sur le travail
servile, la "civilisation du cuir", n’y aurait en revanche pas eu recours, le
principal argument étant que le bétail élevé en liberté ne nécessitait qu’une
main d’œuvre limitée à quelques vachers. Comme l’explique Rego, il n’y eut
pas, dans la vallée du São Francisco, d’importation directe d’esclaves, ni
d’organisation agricole de l’esclavage à grande échelle. Les esclaves dans
les fazendas n’auraient alors été utilisés, selon Delaunay, qu’"au service de la
maison dont ils rehaussent le confort"86. Capistrano de Abreu, en illustration
de l’âge d’or sertanejo, note dans les fazendas l’apparition de "roues pour la
préparation de la farine, de métiers à tisser modestes pour la fabrication de
hamacs et de tissus grossiers, de chaussées, de chapelles et même
d'aumôniers, de chevaux de valeur, et de noirs africains, non pas comme

83. Rego (M.), O Valle do São Francisco, São Paulo, Revista do Museu Paulista, 1936,
n° XX, p. 491-705 (p. 639).
84. Queiroz (M.I.Pereira de), op. cit., p. 23.
85. Gilberto (Freyre), Nordeste: aspectos da influência da cana sobre a vida e a
paisagem do nordeste do Brasil. Rio de Janeiro, Record, 1989 (1ère ed. 1937), p. 196.
Cité par Moura, op. cit., p. 129.
86. Delaunay (Daniel), La fragilité séculaire d’une paysannerie nordestine : le Ceará
(Brésil), Paris, Ed. de l’ORSTOM, 1988, p. 193.
156 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

facteurs économiques, mais comme éléments de magnificence et de faste


(…)"87.
Ce credo d’un sertão resté en marge de l’esclavagisme à grande échelle,
auquel vient s’ajouter, depuis les écrits de Cunha et Freyre, celui d’une "race
sertaneja" uniforme procédant d’un "métissage généralisé", ont sans aucun
doute contribué à "l'invisibilité" des "communautés" noires sertanejas, aussi
bien au yeux des sciences sociales que dans l’imaginaire d’une nation pour
laquelle le sertão est peuplé de sertanejos, ceux-là mêmes qui, aisément
reconnaissables, emplissent les parcs publics des cités du littoral lorsque
sévit une grande sécheresse. Le sertão est peuplé de sertanejos, donc, et
certainement pas de descendants d’esclaves.
Pourtant, une attention plus minutieuse à l’histoire d’une région comme le
moyen São Francisco révèle que non seulement l’esclavage y était
vigoureux, mais aussi qu’il y fut pratiqué très tardivement, contrairement à
l’idée reçue selon laquelle le déclin des grandes sesmarias avait entraîné le
départ massif de la population esclave vers les plantations de café. Prenons
une première mesure statistique. D’après les données de Correia de Andrade,
en 1875, alors que le mouvement pour l’émancipation avait déjà entraîné
une forte réduction du nombre d’esclaves, la ville de Juazeiro dans le sertão
de Bahia comptait encore 1 409 esclaves, 17,9 % de la population, soit
proportionnellement davantage que la moyenne de l’État (12,1%)88. Dans la
ville de Jacobina, dans la proximité de laquelle de l’or avait été découvert, se
trouvaient vers la seconde moitié du XIXe siècle 1 255 esclaves pour une
population totale de 17 327 habitants (7,2 %)89. Des recherches sur archives
dans la ville de Carinhanha ont recensé 647 noirs sur une population de 8
101 personnes (7,9 %) entre 1872 et 190990, alors que Durval Aguiar, visitant
la ville en 1883, dénombrait pas moins de 60 moulins à sucre, produisant de
50 à 60 arrobes de sucre91.
Un livre notarial de la ville de Caetité, toute proche de Rio das Rãs,
portant sur la période de 1867 à 1871, témoigne bien, par ailleurs, de la
pratique tardive de l’esclavage dans la région, tout en mettant en évidence la
formation progressive d’une population différenciée de libertos (esclaves
libérés). Sur les 166 actes concernant des esclaves, 74 se rapportent à des
opérations d’achat et de vente et 82 sont des lettres d’affranchissement.
Parmi ces dernières, 25 concernent le rachat de leur liberté par l’esclave lui-
même ou par un parent, sept sont des applications directes de la "loi du

87. Abreu (Capistrano de), op. cit. (1954), p. 221.


88. Andrade (M. Correia de), Tradição e mudança : a organização do espaço rural e
urbano na área de irrigação do submédio São Francisco, Zahar editores, 1983, 114 p. (p.
40).
89. Albuquerque (Lins de), op. cit., p. 71.
90. Souza (J. E. de) et Cerqueira (P. C. Lisboa), op. cit., p. 65.
91. Aguiar (D. Vieira de), Descrições práticas da província da Bahia, Brasília, Editora
Cátedra, 1979.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 157

ventre libre" de 187292, cinq concernent des esclaves libérés par volonté
testamentaire. Suivent ensuite des cas isolés, comme cet esclave libéré
"gratuitement" "pour la qualité des services rendus" ou cet autre affranchi à
la suite d’une sérieuse infirmité, le reste des actes ne comportant aucune
précision93.
D’autres villes encore, voisines de Rio das Rãs, témoignaient d’un
esclavagisme vigoureux. A Caetité, on produisait du coton à grande
échelle94, Urubú avait été un centre d’extraction du salpêtre, il y avait eu de
l’or à Correntina au XVIIIe siècle, et Carinhanha était un centre sucrier. Une
plus grande sensibilité à la chronologie des siècles et aux spécificités des
micro-régions permet ainsi de comprendre que le sertão n’était pas qu’une
terre de bétail et de déserts, mais qu’il abritait également des îlots de
prospérité qui furent aussi, jusque très tard, des îlots esclavagistes. Lorsque
Spix et Martius traversent cette région du moyen São Francisco, en 1817, ils
observent effectivement qu’il y a rarement plus de vingt esclaves par
fazenda, ce qui n’a pas empêché ces mêmes explorateurs de se trouver
confrontés à des événements religieux et culturels déplaçant une importante
population noire.
Spix et Martius, qui voyageaient chargés de leurs collections empaquetées
dans des caisses portées par vingt mules, avaient été mis en garde contre les
dangers du voyage entre Malhada et Urubú : "Les périls de ce voyage nous
ont été décrits par quelques voyageurs rompus à ces chemins, venus d’Urubú
et d'autres lieux, distants de quelques jours de marche de Malhada, à
l'occasion de la fête en l'honneur de Nossa Senhora do Rosário, patronne des
noirs et des mulâtres, avec ses prêtres de même couleur. Nous avons préféré
alors souffrir ces terreurs plutôt que de nous risquer, à nouveau, à un
incommodant voyage durant le temps des pluies (…)"95.

92. A partir de laquelle tout enfant né d’une femme esclave est libre de condition, bien
qu’il doive néanmoins servir le maître de sa mère gratuitement jusqu’à sa majorité.
93. Arquivos Públicos de Salvador, Livro de Notas n° 23, 3017/ 1867 a 3161/ 1871,
Caetité. Citons encore quelques cas d’affranchissement de H (illisible) "fils de mon
esclave, pour qu'il soit purifié des fers de l'esclavage sur la pierre baptismale", de
Antonio, 46 ans, "pour la bonne volonté avec laquelle il m'a toujours servi", de
Marcimiana, 16 ans, "pour ses bons services et l'amour que je lui porte", de Carmelina,
26 ans, "parce qu'elle m’a porté la plus grande assistance pendant une période de
dangereuse infirmité due à des fièvres". Quelques esclaves furent donnés, comme
Benedita, 3 ans, en cadeau de mariage, et d’autres vendus "en partie" (vendo parte de
uma escrava), c’est-à-dire déférés au service de plusieurs maisons.
94. Rinaldo dos Santos évoque Caetité comme l’un des principaux centres de production
de coton de la région, ce que confirment Spix et Martius, qui visitent la ville en 1817 :
Caetité, "depuis vingt ans, pratique à grande échelle la culture du coton et devient ainsi
un des plus riches empires du sertão de Bahia", Santos (Rinaldo dos), op. cit., p. 72. Spix
et Martius, op. cit., p. 132.
95. Ibid., p. 126.
158 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Un autre témoignage, particulièrement frappant, renseigne encore sur


cette capacité de mobilisation de la population noire des sertões environnant
Rio das Rãs : le premier grand pèlerinage de l’histoire de Bom Jesus da
Lapa, en 1888, lors de l’abolition de l’esclavage. Le père Turíbio Vilanova,
qui fut responsable du site religieux, rapporte qu’"un mois après la
concession de la liberté des esclaves par la loi Auréa de la Princesse Isabelle,
une immense multitude de noirs, venus de tout le sertão, s'est réunie à Lapa
pour rendre grâce de l'abolition au Bon Jésus, pendant huit jours, chantant
des bénédictions religieuses, priant, poussant des vivats au Cabinet de João
Alfredo, battant des maracaxás, tambours, pandeiros, des calebasses de
maïs, etc"96.
Le voyageur anglais James Wells, qui traverse la même région vers 1880,
donne un autre témoignage troublant sur la présence de groupes de noirs le
long des berges du São Francisco. Si l’on se rapporte aux indications
géographiques qu’il fournit, il est tout à fait possible qu’il s’agisse des
habitants de Rio das Rãs.

Une nuit sur une "terre de noirs"


"Plus loin, la campagne devient de plus en plus ouverte, de longues
bandes d’herbe et des collines finement recouvertes de végétation
apparaissent, et de fréquentes habitations de bord de route,
principalement des corrals et des huttes de vaqueiros, indiquent
purement et simplement une région de bétail.
Vingt-quatre lieues d’un trot soutenu nous amena au coucher du soleil
à Ponte da Lagoa, un petit retiro ou parc à bétail appartenant à une
fazenda voisine.
Mes compagnons et moi-même étions bien au devant de la troupe,
le ciel devenait sombre avec l’amassement de nuages d’une nuit qui
s’annonçait humide, et la petite hutte du retiro, temporairement bondée
d’odorants travailleurs des champs et de leurs amis, n’offrait pas le
moindre abri pour notre large troupe. (…) Les deux tentes furent
montées précipitamment, mais non sans que nous ayons été largement
éclaboussés et badigeonnés de boue ; un petit appentis d’herbe et de
branchages abrita la cuisine de Bob (…). L’air était extrêmement
chaud et suffoquant et, pour notre malheur, vite empli de moustiques
torturants, en un nombre tel que toute pensée de sommeil était
impossible.

96. Vilanova (Turíbio), op. cit., p. 199. Dans sa biographie de Vilanova, A. Barbosa
rapporte que, voulant restaurer le site, le prêtre découvrit au-dessous d’une énorme
quantité de cire, des "monts, caisses et tonneaux de monnaie de bronze". Il demanda
alors que l’on sépare et que l’on mette en caisses toutes ces monnaies de bronze trouvées
dans le dépôt de cire de la Grotte, depuis le temps de la Confrérie du Bon Jésus, quand il
sut que tout cet argent avait été apporté en 1888, par les ex-esclaves, au cours du célèbre
pèlerinage de la fin de l’Esclavage, et cette monnaie fut laissée, par monts entiers, aux
pieds de l’autel du Bon Jésus", A. Barbosa, op. cit., p. 102.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 159

Voyant que nos voisins noirs dans le retiro étaient à l’évidence


également tourmentés, à en juger par la fumée de bouse de vache qui
sortait de leur toit, j’envoyais demander un peu de cette bouse, qu’ils
nous donnèrent volontiers d’une réserve qu’ils avaient constituée. (…)
Encore éveillés, nous reniflons, toussons, les yeux irrités, et frottant
notre peau frissonnante jusqu’à ce que le sommeil nous délivre, alors
le feu s’éteint, et les moustiques lancent à nouveau leurs attaques.
Avec cette atmosphère chaude et vaporeuse, nos lits durs, les
moustiques, ce fut une nuit longue et épuisante, et le matin nous trouva
dans un état fiévreux d’âme et de corps. Nos amis noirs avaient
évidemment décidé d’en faire une nuit de fête, car nous entendîmes
leurs guitares, leurs voix, les clappements de main et l’agitation des
pieds de la danse du batuque tout au long de la nuit.La franche lumière
du jour révéla une scène abjecte d’inconfort dans la hutte de nos
voisins, un rancho triste et enfumé, vieux et délabré, la chaume
décomposée par l’âge et l’humidité, le tout presque chancelant de
décrépitude (…) ; les habitants nous apparurent blêmes et malades de
leur débauche de la veille, ayant à l’évidence bu quantité de la brûlante
cachaça, et la plupart d’entre eux était encore "entre deux mondes"
(half-seas over). (…) C’est avec satisfaction que nous quittâmes cet
endroit hanté par le démon".97

Si l’on fait abstraction des doléances, mésaventures et préjugés de notre


malheureux explorateur anglais, le récit permet d’établir clairement la
présence de groupements de population noire sur les berges du fleuve, en
l’occurrence réunis pour une soirée de fête, et vivant dans une autonomie
suffisante pour que Wells n’ait eu aucun contact avec le siège de ce qu’il
pense être une fazenda.
Ainsi, contrairement à l’idée conventionnelle d’un sertão sans esclavage,
il existe suffisamment de témoignages et de données factuelles attestant la
présence d’une population noire relativement importante dans la région du
moyen São Francisco.

Quilombos sertanejos

Le moyen São Francisco a été une "terre de noirs", il fut aussi une terre de
quilombos. Ce n’est du reste pas une révélation, puisque la seule présence
noire communément admise dans le sertão est sous la forme de quilombos.
Si relativement nombreux sont les documents historiques et les publications
à en mentionner l’existence depuis le XVIIe siècle, il existe en revanche fort

97. Wells (James W.), Exploring and traveling : 3 000 Miles through Brazil, London,
Sampson Low, vol. II, 1886, p. 22-23.
160 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

peu de travaux présentant une information plus systématique et détaillée sur


le sujet98. Il nous faut dans l’immédiat nous contenter de ces "traces" de
quilombo relevées par bribes.
Dans son ouvrage Os quilombos baianos, Pedro Tomás Pedreira
s’intéresse bel et bien aux quilombos du sertão de Bahia. Cependant, au
terme de ses recherches, il n’a pu que constater la faiblesse des informations
réunies. C’est que, comme il le remarque, les quilombos ne sont mentionnés
dans les archives que lorsqu’ils sont connus, c’est-à-dire quand ils ont été
dénoncés, et en passe d’être détruits. Le livre consiste alors en une liste de
quilombos documentée par les seuls avis d’intervention et lettres de
dénonciation99. Sur les quilombos eux-mêmes, aucune information n’a pu
être mise à jour.
De même, Roger Bastide ne fait que mentionner le fait que "toute la
région de Campo Grande et São Francisco était pleine d'esclaves fugitifs, ce
qui posait un problème constant aux colons"100. Lins, à propos de la vallée du
São Francisco, évoque le "péril noir", "la menace des quilombolas, noirs
rebelles qui, fuyant la captivité du littoral, essayaient d'organiser une
république à leur manière"101. Se fondant sur des documents historiques,
Pierson révèle que de nombreux esclaves fugitifs du littoral parvenaient à
trouver un emploi dans les fazendas ou défrichaient un peu de terre sur les
berges du São Francisco. Il cite un explorateur, Burton, visitant la région de
Carinhanha en 1867, et qui avait remarqué des villages lui rappelant "par leur
petite taille et leur apparence agréable, les jolis villages d'une seule rue des
fleuves Vieux Calabar et Gabon (en Afrique)". Pierson raconte encore avoir
visité le village d’Angico, près d’Irecê, qui "fut, à ce qu'il paraît, formé par
des esclaves africains fugitifs. Un de nos informateurs, précise-t-il, se
souvient de les avoir entendus invoquer des divinités africaines pour qu'il
pleuve"102.
D’autres témoignages sont encore rapportés par U.Viana, qui évoque les
"noirs aquilombados, mamelouks (mamelucos) et bandits répandus dans

98. Il nous faut faire référence au volumineux ouvrage collectif, publié sous la direction
de João Reis, qui participe d’un effort louable pour rassembler des matériaux jusqu’alors
très dispersés. Sur les 17 contributions, 6 sont consacrées au seul quilombo Palmares,
3 concernent l’état de Minas Gerais puis, successivement, les états de Mato Grosso,
Goiás, Rio de Janeiro, Rio Grande do Sul, Pernambuco, Maranhã et Amazonas. La seule
contribution sur l’État de Bahia concerne le quilombo de Oitizeiro, sur le littoral. Aucun
de ces travaux ne s’intéresse au sertão. Reis (João J.) et Gomes (Flávio dos Santos)
(orgs.), op. cit.
99. Dans la zone sertão de Bahia, il repère entres autres les quilombos de Itapicuru
(1640), de Jacobina et Xique Xique (1801). Pedreira (Pedro Tomás), Os quilombos
baianos, Salvador, Prefeitura Municipal, Departamento da Cultura da SMEC, 1973.
100. Bastide (Roger), "The other quilombos", in Richard Price, Marron Societies : Rebel
Slaves Communities in the Americas, New York, Anchor Press, 1973, 429 p. (chap. XII,
p. 191-201).
101. Lins (Wilson), op. cit., p. 22.
102. D. Pierson, op. cit., p. 281.
PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 161

l'intérieur de Bahia, qui infestent les chemins, attaquent les fazendas, volent
le bétail"103. V. L. Cardoso cite encore un document de 1705 nommant Netto
Pinheiro "capitão-mor des expéditions contre les mocambos et noirs fugitifs
qu'il pourrait y avoir dans les districts de toutes les montagnes de Jacobina et
Carinhanha, jusqu'au fleuve São Francisco"104. Plus proche encore de Rio das
Rãs, le père Vilanova raconte que, pour arriver jusqu’à la grotte qui serait
plus tard celle du Bon Jésus, le Monge dut traverser une région infestée de
noirs aquilombados et "d’indiens anthropophages"105. Citons finalement le
témoignage des explorateurs allemands Spix et Martius, qui furent confrontés
à la fuite de leur propre esclave, en pleine expédition.

La fuite de l’esclave de Spix et Martius, explorateurs allemands,


en 1817
"Nous dûmes renoncer à notre tentative d’arriver encore ce jour à la
fazenda, sur l’autre rive, et installâmes notre campement à l’air libre,
au creux d’une combe recouverte de végétation rase.
Une brume fine et humide, qui resta suspendue dans l’air toute la
nuit, et qui menaçait d’éteindre notre feu, nous faisait grelotter de
froid. Ces inconvénients s’aggravèrent encore lorsque, le matin, nous
nous rendîmes compte de l’absence de l’esclave noir. Le voyage
difficile, effectué en grande partie sur des terres inondées, avait suscité
le mécontentement du jeune noir, qui ne savait pas apprécier notre
traitement humain, et à profité de la première nuit favorable pour
décamper, chose à laquelle les esclaves nouveaux sont coutumiers.
Comme il n’y avait aucune trace pour le rechercher, nous continuâmes
le voyage jusqu’à la fazenda de Santa Barbara, où, la veille, nous
aurions dû arriver, afin de prendre les dispositions pour trouver le noir
fugitif. Nous fûmes reçus avec une hospitalité cordiale, et le
fazendeiro, José Antonio de Almeida, sergent-chef, et administrateur
de la fazenda real, qui revint seulement la nuit de ses inspections dans
des champs éloignés, nous rassura au sujet du fugitif. Dans tout le
Minas Gerais, comme dans beaucoup d’autres provinces où la quantité
d’esclaves noirs rend nécessaire une vigilance redoublée, existe un
corps spécial, les capitaines-des-bois (capitães-do-mato), en général
des mulâtres ou autres métis, qui poursuivent l’esclave fugitif et le
restituent à son propriétaire ou à l’autorité compétente. Seul le fugitif
qui connaît parfaitement le terrain, et qui se retire dans des lieux très
éloignés, échappe, parfois, à l’attention des capitães-do-mato ; il nous
réconforta alors, promettant que le retour de notre esclave ne tarderait
pas, puisqu’il était encore nègre brut (negro bruto). De fait, il nous fut

103. Viana (Uribio), op. cit.


104. Cardoso (V.L.), Á margem da história do Brasil, São Paulo, ed. Nacional, 1933.
105. Vilanova, op. cit.
162 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

restitué le troisième jour, d’une fazenda voisine ; en le recevant, nous


suivîmes le conseil de notre hôte ; car, au lieu de lui adresser des
paroles injurieuses, selon la coutume d’ici, nous le traitâmes avec
bonté et demandâmes à ce qu’on lui donne un trait de cachaça. Une
longue expérience a enseigné aux Brésiliens que la concession d’une
ample amnistie, accompagnée du calice de la boisson, produit un
meilleur effet sur le caractère du jeune noir qu’une punition
rigoureuse"106.

Ces allusions et références ne sont certes que des faisceaux d’images,


mais tout indique que les quilombos existèrent et même qu’ils furent
nombreux. Aujourd’hui, ce n’est pas un hasard si la quasi totalité des
"communautés" identifiées comme "rémanentes de quilombo" dans toute la
région Nordeste est située dans la zone aride des terres intérieures.
En conclusion sur cette dernière analyse, nous observons que
"l'invisibilité" historique et foncière qui a caractérisé de manière générale
toute la population occupante de la région du moyen São Francisco, s’est
conjuguée à une "invisibilité" sociale s’agissant plus spécifiquement de la
population noire. Il est notable qu’à partir de la seconde moitié du XXe
siècle, la situation des "communautés" indiennes qui avaient survécu dans la
région se vit stabilisée par la légalisation d’un certain nombre de territoires.
Sous l’impulsion volontariste de Getulio Vargas, l’État réinvestit de manière
significative les municipes jusqu’alors contrôlés par les coroneis, tandis que
ces derniers furent désarmés. Ils ne tardèrent pas à réapparaître sur la scène
publique, investis cette fois d’une légitimité électorale conquise grâce à la
mobilisation des anciens réseaux clientélistes. Beaucoup plus présente dans
les terres intérieures, l’armée républicaine mit au pas les dernières bandes de
cangaceiros. On assigna les propriétaires à enregistrer leurs domaines. Quant
aux occupants, ils furent, dans le meilleur des cas, intégrés au sein des
fazendas, et le progrès des droits syndicaux contribua à la légalisation de leur
situation. Dans le pire et la plupart des cas, ils furent expulsés et vinrent
grossir les rangs des marginaux urbains ou des paysans sans terre. C’est en
tant que tels qu’ils bénéficieront éventuellement par la suite d’une réforme
agraire.
Les "communautés" noires, pour leur part, restèrent dans leur situation
"d'invisibilité". Lorsque par le hasard des intérêts fonciers, elles parvinrent à
se maintenir sur leurs terres, elles ne bénéficièrent d’aucun traitement public
qui prît en compte leur existence et leur originalité. Il faudra attendre 1988
pour les voir soudainement apparaître sur la scène juridique et politique, par
les lignes sibyllines du Titre 68. Nous ne pouvons d’ailleurs que constater
l’extrême partialité de ce dispositif juridique, ne s’appliquant qu’aux
"communautés rémanentes de quilombo" alors qu’il existe plusieurs
centaines de "communautés" noires sertaneja à terme menacées d’expulsion.

106. Spix et Martius, op. cit., p. 194-195.


PROPRIÉTÉ, OCCUPATION, INVISIBILITÉ 163

Gageons que pour celles ne présentant pas les caractéristiques historiques


requises, le drame de "l'invisibilité" se prolongera davantage encore. A titre
de comparaison, la Colombie, récemment consciente de l’existence des
"communautés" noires vivant sur son sol, a décidé de procéder à la
légalisation de vastes espaces en dehors de toute considération d’une
éventuelle origine marron107.

Conclusion

Au cours de ce chapitre, nous avons tenté de comprendre les conditions


historiques et foncières à partir desquelles la "communauté" noire de Rio das
Rãs, comme tant d’autres dans la région Nordeste, a pu se constituer et se
maintenir au sein de l’espace national. Nous avons suggéré une triple lecture
"d'invisibilité".
Installées dans une région désertée par l’État, tenues à l’écart des
événements nationaux, ces "communautés" ont été frappées de "l'invisibilité"
historique nationale qui enveloppait les terres intérieures, à un moment où la
confidentialité était une condition à leur existence même. Etablies dans des
espaces aux contours imprécis et fluctuants, soumises à un système informel
d’accès à la propriété, elles ont pu bénéficier de leur "invisibilité" foncière
pour constituer des espaces qui, par nature, se devaient d’être hors du droit.
Enfin, "l'invisibilité" sociale de leur spécificité comme "communautés"
noires a pu favoriser leur implantation dans les terres intérieures. Parce que
le sertão est réputé peuplé de sertanejos, la population noire a moins été
l’objet de mesures de répression et d’encadrement que dans les régions du
littoral, à plus forte concentration noire et, il est vrai, plus proches de l’État.
Toutefois, prétendre que, par le passé, cette "invisibilité" était une réalité
objective, c'est prétendre aujourd'hui que la découverte des "communautés
rémanentes" en est une autre. Du point de vue de l'analyse, "invisibilité" et
"découverte" ne sauraient être autre chose que des artefacts rhétoriques.
Ceux-ci ne sont pertinents pour l'objectivation que parce qu'ils sont des
modes historiques effectifs de construction de la réalité. Trop souvent, les
expertises anthropologiques ont tendance à l'oublier, à oublier que la
"rémanence" est aussi une construction, de sens opposé mais de nature
exactement équivalente à "l'invisibilité" qu'elles s'attachent aujourd'hui à
"observer" et dénoncer (cf. chap. III). Ainsi, de la même manière que, jadis,
le regard historiographique - ou plutôt son absence - a largement contribué à
"l'invisibilité" des populations noires rurales, aujourd'hui, le regard
anthropologique tend à accréditer l'idée de leur "découverte". L'exemple de

107. On pourra se reporter à l’article de Michel Agier et Odile Hoffman, "Les terres des
"communautés" noires dans le Pacifique colombien. Interprétations de la loi et stratégies
d’acteur", Problèmes d’Amérique Latine n° 32, janvier-mars 1999, p. 17-42.
164 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Rio das Rãs montrera que l'idée de "l'isolement" des "communautés noires"
ne résiste pas à l'examen des faits (cf. chap. V).
Il ne faut toutefois pas sous-estimer le pouvoir créateur de ces
constructions. Loin de n'être que des représentations, l'analyse a montré
qu'elles ont généré un ensemble de conditions objectives à partir desquelles
la réalité pratique des populations noires rurales s'est historiquement
organisée. Aujourd'hui, la rhétorique de la "découverte" n'est pas qu'une
question d'appréciation. Elle est au cœur d'un processus politico-juridique,
dont l'incidence sur la réalité de ces populations est loin d'être illusoire. En
effet, comme nous aurons l'occasion de le montrer, le regard sur la
"rémanence" tend à façonner la réalité qu'il contemple (cf. chap. IX).
CHAPITRE V

Temps, espace, "communauté"

Qui sont les familles qui habitent aujourd'hui Rio das Rãs ? Comment
ont-elles historiquement investi l'espace qu'elles occupent aujourd'hui ?
Comment la "communauté" a-t-elle pris forme au sein de cet espace ?
La présentation qui suit est organisée en quatre parties, correspondant
chacune à une période de cinquante ans environ. Ce découpage
chronologique est relativement arbitraire, dans la mesure où il ne correspond
pas à un agencement local du temps passé. Non qu'il y ait à Rio das Rãs de
périodes du passé clairement identifiées par la population (cf. chap. VI), mais
il serait dommageable pour notre démarche de mettre analytiquement en
correspondance un événement et un certain état de l'organisation sociale. Le
risque de surdétermination est grand, qui serait de comprendre celle-ci à
partir de celui-là1. Toutefois, ce découpage, outre qu’il répond à un objectif
pratique de mise en forme de la continuité chronologique, correspond à peu
près aux étapes successives de constitution du groupe social Rio das Rãs.

1 – Premiers foyers de peuplement

Au tournant du XIXe siècle, Rio das Rãs connut une période de flottement
de sa situation foncière. Rappelons que c'était la fin de l'âge d'or pour la
région du São Francisco, l'écroulement du système des sesmarias, et le
départ de ceux qui en avaient été les dépositaires. Du point de vue de
l'histoire nationale, les hautes terres furent abandonnées (cf. chap. IV). Nous
savons que s'agissant de Rio das Rãs, tel ne fut pas le cas. La fazenda aurait
été rachetée en 1808, puis en 1813, par la famille Texeira qui en maintint la

1. Dans le chapitre VI, il sera montré à quel point le statut "d'événement mémorable"
accordé par les acteurs externes au passé quilombola de la "communauté rémanente" Rio
das Rãs, est sans correspondance avec la représentation du passé véhiculée dans la
mémoire de la population.
166 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

propriété jusque dans les années quatre-vingt du siècle suivant. Les fazendas
alentour connurent une destinée tout à fait similaire. Reçues en héritage à la
mort du conde da Ponte, en 1809, avec l'ensemble des propriétés du domaine,
elles furent morcelées et rachetées par étapes successives au cours de la
première moitié du siècle, comme tel fut le cas pour les fazendas Batalha,
Boa Vista, Parateca, etc.
Comment ces terres, dites de caatinga, furent effectivement investies et
occupées, aucune archive ne le révèle. Il existe néanmoins, dans l'inventaire
du conde da Ponte, de précieux renseignements sur l'état des infrastructures,
populations esclaves et troupeaux avant que la famille héritière ne se retire de
la région.
On apprend ainsi qu'en 1809, la fazenda Boa Vista comptait "2 084 têtes
de bétail, trente esclaves « mâles et femelles » de tous âges, quarante-cinq
chevaux de service, et trente six juments"2. Furent également inventoriés
"une vieille maison de tuile, une senzala de chaume, des selles, outils et
autres accessoires". La fazenda Batalha, voisine, comptait quant à elle "1 611
têtes de bétail, trente-sept esclaves « mâles et femelles » de tous âges, trente-
six chevaux de service, une maison de tuile, selles, outils et autres
accessoires". La fazenda Volta, enfin, jouxtant elle aussi Rio das Rãs,
comptait "400 têtes de bétail, trente et un esclaves « mâles et femelles » de
tous âges, trente quatre chevaux de service, une maison de tuile, selles et
autres outils". La fazenda Rio das Rãs ayant été vendue avant le décès du
Conde, elle ne figure pas dans l'inventaire.
Il s'agissait, on le voit, d'infrastructures minimales, qui n'avaient en aucun
cas pu constituer un lieu de résidence pour l’importante famille Texeira, et
témoignent donc bien que ces terres n'étaient pas habitées par leurs
propriétaires. Une maison de tuile constitue le seul édifice mentionné sur une
étendue moyenne de 75km2. S'agissant de la population décrite comme
esclave, pour la seule fazenda Boa Vista est mentionnée l'existence d'une
senzala. Il n'est question d'aucune infrastructure d'accueil pour le bétail3, qui
comme nous le verrons, vivait en toute liberté dans un état semi-sauvage. Sur
ce qu'il advint des troupeaux et des esclaves à la suite du départ de la Casa da
Ponte, aucune information écrite n'est disponible.
En revanche, se rapportant à ce début de XIXe siècle, des témoignages
oraux révèlent l'existence d'une population vivant une existence relativement
autonome par rapport aux fazendas alentour. Ainsi, d’après ces témoignages,
les ancêtres de certaines des familles actuelles de Rio das Rãs vivaient au
lieu-dit Mucambo, dans l'intérieur des terres, à près de cinq lieues des berges

2. Inventario do Conde da Ponte, João de Saldanha da Gama Mello Torres Guedes de


Brito falecido em 24 de maio de 1809, com testamento, Arquivo Público do Estado da
Bahia, Salvador, ref. 19/1808.
3. Le même inventaire mentionne, dans d'autres régions, des fazendas équipées de
plusieurs corrals et pourvues d'une infrastructure beaucoup plus importante.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 167

du São Francisco. Mucambo, nous dit-on, était un lieu particulièrement


sauvage et isolé :

"Sur cette terre il n'y avait que des bois, il n'y avait que des jaguars.
Les habitants, les Noirs ("os Negros")4 qui habitaient au Mucambo, il
n'y avait qu'eux là-bas, enfoncés profondément, ce n'était que des bois
à jaguars, il n'y avait que des jaguars à Mucambo. Et les Noirs
défrichaient un champ, comme d'ici à l'autre côté du fleuve (environ
deux cents mètres) et dès le soir tombé, personne n'allait plus au
champ" (João de Maria, 66 ans, né sur les bords du fleuve, d'une
famille originaire de la région de Mucambo).

Les informations généalogiques recueillies sur cette période sont trop peu
nombreuses pour fournir une information fiable. Il est toutefois établi que
vers 1830, se trouvaient déjà plusieurs foyers de peuplement, disséminés
dans l'espace qui correspond aujourd'hui à la fazenda Rio das Rãs. Hormis
Mucambo, existaient les localités de Cedro, Retiro et Pedra de Cal, le long de
la rivière das Rãs et, plus proche du São Francisco, les localités de Batalinha,
Pitumberas et bords du fleuve (cf. doc.1)5.

4. Les Noirs, "os Negros" : ainsi sont aujourd'hui désignés les premiers habitants du
Mucambo par la population de Rio das Rãs, y compris par ceux-là même qui en sont les
descendants. Nous verrons par la suite comment cette marque d'extériorité par rapport à
certaines familles de Rio das Rãs intervient dans la représentation du passé esclavagiste
(cf. chap. VI).
5. Cette carte et celles qui suivent ont été établies par tranches d’environ cinquante ans à
partir de l'ensemble des informations ayant pu être recueillies sur les périodes
correspondantes. Y figurent, lorsque l'information est disponible, les foyers de
peuplement à partir de leur période de fondation ainsi que leur taille approximative, cette
dernière étant évaluée à partir du nombre de familles y résidant ; les frontières externes
successives de la fazenda Rio das Rãs ; les divers mouvements de migrations internes ou
externes ; l'existence ou non d'au moins une relation matrimoniale endogame pour la
localité considérée ; les aires matrimoniales successives, établies à partir du critère
minimal de l'existence d'une relation matrimoniale entre une localité et une autre. Pour
des raisons de lisibilité, il n'a pas été possible de représenter graphiquement les choix
matrimoniaux préférentiels qui existent par ailleurs entre deux familles ou deux localités,
la fréquence et l'importance des divers mouvements migratoires ainsi que les migrations
saisonnières. L'ensemble de ces éléments sera toutefois explicité dans la partie
rédactionnelle de l'analyse. Nous insistons sur le fait qu'il ne s'agit que de représentations
graphiques, qui ne doivent être en aucun cas tenues pour exhaustives et auto-explicites.
Elles ont notamment comme limite la situation conflictuelle de Rio das Rãs au moment
de l'enquête : les données généalogiques n'ont été recueillies qu'à partir de la population
présente, sachant qu'environ un tiers était en exode à São Paulo. Toutes les informations
n'ont donc pas pu être recoupées et complétées. Compte tenu de l'inexistence d'archives
hormis les trop partiels registres ecclésiastiques de Bom Jesus da Lapa, la totalité des
informations provient de témoignages oraux. L'inexistence de noms de famille, l'emprunt
ou la confusion de patronymes, la fréquence des homonymes patronymiques, la très
nombreuses population "naturelle" (issue de relations extraconjugales) ont été autant
d'entraves rendant difficiles la production d'un corps de données rigoureux et
168 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Certaines de ces localités furent créées à la suite de migrations internes


vers les berges de la rivière ou du fleuve. C'est notamment le cas pour Pedra
de Cal, où s'installa une famille venue de Mucambo.

"Cette génération, tu comprends, est restée là-bas (à Mucambo), et elle


a "produit" n'est-ce pas ! (…). Je veux dire que certains sont restés là-
bas à Mucambo, et d'autres sont venus ici à Pedra de Cal, d'autres sont
venus au bord du fleuve, ils se sont dispersés, mais la colonie forte
même était à Mucambo" (João de Maria).

Aucune des localités dont il est ici question ne comportait plus de trois
habitations, soit entre quinze et vingt personnes au maximum, et chacune
était constituée d'une famille nucléaire autour de laquelle gravitaient
éventuellement des individus ou groupes affiliés. Ces familles restent
aujourd'hui encore clairement identifiées. Les descendants des premiers
habitants de Mucambo, puis Pedra de Cal, sont ainsi désignés comme les
Imbelinos, ceux des bords du fleuve sont les Batistas, ceux de Cedro sont les
Barbosa, etc. Il ne s'agit pour l’instant que d'informations sommaires, sur
lesquelles nous reviendrons plus en détail par la suite.
Les quelques relations matrimoniales que l'enquête a pu établir sur cette
période sont pour la plupart endogames. Un mariage contracté entre deux
personnes de Pituba et de Batalinha vers 1830 témoigne cependant que l'aire
matrimoniale pouvait dépasser les frontières de la fazenda, et s'étendre à
l'autre rive du São Francisco.
En conclusion sur cette première moitié du XIXe siècle, il faut constater,
d'une part, le très faible degré de peuplement des terres de Rio das Rãs et,
d'autre part, la grande dispersion de cette population sur un espace dont il
faut ici rappeler l'immensité : pas moins de 17 km séparent Mucambo des
bords du fleuve, soit une surface de plus de 25 000 hectares pour une
population qui ne devait guère dépasser les cent cinquante personnes. La
dispertion de cette population suggère à l'évidence que ce qui est aujourd'hui
"Rio das Rãs" ne procède pas d'une "communauté" originelle rassemblée sur
un "territoire". Les diverses localités s'inscrivaient dans des réalités
géographiques et sociales extrêmement hétérogènes. Il s'agit là d'une
caractéristique qui se prolongera tout au long du développement interne de
Rio das Rãs. Le fait est qu'il y avait déjà au début du siècle passé, comme tel
est encore le cas aujourd'hui, des localités riveraines des cours d'eau, et
d'autres situées dans la caatinga, des localités insérées au sein des diverses
infrastructures de la fazenda, d'autres distinctes, mais voisines, et enfin
d'autres très nettement isolées. A Retiro, par exemple, il y avait un corral, ce
n'était pas le cas sur les bords du fleuve. De ces réalités immédiates ont

systématique. Par ailleurs, les innombrables et incessants déplacements de population


occasionnés par le conflit ont rendu particulièrement difficile de connaître avec précision
la répartition exacte de la population avant les relocalisations imposées par le fazendeiro.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 169

procédé historiquement des rapports à la terre, au travail et à l'autorité dont


l'hétérogénéité sera encore manifeste plus de cent cinquante ans plus tard,
lorsque éclatera le conflit de terre.

2 – Des familles libres en terre de fazenda

Rappelons que la fazenda Rio das Rãs avait été rachetée en 1813, par
Anacleto Texeira de Araujo. Lors de sa mort en 1853, un inventaire fut
dressé, qui nous fournit davantage de détails sur les infrastructures de Rio
das Rãs : "La fazenda Rio das Rãs inclut les stations Riacho Seco et
Mocambo, une maison de tuile à terminer, deux corrals, enclos et réservoirs,
un vieux ranch sur les berges du São Francisco, deux très vieux corrals au
même endroit, une officine à farine, un vieil enclos à Pajahú"6.
Ces infrastructures sont réparties en deux endroits : Mucambo et Bom
Retiro, l'un des corrals mentionnés étant situé au lieu-dit Manga, tout près du
Bom Retiro. Cinquante ans après le départ de la Casa da Ponte, et si l'on se
réfère aux fazendas voisines dont il était question dans l'inventaire du conde,
on voit donc que les terres de Rio das Rãs n'avaient quasiment pas bénéficié
de nouvelles installations7. Les "vieux" et "très vieux" ranchs et corrals dont
il est question proviennent vraisemblablement des propriétaires précédents.
Les troupeaux de la fazenda furent divisés en huit parts égales, chacun des
héritiers recevant 50 têtes, soit un total de 400, ce qui est très inférieur aux
plus de 1700 têtes inventoriées cinquante ans auparavant lors de la mort du
conde, dans la fazenda voisine de Batalha.
L'inventaire de Francisco Texeira mentionne également un certain nombre
d'esclaves, 25 au total, mais ceux-ci se répartissaient sur l'ensemble des cinq
fazendas du Coronel, auxquelles s'ajoutait une propriété à Bom Jesus da
Lapa. Seulement six de ces esclaves sont déclarés vaqueiros (vachers),
les autres étant domestiques ou cuisiniers. Le lieu de leur affectation n'est

6. Inventário do finado Coronel Francisco Texeira de Araújo, Cartório de Monte Alto


(date inconnue).
7. Soulignons au demeurant qu'en raison de l'élevage très extensif pratiqué dans la région,
la faiblesse des infrastructures était une caractéristique largement partagée dans toute la
région du sertão. Voici ce que notait Delaunay à propos des fazendas du Ceará : "Les
bâtiments sont rares, on reconnaît la présence du bétail au corral, celle des hommes à la
maison de terre couverte de paille ou de tuiles rudimentaires. Elles est du reste peu
habitée du fait de la grande mobilité des troupeaux et de leurs gardiens". Il cite ce passage
d'un auteur anonyme : "n'ayant pas à abattre les forêts, rien ou presque ne change à la
surface de la terre ; il suffit de dresser une maison couverte de paille pour que trois lieues
de terre soient peuplées". Delaunay (Daniel), op. cit., p. 193.
170 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 171
172 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 173
174 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 175
176 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 177

pas précisé, mais il est très probable que chaque fazenda ne comprenait pas
plus de deux esclaves vachers. La population esclave à Rio das Rãs vers
1850 était dans tous les cas loin d'être aussi nombreuse que les quelques
trente-sept esclaves mentionnés à propos de la fazenda Batalha en 1809.
La population vivant sur les terres de Rio das Rãs, en revanche, ne cessa
de croître, et de nouveaux espaces furent investis (cf. doc. 2a et 2b). Un
certain nombre de foyers de peuplement apparurent le long de la rivière das
Rãs : Enchu, Ariba, Capão do Cedro, distants les uns des autres de deux à
plus de quinze kilomètres. Vers 1865, des familles quittèrent Pau Preto pour
venir s'établir à Bom Retiro, mentionné dans l'inventaire de Francisco
Texeira comme le siège de la fazenda, avec ses corrals et sa maison de tuile
qui était encore "à terminer" en 1853. Les migrations vers les terres de Rio
das Rãs étaient encore relativement peu nombreuses. Mis à part les familles
de Pau Preto ou de Pedrigouiu venant des terres alentours, il s'agissait
essentiellement de quelques individus isolés, venus de régions beaucoup plus
éloignées (Riacho de Santana, Vitoria da Conquista), et dont les mémoires
n'ont conservé ni les raisons de leur migration, ni les conditions de leur
installation.
C'est à cette époque que se constituèrent les premiers groupes familiaux,
auxquels la quasi totalité des familles qui vivent à Rio das Rãs aujourd'hui
est affiliée. Vers 1860, ces groupes étaient répartis en petites zones de
peuplement éparpillées dans toute la fazenda.
Les Souzas vivaient à Bom Retiro et leurs voisins, les Imbelinos, à Pedra
de Cal. Chico de Souza, âgé de 102 ans en 1997, dont le père avait émigré
des terres arides de Pau Preto pour se rapprocher des berges du fleuve,
évoque cette répartition spatiale des familles :

"Mon père, d'ici à Pedra de Cal, il n'y avait que la famille de mon père,
à partir de Pedra de Cal, il n'y avait que la famille de Zé Nagô. Il n'y
avait que ces deux familles, il n'y en avait pas d'autres".

Les rives du São Francisco furent également divisées en un certain


nombre d'espaces familiaux : Barreiro de Areia, Capão, et Vargem da Roça
(Rio das Rãs sur la carte) virent s'installer les Nunes, Batista et affiliés. A ce
qui est aujourd'hui Brasileira, située à trois kilomètres du fleuve, existaient
également deux familles réparties en zones distinctes : les Vilaça à Barreiro
da Onça et les Caraiba à Passagem de Areia (Brasileira sur la carte).
Beaucoup plus loin dans l'intérieur des terres, à Mucambo et Riacho Seco,
d'autres familles s'étaient établies : les Cândido et les Pereira Batista.
D'autres lieux furent encore investis par des individus isolés, des migrants,
qui ne restèrent qu'un temps ou qui finirent par s'ajouter aux familles déjà
existantes.

"Il y avait des lieux, mais il n'y avait personne. Il y avait des lieux sans
personne. Là-bas à Ariba, il y avait un homme, un vieux, qui s'appelait
178 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

João, on l'appelait João Surdo (Jean-le-sourd), il n'y avait que ce vieux


là-bas. A Capão do Cedro, il n'y avait que João Bi qui habitait là. Là il
n'y avait personne, c'était comme ça, une personne ici et là". (Chico de
Souza)

Chaque localité regroupait rarement plus de trois maisons - souvent même


il n’y en avait qu'une seule - et constituait un espace distinct. Non qu'il y ait
eu des clôtures ou toute autre construction matérialisant une frontière. La
distance séparant les familles les unes des autres suffisait à délimiter des
espaces. Il n'y eut aucune dynamique de concentration villageoise. Au
contraire, le maintien d'une distance physique tout au long du processus
d'installation des familles signale que cette distance correspondait
véritablement à un mode de territorialisation et procédait d'une certaine
logique de distinction sociale. La concentration voulue par le fazendeiro à
partir de 1988 sera en grande partie à l'origine des premiers mouvements de
résistance : on n’acceptera de recevoir de la terre que dans sa localité
d'origine. Lorsque la violence imposera finalement un important
regroupement de population à Brasileira, l'ampleur de la destructuration que
connaîtra cette dernière sera à la mesure de son inaccoutumance à la
promiscuité (cf. chap. VII).
Si l'on prend comme indicateur l'aire matrimoniale constituée par les
unions contractées entre 1850 et 1900, du moins celles que nous avons pu
identifier, on peut constater que la population de Rio das Rãs est encore
relativement peu intégrée à son environnement régional.
Il faut tout d'abord souligner le nombre limité de ces mariages : sans
doute une quarantaine au maximum sur la période considérée (nous en avons
identifié 26) et sur l'ensemble des terres de Rio das Rãs. La rareté des
mariages reflète bien sûr la faiblesse démographique de la population, mais
aussi le caractère récent de l'installation de certaines familles, dont c'est la
première génération sur place.
Ces précisions apportées, on comprendra qu'il n'est pas possible d'établir
pour cette période des régularités statistiques permettant de raisonner en
termes de pratiques matrimoniales ou de système d'alliances. Un certain
nombre d'observations est néanmoins possible.
D'une manière générale, pour l'ensemble des unités résidentielles
considérées, fut contracté au moins un mariage endogame à l'unité elle-même
(sur les 26 mariages identifiés, 14 sont endogames, soit 53%), parmi
lesquels, plusieurs unions entre germains. Le fait que ces mariages,
relativement communs au siècle précédent, et encore occasionnels dans les
premières décennies du XXe siècle, ne soient plus pratiqués aujourd'hui,
semble indiquer qu'il s'agissait alors davantage d'un champ limité de choix
du conjoint que d'un système d'échange, restreint ou généralisé,
correspondant à une pratique matrimoniale préférentielle. Nous n'avons
d'ailleurs observé aucune forme de réciprocité dans les mariages contractés
par la suite, qui autoriserait à parler d'un "échange" au sens où Lévi-Strauss
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 179

l'entendait à propos du mariage entre cousins croisés8. Il serait en revanche


inexact de ramener cette tendance à l'endogamie aux seules conditions
démographiques - certes limitées - de la région, car il existait dans le
voisinage immédiat de nombreux foyers de peuplement susceptibles de
constituer une aire matrimoniale plus étendue (ce qui ne manquera pas d'être
le cas au siècle suivant). Il semble donc que, pour la plupart des unités
résidentielles considérées, le choix du conjoint s'opérait à l'intérieur d'un
champ des possibles particulièrement limité par un espace social encore
restreint.
Quelques disparités internes à Rio das Rãs sont néanmoins observables.
Les unités résidentielles sur les bords du fleuve (constituant aujourd'hui la
localité Rio das Rãs) vers lesquelles avait immigré notamment une famille
venue de la région de Campinas, présentaient alors une aire matrimoniale
étendue aussi bien aux localités internes à Rio das Rãs (Pedra de Cal) qu'à
des localités situées sur l'autre rive du fleuve São Francisco (Barreira
Grande, Estreita) ou à la région au-delà de la rivière das Rãs (Parateca,
Papaconha, Hortega). Pedra de Cal, en revanche, a réalisé l'ensemble de ses
mariages à l'intérieur de la fazenda Rio das Rãs, et dans son voisinage le plus
immédiat (Bom Retiro, Enchu, Rio das Rãs). Sur les quatre mariages
identifiés à Brasileira, deux sont endogames, deux furent contractés à
l'extérieur de la fazenda (Parateca, et région de Lapa). Mucambo, Calderão et
Pau Preto, toutes trois très éloignées, n'ont contracté aucun mariage avec les
localités des bords du fleuve. Précisons qu'à cette époque, des bois
particulièrement épais séparent Mucambo des rives du São Francisco, et qu'il
existe en revanche un chemin reliant Mucambo, Riacho Seco, Calderão et
Pau Preto. Il faut rappeler cette évidence que la distance sociale est d'autant
plus difficile à parcourir que l'espace physique exerce une contrainte parfois
rédhibitoire et que, inversement, l'espace social se constitue d'autant plus
facilement que la contrainte physique est moindre.
Les aires matrimoniales ne constituent certes pas un indicateur suffisant
de l'espace social effectif des divers foyers de population à Rio das Rãs.
Quelques éléments de précision peuvent être apportés. Un certain nombre de
naissances extraconjugales témoigne de l'existence d'un réseau relationnel en
marge des alliances et échanges matrimoniaux. A Pedra de Cal notamment,
vivait une dénommée Imbelina, mère célibataire (mãe solteira), née vers
1870, qui eut des enfants de plusieurs lits, et notamment deux filles, qui
devinrent elles-mêmes mères célibataires et eurent une très nombreuse
descendance. Le fait, a posteriori, est significatif, parce qu'Imbelina
inaugurait ce qui devint par la suite une pratique quasi systématique au sein
de ce qu'il faut bien appeler sa lignée. Sur trois générations, six femmes
descendantes d'Imbelina furent également mères célibataires. La
matrilinéarité qui caractérise cette famille sur cinq générations est évidente :

8. Lévi-Strauss (Claude), Les structures élémentaires de la parenté, Paris/ La Haye,


Mouton, 1967 (1re éd., 1947).
180 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

aujourd'hui, l'ensemble des descendants (masculins et féminins) d'Imbelina


s'appellent et sont appelés les Imbelinos. Nous verrons par la suite que ces
Imbelinos furent pendant des générations largement exclus des réseaux
matrimoniaux (cf. chapitre VI).
Les familles se distinguaient également par leur rapport à l'autorité des
propriétaires. A la lecture de l'inventaire du colonel Francisco Texeira, il est
évident que, selon la localisation des infrastructures dans la fazenda, la
population était plus ou moins exposée au contrôle de ses propriétaires.
La population de Bom Retiro, ainsi que celle de Pedra de Cal, toute
proche, vivait dans ce qui devint vers la fin du siècle le siège même de la
fazenda Rio das Rãs. Il est difficile de savoir si cette dernière était asservie,
tant les récits sont contradictoires. Il est très vraisemblable que ce ne fut pas
le cas, la fazenda ne requérant pour toute main d'œuvre qu'un vacher qui,
souvent, était également le préposé (encarregado). Le père de Chico de
Souza, Manuel Thomé de Souza, né vers 1855, fut lui-même vacher de
Deocleciano Texeira :

"Mon père n'était pas esclave, non monsieur, il travaillait comme


vacher, gérant, il était gérant d'ici. Quand les noirs et les blancs se sont
rencontrés (encostou), ils sont venus par ici, et mon père habitait déjà
ici, et il savait monter à cheval, alors l'homme, le fazendeiro l'a fait
travailler avec le bétail qu'il y avait par ici".

Quel qu'ait été le statut des habitants de Bom Retiro et Pedra de Cal, il est
évident que le voisinage avec le siège de la fazenda et avec la famille Texeira
n'était pas sans conséquence sur la situation socio-économique de la
population. De fait, par la suite, la famille de Chico de Souza maintint des
contacts très étroits avec les Texeiras. Lui-même fut toute sa vie employé de
la fazenda. "Les Texeiras m'aimaient beaucoup", répète-t-il volontiers. Un de
ses frères, plus jeune, fut élevé par la famille de Deocleciano Texeira, et
aujourd'hui, Chico habite dans la maison même qui était autrefois le siège de
la fazenda. C'est le fazendeiro de l'époque qui la lui aurait donnée de son
vivant. Fort de son bon droit, Chico fut le seul à refuser de se déplacer
pendant le conflit de terre. Observons enfin que, jusqu'à aujourd'hui, les
habitants de Bom Retiro et Pedra de Cal fournirent l'essentiel des vachers et
des préposés de la fazenda.
Les autres localités étaient beaucoup plus distantes, et donc moins
exposées à l'autorité des propriétaires. Tel était le cas notamment pour la
population vivant sur les bords du fleuve, relativement à l'écart des activités
de la fazenda9. A Brasileira, il n'y avait qu'un corral. Quant aux localités de

9. "A cette époque, on estimait que la rive du fleuve était le pire terrain (pour installer une
fazenda) à cause des inondations, les terres étaient envahies. Il y avait le problème des
alligators à cette époque qui étaient très nombreux et qui décimaient les troupeaux, et
enfin les piranhas. Alors les fazendeiros ne voulaient pas rester sur les berges du fleuve,
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 181

Mucambo et Riacho Seco, loin dans l'intérieur des terres, il semble qu'elles
aient bénéficié d'une relative autonomie jusqu'à l'arrivée de nouveaux
propriétaires au début du siècle suivant, bien qu'il y ait toujours eu à
Mucambo une infrastructure de fazenda.

"Mucambo, c'était un lieu dans le centre, dans les bois… il n'y avait
pas la ville, ce n'était pas une fazenda, c'était… un endroit où il y avait
juste quelques habitants, peu d'habitants. Maintenant tout est fazenda,
tout est terminé (concluido) d'un bout à l'autre. A cette époque, on peut
dire que les gens vivaient… comme ça… dans les bois… parce qu'il
n'y avait pas de zones déboisées, il n'y avait rien… il y avait juste la
zone autour de la maison, et il y avait le champ, mais sinon c'était les
bois" (Cândido, environ 60 ans, vit à Bom Jesus da Lapa, où il a
emménagé pendant le conflit de terre).

Cette diversité des situations par rapport aux lieux d'autorité sera plus tard
un facteur déterminant dans la position des familles à l'égard du conflit de
terre et du "quilombo".
Pour conclure nos observations sur cette période, nous distinguons deux
processus au sein d'un même espace. Il y a, d'une part, les activités d'une
fazenda qui se situent, du moins sur cette période, à un niveau très nettement
inférieur à celui qu'elles avaient connu sous l'autorité des condes da Ponte,
les nouveaux propriétaires ne faisant souvent que réinvestir les anciennes
installations qui avaient été abandonnées. La situation de Rio das Rãs est, sur
ce point, tout à fait conforme à celle de la région. Après le déclin et l'abandon
des grands domaines au tournant du XIXe siècle, celle-ci fut peu à peu
réinvestie par des propriétaires de moindre envergure, issus d'une élite
politique et économique locale, limitée dans ses moyens et ses débouchés par
un marché désormais essentiellement régional. D'autre part, et parallèlement,
s'est développée à Rio das Rãs une population dont les déplacements
successifs témoignent d'une certaine autonomie, et qui commença à investir
l'espace en fonction d'une logique familiale de territorialisation, occupant
aussi bien les lieux de fazendas que les recoins les plus isolés. Ce processus
va connaître au tournant du siècle une accélération remarquable.

les corrals étaient plus reculés" (entretien avec Antonio Barbosa, historien de Bom Jesus
da Lapa).
182 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

3 – Cohésion interne et intégration régionale

A la mort de Francisco Texeira, la fazenda Rio das Rãs avait été divisée
en huit part égales. Sur le terrain, ce partage n'eut que peu ou pas d'incidence
puisque Deocleciano Texeira, l'un des héritiers, devint propriétaire des 7/8 de
la fazenda, après avoir racheté leurs parts aux autres héritiers entre 1900 et
1908. Lors de sa mort vers 1930, Rio das Rãs fut à nouveau divisée entre sa
veuve et ses neuf enfants. La veuve, Ana Spinola Texeira, racheta à nouveau
deux parts à ses enfants et, en 1940, la totalité des propriétés fut incorporée à
la Société Civile Forestière Limitée.
Toutes ces opérations foncières n'eurent que peu d'incidence sur la vie
quotidienne de Rio das Rãs. Quelques corrals furent construits pour un bétail
dont le volume avait augmenté. On aménagea un certain nombre de clôtures
pour empêcher que les troupeaux, toujours semi-sauvages, ne débordent sur
les fazendas alentour. Toutefois, au contraire de la fazenda Batalha, dont le
siège était distant d'une quinzaine de kilomètres de Bom Retiro, aucun des
propriétaires successifs ne vint s'installer à Rio das Rãs, la population
"occupante" restant seule sur place. Ainsi que nous allons le voir, c'est elle
qui fut responsable des troupeaux et des ventes de bétail, de l'entretien de la
fazenda et du contrôle de son espace.

Fazenda et territoire : un espace d'autorités complémentaires

La coexistence de fait qui s'était instaurée entre "propriétaires" et


"occupants" dès le départ de la Casa da Ponte devint avec le temps une
coexistence de droit. Non qu'il y ait eu un accord contractuel formel, mais un
agencement processuel de relations fondées sur des droits et des devoirs
résultant d'une dynamique permanente de négociation. C'est cette
combinaison d'intérêts réciproques se rencontrant sur un terrain relationnel
d'une grande fluidité qui constitue toute l'originalité de Rio das Rãs.
Nous l'avons dit, les Texeiras n'habitaient pas sur leur fazenda et, jusque
dans les années soixante-dix, aucun investissement n'était venu valoriser les
terres d'une quelconque manière. Rio das Rãs restait la réserve d'un bétail
autonome, qui évoluait et se reproduisait par lui-même. Quelques corrals,
quelques vachers et un préposé suffisaient au fonctionnement quotidien de la
fazenda. En revanche, il importait, du moins en théorie, que Rio das Rãs fût
préservée des colonels voisins, que l'on savait toujours prêts à étendre leurs
domaines au gré des violences politiques (cf. chapitre IV). Il importait
également de préserver la fazenda de l'envahissement des masses de migrants
sans terres ni ressources, pour qui les berges du fleuve constituaient un
véritable Eldorado. Il fallait donc que les terres fussent occupées, et la
population de Rio das Rãs remplit ce rôle de gardien. Elle le remplit d'autant
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 183

plus qu'il lui fallait impérativement préserver son exclusivité d'occupation, au


risque de perdre le contrôle - économique et politique - du territoire10. D'un
côté, donc, le fazendeiro maintenait une présence garantissant ses propriétés,
de l'autre, la population préservait ses terres en alléguant du bon droit qu'il
s'agissait effectivement d'une propriété privée.
Le vieux Honório, qui fut de nombreuses années durant responsable de la
fazenda, explicite parfaitement cette communauté d'intérêts des deux parties,
qui se réalisait dans l'invocation réciproque du droit de l'autre :

"N'entrait pas qui voulait, parce que les propriétaires n'acceptaient pas.
Nous qui étions dans la fazenda, c'était nous qui commandions. C'était
comme ça. Si des gens arrivaient, je leur donnais l'autorisation d'entrer
et de rester, mais pas de résider. Ils pêchaient avec nous, chassaient, et
après ils partaient. Pour habiter, non. C'était seulement les personnes
d'ici qui avaient ce droit".
Question : c'était le fazendeiro qui disait ça ?
"C'était lui-même qui le disait. Il disait comme ça, que nous ici étions
plus propriétaires que lui. Parce que c'est nous qui gardions la fazenda,
tu comprends. Parce qu'il partait deux ans, trois ans. Alors ceux qui
voulaient entrer n'entraient pas parce qu'il y avait le peuple en face. Ils
avaient peur d’entrer parce qu'il y avait nous en face. Alors, les
propriétaires de la fazenda disaient toujours comme ça que nous étions
plus propriétaires qu'eux. Qui entrait entrait, mais disant que c'était aux
Texeiras, ils repartaient parce qu'il y avait nous en face. Personne ne
voulait plus entrer" (Honório).

Précisons encore, pour mieux comprendre les propos de Honório, que la


totalité des préposés responsables de la fazenda11 étaient désignés parmi les
chefs de famille de Rio das Rãs. Il en était de même pour les vachers. Si la
source de l'autorité était externe, l'exercice quotidien de l'autorité et le
contrôle de l'espace restaient donc l'apanage de la population résidente. Nous
verrons que, dans la pratique, un certain nombre de migrants furent autorisés

10. Lorsque, pendant le conflit de terre, l'État suggéra d'installer des familles de paysans
sans terre sur une partie de la fazenda désormais expropriée, les représentants de Rio das
Rãs se mobilisèrent pour protester contre cette mesure, qui finit par ne pas être appliquée.
11. Quelques détails sur l'étendue de la tâche du préposé nous convaincront qu'il ne
s'agissait en aucun cas d'un simple rôle de représentation, mais bien de la gestion de toute
la fazenda :
Question : "comme c'était, d'être vaqueiro ?"
"Tu sais, c'était pas mauvais, parce que les propriétaires nous disaient qu'on était les
propriétaires de cette fazenda. Parce qu'ils n'habitaient pas ici (…), si bien qu'ils partaient
un an, deux ans, sans revenir. Ils ne venaient que pour faire les comptes. Celui qui
commandait était le préposé. Il commandait tout ici. J'ai été responsable de tout ça
pendant dix ans. Alors, il fallait commander. Si j'avais la possibilité de vendre du bétail,
j'en vendais, après j'arrangeais les comptes avec lui (le fazendeiro). Il fallait commander
les vaqueiros aussi. Tous les vaqueiros étaient d'ici même" (Honório).
184 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

à résider à Rio das Rãs, mais que ce fut bien un mécanisme de sélection
interne qui présida à l'octroi de ces autorisations.
Si la population résidente assurait le contrôle de la fazenda, elle pouvait
aussi disposer de l'espace sans restriction aucune. De fait, tout indique que la
terre n'était pas une ressource rare. Il est notable, par exemple, que les
hommes jeunes cultivaient leurs propres champs et ne reprenaient pas les
terres de leurs aïeux, qui retournaient alors en friche. Le visiteur, qui
parcourrait la fazenda aujourd'hui, serait surpris de voir les innombrables
champs abandonnés (capoieras), encore ceinturés par endroits de vieilles
clôtures au bois pourrissant. Il s'étonnerait également de la distance qui
sépare certains de ces champs des habitations les plus proches. On n'hésitait
pas alors à parcourir quinze kilomètres par jour, et à pied, pour la majorité
qui ne disposait pas d'un animal à monter. C'est que là-bas, les terres étaient
meilleures, répondrait-on au visiteur, expliquant ensuite qu'à cette époque "la
terre était à volonté". Les stratégies familiales présidant au choix de
l'emplacement des différentes zones de culture témoignent aussi de cette
disponibilité quasi infinie d'espaces à défricher. Chaque famille avait en
général une ou plusieurs terres plantées en retrait du grand fleuve, dans la
caatinga, et une autre le long des rives. L'espace ainsi utilisé avec flexibilité
permettait de compenser la rigueur d'un climat dont l'alternance ne se
manifestait que par excès : à la sécheresse absolue, huit mois durant,
succédaient des mois d'une pluie soudaine et violente, provoquant parfois
l'inondation des berges sur plusieurs kilomètres. A ces flux et reflux des eaux
du São Francisco correspondait alors le va-et-vient des hommes et des bêtes.
Rio das Rãs, dans la flexibilité et l'immensité de son espace, préservait ses
habitants de l'exode vers le littoral, qui provoqua la désertion de tant de
sertões du nordeste, trop éloignés des grands cours d'eau. La terre, enfin,
accompagnait les cycles familiaux des morts et des naissances, s'adaptait au
nombre de bras, aux aléas des maladies, au fils qui revenait de voyage et à
celui qui se mariait. Elle arbitrait encore les conflits familiaux, en permettant
aux autorités et aux légitimités de s'exercer en des espaces distincts. La
distance diluait les tensions ; il était toujours possible de fonder un nouveau
lieu de vie. La territorialisation en de multiples unités résidentielles témoigne
de cette adaptation constante de l'espace physique à l'espace social.
La liberté que conférait la pleine disposition de Rio das Rãs, les habitants
en ont aujourd'hui pleinement conscience et savent très bien l'exprimer.
Beaucoup de témoignages sont des évocations passionnées, dont la teneur
émotionnelle n'a de mesure que la violence du conflit par lequel cette liberté
fut confisquée. Certains, plus neutres, permettent de mieux prendre la mesure
de cette disponibilité de l'espace.

Question : à cette époque, la terre n'était à personne ?


"Non, non monsieur…le fazendeiro, à cette époque, il nous laissait
installer nos champs où on voulait. Alors, tu faisais comme si tu étais
le propriétaire de la terre. Tu voulais mettre un champ ici aujourd'hui ?
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 185

Alors cette année, c'est ici même que tu débroussaillais. Quand c'était
le lendemain, tu partais t'installer ailleurs. L'année suivante, des fois,
tu te disais "ah non, je ne vais pas mettre un champ ici près de la
maison, je vais aller chercher des bois plus loin (vou caçar uma mata
mais longe)". Alors tu partais à plus ou moins une lieue de la maison
pour faire ton champ. Loin, dans les bois. Et il n'y avait aucun
problème avec ça. Ça n’avait pas d’importance pour le fazendeiro. Tu
pouvais prendre du bois, faire ta maison, un char à bœuf, un canoë, tu
faisais toutes sortes de choses, le fazendeiro n'avait rien contre. Avec
le bois, non plus. A cette époque, on faisait comme si on était les
propriétaires de la fazenda. (…) Tu pouvais élever ton bétail… des
fois, on avait une vache ou deux, hein, on pouvait l'élever dans la
fazenda avec le bétail du propriétaire. Suppose que je sois vacher. Il y
a le bétail de la fazenda. Maintenant j'ai une vache ou deux. Je pouvais
mettre mon bétail dans le corral pour prendre du lait, ensemble avec
les vaches du fazendeiro... il n'y avait aucun problème" (Cândido).

"On faisait nos champs. Il y avait le préposé de la fazenda, mais à cette


époque il n'embêtait personne. On faisait comme si la fazenda était à
nous, c'est nous qui commandions, on faisait ce qu'on voulait. On avait
nos champs, on chassait, on faisait de tout, il n'y avait jamais de
réclamation, jamais rien ne dérangeait qui que ce soit. Tu faisais ton
champ de la taille que tu voulais, tu chassais dans les bois, tu pêchais,
il n'y avait pas de problème" (Ronaldo, 62 ans, né à Brasileira, aucun
de ses grands-parents n'était de la fazenda Rio das Rãs, mais de la
région de Hortega, Monte Alto, sa grand-mère maternelle étant de la
fazenda Batalha voisine).

On mesure toute l'équivoque et l'intensité tragique de cette phrase "on


faisait comme si on était les propriétaires", à l'aune du conflit par lequel
l'accord tacite avec la famille Texeira fut unilatéralement rompu. C'est que,
des fazendeiros successifs, la population de Rio das Rãs tirait la légitimité
d'une large autorité, mais pas l'inspiration ni l'exercice de cette dernière,
chaque chef de famille restant maître de ses champs et cultures, et n'ayant du
reste jamais eu à s'acquitter d'une indemnité en pourcentage des récoltes,
comme ce fut le cas généralisé dans tout le Nordeste12. La seule forme de
travail collectif demandé par le propriétaire était les "six jours du
vaquejeiro", qui consistait à l'entretien annuel des axes de circulation
permettant au bétail de gagner les zones de caatinga en cas d'inondation. Les

12. On pourra se reporter, notamment, aux analyses de A. Garcia sur les mécanismes de
sujétion qui étaient inextricablement liés à la "location de la terre", et par lesquels le
fazendeiro régnait en maître paternaliste sur des réseaux de clientèle solidement
entretenus par le rappel de la dette, le parrainage des enfants, etc. Garcia (Afrânio), op.
cit. Nous n'avons du reste relevé aucun lien de parrainage entre un membre de la famille
Texeiras et la population résidente.
186 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

attributions des responsables, préposés et vachers ne concernaient que les


strictes activités de la fazenda. Et encore l'exercice de ces tâches était-il
l'objet de constantes négociations et aménagements de la part des intéressés,
ce qui témoignait de la souplesse des relations entre les habitants et les
Texeiras, et au-delà, de cette réciprocité des intérêts qui maintenait en
équilibre l’accord tacite par lequel Rio das Rãs était gérée et occupée.
Nous terminerons cette réflexion avec les propos de Chico de Souza, qui
exemplifient tout à fait la nature des relations qui liaient alors, par une
commune nécessité, propriétaires et occupants. D'un côté, les salaires de
misère payés par les Texeiras à leurs vachers ne font pas illusion sur
"l'humanité" qui, pourrait-on penser, expliquerait la libéralité avec laquelle
les fazendeiros dispensaient leurs terres. Il ne s'est agi en aucun cas de l'une
de ces relations quasi symbiotiques entre maîtres et esclaves idéalisées par
Gilberto Freyre (cf. chap. I). D'un autre côté, la capacité qu’a eu Chico de
Souza à imposer son rythme de travail aux Texeiras témoigne, à la fois, de
cette pratique de la négociation et de cet impératif de souplesse nécessaire au
maintien d'un équilibre primordial pour les deux parties.

"Je vais vous dire. Toute ma vie j'ai travaillé comme employé, mais je
n'acceptais que si je pouvais cultiver mes champs, parce qu'avec le
salaire on ne pouvait pas survivre, ça ne servait que pour payer des
bricoles. Vous savez, la première fois, quand je suis entré dans cette
campagne pour travailler, j'avais déjà une famille, et je ne gagnais que
120.000 reis par an, travailler un an pour 120 000 reis !
Question : alors vous avez arrêté d'être employé pour devenir habitant
(morador)?
Oui, je partais, mais lui ne voulait pas (le fazendeiro). Il me donnait
un cheval, mais moi je n'en voulais pas, parce que j'étais féroce
(brabo). Il disait : "ce Chico de Souza, il est bon à ce qu'il fait, mais il
est beaucoup trop fier (é muito valente demais). Il est trop fier parce
qu'il ne veut rien recevoir". Je lui ai dit : "je veux bien rester employé,
mais pas comme ça, pour ces bricoles, vous ne savez pas qui je suis".
Alors il a dit : "C'est bon, je vais faire un accord : tu travailles trois
jours par semaine pour toi, et trois pour moi. Je veux que tu travailles,
je ne veux pas que tu quittes cet emploi". Alors j'ai travaillé, travaillé,
et puis j'ai tout laissé tomber. Non, je ne voulais en aucune manière, je
voulais mon champ".

Trajectoires et migrations : l'hétérogénéité originelle

Les documents 3-a et 3-b montrent qu'entre 1900 et 1950, la population


de Rio das Rãs connut un certain nombre de transformations et d’évolutions.
A la croissance démographique naturelle vinrent s'ajouter de nombreux
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 187

mouvements de migration aussi bien internes qu'externes, des zones reculées


de caatinga vers les abords du São Francisco. Il en résulta à terme, et toute
mesure prise (il y avait en 1950 environ 80 chefs de famille sur une surface
de 15 000 hectares), une concentration de la quasi totalité de la population
sur environ un tiers de la surface de la fazenda.
La zone des bords du fleuve vit sa population s'accroître par l'addition de
divers flux migratoires, parmi lesquels il faut distinguer les déplacements
internes à la fazenda, les plus importants, et les migrations de populations
venues de l'extérieur, principalement des régions alentours.
Les déplacements internes n'eurent qu'une seule cause : la très grande
sécheresse qui frappa la région à plusieurs reprises. Au cours des décennies
précédentes, la migration temporaire près des points d'eau était devenue une
pratique courante pour les populations vivant dans l'intérieur des terres, puis
l'on s'en retournait dès les premières pluies. La violence extraordinaire des
sécheresses de 1920 et 1952 résolut cette population à des déplacements
définitifs. Mucambo et Lagoa Grande furent abandonnés.
Marta raconte les conditions difficiles de sa jeunesse au Mucambo, puis
l'abandon définitif des lieux, précipité par la soif.

"Nous avons beaucoup souffert dans cet endroit. Je trouvais que nous
ne faisions que ça, souffrir. Il n'y avait pas d'eau assurée. Il y avait un
petit étang mais peu d'eau et, à la moindre sécheresse, il s'asséchait. Il
y avait des jours où nous ne trouvions pas d'eau. Nous sortions de la
maison, vers trois heures, à pied pour chercher de l'eau, quand on
revenait, le soleil n'était pas encore parti, et nous avions nos calebasses
sur la tête. C'est pour ça que je dis que nous avons beaucoup souffert.
Nous allions chercher de l'eau à toute une lieue de distance, et à pied,
et alors on arrivait là - il y avait un étang assez grand, mais l'eau était
rase -, alors on arrivait là, il n'y avait même plus d'eau… alors ils
ouvraient une cacimba13, une citerne, l'eau était de cette couleur !
(désigne le sol en terre battue de sa maison) Et ils appelaient ça un
puits !" (Marta, 66 ans, née à Lagoa Grande, émigre à Mucambo, puis
à Brasileira en 1952).

"Nous sommes partis à cause de la sécheresse. De la grande


sécheresse. Nous avions quelques animaux, alors il fallait aller
chercher de l'eau à l'extérieur, à dos d'animal ou sur la tête, et il y avait
encore des jours où il fallait dormir avec la soif. A l'heure de se
coucher, on cherchait un verre d'eau, et on ne trouvait pas, alors c'était
plus possible ! Les jours où on ne trouvait pas d'eau, on était
condamné à mourir de soif. Nous pleurions de peine, nous étions
encore tout petits, je me souviens. Il fallait partir. Alors nous sommes

13. Cacimba : puis que l'on ouvre sur le lit asséché d'un cours d'eau et que l'on recouvre
ensuite de branchages pour le protéger des insectes et du soleil.
188 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

partis sur les bords du fleuve. Le père de ma femme, lui, espérait que
la sécheresse finirait, et que alors, il ne partirait pas, hein. Chaque
année il attendait, puis il a fini par dire que ce n'était plus possible,
qu'il fallait partir. Alors, fini les problèmes (acabou a confusão),
vivant sur les bords de la rivière, il n'y a plus eu de problèmes de soif"
(Cândido).

C'est ainsi que les habitants des quatre maisons de Mucambo, et ceux des
deux ou trois maisons de Lagoa Grande, partirent qui pour Brasileira, qui
pour Pedra de Cal. Quelques années plus tard, vers 1930, Pedra de Cal fut à
son tour abandonnée, également à cause de la sécheresse. La rivière das Rãs
s'était tarie à plusieurs reprises, les cultures de caatinga n'avaient pas
survécu. Réfugiés d'année en année sur les bords du fleuve, les habitants de
Pedra de Cal finirent par ne plus repartir. Les Imbelinos devinrent ainsi
voisins des Nunes et Batista14.

"Nous, on habitait à Pedra de Cal, mais c'était très difficile, on n'avait


pas de chariots, on devait tout porter sur la tête d'ici (des bords du
fleuve) à Pedra de Cal. Alors nous sommes venus par ici, pour que la
vie soit plus facile pour nous" (Honório, de la famille des Imbelinos,
76 ans, vit sur les bords du fleuve depuis que sa famille a quitté Pedra
de Cal).

Comme il apparaît sur les documents 3-a et 3-b, la grande majorité des
migrations régionales de populations extérieures à Rio das Rãs provinrent
des environs immédiats au sud-est de la fazenda, et principalement des
localités de Hortega, Facão Duro, Calderão, Pau Preto, Agreste, Engico,
Curral Novo et Capivara. C'est une vingtaine de chefs de famille qui vinrent
s'ajouter à la population de Rio das Rãs. Deux causes souvent conjuguées
expliquent ces mouvements de migration.
D'une part, comme ce fut le cas pour la population de Mucambo, les
grandes sécheresses de 1920 et de 1952 ont précipité sur les berges du São
Francisco la population qui résidait dans cette zone, distante de tout cours
d'eau persistant. D'autre part, la région connut un processus de stabilisation
foncière, et la région eut un regain - modeste - d'activité, notamment grâce à
la culture du coton, qui avait été abandonnée lors de la décadence des
sesmarias. Les fazendas alentour de Rio das Rãs, telles Pedra Branca,
Hortega, F. Bastos, furent réinvesties par une nouvelle génération d'héritiers,
résolus à reprendre l'exploitation des domaines abandonnés depuis plus de

14. Soulignons d'ores et déjà que même si les Imbelinos vont s'établir plus en amont du
fleuve, à environ une lieue des Batistas, cette installation ne manquera pas, lors du conflit
de terre, de provoquer des querelles de légitimité. Les Batistas resteront très en retrait du
processus de revendication dominé, du moins sur les bords du fleuve, par les Imbelinos
(cf. chap. VIII).
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 189

cinquante ans. Profitant de l'abandon d'une grande partie des terres de la


région, et de l'absence de limites précises et d'archives en attestant les
contours, ces "nouveaux propriétaires" n'hésitèrent pas à s’emparer de vastes
étendues qu'ils annexèrent à leurs domaines. La population qui entre temps
s'y était progressivement installée depuis la fin du XIXe siècle fut souvent
expulsée.

"La fazenda Hortega était très grande. Le vieux mourut, deux fils sont
restés. « Divisons la fazenda pour nous deux. Montons chacun sur un
animal. Tu vas partir de Campina, et moi de Parateca. Où nous nous
rencontrerons sera la limite ». D'un point à l'autre il y avait dix lieues.
« Vers Campina c'est à toi, vers Parateca c'est à moi ». Ils ont mis un
piquet à Viratu qui marquait la limite entre Hortega et Curral do Leão.
La limite passait par ici à la Lagoa Seca. Docteur Gilberto mit un
piquet et prit beaucoup de terre. Je sais que tout le monde a crié à
cause de ces terres". (Antonio, 77 ans, vit à Vesperina, près de
Hortega, il avait de la famille du côté de son père à Pedra de Cal, dans
la fazenda Rio das Rãs).

L'histoire du vieux Salgado, qui vit aujourd'hui à Riacho Seco mais qui
avait ses terres cultivées dans la fazenda Bastos, alors abandonnée, illustre
fort bien les conséquences du "retour des propriétaires" pour cette population
occupante sans recours juridique.

"Ils travaillaient tous comme ça (les paysans), tu sais comment c'était à


cette époque. Tu habitais ici, mais tu allais défricher un champ à une
lieue de distance parce que tu trouvais que les bois étaient bien là-bas.
Alors Salgado a pris des bonnes terres là-bas à cette époque, et il a
installé ses champs. C'est là qu'il travaillait. Mais ensuite l'homme (le
fazendeiro) a brûlé ses champs, il ne lui a pas donné le droit de
travailler. Il a brûlé tout son manioc, Salgado a dû récolter son manioc
brûlé. La fazenda de ce côté-ci, pareil, ne lui a pas permis de cultiver
des terres. Alors, Antonio Marcos, pour le faire taire (pra tapar ele) lui
a dit qu'il lui donnait ces terres ici (à Rio das Rãs), mais elles avaient
déjà été clôturées par le vieux Marciano. (Petronilho dit "Petronilho",
63 ans, né à Pedra de Cal, résidant sur les bords du fleuve et marié à la
fille de Marciano, née à Riacho Seco).

Chassé des deux fazendas où il avait ses terres cultivées, il ne restait plus
à Salgado que la fazenda Rio das Rãs, où il avait du reste établi sa résidence.
Il est significatif que le fazendeiro Bastos n'ait pas hésité à lui "donner" des
190 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

terres qui ne lui appartenaient pas, dans la seule zone qui restait encore
"ouverte" : Rio das Rãs15.
Précisément, ce n'est pas fortuitement que Rio das Rãs fut choisie comme
lieu de destination par ces migrants des alentours. Par contraste avec les
bouleversements fonciers régionaux, il n'y avait pas eu de "retour de
propriétaire" à la fazenda Rio das Rãs, qui continuait à n'être qu'une réserve à
bétail, dont c'était de surcroît les "occupants" qui avaient la charge. On
comprend comment, dans ce processus de solidification des frontières
régionales, l'espace physique de Rio das Rãs a pu commencer à faire sens, en
tant qu'entité territoriale distincte d'une part, et en tant qu'espace soumis à un
régime d'occupation particulièrement souple d'autre part, par contraste avec
celui des fazendas alentours.
Mais parmi ceux qui arrivèrent sur les terres de Rio das Rãs, une minorité
s'est effectivement installée sur les lieux. La plupart des migrants régionaux
quittaient les berges du fleuve dès le retour des pluies.

"C'était en 39, il y eut une crise très grande, quelle tristesse, rien n'a
donné dans la caatinga, il n'a pas plu, rien n'a donné. Tous ces gens
sont venus par ici, sur les berges du fleuve. C'est devenu une ville,
illuminée de gens… d'ici à la fazenda Volta jusqu'en bas. Ils venaient
ici pour planter, planter dans le bourbier des bords de ce fleuve, ici
pour vivre. Ils plantaient du maïs, de la courge, ils pêchaient. Ils
restaient ici, ils mangeaient. Alors quand passait ce moment de la
sécheresse, quand les eaux revenaient d'octobre à novembre, ils
reprenaient leurs chariots, emportaient le reste (des récoltes),
emportaient leurs animaux, et ils partaient s'occuper de leurs terres"
(João de Maria).

Il y avait aussi des voyageurs. De nombreux témoignages évoquent ces


populations venant souvent de très loin, des régions de Vitoria da Conquista,
Feira de Santana, Riacho de Santana, chassées de leurs terres par les
sécheresses ou les fazendeiros, "voyageant de faim" (viajando de fome). Pour
ces gens qui cherchaient à atteindre le littoral atlantique, les rives du São
Francisco constituaient une étape, de quelques semaines ou quelques mois,
après quoi l'on reprenait la route. Ces voyageurs miséreux durent parfois
abandonner leurs enfants en chemin. A Rio das Rãs, nous avons dénombré
pas moins d'une dizaine d'enfants (Chico de Souza nous dira une trentaine)
qui furent ainsi recueillis et élevés sur place, au même titre que des enfants
naturels. Mariés à Rio das Rãs, ces "gens élevés" (gente de criação) sont
aujourd'hui parfaitement intégrés aux divers groupes familiaux.

15. Salgado, considéré comme un "arrivant" (chegante) à Rio das Rãs, fut ensuite accusé
par Petronilho et sa famille d'avoir volé les terres du vieux Marciano. Pendant le conflit
de terre, on demanda à ce qu'il fût détaché du "quilombo" (cf. chap. VIII).
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 191

"J'en ai moi-même élevé un. Quand il est arrivé ici, il ne lui restait que
la peau et les os. Aujourd'hui il est marié et a douze enfants un peu
partout, par ici, à Enchu, à Lapa… Mais il y avait beaucoup de gens,
beaucoup de gens. Rien qu'ici, il y avait une trentaine d'enfants.
Qu'est-ce qu'on allait faire ? On allait les laisser mourir de faim ?"
(Chico de Souza).

"Beaucoup voyageaient de faim. Vers 1932, il y eut une grande faim.


Les gens voyageaient, beaucoup de gens passaient par ici. Des fois ils
s'arrêtaient, laissaient leurs enfants et continuaient leur chemin. Ils
venaient de partout" (Marceliano, 60 ans, vit sur les bords du fleuve.
Fils illégitime de Chico de Souza et de Estevã des Imbelinos. Il fut
élevé à la fazenda Volta puis revint dans la maison de sa mère, à Pedra
de Cal).

La belle-mère du vieux Honório, nous dit ce dernier, "est arrivée sur


les berges du fleuve à cause de cette histoire de faim. Elle savait qu'au
bord du São Francisco, il y avait de l'eau pour boire, qu'on pouvait
planter dans le bourbier (lameiro16), beaucoup de gens sont arrivés,
alors la population a augmenté. Ils se sont mariés ici, alors il y eut
encore plus de gens" (Honório).

A ces histoires de déplacements collectifs s'ajoutent des histoires de


migrations plus individuelles. Ainsi Baldino, originaire de l'autre rive du São
Francisco, est arrivé à Rio das Rãs vers 1950. "Il était parti pêcher" nous a-t-
on raconté, "l'endroit lui a plu, à cette époque il y avait du calme. Il est resté
par ici" (Anita, 65 ans, femme de Domingo, qui était l'un des fils de Baldino,
née à la fazenda Volta d'une famille originaire d'Agreste, mais dont une
partie avait émigré à Pedra de Cal). Le poids démographique de cette famille
de Baldino est aujourd'hui très important17. La famille Oliveira, qui compte
cinq hommes dans la trentaine, était originaire de Pau Preto et s’est établie à
Bom Retiro vers 1910, le chef de famille Faustino ayant été accepté comme
vaqueiro.
Ainsi, au groupe initial des familles déjà résidentes à Rio das Rãs au
siècle précédent, vinrent s'ajouter un certain nombre de familles et
d'individus, originaires pour la plupart des environs, mais néanmoins
extérieurs à la fazenda Rio das Rãs. Migrants "de faim" ou expulsés, enfants
abandonnés ou pêcheurs sans attaches : on mesure l'hétérogénéité des
trajectoires et des histoires individuelles. Tous sont aujourd'hui habitants
légitimes du quilombo Rio das Rãs. C'est cette hétérogénéité originelle qu'il

16. Lorsque le fleuve déborde, il inonde des terres qui, une fois l'eau retirée, constituent
le lameiro : il s'agit alors d'une zone particulièrement fertile.
17. C'est l'un des petits fils de Baldino, Romualdo, qui est aujourd'hui président de
l'association Quilombola Rio das Rãs (cf. chap. VIII et IX).
192 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

faudra garder à l'esprit lorsque nous nous intéresserons à la mémoire


collective de cette population, telle qu'elle fut sollicitée, et telle qu'elle s'est
exprimée, sur la question de la "rémanence de quilombo".
Nous avons vu qu'en vertu de l'accord tacite avec les Texeiras, les
habitants de Rio das Rãs avaient une bonne maîtrise de leur territoire, et
pouvaient de plein droit refouler toute intrusion indésirable. Prenant acte de
ces divers mouvements de migration, il devient par conséquent intéressant de
se demander quels furent les critères et mécanismes de contrôle par lesquels
tel ou tel individu a pu s'établir à Rio das Rãs et devenir un résident
permanent.

Règles et pratiques de résidence

La règle nous a été formulée maintes et maintes fois : qu'il soit homme ou
femme, seul ou en famille, a le droit de vivre à Rio das Rãs celui qui "touche
parent" (toca parente), que ce soit par filiation ou par alliance.
L'énoncé d'une telle règle confirme bien qu'il existait des mécanismes de
sélection des arrivants selon des critères spécifiques n'émanant pas du
propriétaire, mais définis par les habitants, même si d'une part, dans la
réalité, c'est au nom des Texeiras que l'on refoulait les indésirables et si
d'autre part, la règle de parenté avait été imposée comme condition
d'installation par les fazendeiros eux-mêmes. En revanche, la grande
souplesse des critères définissant le droit de résidence signale ce que
l'analyse généalogique a révélé, à savoir que cette règle est davantage venue
sanctionner a posteriori des situations de fait - nous l'avons vu, extrêmement
diverses - que présider à l'arbitrage a priori de situations de droit18.
De fait, si l'on entre dans le détail des cas particuliers, on voit bien que
certaines familles n'ont "touché parent" que bien après leur installation. Ce
qui ne veut pas dire que le contrôle du territoire était illusoire, mais que
c'était davantage un ensemble de dispositions beaucoup plus informelles qui
conduisaient au passage du statut d'occupant à celui de résident. Plusieurs
témoignages mentionnent les qualités morales de certains nouveaux venus
("qui a le respect de l'endroit", "bonnes personnes" (gente boa), etc.), ou le
fait qu'il s'agissait de personnes identifiées socialement parce qu'habitant les
environs immédiats ("c'était des gens connus" (gente conhecida), etc.). Si

18. Une fois encore, il faut tenir compte de la chronologie et du contexte. D'une part,
comme nous le verrons, s'il existe effectivement un groupe de parenté à Rio das Rãs,
celui-ci est le résultat de relations progressivement nouées entre des familles cohabitant
de fait au sein d'un même espace, et non pas, à l'inverse, un noyau préexistant, arbitre
d'une cohérence sociale mécanique, au sens où Durkheim a pu utiliser le terme. D'autre
part, dans le contexte du conflit de terre, l'invocation de la parenté et de ses règles joue un
rôle important face aux acteurs externes pour convaincre ces derniers que ce sont bel et
bien les habitants de Rio das Rãs qui contrôlent la fazenda.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 193

l'on considère d'un point de vue objectif ces migrants établis à Rio das Rãs,
d'autres éléments apparaissent, qui ont pu intervenir dans l'acceptation de
leur installation. La proximité sociale, d'une part : tous les migrants étaient
désargentés et disposés à ne vivre que de leurs récoltes. Tous étaient paysans.
La proximité "raciale", d'autre part : la totalité des migrants présentaient les
mêmes caractéristiques physiques : tous étaient noirs.
Cette logique de la moindre hétérogénéité a sans aucun doute joué un rôle
fondamental dans l'intégration des nouveaux venus, puisque très rapidement
des relations matrimoniales sont venues entériner des situations de fait.

Aires matrimoniales et intégration régionale

Si l'on se réfère aux documents 3-a et 3-b, on peut constater qu'au cours
de cette période, les aires matrimoniales se sont considérablement étendues à
toute la région.
Confirmant la tendance qui s'était profilée devant la période précédente,
les alliances s'intensifient entre les deux rives du São Francisco, et de
nouvelles localités riveraines s'intègrent à l'aire matrimoniale des familles
installées sur les bords du fleuve: Umbuzerro, Volta de Cima, Capão. Au
moins cinq mariages furent contractés avec les localités au sud (Parateca, Pau
d'Arco, Barra da Parateca), ainsi qu'au sud-est (Hortega, Engico, Curral
Novo) de la fazenda Rio das Rãs, confirmant également les relations nouées
au début du siècle. Alors que la population des bords du fleuve semble ainsi
consolider des réseaux matrimoniaux autour de localités régulièrement
partenaires, Brasileira, Pedra de Cal et Bom Retiro, dont la population s'est
accrue en raison des migrations, étendent à leur tour leur aire matrimoniale,
globalement aux mêmes zones : Parateca, Barra da Parateca, Malhada Alta.
On remarque en revanche que ces localités de caatinga, plus éloignées du
grand fleuve, n'ont pas contracté d'alliance avec l'autre rive, comme c'était le
cas pour les populations riveraines.
Si l'on considère l'ensemble des localités de Rio das Rãs, le cadre socio-
spatial ainsi constitué par les réseaux matrimoniaux apparaît très éclaté, et
dépasse largement les contours internes de la fazenda. De fait, 58% des
mariages entre 1900 et 1950 ont été contractés avec une famille extérieure à
Rio das Rãs. Ceci suggère que la population de Rio das Rãs était alors
beaucoup plus intégrée dans son espace régional qu'elle ne l'était au tournant
du siècle précédent. Inversement, ce même indicateur montre bien que
l'appartenance à Rio das Rãs, "être de Rio das Rãs" ne correspondait alors à
aucune condition préférentielle dans le choix du conjoint, malgré le fait qu'en
raison des flux migratoires, la fazenda comptait désormais davantage de
familles susceptibles d'être partenaires. L'espace physique de Rio das Rãs ne
coïncidait alors pas avec l'aire matrimoniale de ses habitants, même s'il
194 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

existait des processus de consolidation et de diversification des liens


matrimoniaux internes.
En effet, à l'intérieur de Rio das Rãs, des relations matrimoniales sont
désormais contractées entre toutes les principales unités résidentielles, même
si la part relative des mariages internes reste inférieure aux mariages à
l'extérieur de la fazenda : rappelons-le, 42% pour les premiers contre 58%
pour les seconds. Brasileira, Rio das Rãs, Pedra de Cal et Bom Retiro
constituent désormais un réseau relativement dense de liens matrimoniaux
réguliers et réciproques, à savoir qu'à chaque génération et pour chaque
localité, un mariage au moins a été contracté dans l'une ou la totalité des trois
autres localités.
Toutefois, il est patent que chaque unité résidentielle présente des
situations hétérogènes. Bom Retiro, notamment, qui compte désormais une
dizaine de maisons, apparaît beaucoup plus inséré dans son environnement
immédiat que ne le sont Capão do Cedro, Enchu ou Rio das Rãs. C'est la
localité dont l'aire matrimoniale interne est la plus étendue, puisqu'elle
intègre la quasi totalité des unités résidentielles de la fazenda : Enchu, Capão
do Cedro, Cedro, Brasileira, Pedra de Cal, Manga et Rio das Rãs. C'est aussi
à Bom Retiro que la part relative des mariages internes est la plus importante.
Il est vrai qu'à égale distance des localités situées aux extrêmes opposés de la
fazenda, Bom Retiro a aussi une position bien plus centrale.
En revanche, à Rio das Rãs, sur les bords du fleuve, dont le foyer de
population est l'un des plus anciens, les mariages sont très majoritairement
extérieurs à la fazenda, et particulièrement nombreux, du moins en termes
relatifs, avec l'autre rive du fleuve (24% des mariages sur la période), ou
avec les environs de Parateca facilement accessibles par voie navigable
(13%). D'autres localités présentent des comportements matrimoniaux moins
contrastés (Pedra de Cal, Brasileira) - le rapport entre mariages externes et
internes étant plus équilibré - et ne présentent aucune tendance marquée soit
à l'endogamie soit à l'exogamie.
La question serait alors de savoir à quoi correspond cette hétérogénéité
des aires matrimoniales à l'intérieur même de la fazenda Rio das Rãs.
Comment la parenté a-telle pu intervenir dans le processus de constitution de
la "communauté" Rio das Rãs ? Nous pouvons dans l'immédiat faire un
constat minimum : dans la mesure où les localités constituaient initialement
des unités familiales élargies, toutes comparables les unes aux autres,
l'hétérogénéité des aires matrimoniales qui s'est manifestée par la suite
traduit à l'évidence pour ces unités familiales des comportements
matrimoniaux hétérogènes.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 195

La socialisation de l'espace

Lorsque l'on s'intéresse à l'ensemble des activités collectives en dehors du


strict cadre de l'unité résidentielle familiale, l'hypothèse d'un double
processus d'intégration régionale et de cohésion interne se trouve largement
confirmée. La circulation permanente des hommes et des bêtes à l'intérieur
de vastes espaces, les activités religieuses et festives, les migrations
saisonnières, la gestion des sécheresses exceptionnelles, les cycles annuels de
travail collectif constituent autant d'indices de la densification des espaces
sociaux impliquant la population de Rio das Rãs.
De même que les relations matrimoniales, de nombreuses pratiques
collectives ne reposaient pas sur un principe territorial. Leur dispersion au
sein d'un vaste champ régional témoigne au contraire de l'extrême fluidité
des contextes relationnels, qui liaient entre eux les micro-espaces familiaux à
une échelle bien plus large que le strict cadre de la fazenda.
Les fêtes religieuses, par exemple, rassemblaient souvent les populations
sur un rayon d'une trentaine de kilomètres, indépendamment de la fazenda
d'origine. Un certain nombre de localités se répartissaient d'année en année le
calendrier des festivités, occasionnant des déplacements réguliers à l'intérieur
de l'espace ainsi délimité par les localités organisatrices. Chico de Souza,
résidant du Bom Retiro, explique "qu'il y avait des fêtes partout, mais la plus
grande était à Parateca, aussi à Lapa, à Batalha. A Batalha il y avait
beaucoup de monde. De l'autre côté du grand fleuve, à la fazenda Volta, à
Barreiro Grande, il y avait des fêtes. Je suis moi-même allé là-bas de
nombreuses années, pour des fêtes".
Inversement, les diverses localités de Rio das Rãs étaient aussi une
destination sociale pour la population de la région, essentiellement pour les
fêtes de la Saint-Jean, réparties entre les bords du fleuve, Bom Retiro et
Pedra de Cal. Le vieux Honório évoque ces grands rassemblements que sa
grand-mère, traditionnellement, était chargée d'organiser :

"Ma grand-mère organisait tout ça. Elle faisait travailler les fils pour
que tout le monde puisse manger. On travaillait, travaillait, travaillait,
on enfermait les porcs dans un champ pendant six mois pour les
nourrir, il y avait aussi des moutons, qu'on vendait pour acheter des
choses pour la fête, et on tuait un bœuf, un veau, on tuait des moutons
aussi, pour que les gens puissent manger. Cette grande fête (de la
Saint-Jean), c'était le 24 juin. Alors les gens venaient de tous les coins
(de todo canto que é lugar), de partout, de l'autre côté du fleuve, de
Parateca, ils venaient de très loin, il y avait beaucoup de monde. Tout
le monde mangeait. Qui venait ici avait de tout à manger. Ca durait un
seul jour. La nuit passée, tout le monde repartait".
196 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

João de Maria évoque aussi le calendrier des fêtes et le nom des diverses
localités de Rio das Rãs qui y étaient associées, certaines célébrations comme
la Saint-Jean étant même réparties sur deux jours et en deux endroits
différents "ne formant qu'une seule fête". Son témoignage rend bien compte
du principe de multi-focalité de ces moments de célébration : toutes les fêtes
évoquées reposaient sur la circulation à l'intérieur d'espaces non exclusifs et
sans correspondance avec les frontières internes des fazendas de la région.

"Le jour de la fête, tout le monde pouvait venir ici, tous ces gens. De
Rio das Rãs, de Retiro, Capão do Cedro, Pau Preto, partout où il y
avait du monde, ils venaient ici. Avant, où il y a cet arbre, c'était la
maison où l'on fêtait la Saint-Jean, tous les ans, le 23 juin. Le 24,
c'était au Bom Retiro, c'était la mère de Chico de Souza qui s'en
occupait. On fêtait la Saint-Jean là-bas au Retiro et ici à Rio das Rãs.
Et il y avait d'autres fêtes, à Malhada Alta, c'était une célébration très
ancienne. A Batalinha, il y avait Vitorina qui faisait la fête de l'Enfant
Dieu (Menino-Deus). Tout avait sa fête, il y avait ces saints… Saint
José…".

Les fêtes ne constituaient pas les seuls moments de déplacement au sein


de l'espace régional. Nous avons précédemment évoqué les migrations
temporaires liées au cycle des sécheresses et des débordements du fleuve.
Les déplacements entre les hauteurs des caatingas en période de pluie et les
berges fertiles en période de sécheresse ne répondaient pas non plus à un
principe rigide d'exclusivité territoriale. Si l'essentiel de ces migrations
saisonnières se faisait effectivement à l'intérieur de la fazenda Rio das Rãs,
c'était davantage en raison de la taille et de la situation privilégiée de cette
dernière que selon un principe de résidence. Comme nous l'explique
Petronilho, de nombreuses familles de l'autre rive venaient périodiquement
s'installer à Rio das Rãs à la saison sèche parce que, de leur côté, les berges
du fleuve étaient inutilisables19.

Question : alors ici (sur les bords du fleuve), il n'y avait pas que vos
familles ?
Petronilho : Il y avait beaucoup de monde. Les résidents de la fazenda
Volta travaillaient ici aussi. Ils demandaient un endroit… ici on avait
le bourbier, et là-bas, ils n'avaient rien, c'était que du terrain sec, de la
caatinga haute. Alors ils venaient planter ici sur le bourbier. Ils

19. A Rio das Rãs, les berges forment par endroits une déclivité en pente douce, laissant
lors du retrait des eaux, de larges bandes de terre cultivables. Sur l'autre rive, en
revanche, les berges sont beaucoup plus hautes, donc rarement inondées, et présentent un
aspect raviné aux cassures nettes, ne laissant aucune surface de culture entre l'eau et le
plateau sec.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 197

allaient voir le préposé : "donne-moi le droit de faire un champ à tel


endroit". Alors le préposé répondait "fais-le". Ils pouvaient planter".

Au delà des fêtes et des migrations saisonnières, bien d'autres activités


organisaient aussi la rencontre de populations très dispersées au sein d'un
vaste champ relationnel régional. Parmi ces activités, évoquons encore les
marchés de Lapa et de Hortega, qui constituaient bien souvent les seules
sources de revenus financiers ; les messes, très rares dans la région, qui
déplaçaient alors par dizaines les couples désireux de se marier ; la récolte du
coton aux alentours de Caetité, à laquelle participaient de nombreuses
familles de Rio das Rãs. Evoquons encore ces périodes exceptionnelles de
sécheresse qui jetaient sur les berges du fleuve toute la société paysanne des
environs.
Bien sûr, toutes les activités collectives ne s'inscrivaient pas à l'échelle
régionale ; certaines reposaient au contraire sur le principe de proximité, et
privilégiaient la constitution de micro-espaces intégrés, fondés sur des
relations de quotidienneté ou tout au moins plus fréquentes que les situations
d'exception ou celles fournies par le calendrier des festivités.
Parmi ces activités qui se développaient à une échelle plus réduite, le
travail collectif, ou mutirão, dont il faut préciser toutefois qu'il n'a jamais été
une pratique courante et régulière. Il s'agissait surtout d'actions sporadiques
face à des difficultés particulières comme, par exemple, le défrichement
d'une nouvelle aire de travail ou une montée rapide des eaux du fleuve, qui
nécessitait alors une action collective concertée pour sauver de toute urgence
le bétail de la noyade. Si le mutirão a toujours été la réponse à une nécessité
plutôt qu'un mode régulier de travail20, il n'en reposait pas moins sur
des réseaux relationnels rapidement mobilisables en cas de besoin, et
générait pour les bénéficiaires des obligations de réciprocité : il fallait en
retour répondre à l'appel du voisin qui était venu aider la veille ou l'année
précédente. Nécessité faisant loi, la pratique du mutirão reposait sur un
contrat moral et social de solidarité et de réciprocité. Il n'est alors pas
étonnant qu'elle ait fourni l'occasion d'activités collectives plus larges, et
notamment des fêtes et des repas réunissant aussi bien les hommes ayant
participé au travail que leurs familles respectives, ce qui ajoutait à la densité
sociale de l'événement.

"Le mutirão c'était comme ça : tu avais un champ qui avait besoin


d'être défriché. Alors tu m'appelais, tu appelais un autre d'ici, un autre
de là, et tu formais ce groupe d'hommes. Tu faisais ce groupe
d'hommes. De toutes parts il en venait deux ou trois. Alors on faisait
ce mutirão. Le propriétaire (dono) du mutirão tuait des fois un porc,

20. Nous aurons l'occasion ultérieurement de mesurer l'aversion traditionnelle du paysan


de Rio das Rãs envers le travail collectif des champs, lorsque les associations catholiques
tenteront d'en systématiser la pratique pendant le conflit de terre (cf. chap. IX).
198 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

ou bien un chevreau, il faisait cette dépense pour donner à tous ceux


qui travaillaient sans rien coûter. Il n'y avait que cette dépense"
(Cândido).

"Le mutirão c'était travailler ensemble dans les champs, défricher,


nettoyer les surfaces, alors on faisait ce mutirão d'hommes.
Aujourd'hui on entrait dans le champ de l'un, s'il était grand, une partie
n'était pas nettoyée ce même jour. Si le champ était petit, on entrait
aujourd'hui, on nettoyait tout, et le lendemain on allait dans le champ
d'un autre, jusqu'à ce que tous les champs aient été nettoyés. Si c'était
un nouveau champ, on faisait du défrichement jusqu'à la clôture"
(Ronaldo).

Six jours par an, le fazendeiro, ou son préposé, organisait un vaste travail
collectif réunissant tous les habitants de Rio das Rãs, femmes et enfants
inclus, afin de nettoyer les principaux axes de circulation de la fazenda.
L'objectif était de permettre une rapide circulation du bétail en cas
d'inondation. Bien qu'il s'agissait d'une obligation imposée par le
propriétaire, ces "six jours du fazendeiro" annuels sont restés dans les
mémoires comme une période de grande festivité, tant par le nombre de
participants que par la prodigalité des vivres dispensés par le propriétaire.
Plusieurs bœufs étaient tués pour l'occasion. Là encore, les activités
collectives ne se limitaient pas à la stricte tâche initiale : les fêtes nocturnes,
les campements dans les bois, les parties de chasse organisées pour
l'occasion constituaient autant de moments collectifs périphériques,
configurant de manière temporaire mais régulière un vaste espace relationnel.
Ces "six jours du fazendeiro" étaient de surcroît la seule activité pour
laquelle, de fait et de droit, la fazenda constituait un cadre exclusif et
exhaustif : tous les résidents de Rio das Rãs, et eux seulement, participaient à
un travail qui ne concernait que la fazenda, et dans son intégralité. Alors que
les réseaux matrimoniaux, et les réseaux festifs et religieux ne reposaient pas
sur une base territoriale spécifique, les "six jours du fazendeiro" instauraient
épisodiquement le territoire de Rio das Rãs non seulement comme cadre,
mais aussi comme principe explicite de rapports sociaux exclusifs. Lorsque
le conflit de terre éclatera, cette expérience historique d'une unité territoriale
comme contexte d'action collective se révèlera déterminante.
Hormis le mutirão et les "six jours du fazendeiro", la plupart des activités
collectives se situaient dans un contexte infiniment plus localisé. Parce
qu'elles avaient pour objectif la gestion du quotidien, leur cadre social était
avant tout déterminé par la distance physique, mais aussi par les affinités
personnelles et familiales. Rio das Rãs se divisait alors en une multitude de
micro-espaces qui concentraient la quasi totalité des relations quotidiennes
de leurs habitants respectifs. C'est dans ces espaces que l'on se réunissait
pour la chasse dans les bois, les parties de pêche ou la "chasse des abeilles"
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 199

(caça das abelhas) pour le miel ; pour la préparation de la farine de manioc,


les déplacements à la rivière pour la lessive ou la vaisselle, le fagotage du
bois pour le feu. A ces activités collectives, il faut aussi ajouter des pratiques
plus diffuses, comme la solidarité en cas de pénurie alimentaire, la
circulation de la viande lorsqu'un animal est abattu, le partage des poissons
après la pêche, l'échange de services relevant d'un savoir-faire plus spécialisé
(menuiserie, castration et dressage des chevaux, cuisson des tuiles,
accouchements, soins médicaux, etc.). Face à ces multiples activités de la vie
paysanne, on comprend comment la pratique quotidienne de relations de
proximité peut rapidement constituer une véritable organisation sociale
fondée sur un ensemble d'obligations réciproques et de solidarité. De fait, il
ne fait pas de doute qu'au fil des années et des générations, chaque groupe
d'unités résidentielles tendait à se constituer en un pôle relationnel
particulièrement dense et intégré.
On comprend que ces activités quotidiennes internes à la fazenda,
éminemment localisées, ne font toutefois pas pour autant de Rio das Rãs le
cadre organisateur de solidarités communautaires. L'espace social
effectivement constitué par la vie au quotidien est ici infiniment plus réduit et
sectorisé au voisinage immédiat de chaque unité résidentielle. Les habitants
de Mucambo, par exemple, n'étaient jamais allés à Brasileira avant de s'y
installer, la population de Enchu pêchait plutôt dans les marais vers Parateca
que dans le limon des îles du grand fleuve, a Capão do Cedro, on faisait son
marché à Hortega, tandis qu'à Batalinha, on allait à Bom Jesus da Lapa. A
Pedra de Cal, on utilisait le moulin à farine de Bom Retiro, a Capão do
Cedro, celui de Enchu, et à Passagem de Areia, celui de Brasileira, etc. La
fazenda Rio das Rãs était ainsi divisée en plusieurs micro-mondes isolés les
uns des autres par une distance qui rendait impossible la constitution de
relations quotidiennes de voisinage. Chacun avec un espace social et des
réseaux de solidarité distincts.
En conclusion sur cette période qui commence peu après l'abolition de
l'esclavage, et qui s'étire jusque vers la moitié du XXe siècle, il faut insister
sur le rôle de l'espace dans l'organisation des relations sociales à l'échelle
régionale. Rappelons-le, la région avait alors été délaissée par la nation, la
terre n'avait pas encore de valeur financière et spéculative. A cette
dynamique historique nationale a correspondu l'installation d'une petite
société paysanne dans l'immensité des grandes sesmarias démantelées.
L'espace était alors "à volonté", comme on le raconte si souvent à Rio das
Rãs.
"À volonté", c'est-à-dire que l'espace n'était pas une ressource rare, mais
au contraire une ressource extrêmement flexible et malléable, s'étendant ou
se contractant à l'échelle et au rythme des dynamiques sociales. Parce qu'il
était "à volonté", l'espace n'était pas objet de compétitions et de mécanismes
de fermeture sociale. En effet, si des réseaux pouvaient être mobilisés à
l'occasion des fêtes en dehors de toute exclusivité territoriale, c'est bien parce
les espaces territoriaux eux-mêmes n'étaient pas cloisonnés. Enfin, c'est parce
200 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

que ces réseaux n'avaient aucune base territoriale que l'espace physique
n'était pas une contrainte.
En l'occurrence, l'ennemi était l'isolement social et économique, contre
lequel la région de Rio das Rãs sut lutter, précisément en ouvrant les
frontières de la sociabilité bien au-delà des micro-espaces de la vie
quotidienne. Les fêtes, les migrations, les marchés témoignent de cette
intégration régionale au mépris de l'immensité des caatingas. Il fallait
souvent deux jours de marche dans les bois pour fêter la Saint-Jean,
plusieurs jours au rythme lent des chars à bœufs pour rejoindre un marché,
des lieues et des lieues à parcourir à pied, chargé d'un enfant, pour participer
à une cérémonie de baptême. Chaque trajectoire sociale abolissant la
distance.
A la distance physique s'opposait alors la proximité sociale. D'autant plus
que tout l'environnement de la fazenda n'était constitué que de petites unités
résidentielles familiales, tout à fait similaires à celles de Rio das Rãs,
présentant en outre la même caractéristique qu'il s'agissait surtout de
populations noires : Parateca, Pau D'Arco, Furado dos Gatos, Vesperina,
Calderão, Pau Preto constituaient autant de ce qu'on appellerait aujourd'hui
des "communautés noires rurales".
Tout ceci nous incite bien sûr à relativiser cette idée de l'isolement des
sociétés paysannes du Nordeste en général, et des "communautés noires
rurales" en particulier. Davantage que ces entités autonomes si souvent
décrites par l'anthropologie traditionnelle, la situation de Rio das Rãs
rappelle plutôt le "champ noir" mis en évidence par Gomes21 pour rendre
compte de l'intégration régionale des communautés quilombolas au XIXe
siècle dans l'état de Rio de Janeiro. Elle évoque aussi indubitablement la
notion de "quartier rural" élaborée par Queiroz, à savoir, ce complexe
relationnel qui reliait entre elles, à l'occasion de moments épisodiques de
rencontre (mutirão, cérémonies religieuses, etc) des populations par ailleurs
isolées par la distance22. Queiroz évoque notamment la perception de l'espace
des sociétés rurales du Nordeste, pouvant se résumer à cette formule
laconique qui laisse toujours perplexe le citadin : "aqui perto" ("ici, tout
prêt") - "ici" se rapportant à l'espace signifiant socialement, quelle que soit la
distance de cette "proximité".
S'agissant de l'espace interne à la fazenda, l'hétérogénéité des aires
matrimoniales, la répartition en micro-espaces des activités quotidiennes,
l'organisation en unités résidentielles familiales suggèrent que Rio das Rãs
était investie d'une succession d'espaces sociaux comprenant de larges zones
d'intersection avec les espaces voisins, mais qui ne se confondaient pas en un
espace unique correspondant à une "communauté Rio das Rãs" telle qu'elle
s'affirmera par la suite. En revanche, on conçoit tout à fait comment la
concentration des résidents de Rio das Rãs aux environs du grand fleuve se

21. Gomes (Flávio), op. cit., cf. chap. III.


22. Queiroz (Maria Isaura Pereira de), op. cit., cf. chap. III.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 201

traduisant par une plus grande proximité géographique, la multiplication


d'activités solidaires, de liens matrimoniaux, jetaient progressivement les
bases d'un cadre social pouvant devenir infiniment plus dense et exclusif
dans l'éventualité où les frontières autour de la fazenda deviendraient plus
imperméables. Nous avons vu qu'à partir des années quarante, un certain
nombre de partenaires sociaux des résidents de Rio das Rãs avaient été
précipités à l'intérieur même de la fazenda sous l'effet du processus de
"retour des propriétaires". Cette tendance va considérablement se renforcer
dans les décennies qui suivront avant, finalement, de frapper Rio das Rãs
elle-même. On comprend alors comment cette transformation de l'espace a
pu générer à son tour la constitution d'un groupe social cohérent et, dans une
certaine mesure, d'une "communauté" consciente d'elle-même.

4 – La fermeture sociale de la "communauté"

Le conflit qui, au début des années 1970, va remettre en question


l'équilibre interne de Rio das Rãs ne s'est pas présenté comme une rupture
brutale et soudaine mais, au contraire, comme un processus progressif de
déconstruction du mode relationnel qui s'était établi entre les occupants et les
générations successives de propriétaires depuis près d'un siècle. Les
événements qui marquèrent ce processus s’inscrivaient dans un contexte plus
général de bouleversements fonciers.
Au cours de la période précédente, nous avions décelé dans le "retour" de
certains propriétaires une tendance à la stabilisation foncière des fazendas
aux alentours de Rio das Rãs. Il ne s'agissait pourtant encore que des
prémisses d'une dynamique nouvelle, qui allait s'affirmer dès les années
soixante. Réinvestie d'abord par des intérêts privés puis par l'État, la région
du moyen São Francisco connut un bouleversement certain. Une nouvelle
génération de fazendeiros vit le jour, tout acquise aux préceptes de la
modernité, et attentive aux techniques et objectifs de ce qui fut désormais
appelé l'"agro-industrie". L'abandon progressif de l'élevage extensif,
l'adoption de monocultures d'exportation comme le coton et plus tard certains
fruits, la plantation à grande échelle de plantes fourragères sur les terres peu
fertiles, le développement du commerce du bois, la transformation de
certaines zones de caatinga en terres irriguées constituèrent autant de
démarches de réinvestissement et de rationalisation des espaces. La
population résidente, vivant éparse sur des surfaces considérables et
pratiquant une agriculture vivrière très extensive, devint alors indésirable.
D'autant plus que la stabilisation foncière rendit inutile le gardiennage des
terres par le maintien d'une population occupante. Cette dernière prit alors le
chemin de l'exode ; elle se réfugia aux périphéries des grandes villes du sud
ou vint grossir les rangs des travailleurs sans terre. Dans certains cas, elle put
202 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

se convertir au salariat agricole permanent ou saisonnier. Toutefois, les


progrès des droits syndicaux ainsi que la réaffirmation juridique d'un droit
d'occupation fondé sur l'ancienneté (usucapion) eurent comme effet pervers
de rendre les populations résidentes indésirables aux yeux des propriétaires23,
qui préférèrent alors avoir recours à une main d'œuvre extérieure. La peur de
la jurisprudence accentua encore les expulsions collectives.
Dans les environs immédiats de Rio das Rãs, sur l'autre rive du fleuve,
furent crées des agrovilas, domaines publics proposés en petits lots
individuels à la population résidente et à des paysans sans terre. Cette
mercantilisation de l'espace, associée à des projets de développement
(irrigation), eut un effet destructeur sur les localités familiales voisines de
Rio das Rãs. Pour répondre à des intérêts spéculatifs, les lots individuels
furent rachetés (souvent par l'intimidation ou par la force) les uns après les
autres aux petits producteurs qui perdirent ainsi tout droit sur les terres
familiales. Ce mouvement spéculatif s'accentua encore lorsqu'à partir de
1989, le ministère de l'Agriculture initialisa le PLANVASF (Plan directeur
de développement de la vallée du São Francisco), prévoyant notamment la
création de larges zones irriguées24. L'impressionnant succès économique de
l'une d'entre elles, le Projeto Formoso25, tout près de Rio das Rãs, acheva le
processus de conversion au marché de l'espace et de la production.
Les terres de Rio das Rãs, maintenues plus longtemps que les fazendas
voisines à l'écart de ces processus de changement, finirent par s'inscrire dans
la dynamique régionale.
Souvenons-nous qu'après la mort de Deocleciano Texeira, ses héritiers
avaient fondé, en 1940, la Sociedade Civil Floresta Ltda, sans qu'il y ait eu
véritablement de répercussion sur l'organisation interne de Rio das Rãs.
Aucun des propriétaires ne s'établit à Rio das Rãs, à la différence de la

23. Le processus de syndicalisation des zones rurales, et ses conséquences sur les rapports
de pouvoir entre propriétaires et moradores a été bien décrit par A. Garcia. L'obligation
salariale, notamment, et ses dérivés (congés payés, heures supplémentaires, treizième
mois, etc.) conduisent les senhores à changer de stratégie : "(…) non seulement ils ne
cherchent plus à avoir de nouveaux moradores - même s'il s'agit des fils des anciens
moradores qui arrivent à l'âge du mariage -, mais aussi ils essaient de se débarrasser de
ceux qui sont dans la propriété" (p.76). Sur la question, on pourra se reporter au second
chapitre "Rupture de l'isolement des moradores", A. Garcia, op. cit., p. 51-81.
24. Pour des informations plus détaillées sur les projets et dynamiques de développement
dans la vallée du São Francisco, on pourra se reporter au chapitre correspondant, "Le São
Francisco, fleuve de l'unité nationale", dans l'ouvrage d’Hervé Théry, op. cit., p. 123-144.
25. Les projets d'irrigation comme le Projeto Formoso sont désormais plus attentifs aux
phénomènes de concentration par rachat des lots individuels : tout un environnement
juridique, social et technique fut mis en place pour inciter les bénéficiaires des lots,
paysans de condition modeste, à maintenir leur activité. Le succès du projet est tel
(production de bananes, mangues, haricot, etc) que toute l'économie locale s'en trouve
aujourd'hui réorientée : en 1998, le maire de Bom Jesus da Lapa décidait de déplacer le
petit aéroport local au pied des plantations (à 25 km de la ville) et de le doter d'une
infrastructure pour accueillir des avions de fret internationaux.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 203

fazenda Batalha, où l'on fit construire une grande résidence dans laquelle
s'installa de manière permanente la branche cadette des héritiers de Francisco
Texeira. Cette présence de propriétaires dans les environs immédiats modifia
toutefois quelque peu l'équilibre interne des pouvoirs : il existait désormais,
toute proche, une source d'autorité extérieure aux familles résidentes. De
plus, les Texeiras commencèrent à rapprocher leurs visites, qui finirent par
devenir quasi mensuelles au début des années soixante-dix, lorsqu'une
nouvelle génération fut en âge de prendre la direction des domaines
familiaux. Dans le contexte de développement économique de la région, le
potentiel de la fazenda était alors apparu de manière évidente : pour la
première fois, on faisait des projets pour Rio das Rãs.
En 1974, témoignant de cette volonté de transformation, la Sociedade
Civil Floresta fut transformée en Companhia Agro-Pecuaria do São
Francisco. C'est cette même année que, pour la première fois, des plaintes
furent enregistrées au Syndicat des travailleurs ruraux de Bom Jesus da Lapa
: les familles de Rio das Rãs étaient menacées d'expulsion. Rappelons que
s'ensuivit alors un processus conflictuel très long et tourmenté, avec les
Texeiras d'abord, puis avec Carlos Bomfim, qui ne prendra vraiment fin
qu'en 1998, lorsque la fazenda fut titularisée au nom des familles qui
l'avaient toujours habitée (cf. introduction).
Avant de mesurer l'impact de ce processus sur l'organisation des résidents
de Rio das Rãs, il nous reste encore à comprendre comment leur situation
sociale avait évolué à la veille des premières tensions.

La fin des migrations

Les documents 4a et 4b rendent compte d'un phénomène très net : l'arrêt


des migrations externes. Depuis les années cinquante, aucune famille ne s'est
installée à Rio das Rãs26, les deux nouveaux venus étant des hommes seuls
entrés au service des Texeiras, et qui finirent par se marier à l'intérieur de la
fazenda. Nous avons évoqué l'évolution du contexte socio-économique de la
région et son effet destructeur sur la paysannerie locale. De fait, après une
période d'expulsions et de migrations, la situation foncière et sociale de la
région devint plus stable. Employés au service des fazendas, certains
résidents purent demeurer avec leur famille sur leurs terres d'origine, dans la
mesure où leur présence ne constituait pas, ou plus, une menace pour les
propriétaires. D'autres localités furent encore préservées quelques années,
avant d'être à leur tour menacées de destruction : Parateca et Pau d'Arco,
notamment, ne furent inquiétées qu'à partir des années 80 et s'engagèrent,

26. A l'exception d'un vieux couple venant de Rio Grande do Norte, et qui, n'ayant pas
reçu le droit de s'installer, campe depuis 1992 dans la cour d'un résident des bords du
fleuve.
204 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

comme Rio das Rãs, dans un processus de résistance27. Mais pour l'essentiel
des localités aux alentours de Rio das Rãs, c'est bel et bien leur disparition
qui contribue à expliquer l'arrêt des mouvements migratoires. Comme nous
l'explique Petronilho, toutes les familles qui vivaient de l'autre côté du fleuve
sur la fazenda Volta furent chassées de leurs terres.

"A cette époque, avant, il n'y avait pas d'ingérence. Ils avaient le
droit (les habitants de la fazenda Volta). C'est à un certain moment
qu'on a inventé cette sujétion (sugeição) de chasser les gens. Les
habitants ont toujours cohabité là-bas, ils faisaient leurs champs, ils
(les propriétaires) ne les dérangeaient pas à cette époque. C'est après
que les orgueilleux sont venus (depois foi que chegou os orgulhosos).
Ils sont passés par-dessus tout ça, et ils n'ont plus laissé les gens vivre,
élever leurs bêtes, travailler. Et alors il n'y avait qu'eux qui pouvaient
élever le bétail, il n'y avait qu'eux qui avaient le droit à la propriété. Ils
ont pris les propriétés des habitants, alors les gens ont commencé à
partir, ils sont partis".

L'arrêt des migrations avait une seconde cause : à Rio das Rãs, le contrôle
des entrées sur le territoire s'était largement renforcé. La présence des
Texeiras à la Batalha, un contrôle plus strict des activités de la fazenda
depuis la formation d'une société civile cogérée par tous les héritiers,
l'intensification de l'élevage, les visites plus fréquentes, sont autant
d'éléments témoignant d'une plus grande ingérence des propriétaires. A la fin
des années soixante, il était devenu nécessaire de demander leur
"permission" pour toutes sortes de choses qui auparavant se faisaient
spontanément : planter de nouvelles terres, construire une maison, etc.
L'installation de nouveaux venus ne fut plus possible. Les frontières de Rio
das Rãs étaient en train de se fermer.
Ainsi, alors qu'à l'extérieur, les limites juridiques, physiques et sociales
des propriétés se renforçaient, celles de Rio das Rãs tendaient à devenir
nettement moins perméables. Ces mécanismes de fermeture entraînèrent une
profonde transformation des espaces.

27. Encouragés par les succès de Rio das Rãs, et harassés par un fazendeiro qui allait
jusqu'à poser des barbelés autour des zones de pêches, les habitants de Parateca et Pau
d'Arco saisirent la Fondation Palmares en 1995. En 1999, les deux localités avaient été
reconnues "rémanentes de quilombo", mais le dossier de légalisation de leurs terres était
encore en instance.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 205

La transformation des espaces

On comprend comment, dans ce contexte de privatisation de zones


soumises au contrôle de propriétaires désormais résidents sur leurs terres ou,
comme à Rio das Rãs, réaffirmant leur autorité, l'espace délimité par la
fazenda finit par faire sens.
La mésaventure du vieux Salgado, chassé de ses terres parce que celles-ci
se trouvaient hors des limites de Rio das Rãs, témoigne de la fermeture des
espaces de production liée au "retour des propriétaires". La fazenda devint
alors un cadre exclusif pour toutes les activités agricoles. Inversement, les
berges du São Francisco ne furent plus investies par les populations de l'autre
rive, puisque celles-ci avaient été expulsées. Rio das Rãs devenait une
exclusivité territoriale de fait pour sa population résidente. De manière plus
générale, la majorité des propriétaires des fazendas des environs situées en
bordure de cours d'eau n'hésitèrent pas à clôturer l'accès aux rives : le São
Francisco perdit alors sa fonction traditionnelle de refuge dans les périodes
de grandes sécheresses28. Il en fut de même pour l'ensemble des activités
économiques et sociales qui reposaient sur un principe de circulation
régionale : l'accès aux étangs et rivières devint strictement contrôlé, les
propriétaires s'en assurant le plus souvent l'exclusivité. Toute la zone de
marécages près de Parateca, où les hommes de Rio das Rãs allaient souvent
pêcher, devint impossible d'accès29. Les zones de chasse furent soudainement
hérissées de clôtures. Ne pouvant plus circuler librement, le gros gibier ne
tarda d'ailleurs pas à disparaître. La constitution, au sein même des fazendas,
de magasins reposant sur un principe de monopole réduisit l'activité des
marchés régionaux. La fermeture des espaces et l'exode des populations
entraînèrent enfin la disparition des grandes fêtes religieuses régionales. A
Rio das Rãs, avec le début du conflit de terre dans les années soixante-dix,
ces fêtes furent finalement interdites.
D'autres transformations de l'espace eurent une origine plus générale. La
construction d'un gigantesque barrage en amont du São Francisco
(Sobradinho) destiné à réguler les eaux du fleuve et à constituer par endroits
(Xique-Xique) des réserves d'eau en période de sécheresse, entraîna la
disparition des crues naturelles. Plus rarement inondées, et sur de moindres
superficies, les terres le long du fleuve perdirent de leur fertilité. De plus, les

28. Du 13 au 15 octobre 1995, à Bom Jesus da Lapa, s'est tenu un séminaire sur le bilan
de la destruction de l'environnement naturel et social des abords du São Francisco. Selon
les expertises qui ont été présentées, pas moins de 18 propriétaires dans la région de Rio
das Rãs avaient privatisé les berges et les îles du fleuve, alors que ces territoires
appartenaient de plein droit, respectivement, à l'Union et à la Marine.
29. Au cours du même séminaire sur le fleuve São Francisco, on dénombra, dans la seule
région de Rio das Rãs, 16 conflits liés à des propriétaires ayant clôturé pour leur usage
privé l'accès aux lacs et aux étangs.
206 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

circulations saisonnières entre les berges et la caatinga devinrent moins


fréquentes, la population de Rio das Rãs tendit alors à se sédentariser.
Ainsi, le redécoupage des territoires régionaux selon un principe de stricte
propriété, relayé par des processus plus généraux de transformation de la
région, entraîna pour Rio das Rãs une réorganisation de fait de l'espace. Le
territoire régional, qui avait été le berceau d'un mode relationnel original,
avait perdu de sa fluidité. Il était alors inévitable qu'au sein d'un
environnement infiniment plus rigide, les rapports sociaux dussent se
réorganiser.

Rio das Rãs, un espace social intégré

Face au processus de fermeture des espaces régionaux, Rio das Rãs


devenait par défaut un cadre exclusif pour l'essentiel des rapports
économiques et sociaux de ses habitants. Les pratiques et activités qui étaient
auparavant extraterritoriales durent se territorialiser, les réseaux se
relocaliser. Concentrant désormais l'essentiel des relations externes à chaque
unité résidentielle, l'espace de Rio das Rãs se trouva investi d'une plus forte
densité sociale ; il gagna en unité et cohérence. De ces transformations
émergea un groupe social fortement constitué.
Alors que les migrations au cours des périodes précédentes avaient
toujours été génératrices d'une certaine hétérogénéité, selon les origines, les
parcours, l'ancienneté d'installation et ses prérogatives, la fermeture interne
des frontières généra une certaine homogénéité de fait. Si l'on prend comme
mesure objective le lieu de naissance de la population présente à Rio das Rãs
en 1997, on s'aperçoit en effet que la diversité initiale des origines s'estompe
à chaque génération. Alors que 68% des hommes mariés de plus de 55 ans, et
51% seulement de leurs pères, étaient nés à Rio das Rãs, c'était le cas pour
88% des hommes mariés de moins de quarante ans et pour 78% de leurs
pères. Ce processus d'homogénéisation des origines est plus flagrant encore
si l'on prend comme référence la génération des hommes mariés de moins de
30 ans : 100% sont nés à Rio das Rãs et 78% de leurs pères.
Le même processus est aussi très marqué pour les femmes : 55% des
femmes mariées ou chef de famille (mères célibataires) de plus de 55 ans,
comme 33% de leurs pères, sont nées à Rio das Rãs, contre respectivement
69% et 55% pour les femmes de moins de quarante ans, et 79% et 65% pour
celles de moins de trente ans.
Le fait qu'une majorité sans cesse croissante de femmes soient originaires
de Rio das Rãs signale une autre réalité : la concentration et la densification
des réseaux matrimoniaux internes.
Si l'on considère l'aire matrimoniale reconstituée sur les documents 4a et
4b, plusieurs évolutions sont notables par rapport à la période précédente.
Tout d'abord, la quasi disparition des mariages avec l'autre rive du São
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 207

Francisco, qui confirme la destruction des foyers de population


traditionnellement partenaires des familles de Rio das Rãs : les localités de
Pituba, Umbuzero, fazenda Volta et Barreiro Grande n'apparaissent plus dans
les aires matrimoniales. On constate corrélativement que l'aire matrimoniale
de la population des bords du fleuve est beaucoup moins éclatée : elle ne
comprend désormais que sept localités externes à la fazenda, contre douze
sur la période précédente. On peut d'ores et déjà supposer ce que nous
vérifierons par la suite : l'existence d'un processus de concentration des
mariages à l'intérieur de Rio das Rãs. Toutefois, l'aire matrimoniale de
Brasileira apparaît encore très éclatée : elle comprend diz localités contre
trois pour la période précédente. Deux éléments expliquent cette évolution.
Tout d'abord, l'accroissement démographique important que connaît la
localité, notamment après les relocalisations imposées par le fazendeiro.
D'autre part, Brasileira, où se trouvaient les infrastructures de la fazenda,
avait beaucoup plus bénéficié des flux migratoires que les localités des bords
du fleuve. La génération suivante de ces migrants aura tendance à choisir ses
partenaires dans la localité d'origine des parents : ce fut le cas pour les
familles venant de Pau Preto, Agreste, Hortega, Parateca et sa région. Pour
Retiro, la situation est plus confuse puisque dans les années 80, la totalité de
sa population fut contrainte de s'installer à Brasileira, et il nous fut difficile
de faire la part exacte des mariages avant et après les déplacements.
Globalement, et en dépit de fortes disparités locales entre les bords du
fleuve et la caatinga, l'aire matrimoninale des habitants de Rio das Rãs
semble plutôt se concentrer à l'intérieur de la fazenda. Un autre corps de
données vient largement confirmer ce processus.
Nous avions vu qu'entre 1900 et 1950, 58% des mariages étaient
extérieurs. Au cours de la période suivante, la proportion s'inverse puisque
57% des mariages sont désormais internes à Rio das Rãs. Plus que cette
donnée très générale, c'est l'évolution par tranches d'âge qui est
particulièrement significative, comme on peut le constater sur les graphes
suivants (doc. 5 et 6). Très exogames au début des années cinquante (47%),
ces mariages deviennent presque exclusivement endogames chez les moins
de trente ans (93%). On notera une fois de plus d'importantes disparités
internes, tout au moins dans la classe d'âge des 40-55 ans : très fortement
exogames sur les bords du fleuve (75%), ils sont inversement endogames
dans les localités de caatinga (77%). La situation que nous avions observée
pour la période précédente de forte exogamie sur les bords du fleuve et de
plus grande endogamie dans les zones de caatinga s'est donc prolongée dans
les années cinquante. A partir des années 70, les deux zones connaissent
finalement une égale tendance à la concentration interne des relations
matrimoniale. Dans les années 90, l'homogénéité des comportements
matrimoniaux - en terme de l'origine du conjoint - sera manifeste dans
l'ensemble de la fazenda.
Derrière ces données statistiques se dessine une autre réalité : la
progressive constitution des familles de Rio das Rãs en un groupe de parenté.
208 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

La concentration des mariages à l'intérieur de la fazenda s'est naturellement


traduite par la multiplication des liens de parenté, si bien qu'elle se
généralisa. A de rares exceptions près, tous les grands groupes de famille
sont aujourd'hui liés entre eux. Au cours des cinquante dernières années, ces
familles des premiers temps, dont certaines ne s'étaient pas alliées
jusqu'alors, furent finalement réunies par le mariage, concrétisant ainsi pour
les générations suivantes l'unité de descendance que les ancêtres n'avaient
pas réalisée. En 1997, plus de 90% des personnes de moins de 20 ans avaient
au moins un ancêtre appartenant à l'une de ces familles anciennes : presque
toute la population qui avait immigré au cours de la période précédente s'était
donc vue intégrer l'une des grandes familles traditionnelles. Compte tenu de
cette affiliation systématique aux familles les plus anciennes, on comprend
que ces dernières finirent par constituer un tronc commun auquel fut
rattachée la quasi-totalité de la population.
Le schéma qui suit (doc. 7) a été construit dans un but d'illustration. Il
représente, en 1997, les relations matrimoniales reliant entre elles les
principales familles vivant aujourd'hui à Rio das Rãs, toutes périodes
confondues. Pour permettre une représentation graphique, nous avons
simplifié les familles et leurs ramifications internes en ne retenant comme
principe classificateur que la filiation directe avec l'ancêtre commun le plus
ancien ayant habité à Rio das Rãs. Dans le même souci de clarté, nous avons
aussi dû écarter un certain nombre de relations matrimoniales et de familles
(environ 20%), dans la mesure où leur absence ne modifiait en rien la
structure générale du schéma.
Au centre figurent cinq des plus anciens chefs de famille présents à Rio
das Rãs vers 1850, et qui représentent donc l'ensemble de leurs descendants.
Chacun d'entre eux est relié aux quatre autres, à l'exception des Vilaças et de
la famille de Teotono, entre lesquels nous n'avons identifié aucun lien de
parenté. A la périphérie se trouvent les chefs des principales familles ayant
émigré, et pour chacune d'entre elles, le ou les liens matrimoniaux qui les
relient au groupe initial. Nous insistons sur le fait que le schéma ne tient pas
compte de la chronologie de ces relations, certaines d'entre elles étant le fait
de la dernière génération : jusqu'aux années 80, par exemple les Vilaças et
les descendants de Filipe (Imbelinos) n'avaient pas contracté d'alliances (cf.
chap.VI).
Bien sûr, ce groupe de parenté tel qu’il est représenté ici est largement
déconnecté des usages sociaux de la parenté par lesquels il serait ou non
effectivement perçu. La reconnaissance ou l'oubli de la parenté, le
redécoupage des appartenances au gré des générations ou, au contraire, leur
réunion par la référence à un lointain ancêtre commun, sont autant de réalités
courantes témoignant que la parenté n'est pas nécessairement génératrice de
rapports sociaux de cohésion. Précisément, l'idée qu'à Rio das Rãs "il n'y a
qu'une seule famille" va être plus tard explicitement invoquée ou réfutée
selon la logique des appartenances et des stratégies individuelles, dans le
contexte du conflit de terre.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 209

Doc. n° 5

Répartition des mariages par tranches d'âge 1950-1997


Bords du fleuve

100%
80%
60% Mariages internes
40% Mariages externes
20%
0%
< 30 ans 30-39 ans 40-55 ans

Doc. n° 6
Répartition des mariages par tranches d'âge, 1950-1997
Brasileira

100%

80%

60%
Mariages internes
40% Mariages externes

20%

0%
< 30 ans 30-39 ans 40-55 ans
210 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Doc. n° 7

Illustration graphique* de l’actuel groupe de parenté de Rio das Rãs

Virice
Joachim Batalinha
Papaconha

Manoel
Dazindo Souza
Riacho de Pombas
Teotono
Santana Bom Retiro

João Vilaça Celso


Patricio Brasileira
Polidório Vitória da
Rio das Rãs
Vitória da Conquista
Conquista

Filipe Cândido
Gabriel Pedra de Mucambo Martins
Barra Cal Lagoa
Grande

Marciano Faustino
Riacho Honório Calderão
Seco ?

: Familles présentes à Rio das Rãs à la fin du XIXe siècle.

: Familles issues de migrations régionales.

: Familles issues de migrations internes dans le courant du


XXe siècle.

: relie deux familles ayant contracté au moins une alliance


matrimoniale.

*
Une "famille" est ici identifiée à partir de sa plus ancienne ascendance patrilinéaire connue. Par
souci de lisibilité, toutes les familles ne figurent pas sur le schéma. Il ne s’agit donc que d’une
illustration.
TEMPS, ESPACE, "COMMUNAUTÉ" 211

Conclusion

Des premières familles isolées au début du siècle précédent au groupe de


parenté tel qu'il apparaît à la veille du conflit de terre, on voit bien que ce qui
est appelé aujourd'hui la "communauté Rio das Rãs", et qui s'impose à tant
d'observateurs dans tout le poids de sa cohérence, de sa "culture", de ses
"traditions", procède d'une réalité éminemment historique. D'un point de vue
très trivial et général, la réalité qui se trouve rappelée est d'abord que tout
groupe social, toute "communauté", a une histoire, celle des relations
sociales par lesquelles le groupe s'est constitué et continue de garder une
certaine cohésion, quelles que soient les formes successives de ces relations,
et quel que soit l'espace dans lequel elles s'insèrent.
En gardant à l'esprit ce principe, nous avons alors cherché à comprendre
les mécanismes et processus historiques par lesquels Rio das Rãs s'est
constituée. Il est apparu qu'à l'origine, il n'y avait pas de "communauté", au-
delà des unités sociales minimales que constituaient les noyaux résidentiels
familiaux. La dispersion sur de vastes espaces, la diversité - certes relative -
des origines, des parcours, des rapports aux activités de fazenda et dans
certains cas, la captivité, constituaient autant de barrières à l'élargissement
des sociabilités, des solidarités et des activités économiques au-delà des
territoires familiaux. Progressivement toutefois, ces territoires se sont
ouverts. L'abolition de l'esclavage, coïncidant avec le départ des senhores, a
bien sûr joué un rôle déterminant. L'importante population noire de la région
a pu commencer à circuler, à prendre ses propres marques dans un
environnement aux horizons jusqu'alors limités. Il y eut aussi l'activité des
marchés, les déplacements imposés par les aléas du climat, l'organisation des
fêtes, tout ceci constituant une dynamique nouvelle d'insertion et
d'intégration. Le démantèlement des sesmarias et le départ des Portugais
permirent une réorganisation de l'espace à mesure qu'émergeait une nouvelle
société paysanne, à laquelle s’intégrèrent les familles de Rio das Rãs.
Cependant, et témoignant de cette autonomie nouvelle, ce n'est pas la
fazenda qui fournissait alors le cadre des sociabilités. L'espace n'était pas une
contrainte, il éclata avec l'émergence de réseaux de voisinage - et peu
importait si le voisin vivait au-delà des frontières de la fazenda - et de
réseaux plus larges encore réunissant de fêtes en événements la population de
la région. La frontière sociale significative n'était pas alors la fazenda, mais
le "quartier rural" évoluant au gré des sociabilités. Là encore, il n'existait pas
de "communauté Rio das Rãs". Plus tard, une autre conjoncture remit en
cause cet équilibre régional : le "retour des propriétaires", les expulsions, les
projets agricoles fermèrent à nouveau les espaces selon la logique du droit,
de la propriété, de la "valorisation" des espaces. La population de Rio das
Rãs se réorganisa dans ses nouvelles frontières. Limités dans l'espace, les
réseaux devinrent plus denses, un groupe social se constitua. Le conflit de
terre le fera émerger comme acteur du champ politique quilombola.
CHAPITRE VI

"Premiers Temps" et mémoire collective

L'idée de "Premiers Temps" est empruntée à Richard Price, ou, plus


exactement, aux descendants des marrons Saramakas qui vivent aujourd'hui
dans les forêts tropicales du Surinam. Les "Premiers Temps" se réfèrent à
l'histoire des anciens, nous dit Richard Price, et cette histoire possède une
force intrinsèque qui la distingue nettement du passé plus récent. La
connaissance des "Premiers Temps" est la clé identitaire des Saramakas ;
"elle est la source de l'identité collective ; elle contient les vraies racines de
ce que signifie « être Saramaka » "1.
Richard Price nous entraîne alors dans des récits multiformes d'une
grande richesse descriptive, racontant la fuite des ancêtres fondateurs des
clans, qui ont à la fois la force référentielle de faits avérés, et le rythme, la
cohérence interne et la poésie de contes quasi liturgiques.
Ce n'est toutefois pas de cette puissance narrative que se dégage la force
intrinsèque des Premiers Temps, mais de leur intervention déterminante dans
le présent des rapports sociaux. "Toute dispute entre clans, nous dit R. Price,
au sujet de terres, de charges politiques ou de biens rituels, réveille
immédiatement le souvenir des Premiers Temps". Ils fournissent également
la "charte fondatrice" des plus puissants biens rituels de chaque clan, dont
beaucoup datent de cette période de formation du groupe"2. Pour les
Saramakas, la fuite de l'esclavage constitue un fait éminemment mémorable,
et cette mémoire continue de signifier collectivement, d'expliquer, de
distribuer les pouvoirs, et d'arbitrer les rapports de force internes.
C'est sur la base comparative de ces Premiers Temps saramakas que nous
posons à notre tour la question d'une mémoire collective des premiers temps
à Rio das Rãs. Nous venons de mettre en évidence l'hétérogénéité originelle
des familles vivant aujourd'hui dans la fazenda, et le processus récent de leur
constitution en groupe de parenté. Dans quelle mesure, par-delà cette
hétérogénéité des passés, existe-t-il aujourd'hui une mémoire commune des

1. Price, op. cit., p. 17.


2. Ibid., p. 18.
214 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

origines ? Par ailleurs, nous avons vu que c'est en vertu de sa "rémanence"


par rapport à un passé de quilombo, c'est-à-dire de "communauté" d'esclaves
évadés, que Rio das Rãs a été "découverte" et considérée par l'État : quel est
le passé contemplé par la mémoire collective ? S'agit-il effectivement d'une
mémoire de fuite et de résistance ? Quel est le rôle agissant de la mémoire
des temps de l'esclavage, dans l'identité et la mémoire collective des
habitants de Rio das Rãs ?

1 – Les dynamiques de la mémoire

Il existe à Rio das Rãs une certaine mémoire des temps anciens. La
question est de savoir s'il s'agit, d'une part, d'une mémoire des origines, c’est-
à-dire rattachant de manière réelle ou imaginaire celui qui la détient à un
passé dont il se considère le dépositaire et le garant, et s'il s'agit, d'autre part,
d'une mémoire collective au sens où Halbwachs l'entendait, c’est-à-dire d'une
mémoire irréductible aux mémoires individuelles, dont les mécanismes de
réminiscence seraient éminemment sociaux, et qui n'aurait de sens pour
chacun qu'en référence à la totalité du groupe dont elle procède.

La question des origines

Très rares sont les évocations de ce qui correspondrait aux premiers temps
de Rio das Rãs, à savoir l'arrivée sur les lieux des ancêtres de l'actuel groupe
de parenté. Seules deux personnes ont fait mention de ce qui est présenté,
dans les conflits actuels, comme la clé historique du quilombo Rio das Rãs.
Aussi rares soient-ils, ces récits méritent que l'on s'y arrête. D'abord du
strict point de vue de leur contenu, parce qu'ils établissent l'antériorité
d'installation de noirs libres à l'arrivée des Texeiras : tout le processus de
légalisation des terres de la fazenda reposera largement sur cette idée qu'une
population non esclave vivait à Mucambo - synonyme de quilombo -3, avant
que Rio das Rãs ne devienne véritablement une fazenda. Cette idée de
l'antériorité - qui sera largement construite par les acteurs externes - ne sera
pas seulement reprise dans une perspective juridique : on la retrouvera à la
base de la mobilisation collective pendant le conflit de terre.

3. Rappelons en effet que mucambo est synonyme de quilombo, même si, comme nous le
verrons par la suite, les habitants ne font pas eux-mêmes cette synonymie. La
confrontation de ces divers usages et accessions, qui accompagnera la "révélation" du
quilombo, sera l’objet d’une analyse au chapitre VIII.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 215

Ces récits sur les origines commencent donc à Mucambo. C'est là, nous
dit João de Maria, que vivaient les noirs avant l'arrivée des marotos (blancs
portugais). Si l'on tente de rétablir une chronologie à partir des quelques
récits disponibles, voici, très schématiquement, ce que l'on comprend.
Lorsque les noirs sont arrivés à Mucambo, ils n'étaient pas esclaves, il n'y
avait pas de fazenda, ni de blancs. Ces derniers vivaient entre eux, dans les
bois, "comme les indiens", de pêche et de chasse. Ce n'est qu'après que sont
arrivés les marotos, les blancs portugais. Ils se sont installés à Mucambo
même, réduisant en esclavage la population qui s'y trouvait. Ensuite, et
brusquement, les marotos sont partis en laissant tout sur place. Les noirs se
sont alors à nouveau retrouvés entre eux et libres, ils se sont rapprochés des
bords du fleuve. Ce n'est qu'après qu'arrivèrent les Texeiras, qui "trouvèrent
tout déjà fait". Ils réduisirent à nouveau en esclavage une partie de la
population, à Bom Retiro et Pedra de Cal, tandis que la majorité devenait
simplement "habitante" (morador).

"Avant que les marotos n'arrivent, il y avait déjà les noirs, il y avait
déjà cette génération, au Mucambo, à Pedra de Cal, à Rio das Rãs, il y
avait déjà les noirs depuis longtemps, ils étaient libres. Quand ils sont
partis de Salvador, ils sont venus ici. Ils vivaient dans des huttes, il n'y
avait pas de maison, c'était en pindoba4. Tout ça, c'était avant
l'esclavage".

"Les marotos sont arrivés. Ils ont dit que tout ça était à eux, n'est-ce
pas. Ils ont mis une marque ici et une autre là-bas à Pau Preto. Alors,
toute cette zone, ils disaient que c'était à eux. Pour affaiblir les noirs
("pra fraquezar os negros"), ils ont fait travailler les noirs, ils les ont
fait travailler.
Question : alors les noirs sont devenus esclaves?
Oui, c'est ça...parce que les noirs n'avaient pas l'esclavage, mais quand
les marotos sont arrivés, alors c'est les blancs qui ont commandé, ils
les ont fait travailler, tu comprends, c'était l'esclavage".

"Après, la liberté a été proclamée ("ai gritou a liberdade"), tous les


noirs sont "sortis de la cravache" ("saiu do chicote"), et alors les
blancs ont paniqué, les marotos ont paniqué et sont partis, parce qu'il
n'y avait plus de captifs, la princesse Isabel avait proclamé la liberté,
elle a suspendu le drapeau blanc, alors fini le problème de l'esclavage,
tout le monde a commencé à vivre indépendant. Les marotos sont
partis, ils n'ont pas aimé, ils sont partis".

"Bon, les marotos sont partis, mais les noirs sont restés. Toute cette
terre est restée. Il n'y avait que des bois, il n'y avait que des jaguars

4. Pindoba : sorte de palmier qui poussait dans les zones plus sèches.
216 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

("só tinha onça"), et les quelques habitants, qui étaient nous, les
habitants, les noirs qui habitaient au Mucambo, qui habitaient à Pedra
de Cal, qui habitaient à Rio das Rãs, au Retiro, il n'y avait que ces
gens-là, d'un bout à l'autre…il n'y avait que des bois à jaguars".

"Alors les Texeiras sont arrivés, en disant aussi qu'ils étaient les
propriétaires, je veux dire que c'était une terre, justement dévolue,
alors ils ont mis leur bétail, mais quand ils sont arrivés, ils ont trouvé
sur place la maison de Mucambo, qui était la maison de l'esclavage, ils
l'ont trouvée déjà faite par les marotos. C'est les noirs qui l'ont faite,
c'est les noirs". A Bom Retiro aussi, ils ont trouvé tout déjà fait" (João
de Maria5)

Ces récits sont plausibles au regard de l'histoire foncière de Rio das Rãs
et, plus largement, de l'histoire régionale. En effet, l'antériorité d'occupation
des noirs sur les marotos, tout au moins au Mucambo, est très probable.
Rappelons que le terme mucambo désignait à l'époque esclavagiste un lieu
sauvage et reculé et, par extension, les cachettes d'esclaves fugitifs. On aurait
du mal à imaginer qu'un colon portugais désigne ainsi sa propriété, à moins
que celle-ci ne se trouve sur des terres identifiées à l'échelle régionale et,
depuis un certain temps, comme étant ou ayant été des terres de mucambo.
Nous savons grâce à l'inventaire du conde da Ponte, qu'au début du XIXe
siècle, Mucambo existait déjà, puisqu'il était officiellement loué en sítios. Il
est alors très probable que les premiers noirs libres - fugitifs - soient
parvenus à Mucambo bien avant l'arrivée des marotos, sans doute vers le
milieu du XVIIe siècle, puisqu'en 1813 Mucambo était déjà un lieu de
fazenda. L'hypothèse est d'autant plus plausible qu'à cette époque, les terres
du Conde da Ponte étaient toutes quasi désertes, ou habitées en priorité aux
abords immédiats du São Francisco, dont Mucambo, enfoncé profondément
dans les bois, était distant de près de vingt kilomètres.
Le deuxième épisode, l'arrivée des marotos, est également très plausible.
Il correspondrait à l'entrée progressive en décadence des sesmarias.
Rappelons qu'en 1783 déjà, prenait fin l'effet juridique des sesmarias, et que
la région du moyen São Francisco entrait dans une période de grand
abandon. Or il fallait justement que les terres de Mucambo soient
abandonnées pour que les marotos s'y installent, et disposent de la liberté d'y
planter des piquets (dont certains subsistent aujourd'hui encore) délimitant en
tout arbitraire leur nouveau domaine. Qui étaient ces marotos? L'histoire
régionale fournit une réponse tout à fait satisfaisante. La catégorie de
"maroto" ne désignait pas les grandes familles de propriétaires comme les
Guedes de Brito ou les condes da Ponte, mais des Portugais de condition plus
modeste, commerçants ou fonctionnaires dans l'administration coloniale.

5. Il s’agit de passages extraits de deux entretiens recueillis en février 1995 et en mai


1996.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 217

Dans la première moitié du XIXe siècle, la vallée du São Francisco était


impliquée dans des conflits locaux opposant les intérêts des Portugais à ceux
des nationalistes. Les portugais furent alors identifiés comme les ennemis de
l'indépendance et quittèrent en masse la colonie. Ceux qui restèrent sur place
furent persécutés à l'occasion d'une guerre précisément baptisée "Mata-
Maroto" ("Tue-Maroto"). Dans son histoire du Rio São Francisco, Geraldo
Rocha rapporte que "les patriotes du Recôncavo, pour inciter à l'enrôlement
dans les forces de libération des fiers vaqueiros du Nordeste, exploitèrent les
réminiscences des bandeiras, en propageant à travers le Sertão des rumeurs
selon lesquelles les Portugais prétendaient à nouveau réduire en esclavage,
enchaîner et fouetter toute la population native du pays. Ainsi est née la haine
du Portugais dans tout le Nordeste et, jusqu'à aujourd'hui, la lutte pour
l'indépendance est appelée guerra da madeira ou mata-maroto"6. Le choix
de l'installation au Mucambo, bien loin du fleuve et des axes de circulation,
confirmerait que ces marotos étaient soumis à des impératifs de discrétion, et
leur fuite soudaine, "en laissant tout sur place", confirmerait de même
l'instabilité de leur situation.
Les Premiers Temps de liberté au Mucambo précédant l'arrivée des
marotos, rappelons-le, sont très peu connus. Il n'y a guère que João de Maria
qui en ait fait véritablement un récit. Chico de Souza, pourtant doyen de Rio
das Rãs, faisait pour sa part une confusion. Les marotos vivaient bien à Rio
das Rãs avant les Texeiras, mais il s'agissait, selon lui, des premiers noirs et
non des Portugais, dont il n'aurait jamais entendu parler7. D'une manière plus
générale, personne ne sait ni qui étaient, ni d'où venaient, les premiers noirs
esclaves du Mucambo. Quant aux familles les plus anciennes de Rio das Rãs,
personne ne connaît l'histoire de leur arrivée sur place, pas plus que le nom
d'un ancêtre fondateur. Si l'époque de liberté au Mucambo constitue vraiment
l'équivalent des "Premiers Temps" saramakas (les origines, la fuite et
l'arrivée dans la forêt), force est de constater qu'elle ne fut pas conservée
dans les mémoires comme une époque mémorable.
Le fait que Mucambo ait été, par la suite, le siège de l'esclavage, explique
sans doute largement cet oubli des temps de liberté. Il est en effet significatif
que la mémoire de l'esclavage au Mucambo sous la domination - cruelle -
des marotos soit beaucoup plus présente et diffusée, comme si les temps
troubles de l'esclavage avaient absorbé la mémoire des temps antérieurs.

6. Rocha (Geraldo), O Rio São Francisco, fator precípuo da existência do Brasil, São
Paulo, Nacional, 1983 (1re éd., 1840), p. 184.
7. Chico de Souza avait en fait connu des noirs qui portaient le nom de maroto. Il nous
parlera notamment d'un certain João de Maroto, aveugle d'un œil. Antonio Barbosa,
historien de Bom Jesus da Lapa, expliquera qu'il s'agissait dans la région d'un nom assez
courant chez les esclaves, formé d'un prénom, et du nom ou surnom du maître, en
l'occurrence : João de Maroto. L'inventaire du conde da Ponte fait aussi état d'un esclave
nommé "Manoel Maroto". Comme Chico de Souza, certains anciens ne connaissent de
maroto que les hommes - pour certains, leurs ancêtres - qui vivaient à Rio das Rãs, et ne
mentionnent pas le passage des Portugais.
218 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

En effet, la plupart des récits concordent pour désigner Mucambo comme


le lieu, la "prison" (a cadeia) de l'esclavage. C'est là que les noirs (os negros)
ont construit la casa grande, le barrage de terre, le réservoir d'eau, c'est là
que vivaient les marotos, ces blancs portugais qui se faisaient appeler senhor.
C'est encore de Mucambo que l'on fuyait pour rejoindre les autres noirs,
ceux qui n'étaient pas captifs, pour "danser et courtiser" ("sambar e
namorar").

"Ces noirs faisaient tout, hein, ces noirs. Ils venaient ici, au fleuve,
prendre de l'eau pour les blancs, il y avait un petit chemin que seul un
char à bœufs pouvait emprunter. S'ils devaient faire défricher un
champ, ils le faisaient. S'il fallait faire un corral, ils le faisaient, ils en
ont fait un à Mucambo, avec des rondins énormes, et il n'y avait pas
de chariots pour transporter ce bois. Qu'est ce qu'ils faisaient ? Ils
faisaient rouler ces rondins par les noirs sur plus 200 mètres de
distance. Beaucoup sont morts à rouler ces rondins. Jusqu'à ce que le
corral soit fait. C'était l'esclavage, n'est ce pas!" (João de Maria).

"Les grands réservoirs d'eau ne s'asséchaient jamais. Ils ont forcé les
noirs à les faire. Le ruisseau passait ici. Alors ils ont obligé…
l'esclavage a fait faire un barrage, de plus de 400 mètres de longueur,
entièrement construit avec des sacs de terre portés sur le dos. Les noirs
creusaient la terre plus haut et venaient la déposer ici. Ceux qui ne
portaient pas, ils damaient avec leurs pieds. Il y avait là-haut vingt,
trente, quarante noirs, toute la journée, ils ne se reposaient pas, juste
pour manger, jusqu'à terminer le barrage. Il est encore là, ce barrage,
au Mucambo, ce barrage de terre du temps de l'esclavage. Maintenant
il est percé à une extrémité, il y a eu une crue très forte, l'eau est venue
de très loin, mais il est encore là" (João de Maria).

Les marotos, la casa grande, le barrage en terre, Mucambo, sont autant


d'éléments de mémoire généralement associés à l'esclavage. Ils sont
relativement bien identifiés par les anciens de Rio das Rãs, et beaucoup plus
inégalement auprès de la population plus jeune : les marotos, notamment,
sont nettement moins connus, alors que Mucambo est généralement bien
identifié comme ayant été le "lieu de l'esclavage".
Il est notable, voire paradoxal, pour un lieu qui porte le nom de
Mucambo, que les premiers temps effectivement présents dans les mémoires
soient ces temps de l'esclavage. Lorsque l'on s'enquiert du "tout début de Rio
das Rãs", c'est bien ce passé qui est spontanément évoqué, et non l'arrivée
des ancêtres. Une hypothèse serait alors que l'époque de l'esclavage se soit
substituée à l'arrivée des premiers noirs dans la référence aux origines. Au-
delà du strict contenu des récits, deux éléments permettent d'envisager une
telle éventualité. Tout d'abord, le fait que Mucambo ait été le contexte des
deux moments historiques : l'installation des premiers noirs puis celle des
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 219

marotos, la casa grande ayant été construite en lieu et place des huttes en
pindoba. A la transformation du lieu correspondrait aujourd'hui la
transformation de la mémoire s'y rapportant. Le second élément est la nature
même du passé évoqué, l'esclavage, qui, comme nous le verrons, a infiniment
plus marqué les mémoires en tant que réalité générale et fondamentale
enveloppant les temps anciens, que des événements plus localisés et moins
porteurs d'une signification d'ordre générique. Ceci revient à dire qu'il y
aurait à Rio das Rãs une mémoire de l'esclavage plutôt qu'une mémoire des
origines.
Si l'association entre Mucambo et l'esclavage est très répandue, aussi bien
chez les anciens que chez les plus jeunes, il s'agit le plus souvent d'une
identification minimale : "Mucambo était le lieu de l'esclavage" ("Mucambo
era o lugar da escravidão"). Il faut bien préciser que les témoignages de
João de Maria, qui ont été sélectionnés ici, sont de loin les plus détaillés, la
grande majorité des personnes interrogées ne faisant qu'identifier plus ou
moins confusément les principaux éléments et acteurs de cette époque du
Mucambo. Les noirs, les marotos, le barrage, la casa grande coexistent ainsi
dans un même univers référentiel, celui de Mucambo, sans qu'il y ait
toutefois un liant narratif rassemblant ces bribes de mémoire en une histoire
plus générique, et qui serait celle, plus globale, de Rio das Rãs.
Cette absence d'une "histoire" des premiers temps nous amène à penser
que l'esclavage au Mucambo constitue davantage, pour les personnes
interrogées, les origines de la mémoire plutôt qu'une mémoire des origines.
En effet, si l'époque de sujétion au Mucambo nous a été rapportée par
beaucoup comme étant les premiers temps de Rio das Rãs, c'est parce que,
d'une part il s'agissait effectivement des temps les plus anciens présents dans
les mémoires et, d'autre part, parce que nous posions directement la question
des origines. Ce n'est pas parce qu'il existait une mémoire spécifique
identifiée comme étant celle des origines.
De fait, aux réponses obtenues, on voit bien que s'exprimait surtout une
mémoire par défaut, largement provoquée par l'exercice d'entretien. Cette
question des origines, que nous posions, n'a jamais stimulé chez l'interrogé
un réflexe narratif qui témoignerait d'une tradition orale de récit, pas plus
qu'un simple discours portant explicitement sur les origines. En fait, il
semblerait que si cette question ne se pose pas comme telle, comme c'est de
toute évidence le cas, ce n'est pas parce que la mémoire des origines est
faible, ou "corrompue" par la mémoire plus vive et prégnante de l'esclavage,
mais parce que "l'origine" ne constitue pas un mode spécifique de référence
au passé.
Un certain nombre d'éléments confirment cette hypothèse.
Tout d'abord, si l'on porte un intérêt plus approfondi au contenu de la
mémoire recueillie, on s'aperçoit que les évocations des temps anciens se
bornent, pour la plupart, à identifier des protagonistes (les marotos, les noirs)
autour d'une structure relationnelle minimale (dominants, opprimés)
totalement désincarnée : aucun nom d'ancêtre, aucun personnage, aucun
220 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

événement spécifique ne donne aux récits une teneur plus intime et n'exprime
un quelconque lien entre le passé relaté et celui qui en est l'auteur. Plutôt que
le récit d'une "histoire" nous n'obtenons que l'évocation d'un temps
historique, et il n'y a guère que les lieux évoqués qui rattachent ce temps
historique à Rio das Rãs.
En effet, c'est très souvent par référence à ce que l'on sait de l'histoire plus
générale que l'on répond à la question des origines : "C'est en tant qu'esclaves
que nos ancêtres sont arrivés ici puisque ce fut le cas de tous les autres noirs
du pays". Insistons sur le fait que de tels raisonnements sont largement
provoqués par nos propres questions, parfois très directes : "vos grands-
parents étaient-ils esclaves ?" : à l'ignorance de la condition des grands-
parents on substitue alors un raisonnement de conformité à la situation la
plus probable : "On ne m'a jamais dit s'ils étaient esclaves, mais ils ont dû
connaître l'esclavage ("devem ter pegado a escravidão"), parce qu'à cette
époque…". Avec le conflit de terre, un autre type de discours apparaîtra chez
l'élite politique locale, en contacts fréquents avec les mouvements noirs
urbains : les ancêtres de Rio das Rãs, nous diront-ils, venaient d'Afrique.
Ainsi, lorsque cette élite se posera explicitement la question des origines, la
réponse apportée sera largement déconnectée de la réalité historique
spécifique de Rio das Rãs.
Si l'on s'intéresse aux identités familiales, on voit bien qu'elles ne sont pas
construites à partir de références aux ancêtres fondateurs, comme c'est le cas
chez les saramakas, mais à partir de références et de signes d'appartenance
puisés dans le présent ou dans le passé immédiat. Les noms des principaux
groupes de filiation sont apparus récemment, à mesure de la progressive
concentration des familles sur les berges du fleuve, et se sont formés à partir
de personnages contemporains, tel José "Cascavel" qui, pour avoir survécu à
la morsure d'un serpent cascavel (serpent à sonnette), a donné son surnom à
la famille des "cobras". De même, comme nous l’avons vu, Imbelina, mère
célibataire aux nombreux amants, a donné son nom à la famille des
Imbelinos, dont des ascendants plus lointains sont pourtant connus.
De la même manière, les noms de famille ne véhiculent pas
systématiquement de référence à une origine patronymique ou lignagère.
Leur attribution, tâche jusqu'alors remplie épisodiquement par les prêtres à
l'occasion des baptêmes, ne s'est généralisée que très récemment avec la
multiplication des voyages à São Paulo, ce qui rendait nécessaire l'attribution
d'une carte d'identité8. Ce n’est alors pas étonnant, rares sont ceux qui
connaissent le nom de leurs grands-parents, ce qui a rendu délicat
l'établissement des généalogies.

8. C'est souvent dans le bureau même de la préfecture que l'on prend connaissance de son
nom de famille, à la suite d'un questionnement sur la paternité rendu parfois difficile du
fait du nombre d'enfants illégitimes. Voici une anecdote tout à fait significative : il existe,
sur les bords du fleuve, deux familles Nunes de Souza, sans aucun lien de parenté direct
entre elles, parce qu'un chef de famille (de la famille des Imbelinos) a déclaré à la
préfecture le nom des voisins qu'il "trouvait joli". Sa descendance a ensuite gardé le nom.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 221

Ce constat de faiblesse de la mémoire verticale n'est pas d'une grande


originalité. Il s'agit là de caractéristiques largement communes aux mémoires
paysannes, et qui ont souvent été observées aussi bien dans le milieu rural
nordestino que dans la paysannerie française du XIXe siècle9. Dans un
ouvrage publié en 1947, sur la petite ville de Cunha, située comme Rio das
Rãs dans le sertão de Bahia, Willems observe que, s'agissant des familles
aisées "traditionnelles", le nom est extrêmement valorisé, et que la plupart de
ces familles est capable de retracer sa généalogie sur quatre ou cinq
générations. Pour les familles plus humbles, et notamment celles situées en
zone rurale, l'importance des patronymes est moindre, et ces derniers peuvent
être "substitués, modifiés, ou se réduire à de simples surnoms"10. De même,
Queiroz observe que, dans le milieu paysan traditionnel, "les ascendants ne
sont pas connus avec précision" et qu’"au-delà des temps vécus par les vieux
du quartier, les notions deviennent encore plus vagues et fluides (…) et le
contour du groupe de parenté devient imprécis"11.
Enfin, il n'existe aucun espace social de mise en scène ritualisée du passé.
Il n'y a pas d'autel où serait invoqué l'esprit des anciens. Les morts sont mis
en terre dans les trois heures qui suivent le décès, dans un cimetière aux
tombes anonymes12. Les cultes spirites, qui, comme nous le verrons par la
suite, connaissent une expansion remarquable à Rio das Rãs depuis une
dizaine d'années, ne sont pas centrés sur l'identité spécifique des familles. Ils
sont au contraire très ouverts à l'ensemble de la région. De fait, de nombreux
médiums et l'essentiel de la "clientèle" sont extérieurs à Rio das Rãs. Par
ailleurs, les cultes sont issus d'un syncrétisme largement emprunté aux
centres spirites urbains, auxquels les trois centres sont par ailleurs affiliés, et
rien dans le rituel ne correspond à l'incorporation de pratiques spécifiques à
Rio das Rãs (chansons, références, etc.). Cette absence d'un espace social de
rencontre entre la mémoire et le sacré a également été observée par Willems.
Remarquant l'absence "de solidarités envers les membres décédés de la
famille", il écrit à propos de la majorité des tombes de Cunha qu’"aucun
signe, croix de bois, lapide, couronne ou bouquet de fleurs ne figure sur ces
tombes, révélant ainsi l'absence d'un culte des morts commun dans la
civilisation urbaine"13.

9. Cf. par exemple Fentress (James) et Wickham (Chris), "Peasant memories", in Social
Memory, Oxford et Cambridge, Blackwell, 1992, p. 188.
10. Willems (Emilio), op. cit., p. 237.
11. Queiroz, op. cit., p. 53.
12. A l'exception notable des deux familles les plus "riches", qui disposent d'une tombe en
plâtre. Jusqu'il y a peu, le cimetière n'était pas grillagé ni entretenu, l'emplacement des
tombes n'était perceptible que par des renflements de terre. En 1995, la CPT et le diocèse
de Bom Jesus da Lapa ont promu une "Journée de la mémoire des ancêtres" dans le cadre
du tricentenaire de la mort de Zumbi. A cette occasion, le cimetière a été grillagé et
nettoyé.
13. Willems, op. cit. p. 57.
222 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

S'il n'y a pas à Rio das Rãs une mémoire explicite des premiers temps, il
existe en revanche une mémoire de ce qui est globalement appelé les "temps
anciens" (os tempos antigos), correspondant historiquement à la période
esclavagiste. Dans quelle mesure peut-on dire de ces temps anciens qu'ils
constituent une mémoire collective ?

Les mémoires des temps anciens

La mémoire des temps esclavagistes ne constitue pas un corps de récit


homogène, pas plus qu'un ensemble référentiel cohérent. L'analyse des
entretiens met clairement en évidence deux modes de référence au passé, qui
diffèrent non seulement par la nature des souvenirs évoqués mais aussi par le
type de mémoire qu'ils mobilisent. D'une part, une mémoire très localisée,
circonscrite à une situation spécifique, et dépourvue d'un sens allant au-delà
du micro-espace auquel elle se rapporte. D'autre part, une mémoire plus
générique, qui ne se rapporte à des situations particulières qu'en tant qu'elles
expriment un sens beaucoup plus large, qui est le véritable objet de la
mémoire. Dans les deux cas, nous verrons qu'il ne s'agit pas de mémoires
rigides et exclusives, l'une et l'autre pouvant s'informer mutuellement, le
particulier alimentant le général, ou l'inverse. Elles sont traversées par des
dynamiques qui produisent tantôt du sens collectif, tantôt au contraire, du
sens privé.
Parmi les thèmes abordés sur les temps anciens, les histoires de fuite sont
assez répandues, même si elles se résument le plus souvent à l'évocation du
Passage des Noirs, qui se situait derrière Enchu, par lequel on sait juste que
les "noirs passaient" pour fuir l'esclavage ou pour, la nuit tombée, rejoindre
des lieux de fêtes. Chez certains anciens, l'histoire du Passage des Noirs
renvoie visiblement à une tradition narrative, car les mêmes inflexions de
voix viennent ponctuer les mêmes mots, et l'histoire dans son ensemble est
rapportée sur le même mode du chuchotement, comme si l'on voulait
traduire, par une rhétorique de la confidentialité, le caractère éminemment
risqué et interdit de ces noirs qui "passaient".

"Le Passage des Noirs (Passagem dos Negros), c'est vers là-bas, plus
haut. Je crois que c'est là que les noirs passaient. Ceux de l'esclavage.
Je crois qu'ils ont mis ce nom à cause de ça. Parce que les noirs
passaient. J'ai oublié beaucoup de choses. On disait qu'ils se
réfugiaient, qu'ils fuyaient vers minuit. Des fois, on les battait presque
jusqu'à la mort… alors ils marchaient une lieue et demie, de nuit. Mais
quand ils se faisaient prendre, on les battait, on les tuait… Je me
souviens encore de la chanson, c'était un batuque : "Samba noire, que
le blanc ne vienne pas, s'il vient il reçoit le fouet" (Eugenia, 58 ans,
née à Bom Retiro, réside à Brasileira).
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 223

"Tous les noirs travaillaient (pour les blancs). Bon, il y en avait qui se
cachaient, et qui ne travaillaient pas pour eux. Ils se cachaient, par
peur de l'esclavage, beaucoup se sont cachés. A Pedra de Cal même, il
y en avait un paquet. Il y a une zone là-bas, de l'autre coté de la rivière,
il y a des caves pour se cacher, dans toute cette zone habitaient des
noirs. Alors ceux qu'ils pouvaient prendre, ils les faisaient travailler
pour eux, mais il y avait beaucoup de noirs cachés" (João de Maria).

"Il y avait des noirs fugitifs. Quand les blancs allaient se coucher, ils
sortaient par le chemin de Mucambo, mais il ne passait que des chars à
bœufs, c'est justement les blancs, les Marotos, qui les avaient obligés à
ouvrir le chemin, c'était pour arriver jusqu'au fleuve. Alors quand ils
avaient envie de sortir où il y avait les autres, ici à Rio das Rãs (sur les
bords du fleuve) il y avait aussi des noirs, à Pedra de Cal…Alors que
faisaient-ils ? Ils laissaient le senhor dormir, ils appelaient tout le
monde "c'est l'heure d'y aller". Cinq lieues d'ici à Mucambo, ils
venaient en courant de là-bas, pour danser (sambar). C'est pour ça que
l'endroit ici s'appelle Passage des Noirs. Alors ils arrivaient, il y avait
de la cachaça. Et puis ils dansaient. L'un prenait une caisse en bois,
l'autre un tambourin de peau tendue, alors tous ces noirs hommes et
femmes se rassemblaient, toute cette bande de noirs, dix, vingt, et ils
frappaient dans leurs mains, et ils dansaient".

"Le Passage des Noirs, c'était à cause de ces noirs qui sortaient la nuit
de Mucambo, ils allaient à Parateca et, quand le jour venait, il fallait
qu'ils soient au travail, il fallait être là à nouveau. La nuit, au lieu de
dormir, ils allaient là, à Parateca, pour boire de la cachaça, chanter,
danser. C'est mes arrières-grands-parents qui capturaient ces noirs
justement à ce Passage des Noirs (José, 53 ans, légèrement plus clair
de peau que la majorité des habitants, fils de Marcelo, dont le grand-
père était, nous a-t-on confirmé à plusieurs reprises, "capitão do
mato", c’est-à-dire chargé de capturer les fugitifs. Aujourd'hui, la
famille de Marcelo vit à Rio das Rãs, et est parfaitement intégrée au
groupe de parenté).

On le voit, ces histoires sont relativement homogènes14. Toutefois, un


certain nombre d'indices semblent révéler qu'il s'agit là d'une mémoire très

14. Comparés à la mémoire orale Saramaka, les récits sur les temps anciens de Rio das
Rãs paraissent fragmentés et évasifs. Les passages sélectionnés ici sont les plus riches en
détails que nous ayons recueillis, et ils ont été reproduits dans leur intégralité. En règle
générale, nous n'obtenions au cours des entretiens que de rares évocations, presque jamais
spontanées et toujours très imprécises. Lorsque ce passé était évoqué, c'était toujours à la
suite d'un faisceau de questions très précises - qui étaient les marotos ?, y avait-il une
maison de fazenda à Pedra de Cal ?, Qui a fait le barrage en terre ? - et si l'on demandait
224 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

circonscrite à certaines familles et à certains lieux. À Brasileira ou sur les


bords du fleuve, certains des interrogés, y compris des chefs de familles
traditionnelles, ne connaissaient pas le Passage des Noirs, distant il est vrai
d'une dizaine de kilomètres, ou bien ne lui associaient aucun passé
spécifique, si ce n'est le fait que c'était sans doute là que "les noirs
passaient". De plus, hormis l'histoire du Passage des Noirs, il existe de
nombreuses variantes, qui présentent globalement la même composition
structurelle - une fuite, la nuit, avec un même objectif "sambar e namorar" -,
mais qui divergent par la destination (Parateca, la rive opposée du fleuve, ou
Rio das Rãs, sur les bords du fleuve) et la nature des épreuves et des dangers
encourus (la traversée du fleuve à contre-courant, les attaques de piranhas, la
capture par le capitão do mato). Amelia dos Anjos, résidente traditionnelle
des bords du fleuve qui ne connaît pas le Passage des Noirs, raconte par
exemple que des esclaves traversaient le fleuve à la nage pour rejoindre ceux
de la casa grande de Batalha : "et alors le lendemain: « où est untel ? », « je
ne sais pas, patron ». C'était les piranhas qui l'avaient mangé, alors qu'il
nageait pour rejoindre la Batalha". Une autre variante nous est racontée par
Amelia dos Anjos : les esclaves de Mucambo passaient par un chemin qui
conduisait à Bom Retiro puis par un autre pour aller jusqu'à la Batalha : "ils
ne prenaient que des ânes, des ânes sans selle" (Amelia dos Anjos, mère
célibataire, 74 ans, appartient à la plus ancienne famille des bords du fleuve,
celle des Batistas). D'autres histoires similaires nous ont encore été
rapportées à propos des esclaves de Pau Preto, de Hortega ou de Vesperina.
Il est significatif que, pour la population de Enchu ou de Bom Retiro, les
noirs du Mucambo fuyaient par le Passage des Noirs, près de Enchu pour
aller à Parateca, également près de Enchu. Pour certains résidents près de
Batalinha, ces mêmes noirs du Mucambo allaient à la Batalha, également
proche de Batalinha. La topographie de la mémoire des fuites semble ainsi
s'être adaptée à l'environnement immédiat de chacun.
Enfin, il faut relativiser la popularité de telles histoires. Elles sont, il est
vrai, bien plus diffusées que ne l'est le passé au Mucambo avant les marotos,

plus généralement à l'interrogé des "histoires" sur les "choses du passé" ou des "histoires
sur l'esclavage", la conversation tournait vite court.
Cette absence d'une tradition de mémoire orale, les habitants eux-mêmes en ont bien
conscience, qui s'excusaient toujours de leur ignorance en expliquant que jamais leurs
parents ne leur avaient parlé de "ces choses". Le vieil Honório se justifiait souvent en ces
termes : "J'ai été élevé comme ça. De la manière dont nous étions juste en train de parler,
un enfant ne pouvait pas rester. Ils ne le permettaient pas. Alors ils parlaient : « qu'est ce
que tu fais ici ! Tu vois pas qu'on discute ! Va au diable » ! Ils ne transmettaient pas les
histoires (« Não passavam a história »). Alors ils parlaient, ils parlaient, et personne ne
savait de quoi. Je suis resté sans rien savoir de la chose passée". Ce discours est
récurrent (avec l'exception notable de João de Maria, qui affirmait que son grand-père
était prodigue en histoires du passé, prodigalité dont à l'évidence il a lui-même hérité), et
l'on pourrait soupçonner une timidité - ou méfiance - générale si les mêmes interrogés ne
s'étaient montrés si dispendieux en paroles lorsqu'il était question de leurs activités au
quotidien, du conflit de terre ou de leur passé plus récent.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 225

mais elles restent largement circonscrites aux anciens et à certaines familles.


D'une part, on voit bien qu'au fil des générations, cette mémoire s'estompe et
semble disparaître - sur l'ensemble de la fazenda, rares sont les jeunes
capables d'associer le Passage des Noirs à un passé spécifique -, d'autre part,
elle est inégalement présente selon les familles et les localités : le vieux
Justino, installé depuis peu à Rio das Rãs (comme employé de la fazenda)
ignore tout de ces histoires de fuite, alors qu'à Enchu, tous les jeunes
sauraient conduire le visiteur au Passage des Noirs et lui en expliquer
l'histoire dans ses grandes lignes.
Comme il était prévisible, ce type de mémoire ancrée dans un lieu
spécifique - qui concerne de manière générale toute la mémoire du passé
propre de Rio das Rãs, ses personnages, ses événements, etc -, reflète
l'hétérogénéité des origines mise en évidence par l'analyse généalogique : les
temps anciens ne sont pas les mêmes pour tous. Il y a bien sûr les familles
extérieures à la région (très minoritaires), qui ignorent largement les histoires
de marotos et de noirs du Mucambo, et dont la connaissance des origines
s'est largement perdue au cours des migrations successives. Il y a aussi les
familles issues des migrations régionales, et qui ont des histoires de marotos,
d'esclavage et de fuite tout à fait similaires à celle du Mucambo, comme nous
en avons relevées à Hortega, Vesperina, Pau Preto. Il y a enfin les familles de
Rio das Rãs, dont les histoires varient, elles aussi, selon la localisation dans
la fazenda. Dans les temps anciens, la population de Mucambo a vécu des
situations tout à fait différentes de celles des bords du fleuve, et il ne fait pas
de doute que la mémoire des générations suivantes a conservé cette
singularité originelle de leurs ascendants.
En conclusion, il s'agit d'une mémoire très limitée, d'une mémoire
"privée" qui ne dépasse pas les frontières physiques du lieu auquel elle se
rapporte ; elle est véritablement "contenue" dans ces foyers
mnémotechniques que constituent les lieux du passé. Plutôt que des "lieux de
mémoire" procédant, comme l'expliquait Pierre Nora, d'une volonté première
de mémoire15, il s'agit d'une "mémoire des lieux" qui s'impose avec
obstination sous la forme de vestiges, d'arbres morts, de vieilles clôtures. Il
n'est pas étonnant alors que ces récits soient fragmentés ; c'est que la
mémoire a épousé la topographie éclatée des vastes espaces de la fazenda.
Toutefois, anticipant sur la discussion qui va suivre, il faut observer que ce
n'est pas parce qu'un passé est localisé qu'il n'est pas a priori générateur
d'une mémoire collective. Ce n'est pas son degré de généralité qui confère au
souvenir une dimension collective, ce n'est pas sa nature intrinsèque, mais la
signification pour le groupe du passé évoqué, sa pertinence par rapport à son
expérience collective dans le présent des relations qui le constituent. En
d'autres termes, et l'exemple des récits de fuite le montre fort bien, une
mémoire peut être commune mais pas nécessairement partagée.

15. Nora (Pierre), "La fin de l’histoire mémoire", in Nora (Pierre) (sous la direction de),
Les lieux de mémoire, vol.1, La République, Paris, Gallimard, NRF, 1984, 672 p.
226 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Par contraste avec cette mémoire très localisée et affaiblie, existe une
mémoire des temps de l'esclavage d'une autre nature, beaucoup plus
générale, mais aussi beaucoup plus vigoureuse et diffusée. Telle est
notamment la mémoire des violences de l'esclavage, qui est sans doute le
thème des temps anciens le plus largement connu. Une autre caractéristique
notable est la grande uniformité des témoignages qui y font référence. Les
anciens évoquent tous le "banc" de l'esclavage sur lequel les noirs du
Mucambo étaient allongés, des plaies ouvertes frottées au sel, etc. C'est aussi
dans l'évocation des divers supplices endurés que les récits comportent le
plus de détails. L'évocation évasive des marotos et des noirs du Mucambo en
tant qu'épisode spécifique de l'histoire de Rio das Rãs se veut beaucoup plus
précise sur la condition d'esclave qui y est associée. Alors que très rares sont
les jeunes qui identifient historiquement les marotos, tous insistent sur les
descriptions des châtiments infligés aux esclaves, même si ces "souvenirs"
évoqués ne sont pas systématiquement rattachés au Mucambo. Chez les
anciens comme chez les jeunes, les récits sont souvent accompagnés de
gestes mimant sur le corps les supplices endurés.

"J'ai connu un homme, il s'appelait Ignacio. Cet homme était du temps


de l'esclavage. Il racontait beaucoup de l'esclavage. Il montrait ses
mains, toute tailladées… ça c'était l'esclavage. Il disait qu'ils lui
avaient tailladé les mains, ils lui ont mis du sel, du piment, au temps de
l'esclavage. Il montrait ses pieds qui étaient aussi tout tailladés. Ils
mettaient du sel au temps de l'esclavage… il s'appelait Ignacio. Je lui
ai dit : "mais comment vous avez fait pour supporter tout ça !". Il a dit
"par tous les moyens j'ai supporté". Mon Dieu ! Il en a supporté, ce
peuple… Mais ça fait longtemps qu'il est mort, Ignacio". (Eugenia, 58
ans, née au Bom Retiro puis relogée à Brasileira, veuve de João,
migrant venu de Hortega).

"Au temps de l'esclavage, c'était trop dur. Qu'est-ce qu'ils ont souffert !
J'ai encore connu la table du Mucambo. Il y avait une grande table
faite de jatoba, il y avait le fouet. Qu'est-ce qu'ils faisaient, ils
forçaient les noirs à travailler, et tous les jours ils en prenaient un, et
ils s'en occupaient avec le fouet… Ils disaient que c'était le "café"
qu'ils donnaient aux noirs. J'ai encore connu ce banc de l'esclavage.
Quand un noir faisait quelque chose... des fois… alors ils envoyaient
chercher un de ces noirs, et il y avait un grand banc. Je l'ai encore
connu, ce banc. Alors ils allongeaient ce noir sur le banc, et ils
sortaient un canif… vous pouvez croire que c'est arrivé, Maria de
Cesar racontait cette histoire, mes grands-parents… Alors c'était
comme ça, ils ouvraient trois plaies dans le dos et ils mettaient du sel.
Ils ne se levaient que quand les blancs l'avaient commandé. Ça, vous
pouvez être sûr que c'est arrivé" (João de Maria).
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 227

Ces histoires de plaies et de sel sont très connues. Chico de Souza exhibe
chez lui à Bom Retiro l'un de ces "bancs de l'esclavage" et, sans doute, le
banc que beaucoup disent avoir vu est celui-là même. L'invocation d'une
preuve matérielle en appui aux récits ("vous pouvez être sûr que c'est
arrivé"), la très large diffusion et similitude des histoires de supplices,
l'intérêt évident que les jeunes leur portent par contraste avec la plus grande
indifférence témoignée à l'égard des temps anciens du Mucambo, tout ceci
signale que la mémoire de la condition d'esclave bénéficie d'un statut
différent de celle de "l'histoire" plus spécifique de Rio das Rãs.
Un autre indice confirmant cette hypothèse réside dans le caractère
beaucoup plus générique de la mémoire de l'esclavage telle qu'elle s'exprime
dans les récits : elle s'inscrit explicitement dans un cadre historique dépassant
largement les frontières internes de Rio das Rãs. En effet, même si les récits
se raccrochent souvent à des éléments tangibles de l'environnement
historique immédiat (le banc de l'esclavage, le récit du vieux Ignacio, etc.),
cet ancrage local est toutefois vite dépassé pour s'élargir en une signification
plus globale. "Il montrait ses mains, toutes tailladées… ça c'était l'esclavage",
concluait Eugenia. Nombreux sont ainsi les récits qui se rattachent à une
thématique très générale : il s'agit de l'esclavage, de la souffrance, de la
liberté. Apparaissent alors des notions et des personnages appartenant à un
registre historique national, comme "l'abolition" ou la princesse Isabel. Alors
qu'il n'y avait pas de "premiers temps" ou de "temps des ancêtres" comme
objet de mémoire, il y a en revanche une "époque", un "temps" de l'esclavage
explicitement énoncé comme fait mémorable.
Peut-on alors conclure que la mémoire des temps anciens de Rio das Rãs
est faible et éclatée parce qu'elle se rapporte à des faits localisés, et qu’au
contraire celle des "temps de l'esclavage" est plus large et vigoureuse parce
qu'elle concerne une période de l'histoire beaucoup plus générale ?
Si l'on s'intéresse au contenu des mémoires évoquées ici, on s'aperçoit que
dans les deux cas, les souvenirs mobilisés sont très hétérogènes, ils
s'inscrivent à des échelles diverses de temps, d'espace, d'intimité.
En effet, au-delà des éléments puisés dans l'environnement immédiat, la
mémoire locale intègre des éléments d'un passé plus global, ou très
largement commun à un ensemble régional, sans pour autant que la
dimension générale de ce passé ne soit elle aussi intégrée. Il y avait ainsi des
marotos dans toute la région, la casa grande évoquée au Mucambo (dont on
a oublié quelle était la signification première du mot) était sous sa forme
générique un des piliers institutionnels du Brésil colonial, et il existe dans le
Nordeste des centaines de lieux-dits Mucambo, témoignant à l'évidence de la
prégnance d'un mode de résistance à l'esclavage. Tous ces éléments, qui
participent d'une réalité historique plus large, ne sont pourtant présents dans
les mémoires que circonscrits à la seule évocation de Mucambo. De plus,
bien des éléments appartenant initialement à la mémoire régionale se sont
trouvés dépossédés de leur origine et de leur portée plus générale pour être
228 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

réappropriés au sein de mémoires privées très localisées. João de Maria nous


a affirmé, par exemple, que la "samba nego, que le blanc ne vienne pas"
venait de ses ancêtres, mais elle appartient aussi à un registre régional
largement répandu16. Certaines particularités de vocabulaire imputées à la
seule famille des Imbelinos (voir la suite de ce chapitre) étaient en fait
répandues dans tout le Nordeste. Il en va de même pour les histoires de canif
et de plaies frottées au sel : elles appartiennent à un imaginaire collectif de
l'esclavage qui a été rapporté dans maintes et maintes régions du Brésil.
De la même manière, la mémoire "plus générale" de l'esclavage procède
de l'incorporation d'éléments très localisés, qui ne sont retenus et évoqués
qu'en tant qu'ils expriment une réalité plus large ou qu'ils s'y rattachent. Par
exemple, la seule date de naissance que nous ayons pu obtenir concernant un
ascendant au siècle passé est celle de Maria da Conceição, habitante de
Mucambo : elle est née le jour de l'abolition de l'esclavage. Enfin, c'est bien
parce qu'il est rattaché à la mémoire de l'esclavage que le souvenir du vieil
Ignacio est aujourd'hui évoqué.
A travers ces exemples, on voit bien ce qui distingue les deux mémoires :
ce n'est pas leur contenu respectif mais les dynamiques de "particularisation"
ou de "généralisation"17 à partir desquelles les souvenirs sont remémorés et,
selon le cas, rassemblés ou dispersés. S'agissant de la mémoire de l'origine
ou des temps anciens, le cadre du passé s'est fermé autour de micro-espaces
de la réminiscence. S'agissant de l'esclavage, au contraire, la mémoire locale
s'est incorporée à d'un univers référentiel collectif.
A la différence des marrons Saramakas, pour qui les Premiers Temps
constituaient explicitement un objet de mémoire que l'on cherchait à
apprivoiser et posséder par la connaissance, nous avons vu qu'il n'existait pas
à Rio das Rãs une réelle "mémoire des origines". Il n'y a pas de Premiers
Temps dotés d'une "force intrinsèque", distribuant les pouvoirs spirituels de
chaque famille et arbitrant les litiges fonciers.
S'agissant des temps anciens de manière plus générale, il n'y a pas à Rio
das Rãs une mémoire constituant un corps référentiel unique au sein d'un
ensemble narratif collectif. Nous avons au contraire rencontré une

16. Dans son expertise anthropologique du Mocambo de Porto da Folha, dans le Sergipe,
M. Arruti rapporte exactement la même chanson, qu'on lui a présentée sous le nom de
"samba de cocos", comme une expression culturelle locale. M. Arruti, op. cit.
17. Nous reprenons ici la terminologie utilisée par Lévi-Strauss dans La Pensée
Sauvage, à propos des classifications totémiques. La force logique d’un tel système de
classification, dit Lévi-Strauss, permet le dépassement de ses limites premières, en
intégrant des éléments extérieurs au système initial par universalisation ou, au contraire,
en prolongeant la démarche classificatoire à des objets inclus dans le système, mais
originellement non considérés par lui. L’existence d’un tel processus classificatoire au
sein de la mémoire des habitants de Rio das Rãs est manifeste. On y retrouve l’ouverture,
sur l’universel, d’éléments de mémoire initialement cantonnés à un champ local de
signification, et la fermeture, sur le particulier, d’éléments du passé extraits du champ de
signification, "et qu'il n'est plus possible de classer, mais seulement de les nommer" .
Lévi-Strauss (Claude), La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, 349 p., (p. 202).
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 229

dynamique plurielle de référence aux temps anciens, telle que, selon le thème
abordé, la mémoire apparaît tantôt partielle, fragmentée, et très largement
privée, et tantôt générale, vive et partagée collectivement.
Il nous reste à mettre en évidence le principe moteur de cette dynamique :
pourquoi, s'agissant d'une même période historique, tel ou tel élément du
passé s'inscrit-il dans le temps présent de manière aussi hétérogène ?
Il s'agit là d'un thème qui a été largement traité dans la sociologie de la
mémoire et que l'on peut résumer ici par l'idée du "principe de signification".
En étudiant l'oubli pluriséculaire des Marocains de la Bataille des Trois Rois,
dont la victoire sur les Portugais fut pourtant éclatante et déterminante,
Lucette Valensi a bien montré que ce n'est pas l'échelle à laquelle se situe un
événement ou même son importance qui détermine a priori s'il sera ou non
mémorable. C'est plutôt le sens dont il est investi dans le présent des rapports
sociaux18 : "les événements ne sont pas seulement là à se produire, disait
Weber, mais ils sont dotés de sens et ne surviennent que parce qu'ils
signifient"19. La mémoire de ces événements obéit au même principe de
signification.
Si l'on applique ce principe au cas qui nous retient ici, on observe que,
s'agissant de l'esclavage, la mémoire a dépassé l'échelle locale et constitué
une forme d'unité référentielle, par delà la fragmentation des expériences,
parce que le passé auquel elle se réfère, celui de l'esclavage, possédait une
signification par rapport à l'expérience présente des populations ayant en
commun une telle mémoire. Inversement, la mémoire des temps anciens
spécifiques à Rio das Rãs (comme, par exemple, la fuite des noirs) n'a pas
dépassé le stade de l'expérience privée, parce qu'elle n'a pas fait l'objet d'une
construction de sens. La "samba nego", qui pourrait être le symbole local, et
même régional, d'un certain passé de résistance et de liberté, s'est fragmentée
en autant de mémoires privées.

2 - Le statut d'indésirable des Imbelinos

Face à ce constat, deux questions fondamentales demeurent : d'une part,


pourquoi la mémoire de l'esclavage continue-t-elle de signifier, aujourd'hui, à
Rio das Rãs, et quelle est sa signification ? D'autre part, comment expliquer
que les temps anciens ne soient pas jugés plus significatifs par rapport à
l'expérience collective du conflit de terre ?

18. Valensi (Lucette), Fables de la mémoire : la glorieuse bataille des trois rois, Paris, éd.
du Seuil, 1992, 311 p.
19. Weber, M., cité par Sahlins (Marshall), Des îles dans l'histoire, Paris, Hautes Etudes,
Gallimard, Seuil, 1989, 188 p.
230 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Attentif à ce questionnement, nous avons cherché à comprendre le rapport


au passé au-delà de la subjectivité des discours, tel qu'il se manifestait de
manière plus diffuse dans l'agencement des rapports sociaux, la pérennisation
de certaines pratiques collectives et individuelles, la source et la distribution
des pouvoirs, etc. Constatant, d'une part, l'hétérogénéité des origines et,
d'autre part, l'hétérogénéité des comportements matrimoniaux (cf. chap. IV),
la question a été posée de savoir dans quelle mesure l'un n'expliquait pas
l'autre, c’est-à-dire dans quelle mesure les comportements matrimoniaux
préférentiels ou exclusifs étaient liés à la "situation" historique spécifique de
certaines familles. L'hypothèse initiale était que la marginalisation de ces
familles résidait peut-être dans le fait que certains anciens avaient été
esclaves et d'autres pas, auquel cas le passé de l'esclavage serait plus vivace
encore que la mémoire orale ne le laisse supposer.
Le cas des Imbelinos a d'emblée retenu notre attention : l'analyse
généalogique avait mis en évidence la situation historique de marginalisation
de cette famille sans alliances formelles, et dont les femmes étaient
condamnées au statut de "particulières" (particular), c’est-à-dire de
maîtresses épisodiques des principaux chefs locaux. La pérennisation de cette
situation sur plusieurs générations signalait à l'évidence qu'il y avait là le
poids d'un passé qui tendait à se perpétuer, d'une certaine mémoire sociale de
la distinction. Il restait à comprendre quel était ce passé, quels étaient les
principes de la distinction des Imbelinos, et les rapports aux temps anciens
que cette mémoire mettait en évidence.
Rappelons que les Imbelinos vivaient à l'origine dans la région de
Mucambo. Ils en étaient partis vers la fin du XIXe siècle, pour se rapprocher
du fleuve et s'installer à Pedra de Cal. Finalement, ils avaient émigré sur les
berges du São Francisco, vers 1930, à environ une lieue en amont du fleuve
des maisons des Batistas et des Nunes. Ces rapprochements successifs des
principaux foyers de peuplement (Rio das Rãs, Brasileira) ne se sont pourtant
pas traduits par leur intégration matrimoniale.
Les deux filles d'Imbelina, Joana et Estevã, ne se marièrent pas mais,
comme leur mère, vécurent en éternelles concubines. Joana eut des enfants
de trois hommes, dont un garçon, Dionisio, qui prit le nom de son père,
Teotono, chef de la famille des Oliveira de Bom Retiro. Dionisio épousa une
cousine au second degré de Enchu, de qui il eut deux filles, dont l’une, à son
tour, fut mère célibataire. Joana eut également une fille, Bernaldina, qui prit
le nom de sa mère, née d'un certain José dos Santos, probablement un
voyageur. Bernaldina vécut aussi célibataire mais n'eut jamais d'enfants.
Joana eut finalement une fille, Almerinda, avec Mercide Francisco Xavier,
chef de la principale famille de Enchu. Almerinda se maria avec un inconnu
de Caetité et prit son nom. Mais ce dernier quitta Rio das Rãs, et Almerinda
vécut seule. Estevã, la seconde fille d'Imbelina, eut quand à elle des enfants
de quatre hommes. Avec Cristino Manoel de Souza, fils de l'une des plus
anciennes familles de Pedra de Cal, elle eut deux fils, Honório et José.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 231

Honório prit le nom d'un chef de famille de Rio das Rãs20 et fut le premier
Imbelino en quatre générations à épouser une fille issue d'une famille locale
(mais dont les quatre grands-parents étaient extérieurs à la fazenda). Le poids
démographique de sa famille sur les bords du fleuve est aujourd'hui
considérable, puisqu'il eut 8 fils et 1 fille, qui, en 1996, lui avaient donné
déjà 61 petits-enfants. Tous sont identifiés comme Imbelinos. Le second fils
de Estevã et Cristino, José, épousa une femme de l'autre rive du fleuve. Il eut
cinq enfants, tous résidant à São Paulo. Estevã eut un autre fils, Petronilho,
d'un dénommé Antonio, probablement voyageur. Il épousa Agripina de
Riacho Seco, qui lui donna onze enfants. Le troisième homme, dont Estevã
fut la concubine, Ergino Nunes de Souza, était le chef de la plus ancienne
famille des bords du fleuve. Avec lui, elle eut un fils, qui ne prit pas le nom
de son père, épousa une fille de l'autre rive du fleuve et n'eut pas d'enfants.
Enfin, Estevã eut un fils, Marciliano, de Chico de Souza, chef de l'une des
plus anciennes familles de la région. Marciliano épousa une fille de l'autre
rive du fleuve, qui lui donna neuf enfants.
Ces informations permettent de prendre toute la mesure du "phénomène"
Imbelino. Exception faite d’Honório, qui se maria localement avec la fille
d'une famille de migrants de la seconde génération et de Dionisio, qui épousa
une cousine au second degré, aucun des descendants d'Imbelina ne se maria
dans l'une des grandes familles de Rio das Rãs : toutes les filles furent
célibataires ou mères célibataires, et les garçons, très majoritaires dans la
descendance d'Imbelina (Estevã, notamment, n'eut que des garçons), prirent
leurs conjointes à l'extérieur, et notamment de l'autre côté du fleuve. En
revanche, les filles Imbelinas eurent des enfants de quasiment tous les grands
chefs de famille locaux, que ce soit à Enchu, Rio das Rãs, Bom Retiro ou
Pedra de Cal. Ces liens, qu'aucune alliance n'est jamais venu entériner,
finirent néanmoins par donner forme au groupe aujourd’hui identifié comme
Imbelinos.
Il nous faut tenter de comprendre cette marginalisation flagrante des
Imbelinos. Face aux interrogations qu'elle suscite pour le chercheur, les
discours restent évasifs (tant le célibat des Imbelinas apparaît comme un
sujet léger) et s'en tiennent pour la plupart à rappeler un certain nombre de
stéréotypes très généraux. Les entretiens se sont néanmoins révélés
fondamentaux, dans la mesure où ils ajoutaient une dimension subjective
(un stigmate) à la marginalisation mise en évidence par l'enquête de parenté.
Voici ce qu'explique Jorginho :

"La grande différence qu'il y avait avant, dans les familles, à propos
des mariages, est que tout le monde respectait la famille. Prends par
exemple les Vilaças, et la famille des Imbelinos, c'était deux familles
différentes, et tout le monde respectait ça. Je veux dire, si la famille

20. Cf. note de bas de page n° 8. C'est Honório qui, dans les bureaux de la préfecture,
"emprunta" le nom du voisin et devint Nunes de Souza.
232 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

des Vilaças ne voulait pas que les fils des Imbelinos entrent dans leur
famille, par le mariage, alors… les vieux n'acceptaient pas.
Question : ça arrivait ? Tu as des exemples ?
Oui, ça arrivait. Parce que, si je voulais me marier avec une fille
Vilaça, et la famille ne voulait pas, parce qu'elle trouvait qu'elle était
d'une autre qualité (qualidade), meilleure que la mienne, alors je ne
pouvais pas.
Question : qualité…?
La qualité de la peau, les cheveux bons (cabelo bom), et moi des
cheveux mauvais (cabelo ruim), l'un était foncé, l'autre était plus clair,
n'est ce pas ? Alors, des fois, c'était comme ça : je ne veux pas que ce
foncé (moreno) entre dans ma famille qui est claire, tu comprends. Et
les Vilaças étaient clairs, et moi foncé. Alors les gens avaient cette
considération, pour les vieux, de ne pas défaire ce que les vieux
avaient fait.
Question : mais tu as des cas concrets ?
Oui j'en ai… parce que cette famille même des Vilaças… elle n'est
jamais entrée dans la famille des Imbelinos. Jamais personne de la
famille des Vilaças ne s'est marié avec quelqu'un de la famille des
Imbelinos. (Jorginho, 33 ans, né à Brasileira, élevé pendant 18 ans à
São Paulo ; il en est revenu avec son diplôme d'école secondaire et le
grade de maître en capoiera).

Zé Nagô nous expliquera dans les mêmes termes :

Si la famille des Vilaças ne voulait pas que les fils des Imbelinos, qui
est ma famille, entrent dans leur famille par le mariage, on respectait
parce que les vieux ne voulaient pas.
Question : ça arrivait ?
Oui, ça arrivait. Si je voulais épouser une fille des Vilaças, la famille
n'aimait pas parce qu'ils se trouvaient meilleurs que moi, parce qu'ils
ont une autre qualité de peau, les cheveux bons, et moi des cheveux
mauvais, l'un plus foncé et l'autre plus clair, tu comprends. Et les
Vilaças étaient clairs, et moi foncé. Alors on avait la considération
pour les vieux de ne pas défaire ce qu'ils avait fait" (Zé Nagô, 55 ans,
né sur les bords du fleuve d’une famille ayant immigré des environs de
Mucambo à Pedra de Cal).

Jorginho évoque d'abord le principe de discipline familiale qui était de


règle s'agissant des alliances matrimoniales ("tout le monde respectait la
famille"). Ce "respect" des familles intervenait dans la mesure où ces
alliances étaient, selon lui, soumises à des interdits (la famille untel ne
voulait pas, parce que "les vieux n'acceptaient pas"), qu'il explicite à partir de
l'exemple des Imbelinos. Jorginho et Nagô établissent de plus, clairement, ce
que nous aurons l'occasion de vérifier à d'innombrables reprises, à savoir le
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 233

principe d'une classification des familles selon certaines caractéristiques


physiques, qu'ils énoncent comme un paramètre intervenant dans le choix des
alliances.
Cette distinction entre "cheveux bons", cheveux mauvais", "grandes
narines" et "narines pointues", peau "foncée" et "claire", etc., est à la base
d'un système de description et de classification de l'individu répandu dans
tout le Brésil. De nombreuses études ont montré, en revanche, que le fait
d'avoir des cheveux "bons" ou "mauvais" ne constituait à lui seul pas un
critère discriminant, déterminant d'emblée l'appartenance sociale. La fluidité
des lignes de couleur et des appartenances sociales au Brésil font que, selon
le statut d'un individu, la "qualité" de ses cheveux sera plus ou moins visible.
D'une part, la couleur sociale et la couleur physique, parfois, ne
correspondent pas21. D'autre part, la stigmatisation de l'appartenance raciale
d'un individu signale, plutôt qu'elle ne résume, une marginalisation sociale
dont l'origine n'est pas nécessairement ou exclusivement raciale. Tel est
exactement le cas à Rio das Rãs.
En effet, s'agissant des Imbelinos, on s'aperçoit que les stigmates, qui sont
aujourd'hui spontanément évoqués selon la terminologie populaire
brésilienne, ne sont que les repères physiques d'une distinction
historiquement beaucoup plus profonde et plus spécifique à Rio das Rãs. Les
grandes narines ou les cheveux mauvais signifient socialement à Rio das Rãs,
bien au-delà des stéréotypes nationaux, auxquels ces attributs physiques sont
généralement associés. Ils sont la marque d'appartenance à la race ou à la
nation des Nagôs ou Noirs, les premiers habitants de Mucambo, et dont les
anciennes générations d'Imbelinos, nous dit-on, étaient les descendants.

Question : Pourquoi est-ce que João de Imbelina s'appelait "Nagô"…


ça voulait dire quelque chose ?
Non… non, il y a toujours eu Nagô, tout au début il y avait la famille
Nagô. C'est de cette même race, c'est la même chose, c'est la même
famille que les Noirs. Parce qu'on dit, "famille des Nagôs", leur langue
était enroulée, elle était grosse…tout ce qu'ils disaient, n'est ce pas ! Il
voulait parler d'une manière et ça sortait d'une autre, c'est pour ça qu'il
était Zé Nagô. Cette race des Nagôs.
Question : c'est une race, Nagô ?

21. Un anthropologue nous a un jour fait part de l’étude qui consistait à montrer à chaque
enquêté la photo de son voisin, en lui demandant quelle était sa couleur. L'enquête prit fin
le jour où l'un deux s'est exclamé : "Lui, je le connais bien, c'est mon voisin. Il était noir.
Il a gagné à la loterie. Il est devenu blanc." Dans l'ouvrage Race and Class édité par
Charles Wagley, on pourra se reporter aux deux chapitres sur les catégories
d'identification raciale et leurs usages sociaux au Brésil : Hutchinson, W.H., "Relations in
a rural community of the Bahian Recôncavo" (p. 16-46) et Harris Marvin, "Relations in
Minas Velhas, a community in the mountain region of central Brazil" (p. 47-115), in Race
and Class, op. cit.
234 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Cette race, c'est seulement des Noirs, c'est ces mêmes Noirs dont je te
parlais, c'est la même race que les Noir. (Chico de Souza).

Les termes de Nagô et Noirs n'ont ici aucune signification générique, mais
constituent, au contraire, une référence directe à l'histoire spécifique de Rio
das Rãs. Ainsi, à l'instar de Chico de Souza, Nagô ne sera jamais identifié
distinctement comme une ethnie africaine à laquelle les premiers habitants de
Mucambo auraient été rattachés. Il semble que la personnification de l'ethnie,
dont Zé Nagô est un exemple flagrant, ait conduit les anciens de Rio das Rãs
à perdre le sens de la réalité plus générale de ce qu'était être Nagô, même si
tout indique qu'il subsiste de manière latente une certaine mémoire sociale de
la distinction ethnique (en l'occurrence, les préjugés contre les Nagôs)22. De
même, les Noirs sont expressément identifiés comme les esclaves du
Mucambo23, ceux-là mêmes qui ont construit le barrage en terre et enduré les
supplices précédemment évoqués.
C'est donc bien à cet univers référentiel du Mucambo que les Imbelinos
sont associés. Nous avons vu, dans l'extrait qui précède, que Chico de Souza
exprimait clairement le lien entre les Imbelinos, les Nagôs et les Noirs des
temps anciens. Zé Nagô, nous a-t-il dit, est de la race de "ces même Noirs
dont je te parlais". Il était fréquent que dans les entretiens, la conversation sur
les Imbelinos mobilisât ainsi des références directes à l'esclavage :

Question : (reprenant la dernière phrase) Imbelinos…?


Chico : Les Imbelinos (rires), c'est ça, c'est cette génération d'ici, c'est
cette génération des Nagôs, c'est les Imbelinos. C'était une famille…
comment dire… tout le monde était un peu stupide (bobalhado), c'est
cela même, un peu stupide. Je veux dire : des personnes qui n'ont pas
une certaine mentalité, ils venaient de cette génération à nous ici des
Noirs, tous étaient de l'époque de l'esclavage, ils ne comprenaient pas
une certaine manière de parler, ils ne savaient pas tous ce qu'était la
lecture, non monsieur, il n'y avait pas d'école. Au Bom Retiro, des
garçons de 18 ans ne connaissaient pas un professeur.

Ce lien entre l'esclavage et les Imbelinos, explicité de manière récurrente


dans les entretiens, signale à l'évidence la dimension éminemment historique
de la marginalisation dont les descendants des Nagôs ont été par la suite les

22. Dans d'autres communautés noires des environs de Rio das Rãs, en revanche, des
anciens identifieront très clairement les Nagôs comme un certain type d'Africains, même
si, bien sûr, le mot d’ethnie n'a jamais été prononcé. A Vesperina notamment, près de
Hortega, vivait un groupe de Nagôs, associé dans les mémoires à une identité très
marquée par ces mêmes caractéristiques stigmatisés à Rio das Rãs : arriération, problèmes
d'élocution, captivité, laideur physique.
23. En revanche, même si le sens d'une distinction raciale a été considérablement ravivé
pendant le conflit de terre, il n'y a jamais eu, comme nous avons vu que c'était le cas pour
l'ethnie Nagô, une perte de sens de la race comme facteur distinctif.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 235

victimes. Il serait toutefois réducteur, et en tout état de cause prématuré, de


conclure que le déni d'alliance frappant les Imbelinos était directement lié à
leur condition de descendants d'esclaves. A Rio das Rãs, le rapport à
l'esclavage est beaucoup plus diffus. La discrimination des Imbelinos est
moins liée à la situation de captivité de leurs ancêtres - situation commune à
la plupart des familles de Rio das Rãs - qu'à la pérennisation au cours des
générations suivantes de traits physiques et sociaux associés à l'esclavage.
Comme nous allons voir, c'est en raison d'un certain nombre de
"ressemblances" avec les Noirs esclaves que les Imbelinos ont été
stigmatisés.

Question : pourquoi cet homme qui vivait avec Imbelina s'appelait Zé


Nagô?
João de Maria : il s'appelait Zé Nagô, parce qu'il parlait tout enroulé
(enrolado). Alors ils lui ont donné ce surnom de Nagô. Maintenant cet
autre qui est né (petit fils de Zé Nagô), on lui a mis ce surnom de Zé
Nagô, parce qu'il rappelait l'autre. Tu ne connais pas Zé Nagô? Tu ne
vois pas sa manière de parler… bon, lui il parle plus désembarrassé
(desembaraçado), mais il y en a d'autres qui parlent tout embarrassés.
Question : tout embarrassés ?
JM : oui, la langue grosse (a lingua grossa).
Question : d'accord, mais ce nom Nagô, ça vient d'où ? Qui était le
premier à s'appeler Nagô ?
JM : le nom de Nagô, c'est parce que c'est eux-mêmes ici, les Noirs
entre eux, qui ont mis ce nom, Nagô, justement parce que certains
parlaient plus "désembarrassé", et certains autres, de la génération de
ces gens de Zé Nagô, des grands-pères, parlaient vraiment étouffés
(engasgado), tu comprends ? Alors on a donné le nom de Nagô. Nagô,
c'est un surnom, tu comprends ?
Maria : des narines énormes ! Tu vois pas le type de Zé Nagô ! Ils l'ont
appelé Nagô à cause de ça, à cause des cheveux et des narines... les
narines, tu vois (rires), les narines des gens clairs sont plus pointues,
non mais regarde les narines de Nagô ! (Rires). C'est pour ça qu'ils
l'ont appelé Nagô !

"Les Imbelinos étaient de cette nation de Nagôs. Les Nagôs étaient les
noirs, ils étaient rouges d'être aussi noirs" ("eram vermelhos de ser
tanto pretos"), (Gabriel, 69 ans, né à Brasileira, veuf).

Question : bègues, les Imbelinos !?


João : oui, bègue, qui ne parle pas désembarrassé.
Maria : c'est parce qu'ils sont de la race des Nagôs.
João : oui, c'est parce qu'ils sont Nagôs… ils ont la langue un peu
collée…
Question : … Nagô…
236 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Maria : oui, Nagô, les cheveux mauvais qu'on pouvait compter sur la
tête. Firmiano était de la race des Nagôs, il parlait comme ça, un peu…
C'est pas tout le monde qui comprenait !
Question : mais cette famille Nagô, qu'est-ce que c'est ?
João : c'est la famille Nagô, parce qu'ils sont noirs. On disait Zé Nagô,
parce qu'il était de ces vieux Nagôs, il était vraiment noir, il était de
ces Noirs qui parlaient d'une manière que tout le monde ne comprenait
pas.
Question : pourquoi ?
João : parce que c'était ce type de noir… africain… vraiment comme
ça… que personne ne comprenait, parce que leur langue était un peu
arrondie (meia arredonda).

Le vieux Chico de Souza nous affirmera, enfin, que les filles Imbelinas
étaient mères célibataires, justement parce qu'elles étaient de la famille des
Nagôs, et que cette condition expliquait un certain nombre de tares
familiales, qui les rendaient indésirables comme conjointes. Parmi ces tares,
notamment, le "sang fort", qui portait au vice des filles qui "n'attendaient
pas", auxquelles serait venue s'ajouter une malhonnêteté jugée ici
congénitale :

Question : pourquoi est-ce que dans la famille des Imbelinos, dans le


passé, il y avait tant de mères célibataires (…)?
CS : seul Dieu le sait, on ne peut ni le critiquer ni l'admirer…
(Rires)… elles avaient le sang un peu fort. Elles avaient le sang un peu
fort, alors elles n'attendaient pas, hein ! (Rires).
Question : je suis curieux, tout le monde parle d'Imbelina, qu'est-ce
qu'elle avait de si différent ?
CS : c'était une negona forte, une negona forte, elle était noire, de la
race des Noirs. Avec des cheveux si durs qu'on ne pouvait les peigner.
Question : mais pourquoi, par exemple, les Vilaças n'ont jamais
épousé une Imbelina ?
CS : parce qu'ils trouvaient que c'était des gens très turbulents… Ils
étaient un peu voleurs, ils le sont encore, je trouve que beaucoup
encore le sont24.

Le dialogue entre Paulo et Romualdo, aujourd'hui tous deux responsables


de l'Association Quilombola (cf. chap. VIII et XIX), est sans équivoque :

Paulo : avec les Imbelinos, ce n'est pas un préjugé de couleur, c'est la


famille. Il aurait même pu y avoir un blanc parmi eux… la famille des

24. Cette dernière déclaration a pour contexte le conflit de terre, au sein duquel les
Imbelinos s'affirmeront comme les leaders, provoquant une tension de légitimité avec
Chico de Souza.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 237

Imbelinos a toujours été plus faible. Ils n’avaient pas les conditions
pour vivre. Toujours avec des chemises déchirées sur le dos. Un
pantalon de coton rapiécé. Ils vivaient de petits champs, ils chassaient
dans les bois, ils mangeaient du tatou. Ils étaient toujours un peu
dépendants, n'est-ce pas. Alors ceux qui avaient plus de condition
pensaient qu'ils étaient plus hauts (mais alto).
Romualdo : oui, en plus d'être faible, c'est une famille qui avait
beaucoup de mères célibataires. Ils viennent d'une racine qui a
beaucoup de mères célibataires.
Question : que signifie mère célibataire ?
Romualdo : une mère célibataire c'est une femme qui a des enfants
avec les uns et les autres, et qui n'est pas mariée. Tu vois, il y a ça
aussi. Avant, c'était quelque chose de très préoccupant pour les gens.
Question : préoccupant comment ?
Romualdo : préoccupant parce que l'intérêt était de se marier.
Paulo : ils n'étaient pas sûrs, ils n’avaient pas de respect. C'était des
gens sans prestige. Ils ne respectaient pas, ce n'était pas des gens qui
avaient de la dignité. Ils ont toujours été davantage du côté du vice.
(Paulo, 53 ans, né sur les bords du fleuve, petit fils d'Imbelina… ;
Romualdo, 36 ans, né à Brasileira).

Toutes ces déclarations renvoient à la même idée d'un héritage Nagô. Si le


terme Nagô désignait initialement les premiers Noirs de Rio das Rãs, ceux-
là mêmes qui vivaient au Mucambo, il a désigné ensuite par extension les
générations d'Imbelinos suivantes, en raison d'un certain état physique et
social perçu véritablement comme une hérédité : on a donné à João le
surnom de Nagô parce qu'il "rappelait l'autre" de la même manière que le
nom d'Imbelinos renvoie à cette "negona forte" qu'était Imbelina. Les
Imbelinos ont aujourd'hui des problèmes d'élocution "parce qu'ils sont
Nagôs", comme les Noirs des temps de l'esclavage, à la "famille", à la
"génération" desquels ils appartiennent. Leur qualité d'être "rouges d'être
aussi noirs", ou "vraiment noirs", les narines "énormes", les cheveux
"mauvais", le "sang fort", tout ce qui caractérisait les générations suivantes
d'Imbelinos est perçu comme l'héritage de ces Noirs de l'esclavage. Enfin, les
Imbelinos ne sont pas "rentrés" dans la famille Vilaças parce qu'ils étaient
turbulents, "vicieux", sans respect et voleurs, et "beaucoup encore le sont".
A travers la stigmatisation des Imbelinos, c'est donc bien l'héritage
historique de Rio das Rãs, celui des Noirs Nagôs, qui est fortement rejeté par
la population. Il véhicule dans les esprits une charge négative de
primitivisme associée à ces temps obscurs de l'esclavage, à ces temps de
captivité ("ils étaient tous du temps de l'esclavage"), d'ignorance ( "ils étaient
tous un peu stupides") et d'isolement ("il n'y avait que des jaguars").
Toutefois, il est clair que les stigmates associés aux Noirs n'expliquent pas à
eux seuls la situation historique de marginalité des Imbelinos. C'est plutôt la
perpétuation d'un ensemble de conditions objectives, se traduisant par un
238 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

retard relatif par rapport aux conquêtes matérielles et sociales d'autres


groupes familiaux, qui a maintenu les descendants d'Imbelinos dans une
certaine arriération et favorisé la pérennisation d'un mode relationnel sur
plusieurs générations. Ces conditions objectives, quelles étaient-elles ?
Il y a d'abord l'isolement relatif des premiers Imbelinos par rapport aux
populations riveraines des cours d'eau, puisque, rappelons-le, ils résidaient
dans les bois de Mucambo. Lorsque Imbelina et les membres de sa famille
partirent pour Pedra de Cal, ils avaient vraisemblablement accumulé un
certain retard relationnel (en terme de relations de voisinage, de participation
aux activités collectives de la fazenda, etc.) par rapport aux Batistas et autres
Nunes. Les Imbelinos se caractérisaient aussi par leur pauvreté matérielle :
pendant longtemps, ils n'ont pas eu de bétail, pas de chevaux (de là, peut-
être, l'accusation d'avoir été des voleurs de bétail…). La prépondérance des
femmes sur deux générations (celle d'Imbelina, et celle de ses filles) réduisait
considérablement les activités agricoles par manque de main d'œuvre. Les
revenus financiers se trouvaient réduits d'autant. Enfin, la plupart des
hommes Imbelinos étaient rattachés au service de la fazenda, principalement
en tant que vachers (Zé Nagô était vacher, comme le sera aussi Zé Nagô, son
arrière-petit-fils, de même que Honório, petit-fils d'Imbelina, etc.). D'une
part, la dépendance matérielle des vachers à l'égard de la fazenda était
génératrice d'une plus grande pauvreté ("João de Cândido était pauvre, il
n'avait rien, il n'avait même pas une peau (um couro) avec un lit pour
dormir", se souvient Chico de Souza). D'autre part, le statut de vacher était
associé à une forme d'asservissement (Chico de Souza, qui a lui-même été
vacher, nous dira que, compte tenu des salaires de misère, c'était de
l'esclavage) et ces hommes, mal considérés, étaient appelés "macaceiros"25.
Une meilleure mesure peut alors être prise de toute l'épaisseur des
stigmates, qui ont maintenu les Imbelinos en dehors du jeu des alliances
matrimoniales. Leur mise à l'écart n'était pas directement le fait d'une
mémoire de l'esclavage, qui condamnait un certain passé et frappait
d'exclusive ses héritiers, mais une sanction venant entériner une marginalité
économique et sociale bien réelle, et qui, en outre, s'inscrivait dans une
continuité historique de domination, de pauvreté. En quelque sorte, ce n'est
pas leur passé qui était désavoué chez les Imbelinos, mais leur absence
d'évolution par rapport à ce passé.
La ressemblance sociale avec les Nagôs "primitifs" (pauvreté,
dépendance, soumission à l'autorité des fazendeiros blancs) fut alors
simultanément érigée en frontière symbolique, notamment par la
stigmatisation de la ressemblance physique des Imbelinos avec leurs
ancêtres. La marginalisation des Imbelinos s'est cristallisée dans les marques
physiques de la ressemblance, qui étaient les plus visibles et tendaient de

25. Est-ce vraiment ainsi que les vachers étaient désignés ? Nous n'avons pas réussi à
savoir si ce terme, aux consonances transparentes, était d'utilisation récente ou s'il
appartenait déjà au vocabulaire du début du XXe siècle.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 239

surcroît à se perpétuer26. Une association étroite va alors s'instaurer entre une


certaine marginalisation sociale, dont le déni d'alliance constituait la sanction
la plus extrême, et des stigmates physiques souvent présentés comme la
raison principale de cette marginalisation, mais qui n'étaient en réalité que sa
traduction symbolique.
L'essentiel doit encore être abordé. Au-delà de cette charge de négativité
associée à l'esclavage, au-delà de la marginalisation des Imbelinos,
apparaissent en filigrane les valeurs positives, à partir desquelles la
population de Rio das Rãs cherche à s'identifier. La sévérité envers le passé
de l'esclavage ("les Noirs étaient tous un peu stupides") et le déni d'alliance
aux Imbelinos marque une volonté profonde de distinction : distinction par
rapport au passé, à la condition d'esclave et par rapport à cet héritage du
passé que les Imbelinos tendent à perpétuer.
Cette volonté de distinction est omniprésente. On imite volontiers la
"langue grosse" des anciens, et cet exercice de la dérision permet surtout de
mettre en valeur sa propre maîtrise de la langue, face au chercheur, certes,
mais aussi dans le contexte de réunions publiques. "Nous, on dit "voltar"
(revenir), n'est-ce pas ? Et eux (les Imbelinos) disaient "vortar", et oui, à
cause de leur langue, c'était comme ça. Ils étaient tous un peu idiots" (João
de Maria). L'insistance, parfois maladroite, des leaders locaux à utiliser le
subjonctif en public témoigne encore de cette volonté de distinction entre
nous et eux : la connaissance est pleinement devenue un objet de prestige
social. La vieille Amelia dos Anjos, qui n'hésitera pas à nous dire que tous
les Imbelinos étaient de la "race des esclaves", explique qu'il y a certes eu
une évolution, "aujourd'hui, les Nagôs parlent bien, ils ont la langue
enroulée, mais il y a beaucoup de choses qu'ils disent correctement. Mais
qu'est ce que ces gens parlaient bêtement ! (que povo de fala doida !)". Elle
conclura en affirmant sa distinction : "nous ne sommes rien des Imbelinos".
Il en est de même pour les stigmates physiques des Nagôs : nous avons
assisté à d'innombrables scènes de dérision publique, dont Zé Nagô était
généralement la cible : "oh Nagô ! Mais comment peut-on avoir des narines
pareilles, Nagô !". Chaque rire, chaque sourire complice marquait la
distinction. Dans la salle de classe, les petites Nagôs sont le centre de bien
des quolibets. Tout ce qui est perçu comme les attributs maximaux de la
négritude (les narines, les cheveux, etc.) est systématiquement raillé.
Inversement, la perte de ces attributs par le métissage est extrêmement
valorisée, comme le signe d'une certaine évolution esthétique et sociale. Le
jeune Teodoro nous expliquera qu'auparavant les familles de Rio das Rãs
n'étaient pas métissées comme maintenant, "les femmes étaient tellement

26. L'essentiel des traits physiques des Nagôs était en effet préservé par une hérédité
d'autant plus forte qu'elle procédait de parents de même condition et qualité. A l'exception
notable des filles d'Imbelina, qui, hors mariage, eurent parfois des enfants d'hommes jugés
de "meilleure qualité". Dans quelle mesure cela explique-t-il le fait que les hommes
Imbelinos de la génération suivante contractèrent des alliances plus favorables ?
240 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

laides, qu'on aurait dit que c'était pas des personnes humaines" (Teodoro, 30
ans, résident des bords du fleuve, vit en concubinage). Certains sont
particulièrement fiers d'évoquer leurs origines indiennes, par métissage avec
les femmes "capturées dans les bois à dents de chien" ("a dente de
cachorro"). Chico de Souza raconte cet épisode, où quelqu'un l'a défendu
dans un magasin de Carinhanha, alors qu'il était pris à partie par un homme
raciste : "alors il a dit « qu'est ce que ce noir horrible vient faire ici? », « non
monsieur, le noir c'est vous ! Vous, vous êtes noir pur légitime, mais celui-ci
non, lui il a du sang indien. Son sang est, oh oui, bien supérieur au vôtre ». Il
en est resté bouche bée (ficou sem graça)". Gabrielina montre à qui veut la
voir la photo de sa fille, qui travaille à São Paulo "et qui a des cheveux qui
tombent dans le dos". Honório dit de sa femme qu’elle a une qualité bien
meilleure que la sienne (celle-ci demande à chaque blanc qu'elle rencontre
"s'il n'est pas de sa famille"), et qui s'est mariée avec lui "de cheveux
mauvais et de grandes narines" ? Puis il raconte cette autre histoire d'une
femme dont les cheveux, "quand elle se baissait, tombaient devant les yeux"
et qui a épousé un homme beaucoup plus foncé : "tout le monde s'est étonné,
conclut-il, qu'une femme de ce type-là épouse l'homme qu'elle a épousé !".
Chico de Souza explique que, parfois, le père d'une jeune fille était
"orgueilleux" et trouvait que le prétendant "était trop noir", mais qu'il y a
quand même eu beaucoup de métissage "comme il y a des chiens noirs qui
rencontrent des chiennes blanches, ça se mélange, le mauvais avec le bon, le
chien mauvais avec le chien bon, c'est comme ça".
Le métissage est donc perçu comme un processus accompagnant
l'évolution progressive de la population, comme si à l'émancipation sociale
devait correspondre une "émancipation physique". Comme l'expliquait Zé
Nagô, le mariage avec des individus trop foncés constituait à l'inverse une
régression : "Il ne fallait pas défaire ce que les vieux avaient fait". De fait, au
fil des générations, certaines familles ont été métissées, avec des femmes
indiennes comme la grand-mère de Gabrielina ou celle de Chico de Souza,
ou avec des partenaires plus "clairs" venant de l'extérieur. Dans la famille des
Souzas, par exemple, trois ont la peau noire et les yeux bleus. Les deux
hommes jeunes de la famille des Rochas, au nez plus fin, se sont mariés à
Parateca, avec des femmes plus claires : le métissage est un acquis que l'on
cherche à préserver. Même si, pour n'importe quel observateur extérieur,
toute la population est indubitablement noire, la population affirme
volontiers son métissage, en se référant à une palette de narines, cheveux et
couleur de peau avec une incroyable subtilité de vocabulaire. On parle de son
nouveau-né "qui est sorti un peu différent" ("saiu meio diferente"), on
distingue les homonymes en précisant s'il s'agit du "Zé preto" ou du "Zé
vermelho", etc. Certains Imbelinos ont été métissés, d'autres non : ils n'ont
pas "évolué". João est Nagô, comme son arrière-grand-père.

Enfin, c'est par rapport à la mémoire de l'esclavage que la volonté de


distinction est la plus forte : c'est bien ce que traduit cette dénomination de
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 241

Noirs, s'agissant de ses propres ancêtres, et dont l'usage dans les entretiens
met en scène la même opposition entre eux et nous. Certes, la mémoire des
origines a bel et bien disparu ; personne ne connaît ses ascendants au delà de
deux générations. Gageons toutefois que ce passé intime de sa propre famille
fut d'autant plus oublié qu'il se rapportait à une époque dont on cherchait à se
distinguer. Comme nous l'avons vu, c'est sur un plan général que la
signification des temps de l'esclavage est dégagée : les ancêtres sont devenus
les Noirs, groupe anonyme dont on parle avec la plus grande extériorité. Si
l'on admet que ses ancêtres étaient peut-être esclaves, c'est en référence au
contexte général qui voulait qu'à cette époque… Amelia dos Anjos, qui
explique catégoriquement que, dans sa famille, on n'a jamais été esclave, n'a
pas hésité à désigner la famille des Imbelinos comme étant "de la race des
esclaves". Quand on saura que cette "dénonciation" - faite au chercheur -
intervient dans le contexte d'un litige de terre entre les deux familles (selon
Amelia dos Anjos, des Batistas, les Imbelinos sont des envahisseurs), on
comprendra mieux toute la violence sociale qu'exprime l'assignation à un
passé d'esclave.
Cette volonté de distinction de l'esclavage n'est pas le fait de logiques
identitaires récentes. Nous savons qu'à Rio das Rãs, il y eut les esclaves des
Marotos puis ceux des Texeiras ; il y avait des fugitifs, puis ensuite des
hommes libres, cohabitant avec d'autres qui ne l'étaient pas. Voici l'histoire
que nous raconte Marta :

Marta : ce que je voulais dire, c'est que nous sommes tous noirs, mais
pas ces Noirs du temps de l'esclavage.
Question : c'est votre mère qui vous disait ça ?!
M. : elle disait comme ça que nous, on n’avait pas le sang des Noirs,
de ceux qu'elle appelait "Noirs captifs".
Question : Noirs captifs ?
M. : oui, c'est ça. A propos de l'esclavage, elle disait que nous, on
n’avait pas du sang de Noir. Nous étions une génération de personnes
rattachées à un senhor de Baroquão. Notre grand-père, du côté de ma
mère, disait que nous alors on n’avait pas de ce sang. Ceux qui ont
"pris" l'esclavage ("pegou escravidão"), c'est ceux qui étaient à
Calderão, là oui.
Question : et qu'est ce qu'elle racontait sur ces Noirs ?
M : elle racontait que le Noir captif, Marie du Ciel ! ("Ave Maria tem
força" !), qui a du sang de Noir captif, quand l'esclavage reviendra à
nouveau, que ces personnes qui ont du sang de Noir captif, alors ils
seront esclaves à nouveau…
Question: et quoi encore ?
M. : il y avait le barrage en terre. Ce barrage, on aurait dit qu'il durerait
presque jusqu'à la fin du monde ! Il y avait une clôture de très bon
bois, bien meilleure que ces clôtures de barbelé. Alors quand on a
aménagé au Mucambo, on prenait le bois de cette clôture, en cachette,
242 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

parce qu'il ne fallait pas. On nous disait que ça allait revenir,


l'esclavage, et qu'il faudrait refaire toute cette clôture à nouveau (…)".

Il y a trois générations, c’est-à-dire juste après l'abolition, il y avait donc


déjà l'idée d'une distinction entre le descendant d'esclave et celui qui ne l'était
pas, et cette distinction était perçue comme le résultat d'une hérédité : c'est le
"sang de noir captif" qui condamnera à nouveau les descendants. Dans le cas
de Marta, la mémoire de la distinction repose sans doute sur une réalité
factuelle, comme ce devait être généralement le cas pour les générations qui
ont immédiatement suivi l'abolition : sa famille était "rattachée à un senhor",
mais probablement en tant que libertos (esclaves affranchis). C'est
directement de la mémoire du statut que procédait la distinction. Aujourd'hui,
cette mémoire a largement disparu, les critères d'identification ont changé.
Ce n'est pas un passé spécifique qui est désigné, mais les marques physiques
et sociales associées symboliquement aux "temps de l'esclavage". Le principe
de la distinction, lui, demeure.

Conclusion

Cette volonté de distinction, omniprésente à Rio das Rãs, pose à nouveau


la question du sens de la mémoire. On comprend désormais mieux pourquoi
les temps anciens spécifiques de Rio das Rãs sont aussi faibles, fragmentés et
peu valorisés. Ils constituent un univers référentiel exactement opposé aux
valeurs auxquelles aspire aujourd'hui la population de Rio das Rãs. Cette
mémoire des temps anciens n'est cependant pas absente ; elle est latente et
diffuse ; elle est dépersonnalisée, déparée de son intimité et confondue au
sein d'un champ de la mémoire plus large et général, un espace collectif de la
réminiscence. Elle est en quelque sorte le négatif à partir duquel est
développé le sens d'une certaine évolution, le sens d'une distinction, et c'est
inversement, sur les bases de cette distinction que le sens du passé est
construit. A eux on oppose le nous, à leur bégaiement on oppose notre
maîtrise du subjonctif, on juge leur ignorance à l'aune de notre éveil, on
oppose notre métissage à la primitivité de leur qualité. A la servitude de leur
travail on oppose la liberté du nôtre, à leur proximité des temps de
l'esclavage on oppose notre émancipation. Ce double mouvement
dialectique, entre le sens de la mémoire et le sens de la distinction, entraîne la
confusion des temps, des références et des mémoires. L'échelle du passé n'a
pas d'importance, les Noirs, les Imbelinos et les Nagôs sont confondus. Le
retour de l'esclavage n'est pas un spectre du passé, pas plus qu'il n'est brandi
comme un futur apocalyptique. L'esclavage, c'est la servitude, l'ignorance, la
primitivité de ceux qui ne s'en distancient pas suffisamment. L'esclavage est
plus qu'une mémoire, il est, selon une expression de Jacques Derrida,
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 243

"l'extériorité constituante" d'une identité profondément enracinée dans la


modernité.
Si l'esclavage a été construit comme le pôle négatif d'un univers
référentiel collectif, c'est qu'il existe un pendant, un temps collectif "positif"
de référence, un âge d'or.

3 - L'âge d'or : le temps collectif

Rio das Rãs a connu un âge d'or. Du moins cette époque est-elle
aujourd'hui construite comme telle dans les mémoires. Cette époque, nous le
savons, n'est pas celle des origines, ni celle des temps anciens. Elle est liée à
l'espace immédiat et au présent social du groupe tel qu'il existe aujourd'hui. Il
s'agit d'un temps collectif de référence ; la mémoire dont il procède est
éminemment sociale, elle n'a de contenu que l'expérience commune d'un
passé qui signifie aujourd'hui collectivement. Enfin, ce temps collectif
procède d'une volonté de mémoire, d'un réflexe de mobilisation du groupe.
L'âge d'or est la mémoire d'un groupe menacé.

Frontières de l'espace, frontières de la mémoire

Par contraste avec la faiblesse de la mémoire des ancêtres et des origines


(mémoire verticale), il existe à Rio das Rãs une mémoire horizontale
extrêmement développée. Elle se traduit par la parfaite connaissance des
réseaux de parenté particulièrement complexes, de la distribution des terres,
des multiples points de repères dans l'espace qui jalonnent la région, de la
répartition du bétail, etc. Il est toujours étonnant de voir avec quelle facilité
chaque animal est identifié à son propriétaire. Le marquage du bétail sert
davantage à prévenir contre le vol qu'à permettre son identification, et tous
les chevaux sont reconnus au premier coup d'œil. Nous en avons fait
plusieurs fois l'expérience, n'importe quel individu est capable d'énumérer
dans l'ordre de leur position géographique les 90 maisons de Brasileira, leurs
occupants, le lieu de naissance de chacun d'entre eux et le nombre d'enfants
par habitation. N'importe quel homme adulte est capable de dresser la carte
complète des champs cultivés ainsi que celle de la génération de ses parents.
Il sait qui a construit telle ou telle clôture, à qui appartenait tel champ
abandonné, où le dernier jaguar a été tué, etc.
Le rôle de l'espace comme "fixatif", comme "outil mnémotechnique"27 de
cette mémoire mérite d'être souligné. Halbwachs notait que "si les souvenirs

27. Fentress et Wickham, op. cit.


244 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

se conservent, dans la pensée du groupe, c'est qu'il reste établi sur le sol, c'est
que l'image du sol dure matériellement hors de lui ; et qu'il peut à chaque
instant la ressaisir"28. Cette fonction mnémotechnique du sol est évidente à
Rio das Rãs. Non seulement les quelques souvenirs des temps anciens y sont
rattachés (le Passage des Noirs, Mucambo, etc.), mais c'est véritablement le
sol qui "contient" la mémoire relative aux pratiques agricoles et aux rapports
sociaux. C'est lui qui indique la limite des terres inondées dans le passé et des
terres fertiles en période de sécheresse. Il porte la mémoire des gestes et des
techniques, celle de la distribution des zones cultivées.
Si la mémoire paysanne sourd de l’espace et des réminiscences
immédiates qui y sont rattachées, elle s'inscrit néanmoins dans une réalité
historique plus large. La mémoire collective, répétons-le, a une histoire, celle
du groupe qui en est le dépositaire. Tout comme la "communauté" Rio das
Rãs, elle renvoie à une réalité processuelle.
Si l'espace est bien un outil mnémotechnique, ce n'est que dans la mesure
où il est significatif par rapport à l'expérience collective du groupe. Or, nous
avons vu à quel point l'espace social des familles de Rio das Rãs avait évolué
au cours du temps : d'abord un relatif isolement des unités résidentielles,
puis une bonne intégration régionale au-delà des frontières internes de la
fazenda, enfin une progressive concentration des réseaux au sein d'un
territoire dont les familles de Rio das Rãs avaient l'exclusivité. La circulation
régionale des histoires d'esclavage témoigne bien de cette adéquation entre
l'espace social et l'espace de la réminiscence. Les jalons de la mémoire ont
évolué avec les repères territoriaux au cours des diverses phases de migration
interne et externe. Puis la progressive adéquation entre un groupe social et un
territoire, la concentration des réseaux de relations, la constitution d'un
groupe de parenté, constituèrent autant de transformations de l'espace social,
et avec lui, du cadre de la mémoire. D’une génération à l'autre, des cadres de
référence au passé très hétérogènes étaient évacués au profit d'une mémoire
plus strictement locale et immédiate. C’est ainsi que la seconde génération de
migrants, qui ignore tout de ses origines, n'ignore rien du cadre social à
l'intérieur duquel s'exerce sa mémoire.
En conclusion de ce qui précède, deux remarques peuvent être énoncées.
A Rio das Rãs, ce n'est que dans le passé immédiat qu'un temps collectif de
référence peut être construit par le groupe. D'une part, en raison du principe
d'horizontalité de la mémoire (l'univers référentiel significatif est celui qui
informe directement le quotidien), et d'autre part, parce que le groupe social
- et de parenté - réunissant les familles de la fazenda est lui-même une réalité
récente. Le partage de la mémoire présuppose le partage des expériences.
Justement - et c'est la seconde observation -, à Rio das Rãs, cette expérience
collective est bien réelle. C'est celle par laquelle le groupe s'est
progressivement constitué en tant que tel, au cours des quarante dernières

28. Halbwachs (Maurice), La Mémoire collective, Paris, PUF, 1968, 204 p. (p. 142).
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 245

années. C'est elle qui fournira le cadre social de la mémoire collective de


Rio das Rãs.

Conflit de terre et principe de mobilisation

La progressive constitution d'un groupe social, à l'intérieur d'un territoire


qui lui est exclusif, n'est pas une condition suffisante et automatique pour
qu'il y ait une mémoire collective. Comme le résume Pierre Nora, "pour qu'il
y ait mémoire, il faut qu'il y ait volonté de mémoire"29. Cette "volonté de
mémoire" procède largement de la conscience d'une identité collective telle
qu'elle se mobilise dans certains contextes d'interaction : selon Valensi, c'est
bien face à une menace extérieure que l'identité nationale marocaine s'est
renforcée en exhumant, après plusieurs siècles, la mémoire de sa victoire sur
le Portugal à la bataille des Trois Rois30.
Plus que l'existence ou la densité d'échanges externes, précise Barth, c'est
leur nature concurrentielle qui génère la constitution de "frontières"
symboliques ou physiques. De fait, le livre de Price sur les Saramakas a
montré comment, entre des clans en compétition permanente, la conservation
et la transmission des premiers Temps intervenait sur la distribution des
rapports de force31.
A Rio das Rãs, la multiplication d'unités résidentielles familiales sur un
espace flexible a autrefois favorisé des relations de similitude et non de
concurrence entre des groupes relativement autonomes et à l'origine
hétérogènes32. On en comprend d'autant mieux la faible réminiscence des
temps anciens et le caractère inopérant du discours historique à la fois
comme instrument explicatif du présent et comme mode de construction de
la légitimité. Nous l'avons dit, il n'y a pas, à Rio das Rãs, une tradition orale.
Il n'y avait pas non plus (le conflit a fait évoluer les choses) une hiérarchie
instituée et des mécanismes formels de résolution des conflits. La
disponibilité de terres, associée à un mode de territorialisation par migrations
internes successives, a sans doute joué le rôle de "soupape de sécurité" dans
les conflits d'autorités qui, en d'autres circonstances, auraient soudé un
groupe social autour de la nécessité de gérer ses tensions.
C'est dans le contexte du conflit de terre, à partir de 197733, que
commence le processus de mobilisation collective à Rio das Rãs. Lorsque
nous sommes arrivés sur place en 1995, soit 18 ans plus tard, il existait une

29. Nora (Pierre), op. cit., p. XXXV.


30. Valensi (Lucette), op. cit.
31. Price (Richard), op. cit.
32. Barth (Frederik), op. cit.
33. Année des premières dénonciations par le Syndicat des travailleurs ruraux de Bom
Jesus da Lapa des intimidations et actes de violence perpétrés par le fazendeiro Carlos
Texeira, l'arrière-petit-fils de Francisco Texeira.
246 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

mémoire collective fortement constituée et mobilisée. De toute évidence, la


menace de perte du territoire a joué un rôle de catalyseur. La question de la
propriété et de l'antériorité d'occupation soulevée par le conflit impliquait
nécessairement le report à un état de choses puisé dans le passé. Les familles
ont été conduites à expliciter, par l'exercice de la mémoire, un lien entre leur
passé et la légitimité de leur présence dans la fazenda. Face à la menace de
perte d'un territoire, l'individu souffre, le groupe résiste, remarque
Halbwachs : "pour que cette résistance se manifeste, il faut qu'elle émane
d'un groupe"34. A Rio das Rãs, la forte résistance qui s'est organisée contre le
fazendeiro rend compte de ce processus de mobilisation. La vigueur d'une
certaine mémoire collective signale en retour le rôle déterminant que cette
dernière a pu jouer dans la prise de conscience identitaire et politique du
groupe. "La mémoire sourd d'un groupe qu'elle soude", conclut Pierre
Nora35.
La mobilisation de la mémoire, dont il va maintenant être question, ne
traduit pas seulement un soudain réveil du passé. Elle correspond
simultanément à un processus accéléré par le conflit de densification des
réseaux de relations, au partage objectif d'une expérience commune, qui vont
offrir à la mémoire du groupe le temps collectif, duquel elle va tirer toute sa
substance.

La mémoire de l'âge d'or

Dans leur analyse sur la littérature de Cordel36 dans le Sertão, Fentress et


Wickham remarquent l'apparition récurrente de héros de l'histoire médiévale
européenne, tels Roland ou Robert, avant la popularisation de Lampião,
bandit populaire et cette fois brésilien. L'explication proposée est que le
rapport au passé des paysans sertanejos se construit par référence à ce qui est
perçu comme une époque héroïque de justice et de prospérité, un "âge
d'or"37.
A Rio das Rãs, à mesure que le conflit de terre se durcissait, l'époque qui
précédait est de même apparue comme un "âge d'or". Il s'agit là d'une
mémoire réactive. A la violence et à la misère du présent on oppose la
quiétude des jours anciens, que l'on évoque en groupe, en lavant le linge sur
les bords du fleuve ou le soir durant les veillées. On raconte aux plus jeunes,
qui n'ont connu que le conflit, l’époque où les fazendeiros "n'embêtaient
personne", et où tout était "à volonté". Cette mémoire n'est pas qu'un

34. Halbwachs, op. cit., p. 142.


35. Nora, op. cit., p. XIX.
36. Littérature populaire se présentant sous la forme de petits fascicules suspendus à des
cordelettes (cordel) pour être vendus.
37. Fentress et Wickham, op. cit.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 247

discours, elle est omniprésente, elle sourd du quotidien. C'est celle des
"maisons pleines de haricots", lorsque les ventres crient famine, la mémoire
des pêches abondantes, lorsque le fond de la barque est resté vide, la
mémoire des grands troupeaux, lorsqu'il faut désormais se passer de viande,
la mémoire de la liberté, lorsque l'horizon se heurte aux barbelés de la
fazenda.

"Bonfim est arrivé, il a tué tous nos animaux, il n'y en a plus. On a


souffert ici comme des chiens, on n’avait plus rien, plus de moutons,
plus de chèvres, plus de chevaux, plus de porcs, il n'a même pas laissé
les poules, même les poules, on n'a pas pu les élever". "On dirait que la
pluie a eu peur de l'homme (Bonfim) parce que même elle s'est
éloignée. On plante après la pluie, et au moment que tout devient en
fleurs, tout meurt, personne n'a rien. J'ai moi-même essayé, je ne
récolte jamais rien… quelques pastèques et rien d'autre. Je ne peux pas
planter d'autres terres, à cause de l'homme."
"Ici, avant, c'était un endroit tranquille. Il n'y avait jamais de disputes,
il n'y avait jamais de morts. Avec l'âge que j'ai (100 ans lors de
l'entretien), je n'ai jamais entendu qu'on ait tué qui que ce soit". La
mort, c'était seulement la maladie, pas les disputes, il n'y avait pas de
morts, il n'y avait rien. Et aujourd'hui c'est… c'est une chose perdue
(…). Avant, il y avait du poisson partout et tout le monde mangeait de
la viande, il y en avait beaucoup. On allait aux champs, on plantait le
haricot, et on récoltait presque dix sacs (de 50 kg). Avec un litre du
même plant (de haricots), on remplissait la maison… et aujourd'hui, tu
plantes dix sacs, tu n'en cueilles pas un. Avant il y avait abondance de
tout et on vivait sans mal, c'était comme ça" (Chico de Souza).

"Tout est devenu plus faible… nous sommes restés longtemps sans
pouvoir travailler les champs à cause des fazendeiros… les gens
mouraient de faim sans pouvoir travailler. Tout est devenu plus faible.
Avant, pour trouver du poisson dans ce bras du fleuve… il n'y avait
aucun endroit avec une telle richesse de poisson qu'ici. Les gens
venaient de Lapa pour pêcher (…). Quand on avait de l'argent en
poche, c'était grâce au poisson. A l'époque du poisson, tout le monde
avait de l'argent en poche. Alors on achetait la râpure, le café et le sel,
le tabac, tout ça c'était l'argent du poisson. Des fois le coton ne sortait
pas, alors on achetait un mètre ou deux de tissu pour faire une
chemise, un pantalon, ça a toujours été comme ça. Et aujourd'hui le
poisson est devenu plus faible. La nation des pêcheurs a beaucoup
augmenté. Aujourd'hui tout le monde pêche, et il y a trop d'inventions.
Avant, il n'y avait presque pas de filets, c'était tout à l'hameçon ou à la
flèche. Il y avait le temps du poisson de l'hameçon, le temps du
poisson de la flèche et le temps du poisson du filet, il n'y avait pas
toutes ces inventions. Le poisson vivait reposé (descansado), le
248 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

poisson vivait à volonté, il était plus tranquille (sossegado), il n'y avait


pas toutes les persécutions qu'il y a aujourd'hui. Aujourd'hui, tout est
devenu difficile.
"La chasse non plus n'était pas difficile. Avant, on sortait et on tuait
des caetitus, des viados, des jaguars, on tuait de tout. Dieu du Ciel, ici
les jaguars étaient nombreux. La chasse, c'était juste pour nous, pour
manger. On chassait aussi les abeilles, on prenait le miel… on partait,
un groupe d'hommes dans la caatinga, on dormait dans les bois, on
chassait les abeilles. Le lendemain, on rentrait avec tous ces récipients
pleins de miel. Aujourd'hui la mangaçaria (une variété d'abeilles) est
partie depuis que l'européenne (une autre variété) est venue par ici…
alors la mangaçaria a changé. L'européenne est trop sauvage, elle
pique beaucoup trop (…)" (Ronaldo).

Les jeunes eux-mêmes, qui n'ont connu d'autres temps que ceux du
conflit, ont intégré ce réflexe comparatif entre "l'avant" et "aujourd'hui". Ils
font leurs les doléances des anciens et mesurent l'ampleur de leur misère à
l'aune de la félicité révolue de leurs parents. Chacune de leurs activités de
survie est hantée par un passé où ces mêmes activités étaient prodigues :
aujourd'hui, certes, on pêche, on chasse, on plante, mais avant… Voici ce
qu'explique Teodoro, qui avait neuf ans lorsque le conflit a commencé :

"En ce moment même, je veux partir travailler à l'extérieur, parce que


pour nous maintenant, avec le travail des champs, on n'achète pas un
pantalon, on n'achète pas une chemise. Avant, c'était autre chose. Tu
plantais un bout de terre, tu cueillais, il n'y avait pas cette arriération
(atraso) qu'il y a aujourd'hui. Avant, disons qu'une personne plantait
un champ de la taille de cette maison : il récoltait de tout ; il récoltait
le manioc, le maïs, il cueillait le haricot, il n'y avait pas cette
arriération qu'il y a aujourd'hui (…) aujourd'hui, l'argent est difficile,
l'argent est difficile".
"Avant, on produisait de bonnes choses, aujourd'hui, tout ne marche
qu'avec des produits chimiques (veneno). Si on veut du maïs, il faut
des produits, si on veut du manioc, c'est avec des produits… tout ça
c'est mauvais parce que ça tue des gens… Avant tu tuais une vache, tu
trouvais quelque chose. L'os avait de la moelle, la bête était pleine de
graisse, il n'y avait pas les maladies qu'il y a aujourd'hui. Il faut leur
donner des médicaments. Avant, les animaux ne prenaient aucun
médicament, et aujourd'hui, tout ne marche qu'avec des remèdes…
sinon la bête ne survit pas".
"Des fois, mon père racontait comment c'était… Il racontait que dans
les temps d'avant (nos tempos de atrás), dans les temps anciens, ce
n'était pas comme les temps d'aujourd'hui. Les difficultés
d'aujourd'hui, avant, elles n'existaient pas, et aujourd'hui même la
pluie… il ne pleut vraiment pas comme il pleuvait avant. Le fleuve ne
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 249

s'asséchait pas comme il s'assèche aujourd'hui. Avant, on récoltait


beaucoup, on plantait un bout de terre et on récoltait beaucoup.
Aujourd'hui, pour autant qu'on plante, on ne cueille pas grand-chose.
Et puis aujourd'hui, achète un kilo de riz, 70 centavos (4,20 francs en
1996), un kilo de haricot est 80 centavos, un real (six francs) (…). Les
médicaments… tu vas à l'hôpital faire des examens, tu ne peux pas
acheter les médicaments parce que ça te coûte 20 reais. Si tu achètes le
remède, tu ne manges pas (…)".

On le voit, la mémoire de l'âge d'or n'est pas uniquement réflexive par


rapport au conflit de terre, même si c'est bien l'arrivée de Carlos Bonfim qui
constitue la marque charnière symbolique à partir de laquelle est structurée
l'opposition avant/aujourd'hui. La population de Rio das Rãs a bien compris
qu'elle était frappée par un processus de transformation de son
environnement et de ses conditions de vie beaucoup plus profond et général
que le conflit qui la concerne directement. Les rivières ne sont plus
poissonneuses, il n'y a plus de gibier pour la chasse, le rythme des pluies a
changé, le fleuve ne baigne plus les terres comme auparavant, l'argent n'a
plus la même valeur, le bétail est amaigri, il y a les maladies, de nouveaux
parasites, les pesticides et les médicaments. Toutes ces dégradations des
conditions de vie, la population en est bien consciente, participent d'une
logique générale dont Bonfim n'est perçu que comme un agent de plus, sans
doute le plus violent et le plus lourd de conséquences. Au delà des frontières
de Rio das Rãs, on sait bien que la situation est identique : depuis la
construction du barrage de Sobradinho à plusieurs centaines de kilomètres, il
n'y a plus de crues naturelles, et les excès du fleuve qui inondait (et
fertilisait) des dizaines de kilomètres de terre sont désormais maîtrisés. La
conversion à l'élevage intensif, la production industrielle du bois ont conduit
à la dévastation de toutes les forêts de la région. Le gibier disparaît et le sol,
que les fazendeiros plantent d'herbes fourragères, devient ensuite impropre à
toute autre culture pendant plusieurs années. La pêche industrielle avec des
filets démesurés s'est soldée en quelques années par l'épuisement des
ressources en poisson. A Rio das Rãs, ils ne sont plus que quelques-uns à
sortir les barques de temps en temps. Il est vrai que sur les 80 maisons des
bords du fleuve, il n'y a guère que trois personnes qui en possèdent encore.
Peu importe si le contenu de cette mémoire de l'âge d'or mobilise des
registres et des échelles de réalités hétérogènes, si le passé auquel elle se
réfère est souvent très idéalisé et si la réalité présente contre laquelle elle se
mobilise est directement ou non imputable au conflit. Ce qui génère et définit
surtout cette mémoire de l'âge d'or n'est pas tant son contenu que le sens
qu'elle produit dans le contexte du conflit de terre.
Précisément, ce n'est pas un hasard si la mémoire de l'âge d'or restaure,
par l'exercice de la réminiscence, des valeurs diamétralement opposées à
celles produites par la mémoire de l'esclavage. A la pauvreté des Noirs
s'oppose l'abondance de l'âge d'or où tout était "à volonté", à la servitude de
250 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

l'esclavage s'oppose cette époque de liberté où "on faisait comme si on était


les propriétaires de la fazenda", à l'arriération des temps anciens s'oppose
l'éveil et la responsabilité des temps où l'on gérait collectivement la fazenda
et où chaque homme assurait "seul avec Dieu" l'avenir de sa famille, à
l'isolement et la marginalité s'oppose une époque de respect : le respect des
anciens, de la famille, mais aussi le respect mutuel qui était à la base des
relations avec le fazendeiro, "qui était un homme bon" et qui "nous aimait
beaucoup"38.
Cette mémoire collective de l'âge d'or n'est pas simplement l'expression
d'une opposition entre deux passés, permettant de renvoyer dos à dos deux
univers de valeurs. Elle est aussi et surtout une résistance à une nouvelle
inversion du sens de l'histoire, précipitée par le conflit de terre. L'arrivée de
Bonfim s'est traduite très exactement par le retour des valeurs de l'esclavage :
l'exigence de soumission à l'homme blanc, les violences physiques perpétrées
contre les habitants et leurs troupeaux, la destruction des cultures, l'incendie
des maisons, la privation de la liberté de travailler, de circuler, de célébrer
ses cultes, et enfin le retour de la pauvreté, des famines et des privations.
Plutôt que de précipiter la population dans le piège d'une nouvelle
soumission, ce "retour de l'esclavage" a alors provoqué une prise de
conscience collective du chemin parcouru depuis les temps anciens. L'âge
d'or construit comme un temps collectif de référence, investi des valeurs de
dignité, respect, liberté, a sans aucun doute joué un rôle déterminant au sein
du conflit de terre.

Conclusion : l'introuvable histoire du quilombo

La mémoire collective à Rio das Rãs n'est pas axée autour d'un événement
spécifique comme la fuite ou les Premiers Temps, mais autour d'intérêts et de
préoccupations qui s'inscrivent comme enjeux pratiques immédiats dans la
sphère de la vie au quotidien. Comme Halbwachs, nous avons constaté que la
mémoire de l'âge d'or ne se constituait pas à partir d'une "histoire" spécifique,
mais à partir d'éléments puisés dans la quotidienneté, suffisamment généraux
pour conserver leur sens et leur portée au-delà des individus qui composent
le groupe à un moment donné : c'est sa nature impersonnelle qui assure sa
permanence au temps social et non ses "événements" qui, par leur caractère
exceptionnel, sont aussi les plus datés, et les plus spécifiques aux acteurs ou
aux témoins immédiatement impliqués. Elle remonte alors dans le passé

38. Sur le caractère central de la notion de respect dans l'expression du lien rattachant les
populations défavorisées à la société brésilienne, se rapporter à l'analyse de Dominique
Vidal, La politique au quartier. Rapports sociaux et citoyenneté à Recife, Paris, éd. de la
MSH, 1998, 234 p.
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 251

jusqu'à une certaine limite, au-delà de laquelle elle n'est plus significative, et
cette limite se déplace dans le temps et dans l'espace, en fonction du groupe
d'individus auquel elle se rapporte. Ainsi que nous l'avons vu, à Rio das Rãs
la mémoire a une histoire, et ce n'est pas un hasard si le temps collectif de
référence est aussi un passé immédiat et repose de surcroît sur une
expérience collective bien réelle.
Le fait qu'il s'agisse d'un passé immédiat n'empêche en aucun cas la
mémoire collective d'être porteuse de sens et de valeurs par rapport à des
expériences plus éloignées dans le temps et plus spécifiques de certains
individus ou groupes de familles. Le passé des Noirs et celui plus général de
l'esclavage, nous l'avons vu, ont été réactualisés à l'échelle de la mémoire
collective du groupe, non pas en tant qu'histoire spécifique que l'on
contemple ou que l'on dévisage, que l'on raconte ou que l'on "oublie", mais
en tant que significations et valeurs que l'on continue d'incarner ou, au
contraire, dont on se distingue : la marginalisation des Imbelinos, parce qu'ils
"rappellent" les "autres", témoigne bien de ce que la mémoire collective
correspond davantage à la structuration d'un univers de valeurs qu'à une
simple mise en forme collective de faits et d'événements du passé. La
mémoire collective répond plus à un besoin de signification qu'à un besoin
de mémoire.
Pour conclure sur cette idée, si un âge d'or a été érigé en temps collectif
de référence, c'est d'une part parce qu'il constituait le cadre social immédiat
et objectif de la mémoire, et d'autre part parce que le "contenu manifeste" de
cette mémoire (les bonnes récoltes, l'entente cordiale avec le fazendeiro, etc.)
correspondait au "contenu latent", à l'univers de valeurs érigé en rempart face
à la menace d’un "retour de l'esclavage".
Dans l'actualité de "l'année Zumbi", la "communauté" Rio das Rãs a été
"découverte" en sa qualité de "rémanente" par rapport à un moment
spécifique de son passé : son expérience de liberté pendant la période
esclavagiste, avant l'arrivée des marotos au Mucambo, et pendant leur
présence, la fuite des esclaves. C'est sur ce passé que les anthropologues de
Brasília ont mis l'accent pour documenter la demande de reconnaissance
auprès de la Fondation Palmares. C'est en référence à ce passé et au texte de
loi qui lui donne visibilité et légitimité politiques que s'est articulée la
bataille juridique contre Carlos Bonfim. Comme nous le verrons par la suite,
c'est à partir de représentations axées autour de l'idée de "préservation" du
quilombo que s'organise aujourd'hui le traitement institutionnel des
"communautés rémanentes de quilombo".
Toutefois, ainsi que le rappellent Fentress et Wickham, les "grands
événements" du passé sont désignés comme tels par des individus
généralement externes aux sociétés locales, et "certainement à toutes les
sociétés paysannes"39. Etudiant la paysannerie française au Moyen Âge, ils
remarquent que les révoltes contre les seigneurs ne produisent pas la même

39. Fentress et Wickham, op. cit., p. 96.


252 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

"résonance sur le long terme" et la même "force narrative" que le laissent


croire les historiens qui, eux, focalisent leurs analyses sur ces révoltes. C'est
encore le même constat que dresse Valensi dans son analyse de la guerre du
Maroc contre le Portugal, celui de la "non-mémoire" de cette mémorable
bataille des Trois Rois.
Nous avons montré que, de la même manière, à Rio das Rãs, la population
ne véhiculait pas dans sa mémoire collective de référence à un passé
spécifique qui correspondrait aux projections urbaines sur la "rémanence de
quilombo" : il n'y a pas une mémoire organisée ethniquement autour d'une
origine spécifique, et qui correspondrait à une expérience de quilombo. Au
contraire, la mémoire des temps de l'esclavage, comme nous l'avons vu,
constitue un garde-fou identitaire dans la stigmatisation duquel prend forme
le désir d'une certaine distinction. La puissance référentielle de l'esclavage a
balayé hors du champ de la signification des événements, comme la fuite des
esclaves par le Passage des Noirs, ou l'antériorité d'occupation de ces
derniers par rapport aux marotos. Le désir de distinction est exclusif,
l'extériorité assignée aux Noirs est absolue, c'est eux par rapport à nous. Rien
de leur passé ne saurait alors être retenu comme mémorable au sein de notre
mémoire collective.
Dans son introduction, "Inventing traditions", lorsque Hobsbawn
s'intéresse à ce qu'il appelle la "tradition inventée" et à ses fonctions
(cohésion sociale, légitimation et socialisation), son analyse se réfère à un
schéma cognitif dans lequel le rôle agissant du passé est conditionné par son
historicisation, c’est-à-dire par la transformation subjective de la mémoire en
élément agissant du présent40.
Nous avons vu que l’approche politico-institutionnelle de la "rémanence"
place, au cœur même du principe de reconnaissance des "communautés
rémanentes", l’existence d’une telle démarche d’historicisation de l’héritage
quilombola. Les "preuves" exigées en terme de "mémoire", de "contenus
culturels de valeur ethnographique", sont aussi les attributs que l’on
présuppose être ceux de ces "communautés". Les "lieux de mémoire" doivent
avoir - et ont nécessairement - une mémoire, une mémoire quilombola. Cet
emprisonnement tautologique de l’objet sur lui-même, loin de plonger le
concept de "rémanence" dans l’absurde, crée, au contraire, les conditions de
sa pérennité. Il faut dire que dans le va-et-vient entre la réalité et le concept,
entre les "communautés" candidates à la rémanence et les instances
décisionnelles, une série de filtres polissent la réalité à l’image du miroir
déformant qui lui est tendu. Il ne faut ni surestimer ni taire les rôle des
anthropologues qui, en appréhendant systématiquement leur objet à partir de
filtres analytiques inadaptés et imposés a priori, comme le "mythe des
origines" ou le "culte des ancêtres", facilitent certes le travail de mise en
correspondance des communautés avec leur image de "rémanentes", mais

40. Hobsbawn (Eric), "Inventing traditions". In Hobsbawn (Eric) et Ranger (Terence), The
Invention of Tradition Cambridge, Cambridge University Press, 1983, 322 p. (p. 1-14).
"PREMIERS TEMPS" ET MÉMOIRE COLLECTIVE 253

s’empêchent d’appréhender le rapport - bien réel - qu’elles entretiennent avec


le passé esclavagiste et ses blessures. L’historicisation de la mémoire telle
qu’Hobsbawn l’avait mise en évidence constitue un second filtre. Au risque
d'anticiper sur la problématique qui va être ensuite développée (chap.IX), il
nous faut évoquer les membres de l’élite quilombola de Rio das Rãs qui,
dans la production de discours façonnés au moule des exigences
procédurières, ont su prendre la mesure du sens symbolique et historique de
leur existence aux yeux de ceux dont leur sort dépendait. Eux-mêmes sont
tout à fait conscients de ce que leurs discours ne sauraient être tenus pour des
échantillons de la mémoire collective. De toute façon, cette dernière, fluide et
intime, ne se raconte pas.
IIIe PARTIE

RIO DAS RÃS,


« COMMUNAUTE REMANENTE DE
QUILOMBO »
256

Comment s'est produite la rencontre entre l'offre politique du Titre 68 et la


mobilisation de la population de Rio das Rãs pour la défense de ses terres,
entre l'objet juridique "communauté rémanente" et l'objet de cette
mobilisation ? Comment Rio das Rãs a-t-elle "découvert" sa "rémanence de
quilombo" ? Comment s'est organisée l'inévitable confrontation entre les
représentations politiques du quilombo et la réalité historique et identitaire
des "quilombolas" ? Quels furent les mécanismes d'articulation entre les
logiques urbaines de défense des "communautés rémanentes" et les logiques
locales d'acceptation ou de rejet du quilombo ?
Il serait impossible de comprendre la trajectoire du quilombo à Rio das
Rãs sans se référer, au préalable, au contexte social et politique dans lequel il
fut injecté. Ce contexte, c'est bien sûr celui du conflit de terre et des
importantes transformations qu'il a engendrées dans la vie quotidienne de la
population. C'est aussi celui d'une évolution plus en profondeur de
l'environnement, des mentalités, des logiques économiques, etc., autant de
signes témoignant de la conquête progressive d'une certaine modernité. Nous
verrons que le conflit de terre fera éclater des divisions au cœur même de
Rio das Rãs, révélant à sa population cette évolution dans toute son inégalité
et son irréductibilité (chap. VII). Il s'agira alors de comprendre le processus
de "révélation" du quilombo ainsi que les mécanismes de transformation et
d'intégration dont il fut l'objet au sein de ce champ social profondément
destructuré (chap. VIII). Finalement, en s'attachant au sens de l'engagement
des dirigeants locaux dans le champ politique quilombola, puis à leur
logique de reconstruction de la "communauté" aux lendemains du conflit, il
conviendra de s'interroger sur l'existence d'une ethnicité quilombola à Rio
das Rãs et de dresser un bilan des influences, des réalisations et des
conquêtes (chap. IX).
CHAPITRE VII

Rio das Rãs à l’heure de la modernité

Il est des périodes où le cours du temps semble s'accélérer, où


brusquement toutes les marques du quotidien paraissent comme effacées par
le souffle d'un événement, après lequel, pour ceux qui y sont soumis, il
semble que plus rien ne sera jamais comme avant. Les premières années de
l'installation de Carlos Bonfim à Rio das Rãs, sans doute, furent l’une de ces
périodes.
Il faut dire que l'accord tacite entre "occupants" et "propriétaires" qui
avait présidé aux destinées de la fazenda prenait fin : les Texeiras avaient
retiré leurs intérêts des lieux, la terre avait été vendue, livrant au bon vouloir
d'un individu, dont on ignorait tout, le devenir des 232 familles qui s'y
trouvaient, certaines depuis plus de 150 ans. A la relative souplesse que cette
préséance avait su imposer aux héritiers Texeiras succédait l'intransigeance
indifférente de Bonfim. La population de Rio das Rãs se vit soudainement
dénier toute légitimité, et fut assignée au statut incertain d'occupante
indésirable.
Face à la violence qui, omniprésente, semblait résumer à la fois la nature
du bouleversement, sa promptitude et les méthodes par lesquelles il fut
imposé, grande est alors la tentation pour l'observateur de porter sur la
situation qui en résulta le diagnostic univoque d'une rupture : rupture entre
un "avant" et un "après" conflit, entre un état de chose correspondant à une
normalité révolue et un état en devenir qui serait tout entier soumis à une
dynamique brutale de changement. Le risque serait bien sûr de faire du
conflit l'élément explicatif de tout changement et d'en réduire ainsi toutes les
manifestations à une lecture exclusive de discontinuité1.

1. Michel Dobry a dénoncé ce qu'il appelle "l'illusion héroïque", selon laquelle il existerait
une différence de nature entre une conjoncture de crise et une conjoncture plus routinière,
la première relevant d'un schéma explicatif en termes d'action et de décision, et la seconde
d'une analyse plus centrée sur la structure et les "facteurs objectifs". En temps de crise,
comme en tout autre temps, "subjectivité" et "structure" interagissent selon une "logique
de la fluiditidé politique". Dobry (Michel), "Logiques de la fluidité politique" in Chazel
(François) (org.), Action collective et mouvements sociaux, PUF, 1993, 267 p.
258 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Pourtant, si le conflit fut bien le théâtre contextuel des transformations


importantes que connut Rio das Rãs au cours des quinze dernières années,
celles-ci s’inscrivaient parfois dans des conjonctures dépassant largement le
contexte et les enjeux de la seule question foncière. Alors que certaines
transformations traduisaient une véritable rupture, d'autres n'étaient que des
réactualisations de logiques et de mécanismes plus anciens. Enfin, telles ou
telles tendances, qui semblaient un moment marquer en profondeur la
"structure" sociale de Rio das Rãs, se révélèrent finalement purement
contingentes. Réactives face à des circonstances exceptionnelles, elles
disparurent dans le ressac d'un "retour à la normale". Toute la difficulté de
l'analyse est alors d'intégrer cette pluralité des conjonctures et de restituer
chaque dynamique dans l'axe diachronique et synchronique sur lequel elle se
situe.

1 - La réorganisation violente des espaces

L'objectif de Carlos Bonfim était parfaitement transparent : disposer à sa


guise de tout l'espace de la fazenda qu'il venait d'acquérir, eût-il fallu pour
cela expulser sans détour toute personne refusant de se conformer à ses
exigences. Dans les premières années de son installation toutefois (1981-
1986), Bonfim avait besoin d'une main d'œuvre nombreuse pour effectuer,
conformément à ses projets ambitieux, de grands travaux de terrassement,
clôture, irrigation, dégagement d'axes de circulation, construction
d'infrastructures. La population de Brasileira et Bom Retiro, plus proche du
siège installé en retrait du fleuve, fut largement mise à contribution et perçut
en retour un salaire correspondant au minimum régional2.
Cependant, une fois les travaux terminés, Bonfim se montra bien moins
conciliant sur la question de l'occupation des espaces. Certes, il avait été clair
dès son arrivée qu'il faudrait regrouper toute la population à Brasileira, dans
une zone de 5 000 hectares détachés de la fazenda. Les années avaient
pourtant passé, certes dans un climat de tensions et de menaces épisodiques,
mais sans que le statu quo s'en trouvât bouleversé.
En 1988 cependant, il devint clair que l'on ne transigerait plus : la
population devait se déplacer. A Enchu, huit maisons situées sur les zones de
pâturage furent détruites. A Capão do Cedro, tous les champs cultivés furent
confisqués et piétinés par des milliers de sabots. Les trois habitations de
Manga furent également rasées. A Bom Retiro, des hommes de main du
fazendeiro arrivèrent en tracteurs, derrières lesquels on avait attelé des
chariots, et déplacèrent en quelques jours toute la population. Il ne resta que

2. Soit 3 reais pour une journée de travail pour les hommes (à l'époque, environ 2 Euros)
et 2 reais pour les femmes (1.5 Euros).
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 259

Chico de Souza, qui avait reçu des Texeiras le droit d'occuper la bâtisse en
ciment construite à l'intention des préposés. Les 33 autres maisons de Bom
Retiro furent détruites, de même que 27 autres sur les bords du fleuve,
situées au-delà de la limite établie par Bonfim et dûment marquée par une
clôture de cinq rangées de barbelé (cf. doc. n° 8).
Une première conséquence directe de ces déplacements multiples fut
l'explosion démographique de Brasileira. En quelques semaines, plus de
cinquante nouvelles habitations furent construites et la localité, qui ne
comptait alors qu'une trentaine d'habitants, abrita soudainement plus de 300
personnes. Le flot des migrants ne se tarit qu'en 1990. Brasileira comptait
alors 90 maisons, et plus de 500 habitants3.
De nombreux bouleversements s'ensuivirent en termes d'organisation des
espaces de travail, d'accès à l'eau et, de manière plus générale, de vie au
quotidien. Pour la première fois, la population de Rio das Rãs vivait dans un
espace limité. Aux unités familiales, largement espacées les unes des autres,
succédait un voisinage constitué de familles hétérogènes et fortement marqué
par la promiscuité. "Le voisinage est très regroupé, il y a trop d'enfants.
Avant, il y avait moins d'enfants", s'était plainte la vieille Alzira. Maria Zelia,
rattachée par alliance à l'une des plus anciennes familles de Brasileira, avait
protesté contre l'envahissement des espaces de son beau-père par ces
nouveaux venus qui s’étaient installés "juste en face" ! Retournant le
reproche, Maria-Eunice, installée depuis peu à Brasileira, avait regretté de
n'avoir jamais été dans la maison de ses voisins, et encore, nous dit-elle,
l'accueil est pire pour qui a des enfants : "Les enfants des voisins ont tant
battu ma fille qu'elle a dû rester couchée toute une journée".
Mais les tensions allèrent bien au-delà de ces quelques rapports
frictionnels, somme toute normaux dans un contexte d'adaptation forcée à un
nouveau voisinage. C'est toute l'organisation économique des familles que la
promiscuité remettait en question. Il était devenu impossible d'élever poules
et cochons à sa guise. Malgré les cangas, carcans en bois entourant le cou
des porcs, ces animaux ne manquaient pas de se frayer un passage à travers
les clôtures et dévastaient en quelques heures les champs de maïs ou de
pastèques du voisin. D'innombrables conflits éclatèrent entre les victimes de
ces pillages répétés, folles de colère, et les propriétaires des animaux
incriminés. Il arriva que des chiens affamés missent en pièces une chèvre ou
une brebis, ce qui donnait lieu à d'interminables disputes sur la manière dont
le propriétaire lésé devait être dédommagé. Lorsque les porcs de l'un
entrèrent dans les champs de l'autre, ce dernier, sans consultation aucune,
n'hésita pas à tuer et manger les huit bêtes au grand désespoir du premier.
Nombreux finirent alors par renoncer à élever des porcs, pour éviter toute
complication. D'autres changèrent drastiquement les pratiques d'élevage : les

3. En juillet 1995, nous avons recencé 524 habitants, auxquels s'ajoutaient une centaine
d'exilés à São Paulo.
260 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

animaux seraient à l’avenir élevés dans des porcheries et privés de toute


liberté.
La distribution de terres désormais limitées généra de même de
nombreuses tensions, entre toutes, les plus profondes. Il fallait accommoder
la foule des nouveaux venus sur des espaces d'une inégale fertilité. Les
abords du rio das Rãs furent vite saturés et les zones plus reculées de
caatinga étaient trop arides. Certaines familles, installées depuis longtemps,
avaient bien sûr des prérogatives sur lesquelles il était difficile d'empiéter,
d'autres avaient reçu des "propriétés" du fazendeiro qui ne s'était pas
préoccupé de savoir si les terres ainsi concédées étaient ou non occupées. Il
arriva que, brandissant un "titre de propriété" émis par Bonfim, certains
individus n’hésitent pas à expulser de leurs terres des familles dont
l'installation remontait à plusieurs générations. Pour la première fois à Rio
das Rãs, les chefs de famille durent concéder des terres à leurs fils désireux
de s'établir, substituant à la logique traditionnelle de l'extension des domaines
celle du morcellement, avec tous les sacrifices et incertitudes qu'une telle
extrémité engendrerait nécessairement. L'espace n'évoluerait plus, c'était
désormais au groupe de s'adapter.
De plus, ce nouveau cadre socio-spatial procédait d'une hétérogénéité
fondamentale des situations familiales, telles qu'elles furent générées par le
conflit. Selon les localités d'origine, et donc selon les familles, l'exposition au
conflit ne fut pas la même. Trois cas de figure peuvent être dégagés. Dans le
premier cas, comme à Enchu et Capão do Cedro, situés à l'extrême sud-ouest
de la fazenda, la population resta dans sa localité d'origine mais fut privée de
son bétail et d'une partie de ses espaces de travail. Dans le deuxième cas, la
population fut expulsée et relogée à Brasileira. Telle fut la situation des
habitants de Juá, Manga et Bom Retiro, qui perdirent bétail et cultures. Il ne
leur fut pas même possible de récupérer les tuiles et les poteaux des clôtures
dévastées. Enfin, certains ne furent pas touchés directement par le conflit,
comme la population originaire de Brasileira ou celle des bords du fleuve
située à l'intérieur de la zone découpée par Bonfim.
Ce dernier accentua encore cette inégalité dans l'infortune en faisant aux
familles des offres elles aussi très inégales.

2 - La gestation d'une division

Les relocalisations imposées par Bonfim obéissaient à un plan d'occupation


de l'espace, et de la position de telle ou telle localité sur ce plan dépendait
bien entendu la manière dont ses habitants seraient traités. Des lots de terres
pourvus de titres de propriétés furent d'abord proposés à tous les chefs de
famille originaires de Brasileira, d'environ 25 hectares chacun, et il fut établi
qu'un tracteur serait mis à disposition lors des opérations de débroussaillage
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 261

Doc. n° 8 - Rio das Rãs, le plan du conflit


262 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

et de premier labour. La même chose fut proposée aux habitants des bords du
fleuve, du moins ceux qui résidaient à l'intérieur de la zone allouée aux
"occupants". Pour les autres, il faudrait d'abord abandonner les résidences,
pour bénéficier ensuite des mêmes droits que leurs voisins. Pour Enchu et
Capão do Cedro, Bonfim ne fit aucune proposition de terres, car si les
habitations mêmes, aux marges de la fazenda, pouvaient encore être tolérées,
il était hors de question d'empiéter sur les terres réservées au bétail. Comme
à Jua et Manga, il fut proposé d'acheter le "droit d'occupation" des familles
contre la promesse de quitter Rio das Rãs et de s'installer ailleurs.
Les réponses ne manquèrent pas de refléter l'hétérogénéité - calculée - de
l'offre. Toute la population de Brasileira accepta d'abord de recevoir des
titres de propriété, dans la mesure où sa situation initiale n'était en rien
altérée : les terres attribuées correspondaient aux terres effectivement
cultivées, les avantages en nature (tracteur…) étaient séduisants et les
familles recevaient en outre la garantie de n’êtree exposées à aucune
tracasserie. Comme l'explique très prosaïquement Nagô, l'occasion ne se
refusait pas :

"Tu imagines, donner un lot ! Déjà prêt, débroussaillé, tu ne dépenses


rien, les frais d'enregistrement, il les payait… il prêtait une voiture
pour transporter les affaires… qui n'accepterait pas ça ! La majorité
des gens est comme ça. On veut manger ce qui est déjà prêt, par
contre, cuisiner soi-même, ça, c'est plus difficile. Qui veut aujourd'hui
faire un travail dur comme celui-là (défricher un champ) ? On préfère
tout trouver déjà tout fait. Alors cette facilité de titres donnés, et deux
années d'impôts payés sur les terres ! Mais malgré ça, beaucoup n'ont
pas accepté, beaucoup n'ont rien reçu".

Effectivement, les terres à attribuer étaient nécessairement comprises dans


la zone de 2 500 hectares détachée de la fazenda. Or, très rapidement, toutes
les terres fertiles furent attribuées. Il ne resta que la vaste étendue entre le
fleuve São Francisco et le Rio das Rãs, dite alagadicio, qui formait une
cuvette régulièrement inondée dès les premières crues. Les premiers parmi
les nouveaux venus à Brasileira reçurent encore des terres décentes. La
majorité de ceux qui vinrent ensuite refusa massivement tout compromis sur
la base de terres incultivables. Qui plus est, "l'offre" de Bonfim ne
s'appliquait qu'au chef de famille, entendu comme l'homme adulte le plus âgé
de chaque branche familiale. Les fils, même mariés, souvent âgés de 30 à 40
ans, devaient donc partager avec leur père les terres attribuées, ce à quoi
beaucoup se refusèrent obstinément : "moi seul avec Dieu" étant un principe
sur lequel on ne transigerait pas.
Sur les berges du fleuve, la situation devint rapidement intenable. Les
familles ne pouvaient accepter des titres pour des terres n'offrant aucune
possibilité de retrait pendant les crues du fleuve. De plus, une clôture
empêchant désormais l'accès aux terres situées en aval du fleuve, la surface
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 263

disponible était bien trop insuffisante pour que tous les chefs de famille
pussent bénéficier de lots de taille et qualité égales. Compte tenu de la
surface disponible, chaque chef de famille ne pouvait avoir qu'une bande de
terre relativement longue, mais n'excédant pas les… 15 mètres de largeur.
Sur les quelques soixante-dix chefs de famille (nucléaire) vivant sur les bords
du fleuve, pas un n'accepta la proposition de Bonfim. Il faut dire que cette
dernière, pour tant est qu'elle ait jamais été sérieuse, reflétait une grande
ignorance des réalités du terrain.
La population de Manga, regroupant au moment du conflit une petite
dizaine de familles, décida dans son ensemble d'accepter l'offre de Bonfim de
rachat du "droit d'occupation" et quitta la zone de Rio das Rãs. La plupart des
familles allèrent s'installer en face, sur l'autre rive du fleuve, dans la petite
localité de Barreira Grande, où habitaient déjà des parents. D'autres partirent
pour São Paulo. Quelques familles de Jua firent de même tandis que d'autres
vinrent grossir les rangs des migrants à Brasileira. Les populations de Enchu
et Capão do Cedro, qui n'avaient d'autre alternative que l'exil ou la résistance,
décidèrent massivement de tenir tête au fazendeiro. Personne n'accepta de se
déplacer.
Il faut enfin mentionner quelques situations particulières. Chico de Souza,
arguant de son "droit" acquis avec les Texeiras (la maison) et de son âge
extrême, décida de rester seul à Bom Retiro, et jamais Bonfim ne vint à bout
de son obstination4. Le vieux Salgado, à Riacho Seco, se trouva pour sa part
dans une incroyable situation. Comme il vivait à la limite entre la fazenda
Rio das Rãs et la fazenda Bastos, aucun des deux propriétaires ne l'accepta
sur son sol. Les clôtures respectives contournèrent alors tout simplement
"l'obstacle" qu'il représentait, si bien que Salgado se retrouva coincé sur une
bande d'environ 80 mètres, ceinturée de toutes parts par des barbelés. Privé
de point d'eau, il creusa directement dans la cour de sa maison sept mois
durant, avant de rencontrer la nappe phréatique. Il aménagea alors un puits
qui lui permit de tenir quatre ans dans son exiguë situation d'infortune. Celso,
pour sa part, et moyennant la vente de son bétail, avait acheté une terre aux
Texeiras avant l'arrivée de Bonfim. Il était ainsi devenu le propriétaire légal
d'une bande de 66 hectares de terre dans la caatinga de Brasileira, qu'il
clôtura entièrement (cf. chap. VIII). Dans un premier temps, il resta donc à
l'écart des négociations, fort de l'idée qu'elles ne le concernaient pas. La
validité de son titre serait finalement remise en question au cours du
processus judiciaire. Enfin, nombreux furent ceux à quitter Rio das Rãs pour
São Paulo. En 1995, plus d'un quart de la population globale s'y était
déplacée.

4. Il faut dire que Chico de Souza était devenu entre-temps le "symbole de la résistance du
quilombo Rio das Rãs", comme l'affirmait l'affiche imprimée par les partenaires urbains à
l'occasion de son centième anniversaire, célébré en présence de 500 personnes le 15 avril
1994. Cette forte visibilité externe du vieux Chico rendait difficilement possible toute
manoeuvre d'expulsion…
264 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

En résumé, les "propositions" initiales de Bonfim suscitèrent des réactions


très hétérogènes, s'échelonnant entre l'acceptation sans condition et le refus
définitif. Pour ceux à qui une terre décente avait été proposée, il n'y eut
aucune opposition de principe. C'est surtout le constat de l'inégalité qui
suscita les premières crispations à Brasileira, tandis qu'à Rio das Rãs il devint
évident qu'un découpage en lots était impossible, même si l'opération avait
bien été envisagée. Pour celles des familles qui avaient perdu leurs terres, il
était hors de question d'être dédommagées au rabais, pour les autres, il était
exclu que leurs propres terres fussent divisées. Toutefois, il avait bien été
question de négocier, et c'était somme toute dans la logique des choses :
depuis un siècle et demi, c'est bien par la négociation qu'"occupants" et
propriétaires avaient réussi à coexister pour le bien de tous. Nombreux sont
ceux, à Rio das Rãs, qui justifient ainsi leur bienveillance première : "Les
fazendeiros ne nous avaient jamais embêtés". Il est alors vraisemblable que si
Bonfim s'était montré plus réaliste et soucieux des aspirations légitimes de la
population, il n'y aurait jamais eu de conflit de terre à Rio das Rãs.
Rapidement, pourtant, le ton changea. Alors que Bonfim, qui perdait
patience, s'était résolu à faire usage de la force pour parvenir à ses fins (aux
pourparlers avaient succédé des hommes de main armés), à Bom Retiro,
Enchu et sur les bords du fleuve, la population passa d'une logique de
négociation à une logique de contestation. Le très actif Syndicat des
travailleurs ruraux de Bom Jesus da Lapa (STR) s'empara du dossier et
conseilla que personne n'acceptât quoi que ce soit, et surtout pas de se
déplacer : les titres de propriété de Bonfim, assurait-on, n'étaient pas valides
et les "travailleurs" avaient un droit légitime d'occupation. A Brasileira, le
doute avait commencé à s'installer, d'autant plus que le découpage en lots
n'avait généré jusque là que de vives tensions et que l'on remettait en cause
jusqu'à la faisabilité de l'opération. La majorité qui avait d'abord accepté des
titres de terre décida de se rétracter. Sur les bords du fleuve, un dénommé
Paulo s'imposa comme le leader d'une contestation qui regroupait désormais
toutes les familles : les terres devaient être rendues, car tel était le droit des
familles de Rio das Rãs.
A Brasileira, Bonfim, conscient qu'il était trop tard pour une solution
globale, fit savoir que quiconque accepterait des titres de propriété pourrait
s'attribuer les terres de ses choix. Sur les soixante-dix chefs de famille que
comptait Brasileira en 1988, trente-six acceptèrent, malgré les
recommandations du syndicat, et reçurent les titres notariaux correspondants.
Parmi ces personnes figuraient certains habitants originaires de Brasileira,
mais aussi des nouveaux venus, de Bom Retiro ou d'ailleurs. Une rupture
venait d'être consommée :

"Alors je lui ai dit (à un voisin qui s'était fait attribuer ses terres) : ça,
tu ne le fais pas parce que d'ici je ne sors pas, parce que ceci qui est à
moi, seul Dieu peut me le retirer. Toi, tu n'as rien acheté ici. Quand tu
es arrivé ici, tu m'as trouvé dans ce champ. Alors pourquoi veux-tu me
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 265

prendre ce lot, alors qu'il y a déjà un champ à moi ici ? Si tu veux


travailler la terre, va défricher ton champ comme moi-même je l'ai
fait" (Nagô).

Ils furent ainsi cinq à chercher à s'emparer des terres d'autrui, et trois
réussirent. Vers 1990, la situation atteignit une polarisation extrême. Vingt-
neuf des trente-six chefs de famille détenteurs de titres de propriété se
rassemblèrent en une association "agro-pastorale" sous l'impulsion de João
Bonfim, le frère du fazendeiro, à l'époque député de l'état de Bahia. Des
fonds furent alloués pour que l'on construisît, au bénéfice de l'association, un
moulin à farine entièrement mécanisé. Des emplois salariés furent proposés
au sein de la fazenda. Certains devinrent des hommes de main de Bonfim ;
ils constituèrent une avant-garde prodigue en propagande, vantant les bontés
de "l'homme". Ils n'hésitèrent pas à sectionner les barbelés d'une clôture,
pour ensuite en accuser publiquement certains opposants au fazendeiro5. Les
populations de Enchu et Capão do Cedro, pour leur part, vécurent un
véritable siège. Il leur fut interdit de travailler, le bétail fut confisqué. Sur les
bords du fleuve, l'enfermement, la promiscuité, conjugués à plusieurs années
successives de pluies insuffisantes, créèrent une situation paroxystique.
Ainsi donc, les familles de Rio das Rãs ne firent pas toutes front au
fazendeiro. Aux situations particulières les plus hétérogènes se conjuguèrent
des comportements dont le contraste et la confrontation mirent en évidence
l'existence d'une véritable fracture. Certes, Carlos Bonfim s'y entendit à jouer
la carte de la division et il ne fait nul doute que sa stratégie se révéla
profondément destructurante pour la population. Toutefois, par-delà les
positions des uns et des autres, et par-delà la situation de crise et son cortège
de drames personnels et de tragédies collectives, il apparaît que les divisions
internes étaient déjà en gestation, portées par des dynamiques de
transformation en profondeur de Rio das Rãs et de sa population.

3 - Rio das Rãs à l'heure de la modernité

Le traitement différencié dont la population fut l'objet, de même que la


diversité des situations selon la localisation géographique dans la fazenda, ne
suffisent pas à rendre compte de comportements antagonistes au sein même
de Brasileira, de la part d'individus dont la situation foncière était tout à fait
similaire. A l'évidence, d'autres paramètres étaient venus informer les
logiques des uns et des autres.

5. Il s'agissait de convaincre la justice que les violences et les infractions étaient le fait de
la population, et non du fazendeiro.
266 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Lorsque nous nous intéresserons aux élites politiques de Rio das Rãs, il
sera proposé une analyse des logiques de la participation individuelle à
l'association de Bonfim et de celles ayant conduit à assumer une posture de
résistance. Dans l'immédiat, bornons-nous au constat de l'hétérogénéité des
comportements et essayons de comprendre les dynamiques plus générales de
changement au sein desquelles ces comportements s'inscrivent et prennent
leur sens.

Le voyage à São Paulo

Nous venons d'évoquer le fait qu'un certain nombre de familles s'étaient


exilées à São Paulo dès les premiers mouvements de délocalisation. Ce qui
peut apparaître comme une réponse exceptionnelle à un contexte de crise tout
à fait inédit s'inscrit en fait dans une tradition déjà ancienne : le voyage à São
Paulo constitue depuis longtemps le mode de résolution privilégié de certains
problèmes.
Plus de 90% de la population adulte de Rio das Rãs a déjà fait au moins un
voyage à São Paulo, les femmes comme les hommes. Aujourd'hui le voyage
se fait en bus, au départ de Bom Jesus da Lapa. Il en coûte environ 80 euros
pour deux journées entières de voyage. Auparavant, les anciens y allaient à
pied. Jorginho raconte, admiratif, que ses deux grands-pères avaient marché
pendant six mois, jusqu'aux faubourgs de la métropole. Là, des camions
attendaient les voyageurs et les transportaient directement dans les
plantations de café. Ils revenaient plusieurs années après, avec un petit
pécule qui permettait surtout d'acheter du bétail, qui fournirait à son tour une
réserve d'argent rapidement mobilisable en cas de besoin. Il en était ainsi
depuis le début du XXe siècle. On partait les années de trop grande
sécheresse, par besoin d'argent, ou tout simplement pour tenter l'aventure, et
il suffit d'entendre les anciens raconter leurs périples pour se convaincre qu'il
s'agissait parfois d'un parcours initiatique. On revenait paré de beaux habits,
couvert d'un chapeau de feutre, avec de l'argent, des produits manufacturés et
des histoires assurant à leurs conteurs un grand prestige.
La vie à la métropole relevait d'une véritable stratégie : on s'installait
d'abord à cinq ou six dans une chambre louée, puis on achetait ou occupait
un lopin de terre dans les faubourgs, sur lequel on construisait une maison
sommaire. L'argent devait être économisé au maximum. Comme le raconte
Jorginho, dans les favelas, à cette époque, c'était le "temps des canifs" : le
violence était rare et bénigne, il y avait des fêtes, des distractions, des
villages se reconstituaient au sein même de la favela. On trouvait du travail
immédiatement, parce que l'on était bahianais, donc besogneux et honnête.
Plus tard, les paulistas iront jusqu'à falsifier leurs documents d'identité - les
"cartes chauffées" (carteiras esquentadas) - pour pouvoir se prévaloir de
cette identité, si valorisée, de Bahianais.
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 267

Puis, dans les années soixante, le voyage à São Paulo se banalisa : sur
place, dans la favela de Jardim Mauá, un véritable réseau se constitua pour
les habitants de Rio das Rãs. Tout était assuré : le logement, le travail. "L'un
partait, l'autre arrivait", explique-t-on, comme pour décrire les rouages d'un
mécanisme bien rodé. Dans les abattoirs, les places étaient garanties. C'est
qu’"avec la vie dans la fazenda, on connaissait bien la viande"… Les filles
travaillaient comme employées domestiques. Certaines familles se
sédentarisèrent de nombreuses années, et parfois même ne rentrèrent jamais.
Leurs enfants firent des études. C'est le cas de Jorginho, élevé à São Paulo
pendant dix-huit ans, de Paulina qui obtint son diplôme d'études secondaires,
et de beaucoup d'autres encore.
Quand on revenait, "on avait une tête différente", qui donnait un
ascendant sur ceux qui n'étaient jamais partis, on s'exprimait dans un
nouveau vocabulaire, avec un accent différent. Les candidats au départ
bénéficiaient des expériences. "Aujourd'hui ce n'est plus pareil, tout le monde
est allé à São Paulo, alors on ne peut plus dire ou faire n'importe quoi".
Paulo, qui vient de rentrer en catastrophe (aidé financièrement par un voisin
de Rio das Rãs vivant aussi à São Paulo) à la suite d'une mauvaise bagarre
dans la favela, a beau jouer au dur avec sa casquette retournée, façon rapper
nord-américain, et un radiocassette flambant neuf, hurlant les derniers succès
de la métropole, il n'impressionne plus personne. Les jeunes l'écoutent,
amusés, déballer, entre deux verres de cachaça, ses projets de plantation de
marijuana et de braquage de la banque voisine. Paulo est un raté, un clown
(um palhaço), tout le monde le sait.
S'il est indéniable que le conflit de terre a accentué les départs, le voyage
à São Paulo constitue donc aujourd'hui une pratique régulière et totalement
banalisée. Il ne s'agit plus d'une terre d'aventures à conquérir, mais d'un
univers familier, d'un espace social, affectif et économique pleinement
intégré, et investi dans le prolongement même de l'univers quotidien de Rio
das Rãs. Au sein des stratégies économiques et familiales, du rapport à la
santé, dans les projets de mariage, les deux espaces s'informent
continuellement et entretiennent une véritable relation de complémentarité.
Odilo et Flosino sont à São Paulo. Par le bus, ils ont envoyé à leurs parents
de Rio das Rãs 200 reais (en 1996, soit, cette année-là, environ mille francs)
pour acheter chacun une vache. Dans le même bus, d'autres enveloppes
avaient aussi circulé, et l'on parle alors de faire un achat groupé de cinq ou
six vaches, à un meilleur prix. Wilson, qui fait des projets d'équipement pour
la construction d'une boulangerie, s'apprête à partir. Il a calculé que, dans six
mois, il pourrait rentrer avec l'argent nécessaire. Adelino et sa femme partent
également, rendre visite à leurs sept filles, qui travaillent à São Paulo.
Certaines se sont mariées sur place, et depuis le dernier voyage, de nouveaux
petits-enfants sont nés. Les deux voyageurs comptent bien remercier leurs
enfants pour l'argent envoyé, avec lequel on a enfin pu couler un sol en
ciment dans la maison familiale et acheter d'occasion un frigo à gaz.
Dominga aussi s'apprête à partir, elle souffre des dents, et il est bien plus
268 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

facile et meilleur marché de se faire soigner dans les hôpitaux publics de São
Paulo que de payer une fortune dans une clinique privée de Bom Jesus da
Lapa. Elle en profitera pour rendre visite à sa fille, ses paniers pleins des
produits de la terre natale. C'est ainsi toutes les semaines. "L'un part, l'autre
arrive".
Il est évident que, pour banalisés et intégrés qu'ils soient, ces
déplacements à São Paulo, qui se sont nettement intensifiés au cours des
dernières années, n'en ont pas moins eu une influence déterminante sur la
structure sociale de Rio das Rãs, ainsi que sur les pratiques et les stratégies
de ses habitants.

La différenciation des logiques économiques

La petite paysannerie du Nordeste se caractérise traditionnellement par la


faible diversification de ses activités : qui n'est pas vaqueiro est laboureur
(lavrador), et qui n'est pas laboureur est vaqueiro. Depuis les célèbres
portraits de sertanejos, esquissés par E. da Cunha au début du XXe siècle, on
retrouve cette typologie à la base de nombreuses études sur le milieu rural du
Nordeste6. Cette typologie est d'ailleurs volontiers reprise à Rio das Rãs
lorsque l'on s'enquiert de la "profession" des uns et des autres : tous se
déclarent vaqueiro ou lavrador, parfois les deux…
Pour être tout à fait exact, il existait - et continue d'exister - de
nombreuses pratiques et activités relevant d'un savoir-faire particulier, mais
celles-ci ne constituaient en aucun cas des professions spécialisées et
exclusives. Il s'agissait toujours d'activités exercées en marge ou dans le
cadre même des travaux agricoles, et qui s'inséraient dans un système
d'échange de compétences. Il y avait le menuisier, qui faisait la boiserie des
habitations ainsi que les chars à bœufs, celui qui savait cuire les tuiles, il y
avait le dresseur de chevaux et celui qui savait les castrer, il y avait
l'accoucheuse et le médium qui connaissait les plantes et les remèdes. Ces
activités n'étaient pas professionnelles, dans la mesure où, d'une part, elles ne
généraient pas à proprement parler de revenus et parce que, d'autre part, elles
ne se substituaient pas aux travaux agricoles.
Depuis deux générations, cependant, Rio das Rãs connaît un processus de
différenciation des activités économiques principales, processus qui s'est
considérablement accéléré pendant les années de conflit. De petites échoppes
se sont ouvertes, où l'on peut acheter des produits de base, comme le savon,
le riz ou l'huile pour les lampes. Si Romualdo, propriétaire de l'une de ces
échoppes, n'a en rien délaissé le travail des champs, Pedro, sur les bords du
fleuve ne quitte plus sa boutique. Il a en revanche conservé ses terres, sur

6. Cf. Euclides (Cunha da), op. cit., Queiroz (M.I. Pereira de), op. cit., Delaunay (Daniel),
op. cit.
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 269

lesquelles travaillent de façon journalière deux de ses voisins. Ils sont payés
selon les tarifs pratiqués dans la région. Depuis 1998, Sines a définitivement
abandonné le travail des champs : il est désormais chauffeur de bus salarié.
C'est lui qui effectue les déplacements aujourd'hui quotidiens entre Brasileira
et Bom Jesus da Lapa7. A Rio das Rãs, son emploi est très envié, même si
l'on raille volontiers ses débuts épiques, lorsqu'il avait embourbé le véhicule
et qu'il avait fallu atteler les bœufs pour que le voyage pût reprendre son
cours. Depuis 1995, Jorginho est fonctionnaire de l'éducation nationale. Il est
employé à Brasileira par la municipalité de Lapa, en tant que professeur non
diplômé (leigo). C'est lui qui donne les cours d'alphabétisation. En
complément de son maigre salaire (300 francs par mois pour une moyenne de
six heures de cours par jour), il a ouvert un petit étal proposant cachaça,
cigarettes, riz et autres produits de consommation de base. En 1998, Wilson,
de retour de São Paulo, décide d'ouvrir la première "boulangerie" de Rio das
Rãs. Il a aménagé un four dans sa maison, et cuit son pain quotidiennement,
qu'il part vendre lui-même au porte-à-porte, à bicyclette. D'autres encore ont
délaissé leurs champs pour se consacrer à une activité dont ils espèrent
pouvoir vivre : Maria (dont le mari travaille à São Paulo) a acheté un frigo à
gaz approvisionné toutes les semaines en bières, qu'elle vend un bon prix. En
deux ans, deux centres spirites ont ouvert à Brasileira, et le succès de l'un et
l'autre a assuré à leurs "présidents" respectifs des revenus et dons divers leur
permettant de faire face au quotidien sans labour aucun. Il n'y a bien sûr rien
de comparable avec le centre spirite d’Andrelino, à Enchu, et son "hôpital",
un complexe de plusieurs bâtisses construites en dur, abritant des malades
venus de toute la région et parfois d'ailleurs. Cela fait longtemps
qu'Andrelino paie - très correctement - la main d'œuvre qui travaille dans ses
champs et que son fils ne prend pas le bus pour aller en ville : son père lui a
acheté un véhicule tout terrain flambant neuf, en dédommagement de l'avoir
fait rappeler de São Paulo, où il vivait très heureux. Andrelino est, de loin,
l'homme le plus riche de Rio das Rãs.
Trois éléments peuvent permettre de mieux comprendre ce processus de
spécialisation.
A l'occasion des voyages à São Paulo, nombreux furent ceux qui apprirent
une profession : chauffeur, cuisinier, équarrisseur, ouvrier, garde de sécurité,
maçon. C'est à São Paulo que Wilson a appris à faire le pain, que Sines a
obtenu son permis de conduire et que Jorginho a réussi les examens scolaires
grâce auxquels il est aujourd'hui professeur. Certes, la plupart des métiers
appris à la ville n'étaient pas susceptibles d'être exercés à Rio das Rãs. Pour
ceux qui parvinrent à s'intégrer, et pour ceux-là seulement, c'est surtout le

7. Lors de ma première arrivée à Rio das Rãs, en 1995, le bus passait de une à deux fois
par semaine sur les pistes de terre de Brasileira. Aujourd'hui, il circule quotidiennement.
Mieux encore : la nuit, le véhicule stationne sur place, devant la maison de Sines, ce qui
s'est révélé très pratique lorsqu'un groupe suffisamment nombreux décide, par exemple,
de participer à l'un des gigantesques jeux de bingos nocturnes régulièrement organisés sur
la plus grande place publique de Bom Jesus da Lapa.
270 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

rapport au travail qui se trouva bouleversé. Il faut dire qu’ils furent


nombreux ceux à revenir sur un constat d'échec : la violence des favelas, la
soumission au patron, les humiliations endurées par le personnel domestique
constituent autant d'expériences souvent évoquées dans la justification du
retour. Finalement, conclut-on alors, rien ne vaut le calme, la liberté de la
campagne. Au retour, on cultive ses champs avec une nouvelle ardeur. Pour
les autres, plus endurants ou plus chanceux, ou tout simplement avec "une
tête différente" ("com outra cabeza"), le retour sanctionne une expérience
réussie. On a de l'argent, on revient avec un savoir-faire et des projets. Il n'est
plus question de reprendre le travail des champs. Pour ceux-là, il s'agit
d'apporter un peu de la ville à la campagne.
Un deuxième élément est la désaffection croissante à l'égard du travail des
champs, qui frappe surtout les plus jeunes. Alors qu'auparavant, on labourait
ses propres terres souvent avant même d'être marié, nombreux aujourd'hui
sont les jeunes qui n’aident même pas leurs parents sur les terres familiales.
On peut les voir circulant par bandes, jouant aux dominos, partant à la pêche
ou rassemblés devant un poste à musique. Ils considèrent avec dédain le
labeur de leurs parents, bien trop pénible et qui ne procure aucun argent. Ils
évoquent avec nostalgie São Paulo, où ils retourneraient bien s'ils pouvaient
payer le voyage, et guettent les préposés des fazendas voisines qui viennent
parfois recruter de la main d'œuvre journalière. "Ce qu'il faudrait ici, c'est
une usine", dit-on souvent dans un soupir, des emplois. En attendant, on
parle de la prochaine récolte de coton aux alentours de Caetité… ce sera
toujours ça de pris.
Cette désaffection s'explique d'abord, bien sûr, par la réalité du conflit :
pendant dix ans, le travail de la terre était un pari risqué. Impossible de
défricher de nouveaux champs, l'espace était clos, empêchant les jeunes
d'accéder à l'indépendance à laquelle ils pouvaient aspirer. De plus, le travail
de sape du fazendeiro est venu à bout de bien des bonnes volontés : ces
champs détruits, ce bétail décimé, ces clôtures détruites… tout ce travail pour
rien, qu'il fallait recommencer pour tout perdre à nouveau. Et puis, au-delà
des exactions de Carlos Bonfim, l'environnement a changé en profondeur, la
terre ne produit plus comme avant : des sécheresses d'une rare violence,
l'invasion d'insectes et de vermines diverses, la fin des grandes crues, la
disparition du gibier et des poissons (cf. chap. IV), cette dépendance et cette
incertitude qui planent sur les travaux paysans, tout cela contribue à
discréditer les efforts des parents aux yeux des plus jeunes : aujourd'hui, dit-
on communément, comme la litanie accompagnant un drame quotidien, "on
ne peut plus vivre du travail de la terre". Les jeunes n'ont pas connu l'âge d'or
de Rio das Rãs, et le récit empreint de nostalgie des plus âgés ne fait que
confirmer cette certitude qu'une alternative doit être trouvée.
Le cas des jeunes filles mérite une attention spéciale. Pour elles,
l'expérience de São Paulo, aussi négative qu'elle ait pu être, se traduit par un
profond bouleversement de leur univers de valeur. Il y a aujourd'hui chez
elles une véritable désaffiliation de leurs origines, qui se traduit par un exode
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 271

massif et souvent définitif. A Brasileira, plus de 80% des filles non mariées
de moins de 24 ans ont quitté la région, ce qui crée un réel déséquilibre
démographique au sein de la dernière génération8 et constitue pour les
garçons, hantés par le célibat, une véritable blessure. Aux yeux de ces filles,
rompues à la vie citadine, la condition de leurs mères paraît comme le
repoussoir extrême de leurs aspirations : aucune indépendance, aucun
revenu, une vie âpre, faite de tâches pénibles, qui n'offre à la féminité aucun
espace d'expression et aucun répit dans le rythme incessant des procréations.
Les filles, quitte à être employées domestiques toute leur vie, préfèrent la
ville. Parfois, on les voit rentrer, poussées par le drame d'une grossesse non
désirée. Il arrive que de la ville voisine, une belle voiture s'aventure
jusqu'aux chemins poussiéreux de Rio das Rãs. On vient recruter une
employée domestique. Celles de Rio das Rãs jouissent d'une excellente
réputation d'honnêteté…
Enfin, le troisième élément est en quelque sorte une synthèse logique des
précédents. Il peut être résumé par l'idée d'une monétarisation générale des
rapports économiques et sociaux. São Paulo aura appris que toute peine
mérite salaire, et le moins que l'on puisse dire, c'est que ce principe fut
directement transposé à Rio das Rãs, sans les nuances qu'une structure
économique très différente aurait pu requérir. Aujourd'hui, tout se monnaie,
"tout a de la valeur", comme se lamente le vieux Marcelo.

"Avant, les choses n'avaient pas de valeur… aujourd'hui, fais un sac de


farine, le sac de farine a de la valeur, fais un sac de maïs, il a de la
valeur, un sac de haricot, il a de la valeur. Avant les gens étaient plus
simples, ils ne savaient pas ce qu'était l'argent… alors chacun
travaillait et ne se préoccupait de rien. Il y avait de quoi manger. Rien
n'avait de valeur. Le travail n'avait pas de valeur. Et maintenant,
aujourd'hui, tout le monde veut travailler (…). Avant, on ne donnait
pas de valeur à l'argent, et on vivait quand même…" (Marcelo a 75 ans
et est né à Parateca. Il s'est installé à Brasileira dans les années
quarante après avoir reçu l'autorisation du préposé, puis s'est marié
avec une fille de la famille des Batistas, originaire des bords du
fleuve).

Lorsque l'on sait à quel point l'argent a transformé les rapports internes,
on comprend mieux les lamentations de Marcelo. La main d'œuvre que l'on
obtenait autrefois grâce au mutirão (travail collectif) est désormais payante.
Même dans les situations d'urgence, comme la crue brutale du fleuve, le coup

8. En raison de la circulation permanente entre Rio das Rãs et São Paulo, il est difficile
d’établir une statistique fiable sur le ratio filles/garçons. Une évaluation d’une pour quatre
semble néanmoins une bonne approximation. Il est évident que l’impossibilité dans
laquelle les hommes jeunes se trouvent de fonder un foyer fait de ces derniers des
candidats au départ. Beaucoup n’attendent que de trouver l’argent du voyage et
l’opportunité de l’entreprendre dans de bonnes conditions.
272 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

de main du voisin pour la récolte du haricot est parfois facturé. La castration


du cheval est devenue payante…à moins que le demandeur ne dispose d'un
moulin à farine que l'on pourra utiliser gratuitement en retour. Il en coûtera
de l'argent à celui qui voudrait emprunter la carriole d'Antonio pour aller de
la caatinga aux bords du fleuve. Payant aussi le droit d'accompagner
Guilherme à Lapa dans sa voiture. Le poisson et la viande circulent au
rythme et dans le sens de la circulation des billets de banque. Lorsqu'une
ONG, la CPT, est venue sur place proposer aux femmes de faire des "jardins
communautaires" de fruits et légumes pour améliorer la diète de leurs enfants
(cf. chap. VIII), nombreuses furent celles à demander… à être payées, au
plus grand ahurissement des religieuses.
Ainsi, l'argent se trouve-t-il à l'intersection de nombreux rapports
autrefois dominés par la solidarité. Il ne s'agit pourtant pas de l'explosion
d'une soudaine cupidité, mais plutôt de la transformation d'un système de
valeur désormais axé sur un violent désir de modernité, au sein duquel
l'argent tient lieu de symbole, et la consommation de victoire. La vie
d'autrefois ne suffit plus : les sols doivent être bétonnés, les lampes à gaz
remplacent les lampes à huile, les roues en bois sont délaissées pour des
roues en caoutchouc, partout le plastique remplace le cuir et la terre cuite, les
jeans se substituent aux pantalons de tissu autrefois tressé par les femmes, le
gros tabac que l'on émiettait avec le facão (grand couteau) tend à être
remplacé par les cigarettes manufacturées, la musique fait une apparition
tonitruante dans les foyers, et la nuit résonne des décibels des postes bon
marché fabriqués au Paraguay. Le désir de consommation chez certains est
incommensurable. Leonardo, par exemple, a vendu tout son bétail pour
acheter une voiture dans un état plus que douteux, et un des fils de Ronaldo a
englouti plusieurs mois de salaire dans un radiocassette dont la solide
structure métallique, il est vrai, en impose à plus d'un.
Pour répondre à ce besoin frénétique de consommation, de nombreuses
activités qui, autrefois, étaient purement vivrières se transforment dans la
perspective d'un éventuel marché, et sous l'impulsion de la FUNDIFRAN
(Fondation de développement du São Francisco) qui fournit le semis, le
savoir-faire et les débouchés, de nouvelles cultures apparaissent,
spécifiquement dédiées à la vente. Le bois, qui jusque très récemment était
une ressource à usage interne, fait désormais l'objet d'un abattage beaucoup
plus soutenu de la part de ceux qui tentent d'en faire le commerce, malgré les
réglementations et injonctions de l'IBAMA (Institut pour la protection du
milieu ambiant). Mais ce que l'on est sans doute le plus disposé à vendre,
c'est sa force de travail. Certains hommes n'hésitent pas à s'exiler des mois
entiers pour travailler dans une fazenda lointaine et puis, bien sûr, il y a São
Paulo. Au cours des premières années de relative "entente" avec Carlos
Bonfim, il y avait du travail pour qui en voulait. La régularité des salaires n'a
pas manqué de créer une accoutumance, faisant apparaître comme d'autant
plus invraisemblable le pari permanent que constituait la culture des champs.
Aujourd'hui, beaucoup regrettent le départ de Carlos Bonfim…
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 273

C'est donc une certaine image de la modernité qui se retrouve au principe


des transformations sociales de Rio das Rãs.
Il n'y a pourtant là rien d'absolu ni d'exclusif. Au tourbillon centrifuge du
changement s'oppose la force centripète de la "tradition", qui se manifeste
chez certains avec une vigueur proportionnelle aux bouleversements du
conflit de terre. Cette analyse sera développée plus avant dans le chapitre,
mais indiquons d'ores et déjà que, sur une échelle dont les deux axes seraient
constitués par la "tradition" et le "changement", se positionnent les logiques
et les comportement les plus hétérogènes, et parfois même les plus extrêmes.
On retrouvera cette hétérogénéité au principe des divisions qui vont se
révéler à elles-mêmes dès les premiers temps du conflit de terre : le travail de
la terre contre le salariat, le paysan contre le "macaqueiro", l'argent contre le
haricot, les "va t’en ville" contre les "reste-aux-champs". Pour que le principe
de cette division reste plus présent encore à l'esprit, évoquons pour conclure
le cas - extrême - de Zé Damiano, veuf dès l'âge de dix-huit ans, et qui vit en
solitaire à l'extrémité nord de Brasileira. Il ne possède ni cheval ni bétail, son
lit est de paille et le matin, souvent, il sort sans café. Zé Damiano est un
travailleur, ses champs sont toute sa vie et à Brasileira, on admire volontiers
qu'un seul homme parvienne à entretenir et planter une telle surface, et, de
surcroît, sur des terres de caatinga particulièrement ingrates. Lorsque vient le
temps de la récolte, Zé Damiano doit faire appel à de la main d'œuvre, qu'il
sollicite auprès des "frères" de l'église évangéliste qu'il fréquente. Seulement
voilà, depuis quelques années, cette main d'œuvre est devenue payante.
Compte tenu du prix dérisoire du sac de haricot sur le marché, en 1996, la
très belle récolte de Zé Damiano ne lui rapporta rien. Une fois mis de côté le
nécessaire pour sa consommation personnelle, les sacs vendus lui suffirent
tout juste à payer la main d'œuvre. Quand on lui fit remarquer l'âpreté de sa
situation, il rétorqua : "je ne vais quand même pas laisser tout ce haricot dans
les champs !", et puis, s'il ne devait pas payer la main d'œuvre, il ne vendrait
certainement pas sa récolte : "vendre du haricot pour acheter du haricot ?
Pour quoi faire !".

La redéfinition des affiliations

Si le conflit provoqua l'éclatement des unités résidentielles familiales, cela


faisait déjà deux générations que le rôle de la famille tendait à se réduire dans
l'organisation de la sociabilité. Sans pour autant parler d'un "éclatement" de
la structure familiale, force est de constater un progressif effritement de
l'autorité des anciens, et corrélativement, l'apparition d'espaces concurrents
d'affiliation, s'offrant à un individu beaucoup plus indépendant.
C'est souvent en relation au mariage que les habitants de Rio das Rãs
mesurent l'évolution des comportements par rapport à la discipline familiale
274 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

qui était de règle "avant". Que ce soit pour le déplorer - "avant on avait la
considération de ne pas défaire ce que les anciens avaient fait" - ou pour s'en
féliciter "maintenant tout le monde peut se marier avec tout le monde, il n'y a
plus de distinction", on s'accorde à reconnaître que les anciens ont perdu de
leur autorité, comme le montrent aussi les manifestations d'irrespect dont
sont parfois victimes les vieux chefs de famille. Combien de fois le vieil
Honório, pourtant si empreint de sagesse, et qui fut jadis vaqueiro et même
préposé de la fazenda, a-t-il été raillé publiquement pour son physique de
Nagô ou sa manière de marcher ? Dans le bus s'en revenant de Lapa,
Adelino, un homme âgé d'une grande dignité, est pris à partie par deux
individus plus jeunes, ses voisins de la Brasileira. L'un d'eux, qui s'est assis
juste derrière, s'amuse à lui retirer son chapeau pour tapoter son crâne
presque chauve. L'opération est renouvelée plusieurs fois, puis l'on finit par
confisquer le chapeau qui est propulsé dans les airs de mains en mains…
"aujourd'hui il n'y a plus de respect" conclut sur le ton de la sentence le vieux
Reneiro à qui je rapportais la scène…
Bien sûr ces actes pitoyables ne sont le fait que d'une minorité, et la
plupart continue de solliciter respectueusement chaque matin la bénédiction
de leurs aïeux ("Benção meu tio!", et l'oncle répond "E Deus que lhe
abençoa"). Il est fréquent que l'on rentre précipitamment de São Paulo au
chevet d'un parent malade et, dans certaines familles, l'ordre du père est
encore prééminent sur toute velléité d'indépendance. Par ailleurs, on n'oublie
pas que c'est souvent grâce aux plus âgés que l'on arrive à survivre, depuis la
loi sur les retraites agricoles qui assure un revenu mensuel d'environ 100
reais (500 F. en 1998). Le fait est, cependant, que la discipline familiale n'est
plus de règle : il arrive que certains fils laissent leur père s'en aller seul au
champ et manifestent ouvertement leur désaveu vis-à-vis des anciens que la
pauvreté - largement accentuée par le conflit - a achevé de discréditer. Les
filles, comme il a été dit précédemment, sont sans doute devenues les plus
systématiques dans leur opposition aux "valeurs traditionnelles". Quitte à
envoyer tous les mois à sa famille le billet légitimant et presque expiatoire,
on préfère vivre à distance.
Parce que c'est bien ce dont il s'agit, non pas l'effondrement de ces valeurs
traditionnelles, mais leur situation concurrentielle au sein d'un même univers,
désormais traversé par des influences multiples et souvent contradictoires. Le
voyage à São Paulo, dans sa banalisation, a sans aucun doute largement
contribué à ouvrir le champ social de Rio das Rãs à des réseaux relationnels
beaucoup plus larges. Ainsi, alors qu'auparavant, les prénoms attribués
étaient souvent ceux du père, du grand-père ou d'une personnalité locale, ils
se calquent désormais fidèlement sur les novelas à la mode que l'on suivait à
São Paulo. Alors qu'auparavant, les prénoms exprimaient directement le
"réseau symbolique" de la filiation (Zé Nagô a ainsi pris le nom et le surnom
de son grand-père…), aujourd'hui, ils expriment surtout le désir de
modernité. Plus conséquentes ont été les influences religieuses évangélistes
(crentes) subies dans la métropole. Converti sur place, on s'en retournait à
RIO DAS RÃS A L’HEURE DE LA MODERNITÉ 275

Rio das Rãs avec "une nouvelle tête", mais aussi avec une nouvelle
appartenance, celle à des églises diverses qui n'ont jamais manqué
d'accompagner leurs nouveaux fidèles sur leurs terres d'origine, notamment
en les articulant aux réseaux locaux. Ce point sera développé plus avant,
mais indiquons d'emblée qu'à Rio das Rãs l'appartenance religieuse a joué un
rôle déterminant dans la redéfinition et la réorganisation des affinités (cf.
chap. VIII). Et puis, surtout, c'est la diversification des logiques économiques
qui a profondément bouleversé les rapports sociaux internes : d'abord en
favorisant, par l'éclatement des expériences, l'individualisation des
comportements. L'expérience de Wilson n'est pas celle de Waldemar, et tous
deux ont par la suite cherché à suivre des logiques en accord avec un "champ
des possibles" largement structuré par ces expériences individuelles. Ensuite,
parce que nombre de ces "nouvelles logiques" furent porteuses d'un projet
nécessitant l'articulation à des réseaux externes, politiques, bancaires,
associatifs. Enfin, c’est toute l'expérience des anciens qui est frappée
d’obsolescence. Quand elle ne permet plus de signifier le présent, c'est du
même coup la légitimité et la source d'un pouvoir qui disparaît.

Conclusion

A la veille du conflit de terre, Rio das Rãs connaît donc une redéfinition de
sa structure sociale. Il s’agit de processus somme toute très généraux, et qui
ont déjà fait l'objet de nombreuses analyses9. Le fait est que la brutale arrivée
de Carlos Bonfim n'a pas provoqué l'irruption de la modernité dans une
population qui s'en était jusqu'alors "préservée", comme l'imagerie des
"communautés noires" voudrait trop souvent le donner à croire. Il importe
alors de nuancer le statut "d'événement" du conflit de terre par rapport à ces
bouleversements. Non pour nier la nature violente et déstructurante du
conflit. Mais parce que les réponses au fazendeiro s'inscrivent et prennent
leur sens dans des dynamiques de changement diachroniques et
synchroniques dépassant largement le seul conflit de terre. C'est aussi à partir
de ces dynamiques que le quilombo va être appréhendé.

9. Depuis les travaux de Durkheim qui voyait dans la division du travail social le principe
transformateur des solidarités, les sciences sociales n'ont jamais cessé de s'interroger sur
l'émergence de l'individu dans les sociétés "modernes" et sur les causes de cette
individuation sur les mécanismes de régulation sociale. On trouvera une bonne analyse
des "sociologies de la modernité" dans l’ouvrage du même nom de Danielo Martuccelli,
op. cit.
CHAPITRE VIII

Conflit de terre et quilombo

Après la tentative pour faire reconnaître un droit d'occupation par


usucapion, après une procédure malheureuse de réforme agraire, après la
décision de justice garantissant un droit provisoire d'occupation qui n'avait
jamais été respecté par Bonfim, la nouvelle démarche, visant à faire
reconnaître Rio das Rãs comme "communauté rémanente de quilombo", mise
en œuvre par les partenaires urbains, s'inscrivait dans un historique de huit
années de conflit, jalonnées de tentatives avortées et d'espérances déçues. Il
n'y avait donc, a priori, aucune raison pour que le quilombo suscitât un
engouement particulier auprès de la population.
Lorsque je suis arrivé sur place en 1995, quilombo était pourtant devenu
un terme familier à Rio das Rãs et, plus encore, un thème donnant lieu à de
nombreux débats. Si l'on révèle qu'il était totalement inconnu, avant qu'il ne
fût introduit par les acteurs urbains en 1992, le processus ayant conduit à sa
popularisation n'en parait que plus remarquable à l'observateur. C'est
précisément l'analyse de ce processus que le présent chapitre se donne
comme objectif. Comment s'est produite la rencontre entre Rio das Rãs et ce
quilombo, qui a été présenté à ses habitants comme une nouvelle chance de
résoudre le conflit, mais aussi comme une révélation identitaire ?

1 - L'irruption du quilombo

C'est en 1992 que, pour la première fois, il fut question de lancer une
procédure d'application du Titre 68 sur les "communautés rémanentes de
quilombo", pour tenter de débloquer, en faveur des habitants de Rio das Rãs,
une situation juridique enlisée dans les méandres d'une trop incertaine
réforme agraire. Il doit être rappelé que l'instigation de cette nouvelle phase
stratégique fut exclusivement le fait d'acteurs urbains : le député Alcides
278 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Modesto (PT) et la CPT (Commission pastorale de la terre). Il s'agissait dans


un premier temps de saisir la Fondation Palmares du ministère de la Culture,
afin d'obtenir de cette dernière qu'une procédure soit lancée et, avant que le
principe de cette procédure ne soit acquis, l'idée de quilombo resta
circonscrite aux arcanes juridiques et administratives.
Rapidement pourtant, le quilombo fit irruption sur le terrain. D'une part
par la CPT et les diverses personnalités engagées dans la défense de Rio das
Rãs, qui présentèrent à la population le quilombo comme un droit historique
qu'il s'agissait de faire valoir. D'autre part, par les fonctionnaires
(anthropologues, historiens, géomètres), mandatés par la Fondation Palmares
pour réaliser des "expertises anthropologiques" sur la "rémanence de
quilombo" de la population.

Quilombo ?

Le mot "quilombo", défini comme "communauté d'esclaves évadés", était


totalement ignoré de la population de Rio das Rãs lorsqu'il fit son apparition
vers la fin de l'année 1992. C'est là un premier constat, que lorsque les
acteurs urbains se référeront au passé de quilombo de Rio das Rãs et à
l'identité de quilombola de ses habitants, ils feront usage d'une terminologie
totalement étrangère à la population à laquelle elle se réfère, et qui ne
manquera pas de générer des incompréhensions et des malentendus. A titre
d'anecdote - qui ne fut pas sans conséquences -, le mot quilombo lui-même
fut mal compris ; on le confondit avec kilometro, prononcé localement en
"mangeant" la troisième syllabe, du fait de l'accent tonique placé sur la
deuxième syllabe. Comme l'illustre l'extrait de dialogue qui suit, entre
Valdelio, militant du MNU et étudiant en anthropologie, et le vieux Chico de
Souza, les entretiens avec les enquêteurs n'étaient alors pas exempts de
quiproquo :

"(Chico de Souza énumère les lieux-dits de Rio das Rãs)


Valdelio : alors, c'est tout ça qui formait le quilombo, à l'époque…
Chico : oui, ça formait des lieues…
Valdelio : tout ça formait la fazenda Rio das Rãs ?
Chico : c'est ça, la fazenda Rio das Rãs. Il y a, attendez voir, 18
"quilombos" (reprend le terme employé par Valdelio).
Jean-François : le mot quilombo, ça signifie quoi au juste ? Qu'est ce
qu’un quilombo ?
Chico : un quilombo ?
Jean-François : c'est quoi ?
Chico : c'est un quart de lieue.
Valdelio : d'accord, un quart de lieue, et Mucambo, monsieur Chico ?
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 279

Chico : mucambo, mucambo, parce que mucambo, c'est fermé, c'est un


endroit enfermé".

"Quilombo? Je suis resté sans comprendre, parce que quilombo pour


moi, c'est comme ça qu'on mesure les routes. Tant de quilombos d'ici à
là. Alors cette histoire de quilombo, je n'en ai jamais entendu parler.
Aujourd'hui encore, je ne sais pas expliquer cette histoire de
quilombo" (Waldemar, 47 ans, né à Brasileira).

"Quilombo pour nous, ça a toujours été un système de mesure. Mille


mètres, c'était un quilombo. C'est depuis peu qu'on sait qu'existe ce
quilombo qui est ?…beaucoup de gens nous ont demandé, ils ont fait
des entretiens avec nous, mais nous, on ne sait simplement pas définir
ce que c'est. Même les plus vieux, Tomé, mon père, des gens de
soixante-dix ans, il ne savaient pas" (Romualdo, 36 ans, né à
Brasileira, Président de l'Association Quilombola)

Le synonyme de quilombo, mucambo, était en revanche tout à fait connu


puisque qu'il appartenait de longue date au vocabulaire local, dans lequel il
figurait à deux registres. Comme cela a déjà été évoqué, Mucambo est
d'abord un des lieux-dits les plus anciens de Rio das Rãs, associé
historiquement aux Noirs et à l'esclavage (cf. chap. VI). Mucambo est aussi
utilisé comme nom commun et comme verbe : un mucambo est un endroit
isolé, sauvage, perdu dans les bois, et lorsque l'on ramène une vache égarée,
on dit qu’elle "mucambava no mato". De même, on dit des habitants de
Mucambo qu’ils sont "mucambados" ou "amucambados"1 en raison de leur
isolement.
Qu'il s'agisse du lieu-dit ou du vocabulaire courant, le terme mucambo, tel
qu'il était utilisé à Rio das Rãs, véhiculait donc bien l'idée de cachette, à
laquelle le terme de quilombo faisait référence dans l'approche urbaine des
"communautés rémanentes". La réalité à laquelle le terme quilombo
renvoyait n'était alors pas totalement inconnue et se trouvait, de surcroît,
désignée par le terme de mucambo, synonyme de quilombo. Concrètement
cependant, dans les échanges avec les acteurs externes, cette base minimale
commune de sens ne fera qu'accroître les malentendus.
C'est que la dimension historique de fuite de l'esclavage, qui caractérise le
quilombo ou mucambo, était largement absente de la référence locale à
Mucambo. Interrogé sur la raison d'une telle dénomination, on répondait
invariablement que Mucambo s'appelait ainsi précisément parce que c'était

1. Le terme de mucambo ou mocambo, synonyme de quilombo dés l'époque coloniale, a


connu régionalement bien des dérives sémantiques. Dans la région de Recife, mocambo
désigne une habitation misérable.
280 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

un "endroit de mucambo", c’est-à-dire isolé dans les bois. Il n'était jamais


question ni d'esclaves en fuite, ni d'un moment spécifique de l'histoire locale.
Lorsqu'un enquêteur cherchait à savoir s'il y avait eu des mucambos dans la
région, on lui répondait que Mucambo existe encore, à cinq lieues des bords
du fleuve. Voici ce qu'explique Cândido, qui vécut quelque temps au
Mucambo, bien que sa famille n'en fût pas originaire :

"Mucambo s'appelait comme ça, parce qu'on était mucambado. C'était


un endroit où jamais personne n'allait, comme ça…comme une tribu
d'indiens. Nous, on était là-bas, cachés, n'est ce pas, tout comme une
tribu…il n'y avait que les gens qui habitaient à l'endroit même, tu
vois." (Cândido).

Luiz, interrogé sur la signification des mots mucambo et quilombo,


répond de la même manière :

"Quilombo, je n'en avais jamais entendu parler… Mucambo, je


connaissais, mais comme si c'était un nom de n'importe quel endroit.
Mais expliquer le mot mucambo, je n'ai jamais eu la curiosité de poser
la question à mes parents, et eux non plus… je crois qu'ils ne savaient
pas ce que c'était que mucambo" (Luiz, 47 ans, né à Brasileira de la
famille des Vilaças).

Ainsi donc, l'emploi du terme mucambo par les intervenants externes, qui
comprirent que quilombo était sans signification locale, fut-il également
générateur d'incompréhensions, parce que les réalités qu'il désignait ne se
correspondaient pas. La confusion devint totale lorsqu'au cours
d'innombrables réunions sous le pied de juazeiro de Brasileira, les
partenaires de Rio das Rãs tentèrent d'expliquer à la population que son
Mucambo était un mucambo, un quilombo et que, par conséquent, eux-
mêmes étaient des descendants de quilombolas.
Une dernière question de vocabulaire acheva de semer le trouble dans les
esprits : il s'agit de la rhétorique communautaire, constamment utilisée aussi
bien par la CPT (cf. chap. IX), que par le Syndicat des travailleurs ou les
enquêteurs de Brasília. En s'adressant aux habitants comme aux membres
d'une "communauté" qu'il s'agissait de protéger, de préserver, non seulement
les partenaires urbains utilisaient une terminologie inconnue à Rio das Rãs
- qui ne s'est jamais représentée en terme de "communauté" - , mais ils se
référaient à une image sociale qui était loin de correspondre à la réalité des
rapports sociaux internes. D'une part, la constitution de Rio das Rãs en
groupe social était récente (cf. chap. IV) ; d'autre part, dans le chaos des
délocalisations, la "communauté" qui se créa soudainement à Brasileira était
davantage le fait du fazendeiro que le résultat de générations d’une vie
communautaire harmonieuse, telle que celle évoquée systématiquement par
la CPT. C'est sans doute aussi bien à l'usage du mot qu'à la réalité qu'il
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 281

désigne que le vieux Reneiro, habitant de longue date à Brasileira, faisait


référence, lorsqu'il constatait, dubitatif, "qu'avant, il n'y avait pas la
communauté ; il n'y avait pas cette histoire de communauté" ("antigamente,
não tinha a comunidade, não tinha este negocio de comunidade"). Bien au-
delà d'une simple question de terminologie ou de représentation, les
malentendus deviendront patents lorsque la CPT tentera de "recréer" la vie
communautaire, en demandant aux paysans de travailler collectivement et
aux femmes de faire des potagers communs. Ce volontarisme communautaire
et les réactions parfois violentes qu'il provoquera seront exposés davantage
dans le dernier chapitre.
Au-delà des malentendus suscités par cet univers sémantique (quilombo,
mucambo, communauté, etc.), à l'intérieur duquel les acteurs urbains
expliquèrent les stratégies mises en œuvre pour la résolution du conflit de
terre, les habitants de Rio das Rãs eurent du mal à se reconnaître dans ce
quilombo, qui leur fut présenté comme la clé identitaire et historique de leur
"communauté". Cette incompréhension reposait notamment sur un rapport à
l'histoire et à la négritude exactement opposé aux valeurs et à la signification
véhiculées dans la référence urbaine au quilombo.
Comme cela a déjà été montré, le lien que maintenait le groupe social
actuel avec son passé ne se traduisait pas par une référence explicite aux
origines, ni par l'entretien d'une mémoire orale se rapportant à la résistance
des ancêtres face à l'esclavage. Rappelons encore que les premiers temps du
Mucambo précédant l'arrivée des marotos, à partir desquels était construite
politiquement et juridiquement l'idée de "rémanence" à propos de Rio das
Rãs, n'avait pas constitué un fait mémorable pour la population. L'insistance
des enquêteurs sur le passé de Mucambo, sur "les ancêtres du Mucambo",
était alors particulièrement mal comprise. D'une part, fort peu de familles
possédaient effectivement un ancêtre au Mucambo, et très rares étaient ceux
qui y étaient jamais allés2. D'autre part, les temps de l'esclavage, et les Noirs
qui étaient au cœur de l'intérêt des acteurs externes, constituaient un passé,
vis-à-vis duquel on avait depuis longtemps pris soin de se démarquer (cf.
chap. VI).
De la même manière, les partenaires urbains de Rio das Rãs furent mal
compris, et notamment les militants afro-brésiliens, lorsqu'ils s'adressèrent à
la population comme des "héros de la résistance noire". La race jouait à Rio
das Rãs la même fonction de classification et de ségrégation que dans toute
autre localité du Nordeste brésilien, et la population faisait preuve du même
réflexe social de dévalorisation de la négritude. Alors même que se tenait à
Brasileira une réunion organisée par le MNU pour "conscientiser" les
habitants, et leur expliquer les tenants de leur passé de quilombolas, ces
même habitants étaient engagés dans une protestation contre la décision de
la municipalité de nommer à Rio das Rãs un professeur noir, issu d'une

2. Il faut préciser que l'accès au Mucambo avait en outre été bloqué par les barbelés posés
par Bonfim, si bien que les plus jeunes n'auraient, de toute manière, pas pu s'y rendre…
282 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

famille locale. Nombreux furent ceux qui réclamèrent "le droit à avoir un
professeur blanc"3.

En résumé, la population ne comprenait pas en quoi une période obscure


de son passé et le fait qu'elle soit noire pouvaient devenir des éléments
déterminants dans la résolution du conflit de terre. Pourtant, à mesure que
s’organisa la défense quotidienne face aux agressions du fazendeiro et
que se dessina, sur le plan juridique, la solution de l'article 68, le quilombo,
progressivement, s’imposa.

L'imposition du quilombo

Nonobstant une première période de grande confusion - qui correspondait


d'ailleurs à une phase de tâtonnement politique et juridique quant aux
procédures d'application du Titre 68 -, le quilombo devint une référence
incontournable pour la population de Rio das Rãs. Trois éléments peuvent
permettre de rendre compte de ce processus : la visibilité croissante du
quilombo dans la gestion au quotidien du conflit, son institutionnalisation
locale et la légitimité que lui conférèrent un certain nombre de succès
politiques et de conquêtes matérielles.
La visibilité interne du quilombo fut directement proportionnelle à la
visibilité externe de Rio das Rãs comme "communauté rémanente de
quilombo". Il ne put en être autrement, tant il est vrai qu'à l'apparition du
quilombo au sein du conflit de terre correspondait un certain engouement de
la part d'acteurs qui, jusque là, ne s'étaient jamais manifestés et qui,
précisément, ne semblaient s'intéresser à Rio das Rãs qu'en tant que
quilombo. Le quilombo était devenu le mot clé de toutes les réunions
organisées par la CPT, il était prononcé par tous les visiteurs. Il est inutile
d'insister davantage sur le fait que rapidement, aux yeux de la population, il
devint évident que le quilombo n'était pas un mot neutre, ou encore un de ces
innombrables termes juridiques ou techniques avec lesquels certains avaient
dû se familiariser dans le cadre du conflit. Le quilombo avait un pouvoir,
celui de faire apparaître des véhicules tout-terrain et des hommes importants.
Résumé d'un point de vue objectif, on peut alors dire que c'est, avant tout,
parce qu'il a permis de rendre plus visible de l'extérieur la tragédie

3. Quelques mois plus tard, le hasard des nominations voulut qu’un professeur blanc fût
nommé, en plus de Jorginho, le professeur noir incriminé. Celui-ci se souvient encore de
l’épreuve douloureuse qui s’en est suivie : " J'ai su qu'il y avait eu des gens pour dire que
ça y était, que maintenant les enfants étudieraient avec un professeur blanc, et plus jamais
avec un noir. Entre nous, compte tenu des origines des gens du coin, je pensais que ces
choses auraient été oubliées, mais qu'il y ait encore eu ces histoires... Je suis resté
incrédule devant tout ce qu'il y a ici comme préjugés. Mais je vais m'arrêter là, ça vaut
mieux".
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 283

quotidienne de Rio das Rãs, que le quilombo est devenu plus visible aux
yeux de ceux qui en étaient les victimes.

Ceux qui avaient "découvert" le quilombo, comme stratégie de combat


juridique contre le fazendeiro, ne s'imaginaient sans doute pas à quel point,
une fois déclenchée, la procédure d'application du Titre 68 allait
profondément bouleverser, non seulement les termes et les enjeux du conflit,
mais aussi l’organisation interne elle-même de la population de Rio das Rãs.
C'est qu'une fois la Fondation Palmares saisie, les partenaires de Rio das Rãs,
ainsi que les élites locales engagées à leurs côtés, se trouvèrent confrontés à
des exigences de normativité qu'il fallait impérativement satisfaire, faute de
quoi le dossier ne pourrait être recevable. Même si l'on met de côté les
caractéristiques historiques et culturelles requises par le Titre 68, il reste que
ce dernier était applicable à une réalité politico-juridique à laquelle le conflit
ne correspondait pas, aussi bien dans ses termes et ses enjeux que dans ses
protagonistes. Toute une série de transformations fut alors mise en œuvre,
plus ou moins consciemment, par les différents acteurs. Ainsi, à la
"communauté de travailleurs ruraux" se substitua la "communauté noire
rémanente de quilombo". On avait, jusqu'à présent, revendiqué un "droit
d'occupation des terres" ; il faudrait désormais exiger une propriété définitive
des "territoires", etc. La stratégie du quilombo eut encore des répercussions
très conséquentes sur l'organisation locale. Le ministère de la Culture
exigeait que la demande de reconnaissance émanât d'une association
représentative de la population, légalement constituée et enregistrée auprès
de la municipalité voisine. L'analyse reviendra en détail sur cette association
et le rôle qu'elle sera amenée à jouer dans la réorganisation interne de Rio
das Rãs. Ne retenons dans l'immédiat que son nom, "Association agro-
pastorale quilombola Rio das Rãs", ainsi que le premier article de son statut :
"L'association (…) a pour finalité de représenter les rémanents de quilombo
(…) et de préserver leur identité culturelle de communauté noire rurale"
(art.1). A Rio das Rãs, très rapidement, la nouvelle association fut connue
sous le nom d'"association du quilombo" ou, plus simplement encore : "le
quilombo". A travers les nombreuses réunions que l'association se mit en
demeure d'organiser, les démarches que chaque individu était tenu de faire
pour se procurer la carte de membre, les enjeux de pouvoir qui ne
manquèrent pas de se créer autour des postes de président, secrétaire ou
trésorier, le quilombo gagna irrésistiblement auprès de la population une
solide prise sur le réel et fut assuré par là même d'une certaine prégnance.
Enfin, le quilombo remporta assez rapidement ses premiers succès dans le
conflit de terre. Dès novembre 1993, la Procure générale de la République
requit la légalisation des terres de Rio das Rãs au nom et dans les termes du
Titre 68, après que Rio das Rãs eut été officiellement reconnue "communauté
rémanente de quilombo". A ces succès juridiques il faut ajouter les gains
indiscutables en terme de médiation, et les diverses formes de soutien
provenant de ces nouveaux acteurs que le quilombo avait su attirer à Rio das
284 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Rãs. D'une part, en s'élargissant, le front de soutien aux quilombolas donna


plus d'assurance à la population qui résistait au fazendeiro, et celle-ci
commença à entrevoir des possibilités de victoire. D'autre part, le quilombo
permit, de manière sélective et individuelle d'abord, puis collectivement à
partir de 1995, d'importantes conquêtes matérielles. Grâce au quilombo,
certaines familles qui accueillaient régulièrement les visiteurs bénéficièrent
des paniers de provision et des enveloppes que ces derniers laissaient en
repartant. Plus tard, son statut de "rémanente de quilombo" valut à Rio das
Rãs des améliorations déterminantes de son niveau de vie (puits artésien,
irrigation, cf. introduction). Entre 1992 et 1995, le quilombo acquit donc à
Rio das Rãs une indiscutable légitimité.

2 - Les usages internes du quilombo

A quoi correspond cette intégration du quilombo dans l'univers référentiel


local ? S'agit-il d'une intériorisation des discours urbains sur les
"communautés rémanentes" ? La population s'est-elle progressivement
reconnue, identifiée comme quilombola ? En d'autres termes, le quilombo, tel
qu'il fut accepté à Rio das Rãs, correspond-il au quilomb, révélé par les
acteurs urbains ?

Le quilombo comme identificateur de camps

Le conflit de terre avait, on l'a vu, provoqué de profondes dissensions


entre ceux qui avaient accepté les titres de propriété proposés par Carlos
Bonfim et ceux qui les avaient refusé. Réunis au siège de la fazenda, et sous
l'impulsion du frère de Bonfim, les premiers s'étaient constitués en une
association, dont l'objectif affiché était le développement des nouvelles
propriétés (irrigation, financement de projets), mais qui eut surtout pour effet
de souder les porteurs de titres, autour de la nécessité de faire reconnaître
leurs nouveaux droits auprès de leurs voisins. En acceptant les propositions
de Bonfim, ils ne se doutaient sans doute pas qu'ils s'engageaient dans un
engrenage, qui allait aboutir à la structuration de deux camps polarisés à
l'extrême.
C'est que, face à eux, dans un premier temps, les opposants à Bonfim
étaient faiblement organisés, et bien des hésitations demeuraient quant à
l'attitude à adopter face aux propositions du fazendeiro. Provenant
d'individus aux situations les plus hétérogènes, les diverses revendications et
doléances acheminées au Syndicat des travailleurs de Bom Jesus da Lapa ne
constituaient pas un front uni et cohérent d'opposition. De plus, rappelons
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 285

que, jusqu'en 1992, il n'était question que de revendiquer un droit


d'occupation des terres, qui, s'il était octroyé, ne remettrait pas en cause les
titres de propriété de ceux qui en détenaient. Enfin, le sens des événements
jouait plutôt en faveur de Carlos Bonfim, et dans le constat du blocage des
procédures de réforme agraire, l'opposition au fazendeiro s'étiolait. Les
porteurs de titres, pour lesquels Bonfim avait mis en chantier un moulin à
farine, et qui, contrairement à leurs voisins non lotis, pouvaient cultiver leurs
terres sans tracas, étaient donc plutôt avantagés.
Le virage stratégique du quilombo modifia en profondeur les rapports de
force internes. Très vite, le quilombo inquiéta les leaders de l'association de
Bonfim. D'une part, parce que les démarches auprès de la Fondation
Palmares furent assorties d'un procès en justice contre le fazendeiro, sous
l'accusation que ce dernier avait usurpé son titre de propriété de la fazenda
Rio das Rãs. Les titres qu'il avait concédés risquaient donc d'être invalidés.
D'autre part, parce que la nature des revendications n'était plus du tout la
même : c'était la propriété définitive de toute la fazenda qui était désormais
exigée, et conformément à la réglementation du Titre 68, cette propriété ne
pourrait être que collective. Face aux premiers succès juridiques du
quilombo, la menace qu'il faudrait un jour restituer les titres individuels
commençait à devenir pesante. C'est à cette époque que certains partisans de
Bonfim n'hésitèrent pas, en accord avec ce dernier, à se livrer à des
manœuvres frauduleuses pour tenter de discréditer aux yeux de la justice
ceux qui étaient devenus les défenseurs du quilombo.
Symétriquement, le quilombo avait transformé l'opposition au fazendeiro.
En s'institutionnalisant, celle-ci présentait désormais une unité formelle et
symbolique équivalente à celle qui soudait les partisans de Bonfim. On
lutterait désormais d'association à association. De plus, en étant présenté
comme une valeur positive incarnant la préservation du territoire, la
restauration des droits historiques bafoués, le quilombo allait provoquer une
inversion du sens de l'action des deux camps. Ceux qui soutenaient le
fazendeiro allaient désormais devenir les opposants au quilombo. Ils ne
tarderaient pas à être identifiés par leurs adversaires comme les "contras". De
même, ceux qui, jusqu'alors, n'étaient définis que par leur opposition au
fazendeiro, devenaient les défenseurs du quilombo. A Rio das Rãs, on
s'identifia désormais selon qu'on était "pour" ou "contre" le quilombo.
Cette réorganisation du sens symbolique des logiques conflictuelles était
liée à une incidence plus grande encore du quilombo sur les divisions
internes. En effet, parce qu'il véhiculait et organisait un véritable projet pour
les terres de Rio das Rãs, il devint rapidement un facteur de polarisation.
D'une part, en proposant une alternative cohérente aux desseins du
fazendeiro, le quilombo révélait à elles-mêmes et structurait les logiques à la
base de l'opposition entre les deux camps. Ainsi la volonté des opposants à
Bonfim de défendre leurs terres prenait-elle désormais forme à l'intérieur
d'un véritable programme d'actions, qui visait non seulement à résoudre le
conflit mais à réorganiser, par le biais de l'association, une structure sociale
286 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

alors profondément atomisée (cf. chap. VII). D'autre part et surtout, les
directives de la Fondation Palmares et des autorités judiciaires eurent pour
effet de multiplier les antagonismes. Le choix du quilombo se révéla très vite
bien moins neutre qu’une simple posture de résistance au fazendeiro. Il ne
s'agissait plus seulement de défendre ses terres ; les quilombolas devaient
également endosser un certain nombre de contraintes inhérentes au processus
de reconnaissance de Rio das Rãs, comme "communauté rémanente de
quilombo", contraintes dont les "contras" furent les principales victimes.
Ainsi, les divers procès juridiques en cours sur la propriété de Rio das Rãs
avaient eu pour conséquence de neutraliser la légalité des titres de propriétés
individuels de ceux qui en étaient porteurs. Alors que des projets de
valorisation des terres avaient été construits au sein de l'association de
Bonfim (achat de bétail, culture d'exportation, irrigation), ces derniers ne
pouvaient aboutir, parce que les banques refusaient tout crédit aux habitants
de Rio das Rãs, tant que le conflit ne serait pas résolu. Certains "contras" qui
étaient allés se renseigner à la Banque du Brésil de Bom Jesus da Lapa
s'étaient en outre fait expliquer que, si les titres devenaient collectifs, tout
accès au crédit serait définitivement fermé, la législation en vigueur ne
prévoyant pas la possibilité de financements privés sur des terres collectives.
Par ailleurs, certains porteurs de titres avaient commencé à faire commerce
du bois de leurs terres. Alertés, les partenaires urbains du quilombo avaient
alors obtenu de la justice la cessation de toute activité extractrice, tant que le
statut des terres n'aurait pas été défini. Après des années de blocage des
activités agricoles, pendant la période dure du conflit, et alors qu'ils pensaient
que leur compromission avec le fazendeiro leur permettrait tout au moins de
poursuivre leurs projets, les petits propriétaires de Rio das Rãs voyaient à
nouveau leurs activités entravées. Le quilombo et ceux qui le défendaient
furent désignés comme responsables. Enfin, après la reconnaissance
officielle de Rio das Rãs comme "communauté rémanente de quilombo", la
Fondation Palmares avait envoyé sur place des anthropologues porteurs d'une
directive requérant que tout individu qui serait jugé "intrus" (par l'association
Quilombola) devrait définitivement quitter les lieux. Certains porteurs de
titres furent littéralement pris de panique. Le leader des "contras", plusieurs
mois après, se remémorait avec colère l’incident : "La femme
(l'anthropologue de Brasília) a mis le feu ("jogou fogo"), en disant qu'il ne
pourrait y avoir qu'une seule association, qu'on devrait partir… j'ai resserré
les rangs parce que je ne voulais pas céder au chantage". Le quilombo avait
fait peur.
On comprend alors comment ces contraintes liées et imputées au
quilombo se transformèrent en autant d'antagonismes irréductibles. On peut
aussi émettre l'hypothèse que ces antagonismes étaient davantage la
conséquence de l'emprise du quilombo sur divers registres de réalité
(foncière, économique, etc.), qu'il tendait à transformer, que de l'opposition
entre deux univers de valeurs concurrents (la "communauté" contre l'intérêt
privé, la tradition contre la modernité). D'une part, en effet, la propriété
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 287

collective n'était pas chose négociable pour les défenseurs du quilombo,


puisqu'il s'agissait d'une condition imposée et imprescriptible à la légalisation
des terres. Nous pouvons alors nous demander dans quelle mesure cette idée
de "collectivité", qui contribua tellement à renforcer l'opposition au
quilombo, motivait réellement ses partisans (cf. chap. IX). D'autre part, pour
les porteurs de titres, les effets pervers du quilombo se firent sentir avant
même que les deux camps n'aient été départagés. Dans quelle mesure les
menaces d'expulsion et d'aliénation des terres n’empêchèrent-elles pas une
véritable réflexion sur le quilombo et ses enjeux?
L'analyse des mécanismes et des logiques d'appartenance aux divers
réseaux relationnels existant à Rio das Rãs fournira un élément de réponse à
cette interrogation, en montrant à quel point la position de défense ou de rejet
du quilombo reposait sur divers registres de réalités, tout à fait étrangers au
quilombo lui-même.

Des offres concurrentielles d'affiliation

Si, comme nous venons de le voir, le quilombo a effectivement réorganisé


la question foncière, l'appartenance au "camp" du quilombo relevait aussi
d'une autre logique, celle du jeu des affiliations au sein d'un champ
relationnel en pleine redéfinition. Dans un contexte d'éclatement des
appartenances traditionnelles, l'offre de réaffiliation que constituait le
quilombo se trouva confrontée à des tentatives multiples, et parfois
concurrentes, de restauration ou de transformation du lien social.

Les groupes religieux pentecôtistes

Le protestantisme est déjà ancien à Rio das Rãs, puisque, dès les années
1940, les premiers crentes4 se réunissaient régulièrement à Brasileira, dans la
maison du préposé de la fazenda. Il n'y avait encore ni église, ni pasteur. Ce
qui n'était à l'origine qu'une forme de spiritualité hésitante, révélée de
manière très succincte et dépouillée par des voyageurs de passage5, devint
par la suite une véritable organisation religieuse. Les cultes pentecôtistes, en
expansion régulière à Rio das Rãs, se sédimentèrent et s’institutionnalisèrent
progressivement, par le biais d'une affiliation et articulation à des réseaux
nationaux. Il existe aujourd'hui principalement deux églises, l'Assemblée de

4. Crente : littéralement "croyant". Ainsi sont désignés au Brésil les membres des groupes
pentecôtistes.
5. De nombreux ouvrages ont été écrits sur la diffusion du protestantisme en Amérique
Latine. On pourra se reporter au livre Le protestantisme en Amérique Latine : une
approche socio-historique de Jean-Pierre Bastian, et notamment à son analyse sur les
"synchrétismes pentecôtistes ruraux" (p. 228-232). Histoire et Société n° 27, ed. Labor et
Fides, 1994, 324 p.
288 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Dieu (Assembleia de Deus) et Dieu est Amour (Deus é amor). Elles diffèrent
objectivement fort peu par leurs pratiques du culte, bien que ce soient
souvent des subtilités liturgiques qui sont invoquées comme fondement
même des identités respectives. En revanche, les groupes qu'elles constituent
se sont révélés porteurs de logiques sociales hétérogènes, si bien qu'ils
occupent aujourd'hui un espace social bien distinct au sein de Rio das Rãs.
Dans les deux cas, ces logiques ont été génératrices de comportements
collectifs parfois très marqués à l'égard de la question de la terre et du
quilombo.
L'Assemblée de Dieu est le groupe le plus anciennement constitué et le
plus important. Entre les années 1940 et 1950, plusieurs chefs de famille des
bords du fleuve s'étaient déjà convertis, même si la plupart ne furent baptisés
que beaucoup plus tard. L'Assemblée de Dieu est aujourd'hui scindée en
deux groupes : l’un sur les bords du fleuve, fort de 44 membres adultes, et un
autre à Brasileira, comptant 12 membres adultes. Ce dernier, constitué
récemment (en 1991), dépend administrativement du premier. Chaque
groupe dispose d'un lieu de culte et se réunit plusieurs fois par semaine.
L'Assemblée de Dieu est bien articulée à des réseaux régionaux très actifs.
Malgré l'éloignement et la difficulté d'accès, il n'est pas rare que des pasteurs
ou des fidèles des environs viennent animer un culte ou porter un
témoignage. Une fois par an, un grand rassemblement a lieu à Rio das Rãs
même, réunissant plusieurs centaines de personnes de toute la région.
Les deux groupes de l'Assemblée de Dieu se sont constitués, à l'origine,
autour d'un noyau familial principal, puis se sont ouverts, bien qu'à des
degrés différents, à des fidèles provenant d'autres groupes familiaux.
Aujourd'hui, on peut dire que, sur les bords du fleuve, la famille n'est plus un
facteur exclusif d'appartenance, tant le groupe rassemble désormais des
individus de parentés très hétérogènes. De plus, si dans certains cas demeure
une logique familiale d'engagement (par exemple, chez les Batistas, six des
sept chefs de familles sont crentes), dans d'autres cas, les appartenances
religieuses sont éclatées au sein même des familles nucléaires : il y a, sur les
bords du fleuve, 12 couples "mixtes", c’est-à-dire dont les conjoints ne
fréquentent pas la même église. A Brasileira, en revanche, la logique
familiale reste au cœur de l'engagement religieux. Le groupe est constitué
d'un noyau de deux frères ayant épousé deux sœurs, autour duquel gravitent
essentiellement des parents et affiliés. Les quelques individus extérieurs au
groupe familial sont des fidèles de l'Assemblée de Dieu, convertis à São
Paulo, comme dona Dominga, qui, entre deux voyages, trouve tout naturel de
fréquenter l'antenne locale de l'église à laquelle elle est affiliée. Elle
n'appartient cependant pas au groupe de la même manière que ceux pour qui
l'appartenance religieuse se superpose à l'appartenance familiale. Nous allons
voir à quel point cette cohésion interne se traduit par une logique d'exclusive
à l'égard de toute autre forme d'affiliation.
Le troisième groupe crente, Deus é Amor, fut fondé en 1993 par Gabriel,
un vieux chef de famille de la Brasileira. Ce dernier a "ramené" son église
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 289

d'un voyage à São Paulo. Là-bas, il avait prit l'habitude d'écouter les
évangiles à la radio et, selon sa propre expression, il a "trouvé cela beau". La
radio indiquait des contacts dans la ville et le processus pour fonder sa propre
église. Aujourd'hui, 17 personnes se réunissent plusieurs fois par semaine
dans l'église de Gabriel, une petite baraque en pisé construite dans la cour
même de sa maison. Il s'agit notamment de vieux chefs de famille, comme
Adelino, Reneiro, Zé, tous âgés entre d’une soixantaine d’année, et qui
étaient déjà crentes depuis longtemps avant de fréquenter l'église. La grande
majorité des membres étaient originaires de Brasileira avant les
délocalisations, mais ne s'étaient jamais vraiment intégrés au sein du groupe
de l'Assemblée de Dieu. On comprend alors comment Deus é Amor a pu
fournir une alternative à cette population, qui ne désirait pas nécessairement
se rassembler sous l'autorité de l'église des bords du fleuve.
La sédimentation de groupes pentecôtistes à Rio das Rãs ne s'est pas faite
sans une série de crispations et d'antagonismes avec la population catholique.
Il faut dire que comme partout en Amérique Latine, le discours crente repose
sur la critique - souvent acerbe - du catholicisme : à Rio das Rãs, comme
ailleurs, on raille les images saintes et ceux qui les idolâtrent. On se moque
de l'abandon dans lequel l'église catholique plonge les zones rurales : "les
catholiques portent hommage à qui ne fait rien pour eux", résume un crente
des bords du fleuve. De fait, il se passe des mois sans qu'une messe soit
célébrée dans la fazenda, alors que les crentes, insistent volontiers ces
derniers, se réunissent plusieurs fois par semaine. Les catholiques sont aussi
stigmatisés pour la tiédeur de leur foi et leur méconnaissance des écritures : à
Rio das Rãs, jamais une chapelle n’a été construite, alors qu'il y a déjà trois
églises pentecôtistes, et tous les crentes - qui eux, ont fait l'effort d'apprendre
à lire, entend-on souvent - possèdent une bible qu'ils lisent régulièrement.
Enfin, rien ne provoque davantage d'irritation chez les non crentes de Rio das
Rãs que le discours du "peuple élu", systématiquement invoqué dans l'ardeur
prosélyte de certains : seuls les crentes seront appelés à "monter", la prière
catholique n'offrant pas le salut. Cândido raconte les tentatives de conversion
dont il fut l'objet lors d'un voyage à São Paulo :

"Ils (le couple qui l'hébergeait) m'amenaient à leur église. Là, un gars a
dit : "tu es de la loi catholique" ? J'ai dit oui. Alors il a dit : "tu dois
bien comparer, ici on va à l'église tous les jours". Après plusieurs
jours, j'ai fini par dire : "dans la loi des crentes, je n'entre pas" (…)
Alors ils ont répondu : "non, mais après, Dieu va entrer dans ta tête, il
va te donner l'entendement, tu vas être crente, comme nous". Les fois
suivantes, je suis resté à la porte".

Pour prendre toute la mesure des tensions qui naissent de ces discours,
voici encore le témoignage de l'institutrice de Rio das Rãs, excédée par les
rixes permanentes entre crentes et catholiques, qui troublent ses
enseignements :
290 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

"Dans la classe, on est sensé prier, n'est-ce pas ? Alors les enfants me
répondent : nous on ne prie pas. Alors j'explique que le Nom du Père,
il n'y a que les catholiques qui le disent, mais les crentes, au moins,
doivent se lever, parce que ça fait partie de l'éducation. Ils refusent de
se lever. C'est leurs parents qui leur donnent la consigne, n'est-ce pas.
Une fois, j'ai dit "Marie du ciel !". Alors un père est venu me dire
d'arrêter avec ces histoires de Marie, et que les enfants ne prieraient
pas. Il n'a pas voulu croire qu'il ne s'agissait pas de prier, c'était juste
une expression. Les catholiques réagissent beaucoup aux critiques, ils
se moquent des crentes. Le professeur Jorginho a dit qu'il allait faire
des enseignements juste pour les crentes ! Moi, si je n'intervient pas,
ils se battent. Parce que les crentes, quand ils discutent, ils vont loin,
ils croient qu'il n'y a que leur côté qui est juste. Même avec moi : "je
veux que tu montes, Nelsa ! Je ne veux pas que tu sois brûlée ! Ils
pensent qu'ils sont les seuls qui monteront. Alors les autres : "et alors,
crente ! Tu vas monter, où ça ?" Et les crentes : "ouais, il y a que nous
qui allons monter, et pas vous !". Une fois je donnais un cours à une
petite, et elle a commencé : "je m'en fiche d'apprendre à lire, moi, il n'y
a que monter qui m'intéresse (…)".

Au-delà des discours, c'est la désaffiliation de la plupart des crentes au


groupe social traditionnel qui provoque l'irritation des catholiques. A Rio das
Rãs comme ailleurs, être crente n'exprime pas qu'une croyance, c'est aussi
faire partie d'un groupe aux règles sociales particulièrement contraignantes.
Précisément, tous les groupes crentes de Rio das Rãs ont en commun,
quoiqu’à des degrés divers, une logique de fermeture sociale tendant à
assurer au groupe le contrôle et la totalité des rapports sociaux de leurs
membres. Les activités sociales traditionnelles se trouvent soit frappées
d'interdit, soit redéfinies et absorbées par le groupe. Le crente ne boit plus de
cachaça avec les autres le dimanche, il ne participe plus aux rondes de
samba qui agitaient jadis les week-ends, et ne se réunit plus pour les
interminables parties de domino. "Aujourd'hui les fêtes sont finies, à cause
de cette religion de crente", se lamente le vieux João de Maria, qui animait
jadis les sambas. Les veillées de prières sont désormais séparées et, à la
tombée de la nuit, on peut voir se croiser les ombres de petits groupes se
rendant vers leurs lieux de veillée respectifs. Désormais, on va à la rivière
pour laver le linge entre crentes, la farine de manioc se prépare entre crentes
et lorsque l'on a besoin de main d'œuvre, c'est à ses frères crentes que l'on
fait appel (ce qui n'empêche pas cette main d'œuvre d'être payante…).
Plusieurs fois par an, les crentes de Rio das Rãs entrent dans des cycles de
prière de plusieurs semaines, au cours desquels ils se réunissent tous les jours
et parfois même, pour les femmes, plusieurs fois par jour. La sociabilité à
l'extérieur du groupe se trouve de fait singulièrement réduite. Enfin, les filles
crentes sont particulièrement gardées, au point que certains garçons
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 291

n'hésitent pas à se convertir dans le seul but de les fréquenter, m'a avoué l'un
d'entre eux avec une certaine honte. Un incident qui aurait pu être dramatique
est survenu à Capão do Cedro, lorsque, par boutade, un garçon catholique a
salué "beau-père", le père crente d'une demoiselle qu'il convoitait. Ce
dernier, pris d'un doute soudain quant à la vertu de sa fille, n’hésita pas à
s'emparer de son arme et à courser le plaisantin à travers champs. Selon
l'institutrice, les parents crentes de Rio das Rãs ne laissent pas leurs filles
continuer leurs études à Bom Jesus da Lapa, "parce qu'ils pensent que, là-
bas, les filles se perdent. Ils veulent juste qu'elles apprennent à lire, signer
leur nom, puis ils les enlèvent de l'école".
Il n'est pas étonnant, compte tenu d'une telle logique de fermeture des
groupes pentecôtistes, que la position de leurs membres par rapport au
quilombo et au conflit de terre ait été largement médiatisée par leur
appartenance religieuse. L'existence de comportements relativement
hétérogènes entre les divers groupes crentes incite toutefois à nuancer ce
constat. Si la grande majorité des fidèles s'est largement désengagée du
conflit de terre, cette non-participation s'échelonne entre la souveraine
indifférence et l'opposition active.
Sur les bords du fleuve, être crente à l'Assemblée de Dieu fut très
nettement un facteur de non participation à l'association Quilombola, même
si aucun des fidèles n'eut jamais la moindre compromission avec le
fazendeiro ou son association. Il est vrai que la majorité d'entre eux résidait
dans une zone à l'extrémité de la fazenda, qui fut moins concernée par les
relocalisations. Par ailleurs, la famille des Batistas, qui a constitué longtemps
le noyau central de l'Assemblée de Dieu, cultivait traditionnellement la terre
sur une île du São Francisco, échappant au contrôle de Bonfim6. Il reste
qu'après la phase de résistance initiale de toute la population des bords du
fleuve aux projets de Bonfim, les crentes se démobilisèrent rapidement. A
l'exception de Paulo, pas un seul membre actif de l'association Quilombola
n'était crente. Quant à ce dernier, il faut préciser qu'il avait été auparavant
banni de l'Assemblée, après avoir tenté de réaffilier le groupe à une autre
église pentecôtiste. Cette démobilisation s'explique d'abord par le fait que le
projet quilombola était animé par la CPT, de confession catholique, dont la
représentante était en outre une sœur religieuse. Toutefois, le comportement
opiniâtre et courageux de cette dernière, de surcroît exempt de tout
prosélytisme, fit rapidement oublier son appartenance religieuse. Par la suite,
alors que la solution du quilombo semblait définitivement s'imposer, la
présence de la sœur Miriam n'empêcha pas les crentes de l'Assemblée de
Dieu de se réinvestir peu à peu dans l'association. Leur retrait apparaît alors
rétrospectivement davantage comme la conséquence d'une fermeture du
groupe autour de ses pratiques religieuses (le simple fait que les réunions de

6. Toutes les îles des voies fluviales sont la propriété de l'État et sont administrées par le
ministère de la Marine. Un droit d'occupation pour travail agricole peut être accordé sur
demande, et selon des critères précis de taille d'exploitation.
292 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

l'association se tenaient au même moment que les cultes était en soi


rédhibitoire…), qu'un désaccord vis-à-vis des objectifs du quilombo.
Aujourd'hui, pour cette population, la double affiliation au quilombo et à
l'Assemblée de Dieu ne semble plus poser de problèmes, certains crentes
allant même jusqu'à revendiquer leur participation "à travers Dieu" à la
bataille :

"Les crentes ont remis cette responsabilité (de la lutte) entre les mains
de Dieu. Nous avions Dieu comme défense, pour nous aider à vaincre
la bataille. Toujours priant. Les gens qui ont marché à nos côtés dans
cette bataille étaient envoyés par Dieu. L'église Assemblée de Dieu a
apporté un appui en stimulant la communauté. C'est vrai que dans la
lutte, il n'y a pas eu de participation. Spirituellement, il y a eu cette
grande avancée" (Paulo).

Le groupe Deus e Amor de Brasileira eut un comportement globalement


similaire. De la même manière que, sur les bords du fleuve, aucun de ses
membres n’avait accepté de titres de terres, après les relocalisations, aucun
ne s'impliqua au sein de l'association quilombola. Il faut toutefois préciser
que les vieux chefs de famille membres de Deus é Amor adoptèrent toujours
une position très ferme de condamnation de Bonfim et de ses partisans et ne
cachèrent jamais leur sympathie à l'égard du projet quilombola.
En revanche, beaucoup plus radicale fut l'attitude du groupe Assemblée
de Dieu de Brasileira. La participation de l'église catholique au projet
quilombola fut un véritable repoussoir, contraignant jusqu'au paroxysme la
logique de fermeture sociale. Plus l'association quilombola prenait
d'initiatives pour reconstruire la vie sociale et économique de la
"communauté", plus les crentes se retranchaient derrière les frontières
physiques et symboliques de leur distinction. Ainsi, lorsqu'un séminariste de
passage se rendit à l'école pour animer une "journée des enfants", avec
distribution de gâteaux et de sucreries - un luxe invraisemblable en période
de conflit -, les femmes crentes vinrent retirer leurs enfants, préférant les
priver de cette nourriture providentielle plutôt que de se compromettre avec
un représentant de l'église catholique. Plus tard, ces mêmes femmes
dédaignèrent le projet de "jardin communautaire", sous prétexte que l'idée
venait de la sœur Miriam. Les hommes, pour leur part, ne participèrent pas
aux réunions de l'association Quilombola. Alors que je venais m'entretenir
avec eux, ils refusèrent une "interview", en expliquant que, maintenant qu'ils
étaient crentes, ils ne pouvaient plus parler sans l'accord de leur "ministre" et
qu'ils ne voulaient "rien avoir à faire avec le quilombo". L'un d'entre eux,
persuadé que ma présence était liée au projet quilombola, refusa que je
prenne la photo de famille que j'avais promise à ses enfants. Un voisin
m'apprit plus tard qu'il avait conseillé à tout le monde d'en faire autant à mon
égard, parce que selon lui, ces photos étaient de l'espionnage, destiné à la
CIA nord-américaine…
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 293

Dans ce dernier cas, il est patent que la position à l'égard du conflit de


terre fut largement médiatisée par l'appartenance religieuse. L'association
Quilombola ne fut perçue qu'à travers son affiliation à l'église catholique ;
elle fut donc jugée incompatible avec le fait d'être crente. Toutefois, un tel
extrémisme dans la logique de séparation ne s'explique pas uniquement par
des positions religieuses ou par l'obéissance à des principes dictés de
l'extérieur ("je ne parle pas sans l'avis du Ministre…"). Le groupe Assemblée
de Dieu de Brasileira était, rappelons-le, constitué autour d'un noyau familial,
qui chercha dans l'isolement social le principe de sa cohésion7. A l'élitisme
du peuple élu se conjuguait la croyance d'une certaine supériorité raciale (il
s'agit de la famille la plus "claire" de Rio das Rãs) et économique : les deux
frères sont les seuls à avoir une maison en brique, l'un d'entre eux possède
une voiture8, le second dispose du seul emploi salarié de Rio das Rãs, celui
de chauffeur de bus, obtenu grâce au soutien du propriétaire du véhicule, un
crente comme lui.

La Vila Martins

La Vila Martins procéda d'une démarche similaire, quoique non


religieuse, de recomposition du champ social à partir de la famille, se

7. S'agissant de ce groupe spécifique, nous rejoignons tout à fait les analyses de Jean-
Pierre Bastian sur le pentecôtisme rural qui, dit-il, se développe "dans le sens du
renforcement de l'autonomie du groupe social concerné" plutôt que dans celui d'une
transformation en profondeur du protestantisme (p. 231-232). En revanche, Bastian voit
dans ce "catholicisme de substitution" une logique de "maintien des facteurs traditionnels
de cohésion sociale". Il semble que le développement du pentecôtisme à Rio das Rãs soit
davantage une tentative de recomposition du champ social au sein de la modernité qu'un
réflexe visant à la restauration de l'autorité familiale. D'une part, comme nous l'avons dit,
et à l'exception du dernier groupe considéré, la famille n'est plus au principe de cohésion
des églises pentecôtistes, d'autre part, celles-ci sont d'inspiration éminemment urbaine :
"Dieu bénisse le Président de la République, Dieu bénisse les ministres, Dieu bénisse les
auxiliaires du gouvernement", a-t-on pu entendre à Rio das Rãs, au cours d'un prédicat
particulièrement vigoureux. Au-delà des discours, les deux églises pentecôtistes sont
articulées à des réseaux qui servent bien souvent de tremplin à la conquête d'une certaine
modernité. C'est par l'église que Sines a obtenu son emploi de chauffeur de bus, c'est par
l'église que l'on cherche à sortir de l'"arriération" (atraso) de l'analphabétisme, c'est
encore par l'église que tout un chacun à l'occasion de se déplacer régulièrement au sein de
la communauté des "croyants", etc.
8. Un incident à propos de cette voiture accrédite l’idée que les deux frères et leur famille
cultivent un certain sentiment de supériorité. La voiture en question était bruyante. Dans
la salle de classe de Jorginho, un élève s’en était ainsi pris au fils de son propriétaire : "la
voiture de ton père fait tellement de bruit que personne n’arrive à dormir". Agacé par la
dispute qui s’était ensuivie, Jorginho a intimé l’ordre "d’arrêter de faire des histoires à
cause de cette vieille voiture". Le propriétaire est ensuite allé trouver Jorginho très en
colère, en lui reprochant d’avoir dit en pleine classe qu’il était pauvre. "Je ne sais pas ce
qui lui est passé par la tête, c'est un complexe qu'il a", tente d’expliquer Jorginho. Deux
années plus tard, les deux hommes étaient encore en froid.
294 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

traduisant, de la même façon, par une attitude de désengagement à l'égard du


conflit et du quilombo.
La famille José de Oliveira est composée de son chef, le vieux Martins, de
sept fils, tous mariés, et d'une fille, mariée également, auxquels s'ajoute une
descendance forte de 48 petits-enfants. Avant les relocalisations, tous
habitaient Bom Retiro. Lorsqu'ils furent déplacés, ils choisirent de s'installer
ensemble, à l'extrémité de Brasileira. C'est tout naturellement que l'endroit
fut vite connu sous le nom de Vila Martins.
Il faut dire que la Vila Martins affiche une vigueur sociale et économique
qui suscite l'admiration de beaucoup à Rio das Rãs. Contrairement à de
nombreuses familles divisées par l'exode rural, les conflits d'intérêts ou de
religion, les "gens de Martins" ("o povo de Martins") impressionnent par leur
harmonie et leur cohésion. Ce sont des travailleurs. "On les voit toujours à
cheval, et ils ont une montagne de haricot dans leur maison ! ", résume
laconiquement un voisin. En quelques années, ils ont constitué, sur leurs
nouvelles terres, un domaine cultivé d'une étendue impressionnante. Ce sont
aussi les meilleurs cavaliers : ils remportent toujours les courses
d'argolinha9. L'école construite spécialement pour la Vila Martins est animée
par une institutrice qui est de la famille. C'est encore un Martins qui dirige
l'un des deux centres spirites de Brasileira et, le vendredi soir, pas un Martins
ne manque pour le "travail" spirituel.
A l'évidence, en réaction à la dynamique de destructuration imposée par le
fazendeiro, les Martins ont donc su préserver ou recréer un mode de vie
traditionnel, fondé sur la solidarité familiale et le travail de la terre. C'est
précisément ce qui suscite tant l'admiration à Rio das Rãs, comme le résume
bien Maria Zelia :

"J'aime beaucoup aller là-bas (à la Vila Martins). Ce sont des gens très
unis et religieux. Là, quand je vais prier, les hommes participent, les
femmes participent et les enfants participent. Quand je vais prier de
l'autre côté, il n'y a personne. Il faut dire qu'il y a plus de crentes… ils
ne viennent pas. Là, à la Vila Martins, il y a de la samba, là, la femme
prie, la femme danse, la femme fait de tout".

Trois des fils Martins acceptèrent les titres de propriété du fazendeiro, et


furent donc membres de l'association des "contras". Cette appartenance resta
cependant purement formelle, les Martins ne s'étant impliqués dans aucun
des projets suggérés par Bonfim. Aucun membre de la famille ne participa
non plus activement à l'association Quilombola, même si aujourd'hui, les
Martins se reconnaissent volontiers dans les rangs des quilombolas et s’ils
acceptèrent sans difficulté de renoncer à leurs titres de propriété.

9. Jeu qui consiste à lancer son cheval à vive allure, en tenant dans une main un bâtonnet
avec lequel il faut décrocher un anneau de petite taille suspendu au bout d'une corde
tendue entre deux arbres.
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 295

Toutefois, la décision d'accepter les titres de terre, tout comme la non


participation au quilombo, ne fut en aucun cas le résultat d'un choix politique
mais releva, tout comme pour les groupes crente, de logiques internes de
cohésion et de fermeture sociale. Ainsi, la préoccupation première des
Martins, qui venaient d'être déplacés, était de se garantir un accès à la terre.
Arrivés parmi les premiers à Brasileira, ils obtinrent du fazendeiro une zone
en bordure de la rivière das Rãs, fertile et qui présentait en outre les garanties
de sécurité du titre notarial. Les titres furent donc acceptés par certains
membres de la famille. Cette décision ne doit cependant pas être interprétée
comme un désir de propriété privée, qui correspondrait à une soudaine
"capitalisation" du rapport à la terre. Ainsi Leonardo, propriétaire devant la
loi, n'hésita pas à tronquer son domaine de près d'un demi hectare, dans le
seul but de rapprocher son portail de sa maison10. De plus, reçues
individuellement à l'origine, les terres furent vite réintégrées dans un espace
collectif familial d'échange de ressources et de travail11.
La posture de non engagement pendant les années de conflit se comprend
également à partir de cette logique de cohésion sociale interne de la famille.
D'une part, l'espace fortement intégré de la Vila Martins avait tendance à
concentrer les rapports économiques et sociaux de ses membres, réduisant
singulièrement les occasions de participation à des réseaux externes au
groupe. D'une part, et c'est ce qu'il va s'agir de montrer maintenant, l'offre
d'affiliation des quilombolas ou des "contras" était concurrentielle, parce que
de nature équivalente. En effet, l'un et l'autre "camps" finirent par constituer
un espace social tout aussi inclusif que les églises pentecôtistes et la Vila
Martins.

L'Association Quilombola

L'association Quilombola n'est pas, à l'origine, le résultat d'une


dynamique interne de construction de groupe, comme cela a pu être le cas
pour les églises pentecôtistes. Rappelons en effet que la Fondation Palmares
avait exigé qu'une association fût créée de manière à ce que les intérêts de
Rio das Rãs fussent représentés par une personne juridique. La CPT s'était
fait l'écho des exigences de la Fondation et avait suscité la création de
l'association Quilombola. Les diverses responsabilité (secrétaire, trésorier,
président) avait été attribuées avec l'encadrement de la CPT, qui n'hésita pas
à faire valoir son point de vue à propos de la composition de la diretoria.
Cette dernière, avait-on fait savoir, devait réunir des représentants des quatre
principaux foyers de peuplement (Brasiliera, Rio das Rãs (bords du fleuve),

10. Depuis qu'il était devenu président de centre spirite, il lui était devenu pénible de
parcourir une distance jugée excessive pour ouvrir la porte à ses visiteurs….
11. L’analyse d’E. Pietrafesa de Godoi sur le peu d’impact des légalisations individuelles
dans des espaces appropriés collectivement se trouve confirmée par l’exemple de la Vila
Martins. E. Pietrafesa de Godoi, op. cit.
296 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Capão do Cedro et Enchu) et comporter des femmes. C'est bien avec


l'insistance de la sœur Miriam qu'une femme fut finalement intégrée à
l'équipe dirigeante12. Enfin, en accord avec le statut, largement rédigé par la
CPT, un "délégué culturel" fut nommé.
A son origine, l'association était donc, en quelque sorte, une ossature
formelle largement imposée et sans "chair sociale". Certes, les quelque vingt
membres nommés n'étaient pas entre eux des étrangers mais, habitants de
foyers de peuplement distants, désignés sans aucun critère d'affinité et
n'ayant comme dénominateur commun que le fait de participer activement à
la lutte contre le fazendeiro, ils ne constituaient pas non plus d'emblée une
entité sociale cohérente. De plus, issus de familles relativement hétérogènes,
ils ne disposaient pas du véritable levier social que constitua la solidarité
mécanique13 pour les pentecôtistes ou la Vila Martins. La diretoria avait
comme objectif la représentation de l’ensemble des familles sur l’ensemble
des localités. L’éclatement de sa composition était donc une exigence
statutaire. Furent nommés une quinzaine de membres, parmi lesquels :
Edivaldo, 54 ans, résident à Enchu et membre d’une des premières familles
installées dans la région ; Ivete, 69 ans, née et résidente sur les bords du
fleuve, issue d’une famille qui avait immigré depuis localité de l’autre rive
au début du siècle. Romualdo, 36 ans, parent de Ivete, est né sur les bords du
fleuve, mais réside à Brasiliera ; il fut coordinateur de l’association
Quilombola. João de Maria, 66 ans, est né au Bom Retiro et réside sur les
bords du fleuve ; sa famille, issue de la fazenda Pedra Branca dans les
environs de Mucambo, a émigré a Bom Retiro au début du siècle ; il occupe
le poste de "délégué culturel". Adão, 38 ans, est né comme ses parents sur les
bords du fleuve, où il réside. Affiliée aux Imbelinos, sa famille est originaire
de Pedra de Cal et de Batalinha. Zé Nagô, 55 ans, petit-fils d’Imbelina, est
né à Brasileira où il réside ; il est devenu l’inséparable partenaire de travail
de Romualdo.
Assez rapidement, les membres de l'association Quilombola, auxquels
s’ajoutèrent parfois les familles respectives et un certain nombre de
sympathisants, constituèrent un réseau relationnel dense et exclusif. Cette
dynamique centrifuge reposait sur plusieurs facteurs liés à la dynamique
propre du quilombo mais aussi, comme nous allons le voir, à une logique
strictement interne de production d'un espace de cohésion sociale.
L'association Quilombola généra très vite de nombreuses activités pour
ses membres. Les réunions plusieurs fois par semaine entre les représentants
des quatre localités, les innombrables voyages de la diretoria à Salvador et

12. L'alinéa M de l'article deux du statut de l'association Quilombola stipulait même que
celle-ci devait "stimuler l'organisation des femmes et incorporer leur participation dans la
prise de décision collective et dans les postes à responsabilité de l'Association ".
13. La "solidarité mécanique" est ici comprise au sens de Durkheim, comme la solidarité
propre à un groupe faiblement différencié et homogène. Durkheim, Emile, De la division
du travail social, Paris, PUF, 1986 (1897).
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 297

Brasília14, le partage de responsabilités sans cesse croissantes (cf. chap. VII)


constituèrent autant de facteurs de densification des rapports entre membres,
renforçant la cohésion sociale des quilombolas. En d'autres termes, les
activités liées au processus de reconnaissance de Rio das Rãs, comme
"communauté rémanente", permirent à l'association de faire sens
socialement.
A cette dynamique de densification correspondit une progressive
autonomisation du groupe. Il est tout à fait significatif que les réunions, qui
réunissaient à l'origine une large part de la population, aient fini par se tenir à
huis clos entre les seuls membres de la diretoria et le cercle restreint des
sympathisants, qui devinrent des participants à part entière. Certes, le
désengagement de beaucoup (et la menace que représentaient les "contras")
explique en partie cette confidentialité, mais il reste que l'information sur les
activités de l'association avait cessé de circuler librement. Il arriva souvent
que certains leaders locaux s'en aillent à Brasília sans que quiconque en soit
averti en dehors du cercle des quilombolas.
Cette autonomisation des élites était sans doute indissociable des
nombreuses rétributions du militantisme qui ne tardèrent pas à gratifier ceux
qui s'étaient impliqués. L'aide financière ponctuelle de la CPT, les nombreux
voyages entièrement financés par les partenaires urbains, le fait que de très
nombreux visiteurs qui étaient hébergés et nourris en échange d'une
indemnité, parfois très substantielle au regard du niveau de vie moyen de la
population15, furent autant d'éléments contribuant à inciter le groupe à se
fermer autour de ses ressources. A cette rétribution matérielle s’ajouta une
rétribution symbolique, à mesure que le quilombo s'imposait comme la
solution définitive au conflit de terre. La diretoria se vit alors auréolée de
prestige et de légitimité, ce qui servit les divers intérêts de ses membres,
depuis la candidature à un poste politique, à Bom Jesus da Lapa, jusqu’aux
conquêtes féminines (cf. chap. IX).
Finalement, aux dynamiques de densification et d'autonomisation s'ajouta
une forte tendance à la diversification des activités organisées au sein du
nouveau groupe quilombola. L'association devint le cadre de relations de
solidarité, de partenariat dans le travail de la terre, d'activités de loisir, de

14. Certains responsables quilombolas peuvent se targuer d'avoir effectué plus de trente
voyages à Brasília (15 heures de bus).
15. J'ai dû moi-même participer à cette manne, aussi peu souvent que possible. Ayant été
introduit sur place par la CPT, il était évident aux yeux de beaucoup, tout au moins au
début de mon séjour, que j'étais un relais de l'assistance matérielle dispensée par la CPT.
Il me fallut parfois refuser de donner de l'argent, ce qui ne m'a par ailleurs pas empêché
d'être relativement intégré au jeu des échanges de solidarité (le troc de poisson contre du
sucre, la participation à certains travaux des champs contre un panier de manioc, maïs et
autres pastèques). En revanche, après avoir fait savoir que je désirais acquérir un cheval
pour mes déplacements aux bords du fleuve, je n’ai pu qu’accepter celui que proposait le
président de l'association, ce dernier considérant à l'évidence que cela faisait partie de ses
prérogatives… malheureusement, la seule bête disponible, le "vieux gitan", portait bien
son nom, tant en raison de son âge avancé que par son tempérament vagabond…
298 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

pratiques religieuses. En son sein se forgèrent des amitiés, et de véritables


réflexes relationnels se créèrent. De la même manière que les femmes
crentes, des groupes de femmes quilombola commencèrent à laver ensemble
leur linge à la rivière, à préparer ensemble la farine de manioc, à se réunir
pour les veillées. Les hommes quilombolas se mirent à travailler ensemble
dans les zones collectives des bords du fleuve ou à se réunir pour bavarder
après le travail16.
Ainsi donc, quelque deux années après sa création, il était patent que
l’association Quilombola, à l’origine structure administrative imposée de
l’extérieur, avait largement été investie et appropriée par ses responsables
locaux. Bien au-delà de son rôle initial de représentation juridique, elle
devint une entité sociale cohérente. La densification et la diversification des
fonctions sociales de l’association témoignent de son endogénéisation par
rapport à des logiques et des objectifs strictement locaux. En l’occurrence, il
ne fait aucun doute que l’association Quilombola devint l’un des espaces de
reconstruction du lien social au sein desquels la population de Rio das Rãs
tenta de se restructurer. La participation au quilombo se solda par la même
logique de fermeture sociale qui avait conduit les autres groupes à ne pas y
participer.

L'association des "contras"

De même que l’association Quilombola, l’association des contras ne


reposait à l’origine sur aucune affinité particulière et ne regroupait que des
individus n’ayant apparemment en commun que le fait d’être détenteur d’un
titre de propriété. Comme dans le premier cas, l’association était née d’une
volonté extérieure, en l’occurrence celle du fazendeiro et de son frère, et sa
structure organisationnelle avait largement été imposée par ces derniers.
Le but explicite de l’association était clair : permettre le développement
de projets pour la mise en valeur des nouvelles propriétés. Dans un premier
temps, le groupe fonctionna comme un réseau de clientèle, mobilisé autour
des ressources allouées régulièrement par Bonfim : des matières premières,
telles que du fil de fer barbelé ou du bois pour les clôtures ; un soutien
matériel avec l’octroi de quelques heures de tracteur gratuites pour défricher
les nouvelles terres, la construction d'un moulin à farine sophistiqué ; un
soutien logistique, visant notamment à monter des dossiers de crédit auprès
des banques de la région ; des opportunité de travail salarié dans la fazenda,
etc. Il s’agissait donc d’un groupe d’intérêts. Intérêt des participants
mobilisés par la perspective que l’association allait, un jour où l’autre,
"apporter quelque chose". Intérêt de Bonfim, qui maintenait dans le camp

16. Il était fréquent, le week-end, que les hommes de la diretoria de Brasileira rendent
visite à leurs collègues des bords du fleuve, en dehors de toute activité formelle de
l’association.
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 299

même de ses ennemis un groupe dont les membres lui étaient largement
inféodés.
Il a été précédemment évoqué la forte polarisation entre les deux
associations qui avait résulté des premières victoires du quilombo. Face à la
menace de perte des propriétés, l’association se transforma rapidement en un
groupe social solidement constitué et exclusif. Le processus fut globalement
le même que pour l’association Quilombola : à la densification de ses
relations internes correspondit une double dynamique d’autonomisation. Par
rapport à Carlos Bonfim, d’une part, ce dernier s’étant largement retiré de la
fazenda dans les dernières années du conflit, et par rapport au groupe social
de Rio das Rãs, d’autre part, ce qui instaurait une véritable fracture au sein de
Brasileira.
A l’instar des crentes de l’Assemblée de Dieu, toute activité, toute
initiative reliée d’une quelconque manière à l’association Quilombola était
boycottée. Aucune femme de "contra" ne participa au jardin communautaire.
Les hommes finirent par interdire à leurs femmes - catholiques - de se rendre
aux prières, invoquant le risque d’influence quilombola. Les "contras" ne
participèrent pas non plus au travail des nouvelles zones de culture irriguées.
Lorsqu’un responsable de l’association Quilombola se porta candidat au
poste de conseiller municipal de Bom Jesus da Lapa, il se vit refuser tout
soutien de la part des "contras". Enfin, "même le terrain de football a été
divisé", se lamente Jorginho. Bonfim ayant fourni des tenues aux seuls
"contras", ceux-ci s’organisèrent pour former une "équipe de l’association",
qui commença à affronter ce qui devint, par défaut, une équipe du quilombo.
Il n’y a pas encore eu d’incident, a expliqué Jorginho, mais le climat est
devenu tellement tendu que certains jeunes ont renoncé à jouer, et puis,
conclut-il avec humour, "disons que les crocs-en-jambe et les coups de pied
sont uniquement liés au jeu".
Cette analyse reste bien sûr incomplète. Pour rendre le texte plus
intelligible, il a fallu neutraliser le paramètre de la localité, qui intervint
pourtant dans l’organisation des affiliations. Rappelons que personne sur les
bords du fleuve ne devint membre de l’association des "Contras", même si,
dans leur grande majorité, les habitants ne s’impliquèrent pas directement
aux côtés des quilombolas. A l’extrémité nord de la localité, par exemple, la
famille des Batistas eut un comportement similaire à celui de la famille
Martins. Au-delà de leur forte cohésion familiale, de leur position dominante
au sein de l’Assemblée de Dieu, et du fait qu’ils bénéficiaient de terres
insulaires échappant au contrôle du fazendeiro, la neutralité des Batistas
s’explique aussi, comme nous le verrons plus loin, par des oppositions plus
anciennes entre familles. Enfin, il nous faut mentionner l’existence de
réseaux transversaux, pourvus d’un degré de fermeture nettement inférieur
aux groupes précédemment évoqués. Ces réseaux devinrent parfois des lieux
privilégiés de rencontre entre des individus, par ailleurs engagés dans des
oppositions a priori irréductibles, et par là même, les lieux de reconstruction
d’une certaine unité. Le centre spirite fut l’un des ces lieux de convergence.
300 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

La nuit tombée, à la lumière des bougies, vêtus de blancs, des médiums


"travaillent". Ce sont certes des orixá qui s’expriment à travers eux, et leurs
traits sont quelque peu déformés par l’incorporation dont ils sont les sujets. Il
n’en reste pas moins que l’on reconnaît parmi eux Luiz, le contra, et à côté
de lui, Zé Nagô, le "quilombola". Leur médiumnité semble les avoir délestés
du poids de leur appartenance politique. Ils sont là à titre individuel ; dans
l’intimité d’une prière, ils se côtoient. Même si cette rencontre frappe par son
exemplarité, il ne faut pas en surestimer la portée réconciliatrice. En dehors
du centre, Luiz et Nagô continuent d’évoluer dans deux univers distincts. A
l’occasion d’une réunion, ils s’affronteront publiquement sur la question de
la restitution des titres de propriété. De plus, les centres spirites, au nombre
de trois sur l’ensemble des localités de Rio das Rãs (dont deux à Brasileira),
sont tout aussi engagés dans le jeu des rapports de force interne que les
crentes ou les quilombolas. A la multiplication récente des centres a
correspondu une compétition d’influence sans cesse accrue. La surenchère
dans les dons de médiumnité revendiqués par leurs "présidents" respectifs
suffit pour s’en convaincre17.
Face aux dynamiques multiples de destructuration auxquelles la
population de Rio das Rãs se trouva confrontée, celle-ci a donc tenté de se
réorganiser en des entités réduites et hétérogènes, présentant la
caractéristique commune de constituer des espaces fortement intégrés de
cohésion sociale. C’est au sein de cette dynamique de recomposition que se
comprennent la participation et l’opposition au quilombo, de même que
l’attitude - qui fut majoritaire - de désengagement. D’une part, nous avons vu
que l’appartenance à un groupe fortement inclusif comme la Vila Martins a
bien constitué un facteur tout à fait déterminant de non participation au
quilombo. D’autre part, la logique de construction sociale de l’association
Quilombola a précipité cette dernière dans le jeu interne des affiliations, au
sein duquel elle entrait inévitablement en concurrence avec d’autres
tentatives similaires de construction d’un espace social cohérent. En d’autres
termes, la non participation au quilombo a largement été liée à la nature et à
la position concurrentielle du groupe constitué par ses défenseurs.
Rio das Rãs a constitué un espace social traversé par de multiples champs
de polarité, à l’intérieur duquel chaque groupe occupait une position
directement concurrentielle par rapport au groupe opposé. Les antagonismes
étaient d’autant plus exacerbés que demeurait, entre les participants actifs
aux divers groupes, une masse de non-affiliés, constituant des sympathisants
potentiels. Hormis la Vila Martins, dont le cercle des participants était par
nature limité, chaque groupe entra alors pleinement dans le jeu concurrentiel.
Les crentes furent les artisans d’un prosélytisme acharné, obligeant de leur
côté les catholiques à reconquérir les espaces menacés. Au discours de

17. L’ouverture du second centre de Brasileira s’est aussitôt traduite par l’extension de la
médiumnité du président du premier centre, celui-ci revendiquant désormais
l’incorporation de trois orixá…
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 301

dénigrement systématique18 de ces derniers s’ajoutait une démarche


offensive de mobilisation (prières ambulatoires, etc). De même, les
quilombolas et les "contras", s’ils ne cherchèrent jamais vraiment à élargir le
cercle des participants, n’eurent de cesse de défendre leur espace d’influence
et de tenter d’en étendre les limites (cf. chap. IX). Les partisans de Bonfim
menèrent une active campagne de désinformation, expliquant par exemple
que la victoire du quilombo obligerait tout le monde à partir vivre au
Mucambo (utilisant ainsi l’obstination des anthropologues à voir dans
Mucambo le siège historique du "quilombo"). Quant aux quilombolas, même
si rien ou presque ne fut fait pour remobiliser les indifférents, combien de
fois tentèrent-ils de "faire la tête" (" fazer a cabeça") des "contras" les plus
indécis ?

3) S’opposer au quilombo : l’hétérogénéité des logiques individuelles

Si l’on comprend bien en quoi les mécanismes d’imposition locale du


quilombo ont pu souder les "contras" autour de la nécessité de préserver
leurs intérêts et les conduire à constituer un cadre de sociabilité exclusif, les
logiques qui les ont poussés à s’engager au côté du fazendeiro en premier
lieu restent obscures. Quels sont les facteurs qui ont pu intervenir dans la
décision d’accepter un titre de propriété, contre l’avis de la majorité de la
population ? Nous avons déjà évoqué (cf. chap. VII) le processus progressif
d'individuation qui avait accompagné la normalisation du voyage à São
Paulo, et montré comment l'émergence de nouvelles stratégies économiques
s'était traduite par la diversification des activités. Est-il possible de rendre
compte de l'acceptation de titres de propriété par cette lecture de la
modernité ? En d'autres termes, dans quelle mesure les oppositions
"quilombola"/"contra", terres privées/terres collectives, communauté/groupe
d'intérêt, correspondent-elles à une mise en scène des enjeux et résistances,
suscités par les transformations de Rio das Rãs et de son environnement ?
L’analyse d’un certain nombre de parcours individuels fournit de bons
éléments de réponse à ces interrogations.

18. Bien qu’il reconnaisse tout à fait que "chacun à son mode de vie", le vieux Chico de
Souza n’hésite pas à dire que "tous ces gens (les crentes) qui se rebellent contre les
catholiques, se rebellent contre Jésus. Ils disent qu'ils suivent Dieu, mais ils ne font que
suivre l'argent et Luther… s’ils tuent une poule, ils la vendent (au lieu de la partager avec
le voisin), et ils mettent l'argent dans le coffre".
302 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Luiz : le dépit du premier quilombola

Luiz a 47 ans. Il est né à Brasileira et appartient à la famille des Vilaças,


une des plus anciennes de Brasileira, qui est aussi la plus pourvue sur le plan
matériel. Le conflit de terre a cependant considérablement affaibli cette
famille, autrefois "riche" en bétail. Reneiro, le plus ancien des Vilaças, oncle
de Luiz, a refusé les titres de terre du fazendeiro et, sans pour autant
participer activement à l’association Quilombola, il revendique volontiers sa
qualité de membre et assiste de temps en temps aux réunions. Luiz, lui, est
un "contra".
Cela n’avait pourtant pas toujours été le cas. Au début des années quatre-
vingt, il fut même le premier à avertir le Syndicat des travailleurs de Bom
Jesus da Lapa des malfaisances de l’héritier Texeira et à organiser un
mouvement de résistance sur l’ensemble des localités, après s’être assuré du
bon droit de la population. Voici son histoire :

"J’ai porté le problème de Brasileira devant le syndicat. C’était quand


a commencé le problème de la fazenda avec Fernando Texeira. On
était inquiets. Il avait interdit de construire des maisons, de défricher
de la terre… deux fois, il a détruit ma maison. Son gérant a mis le feu
à la maison d’Ernestino. Moi, à cette époque, j’étais déjà au syndicat,
de temps en temps, j’allais là-bas, chercher un droit pour nous (caçar
um direito pra nos). Nous avions un droit. Alors j’ai fait une pétition,
que tout le monde à Rio das Rãs a signée, et je l’ai portée là-bas. C’est
à cette époque que j’ai demandé à Paulo (principal membre de la
diretoria au moment de l’entretien) d’aller dans le coin de Juá pour
faire signer la pétition ; c’était très loin, alors j’ai demandé à Paulo de
faire ça pour moi. A Lapa, le syndicat nous a proposé de nous rendre à
Brasília. Nous sommes allés là-bas pour apporter le document. On
nous a bien reçu et on nous a dit que le résultat viendrait par le
courrier. J’allais toujours là-bas19, rien ne venait. Le père Tadeu a dit
qu’il allait à Salvador. Le syndicat a fait un relevé de la zone… moi je
ne connaissais pas la zone ; je ne l’avais jamais parcourue. Ca a été
difficile. A cette époque, le syndicat n’avait pas de voiture. Mon père
avait une Jeep. On a commencé à s’organiser. Alors, à cette époque,
c’est moi qui étais rattaché au syndicat. C’est depuis que je les ai
contacté que le Syndicat a commencé à connaître la région de Rio das
Rãs. Travailler avec le syndicat était un grand plaisir. Ce qui m’a
choqué, ça a été les procédés de Paulo.
Nous avions toujours des réunions, toujours, et jusqu’à un certain
moment, il (Paulo) se comportait bien avec moi… après, je ne sais

19. Il n’y a pas de service postal à Rio das Rãs. Le courrier est généralement envoyé au
syndicat, puis distribué sur place par ceux qui se rendent en ville.
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 303

pas… je crois qu’il s’est piqué d’orgueil dans le travail (acho que
pegou orgulho no trabalho) et soudain, il a commencé à me manquer
de respect. On discutait avec les camarades, et il était toujours contre
moi, il était toujours contre moi. Il contrariait mes intentions, il
trouvait toujours que ce n’était pas ainsi que je devais faire les choses.
Des fois, il autorisait quelqu’un à faire quelque chose contre moi. Il
parlait dans mon dos. A cette époque, je recevais mes instructions du
syndicat, c’est lui qui me donnait les ordres. J’étais son messager.
Alors Paulo a vu que je travaillais… je ne sais pas ce qu’il a senti… je
crois qu’il s’est piqué d’orgueil pour le travail.
Alors j’ai dit que j’allais tout abandonner, je me suis absenté du
syndicat, et Paulo a pris la direction. D’accord, je vais rester à ma
place. J’ai laissé Paulo seul en place. Alors, quand Carlos Bonfim est
arrivé et a fait la proposition de donner des documents, c’est ça qui
m’a fait accepter. Mon point de vue, c’était de poursuivre la lutte avec
le syndicat. C’était ça mon point de vue. Alors je me suis énervé
contre Paulo, et j’ai tout laissé tomber. Depuis, je me suis maintenu à
l’écart".

Bien sûr, Paulo ne donne pas du tout la même version des faits. Passant
sous silence le rôle pionnier de Luiz, il revendique la paternité de la lutte.
Hormis cette question de la rivalité entre les deux hommes à propos de
laquelle les interprétations divergent, les faits qui viennent d’être narrés ont
bien été vérifiés20. Humilié publiquement à plusieurs reprises, critiqué dans
son rôle de leader, Luiz s’est soudain désinvesti de la lutte qu’il avait initiée,
et nous lui donnons tout crédit lorsqu’il affirme avoir accepté l’offre de
Bonfim par dépit… après que le précédent fazendeiro eut détruit par deux
fois sa propre maison. Après 1988, il participa à l’association des Contras,
où il occupa même le poste de trésorier. Il ne fut pourtant jamais identifié
comme un des "durs" du mouvement et a continué de susciter un certain
respect, même auprès des quilombolas militants.
Son enrôlement parmi les contras ne traduit donc pas une opposition au
projet quilombola. D’une certaine manière, il en est même à l’origine. D’un
point de vue politique, il en est resté très proche. Sans pour autant avoir la
mémoire historique de João de Maria21, il sait que les droits du quilombo
sont comme un retour de l’histoire sur elle-même en faveur de la "race noire"

20. Il est probable que c’est son attitude de dépendance à l’écart du syndicat qui a
progressivement écarté Luiz du rôle de leader. La résistance naissante avait besoin d’un
chef qui ne se contente pas du rôle de relais, mais qui soit à même de donner une cohésion
interne à la série d’initiatives désordonnées qui voyaient le jour dans les premiers mois de
lutte. Paulo, bon orateur, pourvu d’un sens certain de la mise en scène, de tempérament
intempestif, et pourvu de la légitimité dont la CPT l’a vite investi, tint ce rôle de leader à
merveille.
21. Luiz n’identifie pas le passé de Mucambo par rapport à la question actuelle du
quilombo.
304 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

à laquelle il revendique son appartenance. Quand on lui demande pourquoi il


n’y a pas de blancs à Rio das Rãs, il répond : "Parce que c'est une terre de
noirs. Si ce n'était pas une terre de noirs, il y aurait des blancs. Je crois qu'il
n'y a aucun endroit comme celui-là". Ce qu’il pense de la lutte des noirs ? "Je
la trouve juste, parce que c'est une race méritoire. Elle a beaucoup souffert, et
mérité une grande liberté et beaucoup de paix". C’est de loin l’un de ceux à
Rio das Rãs dont la conscience "quilombola", au sens où l’entendent les
acteurs urbains, est la plus développée. Sa fonction de médium dans l’un des
centres spirites de Brasileira en fait même un des dépositaires de cette
"culture du quilombo" dont le marché ethnique urbain est si friand.
Pourtant, lors de cette chasse à l’intrus, maladroitement annoncée par les
anthropologues, il fut personnellement inquiété.

Celso : l’emprise de la propriété

Celso a 61 ans. Il est né comme ses parents à Brasileira. Son fils a épousé
la fille de Zé Nagô. La famille est par conséquent collatéralement affiliée aux
Imbelinos. Le fils est un "contra", Celso également.
Le premier contact avec Celso s’est fait par hasard, à l’occasion d’une
promenade dans la caatinga. J’avais été intrigué par une bande de terre, large
d’environ 200 mètres, entièrement clôturée, et qui semblait s’enfoncer à perte
de vue dans la caatinga. C’est en suivant cette clôture alternant piquets et
barbelés pendant une bonne heure de marche que je suis tombé sur Celso.
Cette longue bande de terre n’appartenait pas à la fazenda ou, plutôt, pas à
celle de Bonfim. "C'est ma fazenda" corrige Celso. 63 hectares de terres qu’il
a clôturées seul, alternant des zones de culture, de fourrage, de pâturage et de
"bois brut" (mata bruta). Un travail colossal pour un homme seul. Celso est
un travailleur ; sa vie est dans ses champs. On ne le voit jamais à côté, chez
son fils qui tient un petit étal, où les "contras" se réunissent le soir après la
journée de travail. On ne le voit jamais non plus le week-end dans le bus
menant à Lapa. Toujours aux champs. A côté des autres, sa maison, quoique
vieille, fait plutôt bonne figure, avec ses murs en plâtre, peints bleu azuré,
son sol entièrement bétonné, sa cour plantée de papayers (une rareté dans ce
sertão aride) et ses flamboyants ornant l’entrée. Passé le chemin, juste en
face de la demeure, une dizaine de cocotiers sortent péniblement de terre. Un
pari, une hérésie. Celso veut des noix de coco. A Lapa, elles se vendent à
prix d’or. Dans des cuves en plastique, il apporte l’eau qu’il faut. "C'est
l'argent qui fait tout", explique-t-il catégoriquement, "Moi, je suis
travailleur".
C’est effectivement grâce à son travail que Celso a pu s’offrir les 63
hectares de sa fazenda. Il a payé, avec les économies de toute sa vie. Il n’a
rien "reçu" de Bonfim ; d’ailleurs à l’époque, Bonfim n’était pas encore là.
Quand il a su que les Texeiras s’apprêtaient à vendre, il a réussi à les
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 305

convaincre de faire affaire avec lui, à propos des terres devant sa maison.
Pensait-il en obtenir autant ? Toujours est-il que non seulement les Texeiras
ont accepté son offre plus que modeste, mais ils lui ont proposé d’étendre ses
terres sur leur largeur. Celso a refusé. Il lui aurait fallu empiéter sur les
champs de ses voisins. "On se chargera des voisins", avait répondu le
fazendeiro. C’était non. Il faut dire que l’idée des Texeiras était de faire de
Celso un modèle dont l’exemplarité devait susciter l’adhésion des habitants.
Il était encore question de les convaincre d’accepter une offre de terre à
l’intérieur de la zone de Brasileira. Celso était chargé de ce rôle : "À cette
époque, c'était moi qui était à la place de Romualdo, le chef de la
communauté". Puis le syndicat est intervenu, affirmant que personne n’était
obligé de se regrouper. Celso avait perdu sa bataille. Il se souvient pourtant
qu’un certain nombre de ceux qui sont aujourd’hui "dans le quilombo"
étaient venus le trouver à l’époque, pour lui proposer d’acheter leurs terres,
lorsque la nouvelle qu’il était propriétaire payant s’était répandue… ce sont
les mêmes qui aujourd’hui veulent lui prendre ses terres au nom du
quilombo, résume-t-il avec une pointe de sarcasme.
Toute l’angoisse, toute l’opposition active au quilombo, toutes ses
compromissions n’ont eu qu’un seul but : préserver son bien. "Il veulent me
piquer ce que j'ai ! 63 hectares clôturés !", eux qui, dit-il, n’ont jamais rien
fait pour avoir des terres et qui ne la travaillent même pas ! En plein champ,
et sous un soleil violent, Celso devient vindicatif, il s’agite et parle fort. Il
insiste pour que je l’accompagne chez lui, où il me "racontera tout".
En résumé, le quilombo lui a gâché sa tranquillité. L’incertitude planant
sur le sort de sa propriété a mis un frein à ses projets. Le comble fut atteint
lorsque les anthropologues ont fait savoir que l’association Quilombola
établirait, avec leur concours, une liste "d'intrus". En pleine nuit, Celso s’était
précipité fou d’inquiétude dans ma maison, où séjournait l’équipe d’experts.
Il était né ici, il aimait cet endroit, il ne voulait pas partir. L’un des experts
s’enquit de sa parenté. Pas de danger pour Celso, il serait dans le quilombo.
Toujours est-il qu’il fut parmi les plus acharnés à défendre les "titres" au sein
de l’association des "contras". C’est d’ailleurs là tout ce qui l’intéressait. Le
moulin à farine de l’association ? "Je m’en moque, j'ai le mien".
Pourtant, sur un plan plus politique, le quilombo, Celso n’a rien contre. Il
a connu l’âge d’or, c’est un vrai paysan, il a "l'esprit de l'endroit" ("a cabeça
do lugar"). Il est l’un des rares qui associent le quilombo au passé
esclavagiste. Il estime juste la "lutte" pour la défense des terres de Rio das
Rãs et est convaincu qu’en premier lieu les "titres" des Texeiras étaient des
faux. Il dit souffrir de la division, il voudrait qu’il n’y ait qu’une seule
association, car "quand le peuple est désuni, Dieu ne se manifeste pas, je l'ai
lu dans la bible". S’adressant aux "contras" lors d’une réunion de mise au
point avec l’association Quilombola, il conclut : "Ma situation est différente
de la vôtre. Vous avez reçu vos titres gratuitement, moi je les ai payés". Puis,
se tournant vers les représentants de la diretoria du quilombo : "S'il n'y avait
pas eu cette histoire d'argent, je vous aurais rejoints depuis longtemps !".
306 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Guiherme : le politique

Guilherme a 43 ans, il est né à São Paulo, où il a vécu pendant 28 ans.


Son premier mariage dans la métropole fut un échec. Il épousa en secondes
noces la fille de Paulo (arrière-petit-fils d’Imbelina), l’un des "chefs" du
quilombo. Avec João Bonfim, Guilherme est le fondateur de l’association
des "contras".
C’est en 1980 que, pour la première fois, il vint à Rio das Rãs, pour
assister aux funérailles de son père. "A première vue, ça m’a plu ici,
ambiance calme, tranquille. Je suis resté". S’il n’avait jamais vécu à Rio das
Rãs, il en connaissait en revanche bien la population. "J’avais beaucoup de
parents, d’amis". A São Paulo, ils venaient chez lui. "J’étais le guide des
gens, là-bas, je les emmenais au plus grand hôpital de São Paulo. J’essayais
de faire le maximum". Quand il arriva sur les bords du fleuve avec ses deux
voitures, il fut reçu en héros : "Il y avait tant de monde qui voulait me voir
que je n’avais pas assez de temps pour tous. Tout le monde m’embrassait, me
recevait bien. Il y avait une amitié très grande. Tout le monde m’embrassait".
Alors "j’ai voulu me dévouer, donner un peu de moi à ces gens (este povo),
pour voir si je parvenais à apporter quelque chose pour améliorer les
conditions de vie".
Guilherme se déplaça beaucoup, il rencontra du monde dans les
municipalités voisines. Il entra en politique : "Ici c’était un endroit pire que
ce que tu vois aujourd’hui. Personne ne venait de Lapa. Alors je me suis dit :
« le premier qui donne un appui au lieu, c’est ce qui compte ». J’étais d’accès
facile, j’avais de bonnes qualités de communication. Je me suis lié d’amitié
avec le préfet de Malhada".
Commence alors une longue histoire de compromissions, dont l’origine
est bien antérieure au tournant "quilombola" du conflit. En 1980, Bonfim est
encore inconnu à Rio das Rãs. La "question" de la terre n’a pas encore
ouvertement éclaté et divisé la population. Guilherme est à la recherche d’un
"appui". Le préfet de Malhada (municipe adjacent à celui de Bom Jesus da
Lapa) est à la recherche d’une "clientèle".

"Le préfet de Malhada est venu à Rio das Rãs. Il a dit qu’à partir de ce
bras de rivière, d’un côté c’est Malhada, de l’autre, c’est Lapa. J’ai
vérifié, c’était vrai. C’est pour ça que le groupe scolaire (des bords du
fleuve) a été construit. Ce groupe, c’est moi qui l’ai fait, avec le préfet
de Malhada. Tout le monde a été d’accord. Mais, en fait, le préfet avait
pris contact avec moi par intérêt politique. Il estimait que je devais lui
prêter main-forte (dar uma força a ele). (…) Il m’a demandé de parler
aux gens, pour voir si leurs votes n’iraient pas en sa faveur. Je me suis
compromis parce que je lui devais des faveurs. A cette époque, il avait
amené un dentiste ici, un médecin, il donnait des provisions. Pour ma
part, j’estimais que c’était un appui. Je ne sais pas si c’était légal ou
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 307

illégal, mais ça a servi. Je lui ai donné mon appui. Il m’a demandé


d’être candidat pour le poste de conseiller municipal (vereador) (…).
Il a dit qu’il me soutiendrait, qu’il améliorerait les choses ici pour
nous, qu’on n’était pas reconnus, et puis, la carte de l’IBGE montrait
que de ce côté-ci de la rivière, c’était Malhada".
"Quand je me suis porté candidat, le préfet avait déjà commencé à
construire ce groupe. Il avait peur que, si je n’étais pas son candidat,
un autre candidat de Malhada vienne recevoir les votes des bénéfices
(le groupe scolaire). Alors il m’a retenu (então me segurou). Il y eut un
transfert de titres d’électeur. Avant, tout le monde votait à Lapa, d’un
côté comme de l’autre de la rivière. Alors, une grande partie de la
population a transféré son titre. 170 électeurs ont été transférés à
Malhada. Il (le préfet) a envoyé les titres électoraux et a créé une urne
dans le groupe scolaire. Ceux qui commençaient à lutter pour le droit à
la terre sont devenus jaloux. Ça a créé une opposition".

La division entre ce qui serait par la suite les "contras" et les


"quilombolas" était antérieure au quilombo. Elle avait pris sa source dans des
conflits d’intérêts politiques, largement suscités par le découpage électoral de
la région : Rio das Rãs était exactement à l’intersection de trois municipes. A
l’origine, Guilherme avait participé aux revendications de terre. Sa propre
maison avait été détruite par les Texeiras. Il avait fait plusieurs voyages à
Salvador et Brasília et ne s’était donc pas d’emblée placé dans une position
de "contra". Le choix des alliances politiques aura été déterminant. D’un
côté, en quête d’un "appui", Guilherme avait porté allégeance à un préfet
local, digne héritier de plusieurs siècles de pratiques clientélistes. De la part
de Guilherme, l’affiliation à un réseau de clientèle était une démarche
volontaire et consciente. Son attrait pour le pouvoir le conduira, quoi qu’il
s’en défende, à trahir son contrat de client envers Malhada pour se réaffilier
au nouvel homme fort de la région, Carlos Bonfim. De l’autre côté, le conflit
de terre s’organisait sous l’impulsion de partenaires urbains affiliés aux
réseaux politiques nationaux, et notamment au parti de gauche, le PT (Parti
des Travailleurs). Les premiers quilombolas étaient donc tout aussi "affiliés"
que Guilherme, mais au bord politique opposé. De fait, le "contrat" avec
Malhada suscita une réaction très vive au sein du camp quilombola qui se
dessinait :

"Quand je me suis porté candidat, Romualdo (qui deviendra par la


suite le "président" de l’association Quilombola) fit une grande
opposition contre moi : il ne fallait pas voter pour moi, je trompais les
gens, ce que je faisais était illégal. Il a amené la sœur Miriam pour
parler contre moi. Il a amené un prêtre faire de la politique. Un prêtre !
Je voulais appeler les autorités compétentes pour voir le travail qu’il
faisait. Il n’est pas venu dire la messe, il est venu faire de la politique.
308 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Il disait que qui transfèrerait son titre d’électeur risquerait un ou deux


ans de prison, que c’était illégal. Son programme était politique22".

A cette époque "pré-quilombola", il est donc manifeste que Rio das Rãs
était au centre d’un conflit d’influences politiques qui se superposait au
conflit de terre en gestation, et qui en structura largement les pôles
d’opposition. Les tensions entre ceux qui deviendront les principaux leaders
des deux camps étaient déjà manifestes à une époque où il n’était pas encore
question d’un choix à propos des terres de Rio das Rãs. C’est avec une
lucidité certaine que Guilherme évoque son installation à Brasileira23 :
"Quand j'ai fait cette maison ici, quelques compagnons n'ont pas trouvé que
c'était une bonne idée. La jalousie, peut-être les préjugés. Je crois qu'ils
auraient voulu que ce soit quelqu'un d'autre, parce qu'ici, il y avait déjà un
climat politique". Brasileira, de fait, était la zone d’influence de Romualdo et
de ses partenaires. A l'intérieur de Rio das Rãs, le conflit de terre se structura
à l'intérieur des marques laissées par les oppositions politiques antérieures.
De fait, Romualdo avait eu raison de se méfier : c’est bien de Guilherme
qu’est venue l’opposition des "contras". Toujours à la recherche "d'appuis" à
la mesure de ses ambitions politiques, c'est tout naturellement que Guilherme
devint le "client" de Carlos Bonfim avec un opportunisme dont il ne se
défend pas.

"Moi, je suis ami avec les bons et les mauvais. Je ne choisis pas à
partir du moment où on me traite bien. Je me suis lié d'amitié avec
Carlos Bonfim, avec son préposé. Je me suis lié d'amitié avec tous les
fonctionnaires les plus importants de la fazenda. Carlos Bonfim avait
beaucoup d'influence politique dans la région, à Carinhanha, à
Guanambi, à Sítio do Mato, à Santa Maria, il avait de l'influence. Il
m'a demandé de ne plus accompagner le préfet de Malhada, et de
retourner tous les votes en faveur de l'opposition qu'il appuyait. Il m'a
donné à cette époque pas mal d'argent (um dinhero bom), pas mal
d'argent, il m'a offert24. (…) Les gens l'ont su".

22. Et ça ne l’était pas : les transferts étaient tout à fait légaux. Nous verrons par la suite
comment le PT tenta de "conscientiser" la population de Rio das Rãs pour la faire adhérer
en bloc au parti.
23. Sa famille est originaire de Corta Pé. Il s’est d’abord installé sur les bords du fleuve
mais les Texeiras ont fait détruire sa maison. Il est alors parti vivre dans les agrovillas, sur
un lot de terre attribué par la CODEVASF, avant de revenir sur les bords du fleuve. Las
des inondations, il a fini par s’installer à Brasileira, à quelques mètres de la maison de
Romualdo (président de l’association Quilombola).
24. Guilherme explique ensuite que "sa morale n'est pas l'argent" et qu'il a refusé. Il
accuse en suite Bonfim de s'être vengé en racontant qu'il avait payé Guilherme pour
transférer les votes. En réalité, Guilherme a bel et bien accepté l'argent. Il deviendra
aussitôt "l'ami" de Carlos Bonfim.
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 309

Guilherme finit bel et bien par abandonner le préfet de Malhada (ce qui
lui valut des ennemis) et bénéficier de "l'appui" de Carlos Bonfim. Lorsque
ce dernier fit la proposition d'octroyer des titres de propriété à ceux qui se
déplaceraient à Brasileira, Guilherme fut donc l'un des premiers à accepter
(d'autant plus facilement qu'il résidait déjà à Brasileira). Si ce sont surtout
ses propres ambitions qui lui valurent de devenir "client" d'un homme qui
avait autant "d'influence", le réalisme politique qu'il invoque, a posteriori,
pour se justifier permet de comprendre la grande majorité des affiliations au
camp des "contras".

"Un jour, il y a eu une réunion pour voir ce qui pourrait être fait
entre la loi et Carlos Bonfim. Tout le monde était présent, Bonfim était
là avec ses avocats, une fédération (de travailleurs ruraux) est venue de
Salvador pour nous assister. Un accord n'a pu être trouvé. J'ai compris
que la loi nous avait donné une calotte (a lei deu um calote nos). Dans
ce conflit de terre, le pouvoir financier avait beaucoup plus de force.
Carlos Bonfim était le plus fort. La loi ne voulait rien savoir. Les
autorités brésiliennes, aujourd'hui, ont peut-être changé un peu.
L'opposition a réussi à faire en sorte que justice soit rendue. Mais
avant, João, le Brésil a toujours été comme ça, (o brasil sempre foi
deste) et il l'est encore. Alors Bonfim a réuni tout le monde : "Bon, je
suis disposé à vous donner de la terre". Beaucoup de monde a accepté,
et beaucoup plus de monde encore aurait accepté, presque tous, s'il n'y
avait pas eu cette possibilité (le quilombo). Ce qui les a fait changer
d'avis, c'est que le cours des choses a changé, s'est accéléré. Le
gouvernement a changé (en 1988), le Secrétariat de l'agriculture a
changé, l'INCRA a changé. Avant, le coordinateur de l'INCRA
mangeait l'argent de Bonfim (estava comendo o dinhero de Bonfim)
pour manipuler (fazer a cabeça) les gens à son avantage. L'espoir est
reparti. Ca a créé cette divergence, et moi, j'étais au milieu".

"Bonfim était le plus fort" est le leitmotiv à la base du discours de


justification des "contras" qui sont aujourd'hui "revenus". De fait, compte
tenu du pouvoir de Bonfim dans la région et du mode traditionnel de rapport
au politique (cf. chap.IV), la résistance des quilombolas serait
incompréhensible en dehors du contexte de restructuration nationale et
régionale d'une certaine opposition que la dictature avait auparavant cherché
à museler. Comme le remarque justement Guilherme25, sans l'existence d'un
contrepoids politique à Bonfim (incarné par des personnages de premier plan

25. On peut penser que celui-ci était tellement au fait des pratiques politiques
"traditionnelles" que la victoire du quilombo lui paraissait absolument impossible : cette
fois-ci, il n'a pas senti le "vent tourner". Nous reviendrons plus en détail, dans le chapitre
IX, sur cette idée d'une transformation des rapports au politique.
310 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

national comme un député fédéral), il n'y aurait pas eu de conflit de terre à


Rio das Rãs.
Restent les travers d'un homme qui aura été largement aveuglé par ses
propres ambitions politiques. Toutefois, le pouvoir n'est sans doute pas la
seule explication. Guilherme a toujours eu pleinement conscience d'avoir une
"autre culture", une "autre civilisation". Il juge sévèrement ces "gens idiots,
ignares (les autres "contras"), qui pensent que parce que Bonfim a de
l'argent, on ne leur enlèvera jamais leurs titres.

"Moi je ne crois pas ça. Mon motif est différent. Ici, je n'avais pas une
véritable complicité, une certaine intimité avec les gens, j'étais
indépendant. Alors, je voulais avoir quelque chose ici. En réalité, qui
avait des projets ne pouvait pas obtenir de l'argent à la banque : "Non,
c'est une terre de conflit". Face à ça, beaucoup de gens aiment avoir
quelques acquis (uma condiçãozinha : c’est-à-dire, un titre de terre)".

Guilherme parle lentement, avec une tristesse qu'il ne cherche pas à


dissimuler. Derrière, à la lumière de la bougie, sa femme termine les
préparatifs du grand départ du lendemain. La famille ira à São Paulo,
définitivement. Guilherme quitte Rio das Rãs sur un constat d'échec : "Tout
ce que j'ai tenté ici s'est retourné contre moi". Des intrigues au sein de son
association lui ont valu d'être écarté par un homme plus solidement ancré
dans l'endroit. Lui n'a pas "l'esprit du lieu" (a cabeça do lugar), il l'a toujours
su.

Amelia dos Anjos : de vieux griefs de famille

Amelia dos Anjos a 74 ans. Elle est née sur les bords du fleuve, "notre
résidence", affirme-t-elle, en expliquant que son arrière-grand-père était déjà
habitant de l'endroit et que, par conséquent, "toute sa famille est d'ici". Sa
famille, c'est celle des Batistas, qui réside à l'extrémité nord de la localité des
bords du fleuve. Les quelques huit maisons, dans lesquelles se répartissent
les membres de la famille, se situent de part et d'autre du chemin en terre
longeant le fleuve, sur une distance d'environ un kilomètre. En face, à
environ cent mètres, on peut voir l'île du São Francisco sur laquelle, "depuis
toujours", la famille possède l'essentiel de ses champs cultivés. Pendant les
périodes de crue, les Batistas ne se rendent pas à Brasileira, comme le reste
des habitants des bords du fleuve, mais à Pitumberas, à quelques cinq
kilomètres plus au nord. Ainsi, s'agissant des lieux d'habitation, de travail ou
de migration saisonnière, ils disposent de longue date d'un espace
relativement distinct. Cette "distinction" prend sa source dans une réalité
socio-historique qui n'est pas celle du reste de la population de Rio das Rãs.
En raison de leur localisation géographique, les Batistas vivaient beaucoup
CONFLIT DE TERRE ET QUILOMBO 311

plus proches du siège de la fazenda Batalha et étaient davantage rattachés


aux activités de cette dernière que de celles de Rio das Rãs. Le propre grand-
père de Amelia dos Anjos avait été élevé sous la responsabilité de
Deocleciano Texeira, l'un des premiers propriétaires de la fazenda Batalha
(cf. chap. IV et V).
Maria affirme que son aïeul n'était pas esclave : "Ma famille n'était pas de
la race des esclaves, elle était libre". Une telle déclaration spontanée
s'explique par les griefs qu'elle nourrit depuis longtemps à l'égard des
Imbelinos, qui eux sont "de la race des esclaves".
Maria n'est pas une contra. Elle n'est pas non plus du côté du quilombo.
Non qu'elle soit indifférente aux évolutions du conflit de terre, mais le
fazendeiro n'a jamais causé de tracas à sa famille : les champs cultivés et les
habitations sont situés sur une zone à propos de laquelle Bonfim n'a ni
autorité, ni intérêt. Mais il y a plus. Sur les bords du fleuve, la plupart des
quilombolas actifs sont "descendants de ces vieux nagôs". Or, elle n'a pas
d'estime particulière pour ces gens, même si elle reconnaît qu'aujourd'hui, les
Imbelinos parlent mieux qu'autrefois : "Il y a beaucoup de choses qu'ils
disent bien". Comme sous la contrainte d'une complicité forcée, elle explique
à voix basse : "Ils ne seraient pas content que je le dise, mais si, ils sont de la
race des esclaves". En dépit du mariage récemment contracté entre un Batista
et un Imbelino, elle affirme alors que "ces gens n'ont rien à voir avec notre
famille. C'est juste des voisins vivant dans la même fazenda, on s'est connu
peu à peu".
Là est bien le problème, les Imbelinos sont des voisins, que Maria juge
plutôt encombrants. Les Batistas, affirme-t-elle, étaient les premiers sur les
bords du fleuve : "Tous ces autres sont arrivés bien après". Or, les Imbelinos,
en raison de leur poids démographique, se sont très vite imposés,
monopolisant une large bande de terre le long des berges, des terres qui
auparavant étaient sous l'autorité tacite des Batistas. Avec le quilombo,
certains Imbelinos ont été investis d'une fonction au sein de la diretoria de
l'association Quilombola. Paulo, petit-fils d'Imbelina, en est même devenu le
chef politique (Paulo qui, rappelons-le, a été expulsé de l'Assemblée de Dieu,
dominée par les Batistas, pour avoir tenté de réaffilier l'église à un autre
groupe religieux). Amelia dos Anjos voit alors d'un très mauvais œil cette
progressive prise de contrôle politique d'une zone qui autrefois était sous
l'autorité de sa famille. L'éloignement des Batistas du quilombo est en
rapport direct avec la domination nagô en son sein.

Conclusion

La mise en évidence de la diversité des logiques de résistance ou de non


participation au quilombo confirme et précise ce que l'analyse des
mécanismes de constitution des différents groupes familiaux, religieux et
312 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

autres avait signalé : l'opposition au quilombo est irréductible au projet


politique sous la forme duquel le quilombo fut présenté à Rio das Rãs. Le
dépit personnel de Luiz, l'attachement de Celso à sa "fazenda", les jeux de la
politique locale dont Guilherme a été à la fois l'acteur et le jouet, les rancunes
de la vieille Paulo dos Anjos, témoignent bien de la complexité et de la
diversité des logiques sociales au sein desquelles le quilombo s'est trouvé
inséré et à partir desquelles il fut appréhendé.
Ainsi nous avons vu que, loin de ne mobiliser que des "contras" ou des
quilombolas, et en dépit de son caractère résolument inédit, le quilombo est
devenu une forme d'actualisation de conflits plus anciens, comme certaines
oppositions familiales, ou des rivalités politiques organisées de l'extérieur au
sein d'un champ politique local en pleine redéfinition.
Par ailleurs, si l'exemple d'Guilherme a montré comment "la culture
différente" résultant de l'expérience urbaine pouvait effectivement expliquer
sa stratégie de coopération avec le fazendeiro, l'exemple de Celso a montré
que la division entre quilombolas et "contras" ne correspondait pas au choc
d'univers de valeurs et de logiques économiques, opposant, d'un côté, des
paysans attachés aux valeurs "communautaires" et, de l'autre, des individus
portés par une "logique capitaliste". Si la diversité des réactions face au
quilombo témoigne bien d'une dynamique d'individuation et de
différenciation, le "choix du fazendeiro" n'est pas réductible à
l'individualisme ou à une quelconque "conversion au marché". Profondément
attaché à sa terre et aux valeurs communautaires, c'est davantage par
"conservatisme" que par esprit "capitaliste" que Celso, comme de nombreux
autres, a rejoint le camp des "contras" : menacé dans ses terres, convaincu
que "c'est l'argent qui fait tout" et que par conséquent, lui ne pouvait rien
faire face au fazendeiro, Celso a choisi par défaut la seule solution qui, selon
lui, permettait de préserver son mode de vie. Observons enfin que si c'est
bien grâce à sa "modernité" que Guilherme a pu s'insérer dans les réseaux
politiques locaux, celle-ci n'a été mobilisée qu'au service d'une logique
clientéliste relevant d'un mode séculaire de rapports de domination. La
"culture différente" de Guilherme ne l'a donc pas prévenu d'un certain
atavisme politique. En revanche, comme nous allons le voir maintenant, c'est
la logique "quilombola" qui, sous ses apparences conservatrices, a été
porteuse d'une remarquable modernité politique, en se traduisant par le refus
de la domination du coronel-fazendeiro Carlos Bonfim.
CHAPITRE IX

La rencontre des quilombos

Un visiteur vient à Rio das Rãs. Il est dirigé vers la maison du


"coordinateur" de la diretoria ; c’est là, en général, que les visiteurs prennent
leur repas. A table, on lui demande dans un sourire : "C’est votre premier
repas servi par un quilombola ?". Dans la petite salle où il est assis, le
visiteur promène son regard sur les murs décorés d’affiches appelant à la
défense du "quilombo Rio das Rãs". Un poster plus familier retiendra peut-
être son attention, celui réclamant la libération du militant noir nord-
américain Abu Djamal. Avec gentillesse, le maître de maison le questionne
sur l’endroit d’où il vient, sur ses occupations. Peut-être un compatriote ou
un collègue est-il déjà venu… Romualdo cherche dans sa mémoire, puis finit
par aller prendre un carton plein de documents dans la remise où il entrepose
ses haricots et les stocks de provisions destinés à la vente. Ces photos ont été
envoyées par un Allemand de passage, qui a laissé un bon souvenir. Exhibant
le long article paru dans l’hebdomadaire IstoÉ, il fait remarquer, en riant, la
photo de Nagô arborant son éternelle chemise de travail rouge, lacérée par
tous les épineux de la caatinga. Chemise rouge que Nagô porte encore
volontiers, tant celle-ci bénéficie aux yeux de son propriétaire d’un regain
d’intérêt et de jeunesse, à cause de la jubilation que sa publication a suscitée
auprès chez ses compagnons. D’autres souvenirs s’entassent dans le carton…
l’expertise anthropologique (que le maître de maison avoue ne pas avoir lue),
des articles, des photos le montrant à Brasília, à Salvador, au Congrès,
entouré de politiques, prenant la parole au micro…
Le visiteur est conduit ensuite à l’école où Jorginho, professeur et maître
de capoiera1, le reçoit. On demande souvent à Jorginho une petite
démonstration. Parfois, il accepte d’exécuter quelques mouvements, même si
le cœur n’y est pas toujours. Malgré tous ses efforts pour implanter à Rio das

1. Capoiera : à l’origine, un combat entre esclaves, accompagné par des percussions et


des chants destinés à détourner l’attention des maîtres. Aujourd’hui, c’est un sport de
combat très prisé dans les grandes villes. C’est à São Paulo que Jorginho, le professeur, a
appris la capoiera, où il a obtenu le grade de maître et peut donc ouvrir sa propre
académie.
314 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Rãs ce sport qu’il a appris à São Paulo, il se heurte à l’opposition des parents,
lesquels jugent très sévèrement ces gesticulations qui détournent leurs
enfants des travaux des champs. Une mère, dont le fils s’était senti l’âme
d’un capoierista, avait prononcé un verdict sans appel : "C'est de la
chamaillerie de jeunes ânes" ("é briga de jegue novo"), expliquant ensuite
que, de fait, les ânons se battent avec force jeux de pattes. Les visiteurs, au
moins, valorisent la capoiera. Lorsque vient un reporter, il est rare qu’un
article ne mentionne pas ensuite l’académie, avec quelques photos. La
capoiera fait partie du patrimoine culturel du quilombo, explique
systématiquement l’article. Jorginho sait bien que ce n’est pas vrai ; il n’a
d’ailleurs rien dit dans ce sens aux reporters. Leur intérêt, toutefois, est
salutaire pour l’académie. En novembre 1995, à l'occasion des célébrations
de Zumbi organisées par la CPT et le Mouvement noir unifié à Rio das Rãs,
une roda de capoiera avait été prévue, filmée par une équipe de la télévision
allemande ZDF. Face aux caméras, Jorginho s'adresse à la population de Rio
das Rãs que la fête avait attirée : "Vous vous êtes moqués de moi, vous
m'avez critiqué, maintenant, il est temps que vous me donniez un peu de
reconnaissance. Je vais rouvrir mon académie".
Jorginho est aussi musicien. Il joue de la guitare. Avec deux amis, il a
entrepris de former un groupe. En 1997, un documentaire avait été filmé pour
un public autrichien auprès duquel une association s’était proposée de
collecter des fonds. On demanda à Jorginho de chanter des "chansons du
quilombo". Il entonna la mélodie douloureuse de Caetano Veloso :
"felicidade, vai embora…"("le bonheur s'en va… "). Il pensait, m’a-t-il
confié, à son jeune fils qui venait de mourir à la suite d’un accident de
cheval. A la ville de Bom Jesus da Lapa, rien n’avait pu être fait pour lui. Il
avait fallu aller à Brasília, en bus (12 heures de voyage), faute de moyens
pour un héliportage. L’enfant était mort dans ses bras, quelque part entre
Barreiras et Brasília. Des "chansons du quilombo" il n'en connaît pas, et puis
il a passé toute sa jeunesse à São Paulo.
Là-bas, il a connu la discrimination raciale et, par le biais de la capoiera,
il a fréquenté le milieu de la militance afro-brésilienne, où on lui a appris la
valorisation de lui-même et de sa négritude. Il lui a été alors facile d’accepter
son image de "rémanent de quilombo", et c’est en pleine conscience politique
qu’il se revendique volontiers "quilombola". Il tente d’inculquer aux enfants
de Rio das Rãs, dont il est le professeur, quelques notions sur l’histoire de
l’esclavage, sur Zumbi, les quilombos, le passé de Rio das Rãs. Par
inspiration didactique, il a écrit un poème enchaînant en rimes l’essentiel de
son message. Des reporters de la chaîne de télévision allemande ZDF l’ont
même filmé récitant fièrement son poème. Un bel échantillon de mémoire
orale quilombola, ne manqueront pas de penser les journalistes.
Revenons à notre visiteur. S’il lui reste du temps, on le conduira au
"Passage des Noirs " puis, sur les bords du fleuve, chez le vieux João de
Maria, délégué culturel de l’association Quilombola. João est un conteur
extraordinaire et spontané. C’est lui dont la mémoire est la plus précise. Il
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 315

raconte, avec force gestes et croquis à même le sable, les anciennes


techniques employées pour construire les maisons en Pindoba2, pour extraire
l’huile de momona servant à l’éclairage, le sel de terre. Il garde, du passé,
quelques objets qu’il exhibe volontiers, un rouet à coton, des sandales de cuir
cru… Avant qu’on ne le lui demande, il entonne, en rythmant de ses mains
une cadence syncopée, la désormais célèbre "samba negro, que le blanc ne
vienne pas ". Cette samba, tout visiteur l’a entendue. Elle est devenue en
quelque sorte l’hymne de la "communauté rémanente" Rio das Rãs. Il chante
aussi une vieille chanson de son enfance, une chanson sertaneja "no sertão so
come leite quem tem vaca no curral…" ("dans le sertão boit du lait celui qui
a une vache au corral"). Un couplet attirera peut-être l’attention du visiteur :
"Je suis de Rio das Rãs, je suis de la race noire et j'habite au quilombo"3.
Bien sûr, ce couplet a été ajouté à la chanson, pour la personnaliser et
l'actualiser… après tout c'est bien là le rôle d'un délégué culturel. Notre
visiteur, comme il est fort probable, ne pensera pas à demander des
explications.
La fabrication ou la transformation de référents culturels, la production
d’un discours adressé au marché urbain des identités ethniques, la
construction d’une mémoire dans les salles de classe, la création de toutes
pièces d’une "journée des ancêtres"4, l’existence d’une élite articulée aux
réseaux afro-brésiliens, semblent signaler d’emblée à l’observateur
l’existence d’une ethnicité quilombola. Qui plus est, les pratiques ici
évoquées, loin d’être inédites, semblent pouvoir être versées au dossier de
pratiques ethnicitaires déjà documentées comme "l'invention de traditions"
décrite par Hobsbawn5, le "néo-traditionalisme" mis en évidence par Bouju6,
etc.
Passée cette première impression d’un univers sociologique familier et
balisé, s’impose une profonde impression d’inconfort. La diversité des
pratiques "identitaires" ou "ethnicitaires" à Rio das Rãs est telle qu’elle
brouille à l’envie les pistes analytiques et semble alimenter d’égale manière
en faits sociaux toute la constellation des sociologies de l’ethnicité. Le fait
qu’elle émane d’un groupe de parenté, la récurrence des références à l’unicité
de la famille ("aqui é uma familia só") semblent accréditer l’approche
primordiale de Geertz, pour qui l’ethnicité a une source naturelle et
extérieure aux rapports sociaux, et se caractérise par le désir d’une
appartenance exclusive au groupe. L’exemple du "repas quilombola" de

2. Sorte de palmier, qui a aujourd’hui disparu de la région.


3. Ces deux chansons ne manqueront pas d'être reprises dans l'article que consacre
l'hebdomadaire IstoÉ à Rio das Rãs ("Raiz sem terra", n° 1310, 9/11/1994, p. 40-41).
4. Dont l’inspiration, il est vrai, est de la CPT.
5. Hobsbawn (Eric) et Ranger (Terence), op. cit.
6. Qui, selon Bouju, se distingue du traditionnalisme par le fait que ses promoteurs
n'adhèrent pas à la tradition. Bouju (Jacky), "Tradition et identité : la tradition dogon entre
traditionalisme rural et néo-traditionalisme urbain, in Enquête, n° 2, Marseille, Edition
Parenthèses, 1996, p. 95-117.
316 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Romualdo, qui a parfaitement compris que son discours quilombola auprès


des visiteurs était générateur de ressources individuelles et collectives,
pourrait être repris par Banton, lorsque celui-ci montre la primauté du choix
individuel rationnel dans des situations de compétition identitaire7, ou par
Bell, pour qui la "nouvelle ethnicité" relève d’un choix identitaire stratégique
dans un contexte de "politisation" de la société8. L’exemple de Jorginho, à
qui l’on impose une identité quilombola du simple fait qu’il soit maître de
capoiera, alimente la critique de ces théories du choix rationnel. L’obligation
imposée par l’État d’être quilombola pour être propriétaire exemplifie tout à
fait l’idée que, s’agissant de "minorités raciales", les opportunités identitaires
sont largement limitées et imposées par la société9. Dans cette même logique,
la diffusion du quilombo à Rio das Rãs, dans le contexte du débat national
sur la "rémanence de quilombo", semble accréditer l’analyse de Nagel sur le
rôle de l’État et le contenu des politiques publiques dans la diffusion des
identités ethniques. La reconnaissance d’une frontière ethnique par l’État
entraîne, selon Nagel, la mobilisation quasi immédiate d’un groupe se faisant
le dépositaire et le défenseur de cette frontière, de la même manière que l’on
peut penser qu’à Rio das Rãs, les droits associés à la qualité de "rémanents"
ont motivé une cristallisation et mobilisation identitaire à partir de la
frontière quilombola10.
Face à ce faisceau de conjectures, et reposant sur les développements
précédents, une série de questions s'impose. Dans quelle mesure les rapports
entretenus par la population de Rio das Rãs avec le quilombo sont ils
effectivement de nature identitaire ? Dans quelle mesure l'identité est-elle
mobilisée dans la revendication et l'affirmation d'un droit quilombola ?
Existe-t-il une ethnicité quilombola ?
Il y a bien, d’un côté, l'offre politique du Titre 68 de reconnaissance d’une
identité ethnique, symbolisée et représentée juridiquement par l’idée de
"rémanence de quilombo". De l’autre, il y a effectivement une réponse
sociale quilombola en correspondance avec l’offre "ethnique". Doit-on pour
autant mécaniquement conclure que cette réponse correspond à la
mobilisation d'une identité de groupe ? N’y a-t-il pas un déterminisme certain
à présupposer l’ethnicité, c’est-à-dire à ne pas objectiver la nature de la
réponse à l’offre politique de reconnaissance ethnique ?
Ce champ d'interrogation prend un sens tout à fait intéressant lorsque l'on
sait que les habitants de Rio das Rãs ont victorieusement conquis l'offre

7. Banton (Michael), Racial and ethnic competition. Cambridge, Cambridge University


Press, 1983, 434 p.
8. Bell (Daniel), "Ethnicity and social change". In Glazer (Nathan) et Moynihan (Daniel)
(eds.), Ethnicity : Theory and experience, Cambridge, Harvard University Press, 1975,
531 p. (p. 141-174).
9. La critique a été formulée par Martiniello (Marco), L’ethnicité dans les sciences
sociales contemporaines, Paris, PUF (Que sais-je ? n° 2997), 128 p. (p. 55).
10. Olzak (S.) et Nagel (J.) (eds.), Competitive Ethnic Relations, New York, Academic
Press, 1986.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 317

politique quilombola. En 1998, les terres furent effectivement titularisées, ce


qui marquait pour Rio das Rãs la fin d'un processus de revendication, et
l'entrée dans une phase de reconstruction. Le titre de propriété émis fut
collectif et, comme nous le verrons, une active politique d'incitation
communautaire allait être déployée par l'État et les "entités". Rio das Rãs est-
elle pour autant devenue une "communauté rémanente de quilombo" ? Si le
quilombo fut un vecteur de la mobilisation, dans quelle mesure en devint-il le
résultat ?
En s'intéressant aux représentations locales du quilombo (I), au mode de
construction de la "communauté" (II) et à sa capacité de résistance aux
influences externes (III), il s'agira de comprendre les mécanismes de réponse
et d'adaptation à l’offre du Titre 68, ainsi que ceux qui accompagnèrent les
lendemains de la victoire du quilombo.
En permettant de comprendre, rétrospectivement, le sens de la
mobilisation à partir de la forme sociale qui lui succède, la question de
l'ethnicité quilombola connaît ici un véritable test, à moins que l'on découvre
que, finalement, elle ne se posait pas.

1- Les sens multiples du quilombo

Avant que de s’intéresser à une éventuelle ethnicité quilombola, il importe


de repérer quel serait, à Rio das Rãs, le groupe vecteur de cette ethnicité.
Nous savons déjà qu’il existe une majorité d’indifférents et une minorité de
"contras". La mobilisation identitaire quilombola ne serait donc pas le fait
d’une "communauté"ou du "groupe ethnique"de Rio das Rãs. Qu’en est-il de
l’association Quilombola ? Qu’en est-il de ses sympathisants et de ses
élites ? Se considère-t-on quilombola parce qu'on est membre d'une telle
association ? Quel est le sens de cette appartenance ?
L’analyse des modalités individuelles d’engagement dans le camp des
"contras" a montré l’irréductibilité des logiques d’action du groupe à une
simple opposition au quilombo en tant que projet politique. Du reste, la
sociologie des organisations a bien établi que les logiques d’engagement des
individus et les actions collectives qu’ils conduisaient étaient irréductibles
aux seuls buts organisationnels11 du groupe. Si l'opposition au fazendeiro a

11. On pourra, par exemple, se reporter aux travaux de Crozier et de Friedberg sur la
déconstruction de la notion d’organisation. Toute organisation, nous dit Friedberg, connait
un processus "d'endogénéisation des structures en buts organisationnels ". Du point de vue
de l’analyse, "au lieu de les considérer comme l'expression d'une rationnalité extérieure et
supérieure aux processus organisationnels, on les remet en quelque sorte à niveau, en les
analysant comme produits par ces processus mêmes. De variable exogène, les structures et
buts organisationnels deviennent variable endogène, inséparable des processus
d'interaction et de négociation qui se déroulent au sein des organisations qu'ils régulent
318 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

d’abord été un dénominateur commun minimal à l’engagement au sein de


l’association, nous pouvons alors nous demander dans quelle mesure le
quilombo en tant qu’appartenance identitaire et projet politique a bien été
ensuite le moteur de la synergie quilombola. Un bon élément de réponse est
fourni par l’analyse des différentes attributions de sens, représentations et
logiques gravitant autour de la référence au quilombo.
S’attachant à l’étude des groupes ethniques dans les "sociétés complexes",
de Vos cherche à comprendre les mécanismes d’adhésion d’un individu à un
groupe ethnique "selon qu'il est orienté principalement vers le présent, le
passé ou le futur"12. "L’orientation vers le présent" traduirait plutôt une
loyauté à la nation ou l’engagement dans une activité professionnelle,
"l'orientation vers le futur" serait la marque d’une insatisfaction envers le
présent et le passé, et serait génératrice d’engagements politiques ou
religieux. "L'orientation vers le passé" serait enfin à l’origine de
l’engagement identitaire ethnique.
Si les bases théoriques d’une telle approche nous semblent être sujettes à
caution13, l’instrument d’analyse que constitue l’orientation "temporelle" de
l’adhésion permet bien de comprendre la diversité des formes d’engagement
dans le quilombo et, partant, l’éclatement de sa signification. De la nostalgie
du passé au projet politique de retour vers l’âge d’or, de l’affirmation des
droits à la lutte contre la déstructuration, de la quête de la modernité au projet
communautaire, le sens de l’engagement quilombola oscille en permanence
sur une échelle allant des temps de l’âge d’or à l’avenir de l’après-conflit.

Le quilombo au présent

Pour sympathisants et militants, le quilombo se conjugue d'abord au


présent. Pour les premiers, il véhicule et incarne l'idée de droit, pour les
seconds, directement confrontés à la lutte pour la reconnaissance de la
"communauté", il est aussi un mérite.

tout en étant produits par eux. "Cette dynamique d’endogénéisation va être


particulièrement manifeste s'agissant des usages internes du quilombo. Friedberg (Ehrard),
"Organisation et action collective", in Chazel (François) (org.), Action collective et
mouvements sociaux, Paris, Sociologies, PUF, p. 225-247 (p.231).
12. De Vos, George, "Ethnic Pluralism : Conflict and Accomodation", in de Vos, George
et Romanucci-Ross, Lola, Ethnic Identity : Cultural Continuities and Change, Mayfield
Publishing Company, 1975, 395 p.
13. Dans le cas de Rio das Rãs, une réserve doit notamment être émise quant à l’idée d'un
"choix identitaire", compte tenu de l'image de "cas exemplaire" projetée sur la
"communauté" au sein du marché ethnique de la "rémanence de quilombo".
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 319

"C'est le droit qui a mis le quilombo"

Pour la grande majorité des sympathisants, le sens de la participation au


quilombo est profondément et exclusivement inscrit dans le présent du
conflit de terre. Le quilombo a été découvert à travers ses effets sur la
situation concrète de la population. Son efficacité a été mesurée à travers les
droits successifs qu’il a apportés, et inversement par la perte d’emprise de
Carlos Bonfim sur la fazenda : le droit de planter fut restauré après avoir été
supprimé par le fazendeiro, de même que le droit de construire une maison.
Parce que ces progrès du quotidien furent le vecteur de la découverte du
quilombo, le sens qui lui est attribué est ancré dans le quotidien. La
signification historique du quilombo est largement ignorée, "avant, on ne
connaissait pas le quilombo" et aujourd'hui encore sa dimension politique
n'est pas perçue. C'est particulièrement le cas pour les sympathisants les plus
âgés (entre 60 et 80 ans), pour qui le quilombo reste une question d'actualité
sur laquelle ils estiment ne plus avoir prise. Le quilombo est une
"innovation" des "jours de maintenant" (dos dias de agora), un "progrès", un
droit qui peu à peu s’affirme. Il est une affaire de jeunes, qui, estiment les
plus anciens, sont les seuls à comprendre de quoi il retourne.

"Je les entendais parler de quilombo mais je ne comprenais pas. Je ne


comprenais pas ce que voulais dire quilombo. J'entendais "quilombo,
quilombo" mais je ne comprenais pas, ici pour moi c'était une fazenda.
Qui savait ce que c'était, un quilombo ? Alors maintenant, d'après la
loi, c'est un quilombo, n'est-ce pas, Rio das Rãs. Alors je comprends
mieux, mais il y a encore beaucoup de vieux qui ne comprennent rien
du tout… les jeunes comprennent plus" (Honório, 76 ans,
sympathisant. Deux de ses fils sont membres de la diretoria).

De même, Reneiro, 62 ans, qui a pourtant toujours "accompagné la lutte",


assisté à quelques réunions et même fait le voyage à Brasília une ou deux
fois, reste pour sa part complètement hermétique à toute explication, comme
il le reconnaît volontiers, non sans une certaine exaspération vis-à-vis de lui-
même :

"Je ne sais pas, je ne comprends pas cette histoire de quilombo. Je ne


comprends pas. J'entends parler de cette histoire de quilombo (deste
negócio de quilombo), mais ça ne rentre pas dans ma tête ce que c'est
que cette histoire".

Comme Honório, le quilombo a d’abord été perçu par Marcelo (75 ans)
comme le produit incertain d’une modernité qu’il ne maîtrisait pas. Son
témoignage explicite bien la démarche pragmatique au terme de laquelle il a
toutefois fini par accorder son soutien à l’action quilombola.
320 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

"Quilombo ? Pour moi ça signifie. Au temps où je ne comprenais pas,


je pouvais dire que non, je pouvais dire que c'était quelque chose qui
ne serait rien parce qu'elle était sans valeur. Mais aujourd'hui, ce que
j'entends, les lois, ils m'expliquent, et je crois que si, ça a de la valeur.
Parce que nous avons déjà ce droit qui a mis le quilombo (que botou o
quilombo), alors je crois qu'il est de valeur, c'est vrai. Je trouve bon ce
mouvement de quilombo parce que je sens que ça peut résoudre les
choses pour nous ici" (Marcelo, 75 ans, sympathisant).

"D'après les lois, c'est un quilombo", "nous avons ce droit" : ces deux
phrases juxtaposées synthétisent à elles seules la logique d'engagement dans
le quilombo qui fut celle de ces sympathisants. Comme on le rappelle
volontiers parmi les "contras" sur le mode de l'ironie, si le syndicat et autres
"entités" n'étaient pas venus en contrepoids politique au fazendeiro faire une
contre-offre au droit qu'il proposait, tout le monde à Brasileira aurait accepté,
comme tel avait effectivement été le premier réflexe. Le fait que Rio das Rãs
soit quilombo par la "loi", comme les "entités" n'ont eu de cesse de le
rappeler, l'institutionnalisation de l'association, l'octroi d'une "carte de
membre"14, ont été autant de marqueurs symboliques balisant le chemin de la
reconnaissance du quilombo : il était une alternative à la "loi" du fazendeiro.
A Rio das Rãs, la référence à la "loi", comme source suprême de
légitimité au sein de l'ensemble des rapports sociaux, est omniprésente et
antérieure au conflit de terre. On menace "d'aller à la justice" ("ir na justiça")
au moindre désaccord, quelle que soit sa nature. Les rivalités entre les deux
"camps" sont tout entières organisées autour de la menace réciproque de la
"justice" : d'un côté, on affirme que "la justice" ne laissera pas les "contras"
garder leurs titres individuels, de l'autre, on affirme que la même "justice"
reconnaîtra leur validité. Un litige, sur le dédommagement de ravages causés
par un chien dans un troupeau de mouton, ne manquera pas de faire l'objet
d'une menace de procédure judiciaire. En désaccord sur le tracé d'une clôture
collective, le plaignant a conclu qu'il "irait à la justice", de même qu'un

14. A Rio das Rãs comme partout au Brésil, la possession de "cartes" est un symbole
particulièrement efficace de pleine appartenance sociale. La carte d'électeur, accordée aux
analphabètes depuis 1985, est un objet de fierté que l'on exhibe volontiers, et il est rare
que l'on se rende à Bom Jesus da Lapa sans la glisser dans son portefeuille (sur la place de
la carte d'électeur dans la représentation de la citoyenneté des secteurs populaires, voire
Dominique Vidal, La politique au Quartier, op. cit., p. 263-267). La carte de travail
possède à Rio das Rãs une signification peut-être plus spécifique : parce qu'elle est
recommandée pendant les déplacements et obligatoire pour l'obtention d'un travail, elle
est la marque du voyage à São Paulo. Pendant les entretiens, soucieux de "prouver" leur
état-civil, nombreux ont été ceux à produire spontanément le document attestant par
ailleurs de leur expérience de la métropole ("tirei a carta quando fui em São Paulo").
Enfin, l'appartenance au Syndicat des travailleurs ruraux est exprimée par le fait que l'on
en possède la "carte", de la même manière qu'à la question "êtes-vous inscrits au
syndicat ?", on répondait éventuellement par la négative en disant qu'on n’a pas "retiré la
carte" ("não tirei a carta").
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 321

individu s'étant estimé humilié par les propos publics tenus par l'instituteur
lors d'une réunion de parents d'élèves. Il est notable que les crentes de
Brasiliera, dont tout le monde s'accorde à reconnaître qu'ils suivent une "loi"
difficile, aient pu se trouver menacés par des catholiques d'être dénoncés à la
"loi crente" lors de certains désaccords15.
Dans de tels contextes, l'invocation de la loi n'est autre chose que
l'invocation du bon droit, associé à une exigence de respect. Il faut
comprendre qu'à Rio das Rãs, la "justice" est perçue à la fois comme un
attribut et comme une marque de la citoyenneté. Historiquement, c'est bien
par la "loi" que sont venus à Rio das Rãs les premiers droits et, d'un certain
point de vue moral, la "justice" : il s'agit de ceux "donnés" par Getúlio
Vargas pendant la période de l'Estado Novo (1937-1945)16, puis, vers la fin
des années soixante, des droits du travail pour les travailleurs agricoles
(droits syndicaux, journées de repos, salaire minimum). Plus récemment, les
droits sur la retraite agricole ont profondément marqué la population de Rio
das Rãs : un paysan, qui au cours de toute sa vie n'avait jamais eu de revenus
agricoles réguliers, s'est vu soudainement attribué un salaire minimum (600
francs en 1997)17.
A Rio das Rãs, les droits sont donc venus de la "loi" et,avec elle, la forme
la plus manifeste d'appartenance à l'espace national pour une population
majoritairement analphabète, et par conséquent privée de droit de vote
jusqu'en 1985. C'est sur le droit que se sont cristallisés la représentation et
l'exercice de la citoyenneté. La "loi", son vecteur, est alors perçue comme
une alliée, celle qui "donne" ; elle est un droit fondamental du "citoyen"
(cidadão). A Rio das Rãs, elle est sanctionnée comme la source d'une
légitimité absolue pour celui qui s'en saisit ou menace de le faire. La menace
de la "justice" atteste du même coup la puissance et la réalité du droit, et le
statut de "cidadão" de celui qui s'en prévaut.

On comprend alors comment l'existence d'une "loi" de quilombo a pu


conférer à ce dernier un a priori de légitimité qui a été déterminant, sinon

15. Un goret particulièrement vorace s'était débarrassé de sa canga (triangle en bois fermé
autour du cou de l'animal pour l'empêcher de se faufiler à travers les palissades) et avait
entrepris de saccager un champ de pastèques lorsqu'un individu, qui ne sera jamais
identifié, est survenu et a tué l'animal à coups de couteau. Son propriétaire, catholique,
très en colère, a naturellement accusé le propriétaire du champ, un crente. Comme le
différend ne semblait pouvoir se résoudre, il s'en est allé trouver le responsable de
l'Assemblée de Dieu de la Brasileira pour demander que le supposé égorgeur soit mis au
ban de son église, comme le prévoit la "loi crente", pour comportement non chrétien…
16. Il est frappant de voir que Vargas reste aujourd'hui encore, auprès de la grande
majorité de la population de Rio das Rãs, la seule personnalité politique identifiée.
Dominique Vidal rapporte de même la vivacité de la mémoire de Vargas dans la référence
aux droits, dans un quartier populaire de Recife. Dominique Vidal, op. cit., p. 248-251.
17. Dans la situation de crise qu'a connu Rio das Rãs pendant les années dures du conflit
(1988-1994), c'est bien souvent sur la seule pension de retraite des anciens que certaines
familles ont survécu.
322 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

dans la compréhension des objectifs quilombolas, au moins dans


l'acceptation de leur imposition. Il est symptomatique que l'on accepte le
quilombo "puisque c'est une loi". Selon l'expression de Marcelo, c'est le droit
qui a "mis le quilombo". Pour le vieil Honório (76 ans), "maintenant c'est
devenu le quilombo Rio das Rãs, par l'INCRA" ("agora pelo INCRA passou
por quilombo do Rio das Rãs"), "ce que je sais du quilombo c'est que quand
ils (les anthropologues) sont venus, ils ont mesuré, et ils ont estimé que ce
droit nous appartenait, ils ont dit qu'on était à l'intérieur du quilombo, et que
c'était toute la fazenda". De nombreux discours se situent ainsi sur le registre
de l'extériorité par rapport à un quilombo dont l'avènement est expliqué par
l'inéluctabilité de ce qui a force de loi. "La loi dit que c'est un quilombo"
("diz a lei que é quilombo") est un leitmotiv. Pour Teodoro (30 ans, né sur les
bords du fleuve) : "pour moi le quilombo c'est bien… le nom qu'ils ont mis,
pour moi, c'est bien". Voici enfin les propos de Ivete :

"Le quilombo? Ça signifie que c'est enregistré comme zone de


quilombo, que nous sommes dans une zone de quilombo. C'est ça que
ça signifie, que c'est dans un quilombo que nous vivons.
Question : mais ça veut dire quoi, le quilombo ?
Ah ça ! Je ne sais pas l'expliquer." (Ivete, 54 ans, sympathisante
quilombola, médium de centre spirite).

Si le quilombo est une loi qui doit être respectée, il est aussi
progressivement reconnu comme un droit. "Le quilombo est un droit que
nous avons", "il faut chercher son droit" ("tem que procurar o seu direito"),
"je veux ce qui est à moi" ("eu quero o meu") sont autant d'expressions
témoignant de l'équation qui n'a pas manqué d'être faite entre le quilombo
comme "loi" et le quilombo comme droit. Cette équation est la marque du
"progrès" dans la résolution du conflit de terre dont on crédite le quilombo.
De la même manière que, dans le passé, c'est la législation de Getúlio Vargas
qui a "donné" les droits aux travailleurs, c'est aujourd'hui la "loi du
quilombo" qui "donne" le droit de reprendre le travail des champs.
Pour la majorité des sympathisants, le quilombo est donc une réalité du
présent, et son sens est tout entier absorbé par son statut de "loi", de laquelle
dérive un droit, un "progrès". C'est la "recherche" du droit que l'on "a" qui
fait que l'on estime juste la cause du quilombo ("un homme doit chercher ses
droits") et que l'on y apporte éventuellement son soutien. Ce droit n'a tout
d'abord pas été identifié comme tel, parce qu'il n'avait pas le caractère
immédiat et systématique des droits précédemment "donnés". Son caractère
inédit a également résidé dans sa nature concurrentielle. Il s'opposait en effet
au droit proposé par le fazendeiro et matérialisé pour les "contras" sous la
forme de titres de terre. Aujourd'hui, le combat opposant "contras" et
"quilombolas" brouille profondément les repères qui balisent historiquement
le rapport au droit ; il met en scène deux groupes dépositaires d'un droit de
même valeur (accordé par la "loi") mais de nature contradictoire : il s'agit du
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 323

titre de propriété du quilombo contre les titres de propriété individuels. En


dépit des invocations permanentes de la "justice", l'élite quilombola a bien
compris que la prévalence de l'un sur l'autre au sein de Rio das Rãs était
moins le produit d'une lutte juridique que le résultat d'un rapport de force
politique.

"Qu'est-ce qu'ils ont fait pour gagner le quilombo " ?

En effet, pour l'élite quilombola qui s'est formée au cours du conflit, l'idée
de droit est plus politique. Elle se superpose à celle de "conquête" et de
"mérite". Les membres de la diretoria, notamment, savent bien que le droit
du quilombo n'a pas été un droit comme un autre. Il n'a pas fallu le
"chercher", mais le conquérir. Ils sont pleinement conscients que ce n'est pas
du Titre 68 qu'a découlé mécaniquement la restitution du droit d'occupation
et de travail de la terre. Il aura fallu pour cela d'innombrables réunions et
voyages, des combats juridiques dont la complexité souvent leur échappait,
des négociations et des compromis. Pour cette élite, avant de devenir un
droit, le quilombo a été, ou plutôt a symbolisé un combat. Comme le résume
avec pragmatisme Romualdo, le coordinateur de l'association Quilombola :
"Pour moi, le quilombo, ça signifie la victoire".
Nous verrons par la suite dans quelle mesure ce sens d'une "victoire" peut
être articulé à une perception du sens historique du quilombo. Dans
l'immédiat, constatons que pour l'élite, à l'instar des sympathisants, le
quilombo signifie surtout au présent. Pour elle plus que tout autre, le
quilombo est indissociable du conflit de terre. La réciproque aussi est vraie,
même si le conflit et la mobilisation de cette élite sont antérieurs à l'arrivée
du quilombo. L'un et l'autre ont fait corps au point que la victoire dans le
conflit est devenue celle du quilombo.
Il n'est alors pas étonnant de retrouver, dans le discours de l'élite, l'idée
que si le quilombo est une "victoire", il est aussi un "mérite", son "mérite".
Le "bénéfice" du quilombo est aujourd'hui pleinement perçu comme une
rétribution symbolique et pratique du militantisme. Inversement, il est estimé
que ceux qui ont lutté "contre le quilombo" doivent être disqualifiés des
"bénéfices" qu'il génère aujourd'hui.

"L'association ne va pas accepter qu'ils restent ici (les "contras"). Ils


ne peuvent pas avoir une terre particulière et un titre de terre, et après
vouloir le quilombo ! Non mais des fois ! ("o que que é isso !"). Qu'est
ce qu'ils ont fait pour gagner le quilombo? Est-ce qu'ils ont lutté ?
("batalhou o que ?"). Combien de fois on les (les indifférents) a
appelés, et ils se contentent de contempler le mouvement, la bouche
ouverte, assis, juste pour voir ce qu'il se passe. Il va falloir qu'ils
travaillent maintenant pour acquérir ce quilombo !" (Petronilho, 63
ans, né à Pedra de Cal, petit-fils d'Imbelina, membre de la diretoria).
324 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

A propos de ceux qui, ayant vendu leur droit au fazendeiro et accepté de


quitter Rio das Rãs, s'étaient installés pour partie sur les terres d'une fazenda
voisine, Honório estime de même qu’"ils ne sont pas ici à l'intérieur du
quilombo. Ils ne sont plus à l'intérieur de notre lutte. Maintenant que nous
luttons pour la terre, ils veulent revenir !". Lors d'une réunion de l'association
Quilombola, une violente dispute a éclaté entre Edison, membre de la
diretoria, et un certain nombre de "compagnons" de moindre implication
dans le quilombo. La colère d'Edison était motivée par le mutirão (travail
collectif) de clôture des champs cultivés à Juá qui venait d'être effectué18 : la
clôture qui fut posée n'avait pas englobé ses terres. Face à la cinquantaine de
personnes présentes à la réunion ce jour-là, Edison se fait vindicatif :

"Je suis très mécontent ! J'ai toujours défendu les intérêts de la


communauté. Combien de temps j'ai travaillé pour la communauté !?
Et la communauté ne m'a pas respecté. On avait convenu d'un travail à
la dernière réunion, et le travail qui a été fait n'a rien à voir (…). La
communauté n'a même pas voulu me rendre ce service… combien de
jours de travail j'ai perdu à cause de cette histoire de conflit !
Maintenant, je veux les noms de ceux qui ont fait le travail !"

S'ensuivit une dispute entre les différents responsables. Romualdo, le


coordinateur de l'association estima qu'Edison "s'échauffait l'esprit"
("esquenta a cabeça") abusivement et qu'il n'avait aucune raison de penser
"qu'il valait plus qu'un autre"19, ce qui ne calma pas ce dernier, qui menaça à
son tour "d'aller à la justice" et de faire citer à la radio de Bom Jesus da Lapa
(où il avait un ami) le nom des coupables d'ingratitude.

Toute polémique mise à part, l'exemple d'Edison témoigne bien du


sentiment de "mérite" qui accompagna la victoire du quilombo. La conquête
de ce droit, estimait-on, devait générer des droits pour ceux qui en étaient à
l'origine. Nous verrons par la suite quelle fut l'évolution de l'association et
des logiques d'action de ses élites lorsque fut établie la victoire du quilombo.
Dans l'immédiat, concluons que le sens de la participation des élites au
quilombo s'inscrivait dans le prolongement de leur engagement antérieur au
sein du conflit de terre. Il s'agissait de défendre un droit qui, comme les
"entités" l'avaient assuré, avait force de "loi". Le quilombo, en apportant une

18. L'opération de clôture à Juá sera l'objet d'une analyse plus avant dans ce chapitre.
19. Edison n'avait cependant pas tout à fait tort de s'emporter : j'appris par la suite que
c'est consciemment que sa terre avait été écartée, les participants au mutirão ayant estimé
qu'Edison "n'aime pas travailler la terre" et que de ce point de vue, c'était un "paresseux".
L'implication d'Edison au sein du syndicat de Lapa et sa participation à diverses
campagnes politiques, son langage de plus en plus soigné et l'attaché-case qu'il emportait
dans ses réunions lui avaient donné une certaine image de supériorité qui déplaisait à plus
d’un…
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 325

réponse aux impératifs du présent, devint à la foi l'arme de conquête et le


symbole de ce droit. "Le quilombo, c'est la victoire".

Le futur quilombola

Ayant fait sens dans le présent du conflit de terre, il était normal que la
résolution de ce dernier fût adjointe dans les esprits à l'avènement du
quilombo. Pour les sympathisants dans une moindre mesure, et surtout pour
les élites, "quand il y aura le quilombo" est devenu un rituel rhétorique à tout
projet, à toute discussion sur l'avenir. Progressivement, l'idée a fait sens que
quand la "communauté" aura gagné, elle deviendra le quilombo.

"Quand il y aura le quilombo…"

Ainsi, la grande question qui a toujours opposé "contras" et quilombolas


était ce qui devrait être l'attitude des premiers "quand il y aura le quilombo".
En 1995, la nouvelle avait couru qu'à l'occasion de l'anniversaire de Zumbi,
le titre de propriété serait "remis" au quilombo (il le sera en réalité presque
trois ans plus tard). À la fébrilité des quilombolas s'ajoutait l'agitation des
"contras", si bien qu'une confrontation des deux camps fut un jour décidée.
La nuit tombée, autour d'une table mal éclairée par une lampe à huile
vacillante, sans la présence d'aucune "entité"20, on parle de ce quilombo qui
va venir. "Quand il y aura le quilombo", est-ce que les "contras"
"reviendront", accepteront-ils de "remettre" leurs titres de propriété, de
dissoudre leur association ? Dans le camp des "contras", on veut savoir : est-
ce que le quilombo sera compatible avec leurs choix professionnels, pourquoi
ne devrait-il y avoir qu'une seule association ? Est-on obligé "d'accepter" le
quilombo ? Romualdo explique que "pour qu'il y ait le quilombo, il faut qu'il
y ait la communauté", parce que le titre ne pourra être remis qu'à une seule
association. Il évoque les prochaines élections municipales : ce serait bien
qu'il y ait un candidat "du quilombo". Rio das Rãs aurait une chance, si tout
le monde était uni…

"Pour qu'il y ait le quilombo, il faut qu'il y ait la communauté"

De la part des élites, la projection du quilombo dans le futur prend la


forme d'un projet politique. L'avenir de la "communauté" est un avenir
quilombola ; construire la "communauté", c'est construire le quilombo.

20. J'avais été convié par Romualdo pour enregistrer le débat, afin que les gens ne "disent
pas n'importe quoi", et que tout ce qui soit dit puisse être ensuite prouvé. Un des
"contras", Celso, refusa énergiquement l'enregistrement, craignant qu'un jour ça lui porte
"préjudice"…
326 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Cet investissement du quilombo en projet politique rappelle que dès son


arrivée à Rio das Rãs, le quilombo n'a jamais été un simple instrument au
service du conflit. Le volontarisme des "entités" soucieuses d'organiser non
seulement la défense de Rio das Rãs, mais aussi la "communauté", en a fait
d'emblée un support de projections symboliques et un programme d'actions
pratiques. Alors que, d'un côté, les "entités" ont tenté d'imposer leur vision
idéale du quilombo, de l'autre, comme nous l'avons vu, le quilombo a
rapidement été investi de substance et de sens social en fonction de logiques
et d'objectifs strictement internes. Rétrospectivement, nous ne pouvons
que remarquer une certaine convergence de ces logiques quilombolas
endogènes et exogènes, entre le volontarisme des "entités" attachées à
"préserver" la "communauté" et la nécessité interne, transformée en projet
politique par les élites, de lui donner forme ou de la réorganiser. Dans les
deux cas, il s'est agi d'un projet social total. Le quilombo devait être la
"communauté". A Rio das Rãs, l'engagement quilombola fut indissociable de
l'attribution d'un sens communautaire au quilombo.
Cette vision politique des élites n'a pas toujours été bien perçue par la
population de Rio das Rãs, pour qui la remise du titre de propriété signifie
surtout la possibilité d'être propriétaire et de pouvoir enfin vivre "à volonté"
("a vontade"). L'insistance des membres de la diretoria à évoquer
publiquement leur vision quilombola a même pu susciter un certain
agacement. Un soir de l'année 1996, la CPT organisa un cours pour adultes,
dans la vaste cour de la maison de Romualdo, aménagée pour l'occasion en
salle de classe. Sur la façade fut accroché un tableau noir. La femme de
Romualdo, qui avait obtenu son diplôme d'études secondaires à São Paulo,
fut recrutée comme professeur par la CPT. Ce jour-là, une foule nombreuse
était venue, surtout par curiosité (la majorité se contentait d'observer les
choses à l'extérieur de la palissade en bois entourant la cour). L'exercice était
le suivant : il fallait d'abord dessiner un objet au tableau, puis essayer d'en
écrire le nom. Pour rompre l'hésitation générale, Romualdo se proposa. Au
moment où il s'approcha du tableau, une voix hilare retentit: "Eh Romualdo,
tu vas dessiner un quilombo !?". L'éclat de rire fut général, tant le trait
d'humour était compréhensible par tous : Romualdo, c'était bien connu, ne
parlait que de quilombo. Quant à ce dernier, il se renfrogna et dessina… une
maison.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 327

L’âge d’or et la "race noire" :


nostalgie et relecture du passé

Loin des idéaux politiques de l'élite, pour certains sympathisants, la


projection du quilombo dans l'avenir se fit sur le mode non moins idéal d'un
retour à l'âge d'or. Pour les dirigeants locaux, se construisit progressivement
la conscience d'un passé plus lointain, mobilisée dans la quête d'un sens à la
lutte au présent.

Le retour de l'âge d'or

L'un des projets les mieux partagés dans l'évocation du futur quilombola
peut se résumer au retour. Il est d'un point de vue symbolique tout à fait
révélateur que c'est par l'idée du retour que le souhait de la conversion des
contras au quilombo soit exprimé : en 1997, nombreux furent ceux à saluer
l'entrée d'un ancien contra dans le camp quilombola en le félicitant d'être
revenu. Le retour dont il s'agit, pour les sympathisants, c'est celui de la paix,
de l'indivision, de l'harmonie.
Telle est la vision du quilombo futur, pour les anciens, mais aussi pour de
nombreux jeunes : le retour de la vie "à volonté", de la liberté de planter, de
voir grandir les troupeaux. Pour cela, on veut retrouver sa vie de l'avant-
conflit : en 1997, la grande majorité affirmait que dès l'arrivée du quilombo,
on repartirait sur ses terres d'origines. Ceux de Retiro iraient à Retiro, ceux
de Juá à Juá, et s'en serait fini de la promiscuité. On parle de retrouver ses
anciennes terres, son accès à la rivière. Chacun reprendra ses marques,
chacun reprendra ses aises. Pour les sympathisants, répétons-le, la
signification historique du quilombo est largement absente et si le passé a un
sens par rapport à l'engagement dans le quilombo, c'est parce que la félicité
quilombola que l'on se forge est celle d'un retour à l'âge d'or.

Les découvertes d'un passé quilombola

Dans certains discours de l'élite, la représentation du quilombo ne


mobilise pas que le passé immédiat de l'âge d'or, mais s'inscrit plus
profondément dans les temps de l'esclavage. De plus, et à la différence des
sympathisants, une relation de cause à effet entre les "premiers temps" de
Rio das Rãs et le droit du quilombo est clairement identifiée. Pour
comprendre la nature de ces discours, les représentations qu'ils mobilisent et
les logiques qui les motivent, une attention spécifique doit être accordée aux
contextes dans lesquels ils interviennent et aux objectifs qu'ils viennent
servir.
Nous l'avons dit, João de Maria est le délégué culturel de l'association.
Sur une période de plus de deux ans et demi, je l'ai interrogé de manière
328 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

formelle à quatre reprises, et bien plus encore au fil des conversations. D'un
entretien à l'autre, son discours a présenté une telle constance qu'il est devenu
manifeste que celui-ci obéissait à une seule et même logique. Rompu à
l'exercice d'entretien, auquel il s'est prêté avec de nombreux interlocuteurs,
João a parfaitement identifié les enjeux que représentait le passé dans la
légalisation des terres de Rio das Rãs. Tout dans son discours le signale. Non
seulement il sait que la fuite des Negros est un élément "technique"
déterminant pour l'application du Titre 68, mais il a compris la valeur
symbolique et émotionnelle de cet événement aux yeux des partenaires
urbains : son insistance à chanter la "samba noire que le blanc ne vienne pas"
en témoigne. Le discours de João est admirablement construit, il entraîne son
interlocuteur à suivre le fil d'une chronologie rigoureuse. Le récit commence
par le départ d'Afrique des quilombolas, s'ensuit leur arrivée à Salvador, puis
leur installation au Mucambo. João semble devancer les interrogations et les
objections, apporte spontanément des détails et précisions sur les points qu'il
sait importants. Il est impossible de l'interrompre, João n'aime pas ça, il le
fait comprendre et, dans tous les cas, il s'en tient à son idée. Plus encore, au
fil des entretiens, je me suis aperçu que João était capable de transposer
l'intégralité de son récit à partir du champ sémantique quilombola qui lui a
été successivement révélé par les visiteurs, de telle manière qu'un terme
nouveau est rapidement transformé en catégorie "d'auto-définition" : peu de
temps lui aura fallu pour transformer les Noirs en "quilombolas" et les
générations suivantes en "rémanents".
Dans le plein sens du terme défini par Goffman, le discours de João est
une "représentation"21. Tout son discours vis-à-vis de ceux dont il pense
qu'ils peuvent avoir la moindre influence sur le processus de légalisation se
résume à une idée simple : nous avons toujours été les véritables
propriétaires de la terre. João est un amoureux des bords du fleuve. Combien
de fois les eaux ont-elles emporté sa maison, et combien de fois l'a-t-il
reconstruite de bon cœur ? C'est un travailleur acharné. Plus que tout autre, il
a "l'esprit de l'endroit". Il souffre de la division, regrette le temps où il
animait les sambas. C'est un grand nostalgique de "l'âge d'or". Il n'a qu'un
objectif : que les habitants de Rio das Rãs se voient attribuer la totalité de la
fazenda. Les arguments avancés dans son exercice de conviction ne sont
autres que ceux que ses interlocuteurs veulent entendre :

"Ici c'est un quilombo. Ici c'est un quilombo, je veux dire par là que
c'est tout Rio das Rãs (João se saisit d'un morceau de bois et trace un
schéma sur la terre fine qui recouvre la cour de sa maison). Ça, c'est le
quilombo. Ici, vous voyez les bords du fleuve. Ça, c'est le quilombo.

21. Représentation : "la totalité de l'activité d'une personne donnée, dans une occasion
donnée, pour influencer d'une certaine façon un des autres participants". Erving Goffman,
"La présentation de soi", in La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, le Sens
Commun, les Editions de Minuit, 1973, 251 p. (p. 23).
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 329

Alors, Mucambo est ici (il désigne les localités sur le sol). Capão do
Cedro est ici. Brasileira est ici, Retiro est ici, Rio das Rãs (bords du
fleuve) est ici. Tout ça c'est le quilombo, voyez comme c'est profond
(vers l'intérieur) !"

"A l'intérieur du quilombo, il y a différents noms, il y a Enchu, Capão


do Cedro… à l'intérieur du quilombo n'est-ce pas, dans cette région. Le
quilombo est un seul ("o quilombo é um só"), c'est le quilombo Rio das
Rãs.

"La seule génération qui est restée ici, c'était nous, c'est notre
génération qui est restée, ici à l'intérieur de ce quilombo. Toute cette
génération est restée à l'intérieur du quilombo. Depuis qu'il existe ces
histoires de… de Noirs, c'est à l'intérieur de ce quilombo… tout ce qui
est arrivé, tout ce qui s'est passé ici, c'est à l'intérieur de ce quilombo.
C'est ici qu'il y a les rémanents ("aqui tem os remanescentes")"22.

Si João de Maria est le plus "habile" à produire ce genre de discours (ce


n'est pas un hasard s'il fut désigné "délégué culturel" et si tout visiteur est
acheminé vers lui), il n'est pas le seul. L'association compte une dizaine de
personnes de tous âges capables de "représentations" face à des acteurs
externes, et à leur manière, de "raconter le quilombo". Nous avons évoqué le
poème de Jorginho, les "repas quilombolas" servis par Romualdo. Il y a
encore les diatribes très politisées que Paulo prononce à l'envi sur le courage
des générations passées et les mérites des quilombolas d'avoir survécu à
l'esclavage.
S'il est manifeste que la référence au passé dans tous ces discours est
largement médiatisée par le fait que les enjeux gravitant autour du fait d'être
quilombola ont été identifiés23, il serait inexact, et réducteur, de conclure que
les usages sociaux du passé quilombola ne sont que des "façades".
Comment ne pas voir l'évidente convergence de sens entre le quilombo du
passé révélé à la population de Rio das Rãs et l'aventure tragique du conflit
de terre que la "communauté" venait de traverser, entre les souffrances de
l'esclavage (présentes à l'esprit de tous, cf. chap. VI) et celles infligées par le

22. Il faut préciser que ce discours intervint à un moment où l'INCRA venait de faire
savoir qu'une partie seulement de la fazenda serait attribuée aux "rémanents", et une autre
à des paysans sans terre qui viendraient s'installer. Cette idée d'une nouvelle promiscuité
souleva une tempête d'opposition à Rio das Rãs et inquiéta fortement les responsables de
l'association Quilombola. Finalement, le projet fut abandonné.
23. Notons que les quilombolas n'ont pas été les seuls à percevoir l’enjeu que représentait
le passé dans la question de la terre. L'élite des "contras" a essayé à son tour d'utiliser le
passé à son avantage dans la lutte contre le quilombo : le bruit se répandit que si le
quilombo gagnait, tout le monde serait obligé de retourner à Mucambo, là où vivaient les
Noirs… Une telle éventualité provoqua chez les quilombolas les plus indécis une certaine
angoisse qu'il fallut beaucoup de temps pour dissiper.
330 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

fazendeiro Carlos Bonfim, entre la fuite des Noirs par le Passagem dos
Negros et l'engagement dans la lutte quilombola? Ce parallélisme des sens et
des symboles peut sembler flagrant à l'observateur. Pour les militants noirs
engagés aux côtés de Rio das Rãs, il s'est toujours agi d'une évidence
politique, pour les autres, éventuellement, d'une vérité morale. S'il est
manifeste que cette conscience ne fut pas celle qui détermina l'engagement
dans la lutte des quilombolas, il reste que la lutte s'est inscrite dans un
espace relationnel au sein duquel sa signification a évolué. Sous l'influence
des militants noirs urbains, et au-delà des discours de "représentation" dont il
vient d'être question, le sens passé du quilombo a pris une dimension
nouvelle.

Question : pour vous, que signifie le quilombo?.


Ce que signifie le quilombo… tu vois, je crois que le quilombo est un
droit qu'a une personne, une personne qui est née et élevée dans un
endroit. C'est un droit qui vient des anciens. C'est l'héritage que les
vieux ont laissé pour les plus jeunes. C'est quelque chose qui vient des
Noirs. C'est un héritage que les Noirs ont laissé pour nous. (…) Dieu a
permis que la princesse "libère" (Deus ajudou que a princesa liberou),
et aujourd'hui, il y a ce droit pour nous. Le quilombo est arrivé
(comme droit) pour que nous puissions avoir cet héritage du
quilombo" (Ronaldo, 62 ans, né à Brasileira, sympathisant du
quilombo, même si un certain "tempérament artiste" l'a tenu à l'écart
des enjeux politiques).

Le quilombo, c'est pour nous maintenant, grâce à Dieu. Nous sommes


de la race noire.
Question : et c'est bien d'être de la race noire ?
Oui, grâce à Dieu, pour moi c'est bien.
Question : qui t'a parlé de la race noire ?
Ça fait un moment que "j'accompagne" comme ça, j'assiste aux
réunions, je vois comment ils parlent de tout ça… alors on apprend les
choses petit à petit ("a gente vai pegando pedacinhos")" (Teodoro, 30
ans).

"Le quilombo est une tradition du siècle des Noirs. Cette zone de
quilombo s'est formée à cause de la souffrance du noir, au temps où il
vivait l'esclavage. Le noir portant des choses sur son dos, recevant des
coups de fouet, attaché… alors s'est formée cette zone de quilombo"
(Romualdo, 36 ans, coordinateur de l'association Quilombola).

"Question : on dit qu'ici c'est une communauté noire, qu'est ce que tu


en penses ?
Communauté noire ? C'est très important. Nous sommes noirs, et il y a
eu une rencontre avec des communautés noires la semaine passée à
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 331

Lapa. Ils ont insisté pour qu'on y aille, mais j'ai trouvé que c'était une
chose très décente. Ils sont venus de Salvador pour nous rencontrer.
On comprend maintenant beaucoup plus de choses sur les noirs, et on
aimerait savoir plus encore, parce que c'est une seule nation" (Ivete, 54
ans).

"Avant, je ne savais pas que le noir pouvait avoir de la valeur. La seule


valeur dont j'entendais parler était qu'il était esclave. Il fuyait d'être
noir ("fugia de ser negro"). Dans la région, c'était ça. Il ne voulait pas
être noir. Parce que noir c'était le joug (cangalha), l'esclavage, la
souffrance. Alors quand il y avait une personne très noire, et une autre
de peau plus claire… la vérité, c'est ça (nous parlions du préjugé de
couleur parmi les familles de Rio das Rãs). On ne savait pas que cet
article 68 pouvait venir, et que le noir pouvait lutter pour le droit.
Parce que le noir a les mêmes droits que le blanc" (Paulo, 53 ans,
arrière petit fils d'Imbelina, secrétaire de l'association Quilombola).

"Savez-vous qui était Zumbi ?"

Brasileira, le 3/11 1995

Valdélio et son amie Maia sont venus de Salvador participer aux


cérémonies en mémoire de Zumbi qui seraient célébrées à Rio das
Rãs, cérémonies qu'ils ont largement contribué à organiser. Rappelons
que Valdélio est coordinateur national du MNU pour l'état de Bahia. Il
est aussi ogan24 d'un centre de candomblé à Salvador (cf. chap. II).
Maia est fille de saint (médium du candomblé). A l'occasion de la
réunion qu'elle anime ce jour à Brasileira, elle est vêtue de blanc.
Sous le large pied de Juazeiro, lieu de tous les rassemblements, une
trentaine d'hommes et de femmes sont venus écouter Valdélio et Maia
"leur parler de Zumbi". Sur le chemin de terre qui passe juste derrière,
quelques cavaliers parviennent à hauteur de l'assemblée. Curieux, ils
arrêtent leur monture et reposent leurs coudes sur l'encolure de
l'animal. Les deux orateurs commencent la réunion en invoquant les
orixa (divinités du candomblé). "Zumbi, c'est nous", l'histoire du
quilombo de Palmares est très similaire à celle de Rio das Rãs,
explique d'emblée Maia. Romualdo rejoint l'assemblée, salué par
l'assistance. "Et voilà le Zumbi de Brasileira", continue-t-elle. Puis
elle demande à l'assistance ce que les uns et les autres savent de
Zumbi. C'est pas une bestiole ("um bicho"), demande un homme, dans

24. "Protecteur civil du candomblé choisi par les orixa et subissant une petite initiation".
Nous empruntons cette définition à Roger Bastide, Images du Nordeste mystique en noir
et blanc, op. cit., p. 287.
332 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

un éclat de rire général25? "Tout ce que je sais, c'est que Zumbi est
quelqu'un qui n'a pas accepté l'esclavage", reprend un autre homme.
D'autres s'expriment encore dans le même sens. Puis l'on vient à parler
de religion : "Dans le quilombo de Palmares, on pratiquait le culte des
orixa", explique Valdelio, "l'église catholique ne vous a pas
considérés. Pendant longtemps, elle a pensé que les noirs n'avaient pas
d'âme, et que la seule manière de leur en donner une était de les
évangéliser". Puis il déroule une grande carte du monde qu'il accroche
à une branche du juazeiro. "Voilà l'Afrique, les esclaves sont venus
d'ici. Voici l'Europe, et toutes les nations responsables de l'esclavage :
le Portugal, l'Espagne, l'Angleterre. Puis, en faisant claquer sa baguette
de bois contre le papier de la carte, "et la France !", dit-il en se
tournant brusquement vers moi. L'assistance fait de même,
interloquée, puis éclate de rire.
"Les documents prouvent que l'histoire du quilombo remonte à 150
ans au moins. Ce qui me fascine, c'est qu'au long de toutes ces années,
la communauté ait résisté. Ça prouve que vous avez une très forte
conscience, car quand un couple ne s'entend pas, il reste ensemble
quelques années, et puis tout s'écroule", explique Valdélio. Il
entreprend ensuite un exposé pour montrer la valeur du peuple noir :
c'est en Afrique, sur les bords du Nil, qu'a été inventée l'agriculture
irriguée". Finalement, l'assistance convient que réellement, il n'y a pas
beaucoup de différence entre Palmares et Rio das Rãs. Un homme
demande : "est-ce possible qu'il y en aient parmi nous qui soient les
descendants de Zumbi?". "Oui, bien sûr, c'est tout à fait possible…"

Le travail des mouvements noirs urbains (en l'occurrence le MNU) auprès


de la population de Rio das Rãs a produit un impact indiscutable sur les
représentations du quilombo, du sens de la "lutte" et de la nature du droit
accordé aux "rémanents". Pour prendre la juste mesure de cette influence, il
faut savoir que l'action du MNU ne s'est pas limitée à quelques incursions sur
le "terrain". Nous avons déjà évoqué la Première rencontre nationale des
Communautés noires rurales organisée à Brasília du 17 au 20 novembre
1995, à l'occasion de laquelle des délégations de nombreuses "communautés"
s'étaient pour la première fois retrouvées. L'élite quilombola (essentiellement
Paulo et Romualdo) fut également conviée tous les trimestres (aux frais du
MNU) à des rencontres en divers points du Brésil, dont l'objectif était la
création d'une coordination nationale des "communautés rémanentes". Pour
le MNU, il s'agissait de susciter la formation d'un nouvel acteur politique26.
Enfin, en 1997, et toujours sous l'impulsion de Valdelio, une antenne locale

25. Après discussion, il s'est avéré que l'homme avait confondu Zumbi avec zombie…
26. L'objectif fut rapidement atteint, puisqu'en 1997 fut fondée la Commission Nationale
d'articulation des communautés rémanentes de Quilombo (c. chap. II).
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 333

du MNU fut fondée à Bom Jesus da Lapa, assurant les quilombolas de Rio
das Rãs d'un relais politique alternatif au syndicat ou l'église catholique27.
Plutôt que d'une "conscientisation" dont les représentants quilombolas
auraient été les objets, nous préférons parler d'une "prise de conscience" dont
ils furent indéniablement les acteurs, tant est manifeste le travail de ré-
interprétation dont le discours militant fut ensuite l'objet. Ce discours permit
à une certaine élite de recréer un sens au droit quilombola en correspondance
avec sa propre expérience militante pour l'obtention de ce droit : il ne s'était
pas agi d'un droit passif, "donné", comme l'avait été la retraite agricole, il
avait fallu se battre pour l'obtenir, il avait fallu le "mériter". Pour l'élite
quilombola, la conquête du quilombo eut un coût considérable, dont il
importait de retrouver le sens. Aux yeux des quilombolas, il y eut alors
indéniablement une convergence de sens entre cette expérience quotidienne
et bien réelle de la lutte et le discours de mobilisation et de combat séculaire
du noir afro-brésilien apporté par le MNU.
D'une part, la militance, en tant que rapport au politique et au droit, a
donné à l'élite de Rio das Rãs les éléments lui permettant de déchiffrer sa
propre conquête du quilombo, que les schémas traditionnels de l'échange
clientéliste ne lui permettaient plus d'appréhender. D'autre part, elle lui a
permis d'en percevoir le sens historique. En effet, ce n'est pas au niveau de sa
signification politique et générique que le discours militant a rencontré un
certain écho auprès de l'élite quilombola - les quilombolas n'ont pas
immédiatement embrassé la cause du MNU et acquis une conscience
"raciale" -, mais parce que celui-ci était générateur de sens par rapport à
l'expérience historique spécifique de Rio das Rãs. La découverte d'une
dimension positive de la négritude, associée à l'exemple de Palmares, a
fourni à cette élite les éléments lui permettant de raccorder sa propre
expérience à celle du passé des Noirs et de l'esclavage dans la construction
d'un sens au droit quilombola. En effet, comme l'a dit Romualdo, c'est la
"souffrance du noir" qui permet aujourd'hui le quilombo à Rio das Rãs, et
cette souffrance n'est plus simplement rattachée à un passé esclavagiste
générique. Il s'agit de l'expérience spécifique des Noirs de Rio das Rãs :
"C'est un héritage que les noirs ont laissé pour nous". "Le quilombo est une
tradition du siècle des Noirs".
On comprend alors comment ce déchiffrement d'un sens passé du
quilombo se traduit en retour par une double évaluation - ou réévaluation -
de l'expérience esclavagiste, permettant une affirmation positive du droit

27. A cette occasion, les "alta-falantes" (voitures publicitaires surmontées d'énormes


haut-parleurs) avaient sillonné la ville pour annoncer que la population noire était invitée
à se réunir, au plus grand ahurissement de tous les habitants pour qui l'idée même d'un tel
rassemblement n'était pas concevable : "Les noirs ? Réunir les noirs ? Pour quoi faire ?"
pouvait-on entendre sur le marché de la ville. Cet événement fondateur fut néanmoins un
succès. Une foule bien plus importante que prévu avait répondu à l'appel. La population
de Rio das Rãs s'y était rendue par bus spécialement affrétés pour l'occasion et dans
l'ensemble, les réactions furent plutôt positives (cf. l'extrait d'entretien d’Ivete).
334 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

quilombola. D'une part, la reconnaissance de ce droit par l'État, les entités, la


justice, est perçue comme la marque suprême de la distance, de
l'émancipation par rapport au passé esclavagiste. Parce que sur l'échelle du
"respect", la "souffrance du noir" et le droit quilombola constituent les deux
pôles mis en opposition, l'avènement du quilombo est en quelque sorte la
reconnaissance que cette échelle a été gravie. Le quilombo est la marque
d'une distinction pour laquelle la population de Rio das Rãs a toujours œuvré
(cf. chap. VI). D'autre part, en intégrant l'expérience des Noirs dans sa
construction d'un sens historique au quilombo, l'élite quilombola met sur un
même plan symbolique le "mérite" de ceux qui ont souffert pour "permettre
le quilombo" et le "mérite" de ceux qui le réalisent aujourd'hui. La distinction
du passé esclavagiste n'est plus perçue sur le mode de la rupture et de la
négation, mais sur celui d'une continuité dans la souffrance et dans la lutte.
Negros et quilombolas deviennent alors les acteurs d'une même conquête.
Pour l'élite de Rio das Rãs, la voie d'une reconstruction de la mémoire est
bien ouverte.

Conclusion

Le sens de l'adhésion au quilombo est irréductible au refus initial de l'offre


de Carlos Bonfim, et ne se comprend pas uniquement comme un simple
besoin d’affiliation dans un contexte déstructurant. Pour ceux qui l'ont
soutenu, le quilombo a été investi de sens dans le déchiffrement du présent,
l'évocation du futur et la compréhension du passé. Pour les sympathisants, il
est synonyme du droit qui leur a été reconnu, et au nom duquel on avait
refusé la "loi" du fazendeiro. Projeté dans l'avenir, il a incarné l'horizon de
l'après-conflit idéalisé comme le retour de la liberté. Ce retour de la "vie à
volonté" est enfin projeté dans le passé comme la restauration de l'âge d'or,
des temps de l'abondance. Pour l'élite quilombola, le quilombo a représenté
la lutte, "la victoire", et a fourni un but organisationnel à l'image des projets
de restructuration de la "communauté" dont l'épreuve du conflit a pu faire
naître la nécessité. Le sens qui lui a été attribué par rapport au passé
esclavagiste se comprend comme une affirmation positive du droit
quilombola, à partir d'une lecture de la souffrance, de la conquête et du
"mérite".
Au terme de cette analyse, on mesure mieux la distance entre les
projections politiques urbaines du quilombo et les significations dont il fut
effectivement investi par ceux que les acteurs urbains désignèrent comme
quilombolas. La rencontre de Rio das Rãs avec son image de quilombo ne
s'est pas faite sur le mode de la "révélation" d'une vérité immédiate qu'un
travail de "conscientisation" aurait permis de reconnaître. Si le quilombo a
fini par avoir un sens, c'est parce qu'il eut, d'une part, un usage pratique
immédiat au sein du conflit de terre qui en permit la reconnaissance comme
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 335

droit et, d'autre part, un usage social dans le présent des rapports sociaux qui
le rendit indissociable de la "communauté". Il n'est donc pas étonnant que la
signification qui lui fut attribuée soit l'exacte projection des enjeux mobilisés
par le conflit et finisse par en reproduire l'éclatement et la diversité. Parce
qu'il est à l'image d'une "communauté" divisée et traversée par de multiples
champs de polarité, le quilombo n’a pas de signification collective à Rio das
Rãs.
Cependant, l'analyse ne saurait s'arrêter à cette lecture de la non-
correspondance entre les projections urbaines et les représentations locales,
tant il est manifeste que, dans certaines limites, les unes et les autres finirent
par se rencontrer. Il y eut ainsi une convergence de sens entre les projets
"communautaristes " de la CPT et la démarche de construction du quilombo
au présent par une élite quilombola, pour laquelle la "communauté" finit par
signifier en tant que projet politique. Nous verrons par la suite quel fut
l'impact de cette nouvelle vision "communautaire" des élites sur
l'organisation interne de Rio das Rãs. De la même manière, il y eut une
convergence de sens manifeste entre le quilombo, "lieu de résistance afro-
brésilien" idéalisé par les militants urbains, et le quilombo, symbole de lutte
et de victoire, tel qu'il fut finalement représenté par l'élite quilombola. Il y eut
la rencontre entre Rio das Rãs "lieu de mémoire" du passé quilombola et la
construction par cette élite d'un sens historique au droit quilombola.
Une fois encore, ces convergences de sens ne sont pas de simples rapports
d'influence résultant du contact fréquent des élites locales de Rio das Rãs
avec leurs partenaires urbains. Il n'y eut pas de "conscientisation" passive,
mais une véritable démarche sélective à l'égard des visions successives
proposées à cette élite. Ainsi, la "communauté" ne fut pas reprise en tant
qu'idéal politico-religieux mais en tant que pratique politique tendant à une
réorganisation planifiée et structurée des rapports sociaux. En d'autres
termes, la CPT a davantage "pesé" par son expérience pratique de
l'organisation collective que par l'idéal au nom duquel son expérience était
mobilisée à Rio das Rãs28. De même, le travail de "conscientisation" du
MNU n'a pas généré la formation d'une "conscience de race". En affirmant et
valorisant sa lutte et son "mérite", ce n'est pas un combat générique que
l'élite a endossé, mais la militance comme rapport au politique. Nous verrons
par la suite que Rio das Rãs ne s'est effectivement pas "politisée", mais a
acquis une indiscutable maturité politique. Enfin, la découverte d'un
"héritage des anciens" n'est pas une soudaine "révélation" d'un passé
quilombola, dans le sens de négation de l'esclavage à partir duquel l'idée de
"rémanence de quilombo" fut construite d'un point de vue anthropologique et
juridique. Au contraire, l'héritage reconnu aujourd'hui n'est pas celui des
fugitifs, ou du moins pas seulement, mais celui des Noirs, ceux-là mêmes qui
furent esclaves. Il s'agit alors bien de l'incorporation de l'expérience de la

28. Idéal auquel, comme nous le verrons, la population de Rio das Rãs n'adhéra pas.
336 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

souffrance de l'esclavage dans la construction d'un sens à la mobilisation


quilombola.
Reste la question d'une ethnicité quilombola, soulevée par l'existence des
discours de "représentation" de l'élite. De tels discours correspondent-ils
vraiment à un travail de construction et de mise en forme politique d'une
identité ethnique ? C'est en comprenant rétrospectivement le sens de la
mobilisation des quilombolas à partir des mécanismes de sa transformation et
de la logique qu'elle suivra dès l'annonce de la victoire de Rio das Rãs dans
le conflit, que cette interrogation trouvera sa réponse la plus satisfaisante.

2- Rio das Rãs à l'heure de la victoire

Comme nous l'avons dit, la progressive attribution d'un sens local au


quilombo s'est accompagnée de l'endogénéisation par l'élite de l'idée de
"communauté" comme but organisationnel. De fait, la victoire du quilombo
marqua l'avènement d'un certain "communautarisme" comme principe de
reconstruction de Rio das Rãs. Après avoir fait sens, il s'agissait que la
"communauté" prenne forme. Parés de la légitimité des vainqueurs, les
artisans de ce programme de reconstruction ne furent autres que les
principaux leaders de l'association Quilombola, qui, de force politique pour
la revendication des terres, devint vite le lieu institué de toutes les prises de
décision concernant leur administration.
Face à la victoire du quilombo à Rio das Rãs, c’est-à-dire à l'obtention des
titres de propriété, la question initiale du rapport entre l'offre politique du
quilombo et la nature de la mobilisation pour la conquérir prend un sens
rétrospectif : qu'est devenue la mobilisation quilombola ? Rapportée au
contexte de l'après-conflit, cette interrogation se prolonge de surcroît dans un
sens prospectif : la reconnaissance des droits quilombolas allait-elle entraîner
la construction d'une "communauté" consciente d'elle-même ? Comment
interpréter le volontarisme politique des élites dont il vient d'être question :
si, comme nous l'avons vu, la "communauté" et le "quilombo" ont pu être les
vecteurs de la mobilisation, allaient-ils être les produits, les résultats de son
succès ?
Après avoir mis en évidence l'influence de la CPT et des autorités
publiques sur la détermination "communautaire" des élites, ainsi que la
constitution de l'association comme lieu de pouvoir, il va s'agir de
s'interroger sur la nature et le sens réel du projet "communautaire" à Rio das
Rãs, et sur l'effectivité de sa mise en œuvre.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 337

Les influences communautaristes

Pour les "entités" et la municipalité voisine soudainement très présente


sur le terrain, lorsque la victoire de Rio das Rãs sur Carlos Bonfim fut
avérée, l'idée qu'il fallait "développer" la "communauté quilombola" se
substitua rapidement à l'objectif initial de sa protection. Parce que la victoire
du quilombo était aussi celle d'un certain nombre de partenaires, Rio das Rãs
devint en quelque sorte le lieu de réalisation du quilombo de chacun d'entre
eux. De fait, la dynamique "communautaire" qui s'instaura dés 1996 se laisse
d'abord déchiffrer comme le produit d'un faisceau d'influences, de politiques
volontaristes et d'actes générateurs de la part des agents externes.

"Développer la communauté" : le rôle de la CPT

"Avant il n'y avait pas la communauté" (Reneiro). "Ça fait pas longtemps
qu'il y a la communauté" (Chico de Souza). Cette idée - très souvent
rapportée - d'une émergence de la "communauté" souligne le caractère
résolument inédit de cette "communauté" et signale, dans le même temps, sa
pleine acceptation comme identifiant d'une réalité sociale, elle aussi tout à
fait nouvelle. Tout le monde à Rio das Rãs sait bien que c'est la sœur Miriam
de la CPT qui est à l'origine de cette "histoire de communauté". C'est elle qui
a introduit le terme, et qui lui a donné un sens : il fallait "lutter pour la
communauté", il fallait aussi la "développer"29.

29. La CPT est l'héritière d'une tradition qui remonte au début des années trente, lorsque
l'Église catholique brésilienne mettait en place des cours de service social au niveau de
petites unités locales, dans l'inspiration du message délivré par l'encyclique Rerum
Novarum de 1891. Publiée le 15 mai 1891, l'encyclique Rerum Novarum fut la première
sur la question ouvrière. Sur fond de controverse au sein de l'Église catholique sur le rôle
de l'État en matière d'intervention sociale, elle tranche la question en dénonçant la théorie
libérale du "laissez faire". Le rôle de l'Église dans les affaires sociales est clairement
affirmé : il s'agit d'alléger la "souffrance imméritée des travailleurs". A cette fin,
l'encyclique défend l'utilité des associations professionnelles et prône l'organisation sur la
base de petites unités naturelles. Si Rerum Novarum fut largement dictée par la crainte de
voir le monde ouvrier se convertir massivement au socialisme, elle n'en fut pas moins à la
base de très nombreuses initiatives, dont celles au Brésil, de mise en place d'une
intervention sociale basée sur des formes associatives communautaires. C'est surtout à
partir du milieu des années 1960 que la "communauté" devint le lieu privilégié
d'intervention sur le social. Sur les bases du concile de Vatican II (1962-1966) et dans
l'esprit de "l'option préférentielle aux pauvres" définie en 1968 par l'assemblée du Conseil
épiscopal latino-américain à Medellín, l'Église catholique latino-américaine s'engageait
massivement dans la voie de la "théologie de la libération". Au Brésil, les premières
"Communautés Ecclésiastiques de Base" (CEBs) furent organisées dans les localités
rurales, et remplirent une triple fonction de lutte contre la pauvreté par la
communautarisation du travail agricole, de "conscientisation", et de résistance à la
dictature qui s'était déclarée en 1964. C'est à partir du mouvement des CEBs que fut
338 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

La CPT était d'abord entrée dans le conflit aux côtés du Syndicat des
Travailleurs Ruraux de Bom Jesus da Lapa. Avec l'aide d'avocats spécialisés,
son action avait, dans un premier temps, consisté à intenter un procès à
Carlos Bonfim pour falsification de titres de propriété. Le rapide
démantèlement de la "communauté" (délocalisations, exode rural, cf. chap.
VII) avait fait naître la nécessité de dépêcher sur place un agent, en
l'occurrence la sœur Miriam, dont l'action fut déterminante30. Son principe
d'action était fondé sur la mobilisation collective, l'idée étant que si un
pistoleiro avait du poids face à un homme seul dans son champ, il en avait
beaucoup moins face à un collectif organisé. De fait, comme se souvient
Romualdo : "Si on ne s'était pas rassemblés, à cette époque, on perdait notre
espace. Quand la sœur Miriam est arrivée ici, dans la pratique on n’avait
aucun droit, c'était terminé. Elle a monté cette idée de collectivité, et on a
commencé à rassembler beaucoup de monde".
Puisque le fazendeiro interdisait toute culture, on travaillerait la terre
collectivement. De 1992 à 1995, le bourbier fut travaillé sur une base
"communautaire", en mutirão, et les récoltes furent divisées de façon
égalitaire. La fondation de l'association, dont la CPT rédigea le statut (cf.
doc. infra), les innombrables réunions sous le pied de juazeiro, les messes
qui commencèrent à être célébrées épisodiquement à la Brasileira, les fêtes
données comme à l'occasion du centième anniversaire de Chico de Souza,
les nombreux "compagnons de lutte" que la sœur Miriam amenait, tout cela
finit par créer une réelle dynamique collective. Enfin, au volant de son
véhicule tout terrain, la sœur Miriam parcourut "la communauté" en tous
sens, se rendant dans les localités les plus éloignées comme Enchu et Capão
do Cedro, les intégrant à la lutte, amenant leurs représentants aux réunions de
Brasileira, etc. Ce faisant, elle contribua grandement à ce que l'idée d'une
"communauté" rassemblant tous les habitants de la fazenda fît
progressivement sens pour les responsables politiques locaux.
En 1995, Carlos Bonfim semblait avoir renoncé à ses projets, il quitta la
région (il ne reviendra qu'en 1997), laissant sur place des préposés qui
n'eurent que peu de poids face à la population. Si les terres n'étaient pas

ensuite fondé par la suite le Parti des Travailleurs (PT), le Mouvement des Travailleurs
sans Terre (MST), puis, en 1974, la Commissão Pastoral da Terra (CPT).
30. Dans le contexte de la dictature militaire, face à l'expansion territoriale en Amazonie
et aux intérêts fonciers gravitant autour des grands projets agro-industriels, la CPT était
née en 1974 de l'urgence d'organiser un mouvement de résistance face aux expulsions
massives de population. Son implantation régionale lui permit rapidement le repérage
systématique des conflits de terre, situations de travail infantile et esclave, et autres
formes de violence agitant le monde rural. Des équipes locales ne tardèrent pas à être
affectées dans les lieux où les tensions étaient maximales. Des procès furent engagés à
l'encontre de nombreux propriétaires fonciers. Sur place, la CPT assura le rôle
d'intermédiaire auprès des populations locales puis, très vite, d'organisation et
encadrement des résistances. Finalement, une action sur le plus long terme visa à
prolonger les dynamiques collectives de mobilisation dans une perspective de
développement communautaire.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 339

encore légalisées, le conflit semblait donc arrêté. Une nouvelle phase d'action
commença pour la CPT. Dans le cadre des programmes pour le "Nouveau
Millenium", il s'agit d'une part de remobiliser les bases catholiques face à la
rapide progression des églises évangélistes, et d'autre part, de permettre un
"développement durable" des "communautés". A Rio das Rãs, cette
impulsion fut très perceptible. A partir de 1996, la "communauté" devint le
lieu de nouvelles initiatives. La "pastorale de l'enfant" visa à mobiliser les
femmes sur le thème de l'enfance : l'éducation, la santé et la catéchisation
devinrent autant de thèmes de réunions, d'actions ponctuelles (un prêtre vint
spécialement donner une messe pour les enfants, à l'issue de laquelle il y eut
distribution de friandises) ou plus régulières (des femmes furent formées
pour assurer des cours d'instruction religieuse). Afin d'améliorer le régime
alimentaire, la CPT anima la création de "jardins communautaires" en divers
endroits de Brasileira, entretenus par les femmes et spécialement consacrés à
la culture de fruits, légumes et plantes médicinales. En 1997, dans le cadre de
la "Pastorale de la santé", les femmes furent sensibilisées à certaines
urgences sanitaires et aux manières d'y répondre à partir des ressources
naturelles disponibles dans leur environnement31.

Statut de l'Association Agro-Pastorale Quilombola Rio das Rãs (extraits)

Art 1° : L’Association Agro-Pastorale Quilombola Rio das Rãs est une


société civile à but non lucratif (…) ayant comme finalité de représenter les
rémanents de quilombo résidant dans les localités de Capão do Cedro, Enchu,
Bom Retiro, Brasileira, Rio das Rãs et Riacho Seco, sur les berges de la
rivière das Rãs et du fleuve São Francisco, et de préserver son identité
culturelle de communauté noire rurale.
Art 2° : Pour atteindre ces finalités, l'Association se propose de :
a) Exiger du pouvoir public la légalisation des terres occupées par les
rémanents de quilombo, conformément au Titre 68 des Dispositions
Transitoires de la Constitution de 1988.
b) Exiger du pouvoir public le recensement des sites contenant des
réminiscences historiques du quilombo connu aujourd'hui comme Rio
das Rãs.
c) Protéger et revaloriser l'environnement, et particulièrement les zones de
préservation permanente définies dans la législation de l'environnement,
préserver les ressources naturelles et la cohabitation harmonieuse avec la
nature.

31. Nous avons déjà indiqué que ces programmes ne mobilisèrent qu'une partie de la
population, "contras" et crentes refusant toute forme d’action qui fût de l'initiative de la
sœur Miriam. Nous aurons encore l'occasion, au terme de ce chapitre, de voir les limites
de ces programmes aussi bien dans leur inspiration que dans leur réalisation.
340 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

d) Promouvoir le développement social et économique de caractère


collectif (…).
e) Défendre le territoire occupé par la communauté originaire du quilombo,
dans l'espace physique duquel elle exerce son mode de vivre et de faire.
f) Établir le calendrier des célébrations et commémorations des dates
historiques des luttes quilombolas.
g) Préserver et respecter les manifestations religieuses, comme : jurema,
caboclos, rois, divins et autres, aussi bien que les nouvelles formes de foi
et de religiosité.
h) Respecter et faire respecter l'autonomie et l'autodétermination du
quilombo comme forme alternative d'organisation politique et sociale, en
tant que segment social différencié.
i) Développer les études et promouvoir les cours, séminaires, conférences,
rencontres et autres activités culturelles et pédagogiques pour la
conscientisation et l’émancipation humaine et sociale.
j) Produire la mémoire historique à travers des registres photographiques,
phonographiques, filmographiques et écrits sur les manifestations
culturelles de la communauté rémanente.
k) Créer et gérer un centre de documentation et une bibliothèque.
l) Développer des enquêtes et promouvoir le développement autosuffisant
de la communauté rémanente.
m) Stimuler l'organisation des femmes et incorporer leur participation dans
la prise de décision collective et dans les postes directifs de
l'Association.
n) Développer des relations fraternelles d'appui mutuel et de solidarité, des
échanges de connaissance et d'expériences avec d'autres groupes de
rémanents de quilombo de Bahia et du Brésil.
(…)

Ainsi qu'il est manifeste dans le statut de l'association Quilombola


largement rédigé par la CPT, à une certaine tradition de "communautarisme"
se conjuguait l'idée que le caractère "quilombola" de Rio das Rãs devait être
l'objet de mesures plus spécifiques. Partant de l'idée de préserver
"l'originalité culturelle" du quilombo, il fut par exemple question de
revitaliser la mémoire des racines. Sous l'impulsion de la sœur Miriam, le
cimetière fut pour la première fois débroussaillé et clôturé. Ceci étant fait,
une très inédite "journée des ancêtres" fut organisée. C'est ainsi sous
l'impulsion de la CPT que, pour la première fois, une tentative fut faite pour
mobiliser la "communauté" sur des bases "ethniques".

La "communauté", lieu d'intervention des politiques publiques

C'est sous l'Estado Novo de Getúlio Vargas que la "communauté" devint


l'un des lieux privilégiés d'intervention sur le social. La mise en place de
structures corporatistes procédait de la conception d'une "citoyenneté
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 341

réglementée",32 aux antipodes des théories individualistes de la démocratie :


l'individu n'était citoyen qu'en tant que membre d'un corps social et les
politiques sociales ne pouvaient atteindre les citoyens qu'à partir du collectif
au sein duquel ils s'inséraient. Si une telle structure n'existait pas, l'État
devait la définir. C'est ainsi que des professions, des catégories comme les
femmes, les pauvres ou les paysans, devinrent autant de sujets collectifs
supports de droits. A partir de 1945, le "développement communautaire"
comme technique d'intervention sur le social se généralisa à travers un
ensemble de politiques publiques (soutenues par la Banque Mondiale) de
décentralisation, valorisation des acteurs locaux et des associations
d'habitants, réalisation de micro-projets, etc33.
Si jusqu'en 1995, il était manifeste que la municipalité de Bom Jesus da
Lapa avait maintenu Rio das Rãs hors du champ de son intervention, les
années qui suivirent furent marquées par une forte progression de l'action
municipale. La visibilité politique croissante de Rio das Rãs en tant que
"communauté rémanente" sur le plan national fut sans aucun doute à la base
de l'éveil soudain des intérêts locaux34. C'est la "communauté", en tant que

32. Santos (Wanderley Guilherme dos), Cidadania e justiça : a politica social na ordem
brasileira, Rio de Janeiro, Campus, 1987, p. 68 (1re éd., 1979) : "Par citoyenneté
réglementée, j'entends le concept de citoyenneté dont les racines se trouvent, non dans un
corps de valeurs politiques, mais dans un système de stratification professionnelle, lequel
est, en outre, défini par une norme légale. En d'autres termes, sont citoyens tous ceux des
membres de la communauté qui se trouvent localisés dans n'importe laquelle des
occupations reconnues et définies par la loi ; l'extension de la citoyenneté se fait, donc, via
la réglementation de nouvelles professions et/ou occupations, en premier lieu, et au
moyen de l'élargissement de la finalité des droits associés à ces professions, avant de se
faire par expansion des valeurs inhérentes au concept de membre de la communauté" (p.
68). Cité par Vidal (Dominique), op. cit. p. 174. L'octroi de droits aux "communautés
rémanentes" témoigne de la prégnance du modèle de la "citoyenneté réglementée" au sein
du dispositif constitutionnel de 1988.
33. Dominique Vidal propose une analyse détaillée des programmes de développement
communautaire mis en œuvre dans la ville de Recife, et en mesure l'efficacité et les
limites sur un quartier populaire de la métropole. Cf. Vidal (Dominique), op. cit.,
"Territorialisation de l'assistance et légitimation" (chap. III), p. 170-207.
34. Gageons que la fréquente visite de personnalités politiques de premier plan (président
de l'INCRA, députés fédéraux, etc.) aura été un facteur non négligeable de mobilisation
des autorités locales. Il faut rappeler que jusqu'en 1995, aucune infrastructure publique
n'avait jamais été réalisée à Rio das Rãs, qui représentait pourtant la deuxième population
la plus importante du municipe (mais privée de droit de vote jusqu'en 1985). Carlos
Bonfim avait fait construire l'école de la Brasileira et celle des bords du fleuve, dans les
années 1990, par la mairie de la municipalité voisine, Malhada (cf. chap. VIII).
L'argument, que les autorités de Bom Jesus da Lapa invoqueront par la suite, est que les
terres de Rio das Rãs étant privées, toute infrastructure municipale pouvait ensuite être
revendiquée comme propriété du fazendeiro, et éventuellement vendue à des tiers… Des
situations similaires à celles de Rio das Rãs n'ont pourtant jamais empêché la municipalité
de créer des infrastructures sur des terres publiques adjacentes ou voisines lorsque telle
était sa volonté. De plus, le fait que les fazendas Batalha et Rio das Rãs soient des
propriétés privées n'a pas joué dans la décision de construire sur les fonds publics une
342 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

collectif organisé, qui fut le support de son assistance. Ainsi, la municipalité


requit que les crédits octroyés pour l'école de Rio das Rãs fussent gérés sous
la forme d'un "budget participatif", par une association regroupant l'ensemble
des parents d'élève, avec, à sa tête, un président et un conseil. Les nouveaux
bâtiments de l'école devaient être construits en mutirão par tous les hommes
de la "communauté". En 1996, la CODEVASF fit construire un puits
artésien, assorti de l'exigence qu'il soit géré collectivement, et les surfaces
pour lesquelles un matériel d'irrigation fut installé devaient également être
"communautaires". Par son désengagement dans la gestion des nouvelles
infrastructures, la municipalité contribua à la formation d'une structure de
pouvoir local, face à la nécessité d'en assurer la pérennité et d'en réglementer
l'usage.
Enfin, en 1998, c'est bien en tant que sujet collectif que l'État reconnut
ses droits à la population de Rio das Rãs : les terres furent attribuées à une
"communauté rémanente". Un seul titre de propriété fut émis. Rio das Rãs
devint juridiquement une "communauté". L'obligation de fonder une
association Quilombola, le statut indivisible et invendable du titre de terre,
les contraintes pesant sur l'exploitation individuelle des ressources, furent
autant d'éléments témoignant que le statut de "communauté" était loin d'être
un pur formalisme juridique. La vision politique, qui avait présidé à la
définition d'un droit pour les "communautés rémanentes", tendait, à
l'évidence, à façonner la réalité à l'image qu'elle avait construite. De fait, la
relative autonomie statutaire concédée - dans les limites de la loi - aux
bénéficiaires de ces terres collectives, est dans le droit prolongement de la
vision politique des "communautés rémanentes" comme des entités
culturelles. Leur représentation historique, comme des "territoires" isolés et
hors de l'espace national, se prolonge par l'octroi d'un statut "territorial"
préservant largement cette supposée autonomie locale.
Si l'on résume - dans une perspective quelque peu critique - cette
conjonction d'influences, on s'aperçoit qu'elles recouvrent la quasi totalité des
espaces physiques, sociaux, politiques, économiques et religieux de Rio das
Rãs. Entre la "cohabitation harmonieuse avec la nature", idéalisée par la CPT
dans le statut de l'association, et les contraintes imposées par l'IBAMA en
condition à la légalisation des terres, l'idée que les "communautés
rémanentes" sont garantes de l'écosystème prend forme de manière tout à fait
pratique au sein d'une politique écologique particulièrement velléitaire35.

route les reliant toutes deux à la ville. Il est vrai qu'à l'époque, les Bonfim comptaient un
député de l'État dans leur famille, de surcroît gérant de la banque du Brésil …
35. La "communauté rémanente" de Frechal, dans le Maranhão, fut légalisée comme
"réserve extractiviste" et dut se mobiliser à nouveau, face aux innombrables contraintes et
réglementations pesant sur l'ensemble de leurs pratiques économiques. A Rio das Rãs,
l'IBAMA ne s'est jamais déplacé (en dépit de nombreuses lettres de protestation) quand
Carlos Bonfim a détruit plusieurs centaines d'hectares de forêt dans 16 fours à charbon en
production continue. En revanche, il est devenu impossible pour les habitants de Rio das
Rãs de faire commerce du bois de leurs terres, et l'exploitation des ressources naturelles
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 343

Pendant plus de dix ans, la CPT n'eut de cesse de promouvoir le travail


collectif sous toutes ses formes, et si la légalisation collective des terres
permettait effectivement d'éviter le morcellement du "territoire", elle visait
surtout à garantir les supposées "pratiques communautaires". La CPT,
comme l'État, a cherché à préserver "l'autonomie politique" de Rio das Rãs,
ainsi que ses formes "traditionnelles" d'exercice de l'autorité, de gestion du
territoire, de résolution des conflits, tout en suscitant et encadrant une
association sans rapport aucun avec les sources antérieures d'autorité, et en
faisant de cette dernière le lieu d'une ingérence communautariste
particulièrement acharnée. Sur le plan économique, outre la promotion du
mutirão, les "entités" ont cherché à promouvoir la production de produits
"néo-traditionnels" destinés aux rayons "ethniques" des magasins européens,
comme des tissus de coton naturels, ou des poupées noires, visant à générer
des revenus à partir d'occupation en conformité avec "l'identité" des
quilombolas. Enfin, la CPT a déployé de gros efforts pour raviver la foi
religieuse et générer une pratique régulière de prières collectives sans jamais
comprendre que celles-ci existaient déjà, que la foi catholique s'exprimait de
manière particulièrement fervente au sein des centres spirites de Rio das
Rãs36.
Comment la population de Rio das Rãs va-t-elle réagir face au nouveau
droit quilombola, et face à ces nombreuses incitations et injonctions
communautaristes ? Va-t-elle émerger du conflit de terre et de sa victoire
sous la forme d'une "communauté" quilombola consciente d'elle-même ?

L'association Quilombola, lieu de pouvoirs

"On travaille ensemble, tous ces gens (aquele bande de gente)


ensemble. On défriche, on brûle, on plante, et après avoir planté, on
surveille, puis on distribue. Il y a le chef, c'est toujours Romualdo.
Avant, chacun s'occupait de ses affaires. C'était comme ça avant.
Maintenant il y a la communauté" (Reneiro).

"Nous faisons une association, une communauté… une association


d'habitants de la communauté… il y a un moulin à farine, un moteur
pour l'irrigation. (…) Le chef ici c'est Romualdo, et puis Zé Nagô.
C'est eux les têtes (as cabeças) de la communauté, ici" (Justino).

est bardée de réglementations correspondant au statut "spécial" de la "communauté


rémanente".
36. Cette question sera davantage traitée à la fin de ce chapitre.
344 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Dans les années dures du conflit (1988-1994), la création d'une


association Quilombola avait accompagné le processus de transformation du
mouvement spontané et désordonné de résistance en une force politique plus
structurée. Celle-ci s'était, par la suite, fermée sur le petit groupe social des
quilombolas qui avait fini par se constituer. L'institutionnalisation du
mouvement était allée de pair avec le changement de sa nature. Certes, dans
un contexte général de démobilisation et de reconstruction des affiliations, la
"lutte" restait le "but organisationnel" de l'association (d'un point de vue
formel, c'était bien pour la question de la terre qu'on se réunissait), mais sa
nouvelle fonction sociale en assurait la pérennité. Le durcissement de
l'opposition des contras, conjugué à la neutralité ou au désintérêt affiché par
la majorité des habitants de la caatinga, avait créé un véritable climat de
suspicion généralisée37. Le groupe quilombola s'était alors davantage encore
replié sur lui-même, et avait été contraint à une pratique de confidentialité :
les réunions, qui se tenaient d'abord sous le pied de juazeiro, dans le grand
terre-plein de Brasileira, finirent par être organisées derrière la maison de Zé
Nagô. Les éclats de voix furent prohibés et, si d'aventure, un cavalier passait,
le silence était brusquement de rigueur. Les curieux et sympathisants, qui
auparavant se joignaient au groupe par distraction ou intérêt, furent interdits
de réunion. L'information ne circulait plus, et il arrivait fréquemment que
Romualdo ou Paulo revinssent de Brasília sans que personne ne sache qu'ils
y étaient allés.
En 1996, la victoire du quilombo semblait ne plus faire de doutes et
Carlos Bonfim était parti. Une certaine décontraction revint alors, du moins
chez les quilombolas. Sur la base de cette victoire annoncée, les rapports
sociaux commencèrent à se réorganiser autour des vainqueurs. La confiance
restaurée, les indifférents et les sceptiques "revinrent" dans le mouvement.
Ces derniers reconnaissant la légitimité de la diretoria victorieuse, une large
ouverture de l'association fut alors possible. Il faut dire que pour la diretoria,
les objectifs avaient changé : la lutte pour la terre n'était plus l'enjeu, il fallait
se préparer à l'administrer, il fallait gérer la victoire. Comme les "entités"
l'avaient souvent répété, le titre de propriété serait collectif, et il importait
pour cela que l'association réunît la totalité des habitants de Rio das Rãs :
c'est en son nom que serait titularisée la propriété. De militante, l'association
allait devenir propriétaire et donc gestionnaire ; elle ne devait plus être une
force de revendication, mais un organe administratif et décisionnel. Il lui
fallait transformer la légitimité de sa victoire en un capital pérenne de
pouvoir et d'autorité.

37. L'accusation de vol à l'encontre des quilombolas, montée de toute pièce par un contra
sur demande de Carlos Bonfim, généra une véritable fracture. Il n'y avait plus seulement
des opposants, il y avait aussi des ennemis.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 345

Quand la légitimité vient de l'extérieur

Un certain nombre d'éléments extérieurs vinrent précipiter et entériner


cette nouvelle transformation de l'Association. La nouvelle d'une prochaine
légalisation avait entraîné, nous l'avons vu, un soudain afflux de ressources
de la part d'associations étrangères, d'autorités nationales ou locales.
L'association devint naturellement la bénéficiaire des nouvelles
infrastructures. Parce que de l'extérieur, elle incarnait le quilombo, sa
représentativité était hors de cause : l'association était la "communauté". Elle
fut donc la destinataire des divers dons, et le lieu d'intervention des politiques
de "développement communautaire". En mourant, une vieille dame anglaise
fit don à la "communauté" d'un poste de santé. Celui-ci fut enregistré au nom
de l'association. A l'association également, le moteur et la pompe d'irrigation.
A l'association encore, la tâche d'administrer la venue tant attendue de
l'électricité38. Un autre don faillit provoquer un drame sérieux : le puits
artésien. Lorsque les agents de la CODEVASF se rendirent naturellement
dans la maison de Romualdo pour établir les plans de l'installation et la liste
des futurs bénéficiaires, l'on vit Waldemar, de l'association des contras, faire
une irruption aussi rare qu'inattendue dans la maison de son ennemi
politique : c'était lui qui avait monté un dossier auprès de la mairie et de la
CODEVASF pour que ce puits soit attribué à Brasileira ! La CODEVASF,
qui n'était pas encore au fait des réalités locales, ne voulut rien savoir. Les
titres de terre seraient émis au nom de l'association Quilombola, c'est cette
dernière qui serait la bénéficiaire du puits. On imagine sans mal quelle fut la
colère de Waldemar : il venait de réussir à prouver que son association était
utile à "l'endroit", et voilà que la légitimité de cette conquête lui échappait
pour échoir au prestige personnel de Romualdo, qui ne manqua pas d'être
désigné comme le responsable du bon fonctionnement du puits39.
Pour ce dernier, et pour les autres membres de la diretoria, les
responsabilités croissaient de jour en jour. Lorsque la secrétaire municipale
de l'Éducation demanda qu'une association de parents d'élèves fût créée à Rio
das Rãs, elle fit savoir que son président ne pourrait être que Romualdo, qui,
de fait, fut élu sans qu'aucun candidat n'ait eu le temps de se déclarer40. Plus
les compétences de l'association s'élargissaient, plus le prestige et l'autorité
de l'élite se renforçait, d'autant plus que la satisfaction des habitants était bien
réelle et justifiée : enfin, "l'endroit progressait" (o lugar cresce), "maintenant,
les choses s'améliorent" ("agora melhorou"), pouvait-on entendre répéter
dans un demi sourire de quasi-incrédulité, les hommes et les femmes

38. A l'annonce de la victoire du quilombo, nombreux furent les exilés à São Paulo pour
dire que maintenant, il ne manquait plus que l'électricité pour les décider au retour !
39. Finalement, il obtint d'être co-signataire du contrat d'attribution et exigea d'être
responsable de la canalisation de la moitié inférieure de Brasileira, où il avait de loin le
plus de partisans.
40. Comme nous le verrons, la secrétaire de l'Éducation n'était pas sans arrière-pensée
politique…
346 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

contemplant les deux énormes cuves peintes en bleu ciel surmontant les
arbres les plus hauts, qui se remplissaient dans un ronron inhabituel de
moteur à essence41.
Si la légitimité de cette élite reposait dans un premier temps sur ses appuis
extérieurs, les conquêtes symboliques (le départ de Bonfim) et matérielles
successives, liées à son action, firent vite de l'Association le principal lieu de
pouvoir de la "communauté".

Organiser la "communauté" : l'exemple de Juá

Cette élite plébiscitée se trouva vite investie d'un important pouvoir


interne. Partant, comme nous l'avons dit, du principe qu'il fallait "organiser la
communauté", et forte de sa nouvelle autorité, la diretoria devint le moteur
d'un interventionnisme généralisé à l'ensemble des rapports sociaux et
économiques. Dans un contexte de transition riche en incertitudes et
bouleversements, l'association devint un centre décisionnel important.. Pour
défricher de nouvelles terres, construire une nouvelle maison, l'avis de la
diretoria était requis. Il en était de même pour vendre du poisson, ou faire
commerce du bois de ses terres. Plusieurs fois, la diretoria, refusa son
accord : les terres seraient collectives et ne pourraient donc être exploitées
individuellement à des fins commerciales42. Désormais, les litiges de travail
se résoudraient au sein de l'association, et devraient être débattus avec la
diretoria. Lorsque, par exemple, deux chiens saignèrent un mouton isolé, ce
fut la diretoria qui régla le différent entre les propriétaires respectifs. Elle
intervint également lors de certains conflits d'ordre privé.

41. Le progrès ne fut pas celui que l'on croyait : l'eau, de l'avis général des habitants, était
trop "salée" ("salgada"), si bien qu'on lui préféra, de loin, l'eau de la rivière das Rãs où
l'on continua à s'approvisionner. En période de sécheresse, l'on vit des hommes charger
leurs montures de containers en plastique remplis de l'eau du São Francisco, "la meilleure
qui soit", au grand désespoir de la CPT qui avait du mal à convaincre des avantages
sanitaires de l'eau du puits. Par la suite, on ne manqua pas de trouver des avantages à
l'installation, lorsque le travail de canalisation apporta l'eau plus près des maisons. Quand
furent crées les "jardins communautaires" dans les arrière-cours, l'irrigation en fut
grandement facilitée. Le puits servit les desseins agricoles de certains individus plus
entreprenants, qui ne tardèrent pas à remplirent d'énormes containers, provoquant
l'irritation du reste de la population : tout le monde paie pour l'essence du moteur, et c'est
toujours les mêmes qui prennent toute l'eau ! En fin de compte, et même si l'on continue
de préférer l'eau du São Francisco ("la meilleure qui soit" !), le puits permit d'atténuer le
problème de la sécheresse.
42. Ce qui provoqua une colère sans mesure de certains contras qui, forts de leurs titres de
propriété individuels, avaient entrepris, il est vrai souvent avec excès, de vendre bois et
poissons.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 347

"Qu'est ce que les compagnons pensent de tout ça ?"


Sur les bords du fleuve, dans la cour de la maison de João de Maria,
particulièrement prisée pour l'ombre qu'offre ses juazeiros, se tient une
assemblée. Une vingtaine d'hommes sont assis sur des troncs d'arbre
servant de bancs pour l'occasion. Ils sont jeunes pour la plupart. En ce
milieu d'après-midi, ils seraient d'ordinaire aux champs, mais ce jour,
la diretoria avait été convoquée pour débattre d'un sujet sérieux. De
fait, l'atmosphère est particulièrement tendue.
Au centre de l'assistance se trouvent deux femmes d'un âge avancé,
ainsi qu'un homme d'une trentaine d'année fils de l'une d'entre elles.
"Et toi, pourquoi ton fils n'est pas venu ?" dit cette dernière d'un ton
excédé. S'ensuit une joute verbale entre les deux femmes, à laquelle
Paulo, secrétaire de l'association, met un terme dans un geste
d'apaisement : "Du calme, on va discuter de tout ça comme il faut
(diretinho)".
Se tournant vers moi, il s'excuse : "ne t'inquiète pas, c'est des
histoires de familles".
L'homme qui était assis au milieu prend la parole : "Elle est avec
moi, elle est sortie de chez elle, il n'y a pas eu d'histoire, et elle est
partie avec moi, voilà la vérité. Aucun homme ne peut mettre une
femme dans sa maison et l'attacher. Aucune femme n'épouse un
homme en se disant « je vis avec untel parce que j'y suis obligée, parce
que si je sors, il me tue ». De toute façon, je veux bien aller à la
justice pour perdre ou gagner, je suis prêt".
L'homme défend son point de vue : c'est vrai, il avait fui avec la
femme de son voisin, mais cette dernière était pleinement consentante.
La seconde femme est la mère du "propriétaire de la femme" ("o
dono da mulher") fugitive. Son fils étant particulièrement désespéré,
c'est elle qui a pris l'initiative de convoquer la diretoria pour voir ce
que l'indélicat aurait à redire. Parce que, voilà, le couple illégitime
avait fui, mais au bout de trois jours, il était revenu sur les terres de
Rio das Rãs commencer une nouvelle vie de ménage. "C'est ça le
problème, dit la vieille femme, tu es parti avec elle, vous vous en allez
quelques jours, et puis vous revenez… tu passes tous les jours devant
les champs de mon fils… qu'est-ce que les compagnons pensent de
tout ça ?".
Paulo se lève et interroge l'assistance. Il faut, dit-il, prendre une
décision, car il est dangereux de laisser les choses en l'état : doit-on
bannir le "voleur" et l'infidèle définitivement de la "communauté" ?
Doit-on les contraindre à s'installer sur d'autres terres plus distantes à
l'intérieur de Rio das Rãs ? L'assistance est plutôt embarrassée. Bien
des secondes de silence passent avant qu'un homme, finalement, se
lève. "Il m'est difficile de prendre partie pour l'un ou pour l'autre, tous
les deux sont des cousins". Il se rassoit. D'autres encore s'expriment
348 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

dans le même sens, avec le même embarras, les plus hardis se


contentant d'émettre une réserve critique à l'égard du couple "qui est
revenu"43.
Finalement, Paulo se tourne vers le coupable : "Moi je ne vais pas
dire que tu as raison parce que tu n'as pas raison". La condamnation est
sans appel : "Je suggère qu'on les éloigne, qu'ils aillent s'installer à
Brasileira ou ailleurs", puis de conclure : "c'est marqué dans les statuts
de l'association qu'on a le droit de faire ça". Libérés du poids de la
condamnation, les "compagnons" approuvent à la cantonade. Eloigner
le couple était ce qu'il y avait de mieux à faire, on ne pouvait quand
même pas expulser de la famille44.

La construction de la "communauté" fut d'emblée au cœur de cet


interventionnisme généralisé. Désormais consciente de l'unité juridique des
25 000 hectares de terres qui seraient concédés à Rio das Rãs, l'élite chercha
à en assurer l'unité politique. La "communauté" ne devait pas être
simplement Brasileira et les bords du fleuve, elle devait s'étendre aux
frontières les plus reculées du nouvel espace. Le principe de l'égalité du droit
de chaque unité résidentielle, sur la base duquel la diretoria avait été
formée,45 devint alors un principe organisationnel fondamental.
La réorganisation des espaces de travail à Juá constitua un moment
décisif dans l'avènement de ce nouveau cadre politique, non seulement parce
que l'opération fut une application directe du principe "communautaire" mais
aussi parce qu'elle en porta la marque physique.
Avant le conflit, une quinzaine de familles vivaient à Juá, mais elles
vendirent ensuite leur droit à Bonfim et se dispersèrent entre São Paulo et
l'autre rive du São Francisco. Une clôture de barbelé vint ensuite couper la
fazenda en deux, empêchant l'accès à une large bande de terre sur les bords
du fleuve, autrefois très cultivée. A partir de 1996 et sous le contrôle de
l'association Quilombola, cet espace particulièrement fertile fut peu à peu
réinvesti. Dans un premier temps, il fallait isoler une bande d'une quarantaine
d'hectares, afin que les troupeaux de la fazenda encore présents et animaux
divers ne puissent y pénétrer. Une grande réunion fut organisée par la
diretoria, à l'issue de laquelle il fut décidé qu'une clôture collective serait

43. Comme Honório l'expliquera par la suite, la situation s'est déjà produite plusieurs fois
dans le passé. Seulement, ceux qui fuyaient ne revenaient pas. Il juge avec extrêmement
de sévérité l'inconséquence du couple, qui n'a pas su assumer les conséquences de son
choix : "Maintenant, il n'y a plus de respect", conclut-il.
44. Après la réunion, intrigué, j'ai quand même voulu savoir pourquoi la femme était
partie, puisque les raisons de son comportement n'avaient pas été évoquées : "Ah! Mais ça
c'est parce qu'il était très violent ! Il la battait tout le temps !", me répondit Petronilho sur
le ton de l'évidence.
45. Rappelons qu'elle regroupait statutairement des représentants des quatre localités :
Brasileira, les bords du fleuve, Enchu et Capão do Cedro.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 349

construite, par petites équipes. En dépit d'innombrables difficultés46, la chose


fut finalement faite, sans aucun doute une victoire pour l'association :
"Maintenant les choses s'améliorent". Le principe était que les familles de
Rio das Rãs avaient toutes droit à une terre à Juá, afin qu'elles disposent
d'une zone de travail pendant les périodes de sécheresses. Les terres clôturées
furent donc divisées en deux lots égaux, un pour les habitants de Brasileira,
et un autre pour ceux des bords du fleuve47, lesquels furent ensuite subdivisés
en lots individuels. Par la suite, la CODEVASF résolut que l'endroit était
idéal pour installer le nouveau système d'irrigation, prévu pour huit
hectares. L'espace ne manquait pas. La large portion de terre encore
inoccupée fut alors divisée, cette fois en quatre parts (Enchu et Capão do
Cedro n'ayant pas voulu être en reste) proportionnelles à la taille des
populations respectives : trois hectares pour Brasileira, trois autres pour les
bords du fleuve et un hectare pour Enchu et Capão do Cedro. Les terres
irriguées seraient travaillées collectivement.
L'opération était d'envergure, et sa réalisation fut un test important pour
l'association Quilombola. Non seulement on reprenait possession des espaces
dont Bonfim s'était accaparé, concrétisant ainsi la "victoire", mais ce "retour"
marquait aussi la réalisation de l'unité territoriale du quilombo : a Juá, la
"communauté" avait pris ses marques. D'un point de vue plus objectif, si l'on
reprend la définition proposée par J.-D. Reynaud ("Un groupe est capable
d'action collective dans la mesure où il accepte (il institue) une régulation
commune. Dans la mesure où il accepte une régulation commune, il constitue
une communauté")48, alors c'est bien à Juá qu'une certaine "communauté"
Rio das Rãs prit forme (comme nous le verrons par la suite, elle put aussi
prendre conscience de ses limites). Il nous reste encore à comprendre quel
était le sens de cette construction communautaire.

La rappropriation des "droits"

Reposant sur le principe de la "démocratie participative", la


décentralisation de l'intervention sociale, au Brésil comme ailleurs, a
rapidement montré ses limites tant dans la réalité de la "participation" que
dans l'efficacité des politiques sociales. A Rio das Rãs, les incitations
communautaristes des "entités" ou des pouvoirs locaux, en voulant favoriser
la "participation" et la préservation de la culture quilombola, auraient-elles

46. La principale était dans le travail collectif lui-même : l'inégalité des participations,
l'irrégularité du travail dans le temps et la qualité, les conflits d'individus, furent autant de
blocages qui faillirent bien souvent mettre un terme prématuré à l'entreprise.
47. Les habitants de Capão do Cedro et de Enchu, qui s'estimaient trop distants, avaient
fait savoir qu'ils ne voudraient pas de terres à Juá.
48. Reynaud (Jean-Daniel), Les règles du jeu : l'action collective et la régulation sociale,
Paris, Armand Colins, 1997, 348 p., (p. 83).
350 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

surtout permis le développement d'un népotisme local ? Doit-on voir dans


une démarche comme celle de Juá une tendance au centralisme et à
l'autoritarisme, de la part d'une élite à qui la victoire aurait conféré un
sentiment de droit absolu ?
Quel est le sens réel de son autorité ? Quelle est la "communauté" au
service de laquelle celle-ci s'est exercée ?
Un groupe peut-être hégémonique dans une "communauté", observe J.-D.
Reynaud, lorsque dans les conflits avec les autorités extérieures, il est le seul
à détenir les clés relationnelles permettant de faire progresser les intérêts de
la "communauté". "La coalition se fait autour de lui parce qu'il permet seul
de réussir une action collective. Elle se fait à ses conditions, parce qu'il
détient, seul, la recette de l'action efficace"49. De fait, à Rio das Rãs, la
position hégémonique de la diretoria était moins une prise de pouvoir
autoritaire de l'élite quilombola qu'une responsabilité de fait, liée à son rôle
pendant le conflit, et largement suscitée et imposée par la population. Nous
avons évoqué le sentiment de dépassement éprouvé par les anciens à l'égard
du quilombo, de même que l'incompréhension de la majorité de la
population. Ayant fait preuve de l'efficacité de son action, et étant la seule à
comprendre le sens véritable du droit qui avait été conquis, la diretoria fut
immédiatement mise en demeure de gérer la victoire, à savoir la restitution
des terres. Dans l'incertitude de la période de transition, tout le monde s'était
mis à "chercher son droit" avec anxiété : qu'est ce qui allait changer ? Etait-
on obligé de travailler collectivement ? Et ceux qui avaient déjà des titres de
propriété ? Que faire des barbelés laissés par le fazendeiro ? Est-il déjà
possible de retourner sur ses terres d'origine ? ¨Pouvait-on défricher de
nouvelles terres ? Les rumeurs circulaient en tout sens, et il fallait prendre
des décisions. Il est manifeste que, dans bien des cas, le volontarisme
"communautaire" de la diretoria s'est trouvé largement dépassé par une
demande massive de régulation sociale, et ses membres se sont vus projetés
dans un rôle que la plupart n'attendaient ni ne sollicitaient50. Le malaise
général, ressenti lors du jugement du couple illégitime, exprime tout à fait
cette réalité. Qui plus est, c'est bien la mère du "propriétaire de la femme" qui
avait demandé que la diretoria fût convoquée. Pour la plupart des habitants
de Rio das Rãs "qu'est-ce que les compagnons pensent de tout ça ?" devint
vite un réflexe.
Au-delà du nouveau discours communautaire des élites, et au-delà de
mesures apparemment novatrices comme à Juá, il convient alors de
s'interroger sur le sens réel de l'action de la diretoria. Quelle "communauté"
voulait-elle construire ?

49. Reynaud (Jean-Daniel), Les règles du jeu, op. cit., p. 88.


50. J'ai pu voir un membre de la diretoria fondre en larmes en disant qu'il ne voulait pas
toutes ces responsabilités, qu'il se sentait dépassé, qu'il ne souhaitait que la tranquillité et
retourner sur ses terres.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 351

Si l'on se place dans une perspective synchronique, on s'aperçoit que cette


dernière n'a fait bien souvent que restaurer et officialiser par la "nomination",
des droits et des pratiques qui avaient cours autrefois sous une forme plus
diffuse et informelle. Par exemple, organiser Juá de manière planifiée, ce
n'était pas développer un mode "alternatif" et "collectif" de travail comme
stipulé dans le statut, mais bien restaurer et officialiser une pratique tacite
déjà très ancienne51. La diretoria prit encore la décision d'interdire à un
dénommé Wilson, concubin d'une fille de Brasileira, mais sans lien de
parenté avec Rio das Rãs, de s'installer et construire une maison. Il en fut de
même pour un vieux couple de crentes venus d'un autre État52. Il ne faut pas
voir dans ces décisions la marque d'un soudain autoritarisme
communautaire53, mais bien la restauration du droit historique de contrôle
exercé par le préposé et la population, et du principe formel de son
attribution, à savoir la parenté (cf. chap. V). C'est aussi le "retour" du droit de
défricher de nouveaux champs, que restaura et consacra la diretoria, en
"donnant le droit" de s'installer à Juá ou ailleurs. C'est encore le droit de libre
circulation et de migration interne qui se vit rétablir par l'autorisation
explicite de détruire telle ou telle clôture de barbelé.
La logique de formalisation qui accompagna la restauration des droits doit
être replacée dans le contexte de l'avènement du quilombo. La propriété de
fait qui avait été celle des habitants de Rio das Rãs, pendant un siècle et
demi, allait devenir une propriété de plein droit. Avant, "on faisait comme si
on était les propriétaires" (cf. chap. V), désormais, on serait vraiment les
propriétaires. A partir de 1996, on comprend alors que l'association joua un
rôle déterminant dans cette officialisation du rapport à la terre. "Donner des
droits", ce n'était pas seulement reprendre possession de l'espace, mais c'était
aussi transformer la fazenda en "communauté". S'assurer un monopole de la
"nomination légitime" des droits découlant de la propriété, c'était surtout
établir sa souveraineté sur cette même propriété, non pas sur, mais pour la
population y résidant, par distinction avec le passé, et face au monde
extérieur.

51. Dans le passé, Juá a toujours été une zone libre dans laquelle tout le monde pouvait
travailler : pendant les sécheresses, les populations de l'autre rive venaient s'y réfugier et y
travailler. Comme l'explicite joliment Chico de Souza : "Sur les berges du São Francisco,
on ne meurt ni de faim ni de soif. Elles n'ont pas de propriétaire. Elles ne sont pas faites
pour les riches, mais pour les pauvres".
52. Par solidarité religieuse, une famille crente des bords du fleuve a permis au couple
d'installer un campement dans la cour de sa maison. En 1997, cela faisait plus de trois ans
qu'il campait ainsi sous un amoncellement de branchages recouvert d'une bâche en
plastique. La diretoria n'avait pas cédé.
53. De la part des "entités", il y eut pourtant de nombreuses pressions en faveur d'un
certain "intégrisme" quilombola : dans le quilombo ne devaient vivre que des "rémanents
de quilombo". La chasse aux intrus, initialisée par les anthropologues de Brasília,
témoigne encore de cette démarche de purification des racines quilombolas. Nous avons
pourtant vu que Rio das Rãs a toujours été une terre de migration (cf. chap. V).
352 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

"Non, monsieur, la communauté c'était juste quelques hameaux de-ci


de-là ("era so umas povoações ai de gente"), mais avec cette histoire
("este negócio") de communauté qu'il y a maintenant, on prend de plus
en plus possession ("a gente esta ficando cada vez mais apossado").
C'est maintenant, avant il n'y avait pas ça" (Chico de Souza).

Si l'autorité de la diretoria répondit à un besoin pratique dans la gestion


de la transition, elle répondit donc également à un besoin de sens. Son travail
de construction de la "communauté" dépositaire du droit, permit aussi bien la
restauration pratique de ce droit que sa transformation symbolique : avec la
communauté, "on prend de plus en plus possession". Nous avons vu que la
"communauté" s'était d'abord imposée auprès de l'élite, pour le sens qu'elle
apportait à la mobilisation collective des quilombolas. Elle devint, par la
suite, le vecteur symbolique par lequel l'idée de droit put progressivement
générer l'idée de "propriété"54.

Il est temps de revenir aux interrogations qui avaient introduit cette


analyse : faut-il voir dans le volontarisme politique de la diretoria
l'avènement d'une nouvelle forme d'autoritarisme à Rio das Rãs ? Plusieurs
éléments de réponse viennent d'être apportés : l'autorité de la diretoria résulta
moins d'une prise de pouvoir que d'une demande d'intervention. Cette
autorité s'exerça moins dans la construction d'une "forme alternative
d'organisation politique et sociale", comme la CPT l'avait souhaité, que dans
la restauration d'un certain rapport à la terre, qu'il importait de couvrir du
droit de la propriété. Il ne s'agissait pas de confisquer les droits, mais bien de
les restituer, investis de leur nouvelle force légale et symbolique.
Lorsque j'ai quitté le Brésil en mai 1996, il est vrai que la dérive
autoritaire de l'association était une réelle source d'inquiétude, tant le
centralisme était marqué au cours de cette première période de transition.
Lors du retour sur place, en janvier 1997, certaines évolutions témoignaient
pourtant d'une progressive ouverture et fluidification de l'espace décisionnel
de Rio das Rãs. Des candidatures malheureuses au poste de conseiller
municipal (vereador), lors des élections municipales, avaient tempéré
certaines ambitions personnelles55. L'association connaissait un évident

54. Nous insistons sur le caractère progressif de cette transformation, tant il est vrai que le
retour des droits s'est accompagné du retour de leur mode de légitimation. Il y a un
atavisme évident, de la part de la majorité de la population, à faire de Romualdo le
nouveau "chef" responsable de la "communauté", comme il y avait dans le passé un
préposé chargé de la fazenda. Comme l'explique ce dernier avec un réalisme certain : "Il
va falloir qu'on travaille comme si on était dans une salle de classe, un mois, deux mois,
pour qu'ils comprennent ce qu'on veut vraiment". Quant à la diretoria, elle a, elle aussi,
gardé le réflexe d'une légitimation extérieure : ainsi, quand le couple illégitime fut "jugé",
c'est en invoquant le statut de l'association qui "donnait le droit de faire ça" que la
décision fut prise de l'éloigner des bords du fleuve.
55. Il sera davantage question de ces candidatures par la suite.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 353

processus de maturation, comme en avait parfaitement conscience


Romualdo, qui l'appelait d'ailleurs de ses vœux :

"Il va falloir modifier le statut. On a aussi eu l'idée de créer diverses


formes de secrétariat pour que les responsabilités soient divisées en un
maximum de postes et en un maximum de personnes. Il existe mille
solutions. Il faut qu'on garde à l'esprit que la communauté commence
seulement maintenant, il faut faire très attention, avoir du courage, du
calme. On sait très bien qu'il faut donner plus de pouvoir aux
personnes plus âgées, parce qu'elles avaient du pouvoir avant. Il faut
que les droits commencent à revenir. Je sais que chaque personne doit
avoir son respect, de la manière qu'il le perçoit (Eu sei que cada
pessoa tem que ter o seu respeito, da forma que ele enxerga)"
(Romualdo).

En janvier 1997, l'association était nettement moins active. Les groupes


familiaux retrouvaient une certaine indépendance, tandis que la naissance
d'une multitude de projets individuels témoignait que pour certains, les temps
avaient changé. Pour leur part, ceux qui avaient "l'amour des champs" s'en
retournaient sur leurs terres, "seuls avec Dieu". Comme l'avait dit Romualdo,
les droits peu à peu revenaient, d'autres s'affirmaient. Comme nous allons
maintenant le voir, l'association prit du recul par rapport aux influences
qu'elle avait subies, et la population prit du recul par rapport à l'influence de
l'association. La "communauté" s'était affirmée symboliquement. Pour
certains, elle restait un projet. Pour d'autres, se substituant à la "fazenda", elle
se contenta de marquer la frontière d'un nouvel espace.
La mobilisation communautaire, suscitée par l'élite dans la période de
transition qu'inaugura l'annonce de la victoire, se laisse donc d'abord
appréhender comme la construction de nouvelles frontières symboliques pour
le nouvel espace physique que consacrait la légalisation des terres. Des
actions génératrices, comme celle de Juá, visaient surtout à s'approprier le
"territoire", non plus en tant que fazenda, mais en tant que "communauté",
c’est-à-dire en tant que souveraineté s'exerçant sur l'ensemble du "territoire",
dans toute son étendue, et en tant que nouvelle force génératrice et
légitimante des droits perdus et aujourd'hui retrouvés. En d'autres termes, ce
n'est pas en tant qu'acteur collectif qu'émergea la "communauté", mais en
tant que conscience d'une unité par l'espace et par le droit, d'une unité par la
propriété.
Le rejet du communautarisme, et, dans une certaine mesure, du quilombo,
qui ne manquera pas de se manifester dés 1996, confirme cette analyse.
354 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

3 - Le bilan des influences

C'est au nom de la "communauté" que les droits et les anciens territoires


furent restaurés, c'est aussi en son nom que la population de Rio das Rãs
établit progressivement sa souveraineté de propriétaire. Cela signifie-t-il que
la "communauté" fut investie d'une réalité sociale génératrice de pratiques
collectives "communautaires", ainsi que les "entités" cherchaient à le
promouvoir ? Quel fut l'impact de la création juridique de la "communauté
rémanente" sur la réalité qu'elle "reconnaissait" ? La relative convergence,
entre les représentations urbaines du quilombo et le sens de la mobilisation
quilombola des élites, s'est-elle prolongée par une convergence des pratiques
de réalisation du quilombo ?56

"Il n'y aura plus de travail collectif"

Une des tendances les plus marquées en 1997 était le rejet du


communautarisme en tant que pratique sociale. Les terres collectives de Juá,
censées à l'origine regrouper l'ensemble des familles de la "communauté"
n'étaient déjà plus travaillées que par une poignée d'hommes : sept de
Brasileira, une dizaine des bords du fleuve, ceux de Enchu et Capão do
Cedro ne venant que par intermittence. Dans sa majorité, la population avait
préféré se consacrer à ses propres terres enfin libérées de toute menace de
spoliation. S'il restait du temps après la récolte, on viendrait peut-être
"donner un coup de main" ("dar uma força"). Le travail collectif du bourbier
instauré par la CPT, malgré les incitations répétées de ses représentants, fut
abandonné. Il y eut une réunion marquante, au cours de laquelle un véritable
divorce fut prononcé : la plupart des membres de la diretoria dirent
explicitement qu'ils ne voulaient plus de mutirão, parce que ça ne marchait
pas et que tout le monde détestait ça57. L'un d'entre eux ira même jusqu'à
estimer que le travail collectif, "c'était de la faute de Bonfim, il nous a
obligés à nous regrouper, mais maintenant, tout ça c'est fini" (Teodoro). Un

56. Il faut souligner le caractère "anticipé" de l'analyse qui va suivre. Ma dernière période
d'enquête à Rio das Rãs remonte à mai 1997, et le titre de propriété n'avait pas encore été
émis. Nous aborderons donc cette période "post-quilombola" en nous en tenant aux faits
dernièrement observés et en nous gardant de toute spéculation.
57. Les séances de travail à Juá donnaient lieu à d'interminables querelles : il y avait ceux
qui travaillaient, et les autres : l'un proposait de s'occuper de la cuisson du haricot pour la
pause de midi (cuisson dont il est notable qu'elle est interminable), l'autre allait chercher
de l'eau au fleuve, qui, de toute évidence, était beaucoup plus loin qu'il n'y paraissait. L'un
et l'autre ne manquaient ensuite pas de s'en prendre à ceux qui ne venaient jamais (j'avais,
pour ma part, le prétexte du carnet de notes à remplir…).
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 355

autre dit encore : "La sœur Miriam peut dire ce qu'elle veut, il n'y aura plus
de travail collectif".
Les "jardins communautaires" crées par la CPT connurent le même sort :
sur les trois qui avaient été prévus en 1996, un an plus tard, un seul avait vu
le jour, au grand désespoir de celles qui avaient été désignées comme
responsables :

"Ces femmes sont désespérantes ! "Je dois laver le linge", "je dois
chercher de l'eau", "mon fils est malade", "je vais chercher du bois".
Tu vois, cette année, j'ai dû payer trois jours de travail. Quinze reais.
J'étais malade et pas une n'est venue. J'allais quand même pas laisser le
jardin à l'abandon !" (Ivete, qui dut donc payer la main d'œuvre d'un
jardin supposé communautaire…).

Puis, conclut-elle, "dans mon jardin, il y a la force de Dieu, et moi".


Quand viendra le temps de la cueillette, elle ira tout vendre au marché de
Lapa. Le "jardin communautaire" avait été privatisé. Une autre responsable
finit par abandonner l'idée d'un jardin commun, faute de participantes, mais
se fit fort, avec l'eau du puits, d'en aménager un pour elle et sa famille : le
résultat fut superbe. D'autres femmes suivirent rapidement son exemple.
L'idée du jardin était bonne, reconnut-on finalement, c'était le côté
"communautaire" qui ne fonctionnait pas.

L'inertie des groupes sociaux

Après la période d'ouverture sociale et politique qui suivit l'annonce de la


victoire, l'association Quilombola se referma à nouveau sur elle-même. Son
autorité, certes encore réelle, diminua à mesure que disparurent les occasions
de l'exercer. Le travail des champs avait repris, les inquiétudes avaient, pour
la plupart, été dissipées. La construction de la "communauté" n'était plus
vraiment un objectif politique : les terres et les droits avaient été restaurés.
Quand le titre de propriété arriverait, pensait-on alors, sans doute faudrait-il
définir un mode d'administration, expliquer les conditions spécifiques de son
attribution, mettre en place une structure, partager les responsabilités. Le
principal problème, pour la diretoria, restait la question des titres individuels
donnés par Bonfim aux contras : il "faudra" qu'il y ait la "communauté", et
pour régler la question, on s'attendait à "aller en justice". Entre-temps, il est
notable que certaines ressources communautaires attribuées par la
municipalité et les "entités" furent, effectivement, réparties de manière
collective, mais à l'intérieur de l'association Quilombola : la totalité des
participants au travail collectif des terres irriguées de Juá en étaient des
membres actifs. "On appelle les autres, mais ils ne viennent pas", dit
356 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Petronilho en explication et en toute bonne foi. En 1997, L'association


tendait-elle à redevenir un groupe social exclusif ?
De la même manière, le départ de Bonfim ne modifia en rien les logiques
de groupe qui avaient vu le jour pendant le conflit (cf. chap. VIII) : les
femmes crentes refusèrent immédiatement de participer au projet de "jardin
communautaire" de la CPT, les contras exclurent toute implication à Juá,
tout comme la Vila Martins, qui fit de son côté une si bonne récolte que
l'idée de retourner au Bom Retiro fut remise en cause. Les crentes gagnèrent
encore quelques fidèles, les contras perdirent quelques "compagnons". Des
indécis demandèrent leur carte de l'association Quilombola. Si, aux yeux de
ces "convertis", il ne faisait plus de doute que le quilombo était positif pour
l'endroit, il s'agissait plus de marquer son appartenance - et son droit - que de
s'impliquer davantage dans l'organisation de la "communauté".
Pour l'essentiel, donc, les affiliations qui avaient émergées des ruines
sociales laissées par le conflit témoignèrent de leur pérennité et, partant, de
leur efficace dans la réorganisation des sociabilités. En 1997, il était
manifeste que la victoire du quilombo n'avait en aucun cas provoqué une
redéfinition générale des appartenances, affinités et cercles de sociabilité, pas
plus qu'elle n'avait suscité l'émergence d'un acteur collectif.

"Le gouvernement n'est pas le fazendeiro" : la révolte des contras

Une attention spéciale doit être accordée à l'opposition des contras qui,
loin de se réduire (en dépit du "retour" de quelques-uns d'entre eux),
redoubla d'intensité à partir de 1996. C'est qu'il ne s'agit plus de s'élever
contre le quilombo en tant que menace ou projet, mais contre ce que l'on
percevait comme ses conséquences, à savoir l'autorité des quilombolas, d'une
part, et la politique qu'ils conduisaient, d'autre part. Les propos qui suivent
sont suffisamment explicites pour que l'analyse s'y restreigne.

"Suppose qu'untel ait un problème avec le porc d'un autre. Tu trouves


qu'une association doit prendre en charge ces problèmes ? Selon mon
point de vue, si mon animal cause un préjudice à mon voisin, s'il est
mon ami, je crois alors qu'il doit venir me voir pour régler le
problème : "asseyons nous et discutons tous les deux". Je trouve que
ce n'est pas un cas à rapporter à une réunion de quilombo, à deux, ça
suffit pour le résoudre. On a toujours vécu les uns avec les autres. Eux,
ils disent "directeur (il voulait sans doute dire diretoria) du quilombo !
Il faut appeler ceux de Rio das Rãs ! Ceux de Enchu", tout ça pour
discuter d'une même chose. Je trouve ça ridicule. Je trouve vraiment ça
ridicule" (Luiz, "contra", cf. chap. VIII).
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 357

"Ce que je trouve injuste, c'est le problème d'imposition à l'intérieur de


la communauté avec nous autres (les contras). Ils (les "quilombolas")
ne respectent pas le droit des autres, ils veulent nous imposer de perdre
nos droits. Ils trouvent que ceux qui ont des titres doivent abandonner
leur droit et entrer avec eux dans cette histoire. Ils devraient dire : "on
va respecter que vous fassiez partie de la communauté - parce qu'ils
doivent le respecter - et allons de l'avant". Mais ici, à l'intérieur de la
communauté, ils séparent les gens. Ils imposent. Ils disent que notre
association ne vaut pas" (Waldemar, président de l'association des
contras à partir de 1997).

"Le gouvernement vient mettre la pagaille ("fazer bagunça") avec


cette histoire de titre collectif. J'estime que le gouvernement ne peut
pas faire ça. Comment peut-on légaliser une terre (celle de Waldemar)
qui a déjà un titre de propriété ! Il doit d'abord savoir si on accepte
d'être expropriés. Je crois que le droit, c'est discuter avec nous, savoir
si on veut un titre collectif. On ne peut pas exproprier ainsi. Le
gouvernement n'est pas le fazendeiro. Il me prend mon droit. Moi je ne
veux pas me retrouver au milieu de cette masse de gens ("bolão de
gente"), je veux rester moi tout seul. Ici, ce qu'il y a, c'est du manque
de respect" (Waldemar).

Les contras accumulèrent les oppositions. Waldemar devint


particulièrement vindicatif lorsque la diretoria tenta de lui interdire de
pêcher, interdiction qu'il mit sur le compte de la jalousie de ceux qui, estima-
t-il, étaient trop paresseux pour aller à la pêche : "c'est que moi je pêchais et
eux pas. Ils attendaient que les eaux montent et éloignent le poisson. Alors,
comme ils disaient qu'ici, tout le monde était propriétaire, et qu'il n'y avait
que moi qui pêchais… la confusion s'est terminée, parce que le poisson est
parti"58.
Un autre conflit vit cette fois la victoire des contras : lorsque le puits fut
construit, compte tenu de la grande distance des maisons qui séparait les
deux extrémités de Brasileira, il fut question de construire des canalisations
pour multiplier les points d'eau. La CPT, suivie en cela par l'association,
suggéra que ne soient aménagées que des fontaines collectives à chaque
groupement d'habitations. Les contras dirent que c'était ridicule, qu'en faisant
le travail soi-même, avec les crédits accordés par la CODEVASF, il était
possible d'équiper toutes les maisons individuellement. Comme Waldemar,
tout de même, était à l'origine du puits, l'association accepta qu'il se charge
de la canalisation d'une moitié de Brasileira. Le pari fut réussi. C'est ainsi que

58. Waldemar était en fait davantage victime des restrictions de l'IBAMA que des
quilombolas : ses filets n'étaient pas conforme dans la zone spécifique de Rio das Rãs, et
il ne pouvait plus vendre le produit de sa pêche à titre personnel…
358 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

des maisons eurent l'eau courante, et les autres pas, au désavantage manifeste
de leurs occupants. Quant à Waldemar, il se construisit une salle de bain. La
première de Rio das Rãs.
A partir de 1996, le transfert de l'autorité du fazendeiro à celle de la
"communauté" provoqua donc une inversion du sens de l'action des uns et
des autres : les quilombolas avaient le pouvoir, les contras, eux, assumaient
une posture de résistance. Seulement, l'opposition qui se manifestait n'était
plus simplement liée au statut de la terre ou à son mode d'occupation, mais à
la volonté dont avait fait montre la diretoria de voir disparaître l'Association
des contras. Pour certains, dont Waldemar, au contraire, cette association
pouvait et devait se maintenir, elle ne portait aucun préjudice à la
"communauté", et pour preuve, le puits était une de ses conquêtes, d'autres
projets étaient en cours, etc. Le "retour" dans le quilombo n'était pas
envisageable. Il faut dire qu'avec le départ de Bonfim, l'association avait
gagné en indépendance ("l'association n'a rien à voir avec le fazendeiro", n'a
de cesse de répéter son équipe dirigeante), et s'était pérennisée sous la forme
d'un groupe d'intérêts. Sitôt établie l'autorité des quilombolas, elle émergea
comme un contre-pouvoir. La gestion des terres de la "communauté" se ferait
donc sous le signe d'une certaine pluralité.

"On n'en veut pas, de la colonisation du quilombo" :


la distance des quilombolas

Les contras ne furent pas seuls à faire preuve de résistance contre les
multiples influences s'exerçant pendant le processus de transition. Le rejet du
travail communautaire par la diretoria s'inscrivait dans une attitude critique
plus générale, qui s'était peu à peu forgée au contact des différents
partenaires, et que nous résumerons ici sous la forme d'un triple refus. Refus
du "quilombismo" comme logique de fermeture identitaire, refus du
quilombo lorsque ceux qui veulent le construire nuisent aux intérêts locaux et
refus de l'allégeance clientéliste comme rapport au politique.
En 1995, à l'occasion de la Première Rencontre des Communautés noires
rurales organisée à Brasília par le MNU (cf. chap. II), un certain nombre
d'oppositions s'étaient déjà manifestées à l'égard des revendications que les
militants se proposaient de porter au président Cardoso le jour anniversaire
de la mort de Zumbi. Au cours du séminaire, des tables rondes s'étaient
formées autour d'un certain nombre de problèmes concrets comme
l'éducation, la santé, le crédit, dont l'objectif était de réfléchir à ce qui
pourrait être une spécificité quilombola dans leur traitement. Les militants
avaient suggéré la revendication d'un crédit bancaire quilombola, d'une prise
en compte des savoirs médicaux traditionnels et, notamment, une éducation
adaptée à la spécificité historique et culturelle des "communautés
rémanentes". Les représentants de ces communautés (dont Rio das Rãs)
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 359

s'étaient vigoureusement opposés à cette dernière proposition : "L'histoire de


mes ancêtres, je la connais déjà", dit l'un d'eux. En revanche, expliqua-t-il,
nos jeunes partent à São Paulo sans rien savoir de la vie citadine, et leur
ignorance les expose à tous les dangers, "c'est ce genre d'éducation dont nous
avons besoin", conclut-il. À la logique militante de fermeture des
"communautés" autour de leurs "spécificités", les représentants de ces
dernières avaient opposé une logique d'ouverture aux réalités extérieures, sur
la base de leurs nécessités.
Cette critique donna lieu, à Rio das Rãs, à des mesures très pratiques. À
partir de 1997, l'association Quilombola organisa, pour les jeunes, des cours
d'adaptation à la vie citadine qui ne manquèrent pas d'être assidûment suivis.
Il était question de carte de travail, de plan de métro, de recherche d'emploi,
de sécurité, de drogue.
En affirmant sa volonté d'ouverture, lors du séminaire et dans son effort
pratique d'insertion dans les réseaux externes, Rio das Rãs avait clairement
refusé d'être le sanctuaire du "quilombismo" des militants (cf. chap. II).
Lorsqu'en 1995, le groupe afro Ilê Aiyê avait imprimé le nom de Rio das Rãs
sur son tissu carnavalesque, les membres de la diretoria n'avaient pas du tout
apprécié cette utilisation de leur image, d'autant plus qu'ils n’en furent
informés (par moi-même) que six mois après le carnaval : on ne leur avait
pas demandé leur avis !59
L'ingérence des anthropologues mandatés par la Fondation Palmares, dans
le règlement interne du conflit, fut également l'objet de nombreuses critiques.
Le travail de démarcation des terres se fit sur la base d'informations inexactes
qui causa par la suite de sérieuses difficultés juridiques aux membres de la
diretoria. Alors que les terres n'avaient pas encore été légalisées, l'équipe
d'anthropologues avait affirmé à l'époque que Carlos Bonfim n'avait plus
aucun droit sur la fazenda et que, par conséquent, il était possible de circuler
sur les terres clôturées, quitte à couper les barbelés.

"C'est ce que la femme (l'anthropologue responsable de l'expédition) a


voulu… et nous on a dû en répondre à la justice. Ils ont fait ça avec un
état d'esprit… nous on était à Brasília (la diretoria)… ils ont fait un
travail infiltré sous prétexte que l'homme (le fazendeiro) était parti et
la femme a voulu à tout prix donner tout le quilombo et circuler sur
tout le quilombo. Ils ont enlevé les barbelés. Cette femme nous a causé
beaucoup de torts"60.

L'incident fut sérieux, puisque fort du droit que, n'ayant pas encore été
indemnisé, il restait le bénéficiaire des infrastructures, Bonfim dénonça la

59. Alors que j'ai pu voir des responsables du même groupe expulser des cinéastes
amateurs suisses du Forte de São Antonio, lieu des "essais" ("ensaios" : répétitions pour le
carnaval), qui avaient refusé de s'acquitter d'un droit d'image…
60. L'auteur de ces propos a tenu à garder la confidentialité.
360 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

diretoria à la justice. Plus sérieux encore furent les incidents provoqués par
l'annonce, que firent ces mêmes anthropologues, que les "intrus" seraient
expulsés : elle provoqua la rupture de négociations déjà bien avancées entre
contras et quilombolas. Le résultat désastreux de ces ingérences eut au moins
le mérite de provoquer une prise de conscience parmi les membres de la
diretoria : comme le résuma fort abruptement l'un d'entre eux après le
passage des anthropologues : "On n'en veut pas, de la colonisation du
quilombo".
Le résultat de cette prise de conscience fut bientôt perceptible : l'usage du
terme quilombo connut un rapide déclin en 1997. Il faut aussi préciser que le
titre de propriété tant attendu ne parvenait toujours pas, et les quilombolas
commençaient à douter des compétences de la Fondation Palmares. D'autant
plus que sa présidente, qui avait annoncé une visite dont on attendait
beaucoup, fit finalement savoir qu'elle ne viendrait pas ("elle serait venue les
mains vides", résuma laconiquement un membre de l'Association).

"Quilombo… maintenant, si quelqu'un s'énervait ("se alguém fosse a


reclamar") contre ce mot, je le comprendrais bien… je ne sais pas. On
reste sans explication. Je ne comprends plus ce mot… et d'ailleurs je
ne le dis plus. Avant si, avant avec les autres de l'association, on disait
"quilombo", c'était une chose commune. Puis c'est retombé ("depois
caiu")" (Romualdo).

Gageons que la légalisation des terres quelque temps plus tard aura
provoqué un regain d'ardeur quilombola, mais le fait que "ça ait retombé"
témoigne d'une indiscutable capacité et volonté de recul par rapport au
quilombo et à ceux qui s'en étaient fait les "découvreurs". Rétrospectivement,
on n'en mesure que mieux le caractère éminemment situationnel de son
acceptation antérieure : signifiant dans un ensemble contextuel très
déterminé, il est loin d'être évident que la référence au quilombo devienne
pérenne après la transition vers la normalité. "Quand il y aura le quilombo"…
qu'adviendra-t-il du quilombo ?
Enfin, il est une troisième influence à l'égard de laquelle les quilombolas
de Rio das Rãs firent montre d'un notable détachement : la politique locale.
Forte de son importance démographique dans l'un des municipes les moins
peuplés de la région Nordeste, la population de Rio das Rãs devint l'objet de
toutes les convoitises à l'approche des élections municipales de 1997. C'est
ainsi qu'un notable d'une grande famille des environs fit de régulières
promenades du côté de Rio das Rãs, au cours desquelles il ne manqua jamais
de s'approvisionner en poissons auprès de Romualdo : "On s'est liés
d'amitié", dit ce dernier. Jusqu'au jour où la nature de cette "amitié" apparut
dans toute sa trivialité : "Aidez-moi a être élu maire de Lapa et je vous donne
l'électricité". Le personnage fut éconduit : "Qu'il installe d'abord l'électricité,
et on verra ensuite s'il mérite nos votes" (Romualdo).
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 361

A Bom Jesus da Lapa, dans le bureau de la secrétaire de l'Education se


déroula une autre scène tout à fait significative. Cette dernière avait
convoqué des membres de la diretoria afin de leur dévoiler son projet
d'association de l'école. Il fallait un président, élu par l'ensemble des parents
d'élèves : "Romualdo, je veux que ce soit toi le président, à moins que tu
n'aies des projets politiques. Je ne veux pas que cette association te serve à
faire de la politique"61. Romualdo répondit qu'il n'avait rien de prévu pour
l'instant, mais qu'il était toutefois fort possible qu'il ne soit pas choisi comme
président. La secrétaire répondit : "Je vais venir avec toi, on réunira les
parents d'élèves, je leur parlerai de l'association. Je leur dirai : "Je propose
Romualdo comme président ! Tout le monde est d'accord ? Tu seras élu". Au
moment où le petit groupe allait quitter la salle, elle ajouta "Revenez me
voir : cette semaine, il faut qu'on parle des élections". Elle aussi était
candidate au poste de maire. Elle ne reçut pas le soutien des quilombolas.
C'est qu'en réalité, il y avait un candidat local pour le poste de conseiller
municipal, Romualdo, désigné non sans difficulté par les membres de
l'association, et qui avait reçu l'investiture (par la médiation de la CPT) du
Parti des Travailleurs (PT) en tant que représentant de la "communauté
rémanente" Rio das Rãs. Il ne fut pas élu ; la déroute régionale du PT,
jouissant à Lapa d'une réputation exécrable, participa largement à cette
défaite. Le refus des contras de lui apporter leur soutien y contribua aussi.
Toutefois cette première candidature, qui avait permis au nom de Rio das
Rãs d'être placardé dans tout le municipe, témoigne que le temps des
allégeances politiques réalisées dans l'ombre et la duperie était terminé. Parce
que son élite n'accepta de médiation politique qu'à la condition de présenter
son candidat, Rio das Rãs acquit cette année-là une indéniable visibilité
politique régionale.
Plusieurs mois après les élections, un véhicule tout-terrain s'arrêta devant
la maison de Romualdo à la nuit tombée. Des représentants de la CPT et du
PT local en descendirent et entamèrent une conversation avec le petit groupe
d'hommes et de femmes réunis pour la veillée. Il était question de la doctrine
de "conscientisation", de l'histoire des Communautés Ecclésiastiques de
Base, de la gauche brésilienne, des mobilisations populaires. Finalement, le
but de la visite fut révélé : il faut que toute le quilombo adhère au Parti des
Travailleurs de Bom Jesus da Lapa, c'est dans son intérêt… une liste
circulera avec les noms, il n'y aura qu'à signer.
Les quilombolas refusèrent sans équivoque. "Après tout ce qu'on a fait
pour vous !" s'exclamèrent les visiteurs, extrêmement mécontents. En 1997,
Rio das Rãs était en train d'acquérir un réflexe d'indépendance politique.
Le refus du communautarisme, l'inertie des groupes sociaux internes, la
pérennisation de l'opposition des "contras" et la prise d'indépendance des

61. J'ai été témoin de cette réunion, mais le contexte, à l'évidence, ne se prêtait pas à un
enregistrement. Les dialogues sont ici reconstitués aussi fidèlement que possible à partir
de notes prises à cette occasion.
362 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

quilombolas sont autant de logiques sociales dont l'hétérogénéité signale, à


l'évidence, l'inexistence d'une "communauté quilombola", au sens où ont pu
l'entendre ceux qui ont tenté de façonner la réalité de Rio das Rãs au moule
d'idéaux qui n'étaient pas ceux de la majorité des intéressés. Les "entités" et
groupes politiques l'ont appris à leurs dépends, qui se sont trouvés tôt ou tard,
à leur tour, confrontés à des réalités qui n'étaient pas les leurs. La population
de Rio das Rãs a trop souffert des barbelés coupant les chemins qu'elle
traversait autrefois pour accepter aujourd'hui tout autre mode de
rappropriation de son espace - physique et social - qui ne soit celui de sa libre
volonté. Car la reconquête de la "vie à volonté", tel était bien l'enjeu du
conflit.
Finalement, comme annoncé par Romualdo, il fallut de longues semaines
pour que la population prenne vraiment la mesure de ce qu'impliquait ce
"titre collectif" qui allait arriver, que ce n'était pas seulement un possible
retour de l'âge d'or, mais aussi la conquête d'une nouvelle liberté : la
propriété, ce pouvait être l'âge d'or sans le fazendeiro. Certains retrouvèrent
le chemin de leurs terres d'autrefois, d'autres investirent de nouveaux
espaces, portés par de nouveaux projets de culture ou de commerce. Des
maisons furent reconstruites de l'autre côté des lignes de barbelés désormais
abattues, des groupes familiaux se reconstituèrent sur les bords du fleuve,
fuyant la promiscuité qu'ils n'avaient jamais acceptée, tandis que certains
riverains firent le projet de construire une seconde maison à Brasileira, dans
la caatinga, pour pouvoir vivre de manière plus sereine pendant les crues du
fleuve. Cette seconde demeure serait plus grande, plus confortable, on
n'aurait plus peur que le São Francisco l'emporte. Il y avait une autre raison :
c'est à Brasileira, plus facile d'accès, que se concentrent toutes les
infrastructures de confort, comme l'eau courante et, plus récemment,
l'électricité. "L'endroit s'améliore", et l'on voulait en profiter. Un couple de
jeunes mariés construisit une maison en retrait de Brasileira, au bord de la
route. Peut-être une nouvelle localité était-elle en train de naître.
Rendu à sa liberté, l'espace de Rio das Rãs semblait donc peu à peu être
réinvesti par ses "occupants" devenus propriétaires, tout en se transformant
au gré de nouvelles formes de sociabilité et de nouvelles logiques
individuelles et collectives nées de la modernité et du conflit. En d'autres
termes, les terres de Rio das Rãs étaient rendues aux usages sociaux de sa
population. Elles retrouveraient leur fonction de ressource s'adaptant comme
autrefois avec fluidité à la morphologie de logiques sociales hétérogènes,
éclatant en autant de micro-espaces qu'il y aurait de cadres de sociabilité, et
se rassemblant à leur intersection en une entité territoriale désormais
exclusive. Les terres de Rio das Rãs avaient été reconquises.
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 363

Epilogue : des réalités imperméables

Après sa visite à Rio das Rãs, le photographe est reparti avec des clichés
mettant en valeur l'africanité de la "communauté", en maintenant
soigneusement hors du champ la voiture d'occasion que venait d'acquérir le
président de l'un des centres spirites de Brasileira. Le militant afro-brésilien
n'a vu que des héros de la résistance noire, et le tissu carnavalesque de Ilê
Aiyê représente Rio das Rãs par un homme muni d'une lance (!), une femme
en habit traditionnel de baiana (robe blanche, fichu blanc) et une corbeille
contenant un ananas (très improbable en plein sertão et dans tous les cas
inexistant à Rio das Rãs…). Les étudiants et leur professeur venus par bus
d'une université de la région n'ont interrogé que Romualdo, président de
l'association Quilombola, et Jorginho, le professeur élevé à São Paulo.
Qu'écriront-ils sur Rio das Rãs ? L'écologiste a pu constater à quel point le
mode de vie quilombola protégeait l'écosystème et, dans le dossier de plus de
deux cents pages constitué par la CPT sur le conflit et distribué à ses divers
partenaires, pas une fois n'est mentionné le groupe d'opposants au quilombo
qui remet en cause "l'harmonie" communautaire. Dans le documentaire
réalisé à l'intention d'associations humanitaires européennes liées à l'Église,
les trois centres spirites qui animent la vie religieuse à Rio das Rãs n'ont pas
été mentionnés et, pour les besoins du film, la médium, chef de l'un de ces
centres, est devenue "accoucheuse"62.
Ainsi, de même que les représentations urbaines du quilombo n'ont pas
pénétré l'espace local de la "communauté", la réalité que leur opposait la
population de Rio das Rãs n'a eu aucune incidence sur son image externe de
"rémanente de quilombo". Chacun a trouvé à Rio das Rãs ni plus, ni moins
que ce qu'il était venu y chercher.

62. Le statut de l'association Quilombola rédigé par la CPT prévoyait de "Préserver et


respecter les manifestations religieuses, comme : jurema, caboclos, rois, divins et autres,
aussi bien que les nouvelles formes de foi et de religiosité" ; toutefois cette dernière
développa son action à Rio das Rãs dans la plus souveraine indifférence à l'égard des
pratiques religieuses spirites se réclamant pourtant du catholicisme. L'ironie a voulu que
les trois femmes désignées par la sœur Miriam comme responsables des "Pastorales de
l'Enfant" et "jardins communautaires", toutes aient été médiums des centres spirites.
Demandant à l'une d'entre elle pourquoi elle n'en faisait pas part aux religieuses avec qui
elle recevait toutes les semaines une "formation" sur les remèdes naturels, je reçus comme
réponse : "Non non, elles ne me demandent pas d'en parler. J'aimerais beaucoup le faire,
mais elles ne me le demandent pas. Elles ne connaissent pas ou elles n'aiment pas.
Pourtant les remèdes sont les mêmes. Les remèdes qu'ils nous enseignent, je les ai déjà en
tête, c'est des remèdes que je connais déjà, João. Il y en a même que je connais et qu'elles
n'ont pas, mais je ne dis rien à la Pastorale. La sœur Miriam doit bien savoir, ça fait
tellement longtemps qu'elle travaille ici. Je ne lui en ai jamais parlé. Je crois qu'elle sait
que je fais du travail spirituel. Maintenant, si un jour elle me donne le droit, si elle
demande, j'ai beaucoup de choses à lui dire sur le centre spirite" (Ivete).
364 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

C’est replacé dans le contexte du champ politique quilombola (cf. chap.


II) que se comprend cette "invisibilité" de la réalité locale aux yeux des
acteurs urbains, pour qui la question de la "rémanence" se posait à une
échelle nationale et mobilisait des enjeux qui n'étaient pas ceux des
populations quilombolas. Précisément, comme nous l'avons vu, cette
question s’est construite à partir de l’idée qu'il existait des "communautés
rémanentes" bien réelles. Cette idée de réalité a pris forme au moule d'un
imaginaire quilombola qui s'est "solidifié" sur des cas exemplaires comme
Rio das Rãs. Toutefois ces derniers n’étaient pas là pour fournir un socle de
vérités pratiques, mais pour construire la légitimité de l'objet et du champ
politique auquel il donnait forme. L’article 68 portait sur les "communautés
rémanentes de quilombo" et, face à une telle offre politique, il importait plus
que l’existence de ces "communautés" soit invoquée que documentée.
Dans cette perspective, aujourd'hui encore, la vraisemblance n’est pas une
préoccupation fondamentale, car chacun sait que la vérité politique des
"communautés rémanentes" est celle qui est construite et négociée au cas par
cas des demandes de légalisation, et non pas celle établie à la suite de
minutieuses observations anthropologiques. Les "communautés rémanentes"
sont alors représentées à partir d’éléments symboliques qui reflètent les
perspectives de chacun et constituent la base et les termes des oppositions
qu’elles structurent : la "communauté", l'africanité, le lien avec l’histoire,
l’absence de propriété privée, le groupe ethnique, etc. Les "vérités"
exprimées par les populations rurales au cours des visites et des rencontres
n’ont alors pas véritablement d’incidence sur les représentations nationales.
D’une part, elles seraient déstructurantes, parce qu’elles s’inscrivent à une
autre échelle que celles à partir desquelles la question des "communautés
rémanentes" est construite, et qu’elles appartiennent ainsi à un autre registre
de réalité. D’autre part, et justement parce qu'à Rio das Rãs, certains ont bien
compris que l'idéal symbolique et l'enjeu politique que leur "communauté"
incarnait et représentait se dissoudraient dans la confrontation des échelles,
s’est constituée, comme nous l'avons vu, une élite spécialisée dans la
production d’un discours conforme aux perspectives nationales selon des
impératifs de médiation.

Conclusion : y a-t-il une ethnicité quilombola ?

Finalement, il est temps de revenir aux interrogations qui avaient introduit


ce chapitre. A la lumière des développements qui précèdent, dans quelle
mesure peut-on dire qu'il existe une ethnicité quilombola ?
Au terme de cette analyse, un premier constat est que les mécanismes de
réponse et d'adaptation au Titre 68 ne se laissent en aucun cas appréhender
comme de simples réflexes ethnicitaires aux stimuli identitaires exercés par
les projections politico-juridiques sur la "rémanence de quilombo".
LA RENCONTRE DES QUILOMBOS 365

S'agissant de la population dans son ensemble, il est manifeste qu'il n’y


eut pas de "réinvention de tradition", de "traditionnalisme", de construction
identitaire, en bref d'ethnicité, par simple contact avec le marché ethnique
urbain et dès lors que fut intégré localement un terme comme le quilombo.
Rappelons, en effet, que le sens du quilombo a moins été importé que
transformé par rapport à des règles du jeu et à un ordre d’intérêt strictement
local. Ce qui est classiquement appelé "ethnicité", à savoir la mobilisation
politique d’un groupe sur la base d’une identité ethnique revendiquée, n'a pas
existé à Rio das Rãs.
Reste le cas particulier constitué par les élites. Peut-on voir dans le "repas
quilombola" servi par Romualdo la marque distinctive d'une logique
ethniciste ?
Il existe, comme nous l'avons vu, une mise en correspondance des
discours et des attitudes quilombolas résultant d'une véritable démarche de
construction de la part des élites de Rio das Rãs. Il est ici question des
discours et actions de "représentation" d'une équipe dirigeante qui a appris à
"jouer le jeu" du quilombo parce qu'elle a compris les enjeux gravitant autour
du fait de se dire quilombola.
Considérer ces discours comme la marque d'un rapport ethniciste et
instrumental au quilombo serait, nous semble-t-il, réduire la signification
locale du quilombo à la surface d'un certain mode discursif développé dans
une situation d'interaction avec les acteurs urbains. Or, comme nous venons
de le voir, pendant le conflit de terre, le quilombo fut investi d'un sens bien
plus intime pour l'élite quilombola. Déclinant son idée de "représentation",
Goffman précise que "l'acteur peut être pris par son propre jeu ; il peut être
sincèrement convaincu que l'impression de réalité qu'il produit est la réalité
même"63.
Il faut d'abord revenir à l'idée qui est à la base de l'œuvre de Goffman, à
savoir que les interactions ne sont pas que les formes empiriques d'un
système relationnel : elles produisent du sens, elles construisent la réalité
qu'elles "représentent". Alors oui, l'élite quilombola s'est "prise à son propre
jeu", mais ce faisant, c'était bien sa propre réalité du quilombo qu'elle
construisait. En voulant affirmer et garantir son droit à la terre, elle est
naturellement entrée dans une logique de la justification, qui l'incita à trouver
un sens à son droit, un sens au quilombo.
Finalement, le processus de désinvestissement envers le quilombo, qui a
accompagné les premiers temps de la victoire, rappelle le caractère
situationnel de son acceptation antérieure. On comprend alors que pour
certains, le sens du quilombo soit resté "accroché" à un contexte - le conflit
de terre - et à un objectif - la conquête du droit -. Or précisément, ce sont de
nouvelles atteintes à ce droit qu'est venu sanctionner le refus de la
"colonisation du quilombo". Le sens du quilombo a été actualisé au contact

63. Goffman (Erving), "La présentation de soi", La mise en scène de la vie quotidienne,
op. cit., p. 25.
366 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

d'une réalité évolutive. Il est alors tout à fait possible d'envisager une
transformation radicale de sens - dans un champ de contraintes excessif, le
quilombo peut même se voir rejeté ou combattu -, ou une simple perte de
signification. Pour une majorité de l'élite, le quilombo ne s'est pas fixé
comme référence identitaire.
Pour une petite minorité, le quilombo s'est enraciné beaucoup plus
profondément. Comme le remarque, dubitatif, Romualdo à propos de son
partenaire de travail : "Nagô maintenant, on dirait qu'il a quelque chose dans
le sang, parce qu'il continue vraiment de parler de quilombo"… est-ce parce
que pour lui, comme pour d'autres Imbelinos qui se sont particulièrement
investis dans l'association Quilombola, le quilombo fut le vecteur de
l'émancipation de son statut d'indésirable ? Est-ce parce que le quilombo est
devenu la marque et le symbole de sa nouvelle identité débarrassée du
stigmate de l'esclavage ?
Si tel est bien le cas, c'est bien d'identité qu’il s'agirait, et non pas
d'ethnicité.
Finalement, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la notion
d'ethnicité est bien opératoire à propos de l'élite quilombola de Rio das Rãs
ou si elle ne l'est pas davantage pour rendre compte des logiques de ceux qui
ont construit sur la scène nationale une question des "communautés
rémanentes de quilombo". Sans rien enlever à l'intérêt heuristique et
théorique d'appréhender certains mécanismes sociaux récurrents à partir de
l'idée "d'ethnicité", nous pourrions nous demander dans quelle mesure
l'ethnicité n'est pas d'abord la logique de celui qui croit en l'ethnie
consubstantielle des autres.
CONCLUSION

La question de la "rémanence de quilombo" s'est posée à l'interface de


deux réalités politiques majeures, la "question agraire" d'un côté et la
"question raciale" de l'autre. En proposant d'attribuer la "propriété définitive"
de leurs terres aux "communautés rémanentes de quilombo", l'offre politique
du Titre 68 heurtait de plein fouet la réalité foncière brésilienne. Cette réalité,
s'agissant de Rio das Rãs, était celle du moyen São Francisco, celle d'espaces
connaissant aujourd'hui une véritable explosion économique et spéculative,
et où il n'existe plus de "terres de personne". Pour la population et les
"entités", demander la titularisation des terres de Rio das Rãs, c'était
s'engager nécessairement dans un combat face à des intérêts démesurés
lancés sur des espaces à leur démesure. La compromission n'était pas
possible : les dizaines de milliers d'hectares de Carlos Bonfim ne lui
suffisaient pas pour renoncer à sa besogne d'expulsion. Connaissant l'histoire
foncière de la région, tout entière dominée par cette articulation sinueuse,
entre la conquête, l'espace, le pouvoir et le droit, on comprend mieux la tâche
qui fut celle des quilombolas. Dans ces hautes terres où, depuis des siècles, la
force s'approprie le droit, la conquête du droit fut une épreuve de force : à
Rio das Rãs, dix-sept années de conflit y auront à peine suffi.
Loin de ces réalités pratiques, la propriété reconnue par le Titre 68 fut
conçue comme un "droit culturel". Ce dernier fut défini, à partir de
l'expérience historique de l'esclavage, pour les descendants de ceux qui s'en
étaient démarqués par la fuite. Précisément, apparues dans le contexte des
grand’messes commémoratives de 1988 (premier centenaire de l'abolition de
l'esclavage) et 1995 ("Année Zumbi"), les "communautés rémanentes" furent
davantage conçues comme un objet patrimonial, support de mémoire, que
comme un sujet collectif, support de droit. L'absence d'un dispositif venant
réglementer le droit quilombola, conjuguée à l'inapplication du Titre 68,
pendant plus de sept ans, confirment cette appréciation : la "rémanence"
n'avait pas force de loi ; elle n'était qu'un artefact symbolique.
Cependant, l'idée de "rémanence" vint à son tour se heurter à la réalité
même qui l'avait portée sur la scène politique nationale : la "question raciale"
368 QUILOMBO

n'était pas qu'une blessure de l'histoire, mais une violence bien réelle du
quotidien. Elle était dénoncée par les mouvements afro-brésiliens, qui
avaient précisément fait des quilombos les sanctuaires de leur identité, et de
la "rémanence" la force vive de leur combat : Zumbi était "vivant".
La question de la "rémanence de quilombo" s'est ainsi trouvée enserrée
dans un étau politique dont l'emprise risquait de la dissoudre. Par défaut,
d'une part, parce que les enjeux fonciers exigeaient qu'elle ne se posât pas.
Par excès, d'autre part, parce que les enjeux militants la sollicitaient sur les
fronts de tous les combats, sa transcendance la vidant de sa substance, son
ubiquité de sa réalité.
Pourtant, l'irruption de "communautés noires", bien réelles, sur la scène
publique, provoqua la rencontre de ces forces contradictoires au sein d'un
même champ politique, à l'intérieur duquel la question de la "rémanence de
quilombo" - contre toute attente - put effectivement se construire. En
exigeant la titularisation de leurs terres, ces "communautés" amarraient la
question au cœur des enjeux fonciers. En se revendiquant "rémanentes de
quilombo", elles descendaient la "rémanence" de son piédestal symbolique
pour l'entraîner sur le terrain de leurs réalités pratiques. Inversement, on
comprend mieux comment la question de la "rémanence de quilombo" a
ensuite bénéficié de cette dialectique des enjeux : sans la situation d'urgence
foncière de populations noires rurales menacées d'expulsion, elle ne se serait
pas posée de manière pratique. Sans l'actualité de la "question raciale", elle
n'aurait pas bénéficié des forces politiques qui l'ont inscrite et maintenue au
cœur de l'actualité.
Une fois posée, il fallait que la question se construise, que des dossiers
progressent, que des terres soient titularisées. Face à ces urgences pratiques,
l'application du Titre 68 se heurtait à une double rigidité : d'un côté, celle de
situations foncières engoncées dans un mode de domination pluriséculaire,
de l'autre, celle d'antagonismes politiques structurés par des enjeux multiples
et incompatibles. Au sein de ce contexte éminemment contraignant, restait un
pôle dont l'indétermination constituait à l'évidence un terrain meuble : le
Titre 68, au contenu sibyllin et dépourvu de cadre réglementaire. L'existence
de cette zone d'indéfinition généra un espace de confrontation autour de la
nécessité de la réduire et de la contrôler : il y aurait un champ politique
quilombola. La rigidité des contraintes, et la diversité des enjeux, imposèrent
aux acteurs qui s'y engagèrent la fluidité politique comme mode relationnel.
La lutte pour ce qui serait la "nomination légitime" de la "rémanence"
impliquait de surcroît une base consensuelle minimale : les définitions par
défaut (la filiation généalogique avec l'esclave fugitif) ou par excès (le
quilombo urbain) se révélèrent vite hors-champ.
Toutefois, pour les acteurs impliqués, l'enjeu du débat qui s'instaura n'était
pas la définition de la "rémanence de quilombo" elle-même, mais la
participation à l'espace qu'elle avait généré. Plus encore, il devint manifeste
que l'irrésolution du Titre 68 était fonctionnelle : elle permettait la
pérennisation du champ politique quilombola.
CONCLUSION 369

L'irrésolution, en effet, telle fut la force - bien imprévue - du Titre 68.


Parce qu'elle ne fut pas définie, l'offre politique du quilombo put être
accommodée de multiples manières ; elle devint fluide et polymorphe,
s'adapta aux réalités de terrains les plus divers et aux projections les plus
contradictoires. Notion juridiquement creuse, la "rémanence" fut investie
d'un sens pratique : comme à Rio das Rãs, si la loi sur les quilombos ne
pouvait être appliquée, au moins le droit qu'elle instituait pouvait-il être
invoqué. Notion politiquement équivoque (aujourd'hui, qu'appelle-t-on
quilombo ?), elle fut le refuge de toutes les certitudes. Du ghetto politique à
la "communauté retrouvée", du lieu de mémoire à la réserve écologique, elle
passa par le prisme de tous les idéaux.
Enfin, loin de n'être qu'une idée ou une "représentation", de Frechal dans
le Maranhão à Boa Vista dans le Paraíba, la "rémanence" fit rebondir des
situations enlisées depuis des années. Partout, comme à Rio das Rãs, elle
suscita des procès contre les fazendeiros, stoppa les procédures d'expulsion,
donna de nouvelles énergies et de nouveaux espoirs à ceux qui résistaient.
On comprend finalement qu'à partir de 1995, l'offre politique qui se
constituait était moins dans le Titre 68 lui-même que dans le "champ des
possibles" qu'il avait fini par générer : en 1999, il n'avait toujours pas été
appliqué directement, et n'avait pas même de réglementation, onze années
après sa parution...
En revanche, le processus de mobilisation au nom de cette "non-loi" fut
bien réel : en 2002, d'une manière ou d'une autre, une trentaine de
"communautés" ont vu leurs terres titularisées. C'est très peu, il est vrai, mais
s'agissant de l'exemple de Rio das Rãs, dans cette région du moyen São
Francisco depuis toujours aux mains des coroneis, face à un homme
fortement pourvu en appuis politiques, et sur une surface aussi considérable
(27 000 hectares), qui aurait osé présumer de la victoire des paysans sur le
fazendeiro ? Toujours au nom de cette "non-loi" du Titre 68, il existe
aujourd'hui plus de 500 communautés identifiées comme "rémanentes", pour
lesquelles s'engage un combat de terrain pour leur titularisation. Depuis
1995, il ne se passe pas de mois sans qu'une nouvelle "communauté" soit
"découverte".
Le Titre 68 rencontra donc une certaine réalité et, faute d'être
opérationnel, finit même par devenir opératoire. Toutefois, dans le contexte
d'un Brésil qui s'éveille peu à peu à la réalité de ses problèmes raciaux, on
peut se demander si dans son esprit, la loi sur les quilombos ne procédait pas,
précisément, d'une grande méconnaissance de cette réalité.
Il est singulier que l'État, voulant réévaluer la contribution historique de la
population noire à la construction de la nation brésilienne, ait porté tout son
effort de reconnaissance sur ceux qui avaient fui l'esclavage. L'idée de la
"rémanence", de même que celle d'une récompense au "mérite quilombola",
procède d'une démarche de l'exception, qui, loin de conduire à une véritable
introspection sur le passé esclavagiste, se borne au contraire à en reconnaître
370 QUILOMBO

la marge, le hors-esclavage. Or, concentrer la mémoire officielle de


l'esclavage sur Zumbi et les quilombos, n'est-ce pas, comme Zumbi "qui a dit
non", une manière de fuir la réalité du passé esclavagiste ? Tous les paysans
noirs non quilombolas doivent-ils comprendre que parce que leurs ancêtres
furent esclaves non fugitifs, ils n'ont aujourd'hui pas le droit à la terre et à la
citoyenneté ? En prenant l'exemple dans l'exception, il nous semble que l'État
brésilien a produit un message exactement inverse de celui qui était, faisons
le pari de la bonne foi, recherché.
L'exemple Rio das Rãs montre, en effet, que deux réalités fondamentales
furent oubliées.
La première est que la mémoire de l'esclavage ne se retrouve pas dans le
"lieu de mémoire" du site archéologique de Palmares. En paraphrasant Pierre
Nora, elle n'est pas un "reste" qu'il faut matérialiser, "archiver, au service
d'une histoire qui marque le deuil de la mémoire vivante"1. A Rio das Rãs,
comme ailleurs, on la retrouve au cœur du quotidien, elle continue d'informer
la réalité, d'organiser les rapports sociaux. Comme les paysans décrits par A.
Garcia, pour lesquels l'insertion dans le marché du travail passe par la
redéfinition des catégories de "libres" et de "sujets", comme les pauvres
urbains de Recife, étudiés par D.Vidal, dont l'attachement au respect signale
la lutte permanente pour l'affirmation de leur humanité2, les familles de Rio
das Rãs portent l'esclavage au cœur de leur expérience. L'image du paysan
"seul avec Dieu" dans ses champs par opposition au macaquerio n'inspirant
que mépris, l'affirmation de son appartenance sociale par l'invocation
permanente de son droit, la marginalisation des Imbelinos pour leur
ressemblance aux Noirs des "temps de la captivité", la valorisation du
métissage et de l'indianité, la peur du "retour" de la sujétion, sont autant
d'éléments révélant un univers social encore balisé par les stigmates de
l'esclavage.
En dépit des bonnes volontés, gageons alors que monuments, médailles,
timbres et panthéons ne rappelleront le Brésil à son histoire qu'auprès de
ceux qui - certes de moins en moins nombreux - voient encore dans le passé
esclavagiste le berceau de la "démocratie raciale"… une pierre de la statue de
Zumbi ne manquera sûrement pas d'être ajoutée à l'édifice de leur absurde
conviction : cette statue n'est-elle justement pas la preuve du génie brésilien ?
La deuxième réalité qui fut oubliée est que tout le combat, tout l'effort
quotidien de la population noire ne consiste pas à nier l'esclavage, mais à s'en
distancer. Qui plus est, cette distance qui éloigne de l'esclavage ne se
parcourt pas sur le chemin menant au quilombo, de même que la valorisation
de soi-même ne passe pas par l'identification à un personnage comme Zumbi.
A Rio das Rãs, ce sont les tortures du "temps de la captivité", et non la fuite
par le "passage des Noirs", qui alimentent la mémoire collective. La
démarche de distance est infiniment plus humble et laborieuse, elle est une

1. Nora (Pierre), Les lieux de mémoire, vol.1, op. cit., p. XXIV.


2. Vidal (Dominique), op. cit.
CONCLUSION 371

quête d'humanité et de respect par la conquête d'une pleine appartenance,


même si celle-ci implique l'adoption des normes dominantes et, le plus
souvent, la dévalorisation de sa négritude. Là, réside précisément toute la
violence de l'héritage esclavagiste, dans le fait qu'elle pose, comme condition
d'humanité, la distinction de ce que l'on a été. A Rio das Rãs, la
marginalisation des Imbelinos a témoigné à quel point cette recherche de
distinction était au cœur de tous les mécanismes identitaires de la population.
De manière plus générale, au sein de la société brésilienne, la distinction est
aussi le véritable enjeu des classements permanents, au sein desquels les
attributs sociaux et physiques de la négritude ne sont évalués qu'à l'heur de
leur atténuation ou de leur disparition.
Valoriser la négritude, tel est alors le combat du "quilombismo", dont
Zumbi serait la "conscience" ; mais là encore, l'exemple de Rio das Rãs vient
questionner la pertinence de l'exemple par l'héroïsme, du modèle par
l'exception. Nous avons vu que la militance en tant que rapport au politique
fut bien une révélation déterminante pour l'élite quilombola ; mais, si la
conquête du droit dont cette élite faisait l'expérience l'a incitée à donner un
sens à ce droit, celui-ci ne fut pas établi dans un rapport d'analogie avec les
résistances quilombolas de la "race noire", mais au sein d'un continuum
symbolique de la souffrance et du mérite.
Tel est bien le sens qui fut donné au quilombo : c'est parce qu'autrefois le
noir a souffert, et qu'hier encore le conflit de terre fut une souffrance, "qu'il y
a ce droit aujourd'hui". L'exemple de Rio das Rãs rappelle alors que la gloire
des champs de bataille n'est pas la plus féconde. Après avoir lutté, Zumbi est
mort sur un champ d'hécatombe. Qu'honneur lui soit rendu, il n'y a rien de
plus légitime. Mais, sous prétexte de vouloir rendre l'esclavage à sa mémoire,
suspendre aujourd'hui la reconnaissance de terres à une clause d'héroïsme est
un contresens dramatique et une injustice flagrante.
L'exemple de Rio das Rãs montre que la valorisation de soi-même et de
son histoire passe par l'acceptation et la reconnaissance de sa souffrance. Si
les habitants de Rio das Rãs ont été capables de construire leur mérite à partir
de leur souffrance, que pleine reconnaissance leur soit enfin rendue. En
mettant fin à cette souffrance. Que toutes les "communautés noires" rurales
qui le demandent, quel que soit leur passé, soient donc reconnues et
titularisées de leurs terres.
Finalement, l'État s'est vite trouvé confronté à l'impossibilité de
circonscrire l'offre politique de la "rémanence de quilombo" au cadre
historico-culturel au sein duquel elle avait été conçue. D'une part, il n'existait
pas de "communautés rémanentes" appréhensibles à la manière d'un objet
historique. D'autre part, en créant un droit sans pouvoir identifier
pratiquement le sujet auquel il s'appliquait, l'État avait fait une offre politique
tout en en perdant l'initiative. Il n'avait pu donner un cadre réglementaire au
Titre 68 (et pour cause : son objet n'existait pas). L'espace normatif laissé
vacant se transforma en espace politique. Il n'avait pu identifier la réalité
pour laquelle l'idée de "rémanence de quilombo" avait été créée. L'idée prit
372 QUILOMBO

alors sens et forme au contact d'une réalité dont la "découverte" restitua


finalement au passé esclavagiste une partie de sa vérité : il existait bien des
"communautés noires". Celles-ci étaient, et sont aujourd'hui encore,
persécutées de multiples manières.
Finalement, la manière dont la question de la "rémanence de quilombo"
fut construite, sur la base de l'irrésolution des autorités publiques, ne tendrait-
elle pas à prouver que l'ouverture d'un espace politique non circonscrit à des
sujets collectifs définis par l'État, et par conséquent en dehors du cadre de la
"citoyenneté réglementée", permettrait un exercice de la démocratie plus
intuitif, plus direct, et conduirait finalement à une meilleure identification des
problèmes et des réalités ?
En tout état de cause, c'est ce que le "cas" Rio das Rãs semble indiquer.
En n'étant pas d'emblée assignée au statut de simple sujet collectif "ayant
droit" et avec la possibilité de s'inscrire au sein d'un espace politique plus
large, la population de Rio das Rãs a pu s'échapper du carcan des intérêts
politiques locaux, de son emprise clientéliste, et réussir ainsi à obtenir la plus
improbable des victoires. Au-delà de la titularisation des terres, c'est aussi
son sens de la citoyenneté qui s'est affirmé. Au terme du conflit, et quel que
soit son "camp", la population a acquis une indéniable maturité politique.

Par une chaude journée d'été, dans le vaste et imposant édifice de la


Banque du Brésil de Bom Jesus da Lapa, règne une agitation particulière.
Une quarantaine d'hommes, visiblement des paysans, occupent les lieux
pacifiquement. On peut les voir, installés dans les fauteuils réservés à la
clientèle, ou constituer d'inutiles files d'attente dans le seul but d'occuper de
l'espace, le moins innocemment possible. Le garde de sécurité se déplace
fébrilement d'un groupe à l'autre. Visiblement, il est dépassé. Le directeur
arrive finalement, comme il y a quelques années aurait pu arriver, lorsqu'il
occupait ce poste, João Bonfim, le frère du fazendeiro désormais exproprié.
"Que se passe-t-il ici !?", demande-t-il au garde : "Ce sont ces gens de Rio
das Rãs, Monsieur le Directeur… ils veulent un crédit".
A Rio das Rãs, on avait appris à lutter pour son droit.
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382 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

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livre 186.
Archives Publiques de Salvador, section des archives coloniales, doc. 4638,
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archive n° 4678.
Archives Publiques de Salvador, section des archives coloniales, doc. n°
4824.
Archives de Caetité, n° 4678, 1854-1859, livre de registres de la province de
Caetité.
Archives Publiques de Salvador, Livro de Notas n° 23, 3017/1867 à 3161/
1871.
Table des matières

Remerciements ................................................................................................5

Introduction .....................................................................................................7

PREMIÈRE PARTIE
LA CONSTRUCTION HETEROGENE D'UNE QUESTION NATIONALE

Chapitre I – "L'année Zumbi"


1) Le quilombo, une référence culturelle affaiblie ...................................37
"État africain" et résistance à "l'acculturation" ........................................37
Zumbi entre romantisme et folklore ........................................................40
2) Zumbi contre le mythe de la "démocratie raciale" .............................42
La "démocratie raciale" ............................................................................43
La société brésilienne face à son racisme ................................................47
Conclusion : "l'année Zumbi" ou la gestation d'un espace politique .......52

Chapitre II - Les "découvertes" des "communautés rémanentes


de quilombo"
1) "Rémanence de quilombo", un artefact politique ? ............................57
2) Réglementer la catégorie juridique "rémanents de quilombo" ..........63
Le point de vue institutionnel ..................................................................64
Du "quilombo contemporain" au "quilombo urbain" ...............................68
3) Le champ politique "quilombola" .........................................................74
Le "quilombismo" ou la recherche d'un espace politique .........................74
Prudence et jurisprudence .......................................................................77
Le jeu des légitimités ...............................................................................78
La construction d'un "champ politique quilombola" ................................81
Conclusion : les droits quilombolas, une offre politique fluide ...............92
384 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Chapitre III - L’insaisissable objet


1) Du "quartier rural" au quilombo ..........................................................94
La découverte d’un "espace social mobile" .............................................94
L’approche "pré-quilombo" des "communautés noires" rurales ............100
2) Une anthropologie sous influence ........................................................104
Les "expertises anthropologiques" .........................................................105
Le "territoire noir", un déterminisme .....................................................108
Le déterminisme ethnique ......................................................................113
Conclusion : les chemins incertains de l’objectivation ..........................120

DEUXIÈME PARTIE
HISTOIRE, MEMOIRE, COMMUNAUTE

Chapitre IV - Propriété, occupation, invisibilité


1) Sertão : anthropologie d’une désertion ...............................................131
"L’âge de cuir" ou l’âge d’or sertanejo ..................................................131
Le sertão oublié de l’histoire .................................................................135
Invisibilité historique et communautés noires.........................................138
2) Posséder le sertão : des sesmarias à Rio das Rãs ................................140
De la sesmaria au sítio, l’impossible contrôle de l’espace ....................140
Posséder le sertão : quand le pouvoir est la règle ..................................144
La fluidité de la notion de propriété .......................................................148
3) Occuper le sertão : "terres de noirs" et quilombos ...........................152
Le sertão, terre de bougres .....................................................................152
Des occupants "invisibles" .....................................................................154
Quilombos sertanejos .............................................................................159
Conclusion .............................................................................................163

Chapitre V - Temps, Espace, Communauté


1) Premiers foyers de peuplement ...........................................................165
2) Des familles libres en terre de fazenda ................................................169
3) Cohésion interne et intégration régionale ...........................................182
Fazenda et territoire : un espace d'autorités complémentaires ..............182
Trajectoires et migrations : l'hétérogénéité originelle ............................186
Règle et pratiques de résidence ..............................................................192
Aires matrimoniales et intégration régionale .........................................193
La socialisation de l'espace ....................................................................195
CHAPITRE 385

4) La fermeture sociale de la "communauté" ........................................201


La fin des migrations .............................................................................203
La transformation des espaces ...............................................................205
Rio das Rãs, un espace social intégré ....................................................206
Conclusion .............................................................................................211

Chapitre VI - "Premiers Temps" et mémoire collective


1) Les dynamiques de la mémoire ...........................................................214
La question des origines ........................................................................214
Les mémoires des temps anciens ...........................................................222
2) Le statut d'indésirables des Imbelinos ................................................229
3) L'âge d'or : le temps collectif ..............................................................243
Frontières de l'espace, frontières de la mémoire ....................................243
Conflit de terre et principe de mobilisation ...........................................245
La mémoire de l'âge d'or ........................................................................246
Conclusion : l'introuvable histoire du quilombo ....................................250

TROISIÈME PARTIE
RIO DAS RÃS A L'HEURE DU QUILOMBO

Chapitre VII - Rio das Rãs à l’heure du conflit de terre


1) La réorganisation violente des espaces ...............................................258
2) La gestation d'une division ..................................................................261
3) Rio das Rãs à l'heure de la modernité ...............................................265
Le voyage à São Paulo ...........................................................................266
La différenciation des logiques économiques ........................................268
La redéfinition des affiliations ...............................................................273
Conclusion .............................................................................................275

Chapitre VIII - Conflit de terre et quilombo


1) L'irruption du quilombo .......................................................................277
Quilombo ? .............................................................................................278
L'imposition du quilombo ......................................................................282
2) Les usages internes du quilombo .........................................................284
Le quilombo comme identificateur de camps ........................................284
Des offres concurrentielles d'affiliation .................................................287
3) S’opposer au quilombo .........................................................................301
Luiz : le dépit du premier quilombola ...................................................302
Celso : l’emprise de la propriété ............................................................304
386 L’ESCLAVAGE EN HÉRITAGE

Guilherme : le politique .........................................................................306


Amelia dos Anjos : de vieux griefs de famille .......................................310
Conclusion .............................................................................................311

Chapitre IX - La rencontre des quilombos


1) Les sens multiples du quilombo ...........................................................317
Le quilombo au présent ..........................................................................318
Le futur quilombola ...............................................................................325
L’âge d’or et la "race noire" : nostalgie et relecture du passé ................327
Conclusion .............................................................................................334
2) Rio das Rãs à l’heure de la victoire .....................................................336
Les influences communautaristes ..........................................................337
L'association Quilombola, lieu de pouvoirs ...........................................343
La réappropriation des "droits" ..............................................................349
3) Le bilan des influences .........................................................................354
"Il n'y aura plus de travail collectif" .......................................................355
L'inertie des groupes sociaux .................................................................356
"Le gouvernement n'est pas le fazendeiro" : la révolte des contras .......358
"On n'en veut pas, de la colonisation du quilombo" ..............................363
Epilogue : des réalités imperméables .....................................................364
Conclusion : y-a-t-il une ethnicité quilombola ? ....................................367

Conclusion .................................................................................................367

Bibliographie .............................................................................................373

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