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LA SIGNIFICATION HISTORIQUE DE LA « GÉOMÉTRIE » DE DESCARTES

Author(s): Pierre Boutroux


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, T. 22, No. 6 (Novembre 1914), pp. 814-827
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40895382
Accessed: 16-10-2018 17:39 UTC

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LA SIGNIFICATION HISTORIQUE

DE LA « GÉOMÉTRIE » DE DESCARTES

La Géométrie de Descartes a donné lieu à des discussions qui ne


sont pas encore closes. Dans quelle mesure cet ouvrage est-il nou-
veau, quel but au juste Descartes s'y propose-t-il, quelle place tient
la géométrie analytique dans l'œuvre du philosophe? Autant de
questions auxquelles les historiens apportent des réponses diffé-
rentes. Je ne voudrais pas, quant à moi, reprendre ici l'étude de
ces problèmes, mais, seulement, présenter, à leur sujet, en marge
de la controverse historique, quelques remarques d'un caractère
général.
La Géométrie paraît à une époque qui est particulièrement mar-
quante dans l'histoire des sciences. Les idées directrices des mathé-
maticiens sont en train de subir une transformation profonde, l'ana-
lyse algébrique se crée. Quelle est, à ce tournant de la spéculation
scientifique, la signification vraie, la portée exacte de l'ouvrage de
Descartes? La question ainsi posée n'est historique qu'à demi : car
de la façon dont nous comprenons les progrès de la science
dépend l'interprétation de la géométrie cartésienne que nous
adopterons. Mais, inversement, en faisant ressortir les circonstances
remarquables qui ont accompagné l'apparition de la Géométrie,
peut-être parviendrons-nous à mieux comprendre les directions
générales de l'évolution des mathématiques.

Vers le milieu du xvnc siècle, le triomphe de la méthode algé-


brique s'affirme définitivement. Nous sommes, dans le règne mathé-
matique, à l'apogée de l'ère que j'ai appelée synthétique1. - En
même temps se laisse déjà pressentir, se prépare confusément, la
phase postérieure de l'évolution de la science : la phase analytique.
1. Les principes de l'Analyse mathématique, exposé historique et critique,
f 914, t. I, passim.

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- Il faut faire attention à cette double circonstance si Ton veut bien


saisir la signification profonde de l'œuvre de Descartes.
Quel est le point de vue, quels sont les caractères de Père synthé-
tique? Il faut, pour s'en rendre compte, remonter un peu dans le
passé.
L'algèbre a eu, comme on sait, une fortune singulière.
Ses origines sont humbles. Ce fut d'abord une simple méthode de
calcul, une technique créée pour répondre à des besoins pratiques,
et qui, d'après les idées des géomètres grecs, ne méritait pas même
le nom de science. Mais il y a plus. Commodes pour les applications
concrètes, les procédés de l'algèbre primitive reposaient sur cer-
taines définitions incomplètes, sur certaines notions simplistes, qui
soulevaient de redoutables difficultés logiques et choquaient grave-
ment le théoricien rigoriste. C'est pourquoi l'algèbre se développa
tout d'abord chez les peuples orientaux, artisans et ingénieurs, mais
dépourvus de scrupules théoriques. Pour les mathématiciens
hindous, l'algèbre n'est qu'un recueil de recettes commodes, « une
facile méthode de calcul, charmante par son élégance, claire, con-
cise, douce, correcte, agréable à apprendre1 ».
A la fin de la Renaissance, cependant, les conditions changent.
Les savants du xvie siècle sont, comme les Hindous, utilitaires et
pratiques; mais ils ont une connaissance approfondie de la géomé-
trie grecque et ils savent la mettre à profit. En confrontant minu-
tieusement la notion de quantité algébrique et celle de grandeur
géométrique, en étudiant l'œuvre de Diophante, - dont le point de
vue était très éloigné de celui de l'algèbre moderne, mais
qui aboutissait cependant à des résultats presque semblables, - les
mathématiciens du xvie siècle réconcilient l'Antiquité et l'Orient.
Ils mettent à nu, ils accentuent, le caractère synthétique et artificiel
de l'algèbre : et en même temps ils donnent à cet art les bases
théoriques qui lui manquaient; ils le font entrer dans la science,
dont il devient immédiatement l'un des chapitres fondamentaux.
Et c'est alors que, plus ou moins explicitement, un problème
philosophique se pose et qu'une conception nouvelle de la science se
fait jour.
On s'aperçoit que pour étudier les faits mathématiques, il est
avantageux de suivre une voie indirecte. 11 ne faut pas essayerde
1. Bhaskara, édit. Golebrooke : Algebra from the sanscrit of Brahma-gupta
and Bhaskara, 1817, p. 6,

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les pénétrer d'emblée ; mais, en partant d'éléments simples combiné


suivant les règles de l'algèbre, il faut essayer de les reconstruire.
Aux touts perçus par l'intuition il faut substituer des composés
artificiels, fabriqués par nous, et dont par conséquent la structure
et tous les éléments nous sont exactement connus. Ainsi la science,
au lieu d'être, comme le croyaient les anciens, une contemplation
d'objets idéaux, se présentera désormais comme une création d
l'esprit, comme une composition synthétique. La tâche essentielle
du savant sera, par conséquent, non pas d'apporter une nombreus
collection des résultats, mais de mettre sur piedde bons instrument
de combinaison, de constituer une méthode puissante et efficace.
Tel est, précisément, le but que Descartes se propose avant toutes
choses. La physionomie nouvelle que va prendre la science, c'est la
Géométrie qui la définit, qui la commente, et en donne en même
temps une vision concrète.

L?i façon dont l'ouvrage fut présenle au public en fait excellemment


comprendre le point de vue.
La Géométrie doit être, dans la pensée de Descartes, une illus-
tration1 particulièrement saisissante de la « Méthode » dont il se di
l'inventeur. Et par le mot « method«; » nous entendons ici à la fois
la méthode générale ou philosophique, objet du Discours sur l
Méthode, et la méthode mathématique, qui n'est qu'une application
particulière, une spécialisation de la méthode générale 2, et qui se
confond, pour Descartes, avec l'algèbre. En d'autres termes, la
Géométrie est destinée à montrer comment par l'algèbre - une
algèbre nouvelle3, il est vrai, clarifiée et perfectionnée - il es
possible de résoudre les problèmes relatifs aux grandeurs et aux
figures en suivant une voie sûre et régulière et « en commençant

1. Cf. lettre à ***, avril 1637, Œuv. de Descartps, éd. Adam-Tannery, t. 1,


p. 370.
2. Sur les rapports de l'algèbre cartésienne et de la Malhesis itniversalis dont
Descartes a voulu exposer les principes dans son traité inachevé des Requis
on consultera le chapitre vu des Étapes de la philosophie mathématique de
M. Brunschvicg.
3. Dans le Discours de la Méthode^ Descarte* parle en termes assez sévères de
« l'algèbre des modernes ». Il ne faudrait pas conclure de là qu'il condamne en
bloc tout ce qui est algèbre, car lui-même appelle souvent sa méthode mathéma-
tique « mon algèbre » : le jugement sévère de Descartes s'applique principale-
ment à Viète dont il croit se séparer complètement, ce en quoi il exagère. -
Descartes fit composer, sous sa direction en 1638, une introduction à sa
géométrie qui est un traité d'algèbre pure (Calcul de M. Descartes, Œuv.. de
.Descartes, t. X).

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par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, po
monter peu à pou,- comme par degrés, jusqu'à la connaissance d
plus composés ». (Disc, de la Méth., II.)
La sûreté, la régularité de la méthode, voilà ce qui est essentie
aux yeux de Descartes, voilà ce qui doit distinguer la science
moderne de la géométrie ancienne, ce champ clos où les virtuos
de la démonstration pouvaient seuls se mouvoir et accomplir leu
prouesses. Descartes se propose expressément de rompre avec
tradition, et c'est par là qu'il diffère profondément de Fermât.
C'est un fait sur lequel certains historiens modernes aiment à
insister que Fermât pratiquait pour son compte la méthode d
coordonnées, et qu'il l'avait exposée dans un traité didactique
antérieur de plusieurs années à la Géométrie : le Ad locos planos
et solidos Isagoge1. La méthode consiste à définir une courbe par
une relation2 entre les coordonnées de ses points rapportés à deux
axes rectangulaires ou obliques : après quoi l'on cherche à ramener
l'étude de la courbe à l'étude de la relation algébrique. Dans ce
procédé Fermât découvre des possibilités insoupçonnées, mais le
principe n'en est pas nouveau : car on le trouve déjà chez Apol-
lonius, qui s'en sert - dans un cas restreint, il est vrai - pour
étudier les propriétés des sections coniques. Prenant pour axe8 des
abscisses un diamètre d'une conique, pour axe des ordonnées la
parallèle aux cordes conjuguées à ce diamètre menée à l'une de
ses extrémités, Apollonius raisonne sur Y « équation » de la courbe
qui s'écrit en langage moderne :

y* = 2px - £- x2 pour l'ellipse;

1. Œuv. de Fermât, éd. Tannery-Henry, t. I, p. 9!. Ce traité ne fut publié


qu'après la mort de Fermât, en 1674.
2. Suivant la terminologie cartésienne, cette équation est par rapport aux
coordonnées (abscisse et ordonnée) une équation indéterminée. Il se trouve
ainsi que l'étude algébrique des équations indéterminées est la préface natu-
relle de la géométrie analytique, et c'est pourquoi Marino Ghetaldi de Raguse
(1567-1626), qui avait poussé fort loin cette étude, est regardé par certains
historiens comme l'un des créateurs de la nouvelle géométrie. Il est à peine
utile de faire observer que. cette opinion n'est guère fondée. Les vues générales,
dans lesquelles nous faisons principalement consister la découverte de Descartes
n'existent pas chez Ghetaldi. D'ailleurs Ghetaldi ne parvient pas jusqu'à cette
idée que la construction géométrique et le calcul algébrique peuvent être
équivalents. Il distingue soigneusement deux catégories de problèmes, les uns
étant résolubles algébriquement et n'exigeant pas de construction géométrique
(constructione operaria non egent), tandis que les autres ne donnent pas prise à
l'algèbre (sub algebram non cadunt).
3. Le système d'axes ainsi défini est en général oblique.

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8d8 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

y2 = ^px -f- - a?2 pour l'hyperbole ;

y2 = %px pour la parabole.

C'est cette méthode de démonstration que Fermât, restituteur


d'Apollonius1, reprend et précise dans son Isagoge, et qu'il applique
à la recherche générale des lieux géométriques *.
En exécutant ce travail, il est exact que Fermât ouvre la voie à la
géométrie analytique. Cependant il ne prétend pas déconsidérer la
géométrie antique dont il se dit l'héritier; il croit à un progrès con-
tinu de la science; si cette découverte, - dit-il après avoir exposé
sa méthode, - « eût précédé notre restitution déjà ancienne des
Lieux plans [voir note 1], les constructions des théorèmes et lieux
eussent été rendues beaucoup plus élégantes; cependant nous ne
regrettons pas cette production...; il est important pour l'esprit de
pouvoir contempler pleinement les progrès cachés de l'esprit et le
développement spontané de l'art3 (artem sese ipsam promoventem) ».
Si l'on y réfléchit, d'ailleurs, on reconnaîtra qu'il n'y a dans la
méthode des coordonnées aucune difficulté mathématique : les
théorèmes les plus élémentaires de la géométrie y sont seuls
supposés. Aussi ne peut-on pas considérer comme une découverte le
fait d'avoir déterminé la forme de l'équation d'une droite, d'un
cercle ou d'une section conique. La découverte - si découverte il y
a - consiste à prévoir et à montrer que l'usage systématique des
coordonnées met en œuvre une méthode d'une puissance et d'une
1. Fermât a laissé un écrit intitulé : Apollonii Pergsei libri duo de locis planis
restituii.
2. Remarquons en effet que définir une courbe par son équation c'est la définir
comme lieu géométrique. Ainsi la courbe qui a pour équation y2 =2px est le
lieu géométrique des points tels que le rapport du carré de leur ordonnée à
leur abscisse soit constant et égal à 2p. Inversement, soit proposé de déter-
miner le lieu géométrique des points qui jouissent d'une même propriété
donnée. Cette propriété en entraîne comme toujours une infinité d'autres. En
particulier elle se traduit par une certaine relation entre l'ordonnée et l'abscisse
d'un point quelconque de la courbe : cette relation (relation algébrique entre
deux variables x et y) est Véqualion de la courbe.
3. Ad locos planos et solidos Isagoge, trad. Paul Tannery, Œuvr. de Fermât,
t. Ill, p. 96. Signalons également le passage de la préface du traité qui indique
bien que Fermât n'a d'autre prétention que de « généraliser »» les résultats
obtenus par les géomètres anciens : De locis, écrit Fermât, quam plurima scri-
pisse veteres haud dubium. Testis Pappus initio libri settimi, qui Apollonium de
locis planis, Aristœum de solidis scripsisse asseverai. Sed, aut fallimur, aut non
proclivis satis ipsis fuit locorum investigano ; illud auguramur ex eo quod locos
quam plurimos non satis generaliter expresserunt, ut infra patebit. Scientam igitur
hanc proprix et peculiari analysi subjicimus ut deinceps generalis ad locos via
pateat.

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universalité jusqu'alors inconnues en mathématiques, que cette


méthode dispense de toutes celles qui ont été imaginées auparavant
et qu'elle les supplantera en effet, que, par l'intermédiaire de la
notion de fonction, elle va révolutionner et régénérer toutes les
sciences qui sont en relation plus ou moins directe avec l'espace et
le temps.
Pour Fermât, comme pour ses prédécesseurs, les questions rela-
tives aux figures sont des questions de géométrie : si l'algèbre y
intervient, ce n'est qu'à titre d'adjuvant et par procuration. Avec
Descartes, c'est l'algèbre qui passe au premier plan, l'algèbre avec
tous ses caractères spécifiques que nous avons fait ressortir plus
haut.

Nous avons dit que l'algèbre n'est pas un recueil dé résultats;


c'est une technique, c'est une méthode de combinaison et de
construction. Appliquée à l'étude des figures, cette méthode
permettra de reconstruire de toutes pièces la géométrie en faisant
table rase des connaissances que nous a léguées l'antiquité. Nous
l'édifierons sur un plan nouveau, mieux ordonné et beaucoup plus
vaste que l'ancien. Car, après avoir dit par exemple : « les droites
sont les figures définies par les équations polynomales du premier
degré en x et y (de la forme ax -+- by -h c) = 0 ; les sections coniques
sont les courbes définies par les équations polynomales du second
degré en x et y (de la forme ax2 -+- bxy -+- cy2 -h dx -f ey -h f) = 0 »,
rien ne nous empêchera d'ajouter : « j'appelle courbes du 3e ordre,
les courbes définies par les équations polynomales du 3e degré en x
et t/, courbes du 4e ordre les courbes définies par les équations
polynomales du 4e degré en x et y... ; et des équations de ces courbes
je vais déduire leurs propriétés, ainsi que je l'ai fait pour les sections
coniques ». Ainsi, par le simple jeu du mécanisme algébrique, nous
faisons surgir un monde géométrique illimité que ne nous eûtjamais
révélé l'intuition directe de la figure.
La légitimité de la nouvelle géométrie résulte de la légitimité du
calcul algébrique.
Ayant adopté deux axes de coordonnées X'OX, Y'OY, je puis
regarder toute fonction y = f (x), définie en termes algébriques, et
toute relation implicite F (x, y) = 0, comme représentant une courbe.
Cette figure, - que Ton pourrait théoriquement construire par
points - est complètement et parfaitement définie. Tous les scru-
pules des géomètres grecs touchant la définition des courbes s'éva-

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nouissent, et les détours qu'ils employaient pour y échapper perdent


leur raison d'être. La théorie * de la construction géométrique devient
inutile, remplacée qu'elle est par cette synthèse créatrice, autrement
féconde, qu'est la construction algébrique.

Descartes estimait qu'une fois posés les principes de la « géométrie


analytique », les conséquences devaient se dérouler naturellement
par voie de transformation et de combinaison algébrique. La cons-
truction effective des formules était, dans sa pensée, simple affaire
de métier ne réclamant de notre part aucun effort d'invention. C'était
là, certes, un jugement un peu hâtif : car les progrès de la géomé-
trie, rendus solidaires de ceux de l'algèbre, devaient désormais
attendre ces derniers, et de graves difficultés techniques restaient à
vaincre que Descartes n'avait fait qu'elfleurer. Aussi arriva-t-il que
Newton dut se référer encore à Apollonius lorsqu'il eut besoin
d'approfondir l'étude des sections coniques : il crut nécessaire d'y
chercher des secours que la géométrie cartésienne ne paraissait pas
en état de lui fournir.
Mais, cette réserve faite, il nous faut constater que la méthode de
Descartes répondit bien aux espérances de son auteur et que très
vite elle accrut son rendement dans des proportions absolument
inconnues auparavant. Une ère nouvelle s'ouvre alors en mathéma-
tiques, que M. Zeuthen compare fort justement à l'ère de la grande
industrie dans le monde moderne. C'est l'usine succédant au métier.
Les résultats obtenus sont si nombreux que la difficulté n'est point
de les découvrir, mais seulement de faire un choix entre eux et de
les classer. La recherche mathématique est devenue, à la lettre, une
combinaison mécanique, - un travail de manufacture.
Voilà ce que, derrière le contenu objectif de l'ouvrage, nous aper-
cevons dans la Géométrie. Descartes a eu l'idée très nette que l'em-
ploi des méthodes qu'il préconisait devait amener la rénovation
complète de la science mathématique. Et c'est ce qui est arrivé en
1. On sait combien cette théorie était importante aux yeux des Grecs et
combien elle était délicate. Dans un système de géométrie rigoureux, aucune
figure ne doit être introduite sans que son existence ait été constatée logique-
ment, c'est-à-dire sans que l'on ait défini un procédé théorique qui permettrait
de construire la figure si l'on savait parfaitement dessiner. fiuclMe admet (c'est
déjà un postulat) que la construction est possible lorsqu'elle n'exige que des
tracés de droites (dont on connaît deux points) ou de cercles (dont on connaî
le centre et un point). Mais, lorsqu'il n'en est pas ainsi, dans quels cas une
figure nouvellement définie peut-elle être regardée comme existante et con-
struite? C'était là pour la géométrie ancienne, une-grave difficulté.

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effet. Descartes a été bon prophète. Il a deviné mieux qu'aucun


autre les destinées de la synthèse algébrique : c'est pourquoi, bien
qu'il n'ait pas laissé un très gros bagage de découvertes techniques,
son nom doit rester le premier parmi ceux des algébristes du
xvne siècle.
*

♦ *

La Géométrie de Descartes met à nu les ressor


l'algèbre. Là ne s'arrête point cependant sa por
l'avons dit plus haut, exercer en même temps u
une direction différente. En elï'et elle contien
blèmes, elle soulève des difficultés, qui devaien
réagir fortement sur le progrès des mathéma
plus en modifier le cours.
Dans la Géométrie de 1637 apparaît pour la p
façon nette et fort embarrassante, et grosse d
qui bientôt surgiront à sa suite, la notion génér
variable : elle apparaît sous le vêtement de la
Au seuil même de la géométrie cartésienne n
toute équation algébrique peut être représe
courbe. Cependant l'inverse n'est point vrai :
ne correspond pas une équation algébrique. Qu
il admettre qu'il existe deux classes de courbes radicalement
différentes l'une de l'autre?

Pour les anciens, seules étaient proprement géométriques les


courbes dont la construction pouvait être réalisée par des tracés
de droites ou de cercles ou par d'autres procédés qui étaient soi-
gneusement spécifiés (voir plus haut, p. 822, note 1). Les sections
coniques étaient géométriques, mais non point la conchoïde de Nico-
mède, la cissoide de Dioclès, la quadratrice d'Hippias. Selon Des-
cartes, au contraire il n'y a entre la conchoïde ou la cissoide d'une
part et les coniques d'autre part que cette seule difference : leur
équation est du troisième au lieu d'être du second degré. La quadra-
trice, par contre, n'a pas d'équation algébrique : c'est pourquoi Des-
cartes la range parmi les courbes mécaniques (non géométriques).
Mais en déplaçant ainsi la coupure qui sépare les deux espèces des
courbes, Descartes ne tombe-t-il pas dans l'arbitraire? Si nous adop-
tons son point de vue, avons-nous vraiment encore le droit de dis-
tinguer deux classes différentes de courbes? Il nous répugne de le

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faire; car, du point de vue géométrique nous n'apercevons aucu


différence de nature entre telle courbe qui appartiendra à l'un
telle courbe qui sera de l'autre classe. Il devait sauter aux yeux
lecteurs clairvoyants que tout ce que nous dit la Géométrie sur
classification des courbes [ est assez embarrassé et manque
bases géométriques sérieuses.
Muis c'est surtout plus avant dans la géométrie nouvelle, à
Poccasion de certains problèmes spéciaux, que la difficulté devait
apparaître dans toute son étendue.
Le premier en date de ces problèmes est celui qui est connu sous
le nom de problème inverse des tangentes. Nous allons nous y arrêter
un peu afin de bien faire comprendre notre pensée en nous appuyant
sur un exemple concret.
Considérons une courbe définie par une équation, y = f(x)
[j'appelle x ' 'abscisse d'un point quelconque de la courbe, y Y ordonnée
du même point] : on sait que la direction de la tangente en un point
quelconque de la courbe est définie par la valeur (en ce point) de la
dérivée y' de f'x) : rechercher en un point la tangente à la courbe
revient donc à calculer la dérivée y' : c'est en cela que consistera,
pour une courbe donnée, le problème des tangentes.
Supposons maintenant que nous ayons affaire à une courbe
inconnue [c'est-à-dire que nous ne connaissions pas la fonction f(x)]%
mais que nous sachions en revanche qu'en un point quelconque de
la courbe (de coordonnées x et y) la dérivée y' est liée à x et y par
une certaine relation connue :

(1) y'=¥(x,y).
Pour interpréter ct;tte relation,
se trouvera caractérisée par la prop
point quelconque est déterminée p
point, conformément à la relati
appelée pour abréger, courbe intég
- se trouve définie en tant que lieu géométrique de points
jouissant d'une même propriété.
La détermination de la courbe ainsi définie est le problème que
Ton appelait hu xviic siècle problème inverse des tangentes. Il s'agit,
non plus de construire la tangente en un point, mais, inversement, de

1. Voir le début du second livre de la Geometrie : De la nature des lignes


courbes.

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déterminer la courbe étant connue la tangente en un point quel-


conque. Ce problème - que l'on peut d'ailleurs formuler en termes
purement géométriques - fut proposé par Florimond de Beaune
dès l'année 1637, et chaque inventeur de « règles pour les tangentes»
d'en chercher aussitôt les « converses ». Descartes lui-même traite
la question x en recourant à sa méthode et se plaçant au point de
vue de l'algèbre. Mais il s'aperçoit alors que l'équation particulière
proposée par Beaune à titre d'exemple présentait une difficulté
assez troublante.

C'est l'équation que nous écririons aujourd'hui y' = X ^ (en


appelant y la fonction inconnue). Opérant le changement de
variable2 u=^y-'-a - a?, Descartes la transforme en l'équation.

y a

que l'analyste moderne sait intégr


x

log y = - h nombre constant,


d'où l'intégrale
_x

y = ce * (c constante arbitraire).

Mais cette solution est ce que nous appelons aujourd'hui une»


« fonction transcendante » de x : ce n'est pas, en d'autres termes,
une fonction algébrique et, par conséquent, la courbe qui la repré-
sente n'est pas une « courbe géométrique » au sens cartésien du
mot. Qu'en conclure? Dirons-nous que la solution est non-algébrique?
Mais il y a quelque chose de choquant à avancer une pareille affir-
mation touchant la solution d'un problème dont l'énoncé n'implique
que des opérations algébriques. Logiquement, donc, Descartes doit
conclure que le problème proposé n'a pas de solution.
Les aimées passant, cependant, il arriva que le problème de
Florimond de Beaune fut résolu dans des cas nombreux, et une étude
systématique en fut faite par Barrow dans ses Lectiones geometrica
(1669 1670). L'identité du problème inverse des tangentes avec un
autre problème fondamental, donnant lieu à des difficultés toutes
1. Cf. la lettre de Descartes à Beaune du 20 février 1639 iŒuv. de Descartes,
t. II, p. 510) et la note de Paul Tannery (ibid., p 520 et suiv.).
2. Descartes remplace en outre la variable x par une autre variable égale à '¡íx,
mais ce second changement de variable est sans conséquence.
Rev. Mkta - T. XXII (n« 6-1914). 54

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semblables fut alors reconnue (le problème des aires ou recherche


fonctions primitives), et la théorie moderne des équations différ
tielles se trouva fondée.

On nous excusera d'enlrer ici encore dans quelques détails


techniques, d'ailleurs bien connus. Mais il est important de montrer
comment, en suivant exactement la voie que Descartes avait
indiquée, on voit réapparaître ici et s'aggraver la difficulté qui
l'avait lui-même arrêté.

L'interprétation géométrique que Barrow donnait des équations


différentielles ne sert pas seulement à en illustrer la théorie algé-
brique : elle fournit un procédé pratique permettant de construire
effectivement les courbes intégrales des équation« non encore
intégrée?, - ou du moins, permettant de construire des lignes qui
se rapprochent beaucoup {arbitrairement) de ces courbes intégrales.
Partons de l'équation
(2) y' = f[x9y)%

supposée non intégrée, mais où f(x, y) es


connue, et proposons-nous de déterminer
graphique, la figure approximative de cell
cette équation qui est déterminée par les c
c'est-à-dire qui passe par le point Mo de co
Tout d'abord, on connaît la direction de
courbe cherchée au point Mo : elle est déterm
de la fonction f pour x=x0 et y = y0. Adm
un moment, qu'au voisinage de Mola courb
ce qui revient à assimiler un petit arc d
ment de la tangente M0Mj (assimilation d
la vérité que l'arc est plus petit) : en d'au
la tangente M0T0 un point Mt (de coor
prochée de Mo, et admettons que noire co
point. S'il en est ainsi, elle devra avoir, e
la direction est définie par la valeur de xi
tangente; nous prendrons sur elle un p
ar2, y2), très. rapproché de M4, et admettro
grale passe par ce point M2; et ainsi de su
Nous obtenons ainsi une ligne brisée Mq
rapproche d'autant plus d'une ligne co
M0Mt, MtMs,... sont plus petits. D'ailleur

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P. BOUTROUX. - LA « GÉOMÉTRIE )) DE DESGARTES. 825

ligne comme une courbe ayant pour tangentes aux points successifs
Mo, Mt,... les droites M0T0, M/Tj,..., cette courbe satisfera bien en tous
les points Mo, M^... à la condition posée par l'équation différen-
tielle (1). Nous pouvons donc la considérer comme représentant
approximativement (avec une approximation arbitrairement grande)
une courbe intégrale de notre équation1.
La construction que nous venons d'indiquer constitue ce que Ton
appelle une méthode graphique de résolution des équations différen-
tielles. Or la simplicité de cette construction nous inspire immédia-
tement une idée : ne pourrait-on pas se fonder sur elle, non seule-
ment pour représenter les intégrales des équations, mais pour en
démontrer V existence? '' est, on le sait, un grand nombre d'équations
différentielles que nous sommes incapables d'intégrer : cela étant,
rien, dans l'état actuel de nos connaissances, ne nous autorise à
affirmer à l'avance que ces équations ont effectivement des solutions
ou intégrales: cependant nous pouvons toujours leur appliquer la
méthode de construction décrite ci-dessus, et cette méthode nous
conduira toujours à une ligne brisée M0Mt... qui se rapprochera
arbitrairement d'une courbe2 lorsque ses côtés seront arbitrairement
petits. [C'est un fait intuitivement évident qu'il en est ainsi, du
moins lorsque f(x, y) est une fonction continue- de x et t/.j N'est-il
pas permis, dè,s lors, de considérerla position-limite prise par la ligne
brisée M0Mia.. (lorsque la longueur de ses côtés tend vers zéro) comme
une courbe intégrale, et ne peut-on pas démontrer rigoureusement
que la fonction représentée par cette courbe est une solution de
notre équation?
La chose est possible, en effet, et le raisonnement que nous venons
d'esquisser est aujourd'hui passé dans la pratique courante. Mais
l'exemple du problème de Beaune nous montre que des difficultés,
alors insurmontables, devaient arrêter ceux qui auraient voulu
employer un pareil raisonnement au xviie siècle. Il soulève en effet
deux questions préalables auxquelles il n'était alors pas possible de
répondre : Sous quelles conditions une ligne tracée sur le papier

1. Ce mode de construction qui consiste à remplacer la courbe par un contour


formé de petites lignes (lineolœ) fut indiqué par Jean Bernoulli en 1694 (Modus
generalis construendi omnes ¿equationes differentiates primi gradus, ap. Acta
Eruditorum, novembre 1694; Œuu., 1742, t. I, p, 123 et suiv.). Déjà Leibniz en
avait eu l'idée dès 1675.
2. Je prends le mot « courbe » (ligne tracée d'un trait continu) dans son sens
le plus général.

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826 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DK MOKALE.

est-elle une courbe géométrique, et sous quelles conditions une


courbe représente-t-elle une fonction?
Ces deux questions contiennent en germe tout le développement
moderne de l'Analyse Mathématique. Or ce sont expressément celles
que posait pour la première fois la Géométrie de Descartes.

De ces remarques, quelles conclusions devons-nous tirer? C'est


que, comme nous l'avons dit en commençant, l'œuvre mathématique
de Descartes a un double aspect. En même temps qu'elle proclame
et explique le succès de la méthode algébrique, la Géométrie en
montre les limites. Très nettement, elle fait apparaître les difficultés
auxquelles va venir bientôt se heurter la conception synthétiste de
la science. Et c'est pourquoi c'est encore à Descartes qu'il faut
remonter quand on veut déterminer les origines du revirement qui,
une fois de plus, transforme la face des mathématiques en faisant
passer au premier plan l'analyse et l'intuition.
Ce revirement, chose curieuse, nous commençons seulement à en
prendre clairement conscience. D'aucuns ne veulent pas encore
l'apercevoir. Mais, en découvrant les raisons historiques qui Tont
provoqué, nous en prouvons, je crois, de façon indéniable, la
réalite, et nous nous expliquons bien en quoi il consiste. Avec un peu
de perspicacité, ne pouvons-nous déjà, à la seule lumière de l'œuvre
de Descartes et des réflexions qui précèdent, en pressentir et détinir
la nature?

D'après la conception algébriste, les mathématiques tout entières


ne seraient qu'une puissante méthode de calcul : entendons : une
combinaison ou synthèse d'éléments, faite suivant des règles conve-
nues. Or les syuthèses que l'on peut ainsi réaliser ne nous donnent
pas le moyen d'atteindre et d'étudier la totalité des faits mathéma-
tiques. Les notions que notre intuition (au sens cartésien du mot)
nous permet de deviner, et d'apercevoir de loin en loin, sont plus
riches que les composés de l'algèbre. Et ainsi il apparaît que l'algèbre
synthétique n'est qu'une partie de la science; plus exactement, il
n'y faut voir qu'un instrument. Le vrai but de nos recherches est
l'analyse de certaines notions dont nous nous efforçons d'exprimer le
contenu aussi fidèlement que possible; et le moyen employé consiste
à faire le siège de ces notions suivant des directions convergentes, à

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P. BOUTROUX. - LA « GÉOMÉTRIE » DE DESCARTES. 827

en obtenir des représentations ou des approximations variées, qui le


fassent connaître sous ses diverses faces.
Tâche ardue en vérité, hérissée d'obstacles, féconde en belles sur-
prises aussi.
J'emploie ces derniers mots à dessein, car ils caractérisent bien
les sentiments qu'éprouvent les meilleurs savants d'aujourd'hui à
l'égard de leurs études.
Après une longue et complexe évolution, il semble que la science
se retourne maintenant vers son idéal primitif, il semble que l'âme
du mathématicien redevienne hellène.
C'est que la superbe illusion, sur laquelle pendant deux siècles
l'algèbre a vécu et grandi, se dissipe aujourd'hui. Transporté par les
premières manifestations do sa puissance synthétique, l'homme a
déclaré : « La science est mon œuvre; c'est une construction dont je
suis l'architecte; rien n'est plus faux que l'attitude passive du géo-
mètre grec, de ce rêveur, qui se borne à enregistrer des faits et à
pêcher à la ligne de jolis théorèmes. » Et voici qu'aujourd'hui les
limites de notre puissance de synthèse apparaissent aux moins clair-
voyants. Au-dessus de l'édifice de la science il y a quelque chose, et
quelque chose qui n'est pas notre fait. Il y a un monde d'idées où il
nous faut tenter de pénétrer, et dont, par des procédés de projection
aussi peu déformants que possible, nous devons dresser la carte.
Ce sont les Grecs qui avaient raison. La recherche scientifique est
une contemplation de l'esprit; mais c'est, quoi qu'en ait dit Platon,
une contemplation qui suppose une industrie préalable. Nous avons
dépassé les Grecs le jour où nous avons reconnu que, pour voir loin et
profondément, il est nécessaire de s'aider d'instruments, de travaux
d'art et d'échafaudages.
Pierre Boutroux.

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