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« La plupart de ceux qui ont écrit sur les républiques présument, requièrent ou prétendent que

l’homme est un animal né apte à la société. Les Grecs disent : un zoon politikon (animal politique).
Et sur ces fondements ils édifient une doctrine civile, comme si la préservation de la paix et le
gouvernement de tout le genre humain n’exigeaient rien d’autre sinon que les hommes s’accordent
sur certains pactes et sur certaines causes qu’ils appellent sitôt des lois. Or cet axiome, bien qu’il
soit admis par le plus grand nombre, est faux et c’est une erreur qui provient d’une observation trop
superficielle de la nature humaine. En examinant en effet plus attentivement les causes qui poussent
les hommes à se réunir et à goûter leur société mutuelle, il apparaîtra aisément que cela n’arrive pas
parce que, par nature, les choses ne sauraient se passer autrement, mais par accident. Car si un être
humain aimait un autre être humain par nature, c’est-à-dire en tant que celui-là est humain, on ne
pourrait alors expliquer pourquoi chacun n’aimerait pas également chacun, dans la mesure où
chacun est également humain, ni pourquoi il fréquenterait ceux à la société desquels il trouve
honneur et intérêt plutôt que les autres. Par nature, nous ne cherchons donc pas des associés, mais
l’honneur et le bénéfice qu’on en tire ; nous désirons au premier chef ceux-ci, au second chef ceux-
là. On découvre le motif que les hommes ont de se réunir à partir de ce qu’ils font quand ils sont
réunis. En effet, si c’est pour affaires, chacun se préoccupe non de son associé mais de son propre
bien. Si c’est dans le cadre de leurs fonctions, apparaît alors une forme d’amitié publique où il y a
plus de crainte mutuelle que d’amour : de là nait parfois une faction, jamais de la bienveillance. Si
c’est pour le plaisir et se divertir, chacun se réjouit en général le plus de ce qui, en provoquant le
rire, pourrait lui permettre (conformément à la nature du risible) de se sentir plus estimable en
comparaison du déshonneur ou de la faiblesse d’autrui. Et même si cela reste parfois inoffensif et
courtois, il est pourtant manifeste qu’ils s’apprécient non pas tant pour leur société que pour leur
propre gloire. Au reste, la plupart du temps dans ce genre de réunions, les absents sont critiqués,
leur vie entière, leurs paroles, leurs faits et gestes sont examinés, jugés, condamnés et tournés en
dérision ; et cela sans épargner les participants eux-mêmes, qui subissent le même sort dès qu’ils
ont quitté l’assemblée, de sorte qu'il n'avait pas pris une résolution absurde, celui qui avait pour
habitude de quitter la partie le dernier. »

HOBBES, De cive (Du citoyen), chap I, §2, tr. Crignon (1642).

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