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«Penser scientifiquement le monde»

Entretien avec François Taddei


Propos recueillis par Martine Fournier
Grands Dossiers N° 58 - Mars-avril-mai 2020

Article mis à jour le 12/02/2020

À l’heure du numérique, il faut changer les manières d’apprendre ! François Taddei plaide
pour un enseignement qui développe la curiosité et la créativité des élèves, tout en les initiant
aux exigences de la démarche scientifique.

> François Taddei

Polytechnicien, biologiste, chercheur à l’Inserm, il a publié Apprendre au 21e siècle,


Calmann-Lévy, 2018.

L’apprentissage par l’expérience, le dialogue entre les différents champs du savoir,


l’exploration de combinaisons inédites – qu’il s’agisse de comprendre les bactéries, d’inventer
des cursus universitaires ou de définir des objets de recherche…, telles sont quelques-unes des
causes défendues par François Taddei. Après des études secondaires où il brille plutôt pour
ses qualités de joueur d’échecs, F. Taddei sera diplômé de l’École polytechnique, ingénieur
des Ponts, des Eaux et Forêts. Une thèse de génétique et plusieurs recherches, notamment sur
le virus du sida, le conduisent à l’Inserm où il devient directeur de recherche. En 2003, après
avoir obtenu un prix pour la recherche fondamentale (pour ses recherches sur l’évolution et le
vieillissement des bactéries), enseigné à l’institut Pasteur et à l’ENS entre autres, il est
encouragé par le directeur de l’Inserm à développer les études interdisciplinaires. C’est ainsi
qu’il devient un véritable « entrepreneur social », comme il se décrit lui-même et fonde le
Centre de recherches interdisciplinaires (encadré ci-dessous).
Très investi sur la scène éducative, F. Taddei plaide pour de profonds changements dans les
manières d’enseigner afin de prendre en compte les avancées technologiques et
transformations des sociétés actuelles. En 2018, il a remis au gouvernement un rapport intitulé
« Pour coconstruire une société apprenante », et a publié, avec Emmanuel Davidenkoff,
Apprendre au 21e siècle (2018).

Dans votre livre, Apprendre au 21e siècle, vous plaidez pour de nouvelles manières
d’apprendre et d’enseigner. En quoi le numérique peut-il faire, comme vous le dites,
émerger un nouveau paradigme ?

À partir de Gutenberg, la révolution de l’imprimerie a permis la diminution du coût d’accès à


l’information. Des historiens ont montré que ce qui n’était au départ qu’une technologie de la
communication a engendré dans les siècles suivants de profonds changements politiques et
sociaux. Internet a le même rôle, mais là où il a fallu plusieurs siècles pour opérer ces
changements, il suffit aujourd’hui de quelques années.

Le numérique et l’intelligence artificielle nous amènent à réfléchir sur la façon dont on


sélectionne les élèves. Si on s’en tient à leur capacité à mémoriser et à calculer, les
ordinateurs sont meilleurs que nous. Au lieu de mettre les élèves en compétition sur les
savoirs d’hier, on pourrait les inviter à collaborer pour réfléchir, à partir des problèmes
d’aujourd’hui, à construire les savoirs du monde de demain. Pour cela, il faut initier de
nouvelles démarches. Les enfants sont capables dès le plus jeune âge de penser
scientifiquement le monde. Comme l’a montré la psychologue Alison Gopnik (chercheure à
Berkeley), leur développement cognitif procède du même processus que les scientifiques
mettent en œuvre pour faire progresser le savoir. Je plaide pour développer ce potentiel de
chercheur qui est en nous. À l’heure actuelle, on constate que des enfants toujours plus jeunes
publient des articles dans des revues scientifiques. L’histoire des sciences est d’ailleurs pleine
de découvreurs précoces. Évariste Galois, mort dans un duel à 20 ans (1832), a donné son
nom à une branche des mathématiques toujours féconde aujourd’hui. Le grand psychologue
Jean Piaget a publié son premier article scientifique à 11 ans. En 2013, un jeune Français de
15 ans a cosigné un article avec son père, l’astrophysicien Rodrigo Ibata, dans la revue
Nature, à propos d’une question sur les galaxies naines irrésolue jusque-là.

Vous avez mis en œuvre, avec Ange Ansour, professeure des écoles, le programme des
Savanturiers. En quoi consiste ce programme ?

Dans ce programme, que nous menons avec le Cri, nous accompagnons des enseignants qui
souhaitent initier leurs élèves à la démarche scientifique. Des « mentors » (chercheurs,
ingénieurs, etc.) viennent dans les classes et présentent aux élèves les méthodes, concepts et
outils de divers champs d’investigation scientifique. Les projets présentés, qui émanent de
questionnements des élèves sont ainsi adossés à la recherche.

Depuis sa création, en 2013, le réseau s’est beaucoup développé. De la maternelle au lycée, y


compris dans les établissements en zone prioritaire, dans les lycées professionnels, ou dans le
périscolaire. Nous avons des Savanturiers en ingénierie, sciences du climat et de
l’environnement, en neurosciences, en sciences humaines ou en histoire… (https://les-
savanturiers.cri-paris.org).

Quels profits les élèves en tirent-ils ?


Ils en tirent bien sûr des compétences scientifiques, mais aussi sociales, sanitaires ou encore
citoyennes. Par exemple, des élèves handicapés de classes ulis (universités localisées pour
l’inclusion scolaire) ont préparé, lors de notre congrès annuel où les élèves présentent leurs
travaux, une conférence sur le cerveau. Après avoir travaillé pendant un an sur le sujet, ils
montraient que le cerveau était toujours capable d’apprendre mais qu’il fallait en prendre
soin : ils conseillaient ensuite d’éviter addictions ou violences qui puissent endommager leur
bien le plus précieux…

Je pourrais aussi citer l’un des premiers projets, initié dans la classe d’A. Mansour (CM1-
CM2 en éducation prioritaire). Les élèves avaient installé une fourmilière dans la classe.
Après avoir beaucoup lu – non sans difficultés – au départ, ils s’étaient rendu compte que
toutes les questions qu’ils se posaient ne trouvaient pas de réponses dans les livres ou sur le
Web. Des myrmécologues (spécialistes des fourmis) sont venus répondre à toutes leurs
questions ; cependant, les observations des enfants sont allées parfois à l’encontre de leurs
réponses, ce qui a engendré un fécond dialogue… Les enfants ont appris comment s’élabore
une connaissance, comment on vérifie ses sources, en quoi le pouvoir de l’expérimentation
permet de tester des hypothèses. Ils sont autorisés à être curieux, ce qui n’est pas toujours le
cas dans l’enseignement classique ! Et ils acquièrent des connaissances qui font sens pour
eux.

Dans ce genre de collectif, les élèves apprennent, les enseignants se forment à ces nouvelles
démarches, et les scientifiques sortent de leur zone de confort ! L’impulsion donnée par les
Savanturiers s’est transformée en une dynamique d’empowerment pour tout un ensemble
d’acteurs : enseignants, scientifiques, mais aussi acteurs locaux comme les municipalités qui
encadrent certains projets. C’est ainsi qu’émergent ce que j’appelle des « territoires
apprenants », comme à Genevilliers où travaillent ensemble la mairie, le campus de Thalès et
des équipes des Savanturiers : des dizaines de classes d’écoles et de collèges (relevant de
l’éducation prioritaire) mènent des projets accompagnés par des ingénieurs bénévoles…

Vous prônez les vertus de l’intelligence collective… Mais de tels projets ne trouvent-ils
pas des obstacles dans un système d’enseignement qui valorise plutôt les réussites
individuelles ?

Aujourd’hui, les pays bons élèves de la classe Pisa (évaluation de l’OCDE) ont tous mis en
œuvre des réformes visant à favoriser l’observation, l’expérimentation, l’apprentissage par
essai-erreur, et la coopération. Qu’il s’agisse de la Finlande, de Singapour ou du Canada, pays
pourtant très différents en termes d’organisation sociale et politique. Tous adossent par
ailleurs leurs programmes aux découvertes issues des sciences cognitives. Tous aussi ont
beaucoup investi dans la formation des enseignants, ce qui n’est pas le cas en France.

La plupart du temps, nos actions sont en lien avec les programmes scolaires. Il s’agit en fait
d’une pédagogie de projet, comme le faisaient déjà des pédagogues comme Maria Montessori,
Célestin Freinet et nombre d’innovateurs de l’éducation nouvelle.

Ce type de fonctionnement n’est pas spontané ; il suppose des règles claires. Dans les classes,
pour que s’instaure une intelligence collective, il faut savoir la catalyser et la canaliser :
s’écouter avec empathie et bienveillance ; apprendre à faire des critiques constructives (la
critique négative peut inhiber les élèves) ; coconstruire et coopérer en se respectant les uns les
autres.
Le concept de collectivité apprenante est d’autant plus puissant qu’il repose sur un travail et
un partage documentaires. Il ne s’agit pas de réinventer la roue ! Pascal et Newton avaient
déjà émis cette idée que, pour voir loin, on a besoin de gravir les épaules des géants. Cette
idée est au cœur de l’apprentissage par la recherche que nous promouvons de la maternelle à
l’université.

Comment concevez-vous cette « planète apprenante », que vous appelez de vos vœux
dans votre livre ?

Les neurosciences nous montrent que l’intelligence des humains, surtout lorsqu’elle est
collective, est plus performante que l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, les outils de
partage permettent aux citoyens de devenirs cochercheurs, d’adopter les principes d’une
science ouverte grâce aux articles, aux méta-analyses, aux logiciels et aux outils statistiques
disponibles sur le Web. Open science, open data, open source se combinent pour cela.

J’aime me référer à cette pensée attribuée à Confucius : les humains ont deux vies et la
seconde n’arrive que lorsqu’ils prennent conscience qu’ils n’en ont qu’une.

Pour moi, la planète apprenante est une seconde planète. On a appris par exemple qu’on était
sur une planète aux ressources finies, que jusque-là on surexploitait. Cette prise de conscience
progressive a mobilisé des millions de jeunes qui sont dans la rue au nom de la crise
climatique et environnementale. Sans le numérique, ils n’auraient pas forcément eu accès à
cette information et encore moins pu se mobiliser de manière synchrone. Aujourd’hui, à
l’échelle planétaire, on peut apprendre les uns des autres, les innovations se diffusent à la
vitesse du Web.

La planète apprenante permet une cocréation de la connaissance dans l’enseignement,


l’apprentissage, la recherche et dans la société tout entière. 

Le Centre de recherches interdisciplinaires (Cri)


À l’automne 2008, Le Centre de recherches interdisciplinaires, financé au départ par la
fondation Bettencourt, s’installe au cœur du quartier du Marais dans de superbes locaux. Lieu
intermédiaire entre le monde associatif et le monde universitaire, ce type de lieu est appelé
middle ground en anglais : il se situe entre l’underground (qui manque de légitimité) et
l’upper ground (les institutions qui ont du mal à se transformer).

Les sociologues de l’innovation utilisent souvent la métaphore végétale pour évoquer ces
middle ground : ils se gèrent comme des jardins, et ont vocation à faire croître de « jeunes
pousses prometteuses, leur donner l’énergie et l’alimentation nécessaires pour qu’elles
portent leurs fruits et se multiplient par la suite », explique François Taddéi.

Créé au départ sous statut associatif, le Cri fait aujourd’hui partie de l’université de Paris et
délivre des diplômes universitaires, de la licence au doctorat. Une trentaine d’étudiants-
chercheurs y travaille.

Les diplômes délivrés par le Cri ont souvent un statut dérogatoire. Par exemple, une licence
« Frontières du vivant » où interviennent différentes disciplines, de la médecine aux maths ou
à la physique, ou encore un master « Approche innovante de la recherche et de
l’enseignement » qui comprend trois axes : sciences du vivant, du numérique, et de
l’apprentissage (sciences cognitives à l’IA, sciences de l’éducation à toutes les sciences
humaines). Le Cri propose également des DU et des enseignements pour la Formation tout au
long de la vie. 

Martine Fournier

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