2,70 € Première édition. No 13015 Vendredi 28 Avril 2023 www.liberation.

fr

AFFAIRE NASSER AL-KHELAÏFI Rencontre avec l’homme aux clés USB pages 16-17

POLOGNE CULTURE
La forêt, Un Ehpad
piège des avec l’art et
migrants la manière
pages 8-9 pages 22-23
photo marie rouge

sophie binet «Le pouvoir

Sophie Binet, jeudi au siège de la CGT à Montreuil.

s’est radicalisé»
A l’approche du
1er Mai, «Libération»
a rencontré la nouvelle
numéro 1 de la CGT.
pages 2-4

Ken Domon
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2 u
Événement
éditorial
Par
Paul Quinio
Combat
Il est encore trop tôt pour tirer
des enseignements de l’arrivée
de Sophie Binet à la tête de
la CGT. C’est d’autant plus vrai
que son élection surprise lors
du congrès de la deuxième
­centrale syndicale française in-
tervient dans un moment parti-
culier : la rupture totale de dia-
logue entre l’exécutif et les
organisations représentatives
Sophie Binet
«Si on perd
par la porte,
on gagne par
la fenêtre»
A quelques jours du 1er Mai, la nouvelle
secrétaire générale de la CGT refuse
de s’avouer vaincue sur la réforme
des retraites et précise l’orientation
qu’elle veut donner au syndicat.
des salariés. Et même si les ma-
nifestations unitaires du 1er Mai
ressembleront sans doute à un
massif baroud d’honneur après
quatre mois de mobilisation
historique contre la réforme
des retraites, cette bataille-là
n’est pas totalement terminée.
Attendons un peu avant de cla-
mer haut et fort que son élec-
tion constitue un tournant. Il
n’en demeure pas moins qu’elle
est, au sens propre, un événe-
ment. La native de Nantes est
la première femme à diriger la
confédération. Dans une orga-
nisation où le combat social
continue parfois, dans certai-
nes fédérations, de rimer avec
une forme de virilisme, ce n’est
pas anodin. Mais Sophie Binet
interview
Libération Vendredi 28 Avril 2023
est aussi – peut-être même sur-
tout – la première cadre à accé-
der à cette fonction dans une
parfois par ses notes d’humour,
parfois par l’attention apportée
à certains sujets – celui des vio-
centrale où la culture ouvrière lences sexuelles et sexistes par
reste dominante. Dans l’entre- exemple. Restent deux ques-
tien qu’elle nous a accordé, elle tions en suspens. La première
se garde bien de considérer que est celle des relations que la se-
son magistère signera «la fin
d’une époque», et donc le début
crétaire générale de la CGT
­entretiendra avec la future
d’une autre. Sa première mis- ­numéro 1 de la CFDT, Marylise
sion, compte tenu des tensions Léon. La seconde, quand le
internes apparues lors du con- temps viendra de se rasseoir à
grès qui expliquent son élec- la table de négociations sur les
tion surprise, va ­consister à as- salaires, la pénibilité, l’emploi
surer la cohésion de sa des seniors et on en passe, est
confédération, en revendi- celle du positionnement
quant sur le fond une forme de qu’adoptera Sophie Binet. Car
continuité contestataire. même si elle ne peut pas le dire
Il n’empêche que, sur la forme, aujourd’hui, une chose est
ses interventions depuis sa sûre : il faudra bien, dans l’inté-
prise de fonction tranchent ; rêt des salariés, s’y rasseoir. •
Recueilli par
Damien Dole, Frantz Durupt,
et Anne-Sophie Lechevallier
Photo
Marie Rouge
L
a figurine de Monsieur Patate et sa
moustache ont disparu du bureau, em-
portées par Philippe Martinez. Un nou-
veau chapitre s’ouvre au huitième étage du
siège de la CGT, à Montreuil. Pour la première
fois, la confédération est dirigée par une
femme, issue de la CGT-cadres. La nouvelle
secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet,
41 ans, a été désignée à la surprise générale au
terme d’un congrès qu’elle a qualifié de «très
difficile et violent parfois». Elle a pris ses fonc-
tions au milieu d’une mobilisation historique
contre la réforme des retraites. Depuis, elle
multiplie les formules contre l’exécutif et les
déplacements sur les piquets de grève : avec
les salariées de Vertbaudet dans le Nord, ceux
de la centrale de Gardanne dans les Bouches-
du-Rhône… Ce vendredi, à l’occasion de la
journée mondiale de la santé et de la sécurité
au travail, elle sera devant le ministère pour
dénoncer les accidents du travail, qui tuent
plus de 600 personnes par an. Et prépare le
premier 1er Mai unitaire depuis 2009.
L’exécutif veut inviter les syndicats et le
patronat à élaborer un agenda social pour
un futur «pacte de la vie au travail» por-
tant sur les salaires, la pénibilité, l’emploi
des seniors… Vous y participerez ?
Ils font les choses dans le mauvais ordre. Ils
passent leur réforme en force, la promulguent
à la hussarde de nuit sans tirer les leçons de
la censure du Conseil constitutionnel, et
maintenant nous appellent pour faire les
pompiers. Car les dispositions sur lesquelles
ils veulent qu’on négocie sont celles qui ont
été censurées. Or le patronat a déjà annoncé
la couleur en disant qu’il ne voulait pas de
mesures ­contraignantes, notamment sur
l’emploi des seniors.
Quelle que soit l’ampleur du 1er Mai,
­pensez-vous que cette manifestation se-
rait de nature à faire changer d’avis le
gouvernement ?
Je crois toujours en l’intelligence de mes inter-
locuteurs. Je veux croire en l’intelligence du
Président et du gouvernement d’arriver à la
conclusion que, s’ils ne retirent pas cette ré-
forme, il y aura une défiance dans le pays et
donc que le quinquennat ne pourra pas bien
se terminer. Il peut convoquer un référendum.
Il l’a encore exclu il y a quelques jours…
Oui. Mais on a une perspective très intéres-
sante avec, le 8 juin, l’examen d’une proposi-
tion de loi d’initiative parlementaire [du
groupe Liot, ndlr] qui propose d’abroger le
­report de l’âge légal, sur laquelle nous lll La secrétaire générale de la CGT, Sophie
 Libération Vendredi 28 Avril 2023
Binet, au siège du syndicat, à Montreuil, jeudi.
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
lll appelons tous les députés à ­prendre
leurs responsabilités. S’ils ont refusé de voter
la réforme des retraites, ils doivent voter cette
loi d’abrogation. Ce serait alors un sacré coup
de tonnerre.
Vous n’évoquez pas la décision du Conseil
constitutionnel attendue le 3 mai sur
la deuxième demande de RIP. Vous pen-
sez qu’il y a peu d’espoir ?
Non, pas du tout. J’espère que le Conseil
jouera son rôle de sagesse en validant ce RIP,
sachant quand même que le RIP a été rédigé
pour ne quasiment jamais marcher.
Vous disiez début avril que le Président
ne pourrait plus gouverner s’il ne retirait
pas la réforme. Pour vous, les deux der-
nières semaines le prouvent ?
Quand on ne peut plus sortir de son bureau
sauf à prendre des arrêtés qui remettent gra-
vement en cause les libertés publiques, avec
des interdictions de circuler dans des périmè-
tres de plus en plus larges autour du président
de la République et de ses ministres, et qu’on
en vient à interdire les «dispositifs sonores
portatifs» (lire page 4) … Si c’était une blague
dans un film, on en rigolerait, mais c’est grave
pour les libertés d’en arriver là ! Ça montre un
pouvoir aux abois.
Et quand Gabriel Attal, le ministre des
Comptes publics, dit que ce sont surtout
des militants d’ultragauche ou syndicaux
qui ont le temps de faire des actions en-
tre 14 heures et 18 heures ?
Zéro imagination. N’importe quel observateur
voit bien que la colère dépasse largement les
rangs des militants syndicaux. D’ailleurs, pour
les casserolades, ce n’est pas la CGT qui a lancé
le mot d’ordre, ni La France insoumise. C’est
Attac, puis ça s’est diffusé. La colère est telle
que tout le monde veut s’organiser et agir.
Un des grands acquis de cette mobilisa-
tion, c’est l’intersyndicale. Comment
voyez-vous les choses après le 1er Mai ?
Nous allons nous réunir rapidement après
le 1er Mai pour définir les suites. La volonté de
la CGT et des autres membres de l’intersyndi-
cale, je pense, c’est de rester unis. Unis dans
notre refus de cette réforme des retraites et
dans notre exigence qu’elle ne s’applique pas,
unis dans notre exigence de parler enfin des
vrais sujets : les salaires, l’environnement, les
conditions de travail, etc.
Malgré une mobilisation massive dans la
durée, ce qui est rare, aucune concession
n’a été faite par le gouvernement. N’est-ce
pas un grand paradoxe ?
Le pouvoir s’est radicalisé. Nous sommes in-
terpellés par nos homologues allemands, qui
ne comprennent pas du tout ce qui se passe
en France. Ils nous disent : «C’est incroyable,
si on avait fait pendant une semaine ce que
vous avez fait là en trois mois, la réforme serait
déjà retirée !» C’est pour ça qu’on parle de crise
sociale et démocratique.
Du côté des organisations syndicales,
vous estimez avoir fait…
…Un sans-faute. Le problème, c’est que le
pouvoir joue le pourrissement et qu’il est prêt
à tout pour faire passer cette réforme dont
personne ne veut à part lui, au risque d’empê-
cher la fin du quinquennat, qui va être extrê-
mement dégradé à cause de cet entêtement.
C’est pour cela que je veux toujours croire
à l’intelligence des interlocuteurs, au fait
qu’ils retrouvent la raison. Il y a dix portes de
sortie que nous avons ouvertes, comme ne
pas appliquer la réforme tant qu’il n’y a pas
d’accord sur l’emploi des seniors…
N’y a-t-il pas de quoi être découragée ?
Par nature, quand on est syndicaliste, on n’est
jamais découragée, car on sait que si on perd
par la porte, on gagne par la fenêtre. On ne
­lâchera pas, et on reviendra par d’autres
moyens pour faire en sorte que cette réforme
ne s’applique pas. Nous avons déjà marqué des
points très importants. Le premier acquis, c’est
u 3
la bataille des idées. Le deuxième, c’est d’avoir
­remis le syndicalisme au centre et la CGT à la
place qui est la sienne, avec près de 30000 per-
sonnes qui nous ont rejoints ­depuis le début
du mouvement. Aujourd’hui, ce ne sont pas les
syndicats qui sont bloqués, c’est le gouverne-
ment qui ne peut plus dérouler son agenda car
nous avons réussi une mobilisation historique.
Une des revendications de la CGT est de
réindexer les salaires sur les prix. Cela
pourrait-il affaiblir la négociation sociale?
Au contraire. Cela permet que la négociation
ne se fasse pas pour tenter de maintenir le
pouvoir d’achat, mais de discuter de l’affecta-
tion des gains de productivité, de la reconnais-
sance du travail et de l’investissement des sa-
lariés, de la valorisation de leur pouvoir
d’achat. Alors qu’aujourd’hui, avec le peu de
négociations sur les salaires, ces derniers bais-
sent en euros constants. C’est une urgence de
réindexer tous les salaires sur l’inflation.
L’inflation pèse sur les prix alimentaires.
La réponse gouvernementale, avec un
­panier anti-inflation, vous semble-t-elle
suffisante ?
Le président de la République a répondu lui-
même en disant qu’il faudra faire le dos rond
jusqu’à la fin de l’été ! Les salariés sont de plus
en plus nombreux à ne plus se nourrir correc-
tement, pendant que les industries agroali-
mentaires font des profits records. Les entre-
prises veulent préserver leurs marges et les
dividendes en augmentant les prix et pas les
salaires. C’est la double peine. Il faut se pen-
cher sur les 200 milliards d’aides publiques
données chaque année aux entreprises sans
contrepartie ni conditionnalité, taxer les pro-
fits, les dividendes et les rachats d’actions.
On propose de soumettre les dividendes et les
rachats d’action à cotisations sociales, ce qui
résoudrait le déficit des retraites.
Un autre levier pour financer les retraites,
c’est l’égalité femmes-hommes. Comment
y parvenir ?
C’est très lent parce qu’il n’y a aucune politi-
que volontariste et que, sur ce sujet, l’hypocri-
sie est totale. La loi est claire depuis cinquante
ans, elle interdit les inégalités salariales entre
les femmes et les hommes. En attendant, il
n’existe aucune sanction pour ceux qui ne res-
pectent pas la loi. C’est comme si on disait que
la vitesse est limitée à 90 km/h et qu’il n’y
avait ni radar ni policiers. Il faut mettre en
place des sanctions, des moyens pour les ins-
pections du travail, des obligations de négo-
cier. En lieu et place de tout cela, il existe un
index sur l’égalité salariale qui permet aux en-
treprises de s’en sortir avec un satisfecit alors
qu’elles ont des écarts monstrueux.
Espérez-vous que votre nouvelle fonction
donne plus de poids aux combats féminis-
tes, à la lutte contre les violences sexuelles
et sexistes «qui ne peuvent pas être secon-
daires», comme vous l’avez dit dans votre
premier discours ?
Je vais faire en sorte que le travail de la CGT
soit continué et amplifié. 30 % des femmes
sont victimes de harcèlement sexuel au travail.
Il y a eu #MeToo, les mentalités ont évolué, le
seuil de tolérance a baissé, mais la loi n’a pas
changé et les patrons non plus. Il y a encore
trop peu de dispositifs dans les entreprises de
prévention des violences et de protection des
victimes. Quand ces dernières parlent, qu’elles
sont crues, qu’elles sont accompagnées par les
syndicats, elles se heurtent à des blocages pa-
tronaux dès lors que ces violences sexuelles
mettent en cause des rapports de pouvoir. Au-
tant licencier une caissière pour 50 centimes
d’erreur de caisse, c’est fait dans la demi-
heure, autant licencier un agresseur sexuel,
c’est parfois deux ans de combat syndical.
Et à l’intérieur de la CGT, les questions de
violences ou d’égalité sont-elles traitées ?
Nous avons un devoir ­d’exemplarité. On doit
avoir des dispositifs pour faire Suite page 4
4 u
Événement Libération Vendredi 28 Avril 2023

Suite de la page 3 en sorte de prévenir les

violences sexuelles, et, quand ça se produit,
que leurs auteurs ne puissent plus représen-
ter la CGT. Quant à la parité, la CGT est la pre-
mière organisation syndicale à l’avoir mise en
place à la direction confédérale, en 1999. Pour
autant, cela ne suffit pas. Ça progresse, puis-
que quasiment 40 % de nos syndiqués sont
des femmes et qu’on est à 50 % au niveau de
la direction confédérale, mais trop lentement.
On a comme objectif d’arriver à la parité sur
les organisations territoriales. Sur les fédéra-
tions, c’est différent : les champs profession-
nels ne sont pas mixtes, il faut donc qu’on soit
à peu près représentatifs du salariat.
Qu’est ce qui se passait dans votre tête
le 31 mars, quand vous êtes montée sur
scène juste après votre élection surprise ?
Ce n’était effectivement pas prévu. Les choses
se sont précisées dans la nuit de jeudi à ven-
dredi, et se sont décidées à 3 heures du matin.
Effectivement, à 10 heures, j’étais très fati-
guée. Mais quand on est dans la seringue,
c’est comme quand on est dans une course de
fond, il ne faut pas réfléchir à grand-chose.
On a fini avec une CGT déterminée à se mobi-
liser contre la réforme et soudée. Je pense
que c’est une très belle fin de congrès, qui
m’oblige. Mais heureusement, je ne suis pas
la seule à être élue. On a une équipe, un
­bureau confédéral que j’ai proposé et qui est
rassembleur.
Pendant le congrès, un amendement Une manifestation dans le Doubs, à l’occasion d’un déplacement d’Emmanuel Macron, jeudi. Photo SEBASTIEN BOZON. AFP
symbolique a été adopté à 50,3 % des voix
pour sortir du collectif Plus jamais ça (1).

Interdiction des manifestations :

Quelles conséquences en tirez-vous ?
Je suis élue pour appliquer les décisions du
congrès. Or ce qui est indiscutable, c’est que
«Plus jamais ça» a été supprimé des orienta-
tions de la CGT. Mais la décision du congrès,
c’est aussi de dire qu’il faut continuer à tra-
vailler sur les questions environnementales
en les articulant avec les questions sociales,
les préfets recadrés par Beauvau
et qu’il faut continuer à travailler avec les Une note du ministère l’Intérieur, haut fonctionnaire régulier ainsi qu’à la transmis- un autre article de loi. L’arrêté
­autres organisations syndicales mais aussi de l’Intérieur adressée chargée de défendre et de s’as- sion d’un rapport annuel n’a toutefois même pas tenu
avec des ONG. Je serai très attentive à ce que aux représentants surer de la légalité de l’action ­dressant le bilan des différentes jusqu’à son audience au tribu-
les décisions soient prises collectivement en- de Beauvau, dresse le constat : mesures prises sur son fonde- nal administratif de Besançon,
tre la direction et les organisations de la CGT.
de l’Etat mardi «Dans le cadre de la sécurisa- ment.» qui devait avoir lieu jeudi
«Fin du monde, fin du mois, même combat»,
dénonce un tion d’événements sur la voie ­matin, en raison des recours
c’est bien, c’est un beau slogan. Mais la ques- «détournement publique, des périmètres de pro- «Atteinte à la liberté déposés. La préfecture du
tion, c’est comment concrètement on fait en de procédure». tection ont été mis en place par d’aller et venir» Doubs l’a en effet retiré d’elle-
sorte que ce soit le même combat. certains préfets sur le fonde- Ce recours à cet article du code même mercredi soir. Un retrait

Quels rapports souhaitez-vous entretenir
avec les partis politiques ?
Normaliser ces rapports, se dire clairement
quelles sont nos responsabilités respectives.
Ce ne sont pas les mêmes. Nous, on est plus du
côté des contre-pouvoirs, même si on
­considère qu’on exerce le pouvoir d’un point
de vue économique. C’est donc à nous qu’il re-
vient d’organiser la mobilisation sociale, les
grèves et les manifestations. A partir du mo-
ment où on se dit que nous n’avons pas le
même rôle mais que nous travaillons ensemble
sur la base de la complémentarité de nos rôles,
je pense que ça simplifie la discussion.
Vous êtes la première dirigeante de la CGT
à avoir eu un passé socialiste, mais aussi
la première cadre. Est-ce que ça signifie
la fin d’une époque ?
Non, je ne pense pas. La preuve, c’est que j’ai
été élue très largement. En réalité, cela fait
mentir beaucoup de caricatures sur la CGT,
qui est très ouverte. Ensuite, mon passé poli-
tique a quand même été assez furtif parce que
j’ai été adhérente pendant cinq ans, mais je
n’ai eu aucune responsabilité et j’en suis par-
tie en 2013 en raison d’un désaccord sur la po-
litique de François Hollande. Mon engage-
ment, c’est le militantisme syndical. •
(1) «Plus jamais ça» est une alliance écologique lancée
en 2020 par la direction de la CGT, qui s’est associée
à plusieurs organisations comme Greenpeace sans
avoir, selon de nombreuses critiques internes, assez
consulté la base.
L’
Intérieur resserre la vis
face aux préfets. Depuis
une semaine, les dépla-
cements d’Emmanuel Macron
– il était encore en visite jeudi
dans le Doubs – et des membres
du gouvernement ont été pres-
que systématiquement assortis
de dispositifs préfectoraux uti-
lisant une loi antiterroriste.
Leur objet : interdire les mani-
festations et sanctuariser ces
déplacements, qui attirent ras-
semblements contestataires et
casserolades. Des arrêtés parti-
culièrement contestés, y com-
pris devant la justice.
Mais cette pratique, et les criti-
ques qu’elle suscite, ne sont
­visiblement pas du goût du
gouvernement. Le ministère de
l’Intérieur a ainsi adressé
mardi un message à tous les
préfets, fustigeant cet usage du
texte antiterroriste par les re-
présentants de l’Etat dans les
départements.
«Eviter de nouvelles
suspensions»
Dans ce mail, que CheckNews a
pu consulter, la directrice des
libertés publiques et des affai-
res juridiques du ministère de
ment de l’article L. 226-1 du
code de la sécurité intérieure.»
Or, comme «viennent de le
­rappeler plusieurs juridictions»
– comprendre les tri-
bunaux administra-
tifs –, ces périmètres et
les mesures qu’ils per-
mettent ne peuvent être mis en
place «qu’à la seule fin d’assurer
la ­sécurité d’un lieu ou d’un évé-
nement exposé à un risque d’ac-
tes de terrorisme».
La suite du message est sans
appel : «La mise en place de
tels périmètres, en ­dehors de
toute justification d’un risque
­terroriste, et aux seules fins
­d’assurer le maintien de l’ordre
au sein de manifestations ou
d’événements sur la voie publi-
que en filtrant systématique-
ment l’accès à ce ­périmètre,
constitue donc un détournement
de procédure.»
Et d’ajouter : «Je vous remercie
donc de bien vouloir prendre en
compte cette alerte pour éviter
de nouvelles suspensions et dans
la mesure où l’application de la
loi Silt, dont est issu l’article
L. 226-1 du code de la sécurité
­intérieure, donne lieu à un
­contrôle parlementaire étroit et
de la sécurité intérieure, mis en
place à la fin de l’état d’urgence,
le 1er novembre 2017, pour «ren-
forcer la sécurité intérieure et
la lutte contre le terro-
risme», s’était multi-
plié ces ­derniers jours,
comme dans le Bas-
Rhin, dans l’Hérault (où l’inter-
diction des «dispositifs sonores
portatifs» avait amené les gen-
darmes à interdire et confis-
quer les casseroles), et le Loir-
et-Cher. Dans ce département,
où Emmanuel Macron visitait
mardi une maison de santé à
Vendôme, l’arrêté ­préfectoral
avait finalement été annulé par
le tribunal administratif d’Orlé-
ans. ­L’instance pointait dans
son délibéré ­l’absence de carac-
térisation du risque terroriste
(la préfecture avait brandi un
commentaire Facebook flou), et
«une atteinte grave et manifes-
tement illégale à la liberté
­d’aller et venir».
Un jugement tranché qui n’a
donc pas empêché le préfet
du Doubs de prendre un arrêté
similaire, toujours en se récla-
mant du texte antiterroriste,
mais en le couplant à une inter-
diction de manifester utilisant
qui équivaut à concéder son
­irrégularité, dans la mesure où
une préfecture «ne peut retirer
un acte réglementaire ou un
acte non réglementaire non
­créateur de droits que s’il est il-
légal», comme énoncé dans
­l’article L. 243-3 du code des re-
lations entre le public et l’admi-
nistration.
Reste que même si ces instruc-
tions vont probablement limi-
ter ces détournements, elles
ne figurent pas une jurispru-
dence, seulement une «alerte»
du ­ministère de l’Intérieur.
­D’autant plus que, dans le
Doubs, où il n’y a pourtant plus
d’arrêté préfectoral mettant en
place un périmètre de protec-
tion et interdisant les manifes-
tations, différents médias ont
recensé jeudi de multiples
­contrôles et barrages policiers,
sans fondements ­juridiques
connus. La préfecture du
Doubs et le parquet de Besan-
çon, qui a également pu
­p rendre des réquisitions
pour permettre l’action des
­forces de l’ordre, n’ont pour
l’instant pas répondu à nos sol-
licitations.
Alexandre Horn
6 u Libération Vendredi 28 Avril 2023

Mateusz Morawiecki,

Éditos/
le président du Conseil
des ministres polonais,
le 11 avril. Photo
Jonathan Ernst.
Reuters

susciter une crise européenne,

alors que l’Union à mieux à faire
en ce moment.
Le plus absurde, dans cette affaire,
est que les importations ukrainien-
nes ne sont pour rien dans la baisse
du prix des céréales qui touche tous
les pays de l’Union, celle-ci étant
due aux bonnes récoltes européen-
nes et mondiales. S’il y a un pro-
blème polonais, et uniquement po-
lonais, c’est parce que son industrie
agroalimentaire s’est plantée en
stockant plus que de raison ses
grains, espérant que les prix garde-
raient leur niveau record de l’été
dernier. Elle se retrouve donc avec
Les charognards
de l’apocalypse
Par Jacky Durand
Journaliste au service Modes de vie
Survivalistes de tout poil, il est temps de préparer
votre matos. La fin du monde est proche. Le ther-
momètre devient fou, Poutine a le bouton rouge
de la bombe H à portée de main. Alors, à vos cou-
teaux bushcraft (250 euros), vos tomahawks
(92,99 euros), vos tarières (25,99 euros), vos
­hamacs (64,95 euros) et votre kit de survie ­«ul-

Céréales ukrainiennes : des stocks importants sur les bras.

Mais ce n’est pas une crise agricole,
juste une diminution des profits
time», dixit le site materiel-bushcraft.com qui
promet pour 34,95 euros les éléments suivants
dans une boîte étanche : microboussole ; poche

les méthodes de pirate

­espérés. C’est d’ailleurs pourquoi à eau, corde nylon, bougie ; pierre à feu et grattoir,
la Commission n’a rien vu venir, kit de pêche, mini-pince multifonctions ; allumet-
puisqu’il n’y a aucune perturbation tes ; tablette de purification d’eau ; épingles de sû-

de la Pologne menacent
grave du marché, les organisations
agricoles polonaises, hongroises,
slovaques et bulgares ayant même
fait savoir que l’attitude de leurs
reté ; lames de rasoir ; sachets de sel ; miroir de si-
gnalisation ; sifflet de survie ; scie commando ;
bobine de fil métallique ; sac étanche zippé ;
crayon à papier ; instructions de survie (unique-

l’unité de l’UE gouvernements était délirante,

Par Jean Quatremer,
Correspondant européen
En annonçant, mercredi, qu’il
maintiendrait son embargo – an-
noncé le 15 avril – contre les pro-
duits agricoles ukrainiens au moins
jusqu’à la fin de l’année, le gouver-
nement polonais du PiS («Droit et
justice», un parti populiste et eu-
rosceptique) s’attaque aux fonde-
ments de l’Union européenne que
sont son marché intérieur et sa po-
litique commerciale, et met en péril
ce qui reste de l’économie d’une
Ukraine qu’il prétend pourtant sou-
tenir. Hélas, il ne s’agit nullement
pour le gouvernement de Mateusz
Morawiecki de préparer un Polxit,
car il a désespérément besoin de
l’argent européen et il sait que sa
population y est très largement
hostile, mais de s’assurer du
­soutien de sa base électorale rurale
avant les élections de l’automne
prochain. Et tant pis si ses métho-
des de pirate menacent l’unité
­européenne face à la Russie.
Ursula von der Leyen, la présidente
de la Commission européenne,
soutenue il est vrai par Berlin et
­Paris, espérait s’acheter les bonnes
grâces polonaises en débloquant,
le 19 avril, 100 millions d’euros du
fonds d’urgence de la Politique
agricole commune (d’un montant
de 450 millions d’euros), qui s’ajou-
taient aux 56,3 millions déjà pro-
mis, une somme à répartir entre
Varsovie, Budapest, Bratislava et
Sofia qui ont suivi le mouvement,
sentant la bonne affaire. Celle qui
est pourtant la «gardienne des trai-
tés» était même prête à fermer les
yeux sur le viol de l’accord conclu
en mai 2022 entre Bruxelles et Kyiv,
et ratifié par les 27 Etats membres,
levant tous les droits de douane
frappant les exportations agricoles
afin de soutenir l’économie de ce
pays agressé.
De fait, la politique commerciale
est une compétence exclusive de
la Commission et un pays ne peut
pas dénoncer seul un accord com-
mercial liant les Vingt-Sept à un
pays tiers, seule la Commission
ayant ce pouvoir et pour toute
l’Union, pas pour un Etat particu-
lier, ce qui est logique dans un es-
pace sans frontière intérieure. Pire :
en s’asseyant sur ce traité, la Polo-
gne viole en même temps les règles
du marché intérieur puisqu’un pays
ne peut interdire la commercialisa-
tion de produits autorisés à entrer
dans l’UE, ce qu’elle ne peut faire
qu’en rétablissant des contrôles à
ses frontières intérieures. On me-
sure donc le coup que porte à
l’Union, qui repose sur le respect du
droit, la Pologne et ses compères
slovaque, hongrois et bulgare, et
l’incroyable légèreté de leurs parte-
naires, qui n’ont pas vraiment pris
au sérieux leurs rodomontades.
Pourtant, cet échec de la politique
d’apaisement lancée par la Com-
mission était tout à fait prévisible,
le PiS ayant compris que son chan-
tage fonctionnait à merveille et
qu’il pourrait obtenir davantage de
ses partenaires tétanisés à l’idée de
car ils ont besoin des importations
ukrainiennes qui couvrent tout ou
partie de leur besoin… Bref, il s’agit
d’une crise politique intérieure
­exportée au niveau européen. Pour
paraphraser Audiard, un membre
du PiS, ça ose tout et c’est même
à ça qu’on le reconnaît.
Au moins, ces quatre pays ont fini
par débloquer le transit. Mais on se
demande comment ils vont s’assu-
rer, avec leurs maigres moyens, que
les produits agricoles ukrainiens
quittent bien leur territoire et sur-
tout n’y reviennent pas… Varsovie,
toute honte bue, estime que ce
transit permettra d’assurer la sécu-
rité alimentaire mondiale et que
son embargo n’est donc pas grave.
Or ce n’est pas le sujet : les importa-
tions ukrainiennes couvrent des
besoins européens, l’essentiel des
grains étant destiné à l’alimenta-
tion animale et non humaine. Ce
qui assure la sécurité alimentaire
de la planète, c’est l’accord de la
mer Noire que les Russes menacent
de ne pas reconduire. Et pourquoi
le feraient-ils dès lors que Varsovie
affirme que le blé et le maïs ukrai-
nien entrant par la route dans l’UE
sont réexportés vers les pays tiers,
ce qui est totalement faux ?
­Varsovie et Moscou marchant main
dans la main, voilà un retourne-
ment historique intéressant. Kyiv
appréciera et saura s’en souvenir,
n’en doutons pas. Les accommode-
ments raisonnables ayant échoué,
il serait peut-être temps de placer
Varsovie devant ses responsabilités
et d’arrêter d’aider le PiS à gagner
ses élections avec l’argent des
­Européens. Il veut la crise ? Qu’il
l’assume. •
ment en anglais)… Ouf, on est sauvé. ­Allez repre-
nez votre souffle, ça va bien se passer après l’ex-
plosion atomique. Vous monterez dans votre 4 × 4
avec pare-buffle si stylé dans l’Ouest parisien
et qui, pour une fois, sera très utile sur les che-
mins escarpés de votre refuge au bout du monde.
Bon d’accord, il n’y aura sans doute plus la 5G et
le wi-fi mais vous pourrez savoureux la vie au
grand air pleine de plaisirs simples et sains.
Comment ça, vous en doutez ? Les réseaux
­sociaux pullulent de vidéos où l’on vous ­apprend
à construire sa cabane au Canada avec de jolis pe-
tits ­empilements de rondins et de mousse et à
vous préparer des frichtis trois étoiles avec jarret
de veau, os à moelle rôti, tomates, brocolis, sala-
dier en bois d’olivier et mortier pour préparer vos
marinades avec huile d’olive et épices. C’est
sur Instagram, c’est donc que c’est vrai, hein ?
­Tellement vrai qu’on nous prend pour les per-
dreaux de l’année avec une carte bancaire pour
glorifier la vie d’après le champignon nucléaire
où, sûr, on aura la possibilité de se procurer des
côtes de bœufs de chez le boucher star Hugo Des-
noyer, des tomates marmandes et des abricots de
notre producteur local bio, où l’on pourra boire
l’eau vive des torrents bucoliques.
Mais notre assiette sera certainement plus pro-
che de celle décrite par William Van Den Broek
dans Oui !, le magazine en ligne de «la Ruche qui
dit oui !» : soit des platées de glands, de châtai-
gnes, de faines (fruits de hêtre), des poignées
de plantain… L’auteur de ce Guide du gastronome
survivaliste affirme : «L’être humain est ­capable
d’ingurgiter beaucoup de choses, beaucoup plus
qu’on ne le croit. Nous sommes largement condi-
tionnés par notre alimentation civilisée, normée
et calibrée à l’extrême mais n’oublions pas que nos
ancêtres pas si lointains mangeaient fréquem-
ment des choses qui ­aujourd’hui n’entreraient
même plus dans la ­catégorie aliment (varech, bul-
bes de fleurs, orties, chats, sciures de bois
ou cuir…)» Certes, mais on ne partage pas son
­enthousiasme à l’idée de bouffer les feuilles
de cette vacherie de rumex qui pousse dans les
prairies. En attendant l’apocalypse nucléaire, on
va aller se taper une bonne entrecôte frites ! •
 (Publicité)

Avec le métavers, les élèves

pourront faire des sorties
scolaires dans la période
glaciaire et explorer le passé.

Les élèves utiliseront la réalité

virtuelle pour rendre visite aux
mammouths laineux et mieux
connaître l’histoire de la Terre.

Même si le métavers est virtuel,

son impact sera réel.

EN SAVOIR PLUS
META.COM/METAVERSEIMPAC T/FR
8 u
Monde Libération Vendredi 28 Avril 2023

Le mur de séparation avec le Bélarus, vu du côté polonais, dans la région de Podlachie, le 16 mars.

Pologne-Bélarus
Par
LITUANIE
Patrice Senécal
Envoyé spécial en Podlachie
Bohoniki (Pologne orientale)
BÉLARUS
mur
Photos Jedrzej Nowicki
Hajnówka
d’acier
ALLEMAGNE

Varsovie

L
a petite clairière s’atteint au
UKRAINE
détour d’un discret chemin

Des migrants au
POLOGNE
forestier, d’abord en enjam-
bant des troncs ici et là, puis en se
RÉP.
TCH. SLOV. faufilant entre les ronces. Seul le
100 km grincement d’un arbre fend le si-
lence de la forêt. En cette matinée
de printemps, sous un ciel bleu ra-
dieux, rien n’évoque le drame qui
s’est déroulé, un mois plus tôt, dans

cœur des ténèbres

ce bois de Hajnówka, une petite ville
de Pologne orientale. C’est là, au mi-
lieu des conifères, que le corps,
inerte et recroquevillé, comme en-
veloppé dans un profond sommeil,
a été découvert par des activistes,
un recueil de prières à ses côtés. Elle
s’appelait Mahlet, elle avait 28 ans et
la vie devant elle.
L’histoire de Mahlet, c’est celle
d’une jeune femme originaire
d’Ethiopie qui, à l’instar de milliers
d’autres candidats à l’exil, espérait
Dans l’ombre de la guerre en Ukraine, le flux de réfugiés se poursuit rejoindre l’Europe de l’Ouest, en
quête d’une vie meilleure. Avec un
à la frontière entre les deux pays, malgré l’édification d’un mur groupe de compatriotes, elle em-
prunte la mer d’arbres à la lisière du
par Varsovie. Les ONG y ont découvert plus d’une quarantaine Bélarus et de la Pologne. Soit la
«route migratoire» orchestrée, de-
de corps depuis 2021, un bilan qui pourrait s’avérer bien plus lourd. puis l’été 2021, par Alexandre Lou-
kachenko, le despote de Minsk ac-
cusé d’alimenter une filière de
Libération Vendredi 28 Avril 2023
passeurs pour se venger des sanc-
tions occidentales à son encontre,
faisant miroiter un passage facile
aux portes de l’Europe. Un leurre.
Dans la nuit du 4 février, sur le terri-
toire polonais, l’état de santé de
Mahlet se dégrade. Deux de ses
compagnons d’infortune sortent du
bois, cherchant de l’aide. «Ils ont
prévenu deux gardes-frontières, qui
ont promis d’aller au secours de
Mahlet, puis ils se sont fait refouler
à la frontière», déplore Malgorzata
Rycharska, engagée au sein de l’or-
ganisation Hope & Humanity Po-
land, qui a informé au téléphone les
proches de la défunte, dévastés.
Mahlet est morte, seule au monde,
aux confins de l’Union européenne,
à moins d’un kilomètre d’une route
goudronnée, d’une école, d’une
église. Les autorités de Straz Gra-
niczna (les gardes-frontières de Po-
logne) assurent avoir «vérifié la
zone, ne trouvant personne». D’après
Malgorzata Rycharska, la recherche
a été bâclée. «Les gardes ne sont
même pas sortis de la voiture. Mah-
let aurait peut-être pu être sauvée.»
Rideau de fer
La preuve que la crise humanitaire
à la frontière polono-bélarusse se
poursuit, dans l’ombre de la guerre
en Ukraine. Les forêts frontalières,
majestueuses et épaisses, se trans-
forment en cimetière de migrants.
Morts d’hypothermie ou d’épuise-
ment, noyades… Plus d’une quaran-
taine de corps, de part et d’autre de
la frontière, sont à déplorer depuis
août 2021, selon Grupa Granica, col-
lectif d’aide humanitaire ayant
porté assistance à plus de
14 000 personnes jusqu’ici. Le bilan
macabre pourrait encore s’alourdir,
ceux manquant à l’appel se comp-
tant par centaines. «Obtenir des in-
formations sur le sort d’une per-
sonne disparue est ardu, d’autant
que les autorités polonaises ne tien-
nent pas de registre de réfugiés re-
foulés», déplore Magdalena Luczak,
coordinatrice de Grupa Granica en
matière de personnes disparues à la
­frontière. Le cimetière musulman
de Bohoniki, un village tatar fronta-
lier au milieu des champs, est le té-
moin silencieux de ce drame. Parmi
les sept tombes de migrants ali-
gnées au pied d’un tertre, celle de
Halikari Dhaker, un bébé irakien
mort-né de 27 semaines, enterré le
23 novembre 2021.
La posture de l’exécutif national-
conservateur polonais, intraitable
face à cette «guerre hybride», reste
celle de refoulements quasi systé-
matiques, en dépit des conventions
sur le droit d’asile. Et du fait que les
hommes de main de Loukachenko,
prompts à user de la violence, em-
pêchent souvent tout retour en ar-
rière. Le docteur Arsalan Azzaddin,
chef des urgences à l’hôpital public
de Bielsk Podlaski, petite ville de
l’est polonais, se souvient de l’an-
goisse se lisant sur le visage de ceux
qu’il soignait, au plus fort de la crise,
à l’automne 2021. «Ils suppliaient de
ne pas être renvoyés au Bélarus, où
ils étaient ensuite battus», relate le
médecin d’origine kurde.
Varsovie barricade également sa
frontière orientale, où il a érigé un
mur antimigrants. Scintillant sous
le soleil couchant, rideau de fer
du XXIe siècle, la structure de 187 km
de long et de cinq mètres de haut,
équipée de dispositifs de détection,
a été inaugurée en juin 2022, et tra-
verse de part en part la forêt pri-
maire de Bialowieża, suscitant des
craintes quant à l’intégrité de son
écosystème unique, classé au patri-
moine mondial de l’Unesco. Mais
«grâce à cela, le nombre de tentatives
de passages illégaux est passé de
40 000 en 2021 à 15 000 l’an der-
nier», se félicite Anna Michalska,
porte-parole de Straz Graniczna.
Au calme champêtre de la région
s’est substitué le vrombissement des
hélicoptères, qui subsiste en dépit
de la levée de l’état d’urgence. De
septembre 2021 à juin 2022, les
183 localités le long des quelque
400 kilomètres frontaliers ont vécu
au rythme des convois militaires
dans une zone d’exclusion interdite
aux médias et aux ONG. Opaka
Duza, avec son église au clocher
doré, ses maisons en bois coquettes
et ses champs alentour, en a fait par-
tie. Et depuis, «les touristes ne sont
Des migrants morts en tentant de quitter le Bélarus ont été enterrés à Bohoniki (Pologne).
Rafał Kowalczyk, biologiste, arpente avec d’autres la forêt de Białowieża en quête de migrants.
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
«Jamais je n’aurais
cru qu’un jour,
je participerais à la
recherche de corps
dans les bois.»
Katarzyna
­Mazurkiewicz-Bylok
membre d’un groupe
humanitaire en Podlachie
pas revenus», se plaint Marek (1). Au
bout de la route cabossée qui jouxte
sa maison d’hôte, le décor rural s’ar-
rête brutalement.
Complicité de Moscou
La bourgade et sa dizaine d’âmes
sont littéralement au pied du mur.
«Certains, qui avaient peur des mi-
grants, se sentent désormais proté-
gés», affirme Marek. Dans le village,
comme dans le reste de la Podla-
chie, le bien-fondé de la barrière di-
vise. Lui s’en plaint. «Au début,
c’était terrible, ce sentiment d’être
enfermé, à la vue de ces barreaux de
métal. C’est de l’argent jeté par les fe-
nêtres. Les réfugiés continuent de
passer de toute façon.»
Car, en dépit de son coût – 1,6 mil-
liard de zlotys (340 millions d’euros)
–, le dispositif n’est pas infranchis-
sable. Face aux barbelés qui coiffent
les cinq mètres d’acier, certains mi-
grants optent pour les marécages ou
les rivières non clôturés. «D’autres
creusent sous le mur, ou usent
d’échelles ou de troncs pour passer
par-dessus, parfois aidés par les gar-
des-frontières bélarusses», précise
Kalina Czwarnóg, de l’organisation
Ocalenie, qui vient en aide aux mi-
grants. Les passages semblent s’être
taris, «mais avec les températures
qui se réchauffent, le flux risque
d’augmenter dans les prochaines se-
maines». Le profil des migrants,
majoritairement irakiens à l’origine,
a changé. Les exilés viennent au-
jourd’hui surtout de pays africains.
Et c’est désormais Moscou, et non
plus Minsk, qui constitue leur point
d’entrée, pointant vers une compli-
cité du Kremlin. «C’est une nouvelle
u 9
route migratoire qui semble partie
pour durer. Mais refouler les gens
dans ces conditions, dans des tempé-
ratures négatives l’hiver, c’est parti-
ciper à leur mort.»
A l’hôpital de Hajnówka, à une
quinzaine de kilomètres de la fron-
tière, les étrangers transis ou bles-
sés, Kasia Poskrobko les voit défiler
en nombre. Dans l’établissement où
travaille cette femme de 43 ans aux
grandes lunettes noires rectangu-
laires, pas une journée ne passe
sans qu’un garde-frontière fasse le
guet devant la chambre d’un mi-
grant hospitalisé. «Et depuis l’ins-
tallation du mur, la plupart vien-
nent pour des jambes cassées, car ils
sautent ou tombent dans la précipi-
tation», souligne cette préposée
aux relations entre migrants et per-
sonnel médical, employée par
l’ONG Egala.
battues funestes
«Cauchemar», c’est le terme em-
ployé par certains habitants fronta-
liers, submergés par le sentiment
d’être laissés seuls face à une crise
qui les dépasse. Une lourdeur exa-
cerbée par la haine en ligne et le
comportement parfois hostile des
gardes-frontières polonais. «Cer-
tains n’ont plus la force d’aider, et ont
déménagé», explique Katarzyna
­Mazurkiewicz-Bylok, membre du
groupe Urgence humanitaire volon-
taire de Podlachie, des citoyens or-
dinaires s’étant improvisés humani-
taires. Non seulement cette mère de
famille va-t-elle régulièrement à la
rescousse d’exilés en détresse, mais
elle prend part à des «patrouilles ci-
toyennes», comme on les appelle ici.
«Jamais je n’aurais cru qu’un jour, je
participerais à la recherche de corps
dans les bois», confie cette femme
aux longs cheveux châtains depuis
son domicile douillet, qui sait l’im-
portance d’une sépulture pour les
familles des victimes. «Nous ne som-
mes pas formés à cela, mais puisque
les autorités ne le font pas…» Plon-
ger dans les ténèbres de la forêt pour
y trouver une dépouille : l’opération
est aussi éprouvante que délicate
sur le plan logistique, et s’effectue à
plusieurs «pour maximiser les chan-
ces». Mais plus le temps passe, plus
l’identification se fait difficile, là où
règnent les animaux.
Rafal Kowalczyk, biologiste dans le
village de Bialowieza, arpente de-
puis trente ans la forêt du même
nom, et la connaît comme sa poche.
Lui aussi a pris part à certaines fu-
nestes battues. «Je ne peux pas ima-
giner y passer cinq jours, sans ali-
mentation, sans équipement de
survie. En voyant des vêtements
mouillés, des chaussures abandon-
nées, impossible de ne pas penser
aux souffrances endurées.» La voix
de l’homme aux yeux doux se brise
soudain lorsqu’il évoque l’histoire
d’Ahmed, un Yéménite trouvé sans
vie il y a un an. «Sur le coup, on est
concentré sur la tâche, il faut préve-
nir la police. C’est plus tard que les
émotions viennent, lâche-t-il. Le
frère d’Ahmed m’a demandé de ra-
conter ce qu’il lui est arrivé. Or tout
ce que je savais, moi, c’est qu’il est
mort, dans la forêt.» •
(1) Le prénom a été modifié.
10 u
France Environnement
SÉCHERESSE
Par
Margaux Lacroux
Infographie Alice Clair
O
pération «transparence»,
jeudi au ministère de la
Transition écologique, pour
montrer aux journalistes comment
la gestion de la sécheresse est pilotée
depuis Paris. Et préparer les esprits
à un été difficile. Scientifiques, re-
Le chaud
présentants de l’Etat, d’associations,
d’usagers de l’eau… Environ 70 per-
sonnes ont participé pour la deu-
xième fois de l’année au comité d’an-
ticipation et de suivi hydrologique,
réunion convoquée pour suivre la si-
tuation à l’échelle nationale.
«On est en première ligne de ce qui
est en train de se passer», appuie
Christophe Béchu en ouvrant la réu-
dans l’inconnu
nion à distance, depuis des Pyré-
nées-Orientales en proie au manque
d’eau. Sous le coup de restrictions
depuis juin 2022, le département va
«vraisemblablement basculer dans
le niveau de crise sur au moins une
partie du territoire» dans les jours à
venir, annonce le ministre. Et
d’ajouter : «Cela préfigure ce qu’on
risque de connaître dans le pourtour
méditerranéen.»
Tandis qu’il s’éclipse pour discuter
avec des acteurs locaux (lire
Le ministère de la Transition écologique a ouvert ­ci-contre), à Paris, on déroule les
données actualisées de la séche-
jeudi son comité d’anticipation du manque d’eau. resse. «La période hivernale n’a pas
permis de recharger les nappes,
Si la situation s’est améliorée dans le Nord, la crise lance la secrétaire d’Etat chargée de
l’Ecologie, Bérangère Couillard.
menace à court terme l’arc méditerranéen et, pour Nous devons anticiper les risques
cet été, le bassin de la Seine et le Rhône. qui deviennent de plus en plus tangi-
bles.» Les experts se relaient ensuite
pour évoquer la pluviométrie, l’hu-
midité des sols, l’état des cours
d’eau, du manteau neigeux ou celui
des nappes, le niveau de recharge
De nombreux départements déjà concernés des barrages. Dans une partie de
l’Hexagone, il n’est déjà plus ques-
par des arrêtés contre la sécheresse tion d’anticiper une sécheresse :
Arrêtés départementaux de restrictions nombre de territoires sont déjà dans
d'eau publiés au 26 avril 2023 et niveau le rouge.
des principales nappes d'eau souterraine
au 1er avril 2023
Sources : BRGM, Propluvia «message de sobriété»
Grâce à des pluies au début du prin-
temps, les sols de la moitié nord ont
pu retrouver une humidité proche
des normales. Mais le sud continue
à avoir soif. Au centre des préoc­-
cupations, l’arc méditerranéen,
aussi sec qu’en juin, une configura-
Restrictions tion «exceptionnelle» à cette époque
départementales de l’année, pointe Météo France.
au 26 avril Dans les Pyrénées-Orientales, la si-
Pas d'arrêté en cours tuation est même digne d’un mois
Vigilance d’août. Les prévisions pour les pro-
Alerte chains mois laissent peu de place
Alerte renforcée à l’optimisme. Le trimestre à venir
Crise devrait être plus chaud que la nor-
male sur la France.
Niveau des nappes Côté nappes phréatiques, dont la
au 1er avril
saison de recharge est désormais
Très haut
terminée, la situation est beaucoup
Haut plus inquiétante que l’an dernier à la
même époque. En mars, les trois
Modérément haut
quarts des stocks affichaient des ni-
Autour de la moyenne veaux inférieurs aux normales, dont
Modérément bas 20 % «très bas». Dans les Pyrénées-
Orientales, les nappes proches de la
Bas surface sont historiquement basses.
Très bas Et les plus profondes, en se vidant,
pourraient permettre l’intrusion
Niveau en hausse
d’eau salée provenant de la mer.
Niveau stable «Cela rendrait l’eau impropre à la
Niveau en baisse
consommation pendant plusieurs
années», avertit Violaine Bault, du
Libération Vendredi 28 Avril 2023
Bureau de recherches géologiques
et minières. Enfin, les prévisions
sont «pessimistes» pour la Provence,
la Côte d’Azur, la plaine du Rous-
sillon et le Var, où une dizaine de
communes connaissent déjà des
difficultés d’approvisionnement en
eau potable. «La situation est grave
sur l’arc méditerranéen et remonte
le long du Rhône mais il ne faut pas
oublier d’autres zones qui peuvent
devenir préoccupantes à moyen
terme, notamment le Bassin pari-
sien», signale à Libération l’hydro-
géologue François-Marie Pellerin,
représentant de France Nature En-
vironnement. Il a exprimé ces crain-
tes à la fin de la réunion.
L’heure du partage de l’eau a déjà
sonné. «Le monde de l’agriculture es-
saie de savoir la part qui va lui reve-
nir, notamment dans le Sud», expli-
que Luc Servant, représentant des
chambres d’agriculture. «Même si
l’été 2023 devrait être moins drama-
tique sur une bonne partie du terri-
toire, le message de sobriété doit être
porté partout», enchaîne Hervé
Paul, vice-président de la Fédération
des régies publiques de l’eau.
Alerte renforcée
En cette fin avril, 46 départements
sont soumis à des arrêtés sécheresse.
Environ la moitié sont au stade de la
vigilance, des Hauts-de-France à la
vallée du Rhône. Une partie du Sud-
Est ainsi que la Vienne, l’Oise, les
Yvelines et la Haute-Saône sont,
eux, en alerte ou alerte renforcée et
donc soumis à des restrictions
d’usage de l’eau. Enfin, le niveau
maximal de crise est déjà atteint lo-
calement dans le Gard, les Bouches-
du-Rhône et le Var.
Dès vendredi, les Pyrénées-Orienta-
les pourraient aussi se teinter de
rouge vif. Une première aussi tôt
dans l’année. «La carte des restric-
tions montre que les préfets ont pris
leurs responsabilités», se félicite Bé-
chu, en visio, à la fin de réunion. A
sa droite, Rodrigue Furcy, préfet des
Pyrénées-Orientales, la mine grave.
Aura-t-il la main qui tremble ?
Pour éclaircir les consignes données
aux préfets, un guide sécheresse ac-
tualisé sera dévoilé la semaine pro-
chaine. Les représentants de l’Etat
auront désormais cinq jours maxi-
mum pour publier ou durcir un ar-
rêté si la situation l’exige. Les condi-
tions pour accorder des dérogations
à certains secteurs économiques se-
ront aussi précisées. Ces décisions
seront plus «transparentes», promet
le ministre, car en 2022 certaines
dérogations n’avaient pas été ren-
dues publiques, ce qui avait ali-
menté les tensions.
Face à la «menace» d’une «guerre de
l’eau», Christophe Béchu veut croire
au «dialogue» et à un «partage équi-
table» de l’eau. Le retour massif des
pénuries d’eau potable pourrait dé-
clencher l’étincelle. Dans les Pyré-
nées-Orientales, 20 communes sont
jugées à risque pour cet été ­– certai-
nes plus peuplées que les quatre vil-
lages déjà à sec. En 2022, le gouver-
nement n’avait eu ­connaissance du
chiffre total des communes assoif-
fées qu’une fois la crise passée. Une
cellule de crise pour faire le dé-
compte en temps réel sera opéra-
tionnelle à partir de juin. •
Libération Vendredi 28 Avril 2023
Dans les Pyrénées-Orientales,
«on est au bord du volcan»
Le ministre de la Transition
écologique, Christophe Béchu,
a rencontré les acteurs politiques
et économiques du département
sinistré. De nouvelles restrictions
pourraient être prises
ce vendredi.
L
es SOS lancés en début de semaine par
la présidente socialiste du conseil dé-
partemental, Hermeline Malherbe, et
par le préfet des Pyrénées-Orientales, Rodri-
gue Furcy, ont semble-t-il été entendus. Il faut
dire que la plaine du Roussillon se dessèche
et que les rivières sont à sec comme jamais.
Jeudi, le ministre de la Transition écologique,
Christophe Béchu, a réuni à Perpignan les
­acteurs politiques et économiques en pre-
mière ligne sur le front de l’aridité. «On est
au bord du volcan, a-t-il lâché. Il n’y a pas eu
de pluies significatives depuis un an, et pas de
mois d’avril aussi sec depuis 1959.» En consé-
quence, l’usage de l’eau est restreint par arrêté
depuis juin 2022.
«Fusil». Nicolas Garcia, président du Syndi-
cat des nappes de la plaine du Roussillon,
maire (PCF) d’Elne et vice-président du
­conseil départemental des Pyrénées-Orienta-
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 11
A Rivesaltes,
vendredi.
Photo Raymond
Roig. AFP
les, a appelé les autres participants à protéger Brice Sannac, président de l’Union des sont déjà passées en mode sobriété : «On n’ar-
les réserves souterraines. «On est train de ­métiers et des industries de l’hôtellerie des rose plus les stades, ni les espaces verts», as-
piller la nappe du pliocène», se désole-t-il, car Pyrénées-Orientales. Et de pointer «un risque sure Jean-Paul Billès, maire de Pézilla-la-Ri-
«pour des raisons de survie, les forages repren- mortifère pour notre territoire». vière et représentant de l’Association des
nent». Mais «quand on l’affaiblit», de l’eau sa- Du côté des agriculteurs, l’inquiétude gagne maires de France.
lée venue de la mer peut la pénétrer. «Il faut aussi. Tous souhaitent pouvoir continuer à ir- Tous rêvent de solutions XXL. «Je demande
éviter cette catastrophe écologique !» riguer un minimum les vergers ou les que soit déclarée une situation de catastrophe
a-t-il mis en garde. vignes ou à donner à boire à leurs naturelle, pas de calamité agricole. Et je sais
AUDE
Son alerte a sonné dans le vide, animaux. Quitte «à sacrifier un qu’avec Bercy, ce n’est pas facile», dit le sénateur
car la sécheresse menace Perpignan peu de biodiversité», assume François Calvet. Lui propose aussi de «changer
Méditer
l’économie saisonnière de ce Pierre Parrat, président du la réglementation des barrages» pour qu’ils
Mer
ARIÈGE
territoire. Il faut sauver «les syndicat versant de la Têt. puissent se transformer en réserves, avec des
ranée
PYRÉNÉES-
deux mamelles du départe- ORIENTALES La crainte d’une guerre de lâchers d’eau, en hiver, afin de remplir canaux
ment, l’agriculture et le tou- l’eau se fait jour. «Des vannes et nappes phréatiques. Et de prolonger jusque
risme», a plaidé le séna- sont brisées, des cadenas en- dans la plaine du Roussillon «l’aqueduc» qui
teur (LR) François Calvet. Si ESPAGNE levés, et je crains que cela ne se permet de prélever l’eau du Bas-Rhône. D’au-
les réserves d’eau s’épuisent, termine par des coups de fusil», tres imaginent une désalinisation de l’eau,
les deux secteurs menacent 10 km prévient-il. «Les gens commencent mais, «avec le rejet de la saumure, les consé-
de s’effondrer. Certains pro- à se dénoncer : untel, il arrose !» ajoute quences pourraient être désastreuses pour la
fessionnels de l’hôtellerie ont semblé prêts le sénateur François Calvet. biodiversité», proteste Serge Pallares, président
à faire des efforts avant de se raviser, comme de l’association des villes portuaires.
rattrapés par un réel trop sec. «On aura des «Désastreux». Plan pour faire face au ris- Après cette réunion où raisons économiques
pelouses un peu jaunies, les piscines seront un que incendie, notamment en mettant en et environnementales se sont heurtées, le pré-
moment vides», dit l’un d’eux avant de pointer place des réserves d’eaux brutes de sécurité fet a réuni le comité ressources en eau. De
la concurrence de la Catalogne espagnole voi- dans les cuves de caves coopératives ; lutte nouvelles restrictions devraient être prises ce
sine, avec ses «golfs verts, plus verts qu’ils n’ont contre les fuites dans le réseau d’adduction ; vendredi, le dernier arrêté listant les limita-
jamais été et des piscines à débordement qui encouragement aux économies d’eau… Les tions arrive en effet à son terme dimanche.
sont pleines». «La saison dans les Pyrénées- mesures d’urgence prises depuis deux mois Solange de Fréminville
Orientales doit se faire normalement !» assène ne suffiront pas. Environ 82 % des communes Envoyée spéciale à Perpignan
12 u
france Libération Vendredi 28 Avril 2023

PROCÈS DU «FORCENÉ
Par jamais, même dans ce box de verre
Chloé Pilorget- où il comparaît pour «violences vo-
Rezzouk lontaires aggravées». «Mais c’est
Envoyée spéciale vous qui avez provoqué ça», ­répond
à Périgueux (Dordogne) la présidente du tribunal correc-

DE LA DORDOGNE»
Photos Yohan Bonnet tionnel de Périgueux, Eva Dunand-
Fouillade.

«L’
amour, c’est comme la «Ça», c’est une traque dans les den-
guerre, il y a toujours un ses forêts du Périgord noir, qui a fait
perdant.» A l’écouter le tour des chaînes d’information en
dans le prétoire, Terry Dupin est ce continu du 29 au 31 mai 2021, dans

«J’ai senti la haine

grand perdant. Il suffit de voir le village de Lardin-Saint-Lazare et
l’homme de 31 ans, ­mâchoire carrée ses environs. Des riverains confinés
et air renfrogné, ap- chez eux. Des drones, des
puyer sur sa ca- N TE chiens, des hélicoptères.
E HAUTE-
nule de trachéoto- H AR VIENNE 300 gendarmes pour
C
mie pour émettre quadriller la zone.
un filet de voix Ces trois derniers
DORDOGNE CORRÈZE

monter en moi»
métallique, sou- jours, le tribunal a
vent inaudible. tenté «de se glisser
«Regardez mon Périgueux dans la tête» de ce-

GIR
état ! Tout le monde lui que les médias

O
ND
est un peu perdant, LOT ont baptisé le «for-

E
mais celui qui a LOT- cené de Dordogne»
ET-GARONNE
perdu le plus, c’est moi», 20 km pour comprendre ce qui
interpelle l’ancien mili- l’avait amené à «un déchaî-
taire, portant encore les stigmates nement de violence sans aucune
de son arrestation, à l’issue de tren- considération pour autrui», d’après
Arrêté au terme d’une traque de trente-six heures te-six heures de chasse à l’homme, les mots de la procureure Solène Be-
après qu’il a fait irruption armé au laouar. Etait-ce le geste d’un «suici-
dans le Périgord noir en 2021 après avoir agressé domicile de son ex-compagne daire» cherchant à pousser les for-
Amandine, l’a agressée et menacée ces de l’ordre à l’abattre ? L’action
son ex-compagne et tiré en direction de l’amant avec son amant, devant leurs trois d’un homme «déterminé» et dans la
fils. «J’espère que ma peine ne sera «toute-puissance», animé par la vo-
de celle-ci puis des forces de l’ordre, l’ancien militaire pas trop lourde, j’ai déjà été bien lonté de «tuer», comme en sont per-

récidiviste a été condamné jeudi à dix ans de prison
par le tribunal correctionnel de Périgueux.
puni par le gendarme du GIGN qui suadées les parties civiles ? La juge
m’a tiré dessus», écrit-il à ses en- d’instruction a néanmoins écarté la
fants, aujourd’hui âgés de 4 à 9 ans, qualification de «tentative d’assassi-
et dont il n’a plus de nouvelles. nat», estimant que les investiga-
Juste des dessins qui ne le quittent tions n’avaient pas permis de con-

Terry Dupin était

jugé au tribunal
correctionnel
de Périgueux.
Libération Vendredi 28 Avril 2023 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 13

clure «à l’existence d’une intention

d’homicide».
Le soir du 29 mai, Terry Dupin tente
d’appeler plusieurs fois Amandine.
Un peu plus tôt, il a fouillé son por-
table et découvert des échanges
avec un autre homme. Ils avaient
pourtant passé une belle journée et
avaient recouché ensemble quel-
ques jours avant. Il en est sûr, ils
vont renouer. Frustré, il allume la
caméra de surveillance infrarouge
qu’il a installée chez son ex-compa-
gne et contrôle à distance. Il voit
alors son ex-compagne embrasser
son amant, «comme [s’il] n’avait
­jamais existé». «J’ai senti la haine
monter en moi. […] Tout s’est
écroulé, j’avais plus de raison de
­rester en vie.» Par SMS, il envoie :
«Alors mon amour, tu ne présentes
pas ton nouveau chéri !» Puis : «Dis-
lui bien que je le tuerai.» Le père de
famille enfile son treillis, son gilet
pare-balles et ses rangers, prend
son pistolet d’alarme et sa carabine,
«comme pour partir en Opex», selon
ses déclarations aux enquêteurs.
Chasseur à ses heures, Terry Dupin
a passé cinq ans au 126e régiment
d’infanterie de Brive-la-Gaillarde
(Corrèze), il a connu des missions
à Djibouti ou au Mali. «Cette haine,
je n’ai pas trouvé d’autres moyens
de l’exprimer. Aujourd’hui, je le re-
grette beaucoup», s’excuse le pré- «Je ne voulais pas être un fardeau», a déclaré l’ancien militaire au cours de son procès.
venu dès ses premiers mots.

«Sens de la mise en scène»
Minuit est passé lorsqu’il débarque
au domicile d’Amandine. Il tire
deux coups de feu dans la porte
d’entrée. «Il m’a mis en joue, m’a
mis un coup de crosse dans la tête et
a tiré deux fois. […] Il m’en voulait
comme si ça faisait des années qu’il
avait des rancœurs avec moi», ra-
conte l’amant, Loïc (1), encore «ter-
riblement stressé». Il n’avait jamais
rencontré Terry Dupin et ignorait
tout de sa relation avec Amandine,
une connaissance de lycée. Depuis
la salle de bains, la jeune femme en-
tend deux «boum» puis voit surgir
Terry, lequel lui donne un coup
dans la hanche, la traîne par les
cheveux dehors. «Il me met par
terre, nue, à côté de Loïc.» Terry
­Dupin tire entre les jambes de son
amant, sans le toucher. «J’ai cru
qu’il allait mourir et moi aussi, nous
étions comme deux animaux morts
à terre», se souvient-elle.
Tout valse sur son passage, il fra-
casse la baie vitrée, la télévision, la
console de jeux… Puis glisse le canon
de sa carabine dans sa bouche, de-
vant les enfants assis sur le canapé.
Pourquoi cette fureur devant ses fils
et Amandine ? «Pour moi, c’était un
peu de sa faute», lâche le prévenu,
dont la capacité d’empathie est «ex-
trêmement limitée pour ne pas dire
nulle», selon un rapport d’expertise
psychologique. Il voulait alors «mou-
rir avec l’uniforme», mais n’a «pas
le courage de le faire [lui]-même», as-
sure-t-il au tribunal. «Une scène ef-
frayante, digne d’un film d’épou-
vante», d’après la procureure, qui
demandera douze ans de prison as-
sortis d’une injonction de soins et du
retrait de l’autorité parentale.
A leur arrivée, les gendarmes savent
déjà à qui ils ont affaire : déjà
­condamné quatre fois, entre 2015
et 2020, pour des violences sur
Amandine, Terry Dupin est porteur
d’un bracelet électronique et interdit
de port d’armes. «Habituellement,
quand on arrive sur des violences in-
trafamiliales, on parvient à calmer
la situation, mais connaissant ses
antécédents, on savait très bien que
ce ne serait pas le cas», recontextua-
lise l’adjudant Berger.
Prêt «à en découdre», il canarde à de
multiples reprises, «à tel point que
personne ne peut dire combien de
fois monsieur Dupin a tiré», ap-
puiera Solène Belaouar. Les gendar-
mes parlent de tirs «au hasard», qui
auraient pu tuer. Lui assure qu’il n’a
jamais eu cette intention. Il fait
feu sur un hélicoptère de la gendar-
merie : l’ogive s’est logée à 2 cm du
cœur électrique, évitant de peu le
crash. A son meilleur ami, il a en-
voyé un message : «Ce soir, c’est mon
dernier soir.» Mais aussi une vidéo
en live sur laquelle il pérore : «C’est
Terry, il est là, il les attend.» «C’est
méthodique», estime encore la pro-
cureure. Elle souligne son «sens de
la mise en scène», évoquant aussi
une missive à la juge d’instruction
signée de son propre sang.
Depuis son placement en détention
provisoire, il a tenté de se suicider
trois fois. «Je ne voulais pas être un
fardeau», dit le trentenaire à la per-
sonnalité «borderline», selon l’ex-
pert psychologue, qui a grandi dans
une famille maltraitante et caren-
cée, abonné aux «corrections»,
coups de latte et de cuillère en bois.
En 2017, Terry Dupin a joué le pré-
quel de l’épisode qui lui vaut au-
jourd’hui d’être jugé. Des faits de
violence qui s’étaient achevés par
une cavale, la mobilisation des gen-
darmes et des négociateurs. A une
différence près : «Amandine m’a de-
mandé de me rendre.» «Ce sont deux
Depuis la salle de
bains, Amandine
entend deux
«boum» puis voit
surgir Terry, qui
lui donne un coup
dans la hanche,
la traîne par
les cheveux et tire
entre les jambes
de son amant,
sans le toucher.
êtres en souffrance qui ne savent pas
s’aimer et doivent être aidés», a ré-
sumé le père d’Amandine lors de
l’instruction, quand ses amis décri-
vent une femme sous emprise, reve-
nant toujours à cette relation «pa-
thologique» et «toxique», émaillée
de jalousies réciproques, de ruptu-
res. La jeune femme a déposé une
dizaine de plaintes et été hospitali-
sée à plusieurs reprises. Mais après
«chaque orage», ils se sont remis en-
semble malgré les interdictions
prononcées par la justice. «J’ai
été aveuglée, je pensais que c’était
mieux d’avoir des parents ensemble
que séparés», explique-t-elle. «C’est
pas de l’amour, c’est de la possession.
Ça veut dire que quand il sortira,
il recommencera», dit désormais
d’une voix ferme et assurée celle qui
demande le retrait de son autorité
parentale.
Pour Terry Dupin, Amandine est la
femme de sa vie. Depuis la prison
de Draguignan (Var), il écrit des
­lettres à «[son] amour perdu». Ex-
traits choisis : «Malgré tout ce qui
s’est passé, je reste persuadé que
tu m’attends» ; «Les choses à prévoir
après ma sortie de cet enfer, faire des
massages à mon amour, refaire ma
demande en mariage», projette-t-il
en juin 2022. Eva Dunand-Fouillade
l’interroge sur cette «obsession» :
«Pour vous, ce sont des courriers
d’amour, mais concevez-vous que
cela puisse faire peur à quelqu’un ?»
En détention, le prévenu dit avoir
lu quelques livres sur le couple,
la parentalité… Il formule : «Même
si je l’aime toujours, je préfère la
­savoir heureuse sans moi que
­malheureuse. Je ne veux pas refaire
de mal.»
«J’ai été aveuglée»
«Ce n’est pas un monstre, Terry, c’est
un homme qui a craqué», défend un
copain. A la barre, son meilleur ami,
Joseph, abonde : «C’était je t’aime, je
t’aime plus, ils étaient chien et chat,
c’était pas normal tout ça… C’est pas
que Terry dans l’histoire, c’est le cou-
ple.» La présidente rebondit :
«Donc pour vous, Amandine est
un peu responsable de ce qui est
­arrivé ?
— Les deux sont responsables dans
cette histoire.
— Qui est arrivé armé au domicile
de qui ?
— Mais ça, c’est sa façon de réa-
gir…»
Durant trois jours, deux mondes se
sont entrechoqués. Me Arnaud Du-
pin s’est levé pour défendre un
homme «trahi, sali, humilié», mo-
bilisant parfois des ingrédients d’un
autre siècle pour venir éclairer l’in-
fraction par la blessure d’orgueil et
le vertige de l’amour déchu, l’im-
pulsivité et le débordement «quand
la femme qu’on aime se jette dans
les bras d’un autre homme». L’ex-
compagne est d’ailleurs passée sur
le gril : «Est-ce qu’on ne peut pas consi-
dérer que vous jouiez avec ses senti-
ments, madame ? Avez-vous été
transparente avec Terry ? Avez-vous
travaillé à restaurer l’image pater-
nelle avec les enfants ? Leur rappe-
lez-vous qu’une des causes qui a pu
mener leur père à agir ainsi, c’était
votre infidélité, que c’est peut-être
cela qui l’a fait disjoncter ?»
Un «interrogatoire», dénoncera
l’avocat de la partie civile, fusti-
geant une ligne de défense ana-
chronique, une «petite musique»
venant inverser la culpabilité.
«A une victime de violences, qui s’est
fait casser la dent, ouvrir l’arcade,
blesser aux lombaires, on va lui dire,
dans un tribunal en 2023, “ma-
dame, quand même, vous jouiez
sur deux tableaux” ?» s’est étranglé
Me Réda Hammouche, assurant
ne pas plaider «contre monsieur
­Dupin», mais pour «une décision
qui mettra à l’abri» sa cliente et ses
­enfants.
«Peu importe le mobile, la jalousie,
l’envie de mourir, la possession… a
balayé la procureure dans son ré-
quisitoire, jeudi matin. Les conjoints
violents ont souvent une “bonne rai-
son” de commettre des violences.» La
magistrate a souligné l’aspect «cari-
catural» d’une affaire où la violence
n’a fait que monter en puissance :
«On a ici un cocktail parfait pour
que ça dégénère», malgré les répon-
ses pénales mises en place, avec un
auteur «sourd aux avertissements de
la justice» et une victime «en situa-
tion d’emprise». Jeudi après-midi,
le tribunal a condamné Terry Dupin
à dix ans de prison, prononçant
également une injonction de soins
et un retrait de l’autorité parentale
sur ses trois enfants. •
(1) Le prénom a été changé.
14 u
Expresso
Elisabeth Borne a dit
jeudi réfléchir à
«encourager» la
mesure alors que
des entreprises l’ont
déjà adoptée.
Mais certains
collectifs se montrent
réticents, craignant
un renforcement
des discriminations
envers les femmes.
Par
Marlène Thomas
L
e débat agite les mi-
lieux féministes depuis
quelques années :
faut-il ou non mettre en place
un congé menstruel en
France ? La Première ministre
– qui n’a pas évoqué droits
des femmes lors de son grand
oral des 100 jours mercredi –
a relancé la réflexion jeudi.
Interrogée sur une possible
généralisation du congé
menstruel, récemment votée
en Espagne, Elisabeth Borne
se montre prudente, sans
doute consciente qu’elle
avance sur un terrain glis-
sant. Elle a commencé par in-
sister sur la nécessité de
«faire attention aux mots» car
«quand on a des femmes qui
tous les mois souffrent»,
comme dans le cas de l’endo-
métriose (une affection chro-
nique touchant entre 1,5 et
2,5 millions de Françaises en
âge de procréer), «on n’est pas
en train de parler de congés».
Un écho au lancement en jan-
vier d’une stratégie nationale
de lutte contre l’endométri-
ose, avec un programme de
recherche doté de plusieurs
millions d’euros.
Sans se mouiller. Selon un
sondage Ifop publié en octo-
bre 2022, 65 % des femmes en
activité salariée ont déjà été
confrontées «à des difficultés
liées à leurs règles au travail»,
53 % des salariées déclarant
avoir des règles douloureuses
et 35 % déclarant que leurs
douleurs menstruelles ont un
impact négatif sur leur tra-
vail. Celles qui souffrent d’en-
dométriose «ne doivent pas se
résigner à avoir mal, il faut
aller voir un médecin parce
que ça peut être une maladie»
et «dans ce cas-là, il y a des
traitements et on peut avoir
des arrêts de travail», a in-
sisté Elisabeth Borne jeudi
sur France 2. Les difficultés à
tenir son poste dans ces cas
65 % des salariées ont été confrontées «à des difficultés liées à leurs règles au travail». J. Bonnery. Hans Lucas. AFP
Congé menstruel :
la France se tâte, les féministes
débattent de son impact
s’accompagnent souvent
d’arrêts de travail ou de temps
partiels pour gérer les dou-
leurs, les examens médicaux
ou les opérations.
Sans trop se mouiller, la Pre-
mière ministre avance : «Si
l’employeur peut s’organiser
pour faciliter la vie, c’est une
bonne chose et on est en train
de regarder comment on peut
encourager, faciliter effective-
ment l’engagement des entre-
prises.» Un rebond sur l’an-
nonce de Carrefour (premier
employeur de France dans le
privé) qui a annoncé accor-
der 12 jours de congé par an
aux femmes souffrant d’en-
dométriose mais… seule-
ment à celles ayant obtenu la
reconnaissance de la qualité
de travailleuses handicapées.
Libération Vendredi 28 Avril 2023
LIBÉ.FR
Mort de Jerry Springer, pionnier de
la télé-trash «Alors comme ça, vous avez
couché avec la fille de votre femme et avec sa
mère aussi ?» Lunettes rondes, costume croisé et cravate impec-
cables, la mine sérieuse et concentrée, Jerry Springer a, pendant
vingt-sept ans et près de 4000 épisodes, posé chaque jour ce
genre de questions aux invités de The Jerry Springer Show, émis-
sion réputée pour sa vulgarité et sa violence, symbole et précur-
seuse de la télévision-poubelle. Il est mort à 79 ans. Photo AFP
Sans surprise, les em-
ployeurs freinent des quatre
fers. La Confédération des
petites et moyennes entre-
prises craint une «désorgani-
sation» et le Medef fait valoir
qu’une telle mesure «renver-
rait l’image que les femmes ne
peuvent pas occuper les mê-
mes postes que les hommes».
C’est assez rare pour le souli-
gner, un certain nombre de
collectifs féministes comme
Georgette Sand ou encore
Règles élémentaires, expri-
ment les mêmes inquiétu-
des. Pour eux, le congé
menstruel serait une fausse
bonne idée, attrayante à pre-
mière vue, mais risquant
d’avoir des effets de bord dé-
létères. Les militantes poin-
tent un risque de discri­-
mination supplémentaire
notamment à l’embauche ou
un renforcement des inégali-
tés salariales. Un processus
déjà à l’œuvre avec les gros-
sesses. Selon l’Insee, le sa-
laire des mères après la nais-
sance d’un enfant baisse en
moyenne de 2 % à 3 % alors
que celui des pères (à compé-
tences égales et dans la
même entreprise) bénéficie
d’une hausse de 3 %.
Illégitimité. Malgré tout,
selon un sondage Ifop re-
montant à 2021, 68 % des
Françaises soutiennent la
création d’un congé mens-
truel. Dans son mémoire «Vi-
vre son cycle menstruel dans
le monde professionnel», la
doctorante en sociologie
Aline Bœuf parle, elle, d’un
«accueil mitigé» en Suisse. Si
cet aménagement est perçu
comme une façon de «préser-
ver la santé et le bien-être des
Une minorité donc, puisque payés chaque mois sur tive à l’Assemblée, n’exclut collaboratrices», «libérer le
ce dispositif est encore peu ­présentation d’un seul jus­- pas la voie législative. «On est dialogue autour des menstru-
connu. Carrefour emboîte tificatif médical. L’instau­- en train de regarder le disposi- ations et permettre d’attein-
ainsi le pas à une poignée ration d’un congé menstruel tif», a fait valoir la Première dre une plus grande égalité de
d’autres entreprises telle que faisait également partie ministre sur France 2. Une traitement dans le monde
le fabricant de du programme concertation a été lancée dès professionnel», la mise en ap-
mobilier Louis L'histoire du Parti socia- février par les députés EE-LV plication semble ardue, il y a
Design ou la du jour liste lors de la Sébastien Peytavie, Marie- un sentiment d’illégitimité
Scop La Collec- présidentielle Charlotte Garin et Sandrine à y avoir recours et «une forte
tive à Montpellier, pionnière de 2022. Après son élimina- Rousseau. Elle doit aboutir le appréhension de voir aug-
en la matière. tion sur un score désastreux 26 mai sur une proposition de menter les discriminations
La faisabilité d’un congé (1,7 % pour Anne Hidalgo), loi qui vise plus largement «la à l’emploi». Sans compter que
menstruel dans la fonction le PS a commencé par lui- reconnaissance de la santé des «l’apparition de tensions
publique interroge égale- même, offrant depuis no- menstruelle au travail». La sé- au sein des équipes freine
ment. Depuis tout juste un vembre un jour de congé natrice PS Hélène Conway- l’adhésion à ce concept». Si
mois, la municipalité socia- menstruel aux salariées de Mouret planche également l’opportunité de suivre en
liste de Saint-Ouen, près de son siège. sur un texte. «Nous pourrons France l’exemple du Japon,
Paris, a ouvert la voie du côté nous prononcer» lorsque les de la Zambie et de l’Indoné-
des collectivités territoriales, Fausse bonne idée. Sur ce propositions auront été dépo- sie interroge, ce débat a le
en donnant la possibilité dossier, Elisabeth Borne, tou- sées «et que nous aurons une mérite d’amorcer un débat
aux 1 200 agentes souffrant jours à la recherche de sujets visibilité sur leur contenu», a sur ce qui était jusqu’alors un
de règles douloureuses de consensuels permettant de réagi Isabelle Lonvis-Rome, tabou, la question des règles
demander 2 jours de congés contourner sa majorité rela- ministre déléguée à l’Egalité. au travail. •
Libération Vendredi 28 Avril 2023 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 15

LIBÉ.FR
Revalorisation des ensei-
gnants : «70 % verront leur
pouvoir d’achat diminuer
cette année» Selon une étude détaillée du collectif Nos
Services publics, le pouvoir d’achat des professeurs ne fait
que baisser depuis vingt ans, les primes étant loin de com-
penser le gel du point d’indice et l’inflation. Les hausses de
rémunération promises pour septembre n’y changeront
rien, ou presque. Photo Sébastien Pons . Hans Lucas

5,6 mil iards

Fuir Khartoum : récit de la traversée
d’un «Soudan en plein désastre»
Homme d’affaires soudanais
résidant à Dubaï, Khalid,
49 ans, était rentré à Khar-
Pas de pause dans les profits faramineux du toum pour fêter l’Aïd avec
géant français des hydrocarbures. Malgré la ses parents. Mais le 15 avril,
la guerre entre les géné-
baisse des prix du gaz et du pétrole qui se confirme raux al-Burhane et Hemetti a
depuis le début de l’année et malgré la grève dans éclaté, déchirant la capitale
ses raffineries françaises qui n’a pas affecté ses ré- soudanaise. Khalid a organisé
sultats mondialisés, TotalEnergies a annoncé jeudi, le départ de la famille au mi-
lieu des combats pour un pé-
pour le premier trimestre 2023, un bénéfice net de riple de plus de quarante-huit
5,6 milliards de dollars, en hausse de 12 % par rap- heures jusqu’au Caire. Il té-
port à la même période de l’année précédente. moigne auprès de Libé.
«Je mesure aujourd’hui
les zones rurales. Malgré leur
pauvreté, ils ont voulu ac-
cueillir les réfugiés fuyant les
combats et offraient à man-
ger aux voyageurs.
«Le lendemain, encore six
heures de route pour attein-
dre Argeen, à la frontière avec
l’Egypte. C’était le moment le
plus éprouvant du voyage.
Plus de 500 personnes étaient
amassées au poste frontière
où seuls trois douaniers sou-
Des passagers venant du Soudan, en Egypte mardi. AFP danais opéraient. Ils ne pou-
vaient même pas vérifier nos

600 mil ions

­combien nous sommes chan-
ceux d’être en sécurité quand
j’entends comment les choses
évoluent au Soudan. J’avais
pris un congé de mon travail
dans le secteur pétrolier à
Dubaï et j’étais arrivé à Khar-
toum le vendredi 14 avril
pour passer les derniers jours
du ramadan et l’Aïd avec mes
parents – mon père de 83 ans
Le Paris Saint-Germain fait partie des candi- et ma mère de 79.
dats au rachat du Stade de France. Le club aug- «Dès le lendemain, à 9 heu-
mente ainsi la pression sur la mairie de Paris, qui res, j’ai été réveillé par les tirs
de canons. La confrontation
s’oppose au rachat par le PSG de son propre stade, avait commencé. Je n’étais
le Parc des princes. La candidature des qataris pour pas tout à fait surpris car je
le Stade de France, estimé à 600 millions d’euros, suis de près l’évolution politi-
acte un peu plus ce conflit. En réponse, jeudi sur que dans mon pays et j’étais
sûr que le clash allait se pro-
RFI, Anne Hidalgo a de nouveau critiqué l’offre du
duire. Mais je ne l’imaginais
PSG pour le Parc des princes. «38 millions d’euros. pas si soudain et si violent.
Je pense que le mot ridicule est celui qui convient.» Notre appartement dans le
quartier Arkawit est situé
à 500 m de la cité sportive,
l’une des bases des FSR [For-
ces de soutien rapide dirigées
par Hemetti, ndlr] bombar-
dée par l’armée qui a mené
des raids aériens contre ces
forces rivales.
«Pendant quatre jours, nous
sommes restés enfermés à la
maison, sans pouvoir acheter
de la nourriture et sans élec-
tricité la plupart du temps. La
décision de partir s’est impo-
sée et comme l’aéroport était
fermé à cause des combats,
il fallait organiser un voyage
compliqué vers l’Egypte.
Avec des cousins et des voi-
sins, nous avons loué un bus
pour 10 familles. Nous étions
50 personnes, dont une di-
zaine de plus de 60 ans et une
vingtaine d’enfants. Il nous en
a coûté l’équivalent de 50 eu-
ros par personne. Un tarif rai-
sonnable, comparé au double
demandé les jours suivants,
en raison des dangers et de la
pénurie de carburant.
«Nous sommes partis de
Khartoum vers 18 heures,
vendredi 21 avril. Il n’y avait
pas de combattants dans les
rues, mais on entendait des
tirs. Il n’y a pas eu de blessé et
on a pu prendre la route pour
sortir de la capitale. Le bus a
roulé près de 7 heures jusqu’à
la ville de Doungula où nous
avons fait une halte pour le
reste de la nuit. Ce qui m’a
vraiment touché pendant ce
trajet à travers le Soudan en
plein désastre, c’est la grande
générosité des habitants dans
identités car leur ordinateur
était en panne. Nous avons
passé presque neuf heures à
attendre au milieu des pleurs
des enfants, des plaintes des
malades et de l’énervement
de tous. Une fois la frontière
soudanaise franchie, nous
avons subi une nouvelle at-
tente de cinq heures du côté
égyptien. Encore trois heures
de route jusqu’à Assouan et
nous avons tous pris un vol
pour le Caire.
«Nous voilà en sécurité pour
le moment, mais combien de
temps allons-nous rester là ?
Je crains que le Soudan ne
s’enfonce pendant long-
temps dans une guerre civile
à l’issue imprévisible.»
Recueilli par
Hala Kodmani

Pro-Wuambushu : «J’ai peur pour mes enfants»
Les femmes se sont apprêtées:
des hauts en dentelle, des sa-
louvas colorés, le visage pro-
tégé du soleil par le tradition-
nel masque au bois de santal,
le msindzano. L’onguent jaune
est agrémenté ce jeudi de trois
traits, bleu, blanc et rouge.
Beaucoup secouent le dra-
peau tricolore, pour rappeler
leur attachement à la France,
moins pour commémorer en
ce jour férié l’abolition de l’es-
clavage. Comme toujours
dans le département d’outre-
mer, ce sont les femmes qui
manifestent, et les hommes
sont en minorité sur le stade
de Chirongui transformé en
bourbier par les pluies.
Près de 2 000 personnes ont
fait le déplacement. Amina
Abdallah est là pour ses trois
enfants. «J’ai peur pour eux
Le GUD Paris «est une menace pour
une grande partie de la population
tous les jours. A 18 heures, on vient : «Qu’on ne nous traite La foule oscille entre cris de et pour notre démocratie».
s’enferme chez nous. Mayotte pas de racistes ! On en a assez colères et danses rythmées au
est une prison à ciel ouvert !» des donneurs de leçons qui son des shengués. Soula Said-
dit-elle. Comme tous ici, nous jugent sans connaître no- Souffou, conseiller départe-
Amina rend tre quoti- mental, est plus mesuré que SOS racisme dans un courrier
adressé mercredi à Gérald Darmanin
les Como- Vu de Mayotte dien !» Fati- son vice-président qui, deux
riens clan- hou Ibrahim, jours auparavant, avait appelé
destins – environ un tiers de la président du Collectif des ci- à «tuer» les délinquants. «Si un Dénonçant la «violence» du groupuscule d’extrême droite
population – responsables de toyens de Mayotte, une des reportage montrait des gens descendant des mouvements Occident et Ordre nou-
l’insécurité hors norme. Aussi organisations qui ont appelé démembrés sur les Champs- veau, le président de SOS Racisme, Dominique Sopo, a
soutient-elle la très contestée au rassemblement, s’en prend Elysées, l’UE et l’Otan se mobi- demandé sa dissolution au ministre de l’Intérieur. En pa-
opération Wuambushu, lancée aux médias nationaux : «Vous liseraient. Nous, c’est notre rallèle, il a envoyé un signalement à la procureure la Ré-
en début de semaine sous l’im- pleurnichez sur le sort des im- quotidien, on est abandonnés!» publique de Paris pour «des faits de reconstitution d’un
pulsion de Gérald Darmanin, migrés clandestins et oubliez le La nuit précédente, de violents groupement dissous par décret». Car selon l’asso, le GUD
qui vise à détruire les innom- plus triste : les Mahorais qui heurts ont une nouvelle fois Paris est une reconstitution et la nouvelle appellation des
brables bidonvilles de l’île n’en peuvent plus.» Pour At- opposé les forces de l’ordre à Zouaves Paris, groupe qui multipliait les exactions de-
ainsi qu’à expulser les sans-pa- toumani Kamania, ce lien en- des bandes de jeunes armés de puis sa création en 2018 et dissous en janvier 2022 par les
piers qui s’y entassent dans des tre insécurité et immigration barres de fer et de machettes, autorités. «Cette sanction n’empêche pas les membres de
conditions misérables. est évident. «Ce matin encore, au sud de Mamoudzou. Neuf ce groupuscule de poursuivre leurs activités», déplore le
Amina assure qu’elle ac- un Comorien a menacé de me policiers ont été blessés et courrier de Sopo, «et de mener de nouvelles actions aussi
cueillerait volontiers des tuer, sachant que je venais deux personnes interpellées. violentes que discriminatoires sous un autre nom, triste-
étrangers «s’ils entraient léga- manifester», souligne la Laurent Decloitre ment connu en France : le Groupe Union Défense [GUD]».
lement, comme dans tous les ­militante du Codim, un autre (à Mayotte) Ce dernier, réactivé en novembre, révélait alors Libé,
pays du monde». Elle pré- collectif. Lire aussi la tribune page 20. compte dans ses rangs de nombreux ex-«Zouaves».
16 u
france
Surveillances, détention,
accords secrets…
Le «moustique»
qui défie le Qatar
Protagoniste d’une intrigue tentaculaire
impliquant le patron du PSG, Nasser
­al-Khelaïfi, ­l’ex-lobbyiste Tayeb
Benabderrahmane raconte comment
il s’est retrouvé au cœur «d’un règlement
de comptes de haut niveau».
Par
Guillaume Gendron, Willy
Le Devin et Laurent Léger
Photo Iorgis Matyassy
L’
entretien n’a pas encore commencé
que son verbe crépite déjà. Dans le ca-
binet de son avocat, pas même assis,
Tayeb Benabderrahmane, l’homme au cœur
du scandale révélé par Libé mettant en cause
Nasser al-Khelaïfi, le président du PSG, sa
garde prétorienne et jusqu’aux derniers éche-
lons du pouvoir qatari, se lance dans un long
monologue introductif. Un torrent de noms,
d’allégations, de «scoops» qu’il fait miroiter
comme des pierres précieuses. Attribution de
la Coupe du monde de football à Doha, em-
brouilles géopolitiques en Libye, transferts de
joueurs véreux en France, figures politiques
affidées à l’émirat, journalistes sportifs pré-
tendument corrompus…
«L’info» a toujours été sa seule richesse, jus-
qu’à le conduire dans les geôles du Qatar, hors
de toutes procédures légales en janvier 2020.
Désormais «revenu de cet enfer», ces mêmes
dossiers seraient son assurance vie judiciaire,
tant face à ses contempteurs qu’aux trois juges
d’instruction parisiens en charge d’une procé-
dure gigogne : «Je suis sur huit fronts en même
temps. Mais je suis rigoureux, je fais des dos-
siers, des bombes nucléaires.» A rebours de sa
réputation volcanique (en témoigne la valse
d’avocats à ses côtés), que ce soit face aux
journalistes reçus au compte-gouttes comme
dans sa déposition devant les magistrats qui
l’ont entendu fin mars après sa plainte pour
«arrestation et séquestration», «torture» et
«menaces de mort», il fait montre d’un aplomb
à toute épreuve. Avec un seul but, faire exister
Libération Vendredi 28 Avril 2023
sa version d’une intrigue tentaculaire : celle
d’un «otage d’Etat» au cœur d’un «règlement
de comptes de haut niveau».
De digressions en ellipses, il faut s’accrocher
pour suivre l’ex-lobbyiste – terme qu’il dé-
teste, préférant celui de «consultant interna-
tional», pur produit d’une «ère hybride» où
géopolitique et business finiraient par se con-
fondre. Cheveux lissés en arrière, jogging chic
anthracite et pochette de luxe à portée de
main, le natif de Gennevilliers (Hauts-de-
Seine), 42 ans, se présente comme un enfant
des quartiers populaires dans le viseur d’une
pétromonarchie duplice et de ses alliés pari-
siens issus d’un «microcosme bien né». Un
«moustique» parti de rien (de la vente ambu-
lante aux agences de voyages), mais avec ses
entrées à l’Elysée, dans les arcanes des poten-
tats africains comme des puissantes tribus
qui règnent sur le Golfe. Trajectoire hors nor-
mes, résumée en une phrase : «Il n’est pas in-
terdit de s’épanouir.»
Perquisition musclée émirati-saoudien. «On craignait même semble pas «d’éradiquer Nasser», assure le
Juin 2019. La famille Benabderrahmane une invasion !» consultant. Avant de se rendre compte que
(Tayeb, son épouse et leurs deux ados) pose Rapidement, le Dr Ali lui aurait confié une au- NAK, ministre «hors-cadre» de l’Emirat, est
ses valises à Doha. L’homme d’affaires vient tre mission sensible. Une sorte d’audit des in- vu par les tribus régnantes du Qatar comme
de toucher le gros lot : un poste de «General vestissements qataris à l’étranger, qui l’amène une «anomalie», un intrigant devenu trop in-
Advisor» au comité des droits de l’homme à s’intéresser à son plus bel actif : le PSG. Et fluent, «le Benalla de l’émir». Remis fin 2019,
du Qatar, auprès d’un des hommes les plus donc à son président, Nasser al-Khelaïfi, dit son rapport reste lettre morte.
influents du pays : Ali Bin Samikh al-Marri, «NAK». Les deux hommes se connaissent :
connu plus simplement comme «le docteur Benabderrahmane a déjà été invité dans la «Marabout»
Ali». Salaire culminant à un million d’euros «corbeille», cette tribune VIP du Parc des Les Benabderrahmane rentrent en France
par an, villa tous frais payés dans le West Bay princes, pour services rendus au Qatar. Sur- pour les vacances de fin d’année. A leur re-
Lagoon (le Beverly Hills local), enfants scola- tout, ils partagent une connaissance com- tour, en janvier 2020, quelque chose a changé,
risés au lycée français Bonaparte : la belle vie. mune : Malik Nait-Liman, ex-flic du rensei- s’inquiète son épouse. Le passage à la douane
Dans un premier temps, son travail consiste, gnement intérieur déjà bien introduit au PSG s’éternise, leur maison semble avoir été visi-
selon ses dires, à aider «médiatiquement et intime de Tayeb Benabderrahmane. A pre- tée, leur jardinier a été remplacé par un autre,
et politiquement» le Qatar, alors sous blocus mière vue, l’objectif du docteur Ali ne lui «un peu trop observateur», note-t-elle.
Libération Vendredi 28 Avril 2023
Tayeb
Benabderrahmane,
mardi à Paris.
Le 13 janvier, «une quinzaine» de cerbères de
la sécurité d’Etat débarque sur le court de ten-
nis où Benabderrahmane frappe la balle avec
un ami. Menotté «sur ordre de l’émir», il est
conduit à son domicile pour une perquisition
musclée avant d’être cagoulé et embarqué
dans un 4 × 4. Quand il rouvre les yeux, c’est
dans la lumière aveuglante d’une cellule exi-
guë éclairée non-stop, sans fenêtre, ni toilet-
tes. «Un cachot» dans un «lieu de détention se-
cret» adjacent au ministère de l’Intérieur. Il
n’en sort que pour être conduit dans une autre
pièce, attaché pendant des heures face à un
mur, yeux bandés. Devant nous, il se lève et
mime la position, et reprend son récit.
Transféré ensuite en prison, «une trentaine
www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
d’agents» le cuisinent à tour de rôle pendant
des mois, parfois au détecteur de mensonges.
Les officiers qataris se focalisent sur la masse
de documents potentiellement compromet-
tants que Benabderrahmane a méticuleuse-
ment mis à l’abri dans une valise rouge, en Al-
gérie. Notamment deux clés USB qui
contiendraient des données sensibles voire
intimes du président du PSG. Matière à
«kompromat» ? Benabderrahmane s’agace :
«Toute ma vie et mes réussites ont été réduites
à un petit support plastique d’un centimètre
sur quatre. J’ai été victime de mon savoir-
faire, ils m’ont vu comme un agent double aux
services des Emirats arabes unis.» Car bien
que réfutant l’étiquette d’espion, l’homme
s’enorgueillit d’une certaine expertise : for-
matage mensuel de son téléphone, sauvegar-
des multiples sur supports éparpillés… Un vé-
ritable garde-manger informationnel pour
passer les coups durs.
Pendant ce temps, à Paris, son épouse tente
de négocier sa libération, épaulée par les deux
anciennes ministres Rachida Dati et Yamina
Benguigui, que Benabderrahmane considère
comme ses deux «marraines» de l’entremise
parisienne. Ces dernières seraient allées jus-
qu’à lui recommander un «marabout». En ou-
tre, comme Benabderrahmane le révèle de-
vant les juges le 30 mars sur un procès-verbal
que Libé a pu consulter, sa femme aurait «subi
des interrogatoires» des avocats de Nasser
­al-Khelaïfi, Francis Szpiner et Renaud Semer-
djian, alors que son époux était toujours au
Qatar, assigné à résidence dans un hôtel avec
l’interdiction de quitter l’Emirat. «Les ques-
tions étaient les mêmes que celles que
m’avaient posées les services secrets [qataris],
le but était de confronter mes réponses avec les
leurs», ajoute-t-il. S’ensuivent de tortueuses
tractations entre avocats parisiens autour de
la remise des documents contre sa libération,
assorti d’une clause pénale en cas de divulga-
tion de 5 millions d’euros. «Tout le monde s’est
fait du miel sur mon dos», conclut-il, amer.
Pour Me Semerdjian, qui n’exclut pas de por-
ter plainte contre le lobbyiste, sa «crédibilité
est sujette à caution» et ses accusations une
«manœuvre de diversion».
Machine à corrompre
En novembre 2020, Benabderrahmane
­revient enfin à Paris. Lorsque l’affaire éclate
dans Libération en septembre 2022, l’ex-con-
seiller du Qatar est sur le reculoir, accusé de
n’être qu’un vulgaire «maître chanteur» – la
défense du patron du PSG a déposé plainte
en ce sens – alors que la justice française le
met en cause pour des délits qui lui font lever
les yeux au ciel : notamment «corruption
et trafic d’influence», «faux» et «aide au séjour
irrégulier en bande organisée». Lui brûle en
retour de révéler un Qatargate à la française,
sur le modèle de l’affaire qui a secoué le Par-
lement européen fin 2022, quand la police
belge a découvert des centaines de milliers
d’euros en cash chez des élus et leurs pro-
ches. Le docteur Ali, son ancien employeur
devenu depuis ministre du Travail à Doha,
y aurait semble-t-il joué un rôle central, selon
les fuites du dossier instruit à Bruxelles dans
la presse belge.
Parallèlement à son offensive médiatique,
Benabderrahmane fait feu de tout bois sur
le front judiciaire : arbitrage contre le Qatar
aux Etats-Unis, procédures engagées devant
diverses instances à Doha, aux Nations unies,
comme devant le barreau parisien contre
une brochette d’avocats… Et donne du grain
à moudre aux juges d’instruction, à charge
pour ces derniers d’en faire un dossier qui
tienne la route.
Selon lui, Nasser al-Khelaïfi aurait été au
cœur d’une machine à corrompre, notam-
ment dans le milieu du foot français, orches-
trant un «système de détournements par des
rétrocommissions via des contrats de trans-
ferts de joueurs et de droits TV». Et de
­mentionner une société déjà évoquée
dans l’enquête suisse sur l’attribution de la
Coupe du monde.
Toujours selon son témoignage, plusieurs
«présidents de clubs de la ligue de football» se-
raient impliqués, notamment «un proche de
Nicolas Sarkozy». L’ancien président trouve
peu grâce à ses yeux, rhabillé en «agent d’in-
fluence numéro 1 du Qatar dans le monde» (ce
dernier n’a pas répondu à Libération). Benab-
derrahmane accuse enfin NAK d’avoir «utilisé
une partie des fonds que l’émir verse dans les
caisses du PSG et de BeIn Sports à des fins d’en-
richissement personnel». Selon lui, le PSG au-
rait ainsi acheté des joueurs à un club com-
plice, la transaction passant par une société
écran «dans laquelle Nasser [aurait eu] des
­intérêts». Plus clairement : «Il touche sur
tout.» Ce qui reste à prouver. NAK, lui, a tou-
jours ­démenti les accusations portées par
l’homme d’affaires.
Sparadrap gluant
Ses deux anciennes protectrices, Rachida Dati
et Yamina Benguigui, prennent aussi quel-
ques scuds. Alors qu’il réclamait de l’aide du
fond de sa cellule, via sa femme rentrée à Pa-
ris, elles n’auraient eu de cesse – selon lui – de
l’inciter «à aller dans le sens voulu par les au-
torités du Qatar et Al-Khelaïfi» plutôt que de
veiller à ses intérêts. D’ailleurs, allègue-t-il,
le duo aurait signé «des accords avec le docteur
Ali», moyennant finances.
Devant les magistrats, il suggère également
que, selon une confidence qu’il tiendrait de
l’ancien adjoint du docteur Ali, le dignitaire
qatari aurait «versé 600 000 euros à Rachida
Dati» lors de sa campagne pour les municipa-
Images
LIVRES
FOOD
RADAR
les parisiennes de 2020. Assertions démenties
par l’avocat de l’élue LR, qui assure que cette
dernière n’aurait rencontré Tayeb Benabder-
rahmane que «très occasionnellement» et dé-
ment s’être «entretenue» avec son épouse, «ja-
mais vue, ni rencontrée». Quant à d’éventuels
dons qataris, la maire du VIIe arrondissement
souligne que tous ses comptes de campagne
ont été «contrôlés». Sollicitée par Libé, Ya-
mina Benguigui n’a pas donné suite.
S’il se présente en victime d’un jeu de billard
à trois bandes de Doha à Paris, Tayeb Benab-
derrahmane n’en traîne pas moins ses mises
en examen comme un sparadrap gluant. Car
après avoir découvert chez son acolyte Malik
Nait-Liman une masse de giga octets prove-
nant notamment d’un téléphone ayant appar-
tenu à NAK, la DGSI a été chargée d’enquêter
sur des activités «élaborées» de renseigne-
ment privé dans l’ombre du PSG dont il aurait
tiré bénéfice, impliquant notamment des
fonctionnaires de police pour accéder à des
documents couverts par le secret.
A quelles fins ? L’enquête devra le démêler.
«Les données avaient été conservées à titre de
précaution par notre client en vue de les re-
mettre, le cas échéant, à la police ou à la jus-
tice, s’il arrivait quelque chose à Tayeb Benab-
derrahmane. Notre client n’est absolument pas
à l’origine de leur captation», affirment les
conseils de l’ancien policier, William Bourdon
et Vincent Brengarth. Pour le lobbyiste, tout
cela aurait été accompli dans le cadre de ses
«activités professionnelles» pour le compte du
fameux docteur Ali. Ses avocats, Romain Ruiz
et Gabriel Vejnar, ont déposé le 27 janvier une
requête en nullité de l’ensemble de la procé-
dure. Pieux, croyant en sa bonne étoile, Be-
nabderrahmane n’est pas prêt à tout déballer :
«Je ne vais pas me confesser aujourd’hui.» •
MUSIQUE
40 u
Escargots
Dans le Nord,
mucus
et bouches
repues
A Râches, Michael Collins possède une ferme artisanale
où il élève chaque année près de 400 000 bêtes rampantes.
Cibles de nombreuses idées reçues, ces animaux, destinés
aux tables festives, requièrent un savoir-faire exceptionnel.
Par
Marie-Eve Lacasse
Envoyée spéciale à Râches (Nord)
Photos Stéphane Dubromel
M
ichael Collins a d’illustres
homonymes : un révolu-
tionnaire irlandais mort
en 1922 dans une embus-
cade et un astronaute américain disparu
en 2021 qui a passé onze jours, deux heures
et cinq minutes de mission dans l’espace. Les
deux premiers n’étant pas disponibles, il ne
nous restait plus qu’à interviewer le troi-
sième, dont le métier est quasi aussi rare que
les deux précédents. Il est l’un des 300 éle-
veurs (et non producteurs, il nous reprendra)
d’escargots fermiers en France, et contraire-
ment à une idée répandue, l’essentiel de l’éle-
vage n’est pas bourguignon mais «est importé
depuis l’Afrique, l’Asie, et surtout l’Europe de
l’Est» (1) ; 5 % seulement provient d’une ferme
artisanale. Le cheptel de Michael Collins
compte entre 350 000 et 400 000 bêtes selon
les années, qui avancent très lentement sous
le ciel humide de Râches, dans le Douaisis
(Nord).
Là, l’herbe est grasse, le ciel est gris, et
le temps comme ralenti par cette activité
­hélicicole où tout est fait à la main. «On met
cinq mois pour faire un escargot», commente-
t-il dans sa cuisine, en soufflant sur un
énorme mug de thé anglais. «Au printemps,
ils se reproduisent calmement, dans une salle
de reproduction. On les arrose et on les éclaire
dix-huit heures par jour, sinon ils s’endor-
ment ! Après douze heures de préliminaires,
ils s’accouplent pendant trente-six heures.
Puis, c’est la ponte.» S’il n’est pas élevé dans
une ferme, l’escargot libre de ses lents mouve-
ments peut vivre, dans la nature, entre trois
et neuf ans. Michael Collins a choisi l’espèce
gros-gris pour son élevage, bien dodue, qu’il
18 u
Recueilli par
Marie Klock
D
ans le champ de l’ani-
mation en stop mo-
tion, Phil Tippett
n’avait plus rien à
prouver à personne. Comme beau-
coup d’enfants nés dans les an-
nées 50, il est ensorcelé par les prou-
esses visuelles de Ray Harryhausen,
en particulier les ondulations affo-
lantes de sa femme-serpent en pâte
à modeler bleue dans le Septième
Voyage de Sinbad (1958). Dès lors, le
garçon solitaire s’acharne à essayer
de reproduire, avec ses figurines
G.I. Joe et une caméra 8 mm, les ef-
fets spéciaux observés au cinéma,
une passion obsessionnelle qui in-
quiète ses parents au point de l’en-
voyer chez le psy, et qui conduira
Tippett à devenir l’un des artisans
les plus brillants dans ce domaine :
c’est lui qui conçoit l’immondice
goitreuse de Jabba le Hutt pour
George Lucas dans Star Wars, les
Arachnides sanguinaires de Star-
ship Troopers, les terrifiants Robo-
cops, lui encore qui supervise l’épi-
neuse transition de l’analogique au
numérique dans les effets spéciaux
de Jurassic Park…
Avec Mad God, celui qui a passé sa
carrière à mettre son savoir-faire à déconcertante dans sa façon de se
disposition des autres prend enfin, mouvoir tranquillement vers le dé-
à 71 ans, l’envergure d’un cinéaste sastre. On y suit la plongée d’un
complet, bien au-delà de la sphère «Assassin» casqué dans les viscères
du gadget. C’est un film colosse, d’un monde où tout n’est que
mûri toute une vie, tourné sur plus ­douleur et désolation, où le crime
de trente ans, démesuré dans son succède au crime sans aucune logi-
ambition et pourtant d’une fluidité que apparente. Plutôt qu’un récit,
Michael Collins est
l’un des 300 éleveurs
d’escargots fermiers
en France.
récolte en octobre, juste avant la saison des
fêtes de fin d’année.
Drôle d’idée, quand même. D’autant plus
qu’on ne peut pas dire que Michael Collins
soit tombé dedans quand il était petit. Né en
Angleterre, cet ancien linguiste, fils de mili-
taire qui a passé sa jeunesse à déménager tous
les deux ans, se retrouve parachuté à Lille
le 5 novembre 2000 par amour pour une Fran-
çaise. Après une fâcherie avec son ex-em-
ployeur, il se forme dans un lycée hélicicole
et ouvre sa ferme en 2008. Avant de découvrir
son élevage, on partageait assez ce que la plu-
part des gens pensent tout bas : l’escargot,
c’est caoutchouteux, sans vraiment de goût
propre, et c’est la sauce (et le beurre, et l’ail)
qui fait tout le boulot. «90 % des gens qui man-
gent de l’escargot disent qu’ils ne connaissent
pas le goût, mais ce n’est pas vrai : l’escargot
prend le goût de son terroir. Quand il absorbe
du fer, de l’arsenic et du plomb, il le garde dans
son organisme. D’ailleurs, on l’utilise dans les
forêts de Besançon comme indicateur de pollu-
tion. Ces produits se traduisent en arrière-goût
acide, terreux, métallisé. Et c’est pour ça que
les gens qui préparent les escargots utilisent de
plus en plus d’ail pour cacher le goût.»
Pseudo-origines
bourguignonnes
Autre nuance, d’après le fermier : la présence
ou non de l’organe reproducteur dans l’escar-
got vendu «dans un bocal au supermarché,
qui flotte dans une eau saumâtre». Cette
­partie blanche gélatineuse n’a aucune valeur
gustative mais donne un aspect gluant,
­collant ou gras en bouche. «Or, l’industriel
va laisser l’organe reproducteur parce que c’est
calibré par poids, donc ça lui permet de
­monter le tarif. Chez nous, on vend sans la
partie blanche gélatineuse, qui représente
40 % du poids de la bête. Comme il est herma-
phrodite, c’est un gros morceau. On les retire
PHIL TIPPETT
«J’ai beaucoup
étudié mes rêves»
A 71 ans, l’artisan des effets spéciaux de «Star Wars»
et «Robocop» signe un colossal premier film
d’animation, «Mad God», épopée somnambule
et chaotique en stop motion où un assassin plonge
dans les ténèbres du monde.
cette épopée somnambule est une
portion découpée dans un mouve-
ment perpétuel, et si la seule issue
proposée par ce «dieu fou furieux»
semble être la destruction totale, le
chemin est prétexte à traverser de
fascinants écosystèmes grouillants
de vie et de mort, peuplés de chi-
C’est le
week-end
Libération Samedi 29 et Dimanche 30 Avril 2023
«Jusqu’au XIVe siècle,
il était considéré comme
péché par l’Eglise de
manger de l’escargot car
comme ça rampait, que
ça touchait le sol, c’était
diabolique.»
Michael Collins éleveur ­hélicicole
manuellement, un à un. C’est un travail
énorme en cuisine.»
Sur ces explications, direction la salle de re-
production : ce lupanar pour escargots, sorte
de cabane en plastique cachée au fond du jar-
din, est un vert paradis de stupre à l’abri des
regards. En les observant s’accoupler, nos pen-
sées vagabondent : il y a quelque chose de lé-
gèrement inquiétant dans cette petite bête à
longs yeux, à la fois froide et molle, qui semble
relever de l’ère préhistorique… Cette impres-
sion, qui va parfois jusqu’au dégoût, serait-elle
liée aux légendes qu’il transporte ? «Jus-
Libération Samedi 29 et Dimanche 30 Avril 2023
mères nées des mains infiniment
patientes de Tippett.
Dans quel état étiez-vous quand
vous avez eu, pour la première
fois, l’idée de Mad God ?
A vrai dire, les tout premiers germes
remontent à mon enfance. Mon
père était artiste, je dessinais beau-
32 u
qu’au XIVe siècle, il était considéré comme péché
par l’Eglise de manger de l’escargot car comme
Livres/
ça rampait, que ça touchait le sol, c’était dia-
bolique», observe Michael Collins, amusé par
nos réticences. De toutes ces légendes, on au-
rait gardé l’habitude de faire «baver» l’escargot
pour le «laver de ses péchés» en le trempant
dans le sel – ce qui, d’après l’éleveur, est tout
à fait inutile. «On disait : quand il ne bave plus,
il est propre. Or, on peut manger l’escargot en
le mettant vivant directement dans le beurre
ou dans l’eau bouillante, comme un homard.
Sa bave a même des propriétés intéressantes.»
Autre légende tenace : l’escargot de Bourgo- Par Philippe Lançon
gne viendrait, en réalité, d’Ukraine… Ses pseu-
do-origines bourguignonnes remonteraient
V
plutôt à un dîner cuisiné par Marie-Antoine
Carême chez Talleyrand, qui aurait servi
en 1814 un dîner aux escargots au tsar Alexan-
dre Ier de Russie : «Ce cuisinier, qui était orphe- pas perdu des illusionsen
lin, qui a grandi dans les rues, a servi ce que les dont il se méfiait. Le passé,
pauvres mangeaient.» Aujourd’hui, les Fran- passé, une sorte de rêve aristocratique
çais sont les plus grands consommateurs au tant à l’état nerveux, le partie
monde avec 35 000 tonnes vendues par an, et le lit pour ça : pour maintenir
il est plutôt considéré comme un mets fin, ré- Décembre 1980: «On peut
servé aux occasions festives.
encé par tout le roman noir
Alors justement, comment elle arrive dans le film noir. Quant aux
notre assiette, cette pauvre bête ? «Une fois ­mêmes que la plupart des­imaginées
blème c’est cette histoire de référentiel : le fait
que tout ce que j’écris est notamment un com-
mentaire sur une forme dont l’époque est pas-
sée.» Notamment.
Dans son île déserte, lui l’agoraphobe, il em-
porterait la Clé de verre de Hammett, les ro-
mans de Flaubert (qui «a quasiment fondé le
style objectif, behavioriste que le roman noir
classique utilisera»), les disques de Clifford
Brown. Il connaît tout sur les flingues, mais,
comme il n’en a jamais touché un, il s’en pas-
sera. Autour, les eaux pleines de méduses du
capital montent et inondent tout, culture et
contre-culture. Dans l’île, Hibernatus Man-
chette, tel Robinson, survit en action. Ses ana-
lyses valaient pour hier (fin des Trente Glo-
Jean-Patrick
Manchette
Le passé
des
illusions
Publication d’un recueil d’entretiens
donnés à la presse entre 1973 et 1993
par l’auteur culte du roman noir.
On y retrouve son style, ses obsessions,
son élitisme anti-populiste d’extrême
gauche et des analyses toujours actuelles.
coup, et un jour il m’a montré un
­livre sur Jérôme Bosch. Je ne m’en
suis jamais remis.
Qu’est-ce qui vous a fait la plus
forte impression chez Bosch ?
Avant tout, le triptyque du Jardin
des délices. Tout petit déjà, j’adorais
l’horreur, mais ça, ça surpassait en
inventivité tout ce que j’avais pu
voir au cinéma. J’ai su qu’un jour,
je ferais un film à la Bosch. A la fin
des années 80, j’ai tourné quelques
minutes de ce projet avec une
équipe minuscule, sans avoir la
moindre idée de la direction dans
laquelle je voulais aller. Je ne vou-
lais pas d’une approche narrative
conventionnelle, je ne voulais pas
d’un script, d’un calendrier… mais
d’une idée qui se construise au fil
de la fabrication. Impossible de
­pitcher un tel truc ! Alors je l’ai
laissé de côté. Pendant les vingt an-
nées qui ont suivi, l’idée a continué
de me hanter. J’ai élaboré un story-
board, j’ai lu Dante et Milton et
me suis nourri de toutes sortes
de choses qui sont venues se mettre
en orbite autour de cette idée avec
laquelle je vivais. Et puis, vers la
fin des années 2000, alors que
j’étais en train d’archiver tout ce
matériau, ça a intrigué des gens
de mon studio. J’avais toujours la
­figurine du personnage principal,
­l’Assassin, on a tenté quelque
chose, et de fil en aiguille, des
­étudiants se sont proposé de parti-
ciper bénévolement, les gens du
studio sont venus donner un coup
de main… Et ça nous a occupés
­pendant douze ans.
Rendez-vous chaque samedi dans
u 17
Libération Samedi 29 et Dimanche 30 Avril 2023 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 41
FOOD/
Libération Samedi 29 et Dimanche 30 Avril 2023 Libération Samedi 29 et Dimanche 30 Avril 2023 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 33
qu’on l’a tuée en l’ébouillantant pendant une quefort et les noix, ou encore les échalotes Chose plus rare, Michael Collins commercialise
période de sommeil, pour préserver le bien-être confites à la crème de cassis et au vinaigre des œufs d’escargots, Jean-Patrickqu’il propose unique-
déjà la lutte ! sourit Michael Collins. Quand
vous allez croquer, ouvrez la bouche légère-
animal, on malaxe les chairs, passées au bat- de framboise… On a goûté la recette ment aux chefs cuisiniers. Manchette
en 1976.
Devant leur aspect ment, fermez les yeux, et projetez-vous dans Jean-Patrick Manchette
teur mélangeur, et on rajoute le sel. Les escar- «tikka massala», qui nous a rappelé les restos blanchâtre, on a comme un petit mouvement la forêt. Vous aurez le rappel de l’humus, la
gots sont ensuite court-bouillonnés et surgelés indiens à gare de l’Est, avec cette influence de recul : «Prenez Photo Jacquesdirectement dans la rosée du matin… Je vous invite à découvrir
Derrière les lignes
ennemies. Entretiens
Robert
pour qu’ils maintiennent leurs ­valeurs nutriti- anglaise, et la recette «chilli-cheese», très cuillère», insiste-t-il,
ves.» Quant aux coquilles, c’est un immense ­relevée aux piments jalapeños. «C’est parfait cuillères remplies. «C’est un produit cro-
en nous tendant des ça.» Les chefs le présentent avec des asper-
ges, de l’ail noir en tapenade, du saumon gra-
1973-1993.Edition établie et
présentée par Nicolas
boulot : «L’escargot est décoquillé et renco- à l’apéro !» quant. Pour le coincer entre les dents, c’est vlax ou en velouté. «C’est vraiment très Le Flahec, préface de Jacques
quillé. C’est obligatoire. On doit ­enlever la par- boisé», commente poliment le photographe. Faule. La Table Ronde, 300 pp,
tie hépato-pancréas qui est dite nocive, donc Ce «caviar», donc, même si l’appellation est 24 € (ebook : 16,99 €).
pour éviter toutes bactéries ­pathogènes, ma co-
quille doit être stérilisée.» Les escargots sont
protégée et qu’on devra lui trouver un autre
petit nom («perles des sous-bois» ou «perles
donc «décoquillés» et ­ «rencoquillés» avant d’Aphrodite», comme il est parfois appelé sur
d’être beurrés avec une rieuses, Vu dans la newsletter «Tu mitonnes»
poche. victoire du néolibéralisme). Elles va- jusqu’au bout de la nuit, de la langue. Répé- les menus) est un luxe absolu : 1 800 euros
«De temps en temps, des la tranche inférieure des privilégiés (j’y suis
lent souvent pour aujourd’hui. En 1979, évo- tant donc toujours les mêmes choses, sur la le kilo hors taxe. «Mais un kilo, c’est presque arrivé), subit la domination du capi-
«C’est parfait
premières quant la culture populaire américaine des an- base Mais c’est quoi ce mets désen-? lecteurs m’écrivent pour
ingt ans après leurs d’un constat révolutionnaire 40 000 bêtes. On récupère les pontes et on les tal, il est exploité et aliéné.»
aventures,pour l’apéro»
les mousquetaires nées 20 aux années 50, il dit : «Le marché de la chanté. De Lemanière
Rumbledethumps
plus concentrée que dans trie à la loupe, avec deux apprentis. C’est un
me demander comment Dans ce contexte, Manchette n’est pas tendre
ont vieilli,Chez
maisMichael Collins,culture
Jean-Patrick une partie
(et de lade la
sous-culture) Aussi imprononçable
a massivement que gagnant
ses lettres. au scrabble,
Les variations sont duesvoici
aule rumbledethumps, un
temps produit ultra-subtil», affirme Michael Col- avec la plupart de ses collègues «polareux».
Manchette,­production
non : c’estest vendue
qu’il n’a dans
offertun audistributeur
public, pendant cette gratin de pommes
période,
engens
la re- qui
Ecosse. On vous
de terre
passe,etàde
a déniché
unchou qui nous
contexte
la recette
vientetde
politique
dans le
la région des Borders
à une
très beau
lins, et on ne sait que dire tant cet étrange je peux oser vendre à Juin 1980 : «Il se trouve qu’il y a une mode, c’est-
face
qu’il de la ferme,
n’avait pas, oules autres dans un
présentation depetit
tout ce dont les étaient ­situation personnelle (mentale, physique) quivoyage culinaire mets nous transporte loin de tout repère gas- à-dire un marché : n’importe quel bouquin vio-
magasin dans la cour,
la morsure du ouvert
privésen Ecosse,
fin d’après-(l’aventure,
pratiquement avoine,
l’amour, la li- haggis & cranachan
évoluent. On est aussid’Aurélie
contentBellacicco
de retrouver et Sarah Lachhab. tronomique existant. Le monde des escargots Delon. Personnellement lent, de gauche et écrit plus ou moins en fran-
midi en semaine. «Et puis
et résis- berté,il etc.).
y a une autre parce qu’elle était victo- ce style, ces obsessions, ces références, cet
Justement
Recette
est décidément aussi secret que son énigma-
je préférerais vendre çais trouve un éditeur, et j’ai l’impression qu’il
de la production
maintiennent. qui estpartout,
Et on rieuse venduela dans
contre-révolution pouvait of- ­éàlitisme
retrouver dans la newsletter
antipopuliste d’extrême «Tu mitonnes»,
gauche, tique éleveur. • y a une énorme proportion de déchets – écrits
une coquille pour l’apéritif»,
et se maintenir. ajoute l’éleveur
frir impunément sur:le marché cetenvoyée chaque
ensemble de vendredi
qu’on peut l’êtreaux abonnés
de revoir pourde Libération,
la dixième fois avec aussi : à Fritz Lang.» par des gens qui sont sûrement très sympathi-
présent que les gens ont le
re-menu VIP,de
la Fritz
quille de la semaine,
la formeleest
tour de main,
soit une (1) Rungis International «l’Escargot, une passion
dire quecoquille qui se mange,
je suis influ- à l’aspect
représentations. Aet un film Lang dont si nette, française». (rungisinternational.com). ques politiquement – mais je crois que c’est sou-
au goût
de gaufre
américain, neutre,
et tout que l’on de
commencé croque à posséder réellement ce sides
vouloir adresses,
cohérente, si la
peurecette du qu’elle
gluante, week-end…
touche vent de la bouillie pour les chats, comme disait
toutes les sauces.
références, j’ai les Parmi
dont ilsles recettes que le rêve, le Capital, au mythe. Son pessimisme réveille l’âme et
ne possédaient Escargots Fermiers de Michael Collins, ment ridicules, simplement par la mise en ma grand-mère…» Laquelle, écossaise, «avait
amateurs.dans Monses cuisines,
pro- pour on trouve le ne
se défendre, ro-diffuse plus ces représen- ­réactive le plaisir. 1815 Rue nationale, 59194 Râches. 06 75 82 73 03. scène et la direction d’acteurs». «Stalinien ou été suffragette, s’était couchée sur les voies de
tations plaisantes, mais principalement des la- social-démocrate ?» demandent les intervie- chemin de fer et tout ça, et elle avait fait partie
mentations réformistes, angoissées, sur la dou- Impasse formelle weurs. «On peut dire PCF, je dis stalinien, ré- de la première génération de filles admises
leur d’être homme, femme, enfant, nègre, pédé, Les journalistes qui l’interrogent, bien- pond Manchette. Je crois Chabrol quand il dé- dans les universités britanniques. Quand
veau, vache, cochon, couvée, etc. Je n’aime pasveillants et précis, le condamnent certes à la clare joyeusement à Paris Match, et d’ailleurs j’avais huit ou neuf ans, elle devait en avoir soi-
ces productions, en général.» C’est peu dire répétition, à rejoindre en enfer le personnage pour faire glousser de joie Paris Match, qu’il xante-dix, elle avait des cheveux aile-de-cor-
qu’elles ont survécu à la mort de l’écrivain, qu’il est devenu, mais cet enfer est si bien adorerait un cinéma nationalisé et tourner des beau, un mètre quatre-vingt et s’habillait en
en 1995. Elles se sont multipliées, vivent pensé, si bien taillé à coups de machettes, films sur la culture des betteraves en Champa- rouge, ce qui semait la panique dans le petit
mieux que jamais : les plaintes particulières qu’on l’y suit comme au paradis. Les entre- gne humide pour le compte de l’Etat. Oui, ça village normand où elle résidait ; et elle lisait
alimentent le commerce général. tiens ont été donnés à toutes sortes de jour- lui plairait bien, le capitalisme bureaucrati- la Série noire.»
En 2020, la Table Ronde publiait ses lettres naux (spécialisés dans le cinéma, la bédé, le que, et d’être un cinéaste d’Etat, un héros de La ligne de crête et de tension de ces entre-
(Libération du 22 mai 2020). L’éditeur publie polar, mais aussi, par exemple, deux fois à l’Union soviétique, qui tourne des films sur les tiens, entre passion esthétique et combat poli-
aujourd’hui des entretiens donnés à la presse ­Libération, en 1982 et 1991, et, en avril 1985, betteraves. Par perversité, remarquez.» Tout tique, se trouve autour de 1980. Ce n’est pas un
entre 1973 et 1993. Ils ont été réunis par son pour le magazine Lire, à un jeune écrivain Manchette, sa distanciation, son humour, sa hasard, si, ensuite, il ne publiera plus. Une
fils, Doug Headline. Peut-être ont-ils été enre-nommé Emmanuel Carrère). Les premières justesse, est dans cette flegmatique tirade à chronique cinématographique publiée dans
gistrés ? On dirait que Manchette a tout écrit, années, il publie encore. A partir de 1980, il ne propos d’un homme qu’il apprécie, particuliè- Charlie en 1979 résume la perspective (1). Il
tant le propos est précis et le ton, uni : écrivain
publie plus : il devient exclusivement le com- rement dans la dernière phrase : le pas de côté, vient de voir Passe ton bac d’abord, de Pialat.
mentateur de son travail passé, de ses travaux l’entrechat, qui révèle l’intelligence qu’il a de C’est bien, mais «c’est encore la misère que Pia-
inaboutis, des livres qu’il lit, qu’il traduit, de son sujet. lat filme, la misère des adolescents contempo-
sa propre histoire et de l’impasse dans laquelle Ses romans l’enrichissent, car ils sont vendus rains, et la mécanique par quoi la société
Libération Samedi 29 et Dimanche 30 Avril 2023 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
il se trouve : impasse formelle provoquée par u 19 à Delon. «Ce qui ne manque pas de piment, lui transforme patiemment de jeunes êtres hu-
la faiblesse du contenu (politique, social), dit Serge Loupien dans Libération en 1982, mains en vieux cons. Mon goût n’aime guère ce
Alex Cox joue le Dernier puisque la forme est toujours liée au ­contenu. c’est que Delon, catalogué homme de droite, réalisme, et mon esprit s’en méfie. Je préfère les
Images/
Homme dans un univers Manchette développe donc sa manchette, et adapte systématiquement les romans de Man- singes géants, les chevauchées fantastiques et
fourmillant de créatures il le fait bien : au confluent intime de l’idéal chette, intellectuel de gauche notoire.» Il ré- les ballets nautiques. Je ne suis pas certain qu’il
malveillantes. politique, de la culture littéraire et cinémato- pond : «Ben oui. Je ne sais pas pourquoi mais suffise à présent de “rendre la honte encore plus
Photo Tippett Studio
graphique, dans un monde auquel, comme j’en suis très content. Puisque c’est pour ça que honteuse”. Quand je m’approprie Hollywood
Burt Lancaster dans Fureur apache, il semble je vais pouvoir passer six mois à rien foutre.» dans la pénombre du temps et du souvenir, j’y
dire salut, blessé à mort, roulant une dernière Autrement dit, à écrire ses propres livres et, vois une affirmation positive de ce que nous de-
cigarette avant de finir hors-champ. accessoirement, à se la couler douce. «Comme vons posséder et dont nous ne possédons que le
Au début, en 1973, il a 30 ans, du succès, beau- je ne suis pas tellement léniniste, ajoute-t-il, je rêve, et que j’aime voir réaffirmé encore sur les
coup de travail (romans, cinéma), et il y croit ne pense pas prêter la main à une opération écrans, de loin en loin.»
encore : «Ce à quoi j’aimerais arriver, je ne sais d’abrutissement des masses. De temps en
pas si j’y parviens, c’est à la création de person- temps, des lecteurs m’écrivent pour me deman- «Aristocratisme»
nages ne supportant pas leur vie quotidienne, der comment je peux oser vendre à Delon. Per- Ce qui désespère et dégoûte Manchette, ce
Comment avez-vous appris à «Ce film, c’est une
ce qui est dans une certaine mesure une fai- lll Carl Orff [Gassenhauer, ndlr] sonnellement je préférerais vendre à Fritz baudelairo-hégélien, ce sont finalement trois
avoir cette patience immense blesse, et qui, ne pouvant ni la supporter ni s’en dans Badlands. Lang. Malheureusement il est mort et ne m’a phénomènes qui lui semblent évidents et qu’il
que requiert la stop motion ? traduction littérale accommoder, ni s’organiser pour… soyons sim- Est-ce que vous ressentez une jamais rien proposé.» Il dit à peu près la même conjugue : la décrépitude de l’art (donc l’idée
J’ai beaucoup travaillé pour des
gens qui avaient intuitivement cette
de ce que m’a ples, disons subvertir l’ordre existant d’une fa-
çon effectivement dialectique et longanime,
forme de soulagement à pré-
sent ?
chose, la même année, à la Revue du cinéma,
en qualifiant Delon de «héros de notre temps,
bidon de faire encore de la «littérature»), la ré-
cupération des séquelles par l’industrie du
qualité. Chez moi, ce n’est pas inné ; soufflé mon esprit.» sortent dans la rue et se mettent à tirer.» L’acte Oh, ça a été une grande crise. Je suis en ce qui me concerne». spectacle, la dissolution de la conscience poli-
j’aime faire avancer les choses, je bipolaire de type 1, dans mon cas
gratuit ne l’est jamais tout à fait : il y a du sur- De toute façon, l’auteur est soumis au sys- tique dans ce mélange de complaisance et de
travaille vite, je prends vite des déci- Phil Tippett ça veut dire que je ne sombre pas
réaliste (et du situationniste) en lui ; et de tème, même quand il le dénonce : c’est un bêtise que constitue l’illusion idéologique.
sions… Mais en stop motion, il l’utopiste maintenu en camisole par le style : dans la dépression mais que mon mantra de ces entretiens, comme de ses let- En 1988, alors qu’il ne publie plus depuis huit
faut presque toujours de multiples j’ai ajouté un liquide noir, je ne «Je cherche dans la littérature la répercussion superpouvoir maniaque me permet tres. Manchette a lu Hegel, Marx, ne les oublie ans, il dit à Manuel Vázquez Montalbán qu’il
ajustements pour qu’une illusion ­pouvais pas prévoir comment ils de la destruction du réel et de la violence qu’il de travailler quinze heures par jour. pas. Septembre 1980 : «L’écrivain ne peut faire faut refuser «toute forme de conditionnement
fonctionne, et tous ces ajustements ­allaient se mélanger, mais chaque provoque.» Cette année-là, il publie dans la Sé- Le problème avec ce pôle, c’est que ce qu’il veut de son envie de créer, sa force de médiatique, parce que cela revient à suivre les
demandent de la patience. Une fois accident est potentiellement un rie noire Morgue pleine, travaille à l’adaptation c’est comme une drogue : plus on lui travail est à lui aussi est une marchandise et modes que ce type de culture impose ; et, au
qu’on a trouvé cette zone, il y a ­cadeau. Comme dans cette autre de deux de ses romans Ô dingos, ô châteaux et en donne, plus il en demande. “tous les matins, je vais au marché”, disait déjà fond, à accepter une certaine forme perverse
­quelque chose de très méditatif scène pour laquelle j’avais puisé
­là-dedans. l’eau dans une mare, avec tout ce
Nada. Le premier devrait être réalisé par Jean-
Pierre Mocky, mais ça se passe mal. Il retra-
Alors, à la fin, je me suis effondré.
J’ai fini à l’hôpital psychiatrique, il
Brecht. Il serait ridicule et répugnant d’enton-
ner le vieux refrain, moi-aussi-je-suis-un-pro-
d’honorabilité». Ce qu’il reprochait déjà, pres-
que tendrement, à Chabrol quinze ans plus
Si vous poursuiviez une idée qui traînait dedans : quand on a
plutôt qu’un scénario, de quelle filmé, il y avait des espèces de peti-
vaillera en 1980 avec Mocky sur un autre film,
Folle à tuer, un boulot alimentaire comme il mal. Lonsdale est un plaisir, comme
m’a fallu des mois pour réussir à re-
venir de ce long voyage. Ce n’étaitréalisant Nada, se souvient Manchette sept
toujours. gens, par exemple face à Emmanuel Macron :
létaire. Techniquement, c’est faux la place de
l’auteur dans les rapports de production s’ap-
tôt. L’écrivain espagnol lui répond : «Je com-
prends votre position, mais je crains qu’elle ne
façon avez-vous su que le film tes limaces qui se trouvaient là tota-
était fini ? lement par hasard et qui, en flot-
en fait tant pour payer ses impôts et faire «des Le reste est sans intérêt et je m’en pas
éconocroques», mais ça n’ira pas mieux. Dé-
un voyage héroïque à la Josephans plus tard, Chabrol «a respecté tout le texte,
fous.»
Campbell, chaque événement mesauf sur deux points. Il a fait sauter la charge
c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleu-
res soupes. Dès 1973, au moment où sort le
parente plutôt à celle du petit artisan sous-
traitant, propriétaire de ses instruments de
conduise à un certain aristocratisme. Je crois
que si l’écrivain ne tient pas compte dans sa
J’ai fini par avoir des producteurs tant, faisaient comme des oiseaux.
qui ont fixé des dates de projection, La toute fin du film a été dure Mocky
cembre 1980 : «Il n’y a rien à en dire, sinon que Coupes de Chabrol
à est laid, stupide, et devrait utiliser un Avec Chabrol sur Nada, ça se passe
menait vers un nouveau chemin,contre l’Humanité, et une phrase du dialogue
quand j’ai rencontré Dan Wool pourcontre la démocratie représentative (“Le capi-
mieux,
film, Manchette précise que les coupes du ci-
néaste ont été «deux interventions bien préci-
travail et n’employant généralement pas d’ou-
vriers (sauf certains auteurs trop prolifiques
conscience de l’influence de la culture audiovi-
suelle, la littérature est condamnée à mort. Ou
alors il fallait bien s’arrêter à un trouver, je sentais vaguement le ton
­moment. Le plus dur, c’est toujours que je voulais lui donner mais
déodorant corporel, et se faire les ongles. Quant malgré «l’inimitié politique», parcefaire qu’«en
la musique, une tout autre voietalisme technobureaucratique qu’a le con en
s’est ouverte
ses : on ne se fout pas de la gueule de l’Huma et pour être seuls), d’où ses penchants volontiers alors, les écrivains se liront entre eux.» •
au casting, l’accord de Marlène Jobert a été privé, il est impossible d’avoir de l’inimitié pour ; là, j’ai rencontré unforme d’urne”).» Phrase qui est plus ou moins on ne se fout pas de la gueule de la démocratie. anarchistes quand il est de gauche. Mais l’au-
de décider où commence et où finit j’avais beaucoup de doutes. Alors utile au financement du film, et elle n’est pas Chabrol après qu’on a mangé à sacorbeau table». Enqui parle… Quand on sebien répétée aujourd’hui par beaucoup de Pour le reste, il a rendu les terroristes complète- teur, même quand ses revenus le placent dans (1) Dans Les Yeux de la momie (Wombat, 2020).
un film. La dernière séquence que j’ai fait appel à d’autres artistes, je met dans cette version alternative
j’ai tournée, c’est celle du début. Je me suis demandé : que ferait Jasper de soi-même, on s’autorise à aller
cherchais un prologue comme dans Jones ? Que ferait Groucho Marx ? dans des endroits où on n’irait pas
Lawrence d’Arabie. En me laissant Groucho Marx a eu une émission en temps normal.
porter, un jour, je suis tombé sur télé dans les années 50, ça s’appelait Comment avez-vous procédé
quelques vers de la Torah dans un You Bet Your Life et, de temps en pour accéder à ces endroits ?
article, un bout du Lévitique, et j’ai temps, un crétin d’oiseau surgissait J’ai beaucoup étudié mes rêves. J’ai
senti quelque chose. Je suis allé pour répondre à des questions. C’est essayé de mettre le plus de détails
sur Internet et j’ai acheté un bibelot, comme ça que j’ai eu l’idée d’un possible dans chaque plan, que cha-
une petite tour de Babel. Je l’ai mise coucou suisse. Le générique de fin que nouvelle séquence soit inatten-
dans un aquarium. J’ai rempli m’a été soufflé par ­Terrence Malick : due. Je voulais qu’on ait l’illusion de
l’aquarium d’un liquide rouge, puis il a utilisé ce morceau de lll Le réalisateur Phil Tippett photo Chris Morley voguer comme dans un rêve où cha-
que nouvel élément supplante le
précédent. Quand on a repris le
tournage il y a douze ans, je me suis
mis à rêver de façon très prolifique.
Au réveil, je consignais tout dans un
grand cahier. Ce film, c’est une tra-
duction littérale de ce que m’a souf-
flé mon esprit ; je notais tout très
vite, en temps réel, et je ne sais pas
du tout quelle est cette partie de moi
qui a produit cette histoire. C’est
mon ADN qui a pris le contrôle des
opérations, mon rôle était de trouver
du sens là-dedans.
Quand j’ai eu fini de travailler sur
Mad God, les rêves se sont arrêtés.
Et j’ai perdu toute forme d’intérêt
à fabriquer des choses avec mes
mains alors que j’ai fait ça toute
ma vie. J’ai fini par réaliser ma
chose à moi, j’ai mis en œuvre tout
ce que j’ai appris. Que faire, mainte-
nant ? J’ai mon studio d’animation,
je n’ai plus besoin de faire quoi
que ce soit. Je sais qu’il y a un peu
d’intérêt autour de moi pour un
Mad God 2, mais au rythme où
je fais les choses… Milos Forman
m’a donné le meilleur des conseils :
«Si tu veux faire un bel étron, il faut
bien ­manger.» J’ai compris qu’il faut
­laisser à chaque chose le temps
­nécessaire à ce qu’elle prenne
­exactement la forme souhaitée.
Plus je prends mon temps pour
­développer une chose, meilleure
Tourné sur plus de trente ans, Mad God est un film démesuré, peuplé de monstres en tous genres. Photo Tippett Studio elle devient. •
18 u
Idées/
Les recours à l’état
d’urgence ont fait
basculer le pays dans
le camp autoritaire
Restrictions de la
liberté de manifester,
proximité de la justice
avec l’exécutif
et multiples rappels à
l’ordre par l’Europe ou
l’ONU : les grands
principes définissant
les démocraties
illibérales peuvent
bel et bien s’appliquer
au modèle français.
L’
attaque de Gérald ­
Darmanin contre
­la Ligue des Droits de
l’homme (LDH), association
historique de défense des
droits en France, prononcée
lors de son audition par la com-
mission des lois à l’Assemblée
nationale le 5 avril, a provoqué
de nombreuses réactions dont
la presse s’est largement fait
l’écho. D’aucuns dénoncent
­notamment qu’«attaquer
la LDH, c’est basculer dans une
dynamique illibérale».
Dynamique globale
La démocratie illibérale a été
­définie par le journaliste états-
unien Fareed Zakaria dans un
retentissant article de 1997 sur
la «montée en puissance» d’un
nouveau modèle de démocra-
tie. Il répondait à l’article non
moins fameux de Francis Fu-
kuyama sur la «fin de l’his-
toire», dans lequel ce dernier
affirmait, en 1989, que la démo-
cratie et l’Etat de droit s’étaient
imposés au monde comme
«formes indépassables de gou-
vernement». Si le principe de
l’élection des gouvernants est
aujourd’hui largement admis
et plutôt peu contesté, la diffu-
sion globale depuis le 11 sep-
tembre 2001 du paradigme de
l’état d’urgence dans les démo-
craties a engagé une dynami-
que globale de remise en cause
des droits et libertés.
En France, le recours à l’état
d’urgence depuis les an-
nées 2000, et plus encore de-
puis 2015, a peu à peu fait bas-
culer le pays dans une démo-
cratie illibérale. En 2021, la
France a été rétrogradée dans le
classement de The Economist
passant du statut de full demo-
cracy à ­celui de flawed démo-
cracy ­(«démocratie ­impar­-
faite»). La réponse gouver­-
nementale donnée aux mani­-
festations des ­gilets jaunes
en 2018-2019, ainsi que la ges-
tion de la crise sanitaire
en 2020-2021, ont accéléré ce
basculement. Le gouverne-
ment d’Emmanuel Macron a
été rappelé à l’ordre dans le
­cadre de plusieurs procédures
spéciales des Nations unies, par
la haut-commissaire aux droits
humains des Nations unies
mais aussi le Conseil de l’Eu-
rope. En démocratie illibérale,
l’exécutif, se prévalant de sa lé-
gitimité tirée de l’élection au
suffrage universel, restreint
l’exercice des ­libertés publiques
et diabolise voire criminalise
toute forme de contre-pouvoir.
Répondent à cette définition
des Etats aussi divers que la
Hongrie, Singapour, Israël, la
Thaïlande ou encore la Russie.
On peut dégager deux grands
caractères distinctifs. Tout
d’abord, un cadre constitution-
nel de séparation des pouvoirs
dans lequel le gouvernement
dispose de prérogatives impor-
tantes, où la justice manque
d’indépendance et l’opposition
parlementaire de moyens pour
contrôler l’action du gouverne-
ment ; ensuite, un régime de li-
bertés de type «préventif»
adossé à un contrôle de la so-
ciété civile, c’est-à-dire dans le-
quel les libertés politiques, au
premier rang desquelles les li-
bertés d’association et de réu-
nion, sont soumises à d’impor-
tantes restrictions juridiques
ainsi qu’à un contrôle des mo-
des de financement et d’action
par lesquels ­elles s’exercent.
En France, la Constitution de
La France est-elle
devenue une
démocratie illibérale ?
la Ve République, bien que par-
lementaire, est un modèle d’hy-
per-présidentialisme «copié»
par les démocraties illibérales
particulièrement en Russie qui
s’en est inspirée : l’irresponsabi-
lité politique du président de-
vant le Parlement, son pouvoir
discrétionnaire de dissolution
et son élection directe par le
peuple, couplé aux mécanis-
mes du «parlementarisme ra-
tionalisé», donnent au prési-
dent les moyens de contrôler
très largement l’Assemblée. Les
pouvoirs d’urgence que le pré-
sident tire de l’article 16 de la
Constitution ne connaissent
aucun équivalent dans les au-
tres démocraties libérales. Les
états d’urgence successifs, en
particulier sanitaire, ont péren-
nisé une gestion verticale et
­secrète du ­politique, resserrée
­autour de la seule figure prési-
dentielle, avec notamment le
Conseil de défense sanitaire,
aux délibérations classées se-
cret-défense.
Quant à la justice constitution-
nelle, et dans une moindre
­mesure administrative, elles
sont placées, comme en Russie,
dans une situation de «dépen-
dance structurelle» à l’égard du
poli­tique, liée en partie à leur
proximité très forte avec l’exé-
cutif ; la France a été condam-
née par la Cour européenne des
droits de l’homme pour at-
teinte au procès équitable. Les
décisions des juridictions cons-
Par
Eugénie
Mérieau
DR
Maîtresse de conférences
en droit public à l’université
Paris-I Panthéon-Sorbonne
Libération Vendredi 28 Avril 2023
titutionnelles et administrati-
ves, en période d’urgence anti-
terroriste et sanitaire, ont bien
illustré cette déférence à
l’égard du gouvernement. Le
président du Conseil constitu-
tionnel est nommé par le prési-
dent de la ­République de façon
discrétionnaire et sans vérita-
ble «confirmation» par les par-
lementaires. En ce sens, les dé-
cisions rendues le 14 avril
concernant la réforme des re-
traites s’inscrivent dans la
pleine continuité du rôle de
«chien de garde de l’exécutif»
­dévolu au Conseil constitution-
nel lors de sa création en 1958.
Autorisation
En matière de libertés publi-
ques, depuis les états d’ur-
gence, on ­observe un glisse-
ment d’un ­régime de
déclaration à un ­régime d’auto-
risation. La liberté de manifes-
ter est sérieusement limitée
lorsque le gouvernement, ar-
guant à tort que toute manifes-
tation non déclarée est inter-
dite, multiplie par la voie des
préfets les arrêtés d’interdic-
tion. Il en va de même pour la
liberté d’association, désormais
sujette à la ­signature d’un con-
trat d’engagement républicain.
On peut aussi citer la possibilité
récemment étendue pour le mi-
nistre de l’Intérieur de deman-
der la dissolution d’associations
de défense des droits comme le
Collectif contre l’islamophobie
en France, pour les préfets de
demander le retrait des subven-
tions à des ­associations écolo-
gistes (Alternatiba), ou encore
pour le gouvernement de reti-
rer leur agrément aux associa-
tions de lutte anticorruption
(Anticor), qui a subi pendant
six mois la menace de le perdre.
En matière de liberté d’expres-
sion, le retour des arrestations
pour «outrage» au président de
la République est critique. Avec
la rhétorique de «l’ennemi inté-
rieur» adoptée par un gouver-
nement fustigeant le «terro-
risme intellectuel» des ­médias
«d’extrême gauche», «l’islamo-
gauchisme» dans les universi-
tés, et les «actions menées» par
la LDH, c’est toute une partie
des médias indépendants, de la
société civile, des professions
«contre-pouvoirs» qui est ici
­visée et menacée – un faisceau
d’indices typique d’une démo-
cratie illibérale. •
Dernier ouvrage paru : la Dictature, une
antithèse de la démocratie ? 20 idées
reçues sur les régimes autoritaires
(Le Cavalier Bleu, 2019).
Libération Vendredi 28 Avril 2023 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 19

Des violences policières aux attaques contre les associa-
tions, en passant par l’usage répété du 49.3, la France a-t-
elle glissé du côté des démocraties illibérales ? La question,
radicale, a quitté les extrêmes de l’échiquier politique pour
être désormais soulevée par des personnalités plus modé-
rées comme Yannick Jadot, sur France Inter le 25 avril.
Dans «Libération», un collectif d’universitaires dénonçait
aussi une «bascule» dans une lettre au Président. Popula-
risé dans les années 2010, l’illibéralisme désigne un
­régime hybride combinant une légitimité tirée du scrutin
démocratique à une concentration du pouvoir et la gestion
répressive des libertés. Si pour la constitutionnaliste
­Eugénie Mérieau, la patrie des Droits de l’homme a glissé
vers un autoritarisme de type hongrois ou israélien, l’his-
torien Marc Lazar appelle lui à distinguer la nécessaire
­critique démocratique d’une comparaison dangereuse.

L
es banderoles brandies dans
les manifestations, les écrits
de certains intellectuels et ob-
servateurs, les propos tenus sur les
réseaux sociaux et les accusations
enflammées de ses adversaires poli-
tiques érigent Emmanuel Macron
en un tyran, un despote, voire un
Par la démocratie libérale et représenta-
Marc Lazar tive à un autre régime politique qui
conserve l’apparence de la démocra-
tie qu’ils revendiquent en la rédui-
sant au seul vote. Pour les populistes
au pouvoir, les scrutins permettent
une mobilisation permanente de la
population grâce à l’activisme politi-

Caligula ­selon Mathilde Panot, la
présidente du groupe LFI à l’Assem-
blée nationale. La France serait donc
devenue un régime autoritaire, ou,
selon une expression en vogue, une
«démocratie illibérale».
Suspicion pas nouvelle
Ce n’est pas la première fois que de
pareilles inquiétudes s’expriment.
Le 13 mai 1958 s’ouvrait la crise politi-
que provoquée par la guerre d’Algérie
qui fut fatale pour la IVe Répu­blique.
Selon la gauche, le retour du général
de Gaulle représentait une menace
pour la démocratie, ce qui l’amena à
prononcer le 15 mai la fameuse
phrase : «Croit-on qu’à 67 ans, je vais
commencer une carrière de dicta-
teur ?» Le 28 mai, des manifestations
«de défense républicaines et antifas-
cistes» se déroulèrent, dont une im-
posante à Paris. Pourtant, au référen-
dum du 28 septembre, 80 % des
Français approuvèrent la nouvelle
Constitution qui, selon l’opposition
et non sans raison, comportait des
articles préoccupants. Quatre ans
plus tard, la réforme instaurant
l’élection au suffrage universel du
président de la ­République accrut les
critiques contre son contenu et la
procédure choisie par le chef de
l’Etat ; elle fut néanmoins adoptée
par référendum avec un peu plus
de 62 % des suffrages exprimés mais
47 % des inscrits. Deux ans plus tard,
le dirigeant communiste Jacques Du-
clos publiait un livre intitulé De Na-
poléon III à de Gaulle tandis que son
parti fustigeait «une dictature per-
sonnelle ouvrant la voie au fascisme».
La même année, François Mitterrand
écrivait un cinglant réquisitoire, le
dr
Historien
Coup d’Etat permanent : néanmoins,
le 2 juillet 1981, moins de deux mois
après son ­accès à l’Elysée, il déclara :
«Les institutions n’étaient pas faites à
mon intention. Mais elles sont bien
faites pour moi.» En mai 1968 et dans
les années qui suivirent, la Ve Répu-
blique fut accusée d’être un «Etat po-
licier», le slogan «CRS SS» apparu
­durant les grèves des mineurs
vingt ans auparavant faisait florès,
tandis qu’était ­dénoncée la loi dite
«anticasseurs» du 8 juin 1970 qui
­entendait réprimer les violences
dans les manifestations et bridait
l’organisation de celles-ci.
La suspicion que la France puisse
sombrer dans une dictature n’est
donc pas nouvelle. Le spectre du
­bonapartisme hante l’imaginaire po-
litique français. Il revient en force
plus que jamais en ce ­moment et se
double d’une ­détestation du Prési-
dent quasiment sans précédent.
­Selon le politiste Juan Linz, l’un des
meilleurs spécialistes du sujet, l’au-
toritarisme consiste en l’exercice du
pouvoir par un leader ou un petit
groupe de personnes qui réduit le
pluralisme politique, réprime plus
ou moins sévèrement les ennemis du
régime, limite drastiquement l’exer-
cice des ­libertés dans la presse, les
médias, l’édition, les milieux intel-
lectuels, culturels ou associatifs.
De nos jours, la notion de démocratie
illibérale s’est substituée à celle d’au-
toritarisme. Elle recouvre un con-
tenu semblable mais permet de repé-
rer le passage presque irrésistible de
que traditionnel, aux médias presque
tous sous contrôle et à un matra-
quage continu des ennemis sur les
réseaux sociaux. En effet, ils ont be-
soin de l’onction du suffrage univer-
sel pour se légitimer quitte à ce que
des opposants soient élus comme à
Varsovie, à Budapest ou à Istanbul.
Ce qui se passe ailleurs
Le combat politique se caractérise
par ses excès. Accuser ­Emmanuel
Macron d’être un ­apprenti dictateur
peut éventuellement être considéré
de bonne guerre : on doute toutefois
que cela compose une bonne poli­-
tique. Au regard de l’histoire et des
expériences présentes au cœur de
l’Europe, cela n’a guère de sens. Il est
même pour le moins incongru d’être
obligé d’énoncer quelques éviden-
ces. Faut-il rappeler que l’opposition
peut s’exprimer sans entrave au Par-
lement et ailleurs ? Elle ne se prive
pas de le faire, et avec quelle viru-
lence ! en particulier au moment de
la réforme des retraites. Ou encore
que les médias jouissent d’une
­liberté totale, et que la plupart d’en-
tre eux passent leur temps, du matin
au soir, à s’en prendre au gouverne-
ment ? On aurait du mal à trouver un
grand quotidien favorable au pou-
voir. Sans parler du déchaînement
d’insultes et parfois de haine sur les
réseaux sociaux. Critiquer la concep-
tion et la pratique des institutions de
Macron, s’insurger contre sa vertica-
lité excessive, s’indigner de certains
de ses propos, s’élever contre la doc-
trine et la réalité du maintien de l’or-
dre, souhaiter réformer certains arti-
cles de la Constitution qui
apparaissent déphasés et insuppor-
tables dans le contexte de défiance
politique que connaît la France,

La France
œuvrer pour le renforcement des
contre-pouvoirs, développer toutes
les formes possibles et imaginables
de démocratie participative sans

d’Emmanuel ­remettre en cause la prééminence de

la démocratie représentative, voire
demander l’instauration d’une

Macron n’a rien

VIe République est légitime et relève
pleinement du débat démocratique.
En revanche, affirmer haut et fort
qu’Emmanuel Macron prépare

d’une dictature un 18 brumaire, voire que d’ores et

déjà la tyrannie règne en France,
s’avère infondé. Et dangereux. Car
alors comment qualifier ce qui se
passe, par exemple, en Hongrie et en
Si la critique de l’hyper-présidentialisme Pologne ? Et que dirait-on si un jour
est nécessaire, la comparaison avec des pays Marine Le Pen arrivait au
comme la Hongrie ou la Turquie est dangereuse. pouvoir ? •
20 u
A Mayotte, la solution ne dépend
pas du ministère de l’Intérieur
L’opération Wuambushu
risque de se poursuivre mais
l’usage de la force ne réglera
rien : une reprise
des négociations pour
un espace de circulation
sur l’ensemble de
l’océan Indien occidental
est nécessaire.
G
érald Darmanin a lancé l’opération
Wuambushu («reprise», voire
­«reconquête»…) sur les bidonvilles
de Mayotte à grand renfort de moyens :
­environ 2 000 policiers et gendarmes.
Mais la justice locale vient de la suspendre
en relevant l’absence de garanties pour
le relogement des personnes non expul­-
sables. Le ministère assure que l’opération
se poursuivra dans les règles et qu’il
­apportera aux juges les garanties requises.
A l’en croire, il s’agirait presque d’une opé-
ration humanitaire. Pour qui connaît l’his-
toire de l’île, cependant, l’opération
­Wuambushu s’inscrit dans le droit fil
des «décasages» régulièrement pratiqués
par des collectifs d’habitants qui effec-
tuent des descentes dans leur voisinage
pour ­détruire les habitats de fortune et
chasser les habitants, considérés comme
autant d’intrus et de clandestins. Cette
pratique avait atteint un pic en 2016. Elle
s’est poursuivie depuis. Il est, certes, loua-
ble, dans un Etat de droit, d’empêcher
que les habitants ne fassent justice eux-
mêmes, mais, en l’occurrence, l’opération
Wuambushu court-circuite la justice en
prenant directement le relais de la vin-
dicte populaire : c’est désormais l’ensem-
ble de l’île qu’il s’agit de «décaser».
A droite comme à gauche, on dénonce le
caractère improvisé de l’opération : pas de
concertation avec les Comores pour assu-
rer le renvoi des immigrés illégaux, pas
d’anticipation des risques judiciaires,
­incertitude sur la durée d’une opération de
grande ampleur, dont le coût sera peut-
être un jour connu. Et surtout, une
­absence de réflexion sur les effets délé­-
tères de l’opération, qui frappera en prio-
rité les populations les plus vulnérables,
comme l’a fait observer Dominique Voynet
dans Libération.
Rhétorique
anti-comorienne
Chacun comprend l’exaspération des
­habitants de Mayotte devant la montée
impressionnante de la délinquance et de
l’insécurité dans l’île : transports scolaires
attaqués, écoles assiégées, cambriolages,
insécurité nocturne. Encore faut-il s’inter-
roger sur les causes. Comme le relevait
en septembre 2015 la préfète Anne
­Mathieu dans un rapport du Défenseur
des droits, le conseil général de Mayotte
n’a jamais développé sérieusement l’aide
sociale à l’enfance (ASE) censée accueillir
les mineurs non accompagnés : des mil-
liers de mineurs sont livrés à eux-mêmes
au cœur de la capitale et vivent de rapines
et de violences. Le même rapport, s’ap-
puyant sur les travaux des chercheurs,
montre qu’une partie des mineurs concer-
nés sont des enfants restés sur place après
l’expulsion de leurs parents.
Les élus mahorais, nous dit-on, seraient
les mieux placés pour diagnostiquer les
maux de leur propre société. Mais, plongés
dans le chaudron local, enfermés dans une
rhétorique anti-comorienne, ils manquent
souvent du recul nécessaire. Ils entretien-
nent le mythe d’une Mayotte française
de cœur depuis 1841, à l’opposé des autres
îles des Comores. Or les recherches histo-
riques (à commencer par celles du préfet
Boisadam, en poste dans l’île dans les
­années 70 et 90) ont démontré que
l’île avait été vendue à un officier français
par un sultan malgache réfugié sur place,
vente entérinée par Louis-Philippe
deux ans plus tard. Une garnison fut
­installée sur le rocher de Dzaoudzi,
à l’écart des populations, tandis que des
terres étaient expropriées au profit de
quelques colons.
Si la France a tardé à coloniser le reste de
l’archipel, c’est en raison de l’opposition
des Anglais : Londres a reconnu, en 1890,
la domination de la France sur Madagas-
car et l’ensemble des Comores, en échange
de la reconnaissance de son protectorat
sur Zanzibar. En 1999 encore, lors de la
consultation sur l’avenir institutionnel
de Mayotte, le Mouvement populaire ma-
horais (MPM) reprenait le pieux mensonge
d’une Mayotte francophile depuis 1841,
­récit repris dans les récentes déclarations
de plusieurs élus mahorais.
Par
François Héran
DR
Professeur au Collège de France,
chaire «Migrations et sociétés»
Libération Vendredi 28 Avril 2023
Au lendemain des
affrontements du 25 avril
dans le quartier de Majicavo
Dubaï de Mayotte.
Photo David Lemor
En 1912, les Comores devinrent une
­simple annexe de Madagascar et son
dévelop­pement totalement négligé.
La partition actuelle de l’archipel a ses ra-
cines dans les années 60, quand la France
décida de transférer l’administration colo-
niale de Dzaoudzi (Mayottte) à Moroni
(Grande ­Comore). Comme elle concen-
trait la majorité des emplois salariés, ce
transfert fut dénoncé à Mayotte comme
une insup­portable «domination» des Co-
moriens sur Mayotte. La départementali-
sation de l’île devint une revendication
centrale, source d’embarras pour la mé-
tropole. Elle fut précédée en 1995 par l’im-
position du «visa Balladur» aux Como-
riens désireux de se rendre à Mayotte,
installant ainsi une «frontière avancée de
l’Europe au sein de l’océan Indien occi-
dental» (Elise Palomares). C’était faire
passer au sein de l’archipel le clivage glo-
bal entre «Nord» et «Sud».
On peut rétrospectivement présenter
le rattachement de Mayotte à la France
comme une exception par rapport au
mouvement mondial de la décolonisation.
Mais c’est là une relecture idéaliste d’un
mécanisme d’abord mû par des intérêts
bien compris profitables à court terme,
­délétères à long terme. Un peu partout
dans le monde, les archipels affichent les
taux d’émigration les plus intenses. En
­requalifiant les migrations comoriennes
vers Mayotte en migrations «étrangères»
et, désormais, en migrations ennemies, on
a coupé brutalement une société de son
écosystème.
«Submersion»
démographique
Comment s’étonner que la création d’un
pôle d’attractivité économique et social
­attire à ce point les habitants du voisinage
– il faudrait dire : du «cousinage» ? On a
­déclenché ainsi un flux migratoire qu’un
récent rapport du Sénat sur Mayotte a qua-
lifié de «structurel» et, partant, irrépres­-
sible. Mayotte, nous dit l’Insee, est désor-
mais peuplée pour moitié d’étrangers, ce
qui fait hurler certains à la «submersion»
démographique, voire au «grand rempla-
cement». Cette analyse n’a aucun sens
quand on sait que 95 % de ces étrangers
sont comoriens.
Dans son grand livre sur le milieu de vie, le
philosophe Georges Canguilhem énonçait
un apologue fameux. Il ne faut pas se
­demander pourquoi les hérissons s’obsti-
nent à traverser nos routes au péril de leur
vie mais pourquoi nous traçons nos routes
à travers le parcours des hérissons. Pas
plus que les hérissons ne traversent nos
routes, les Comoriens ne migrent à l’étran-
ger quand ils gagnent Mayotte. Ce ne sont
pas les démonstrations de force qui régle-
ront à long terme la crise structurelle de
l’archipel, mais la reprise des négociations
pour un espace de coopération et de circu-
lation sur l’ensemble de l’océan Indien
­occidental. La solution durable ne dépend
pas du ministère de l’Intérieur mais du
­ministère des Affaires étrangères. •
Immigration : le grand déni, de François Héran,
«La République des idées», au Seuil (mars).
Libération Vendredi 28 Avril 2023 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 21

Idées/
Stop aux pesticides dans le cadre de partenariats
avec les agriculteurs, engagés
eux aussi volontairement.
Ainsi, la majorité des territoi-
Et pendant ce temps les aides au
maintien en agriculture biolo­-
gique se réduisent comme peau
de chagrin, au détriment de cel-

dans notre eau potable

une baisse de 50 % des produits
L’utilisation phytosanitaires en dix ans, l’Etat
de produits a mis en place une politique
phytosanitaires sur ­basée uniquement sur la bonne
les aires de captage volonté des acteurs, sans mesure
contraignante. Résultat : non seu-
d’eau en France doit lement la baisse programmée
être interdite. n’a pas eu lieu, mais le nombre
­total d’hectares traités par des
produits phytosanitaires avait en-
Par
core augmenté de 8 % en 2020 par
Un collectif rapport à 2009.
La majorité des eaux brutes
en France mettent en place des
programmes de protection de la
ressource en accompagnant les
agriculteurs vers des modes de
culture biologiques ou durables
sur les aires d’alimentation et de
captage. Les résultats sont sans
appel : sur les secteurs où les pra-
tiques agricoles vertueuses sont
anciennes, l’eau y est moins pol-
luée qu’ailleurs. Les co-bénéfices
sont multiples : l’eau nécessite
moins de traitements pour la
res ne font l’objet d’aucune
­action particulière pour réduire
les ­pollutions à la source
alors que ces solutions sont
­connues ­et expérimentées de-
puis les ­années 90 dans des terri-
toires ­pilotes.
Le gouvernement continue de
protéger les intérêts du lobby des
pesticides contre l’intérêt général
et la santé des populations.
Un «plan eau» sans aucune
mesure ambitieuse
Au début du mois d’avril, le pré-
sident de la République a pré-
senté un «plan eau» sans aucune
mesure ambitieuse pour proté-
ger la qualité de l’eau. Au même
les et ceux qui s’étaient engagés
dans des modes de production
qui respectent l’environnement
et protègent l’eau. Avec cette
­politique nationale, le modèle
agro-industriel et les ­fabricants
de pesticides ont de beaux jours
devant eux. Le gouvernement
doit protéger l’eau que nous
­buvons, la qualité des aliments
que nous mangeons et la santé
des agriculteurs qui nous nour-
rissent.
Nous, maires et élu·e·s de toute
la France, associations de
­protection de l’environnement
et de ­défense des consomma-
teurs, ­appelons le gouvernement
à ­interdire sans délai l’utilisa-

D
ans un rapport publié
le 6 avril, l’Agence
­nationale de sécurité sani-
taire (Anses) mettait en évidence
la pollution à grande échelle de
l’eau par un métabolite (produit
de dégradation) du chlorothalo-
nil. Ce fongicide mis sur le
­marché par la multinationale
Syngenta, utilisé depuis cin-
quante ans en France et interdit
partout en Europe depuis 2019,
est responsable d’une vaste
­contamination de l’eau potable
en France.
C’est un nouvel épisode d’une
chronique sans fin, celle de l’utili-
sation massive de produits chimi-
ques par l’agro-industrie qui
­polluent notre environnement.
Tous les plans de réduction des
pesticides des gouvernements
successifs ont échoué ou ont été
sans cesse repoussés. De-
puis 2008 et le lancement d’un
premier plan Ecophyto I visant
­situées sur les aires d’alimenta- rendre potable et les écosystè- moment, le ministre de l’Agricul- tion de produits phytosanitaires
tion de captage, généralement mes sont préservés, en favorisant ture a demandé à l’Anses de reve- sur les aires de captage d’eau et
des sources ou des nappes phréa- la biodiversité. Mais ces pro- nir sur sa décision de bannir à soutenir financièrement les
tiques dans laquelle l’eau desti- grammes relèvent du bon vou- l’herbicide S-métalochlore, l’un agriculteurs et agricultrices
née à la potabilisation est puisée, loir des opérateurs d’eau locaux des plus utilisés en France. pour assurer cette transition. •
sont contaminées par les ­produits
chimiques utilisés pour l’agricul-
ture. Certains de ces ­pesticides,
bien qu’interdits depuis plusieurs
années, sont encore présents
dans nos nappes phréatiques et
nos rivières. Tout cela implique
de plus en plus de traitements Signé Coco
coûteux et énergivores à la charge
des usagers des services d’eau po-
table. Bannir l’usage des pestici-
des sur les aires d’alimentation de
captage permettrait de protéger
durablement la ressource en eau
et d’améliorer sa qualité.
Des programmes
de protection existent
Nous savons que cela fonc-
tionne. A l’instar d’Eau de Paris,
des régies publiques d’eau

Signataires
Dan Lert Président d’eau de Paris et adjoint à la maire de Paris
Jeanne Barseghian Maire de Strasbourg Eric Piolle Maire
de Grenoble Pierre Hurmic Maire de Bordeaux Anne Vignot
Maire de Besançon Grégory Doucet Maire de Lyon
Léonore Moncond’huy Maire de Poitiers Bruno Bernard
Président de la Métropole de Lyon Danielle Dambach Maire
de Schiltigheim, présidente déléguée de l’Eurométropole
de Strasbourg Sylvie Cassou-Schotte Présidente de la
régie de l’eau Bordeaux Métropole Jean-Claude Oliva Vice-
président d’Est Ensemble et président de la régie publique
de l’eau d’Est Ensemble, directeur de la coordination Eau
­Ile-de-France Anne Grosperrin Présidente de la Régie eau
publique du Grand-Lyon et vice-présidente au Cycle de l’eau
de la Métropole de Lyon Olivier Bertrand Président d’eaux
de Grenoble-Alpes Jérémie Suissa Délégué général de Notre
affaire à tous André Cicolella Président du Réseau
environnement santé Muriel Martin-Dupray Copresidente
de FNE Ile-de-France, trésorière de FNE Paris
Nadine Lauverjat Déléguée générale de Générations futures
Béatrice Sibial-Benayoun UFC-Que Choisir.
Retrouvez ici le lien vers la pétition.
22 u Libération Vendredi 28 Avril 2023

Jacqueline Duhême,
résidente de la Maison
nationale des artistes
à Nogent-sur-Marne,
le 6 mars.

EHPAD POUR
Par quelques femmes restées dans
Claire Moulène l’ombre de leurs artistes
Photos Julia Stoltz d’époux. C’est le cas de la pein-
tre Myriam Bat-Yosef qui

«I
l a suffi qu’une caméra en 1964, après dix années de
se mette en route pour vie maritale, a fait le choix de
la voir se redresser divorcer d’Erró, chantre de la
d’un coup.» La comédienne figuration narrative, pour se

ARTISTES
Micheline Presle, 100 ans
cette année, est l’une des
80 résidents de la Maison na-
tionale des artistes à Nogent-
sur-Marne (Val-de-Marne), un
Ehpad qui a pour particularité
de n’accueillir que des plasti-
ciens, cinéastes, musiciens ou
consacrer à sa carrière. Restée
malgré tout dans l’angle mort
d’une histoire de l’art trop
longtemps écrite au masculin,
elle tient sa revanche à
l’été 2018, à l’âge de 87 ans, lors
du vernissage de son exposi-
tion ici à la Maison nationale

«Ici, on s’ennuie
comédiens. Comme la plupart
de ses colocataires dont la
moyenne d’âge avoisine les
88 ans, Micheline Presle est
une «artiste jusqu’au bout»,
affirme le directeur François
Bazouge, ému à chaque fois
qu’il assiste à l’une de ces épi-
des artistes auquel elle ne
manque pas de convier son ex-
époux. «Je lui ai demandé si
elle connaissait bien Erró, je ne
savais pas qu’il était le père de
sa fille !» s’amuse aujourd’hui
Laurence Maynier, la direc-
trice de la Fondation des artis-

chiquement»
phanies passagères, à l’occa-
sion d’un vernissage ou d’une
présentation dédiés aux pen-
sionnaires de cette maison de
retraite unique.
Arrivée il y a un an à Nogent,
Jacqueline Duhême, à la
vie longue comme un poème
– elle est née en 1927 – a été
La Maison nationale des artistes une des dernières à en bénéfi-
cier. Son exposition, organisée
à Nogent-sur-Marne accueille 80 résidents en septembre au sein de l’éta-
blissement, a été l’occasion de
qui continuent à profiter de leur art dans redécouvrir le parcours hors
norme de cette ­illustratrice à
un environnement créatif. Un établissement la touche allègre, qui démarra
unique qui, sans être immune aux difficultés sa carrière comme préposée
aux papiers découpés chez
de secteur, rompt avec l’image froide Henri Matisse, fréquenta Jac-
ques Prévert, Maurice Druon
des maisons de retraite traditionnelles. et même Jackie Kennedy
qu’elle met en orbite sur un ta-
pis volant pour un reportage
dessiné dans Elle. «Car j’étais
aussi grand reporter, vous sa-
vez !» s’amuse la frêle dame,
96 ans, dont le pommeau de la
canne canard-lapin nous télé-
transporte directement au
temps des Surréalistes.
Avec son discret insigne de
Chevalier des arts et des let-
tres épinglé au gilet, Jacque-
line Duhême ne dessine plus
mais elle continue de valider
les maquettes de livres qui lui
sont consacrés. Elle parle
de son cher Paul (Eluard),
dont on comprend qu’elle fit
plus que d’illustrer son
Grain-d’Aile, et de Pablo (Pi-
casso) comme si elle parlait de
ses voisins de palier. Et fait
peu de cas du boycott des jeu-
nes femmes d’aujourd’hui qui
trouvent le Minotaure infré-
quentable.
Mais à Nogent-sur-Marne, on
Des tableaux de maître ornent les murs de la Maison nationale des artistes. trouve aussi régulièrement
tes qui «[les] soutient, du début
à la fin de leur carrière» à tra-
vers des résidences, des bour-
ses ou des expositions, mais
aussi l’administration de deux
legs dont elle a la charge, no-
tamment celui un peu parti-
culier des sœurs Smith.
Pension atypique
Les sœurs Smith, Jeanne et
Madeleine, peintre et photo-
graphe philanthropes, ont, à
leur mort, fait don d’un do-
maine de dix hectares à la ville
de Nogent-sur-Marne à condi-
tion que l’un de leurs châteaux
soit transformé en Maison de
retraite pour artistes. Vœu
exaucé au sortir de la guerre,
en 1945. Il revient alors au
peintre Maurice Guy-Loë de
diriger cette pension atypique.
«Une maison de retraite voulue
par des artistes, pensée par des
artistes pour des artistes, ça
fait toute la différence», ré-
sume Laurence Maynier.
Lorsqu’on franchit le seuil de
cet établissement agréé, on
est en effet bien loin du scan-
dale Orpea qui en 2022 révé-
lait les dérives du groupe
privé. Situé en plein cœur de
la ville francilienne, mais co-
habitant en arrière-plan avec
un immense parc boisé qui
s’étend jusqu’à la Seine ainsi
qu’un centre d’art contempo-
rain, 75 ateliers réservés aux
artistes émergents et une bi-
bliothèque, la Maison natio-
nale des artistes peut aussi
compter, entre ses murs, sur
une équation sans équivalent
dans les Ehpad français : où le
parquet point de Hongrie, les
tableaux de maître, chemi-
nées en marbre et autres pia-
nos à queue l’emportent sur
les rampes de sécurité et le
lino d’hôpital.
Au premier étage, où sont réu-
nis les locataires nécessitant le
plus de soins médicaux, on
croise néanmoins quelques
résidents un peu hagards ag-
glutinés devant le seul écran
présent dans les parties com-
munes. La scène, banale dans
la plupart des Ehpad, permet
de ne pas oublier qu’ici
comme ailleurs, on a affaire au
très grand âge dont l’une des
anciennes résidentes, la télé-
aste Lise Déramond-Follin,
grande figure de la télévision
française époque Averty, coré-
alisatrice de Dim Dam Dom ou
du Courrier des Shadoks, avait
livré un récit aussi tendre que
grinçant dans un livre paru
en 2019. Passée un temps par
l’établissement de Nogent, elle
préparerait un nouveau ro-
man au titre tout aussi déca-
pant : Gériatric Blues.
Un étage plus bas, autre am-
biance dans la salle du goûter
dotée d’un bar, un vrai: «On est
probablement le seul Ehpad de
France à disposer d’une li-
cence IV !» s’amuse le direc-
teur. Et de fait, si l’anisette ne
coule pas à flot tous les jours,
les rencontres entre résidents
mais aussi avec les visiteurs
extérieurs prennent au comp-
Libération Vendredi 28 Avril 2023 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 23

comme elle dit, a vu un AVC
la priver de l’usage d’une par-
tie de son corps. Un drame
pour cette peintre très physi-
que, dont les tableaux consis-
tants comme des sculptures,
cerclés de cadres qu’elle fa-
brique elle-même, sont
­actuellement exposés. Elle,
cherche à partir, même si,
avec un humour ravageur
qui ne la quittera pas, elle
­concède qu’«ici, on s’em-
merde chiquement».
«On s’emmerde chiquement»
mais surtout, en sus d’un ac-
compagnement médical
semblable à celui d’un éta-
blissement lambda, on peut
jouir d’un programme cultu-
rel que l’on rêverait de voir
transposé ailleurs. En plus
des animations classiques vi-
sant à stimuler la mémoire
ou le toucher, une chargée
des actions culturelles, Séval
Özmen, accent venu de l’Est,
voix qui porte, même aux
oreilles les plus capricieuses,
et énergie à revendre, pro-
pose quotidiennement ce
qu’elle appelle «de grands
moments de gymnastique de
cerveaux». Soit des projec-
tions de films, des rencontres
avec des artistes ou des histo-
riens de l’art, des concerts,
des lectures à haute voix,
mais aussi un atelier «thé
philo», des workshops d’écri-
ture créative et des prêts de
livres en partenariat avec la
bibliothèque de Nogent.
rus mais installée à Paris de-
puis quinze ans. «J’ai beau-
coup photographié les mains
par exemple. Le toucher est
indispensable.» «Dans mon
processus, j’essaye aussi de ne
jamais les instrumentaliser»,
commente encore la photo-
graphe en égrenant de mi-
nuscules portraits de dos. Sur
l’un d’entre eux, on croit re-
connaître Madame Jourde,
chignon tiré à quatre épin-
gles, qui toutes les semaines
commande un nouveau bou-
quet auquel elle se consacre
la semaine durant, avec ses
feutres et sa boîte d’aqua-
relle, le plus souvent dans sa
chambre, et parfois à l’Acadé-
mie, nom un peu pompeux
pour le charmant petit atelier
ouvert à tous, situé au pre-
mier étage.
«Nous sommes les anti-fos-
soyeurs», résume timidement
mais fièrement le directeur
CULTURE/
de la Maison nationale des
artistes qui a reçu l’agrément
de transformation en Ehpad
en 2002. Ouvert désormais,
pour partie, aux Nogentais, il
propose des tarifs qui ne sont
pas beaucoup plus élevés
qu’ailleurs, en moyenne en-
viron 3 000 euros mensuels.
Un coût loin, toutefois, de
pouvoir être absorbé par une
simple retraite d’artiste-au-
teur avoisinant en général
les 600 euros.
Angle mort
François Bargouze précise
que ses résidents, comme
ailleurs, peuvent bénéficier
de l’allocation personnalisée
à l’autonomie et que toutes
les places sont habilitées à
l’aide sociale à l’héberge-
ment. Regrettant que l’on
paye aujourd’hui trente ans
de politique qui ont laissé
dans l’angle mort la question
pourtant cruciale du grand
âge, il doit faire face, comme
l’ensemble de la profession,
à toujours plus de pressions
liées à l’administration et à
une certaine culture de la
rentabilité, ainsi qu’à une ad-
dition de plus en plus salée
en raison de l’inflation et
coût de l’énergie. Mais avec
un budget de fonctionne-
ment de 3,5 millions par an,
lui sait qu’il peut aussi régu-
lièrement compter sur une
rallonge de la Fondation des
artistes. «Nous aussi avons
pour objectif d’atteindre un
équilibre budgétaire, rap-
pelle Laurence Maynier, mais
cette année encore, nous
avons pu subvenir à hauteur
de 200 000 euros aux besoins
de l’Ehpad, et nous tiendrons
bon sur le poste d’animation
culturelle qui n’existe dans
aucun autre Ehpad et qui fait
toute la différence». •

«anti-fossoyeurs»
Ce jour-là, les commissaires
de l’exposition du centre

toir une tout autre allure. On y
croise Martine Martel, carré
blanc impeccable, «emballée»
par cette maison après la vi-
site autrement plus sinistre
d’un Ehpad de Cancale où
elle résidait jusqu’au décès de
son mari. «Ça m’a fait dresser
les cheveux sur la tête», s’em-
porte soudainement la calme
nonagénaire qui en quelques
minutes vient de dérouler
son enfance dans l’Ouest pa-
risien, ses études de propé-
deutique, son expatriation à
Dakar et sa carrière de légen-
diste pour les encyclopédies
Bordas. «Nous aussi avons
d’abord fait le tour des établis-
sements parisiens», raconte
de son côté Rachel Arditi qui
vient de consacrer un livre de
fiction à son père, le peintre
Georges Arditi, et son facé-
tieux Alzheimer, résident à
Nogent de 2008 à 2012. «Nous
avons choisi Nogent qui était
loin pour nous tous mais où le
parc sauvait les meubles !» ra-
conte encore celle qui garde
un bon souvenir de cet éta-
blissement qu’elle a depuis
souvent recommandé.
Martine Dubilé, 74 ans, plus
jeune résidente des lieux et
«séquestrée volontaire»
Falstaff
d’art voisin, la Maba, elle
aussi placée sous l’égide de la
Fondation des artistes, sont
venus présenter la genèse de
leur exposition au titre vo-
lontairement suranné, «Paris
peinture». La façon dont les
artistes Nicolas Chardon et OPÉRA
Karina Bisch rejouent les co-
des des avant-gardes en fai-
GIUSEPPE VERDI
sant poser de jeunes plasti- DU 4 AU 24 MAI 2023
ciens, en noir et blanc, façon Antonello Allemandi direction musicale
Belle Epoque, semble parler
à la salle. Un peu plus tôt
Denis Podalydès mise en scène
dans l’après-midi, ceux qui le
souhaitaient pouvaient éga-
lement échanger avec la pho-
tographe Alexandra Catiere,
en résidence pour un an à la
Maison nationale des artis-
tes. Arrivée avec un projet en
tête, elle a très vite pris la tan-
gente : «J’ai senti que j’arri- opera-lille.fr
vais après le traumatisme du
Covid», commente cette pho-
tographe originaire du Béla-
24 u Libération Vendredi 28 Avril 2023

Plus vite que la musique

Pop, rock, musiques électroniques…
Chaque semaine, «Libé» vous aide à vous
y retrouver dans l’actu des sorties.
Le superbe premier morceau
du disque (Love/Lover/Friend)
est également le premier à avoir
été révélé, l’automne dernier. Il
s’appréhende comme un mé-
daillon parfaitement ciselé qui
contiendrait le programme
d’une existence entière. Caro-
line Rose, qui fait de la musique depuis qu’elle sait
penser par elle-même, a commencé par un folk à
peu de moyens jusqu’à jouer à la célébrité pop avec
Superstar en 2020, avec un sens de l’autodérision
qu’elle laisse à présent sur le pas de la porte. Disque
violemment honnête, The Art of Forgetting est né
dans la douleur, a germé à la guitare et s’extrait de la
stase par des explosions orchestrales. Caroline Rose
peut passer d’un chuchotement accroupi à un cri
choral dans la nef d’une cathédrale. En cela, elle fait
bien plus que de la pop. MARIE KLOCK
Caroline Rose The Art of Forgetting
(New West Records)
Angel Bat Dawid, «archéologue sonore». Photo M. Monaghan
«When life tasted sweet and fate
was a friend» : l’existence de
l’Anglo-Pakistanaise Nabihah
Iqbal a un peu plus dévissé en-
core que la vôtre ou la mienne
en 2020, après que son studio
de musique a été cambriolé et
que la santé d’un proche l’a
poussée à monter dans le premier avion vers Kara-
chi. Confinée sur place, c’est avec une guitare
acoustique qu’elle a jeté les bases de Dreamer, dis-
que dont elle dit qu’il lui a enseigné la patience et le
bien-fondé de la déconnexion. Après la house zarbi
de Throwing Shade et la new-wave sentimentale et
embrumée de Weighing of the Heart, elle s’est trou-
vée une troisième fois avec trois fois rien et, dans les
bras, son meilleur disque. Un truc sexy et improba-
ble, fait de séquences électroniques frontales, de
nuages de bruit doux et de mots froidement décla-
més, qui emporte comme un rêve de post-disco en
haut d’une tour, tout à la fois Joy Division et LCD
Soundystem, toujours bien senti, top chic et pour-
tant émouvant. O.L.
Nabihah Iqbal Dreamer (Ninja Tune)

Il fut un temps lointain, celui

des skinny jeans et de l’indie
Angel Bat Dawid, C’est la déception du mois :
Klaus Mäkelä et son âme d’en-
roi, où le folk racé de Leslie
Feist était l’équivalent du chaï
latte. Réconfortant mais à
la voyageuse fant, qui nous avaient tant ému
en concert dans la panthéiste
Troisième de Mahler, sonnent
l’omniprésence finalement
écoeurante. La faute à son 1234
usé jusqu’à la corde par Apple
temporelle du jazz totalement dépassés dans
le Sacre du printemps. Le chef
finlandais se fourvoie, d’em-
pour vendre des iPods. Revoilà la Canadienne après La clarinettiste pour en délivrer une vision réac- blée, à flatter les vents et les cordes de l’Orchestre
un long hiatus, flanquée as always par Chilly Gon- plonge avec énergie tualisée. Soit un requiem qui fut de Paris, en esthète. Lorsqu’il tente, ensuite, de
zales, arrangeur madré, pour un sixième album né joué à l’automne 2019 à Chicago ­déchaîner la polyphonie barbare de Stravinski,
des affres de l’âge et de l’époque : maternité tardive,
aux racines de la et qu’elle a depuis patiemment c’est trop tard. Il sombre dans le kitsch et ruine ce
deuil surprise et stress post-pandémique. Hormis musique noire peaufiné en post-production, chef-d’œuvre dont Ancerl, Ozawa, Bernstein, Til-
quelques embardés pseudo-world et autres striées pour mieux en ajoutant notamment la présence son-Thomas, Boulez et Chailly ont livré des gravu-
électriques, retour aux fondamentaux : la berceuse restituer l’actualité. du quasi-centenaire saxopho- res autrement telluriques et astringentes. L’Oiseau
pour adultes, le nylon effleuré et cette voix sublime- niste Marshall Allen sur l’ultime de feu qui suit est, hélas, tout aussi lénifiant et hors-

ment fêlée, séquelle d’une vie antérieure punk.
Sans résistance, on se roule dans ces mélodies
comme dans un plaid, savourant une mélancolie
sans objet ni lendemain. GUILLAUME GENDRON
Feist Multitudes (Polydor)
Le meilleur folk dit «moderne»
­– celui né à la fin des fifties, qui
passe à la radio et fait vendre
des disques – pourrait se défi-
nir ainsi : la mélodie qui se fre-
donne ; des mots qui vont droit
au but, et au cœur. Discipline à
laquelle Kara Jackson contri-
bue aujourd’hui avec un sacré morceau d’art popu-
laire. Le premier album de cette jeune poétesse et
songwriteuse est une splendeur stupéfiante d’am-
pleur, évoquant en maelstrom Rufus Wainwright,
Frank Ocean, Shuggie Otis ou Sufjan Stevens, qui
s’impose par le piquant, l’esprit, la précision poéti-
que de ce qu’elle nous chante. On ne revient pas de
certaines punchlines, dont celle-ci, qu’on vous laisse
traduire : «My dilemma is always a dickhead who’s
drunk on the daily news, like coyotes in culottes, cla-
win’ for coffee in open-toed shoe.» OLIVIER LAMM
Kara Jackson Why Does the Earth Give Us
People to Love ? (September Recordings)
A
ngel Bat Dawid s’est révé-
lée en 2019 avec The Ora-
cle, où la dernière-née
d’une longue lignée de preachers
trônait en couverture sous les
traits d’un chérubin à l’heure de
son baptême. Depuis, la clarinet-
tiste, qui se définit comme «une
archéologue sonore», a confirmé
sa communion avec les formes
les plus ésotériques du jazz, al-
lant jusqu’à célébrer les hush
harbors, ces réunions informel-
les où les esclaves pratiquaient
leurs cultes en secret. C’est en-
core le cas avec cette quatrième
parution, au titre volontiers pro-
vocateur, inspirée par le docu-
mentaire The Cry of Jazz, qui in-
terrogeait l’essence de cette
musique, à l’aune de la société
ségréguée américaine.
Soixante ans plus tard, Angel Bat
Dawid en reprend les termes, à
commencer par cette sentence
clé («le jazz est le cri de joie et de
souffrance des noirs», selon les
mots d’un des protagonistes),
empruntant même un thème de
la bande originale signée Sun Ra
thème. A la clé, une heure pour
douze mouvements, liés par des
interludes, qui embrassent les
nombreuses dimensions de la
Great Black Music, des spirituals
paroxystiques aux ultimes sou-
bresauts électroniques. Tous ha-
bités au plein sens du terme par
un chœur au complet, officiant
auprès d’un autre résident d’In-
ternational Anthem, Damon
Locks, (soprano, ténor, alto, ba-
ryton, et même vocoder) et un
casting pléthorique aux pupitres
(violons, sax, contrebasse…),
tous au service d’une écriture
grandiloquente et d’une énergie
débordante, qui parvient à saisir
jusque dans ses paradoxaux ex-
cès ce supplément d’âme qui fait
toute la différence dans le jazz,
«ce prodige bleu-noir issu de la
terre génitrice qui veut assumer
son héritage de sensibilité» selon
Amiri Baraka.
Jacques Denis
Angel Bat Dawid
Requiem For Jazz
(International Anthem)
sujet. Surmenage ? Jeunesse ? Erreur de casting ?
L’avenir nous le dira. ÉRIC DAHAN
Igor Stravinsky
Le Sacre du printemps – L’Oiseau de feu
Orchestre de Paris. Dir. Klaus Mäkelä (Decca)
Potential, Delivery, Ouzo : les
groupes australiens aiment se
trouver des noms impossibles
à googler pour ne pas tomber
entre les mains de n’importe
qui – ça se défend, c’est vrai
que globalement, avec ce genre
de canaille, le risques d’y lais-
ser un doigt est élevé. Malgré son patronyme affreu-
sement transparent, Terry n’a toutefois pas su pas-
ser inaperçu et sort aujourd’hui un quatrième
album qui ne devrait pas arranger les choses. Avoi-
nant toujours le même post-punk claudiquant,
noyé de synthés agonisants et de saxophones fous,
le groupe de Melbourne balance avec désinvolture
les tubes par demi-douzaine, donnant l’impression
d’assister à une surprise-party chez des fantômes
un peu assommés, qui danseraient extatiquement
sur des disques des Raincoats, Devo et Young Mar-
ble Giants. LELO JIMMY BATISTA
Terry Call Me Terry (Upset the Rhythm)
Libération Vendredi 28 Avril 2023 www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 25

ber les vêtements, révélant
aux yeux du public sa singu-
larité physique due à une
agénésie (une absence de for-
mation de toute ou une par-
tie d’un membre supérieur)
constatée à la naissance. «J’ai
appris à chanter chez Ma-
dame Arthur, je leur dois
tout, dit Lucky Love. C’est un
lieu très politique, d’instan-
tané, où on ne peut pas tri-
cher. Mais je n’ai jamais été
un travelo à vrai dire. Je
pense que se travestir, c’est
quelque chose de viscéral. Il
faut vraiment en avoir le be-
soin. Moi j’avais surtout ce be-
soin de chanter, bien plus fort
que le reste.»
Fragments. C’est à ce mo-
ment-là qu’une constellation
de rencontres a permis à Luc
Bruyère de voir son vœu
s’exaucer. Sandrine Runser,
directrice des labels Belem /
Wagram s’est trouvée happée
par sa présence lors d’une
­représentation d’Elephant
Man. Quant au producteur et
musicien Jérémy Châtelain
(qui a travaillé avec Camélia
Jordana, Oxmo Puccino…), il
L’artiste est né avec un bras en moins. A Paris, le 28 mars. est tombé sous son charme
au cabaret à peu près au
même moment. Les deux
CULTURE/
(«Est-ce que je marche comme
un garçon ? Est-ce que je parle
comme un garçon ? »)
Dans un documentaire inti-
tulé Lucky (2022), réalisé par
Loren Denis et Anthony Vi-
bert, qui retrace les débuts de
vie du garçon chanteur (il ne
circule pour l’instant qu’en
festival), on saisit à quel
point celui-ci a essuyé bien
des revers et trouvé ses pro-
pres actes de résistance.
Comme son enfance dans le
Nord où, baladé entre plu-
sieurs établissements cathos,
il enfilera à 13 ans déjà le
short très court face aux rica-
nements à longue portée de
celles et ceux qui refusent la
différence. Ou luttant avec
amour et rébellion face à une
mère kabyle, pétrie de culpa-
bilité par la naissance de son
enfant privé d’un bras. L’ado-
lescent tient bon avec Mar-
guerite Duras, Roland Bar-
thes, Amy Winehouse, Cyril
Collard et ses Nuits fauves
pour alliées. Jeune adulte, il
apprendra sa séropositivé (le
titre Love sur l’album est une
évocation de cela). Ses peines
et ses forces, tout est réuni
dans Tendresse, album in-
time démystifiant les peurs
et chantant haut les varia-
tions sur l’altérité. Son chan-
teur, constitué de bien des
fragments de vie comme vêtu
de parenthèses, semble ne ja-
mais vouloir rentrer dans une
case. Dans le documentaire,
il a pourtant cette phrase
qu’on aimerait cueillir pour le
résumer, elle dit : «Je veux
qu’on arrête de me voir, mais
je veux qu’on me regarde.»
Jérémy Piette
Photo Marie Rouge
Tendresse
de Lucky Love (Belem
Music /Wagram Music)

Lucky Love,
dise), sans oublier une douce
balade en duo avec Juliette
Armanet (Toutes mes vérités).
La voix de Lucky y résonne
l’encouragent dans sa voie.
En studio, Lucky Love tra-
vaille à la production avec le
compositeur Paco del Rosso

mise à mue
avec une belle étrangeté, en
français, en anglais, comme
un chant tissé de pleurs,
­mi-Jacques Brel, mi-James
Comédien, mannequin et travesti Blake.
La présence sismique du gar-
de 30 ans, Luc Bruyère chante
çon vous dit quelque chose ?
les variations de l’altérité dans son Vous l’avez probablement
premier album, «Tendresse», condensé déjà croisé au théâtre tandis
de mélancolie qui démystifie les peurs. qu’il jouait aux côtés de Béa-
trice Dalle et JoeyStarr dans
(fidèle allié de Damso), le
belge Prinzly (derrière les
hits de Damso également,
Hamza, Disiz…), mais aussi
Nömak (Charli XCX, Skril-
lex…) afin de frôler les rives
de l’hyperpop, façon PC Mu-
sic. Jérémy Châtelain donne
au projet un fil rouge et as-
sure ainsi sa cohérence, tout
en veillant à ce que celui-ci

O
n n’en croise pas sou-
vent, des garçons qui
papotent réincarna-
tions. Celui qui se tient de-
vant nous est un adepte : sa
dernière, il l’aurait négociée
face à une entité céleste qui
lui aurait concédé : «Bon ok,
on t’enlève un bras et t’y re-
tournes.» Luc Bruyère nous
raconte cela, du haut de ses
30 ans, dandy doux, lèvres
charnues à distribuer des
sourires, un après-midi de
printemps dans le XVIIIe ar-
rondissement : «J’ai l’impres-
sion d’être né avec la nostalgie
d’un monde déjà passé. Par-
fois je me trouve dans des
lieux où j’ai l’impression
d’être venu il y a très long-
temps tout en ayant cons-
cience du mal que l’humanité
en a fait.» Le garçon est beau
comme une rock star fraîche-
ment tombée du nid ; lors-
qu’il se fait la frange, ressem-
ble à un jeune Mick Jagger,
quand il a la moustache, à
Freddie Mercury.
Sismique. Il nous raconte
sa dernière métamorphose
en date : Lucky Love. Son
premier EP vient de sortir,
Tendresse, condensé de six
morceaux oscillant entre va-
riété mélancolique grandilo-
quente (la très belle J’veux de
la tendresse) et sombre elec-
tro-pop sous lit de réverb
(Masculinity comme Para-
l’adaptation théâtrale d’Ele-
phant Man, mise en scène de
David Bobée. Ou bien sa sil-
houette ne sera pas passée
inaperçue à vos yeux dans
quelques défilés ou pages de
magazines mode. Mais si
vous êtes féru de cabarets,
c’est chez Madame Arthur, à
Paris, que vous l’avez trouvé
sous sa forme travestie, la Vé-
nus de Mille Hommes. Elle
chantait, toute de strass et
larmes dévêtues, du Marie
Möör vers 1 heure du matin,
la chanson la Man – «Je veux
avaler la planète je veux le
pouvoir au poète» –, l’un des
titres de l’album de Christo-
phe Comm’si la Terre pen-
chait. La Vénus laissait tom-
garde «une ouverture popu-
laire», dixit Luc Bruyère qui
détesterait «juste faire de la
musique pour les Parisiens. • Ana Carla Maza • Théo Ceccaldi CRÉATION
CRÉATION
Faut que ça puisse parler à • Pierrick Pédron
une femme de 80 ans, comme • Eliades Ochoa & Gonzalo Rubalcaba
à un gamin de 14.» • Biréli Lagrène • Yessaï & Marc Karapetian
Première surprise pour le
• Julian Lage trio
• Sélène Saint-Aimé x Terri Lyne Carrington
chanteur, sa chanson Mascu-
linity, qui possède également CRÉATION
son clip, a traversé les fron- • Daniel Humair • Youn Sun Nah
tières par le pouvoir d’une
• Femi Kuti
tendance TikTok internatio- • TriumViret
• Thierry Maillard
nale chez les jeunes garçons
• Sarāb
trans qui ont ainsi témoigné • Sylvain Rifflet
• Acid Arab Live
en images de leur transition
sur des paroles remettant en
• Journal Intime …
question les injonctions liées
aux représentations de la www.jazzsouslespommiers.com
Exploitant de lieux L-R-22-011681, L-R-22-011819, L-R-22-011677, L-R-22-011678 //
masculinité : «Do I walk like Producteur L-R-22-011679 // Diffuseur: L-R-22-011680
a boy ? Do I speak like a boy ?»
26 u www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
Mémorielle
Gaëlle Pietri La mannequin, ex de l’acteur Gaspard Ulliel
disparu dans un accident de ski, publie une lettre d’amour
posthume pour dire sa vérité sur une histoire fracassée.
P
ersonne ne sait ce qui s’est réellement passé le 18 janvier
2022 sur cette piste bleue. Mais chacun a conscience que
l’absurde et le drame ont des affinités latentes et des
­attentes violentes. Personne ne peut concevoir qu’un angle
mort, ou un temps mort, ait pu mener à la collision avec un
skieur lituanien, et causer la mort de Gaspard Ulliel. Sur
­les lattes depuis l’enfance, l’acteur césarisé au regard sibérien
et à la fossette cicatricielle venait de fêter les 6 ans de son fils.
Avec deux potes de virées enneigées,
il était parti respirer quelques jours entre
deux tournages. Le Portrait
Gaëlle Pietri, son ex-compagne et mère
d’Orso, leur petit garçon, a, elle, vécu le choc dans sa chair.
A l’heure de l’accident, son ventre a vrillé, d’une manière si
singulière que c’est son gynéco qu’elle a appelé angoissée.
Dans Le temps de te dire adieu, elle écrit : «J’ai l’impression
de recevoir des coups de couteau dans le ventre. Orso me voit
à quatre pattes dans la salle de bains, il me caresse le front et
me dit : “Maman tu vas pas mourir, d’accord ? Sinon je vais res-
ter seul avec papa”.» «Ce qui nous reliait, c’était notre enfant»,
analyse aujourd’hui la célibataire. Christyne Ulliel, la mère
de Gaspard, confirme un trio soudé : «Mon fils avait gardé
beaucoup de respect et d’amour pour Gaëlle, même après la
­séparation. Je n’ai pas compris sa décision. Je suis bélier, il était
ascendant bélier. Il avait le caractère irraisonné du signe. On
agit d’abord et on réfléchit après…»
Baskets blanches, chino cobalt, marinière. L’autrice a la décon-
traction mains dans les poches et le déhanchement simple et
souple des habituées de l’objectif. A 12 ans, lors d’un stage de
danse à New York, elle est repérée dans la rue par une agence
de mode. Sa mère, danseuse classique
­devenue secrétaire, qui élève seule ses
deux filles, ne donne pas suite à la sollicita-
tion. Quelques années plus tard, à Ajaccio,
la jeune Corse accompagne une amie au concours Elite. Son
mètre 70 n’effleure pas la toise du mannequinat, mais l’intem-
poralité de son visage, le lavis bleu grisé de ses yeux et sa bou-
che framboise écrasée séduisent les renifleurs de tendances,
et elle survole la compétition. Son bac et une bourse en poche,
elle s’inscrit à Tolbiac en histoire de l’art. Mais les magazines
et les pubs télé la satellisent à Bora-Bora, en Argentine ou aux
Etats-Unis. Egérie Garnier, elle embaumera le Diesel, se noir-
cira les cils de mascara Bourjois ou croquera dans les glaces
Magnum, des contrats d’importance qui lui valent vite l’indé-
Libération Vendredi 28 Avril 2023
pendance financière. Propriétaire d’un studio à New York
et d’un appartement à Paris, elle conserve la gêne de celles qui
vivent de leur image. Dans son adresse posthume au disparu,
on lit : «Tu le sais, j’ai toujours eu du mal à dire ce que je fais. Je
n’en ai pas honte, mais je n’en suis pas fière non plus.» Comme
s’il fallait s’adapter au menton levé haut des normés du CV, elle
constate avec une certaine résignation que dans les esprits, la
beauté annihile encore l’intelligence.
Pour «mettre du sacré dans la cérémonie et permettre à [s]on
fils de voir le cercueil», elle a imposé des obsèques à Saint-Eus-
tache. A son cou ballottent une croix, une médaille gravée
d’un «G» et un pendentif ayant appartenu à l’arrière-arrière-
grand-mère de l’acteur. Le bijou renferme désormais trois pe-
tits cœurs tracés au feutre rouge par une main enfantine. Mère
­attentive, Gaëlle Pietri s’efforce d’apaiser Orso et de s’adapter
à ses réactions parfois épidermiques : «Il était très en colère au
début et assez violent. Dans ses dessins, il y avait toujours des
bagarres et des têtes qui saignaient.» Consciente de son besoin
de symboles pérennes, elle n’a pas encore prononcé le mot
«crémation». Et puis, comment parler cendres avec un admira-
teur de super-héros ? Après trois séances chez le psy, elle s’est
lancée dans l’écriture, la seule thérapie qui corresponde à la
fois à sa discrétion et à sa volonté de mener sa barque.
On lui trouve un halo de dou-
ceur tendre. Bizarrement, 12 avril 1981
l’adepte de kung-fu se décrit Naissance à Ajaccio.
tranchée, tranchante, voire 1999 Signe avec Elite.
brutale. Christyne Ulliel 2012 Rencontre
pointe «sa sensibilité, son inté- avec Gaspard Ulliel.
grité et sa fiabilité», et con- 19 janvier 2022 Mort
firme un zeste d’intransi- accidentelle d’Ulliel.
geance : «Au début, elle 26 avril 2023 Le temps
pouvait être cassante, de te dire adieu (Grasset).
­balancer des vérités de front.
Elle avait un côté premier degré dans ses jugements. Elle s’est
beaucoup adoucie, a gagné en empathie», ajoutant, avec une
affection indé­niable : «C’est presque la fille que je n’ai pas eue.»
Josepha Giacomini, son amie de toujours, témoigne de son
caractère ­impulsif, doublé d’une volonté précoce d’autono-
mie. «Vas-y, fonce» serait son conseil récurrent.
Ils s’étaient dit au revoir, à toujours, elle a dû lui dire adieu et
se débrouiller de tout. Lucide, elle raconte la rupture, le sort
qui bégaie – «tu m’as quittée deux fois» – et la bâtardise de sa
position. Même s’ils ont passé les confinements ensemble,
elle est l’ex. Deux lettres acerbes qui vous conjuguent au passé,
dans un jeu infernal de chaises musicales. Elue, puis déchue,
cette «fille de divorcés qui ne s’adressaient pas la parole» a
veillé à ne jamais incriminer son ancien compagnon. Moins
mutique, son corps a développé un vitiligo. Depuis l’accident,
les lectures de la papivore, favorable à une loi sur le suicide
­assisté, sont très orientées : Réparer les vivants de May-
lis de Kerangal, J’ai réussi à rester en vie de Joyce Carol Oates
ou Vivre avec nos morts de Delphine Horvilleur. Au cinéma,
elle a vu les Banshees d’Inisherin, mais est incollable sur
­Astérix, Mario ou des docus animaliers. Elle ne s’imagine plus
donner naissance, si ce n’est à des projets artistiques : ­«Un en-
fant qui aurait un père quand l’autre n’en a plus ? Impossible !»
Refaire sa vie n’est pas d’actualité, d’autant qu’elle avoue avec
humour traîner quelques fardeaux : «Ce n’est plus un bagage
compliqué, c’est une caravane…»
En une année, il lui a fallu accompagner toutes les premières
fois d’Orso sans son père. Entrée en CP, Noël, anniversaire.
Et… ski. «Je n’ai pas dormi pendant une semaine. J’imaginais
le pire.» Visant les manifestations qui se succèdent dans leur
quartier, le garçonnet a demandé à la désenchantée du macro-
nisme, qui voudrait que triomphe «une politique du respect»
et aurait été plus intéressée par un système de retraite à
points, si on pouvait battre le pavé pour qu’il n’y ait plus de
morts sur les pistes.
En Corse, elle aime respirer l’odeur du maquis. Randonner sur
les hauts sentiers. Se ressourcer à San Gavino di Carbini, le vil-
lage originel où rôde le souvenir de sa grand-mère, pianiste,
et de son grand-père, figure majeure de la Résistance. Une terre
de contrastes, propice à la contemplation, une nature qui
­conserve les traces des amours heureuses. Grâce aux organes
de l’acteur, six anonymes ont retrouvé le sourire. Gaëlle Pietri
a, elle, trouvé sa place grâce à l’écriture. Passeuse de mémoire,
elle a résolu à sa manière ce que Proust nomme l’«incompré-
hensible contradiction du souvenir et du néant». •
Par Nathalie Rouiller
Photo Emma Burlet
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