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Garine Papazian-Zohrabian1
Université de Montréal
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Rupture de liens : séparation définitive d’un être cher, d’un objet, d’un
des investissements.
Or, si on part de l’idée émise par Freud (1915) que la mort n’est pas
représentée dans l’inconscient, la rencontre avec la mort dont parle Barrois
(1988) serait alors de l’ordre de l’irreprésentable, de l’innommable. Par
conséquent, de l’indicible. Il n’est donc pas étonnant que le mutisme,
l’émoussement des affects, les symptômes psychosomatiques (le langage
du corps) soient parmi les symptômes du traumatisme psychique. La
recherche que nous avons menée dans le cadre de nos études doctorales
en Arménie sur l’influence de la signification de la mort sur le travail et
l’élaboration psychique du deuil et du traumatisme psychique de guerre
chez les enfants du Haut-Karabagh (Papazian-Zohrabian, 2004) a été pour
nous une première occasion d’observer et de noter les symptômes les plus
récurrents chez les enfants traumatisés. Ces résultats rejoignent ceux de
Crocq (1998) et soulignent la présence, par ordre de fréquence, chez les
enfants traumatisés et endeuillés :
• de cauchemars et de réveils en sursaut,
• d’irritabilité,
• d’agressivité,
• de peurs (obscurité, animaux, voleurs) et de phobies,
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• de tics.
• d’agitation,
• d’insomnie ou d’hypersomnie,
• de froideur (incapacité à exprimer les émotions),
• de pleurs fréquents,
• de comportements asociaux,
• d’une angoisse de séparation,
• de difficultés de concentration,
• de difficultés de mémorisation,
• de bégaiement secondaire,
• d’énurésie (diurne ou nocturne),
• de mutisme.
Le deuil
Une des premières définitions du deuil appartient à Freud (1915). Elle
a été par la suite adoptée par les chercheurs travaillant dans ce domaine
(Bacqué, 1992; Hanus, 1994). Le deuil est un phénomène universel lié à
toute situation de perte, celle-ci est souvent due à la mort, mais elle peut
également être une séparation permanente. L’objet perdu est le plus
souvent un être humain/vivant, cependant il peut être aussi un objet, un
idéal, des valeurs (Freud, 1915).
Tout deuil est conditionné par l’attachement préalable à la perte qui lie
le sujet à l’objet perdu.
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L’acceptation de la réalité
Ce refus de la réalité douloureuse s’accompagne d’une certaine
reconnaissance des faits réels, de la perte réelle.
Nous avons en effet noté que les enfants arméniens dont les pères
sont morts « pour protéger le village, la patrie » sont favorisés dans leur
travail de deuil, sans que cet élément puisse annuler nécessairement
l’influence négative d’autres éléments, tels qu’une pathologie familiale ou
relationnelle ou la disparition du père. Nous relevons aussi que la
signification donnée à la mort influence le processus d’identification au
défunt.
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Hanus (2010) pense que, bien que peu étudiés, les processus
d’identification du deuil sont un mode de transmission très important,
« d’une importance comparable, même si elle est méconnue, à celle des
facteurs génétiques et des acquis de l’éducation » (Hanus, 2010, p. 20).
MÉTHODOLOGIE
La recherche qualitative-clinique que nous avons menée dans le cadre
de nos études doctorales, à la fin de la guerre (1994-1995) du Haut-
Karabagh (enclave arménienne en Azerbaïdjan) a été une première
tentative de comprendre le sens, la signification, qu’un individu donne ou
peut donner à la mort ou à un événement traumatique. Notre objectif était
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Ces deux activités, bien que de nature différente, nous ont permis de
documenter les manifestations du deuil et des traumatismes psychiques
de guerre chez les enfants et ont souligné la place importante qu’occupe le
phénomène d’identification du deuil dans les processus de construction
identitaire.
La recherche en Arménie
Notre recherche a été menée auprès de 37 enfants vivant dans les
trois grandes villes du Haut-Karabagh. Dix-sept de ces enfants étaient
endeuillés (ils avaient tous perdu leurs pères dans les combats ou lors des
bombardements) et traumatisés, les vingt autres étaient traumatisés. Ils
étaient tous âgés de 2 ans et demi à 12 ans. Ils étaient 14 filles et 23
garçons choisis en fonction de leur situation d’enfants endeuillés ou
traumatisés.
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Maison « endeuillée » dessinée par V., un garçon de 8 ans, dont le père venait
d’être tué au front.
V. dessine une enfant qui regarde le « passé » et dit : « Un jour je serai un héros
comme mon père ».
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Z., une fillette de 8 ans ayant perdu son père durant la guerre, est en pleine
période de dépression du deuil. Elle dessine un rêve : « Dans le rêve cette fille dit à
un homme : je dois te manger pour vivre » (exemple d’identification par
incorporation).
Par contre, nous avons noté chez certains enfants une grande
souffrance liée à leur incapacité de s’identifier à leur père. Le travail de
deuil en était entravé. Un enfant de 8 ans dont le père était mort dans un
abri, lors de bombardements aériens, nous a dit dans le cadre d’une des
entrevues : « Je déteste mon père. J’aurais tellement aimé qu’il meurt en
héros, je ne peux même pas être fier de lui. Mes amis, eux, peuvent être
fiers de leurs pères ».
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Dessin 2 : « La guerre ».
L’enfant dit à l’homme qui est sur le toit : « tire sur lui avant qu’il ne tire sur toi » et il
l’écrit.
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LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ
La personnalité est par conséquent un « agrégat de représentations »
liées aux autres, les personnages-clés de notre enfance, nos proches
parents ou leurs substituts.
Ce sont les rapports, plus ou moins mobiles mais toujours mobilisables,
établis entre ces divers et contradictoires fragments d’identifications
inconscientes qui constituent, pour chacun d’entre nous, son unicité et sa
spécificité. Habituellement, l’équilibre des forces en présence tend à
édifier une image unitaire que nous appelons notre « moi », et dans
laquelle nous reconnaissons et faisons reconnaître notre identité (de
Mijolla, 1981, p. 27).
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Dans cet article, nous avons essayé de mettre en relief les liens
importants d’interdépendance entre l’identité individuelle et l’identité
collective, en analysant leur construction à la lumière des apports de la
psychanalyse, de la compréhension qu’elle propose des processus de
deuil chez l’enfant. Nous pouvons donc conclure que les violences
collectives, par leur participation aux constructions identitaires, par les
transmissions transgénérationnelles qu’elles mobilisent, participent à la
perpétuation des chaines de violence.
RÉFÉRENCES
American Psychiatry Association (1994). Diagnostic and Statistical Manual of Mental
Disorders (DSM-IV-TR). Washington, DC : American Psychiatry Association.
Bacqué, M.-F. (1992). Le deuil à vivre. Paris : Odile Jacob.
Bacqué, M.-F. (2006). Deuil et traumatismes. Annales médico-psychologiques – revue
psychiatrique, 164(4), 357-363.
Barrois, C. (1998). Les névroses traumatiques. Paris : Dunod.
Crocq, L. (1998). Panorama général des séquelles psychiques de guerre chez l’adulte et
chez l’enfant. Annales de psychologie et des sciences de l’éducation, 14, 1-40.
Crocq, L. (1999). Les traumatismes psychiques de Guerre. Paris : Odile Jacob.
Freud, S. (1915, 1988). Actuelles sur la guerre et sur la mort. Paris : PUF.
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RÉSUMÉ
Les fondements de l’identité de tout individu sont inscrits dans ses premières relations et
ses premiers modèles familiaux. L’identité se forme à travers une série d’identifications
primaires et secondaires. Un deuil traumatique intervient dans la construction identitaire en
général et la construction de l’identité culturelle, religieuse et sociale en particulier. Notre
article portera sur l’élaboration psychique du deuil, les processus impliqués dans le travail de
deuil, l’identification à l’objet perdu et sa place dans la construction de l’identité d’un sujet.
Ces identifications du deuil sont limitées et passagères chez l’adulte. Elles sont un mode
essentiel de constitution psychique chez l’enfant.
MOTS CLÉS
ABSTRACT
A person’s identity development process is based on his/her early relationships and
his/her first family models. Identity is formed through a series of primary and secondary
identifications. Traumatic grief hinders the general process of identity development in
children, as well as of his/her cultural, religious and social identity. Our article will focus on the
psychological processes involved in a child’s mourning, the characteristics of traumatic grief,
the identification to the lost object and its role in the construction of personal identity. Grief-
related identification is generally limited and temporary among adults. It is an essential mode
of psychological constitution among children.
KEYWORDS
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