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LE DEUIL TRAUMATIQUE CHEZ L’ENFANT ET SON INFLUENCE SUR

LA CONSTRUCTION DE SON IDENTITÉ


TRAUMATIC GRIEF AND IDENTITY DEVELOPMENT IN CHILDREN

Garine Papazian-Zohrabian1
Université de Montréal

Les fondements de l’identité de tout individu sont inscrits dans ses


premières relations et ses premiers modèles familiaux. L’identité se forme
grâce à une série d’identifications primaires et secondaires qui permettent
à l’individu de forger sa personnalité et sa place dans l’ensemble familial,
mais aussi de se positionner par rapport à l’environnement social et
culturel. Notre expérience clinique au Liban ainsi que la recherche que
nous avons menée en Arménie nous amènent à constater qu’un deuil
précoce, traumatique de surcroît, intervient dans la construction identitaire
en général et la construction de l’identité ethnique ou culturelle en
particulier.

Dans ce qui suit, nous ferons d’abord une synthèse de la littérature


relative à la thématique du traumatisme psychique et du deuil chez
l’enfant. Nous nous attarderons spécifiquement sur le deuil traumatique et
son élaboration psychique. Il est important de noter que dans le processus
psychique du deuil l’identification à l’objet perdu est un phénomène
important conditionnant la construction identitaire de tout individu en
général et de l’enfant en particulier. Elle s’exprime par les jeux
symboliques et les dessins mettant en relief l’identité de l’enfant. Nous
présenterons ensuite brièvement la méthodologie de la recherche
qualitative-clinique que nous avons conduite en Arménie et celle de
l’intervention psychosociale menée au Liban. La dernière partie de notre
article sera consacrée à des résultats de recherche et d’exemples
cliniques tirés de ces deux contextes de guerre, deux réalités de violence
provoquant des deuils traumatiques.

1. Adresse de correspondance : Département de psychopédagogie et d’andragogie,


Université de Montréal, Pavillon Marie-Victorin, 90, avenue Vincent-d’Indy, Bureau C-
343, Montréal (QC), H2V 2S9. Téléphone : 514-343-6111, poste 0205. Courriel :
garine.papazian-zohrabian@umontreal.ca

Revue québécoise de psychologie (2013), 34(2), 83-100


Le deuil traumatique chez l’enfant

LA PROBLÉMATIQUE DES DEUILS TRAUMATIQUES


Le traumatisme psychique
Dans la nosographie de la psychiatrie occidentale, selon le DSM-IV-TR
(2000), le traumatisme est connu sous le nom de l’État de stress post-
traumatique (ESPT). Le diagnostic est posé en présence des critères
diagnostic suivants :
A- Le sujet a été exposé à un événement traumatique :
- Il a vécu, a été témoin ou confronté à un ou des événements
durant lesquels un ou des individus ont pu mourir ou être
gravement blessés ou bien ont été menacés de mort ou de graves
blessures.
- La réaction du sujet à l’événement s’est traduite par une peur
intense, un sentiment d’impuissance ou d’horreur. N. B. Chez les
enfants, un comportement désorganisé ou agité peut se substituer
à ces manifestations.
B- L’événement traumatique est constamment revécu : chez les enfants
par des jeux, des dessins, des cauchemars répétitifs.
C- Évitement persistant des stimuli associés au traumatisme et
émoussement de la réactivité générale : le sujet évite des pensées,
des sentiments, des conversations, des activités, des endroits et des
gens susceptibles de réveiller le souvenir de l’événement traumatique.
Il a un sentiment de détachement des autres et il souffre d’une
restriction affective.
D- Présence de symptômes traduisant une activation neurovégétative :
irritabilité ou accès de colère, insomnie ou hypersomnie, difficultés de
concentration, hypervigilance, réaction de sursaut exagérée.

Cette définition reste cependant très descriptive et restrictive. La


clinique montre que de nombreux individus traumatisés ne répondent pas
spécifiquement à ces critères. Nous ne partageons pas non plus
l’approche pathologisante de l’irritabilité ou de la colère qui deviennent des
réactions humaines compréhensibles lorsque nous essayons de
comprendre les processus psychiques sous-jacents aux traumatismes
psychiques.

Selon la théorie psychanalytique, le traumatisme psychique est le


résultat d’une effraction de la barrière de protection du Moi, entraînant une
surexcitation pulsionnelle. Cette surexcitation mobilise à son tour une
angoisse importante non déchargeable par la motricité ou la créativité, non
gérable par le principe de plaisir ou contre laquelle les mécanismes de
défense du Moi sont impuissants (Freud, S., 1916,1926). Le traumatisme
psychique provoque nécessairement, chez tout individu, une blessure
narcissique (Freud, 1926).

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S’inscrivant dans une perspective plutôt phénoménologique, Barrois


(1988) précise que tout traumatisme, quelle que soit sa source, est un
corrélat conscient ou inconscient d’une rupture, d’une discontinuité, d’une
perte. Cette rupture peut être vécue à plusieurs niveaux selon l’événement
traumatique et peut avoir des conséquences importantes sur le vécu et le

 Rupture au niveau du sens : sens de la vie, des liens, des relations,


comportement des individus en général et des enfants en particulier.

 Rupture de liens : séparation définitive d’un être cher, d’un objet, d’un
des investissements.

 Rupture au niveau de l’espace : déplacements forcés, changement du


idéal.

rapport qu’un être humain a à un espace après un accident ou un

 Rupture au niveau du temps : tout événement traumatique crée pour le


événement traumatique qui a eu lieu dans un certain lieu.

 Rupture au niveau de l’histoire : la vie d’un individu est parfois une


sujet un temps « avant » et un temps « après ».

suite de ruptures tant au niveau personnel (accidents, pertes,


déplacements, migrations) que collectif (guerres, génocides,
catastrophes naturelles).

En effet, malgré l’évidence incontournable de la mort, le caractère


mortifère d’un accident, d’une catastrophe ou d’une réalité extérieure,
comme la guerre ou les agressions, ne peut manquer d’ébranler
l’homéostasie de l’appareil psychique d’une personne, son équilibre
intérieur. La brusque transformation de la mort en donnée immédiate, « la
soudaine intimité » de la mort a un effet traumatisant (Barrois, 1988).

Or, si on part de l’idée émise par Freud (1915) que la mort n’est pas
représentée dans l’inconscient, la rencontre avec la mort dont parle Barrois
(1988) serait alors de l’ordre de l’irreprésentable, de l’innommable. Par
conséquent, de l’indicible. Il n’est donc pas étonnant que le mutisme,
l’émoussement des affects, les symptômes psychosomatiques (le langage
du corps) soient parmi les symptômes du traumatisme psychique. La
recherche que nous avons menée dans le cadre de nos études doctorales
en Arménie sur l’influence de la signification de la mort sur le travail et
l’élaboration psychique du deuil et du traumatisme psychique de guerre
chez les enfants du Haut-Karabagh (Papazian-Zohrabian, 2004) a été pour
nous une première occasion d’observer et de noter les symptômes les plus
récurrents chez les enfants traumatisés. Ces résultats rejoignent ceux de
Crocq (1998) et soulignent la présence, par ordre de fréquence, chez les
enfants traumatisés et endeuillés :
• de cauchemars et de réveils en sursaut,
• d’irritabilité,
• d’agressivité,
• de peurs (obscurité, animaux, voleurs) et de phobies,

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Le deuil traumatique chez l’enfant

• de tics.
• d’agitation,
• d’insomnie ou d’hypersomnie,
• de froideur (incapacité à exprimer les émotions),
• de pleurs fréquents,
• de comportements asociaux,
• d’une angoisse de séparation,
• de difficultés de concentration,
• de difficultés de mémorisation,
• de bégaiement secondaire,
• d’énurésie (diurne ou nocturne),
• de mutisme.

Des années plus tard, au cours de notre pratique professionnelle au


Liban auprès d’enfants, d’adolescents et d’adultes traumatisés par la
guerre et par les attentats violents qui ont secoué la vie paisible des
Libanais, nous avons pu confirmer que dans certains contextes violents les
traumatismes et les deuils vont souvent de pair et qu’en tant que cliniciens
nous nous trouvons fréquemment face à la problématique du deuil
traumatique ou du deuil post-traumatique, où la souffrance est double, les
processus psychiques impliqués ainsi que les symptômes relèvent plus ou
moins des deux problématiques.

Le deuil
Une des premières définitions du deuil appartient à Freud (1915). Elle
a été par la suite adoptée par les chercheurs travaillant dans ce domaine
(Bacqué, 1992; Hanus, 1994). Le deuil est un phénomène universel lié à
toute situation de perte, celle-ci est souvent due à la mort, mais elle peut
également être une séparation permanente. L’objet perdu est le plus
souvent un être humain/vivant, cependant il peut être aussi un objet, un
idéal, des valeurs (Freud, 1915).

Le deuil est considéré un phénomène normal même s’il ressemble


parfois, surtout à son début, à une affection pathologique.
La capacité à faire son deuil dans le cadre des multiples pertes de sa vie
est une expérience majeure pour l’enfant : elle permet au psychisme de
parvenir à maturation et, par la suite, d’intégrer les conséquences des
deuils ultérieurs (Bacqué, 1992, p. 57).

Tout deuil est conditionné par l’attachement préalable à la perte qui lie
le sujet à l’objet perdu.

Le travail de deuil, bien que douloureux, est nécessaire pour la santé


mentale. Il n’est réalisé que progressivement, dans la douleur, jusqu’à ce

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que la conscience permanente de la perte remplace définitivement la


croyance en la présence de l’objet. Le souvenir et la nostalgie remplacent
alors l’illusion et le Moi se trouve disponible pour d’autres investissements.
Le deuil normal sera donc considéré comme achevé quand le sujet pourra
reprendre une relation affective ou bien un investissement équivalent en
termes d’énergie libidinale (Hanus, 1994).

Le deuil traumatique et le deuil post-traumatique


Tout deuil déstabilisant ou entraînant une rupture peut être un deuil
traumatique. Le deuil traumatique est dû à la mort soudaine, inattendue et
violente d’un être cher. Il peut s’installer à la suite de l’annonce brutale
d’une mort inattendue, due à un accident routier ou à un accident
cardiovasculaire, par exemple.

Il est important de distinguer le deuil traumatique du deuil post-


traumatique, qui survient dans un contexte traumatisant où l’individu frôle
sa propre mort et perd un ou des êtres et objets qui lui sont chers (Bacqué,
2006). Ceci est très probable dans des contextes de guerre, de violence
collective ou de catastrophes naturelles.

La clinique des deuils traumatiques et post-traumatiques met en


évidence une prévalence des symptômes du traumatisme psychique
(surtout les réviviscences et les réminiscences).

L’élaboration psychique du deuil


L’élaboration psychique du deuil englobe des processus psychiques
actifs qui demeurent pour une part importante inconscients. « Le travail de
deuil est exemplaire de la mise en place de la mentalisation de la perte,
c’est-à-dire de l’articulation progressive du lien affectif avec l’objet et de
toutes ses représentations pour aboutir à son intériorisation » (Bacqué,
2006).

La sidération et le déni de la réalité de la perte


En général, à l’annonce de la mort brutale d’un être cher, la première
réaction est le refus de la perte. Cet état de choc est à la fois psychique et
physique.

Les recherches et la clinique (Bacqué, 1992; Hanus, 1994,) montrent


que le premier temps du deuil consiste en un refus ou un déni de la réalité.
L’appareil psychique délaisse le principe de réalité pour être régi par le
principe de plaisir. En effet, plus le refus est intense, moins la personne est
affligée. La réaction de douleur est alors apparemment absente, mais ceci
annonce immanquablement la survenue de complications ultérieures.

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Il existe bien évidemment une différence entre une perte brutale


(accident, catastrophe) et une perte annoncée comme devant survenir, la
première entraînant un choc intense. À l’état de choc succède une phase
de déni qui entraîne l‘annulation de la douleur et de l’angoisse de perte.

Cependant, il est important de noter que la réaction d’un enfant diffère


de celle d’un adulte : elle dépend de son âge, de sa maturité, de la
conception qu’il a de la mort. Plus l’irréversibilité de la mort (vers 6 ans) est
acquise par lui, plus la sidération est intense.

L’acceptation de la réalité
Ce refus de la réalité douloureuse s’accompagne d’une certaine
reconnaissance des faits réels, de la perte réelle.

Toutes les manifestations émotionnelles du début du deuil (pleurs,


sanglots, abattement, manque d’appétit, etc.) sont les expressions d’un
conflit interne : le Moi accepte et refuse la réalité douloureuse.

L’épreuve de réalité (Freud, 1915) est le fait de distinguer


représentations et perceptions et de rectifier nos représentations pour les
rendre plus conformes à la réalité extérieure.

La reconnaissance et l’acceptation de la réalité sont cependant


étroitement liées à deux aspects de la mort : sa matérialité, d’une part, et
sa signification psychologique, d’autre part. En effet, la vue du cadavre et
la participation aux rituels funéraires favorisent cette acceptation ainsi
qu’une signification éventuellement positive de la mort. Thomas (1976)
parle de mort « féconde » pour la société.

Nous avons en effet noté que les enfants arméniens dont les pères
sont morts « pour protéger le village, la patrie » sont favorisés dans leur
travail de deuil, sans que cet élément puisse annuler nécessairement
l’influence négative d’autres éléments, tels qu’une pathologie familiale ou
relationnelle ou la disparition du père. Nous relevons aussi que la
signification donnée à la mort influence le processus d’identification au
défunt.

La douleur psychique du deuil


À l’acceptation de la réalité de la perte succède la douleur du deuil. La
rupture du lien à l’objet entraîne une surcharge d’excitation douloureuse.
C’est la douleur de la blessure narcissique, du deuil.

Or, plus la perte est brutale, plus la blessure, la douleur, est


difficilement gérable.

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En effet, l’instauration du travail de deuil provoque une douleur qui


dépasse parfois les possibilités d’élaboration du Moi qui cherche alors soit
à l’éviter totalement, soit à avoir recours à des mécanismes de défense qui
lui permettront de garder un lien avec l’objet perdu. Dans les deux cas,
nous parlons de deuil pathologique.

Le travail de deuil nécessite la capacité d’écouter la douleur et de la


surmonter. « L’endeuillé devra faire l’apprentissage du désespoir. (…) c’est
le point extrême de la douleur qui réanime toutes les expériences des
douleurs survenues dans le passé » (Lubtchansky, 1994, p. 132).

Le surinvestissement de l’objet perdu


La disparition réelle de l’objet investi entraîne chez le sujet une
frustration, l’incite à le retrouver dans le monde intérieur où il est largement
représenté. Ceci entraîne un renforcement des représentations de l’objet
perdu qui va à son tour s’exprimer dans le discours de l’endeuillé.

Il se révèle de nombreuses façons : l’évocation des souvenirs avec les


proches au début, la recherche des traces, des indices, de photos, d’objets
lui appartenant.

Le travail de deuil n’est pas linéaire. La phase de surinvestissement du


défunt est marquée par les identifications du deuil, par les oscillations de
l’investissement pulsionnel en fonction des sentiments conscients et
inconscients de culpabilité envers le défunt.

Le désinvestissement de l’objet perdu


La fin du deuil est marquée par une seconde mort, celle accomplie
dans le psychisme du survivant. Le travail de deuil s’effectue donc dans
des mouvements de soulagement (lien avec le disparu) et de souffrance
(réalisation de la perte). Il implique nécessairement une soumission au
principe de réalité et l’intériorisation (par introjection) de la relation à l’objet.
Cette intériorisation permet à la réalité extérieure douloureuse de ne se
réaliser que progressivement dans le monde intérieur de l’endeuillé. Elle
permet par conséquent un détachement progressif de l’objet perdu, une
adaptation graduelle à la réalité. Avec le temps, la personne en deuil
reprend envie de vivre, d’investir de nouveaux objets, de nouer de
nouveaux liens. Nous pouvons dire avec Hanus que « la mort biologique
peut se faire en quelques instants, la mort psychologique est beaucoup
plus longue » (Hanus, 1994, p. 111).

Les identifications du deuil


Le travail de deuil est possible au prix d’identifications particulières.
L’identification est le « processus psychique par lequel un sujet assimile un

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Le deuil traumatique chez l’enfant

aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme totalement ou


partiellement, sur le modèle de celui-ci. La personnalité se constitue et se
différencie par une série d’identifications » (Laplanche & Pontalis, 1967,
p. 187). Elles sont différentes des identifications structurantes,
narcissiques et œdipiennes.

Particularités des identifications du deuil


Il est intéressant de noter ici les conceptions que divers auteurs ont
des identifications du deuil et des processus psychiques qui les sous-
tendent.

Ainsi, Lebovici (1994) considère l’identification comme le prix à payer


pour que le travail de deuil débute. Il distingue les identifications
« introjectives et incorporantes ». Selon lui, l’enfant qui doit renoncer aux
investissements d’objet se dédommage de la perte en s’identifiant à l’objet
perdu : « être » vaut « avoir ».

Lubtchansky (1994, p. 134-135), quant à elle, considère l’incorporation


et l’identification des recours défensifs : « Dans sa lutte contre la douleur,
le Moi dispose de différents mécanismes de défense qui, s’ils ne
suppriment pas la douleur, du moins l’atténuent et la rendent
supportable ».

Le Moi refuse dans ces cas de se détacher de l’objet et le maintient à


l’intérieur de lui. Il utilise alors le premier mode d’amour qui avait consisté à
incorporer l’objet sur un mode cannibalique.

En effet, Lubtchansky ajoute que l’incorporation vise à revivifier l’objet,


le porter en soi, donc ne pas le perdre, alors que l’identification consiste à
« devenir » l’objet lorsqu’on ne peut pas l’avoir.

L’identification représente la forme la plus primitive de l’attachement


affectif puisque le Moi « absorbe » les propriétés de l’objet pour rendre son
absence supportable. D’après Lubtchansky, s’approprier une partie de
l’objet ou un aspect qui le caractérisait permet de rester dans la relation,
de maintenir un certain déni de sa perte

Il est important de souligner que l’incorporation est de l’ordre du


fantasme. Elle est régressive (Hanus, 1994) et est activée pour tenter de
récupérer l’objet-plaisir. Elle vient, dans le deuil pathologique, se substituer
à l‘introjection.

L’introjection par contre est plus élaborée et est de l’ordre de la


représentation du mort. Elle est un élément indispensable du processus
d’élaboration psychique : le deuil est aussi un travail sur les mots. Ceci met

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RQP, 34(2)

en relief l’importance de la verbalisation pour l’élaboration psychique du


deuil et attire notre attention sur l’importance des rituels la favorisant.

Quel que soit le processus impliqué, l’identification à un aspect de


l’objet perdu vient prolonger la présence de l’objet dans la réalité interne
de l’endeuillé et diminue ainsi sa souffrance.

Hanus (2010) pense que, bien que peu étudiés, les processus
d’identification du deuil sont un mode de transmission très important,
« d’une importance comparable, même si elle est méconnue, à celle des
facteurs génétiques et des acquis de l’éducation » (Hanus, 2010, p. 20).

Les identifications du deuil chez l’enfant


Le deuil chez l’enfant dépend de la conception que l’enfant a de la
mort, donc de sa maturité affective et cognitive et de son âge. Plus cette
conception va se rapprocher de la réalité, moins le deuil risque d’être
compliqué. Cependant, quel que soit l’âge de l’enfant ou la période
développementale dans laquelle il se trouve, l’identification à l’objet perdu
vient combler cette perte. En effet, les identifications sont moins
influencées par cet élément que par la relation que l’enfant entretenait
avec l’objet perdu avant sa mort. Plus cette relation est ambivalente, plus
le deuil est imprégné d’un sentiment de culpabilité qui rend le
désinvestissement difficile et renforce l’identification.

Ces identifications du deuil sont à la base de l’idéalisation du défunt


rencontrée chez les endeuillés. L’idéalisation tient une place plus
importante chez l’enfant, car elle est nécessaire pour lui. L’enfant a besoin
de sauvegarder une image idéalisée du parent défunt, il a besoin de le
« maintenir bon, puissant, généreux, aimant, c’est-à-dire de maintenir le
support identificatoire hors atteinte de son agressivité. Il s’identifiera
désormais à une image idéale » (Guérin, 1975, p. 211).

Ce processus peut-être temporaire et ne durer que le temps du travail


de deuil ou être permanent et participer ainsi à la construction de son
identité et à la transmission transgénérationnelle de deuils et de
traumatismes, mais aussi de valeurs, d’idées, de croyances et de culture.

MÉTHODOLOGIE
La recherche qualitative-clinique que nous avons menée dans le cadre
de nos études doctorales, à la fin de la guerre (1994-1995) du Haut-
Karabagh (enclave arménienne en Azerbaïdjan) a été une première
tentative de comprendre le sens, la signification, qu’un individu donne ou
peut donner à la mort ou à un événement traumatique. Notre objectif était

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Le deuil traumatique chez l’enfant

de voir si cette signification favorisait le travail psychique de deuil et


l’élaboration psychique du traumatisme.

Des années plus tard, nous avons eu l’occasion de participer à l’action


humanitaire déployée au Liban, après la guerre de juillet 2006 qui a fait
3000 morts et 1 000 000 de personnes déplacées. Nous avons alors
organisé, piloté et supervisé une intervention psychosociale dans les
banlieues sud de Beyrouth.

Ces deux activités, bien que de nature différente, nous ont permis de
documenter les manifestations du deuil et des traumatismes psychiques
de guerre chez les enfants et ont souligné la place importante qu’occupe le
phénomène d’identification du deuil dans les processus de construction
identitaire.

La recherche en Arménie
Notre recherche a été menée auprès de 37 enfants vivant dans les
trois grandes villes du Haut-Karabagh. Dix-sept de ces enfants étaient
endeuillés (ils avaient tous perdu leurs pères dans les combats ou lors des
bombardements) et traumatisés, les vingt autres étaient traumatisés. Ils
étaient tous âgés de 2 ans et demi à 12 ans. Ils étaient 14 filles et 23
garçons choisis en fonction de leur situation d’enfants endeuillés ou
traumatisés.

L’approche pour laquelle nous avions opté était l’approche qualitative


clinique. La collecte des données s’est basée sur des outils variés :
entrevues semi-dirigées avec les enfants, entrevues semi-dirigées avec
leurs mères, batterie de tests projectifs - dessin libre, dessin de la famille,
du bonhomme, dessin et narrations de rêve, C.A.T. (Children Aperceptive
Test) et transcription de jeux symboliques. L’interprétation clinique des
données recueillies était basée sur les théories développementales et
psychanalytiques. Les données qualitatives recueillies ont été par la suite
codifiées et analysées suivant une grille d’interprétation mettant en relief
les particularités des deuils et des traumatismes de guerre chez les
enfants : les symptômes, l’élaboration psychique et les processus
psychiques impliqués dans le deuil et le traumatisme (les différentes
phases du deuil, l’identification du deuil) et les conditions favorisant et
défavorisant cette élaboration (les rituels de deuil, la signification donnée à
la mort, la matérialité de la mort, l’attachement préalable à la perte, le
sentiment de culpabilité).

L’intervention psychosociale au Liban


Cette intervention, financée par l’USAID, avait pour objectifs de
proposer à des enfants, des adolescents et des adultes ayant vécu

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directement les atrocités de la guerre un cadre favorisant l’expression libre


et la verbalisation des deuils et des traumatismes, sachant que ce n’est
que par la reprise du langage et l’élaboration symbolique qu’elles
permettent qu’une « survie psychique » soit possible, de sensibiliser leurs
parents à la thématique des traumatismes psychiques et de leurs effets sur
l’individu ainsi qu’au besoin leur donner des conseils psychologiques. Le
projet a permis à 15 jeunes psychothérapeutes de se réunir, de recevoir
une formation ciblée concernant l’accompagnement des enfants et des
adolescents endeuillés et traumatisés et de suggérer une intervention
psychosociale dans sept écoles publiques des banlieues sud de Beyrouth
entre le 17 mars 2007 et le 31 mai 2007. Les séances de groupe de parole
étaient assurées dans des salles de cours ou d’activités diverses. Elles
étaient assurées avec une fréquence d’une ou de deux séances par
semaine, à raison de 45 minutes/groupe pour les enfants et 90
minutes/groupe pour les adultes. L’intervention auprès des adultes s’est
basée sur la communication verbale et non verbale. Avec les adolescents,
certaines des psychologues ont été obligées d’avoir recours au dessin
comme moyen de communication, à cause d’une inhibition marquée.
L’intervention auprès des enfants s’est fondée sur le dessin, la pâte à
modeler, les jeux de construction, l’invention d’histoires, le jeu symbolique
et la mise en acte de situations diverses à l’aide de marionnettes. En tout
et pour tout, 95 adultes (des enseignants et des parents), 130 adolescents
(âgés de 12 à 16 ans) et 700 enfants (âgés de 3 à 11 ans) ont bénéficié de
ce projet qui nous a fourni un matériel clinique très riche permettant de
comprendre et d’illustrer le vécu et l’élaboration psychique du deuil
traumatique.

Dans ce qui suit, nous essaierons de puiser dans nos résultats de


recherche et nos exemples cliniques dans le but d’illustrer le processus
d’identification du deuil et de mettre en relief sa place importante dans la
construction de l’identité culturelle et ethnique d’un sujet.

RÉSULTATS ET EXEMPLES CLINIQUES


Notre recherche nous a en fait permis de souligner les principaux
éléments favorisant ou défavorisant le travail de deuil et l’élaboration
psychique des traumatismes de guerre chez ces enfants. Elle a été aussi
l’occasion d’étudier le processus d’identification au défunt chez ces enfants
et de noter l’influence de ce processus sur la construction de l’identité des
sujets. Nous avons relevé que la plupart des enfants « jouaient à la
guerre », imitaient les gestes de leurs pères et reprenaient dans leurs jeux
leur apparence physique caractérisée par des habits militaires, des armes,
une démarche « particulière », militaire. Nous avons noté une identification
claire de ces enfants à leurs pères.

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Le deuil traumatique chez l’enfant

Les dessins ci-dessous mettent en évidence ce processus psychique


complexe.

Maison « endeuillée » dessinée par V., un garçon de 8 ans, dont le père venait
d’être tué au front.

V. dessine une enfant qui regarde le « passé » et dit : « Un jour je serai un héros
comme mon père ».

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Z., une fillette de 8 ans ayant perdu son père durant la guerre, est en pleine
période de dépression du deuil. Elle dessine un rêve : « Dans le rêve cette fille dit à
un homme : je dois te manger pour vivre » (exemple d’identification par
incorporation).

Par contre, nous avons noté chez certains enfants une grande
souffrance liée à leur incapacité de s’identifier à leur père. Le travail de
deuil en était entravé. Un enfant de 8 ans dont le père était mort dans un
abri, lors de bombardements aériens, nous a dit dans le cadre d’une des
entrevues : « Je déteste mon père. J’aurais tellement aimé qu’il meurt en
héros, je ne peux même pas être fier de lui. Mes amis, eux, peuvent être
fiers de leurs pères ».

Quant à l’intervention postguerre menée au Liban, elle nous a permis


de relever une clinique de l’identification du deuil. Les trois dessins
suivants appartiennent à des enfants ayant perdu au moins un membre de
leur famille ou de leur entourage direct lors de cette guerre. Ils relatent la
guerre, ses atrocités et la représentation mentale de l’homme « fort » que
les enfants avaient durant cette période.

Nous remarquons une valorisation du guerrier dans les deux premiers


dessins. Le militaire est perçu comme invincible parce qu’armé. Son image
est valorisée (notez les visages souriants des hommes armés dans le
Dessin 1). La violence est la seule manière de se défendre contre la
violence (Dessin 2). Nous notons aussi la transmission de croyances et de
valeurs religieuses : « la seule voie de survie : la croyance en Dieu »
(Dessin 3).

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Le deuil traumatique chez l’enfant

Dessin 1 : « Des hommes qui font la guerre »

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RQP, 34(2)

Dessin 2 : « La guerre ».
L’enfant dit à l’homme qui est sur le toit : « tire sur lui avant qu’il ne tire sur toi » et il
l’écrit.

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Le deuil traumatique chez l’enfant

Dessin 3 : « Un enfant a perdu ses parents et sa famille. Il est triste, il pleure. Un


combattant lui dit : seul Dieu peut t’aider ».

LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ
La personnalité est par conséquent un « agrégat de représentations »
liées aux autres, les personnages-clés de notre enfance, nos proches
parents ou leurs substituts.
Ce sont les rapports, plus ou moins mobiles mais toujours mobilisables,
établis entre ces divers et contradictoires fragments d’identifications
inconscientes qui constituent, pour chacun d’entre nous, son unicité et sa
spécificité. Habituellement, l’équilibre des forces en présence tend à
édifier une image unitaire que nous appelons notre « moi », et dans
laquelle nous reconnaissons et faisons reconnaître notre identité (de
Mijolla, 1981, p. 27).

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Cependant, cette identité n’est pas nécessairement solide,


permanente. Une difficulté affective, un deuil, un traumatisme peuvent
facilement perturber son harmonie.

Dans les contextes de violence collective, nous notons souvent un


renforcement des identités ethniques et religieuses. Un des mécanismes
individuels participant à ce phénomène est l’identification du deuil,
l’identification à l’objet perdu.

Le travail de deuil chez l’enfant ressemble à celui de l’adulte, mais en


diffère en ce sens qu’il est plus progressif, cheminant parallèlement à
l’évolution de ses acquisitions intellectuelles, affectives et cognitives.

Les identifications particulières du deuil sont en général limitées et


passagères chez l’adulte (surtout lorsque le deuil n’est pas compliqué). Il
en est autrement chez l’enfant pour qui les identifications sont un mode
essentiel de constitution psychique jusqu’à l’adolescence. Chez l’enfant
endeuillé, elles sont donc intenses et contribuent à la construction de son
identité, tant son identité de sujet que son identité ethnique et culturelle.

Cette identité individuelle va se forger dans un rapport particulier à


l’identité collective, à l’histoire collective. Lorsque la violence marque cette
histoire collective, elle génère chez la collectivité, mais aussi chez les
individus qui la composent, des vécus de deuils traumatiques qui ont la
particularité d’être en même temps un contenant et un contenu pour la
construction de l’identité.

Dans cet article, nous avons essayé de mettre en relief les liens
importants d’interdépendance entre l’identité individuelle et l’identité
collective, en analysant leur construction à la lumière des apports de la
psychanalyse, de la compréhension qu’elle propose des processus de
deuil chez l’enfant. Nous pouvons donc conclure que les violences
collectives, par leur participation aux constructions identitaires, par les
transmissions transgénérationnelles qu’elles mobilisent, participent à la
perpétuation des chaines de violence.

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RÉSUMÉ
Les fondements de l’identité de tout individu sont inscrits dans ses premières relations et
ses premiers modèles familiaux. L’identité se forme à travers une série d’identifications
primaires et secondaires. Un deuil traumatique intervient dans la construction identitaire en
général et la construction de l’identité culturelle, religieuse et sociale en particulier. Notre
article portera sur l’élaboration psychique du deuil, les processus impliqués dans le travail de
deuil, l’identification à l’objet perdu et sa place dans la construction de l’identité d’un sujet.
Ces identifications du deuil sont limitées et passagères chez l’adulte. Elles sont un mode
essentiel de constitution psychique chez l’enfant.

MOTS CLÉS

deuil traumatique, développement, identification, identité, enfant

ABSTRACT
A person’s identity development process is based on his/her early relationships and
his/her first family models. Identity is formed through a series of primary and secondary
identifications. Traumatic grief hinders the general process of identity development in
children, as well as of his/her cultural, religious and social identity. Our article will focus on the
psychological processes involved in a child’s mourning, the characteristics of traumatic grief,
the identification to the lost object and its role in the construction of personal identity. Grief-
related identification is generally limited and temporary among adults. It is an essential mode
of psychological constitution among children.

KEYWORDS

traumatic grief, identification, identity, development, children

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