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L Illettrisme Des Cadrescomplet
L Illettrisme Des Cadrescomplet
Le phénomène d'illettrisme chez les cadres, impossible à quantifier, échappe à tous les
dispositifs prévus en matière de lutte et de détection | AFP/OLIVIER LABAN-MATTEI
Comme 2,5 millions de Français, des cadres sont en situation d'illettrisme dans
l'entreprise. Le phénomène, impossible à quantifier, échappe à tous les
dispositifs prévus en matière de lutte et de détection. Les responsabilités qu'ils
occupent en font des illettrés à la marge de la marge.
Le cas de cet as des équations mathématiques est bien connu des chercheurs
spécialisés : il s'agit d'un "illettrisme de retour". A force de ne pas utiliser
l'écriture, Mickaël en a perdu l'usage. "Dans mon quotidien, ça me sert
rarement, reconnaît-il. Mais quand j'ai dû écrire ma première synthèse, j'ai
bloqué. Je n'y arrivais plus. J'avais tellement honte de le dire..."
MÉTHODES DE "CONTOURNEMENT"
milieu professionnel, son meilleur ami et collègue est le seul dans la confidence
: "Il écrit mes rapports quotidiens, m'explique les nouvelles procédures." Et
l'avenir le préoccupe : son ami quitte la banque en mars. "Soit j'en parle à un
autre collègue, soit je le suis dans sa nouvelle boîte", souffle-t-il, un oeil sur la
tour où il travaille.
Que les employés les moins qualifiés puissent être touchés n'est pas une
surprise. Mais ces chiffres déjà préoccupants recèlent un tabou : certains de ces
travailleurs occupent, au contraire, des postes à hautes responsabilités.
Comment exercent-ils, alors que l'illettrisme constitue un obstacle évident à
l'accès aux responsabilités ? Surtout, comment ces cadres, ces traders, ces
managers, sont-ils passés entre les mailles du filet ?
Au quotidien, "pour donner illusion, chacun à leur manière", ils mettent en place
ces fameuses "stratégies de contournement", reprend le sociologue. Un
collègue dans la confidence qui apporte son aide ou l'apprentissage des tâches
par coeur, auxquels s'ajoutent, au cas par cas, toutes sortes de stratagèmes.
Il admet que ces difficultés lui ont porté préjudice : "Je me suis vu retirer des
dossiers, des clients, parce que dans mes mails, j'écris comme je parle."
Pourtant, comme les autres, Pascal a ses combines : "Quand je dois rédiger
une formation, je ne le fais jamais dans l'urgence, je prends le temps de faire
corriger, lance-t-il, un sourire en coin. Quand je suis au tableau, en animation,
pas question de faire une faute ! Alors je répète toute la nuit avant d'y aller. Et,
au cas où, j'ai toujours des antisèches avec moi." Jusqu'à ce jour, il y a deux
ans, où il rend un dossier en urgence. Sa direction s'aperçoit de ses difficultés
et lui suggère "gentiment" une formation.
Si Pascal a trouvé une solution à son problème au sein de son entreprise, c'est
loin d'être le cas pour toutes les personnes dans sa situation, tant les systèmes
d'aide sont structurés pour les employés les moins qualifiés.
destinées à le connaître."
Leur statut social rend ces illettrés d'autant plus difficiles à dépister. Dans une
démarche de détection classique, on demande aux responsables de repérer
qui, dans leur équipe, est susceptible d'être touché. Mais comment cibler ces
managers eux-mêmes ? Comment les amener à se déclarer, pour entrer en
formation ? C'est l'objectif que s'est fixé Benjamin Blavier, cofondateur de
l'association interentreprises B'A'BA, qui lutte contre l'illettrisme au sein de
grands groupes.
Lui en est sûr : ces cas sont plus nombreux que les entreprises veulent bien
l'admettre, "même si à l'heure actuelle, elles n'en ont pas toutes conscience.
C'est trop improbable pour un grand groupe. Le tabou suprême". Et il n'y aurait
qu'une manière d'opérer cette prise de conscience : "Il faut que quelqu'un
devienne le symbole des cadres illettrés. Tant qu'il n'y aura pas de coming out
médiatique, les dirigeants continueront de croire que c'est une fiction."
Lire aussi : Meherzia, 53 ans, a gravi tous les échelons sans jamais
apprendre à lire et écrire (/societe/article/2013/02/16/meherzia-53-ans-a-gravi-tous-les-
echelons-sans-jamais-apprendre-a-lire-et-ecrire_1833725_3224.html)
Shahzad Abdul
J'ai toujours pensé que le plus important dans le travail, c'est d'être bien habillée. » Meherzia, une
Française d'origine tunisienne, avait tout misé sur les apparences en postulant, à 27 ans, dans le
supermarché d'un quartier huppé de Paris, alors qu'elle ne savait ni lire ni écrire. « J'ai menti dès le
départ, en disant que j'avais un CAP vente. Heureusement, on ne me l'a jamais demandé ! », s'amuse
aujourd'hui cette femme de 53 ans.
A 11 ans, elle arrête l'école dans la banlieue de Tunis pour aider sa mère dans les tâches ménagères. A 19
ans, elle débarque en France à la demande de sa soeur, qui lui promet de l'envoyer aux cours du soir en
contrepartie de la garde de ses enfants - promesse jamais tenue. Quelques années plus tard, elle se marie
: « J'ai dit «oui» alors que je le connaissais à peine. Je n'avais qu'une seule condition : qu'il m'envoie à
l'école. » Violences conjugales, enfermement... Meherzia s'enfuit sans avoir mis les pieds en classe.
Embauchée dans un supermarché, elle ne s'attend surtout pas à devoir exercer des responsabilités.
Pourtant, rayonniste, caissière, chef de rayon : en quelques mois, elle se retrouve propulsée à un poste où
ses collègues sont titulaires d'un bac + 4. « Ce n'était pas très compliqué, j'avais repéré les boutons sur
lesquels je devais appuyer, et je reproduisais les mêmes gestes tous les jours. » Pour la gestion des
stocks, elle met le catalogue discrètement dans son sac, l'emmène chez elle, le fait lire à des amis, et
revient le lendemain en sachant quoi commander. Pendant quelques mois, Meherzia occupe même, par
intérim, le poste de directeur du supermarché. Facile : « Il n'y a qu'à signer ! » Ce qu'elle redoutait le
plus, pendant ces années ? Les deux « formations produits » mensuelles. « J'étais malade à chaque fois
avant d'y aller. Terrorisée à l'idée qu'on découvre que je ne savais pas lire ni écrire. »
Le fait qu'elle n'ait jamais eu de diplôme lui a permis, contrairement à la plupart des managers illettrés,
d'intégrer une association où elle se forme, pour la première fois, à la langue française. Depuis octobre
2012, elle assiste deux fois par semaine à des cours, à Paris. « Avec le temps, on apprend que
l'apparence ne fait pas tout. »
Sh. A.