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L'illettrisme des cadres, un phénomène méconnu et tabou http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2013/02/16/l-illettri...

L'illettrisme des cadres, un


phénomène méconnu et tabou
LE MONDE | 16.02.2013 à 10h37 • Mis à jour le 18.02.2013 à 14h53

Par Shahzad Abdul

Le phénomène d'illettrisme chez les cadres, impossible à quantifier, échappe à tous les
dispositifs prévus en matière de lutte et de détection | AFP/OLIVIER LABAN-MATTEI

Comme 2,5 millions de Français, des cadres sont en situation d'illettrisme dans
l'entreprise. Le phénomène, impossible à quantifier, échappe à tous les
dispositifs prévus en matière de lutte et de détection. Les responsabilités qu'ils
occupent en font des illettrés à la marge de la marge.

Lorsqu'il pénètre dans la salle des marchés de sa banque, située sur


l'esplanade de la Défense (Hauts-de-Seine), il entre dans son monde, "celui des
chiffres". Costume et cravate noirs ajustés, Mickaël, 32 ans, cultive un look à la
Jérôme Kerviel, son confrère trader. Bien qu'il occupe ce poste prestigieux,
aussi rentable qu'impopulaire, ce grand brun est illettré. Et ce malgré des
études à l'Inseec, une école de commerce parisienne, durant lesquelles il n'a
"quasiment jamais écrit".

Le cas de cet as des équations mathématiques est bien connu des chercheurs
spécialisés : il s'agit d'un "illettrisme de retour". A force de ne pas utiliser
l'écriture, Mickaël en a perdu l'usage. "Dans mon quotidien, ça me sert
rarement, reconnaît-il. Mais quand j'ai dû écrire ma première synthèse, j'ai
bloqué. Je n'y arrivais plus. J'avais tellement honte de le dire..."

MÉTHODES DE "CONTOURNEMENT"

Alors le trader a mis en place des méthodes de "contournement". Dans son

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milieu professionnel, son meilleur ami et collègue est le seul dans la confidence
: "Il écrit mes rapports quotidiens, m'explique les nouvelles procédures." Et
l'avenir le préoccupe : son ami quitte la banque en mars. "Soit j'en parle à un
autre collègue, soit je le suis dans sa nouvelle boîte", souffle-t-il, un oeil sur la
tour où il travaille.

Selon une enquête de l'Insee, publiée en décembre 2012, 7 % de la population


active ne maîtrise pas suffisamment l'écriture et la lecture pour se faire
comprendre ou pour assimiler un texte, malgré une scolarisation en France
pendant au moins cinq ans. Près de sept illettrés sur dix travaillent.

Que les employés les moins qualifiés puissent être touchés n'est pas une
surprise. Mais ces chiffres déjà préoccupants recèlent un tabou : certains de ces
travailleurs occupent, au contraire, des postes à hautes responsabilités.
Comment exercent-ils, alors que l'illettrisme constitue un obstacle évident à
l'accès aux responsabilités ? Surtout, comment ces cadres, ces traders, ces
managers, sont-ils passés entre les mailles du filet ?

"ON A VU DES PERSONNES SE SUICIDER"

Pour Benoît Hess, sociologue spécialisé dans l'illettrisme, ces excellents


techniciens dans leur domaine masquent leurs difficultés à l'écrit par une grande
aisance à l'oral. "L'enjeu est plus redoutable pour eux. Du fait de leurs
responsabilités, ils sont soumis à une forte pression", décrypte-t-il. Pour lui, il
est plus difficile d'être illettré pour un cadre que pour une femme de chambre,
car la situation est vécue comme une honte absolue et mène parfois à des
extrémités dramatiques : "On a vu des personnes se suicider, tant cela leur
semblait insoutenable."

Au quotidien, "pour donner illusion, chacun à leur manière", ils mettent en place
ces fameuses "stratégies de contournement", reprend le sociologue. Un
collègue dans la confidence qui apporte son aide ou l'apprentissage des tâches
par coeur, auxquels s'ajoutent, au cas par cas, toutes sortes de stratagèmes.

Dans la typologie de France Guérin-Pace, directrice de recherche à l'INED et


auteure du rapport "Illettrismes et parcours individuels", le cas du trader Mickaël
relève de ceux qui n'ont jamais "acquis les connaissances de base en lecture
mais réussi tant bien que mal à passer de classe en classe, sans jamais pouvoir
vraiment y remédier". C'est-à-dire, poursuit-elle, qu'il ne se serait "jamais
approprié l'écrit".

"J'ÉCRIS COMME JE PARLE"

Les "connaissances de base" manquent également à Pascal, responsable


international des formations dans un grand groupe hôtelier. Il s'avoue volontiers
"fâché" avec la langue française, dont il a toujours vécu l'apprentissage comme
"une punition". En primaire déjà, il chauffait les bancs en retenue le soir, à cause
d'une grammaire et d'une orthographe hasardeuses. Depuis, il a gravi tous les
échelons de l'hôtellerie, du métier de cuisinier jusqu'à celui de directeur d'hôtel,

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un poste qu'il a occupé sur trois continents.

Avant de se reconvertir en "conseiller-formateur", poste dans lequel il conçoit,


anime et gère les formations. Pour ça, ce gaillard de 49 ans à la voix gutturale,
que son visage rond adoucit, a dû obtenir un master à l'université. "Personne ne
comprenait ce que j'écrivais. Mon mémoire a été lu, relu, corrigé par plusieurs
personnes", explique-t-il.

Il admet que ces difficultés lui ont porté préjudice : "Je me suis vu retirer des
dossiers, des clients, parce que dans mes mails, j'écris comme je parle."
Pourtant, comme les autres, Pascal a ses combines : "Quand je dois rédiger
une formation, je ne le fais jamais dans l'urgence, je prends le temps de faire
corriger, lance-t-il, un sourire en coin. Quand je suis au tableau, en animation,
pas question de faire une faute ! Alors je répète toute la nuit avant d'y aller. Et,
au cas où, j'ai toujours des antisèches avec moi." Jusqu'à ce jour, il y a deux
ans, où il rend un dossier en urgence. Sa direction s'aperçoit de ses difficultés
et lui suggère "gentiment" une formation.

"C'EST COMME APPRENDRE UNE NOUVELLE LANGUE"

Depuis, par séances hebdomadaires d'une heure trente, Pascal se remet à


niveau : grammaire, syntaxe... "C'est comme apprendre une nouvelle langue." Il
espère ainsi regagner une crédibilité perdue aux yeux de ses collègues. Mais il
en reste convaincu, "plus on est haut placé, plus il est simple d'être illettré : il y a
toujours quelqu'un à qui déléguer les tâches !"

Si Pascal a trouvé une solution à son problème au sein de son entreprise, c'est
loin d'être le cas pour toutes les personnes dans sa situation, tant les systèmes
d'aide sont structurés pour les employés les moins qualifiés.

Pour les cadres en situation d'illettrisme, le blocage à l'écrit provient le plus


souvent d'un rejet psychologique. Georges Marandon, chercheur, a identifié des
formes de résistance individuelle. Selon lui, en refusant la lettre – non par
incapacité –, ces personnes résistent à leur environnement familial ou scolaire.
"C'est la manifestation d'une question, d'un problème, d'une souffrance par une
attitude réfractaire. Le sujet se met en situation de refus de progresser par
rapport à des apprentissages fondamentaux, à ses yeux survalorisés ou
symboliquement surinvestis par l'environnement contre lequel il se défend." En
clair : tout se joue dans la tête.

DU FAIT DE LEUR STATUT SOCIAL, ILS SONT DIFFICILES À DÉPISTER

Lors d'un colloque sur l'approche sociologique de l'illettrisme, Hugues Lenoir,


sociologue, explique que ces cas importent l'illettrisme au sein des milieux
intellectuels : "L'intérêt sociologique de ces réfractaires, c'est que cette attitude
se manifeste souvent chez des enfants dont les parents exercent une
profession libérale ou intellectuelle et dans des milieux où l'écrit est essentiel,
diagnostique ce professeur à l'université Paris-X. Ils peuvent entraîner des cas
d'illettrisme chez des personnes qui, d'un point de vue sociologique, ne sont pas

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destinées à le connaître."

Leur statut social rend ces illettrés d'autant plus difficiles à dépister. Dans une
démarche de détection classique, on demande aux responsables de repérer
qui, dans leur équipe, est susceptible d'être touché. Mais comment cibler ces
managers eux-mêmes ? Comment les amener à se déclarer, pour entrer en
formation ? C'est l'objectif que s'est fixé Benjamin Blavier, cofondateur de
l'association interentreprises B'A'BA, qui lutte contre l'illettrisme au sein de
grands groupes.

Lui en est sûr : ces cas sont plus nombreux que les entreprises veulent bien
l'admettre, "même si à l'heure actuelle, elles n'en ont pas toutes conscience.
C'est trop improbable pour un grand groupe. Le tabou suprême". Et il n'y aurait
qu'une manière d'opérer cette prise de conscience : "Il faut que quelqu'un
devienne le symbole des cadres illettrés. Tant qu'il n'y aura pas de coming out
médiatique, les dirigeants continueront de croire que c'est une fiction."

Lire aussi : Meherzia, 53 ans, a gravi tous les échelons sans jamais
apprendre à lire et écrire (/societe/article/2013/02/16/meherzia-53-ans-a-gravi-tous-les-
echelons-sans-jamais-apprendre-a-lire-et-ecrire_1833725_3224.html)

Shahzad Abdul

John Corcoran : "Le Prof qui ne savait pas lire"


Passionné et pédagogue, l'Américain John Corcoran, ancien
professeur d'anglais dans un lycée californien, était l'idole de ses
élèves. Il ne savait pourtant ni lire ni écrire. Il a attendu la retraite pour
sortir un livre, devenu un best-seller : Le Prof qui ne savait pas lire
(The Teacher Who Couldn't Read, Kaplan, 2008, 248 p.). Il y raconte
la triche et les ruses utilisées pour en arriver là. "L'astuce, c'est de
créer un univers visuel et oral. J'étais constamment accompagné de
deux ou trois assistants qui s'occupaient d'écrire au tableau et de lire
mon courrier."
A 48 ans, ne supportant plus sa propre situation, il quitte son poste.
"En tant que professeur, ça me rendait vraiment malade de penser
que je ne savais pas lire. C'était très embarrassant pour moi, pour le
pays et pour les écoles..."
Aujourd'hui, le plus cancre de tous les professeurs a créé la Fondation
John Corcoran de lutte contre l'illettrisme. Et fait le tour des plateaux
télévisés pour promouvoir son combat.

Aucune formation spécifique n'existe

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Le problème se pose le plus souvent lors de changements de poste


ou de société. Bref, quand il faut sortir de sa routine et de ses petites
stratégies, pour faire à nouveau ses preuves. C'est alors que,
contrairement aux femmes de ménage ou aux éboueurs, les cadres
illettrés se trouvent pris au piège. Car rien n'a été prévu pour ces
travailleurs en difficulté face à la langue française. Tout le modèle de
formation, d'aide et de soutien, de l'Agence nationale aux associations
locales, des organismes formateurs aux partenaires sociaux, a été
pensé à destination des personnels les moins qualifiés.
Il existe bien des formations linguistiques. Elles sont assurées, au sein
de certaines entreprises ou à l'extérieur, par des organismes
spécialisés, sur les "compétences clés", façon de ne pas appeler un
chat un chat. On y reprend les bases de la grammaire, de
l'orthographe et de la syntaxe. Mais en réalité, "cela relève plutôt du
cours d'alphabétisation, adressé à des personnes immigrées qui n'ont
jamais appris le français auparavant", reconnaît Sylvie Diop,
responsable de la formation au sein de l'Académie Accor.
Pourtant, la problématique dépasse largement celle des populations
migrantes, puisque 74% des personnes illettrées utilisaient
exclusivement le français à la maison.
Lorsqu'on interroge l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme sur
la question des formations qui seraient destinées aux cadres, Hervé
Fernandez, son directeur, élude. "Nous n'avons pas de données
chiffrées sur la question. Nous n'avons qu'une vision par secteur
d'activité." A l'intérieur même d'une structure comme Pôle emploi,
lorsqu'un tel cas est décelé, il arrive souvent qu'il soit orienté vers un
poste non qualifié au lieu d'obtenir une formation appropriée.
Michel Raymond dirige une antenne parisienne de l'organisme de
formation Faire, partenaire de l'Agence nationale de lutte contre
l'illettrisme, qui doit dispenser des cours de maîtrise du français à tous
les publics, y compris les plus qualifiés. Mais pour lui, lorsqu'on a fait
des études, on n'a pas besoin de se former plus tard.
Alors, quand il reçoit de Pôle emploi des dossiers de formation pour
des employés qui ont un niveau bac +2 ou 3, il botte en touche. "Nous
ne pouvons malheureusement pas les accepter, explique-t-il. Ils sont
trop qualifiés, ils n'entrent pas dans le cadre de notre convention."

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L'illettrisme des cadres, un phénomène méconnu et tabou
Témoignage
Meherzia, 53 ans, a gravi tous les échelons sans jamais apprendre à lire et écrire
Article paru dans l'édition du 17.02.13


J'ai toujours pensé que le plus important dans le travail, c'est d'être bien habillée. » Meherzia, une
Française d'origine tunisienne, avait tout misé sur les apparences en postulant, à 27 ans, dans le
supermarché d'un quartier huppé de Paris, alors qu'elle ne savait ni lire ni écrire. « J'ai menti dès le
départ, en disant que j'avais un CAP vente. Heureusement, on ne me l'a jamais demandé ! », s'amuse
aujourd'hui cette femme de 53 ans.
A 11 ans, elle arrête l'école dans la banlieue de Tunis pour aider sa mère dans les tâches ménagères. A 19
ans, elle débarque en France à la demande de sa soeur, qui lui promet de l'envoyer aux cours du soir en
contrepartie de la garde de ses enfants - promesse jamais tenue. Quelques années plus tard, elle se marie
: « J'ai dit «oui» alors que je le connaissais à peine. Je n'avais qu'une seule condition : qu'il m'envoie à
l'école. » Violences conjugales, enfermement... Meherzia s'enfuit sans avoir mis les pieds en classe.
Embauchée dans un supermarché, elle ne s'attend surtout pas à devoir exercer des responsabilités.
Pourtant, rayonniste, caissière, chef de rayon : en quelques mois, elle se retrouve propulsée à un poste où
ses collègues sont titulaires d'un bac + 4. « Ce n'était pas très compliqué, j'avais repéré les boutons sur
lesquels je devais appuyer, et je reproduisais les mêmes gestes tous les jours. » Pour la gestion des
stocks, elle met le catalogue discrètement dans son sac, l'emmène chez elle, le fait lire à des amis, et
revient le lendemain en sachant quoi commander. Pendant quelques mois, Meherzia occupe même, par
intérim, le poste de directeur du supermarché. Facile : « Il n'y a qu'à signer ! » Ce qu'elle redoutait le
plus, pendant ces années ? Les deux « formations produits » mensuelles. « J'étais malade à chaque fois
avant d'y aller. Terrorisée à l'idée qu'on découvre que je ne savais pas lire ni écrire. »
Le fait qu'elle n'ait jamais eu de diplôme lui a permis, contrairement à la plupart des managers illettrés,
d'intégrer une association où elle se forme, pour la première fois, à la langue française. Depuis octobre
2012, elle assiste deux fois par semaine à des cours, à Paris. « Avec le temps, on apprend que
l'apparence ne fait pas tout. »
Sh. A.

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