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12/08/2021 Paul 

B. Preciado, la révolution du genre

BETTINA PITTALUGA POUR M LE MAGAZINE DU MONDE


Paul B. Preciado, la révolution du genre
Par Zineb Dryef

Publié le 25 juin 2021 à 03h01 - Mis à jour le 02 juillet 2021 à 11h34

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PORTRAIT | A 50 ans, celui qui défend l’antiracisme et le féminisme


radical est l’un des philosophes les plus influents du moment.

Octobre 2020. Sur la scène d’un auditorium du Centre Pompidou, habillé de


noir, la barbe discrète et le regard doux, le philosophe Paul B. Preciado annonce :
« La révolution, ça n’est pas demain. Nous sommes dans un présent
révolutionnaire. » La salle est pleine, l’événement retransmis sur Internet depuis
le musée parisien où se déroule ce séminaire. Son objet ? Raconter une nouvelle
« histoire de la sexualité », quarante-cinq ans après la parution du premier tome
de l’ouvrage-somme de Michel Foucault. Quatre jours de discussions, de
performances et de danse menés par des artistes, des actrices (Nadège
Beausson-Diagne et Adèle Haenel), des chanteuses (Mélissa Laveaux et Yseult) et
l’écrivaine Virginie Despentes.

Un « cluster antifasciste, transféministe et antiraciste », annonce Paul B.


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Preciado. Les interventions – retranscrites en écriture inclusive et traduites en


langue des signes – se sont déroulées sans heurts. Le plus souvent, dans les
débats, tous étaient d’accord. Dans la salle, des jeunes, des Noirs, des Blancs, des
personnes trans, des hétérosexuels, des homosexuels. Comme un instantané de
cette gauche intersectionnelle, à la croisée de luttes, parfois qualifiée
ironiquement de « gauche woke » – « éveillée ». Un mouvement qui hérisse
certains et dont Paul B. Preciado, 50 ans, est devenu l’une des figures
incontournables.

Samedi 26 juin, beaucoup se retrouveront à la Marche des fiertés à Paris. Il sera


présent, heureux de « se connecter à cette énergie collective ». Une manifestation
moins festive que les éditions précédentes – eu égard au contexte sanitaire –
mais plus « inclusive » que jamais, promettent les organisateurs : lesbiennes et
personnes trans sont de plus en plus nombreux et visibles ces dernières années
dans les rangs d’un cortège autrefois mené par les militants gay.

Une petite révolution dont le philosophe espagnol, considéré comme l’un des
penseurs contemporains les plus importants dans les études du genre, est l’un
des acteurs, lui l’ardent défenseur du « transféminisme », qu’il définit ainsi :
« Un projet politique non essentialiste, un féminisme radicalement élargi,
planétaire, anticolonial et écologique. »

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Paul B. Preciado, chez lui à Paris, le 19 mai. Bettina Pittaluga pour M Le magazine du Monde.

La nouvelle ère de l’inclusion


Cette vision du monde, qui ne veut exclure personne, ni les personnes non
blanches, ni les lesbiennes, ni les trans, ni les travailleuses du sexe ou les
handicapés, et dont il est le héraut, a longtemps été minoritaire, marginale
même. Elle était ignorée jusqu’au milieu des années 2000. Mais, depuis
quelques années, la question du genre est devenue centrale, autant dans
l’industrie de la beauté que dans l’audiovisuel – des productions grand public
comptent des héros et héroïnes crédibles et identifiables (Orange is the New
Black, Transparent, Mytho…) –, dans le sport, où des athlètes revendiquent le
droit de participer aux compétitions « sans discrimination fondée sur leur
identité de genre », et dans les facs, où de plus en plus d’étudiantes et d’étudiants
indiquent les pronoms par lesquels ils souhaitent être désignés (il, elle, iel).

Lire aussi

« He/she », « il/elle », « iel » : la transidentité bouscule les façons de se présenter

Le succès du documentaire Petite fille, de Sébastien Lifshitz, diffusé à l’automne


2020 sur Arte et désormais en ligne sur Netflix, a été un signe que l’époque
s’empare de ce sujet. Le film, qui décrit le combat de la famille de Sasha, petite
fille trans, contre les institutions qui la rejettent, a été accueilli avec une certaine
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, q Paul B. Preciado,
j la révolution
, du genre
fébrilité, notamment par certains psychanalystes et psychiatres qui jugent ces
transitions sexuelles précoces comme un phénomène de « mode » périlleux –
l’historienne et psychanalyste Elisabeth Roudinesco a évoqué en mars « une
épidémie de transgenres » sur le plateau de l’émission « Quotidien ».

« L’invention de soi, telle qu’il la mettait en récit, en a fait


quelqu’un d’iconique. Il rejoint une mystique pop, à la David
Bowie », disent Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, deux anciens
élèves de Preciado

Ce sont ces jeunes gens, se définissant comme « trans FtM » (transgenre female-
to-male), « non-binaire » ou « queer », qui constituent le nouveau public de
Preciado et qui se pressent à ses dédicaces. Ces dernières années, ses ventes en
librairies ont franchi un palier : Un appartement sur Uranus (Grasset, 2019), le
recueil de ses chroniques parues dans Libération, et son essai Je suis un monstre
qui vous parle (Grasset, 2020) se sont écoulés à 14 000 et 12 000 exemplaires.
Une décennie plus tôt, Testo Junkie (Grasset, 2008) s’était vendu à 7 000
exemplaires.

C’est dans ce texte, qui vient d’être réédité en format poche, qu’il raconte, à la
première personne, sa transition de genre, lui qui a été « assigné femme » à la
naissance et qui a longtemps porté le prénom Beatriz (sous lequel il a signé trois
livres) avant d’obtenir un changement d’état civil en 2015. Le succès amène des
lecteurs à ses conférences, qui viennent l’écouter avec ferveur comme, hier,
d’autres allaient applaudir Roland Barthes au Collège de France ou Jacques
Lacan à l’Ecole normale supérieure. Ils boivent ses paroles et voient en lui et ses
écrits le symbole de ce qu’ils estiment être une révolution en cours. Un parcours
de vie, de l’underground au succès, qui se confond avec les mutations de
l’époque et l’émergence des questions de genre.

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Sur les traces de l’Orlando de Virginia Woolf


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Quand on le retrouve, en mai 2021, Paul B. Preciado a les traits légèrement tirés.


Il se remet d’une grosse fatigue, une de celles qui, depuis un an, le terrassent
sans prévenir. Un Covid-19 long qui lui complique l’existence mais n’entrave pas
sa soif de projets. Entre autres, celui qui l’absorbe actuellement : la préparation
d’un documentaire.

Lorsque Arte le contacte en 2020 pour lui proposer le tournage d’un film sur lui,
Preciado songe d’abord : « Over my dead body » (« plutôt mourir ») – car il parle,
écrit et rêve dans trois langues (le français, l’anglais et l’espagnol). Puis il se dit
que cette histoire existe déjà : c’est celle d’Orlando. De ce roman de Virginia
Woolf, paru en 1928, qui décrit un personnage qui traverse les sexes et les
siècles, et qu’il a découvert à 18 ans, Preciado dit : « C’est mon histoire. »

Orlando glisse entre les époques et les genres. Lui aussi. Beatriz, puis Paul. Paul
B., précisément, pour garder un peu de son prénom d’avant. Quand cette
question lui est posée, « mais qui êtes-vous ? », le philosophe affole en
répondant « une femme, une lesbienne, un homosexuel, un homme trans… tout
cela et rien de tout cela à la fois ». Lui se sent tranquille : il n’a pas la « folie de
l’identité ».

Écouter aussi | Paul B. Preciado : « Cette crise du Covid-19 a inventé un nouveau corps »

Paul B. Preciado ne rechigne pas à participer à des événements non mixtes, ces
réunions réservées aux femmes et que certains dénigrent, jugeant qu’il s’agit là
d’une forme d’hostilité envers les hommes. En juillet 2020, il a participé au
podcast « La Poudre », qui ne reçoit que des femmes. Ce sont des espaces où il se
sent bien : « Je me sens beaucoup plus proche des femmes, des corps qui ont été
assignés femmes à la naissance, des femmes trans ou bien des corps non
binaires », y expliquait-il.

Les années barcelonaises


« Je vois ce qui le fascine chez Orlando : c’est que tout change et rien ne change.
Paul est Beatriz et Beatriz est Paul » observe Virginie Despentes qui parce qu’elle
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Paul est Beatriz et Beatriz est Paul », observe Virginie Despentes qui, parce qu elle
aime être en phase avec lui, lit Orlando et vient de se replonger dans la
biographie de Virginia Woolf. L’autrice de King Kong Théorie (Grasset, 2006) a
partagé la vie du philosophe pendant dix ans, depuis la fin des années 1990
jusqu’à sa transition de genre. « Devenir lesbienne quand je l’ai rencontré a été
une telle libération, se souvient-elle. C’est une histoire qui continue sous une autre
forme que celle du couple. Je ne sais pas ce que je suis par rapport à lui. Ça n’est
pas ex, ça n’est pas meilleure copine. Il faudrait inventer un mot. »

Le chien de Paul B. Preciado, Rilke. Bettina Pittaluga pour M Le magazine du Monde.

Au cours de ces années, ils s’apportent des choses simples et cruciales. Preciado
lui suggère d’acheter un bureau pour travailler. Elle l’invite à renoncer à son
tourbillon d’engagements pour écrire. A Barcelone, où ils s’installent, ce sont
des années de création « intenses ». Ils écrivent beaucoup, se lisent et se
traduisent mutuellement. La fiction de l’une rencontre la théorie de l’autre. « Si
King Kong Théorie a eu autant d’impact en Amérique latine et en Espagne, c’est
grâce à la traduction de Paul et à sa personnalité. Il était connu dans ces pays, des
étudiants et des communautés queer autant dans les milieux de l’art que de la
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étudiants et des communautés queer, autant dans les milieux de l art que de la
philosophie », explique la romancière. Côté français, son aura a contribué à la
reconnaissance du travail du philosophe.

Leur histoire traverse toute l’œuvre de Preciado. Paul et Virginie, comme une
nouvelle politique de l’amour. Il a raconté la rencontre, le sexe, la fusion dans
Testo Junkie et leur rupture dans plusieurs de ses chroniques parues dans
Libération. Dans celle intitulée « Un amour de bibliothèque », publiée en
septembre 2019, il suggère que l’intensité des sentiments peut être mesurée par
la transformation que l’autre a provoquée dans notre bibliothèque personnelle.
« Si ça devait être cinématographique, c’est vraiment une image de ce qui nous est
arrivé : ma bibliothèque qui rentre dans la sienne », confirme Virginie Despentes.

L’initiation théorique américaine


Avant le succès, il y eut la marge et la confidentialité. Il y a vingt et un ans,
lorsque Preciado s’installe en France, « les troubles précoces de l’identité de
genre » sont considérés comme une maladie mentale (elles ne seront retirées de
la liste officielle des affections psychiatriques qu’en 2010). Quant aux lesbiennes,
elles semblent ne pas exister. Les mots « genre » et « queer » ne sont prononcés
que dans une contre-culture underground, le jour dans des squats d’artistes et la
nuit au Pulp, boîte de nuit lesbienne mythique où se presse alors toute la
nouvelle scène électronique française et où, après les années Act Up, clubbing et
politique se confondent.

« Mes petits amis disaient : “Il y a les filles, les garçons et toi.”
Ça dit tout de mon enfance », confie Paul B. Preciado

C’est riche de ce monde qu’il débarque, à 33 ans, au département de danse de


l’université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis pour enseigner la philosophie du
corps et la théorie transféministe. Preciado marque profondément ses
étudiants.

« C’était détonnant, se souviennent Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, les


fondateurs de la plateforme artistique Le peuple qui manque, qui ont suivi ses
enseignements en 2003. Il avait cette manière d’embarquer son auditoire. Il nous
entretenait de ses ateliers drag kings où les femmes se plaquent les cheveux et
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entretenait de ses ateliers drag-kings, où les femmes se plaquent les cheveux et
mettent des moustaches postiches, les premiers organisés en France. L’invention
de soi, telle qu’il la mettait en récit, en a fait quelqu’un d’iconique. Il rejoint une
mystique pop, à la David Bowie. Ça n’était pas du dandysme : on sentait un
renouveau intellectuel. »

Avec lui, ses étudiants s’ouvrent à des autrices jamais traduites en France,
notamment Judith Butler (son livre majeur, Trouble dans le genre, ne paraît en
français, à La Découverte, qu’en 2005) et Donna Haraway (Manifeste cyborg et
autres essais, Exils, 2007).

Lire notre entretien avec Judith Butler :

« Certains pensent être plus dignes d’être pleurés que d’autres »

Preciado lui-même ignorait leur existence avant son séjour américain, au début
des années 1990. Aux Etats-Unis, il ouvre des livres qui lui « sauvent la vie » :
Monique Wittig, Michel Foucault, Susan Sontag, Teresa de Lauretis. Il passe un
doctorat à Princeton, sur un campus qui, comme beaucoup d’autres du pays,
font la part belle aux penseurs français comme Jacques Derrida et aux études de
genre. Son premier essai, Le Manifeste contra-sexuel (Balland, 2000), pose les
bases de ce qui sera le travail de sa vie : les révolutions sexuelles et de genre à
venir.

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Paul B. Preciado, chez lui, à Paris, le 19 mai. Bettina Pittaluga pour M Le magazine du Monde

Plus tard, dans Testo Junkie, il dénonce ce qu’il nomme la « société pharmaco-
pornographique ». Pour le dire plus simplement, Preciado met le corps au centre
de son analyse. Il étudie le rôle que jouent les laboratoires pharmaceutiques,
essaie de comprendre comment naissent les stéréotypes physiques.

Ce récit de son protocole d’auto-intoxication à la testostérone, l’écrivain


l’entame en 2005, peu après la mort de l’écrivain Guillaume Dustan, dont
l’œuvre autofictionnelle, crue et âpre, a profondément marqué la fin des années

1990, autant que la guerre qui l’a opposée à Act Up concernant l’utilisation du
préservatif – l’éditeur et militant gay défendait le sexe sans capote. Preciado
l’écrit comme une lettre à son ami perdu qui ne la lira jamais. Avec, en exergue,
cette phrase tirée d’un livre de ce dernier, Dans ma chambre (P.O.L, 1996) : « Je vis
dans un monde où plein de choses que je pensais impossibles sont possibles. »

A Burgos, une enfance particulière


Paul B. Preciado vit dans un monde qu’il ne pouvait pas imaginer lorsqu’il était
enfant. Il est né en 1970, cinq avant la mort de Franco, à Burgos, une ville
catholique à l’architecture gothique d’un autre temps, où les chuchotements
quand un opposant était arrêté et le silence le glacent encore : « Ça me casse le
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quand un opposant était arrêté et le silence le glacent encore : « Ça me casse le
cœur. »

Paul Preciado était un gamin différent. « Mes petits amis disaient : “Il y a les filles,
les garçons et toi.” Ça dit tout de mon enfance. » Nourri de récits catholiques, il se
sentait proche des anges. Ces créatures sans sexe lui plaisaient. Mais, après sa
première communion, il perd la foi et comprend qu’il quittera Burgos. « Je suis
né dans une rhétorique identitaire forte et violente : les pauvres/les riches, les
hommes/les femmes. Enfin, les gitans et les homosexuels, dont on ne devait pas
parler. Vous êtes marqué par votre identité. » La sienne est un mystère pour les
autres.

Quand il annonce aimer les filles, il comprend qu’il doit se taire. Son père,
garagiste, et sa mère, couturière, ne comprennent pas. Sa grand-mère adorée
non plus, qui lui dit : « Ça n’est pas bien, Beatriz. » Les voisins, les professeurs et
les médecins ne le comprennent pas plus. De son enfance, il garde aussi la
douleur de s’être cru laid à cause d’une malformation congénitale des
mâchoires et des nombreuses d’opérations subies pour les réparer. « J’étais
considéré comme monstrueux. »

Lire aussi

Un jour, leur enfant a annoncé sa transidentité. Pour les familles, il a fallu tout changer

Mais il y a aussi des interstices de joie. A la maison, on écoute du flamenco, dont


il est resté fou. Son père, passionné de corrida, le conduisait dans les arènes.
« L’église et les taureaux, c’était théâtral », note-t-il. Gamin surdoué, il atterrit
dans une école spéciale, pour les enfants comme lui. « J’ai trouvé la vitalité et le
bonheur dans l’étude. » Il lit Nietzsche très jeune et c’est une déflagration : « J’ai
ressenti ce qu’un ado ressent avec de la musique ou de la poésie. J’ai vibré comme
ça avec la théorie. »

Une pensée galvanisée par la Manif pour tous


Son goût pour les néologismes et les concepts obscurs – « nécropolitique »,
« somathèque » – l’a longtemps cantonné à ses initiés. Mais Preciado a appris à
se rendre plus accessible. Ses chroniques dans Libération y sont pour beaucoup.
« Ça m’a forcé à écrire autrement » dit-il Dans le quotidien il écrira sur un
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« Ça m a forcé à écrire autrement », dit il. Dans le quotidien, il écrira sur un
événement qui laissera une empreinte marquante sur le mouvement LGBT + :
l’apparition en 2012 de La Manif pour tous, qui, opposée à la loi ouvrant le
mariage aux personnes de même sexe, hurle son homophobie dans les rues des
grandes villes françaises.

Dans la cuisine de l’appartement de Paul B. Preciado, un portrait du philosophe Michel Foucault.


Bettina Pittaluga pour M Le magazine du Monde.

Face à cette violence, Paul B. Preciado s’émeut : « Je n’étais plus le philosophe qui
était en train de faire des expérimentations avec de la testostérone, se souvient-il.
C’est l’enfant qui avait grandi dans une culture fasciste qui a commencé à écrire en
moi. »

C’est cette voix qui lui dicte ses textes, parmi lesquels une chronique de 2014 qui
commençait par ces mots : « L’homosexualité est un sniper silencieux qui colle
une balle dans le cœur des enfants des cours de récréation. » Un texte écrit pour
les enfants qui « ont la poitrine qui brûle » au sein de familles qui les rejettent
pour ce qu’ils sont. Cet intérêt pour eux se manifeste par le temps qu’il continue
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à consacrer aux associations de parents d’enfants non binaires et transgenres,


« confrontés à des institutions très normatives ». Face à ces gamins, il retrouve
quelque chose de celui qu’il n’a pas pu être : « Ils parlent ma langue depuis leur
naissance. »

Cette chronique, nombreux sont celles et ceux qui lui en parlent encore. Car La
Manif pour tous a, par un effet boomerang, redynamisé les communautés LGBT
+. Un nouveau militantisme est né. La question de la PMA a été au cœur des
débats. Et la situation des lesbiennes – longtemps invisibles dans le
mouvement, l’épidémie du sida ayant attiré les regards vers les homosexuels
hommes – a été révélée au grand jour. C’est cette nouvelle jeunesse du
mouvement LGBT + et cette féminisation des slogans qui participe à
l’émergence des questions de genre dans le débat public.

Un engagement artistique
Ces questions, Preciado ne les porte pas uniquement dans ses textes. Une part
importante de son activité se déroule dans les centres d’art où il est
commissaire d’exposition. Il a travaillé pour le Musée d’art contemporain de
Barcelone (Macba), pour le Musée Reina Sofia, à Madrid, et pour la Documenta
de Cassel, l’une des plus importantes manifestations d’art contemporain, qui se
tient tous les cinq ans en Allemagne. Travailler au sein des institutions, et non
en dehors, lui tient à cœur. « Après tout, le musée public est à la culture ce que
l’hôpital est à la santé », dit-il.

Son amie l’historienne de l’art Elisabeth Lebovici, qui fut journaliste à Libération
et militante chez Act Up-Paris, se souvient avoir été marquée par un séminaire à
Barcelone : « Il y avait une bande de gamins queer et trans dans le hall du Macba
qui buvaient des bières. Voir dans ce musée ce lien entre deux parties de ma vie
jusque-là séparées, d’un côté, le musée et, de l’autre, les bars et la boîte de nuit, m’a
bouleversée. Paul parvient à rendre le musée familier à tout le monde. » Preciado
veut s’inscrire dans l’histoire de l’art. A la photographe de M qui l’a shooté pour
cet article, il a demandé de recréer une photographie d’André Malraux, publiée à
l’occasion d’un essai fondateur de la discipline, Le Musée imaginaire.
L’intellectuel y apparaissait avec, au sol de son bureau, des dizaines de
reproductions d’œuvres.

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Paul B. Preciado, dans un hommage à André Malraux travaillant sur la création de son Musée imaginaire
photographié par Maurice Jarnoux. Bettina Pittaluga pour M Le magazine du Monde.

Malraux avait les livres et les musées. Preciado a aussi les plates-formes de son
époque. Récemment, il a participé à la mini-série Ouverture Of Something That
Never Ended, coréalisée par Gus Van Sant et Alessandro Michele, directeur
artistique de Gucci, et diffusée en ligne, dans laquelle il donne la réplique à
Silvia Calderoni, actrice et activiste intersexe italienne. Cette collaboration a fait
grincer certains de ses fans. Preciado vendu au monde du luxe ? S’il dit
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comprendre les critiques, il regrette cette vision naïve : « Le monde de l’art
contemporain est irrigué par l’argent de la mode. Il n’y a pas une exposition dans
un musée public parisien qui n’ait été montée par un géant du luxe », assure-t-il.

Il cite d’autres exemples, comme la Documenta de Cassel, financée par des


compagnies aériennes, où il avait convié des artistes indigènes venus
d’Amérique du Sud : « L’artiste ne vit pas en dehors du système capitaliste. C’est à
travers le dialogue critique que la transformation va arriver. Je ne dis pas que c’est
la seule méthode, puisque je crois aussi en la critique alternative et radicale. »

Suspendue par la pandémie, sa collaboration avec le Palais de Tokyo va


s’intensifier. Il a écrit un texte, « Après la beauté », pour accompagner
l’exposition de la sensation du moment, l’Allemande Anne Imhof. Pour 2023, il
est question de l’adaptation de Ce que le sida m’a fait (JRP-Ringier, 2017),
d’Elisabeth Lebovici, et, pour 2024, d’une grande exposition… « Il est très
sollicité, notamment par des artistes qui sont dans un engagement quasi
politique », souligne Emma Lavigne, la présidente du musée parisien.

Polémique psychanalytique
Des artistes l’admirent, les militants queer le lisent, le citent, commentent ses
écrits, mais lui n’apparaît jamais à la télévision dans des panels où il serait
diamétralement opposé à d’autres, ne participe que peu aux joutes médiatiques
en vogue. Toutefois, il ne rechigne pas à s’aventurer hors de sa zone de confort.
L’un de ses faits d’armes les plus marquants a eu lieu le 17 novembre 2019,
devant 3 500 psychanalystes, réunis à Paris par l’Ecole de la cause freudienne
(ECF). Sur scène, il accuse la psychanalyse d’être la gardienne d’un ordre
patriarcal, hétérosexuel et colonial, en mettant en avant sa propre expérience
du divan : « C’est à partir de la position de malade mental où vous me renvoyez
que je m’adresse à vous. »

Lire aussi

« La psychanalyse est son propre meilleur ennemi »

Publiée sous le titre Je suis un monstre qui vous parle, cette intervention a
provoqué un petit séisme. « Il a plutôt l’habitude de parler à un public qui a envie
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q p p Paul B. Preciado, la révolution dup genre p q
de l’entendre, mais, dans cette salle, j’ai vraiment senti de l’hostilité », se souvient
son amie l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster, qui l’accompagnait ce jour-là.
Une spectatrice a même hurlé : « C’est Hitler ! » Jacques-Alain Miller, fondateur
de l’ECF, soupire en évoquant cette fameuse intervention : « J’ai été l’élève de
Foucault, j’ai connu Deleuze. Ils étaient proches de Lacan avant de lancer leur
opération antipsychanalyse. Finalement, Preciado est pris dans les glaces du
début des années 1970. La nouveauté, c’est qu’il est trans. »

Les débats sont nombreux, l’époque est ponctuée de heurts. L’affirmation trans
est remise en cause par une partie des féministes, dont une mouvance, désignée
par l’acronyme Terfs (trans-exclusionary radical feminism, ou féminisme
excluant les femmes trans), estime que le militantisme trans cause un tort
important à la lutte pour les droits des « vraies femmes nées femmes ». Lui
continue de rêver à une société post-identitaire, où aucune définition, de genre
ou de sexualité, n’aurait d’importance. « Cela va peut-être prendre un siècle, mais
je suis persuadé que cela va arriver. »

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féminin ni masculin

Zineb Dryef

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