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Se
construire dans un monde scolaire inéquitable"
Verhoeven, Marie
ABSTRACT
L’auteur étudie la scolarité de jeunes issus de l’immigration sous l’angle de la justice sociale et de la
reconnaissance à travers une enquête par entretiens auprès d’adolescents scolarisés en Communauté
française de Belgique. L’approche intégrée de diverses dimensions –distribution, reconnaissance,
pouvoir– permet de saisir leur imbrication au sein d’environnements scolaires concrets où les jeunes
se construisent comme sujet moral et développent une capacité d’action. Deux sources majeures
d’inégalités apparaissent : la ségrégation socio-spatiale qui marque le choix de l’établissement et inscrit
ces élèves dans des environnements dévalorisés pour la compétition scolaire ; le stigmate socio-
ethnique dont ils font l’expérience dans leurs relations avec les enseignants ou les pairs. Trois idéaux-
types revendiquant la parité de participation sont dégagés –“carrière scolaire ouverte”, “carrière scolaire
confinée”, “carrière instable”– qui engendrent parcours et identités contrastés. Face au travail et aux
stratégies des individus, les environnements scolaires instituent et perpétuent les inégalités sociales.
Les victimes d’inégalités tentent de s’accommoder des effets négatifs de la stigmatisation. Quand elles
accèdent à un environnement scolaire de qualité, elles ont besoin de ressources familiales et amicales qui
les soutiennent dans la mise à distance coûteuse du stigmate de leur origine et/ou appartenance ethno-
culturelle.
Verhoeven, Marie. Carrières morales et épreuves scolaires. Se construire dans un monde scolaire
inéquitable. In: Education et Societes, Vol. 27, no. 1, p. 101-115 (2011) http://hdl.handle.net/2078.1/163644
-- DOI : 10.3917/es.027.0101
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CONSTRUIRE DANS UN MONDE SCOLAIRE INÉQUITABLE
Marie Verhoeven
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Carrières morales et épreuves scolaires.
Se construire dans un monde scolaire inéquitable
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Marie VERHOEVEN
Groupe de recherche interdisciplinaire sur la socialisation,
l’éducation et la formation (GIRSEF)
Université Catholique de Louvain
Place Montesquieu 1/14
1348 Louvain-la-Neuve, Belgique
Marie.Verhoeven@uclouvain.be
DOI: 10.3917/es.027.0101
Pages 101 à 115 n° 27/2011/1 Éducation et Sociétés 101
Redistribution, reconnaissance… justice ?
Marie Verhoeven
le suggèrent Lynch & Baker (2005) ou Fraser (2004, 2005), penser la justice sco-
laire requiert d’intégrer des questions relatives aux inégalités distributives (margi-
nalisation économique et exclusion), à la reconnaissance (modèles symboliques
de domination et de mépris) et au pouvoir (capacité d’action dans le monde
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social). Ces inégalités distributives et symboliques s’avèrent d’autant plus “dura-
bles” ou persistantes qu’elles s’incarnent dans des environnements institutionnels
concrets à travers des processus de catégorisation sociale (Tilly 1999, 6).
L’article dresse ensuite une typologie des modes de construction identitaire
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mis en œuvre par ces jeunes. Le matériau empirique, tiré d’entretiens compré-
hensifs avec des adolescents scolarisés dans différentes écoles secondaires de la
Communauté française de Belgique, met au jour plusieurs types de dénoncia-
tions. Celles-ci renvoient soit à des questions de nature distributive (accès équi-
table aux ressources), soit à des enjeux de reconnaissance symbolique (étiquetage
ethnique, mésestime sociale…), soit à ces deux sources d’inégalité conjointes. Au
fil d’épreuves scolaires contrastées, ces dénonciations révèlent des constructions
identitaires distinctes et laissent entrevoir différents types de revendication de
participation paritaire à la vie sociale (Fraser 2004, 157).
de l’égalité libérale des chances est insatisfaisant, car il omet l’inégale capacité
d’individus différents à s’approprier ces ressources et à les convertir en liberté
réelle, c’est-à-dire à réaliser les “options de vie qu’ils peuvent réellement mener
et auxquelles ils ont des raisons d’accorder de la valeur” (Sen 1993, 216-218).
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Ce projet de renforcement des capacités d’action passe aussi par une interven-
tion sur les environnements où le sujet évolue.
L’analyse critique de la scolarité des jeunes issus de l’immigration en termes
de justice sociale doit articuler les enjeux de distribution des ressources, de recon-
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d’exclusion telles qu’il ne peut pas participer à la vie sociale ; et par des condi-
tions “intersubjectives”, renvoyant à des “modèles institutionnalisés de valeurs
culturelles qui constituent certaines personnes en êtres ne méritant pas d’estime
sociale”, en dépréciant leurs caractéristiques (supposées) et en les décrétant indi-
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gnes de participer à la vie commune. “Dans la mesure où ces modèles de mépris
sont institutionnalisés, ils entravent la participation tout aussi sûrement que les
inégalités de type distributif” (Fraser 2004, 158).
L’expérience scolaire des jeunes issus de l’immigration postcoloniale est
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marquée par différentes sources de l’injustice sociale : l’accès inégalitaire aux res-
sources et aux opportunités scolaires se conjugue à des formes de déni de recon-
naissance. Si ces dynamiques doivent être distinguées par l’analyse, elles sont
pragmatiquement enchevêtrées car incarnées dans des systèmes institutionnalisés
de valeurs et des fonctionnements organisationnels. C’est à travers eux que l’accès
inégal aux ressources et les processus de dépréciation symbolique s’alimentent
mutuellement et entravent l’aspiration de ces jeunes à une parité de participation.
de l’accès aux ressources du champ. Enfin, Tilly insiste sur le rôle des croyances
dans leur perpétuation : l’expérience concrète de l’inégalité, inscrite dans des
dispositifs, participe de la construction de leur évidence. Le racisme ou les certi-
tudes discriminatoires se forgent dans l’expérience quotidienne d’une catégorisa-
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tion ethnique qui recoupe des classements opérés par les organisations.
Ces considérations sont utiles à la réflexion sur la construction des inégali-
tés scolaires. Elles permettent un regard nouveau sur la question polémique de
l’existence d’un effet spécifique de l’origine ethnique (distinct des facteurs socio-
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économiques) sur les performances scolaires des élèves. Si les données quantita-
tives disponibles (OCDE 2003) montrent que les élèves –de première ou de
deuxième génération– issus de ces catégories ont des performances plus faibles
que les natifs, les modèles explicatifs pour en rendre compte divergent. Jacobs,
Rea & Hanquinet (2007) analysent ainsi la manière dont s’entrecroisent effets
de genre, langue parlée à la maison et origine socio-économique pour expliquer
ces différences. S’ils soulignent le poids prépondérant des facteurs socio-écono-
miques ou encore le rôle de la langue parlée à la maison, ils montrent aussi que
des inégalités entre natifs et allochtones persistent, même après avoir neutralisé
ces deux variables. À partir des mêmes données, traitées différemment, d’autres
chercheurs concluent au caractère négligeable des facteurs ethniques, culturels
ou liés à la nationalité (Hirtt 2004). Le débat risque de verser dans une techni-
cité stérile et débouche sur une impuissance interprétative. Il est plus intéressant
d’appréhender ces facteurs d’inégalité de manière intégrée, à travers leur inscrip-
tion sociale et institutionnelle. C’est ce qu’incitent à penser les données tirées
d’une étude récente sur les trajectoires scolaires de jeunes de nationalité et d’ori-
gine étrangère en Communauté française (Verhoeven, Rea, Martiniello et al.
2007). D’abord, la ségrégation résidentielle est à la fois socioéconomique et
ethnique : les élèves d’origine et de nationalité étrangère sont concentrés dans les
quartiers aux indices socio-économiques les plus faibles (Verhoeen, Rea et al.
2007, 257). La ségrégation scolaire est affectée par des processus analogues, non
seulement parce qu’elle reflète partiellement la ségrégation résidentielle (Verhoe-
ven, Rea et al. 2007, 92-93), mais surtout en raison des phénomènes regroupés
sous le nom de discrimination institutionnelle (Bataille 1999). Il est utilisé lors-
que –même indépendamment de la volonté des acteurs– des dispositifs sociaux ou
environnementaux ou encore des règles ou des routines inhérentes au fonction-
nement des organisations conduisent au traitement différencié systématique de
certaines catégories d’élèves. La ségrégation ethnique constitue une forme de
discrimination institutionnelle multidimensionnelle complexe. Par exemple,
dans une ville wallonne, près de 90% des élèves de nationalité ou d’origine étran-
gère sont scolarisés dans une poignée d’établissements secondaires du centre-ville
paupérisé, n’offrant pour la plupart que des filières techniques et professionnelles ;
une telle ségrégation constitue une forme de discrimination institutionnelle à la
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et symbolique (les décisions des agents scolaires étant marquées par des représenta-
tions relatives aux chances de réussite scolaire des enfants issus de l’immigration).
Le choix de filières moins prestigieuses se fait plus souvent et plus précocement
pour les jeunes des groupes issus de l’immigration, la notion de stigmate ethnique
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pouvant être mobilisée ici. On observe également que les processus de constitution
des classes sont traversés par des biais tenant à la fois aux habitus, au genre et à
l’appartenance ethnique des élèves. Ces résultats sont congruents avec une série de
travaux menés notamment en France (Payet 1995, Lorcerie 2003, Felouzis 2003),
en Grande-Bretagne (Gillborn 1987) ou même aux États-Unis (Ogbu 1992).
Cette institutionnalisation imbriquée des inégalités s’imprime aussi dans des
croyances. L’enquête révèle que les acteurs du monde scolaire décrivent l’iniquité
du système en mêlant discursivement les dimensions ethniques, socio-économi-
ques et scolaires. Très souvent, pour les élèves, les bonnes écoles sont évoquées
comme des écoles de “blancs” ou de “bourges”, alors que les mauvaises écoles sont
caractérisées indifféremment par le “bas niveau”, la forte proportion d’élèves d’ori-
gine étrangère ou la composition sociale et les conditions matérielles de l’école et
du quartier. Ces catégorisations ordinaires, dont on trouve d’autres modalités chez
les enseignants et chez les parents, sont constitutives des univers symboliques qui
organisent l’inégalité.
Les processus inégalitaires auxquels sont confrontés les jeunes issus de
l’immigration relèvent donc d’enjeux d’accès aux ressources scolaires (offre sco-
laire ethniquement fléchée, éventail d’options rétréci…) et de hiérarchisation
symbolique. Ils s’inscrivent durablement dans des environnements locaux, à tra-
vers la discrimination institutionnelle et la différenciation objective et symboli-
que entre établissements.
Une autre source de l’inégalité peu évoquée est le pouvoir, entendu comme
capacité d’action. La notion de “parité de participation” de Fraser est un apport
pour penser cette question car elle renvoie à un impératif fondateur des sociétés
démocratiques modernes –la participation égalitaire de tous les citoyens à la vie
publique–, tout en intégrant une réflexion sur les moyens nécessaires à la cons-
truction des capacités du sujet à agir. Si le pouvoir se définit comme une capa-
cité d’action transversale aux ressources matérielles et symboliques, comment
cette capacité se construit-elle ? La réponse de Fraser reste ici assez abstraite. On
peut lui adresser la même critique que celle de Zimmerman (2008) à Sen sur la
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construction des capacités d’action de manière pragmatique, dans des environ-
nements concrets, façonnés par des institutions. Le projet sociologique est de
rendre compte de la construction (ou non), au fil des situations, des sujets capa-
bles et reconnus comme dignes de participer à la vie publique. Une perspective
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diachronique (biographique, par exemple) est donc souhaitable si l’on veut repé-
rer les points nodaux de rencontre entre des sujets et des configurations institu-
tionnelles successives.
C ’est selon les environnements scolaires fréquentés que les élèves se cons-
truisent comme sujet moral et développent leur capacité d’action. Saisir ce
processus requiert de combiner une approche en termes de carrière, attentive
aux configurations scolaires rencontrées et à la manière dont différentes formes
d’inégalité s’y imbriquent, et une approche en termes de construction de soi. La
notion d’épreuve (Martuccelli 2006, 10-12), renvoyant aux défis structurels ou
institutionnels rencontrés par les sujets au cours d’itinéraires singuliers, permet
d’aborder cette articulation.
Nous examinons maintenant la manière dont différentes formes d’entra-
ves (distributives, symboliques ou intégrées) à la parité de participation jalon-
nent les épreuves scolaires d’élèves issus de l’immigration. Constituent-elles le
point de départ de revendications en justice sur lesquelles ils s’appuient pour
devenir sujet moral ? Correspondent-elles à des modalités de construction iden-
titaire particulières ? Enfin, comment une réelle capacité d’action –ou, au con-
traire, un sentiment d’impuissance– s’y forgent-ils ?
le(s) stigmate(s) dont ils font l’objet et à l’(les) interpréter. Mais le matériau
recueilli révèle que les modalités et les effets de cette découverte diffèrent en
fonction des configurations scolaires rencontrées, marquées chacune par l’imbri-
cation instituée de différentes formes d’inégalités. Au gré d’itinéraires marqués
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par la réussite ou la relégation, l’enclavement ou la mobilité, les élèves sont con-
frontés à des “épreuves types” (Martuccelli 2006, 37) contrastées dont trois, au-
delà de la singularité des configurations, peuvent être distinguées. Sur l’axe dis-
tributif, l’épreuve se définit par la rareté de ressources et est perceptible à travers
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la conscience des inégalités inscrites dans l’environnement local, celle des obs-
tacles sur le chemin des bonnes écoles ou la lucidité sur la faiblesse des acquis
scolaires pour leur formation et leur insertion futures. Sur l’axe symbolique,
l’épreuve se décline en déni de reconnaissance et entrave la construction de
l’estime de soi ; elle s’exprime par le sentiment que l’école méprise leur culture,
leurs convictions religieuses ou leur assigne des caractéristiques dans lesquelles
ils ne se reconnaissent pas ; elle se manifeste aussi par le sentiment d’appartenir
à des environnements scolaires déclassés, où la disqualification sociale, souvent
exprimée à partir d’un répertoire ethnique, envahit toutes les dimensions de
l’expérience scolaire (Payet 2005). Sur l’axe du pouvoir, l’épreuve touche à la
construction d’une capacité d’action (vs d’un sentiment d’impuissance) et au
processus de délimitation sociale d’un espace des possibles plus ou moins large ou
borné, perçu comme à la fois accessible et désirable.
Confrontés à ces différentes épreuves, les jeunes revendiquent diverses for-
mes de parité de participation, insistant davantage sur l’axe des ressources, sur
l’axe de la reconnaissance ou sur celui des capacités d’action, ou sur différentes
combinaisons de ces dimensions. Nous pensons qu’il est possible de comprendre
les différentes “postures identitaires” (Verhoeven 2005, 2006) adoptées par les
jeunes comme étroitement (mais pas exclusivement) liées à ces revendications
morales. Qu’il s’agisse de stratégies identitaires axées sur la reconnaissance de
l’identité culturelle, sur la mise à distance du stigmate ethnique, sur la décons-
truction de la culture dominante ou encore sur la reconstruction réflexive de soi
à partir de registres pluriels, l’enjeu n’est-il pas, pour chaque jeune, de se poser
comme digne de participer en tant que pair à la vie sociale, quelles que soient
son identité, ses ressources scolaires ou sa conception de la “vie bonne” ?
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favorable, ont une carrière scolaire à la fois performante et non confinée par la
ségrégation. Confrontés précocement à la société plus large que leur groupe
d’appartenance, ils ont pris conscience de son caractère minoritaire et stigma-
tisé, construit comme moins digne que d’autres de participer à la vie publique. Ils
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peuvent être rattachés au premier type de groupe stigmatisé selon Goffman, ceux
qui, “porteurs d’un stigmate inné, ont toujours été socialisés dans la connais-
sance de leur désavantage et ont appris et incorporé simultanément les standards
par rapport auxquels ils sont définis comme ‘déficients’” (Goffman 1975, 32).
Ces élèves mettent à distance le stigmate à travers des postures identitaires assi-
milationnistes et rejettent l’ethnicité comme catégorie organisatrice du monde
social. Face aux épreuves scolaires et sensibilisés très tôt (notamment par des
parents avertis) à l’inégalité entre établissements, ils se mobilisent pour répondre
aux attentes des orientations les plus valorisées : il leur faut “travailler” et être
“meilleurs que les autres” pour déjouer le déclassement scolaire dont ils pressentent
que les membres de leur groupe sont victimes. Refusant de se laisser confiner
dans des espaces scolaires ghettoïsés, ces élèves insistent sur les conditions objec-
tives de l’accès à la participation –ressources scolaires de qualité, accès ouvert
aux opportunités scolaires et professionnelles futures non limité par leur quartier
ou leur groupe d’origine. Sur le plan identitaire, ils évitent le labelling ethnique
par la mise à distance des attributs culturels stigmatisés, par des tactiques de cloi-
sonnement des facettes identitaires ou de reconstruction réflexive de soi à partir
de différents référentiels, constituent des stratégies fréquentes dans ces situa-
tions. En termes de pouvoir, ces élèves font souvent montre d’une compréhen-
sion fine et globale du système social et scolaire et des hiérarchies semblent
dotées des ressources objectives et subjectives pour y déployer leur capacité
d’action (par exemple, une mobilité spatiale et/ou scolaire ascendante sciem-
ment réfléchie).
Le récit de Malaïka, Congolaise de 18 ans, ayant réalisé toute sa scolarité
dans une école parmi les plus réputées de la région bruxelloise, illustre cette
figure. Arrivée à l’âge de deux ans, seule avec sa maman et son frère, alors que
son père reste au Congo, Malaïka réside dans un quartier marqué par une cer-
taine mixité sociale et culturelle. Elle parcourt chaque jour une distance non
négligeable pour atteindre son école, qu’elle présente comme un lieu détermi-
nant de la construction de soi, comme une seconde famille : “Je suis dans cette
école depuis ma première primaire et donc j’ai acquis certaines habitudes et donc la plu-
part des gens que je connais c’est via l’école, quoi. (…) c’est devenu ma famille, avec le
temps…”. Elle n’y va pas seulement pour étudier, ses amies de l’école étant aussi
ses amies “dans la vie”. Elle noue avec ses professeurs des relations de proximité
affective : “je m’entends super bien avec mes profs, j’ai aucun truc négatif à leur dire, je
les aime vraiment beaucoup, ils sont super-sympas”. D’entrée de jeu, l’école est le
point de départ qui façonne le cercle restreint de sa sociabilité. Pourtant, à tra-
vers l’expérience précoce d’une école primaire plutôt élitiste qu’elle décrit
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comme “à prédominance blanche”, elle fait rapidement l’expérience de sa diffé-
rence. Sa carrière scolaire débute par une sorte de “honte” de son origine congo-
laise. Elle se construit d’abord dans la négation de cette différence : “Depuis ma
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première primaire, j’étais dans cette école, j’étais vraiment, j’étais tout le temps seulement
avec des Européens, avec des Blancs, comme on dit, et vraiment je faisais même pas la
différence (…). Je me rappelle, ma tante, avant de partir à l’école, elle me parlait en swa-
hili, mais dès qu’on arrivait trop près de l’école je disais ‘laisse-moi’, je partais, je fuyais, je
niais ; je n’aimais pas du tout l’idée qu’on m’assimile”. Elle refusait même de parler le
swahili, langue qu’elle met franchement à distance de son identité : “j’aimais pas
parler en swahili, j’avais l’impression d’essayer de faire ce que je ne suis pas”. L’entrée en
secondaire marque une rupture par rapport à cette attitude et une réappropria-
tion du stigmate ethnique : “je me suis rendue compte que je n’étais pas…, bon, que
j’étais noire, voilà”. Elle se rapproche alors de certains amis d’origine africaine de
sa classe et noue avec eux des liens durables. Pourtant, son récit est jalonné de
procédés discursifs à travers lesquels elle présente ces relations non comme la
conséquence naturelle d’une identité ethnique ou raciale essentialiste mais
comme le produit du “hasard” (“c’est comme ça que ça s’est fait, c’est un hasard” ; “ce
n’était pas fait exprès”) ou des affinités électives (“Ce n’est pas parce qu’on est noires
qu’on s’entend bien mais parce qu’on a beaucoup de points communs”). Alors que tout
l’entretien révèle combien sa sociabilité est marquée par des relations avec des
membres du même groupe stigmatisé, elle rechigne à les nommer en mobilisant
des frontières symboliques de type ethnique (Poutignat & Streiff-Fenart 2008,
166-173). Pourtant, dans son travail identitaire interne, elle se lance dans une
quête de ses “racines” et retrouve une fierté à parler le swahili, qu’elle perfec-
tionne et pratique dès qu’elle peut. Sans mettre en danger sa position scolaire
(bien trop importante à conserver, car c’est grâce à elle qu’elle entend atteindre
ses aspirations à la mobilité en devenant avocate), elle parvient à nouer des rela-
tions de reconnaissance rapprochée avec un petit cercle d’amis du même groupe
ethnique. Ceci lui permet sans doute de déjouer les accusations de “traître à sa
race”, fréquentes au sein des groupes ethniques stigmatisés, dont font l’objet les
jeunes “noirs” en mobilité scolaire et sociale tout en échappant aux étiquettes
péjoratives de “bourge” ou d’“intello” qui désignent les très bons élèves de son
école et auxquelles elle ne veut pas être “assimilée”.
Malaïka met tout en œuvre pour se préserver un accès aux conditions
objectives de l’accès à la participation (ici l’obtention d’un bon diplôme dans
une école élitiste, sésame vers des études prestigieuses). Intuitivement cons-
ciente du poids des stigmatisations ethniques, elle les met à distance, d’abord à
travers une forme radicale de refus, puis plus subtilement ensuite. Renouant avec
une fierté de l’origine, elle se construit comme sujet dans un refus de toutes les
identités figées.
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Carrière scolaire confinée, conscience diffuse du stigmate et limitation
de la capacité de choix
Certains jeunes ont effectué toute leur scolarité dans un monde marqué par
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conformité lisse : bon élève mais sans plus ; il s’habille “mode” et adopte les codes
comportementaux d’un garçon bien élevé. Ses vêtements chics sont aussi une
manière de contrer les identités assignées, tant par son environnement scolaire
que par son milieu ethnique.
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Quant à Nappa, jeune fille turque scolarisée dans des établissements à fai-
ble capital scolaire et symbolique d’une grande ville wallonne, l’ancrage dans sa
communauté a présidé à ses choix scolaires dans son quartier. Durant sa scolarité
primaire dans une école multiculturelle, elle nourrit des relations d’amitié avec
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plein quartier turc. Charlyne précise qu’elle était caractérisée par des conflits
assez durs (insultes, bagarres…) entre “cliques” d’élèves regroupées par nationa-
lité. Si Charlyne déplore ce climat ethnicisé, c’est à la fois pour le manque
d’ouverture qu’il dénote et son caractère peu propice à l’apprentissage –à com-
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mencer par l’acquisition du français. “En plus, les gens, ils communiquaient pas en
français, ils communiquaient dans leurs langues ! Toi, tu étais là mais tu comprenais rien”.
Sa dénonciation de cette école articule étroitement des enjeux de type distributif
(mauvais niveau, médiocrité des professeurs), des enjeux de reconnaissance (cli-
vages ethniques dans lesquels elle ne se reconnaissait pas) et l’imbrication des
deux registres. Ainsi, c’est parce que certains professeurs étaient “arabes” et par-
laient parfois en arabe qu’elle avait du mal à les comprendre. Le niveau était
d’autant plus faible que certains professeurs n’osaient pas aborder toute la
matière, par peur d’être “intimidés” par les élèves (“les profs n’osaient pas aller à fond
dans les débats, ils avaient peur des élèves”).
Sa nouvelle école, en position scolaire favorable et plus mixte socialement,
offre un éventail d’options et une réelle ouverture à la multiculturalité. Il n’y a
ni “groupes”, ni tensions, mais un dialogue entre des individus qui ne se définis-
sent pas a priori à partir de l’axe ethnique. (“Tu saurais jamais de quelle nationalité
est l’élève, pour savoir tu dois vraiment le demander à la personne !”). Cette non-
saillance de l’ethnicité est pour elle indispensable. Elle concilie deux objectifs :
en termes redistributifs, accéder à des ressources scolaires plus légitimes pour
poursuivre son projet d’études supérieures (le droit) ; en termes identitaires, se
construire ailleurs que dans un clivage ethnique dans lequel elle ne se reconnaît
pas, valorisant l’échange avec des élèves de toutes origines. La demande de
reconnaissance qu’elle formule ne concerne pas celle de l’origine, mais une cons-
truction de soi effectuée réflexivement à partir de la pluralité. À travers son
choix de mobilité scolaire, Charlyne a élargi ses capacités d’action, en consoli-
dant ses ressources scolaires et en se construisant comme sujet réflexif.
D’autres élèves se caractérisent plutôt par des formes de mobilité descen-
dante. Les épreuves scolaires comme le travail identitaire à opérer sont alors dif-
férents. Ce parcours implique souvent un travail de deuil des aspirations. Naomi,
par exemple, a échoué dans une “très bonne école” et a été réorientée vers une
école technique. Si elle dit continuer à vouloir être avocate, elle sait bien que
“ce sera très dur”. Certains retrouvent alors une capsule protectrice à travers des
environnements scolaires interprétés comme moins performants mais plus rassu-
rants. C’est le cas de Gertrude, fille de rescapés du génocide au Rwanda, arrivée
en Belgique à l’âge de six ans. D’abord scolarisée dans une bonne école catholi-
que d’une petite ville, confrontée à des échecs scolaires, elle quitte l’école (dont
elle dénonce alors l’élitisme) pour un nouvel établissement moins prestigieux
mais plus multiculturel, où elle salue la présence de nombreux élèves “africains”.
Elle renoue des liens de solidarité forte avec ses pairs africains, arguant d’une
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“compréhension” plus facile et d’une solidarité plus naturelle.
Conclusion
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