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Revue francophone internationale de recherche infirmière (2015) 1, 179—184

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ARTICLE PRINCEPS

Les principaux modes de savoir en soins


infirmiers夽
Fundamental patterns of knowing in nursing

Barbara A. Carper (docteure en sciences de


l’éducation, infirmière)

c/o La Revue francophone internationale de recherche infirmière, Elsevier Masson, 62,


rue Camille-Desmoulins, 92442 Issy-les-Moulineaux cedex, France

Cet article, rédigé en 1978 par Barbara Carper, est considéré comme princeps dans
la discipline infirmière.
Son contenu doit être replacé dans le contexte scientifique qui prévalait lorsqu’il
a été rédigé et prendre en compte le degré de développement de la discipline
infirmière à la fin des années 1970. Sa lecture permet d’apprécier le chemin parcouru
depuis cette période en matière d’épistémologie en sciences infirmières. L’approche
proposée par Barbara Carper organise le savoir infirmier en quatre modes distincts en
interrelation : empirique, esthétique, éthique et personnel. Les préconisations qu’elle
a formulées, notamment en matière d’explicitation de ces différentes catégories de
savoirs, ont fourni aux infirmières un cadre de référence indispensable à la recherche
infirmière mais aussi à la pratique réflexive.
La rédaction

La conception générale d’un domaine de recherche détermine, in fine, le type de savoir


qu’une discipline s’emploie à promouvoir et la façon dont ce savoir sera organisé, testé
et utilisé. Le corpus de connaissances qui justifie les pratiques infirmières intègre diffé-
rents modes, formes et structures, qui déterminent les attentes et illustrent différentes
manières d’aborder certains phénomènes. L’enseignement et l’apprentissage des soins
infirmiers exigent une bonne compréhension de ces modes. Il ne s’agit pas tant d’élargir
l’étendue du savoir que d’étudier avec attention ce que « savoir » signifie et déterminer
quels types de savoir sont les plus valorisés en soins infirmiers.

夽 Source : Carper BA. Fundamental patterns of knowing in nursing. ANS 1978;1(1):13—24. © 1978 Aspen Publishers, Inc. Reprinted with

permission from and copyright © Jones & Bartlett Learning, LLC.


Adresse e-mail : refiri@elsevier.com

http://dx.doi.org/10.1016/j.refiri.2015.09.001
2352-8028/© 2015 Publié par Elsevier Masson SAS.
180 B.A. Carper

Identifier les différents modes de savoir autre chose qu’une simple absence de maladie constitue un
changement capital grâce auquel la santé peut être pen-
L’analyse de la structure syntaxique et conceptuelle du sée comme un état ou un processus dynamique qui varie
savoir infirmier [1] nous a permis d’identifier quatre modes dans le temps selon les circonstances plutôt que comme
de savoir qui correspondent aux catégories logiques sui- une entité statique. Ce changement conceptuel permet à
vantes : son tour l’étude de questions qui seraient autrefois restées
• le savoir empirique, la science infirmière ; inintelligibles.
• le savoir esthétique, l’art des soins infirmiers ; Découvrir qu’il était possible de conceptualiser la
• la composante personnelle du savoir infirmier ; santé sous la forme d’un continuum a suscité des ten-
• le savoir éthique, composante morale des soins infirmiers. tatives d’observation, de description et de classification
des variations de santé ou de bien-être comme autant de
Le savoir empirique : la science infirmière manifestations de la relation que l’être humain entretient
avec son environnement interne et externe. Des travaux
L’expression « science infirmière » n’est apparue dans la connexes ont cherché à identifier les réponses comporte-
littérature qu’à la fin des années 1950. Depuis lors, un mentales, tant physiologiques que psychologiques, pouvant
engouement certain s’est manifesté, voire un sentiment servir d’indices quant à l’étendue des variations de santé
d’urgence, pour l’établissement d’un corpus de connais- considérées normales. Ils ont également cherché à iden-
sances empiriques, spécifique aux soins infirmiers. Il est tifier et à classer les facteurs étiologiques significatifs qui
généralement admis qu’une connaissance du monde empi- favorisent ou inhibent certaines modifications de l’état de
rique est essentielle. santé.
Systématiquement organisé en lois générales et en
théories, ce savoir permet de décrire, d’expliquer et de
prévoir des phénomènes intéressants, tout particulièrement Stades actuels
la discipline des soins infirmiers. La majorité des études À ce jour, la science infirmière présente simultanément
réalisées et des théories développées vise à rechercher des caractéristiques évocatrices de niveaux différents, inhé-
et produire des explications systématiques et vérifiables rentes d’une part à « l’historique de l’investigation » et,
grâce à des preuves factuelles ; ces travaux peuvent d’autre part, à son volet de « formulation déductive de théo-
également être utilisés pour organiser et catégoriser le ries ». Le stade de l’historique consiste surtout à décrire et
savoir. classer des phénomènes qui sont, en règle générale, véri-
Le mode de savoir habituellement désigné par fiables par observation directe et inspection [3]. Cependant,
l’expression « science infirmière » ne présente pas la littérature infirmière actuelle montre un net abandon
aujourd’hui le degré d’explication systématique et de cette forme descriptive et classificatrice en faveur
abstraite qui caractérise les sciences plus matures, bien d’une analyse plus théorique, orientée vers la recherche
que la littérature infirmière le présente comme une forme ou la création d’explications des faits empiriques classés et
idéale. Manifestement, plusieurs structures conceptuelles observés. Ce changement est perceptible au niveau du voca-
coexistent et entrent même en concurrence, sans qu’aucune bulaire employé qui est passé du registre observationnel à
n’atteigne le statut de paradigme scientifique tel que défini un autre registre, plus théorique, où le sens des termes et
par Kuhn. À ce jour, aucune structure conceptuelle n’est leur définition propre sont spécifiques au cadre de la théorie
encore acceptée comme exemple de pratique scientifique explicative correspondante.
« qui réunisse une loi, une théorie, son application et ses Dans les modèles conceptuels relatifs aux systèmes
instruments de mesure [. . .] et offre des modèles qui sont ouverts, les explications tendent à prendre une forme qua-
à l’origine de certaines traditions cohérentes en matière lifiée de fonctionnelle ou téléologique [4]. Par exemple, les
de recherche » [2]. On pourrait arguer que certaines de ces modèles systémiques expliquent le niveau de santé d’une
structures conceptuelles semblent avoir plus de potentiel personne à un moment donné en fonction des effets pré-
que d’autres pour fournir des explications qui tiennent sents et cumulés des interactions qu’elle a eu avec son
systématiquement compte des phénomènes observés et environnement interne et externe. Ce type d’explication
pourraient à terme permettre de les prévoir et de les repose sur le concept de l’adaptation. Considérée comme
contrôler de manière plus précise. Cependant, cela reste à cruciale dans le processus de réponse aux demandes envi-
déterminer par une recherche destinée à tester la validité ronnementales (habituellement classées comme « éléments
de tels concepts explicatifs dans le cadre d’une réalité stressants »), l’adaptation permet aux individus de préser-
empirique pertinente. ver ou retrouver un état d’équilibre qui constitue la finalité
du système. Les modèles développementaux proposent sou-
Perspectives nouvelles vent un type d’explication plus génétique dans la mesure
À ce stade du développement de la science infirmière, il où certains événements, les activités développementales,
apparaît crucial de constater que ces structures concep- sont considérés comme des facteurs de causalité ou des
tuelles préparadigmatiques et ces modèles théoriques conditions nécessaires au développement normal d’un
ouvrent de nouvelles perspectives pour étudier les phé- individu.
nomènes familiers en matière de santé et de maladie qui Ainsi, le premier mode fondamental du savoir infirmier
émaillent le déroulement de la vie humaine ; à ce titre, ils est empirique, factuel et descriptif, et vise à concevoir des
peuvent et doivent être reconnus en tant que découvertes explications abstraites et théoriques. Il est exemplaire, rai-
légitimes dans cette discipline. Représenter la santé comme sonné et vérifiable publiquement.
Les principaux modes de savoir en soins infirmiers 181

Le savoir esthétique : l’art des soins infirmiers Pour Wiedenbach, l’art infirmier se manifeste par les
actions visant à fournir au patient ce dont il a besoin pour
Peu de gens au fait de la littérature professionnelle nie- retrouver ou accroître sa capacité à gérer les demandes
raient que l’accent est surtout mis sur le développement inhérentes à sa situation [9]. Cependant, pour posséder
de la science infirmière. On en viendrait presque à penser une dimension esthétique, les actions entreprises doivent
que le seul savoir valide et fiable est de nature empirique, impliquer une transformation active de l’objet immédiat
factuelle, objectivement descriptive et généralisable. Il (le comportement du patient) en une perception directe et
existe apparemment une réticence, une sorte de gêne non médiée de ce qui est significatif dans cette situation.
qui empêche d’étendre le mot « savoir » aux aspects du En d’autres termes, il s’agit de déterminer quels besoins
savoir en science infirmière qui ne résulteraient pas de la ce comportement exprime réellement. Cette perception du
recherche empirique. Il est toutefois admis, de manière besoin exprimé est non seulement responsable de l’action
plus ou moins tacite, que les soins infirmiers sont, du moins de l’infirmière, elle s’y reflète.
pour partie, un art. Peu d’efforts ont été consacrés à Le processus esthétique décrit par Wiedenbach res-
l’élaboration ou à l’explicitation de ce mode esthétique semble à ce que Dewey désigne comme la différence entre
du savoir infirmier, si ce n’est une vague association de reconnaissance et perception [10]. Pour lui, la reconnais-
l’« art » avec la catégorie générale des compétences tech- sance vise à l’identification et se contente d’apposer une
niques et/ou gestuelles mises en œuvre dans la pratique appellation ou une étiquette en fonction d’un quelconque
infirmière. stéréotype ou d’une classification antérieure. La percep-
Cette réticence à reconnaître la composante esthétique tion transcende la reconnaissance puisqu’elle comporte le
comme mode fondamental du savoir infirmier est due aux regroupement actif de différentes informations en un vécu
efforts vigoureux mis en œuvre dans un passé qui n’est pas global afin de découvrir ce qui s’y trouve. C’est l’unité de
si lointain pour évacuer l’image d’un système de forma- fins et de moyens apportée par la perception plutôt que par
tion basé sur « l’apprentissage ». Dans ce système, l’art des la simple reconnaissance qui confère sa qualité esthétique
soins infirmiers était étroitement associé à l’apprentissage à l’action entreprise.
par imitation et l’acquisition de connaissances s’opérait par Pour Orem, l’art infirmier « est manifesté par chaque
accumulation d’expériences non rationalisées. La restric- infirmière dans sa créativité et son style de conception et de
tion excessive et inappropriée de la définition du mot « art » mise en œuvre de soins infirmiers efficaces et pertinents »
constitue une autre source de réticences. [11].
Weitz suggère qu’un art est trop complexe et variable L’art infirmier est créatif en ce qu’il exige une capa-
pour être réduit à une simple définition [5]. Pour lui, cité à envisager les modes d’aide valides en fonction de
assimiler la théorie esthétique à une définition est irré- « résultats » escomptés [12] — ce qui nous ramène à Dewey
médiablement voué à l’échec puisque la notion d’« art » et à la perception d’une unité entre l’action entreprise et le
(ou « ce qu’il est convenu d’appeler art ») ne recouvre pas résultat, à savoir la perception des moyens de la fin comme
un ensemble de propriétés communes, mais seulement des un tout [10]. Le fait d’aider doit être perçu et conçu comme
similitudes reconnaissables. Adopter cette approche fluide une composante à part entière du résultat souhaité plutôt
et ouverte afin de comprendre et utiliser les concepts de que comme une action indépendante imposée à un sujet
l’art et du sens esthétique permet d’élargir l’éventail des indépendant. C’est peut-être le sens profond du concept des
conditions, situations et expériences en soins infirmiers pou- soins infirmiers holistiques ? Quelles qualités permettraient
vant être justement qualifiés d’esthétiques, et ceci englobe alors la création d’une conception des soins infirmiers qui
le processus créatif de découverte des modes empiriques du élimine ou minimalise la fragmentation des moyens et des
savoir. fins ?

Le mode de savoir esthétique


Esthétique contre signification scientifique
Malgré cette nature ouverte du concept d’art, les signi- L’empathie (la capacité à ressentir les sentiments d’autrui
fications esthétiques se différencient des significations ou à y participer) constitue un aspect important du mode de
scientifiques par plusieurs aspects importants. Pour Rader : savoir esthétique. C’est par rencontre empathique que l’on
« Que l’art soit expressif plutôt que formel ou descriptif prend connaissance du vécu particulier et unique de l’autre
est à peu près aussi bien établi que tout autre fait dans le [13,14]. L’empathie se contrôle et se régule en instaurant
champ de l’esthétique [6]. L’expérience esthétique implique une distance psychologique, ou en prenant du recul, afin de
la création et/ou l’appréciation d’une expression subjec- mieux appréhender et abstraire son objet ; en ce sens, elle
tive, particulière et unique, de possibilités imaginées ou est objective. Plus l’infirmière affine sa perception d’autrui
de réalités équivalentes qui « résistent à la projection dans et son empathie, plus elle accroît son savoir et ses connais-
une forme discursive du langage » [7]. Le savoir acquis par sances des modes alternatifs de perception de la réalité.
description empirique est formulé de façon discursive et En conséquence, elle disposera d’une gamme de choix plus
vérifiable par tous. Le savoir acquis lors d’une rencontre vaste pour planifier et mettre en œuvre des soins efficaces
subjective, le sentiment direct du vécu, définit la formu- et satisfaisants. Parallèlement, la conscience accrue de la
lation discursive. Bien que l’expression esthétique impose diversité des vécus subjectifs rend la prise de décision plus
l’abstraction, elle demeure spécifique et unique plutôt complexe et difficile.
qu’exemplaire. Elle nous amène à reconnaître que « le savoir La conception des soins infirmiers doit s’accompagner de
(le véritable savoir, la compréhension) va bien au-delà de ce que Langer appelle le sens de la forme, le sens « de la
notre discours » [8]. structure, de l’articulation, d’un tout qui résulte de la mise
182 B.A. Carper

en relation de facteurs interdépendants ou, plus précisé- personnel correspond à ce que Polanyi appelle « la parti-
ment, de la façon dont tout est assemblé [15]. Pour être cipation passionnée à l’acte de savoir » [20].
esthétique, la conception doit être contrôlée par la percep- Dans l’utilisation thérapeutique du soi, l’infirmière se
tion de l’équilibre, du rythme, de la proportion et de l’unité refuse à considérer le patient/client comme un objet et
de ce qui est entrepris par rapport à l’intégration dynamique s’efforce au contraire d’établir une relation personnelle
et l’articulation de l’ensemble. Pour Dewey, « l’action peut authentique entre eux. L’individu est considéré comme un
être énergique et l’expérience aiguë et intense, mais, à système ouvert et intégré, aspirant à la croissance et à
moins qu’elles ne soient reliées les unes aux autres pour la réalisation du potentiel humain. La relation personnelle
former un tout », ce qui est fait n’est plus qu’une question authentique impose d’accepter la liberté des autres à se
de routine mécanique ou de caprice [10]. créer eux-mêmes et de reconnaître que la personne humaine
Le mode esthétique du savoir infirmier implique la ne constitue pas une entité figée. L’infirmière peut-elle
perception d’éléments abstraits particuliers et non la concilier ceci avec sa responsabilité sociale/professionnelle
reconnaissance d’abstractions universelles. Cela revient à de contrôler et manipuler les variables environnementales,
connaître une entité unique plutôt qu’une classe exem- voire le comportement de la personne placée en position de
plaire. patient, afin de maintenir ou restaurer un état d’équilibre ?
Si un être humain, présumé libre de ses choix, choisit un
comportement hors norme, quel en sera l’impact sur l’action
La composante du savoir personnel entreprise par l’infirmière dans le cadre de l’utilisation thé-
rapeutique de soi ? Quels choix permettront à l’infirmière de
En tant que mode fondamental de savoir infirmier, le savoir connaître l’autre dans le cadre d’une relation authentique,
personnel est le plus difficile à maîtriser et à enseigner. C’est en dehors de la catégorie du patient, et même si, dans le
peut-être aussi le meilleur moyen pour comprendre ce que but de soigner, la catégorisation est essentielle au processus
signifie la santé en termes de bien-être individuel. En tant infirmier ?
que processus interpersonnel, les soins infirmiers impliquent Pour McKay, les hypothèses relatives à la nature humaine
des interactions, des relations et des transactions entre « vont de l’existentiel au cybernétique, de la machine à
infirmier et patient/client. Mitchell souligne que tout tend traiter les informations à l’être paré de multiples splen-
à démontrer l’influence qu’exerce la qualité des contacts deurs » [21]. Nombre de ces postulats intègrent, sous une
interpersonnels sur le fait qu’une personne tombe malade, forme ou une autre, l’idée qu’il existe un état caracté-
gère sa maladie et guérisse [16]. De plus en plus employée ristique que tout individu se doit d’assumer ou de tenter
dans la littérature, l’expression « utilisation thérapeutique d’atteindre de par son appartenance à l’espèce. Des-
de soi » implique que la manière dont les infirmières se criptions empiriques et classifications sont le reflet de
voient et voient leurs clients est de première importance l’hypothèse selon laquelle le seul fait d’être humain permet-
dans la relation thérapeutique. trait de prévoir des comportements sociaux, psychologiques
Le savoir personnel a trait à la connaissance, la rencontre et biologiques fondamentaux qui seraient communs à tous.
et l’actualisation d’un moi individuel et concret. Il n’y a Le savoir empirique est évidemment essentiel à l’atteinte
pas de connaissance du moi, mais une quête pour mieux des objectifs des soins infirmiers, mais n’oublions pas que
se connaître. Ce savoir est une prise de position par rap- les modes inhérents à la nature humaine, avec leurs caté-
port à un autre être humain ainsi qu’une confrontation avec gories généralisées et abstraites, décrivent et renvoient à
cet humain en tant que personne. La rencontre « Moi-Toi » des attitudes et des comportements communs à plusieurs
n’est médiée ni par des catégories conceptuelles, ni par groupes. Toutefois, aucune de ces catégories ne couvrira ou
des détails extraits d’entités complexes et intégrées [17]. n’exprimera jamais l’unicité de l’individu envisagé en tant
Il s’agit d’une relation de réciprocité, état qui ne peut être que personne, avec son « moi » propre. Ces considérations
ni décrit, ni même éprouvé, mais uniquement actualisé. et bien d’autres sont du domaine du savoir personnel, que
Ce savoir personnel s’étend non seulement aux autres mais l’on pourrait globalement qualifier de subjectif, concret et
aussi aux rapports avec son propre moi. existentiel. Ce savoir s’intéresse au type de connaissance
Cela exige ce que Buber appelle le sacrifice de la forme, qui favorise l’unicité et l’intégrité dans les échanges per-
à savoir des catégories ou des classifications, au profit d’un sonnels, l’engagement plutôt que le détachement, et refuse
savoir aux possibilités infinies et au risque d’un engagement toute orientation impersonnelle ou manipulatrice.
total.
« De même qu’une mélodie n’est pas faite de notes, un Le savoir éthique : la composante morale
vers de mots ou une statue de lignes — et il faut batailler
pour transformer une unité en une multiplicité — ainsi en Enseignants et praticiens sont de plus en plus sensibles à
va-t-il aussi de l’être humain auquel je dis « vous » [. . .] et la difficulté des choix personnels liés à la complexité du
je dois le répéter encore et encore, car, aussitôt, il n’est monde de la santé actuel. Ces choix soulèvent des questions
déjà plus ‘‘vous’’ » [18]. fondamentales quant aux actions moralement correctes ou
Pour Maslow, ce sacrifice de la forme implique une incorrectes en matière de promotion de la santé, de soin et
perception plus productive de la réalité dans la mesure de traitement des maladies. C’est en situation d’ambiguïté
où celle-ci n’est ni généralisée ni prédéterminée par un et d’incertitude qu’émergent les dilemmes moraux, quand
ensemble de concepts, d’attentes, de croyances ou de sté- il devient difficile de prédire les conséquences de ses actes
réotypes [19]. Il en découle une tendance à mieux accepter et lorsque l’éthique et les principes traditionnels ne sont
l’ambiguïté, le flou et la contradiction en soi comme en d’aucun secours — s’ils ne deviennent pas source de contra-
autrui. Le risque d’engagement impliqué dans le savoir dictions. La déontologie infirmière repose sur le principe
Les principaux modes de savoir en soins infirmiers 183

premier de l’obligation inhérente aux concepts de services complexité des jugements moraux ainsi que des différentes
à la personne et de respect de la vie humaine. La discipline orientations possibles de la notion d’obligation. Il convient
des soins infirmiers est considérée comme un service essen- alors de considérer les choix moraux en termes d’actions
tiel pour la société, chargé d’entretenir la vie, d’alléger les spécifiques à exécuter dans certaines situations concrètes
souffrances et de promouvoir la santé. Cependant, la consul- bien précises. L’étude des normes, des codes et des valeurs
tation du code de déontologie ne fournit guère de réponse permettant de décider de ce qui est bien devrait amélio-
en cas de choix moraux individuels difficiles, comme ceux rer notre conscience de ce qu’implique la prise de décisions
qui surviennent en situation d’enseignement ou de pratique d’ordre moral et de notre responsabilité quant aux choix
des soins infirmiers. effectués. La connaissance de codes déontologiques ne nous
Le mode de savoir fondamental, ici assimilé à la apportera pas de réponse aux questions morales inhérentes
composante éthique des soins infirmiers, se fonde sur la à la pratique infirmière. Elle n’éliminera pas non plus le
notion d’obligation et de ce qui doit être entrepris. En besoin de prendre des décisions d’ordre moral, mais on
matière de morale, le savoir transcende la simple connais- peut espérer que : « Plus les enseignants et les praticiennes
sance des normes ou des codes éthiques d’une discipline. Il seront sensibles aux exigences du processus de justification,
recouvre tout acte délibéré impliquant de peser le bien et plus les normes qui régissent leurs actes seront claires dans
le mal — en tenant compte aussi des jugements de valeur leur esprit, et plus ils s’engageront personnellement dans
relatifs aux motivations, aux intentions et aux traits de l’évaluation des circonstances et de leurs conséquences
caractère. Les soins infirmiers sont des actes, ou des séries éventuelles, plus ils seront « éthiques » ; et nous ne saurions
d’actes, délibérés, planifiés et mis en œuvre afin d’atteindre en demander beaucoup plus » [25].
des objectifs prédéfinis. Objectifs et actions impliquent des
choix qui reposent en partie sur des jugements normatifs, à
la fois singuliers et généraux. Il arrive que les principes et Utiliser les différents modes de savoir
normes à l’origine de ces choix entrent en conflit. D’après
Berthold, « Les objectifs sont, bien sûr, des jugements de Certains pourraient juger inutile, voire arbitraire et artifi-
valeur qui résistent à l’étude et à la validation scientifique » ciel, d’instaurer un débat philosophique sur des modes de
[22]. savoir sans grand rapport avec les préoccupations et dif-
Dickoff et al. soulignent également la nécessaire prise ficultés rencontrées au quotidien lors de l’exercice ou de
en compte du fait que la spécification des objectifs tient l’enseignement des soins infirmiers, mais je reste profon-
lieu de « norme ou de critère d’évaluation pour évaluer dément convaincue que l’examen des différents types de
l’activité [. . .] (et) qu’ils doivent en conséquence être consi- savoir apporte à la discipline son sens et ses perspectives
dérés comme des valeurs — ce qui revient à dire que le propres. La compréhension de quatre modes de savoir fonda-
contenu de ces objectifs doit être envisagé comme autant mentaux permet de mieux saisir la complexité et la diversité
de situations méritant d’être concrétisées » [23]. du savoir infirmier.
Ainsi, en matière de maintien et de restauration de la Si chaque mode peut être jugé nécessaire à la maî-
santé, les soins infirmiers ont souvent pour objectif d’aider trise de la discipline, aucun ne saurait être considéré
les patients à atteindre un état d’autonomie. Les pra- comme suffisant à lui seul. Ils ne sont d’ailleurs pas mutuel-
tiques actuelles reflètent la valeur attachée à l’autonomie lement exclusifs. L’apprentissage et l’enseignement d’un
et indiquent les actions infirmières à mettre en œuvre mode de savoir n’imposent pas de négliger ou de reje-
pour aider le patient à y parvenir le plus rapidement ter les autres. Soigner autrui demande la mise en œuvre
possible ou conserver cette autonomie le plus longtemps de la science infirmière, c’est-à-dire la connaissance de
possible. Toutefois, l’emphase mise sur l’autonomie et les faits empiriques organisés systématiquement en explica-
moyens de la conserver peut s’exercer au détriment du tions théoriques relatives aux phénomènes de santé et de
patient et l’empêcher d’apprendre à vivre avec sa perte maladie. Cependant, l’imagination créative joue également
d’autonomie physique ou sociale, par exemple lorsque le un rôle dans la syntaxe de la découverte scientifique et dans
pronostic indique que l’autonomie ne pourra pas être recou- le développement de la capacité à imaginer les conséquen-
vrée. ces d’autres choix moraux.
Les différences de jugement normatif relèvent davantage Le savoir personnel est essentiel à la prise de décisions
des désaccords quant à ce qui constitue la « bonne santé » éthiques dans la mesure où tout acte moral présuppose
que d’un manque de données empiriques ou d’une ambi- la maturité personnelle et la liberté. Si les objectifs des
guïté dans l’emploi de l’expression. Slote suggère que la soins infirmiers doivent dépasser la simple conformité à
persistance de désaccords, ou le manque d’uniformité dans des normes non remises en question, si « ce qu’il convient
l’emploi de termes englobants comme « santé » viendraient de faire » n’est pas déterminé uniquement en fonction de
d’une « difficulté à résoudre de façon décisive certains types ce qui est possible, alors l’obligation de soigner autrui
de questions de valeur quant à ce qui est important ou pas ». implique de devenir un certain type de personne, pas seule-
Ceci l’a amené à conclure que « les jugements de valeur ont ment d’effectuer certains gestes. Pour que la conception
une part plus grande qu’on ne l’imagine dans l’élaboration des soins infirmiers sorte du mécanique et de la routine,
de ce qui passe en règle générale pour des affirmations fac- la capacité à percevoir et interpréter les expériences sub-
tuelles » [24]. jectives d’autrui et à projeter dans l’imaginaire les effets
Le mode de savoir éthique en soins infirmiers exige des soins infirmiers sur la vie d’autrui, devient une qualité
la compréhension des différentes positions philosophiques indispensable.
quant à ce qui est bon, ce qui serait souhaitable et ce qui Ainsi, les soins infirmiers dépendent de la connaissance
est bien ; des différents cadres éthiques destinés à pallier la scientifique du comportement de l’homme, qu’il soit malade
184 B.A. Carper

ou en bonne santé, de la perception esthétique des expé- [2] Kuhn T. The structure of scientific revolutions. Chicago: Uni-
riences vécues significatives d’autrui, significatifs, de la versity of Chicago Press; 1962. p. 10.
compréhension par chacun de ce que chaque être a d’unique [3] Northrop FSC. The logic of the sciences and the humanities.
et de la capacité à faire de choix dans des situations New York: The World Publishing Co.; 1959.
[4] Nagel E. The structure of science. New York: Harcourt, Brace
concrètes mettant en œuvre certains jugements moraux.
and World, Inc.; 1961.
Chacun de ces modes de savoir fondamentaux distincts mais
[5] Weitz M. The role of theory in aesthetics. In: Rader M, editor.
liés entre eux et interdépendants, devrait être enseigné et A modern book of esthetics. 3rd ed. New York: Holt, Rinehart
compris en fonction de sa logique propre, des circonstances and Winston; 1960.
qui en restreignent la validité, des types de données qu’il [6] Rader M. Introduction: the meaning of art. In: Rader M, editor.
subsume et des méthodes par lesquelles chaque type de A modern book of esthetics. 3rd ed. New York: Holt, Rinehart
validité est délimité et garanti. and Winston; 1960. p. XVI.
On pourrait résumer la pertinence pour la discipline [7] Langer SK. Problems of art. New York: Charles Scribner and
infirmière de la distinction des différents modes de savoir Sons; 1957.
comme suit : [8] Langer SK. Problems of art. New York: Charles Scribner and
• les conclusions de la discipline conçue comme un contenu Sons; 1957. p. 23.
[9] Wiedenbach E. Clinical nursing: a helping art. New York: Sprin-
ne sauraient être enseignées ou apprises sans se référer à
ger Publishing Co., Inc.; 1964.
la structure de la discipline, les concepts caractéristiques [10] Dewey J. Art as experience. New York: Capricorn Books; 1958.
et les méthodes d’investigation qui déterminent le type [11] Dewey J. Art as experience. New York: Capricorn Books; 1958.
de savoir acquis et en restreignent le sens, la portée et la p. 155.
validité ; [12] Orem DE. Nursing: concepts of practice. New York: McGraw-Hill
• chaque mode de savoir fondamental représente une Book Co.; 1971. p. 69.
approche nécessaire, mais incomplète, des questions et [13] Lee V. Empathy. In: Rader M, editor. A modern book of esthe-
problèmes inhérents à la discipline ; tics. 3rd ed. New York: Holt, Rinehart and Winston; 1960.
• tout savoir est susceptible d’évoluer. [14] Lippo T. Empathy, inner imitation and sense-feeling. In: Rader
M, editor. A modern book of esthetics. 3rd ed. New York: Holt,
Toute solution apportée à un problème génère de nou- Rinehart and Winston; 1960.
velles questions. Ces nouveaux problèmes non encore [15] Langer SK. Problems of art. New York: Charles Scribner and
résolus exigent parfois de concevoir de nouvelles méthodes Sons; 1957. p. 16.
d’investigation ou d’autres structures conceptuelles ; ils [16] Mitchell PH. Concepts basic to nursing. New York: McGraw-Hill
modifient la forme et le mode du savoir. À chaque change- Book Co.; 1973. p. 4950.
[17] Buber MI, Thou. Translated by Walter Kaufman. New York:
ment de forme du savoir, l’enseignement et l’apprentissage
Charles Scribner and Son; 1970.
engagent à rechercher d’autres points de contact, d’autres [18] Buber MI, Thou. Translated by Walter Kaufman. New York:
liens entre idées et faits. Ceci clarifie l’effet de chaque Charles Scribner and Son; 1970. p. 59.
nouvel élément connu sur d’autres déjà connus et permet [19] Maslow AH. Self-actualizing people: a study of psychological
de découvrir de nouveaux modèles selon lesquels chaque health. In: Moustakas CE, editor. The self. New York: Harper
nouveau rapport modifie l’ensemble. and Row; 1956.
[20] Polanyi M. Personal knowledge. New York: Harper and Row;
1964. p. 17.
Déclaration de liens d’intérêts [21] McKay R. Theories, models and systems for nursing. Nurs Res
1969;18(5):399.
L’auteur n’a pas précisé ses éventuels liens d’intérêts. [22] Berthold JS. Symposium on theory development in nursing: pro-
logue. Nurs Res 1968;17(3):196.
[23] Dickoff J, James P, Wiedenbach E. Theory in a practice disci-
pline: part I. Nurs Res 1968;17(5):422.
Références [24] Slote MA. The theory of important criteria. J Philos
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[1] Carper BA [PhD dissertation] Fundamental patterns of knowing [25] Greene M. Teacher as stronger. Belmont, CA: Wadsworth Publi-
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