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LE MANUEL DE LA GRANDE TRANSITION

EDUCATION 

Ecoles de commerce en transitions : mission


impossible ?
LE 16 AOÛT 202222 min

Les formations en gestion sont le bras armé d’un modèle productiviste et


consumériste. Elles sont largement aveugles aux liaisons intimes entre activités
humaines et écosystèmes. Changer de modèle est un défi éthique et politique.
C
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M
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oaw Par Cécile Renouard et Elaïne Vetsel
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m
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m Récemment, j’ai croisé dans un petit restaurant de montagne deux jeunes gens
ebts sympathiques avec lesquels un échange s’est noué. Au bout de quelques minutes, il
r
noeA s’avérait que les deux frères finissaient tous deux leurs études dans deux écoles de
torp commerce, l’un en province et l’autre à Paris. Le premier était particulièrement
akpl
ie intéressé par les questions éducatives en milieu défavorisé, le deuxième terminait un
r apprentissage en finance. L’un et l’autre avaient traversé leur scolarité sans avoir été
el le moins du monde marqués par les sujets écologiques. Ils me posaient des
(i questions et m’écoutaient parler des frontières planétaires et des transformations
se nécessaires dans nos modèles économiques et dans nos modes de vie avec un
)n
certain intérêt, mais sans plus… Le sentiment d’urgence que j’exprimais ne semblait
pas résonner en eux. J’en suis sortie en me disant que le chemin à parcourir restait
décidément gigantesque.
Le défi éthique et politique est multiple : comment faire pour que les cursus en
finance autant qu’en entrepreneuriat social intègrent de façon structurante la crise
écologique ? Comment susciter le désir de s’engager, à sa manière, sans « faire
l’autruche » ? Comment relier l’analyse des enjeux géopolitiques et financiers avec
l’expérience du vivant concret, et le sort de nos prochains éloignés dans l’espace et
dans le temps ? Comment réaliser, avant tout, que nous n’avons pas de
planète B – comme on peut le lire sur les pancartes des manifestations pour le
climat –, mais que nous avons un seul monde en commun et que nous dansons au
bord de l’abîme ?
Faut-il plaider pour la fermeture des business schools, comme l’a fait de façon
provocatrice Martin Parker [2018], lui-même étant professeur dans une école de
commerce ? Les pages qui suivent consistent à sonder quel type de rupture ou de
réforme est possible. L’analyse du fonctionnement actuel des écoles de commerce et
des formations en gestion tend un miroir grossissant des contradictions de nos
sociétés. Ce diagnostic conduit à s’interroger à la fois sur la possibilité même de
viser sérieusement un horizon décarboné à travers ces cursus, et sur la praticabilité
des différents chemins de transformation envisageables. La description de plusieurs
tentatives actuelles pour mettre en mouvement des acteurs (institutions
d’enseignement supérieur, enseignants-chercheurs, étudiants, collectivités
territoriales, ministères et gouvernement, etc.) permettra au lecteur d’interpréter à sa
manière les issues possibles.

Des cursus A LIRE L'ECONOMIE POLITIQUE N°95 - 08/2022

inadaptés : un
déficit
épistémologique,
éthique et politique
Le rapport « Mobiliser
l’enseignement supérieur pour
le climat » du think tank Shift
Project publié en 2019 illustre
l’inadaptation des cursus face
aux défis écologiques et
sociaux. Sur 34 établissements
d’enseignement supérieur en
France, toutes disciplines
confondues, seules 11 % des
formations de tronc commun
analysées abordaient les
enjeux énergie-climat, et ce
chiffre tombait à 6 % dans les
écoles de commerce. Le
groupe de travail dirigé par
Jean Jouzel, dans son rapport
remis à la ministre de
l’Enseignement supérieur
début 2022, plaide pour que
toutes les formations en
enseignement supérieur
forment les étudiants « aux
enjeux, voies et moyens de la
transition écologique »,
notamment à Bac+2, et
qu’elles s’appuient pour cela
sur une gouvernance
réellement engagée, un
nombre d’heures

Quelle éducation pour quelle transition ?


DÉCOUVRIR
d’enseignement significatif, des moyens nouveaux et largement partagés au sein de
la communauté éducative.
Dans ce contexte, et sur fond de constat scientifique de plus en plus alarmiste, il est
utile de réaliser un petit inventaire des tensions propres aux formations en
économie-gestion au regard de l’urgence écologique et sociale.
Les enseignements des écoles de commerce et autres formations en gestion visent à
outiller les étudiants afin qu’ils puissent être acteurs, de façon concrète, des
organisations dans lesquelles ils seront engagés. Plusieurs visions du management
coexistent, et certaines visent à dépasser sa réduction à l’analyse des diverses
fonctions qui concourent à la production et aux échanges (marketing, contrôle de
gestion, droite des affaires, finance, etc.), pour favoriser une compréhension des
ressorts de l’action collective dans les entreprises et plus généralement dans toute
institution [Stempak et Eynaud, 2022]. Néanmoins, le tableau d’ensemble est bien
celui mentionné plus haut : les cursus n’intègrent quasiment pas les questions
écologiques, à commencer par celle du climat. Cette réalité – ou plutôt ce déni de
réalité – peut être relié à l’histoire des disciplines, notamment à la manière dont a
été conçue l’économie en contexte libéral depuis deux siècles, ce qui a des effets sur
les diverses disciplines appliquées des « sciences de gestion ».
Le poids des théories orthodoxes en économie
Le discours économique, qui cherche à définir les règles de la « maison commune »,
s’est renforcé depuis le XVIIIe siècle à partir de prémisses non démontrées et de
silences concernant les dommages sociaux et environnementaux liés à la création de
richesses. Ainsi, l’ouvrage d’Adam Smith, La Richesse des Nations, passe sous
silence le fait que la prospérité de l’Empire britannique est assise sur le travail des
esclaves dans les plantations [Brown, 2010]. Dans Le Second traité du
gouvernement civil, Locke défend le droit de chaque habitant à jouir d’un bout de
terre qu’il pourra cultiver pour subvenir à ses besoins, en soutenant « qu’il y en aura
toujours assez et d’assez bonne [qualité] ». Dans ses Principes d’économie
politique, John Stuart Mill met certes en garde contre l’idéal d’un progrès social
assis sur la concurrence et l’exploitation sans fin des ressources. Néanmoins, la
rationalité techno-scientifique à l’œuvre écrase les voix dissonantes. L’économie
est, au cours du XXe siècle, de plus en plus considérée selon un paradigme
gestionnaire et quantitatif, loin de la vision, défendue par Mill, d’une économie
politique comme « branche de la philosophie sociale », c’est-à-dire conçue comme
une discipline parmi d’autres, et devant dialoguer avec d’autres sur l’organisation de
la vie sociale et politique dans un monde fini 1.
Les représentations collectives dans les formations en gestion, en économie et en
finance, vont de pair avec la quête utilitariste d’une richesse globale à faire grossir
grâce à l’aiguillon de l’intérêt individuel. Dans cette perspective, la finitude des
ressources n’est pas questionnée. En comptabilité, la nature n’est pas considérée,
comme s’il s’agissait d’une réserve que l’on peut dépenser à sa guise, en quantité
illimitée 2. Le discours du développement durable tend à occulter les tensions entre
gagnants et perdants, et le fait que des gains à court terme peuvent se révéler
porteurs de désastres à moyen ou long terme, y compris pour ceux-là même qui en
bénéficient. L’ouvrage de Rachel Carson, Silent Spring, dénonçant les ravages de
l’industrie sur le vivant, date pourtant de 1962. Bien des voix ont tenté de s’élever
avant elle et depuis lors, mais le récit dominant est resté le discours néolibéral des
bienfaits majoritaires d’un modèle extractiviste, productiviste et consumériste,
source de croissance et de développement.
Les formations en gestion sont, en quelque sorte, le bras armé de cette perspective.
Elles nourrissent un aveuglement complet à l’égard des liaisons intimes entre les
évolutions humaines et écosystémiques, alors même que celles-ci sont constitutives
de la période actuelle de l’Anthropocène où les principales modifications de
l’environnement proviennent de l’activité humaine. Plus ces formations restent
arrimées à la fabrique du désastre, moins elles parviennent à s’en détacher, à
changer de regard pour être en mesure de changer de cap.
Au fondement, se trouve la conception du rôle des acteurs économiques. Les
définitions mêmes de l’entreprise contribuent à des modèles orientés par la
recherche du profit, celui-ci étant dématérialisé, coupé de ses conditions concrètes
de création. En France, la définition de la société commerciale (article 1832 du code
civil) décrit des individus s’associant pour faire du profit, sans que celui-ci soit
subordonné à l’intérêt général. Plusieurs propositions ont été faites par des
juristes 3 pour une réécriture de cet article central, mais elles n’ont pas été retenues.
Les débats autour de l’élaboration de la loi Pacte ont conduit à une timide réforme
de l’article 1833 du code civil, qui inclut désormais la nécessité de « considérer les
enjeux sociaux et environnementaux ». Mais rien n’est formellement exigé des
entreprises.
Cloisonnement des savoirs et manque d’approche réflexive
Du point de vue des contenus mêmes des enseignements, le bilan est très mitigé :
ceux-ci ne fournissent pas nécessairement un accès aux données pertinentes pour
comprendre la situation, et ne favorisent pas souvent un croisement des perspectives
ni une approche pluraliste pour élaborer analyses et réflexions.
Pour l’instant, le cloisonnement des savoirs est double, à l’échelle des différentes
sciences et disciplines, et à l’intérieur même des formations en gestion. Chaque
matière des sciences de gestion a son cadre, ses frontières, ses théories, ses études
de cas : finance, comptabilité et contrôle de gestion, marketing, stratégie,
Responsabilité sociétale des entreprises (RSE), communication, etc. On observe
généralement de faibles interactions entre les différents enseignements, et une
occultation globale des conséquences à moyen terme de la crise écologique. Ce
cloisonnement perdure dans bien des organisations fonctionnant en silo. Aurélien
Acquier évoque de façon limpide le défi actuel, en soulignant que les disciplines de
gestion intimement liées à l’Anthropocène devraient s’ouvrir « vers l’agronomie, la
biologie, la physique, mais aussi la philosophie et les sciences sociales, et tout ce
qu’on pourrait appeler les “sciences écologiques” » 4. Le cloisonnement des savoirs
limite de fait le développement d’une compréhension systémique des enjeux de la
transition écologique ainsi que la capacité à développer un esprit critique. Pourtant
ces compétences sont indispensables si l’on veut parvenir à imaginer, créer et mettre
en œuvre des modèles sobres, adaptés, et résilients.
En outre, les présupposés qui sous-tendent les enseignements sont rarement
explicités. C’est vrai en particulier de l’enseignement de l’éthique, qui devrait par
essence conduire à développer des approches critiques et autocritiques, et nourrir
des délibérations politiques sur l’économie. Or, l’enseignement en éthique a été
réduit à l’éthique des affaires, largement inféodée à une conception utilitariste,
instrumentale et matérialiste. Cette perspective est bien illustrée par le titre d’un
ouvrage écrit par un des pontes de l’éthique des affaires aux Etats-Unis, La morale
en affaires, clé de la réussite 5. Que l’enseignement même de l’éthique, qui consiste
par nature en une dynamique de questionnement, soit fossilisé et réduit aux
conditions de pérennisation de l’activité économique, résume les dérives d’un
système tournant en boucle sur lui-même jusqu’à épuisement. Une formation à
l’esprit critique serait décisive pour sortir l’enseignement dans les écoles de
commerce du schéma qui l’enferme, d’autant que ces établissements sont supposés
chercher à valoriser l’innovation entrepreneuriale, et donc aussi académique et
pédagogique [Renouard, 2015].
Cette approche réflexive et transformatrice invite à conjuguer les registres éthiques,
juridiques et politiques. L’hypertrophie des discours sur l’éthique des affaires, le
développement durable et la RSE a accompagné la dérégulation initiée dans les
années 1980 par Reagan et Thatcher. Un des points aveugles des enseignements de
la gestion consiste à masquer les options politiques qui les caractérisent, en
s’abritant derrière l’idée de neutralité axiologique des chercheurs et le refus de
prises de position normatives. Ceci est problématique. Le rôle de l’éthique est de
favoriser une interrogation critique sur le fonctionnement de nos institutions, afin de
réfléchir aux chemins pour « vivre bien avec et pour autrui dans des institutions
justes » [Ricoeur, 1990] et contribuer à faire évoluer les règles du jeu. Instruire des
controverses et analyser des dilemmes sur l’évolution de l’entreprise et des modèles
économiques dans l’Anthropocène permet aussi de mettre en évidence les décalages
entre les déclarations d’intention en faveur de la transition écologique – et
aujourd’hui d’objectifs comme la neutralité carbone en 2050 – et les trajectoires
effectives. L’éthique invite à questionner les tensions ou contradictions entre les
logiques financières et extra-financières, et la vision prospective de moyen terme.
Elle permet de dépasser le discours dominant, par exemple sur le développement de
l’investissement socialement responsable. Ainsi une étude récente de l’OCDE
montre qu’il n’y a aucun lien entre la notation d’un fonds ESG (sensé satisfaire des
critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) et son impact
environnemental notamment en termes d’émissions 6. Les méthodes utilisées
méritent un examen critique quand on sait, par exemple, que « MSCI, la plus grande
société de notation ESG, n’essaie même pas de mesurer l’impact d’une entreprise
sur le monde. Tout ce qui compte, c’est de savoir si le monde peut nuire à la
rentabilité de l’entreprise » 7. De tels constats devraient être relayés dans les
formations en finance, RSE, stratégie, etc. Même si les enseignants ou étudiants
n’ont évidemment pas les moyens de faire bouger les choses, ils peuvent au moins
« décoïncider », selon l’heureuse expression de François Jullien, à l’égard de
discours qui se donnent comme des évidences.
Ceci conduit à une des énormes difficultés actuelles pour les enseignants-chercheurs
dans les écoles de commerce : les critères en fonction desquels leur activité est
évaluée reposent précisément sur leur capacité à jouer le jeu de façon non critique.
Les établissements d’enseignement supérieur sont encore largement évalués selon
des critères qui valorisent les salaires à la sortie, donc qui favorisent les parcours en
finance, plus rémunérateurs. Les professeurs sont eux-mêmes incités à publier dans
des revues cotées qui sont le plus souvent peu ouvertes à l’interdisciplinarité, à des
perspectives « hors du cadre », et de plus en plus focalisées sur les méthodes
quantitatives [Dardelet et al., 2021].
Il en découle aussi une interrogation concernant les modèles pédagogiques. Jusqu’à
présent, les enseignements ont adopté une approche top-down plutôt descendante, à
l’image d’un cours magistral académique qui s’adresse particulièrement à
l’intellect. Cette approche entretient une attitude passive chez l’étudiant qui ingère
les contenus sans être encouragé à les mettre en perspective, les interroger, les
nuancer, voire les critiquer. Et les études de cas (business cases) plus interactives,
très utilisées dans les écoles de commerce à la suite d’Harvard, sont souvent
conçues selon des logiques très liées au business as usual. Ces pratiques ne
favorisent pas l’expression d’approches complémentaires plus existentielles et
sensibles, qui permettraient de mettre en perspective d’autres dimensions de
l’existence, le rapport à la nature et aux milieux vivants, les émotions face aux
injustices et aux désastres, etc.
Le diagnostic établi à propos des formations peut s’appliquer plus largement aux
établissements, souvent considérés « hors-sol ». Si les maquettes pédagogiques ne
reflètent pas une prise en compte sérieuse des enjeux écologiques et sociaux, c’est
aussi parce que les établissements peinent à se transformer pour s’inscrire dans une
démarche de transition. Certes, il est essentiel de développer une vision systémique
et transdisciplinaire dans les cursus, mais il est également indispensable de repenser
la place des campus dans leur environnement [Dardelet et al., 2021] : quelle
politique énergétique ? Quelle utilisation de la ressource en eau ? Quelle gestion des
déchets ? Quelles politiques d’achat ? Quels rapports aux mobilités ?
Enfin, une tension supplémentaire réside dans le passage de la formation initiale
vers le monde professionnel. Changer les cursus suppose de pouvoir préparer les
étudiants à de nouvelles manières de produire, d’échanger, de consommer, de
vivre… Or, les entreprises peinent à définir des stratégies crédibles et à changer de
paradigme. De plus en plus de grands groupes évoquent leurs difficultés croissantes
à fidéliser les jeunes diplômés. Beaucoup d’entre eux « n’achètent pas » le discours
de l’entreprise sur sa mission ou sa raison d’être, et sont prêts à trouver des voies de
sortie, de bifurcation pour rejoindre des entreprises plus porteuses de sens, moins
voraces en temps de travail, etc. De façon générale, nombreux sont celles et ceux
qui cherchent à transposer leurs compétences techniques pour pouvoir œuvrer de
façon positive et plus « impactante » à la transition écologique et sociale, mais
disent ne pas trouver les formations correspondant à leur recherche, par exemple sur
des métiers liés au bâtiment, à la mobilité, à l’alimentation.
Comme l’a si bien dit le mouvement éponyme, un « réveil écologique » 8 est
nécessaire pour promouvoir un changement institutionnel et favoriser le passage à
l’action des différentes parties prenantes : étudiants, enseignants-chercheurs,
direction, personnels… Dès lors, que penser de certaines initiatives récentes ?

Des initiatives qui aiguillonnent : quelle


réappropriation politique ?
Le diagnostic qui vient d’être posé a laissé de côté les initiatives qui voient le jour,
heureusement, dans divers contextes, à la fois dans le monde de l’enseignement
supérieur et à ses marges. Parmi les stratégies transformatives développées
actuellement, on peut mentionner le travail réalisé par le mouvement Pour un réveil
écologique sur les enseignements et parcours en finance 9 ; le travail « the other
economy » réalisé par Alain Grandjean, Marion Cohen et leur équipe pour mettre
des ressources en ligne relatives à une économie écologique 10 ; l’initiative -
ClimatSup Business, conjointe au Shift Project et à Audencia Business School (avec
d’autres partenaires académiques et d’entreprises, dont le Campus de la transition)
pour proposer un socle de connaissances et compétences en gestion, et plus
particulièrement en finance ; le travail réalisé avec le collectif Fortes et le Campus
de la transition, pour mettre à disposition d’enseignants-chercheurs, d’étudiants et
d’équipes de direction, des ressources aidant à intégrer les questions écologiques et
sociales de façon structurante dans les pédagogies, dans la vie des campus, dans les
disciplines de gestion.
Je m’attarderai un peu plus sur les deux démarches du Shift Project (ClimatSup
Business) et du Campus de la transition. Elles illustrent des processus participatifs
qui réunissent différents acteurs pour favoriser une transformation des cursus. La
question est de savoir si ces transformations sont à la hauteur des enjeux. Le projet
ClimatSup Business comporte trois volets :
– un état des lieux quantitatif et qualitatif de la prise en compte des enjeux
écologiques dans les formations. Ce premier volet s’est appuyé sur des sondages
et focus groups réalisés auprès des enseignants, étudiants, collaborations
et alumni pour comprendre dans quelles mesures les enjeux socioécologiques sont
intégrés aux formations d’Audencia.
– une réflexion sur ce que doivent savoir les diplômés avec la définition d’un socle
de connaissances et compétences à mobiliser pour mettre en œuvre la transition.
– une partie concernant les modalités de cette mise en œuvre (le plan d’action avec
la déclinaison dans les programmes, formations des enseignants, moyens
nécessaires pour la mise en œuvre du socle défini, etc.). A cela s’ajoute un zoom sur
les métiers de la finance.
Le Shift Project a invité de nombreuses parties prenantes à s’impliquer dans le
projet : étudiants, professeurs, vacataires, équipes
pédagogiques, alumni d’Audencia. Plusieurs instances ont été créées et mobilisées à
cet effet : un comité de suivi facilite le projet et prend les décisions concernant
Audencia ; des groupes de travail se concentrent sur la méthodologie et les
livrables ; et des conseils consultatifs sont constitués d’étudiants, d’alumni et
d’employés volontaires.
Aujourd’hui, le rapport intermédiaire a été publié avec un premier partage de socle,
qui est amené à évoluer. Ce travail, qui s’étale sur dix mois, montre qu’il faut du
temps aux institutions pour arriver à proposer une trajectoire pertinente et
cohérente, que ce soit pour les cursus ou les établissements. Trois difficultés
persistent, et sont d’ailleurs mentionnées dans le rapport intermédiaire de ClimatSup
Business :
– Les classements favorisent la compétition entre les écoles de commerce. Il s’agit
d’arriver à les faire passer d’une logique compétitive à une logique plus
collaborative pour œuvrer davantage à l’intérêt général. Les systèmes d’évaluation
des enseignants, déjà mentionnés, sont aussi contradictoires avec cette visée.
– Un effort collectif est nécessaire pour intégrer l’ensemble de connaissances et
compétences requises pour la mise en œuvre d’une grande transition. Ceci implique
d’avoir compris l’ampleur des défis pour agir à la hauteur des enjeux. Il reste
beaucoup de chemin à parcourir pour parvenir à convaincre et donner envie à toutes
les parties prenantes de se mobiliser fortement. Les initiatives concernent pour
l’instant un très petit nombre de professeurs et de formations.
– Enfin, ces réflexions peuvent, pour certains professeurs, aller à l’encontre du
principe de liberté pédagogique. Ceci invite à prendre en compte la dimension
normative et politique de tout projet pédagogique [Renouard et al., 2021].

Le manuel de la grande transition


Le parcours du Manuel de la Grande transition, en 6 « portes », vise à mettre en
évidence la diversité des voies d’accès à des processus de transition : Nomos,
pour mesurer, réguler, gouverner ; Oikos pour habiter un monde
commun ; Ethos, pour discerner et décider pour bien vivre ensemble, Logos,
pour interpréter, critiquer, imaginer ; Praxis pour agir à la hauteur des
enjeux ; Dynamis pour se reconnecter à soi, aux autres et à la nature.
Ces six portes peuvent être mobilisées pour réfléchir aux disciplines et parcours
en économie et gestion : pour ne pas en rester à l’analyse des métriques, des
règles et des outils de gouvernance et de gestion (Nomos), pour relier tous les
modèles économiques au respect des frontières planétaires (Oikos), pour
aiguillonner tous les acteurs face à leurs responsabilités éthiques et
politiques (Ethos), pour faire droit aux imaginaires véhiculés par les entreprises
et les compréhensions du développement (Logos), pour inviter à des mises en
pratiques (Praxis) ainsi qu’à des changements dans l’appréhension des formes
du travail et les modèles pédagogiques (Dynamis).

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enjeux ; Dynamis pour se reconnecter à soi, aux autres et à la nature.
Ces six portes peuvent être mobilisées pour réfléchir aux disciplines et parcours en
économie et gestion : pour ne pas en rester à l’analyse des métriques, des règles et
des outils de gouvernance et de gestion (Nomos), pour relier tous les modèles
économiques au respect des frontières planétaires (Oikos), pour aiguillonner tous les
acteurs face à leurs responsabilités éthiques et politiques (Ethos), pour faire droit
aux imaginaires véhiculés par les entreprises et les compréhensions du
développement (Logos), pour inviter à des mises en pratiques (Praxis) ainsi qu’à des
changements dans l’appréhension des formes du travail et les modèles
pédagogiques (Dynamis).
De ce point de vue, le positionnement du Campus de la transition, créé fin 2017 par
un collectif d’enseignants-chercheurs, d’étudiants et de professionnels, et développé
« hors système », a permis plus de liberté vis-à-vis de l’historique des formations
dans les écoles et universités. Le Campus conjugue une approche réformiste avec
une proposition d’immersion en rupture avec certains modes de vie, en
expérimentant une vie collective en éco-lieu (en Seine-et-Marne), le souci d’une
pédagogie interdisciplinaire et holistique et un modèle économique hybride, puisant
notamment dans l’économie du don. Les expérimentations sur place (relatives à un
mode de vie plus sobre et convivial) donnent lieu à des recherche-actions (sur
les low-tech, la mesure de l’empreinte carbone et écologique, la mesure de la qualité
relationnelle, la rénovation écologique de bâtiments anciens, la mobilité douce sur
le territoire, etc.) destinées à nourrir les formations. Celles-ci s’adressent aussi bien
à des étudiants et doctorants qu’à des enseignants-chercheurs, équipes de direction
d’établissements, ou encore des professionnels des entreprises, des collectivités
territoriales et du monde associatif. Pour l’instant les formations au Campus, d’une
durée de deux jours à trois semaines, s’inscrivent dans les programmes de master
d’universités ou d’écoles diverses. Une formation non diplômante de sept semaines,
le T-campus, a été créée en partenariat avec la coopérative Oasis et le mouvement
Colibris, pour accompagner la mise en transition d’étudiants et professionnels de
différents horizons. Le Campus développe aussi une activité d’accompagnement des
campus/universités/écoles, et a notamment un partenariat avec l’université de Cergy
et l’Essec. L’objectif est de former des ambassadeurs de la transition et
d’accompagner des dynamiques de transformation des contenus, tout comme des
pédagogies et des pratiques.
Le Campus s’appuie sur le travail structurant réalisé par le collectif Fortes (70
enseignants chercheurs, quelques étudiants et praticiens) depuis 2019. Ce collectif a
conçu un socle transdisciplinaire de connaissances et compétences pour la
Transition, le Manuel de la grande transition (2020), puis a initié la collection Petits
manuels de la grande transition. Il est composé de volontaires cherchant à jouer aux
interstices : à la fois pour proposer des parcours de façon parfois décalée par rapport
aux contraintes habituelles des établissements, et pour chercher des chemins de
diffusion et d’essaimage auprès d’établissements et d’enseignants-chercheurs ainsi
que d’étudiants.

Former autrement pour rendre possible les


transformations structurelles
Les transformations structurelles de nos modèles économiques passent par
l’acquisition de nouveaux savoirs et de compétences multiples (techniques aussi
bien que psycho-sociales, émotionnelles et relationnelles), afin de réorienter
radicalement ce qui est enseigné et transmis dans les formations classiques en
économie et gestion. Les initiatives qui se développent ne doivent pas masquer
l’inertie et le manque de transformation réglementaire et systémique. La structure
de financement des écoles – qui dépendent en partie des chambres de commerce et
d’industrie 11 et des liens avec les grandes entreprises pour leur
développement – est une des causes de cette inertie. Mais les blocages viennent
aussi du manque de vision partagée entre équipes de direction et enseignants-
chercheurs autour de l’urgence écologique et de la métamorphose nécessaire des
enseignements : dès lors que l’objectif à atteindre n’est pas clairement défini, les
trajectoires et les moyens pour y parvenir sont flous et lacunaires, alors même que
des compétences en accompagnement du changement devraient être disponibles
dans ces formations. Les écoles de management peuvent-elles former à prendre des
chemins de traverse ?

Bibliographie
Brown M., 2010, Civilizing the Economy. A New Economics of
Provision, Cambridge University Press.
Dardelet C. et al., 2021, Transformation des campus, coll. Petits manuels de la
grande transition, Les Liens qui libèrent.
Jouzel J. (dir), 2022,« Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique
et du développement durable dans l’enseignement supérieur », rapport remis à la
ministre de l’Enseignement supérieur.
Parker M., 2018, Shut down the business schools, Pluto Press.
Renouard C., 2015, Ethique et entreprise, Editions de l’Atelier.
Renouard C., Beau R., Goupil C. et Koenig Ch., Collectif Fortes, 2020, Manuel
de la grande transition, Les Liens qui libèrent.
Renouard C., Brossard-Borhaug F., le Cornec R., Dawson J., Federeau A.,
Vandecastele P. et Wallenhorst N., 2021, Pédagogie de la transition, coll. Petits
manuels de la grande transition, Les Liens qui libèrent.
Ricœur P., 1990, Soi-même comme un autre, Seuil.
Sharpe W., 2013, 3 Horizons. Patterning of Hope, Triarchy Press.
Shift Project, 2019, « Mobiliser l’enseignement supérieur pour le climat ».
Stempak N. et Eynaud Ph. (dir.), 2022, Vers une autre gestion, coll. Petits manuels
de la grande transition », Les Liens qui libèrent.

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o Cécile Renouard et Elaïne Vetsel
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m Commenter son article 
i
m L'Economie Politique n°95 - 08/2022
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naw • 1.  Voir aussi, au long du XXe siècle, les analyses qui prolongent celles de
tcia
Mill, en insistant sur l’encastrement de l’économie dans la société et dans le
aetl
ibtse cosmos, notamment Karl Polanyi, René Passet, et plus récemment Alain
oeA
r Deneault, Wendell Berry, etc.
eorpl
(kpi
se
)n
• 2.  Voir notamment les travaux de Jacques Richard et Alexandre Rambaud. Et
le numéro 93 de L’Economie politique « Transition écologique : comment
refaire les comptes ».
• 3.  Par exemple, Daniel Hurstel ou William Bourdon. Ivan Tchotourian et
Margaux Morteo, « Une lecture juridique de l’économie ‘arrivante’ : une
autre financiarisation du droit des sociétés et des marchés », Les Cahiers de
droit n° 60, décembre 2019, p.909-1219.
• 4.  Aurélien Acquier, in Stempak et Eynaud (2022), p.126.
• 5.  Robert Solomon et Kristin Hanson, La morale en affaires, clé de la
réussite, Editions d’Organisation, 1989.
• 6.  Boffo R., Marshall C. et Patalano R., 2020, « ESG Investing:
Environmental Pillar Scoring and Reporting », rapport de l’OCDE
consultable sur www.oecd.org.
• 7.  « MSCI, the largest ESG Rating Company, doesn’t even try to measure the
Impact of a Corporation on the World. It’s all about whether the World might
mess with the Bottom Line », in « The ESG Mirage » de Simpson C., Rathi A
et Kishan S., Bloomberg du 10 décembre 2021, consultable
sur www.bloomberg.com
• 8.  Collectif initié en 2018 par un manifeste signé par 30 000
étudiants. https://pour-un-reveil-ecologique.org/fr/
• 9.  « La Finance verte », à consulter sur https://pour-un-reveil-ecologique.org/
• 10.  https://theothereconomy.com/fr/
• 11.  La part versée par les CCI est très variable : elle représente autour de
11 % du budget des écoles de commerce (mais 99 % pour Grenoble Ecole de
Management, par exemple) et la taxe d’apprentissage (versée par les
entreprises qui peuvent choisir à qui elles versent les montants exigibles) peut
représenter jusqu’à 10 % du budget. Marianne Blanchard, 2014, « L’essor des
écoles supérieures de commerce. Cas d’école de la privatisation de
l’enseignement supérieur en France ? », Savoir/Agir n° 29, p. 59-65.
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