Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Kelly Basilio*
Louis Aragon a publié Aurélien en 1944. Mais il en a situé l’action entre les
deux guerres : plus précisément, car c’est important pour l’appréhension
du sens visé par le roman, entre la fin de la Grande Guerre et le début de ce
qu’on a appelé d’abord la “drôle de guerre”.
Aurélien Leurtillois, le héros, ou plutôt l’anti-héros parisien du récit,
rentre de la première guerre. Il a trente ans et l’impression d’avoir perdu
sa jeunesse, en se sentant soudain désœuvré, et sans goût à rien. Pour le
désennuyer, des amis lui présentent leur cousine provinciale, venue passer
quelques jours dans la capitale, Bérénice.
Aurélien ne sait pourquoi il est poursuivi par l’étrange visage changeant
aux yeux bombés et le nom racinien de la jeune femme. Il en est même irrité
car il l’a d’emblée trouvé laide. En réalité, il se débat contre l’évidence d’un
amour naissant. Jusqu’au jour où une révélation le lui impose, en éclairant
enfin le mystère de son envoûtement : Bérénice, quand elle ferme les yeux,
évoque le masque de plâtre de cette noyée inconnue de la Seine qui décore
le mur de sa chambre, juste en face de son lit, constituant de la sorte la pre-
mière image perçue à son réveil.
***
Aurélien d’Aragon ou le Masque de la Morte 55
***
Aurélien n’est rien d’autre ainsi que l’histoire d’une tragique mascarade.
L’histoire d’une vérité masquée, d’une vérité que ce faux héros, ce
maître en faux-fuyants, se masque. Car cette vérité n’est pas commode dans
sa complexité, dans la variabilité de ses visages, car elle est angoissante dans
son imprévisibilité.
Le masque comme peur de l’amour, de la vérité mouvante de l’amour,
de la vérité précaire et multiple, insaisissable des êtres. Aurélien a préféré la
figer, cette vérité, dans l’immutabilité du masque mortuaire.
56 Morte e Espectralidade nas Artes e na Literatura
***
Aurélien vivante parce qu’elle savait infiniment préférée cette morte, parce
qu’elle savait que cette morte aurait toujours, de toute façon, le dessus, le
dernier mot. Elle ne s’est pas donnée à Aurélien mais seulement prêtée à lui,
sous sa forme d’emprunt, son masque, elle s’est prêtée à son jeu, ce jeu de
masques, ce jeu macabre : n’était-ce pas cela qu’avant tout il voulait ? Elle s’est
refusée à lui vivante pour ne lui offrir que son masque de morte feinte – non
sans avoir détruit auparavant l’autre masque, celle de la vraie morte. Ainsi
croyait-elle avoir trompé la mort, trompé sa force plus forte que tout, ainsi
pensait-elle avoir eu raison d’elle, ainsi jugeait-elle avoir eu le dernier mot.
Mais hélas, elle n’aura réussi qu’à donner le change à Aurélien. Et Aurélien,
frustré, floué, n’aura de cesse de recouvrer l’autre masque, celui de la mort
vraie.
***
Elle avait les yeux à demi fermés, un sourire, le sourire de l’Inconnue de la Seine
[…] Elle était morte. Aurélien vit tout de suite qu’elle était morte. (697)
Aurélien d’Aragon ou le Masque de la Morte 59
l’autre, si l’on peut dire, mais “à demi fermés” – ou à demi ouverts ? Car, pour
une fois, pour la première et pour la dernière fois, morts, vraiment morts, et
non pas reproduisant cette mort, comme ceux du masque de l’Inconnue, ou
simulant cette mort comme ceux du masque feint de Bérénice. La vraie mort
ne ressemble jamais à la mort imaginée, la vraie mort ne ressemble jamais à
rien. La vraie mort est toujours surprenante, bizarre, énigmatique, louche.
“On ne peut rien contre une morte, elle est toujours la plus forte”, avait,
tout au contraire, et plus justement peut-être, jadis déploré Bérénice. Et c’est
donc enfin ici sa revanche qu’elle tient, de s’être vu préférer cette morte,
revanche posthume, hélas – quelle ironie pour une amoureuse avant tout de la
vie ! –, et au moment même où elle n’en a plus que faire, où ce rêve de sa vie
a pour elle perdu tout son sens, au profit d’un autre autrement plus justifié,
plus nécessaire, plus essentiel, plus exaltant, plus grand ! Et voilà qu’en ce
vivifiant sursaut, en cette large révolte vitale, elle se trouve ainsi bêtement
fauchée par l’irresponsabilité balourde de l’amour béat !
Un pur gâchis, en somme, que cette mort : tout le monde y perd : la future
Résistance, à coup sûr, un de ses éléments les plus précieusement prometteurs,
et cela sans que pour autant la “joyeuse” compagnie y ait gagné quoi que ce
soit, sinon des regrets, sinon de penauds remords. Et Aurélien y gagne moins
encore que n’importe qui, comme on vient de le voir, pour ce qui est de sa
quête fondamentale, celle-là même qui a fait l’ironique objet de ce roman.
***
Telle est peut-être la question cruciale qui se cache, que le roman cache,
sous ce masque.
Aurélien – et son masque – symbolise ainsi à la fois tous les nostalgiques
de la femme d’antan et de la France d’antan, de ceux qui ne les aiment pas
mais les adorent, comme des images, comme des idoles. Car pour l’auteur
des Cloches de Bâle et du futur Fou d’Elsa, idées fascistes et idées “machistes”
vont bien de pair: telle est la Leçon de Ribérac, qui sera publiée précisément
en 1941, Ribérac qui peut-être est évoquée ici par R…, R… où une grande
femme, Bérénice, s’est révélée, une autre idée de la femme! et une autre
idée de la patrie – et une autre idée de l’amour qu’il faut leur porter à l’une
comme à l’autre, celui de la vie, des yeux ouverts!
Bibliographie
Aragon, Louis. 2018. Aurélien. Paris : Folio.