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L’image d’un peuple à la télévision 

: Glauber Rocha
au Brésil et Jean-Luc Godard au Mozambique
Fernanda Pessoa de Barros

À la fin des années 1970, deux cinéastes d’importance capitale pour les mouve-
ments de cinéma modernes se tournent vers la télévision. Au Brésil, Glauber Ro-
cha participe au programme collectif Abertura; au Mozambique décolonisé, Jean-Luc
Godard est invité à aider la construction d’une télévision publique révolutionnaire.
Les contextes politiques de ces deux expériences sont différents – un pays afri-
cain nouvellement indépendant et un pays d’Amérique latine envisageant une ouver-
ture politique après quinze ans de dictature militaire. Pourtant, se manifeste un désir
commun d’utiliser la télévision pour donner l’image d’un peuple dans un contexte de
changement politique. Rocha choisit de donner la parole au peuple à travers le dia-
logue, tandis que Godard veut apprendre au peuple à se faire sa propre image, en
dominant les techniques télévisuelles.

Rocha : Ouverture politique au Brésil et parole du peuple


En 1979, Rocha est invité par Fernando Barbosa Lima à participer à son nouveau pro-
gramme Abertura, une émission journalistique composée de sections conçues par plu-
sieurs artistes de différents horizons. Barbosa Lima explique comment se répartissait
le travail avec Rocha:

Le programme était une revue composée de plusieurs séquences, chacune


présentée par une personne, qui était une espèce d’éditeur. Avec Glauber, j’avais
un accord. Je disais : Glauber, tu diriges ta séquence. Je te donne l’équipement
et l’équipe et tu fais ce que tu veux. Mais j’édite ce que je veux. Nous ne nous
sommes jamais disputés et nous avons travaillé presque un an ensemble. Il pen-
sait que l’édition avait été toujours parfaite.

Abertura (Ouverture en portugais, une claire allusion au temps politique) débute


en février 1979, sur la chaine Rede Tupi et est retransmise jusqu’en juin 1980, quand
Tupi est supprimée du réseau des chaînes actives. Elle compte environ 60 émissions,
pour lesquelles on estime que Rocha a participé à 32 reprises. Aujourd’hui, on ne re-
trouve que l’enregistrement de 16 de ses interventions.

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Dans plusieurs de ces émissions, Rocha utilise la forme du dialogue : il inter-
roge une personne qui représente souvent une couche du peuple brésilien. Dans une
atmosphère chaotique, Rocha se présente comme un reporter de télévision, toujours
avec une présence imposante devant la caméra. Chaque participation du cinéaste,
dont les deux principales caractéristiques sont le rythme frénétique et la caméra à la
main, avait environ cinq minutes.
Pour comprendre ce que la notion de peuple signifie chez Rocha, il est pertinent
de rappeler le cas de l’interrogation des représentants du peuple dans le film Terre en
transe  (1967). Cette séquence permet de saisir les questions qui structurent Rocha
quant à la représentation du peuple par le cinéma, ainsi qu’à l’imaginaire des déten-
teurs du pouvoir – de droite et de gauche. De plus, il est intéressant de voir comment
la notion de peuple se développe chez le Brésilien au début de la dictature militaire, en
réfléchissant sur le récent Coup d’État, et lors de la fin de celui-ci, dans une perspective
d’ouverture démocratique.
La séquence montre la fête en faveur de Vieira, le candidat de la gauche popu-
liste. Nous y voyons l’opposition entre les opinions de Sara (Glauce Rocha) et Paulo
(Jardel Filho) par rapport au comportement enthousiaste du peuple – Sara défend ce-
lui-ci, pendant que Paulo s’y oppose. Dans le but d’illustrer ses arguments, Sara appelle
Jerômino et lui demande de parler. Un autre personnage l’encourage: « N’aie pas peur.
Parle, c’est toi le peuple ». Jerômino hésite et parle finalement à la caméra : « Je suis
un homme pauvre, un ouvrier, le délégué du syndicat. Je suis dans la lutte de classe, je
pense que tout va mal, et je ne sais pas vraiment quoi faire. Le pays se trouve au milieu
d’une grande crise et il vaut mieux attendre les ordres du président. » Paulo réagit,
couvrant la bouche de Jerônimo avec sa main et parlant à la caméra: « Vous voyez qui
est le peuple ? Un imbécile, un analphabète, un dépolitisé. Vous imaginez Jerônimo au
pouvoir ? » Un homme d’apparence pauvre grimpe jusqu’au centre d’intérêt de la scène
et demande la parole, soutenant que « Jerônimo fait notre politique, mais il n’est pas le
peuple ; le peuple c’est moi, qui ai sept enfants et n’ai pas où habiter ! » Au son des cris
« extrémiste ! », l’homme est battu à mort symboliquement.
Dans Abertura, Rocha choisit d’interviewer des personnes qui représentent la
diversité du peuple brésilien: un noir des favelas, un immigrant du Nordeste, etc. De
plus, il y a dans ce choix une particularité : deux de ces personnes sont des homo-
nymes de personnalités célèbres, Brizola et Bruce Lee. Le conducteur de camion Bruce
Lee n’apparaît que dans un épisode, mais sa participation est intéressante. Quand Ro-
cha lui demande de parler, Bruce Lee refuse : « J’ai des ordres de la compagnie pour ne
pas donner d’entretiens, patron. » Le cinéaste lui demande donc de sauter en criant,

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comme le Bruce Lee originel, ce à quoi le conducteur obéit. Bruce Lee conducteur ne
peut être qu’une image, un double de son homonyme – figure célèbre de la culture
étrangère importée par le Brésil.
Le cas de Brizola est plus significatif, puisqu’il s’agit de l’homonyme de Leonel
Brizola, figure centrale de la gauche pour une ouverture politique. Quand Rocha le
présente pour la première fois, il crée une fausse expectative chez le spectateur : Bri-
zola est hors-cadre et Rocha dit, soulignant son nom: « Attention, entretien avec Bri-
zooola ! » L’expectative est brisée de façon presque comique, puisque brusquement
la caméra se tourne vers Brizola, qui se présente : « Bonsoir. Je m’appelle Brizola et
j’habite à Botafogo. » La relation entre les deux Brizolas est instituée dès le début. En-
suite, Rocha demande s’il a entendu parler de Brizola, le politicien, et Brizola affirme
que oui et qu’il porte ce surnom à cause de lui. L’analogie entre les deux sert à mettre
à l’ordre du jour la question de l’ouverture politique et du retour de Brizola dans la
politique brésilienne. Ici, Rocha met en question la participation du peuple dans le
processus d’ouverture politique du pays. Ce n’est pas seulement le Brizola politicien
qui doit avoir des opinions sur la politique et le futur du Brésil, mais aussi le Brizola
du peuple. Ce personnage est donc crucial dans les émissions de Rocha, il y revient
plusieurs fois, en tant qu’il représente la vox populi (les habitants des favelas, les noirs
et les pauvres) et également l’importance de l’engagement de celui-ci dans la politique
brésilienne.

Godard : La télévision comme image d’une identité nationale


révolutionnaire
En 1970, Glauber Rocha avait tourné une co-production entre le Brésil, la France et l’Ita-
lie au Congo-Brazaville : Der Leone Have Sept Cabezas. Rocha a défini ce film comme

Une histoire générale du colonialisme euro-américain en Afrique, une épopée


africaine préoccupée à penser en homme du Tiers Monde, en opposition aux
films commerciaux qui traitent des safaris, des conceptions des blancs envers ce
continent. C’est une théorie sur la possibilité d’un cinéma politique.

Six ans plus tard, Jean-Luc Godard va s’intéresser au Mozambique. Ce pays afri-
cain a obtenu son indépendance du Portugal en 1975 et son nouveau gouvernement se
déclare socialiste marxiste et révolutionnaire. Le président Samora Machel, leader du
mouvement de libération nationale (Frelimo), connaît l’importance de l’audiovisuel

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dans la constitution d’une identité nationale. Il crée l’Instituto Nacional de Cinema
(Inc) à Maputo, afin de constituer une filmographie mozambicaine qui soit en adé-
quation avec l’idéologie révolutionnaire du pays.
Ce fut Ruy Guerra, cinéaste brésilien d’origine mozambicaine et président de
l’Inc à l’époque, qui engagea Godard dans le projet de création d’une télévision natio-
nale. En 1977, Godard signe un contrat qui impliquait la production d’un programme
de télévision et d’une série sur cette expérience. La série serait composée de 5 épisodes
d’une heure et s’intitulerait Nord contre sud ou Naissance (de l’image) d’une nation,
relevant le fait que la naissance politique du pays était contemporaine à la naissance de
sa représentation à travers les images.
En 1978, Godard séjourne deux fois au Mozambique avec une petite équipe.
Comme l’a remarqué Antoine de Baeque, « la mission de Sonimage est d’abord : choisir
un équipement pour la future télévision, en système Pal ou Secam, unifier le matériel
existant au Mozambique et fournir la base d’un outil autonome. »
Le matériel et l’entraînement des techniciens étaient les premières questions à
résoudre. Le caméraman Carlos Gambo possède la seule caméra du pays et, grâce à
cela, travaille directement avec Godard. Il raconte son expérience dans le documen-
taire Kuxa Kanema (2003) : « Il fallait que Godard essaye de nous apprendre com-
ment monter la future télévision du Mozambique. Nous avons filmé une paysanne
ne sachant ni lire ni écrire. Nous lui avons montré son image pour voir sa réaction. Et
nous nous sommes demandés : “Cette télévision, pour qui doit-elle être faite ? Pour les
paysans ou pour l’intellectuel ? Et si c’est pour les deux, comment faire ?” » Le cinéaste
s’intéresse à l’étude de ce qui représente la première rencontre d’un peuple avec son
image, et à la volonté du peuple de construire sa propre représentation.
L’idée de Godard était d’apprendre à la population mozambicaine à manipuler
les outils audiovisuels, pour qu’ils puissent eux-mêmes construire leurs images. De
cette façon, le peuple se filmerait lui-même, au lieu de confier son image aux sup-
posés spécialistes. Comme l’a défini Daniel Fairfax, il s’agissait avant tout de déve-
lopper « un but pédagogique et encourager la participation active du peuple dans la
production ».
Le projet a échoué et ni le programme télévisé ni la série ne seront concréti-
sés. Les causes de l’échec ont été multiples. Manita Diawara, cinéaste et théoricien
africain, en explique quelques-unes. En premier lieu, il y avait la question du rapport
entre théorie et pratique : tandis qu’au Mozambique il s’agissait de donner priorité à
la réalisation, Godard semblait plus intéressé à réfléchir sur la puissance de l’image.

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Selon Diawara

Plusieurs personnes voient Godard comme un héros de la libération de l’image


et comme un créateur, une icône du cinéma. D’abord Guerra a accueilli Godard
[…] Après, pourtant, Guerra sentait que Godard avait dépensé trop d’argent
à produire et théoriser, sans réaliser de films […] Avec Godard, il y avait trop
de mise en scène, des théorisations sur comment mettre une image devant la
caméra, quelle caméra utiliser, comment le faire, etc. Ça ne finissait jamais. […]
Peut-être Godard n’était pas tant intéressé à produire les images qu’à essayer
de définir la sorte de télévision appropriée à la condition mondiale qu’il fallait
construire.

Il faut remarquer aussi que Godard n’avait pas de familiarité avec la culture
mozambicaine. Il voulait interagir avec le peuple et lui faire prendre la parole et les
moyens de production, mais ne parlait ni portugais ni les langues natives du pays. Cela
a évidemment créé un problème de communication et d’interaction.
En outre, la situation politique du Mozambique devient de plus en plus compli-
quée. Depuis 1976, le pays souffrait d’une guerre civile entre la Frelimo et la Rema-
mo (Résistance Nationale du Mozambique), mouvement qui se positionnait contre la
politique marxiste du gouvernement. Le Remamo comptait sur le support de l’Afrique
du Sud et de la Rhodésie, en plus d’avoir un soutien indirect des Etats-Unis. La guerre
civile mozambicaine s’intensifie dans les années 1980.
Diawara analyse le conflit d’intérêt entre Godard et le gouvernement mozambi-
cain, y voyant

Une contradiction inhérente entre gouvernement et créativité ; un cinéaste esthé-


tiquement radical comme Godard ne pouvait pas “fonctionner” d’une manière
effective s’il était attaché à l’appareil du gouvernement, même s’il s’agissait d’un
régime révolutionnaire avec lequel il avait sympathisé.

Le décalage culturel relève une question importante. Godard était un cinéaste


de gauche, intéressé par les mouvements de libération africains et par les peuples op-
primés. La question de l’impérialisme irrigue les réflexions de Godard. Cependant, ses
films et sa pensée restent centrés sur l’Europe, questionnant sa place dans l’histoire du
colonialisme occidental au Vietnam et au Moyen-Orient. Quand Rocha avait réalisé

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son film en Afrique, il avait affirmé : « J’ai choisi l’Afrique parce qu’elle me paraît être
un continent avec des problèmes semblables à ceux du Brésil », ce qui n’était pas le cas
pour Godard.
Les deux réalisateurs ont mis le peuple au centre d’intérêt de leurs projets télé-
visés, revendiquant la figuration de son importance en tant que sujet historique res-
ponsable des changements politiques. Tandis que Godard voulait éliminer la figure du
spécialiste, Rocha s’est mis à la place d’un médiateur spécialisé, qui saurait communi-
quer avec le peuple et le faire parler. Dans les deux cas, s’expérimente concrètement
un apprentissage politique, mais également un apprentissage de communication. Pour
Godard, il fallait apprendre grâce au peuple mozambicain à manier et refondre la tech-
nique télévisuelle, pour que celui-ci puisse lui-même créer sa propre représentation.
Pour Rocha, il s’agissait de réapprendre au peuple brésilien à parler et s’exprimer, après
quinze ans de censure.

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