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CONFÉRENCE DONNÉE PAR ANNIE BÉLIS


LYCÉE LOUIS-LE-GRAND
Classes Préparatoires aux Grandes écoles,
à l’invitation de Madame Joëlle Bertrand (2003)

LES CONCOURS MUSICAUX DANS L’ANTIQUITÉ


« LA GLOIRE ET LA FORTUNE »

Lorsque Joëlle Bertrand m’a demandé de venir parler ici, au Lycée Louis-le-
Grand, et à vous, élèves des Classes Préparatoires, de la musique de l’Antiquité, je me
suis dit qu’un sujet s’imposait : les concours musicaux, non seulement pour la raison
d’évidence, que je n’ai pas besoin de préciser, mais pour deux autres, qu’il me faut vous
donner, et qui, je l’espère, justifieront mon choix. La première, c’est que le sujet en
question a été traité à plusieurs reprises par le plus remarquable de tous les
épigraphistes, Louis Robert, lequel publia son premier article alors qu’il n’était encore
qu’élève de Seconde ou de Première ici même, à Louis-le-Grand: une inscription grecque
fort lacunaire lui était tombée sous les yeux, et il en combla toutes les lacunes, avec cette
virtuosité qui fit sa célébrité et qui me fait dire qu’il est l’autre Louis-le-Grand. Ma
seconde raison est moins en situation, mais elle nous fait entrer dans le vif de notre sujet.
Je ne crois pas me tromper en pensant que, parmi les sources antiques, vous
connaissez davantage les textes littéraires, historiques et philosophiques, que la centaine
de milliers d’inscriptions grecques et latines, qui, justement (nous y revoilà) fournissent
l’essentiel des renseignements à collecter sur notre thème des concours musicaux. Nous
en découvrirons donc quelques-unes ensemble.

Vous le savez, les Grecs ont eu la passion de l’agôn, qui est tout à la fois l’esprit de
compétition, l’affirmation de l’individu, et la participation desdits individus à une
activité collective, dans une lutte stimulante pour la supériorité. Cet esprit agonistique
se déployait tout particulièrement dans les concours tripartites, gymniques, hippiques et
musicaux, dont l’instauration remonte à la fin du VIè s. avant notre ère. L’édit de
Théodose, en 380, et l’interdiction du paganisme y mirent un terme définitif.
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Dans le temps qui m’est imparti, et afin de laisser davantage de temps à l’écoute
de la musique antique, je ne pourrai traiter que des principaux aspects de ces concours
musicaux.
Ce qu’il faut d’abord souligner, c’est que, malgré la trompeuse similitude des
termes, il n’ existe pas d’équivalent moderne aux concours musicaux antiques: nos
concours internationaux de violon, de piano, de chant, ou de chefs d’orchestre voient en
effet s’affronter de jeunes musiciens professionnels, au seuil ou au tout début de leur
carrière. Au contraire, les concours grecs les plus prestigieux rassemblaient des
virtuoses confirmés, qui tout au long de leur carrière, s’affrontaient périodiquement, et
remettaient en jeu à la fois leur titre et leur prestige. Le meilleur parallèle (et je n’en vois
pas d’autre) est avec les tournois de tennis, grands et petits, un parallèle qui peut être
mené assez loin, parce que bon nombre de leurs principes sont identiques.
Dans les deux cas, il s’agit de concours, qui supposent des éliminations
successives, et non de jeux, comme le voudraient certaines traductions du mot agônes,
traductions contre lesquels fulminait Louis Robert, qui aimait à dire en bougonnant que
les jeux des Grecs étaient les dés, les osselets, la toupie, la balle....
Dans les deux cas, il s’agit de professionnels de haut niveau, ici des musiciens, là
des sportifs.
Dans les deux cas, il s’agit de tournois périodiques, en des lieux et selon un
calendrier déterminé.
Dans les deux cas, il n’y a, à l’issue des épreuves, qu’un seul vainqueur (et non
pas un classement, ce qui nous épargne la comparaison avec la Formule 1...)
Dans les deux cas, les tournois sont hiérarchisés en catégories, et le niveau le plus
élevé n’en regroupe qu’une poignée, les quatre tournois du Grand Chelem (les Masters à
New York, les internationaux d’Australie, Roland-Garros et Wimbledon) répartis sur
une seule année, répondant aux cinq agônes musicaux (nous verrons lesquels dans un
instant), mais répartis eux, sur les quatre années d’une Olympiade.
Dans les deux cas, une victoire dans l’un ou l’autre des tournois de haut niveau
consacre une carrière, et fait de son titulaire une vedette internationale.
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Dans les deux cas, les épreuves se succèdent sur plusieurs jours, et en public.
Elles sont classés en différentes catégories, soit d’âge (juniors, seniors), soit de spécialité
(simple, double, double mixte...). Dans l’Antiquité, un concours musical qui se respecte
doit comprendre au moins trois épreuves, celles de cithare solo, celle d’aulos solo et celle
de citharédie (le même artiste chante en s’accompagnant à la cithare).

Arrêtons là nos parallèles, car il y a plusieurs distinctions très importantes à faire.


La première c’est que ces concours, tous ces concours, étaient religieux: ils sont placés
sous l’invocation d’un dieu (voyez à Athènes les Grandes Dionysies ou les Panathénées,
voyez les Apollonia de Délos), et leurs épreuves se déroulent dans le sanctuaire même, à
l’intérieur du téménos ou du péribole.
D’autre part, aujourd’hui, tous les tournois de tennis rétribuent, tous les joueurs
admis à y participer et, au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie, les sommes
versées sont de plus en plus élevées. Au contraire, les trois agones les plus prestigieuses
ne versaient à l’origine aucune somme d’argent aux musiciens— pas plus aux
vainqueurs qu’aux concurrents éliminés. Du moins était-ce une loi qui resta en vigueur
de la création de ces concours jusqu’à l’époque hellénistique.
Mais voici assez de généralités. A présent, faisons un peu d’histoire, et un peu de
géographie. J’ai dit que les concours musicaux se déroulaient selon un calendrier et en
des lieux déterminés, et qu’ils étaient hiérarchisés.
Voyons ce qu’il en est du premier cercle, qui rassemble l’élite de l’élite. Il s’agit
d’une trilogie de concours sacrés tripartites (gymniques, hippiques et musicaux), dits :
« de la périodos », que l’on pourrait appeler «le grand circuit », qui s’étend sur les quatre
années de l’Olympiade. Ce sont des concours internationaux, qui sont
« panhelléniques », parce qu’ils sont ouverts à tous les citoyens grecs (nous parlons des
spectateurs comme des participants). Ils sont sacrés, et pour le temps nécessaire à leur
tenue (temps de voyage aller/retour compris), est proclamée la « trêve sacrée », durant
laquelle toutes les opérations de guerre sont suspendues. J’ajoute que la personne des
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artistes et des athlètes qui participent aux concours est inviolable: porter la main sur eux
est un sacrilège.

Le plus prestigieux et le plus difficile était les Pythia, instaurées en 586 ou 582 av.
n. è. Elles se déroulaient tous les 4 ans, au mois de Boukatios (août/septembre) la 3é
année de l’Olympiade, dans le sanctuaire d’Apollon de Delphes. Moins difficiles, les
concours de Némée, dans le sanctuaire de Zeus Olympien, et, à Corinthe ou près de

Corinthe, les Isthmia, sous l’invocation de Poséidon, revenaient tous les deux ans, les
Néméia, en août de la première année de l’Olympiade, et en janvier de la quatrième; les
Isthmia, se donnaient en mai de la deuxième et de la quatrième année de l’Olympiade.
Le calendrier des autres concours était conçu de manière à ce que les musiciens puissent
idéalement participer à tous les concours successivement, le temps des voyages étant
largement compté. Personne n’avait intérêt à ce que les dates se chevauchent, et les
organisateurs y veillaient soigneusement, comme le montrent les contrats d’engagement
de compagnies de musiciens, transmis par des papyrus, ou les inscriptions relatives à
l’instauration de tel ou tel concours occasionnel.
Comptons bien, chaque périodos comportait en quelque sorte 5 « manches »: août
de la première année, Némée; mai de la deuxième, l’Isthme; août/septembre de la
troisième: Delphes; janvier de la quatrième: Némée; enfin, mai de la quatrième année:
l’Isthme. Remporter les 5 tournois de suite, c’était évidemment un titre de gloire tout à
fait comparable au « grand chelem » des joueurs de tennis professionnels d’aujourd’hui,
sauf que ce titre convoité ne s’obtient que tous les quatre ans.
Vous l’avez sans doute noté l’absence des concours olympiques (concours et pas
jeux olympiques, S.V.P., on n’allait pas à Olympie pour s’amuser). C’est qu’ils
n’appartenaient pas à la périodos musicale, pour cette bonne raison qu’il n’y avait pas de
concours musical à Olympie. La première épreuve, celle des trompettes, qui ouvrait la
session, n’était pas considérée comme musicale: il s’agissait seulement de désigner le
trompette qui donnerait le signal des proclamations durant le reste du concours. Il
entrait immédiatement en fonction, tout comme le héraut, qui lisait de sa voix puissante
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les annonces et proclamations nécessaires. Ce qu’on leur demandait, c’était de se faire


entendre au-dessus du brouhaha ou des cris des spectateurs, auxquels la fanfare donnait
le signal du silence, ou encore, dans les courses de chevaux ou de mules, bruyantes elles
aussi, la trompette sonnait le dernier tour de piste. Les sonneries d’un certain Éphialtès
portaient à 50 stades (près d’un kilomètre), ce qui passe pour un record.
Je gage que vous avez également noté avec étonnement que les concours
pentétériques athéniens ne figurent pas non plus dans la périodos, pas plus les Grandes
Dionysies que les Panathénées.

Au-delà de ce premier cercle, il existait des dizaines de concours régionaux ou


locaux— peut-être même des centaines à l’époque impériale avancée, au IIè et au IIIè
siècles. Nous les connaissons par une multitude d’inscriptions, soit des listes de
vainqueurs, soit encore des inscriptions funéraires ou le plus souvent honorifiques, sur
la base de statues élevées à tel ou tel glorieux musicien, qui énumère son palmarès. Il
faut bien préciser que chaque victoire, chaque titre obtenu, était dûment enregistré par
les magistrats ou/et les prêtres, qui conservaient les listes en question dans les archives
du sanctuaire.
Un peu de littérature: vous le savez ou vous ne le savez pas, c’est Aristote, aidé
de Callimaque, qui rédigea la liste de tous les Pythionikai ou vainqueurs pythiques, liste
de quelque chose comme 20 000 lettres (on a les devis des graveurs, qui étaient rétribués
à tant de drachmes par 100 lettres) qui fut ensuite gravée et dont, malheureusement, pas
une ligne ne s’est retrouvée.
J’en reviens aux palmarès officiels. Je ne connais pas d’exemple de musicien ou
d’athlète s’étant indûment prévalu d’un titre ou d’une couronne qu’il n’avait pas
obtenus, et Dieu sait pourtant que nous connaissons à foison des exemples de tricheries,
sans parler des tentatives de corruption des juges ou des manœuvres d’intimidation
d’adversaires. Je pense que le crime (car cela aurait été considéré comme un crime, une
impiété ou un sacrilège) aurait été trop grand pour que quiconque ose s’y risquer.
D’ailleurs, dans certaines inscriptions, rédigées par des artistes ou par un de leurs
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proches, on spécifie que les victoires énumérées sont bien réelles, qu’elles ont été
homologuées, et qu’on peut les vérifier. Sur la base d’une statue que son frère avait été
autorisé à lui élever dans sa cité natale, se lit l’épigramme métrique de l’aulète
Pythoklès. En voici un extrait:
Pantaklès me consacra. Je suis son frère Pythoklès, qui a obtenu d’innombrables prix. Mes
victoires grecques sont au nombre de treize; je les ai remportées à Némée, aux bords de Pirène et
de Castalie [= la source Pirène à Corinthe et la fontaine Castalie à Delphes]. Zeus olympien
connaît les autres, qu’il pourrait, à coup sûr, certifier en les proclamant de sa bouche sacrée.
Personne, en revanche, ne saurait compter l’immense quantité des autres couronnes que j’ai
rapportées dans ma terre natale....
Nous sommes là en 270/260 av. notre ère, et à cette époque, un palmarès de 13
victoires panhelléniques serait plus que respectable, s’il faut comprendre l’adjectif
« helladikai » comme l’équivalent de « panhelléniques ». Mais, dans cette inscription
comme dans d’autres, observons bien que la formulation est aussi habile que floue.
Certes, la (ou les) victoires de Némée, nommées en premier, sont probablement
panhelléniques: il n’y a pas d’autre concours dans le sanctuaire de Zeus. De même pour
Corinthe. En revanche, avoir été couronné à Delphes n’est pas forcément avoir remporté
les concours pythiques... Je crois même que notre Pythoklès, qui se garde bien d’utiliser
le terme « périodoneikès », titre dont seuls peuvent se prévaloir ceux qui ont gagné tous
les concours de la périodos, que ce soit successivement, dans la même périodos ou bien sur
l’ensemble de leur carrière... D’ailleurs, l’archéologie est impitoyable: nous savons par
d’autres inscriptions delphiques que Pythoklès d’Hermionè, était prêtre de la puissante
confrérie des Technites dionysiaques de l’Isthme et de Némée: voilà qui peut expliquer
les victoires revendiquées à Corinthe et à Némée, en dehors même des concours
panhelléniques. Quant à Delphes, il se pourrait bien qu’il n’y avait pas remporté les
Pythia, mais plus modestement les Sôtéria amphictyoniques, comme nous le montrent
cinq inscriptions bien datées, où il n’était pas soliste, mais chef d’un chœur d’hommes.
Vous le voyez, dans ce cas précis, la langue poétique permet de suggérer, tout en évitant
le mensonge pur et simple.
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Au fur et à mesure que l’on avance dans le temps, il semble que, pour éviter tout
abus de langage, l’on ait fixé une terminologie précise pour le genre de victoires
remportées (qui vaut pour les athlètes, les cavaliers et les musiciens). Louis Robert avait
montré la voie en soulignant que, par-delà l’hyperbole apparente, les adjectifs ont un
sens technique, et ce sont autant de « titres agonistiques » distincts. Les Grecs ont
toujours eu la rage du « record », et, pour tous les concurrents finalistes qui s’étaient
distingués sans obtenir de couronne panhellénique, on a trouvé des titres qui les
démarquaient en quelque sorte des musiciens moins méritants qu’eux. Il y en a
d’évidents comme olympionikès ou pythionikès, éventuellement précisé par un nombre
(deux fois ou plus). On doit établir la distinction entre periodonivkh" tout court,
vainqueur de la périodos, qui a remporté au moins une fois dans sa vie un concours à
Némée, un concours à l’Isthme, et le concours delphique (ce qui veut dire 3 victoires sur
N années), et celui qui a remporté la périodos dans la périodos,
neikhvsa" th;n periovdon ejn th'/ periovdw/, autrement dit, titulaires des cinq couronnes
attribuées en quatre ans (deux à l’Isthme, deux à Némée, et une à Delphes). Certaines
épithètes ont une acception très spéciale. Quoi qu’en ait dit Louis Robert, « paradoxos »,
« remarquable, étonnant, hors-pair », n’est pas un titre très banal et n’a rien d’une
fanfaronnade. Comme l’explique Plutarque dans le parallèle entre Cimon et Lucullus , il
était réservé exclusivement aux concurrents qui avaient été couronnés en un même jour
dans deux épreuves différentes, l’exemple donné étant celui d’un athlète
proclamé vainqueur le même jour au pancrace et à la lutte. On connaît aussi des
hiéronikai, vainqueurs des concours sacrés, c’est-à-dire des concours comme les
Apollonia de Délos ou les Sébastéia de telle ou telle ville; les « pleistoni'kai »,
sont titulaires de nombreuses victoires, sans que nous soyons capables de savoir le
nombre minimum à partir duquel on méritait ce titre. Peut-être y aura-t-il parmi vous
un Louis Robert pour le découvrir dans quelques années ?
Les inscriptions mentionnent également d’autres records agonistiques: le nombre
de victoires obtenues dans le même concours. Vous pensez bien qu’il y avait plus de
mérite à remporter deux fois les concours pythiques qu’à remporter un concours annuel,
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et plus de mérite encore à les avoir gagné ejfexh'" ou kaqexh'", c’est-à-dire


successivement. C’est encore plus vrai des athlètes et des lutteurs, dont les carrières
étaient d’autant plus brèves que leur discipline était plus dangereuse et que leur courage
était plus grand (on voit des boxeurs se retirer après six ans de carrière seulement, et
l’on connaît quelques exemples de compétiteurs mort d’épuisement ou de leurs
blessures pendant une épreuve). Nos musiciens ne s’exposaient pas à de tels dangers, et
certains d’entre eux ont pu se présenter dans les concours sur plusieurs dizaines
d’années. Les inscriptions honorifiques et des sources littéraires mentionnent ces titres
de gloire particulière: un aulète qui a été le « premier et seul de tous les temps »,
prw'to" kai; movno" ajp j aijw'no", à concourir dans la catégorie des hommes faits dès l’âge
de 15 ans; d’autres (il y en a un certain nombre) se targuent d’avoir remporté tous les
concours auxquels ils ont pris part, d’autres, qui maniaient avec subtilité la langue
grecque, choisissant une formulation plus hypocritement subtile: « moi, Untel, je suis le
premier et le seul à avoir été invaincu dans tous les concours énumérés ci-dessous
auxquels j’ai pris part.... ». Il va de soi qu’il n’a pas inscrit ceux dans lesquels il avait été
vaincu.
Quelques records, maintenant: le record des victoires delphiques est de 6. Trois
musiciens en furent les détenteurs, le citharède Aristonoos (mort vers 395 av. n. è.), puis,
au siècle suivant, le citharède tarentin Nikoklès et, plus célèbre encore, parce qu’il
remporta ses 6 victoires pythiques en 6 participations successives, l’aulète Pythokritos
de Sicyone, pythionique qui succéda à Saccadas d’Argos, premier vainqueur en 586. Il
obtint, entre 582 et 558 avant notre ère, six couronnes de suite, lors des deuxièmes,
troisièmes, quatrièmes, cinquièmes, sixièmes et septièmes Pythia, comme nous l’apprend
Pausanias, qui vit la stèle consacrée à cet aulète, non pas à Delphes, mais à Olympie, où
Pythokritos accompagna à six reprises l’épreuve du pentathlon, un honneur peut-être
accordé aux vainqueurs pythiques de la période concernée. Pausanias releva le texte de
l’épigramme gravé sur la stèle, et note que c’était un petit homme représenté tenant ses
auloi à la main, ajnh;r mikro;" aujlou;" e[cwn. En votre honneur, je hasarde ici une
hypothèse, de celles que Louis Robert aurait appréciées, à savoir qu’un mot a pu être
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omis dans le texte de Pausanias. J’aurais ajouté mavkrou", ce qui donnerait: « A côté de [la
statue de] Pyrrhus se trouve un petit homme, tenant de grands auloi, gravé sur une
stèle », d’où l’expression passée en proverbe, « Qu’avais-je besoin de grands auloi ? »,
utilisée par les aulètes de sacrifice qui jouent sans recevoir de salaire. Le même
Pausanias a vu sur l’Hélicon la statue d’un aulète, qu’il croit être à tort être Saccadas
d’Argos, premier vainqueur à Delphes: le sculpteur, dit-il, n’a pas compris le prélude
composé par Pindare en l’honneur du musicien, et a donné à cet homme un corps qui
n’est pas plus grand que ses auloi. Bref, il y a eu confusion entre les deux aulètes, le petit
Pythokritos et le grand Saccadas.
Parlons des palmarès. Une constatation s’impose: plus on s’approche de l’époque
impériale, plus ils sont énormes, phénomène facile à expliquer, par la multiplication des
concours. Il y en a partout, il y en a de plus en plus, ils sont de plus en plus richement
dotés, et les musiciens s’efforcent de participer au plus grand nombre possible, pour
gagner de plus en plus d’argent. Au Iie siècle de notre ère, le temps n’est plus où les
vainqueurs des concours sacrés recevaient en tout et pour tout une couronne de
feuillage sacré (du laurier apollinien à Delphes, le pin de Poséidon à l’Isthme, l’ache à
Némée, l’olivier sauvage à Olympie, le lierre de Dionysos aux Mouseia de Thespies et
aux Grandes Dionysies athéniennes...). A ces récompenses hautement symboliques
s’ajoutèrent ou se substituèrent dès le IIIe s. av. J.-C. des couronnes de bronze ou d’or
ou des rétributions en argent. C’est toujours le citharède qui reçoit le plus: en 380 av J.-
C., le vainqueur des Panathénées reçoit une couronne d’or d’une valeur de 1000
drachmes plus 500 drachmes en argent. Le cithariste touche également 500 dr., mais sa
couronne ne vaut que 300 dr. A l’aulode ( i.e. chanteur accompagné par un aulète, lequel
n’est pas récompensé), on remet une couronne de 300 dr.., c’est tout. A l’époque
impériale, on distinguera les concours stéphanites, qui distribuent des couronnes, et les
concours thématiques, « rétribués », souvent fastueusement dotés, que ce soit par des
cités, par des évergètes (bienfaiteurs qui lèguent le capital nécessaire à l’organisation des
compétitions) ou par des souverains, quand ce n’est pas par l’empereur en personne.
Dans beaucoup d’entre eux, le prix est d’un talent ou d’un demi-talent, une somme
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rondelette qui permet aux meilleurs athlètes et aux musiciens les plus performants
d’amasser rapidement des fortunes colossales. Les inscriptions honorifiques qui
énumèrent les victoires réservent en général pour la fin le nombre des succès remportés
dans les concours à un talent ou à un demi-talent, ce qui nous permet de calculer lesdites
fortunes. Sous les Sévères, un compétiteur de Laodicée a ainsi remporté quarante-et-un
concours de ce type (un palmarès qui n’a rien d’exceptionnel), ce qui lui donnait un
capital de 250 000 deniers. A la même époque, comme nous l’apprennent des contrats
d’engagement écrits sur des papyrus, des troupes de musiciens peuvent s’estimer
heureux de toucher 80 pour 5 jours de représentations, qu’ils sont 8 ou 10 à se partager...
A ma connaissance, c’est l’athlète Marcianus Rufus de Sinope qui détient, sous le règne
d’Hadrien, le record de la plus grosse fortune amassée dans le minimum de temps:
après 6 ans d’activité agonistique, il prit une heureuse retraite, grâce aux 900 000 deniers
qu’il avait gagnés en concours thématiques. Un aulète pythique, Ailios Ailianos de
Chypre se voit à la tête d’un petit million de deniers (exactement 996 000), et encore ce
calcul ne tient-il compte que de ses 160 victoires « à un talent ». Il est tellement riche
qu’il ne mentionne même pas ses succès dans les compétitions à ½ talent.
Dans ces conditions, ne nous étonnons pas que certains artistes, plus soucieux de
leur prospérité financière que de s’acquérir la gloire, se consacrent presque uniquement
aux concours rétribués et renoncent aux concours stéphanites.... On voit des palmarès
littéralement vertigineux (mais qui ne permettent pas toujours de calculer les sommes),
y compris pour des musiciens sûrement très bons, mais qui n’entrent pas dans le grand
circuit international et choisissent de mener leur carrière dans des limites géographiques
plus restreintes qui leur épargne les dangers et les fatigues de perpétuels voyages d’un
bout à l’autre des 2 millions de km² de l’Empire, tout en leur assurant l’aisance, voire un
gentil train de vie. C’est le cas de notre millionnaire chypriote, aux 166 victoires
rémunérées, à comparer à ses modestes 22 couronnes des concours stéphanites. L’aulète
Crétois Tibérios Skandilianos Zosimos de Gortyne compte 46 victoires (pour un nombre
indéterminé de participations) dans sa seule île natale et 297 succès dans d’autres
concours, soit comme pythaule (aulète soliste) ou comme choraule (aulète avec chœur):
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il a remporté la victoire dans les deux spécialités, la même année, aux Pythia delphiques,
il a remporté l’Isthme et Némée, ainsi que les Actia de Nicopolis en Epire, et les
Capitolia de Rome, en tout, 13 couronnes, ce qui me laisse à penser qu’il s’est d’abord
acquis les victoires stéphanites, qui lui assuraient privilèges, honneurs et notoriété,
avant de mener une carrière moins mouvementée.
Je crois bien qu’il est l’heure de conclure et de laisser la place aux musiciens de
l’Ensemble Kérylos. Je le ferai, consciente de tout ce que j’aurai laissé de côté : les
formalités d’inscriptions, les règlements tatillons, les interdictions, les disqualifications,
les tricheries, les déloyautés, les incidents de parcours— une corde de cithare qui casse,
une anche qui se colle au palais d’un aulète, une figue lancée à un chanteur par un
spectateur mécontent, qui étouffe le malheureux destinataire, etc...
Dans l’idée de convaincre l’un ou l’autre d’entre vous d’entreprendre, dans
quelques années, des recherches sur la vie musicale dans l’Antiquité, je terminerai en
vous livrant le fin mot de ce qui passait pour un dessin énigmatique, à la toute fin d’une
inscription grecque gravée à Smyrne, après 185 et avant 189, en l’honneur d’un certain
Gaios Antonios Septimios Poplios de Pergame, citharède illustre, couvert d’honneurs,
auquel les villes prestigieuses de Smyrne, d’Athènes et d’Éphèse avait accordé la
citoyenneté. Le texte dit :
nikhvsa"....ajgw'na"....

qematikou;" de; kai; talant

tiaivou" pavnta" o{sou" hJgwnivsato


ce que l'on traduit ordinairement par : « et il a remporté tous les concours auxquels il a
concouru » (avec un bel accusatif interne), point final. Sauf que le dessin-monogramme,
placé juste derrière le verbe hJgwnivsato est en réalité le chiffre total des victoires en
questions, agglomérat de trois lettres qu’il faut décomposer: Upsilon au-dessus d’un
Béta, sous la haste duquel se lit un Omicron, ce qui nous donne: Y= 400, O= 70 et B= 2. Le
dessin ou prétendu tel indique le nombre des 472 victoires « à un talent » remportées
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par le musicien, manière de permettre à qui déchiffre l’inscription ce qu’il a empoché au


cours de sa carrière : au moins 1 million et demi de deniers (en ne comptant que des
récompenses à ½ talent) et le double si de; kai; signifie « c’est-à-dire ».
« La gloire et la fortune » était bien l’idéal de beaucoup de virtuoses antiques.

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