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Cahiers d'Études Germaniques

Construction d'une mythologie révolutionnaire (1918-1923 : Bloch,


Lukács)
Joël Lefebvre

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Lefebvre Joël. Construction d'une mythologie révolutionnaire (1918-1923 : Bloch, Lukács). In: Cahiers d'Études Germaniques,
numéro 30, 1996. Mythe et pouvoir. Actes du colloque organisé les 24 et 25 novembre 1995 par l’université Lumière Lyon II.
pp. 55-65;

doi : https://doi.org/10.3406/cetge.1996.1359

https://www.persee.fr/doc/cetge_0751-4239_1996_num_30_1_1359

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Construction d’une mythologie révolution¬
naire (1918-1923 : Bloch, Lukâcs)

Joël LEFEBVRE
Université Lumière - Lyon 2

Depuis les bouleversements qui ont affecté l'Europe de l'Est à partir de


1989, un certain nombre d'ouvrages ont été publiés qui font appel de
manière sporadique à la notion de mythe en relation avec le communisme
soviétique et son effondrement. Ainsi, dans Le passé d’une illusion , Fran¬
çois Furet écrit :

Pour
il fautcomprendre
revenir au moment
la force des
de leur
mythologies
naissance,politiques
ou du moins
qui ont
de leur
emplijeunesse.
le XXe siècle,
C'est
le seul moyen qui nous reste d’apercevoir un peu de l'éclat qu'elles ont eu.1
Dans le même esprit, Martin Malia esquisse un inventaire des mythes du
communisme soviétique, en s'intéressant tout particulièrement au “mythe de
la révolution d'octobre” : selon Malia, octobre 17 ne fut pas une révo¬
lution — la seule révolution fut celle de février — , mais un simple coup
d'État, un coup de force sans base dans les masses2. Quant au dernier
ouvrage de Jean Delumeau, Mille ans de bonheur, il examine dans la longue
durée le mythe de l'âge d'or et relie le marxisme, donc implicitement le
Renaissance3.
communisme soviétique, à la tradition du millénarisme médiéval et de la

Dans le même ordre de préoccupations, deux ouvrages plus anciens


méritent une attention particulière. Dans Mythes et mythologies politiques,
Raoul Girardet invitait il y a une dizaine d'années à “définir les contours” de
ce que Gilbert Durand appelle des “constellations mythologiques”, c'est-à-
dire des ensembles de “constructions mythiques relevant d'un même thème,
rassemblées autour du même noyau central”4. En 1988, Klaus Vondung
mettait en évidence les tendances messianiques dans l'art, la littérature et la
pensée allemandes dans la conjoncture de crise de la guerre de 1914-1918 et
à l'époque de l'Expressionnisme5.

Fayard,
Paris
45321 Klaus
Martin
Raoul
François
Jean
1995,
1995.
Delumeau,
Vondung,
Girardet,
p. Furet,
Malia,
17. LaDie
Le
Mythes
tragédie
Mille
passé
Apokalypse
etans
d'une
soviétique,
mythologies
de in
illusion.
bonheur
Deutschland
Paris,
politiques,
Essai
(Histoire
Le Seuil,
,sur
DTV,
Paris,
l'idée
1994,
du
1988.
Le
Paradis),
communiste
p.Seuil,
149. 1985,
Tome
aup.XXe
U,
20.siècle,
Paris,
56 JOËL LEFEBVRE

Le couple Bloch/Lukâcs fournit une matière idéale pour qui souhaite pro¬
longer la synthèse de Jean Delumeau jusqu'au cœur du XXe siècle tout en
approfondissant sur un point particulier le champ exploré par Vondung.
C'est aussi l'occasion d'ébaucher une réflexion plus générale et plus systé¬
matique sur la notion de mythe politique.
Bloch et Lukâcs sont tous deux d’origine juive et de formation initiale
judaïque. Tous deux écrivent sous le choc de la Première Guerre mondiale
et de la Révolution d'Octobre 1917. Tous deux publient à partir de 1918 une
série de textes théoriques qui restent parmi les plus significatifs de l'époque.
À ce moment, Lukâcs est un auteur déjà pourvu d'une certaine notoriété, qui
a publié L'âme et les formes (1911) et Théorie du roman , écrit pendant la
guerre et dont il dira, dans la préface à la réédition de 1962, que ce livre a
été conçu et rédigé dans une atmosphère de désespoir dû à la situation mon¬
diale. Bloch au contraire n'a rien publié avant Esprit de l'utopie. Les deux
6 éditions
3de 2 cet ouvrage,
91918 1 et fixeront les limites de la période
qui va nous occuper. À mi-distance entre ces deux dates, en 1921, Bloch

publie Thomas
directement
Lukâcs, il s'agit
en d'un
Müntzer,
rapport
ensemble
avec
théologien
celui
de textes
d 'Esprit
de échelonnés
la révolution1
de l’utopie.
entre, dont
1919
Dansle
etlela
sujet
cas
fin est
de

1923, parmi lesquels le plus important est Histoire et conscience de classe.


Une étude plus complète sur le messianisme et le mythologique dans le
marxisme allemand des années 1920 devrait englober Walter Benjamin, qui
a rencontré Bloch en Suisse en 1919, mais qui ne se rallie au marxisme
qu'en 1924/25, de sorte qu'il se situe en dehors des limites chronologiques
adoptées ici8.
Ce n'est pas la simple coïncidence chronologique qui invite à rapprocher
ces textes. Bloch et Lukâcs se connaissaient depuis 1908, année où, à Heidel¬
berg, ils avaient fréquenté ensemble le cercle de Max Weber. Dans une
interview de 1974, Bloch déclare au sujet de ses relations avec Lukâcs dans
les années d'après-guerre :
Dans Histoire et conscience de classe, il y a des parties et des pensées qui sont
l'expression d'une attitude commune et qui viennent en réalité de moi. De même
que, dans Esprit de l’utopie, il y a des parties et des contenus qui ont leur ori¬
gine dans des conversations avec Lukâcs, de telle façon qu'il nous est difficile
pour tous les deux de dire : Ceci vient de moi, ceci vient de toi. Nous étions en
réalité en accord profond.9
Les textes examinés présentent deux types de difficultés très différentes.
Dans Esprit de l'utopie, elles tiennent au mode d'exposition et au style : un
flux verbal ininterrompu, charriant une masse d'images et de références

a.M.,
Bd.
Paris,
l'histoire,
sociologie
9876 2.Michel
Emst
Geist
Sur
Suhrkamp,
Julliard,
Autre
Benjamin
Paris,
de
Bloch,
der
édition
Loewy,
l'intelligentsia
1964
Utopie.
Le1971.
Geist
Seuil,
:etEd.
L'évolution
sa
Zweite
Suhrkamp,
der
1992,
philosophie
révolutionnaire,
Utopie,
Fassung.
p. politique
95-181.
1963.
Erste
de Gesamtausgabe
Traduction
l'Histoire,
Université
Fassung.
de Lukâcsvoir
française
Gesamtausgabe
de1909-1929.
Lille
Bd.
Stéphane
HI,
par
3, 1975,
1964.
Maurice
Contribution
Moses,
Bd.
p.Gesamtausgabe
514-515.
16,
deL'Ange
Gandillac,
Frankfurt
à une
de
BLOCH, LUKÄCS 57

culturelles, un lyrisme inspiré, tout vibrant de ferveur eschatologique, et qui


ne manque pas de souffle ni, parfois, de grandeur, mais qui donne à la pen¬
sée un tour visionnaire, un élan prophétique dans lequel il n'est pas aisé
d'isoler des formulations claires. Chez Lukâcs, l'exposé est plus rationnel et
plus argumenté; mais la difficulté tient au lien beaucoup plus étroit des textes
avec les contextes momentanés, par exemple les problèmes ponctuels de
tactique et d'organisation des partis révolutionnaires de Hongrie, d'Alle¬
magne et d'URSS.
En examinant ces textes sous l'angle du mythe, il fallait s'efforcer d'écar¬
ter les aspects politiques conjoncturels, et aussi les problèmes proprement
philosophiques, par exemple, chez Lukâcs, la complexe théorie de l'aliéna¬
tion, pour ne retenir que les thèmes que l'on a aujourd'hui quelques raisons
de considérer comme relevant du mythique. On foule ici un terrain semé
d'embûches, où la matière à controverse ne manque pas. Pour plus d'objec¬
tivité, il faudrait compléter la présente tentative d'inventaire des mythes du
communisme utopique par une étude qui préciserait ce qui, dans ces œuvres
de Bloch et de Lukâcs, ne peut être tenu pour mythique, et par une autre,
plus vaste, qui tenterait de répondre à la question : que reste-t-il de Marx et
du marxisme aujourd'hui ? Les publications récentes de Cornelius Casto-
riadis10, de Jacques Derrida11, de Daniel Bensaïd12, d'Etienne Balibar13
indiquent que cette question n'est pas sans préoccuper certains esprits.
Le noyau central autour duquel s'organise la construction mythique éla¬
borée par Lukâcs est, semble-t-il, l'idée de la transparence, de la lisibilité de
l'Histoire14. L'Histoire est un processus logique et rationnel, donc connais¬
sable, qui emmène l'humanité vers un but précis, connaissable lui aussi.
Comme dans les sciences de la nature et les sciences exactes, la prévision est
donc possible. C'est sans doute à ce point de doctrine que l’Histoire récente a
opposé le démenti le plus fort. Les événements depuis une dizaine d'années
inclinent plutôt à penser que le cours de l’Histoire est sinon absolument et
toujours imprévisible, du moins soumis à des retournements tout à fait
imprévus. Pour Lukâcs, le processus et le but sont connaissables, mais seule¬
ment pour le prolétariat. Du fait de sa situation dans la société et de son alié¬
nation dans le travail industriel, le prolétariat a accès à l'essence des rapports
sociaux comme aux lois du devenir et au sens de l'Histoire, et cette con¬
naissance lui assure la supériorité dans la lutte des classes. Lukâcs expose
“warum für das Proletariat und nur für das Proletariat richtige Einsicht in
das Wesen der Gesellschaft ein Machtfaktor allerersten Ranges [...] ist”15.

Lukâcs.
Lukâcs
wußtsein.
1968,
15
10 Pour
11
12
13
14 Cornelius
Jacques
Daniel
Etienne
Georg
p.
Reappraised,
Life
243.
Georg
une
bensaïd,
Thoughtt
Balibar,
Lukâcs,
Derrida,
Castoriadis,
étude
Lukâcs,
Columbia
Marx
sur
La
and
Spectres
“Klassenbewußtsein”
la
philosophie
Werke.
l’intempestif,
Politics,
vie
L'institution
University
de
et Frühschriften
Marx
l'œuvre
Cambridge
de , Marx,
imaginaire
Paris,
Press
Paris,
de (1920),
Lukâcs
1983.
Fayard,
Paris,
Galilée,
(U.S.A.)
H, de
Neuwied
Fayard,
,1995.
la
in1993.
voir
société
1991,
Geschichte
Arpad
1993.
und
,538
Paris
Berlin,
Kadarkay,
p.;1975.
und
Agnès
Luchterhand,
Klassenbe¬
Heller,
Georg
58 JOËL LEFEBVRE

Le caractère connaissable du sens de l'Histoire permet au prolétariat et à


ses théoriciens des pronostics sûrs. Or, la prévision autorise à affirmer
l'imminence de l'effondrement inéluctable du système socio-économique en
vigueur, le capitalisme. Plus que de Marx, Lukâcs s'inspire sur ce point de
Rosa Luxemburg dont les thèses, dirigées contre le réformisme de Bern¬
stein, soutenaient l'impossibilité d'une accumulation illimitée du capital, en
d'autres termes l'impossibilité d'une croissance sans fin des forces produc¬
tives dans le capitalisme et l’incapacité du capitalisme à se réformer lui-
même. Les textes de Rosa Luxemburg exposant ces thèmes dataient d'une
vingtaine d'années16, et la révolution bolchevique semblait en fournir la
vérification pratique. D'où, chez Lukâcs, le thème de l'actualité de la révo¬
lution
1923 :prolétarienne mondiale, thème qui parcourt tous ses textes de 1919 à

Die Marxische Wirklichkeit, die Einheit des geschichtlichen Prozesses spricht


eine klare Sprache. Sie sagt : Die Revolution ist da.17
[...]daß
an der Schwelle
das Proletariat
des Sieges
an der
steht.18
Schwelle seines eigenen Bewußtseins und damit
Ebenso wie die Totalitätsbetrachtung des jungen Marx die facies hippocratica des
damals noch blühenden Kapitalismus grell beleuchtet hat, so bekommt die letzte
Blüte des Kapitalismus in der Betrachtung Rosa Luxemburgs durch die Ein¬
fügung seiner Grundprobleme in die Totalität des Geschichtsprozesses den
Charakter eines grausigen Totentanzes, eines Ödipusweges dem unvermeid¬

lichen die
kapitalistisch
damit
mus.19 Schicksal
objektive
die Unmöglichkeit
entgegen
geschichtliche
[...]. Die
derNotwendigkeit
weiteren
Unmöglichkeit
Entfaltung
desderUntergangs
Akkumulation
der Produktivkräfte
des Kapitalis¬
bedeutet
und

En 1924, l'étude consacrée à Lénine contient tout un chapitre sur l'“actua-


lité de la révolution”20. Il s’agit, bien entendu, de la révolution proléta¬
rienne universelle. Le thème de “la révolution dans un seul pays” n'était
pas encore à l'ordre du jour. Lukâcs se ralliera à cette thèse (stalinienne)
quelque deux ans plus tard.
Un thème connexe, constant lui aussi de 1919 à 1923, est celui de la
mission historique du prolétariat. Transformé en objet par le capitalisme, le
prolétariat devient sujet de l'Histoire, et sa mission est de sauver l'humanité
d'une catastrophe :
Wenn das ganze Proletariat zur Selbstbesinnung gekommen ist, wird es sein
Urteil über jene fällen, die den Brüderkrieg wollten, an deren Händen ver-

16 Rosa Luxemburg, “Sozialreform oder revolution 1900. 2e édition 1908”, in


Schriften zur Theorie der Spontaneität, hrsg. von Susanne Hillmann, Rowohlt, 1970,
p. 7-67. L'idée
démocratie allemande
d'un effondrement
à la fin du XIXe
imminent
siècle.duCf.capitalisme
Gilbert Badia,
était répandue
Rosa Luxemburg.
dans la social-
Jour¬
naliste, polémiste, révolutionnaire, Paris, Éd. Sociales, 1975, p. 40 et note 87. Cf. égale¬

ment
13, 20
17 Gilbert
18
19
p. 522
Georg
“Klassenbewußtsein”
“Rosa
“Lenin.
sq.Luxemburg
Lukâcs,
Badia,
StudieLe
“Was
über
Spartakisme,
alsden
ist
(1920).
Marxist”
orthodoxer
Zusammenhang
Frühschriften
Paris,
(1921).
Marxismus
L'Arche,
Frühschriftenll,
seiner
II, 1967.
p.?”Gedanken”
256.
(1919).p. Frühschriftenll,
209.
(1924). Frühschriften
p. 69.
BLOCH, LUKÄCS 59

gossenes Blut klebt, die sich in den Weg des Erlösungsprozesses gestellt
haben.21
Nur der bewußte Wille des Proletariats [kann] die Menschheit vor der Katastro¬
phe beschützen, anders ausgedrückt : ist die endgültige Wirtschaftskrise des
Kapitalismus eingetreten, so hängt das Schicksal der Revolution (und mit ihr das
der Menschheit) von
Klassenbewußtsein ab.22
der ideologischen Reife des Proletariats, von seinem

Dernier thème que l'on peut dire mythique, encore que Lukâcs ne mette
pas l'accent sur cet aspect : il dessine à grands traits la nature de la société
future, qui succédera à la victoire du prolétariat, en commentant directement
les formulations de Marx sur la fin de la préhistoire de l'humanité et l'entrée
dans le règne de la liberté :

Das “Reich
gerade, daß die
der vergegenständlichten
Freiheit”, das Ende der
Beziehungen
“Vorgeschichte
der Menschen
der Menschheit”
zueinander
bedeutet
ihre
Macht dem Menchen abzugeben beginnen.23

aura
Ayant
la maîtrise
mis fin totale
à son des
aliénation
chosesetetrécupéré
notamment
son de
essence
l'économie.
perdue,Le
l'humanité
contrôle

des processus économiques remplacera l'anarchie actuelle. Une société enfin


humaine,: qui aura renoncé à la violence, remplacera l'inhumanité du capi¬
talisme

Wirtschaft und Gewalt haben den letzten Akt ihrer geschichtlichen Wirksamkeit
zu spielen begonnen, und der Schein, daß sie die Bühne beherrschen, darf uns
nicht darüber täuschen, daß es ihr letztes Auftreten in der Geschichte ist.24
Lukâcs ne précise pas s'il englobe dans cette violence appelée à disparaître
la violence étatique. Autrement dit, on ne trouve pas chez lui le thème du
dépérissement de l'État dans la société communiste. Il ne reprend pas non
marché,
plus l'un non
des points
plus que
centraux
l'abolition
du Manifeste
de la propriété
communiste,
privéela des
suppression
moyens dude
production.

Chez Bloch25, la dimension mythique est beaucoup plus tangible. Si le


vocabulaire à coloration religieuse reste présent, mais rare chez Lukâcs, on
peut dire qu'il est la règle chez Bloch. La lutte finale du prolétariat revêt
l'aspect d'un combat cosmique de la lumière contre l'ombre, du Bien contre
le Mal, de Dieu contre Satan. Les deux éditions de Esprit de l'utopie et
Thomas Münzer, théologien de la révolution fourniraient une abondante
matière à un linguiste stylisticien et lexicographe, qui devrait en outre être
pourvu de vastes connaissances dans le domaine religieux, car la langue de
Bloch fourmille de vocables théologiques ou à connotations théologiques,

“Geschichte
nismus,
21 Sur
22
23
24
25 “Rechtsordnung
“Klassenbewußtsein"
“Geschichte
“Der
Apokalypse
cette
Funktionswandel
undépoque
Klassenbewußtsein”
und
im und
Klassenbewußtsein"
Frühwerk
de Gewalt”
l'œuvre
(1920).
des von
historischen
d'Emst
Frühschriften
(1919).
(1923).
Ernst Bloch,
Frühschriften
(1923).
Bloch,
Frühschriften
Materialismus”
II,voir
Frankfurt
Frühschriften
p. 245.
Amo
II,II,p.a.M.,
Münster,
p.338.
(1919).
430.
II,Suhrkamp,
p. 244.
Texte
Utopie,
repris
1982.
Messia¬
dans
60 JOËL LEFEBVRE

d'expressions tirées de la Bible et des traditions mystiques juive et alle¬


mande. Je n'ai pas effectué un tel examen scientifique du style de Bloch et,
comme dans le cas de Lukâcs, je me limiterai à un relevé et à une énumé¬
ration de quelques thèmes essentiels qui paraissent mériter le qualificatif de
“mythiques”.
Esprit de l'utopie , édition de 1918, contient tout d'abord une adhésion
enthousiaste à la révolution bolchevique. Bloch estime honteux pour la
nation allemande que cette révolution ait eu lieu en Russie et non en Alle¬
magne. Elle devra être parachevée par une révolution plus radicale encore,
fondée sur une synthèse de la mystique russe, de l'esprit allemand et d'un
judaïsme rénové. Telle qu'elle est, cette révolution bolchevique est un signe
annonciateur de la fin des temps : elle préfigure la fusion du temporel et du
spirituel et prépare le triomphe du Bien sur le Mal, le royaume de Christ
souverain, qui est évoqué en ces termes :
Erst in diesem kommenden, allmächtigen, dynamisch-innerlichen Christos
Imperator Maximus Theurgos bricht das selbstische Ichdunkel zusammen, der
wesenlose Demiurg erzittert, und das wahrhafte Menschenreich, vielfältigste
Selbstreich, die absolute Christförmigkeit über aller Welt kann beginnen.26
Pour hâter cet avènement, il faut une vision du monde nouvelle, qui per¬
mette “ans Ende zu sehen, überall in allen Teilen und Sphären der Welt die
Pforten Christi zu öffnen, das Ende der Geschichte zu entdecken, Gott zu
rufen, wie er am Ende der Geschichte sein wird”27.
Es hilft dazu die andauernde Traumkonzentration auf sich selbst, auf sein reine¬
res höheres Leben, auf das innere Hellwerden, auf die Erlösung von Bosheit,
Leere, Tod und Rätsel, auf die Gemeinschaft mit den Heiligen, auf die Wendung
aller Dinge zum Paradies; immer und überall — die Apokalypse ist das Apriori
aller Politik und Kultur, die sich lohnt, so zu heißen.28
Je ne veux pas multiplier les longues citations. Celles-ci dessinent suffi¬
samment la tonalité du texte, l'attitude générale de prophétie extatique,
d'attente messianique d'un monde nouveau, d'une humanité délivrée du Mal.
C'est dans ce type de passage que les traits mythiques sont le plus évidents.
Mais il y a aussi des points plus précis, dans lesquels le mythique transparaît
tout aussi nettement. Leur axe commun est, si l'on peut ainsi dire, l'idée d'un
“règne des fins” : fin des rapports humains fondés sur la violence, la con¬
currence et la guerre et établissement d'une communauté humaine enfin
apaisée, structurée en une fédération pacifique mondiale; fin de la propriété

pauvres
et de laun
devient
l'abondance;
etrecherche
des
simple
finriches
de organe
la
dudevant
justice
profit;
de la
de
régulation
fin
loi;
classe
de
finlafondée
dede
fonction
laladomination
sur
production
une
répressive
prétendue
deetl'homme
de
de égalité
gestion
l'État,
pardes
qui
de
la

chez
26Müntzer,
27
28 Geist der
derqui
Utopie
Utopie
l'a emprunté
(1918),
(1918),àp.Tauler.
p.341.
388.
381. Le terme mystique “Christförmigkeit” se trouve
BLOCH, LUKÄCS 61

technique; fin du travail dévorant et dégagement de temps libre consacré à la


vie intérieure.
En somme, fin de l'Histoire, “aube d'une nouvelle Parousie”29, entrée
dans l'absolu d'un nouveau paradis, fondation d'une nouvelle église vraiment
fraternelle : il est clair que Bloch, en 1918, proclame une religion du salut
terrestre et que pour lui l'émancipation humaine conserve le caractère d'une
rédemption.
Ces thèmes sont maintenus dans les deux publications qui font suite. Tout
fait penser que la rédaction de Thomas Müntzer, théologien de la révolu¬
tion est contemporaine de celle d 'Esprit de l'utopie , donc remonte à 1916-
17. Les thèmes et le vocabulaire sont identiques. Toutefois la perspective
n'est pas exactement la même. L'étude sur Müntzer est une critique implicite
de l'explication matérialiste monocausale de l'Histoire. Selon Bloch, proche
ici de Max Weber, le facteur économique ne suffit pas pour expliquer et
comprendre un phénomène de l'ampleur de la Guerre des Paysans, pour le
comprendre dans ses motivations comme dans ses objectifs. Il faut prendre
en compte la dimension religieuse, “le principe métapolitique, voire
métareligieux de toute révolution”30, “le désir de paradis” à l'œuvre chez
Joachim de Fiore, chez les Taborites, chez Müntzer ainsi que — est-il besoin
de le préciser ? — chez les Bolcheviks :

D'autres
tront
nant
gnons-tisserands
pourraentrés
plus
plus
temps
desur
les
repos
la
en
sont
scène
et
chasser.31
avant
des
venus,
révolutionnaire,
ouvriers
queenleur
affinité
drapiers
œuvreavec
ànel'âge
quiceux
soitentouraient
adulte,
accomplie
de Müntzer,
les héritiers
Müntzer,
[...].
et Voici
ilsdes
ne
et compa¬
connaî¬
mainte¬
rien ne

D'autre part, les paysans ne combattaient pas seulement pour des jours
meilleurs, pour une amélioration de la vie matérielle, pour une civilisation
“eudémoniste”. Il s'agissait pour eux d'abolir le monde mauvais, de sup¬
primer dans le monde la matérialité du Mal.
Déréalisation, dématérialisation, spiritualisation : ainsi s'opère la seconde
parousie. L'Esprit Paraclet descend sur le monde afin, comme l'écrit
Müntzer en une formule frappante qui résume toute sa théologie de la révo¬
lution, “afin que la vie terrestre prenne son élan et entre dans le ciel”32. Tel
est aussi, en 1918, le dernier mot de la vision de l'Histoire chez Ernst Bloch.
Il faut signaler ici qu'en 1923, Lukâcs a lu ce livre d'Ernst Bloch et qu'il
le mentionne, dans le chapitre “La réification et la conscience du prolétariat”
d 'Histoire et conscience de classe , à propos de ce qu'il appelle l'“utopisme
révolutionnaire” des sectes. Lukâcs estime que l'activité de Thomas Müntzer

vre,
p.
français
fin 30
31
32
238.
29
de
Lyon
Geist
Ibid.,
Thomas
son
dans
(P.U.L.)
livre
der
p.Th.
Müntzer.
Müntzer,
126.
Utopie
Thomas
M.,
1983,
Écrits
(1918),
p.Éd.
Ausgedrückte
Müntzer
99-119
théologiques
Suhrkamp,
p. 432.
(citation
als Theologe
Entblößung
1963,
etp.politiques,
105).
p. 238.
der
Bloch
desRevolution,
traduits
falschen
cite cette
et présentés
Glaubens
phrase
Éd. Suhrkamp,
de
par
(1524).
Müntzer
Joël Lefeb¬
Texte
1963,
à la
62 JOËL LEFEBVRE

manifeste une dualité fondamentale, propre aux sectes révolutionnaires, et


faites de la juxtaposition abrupte de l'utopisme et de l'empirisme : cet “hia¬
tus irrationalis”, dit-il en substance, plaque une rêverie utopique sur la réa¬
lité historique, avec l'ambition d'agir sur celle-ci et de la modifier; mais les
actions concrètes, révolutionnaires, sont sans rapport avec la visée utopique,
avec la théorie définissant la perspective lointaine. Une telle juxtaposition,
non dialectique (selon Lukâcs) ne peut que générer une mystique et une
mythologie33. À travers Müntzer, c'est évidemment Ernst Bloch qui est
visé.
Dans
Et illafaut
seconde
admettre
édition
que la
d 'Esprit
critiquedenel'Utopie
manque, la
pasfin
de du
pertinence.
dernier chapitre
intitulé “Karl Marx, la mort et l'apocalypse” est augmentée et modifiée.
Bloch réitère son adhésion à la révolution bolchevique, dont il espère et sou¬
haite l'extension à l'Europe de l'Ouest. Il reprend aussi certains thèmes
mythiques de la première édition : fin de la préhistoire de l'humanité;
émergence d'un homme nouveau; fin de l'État, institution satanique qui
fonctionne encore comme un mal nécessaire dans le bolchevisme; fin de la
lutte des classes et du matérialisme produit par celle-ci; fin de l'économie;
naissance de l'église de la grande fraternité humaine sous le double signe du
marxisme et de la religion “unis dans une même aspiration au Royaume”34.
Mais Bloch, dans l'esprit de son Müntzer , affirme plus nettement qu'en
1918 que la résolution des problèmes économiques n'est plus suffisante et
qu'il faudra en outre satisfaire en l'homme le désir d'absolu. Il s'en tient à
l'eschatologie d 'Esprit de l'Utopie , mais prend maintenant une orientation
libertaire et antiétatique plus affirmée, grosse de potentialités critiques. Pour
l'utopiste Bloch, la société existante, y compris celle des Soviets, ne pouvait
être idéale : l'absolu se situe toujours plus loin vers l'avant. Cette seconde
édition contient déjà en germe l'idée du grand ouvrage de Bloch, Le
principe Espérance. Le Bloch dissident des années 1950 et de 1961 est en
cohérence avec celui de 1923.

Dans le Mythe de l'éternel retour , Mircea Eliade classe les conceptions


de l'Histoire en deux grands groupes35. Il y a d'une part les conceptions
cycliques, fondées sur les idées de répétition et de périodicité, de destruction
et de régénération. Par exemple le cycle des quatre âges du monde et le
mythe du dieu Çiva dans la mythologie hindoue. Et il y a d'autre part les
conceptions fondées sur un temps historique orienté, s'écoulant entre un état
paradisiaque originel et une rédemption définitive à venir. Le schéma
biblique, qui va du Paradis perdu à l'Apocalypse, entre dans ce paradigme :
le cataclysme destructeur du vieux monde précède la rédemption, la Jéru¬
salem nouvelle, l'instauration du Royaume de Dieu sur la terre.
Il est clair que Lukâcs et Bloch, au moment qui nous occupe, se situent
tous deux dans le second groupe. Mais les traits communs ne doivent pas

33 Mircea
34
35 Georgder
Geist Lukâcs,
Eliade,
UtopieLe
Frühschriften
(1923),
mythe de
Gesamtausgabe,
l'éternel
II, p. 380.
retour,Bd.
Paris
3, p.
1949.
346.
BLOCH, LUKÄCS 63

masquer les différences. Bloch reste beaucoup plus pénétré de messianisme


religieux,
volonté divine.
même si, pour lui, le cours de l'Histoire n’est plus orienté par une

Ce messianisme s'alimente à de multiples sources : l'idée messianique dans


la tradition juive; l'apocalyptique chrétienne dans la Bible; la mystique et le
millénarisme allemands de la fin du Moyen Âge et du XVIe siècle; le courant
utopique dans le Romantisme allemand; la tradition mystique russe qui attri¬
buait au peuple une mission sacrée; et enfin le marxisme, dans la variante
qui met l'accent sur l'imminence de l'effondrement du capitalisme.
Chez Lukâcs, formé dans la tradition de la philosophie classique alle¬
mande de Kant à Hegel, tradition elle-même déjà détachée de la théologie, la
dimension judaïque est très atténuée et le messianisme se réduit à la dernière
des composantes qui viennent d'être énumérées, de sorte que l'on peut dire
que si les thèmes sont analogues, il y a entre Bloch et Lukâcs l'espace d'une
sécularisation. C'est un bon exemple de cette “sécularisation du chiliasme”
dont parle Karl Mannheim (habitué lui aussi du cercle de Max Weber à
Heidelberg) dans son livre Idéologie et utopie36. On débouche du reste là
sur une vaste question, celle du rapport entre le marxisme, messianisme laï¬
cisé, et le messianisme religieux ; faut-il admettre la thèse selon laquelle le
premier ne serait qu'une variante dérivée du second ?
Contrairement à Lukâcs, qui se défend de toute tendance à la mystique et à
la mythologie, Bloch revendique et assume la dimension mythique, ce qu'il
appelle le “mythe de l'humanité eschatologique”37. C'est là entre eux une
différence considérable. Cela ne saurait faire oublier les traits qui les
unissent. Notamment, ils ont en commun une même attitude génératrice de
mythes. Tous deux sont déconnectés de l'Histoire qui se faisait à ce moment,
et que les historiens ont en grande partie éclairée depuis lors. Ni chez l'un ni
chez l'autre, il n'y a d'étude sociologique concrète sur la situation des classes
sociales dans l'Europe d'après la guerre, étude qui aurait pu confirmer ou,
plus vraisemblablement, infirmer l'idée d'une extension de la révolution
bolchevique à l'Ouest. H n’y a rien non plus sur la situation réelle du régime
soviétique à ses débuts, sur les affres de la guerre civile, les famines, le con¬
trôle de l'opinion, la mise en place d’un état totalitaire; rien sur la révolte
des marins de Kronstadt en 1921. Aveuglement? Manque d'information?
Ou silence délibéré ? Difficile d'en décider. Toujours est-il que Bloch et
Lukâcs participent tous deux à la constitution, en Europe centrale et en Alle¬
magne, d'une même “constellation mythologique” qui va se transmettre aux
intellectuels de l'Ouest.
La filiation Thomas Müntzer/Marx-Engels/Bloch-Lukâcs pointe dans
l'Histoire allemande l'existence d'au moins trois poussées messianiques :
1520-1525, 1840-1848, 1918-1923, correspondant à des moments de crise.

Rivière,
36 Karl
1956.
Mannheim, Idéologie und Utopie (1929). Traduction française : Paris, Marcel
37 Geist der Utopie (1918), p. 341.
64 JOËL LEFEBVRE

Ces conjonctures sont propices au développement de mythes, sont hautement


mythogènes, et les mythes générés dans ces situations se répètent et se repro¬
duisent selon des variantes des mêmes archétypes. La série de ces trois con¬
jonctures illustre assez bien le propos d'Edgar Morin, qui écrit :
Le messianisme
dimension mythologique
de salutdéjà
vient
présente
gonfler,
dansamplifier,
toutes affaires
déployer
humaines.38
dans la crise la

Chez Bloch et chez Lukâcs, la réitération de ces mythes correspond à un


moment d'euphorie et d'exaltation optimiste, que Bloch, beaucoup plus tard,
révolutionnaire”39.
avec la distance que donnent les années écoulées, qualifiera de “romantisme

La conjoncture dans laquelle se situent ces textes de Bloch et de Lukâcs est


aussi le moment où réémerge et se radicalise un ensemble mythologique doté
lui aussi d'une dimension messianique et qui, par conséquent, était par nature
destiné à entrer en concurrence et en collision avec la société porteuse des
mythes évoqués jusqu'ici. Je veux parler de la totalité idéologique centrée
autour de l’idée de particularité ethnique et de nation. Les éléments consti¬
tutifs en sont : le mythe de la nation et de la race germaniques supérieures;
le mythe du peuple élu; le mythe du IIIe Reich. Le tout assorti de quelques
mythes annexes : le mythe de la force et de la guerre purificatrice; et enfin
le mythe du sauveur, du chef charismatique, génial et omniscient — celui-là
commun à l'hitlérisme et au stalinisme. Comme le messianisme du proléta¬
riat, celui de la nation signale la proximité du politique et du religieux et
l’osmose possible entre les deux.
Les mythes évoqués à propos de Bloch et de Lukâcs ne sont pas des
mythes comparables à ceux de la mythologie proprement dite, qu'elle soit
grecque ou germanique. Ce ne sont pas non plus des mythes littéraires, ni
des mythes personnels. Ce sont des mythes collectifs, rassembleurs de foules,
des idées détentrices d'un pouvoir émotionnel considérable et d'un énorme
potentiel d'énergie. Des idées pour lesquelles beaucoup ont vécu et beaucoup
sont morts. Pour cette raison, on est tenté de dire que de tels mythes ne sont
jamais totalement faux ou imaginaires, qu'ils ont en tous cas un certain
caractère d'authenticité. Comme l'écrit Martin Malia à propos des mythes du
communisme soviétique, dont il souligne la nature ambivalente :

Cesbeaucoup
dibles
de mythes
et relevant
avaient
d'historiens.40
d'une
suffisamment
vérité scientifique
d'ancrage
tantdans
aux layeux
réalité
des pour
acteurs
apparaître
que de ceux
cré¬

C'est l'évolution historique qui fait apparaître des fissures entre le mythe
et la réalité, puis qui creuse l'écart au point de faire perdre au mythe son
caractère initial de vérité relative et de lui faire prendre la fonction que

p.
Edition
39
40
243.
38 Martin
Edgar
Emst
revue
Bloch,
Morin,
Malia,
et augmentée
Thomas
La
“Pour
tragédie
une
par
Müntzer
l'auteur,
théorie
soviétique,
als
de
Paris,
Theologe
lap.crise”
Fayard,
149. (1976).
der1994,
Revolution,
Article
p. 18. repris
Éd. Suhrkamp,
dans Sociologie.
1963,
BLOCH, LUKÂCS 65

Marx lui-même attribuait à l'idéologie : masquer et justifier un réel ina¬


vouable41. Relativement authentique et mobilisateur pendant un temps, le
mythe devient illusion, puis mensonge, imposture et mystification. Comme
le dit encore Edgar Morin : il ne reste plus alors qu'une grande espérance
dénaturée42.

41 Entretien
42 Cornelius avec
Castoriadis,
Edgar Morin,
L’institution
Le Monde,
imaginaire
26 novembre
de la société,
1991, p.p.2,15.
col. 6.

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