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Claude Lelièvre

L’École obligatoire :
pour quoi faire ?
Une question trop souvent éludée

www.editions-retz.com
1rue du Départ, 75014 Paris
L’École – tout comme l’éducation – est l’objet de
multiples confrontations d’idées entre profes-
sionnels de l’enseignement, de la formation et
du travail social, responsables du système édu-
catif à tous les échelons, décideurs politiques,
experts, partenaires sociaux, parents… Ces confrontations trouvent
régulièrement un écho dans les médias au travers de « débats » dont
la récurrence ne signale pas toujours la pertinence par rapport aux
défis réels à relever : absence de diagnostics fiables, ignorance des
acquis réflexifs les mieux établis, cantonnement à des stigmatisa-
tions convenues...
Cet écho est insuffisant pour éclairer la communauté éducative et
élever le niveau des connaissances communes, si précieuses pour
l’action quotidienne. Les savoirs sur l’École et sur l’éducation ne
cessent pourtant de progresser et de se diversifier, ouvrant à une
meilleure compréhension des situations passées et contempo-
raines.
La collection « Défis d’éducation » vise à mieux faire connaître ces
savoirs sur l’École. Elle a pour objectifs d’aider à structurer la
réflexion collective en questionnant les perceptions immédiates
et les représentations dépassées, de faire partager repères et
références indispensables, de cerner les questions vives qui font
réellement débat.

© Retz / S.E.J.E.R. 2004


Sommaire
Avant-propos 5

1848-1882 : aux origines de l'École obligatoire 9

Une question fondatrice :


quel contenu pour l'enseignement élémentaire ? 13

Retour à l'École de Jules Ferry 21

La figure morale de l'enseignant 33

Un paradoxe de l'École républicaine 43

« Élitisme républicain » ou « démocratisation » :


deux conceptions de l'« École unique » 51

La rivalité de deux corporations


d'enseignants autour de l'« École unique » 59

L'école obligatoire jusqu'à 14 ans (1936) puis 16 ans (1967) 69

Le collège gaullien (1963) : le recrutement élargi des élites 75

La réforme du collège unique (1975) 83

La définition d'une culture « plancher »,


problème récurrent depuis vingt ans 93

École obligatoire et laïcité : une singularité française 103

La nécessaire mise à jour de la culture scolaire au collège 109

Déterminer et assurer les fondamentaux


de l'École obligatoire 119

Conclusion 129

Notes 137
Avant-propos

Que faire de l’École obligatoire ? Cette interrogation s’impose à


l’évidence comme l’une des questions fondamentales du débat sur
l’École, voire comme la question décisive. Logiquement et histori-
quement.
D’abord logiquement, dans la mesure où il s’agit en quelque
sorte de refonder l’École de la République : la scolarité obligatoire,
si elle a un sens, est en effet normalement en position d’être la
colonne vertébrale de l’École républicaine, celle qui rassemble,
unifie, s’adresse à tous et concerne tout le monde.
Ensuite historiquement, et de bien des façons. Le passé histo-
rique immédiat confirme d’ailleurs que l’enjeu principal est bien
là, même et surtout si l’on veut traiter de l’épicentre de la « crise »
de l’École. Les grèves du printemps 2003 ont été particulièrement
vives, non seulement dans les collèges mais également dans le pri-
maire, loin devant les lycées ou les enseignements supérieurs.
Cependant, les mobiles évoqués pour la mobilisation étaient pour
le moins aussi prégnants à l’Université que dans les lycées, et
pourtant ce sont aussi ces deux institutions qui avaient dû faire
face récemment à l’afflux des « nouveaux publics » lors de la nou-
velle « massification » du système scolaire de ces quinze dernières
années. Mais la « crise » de l’École, que d’aucuns ont appelé le
« malaise » des enseignants, s’est révélée en fait particulièrement
intense dans les deux autres institutions scolaires, celles précisé-
ment de la scolarité obligatoire, le primaire et le collège.
Il y a donc lieu de remettre de l’ordre et du sens en priorité là
où il apparaît qu’ils se sont pour le moins délités, à savoir dans
l’École obligatoire.
Pour retrouver le sens – le bon sens –, un détour historique
s’impose afin de démêler un écheveau qui s’est passablement
embrouillé au cours du temps, notamment ces quarante dernières
années. Il existe en effet un fil d’Ariane qui peut indiquer la sortie

5
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

de ce qui est devenu un vrai labyrinthe : le fil historique, que l’on


se doit de dérouler le temps nécessaire pour « s’y retrouver ». Le
voyage, même sommaire, devrait être riche d’enseignements et de
repères perdus à revisiter.
La première constatation – capitale – est que la scolarité obli-
gatoire, l’École obligatoire, n’a vraiment de sens que s’il existe une
définition claire de l’instruction obligatoire, nécessaire à tous et
pour tous.
Ce problème a été réglé, d’une certaine façon, lorsque l’École
obligatoire a été instituée en France, avec Jules Ferry. Il est sans
doute important de retrouver quel était son principe régulateur de
base, quelles ont été les avancées et les limites (historiques) de la
solution adoptée alors : nous retournerons donc à l’École de Jules
Ferry.
L’âge de la fin de la scolarité obligatoire a été reporté à quatorze
ans sous le Front populaire, à seize ans au début de la cinquième
République. Pourquoi ? Dans quelles conditions ? Y a-t-il eu une
redéfinition claire de l’instruction approfondie que l’on pouvait
attendre de cette prolongation importante de la scolarité obliga-
toire ? Quels ont été les obstacles à cette redéfinition, en principe
tout à fait nécessaire pour que la scolarité obligatoire ait pleine-
ment un sens et soit bien orientée ?

L’institution par Charles de Gaulle, en 1963, du collège d’en-


seignement secondaire (le CES), qui est à la base du collège du
premier degré du secondaire que nous connaissons, n’aurait-elle
pas placé la question scolaire plus du côté du « plafond » (permet-
tant un bond vers un accès très élargi aux diplômes) que du côté
du « plancher » (à assurer et conforter par une redéfinition claire de
ce qui peut et doit être assuré à tous a minima dans une scolarité
obligatoire nettement allongée).
Serait-ce ce que Valéry Giscard d’Estaing, son vrai promoteur,
a tenté de faire en instituant le « collège unique » ? Mais pourquoi,
alors, a-t-on plutôt le sentiment d’un échec ? Pourquoi la question

6
Avant-propos

de la redéfinition d’une « culture de base » ou d’un « socle com-


mun de connaissances et de compétences » revient-elle comme
une question récurrente, de plus en plus obsédante, depuis une
vingtaine d’années ? Comment définir cette « culture plancher », ce
« socle », tout en prenant acte qu’il s’agit de former a minima les
jeunes de notre temps pour un siècle nouveau, le XXIe siècle ?

7
1848-1882 : aux origines
de l’École obligatoire

D ans le cadre temporel restreint de cet ouvrage, on ne remon-


tera pas au-delà du moment où la mise en place d’une école
obligatoire a été effectivement à l’ordre du jour, c’est-à-dire dès le
début de la deuxième République. On négligera donc les grands
plans d’éducation (notamment ceux de la Révolution française),
qui sont pourtant dignes de réflexion.
Les journées révolutionnaires de février 1848 mettent fin à la
monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe et aboutissent à la
proclamation de la République. La grande affaire du ministère de
l’Instruction publique, dirigé par Hippolyte Carnot, est dès lors la
préparation urgente d’un projet pour l’enseignement primaire. Un
texte de loi est préparé en quelques mois, et il est présenté dès le
30 juin à l’Assemblée constituante. L’exposé des motifs situe le
projet dans son contexte politique, plus précisément dans le cadre
du nouveau régime politique institué : la République.
« La différence entre la République et la monarchie ne doit se
témoigner nulle part plus profondément qu’en ce qui touche
les écoles primaires. Puisque la libre volonté des citoyens doit
désormais imprimer au pays sa direction, c’est de la bonne pré-
paration de cette volonté que dépendront le salut et le bonheur
de la France. »
En conséquence, le programme de l’enseignement primaire
doit renfermer dorénavant « tout ce qui est nécessaire au déve-
loppement de l’homme et du citoyen tel que les conditions
actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir ».

9
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

L’enseignement primaire est rendu obligatoire pour tous les


enfants « parce qu’un citoyen ne saurait être dispensé sans dom-
mage pour l’intérêt public d’une culture reconnue nécessaire au
bon exercice de sa participation personnelle à la souveraineté ».
Le suffrage universel paraît donc appeler à l’évidence et immé-
diatement l’instruction obligatoire universelle, parce que chacun
se retrouve « co-souverain », et que le « souverain » – collectif – ne
sera éclairé que dans la mesure où tous ses membres le seront.
C’est une première leçon que l’on ne devrait pas oublier : le projet
d’instruction obligatoire est solidaire du problème de l’exercice
d’une citoyenneté éclairée.
Mais ce projet arrive à l’Assemblée juste après les violentes et
sanglantes émeutes ouvrières de juin 1848, qui suscitent le rap-
prochement des députés républicains ou anticléricaux socialement
conservateurs avec le camp clérical voire monarchiste.
Adolphe Thiers, un « orléaniste voltairien », est emblématique
de cette réaction et de ce revirement. Il s’agit d’abord de res-
treindre les programmes : « lire, écrire, compter, déclare Thiers,
voilà ce qu’il faut apprendre ; quant au reste, cela est superflu. »
Il s’agit surtout de « restreindre cette extension démesurée de l’en-
seignement primaire qui serait d’ailleurs la négation de la liberté
de l’enseignement ; oui, je dis et je soutiens que l’enseignement
primaire ne doit pas être forcément et nécessairement à la portée
de tous ; j’irai même jusqu’à dire que l’instruction est, suivant moi,
un commencement d’aisance et que l’aisance n’est pas réservée à
tous. Je suis hardi, très hardi, j’en conviens, mais que voulez-vous !
Je considère les choses telles qu’elles existent ; je ne puis consen-
tir à laisser mettre du feu sous une marmite sans eau. »
Mis en minorité le 5 juillet, Hippolyte Carnot démissionne. Il
faudra attendre la génération suivante – trente-quatre ans – pour
que l’école obligatoire soit instituée par la loi Ferry de 1882.
Un an plus tard, le 18 juin 1849, le ministre de l’Instruction
publique Frédéric Albert de Falloux dépose un nouveau texte de
loi. L’exposé des motifs retient l’attention. L’obligation est explici-

10
1848-1882 : aux origines de l’École obligatoire

tement écartée, car elle est considérée comme impossible à déci-


der et à légitimer, prise dans un cercle infernal : « Quelle partie de
l’enseignement rendrait-on en effet obligatoire ? Demandez-vous
beaucoup ? Vous imposez une rigueur excessive. Demandez-vous
peu ? Vous abaissez le niveau de l’enseignement général. »
On le voit, le retour aux origines peut avoir des vertus pédago-
giques : il apparaît à l’évidence que la question de l’École obliga-
toire et de son sens est solidaire de la réponse – difficile – à une
autre question, celle de la définition de l’instruction nécessaire à
tous et pour tous.
La loi du 16 juin 1881 décide que la scolarisation primaire est
désormais gratuite dans les écoles communales. Par ailleurs, le
projet déposé à la Chambre des députés le 20 janvier 1880 par
Jules Ferry aboutit, le 28 mars 1882, à la promulgation d’une loi
qui rend non pas à proprement parler la scolarisation obligatoire,
mais l’instruction obligatoire pour les enfants des deux sexes.
Cette instruction obligatoire, est-il précisé, peut être donnée dans
des écoles publiques, des écoles libres ou la famille. Là encore, on
ne devrait pas perdre de vue que la scolarité obligatoire, l’École
obligatoire, est englobée dans une entité plus vaste qui lui donne
légitimité et sens : l’instruction obligatoire.
La durée de scolarisation est fixée de six ans révolus à treize
ans révolus. Mais cette durée de scolarisation peut être diminuée
si l’élève obtient le certificat d’études primaires, auquel il est en
droit de se présenter dès l’âge de onze ans. L’obtention du certifi-
cat d’études, conçu par Jules Ferry comme la certification d’études
normales effectuées dans le primaire, permet donc de quitter
l’école dès onze ans. Ce dispositif est en parfaite cohérence avec
la primauté de l’idée d’instruction obligatoire sur celle de scolari-
sation obligatoire à laquelle elle donne sens et légitimité.
Reste un problème redoutable et incontournable. Comment
définir cette instruction « nécessaire », obligatoire ? On connaît le
principe cardinal qui doit orienter cette réflexion, inscrit dans les
Instructions officielles de 1882 :

11
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

« Dans l’enseignement, nous l’avons souvent répété et les bons


maîtres le savent comme nous, l’objectif de l’enseignement pri-
maire n’est pas d’embrasser, sur les diverses matières qu’il
touche, tout ce qu’il est possible de savoir, mais de bien
apprendre dans chacune d’elles ce qu’il n’est pas permis
d’ignorer. »

12
Une question fondatrice : quel
contenu pour l’enseignement
élémentaire ?

L ’enseignement « primaire », celui qui se confond d’abord avec


la question de l’École obligatoire, doit-il être un « viatique »
(conçu comme un « bagage » pour la longue route de la vie, voire
comme « un kit de survie » selon la formule du « rapport Fauroux »
de 1996) ou une « propédeutique » (une « préparation » à autre
chose, et d’abord à d’autres études ou à d’autres apprentissages) ?
Régis Debray, dans un livre quelque peu nostalgique (Les
Préaux de la république) rappelle qu’instruire, selon l’étymologie,
c’est mettre en ordre, mettre debout, édifier : « La République est un
édifice dont l’instruction primaire est la base. Je définirais volontiers
l’esprit laïque comme une confiance instinctive dans les vertus de
l’élément […]. Les fils et les filles des Lumières – cette thèse est leur
signe distinctif – posent l’élément comme libérateur1. »

« Élémenter les savoirs »


Et on peut voir, en effet, lors du concours pour la rédaction de
livres élémentaires décrété par la Convention en l’An II de la pre-
mière République, les hommes représentatifs des Lumières sou-
cieux d’« élémenter les savoirs* ».
Ce qui est alors envisagé, ce n’est nullement une vulgarisation
procédant par « abrégés », comme le précise Lakanal : « Les auteurs
ont généralement confondu deux objets très différents, des élé-
mentaires avec des abrégés. Resserrer un long ouvrage, c’est
l’abréger ; présenter les premiers germes et en quelque sorte la

1. Les notes bibliographiques sont regroupées en fin d’ouvrage.


* Selon l’heureuse expression de Lakanal.

13
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

matrice d’une science, c’est l’élémenter. Ainsi l’abrégé, c’est préci-


sément l’opposé de l’élémentaire2. »
Il s’agit d’ordonner les éléments à partir desquels on peut
reconstruire les savoirs. Condorcet – qui produira lui-même l’un de
ces livres, en mathématiques – a la même ferme volonté d’orienter
la première instruction vers une certaine formation à l’autodidaxie,
à la capacité d’apprendre par soi-même à partir des éléments fon-
damentaux. Et c’est lui aussi qui, dans un passage de son Rapport
sur l’Instruction publique (qui concerne, il est vrai, le troisième
degré d’instruction et non le premier), écrit que, dans l’enseigne-
ment scientifique, « les éléments y sont une véritable partie de la
science, resserrée dans d’étroites limites, mais complète en elle-
même3 ».
Selon cette orientation épistémologique et éducative, que cer-
tains n’hésiteraient pas à traiter de « cartésienne », un enseignement
« élémentaire », en particulier des sciences, serait un enseignement
qui, en permettant de s’approprier les premiers « éléments », en
livrerait du même coup la matrice et offrirait virtuellement les
sciences tout entières. Ainsi, dans cette conception, le savoir
scientifique élémentaire lui-même, pour « élémentaire » qu’il soit
mais parce qu’il est « élémentaire », serait déjà intégralement scien-
tifique.
Dans cette direction, qui – de fait – n’a pas été suivie réellement
sous la Révolution française (mais était-ce vraiment possible ?), le
« propédeutique » l’emporte à l’évidence sur le « viatique » (et le
« kit de survie »).

Des « applications utiles » pour la vie courante


En revanche, il n’apparaît guère contestable que le « viatique »
l’a emporté sur le « propédeutique » pour ce qui concerne l’École
obligatoire de la troisième République, la première à avoir été his-
toriquement effective en France.
L’orientation générale des Instructions officielles du 28 mars 1882
(signées Jules Ferry) est fermement affirmée et ne va nullement

14
Une question fondatrice : quel contenu pour l’enseignement élémentaire ?

dans le sens de l’« élémentation des savoirs », mais vers le


« concept pratique », y compris pour l’enseignement des mathé-
matiques elles-mêmes :
« Les exercices pratiques, les applications usuelles, les démons-
trations simples et familières, telles doivent être l’âme et la vie
de l’école […]. Quel que soit le cours qu’ils soient appelés à
diriger, quel que soit le programme qu’ils aient à développer,
nos maîtres ne sauraient trop faire effort pour se contraindre à
procéder, en toute matière, du simple au composé, du concret
à l’abstrait, de l’exemple à la règle […]. Des modèles faciles et
présentant un sens complet, utile, moral ; des leçons courtes et
bien comprises, des opérations d’arithmétique simples et
concluantes […]. Le but, ce sont les applications utiles ; la sim-
plicité pratique doit donc en être le caractère4. »
Ce qui est décisif, c’est de savoir si le « simple et le pratique »
peuvent se conjuguer avec « l’élémentaire et l’élémentation des
savoirs »… Prenons l’exemple de la célèbre règle de trois : « On
appelle règle de trois des problèmes dans lesquels on a trois don-
nées. Il faut trouver un quatrième nombre en relation avec les trois
connus.5 » De quelle relation s’agit-il ? On ne s’en préoccupe pas
(ce qui est pourtant précisément du domaine de la pensée et de
la démonstration mathématiques). La condition de proportionna-
lité reste implicite. L’élève doit reconnaître, à partir d’une série
d’exemples, d’une façon quasi mécanique, quel type de règles de
trois (directe, inverse…) il se doit d’appliquer. Comme le montre
très bien André Harlé :
« On ne demande pas à l’élève de savoir raisonner, même s’il
doit utiliser des “raisonnements” pour résoudre un problème.
Chaque “règle de trois” a son raisonnement propre (un seul
type de raisonnement à de rares exceptions près) donné par
des “problèmes types” résolus. Un problème fait-il intervenir
deux “règles de trois successives” ? On est alors en présence

15
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

d’une “règle de trois composée” dont un problème type donne


la méthode de raisonnement. La “règle de trois” est le moyen
privilégié de résoudre des problèmes particuliers proches de
l’économie domestique (le “tant pour cent”, la “règle d’intérêt”,
les “règles d’escompte”, l’épargne, les revenus, etc.) 6. »
On est donc ici très loin de l’ambition des hommes représen-
tatifs des Lumières (Condorcet, Lakanal) soucieux d’« élémenter les
savoirs », d’« instruire » au sens plein du terme (si cher à Régis
Debray), selon un esprit de l’élémentaire d’ordre propédeutique.
En effet, il ne s’agit pas d’un enseignement de base ayant ordonné
les éléments à partir desquels on peut reconstruire et s’approprier
les savoirs savants. Ce qui est mis en place, sous la troisième
République, c’est « une formation pratique à vocation utilitaire,
applicable directement à des situations courantes de la vie néces-
sitant des calculs, et qui doit constituer, selon les Instructions offi-
cielles, tout le savoir pratique dont l’élève aura besoin durant
toute sa vie. Mais cette école se garde bien cependant de dispen-
ser un enseignement “professionnel” : “vie courante” est le maître
mot de cette école, et non pas “vie professionnelle” 7. »
L’école de la troisième République, en effet, n’a nullement les
préoccupations de préparation à la vie professionnelle, qui ten-
dent à dominer actuellement, même pour son école primaire obli-
gatoire qui constitue pourtant alors la seule scolarisation de plus
de 90 % des enfants de chaque classe d’âge8.
L’école primaire, l’École obligatoire, est une préparation à la « vie
courante », celle de l’« économie domestique » et de l’exercice de la
citoyenneté dans une République socialement modérée, patriotique
voire nationaliste. Les Instructions de mars 1882 le disent sans ambi-
guïté et sans appel pour peu qu’on les lise attentivement :
« La préparation à la vie, telle est aujourd’hui la formule com-
mune à la définition de l’enseignement primaire de tous les
pays. Mais que faut-il entendre par préparation à la vie ? Ceux
qui, mus par une louable préoccupation des besoins immédiats

16
Une question fondatrice : quel contenu pour l’enseignement élémentaire ?

des classes populaires, demandent que, dans le cadre de


l’école, le travail manuel prenne une place prépondérante son-
gent-ils à retrancher de l’enseignement quelqu’une des
matières qu’il comprend aujourd’hui ? Le temps que l’enfant
consacre à l’école est limité ; à peine y trouve-t-on le moyen
de lui apprendre tout ce qu’il est nécessaire qu’il sache.
Consacrer à l’apprentissage une partie du temps que la loi a
sagement réservé aux études primaires proprement dites, ce
serait appauvrir ce fonds de connaissances essentielles qu’il
importe, aujourd’hui plus que jamais, de fortifier et d’étendre
dans les classes laborieuses […]. Ce que l’élève doit emporter
de l’école avec le petit bagage de notions pratiques détermi-
nées par la loi, c’est un ensemble de facultés exercées, un
esprit juste et un cœur droit […]. Ce qui reste des études bien
faites, ce que nous voulons espérer qu’il restera, pour les
élèves de nos écoles, c’est un jugement éclairé et sain, un cœur
ouvert aux sentiments élevés, l’amour du travail et des vertus
domestiques, force et sauvegarde des familles et des nations. »
L’enseignement des sciences, où règne en maître l’embléma-
tique « leçon de choses », est lui aussi tout à fait significatif. La lec-
ture de la Xe section des programmes de 1882 confirme la
destination « pratique » (mais non à proprement parler « profes-
sionnelle ») de l’enseignement primaire de la troisième République.
Des adjectifs comme « usuel » ou « sommaire » sont omniprésents.
Des « conseils pratiques » sur l’alcool, le tabac, l’hygiène sont au
programme ès qualités. L’étude des animaux ou des plantes se fait
du point de vue de leur caractère « nuisible » ou « utile » pour
l’homme. Il s’agit manifestement d’enseigner les sciences en vue
des « usages de la vie ».
Mais, là encore, il faut remarquer que cet enseignement indubi-
tablement « pratique » (et qui ne relève donc pas de l’ordre de
l’« élémentation des savoirs », loin s’en faut) n’est pas dominé pour
autant par le devenir professionnel des enfants. C’est un enseigne-

17
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

ment pratique du quotidien, de la « vie courante ». Ce sont par


exemple les nouvelles technologies de chauffage et d’éclairage,
ou encore les questions de l’hygiène domestique qui indiquent le
plus clairement le sens de cet enseignement, en quoi il est « pra-
tique » et « usuel ». Il en est de même pour les savoirs scientifiques
incorporés dans les pratiques agricoles conseillées. Il y a certes là,
compte tenu des conditions de la vie rurale ou paysanne, une cer-
taine symbiose entre la « professionnalisation » et la « vie courante ».
Mais, les recommandations insistantes de constituer un herbier ou
de commencer une collection d’insectes, ou de partir, pendant les
fameuses leçons de choses, des animaux les plus « indigènes »
(serin, lézard, grenouille, écrevisse…) ne relèvent pas à l’évidence
de la préparation à un futur métier de cultivateur.
Dans le célèbre Dictionnaire de pédagogie dirigé par Buisson,
l’ouvrage de référence présent dans les écoles communales, l’au-
teur de l’article « Histoire naturelle » tient à souligner l’opposition
entre l’enseignement secondaire (des lycées et collèges) et celui
du primaire (écoles communales et écoles normales comprises) :
« L’enseignement secondaire […] doit former les esprits, leur
apprendre à juger, à raisonner, à distinguer entre une affirma-
tion et une démonstration : il doit faire des hommes ayant foi
en leur raison, capables de comprendre les idées de leur temps
et d’accepter dans toute leur étendue les conséquences des
découvertes nouvelles. Mais dans l’enseignement primaire, en
raison du peu de temps dont on dispose en général et de l’obli-
gation de condenser dans un enseignement d’un petit nombre
d’années tout ce qu’il est indispensable de connaître dans la vie
courante, on ne peut espérer réunir un nombre suffisant de faits
pour qu’ils puissent fournir une base suffisamment solide à des
idées générales. Même dans les écoles normales primaires, l’en-
seignement doit avoir un but plus immédiat, plus pratique9. »
On pourrait multiplier les exemples, discipline par discipline. On
se contentera d’un ultime cas exemplaire, celui de la « grammaire

18
Une question fondatrice : quel contenu pour l’enseignement élémentaire ?

scolaire », parce qu’il a été établi de longue date par André


Chervel, et de belle façon. André Chervel a montré en effet que la
« théorie » grammaticale enseignée à l’école primaire n’était pas la
« vulgarisation » (et encore moins l’« élémentation ») de savoirs de
référence, qu’elle n’était pas la transposition de savoirs savants en
savoirs à enseigner et enseignables à l’école primaire mais, ce qui
est fondamentalement différent, une création sui generis de l’école
elle-même. Cette « théorie » grammaticale, cette « grammaire sco-
laire », a pour finalité l’orthographe (c’est-à-dire une pratique, rele-
vant plus ou moins de la « vie courante ») et non pas une ambition
théorique (faire comprendre « scientifiquement » le fonctionne-
ment de la langue). La « grammaire scolaire » n’est qu’une méthode
pédagogique d’acquisition de l’orthographe ; et l’analyse grammati-
cale, une méthode pédagogique d’assimilation de cette grammaire10.

19
Retour à l’École
de Jules Ferry

I l convient cependant de prendre l’exacte mesure du moment


ferryste, si chargé d’histoire, de mémoire (voire de légende ou
de mythe), toujours présent dans le débat lorsqu’il s’agit de l’École
de la République et de son noyau dur, l’École obligatoire.
Jules Ferry ne met certes pas en place un primaire « élémen-
taire » (reposant sur une « élémentation » fondamentale des
savoirs), mais il s’oppose aussi avec beaucoup de vigueur à une
conception « rudimentaire » du primaire. Il est clair que, pour
Jules Ferry, l’École obligatoire républicaine ne peut pas en rester
aux « rudiments ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette
légende qui attribue à Jules Ferry une fixation sur le « lire-écrire-
compter » (et plus généralement une focalisation sur les « rudi-
ments », sur un « primaire rudimentaire »), alors qu’il n’a cessé de
lutter en sens contraire.

« Une école d’éducation libérale » ?


En réalité, Jules Ferry tente d’inverser la hiérarchie entre les ensei-
gnements dits « fondamentaux » (et traditionnels) et les enseignements
dits « seconds », « accessoires ». C’est précisément dans ces enseigne-
ments dits « accessoires » que réside pour Jules Ferry la rupture entre
« l’ancien régime » et le « nouveau », une véritable révolution.
« C’est autour du problème de la constitution d’un enseigne-
ment vraiment éducateur que tous les efforts du ministère de
l’Instruction publique se sont portés […]. C’est cette préoccu-
pation dominante qui explique, rallie, harmonise un très grand

21
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

nombre de mesures qui […] lorsqu’on n’en a pas la clef pour-


raient donner prétexte à des reproches d’excès dans les nou-
veaux programmes, d’accessoires exagérés, d’études très variées
et qui ne paraissent pas, au premier abord, suffisamment
convergentes : tous ces accessoires auxquels nous attachons
tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fon-
damental et traditionnel du “lire, écrire, compter” : les leçons
de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire
naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades
scolaires, le travail manuel de l’atelier placé à côté de l’école,
le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ?
Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces
accessoires feront de l’école primaire une école d’éduca-
tion libérale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de
séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le
nouveau1. »
Il s’agit d’ailleurs moins d’inverser l’ordre de préséance des
matières enseignées (les hiérarchies horaires des différents ensei-
gnements ne sont pas bouleversées dans les programmes définis
par l’arrêté du 27 juillet 1882) que de favoriser l’introduction de
« nouvelles méthodes ».
Jules Ferry souligne lui-même qu’il s’agit d’abord de changer
l’esprit de l’enseignement contre « la discipline mécanique de l’es-
prit ». Et il prend pour exemple l’enseignement « basique » par
excellence, l’apprentissage de la lecture – ce qui en surprendra
plus d’un :
« Les hommes d’ancien régime dans l’enseignement primaire
sont un peu surpris de ce que nous entreprenons ; ils sont même
un peu choqués ! Mais, disent-ils, est-ce que, autrefois, avec les
anciennes méthodes, avec le programme restreint à lire, à
écrire et à compter, on ne faisait pas des élèves sachant bien
lire, écrivant correctement, comptant à merveille, comptant et
écrivant peut-être mieux que ceux d’aujourd’hui, au bout d’un an

22
Retour à l’École de Jules Ferry

ou deux d’école ? Cela est possible ; il se peut que l’éducation


que nous voulons donner dès la petite classe nuise un peu à
ce que j’appelais tout à l’heure la discipline mécanique de l’es-
prit. Oui, il est possible qu’au bout d’un an ou deux, nos petits
enfants soient un peu moins familiers avec certaines difficultés
de lecture ; seulement, entre eux et les autres, il y a cette dif-
férence : c’est que ceux qui sont plus forts sur le mécanisme
ne comprennent rien à ce qu’ils lisent, tandis que les nôtres
comprennent. Voilà l’esprit de nos réformes2. »
Dans le même sens, Jules Ferry condamne sans appel l’impor-
tance excessive donnée à l’exercice de la dictée. « Aux anciens
procédés qui consument tant de temps en vain, à la vieille
méthode grammaticale, à la dictée – à l’abus de la dictée –, il faut
substituer un enseignement plus libre, plus vivant, plus substan-
tiel3. » Il en vient même à mettre en cause la prétention excessive
de l’orthographe. « Mettre l’orthographe, qui est une des grandes
prétentions de la langue française, mais prétention parfois exces-
sive, au premier rang de toutes les connaissances ce n’est pas faire
de la bonne pédagogie : il vaut mieux être capable d’écrire une
lettre, de rédiger un récit, de faire n’importe quelle composition
française, dût-on même la semer de quelques fautes d’ortho-
graphe4. »
À vrai dire, ce qui est en jeu dans ces orientations, c’est un cer-
tain rapprochement tenté (ou rêvé ?) avec l’enseignement secon-
daire dont ne peut pas bénéficier, à l’époque, la quasi-totalité des
élèves du primaire. C’est en tout cas ce que dit explicitement Jules
Ferry lui-même dans son célèbre discours au congrès pédago-
gique des instituteurs et institutrices de France du 19 avril 1881 :
« Ce nouvel enseignement pourra se répandre sur les domaines
divers qui sont en dehors du cercle traditionnel de l’enseigne-
ment primaire, de façon à revêtir le caractère d’un enseignement
secondaire au petit pied. Désormais, entre l’enseignement
secondaire et l’enseignement primaire, plus d’abîme infran-
chissable […] et l’on peut dire que, dès le premier et le plus

23
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

humble échelon, c’est une éducation libérale* qui commence


pour la nation tout entière5. »
Mais, pour être vraiment très au clair et très au fait sur ce sujet
assez capital, il convient sans doute de prendre en compte – tout en
les distinguant (comme le fait remarquablement Pierre Kahn) – aussi
bien le « rêve » de l’école républicaine de Jules Ferry que sa « réalité ».
Car la réalité des programmes et des orientations pédagogiques
codifiées par les manuels, ainsi que la réalité des pratiques ensei-
gnantes sont indubitablement à distance respectable de ces ouver-
tures, de ces envolées, de ces ambitions proclamées. Certes,
comme le dit très bien Pierre Kahn à propos de l’enseignement
scientifique de l’école primaire de la troisième République :
« Il y a les discours, souvent un peu exaltés, qui accompagnent cet
enseignement ; son rattachement aux perspectives ouvertes par la
refondation républicaine de l’école […] ; sa consécration sur l’autel
des “humanités primaires”, voire de “l’éducation libérale” […] ;
l’inscription de l’enseignement scientifique primaire au cœur de
“l’idéologie scolaire” caractéristique de ce que l’on appelle “l’école
républicaine”, sans toujours distinguer sa prose de sa poésie6. »
Et cela peut être pris comme une promesse (merveilleuse) ; et
cela a effectivement été pris historiquement pour une promesse,
une promesse qui nous travaille encore et qui a donc son effica-
cité et sa réalité.
Encore faut-il être lucide sur la réalité historique elle-même,
afin de mieux mesurer le chemin parcouru et de mieux baliser le
chemin à parcourir (sans nostalgie déplacée, ou découragement
intempestif). Car on vient de loin, on revient de loin, et d’abord
d’une séparation radicale entre « l’ordre » du secondaire et
« l’ordre » du primaire, que Jules Ferry a lui-même contribué à
approfondir institutionnellement.

* Il faut bien sûr entendre ici « libéral » dans le sens qu’il peut avoir pour les « arts
libéraux » ou les « carrières libérales ».

24
Retour à l’École de Jules Ferry

Deux écoles élémentaires cloisonnées


L’École de la troisième République est ouvertement, institu-
tionnellement divisée. Les mesures de Ferry et des grands fonda-
teurs de l’École républicaine ont incontestablement conduit à la
mise en place de deux « réseaux » d’établissements scolaires tota-
lement distincts. Aucun passage de l’un à l’autre, aucun mélange,
aucun brassage : même si la scolarisation est ouverte à tous, les
couches sociales aisées peuvent se distinguer du peuple et éviter
le contact entre leurs enfants et ceux des ouvriers et des paysans.
À chacun son réseau scolaire, telle était la règle.
Pour les enfants de la bourgeoisie, il n’était pas nécessaire de
fréquenter si peu que ce soit les écoles communales. Il existait
dans les lycées et collèges publics* des classes élémentaires
(payantes), qu’ils pouvaient fréquenter dès l’âge de la scolarité
obligatoire (de la onzième à la septième).
Loin de les supprimer pour mettre en place une école primaire
pour tous, Ferry et ses amis politiques les développent par de
nombreuses mesures. D’abord, ils ne leur appliquent pas la gra-
tuité décidée par la loi du 16 juin 1881 pour les écoles primaires,
ce qui instaure une barrière de l’argent entre ceux qui peuvent les
fréquenter et ceux qui ne le peuvent pas.
Ensuite, ils renforcent la spécificité de ces classes en instituant,
par le décret du 8 janvier 1881, un « certificat d’aptitude aux fonc-
tions de professeur de classes élémentaires de l’enseignement
classique** ».
Enfin, ils encouragent la multiplication de ces classes à tel
point que la circulaire du 9 septembre 1882 – signée Ferry – note
avec satisfaction que « l’usage s’est établi partout d’annexer aux
* Au XIXe siècle, les lycées et collèges vont des classes élémentaires à la terminale.
Le lycée se distingue du collège en ce qu’il est d’État, alors que les collèges sont
le plus souvent municipaux.
** C’est un examen difficile : en 1883, sur 100 candidats, 21 sont admissibles et
3 seulement sont admis (Manuel général de l’instruction publique, 1882, p. 705).
Trois pour cent d’admis, c’est un pourcentage voisin de la population scolaire
concernée par ces classes élémentaires.

25
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

établissements secondaires des cours élémentaires destinés à prépa-


rer les très jeunes enfants mieux qu’ils ne pourraient l’être dans la plu-
part des écoles primaires aux études d’un ordre plus élevé auxquelles
les destinent leurs familles7 ». Heureux enfants de familles fortunées.
Jules Ferry a d’ailleurs souligné lui-même le soin qu’il a voulu
prendre dans la réforme de ces classes élémentaires pour assurer
leur expansion : « Le côté le plus neuf, le plus saisissant de la
réforme qui va s’accomplir, c’est le programme des classes élé-
mentaires des lycées et collèges ». Il s’agit, pour lui, en repoussant
à la sixième l’enseignement du latin, et en introduisant une langue
vivante, d’y faire « quelque chose de plus que l’enseignement pri-
maire des écoles élémentaires8 ».
Cet élémentaire du secondaire va prospérer et croître tout au
long de la troisième République. Alors qu’il ne reçoit que 16 000
garçons en 1881, il en accueillera 31 000 en 1913 et plus de 55 000
dans les années 1930. Ces classes élémentaires de lycées et collèges
ne disparaîtront qu’au début de la cinquième République.
Mais l’action de Ferry et des siens ne s’est pas limitée à conso-
lider un « ordre secondaire » (comprenant des classes élémentaires
et des classes proprement secondaires) pour les privilégiés
sociaux. De manière symétrique, ils ont organisé, pour les enfants
du peuple, un « ordre primaire » comprenant certes les écoles pri-
maires communales, mais aussi des écoles primaires supérieures
ouvertes sur concours aux meilleurs élèves des écoles primaires,
des écoles normales primaires pour préparer au métier d’institu-
teur, et des écoles normales primaires supérieures (l’ENS de Saint-
Cloud et l’ENS de Fontenay) pour former aux métiers de
professeur d’école normale primaire ou de professeur d’école pri-
maire supérieure. Cette autoreproduction du primaire, de « l’ordre
du primaire », en circuit fermé assure une grande cohésion et une
très forte stabilité à la pédagogie primaire, à la pédagogie « nor-
male », selon l’heureuse expression de Gilles Laprévote9.
L’œuvre de Gabriel Compayré (qui peut être considérée
comme l’élément le plus représentatif de la mise en place de la

26
Retour à l’École de Jules Ferry

pédagogie « normale », et qui a joué un rôle très actif lors de la


création des Écoles normales supérieures de l’enseignement pri-
maire) en offre une illustration saisissante. Gages de l’unité d’une
doctrine « normale » au sein de l’ordre du primaire, ses ouvrages
destinés aux élèves des écoles normales primaires sont de simples
adaptations des leçons que Gabriel Compayré a professées à
Saint-Cloud et à Fontenay devant des auditoires de futurs profes-
seurs d’école normale. Et l’unité essentielle de la « pédagogie nor-
male » est patente dans le principe qui, selon Compayré, doit
guider le maître : « pour transposer une leçon d’école normale et
en faire une leçon d’école élémentaire, il suffit bien souvent de la
réduire à des proportions plus humbles, de même qu’on ébranche
les rameaux des arbres trop touffus ».

Des programmes concentriques


La généralisation de l’organisation pédagogique fixée par le
vice-recteur de l’académie de Paris, Octave Gréard, va dans le
même sens : homogénéisation et répétition. L’école primaire élé-
mentaire est officiellement scindée en trois cours. Chaque cours
comprend deux années : l’élève rentre au « cours élémentaire », il
passe ensuite au « cours intermédiaire » (appelé plus tard « cours
moyen ») puis au « cours supérieur ». En corollaire de ce disposi-
tif : les programmes concentriques. Inspirés par Octave Gréard, les
programmes du 27 juillet 1882 (comme d’ailleurs ceux de 1887)
édictent que les trois cours (« élémentaire », « intermédiaire »,
« supérieur ») reviennent sur les mêmes programmes pour les
approfondir : « Il est nécessaire que l’enfant repasse incessamment
sur les mêmes traces, c’est-à-dire que les développements des dif-
férents cours puissent s’étendre et les exercices d’application s’éle-
ver d’un degré à chaque cours, sans que le fond cesse d’être le
même […]. Il faut que chaque cours présente, à des degrés diffé-
rents, un certain ensemble de connaissances essentielles. »
Les écoles primaires supérieures (dont le cursus de trois années
fait suite au cours supérieur et à l’obtention du certificat d’études

27
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

pour quelque 5 % d’une classe d’âge) ont elles aussi des pro-
grammes concentriques. En définitive, le primaire tout entier est
dominé par la culture scolaire du « viatique », incessamment repris
et approfondi. Comme le disent encore les Instructions officielles
du 20 juin 1923 :
« L’enseignement est essentiellement intuitif et pratique : pra-
tique, c’est-à-dire qu’il ne perd jamais de vue que les élèves de
l’école primaire n’ont pas de temps à perdre en discussions
oiseuses, en théories savantes, en curiosités scolastiques et que
ce n’est pas trop de cinq ou six années de séjour à l’école pour
les munir du petit trésor d’idées dont ils ont strictement besoin
et surtout pour les mettre en état de le conserver et de le grossir
par la suite. »
C’est sans doute à l’aune de cela qu’il faut comprendre les
recommandations et les explications de Jules Ferry dans son
célèbre discours au congrès pédagogique des instituteurs et des
institutrices de France du 19 avril 1881 :
« Voilà l’esprit de nos réformes, et voilà la réponse à l’objection
des esprits inquiets outre mesure qui nous accusent de trop
surcharger les programmes. Oui, nous les surchargerions d’une
façon ridicule si nous avions la prétention de donner un ensei-
gnement approfondi, didactique, de toutes ces choses. Mais
nous voulons seulement en faire la matière d’un enseignement
intuitif ; et c’est parce que cet enseignement restera intuitif qu’il
pourra se répandre sur les domaines divers qui sont en dehors
du cercle traditionnel de l’enseignement primaire, de façon à
revêtir le caractère d’un enseignement secondaire qui com-
mence, d’un enseignement secondaire au petit pied. »
Il convient de noter à cet égard la remarquable stabilité des ins-
tructions officielles tout au long de la troisième République, et
même au-delà, comme l’a montré sans appel Jacqueline Chobaux
dans son article sur « les instructions officielles dans l’enseignement

28
Retour à l’École de Jules Ferry

élémentaire français : un système de normes pédagogiques10 ». Les


nouvelles instructions du 20 septembre 1938 ne concernent en
effet que le cours supérieur et la classe de fin d’études (nouvelle-
ment créée en raison de la prolongation, en 1936, de la scolarité
obligatoire de treize ans à quatorze ans). Par ailleurs, celles du
7 décembre 1945 ne portent que sur quatre matières. Toutes sou-
lignent l’excellence des instructions du 18 janvier 1887 et du
23 février 1923, et minimisent les changements qu’elles introduisent.
En ajoutant le primaire supérieur (écoles primaires supérieures
ou cours complémentaires) au primaire élémentaire, Ferry et ses
amis républicains permettent indéniablement à certains enfants
d’origine populaire (pas plus de 5 % d’une classe d’âge tout au
long de la troisième République) de poursuivre des études (en
triomphant d’un concours d’entrée très sélectif) et d’accéder ainsi
à des emplois de cadres subalternes ou d’employés, voire au sta-
tut d’instituteur ou de professeur dans le primaire supérieur.
Mais il ne s’agit pas d’assurer une réelle mobilité sociale ascen-
dante ; ils veillent à ce que les écoles primaires supérieures n’aient
pas un programme trop ambitieux et qu’elles ne forment pas,
selon les termes de Buisson ou de Gréard (deux des principaux
lieutenants de Jules Ferry), des « déclassés » (par le haut) : « Les
écoles primaires supérieures doivent donner satisfaction aux
ambitions légitimes, sans surexciter les prétentions aveugles, aussi
décevantes pour les individus que fatales à la société. » Il s’agit de
former, selon une métaphore très prisée à l’époque, les « sous-offi-
ciers » de l’armée du travail, non les « officiers ».
Dans un rapport adressé en octobre 1881 au président de la
République, Jules Ferry justifie longuement le cloisonnement de
l’enseignement primaire par rapport au secondaire :
« Que l’enseignement primaire supérieur reste primaire. Il ne
faut pas qu’il s’isole et vise à une sorte d’existence à part. Si haut
et si loin qu’il doive aller, il est bon qu’il s’appuie toujours de
quelque façon sur l’école primaire. S’il affectait de s’en séparer,

29
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

par le choix des maîtres, par le recrutement, par le ton général


des études ou par le niveau des examens, il perdrait le meilleur
de sa substance et, à vrai dire, il n’aurait plus sa raison d’être.
C’est ce que redoutaient de bons esprits à l’origine du mouve-
ment. Il leur semblait à craindre que la vanité des familles inter-
venant, l’enseignement primaire supérieur ne sortît bien vite de
ses cadres, jugés trop modestes, et ne devînt tôt ou tard une
contrefaçon malheureuse de l’enseignement secondaire […]. Le
bon sens de notre pays a démenti ces appréhensions. Laissées
à elles-mêmes, les familles n’ont pas commis la faute de vou-
loir que l’établissement nouveau fût un collège dégénéré au
lieu d’être une école primaire perfectionnée11. »

Les barrières pour accéder à l’enseignement secondaire


De multiples barrières interdisent d’ailleurs alors l’enseigne-
ment secondaire aux enfants d’origine populaire :
– les études sont longues : il faut attendre sept ans pour obtenir
une certification de cette scolarisation, ce qui est dissuasif pour les
milieux populaires ;
– elles sont payantes, alors que celles du primaire supérieur sont
gratuites ;
– ces dernières permettent des sorties à tous les niveaux (certificat
d’études primaires supérieures, brevet élémentaire, brevet supé-
rieur) ;
– il n’est pratiquement pas possible, compte tenu de la différence
d’esprit dans laquelle sont menées les études dans le primaire supé-
rieur et le secondaire, de passer en cours de cursus de l’un à l’autre ;
ce qui oblige, si l’on veut choisir le secondaire, à s’engager pour
sept ans sans possibilité de raccourcir ce délai en cas de besoin ;
– il y a enfin nécessité d’un choix précoce ; en effet, on entre en
sixième vers onze ans ; or, on passe généralement le certificat
d’études primaires vers douze, treize ans ; l’élève d’origine popu-
laire doit donc, ou bien choisir l’aventure du secondaire sans son

30
Retour à l’École de Jules Ferry

CEP, ou bien commencer des études secondaires – déjà longues –


avec retard ; le passage de l’école primaire (de l’école du peuple)
au lycée ou au collège (l’école des privilégiés) n’est, délibérément,
pas aménagé.
Dans ces conditions, on ne sera pas autrement surpris que, selon
Maurice Gontard, quatre cents élèves seulement passent chaque
année du primaire au secondaire, soit environ un élève sur deux
mille12…
Ce que Jules Ferry et ses amis républicains ont institué, ce n’est
donc pas une école institutionnellement unique, mais une école
divisée. D’un côté, l’école du peuple, « l’ordre du primaire »
sublimé et renforcé par le primaire supérieur (écoles primaires
supérieures ou cours complémentaires). De l’autre côté, l’école
des privilégiés, « l’ordre du secondaire » (avec ses classes élémen-
taires) : elle dispense la culture générale qui concourt à l’exercice
de leur pouvoir ; elle conduit, elle, aux emplois de hauts cadres
de l’Administration et de l’industrie ; elle permet l’accession aux
professions libérales.

31
La figure morale
de l’enseignant

L e projet de loi de 1848 d’Hippolyte Carnot – alors que vient


d’être institué le suffrage universel – prévoit de rendre l’en-
seignement obligatoire pour tous les enfants « parce qu’un citoyen
ne saurait être dispensé sans dommage pour l’intérêt public d’une
culture nécessaire au bon exercice de sa participation personnelle
à la souveraineté ». La loi Jules Ferry du 28 mars 1882, qui institue
l’obligation d’instruction, substitue, on le sait, l’éducation civique
à l’éducation religieuse (présente à l’article 1 des lois Guizot et
Falloux de 1833 et de 1850) et met au premier plan, à l’article 1
de la loi, « l’éducation morale et civique ».
Il ne faut pas prendre à la légère cette place éminente de la
morale et de l’instruction civique dans le cursus prescrit, dans les
programmes, avant même la sainte trinité du « lire, écrire, comp-
ter ». Dans sa célèbre lettre-circulaire aux instituteurs du 17
novembre 1883, Jules Ferry souligne lui-même l’importance
extrême qui est attachée à l’éducation morale : « En vous dispen-
sant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous déchar-
ger de l’enseignement moral : c’eût été vous enlever ce qui fait la
dignité de votre profession1. »

L’éducation morale
Alors que nous avons tendance à penser que l’éducation
morale est normalement l’apanage de la famille (qui, désormais
plus ou moins défaillante, se reporterait indûment sur l’École),
Jules Ferry affirme tout de go que « la loi du 28 mars se caracté-
rise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire :

33
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’ensei-


gnement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au
premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction reli-
gieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à
l’École 2 ».
Et Ferry effectue une comparaison suggestive entre l’enseigne-
ment de la morale et l’enseignement basique de la lecture, de
l’écriture et du calcul : « Il a paru tout naturel que l’instituteur, en
même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur
enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont
pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du
calcul 3. »
Selon Jules Ferry lui-même, « la loi du 28 mars affirme la
volonté de fonder une éducation nationale, et de la fonder sur
des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à
inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut igno-
rer 4 », lesquelles relèvent donc – par principe – de l’instruction
obligatoire, de l’École obligatoire : « Pour cette partie capitale de
l’éducation, c’est sur vous, instituteurs, que les pouvoirs publics
ont compté 5. »
Sur quoi repose la détermination de ces « vérités premières »,
de ces « règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins
universellement acceptées que celles du langage ou du calcul » ?
On connaît la réponse de Ferry : il s’agit d’enseigner une morale
commune, la morale commune, « la bonne et antique morale que
nous avons reçue de nos mères et pères », « la sagesse du genre
humain que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le
patrimoine de l’humanité ». Écoutons Jules Ferry :
« En matière d’enseignement moral, vous n’avez à enseigner, à
proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne soit familier à
tous les honnêtes gens. Et quand on vous parle de mission ou
d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre : vous n’êtes
point l’apôtre d’un nouvel Évangile. Le législateur n’a voulu

34
La figure morale de l’enseignant

faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. Il


ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout
homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez
chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous,
écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de
vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre,
où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt
de profiter de cette docilité, cette confiance, pour leur trans-
mettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les
principes mêmes de la morale, j’entends simplement cette
bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et
mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les rela-
tions de la vie, sans nous mettre en peine d’en discuter les bases
philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le
suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme
vous voudriez que l’on parlât au vôtre : avec force et autorité,
toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte
de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que
vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes
pas juge. Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où
il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici
une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au
moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime
quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance
un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous
allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul,
présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi
refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui,
abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que
vous allez communiquer à l’enfant ce n’est pas votre propre
sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces
idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont
fait entrer dans le patrimoine de l’humanité 6. »

35
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

À partir de là, il n’y a pas – en ce qui concerne l’enseignement


de la morale – de problèmes théoriques mais seulement des pro-
blèmes pratiques, sur lesquels insiste longuement Jules Ferry :
« Il ne s’agit pas là d’une série de vérités à démontrer, mais, ce
qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’in-
fluences morales à exercer sur ces jeunes êtres, à force de
patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère
et de puissance persuasive […]. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour
de former ou de réformer une âme libre. Il y faut beaucoup de
leçons, de lectures, des maximes écrites, copiées et relues ; mais
il y faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes,
des habitudes. Les enfants ont en morale un apprentissage à
faire, absolument comme pour la lecture ou le calcul. L’enfant
qui sait reconnaître et assembler des lettres ne sait pas encore
lire ; celui qui sait les tracer l’une après l’autre ne sait pas écrire.
Que manque-t-il à l’un ou à l’autre ? La pratique, l’habitude, la
facilité, la rapidité et la sûreté de l’exécution. De même, l’enfant
qui répète les premiers préceptes de la morale ne sait pas
encore se conduire : il faut qu’on l’exerce à les appliquer cou-
ramment, ordinairement, presque d’instinct ; alors seulement la
morale aura passé de son esprit dans son cœur, et elle passera
de là dans sa vie ; il ne pourra plus la désapprendre 7. »
Il s’agit de faire fond sur une morale « commune » (aux hon-
nêtes gens) et « indépendante » (des confessions, des dogmes, des
préférences religieuses ou philosophiques). C’est l’un des aspects
et des enjeux fondamentaux de la mise en place de l’École répu-
blicaine et laïque.

« Le professeur s’élève au rang d’éducateur. »


L’autre face fondamentale est la nécessité d’un engagement
politique pour affermir l’institution de la République. Les institu-
teurs et institutrices, qui encadrent l’École du peuple, ont un rôle
politique éminent à jouer dans l’enceinte scolaire elle-même.

36
La figure morale de l’enseignant

Certes, il ne saurait être question qu’ils s’engagent sur le terrain de


la politique électorale partisane, qu’ils se comportent en « agents
politiques », en « agents électoraux ». Et Ferry met explicitement en
garde les instituteurs :
« Ne souffrez pas qu’on fasse jamais de vous des agents poli-
tiques ! […] La politique contre laquelle je tiens à vous mettre
en garde est la politique militante et quotidienne, la politique
de parti, de personnes, de coterie ! Avec cette politique-là,
n’ayez rien de commun ! Elle se fait, elle est nécessaire, c’est
un rouage naturel, indispensable dans un pays de liberté ; mais
ne vous laissez pas prendre par le bout du doigt dans cet
engrenage : il vous aurait bien vite emportés et déconsidérés
tout entiers 8 ! »
En revanche, Jules Ferry plaide explicitement pour l’engage-
ment politique des instituteurs et des institutrices en faveur de la
République et de la Révolution française dans l’enceinte scolaire
elle-même. Et il s’agit bien d’une prise de parti politique, recon-
nue et revendiquée comme telle :
« Nous nous entendons bien, nous ne rééditons pas ici la for-
mule qui fut célèbre dans les dernières années de l’établisse-
ment si difficile, si contesté de la République, cette formule du
fonctionnaire qui disait : “Je ne fais pas de politique !” Nous ne
l’entendons pas ainsi : je ne dirai pas, et vous ne me laisseriez
pas dire qu’il ne doit pas y avoir dans l’enseignement primaire,
dans votre enseignement, aucun esprit, aucune tendance poli-
tique. À Dieu ne plaise ! Pour deux raisons : d’abord, n’êtes-
vous pas chargés, d’après les nouveaux programmes, de
l’enseignement civique ? C’est une première raison. Il y en a
une seconde, et plus haute, c’est que vous êtes tous les fils de
1789 ! Vous avez été affranchis comme citoyens par la
Révolution française, vous allez être émancipés comme institu-
teurs par la République de 1880 : comment n’aimeriez-vous pas

37
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

et ne feriez-vous pas aimer dans votre enseignement et la


Révolution et la République 9 ? »
On ne peut pas dire que cette prise de position privilégie le
consensus. C’est alors une prise de parti encore plus résolue que ne
le seraient actuellement des engagements forts contre le sexisme, le
racisme, la xénophobie, ou pour l’écologie et le développement
durable. Les fondateurs de l’École de la troisième République, et
Jules Ferry au premier chef, sans chercher bien sûr à provoquer
inutilement, n’ont en aucune façon une conception neutralisante
ou lénifiante de l’École laïque et républicaine.
Les enseignants du primaire doivent en effet non seulement
expliquer la Révolution française et la République, mais les faire
« aimer ». Et cela à un moment où la République est condamnée
par l’Église ; à un moment où seule une courte majorité de
Français vient d’être favorable au régime républicain, où les répu-
blicains eux-mêmes ne sont pas tous d’accord – loin s’en faut –
pour assumer « en bloc » l’héritage de la Révolution… In fine, et
sans l’ombre d’une hésitation, les instituteurs et institutrices sont
instamment sommés d’intervenir, de prendre parti, à l’École
même, sur les enjeux politiques majeurs de l’époque, pourtant
objets de furieuses controverses.
En définitive, compte tenu de l’importance première accordée
à l’éducation morale et civique lors de l’instauration de l’École
républicaine, il n’est pas étonnant que Ferry se soit prononcé
explicitement pour que l’instituteur et le professeur s’élèvent au
rang d’« éducateurs ».
La surprise, qui toutefois peut être la nôtre, donne la mesure
de la confusion actuellement entretenue dans les débats sur l’É-
cole. Contrairement à certains, qui ont cru voir dans la disparition
du « beau titre d’instituteur » (celui qui « institue » la République)
le signe probant de la décadence et de la déliquescence de l’École
républicaine (modèle troisième République) sombrant dans les
rets de « l’éducation », Jules Ferry place très haut – et pour cause
– le titre d’éducateur, plus haut que celui d’instituteur :

38
La figure morale de l’enseignant

« Nous voulons que vous nous fassiez, non seulement des ins-
tituteurs, mais des éducateurs […]. Nous voulons que le type
d’instituteur […] qui ressemble à un sous-officier instructeur
disparaisse complètement […]. Vous formez des éducateurs ;
c’est plus beau encore que former des médecins ou des officiers.
Il n’y a pas, on ne peut concevoir un moyen plus noble et plus
sûr de contribuer au relèvement et à la grandeur de la patrie10. »
Et lors de son discours du 4 août 1880 devant les professeurs
des classes élémentaires des lycées et collèges, il réitère le trait en
souhaitant que « le professeur s’élève au rang d’éducateur11 ».
Dans ces conditions, on ne devrait pas être autrement surpris
que l’historien Lavisse – l’un des piliers de l’École républicaine
naissante et l’auteur des célèbres manuels d’histoire de l’ensei-
gnement primaire – en vienne à déplorer que les lycées et collèges
publics soient considérés beaucoup plus comme des établisse-
ments d’instruction que comme des établissements d’éducation.
Dans son recueil d’articles paru en 1895 sous le titre À propos de
nos écoles, il compare systématiquement ce qu’il appelle les « col-
lèges d’État et les collèges d’Église » :
« Quand on compare entre elles les maisons d’éducation d’État
et leurs concurrentes, les maisons religieuses, on est à peu près
d’accord pour dire que les premières ont des maîtres plus ins-
truits, mais qu’il ne se trouve et ne peut se trouver d’éducateurs
que dans les secondes. Il semble, en effet, que les établisse-
ments ecclésiastiques aient des avantages en matière d’éduca-
tion. Ils se proposent de former des chrétiens ; le personnel, à
quelque fonction qu’il soit appliqué, est sacerdotal ; il a la
dignité de la robe ; en classe, en étude, au dortoir, au réfec-
toire, il peut sermonner ; l’exhortation morale lui est naturelle :
elle est sa fonction même. On peut attendre de ce personnel,
qui a renoncé au monde, une exacte soumission aux règles et
le dévouement à une œuvre commune. Une maison d’État, elle,
ne peut être confessionnelle. Elle a, pour l’éducation religieuse,

39
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

des aumôniers. Cette distinction du personnel en ecclésiastique


et laïque induit à croire que l’éducation est réservée à celui-là,
pendant que l’autre se partage l’enseignement et l’administra-
tion. »
Et Ernest Lavisse conclut, à propos des projets de réformes de
l’École en cours : « Il est certes bien de chercher dans quelles pro-
portions doivent être combinés l’enseignement des langues
anciennes et celui des langues modernes, l’enseignement des
sciences et celui des lettres ; il est meilleur de chercher comment
les maîtres d’une maison d’État peuvent être associés à la vie
morale. »
Jules Ferry lui-même prend explicitement pour modèle les
congréganistes. Il s’agit en effet davantage de prendre leur place
que de changer la nature de leur rôle « éducatif ». D’où ses allu-
sions réitérées à une « certaine robe » lorsqu’il s’agit d’« éduquer »,
d’éducation :
« Est-ce que l’on pourra dire éternellement que, pour être édu-
cateur, il faut porter une certaine robe, et qu’il n’existe pas
d’éducateurs laïques12 ? » « Vous allez devenir des éducateurs ;
vous prouverez que ce rôle touchant n’est le privilège d’aucune
robe, ni d’aucune règle ; et que si la société moderne a sécu-
larisé l’éducation, si elle entend maintenir dans une Université
d’État, formée à sa propre image, le dépôt sacré d’un ensei-
gnement national, c’est qu’elle est assurée de trouver en elle-
même toutes les puissances morales qui soutiennent, toutes les
vertus qui font vivre13. »
Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas de différence de probléma-
tique, dans la pensée ferryste, en ce qui concerne l’éducation
morale d’une part, l’instruction civique d’autre part ? Certainement
pas. L’enseignement de la « morale commune » est laissé à la dis-
crétion des enseignants, l’insistance étant mise sur les modalités et
les difficultés pratiques. C’est l’inverse pour l’éducation civique
(où l’orientation politique doit être clairement délimitée par le

40
La figure morale de l’enseignant

pouvoir politique), alors que les modalités pratiques ne sont guère


évoquées, l’accent étant plutôt mis, de fait, sur son aspect
livresque. C’est ce qu’affirme d’ailleurs Jules Ferry lui-même avec
beaucoup de clarté dans son discours de clôture au congrès des
écoles normales d’avril 1883 :
« Quand il s’agit de l’enseignement civique – non de l’ensei-
gnement moral qui sera d’autant mieux donné qu’il sera donné
sans livre – mais de l’enseignement civique qui contient tout ce
qui doit entrer de politique à l’École, qui doit ne point inspirer
la haine des institutions actuelles*, est-ce que l’État peut rester
indifférent ? Non. Donc je voudrais voir tous les manuels d’ins-
truction civique […] envoyés à bref délai au ministère pour
qu’il les examinât au point de vue politique et leur conférât,
après examen, le droit de cité. Peut-on voir dans une mesure
de ce genre une violation de la neutralité promise par le gou-
vernement ? Non ! J’ai promis la neutralité religieuse ; je n’ai
jamais promis la neutralité politique14. »

* On admirera la litote, toute « racinienne », pour indiquer qu’il s’agit de faire aimer
la République et la Révolution française, objets des furieuses controverses que
l’on sait.

41
Un paradoxe
de l’École républicaine

L a quasi-absence d’orientation pédagogique et pratique, en ce


qui concerne l’éducation civique, est d’autant plus étonnante
que les deux « modes » pédagogiques qui se sont disputés le lea-
dership de l’École tout au long de la première moitié du XIXe siècle
– le « mode simultané » des Frères des Écoles chrétiennes et le
« mode mutuel » de la Société pour l’Instruction élémentaire –
considéraient à l’évidence et spontanément que leur « mode » d’or-
ganisation scolaire devait être homologue au type de société qu’ils
souhaitaient et soutenaient.
Le « mode simultané » des Frères des Écoles chrétiennes appa-
raît aux protagonistes comme le « mode » même, dans son orga-
nisation et sa pédagogie, d’une conception théocratique de la
société, celle des « ultraroyalistes » qui veulent restaurer l’Ancien
Régime, une monarchie absolue de droit divin.
Leur première vertu est évidemment l’obéissance (« L’obéissance
est une vertu par laquelle on soumet sa volonté et son jugement à
un homme comme tenant la place de Dieu. »). Leurs autres vertus
sont la régularité, la mortification de l’esprit et des sens, l’humilité,
la modestie. Il s’agit de discipliner, de se discipliner. Le maître
s’occupe à tout moment de tous les élèves (d’où le nom de « mode
simultané »). Il faut obtenir le silence le plus complet (pour être
entendu), utiliser des consignes codées (pour être compris) et
avoir une égalité de conduite (pour être respecté). Comme le sou-
ligne Guy Vincent, « les attendus de ce système montrent quel est
l’enjeu : l’autorité magistrale. Une sorte d’autorité qui est en quelque
sorte extérieure, qui est faite d’attitudes (gravité et fermeté) et de

43
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

gestes (les signaux) qui ne doit rien à une parole s’imposant par
l’évidence des raisons ou la chaleur des sentiments1 ». Une auto-
rité littéralement indiscutable, car le maître communique le plus
souvent avec le « signal » (une sorte de sémaphore). La vertu sup-
posée de ce « signal » n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle des
signaux qu’on utilise pour célébrer la messe. Et son sens va tout
à fait dans le sens d’une théocratie, d’une monarchie de droit
divin : « un bon écolier, toutes les fois qu’il entendra le bruit d’un
seul signal, s’imaginera entendre la voix du maître, ou plutôt la
voix de Dieu même qui l’appelle par son nom », selon les termes
mêmes de la Doctrine des Écoles chrétiennes de Jean-Baptiste de
La Salle.
Le « mode mutuel » de la Société pour l’Instruction élémentaire
est perçu et explicitement décrit par les protagonistes comme l’ex-
pression pédagogique du libéralisme et de la monarchie consti-
tutionnelle. Selon Mme Guizot, l’épouse du ministre,
« l’enseignement mutuel est le régime constitutionnel introduit
dans l’éducation ; c’est la Charte qui assure à l’enfant la part de sa
volonté dans la loi à laquelle il obéit2 ». Dès 1816, le Bulletin de
la Société pour l’Instruction élémentaire affirme que :
« L’on chercherait vainement ailleurs une plus fidèle image
d’une monarchie constitutionnelle ; la règle, comme la loi, s’y
étend à tout, y domine tout, et protégerait au besoin l’élève
contre le moniteur et contre le maître lui-même. L’instituteur
représente le monarque. Il a ses moniteurs généraux qui,
comme ses ministres gouvernent sous lui ; ceux-ci à leur tour
sont secondés par des moniteurs particuliers, pareils aux fonc-
tionnaires préposés à tous les services publics. À l’ombre de
cette organisation vraiment gouvernementale, la masse des
élèves a ses droits ainsi que la nation3. »
Le « mode mutuel » (appelé monitoring system en Angleterre,
d’où il provient) tient son nom de la place qu’il accorde aux
« moniteurs », élèves conduisant l’instruction des autres élèves. Les

44
Un paradoxe de l’École républicaine

« moniteurs généraux » (un par discipline) commandent à toute


l’école sous la surveillance directe du maître en dirigeant les
« moniteurs particuliers ». D’autres fonctions sont assurées par le
« moniteur général d’ordre », le « moniteur portier », les « moniteurs
de quartier ». On peut être moniteur pour une discipline ou une
fonction et « monitoré » pour une autre. D’où le titre de « mode
mutuel ».
Le mérite est récompensé par l’accès aux différents postes de
moniteurs ; ce qui ouvre par ailleurs à la possibilité de participer
à quelques jurys d’enfants. En effet, lorsqu’il y a faute grave, le
maître constitue un jury (composé des élèves les plus distingués
parmi les moniteurs) chargé d’instruire le procès et de prononcer
la peine (le maître n’intervient plus après la nomination du jury).
La reproduction intégrale du déroulement d’un tel jury d’en-
fants s’impose, tant cela peut nous paraître déroutant. Et pourtant,
ce type de jury a bel et bien existé sous la Restauration et surtout
la Monarchie de Juillet. Tel ce récit paru dans le Journal d’éduca-
tion, de juin 1817 :
« Le 21 février 1817, après l’école du soir, une rixe s’éleva dans
la rue entre les nommés Baron et Fauchet. Baron, terrassé par
Fauchet, eut le bras cassé. Le lendemain, cet événement étant
connu dans l’école, M. Cambier, pour se conformer aux règles
de la méthode, annonce aux élèves que le jury des moniteurs
va être formé, et qu’il s’occupera sur le champ d’examiner la
conduite de Fauchet et de le juger. Le jury se trouve composé
des élèves : Jodin, président ; Maillard ; Faucheux ; Defrance
et Bertrand, rapporteur.
Aussitôt le rapporteur se rend chez les parents de Baron et
ceux de Fauchet pour recevoir leurs dépositions, d’après les-
quelles il fait son rapport au jury qui s’est assemblé et en pré-
sence de l’accusé. On entend les témoins à charge et à
décharge ; et il paraît résulter de leurs déclarations que Fauchet
a été l’agresseur, et qu’il s’est adressé, pour le maltraiter, à un

45
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

enfant beaucoup plus faible que lui, mais toutefois qu’il n’a
point eu l’intention de lui casser le bras. On voit avec plaisir,
dans cette singulière enquête, le président du jury demander à
chaque témoin qui dit avoir vu la rixe, pourquoi il n’a point
séparé les combattants, et lui en faire des reproches.
Lorsque ces petits débats sont terminés, le rapporteur Bertrand
fait très gravement son réquisitoire, que nos lecteurs liront sans
doute avec autant de surprise que de plaisir : “Messieurs, dit-il,
j’espère que vous ne doutez pas qu’il ne soit très sensible pour
moi de prononcer contre un de mes camarades, et de vous
engager à le punir de la faute que j’ai eu l’honneur de vous
soumettre. Mais il y va de l’intérêt de tous qu’un pareil scan-
dale ne se réitère pas. Attendu que Fauchet est un mauvais
sujet qui vagabonde du matin au soir, qu’il ne sait pas ses
prières, qu’il n’a jamais su un mot d’évangile ou de catéchisme,
que toutes sortes de punitions lui ont été infligées à ce sujet,
qu’il y a toujours été insensible, que d’ailleurs il n’a pu prou-
ver qu’il n’était pas l’agresseur, je conclus à ce qu’il soit chassé
de l’école, que MM. les membres du bureau de charité, du
comité cantonal et le commissaire de police soient instruits de
la manière indigne dont il s’est conduit envers un de ses cama-
rades beaucoup plus faible que lui.”
Le jury s’est retiré, après ces conclusions, pour délibérer, et il
est rentré au bout d’un quart d’heure. Le président Jodin a lu à
l’accusé le jugement par lequel les jurés venaient de le
condamner, à l’unanimité, à ne plus fréquenter l’école. S’étant
acquitté de cette tâche avec une modération et une décence
vraiment remarquables, le petit président a adressé au pauvre
condamné une très grave exhortation pour l’engager à changer
de conduite et à devenir un bon sujet. Puis il s’est efforcé de
démontrer de son mieux à l’auditoire les dangers que l’on court
à polissonner dans les rues. À coup sûr cette éloquence enfan-
tine et ces remontrances faites par un camarade, un égal, ont

46
Un paradoxe de l’École républicaine

plus de poids, plus d’influence sur l’esprit de toute une école


que tout ce que pourrait dire ou faire le maître le plus habile.
Le malheureux Fauchet a éclaté en sanglots, et a fait paraître
toutes les marques du plus profond repentir ; mais il n’était
plus temps, il fallait que le jugement fût exécuté. Les juges et
l’auditoire, vivement touchés, versaient des larmes. Ils entou-
rent le condamné en pleurant, s’efforcent de le consoler, de lui
donner du courage ; ils s’embrassent en se disant adieu. D’un
mouvement spontané, on demande à ouvrir le tronc de
l’école ; tout l’argent qui y est enfermé est offert au triste
Fauchet, qui s’éloigne enfin le cœur gros, la poitrine gonflée,
et dans un état digne de pitié.
S’il existait encore quelques personnes qui puissent croire que
la morale fût étrangère aux écoles perfectionnées, nous leur
demanderions ce qu’elles pensent de cette anecdote. »
En définitive, pour les promoteurs du « mode mutuel » (des
« écoles perfectionnées »), la subordination des élèves les uns aux
autres (par le système des moniteurs et des jurys d’enfants), pré-
cisément parce qu’il s’établit entre enfants, inspire l’amour de
l’ordre à cause de « l’action et de la réaction non interrompue de
l’obéissance et du commandement4 ».
C’est aussi ce qui ne peut pas être admis par des ultraroyalistes,
par les partisans de la monarchie absolue de droit divin. Lamennais
s’insurge : « On y dénature la notion même de pouvoir en remet-
tant à l’enfance le commandement et en rendant l’autorité aussi
mobile que la variété de trois cents marmots… qui doivent conclure
que le pouvoir est une supériorité de l’esprit et qu’il appartient de
droit au plus habile5. » Or, dans une vision théocratique, l’autorité
vient de Dieu seul, et la supériorité de l’élection… par Dieu. D’où
la conclusion et la condamnation finale : « Habituer les enfants au
commandement, leur déléguer l’autorité magistrale, n’est-ce pas là
prendre le contre-pied de l’ancienne éducation, n’est-ce pas trans-
former chaque établissement scolaire en république 6 ? »

47
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

Le paradoxe est que l’École républicaine va manifestement


fonctionner avec un pouvoir des enseignants plus proche de la
« monarchie absolue » des Frères des Écoles chrétiennes (ou du
« despotisme éclairé » cher au courant dominant de la philosophie
des Lumières) que de la « monarchie constitutionnelle » et du libé-
ralisme de la Société pour l’Instruction élémentaire.
Il faudra attendre l’entre-deux-guerres pour que des disposi-
tions nouvelles et des dispositifs nouveaux apparaissent, mais qui
resteront nettement minoritaires ou dominés. Les Instructions offi-
cielles de 1923 mettent pour la première fois l’accent sur l’exercice
de la liberté de l’élève et sa participation à la vie de l’École dans
le but de former effectivement des citoyens ayant conscience de
leurs droits et de leurs devoirs :
« Lorsque l’enfant entre au cours moyen, sa volonté commence
à se former ; il ne s’agit plus seulement de diriger ses habi-
tudes, il y a lieu de lui apprendre à user de sa liberté […]. Au
moins à certains moments et dans certains domaines de l’acti-
vité scolaire, on fera place au self-government. Sous réserve de
l’approbation du maître, les écoliers seront appelés à régler
eux-mêmes, par une entente concertée, certains détails de leur
vie commune ; ils éliront ceux d’entre eux qui seront chargés
de remplir de menues fonctions : les “officiers sanitaires” qui
doivent veiller à l’aération et à la propreté des locaux, les digni-
taires des “coopératives”, des mutualités scolaires, des sociétés
de gymnastique ou de tir, des sociétés des amis des arbres ou
des oiseaux, des “ligues de bonté”, de toutes les associations
qui se constituent dans les écoles avec l’autorisation de l’insti-
tuteur. Sans que l’autorité du maître perde un seul de ses droits,
on multipliera les circonstances où l’enfant aura l’occasion de
prendre une décision soit par lui-même, soit de concert avec
ses camarades. »

48
Un paradoxe de l’École républicaine

Vers l’école coopérative ?


Dans les premières années de l’entre-deux-guerres, un inspec-
teur primaire, Barthélemy Profit, crée des mutuelles et des coopé-
ratives scolaires ou périscolaires dans sa circonscription afin que
les enfants des écoles participent à l’effort matériel de reconstruc-
tion d’après-guerre. Cette action, au départ à vocation strictement
utilitaire, peut transformer politiquement l’école, soutient
Barthélemy Profit dans son livre La Coopération à l’école primaire :
« L’école coopérative, c’est une école transformée politiquement où
les enfants qui n’étaient rien sont devenus quelque chose ; c’est
l’école passée de la monarchie à la république 7. » Cette expérience
et ce livre auront un certain retentissement, qui sera à la base du
développement des coopératives scolaires finalement rassemblées
dans une association nationale, l’OCCE (Office central de la coopé-
ration à l’école). Cette filiation peut d’ailleurs se lire, par exemple,
dans l’intitulé d’un dossier de l’OCCE de 1997 : « L’édu-cation
coopérative est une ouverture à la société républicaine ».
La coopération, on le sait, est au centre de la démarche de
Célestin Freinet et de son mouvement, l’ICEM (Institut coopératif
de l’éducation moderne), pour des raisons d’ordre pédagogique
mais aussi politique. Selon Freinet, « on prépare la démocratie par
la démocratie à l’école. Un régime autoritaire à l’école ne saurait
être formateur de citoyens démocrates8 ». Et la coopérative scolaire
a pour finalité d’initier précocement à la vie démocratique et d’en
susciter le goût en en organisant l’expérience dans l’École. Les dis-
ciples de Freinet y voient explicitement un « lieu privilégié d’ap-
prentissage de la démocratie9 ». Elle ouvrirait également la voie à
une nouvelle citoyenneté en reconnaissant aux enfants « le droit
et le pouvoir d’être réellement un citoyen à part entière10 », dans
le cadre d’une définition récente des droits de l’enfant.
Quoi qu’il en soit, ces options et ces dispositifs étaient loin, dans
la première moitié du XXe siècle, d’être en passe de devenir domi-
nants, comme en témoigne entre autres le plan Langevin-Wallon
de 1947, qui fait classiquement la part belle aux enseignements

49
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

théoriques et disciplinaires dans la formation de la conscience


civique. Son chapitre VI est consacré à « l’éducation morale et
civique » et à la « formation de l’homme et du citoyen ». Au niveau
de l’enseignement secondaire, le plan prévoit que « le développe-
ment intellectuel jouera un rôle important ; toute l’éducation intel-
lectuelle, dans toutes les disciplines, servira la formation morale et
civique par la culture de l’esprit critique et le libre examen ». Son
originalité est de faire fond, beaucoup plus que dans le passé, sur
l’apport dans ce domaine des disciplines scientifiques, de la dis-
cipline scientifique : « Les disciplines scientifiques joueront un rôle
éminent si elles donnent le goût de la précision et de la clarté,
l’habitude d’éviter la précipitation du jugement, de pratiquer
l’objectivité et l’impartialité. »

50
« Élitisme républicain »
ou « démocratisation » :
deux conceptions
de l’« École unique »

M algré une légende tenace, l’égalité scolaire n’était pas assurée.


Elle n’était d’ailleurs même pas prétendue ou revendiquée. Et
cela n’était un secret pour personne, comme en témoigne par
exemple, de façon éclatante, Ferdinand Buisson lui-même, le bras
droit de Jules Ferry, directeur de l’enseignement primaire au
ministère de 1879 à 1896, un expert particulièrement bien placé
pour en témoigner et en juger. Dans un article paru au début de
l’entre-deux-guerres, dans la mouvance des débuts de la cam-
pagne pour une « école unique », Ferdinand Buisson écrit dans le
Manuel de l’enseignement primaire du 24 septembre 1921 :
« L’heure est venue où il faut que le régime scolaire reflète le
régime social. Et le régime social lui-même est commandé,
gouverné, transformé par la poussée incessante d’une démo-
cratie qui, d’une génération à l’autre, est allée se démocratisant
toujours davantage. Puis est venue la Grande Guerre qui a
mêlé les hommes comme ils ne l’avaient jamais été […]. De là
tous les projets que nous voyons s’entrecroiser. Ils ont un trait
commun : c’est qu’ils tendent à abolir l’inégalité actuellement
établie a priori entre les enfants plus encore qu’entre les
adultes […]. Gratuité, obligation, laïcité, il fallait commencer
par là. Mais aujourd’hui nous ne pouvons plus feindre de ne
pas voir que notre société, malgré son apparence démocra-
tique, divise, dès leur naissance, les enfants de la nation en
deux catégories qu’elle traite différemment. D’une part cinq
millions d’enfants d’ouvriers, de paysans, de travailleurs
manuels à qui elle offre l’instruction primaire élémentaire qui

51
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

se termine à treize ans […]. D’autre part trois cent mille enfants
qui continueront de longues et belles études et acquerront
ainsi la certitude d’être l’élite de la société de demain. Pourquoi
ce privilège leur est-il dévolu ? Parce que leurs parents peuvent
payer l’enseignement secondaire […]. Une telle différence de
traitement entre ces deux classes nous devient insupportable.
Nous avons, pour la masquer, imaginé le système des bourses
[…]. Mais ces demi-mesures ne sauveront pas la nation qui se
prive chaque année de quelques milliers d’intelligences hors
ligne pour réserver ses faveurs aux médiocrités de la classe
riche. Elle sera bientôt dépassée par les nations qui sauront
mettre en valeur la totalité de leur capital humain, le plus pré-
cieux de tous les capitaux. Il faut donc aujourd’hui, par l’unité
et la gratuité de l’enseignement, ouvrir aux masses elles-mêmes
l’accès de la haute culture : le passage d’un degré à l’autre doit
être mesuré non sur la capacité de payer, mais sur la capacité
d’apprendre1. »

Un recrutement socialement élargi des élèves


On le voit, « l’élitisme républicain » fondé sur le « mérite scolaire »
n’est pas né au moment de Jules Ferry, mais dans l’entre-deux-
guerres.
On aura aussi remarqué l’aveu sans fard (et sans appel) :
« aujourd’hui nous ne pouvons plus feindre de ne pas voir que
notre société divise, dès leur naissance, les enfants en deux caté-
gories » ; « nous avons imaginé le système des bourses pour mas-
quer une telle différence de traitement ».
On remarquera également que l’École n’est pas alors conçue
comme un outil possible de la démocratisation sociale ; l’ambition
est alors bien plus modeste : combler le retard de l’organisation
de l’École sur celle de la société ; ne plus admettre que l’inégalité
instituée dans l’ordre scolaire, pour les enfants, soit plus profonde
que pour les adultes.

52
« Élitisme républicain » ou « démocratisation » : deux conceptions de l’« École

Enfin, et surtout, on remarquera que l’accent quasi exclusif est


mis sur l’accès à la « haute culture » pour quiconque en a la capa-
cité : il y va d’ailleurs plus de l’intérêt national bien compris que
de la justice sociale. Il s’agit avant tout que la « nation ne se prive
plus chaque année de quelques milliers d’intelligences hors
ligne », car elle sera désormais dépassée par les « nations qui sau-
ront mettre en valeur la totalité de leur capital humain, le plus pré-
cieux de tous les capitaux ».
Nous tenons là une conception indubitablement anticipatrice et
prémonitoire, dont il convient de se souvenir, puisque elle sera
précisément mise en pratique par le président de la République
Charles de Gaulle lors de l’institution du collège « gaullien » (le col-
lège d’enseignement secondaire – le CES) en 1963, destiné à favo-
riser la bonne orientation de tous les bons élèves afin d’assurer un
recrutement socialement élargi des élites, nécessaire dans la lutte
technico-économique nationale engagée par l’abaissement des
frontières douanières, à la suite du traité de Rome de 1957 qui
crée le Marché commun.
Cette orientation et cette conception de « l’École unique » datant
de l’entre-deux-guerres peuvent être vivement contestées ; et elles
l’ont été, notamment dans le contexte politique de la Libération,
dans le cadre du célèbre plan Langevin-Wallon, qui réunissait toutes
les forces issues de la Résistance, y compris le parti communiste.
Après avoir travaillé pendant près de trois années, en cher-
chant systématiquement en son sein le consensus si ce n’est l’una-
nimité, cette commission ministérielle, présidée successivement
par le grand physicien Paul Langevin puis le grand psychologue
Henri Wallon (tous deux dans la mouvance du parti communiste),
remet son rapport au ministre socialiste de l’Éducation nationale,
Naeglen, le 19 juin 1947. Ce rapport, publié sous forme de bro-
chure en septembre 1947, sera longtemps la référence plus ou
moins mythique des projets de réforme qui vont se succéder, sans
d’ailleurs aboutir.

53
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

Une autre conception de la « démocratisation » :


le plan Langevin-Wallon
Dans sa conférence donnée à Besançon le 23 mars 1946 sur « la
réforme de l’enseignement et l’éducation nouvelle », Henri Wallon
marque bien toute la différence qui existe entre l’orientation du plan
Langevin-Wallon et l’orientation dominante qui prévalait à l’évidence
durant l’entre-deux-guerres, dans la mouvance radicale-socialiste.
« Il y a deux façons de concevoir l’enseignement démocratique.
Il y a d’abord une façon individualiste qui paraît avoir prédo-
miné dans la période d’entre les deux guerres : c’est de poser
que tout homme, tout enfant, quelle que soit son origine
sociale, doit pouvoir, s’il en a les mérites, arriver aux plus
hautes situations, aux situations dirigeantes […]. C’est en fait
une conception qui reste individualiste en ce sens que, si les
situations les plus belles sont données aux plus méritants, il n’y
a pas, à tout prendre, une élévation sensible du niveau cultu-
rel pour la masse du pays. Aujourd’hui, nous envisageons la
réforme démocratique de l’enseignement sous une forme beau-
coup plus générale […]. Même si c’est un enfant du peuple qui
est passé au lycée, et, par le lycée, a pu accéder à l’enseigne-
ment supérieur, il entre dans une société qui n’est plus celle de
ses origines. Il bénéficie de ses aptitudes intellectuelles et de
son zèle au travail, mais en se déclassant, je veux dire en se
déclassant vers le haut. Il y a, par conséquent, une sorte d’écré-
mage progressif, continu, des classes populaires, qui donnent
leurs meilleurs sujets pour occuper les situations les plus éle-
vées, les plus rémunératrices ou seulement les plus propres à
rendre fiers ceux qui les occupent. La conception démocra-
tique de l’enseignement qui envisage une élévation totale de la
nation quelle que soit la situation occupée, ou plutôt quel que
soit le travail et quelles que soient les fonctions qu’auront à
accomplir tous les individus de la société, exige que, selon ses
aptitudes naturelles, chacun ait accès à la culture la plus élevée. »

54
« Élitisme républicain » ou « démocratisation » : deux conceptions de l’« École

On voit les différences. Non seulement il ne s’agit plus de l’élite,


mais il ne s’agit pas non plus fondamentalement des insertions pro-
fessionnelles et sociales plus ou moins convoitées et hiérarchisées.
Le principe premier régulateur de cette deuxième conception de la
« démocratisation » est déconnecté de la question « de la situation
occupée, du travail, des fonctions qu’auront à remplir tous les indi-
vidus de la société ». C’est ainsi que le texte final du plan Langevin-
Wallon met l’accent sur la culture générale :
« La formation du travailleur ne doit en aucun cas nuire à la for-
mation de l’homme. Elle doit apparaître comme une spéciali-
sation complémentaire d’un large développement humain.
Nous concevons la culture générale, dit Paul Langevin, comme
une initiation aux diverses formes de l’activité humaine, non
seulement pour déterminer les aptitudes de l’individu, lui per-
mettre de choisir à bon escient avant de s’engager dans une
profession, mais aussi pour lui permettre de rester en liaison
avec les autres hommes, de comprendre l’intérêt et d’apprécier
les résultats d’activités autres que la sienne propre, de bien
situer celle-ci par rapport à l’ensemble. La culture générale
représente ce qui rapproche et unit les hommes, tandis que la
profession représente trop souvent ce qui les sépare. Une cul-
ture générale solide doit donc servir de base à la spécialisation
professionnelle et se poursuivre pendant l’apprentissage de
telle sorte que la formation de l’homme ne soit pas limitée et
entravée par celle du technicien. Dans un état démocratique,
où tout travailleur est citoyen, il est indispensable que la spé-
cialisation ne soit pas un obstacle à la compréhension de plus
vastes problèmes et qu’une large et solide culture libère
l’homme des étroites limitations du technicien. »
Est-ce à dire que cette conception serait fondée sur l’oubli, voire
le mépris du technique et du professionnel, et plus encore de la
pratique et du travail manuel ? En aucune façon, loin s’en faut,
comme en témoigne un autre moment du plan Langevin-Wallon :

55
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

« L’organisation actuelle de notre enseignement entretient dans


notre société le préjugé antique d’une hiérarchie entre les tâches
et les travailleurs. Le travail manuel, l’intelligence pratique sont
encore souvent considérés comme de médiocre valeur. L’équité
exige la reconnaissance de l’égale dignité de toutes les tâches
sociales, de la haute valeur matérielle et morale des activités
manuelles, de l’intelligence pratique, de la valeur technique. Ce
reclassement des valeurs réelles est indispensable dans une
société démocratique moderne dont le progrès et la vie même
sont subordonnés à l’exacte utilisation des compétences. »
En définitive, « l’enseignement doit offrir à tous d’égales possi-
bilités de développement, ouvrir à tous l’accès à la culture, se
démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les
plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de
l’ensemble de la nation ».

Le modèle d’une orientation tardive des élèves


Ces orientations dûment précisées engagent la proposition
d’une réforme structurelle importante, dont il convient de rappe-
ler les principaux traits, compte tenu de la référence qu’a long-
temps constituée le plan Langevin-Wallon.
Il est prévu que le terme de la scolarité obligatoire passe de
treize ans à dix-huit ans révolus. Un premier cycle concerne les
enfants de trois à onze ans, l’âge de l’obligation scolaire demeu-
rant fixé à six ans. « Le rôle principal du premier cycle sera de
mettre l’enfant en possession des techniques de base qui lui per-
mettront de comprendre et de se faire comprendre ; l’étude du
milieu physique et humain lui permettra de se situer dans l’espace
et dans le temps ».
À la fin de cette première étape, tous les enfants entreront
obligatoirement dans des établissements de second cycle dit
d’« orientation » (de onze à quinze ans), puis de troisième cycle dit
de « détermination » (de quinze à dix-huit ans).

56
« Élitisme républicain » ou « démocratisation » : deux conceptions de l’« École

« Tout en assurant l’acquisition d’un complément indispensable


de connaissances générales, le second cycle sera consacré à
une observation méthodique des enfants pour déceler leurs
aptitudes et permettre leur orientation […]. L’enseignement y
est en partie commun et en partie spécialisé […].
L’enseignement spécialisé comportera un choix permettant
d’éprouver les goûts et les aptitudes des enfants. Ces activités
prendront toutes les formes qui peuvent, en rapport avec l’âge,
indiquer l’orientation scolaire puis professionnelle qui convien-
dra ultérieurement à l’enfant […]. D’une façon générale, il
semble que l’assujettissement à des options proprement dites
doive intervenir seulement dans les dernières années du
second cycle, les deux premières années de ce cycle étant plu-
tôt consacrées à une pédagogie active sous la direction de
maîtres peu nombreux. Le passage d’une option à une autre
devra toujours rester possible grâce à des méthodes rapides de
rattrapage. Le rattrapage sera d’autant plus facile si, dans
chaque option, les enfants ne sont pas répartis suivant la classe
de l’enseignement commun à laquelle ils appartiennent, mais
suivant la rapidité de leurs progrès dans l’option. »
C’est au cycle dit de « détermination » (de quinze à dix-huit ans)
que sont assurées l’orientation et la répartition effectives des
élèves dans des « sections » différentes : la section « pratique » (mais
la « décision prise à leur égard ne sera pas d’emblée irrévocable :
durant la première année, ils devront rester sous le contrôle des
orienteurs ») ; la section « professionnelle » (dans des écoles com-
merciales, industrielles, agricoles, artistiques, pour les cadres
moyens de la production) ; la section « théorique » (humanités clas-
siques, humanités modernes, sciences pures, sciences techniques).
Enfin, une innovation capitale est prévue pour l’encadrement
enseignant, qui doit être de même niveau et fréquenter les mêmes
établissements de formation professionnelle : « à l’ancienne dis-
tinction entre maîtres du primaire et maîtres du secondaire est
substituée la distinction entre maîtres de matières communes et

57
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

maîtres de spécialités. L’enseignement de matières communes


est exclusif dans le premier cycle (six à onze ans). Il est partiel
de onze à quinze ans. L’enseignement des spécialités est partiel de
onze à quinze ans. La spécialisation est complète de quinze à dix-
huit ans ».

58
La rivalité de deux corporations
d’enseignants autour
de l’« École unique »

O n pouvait penser que l’innovation proposée par le plan


Langevin-Wallon serait de nature à surmonter une difficulté
majeure dans la mise en place de « l’école unique » : chaque cor-
poration enseignante, celle de « l’ordre du primaire » et celle de
« l’ordre du secondaire », pensait en effet pouvoir revendiquer nor-
malement et légitimement l’encadrement du niveau « moyen »,
celui correspondant à la tranche d’âge allant de onze à quatorze,
quinze ans.
Il n’est pas facile, en effet, de passer d’une « école divisée »
reposant sur la division « verticale » de deux « ordres » d’enseigne-
ment, à une « école unique » fondée sur une structure « horizon-
tale » de « degrés » successifs. Et toutes les corporations (les
corporations enseignantes comme les autres) ont une tendance à
« persévérer dans leur être ». C’est d’ailleurs ce qu’avait très bien
vu Napoléon, un expert en la matière, qui avait institué, en 1808,
l’« Université » (universitas, la corporation au Moyen Âge) : « J’ai
organisé l’Université en corps, disait-il, parce qu’un corps ne
meurt jamais et parce qu’il y a transmission d’organisation, d’ad-
ministration et d’esprit1. »
Contrairement à ce que l’on pense souvent en cette affaire, les
syndicats enseignants et leurs directions sont moins les respon-
sables de ces frictions, voire de ces affrontements, entre corps que
leurs interprètes et leurs expressions, qu’ils déclinent le plus sou-
vent de façon insistante et renouvelée. L’histoire, le passé, là
comme ailleurs, peuvent peser lourd.

59
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

Défenseurs du primaire contre défenseurs du secondaire


Il convient aussi de prendre en considération que l’enjeu ne se
réduisait pas – et ne se réduit toujours pas – à ses aspects corpo-
ratifs, puisqu’il comporte aussi des dimensions pédagogiques et
culturelles, comme l’a déjà souligné l’historien Antoine Prost :
« Par-delà des intérêts catégoriels, ce sont deux conceptions de
la démocratisation de l’enseignement qui s’affrontent avec
bonne foi. Pour les défenseurs du secondaire, convaincus de
l’excellence et de l’universalité de leur culture, la vraie démo-
cratisation consiste à donner aux enfants du peuple ce qu’il y
a de meilleur, c’est-à-dire à les intégrer dans le secondaire tel
qu’il est. Modifier celui-ci pour les accueillir, ce serait leur don-
ner une culture “au rabais”, et ils s’y refusent avec une sincère
énergie. Pour les praticiens du primaire, qui connaissent les
enfants du peuple parce qu’ils les accueillent déjà dans leurs
écoles primaires et que leurs écoles sont implantées dans les
quartiers populaires, ce discours constitue une méprise : ce qui
convient à la masse de la population, ce que demandent les
familles et attendent les élèves, ce n’est pas cette culture pres-
tigieuse mais intimidante, désincarnée et lointaine. C’est un
enseignement plus concret, plus proche des préoccupations
quotidiennes des élèves, plus attentif à leurs débouchés pro-
fessionnels2. »
À la fin de la Grande Guerre, un groupe d’enseignants mobili-
sés (les « Compagnons de l’Université nouvelle », très sensibles à
la fraternisation des classes sociales dans les tranchées et surtout
au peu d’instruction de la troupe et à la médiocrité de l’encadre-
ment, relativement à l’ennemi allemand) lance une campagne
pour reconstruire l’École et un slogan – « l’École unique » – qui
vont faire beaucoup de bruit. Comme l’a dit un chroniqueur de
l’époque, « de 1919 à 1924, profanes et spécialistes, candidats et
électeurs, chacun se crut le droit et le devoir de donner son opi-
nion3 ».

60
La rivalité de deux corporations d’enseignants autour de l’« École unique »

Dès 1920, le congrès radical de Strasbourg se prononce pour


« l’École unique ». Le nouveau parti socialiste, créé après la scis-
sion de Tours, milite également pour cette « École unique » qui se
retrouve en bonne place dans le programme du Cartel des
gauches lors des élections législatives de 1924. Et le 1er mars 1925,
le ministre de l’Instruction publique du nouveau gouvernement
issu du Cartel des gauches (radicaux et socialistes réunis) crée un
« Comité pour l’École unique » présidé par Ferdinand Buisson. Les
« Compagnons de l’Université nouvelle » déclarent :
« L’on a trop longtemps conçu l’enseignement primaire comme
une branche à part de l’enseignement général, comme une
catégorie indépendante ou un cycle fermé. Il ne doit être qu’un
début, un point de départ. C’est le commencement de tout
enseignement, quel qu’il soit, secondaire ou professionnel. Ce
n’est pas “un tout” qui n’est qu’un “pis-aller” : c’est une prépa-
ration, une introduction au reste. L’école unique résout simul-
tanément deux questions : elle est l’enseignement démocratique
et elle est la sélection par le mérite4. »
Ils préconisent d’intégrer les petites classes du secondaire à
l’ensemble de l’élémentaire, d’élever le niveau général de l’ins-
truction (et donc de prolonger cette « école unique » jusqu’à qua-
torze ans), ce qui implique de raccourcir la durée des études
secondaires proprement dites d’au moins deux ans (elles com-
mençaient le plus souvent vers onze, douze ans).
Or, de façon générale, les tenants du primaire (et le corps du
primaire) pensent que tout l’enseignement obligatoire doit être
considéré comme l’apanage du primaire et unifié par lui. Ils consi-
dèrent donc que l’ensemble de la scolarité obligatoire, dont le
terme sera porté à quatorze ans, doit être encadré par les ensei-
gnants du primaire. C’est la position défendue par le Syndicat
national des instituteurs et institutrices de France (le SNI).
Les défenseurs du secondaire traditionnel refusent vigoureuse-
ment, eux, cette solution. Ils refusent également celle de Paul Lapie

61
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

(directeur de l’enseignement primaire au ministère), qui propose


de distinguer deux cycles du secondaire : « Prenez le premier cycle
d’un établissement secondaire et les différentes sections d’une école
professionnelle (primaire, supérieur et pratique) ; brassez et amal-
gamez ces divers éléments, et vous aurez l’établissement que vous
cherchez à définir. » Programmes et enseignants auraient
fusionné ; mais les tenants du secondaire traditionnel ne peuvent
admettre ce qu’ils considèrent comme une amputation, voire
comme une dénaturation possible des études secondaires.
L’opposition est puissante, puisqu’elle rassemble Francisque Vial
(directeur de l’enseignement secondaire au ministère, l’alter ego
de Paul Lapie…), Hippolyte Ducos (le rapporteur de la commis-
sion parlementaire, membre émérite du lobby des agrégés, voire
de la Franco-ancienne, une association de défense très active des
études gréco-latines), la plupart des professeurs, leurs syndicats et
leurs représentants prestigieux au Conseil de l’Instruction
publique.
La conception dominante est que la culture secondaire, la cul-
ture classique en particulier, s’acquiert par imprégnation lente, que
la durée et la continuité lui sont essentielles. C’est ce qui explique
la position exemplaire du professeur Jean Delvolvé, pourtant un
fervent partisan de « l’École unique » :
« L’éducation intégrale implique essentiellement, hors de tout
souci de sélection, qu’on étende à tous la forme de culture la
plus précieuse en soi et la plus haute, celle qui, toutes fins
utiles négligées, met qui l’obtient en possession des biens de
l’esprit, seuls véritables, auxquels tous les autres sont relatifs ;
bref la culture moderne, qui résulte, non de l’adhésion à un
credo, mais d’une participation réelle à l’actuelle recherche de
la vérité. De tels biens ne s’acquièrent pas à l’aide de rudiments
synoptiques, mais à la faveur d’un lent exercice de l’esprit, sous
un guide qui déjà les possède, et en s’élevant, à partir de
quelques notions ayant valeur de science, et par des voies qui
peuvent être fort diverses, à un point de vue philosophique

62
La rivalité de deux corporations d’enseignants autour de l’« École unique »

[…]. Le seul type existant d’enseignement qui réponde passa-


blement à une telle fin, c’est le type secondaire, pris dans sa
forme la plus pure, la plus désintéressée. L’idée démocratique
de l’éducation intégrale suppose donc en premier lieu le main-
tien de la forme pédagogique réalisée dans l’enseignement
secondaire français et son développement intensif dans le sens
de sa vertu propre ; ce qui ne signifie point que ce type d’en-
seignement doive être cristallisé dans la seule figure du classi-
cisme gréco-latin, qui ne constitue qu’une part importante de
cette tradition. En second lieu, elle suppose l’extension pro-
gressive de ce type d’enseignement à la masse entière de la
nation, c’est-à-dire un effort de très vaste course et de direction
très continue5. »
Dans ces conditions, on ne sera pas autrement surpris que les
mesures concrètes prises tout au long de l’entre-deux-guerres
aient été fort modestes. D’autant que les partis radicaux et socia-
listes (pourtant porteurs du projet de réforme de « l’École
unique »), comprennent chacun en leur sein de nombreux profes-
seurs ou instituteurs (très divisés en fait sur la conception et les
modalités concrètes de « l’École unique »). Ils restent donc le plus
souvent dans l’atermoiement craignant, s’ils prennent des mesures
décisives et « tranchantes », de diviser leurs propres appareils poli-
tiques et électoraux (où les enseignants du primaire comme du
secondaire sont nombreux).

La marche à petits pas vers « l’École unique »


La marche vers « l’École unique » sera donc très longue, faite
de petits pas très prudents. Même pour les classes élémentaires,
l’évolution est loin d’être rapide, et encore moins décisive. Le
décret du 12 septembre 1925 met fin au CAP spécifique permet-
tant d’exercer dans les classes élémentaires des lycées et collèges :
désormais, les instituteurs de « droit commun » pourront y enseigner ;
mais il faudra une génération pour mettre fin à la différence d’enca-
drement avec les classes élémentaires des écoles communales.

63
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

Par l’arrêté du 12 février 1926, les programmes des classes élé-


mentaires du secondaire sont alignés sur ceux de l’enseignement
primaire. L’absorption par le primaire des classes élémentaires des
lycées et collèges se met donc en route ; mais on reste en chemin,
car elles accueillent toujours les enfants des familles qui ne veu-
lent pas que les leurs fréquentent les enfants du peuple scolarisés
dans les écoles communales. Et elles resteront payantes, alors
même que les classes du secondaire proprement dites deviendront
progressivement gratuites (de la sixième à la terminale) à partir du
début des années 1930. La réforme décisive aurait été de suppri-
mer purement et simplement ces classes élémentaires du secon-
daire ; c’est ce qui sera édicté par l’ordonnance du 3 mars 1945 ;
et c’est ce qui sera effectivement réalisé dans les années 1960…
(mais dans le cadre d’un gouvernement dirigé par le général de
Gaulle qui n’a pas là, et pour cause, ces préoccupations d’appa-
reils politiques).
À vrai dire, l’innovation concernant les maîtres introduite à la
Libération dans le plan Langevin-Wallon (qui devait être de nature
à surmonter la division initiale et la concurrence irréductible des
deux corps enseignants pour la tranche d’âge des onze-quatorze
ans) ne parvient pas non plus à calmer les inquiétudes et à lever
l’antagonisme entre les deux corps d’instituteurs et de professeurs,
issus des deux « ordres verticaux » du primaire et du secondaire
caractéristiques de l’École ferryste.
Et, là encore, l’affrontement entre les deux corporations ensei-
gnantes aura un effet récurrent tout au long de la quatrième
République, paralysant les partis de gauche (radicaux et socia-
listes) qui ne peuvent pas prendre le risque de diviser leurs
propres appareils politiques et électoraux en mécontentant soit
leurs instituteurs, soit leurs professeurs, de plus en plus nombreux
parmi leurs cadres politiques et parmi leurs élus.
La quatrième République, lorsque ces partis participeront au
pouvoir, ne sera certes pas avare de projets plus ou moins dans
la filiation du plan Langevin-Wallon, mais sans passage à l’acte…

64
La rivalité de deux corporations d’enseignants autour de l’« École unique »

Il n’y aura aucune décision d’envergure prise en ce sens sous la


quatrième République, et pour cause.
Là encore, les organisations principales de chaque corps (le
SNI, Syndicat national des instituteurs ; et le SNES, Syndicat natio-
nal de l’enseignement secondaire) joueront leurs partitions atten-
dues, alors même qu’elles prendront pourtant toutes les deux des
directions dans la même mouvance socialiste (avant que le cou-
rant syndical « Unité et Action », animé notamment par des mili-
tants communistes, ne prenne la direction du SNES à partir de
1967). On peut penser que les orientations des directions syndi-
cales s’imposent moins aux corps enseignants, que ceux-ci ne
s’imposent pour l’essentiel à elles (conformément à ce que pen-
sait Napoléon de l’institution des corps…).
Ainsi, le texte préparé par le SNES en 1954 pour le 25e congrès
de la Fédération internationale de professeurs de l’enseignement
secondaire officiel (FIPESO) réaffirme la doctrine fondamentale du
secondaire et marque son territoire avec beaucoup de netteté et
de vigueur, dans la tradition la plus pure :
« L’esprit de l’enseignement secondaire classique et moderne
public reste celui de la lente imprégnation défini par
Montaigne. Il dispense, au cours de sept années d’études conti-
nues, une culture générale visant la formation de l’esprit. Son
rôle n’est pas l’acquisition de connaissances en vue d’une
orientation professionnelle déterminée. Il tend essentiellement
à favoriser le libre et complet développement des aptitudes de
réflexion, de jugement, de raisonnement, d’intelligence et de
goût, préparant, par des connaissances précises et ordonnées,
à la formation spécialisée de l’enseignement supérieur […].
L’enseignement secondaire doit demeurer le gardien vigilant
d’une culture classique et moderne tendant essentiellement à la
formation de l’esprit6. »
Or, du point de vue des professeurs du secondaire, leur territoire
est menacé par le primaire supérieur (les cours complémentaires,

65
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

rebaptisés plus tard collèges d’enseignement général – CEG) ainsi


que par son encadrement, assuré par des instituteurs distingués
par leurs inspecteurs (appelés plus tard « professeurs d’enseigne-
ment général de collège » – PEGC).

« Culture » contre « pédagogie » :


une opposition archétypale qui remonte loin
À partir du début des années 1950, la bataille est exemplaire,
voire archétypique. Selon le secrétaire de la commission pédago-
gique du SNES, les cours complémentaires établissent « une
concurrence inutile, une dispersion des forces regrettable ; et des
rivalités très âpres se créent qu’il est urgent de faire disparaître7 ».
Certaines sections du SNES proposent d’en faire des établisse-
ments réservés « aux enfants incapables de faire des études
longues » ou destinés à « rattraper des erreurs d’appréciation8 ».
Kreisler, membre du bureau national du SNES, estime quant à lui
qu’« il ne faut pas supprimer un enseignement destiné aux pauvres
tant que rien d’autre ne peut être mis en place », l’objectif étant à
terme de réaliser une « secondarisation progressive » des cours
complémentaires9.
De son côté, le SNI, bien loin de se résigner à réduire le rôle
des cours complémentaires à celui d’établissements réservés aux
exclus du secondaire long, compte au contraire en faire l’épine
dorsale de la démocratisation : « Ne convient-il pas de fixer comme
premier palier de la réforme l’augmentation du nombre de nos
cours complémentaires, de leurs sections d’études, le développe-
ment de leurs enseignements et partant de leur influence10 ? »
Comme le note l’historien Guy Brucy, « à l’inquiétude du SNES
qui redoute une “primarisation” de l’enseignement secondaire par
la mainmise des instituteurs sur le premier cycle, répond la crainte
du SNI de voir les cours complémentaires phagocytés par le
secondaire. Et ces dissensions entre les deux organisations sont
d’autant plus intenses qu’elles portent sur une population d’en-
fants dont la scolarisation est alors en pleine croissance11 ».

66
La rivalité de deux corporations d’enseignants autour de l’« École unique »

Au Conseil supérieur de l’Éducation nationale, l’empoignade


est des plus vives entre les représentants du primaire et ceux du
secondaire. Kreisler accuse les instituteurs et la direction du pre-
mier degré d’avoir eu un projet dissimulé sous un argumentaire
pédagogique destructeur : « Tout se passe comme si les projets
élaborés dans la coulisse avaient pour objet d’affirmer certaines
prétentions et surtout de nous réduire à l’impuissance […].
Comment nier désormais que l’argument “pédagogie” signifie
dédain du contenu culturel de l’enseignement, et que l’argument
“orientation” signifie primarisation du second degré ? 12 »
Le fond archétypal du débat, récurrent, est atteint : il y aurait
d’un côté les tenants de la « culture » (et ceux qui la détiendraient)
et, de l’autre, les tenants de la « pédagogie » (tentant de se légiti-
mer par elle faute de détenir la culture), une « fausse science »
voire la science des « ânes ».
Cette opposition vient de loin, et elle est encore au principe de
bien des débats (plus ou moins convenus) contemporains. Ce qui
est sûr, c’est que l’on n’y craint pas de ressasser des lieux com-
muns (culturels ?) déjà établis cinquante ans auparavant, et qui
demeurent cinquante ans après. On peut en juger sommairement
par l’étude quelque peu irrévérencieuse qu’en a faite la sociologue
Viviane Isambert-Jamati dans un article au titre à prendre au
second degré : « Les primaires, ces “incapables prétentieux”13 ».
Elle prend pour référence les réponses des professeurs à la
vaste enquête parlementaire – dirigée par Ribot – lancée en 1899
afin de réformer les lycées et collèges, ainsi qu’une série d’articles
parus dans les grandes revues plus ou moins liées au corps pro-
fessoral entre 1880 et 1920. On pourra ainsi apprécier l’ancienneté
et la pérennité de certains thèmes, voire de certaines formules.
Viviane Isambert-Jamati montre à l’évidence que persifler les
prétentions de « la pédagogie » est un genre qui remonte au moins
à plus d’un siècle. Clairin (1897) : « On trouve chez les plus qua-
lifiés des pédagogues contemporains de fort belles choses, de
beaux systèmes tirés d’un principe abstrait. » Chauvelon (1899) :

67
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

« C’est par la formation scientifique érudite et non grâce à des


cours de pédagogie, qu’on fait des esprits sérieux, méthodiques,
amis de la vérité. » Bernes (1899) : c’est en laissant se développer
une pseudoscience de cette nature qu’« on laissera dépérir le
niveau intellectuel de la France ».
Et tout cela est vide et creux, un trompe-l’œil pompeux et
pédant, servant la vanité des « primaires » cherchant à usurper une
place et une reconnaissance indues. Albert Duruy (1886) : « La
nouvelle pédagogie dont ils se parent est stérile autant que pré-
tentieuse, pompeuse. Elle n’aboutit qu’à l’impuissance et au
pédantisme. »
En définitive, ce qui est reproché aux « primaires » par les pro-
fesseurs du secondaire, en particulier dans les moments de
concurrence quelque peu intensive, c’est une certaine « enflure »
obtenue en se gargarisant de « vent » (du vent « mauvais » de la
« pédagogie »). « Le “vice” profond des primaires est finalement ce
qu’il a toujours été : telle la grenouille de La Fontaine, ils s’enflent
et voudraient ressembler aux secondaires. Nos professeurs d’élite
redoutent l’amalgame14. »

68
L’École obligatoire
jusqu’à 14 ans (1936)
puis 16 ans (1967)

J ean Zay, ministre radical sous le Front populaire, fait voter


le 9 août 1936, dès son arrivée au ministère, une loi qui porte
à quatorze ans révolus (treize ans pour les titulaires du certificat
d’études primaires) l’obligation scolaire. Une classe de « fin
d’études », avec un programme ad hoc, est créée. Jean Zay tient
beaucoup à cette classe de « fin d’études », à sa « dignité ». C’est
ainsi sans doute que l’on doit comprendre certains des « attendus »
de sa loi :
« Cette classe ne saurait à aucun degré être considérée comme
un refuge pour les enfants incapables de faire autre chose. Elle
recevra beaucoup d’excellents éléments qui, pour des raisons
variées, ne chercheront pas leur place dans le second degré
[…]. La classe finale de la scolarité est faite pour le grand
nombre, et dans ce grand nombre il se trouve une quantité de
sujets d’une très bonne qualité intellectuelle. »

L’élitisme républicain
En cette toute fin de l’entre-deux-guerres et de la troisième
République, le taux de scolarisation d’une classe d’âge en sixième
des lycées et collèges est de 6 %, et celui d’accès dans le primaire
supérieur est de 5 %. L’essentiel d’une classe d’âge se retrouve
donc en primaire, jusqu’à quatorze ans, dans des classes d’autant
plus hétérogènes que, compte tenu de la non-mixité et de la dis-
persion rurale, beaucoup de classes sont à plusieurs cours.
L’hétérogénéité des classes appartenant à la scolarité obligatoire

69
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

n’est donc pas un phénomène d’une scandaleuse nouveauté. Seuls


y échappaient alors les enfants de privilégiés (6 % de la classe
d’âge) et, dans les dernières années, les meilleurs élèves du pri-
maire. À cet égard, on se trouvait plutôt dans la situation inverse
de celle que nous connaissons, où la question posée actuellement
porte avant tout sur la possibilité et la légitimité de mettre ou non
les plus mauvais élèves avec la plupart des autres. À la fin de la
troisième République étaient donc mélangés, sans interrogations
majeures, la très grande majorité des élèves de chaque classe
d’âge : les mauvais, les médiocres, les moyens, les plutôt bons et
même « beaucoup d’excellents éléments », et cela jusqu’à l’âge de
14 ans, dans la classe de « fin d’études » elle-même.
La présence d’« excellents éléments » dans des classes de « fin
d’études » (ce qui signifie qu’ils y finiront leurs études) doit nous
paraître d’autant plus surprenante que notre question à nous est
plutôt de savoir si les enfants ayant déjà atteint l’âge de quatorze
ans, mais scolairement mauvais, voire très mauvais, doivent rester
à l’école et y poursuivre ou non les mêmes études que les autres.
Décidément, parfois, l’histoire passe.
Elle passe d’autant plus qu’il peut également nous paraître sur-
prenant que, en plein Front populaire, il puisse être affirmé tran-
quillement et avec satisfaction que d’« excellents éléments » finiront
leurs études à quatorze ans « pour des raisons variées ». Cela signifie
que l’on doit prendre la mesure des évolutions de ce qui peut
paraître juste ou injuste, et qu’il y a une histoire de la conception
même de « la démocratisation ».
Elle est alors centrée sur la question de l’accession à l’élite de
certains enfants d’origine populaire ; et elle concerne sa possibilité,
non sa nécessité. Cette centration sur l’élite scolaire et sociale,
caractéristique de la conception radicale-socialiste de l’entre-deux-
guerres, se manifeste aussi et surtout dans la décision de Jean Zay
d’aligner la quasi-totalité des programmes des écoles primaires
supérieures sur ceux du premier cycle de l’enseignement secon-
daire, par le décret du 21 mai 1937 et les arrêtés du 11 avril 1938.

70
L’école obligatoire jusqu’à 14 ans (1936) puis 16 ans (1967)

Ce choix de l’alignement, pour l’élite scolaire issue du primaire


comme du secondaire, sur les programmes du secondaire, sur la
culture secondaire, est emblématique des choix fondamentaux de
« l’élitisme républicain » né dans la mouvance radicale-socialiste de
l’entre-deux-guerres.

Une prolongation de la scolarité sans vraie réforme


En 1958, il est décidé un allongement important – de deux ans –
de la durée de la scolarité obligatoire, dont le terme passe de qua-
torze ans révolus à seize ans révolus.
Signée par Charles de Gaulle (chef du gouvernement) et par
Jean Berthoin (ministre de l’Éducation nationale et membre éminent
du parti radical), l’ordonnance n° 59-45 du 6 janvier 1959 décide de
prolonger la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans « pour les enfants
qui atteindront l’âge de 6 ans à partir du premier janvier 1959 ».
La mesure ne prendra donc effet qu’à partir de 1967, ce qui fait
que l’on ne se préoccupe pas de focaliser l’attention sur la redéfi-
nition de l’instruction – renouvelée et approfondie – que l’on peut
et doit attendre de cet allongement important de la durée de l’É-
cole obligatoire. Première lacune, voire première erreur. On ne se
préoccupe pas davantage de mobiliser les enseignants vers cet
horizon. Et l’on a tort, car il est loin d’être évident que les ensei-
gnants sont spontanément acquis à la prolongation de la scolarité.
Ainsi, deux sondages effectués bien après la décision de cette pro-
longation de l’École obligatoire, et plus de dix ans après sa mise en
place effective, révèleront des réticences importantes persistantes.
Un sondage SOFRES de décembre 1977 indique que 48 % des
enseignants se prononcent alors pour la « possibilité d’interruption
de la scolarité à quatorze ans ». Ils seront encore 42 % à choisir cette
réponse dans un autre sondage SOFRES de septembre 1985.
Les rédacteurs de l’ordonnance expliquent d’ailleurs qu’à leurs
yeux, « cette mesure est bien loin d’être essentielle : lorsqu’elle
entrera en application, en 1967, elle ne fera qu’entériner un mou-
vement spontané et si large que la pression de la loi n’aurait

71
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

lieu de s’exercer, si elle était appliquée demain, que sur 32 % des


adolescents ».
En réalité, ce qui est le plus important pour le ministre de
l’Éducation nationale Jean Berthoin, son maître d’œuvre, c’est
l’autre volet de la réforme du 6 janvier 1959, inscrite dans le décret
n° 59-57, qui met en place un dispositif institutionnel scolaire tout
à fait nouveau concernant l’orientation des élèves.
Il est prévu, en effet, un cycle d’observation d’une durée de
deux ans. À l’issue du cycle d’observation, les élèves doivent être
répartis en fonction de leurs « aptitudes » entre cinq types d’ensei-
gnement : 1) Un enseignement terminal « qui, avec le concours des
professions, achèvera la période de la scolarité obligatoire ». Il
s’adresse aux futurs agriculteurs, aux ouvriers spécialisés*, aux arti-
sans des campagnes et des villes. 2) Un enseignement technique
court, dispensé par des collèges d’enseignement technique, destiné
à former des ouvriers qualifiés. 3) Un enseignement technique long,
relevant des lycées techniques (formation de techniciens « brevetés »
et de techniciens « supérieurs »). 4) Un enseignement général court
« confié aux excellents cours complémentaires qui prendront le nom
de collèges d’enseignement général (CEG) » préparant « aux nom-
breux emplois de cadres moyens non techniques, c’est-à-dire au
secteur tertiaire, et bien entendu aux écoles normales d’instituteurs »
(diplôme : le brevet d’enseignement général). 5) Un enseignement
général long donné dans les lycées (diplôme : le baccalauréat).
L’objectif déclaré de ces mesures vise à « assurer une prospec-
tion aussi complète que possible des ressources juvéniles du
pays ». Le titre de l’un des paragraphes de l’exposé des motifs de
la loi est sans ambiguïté : il s’agit d’« investir à plein profit ». Selon
le sociologue André Robert :
« Cette réforme à laquelle Jean Berthoin a attaché son nom,
après y avoir déjà travaillé en 1955 avec la collaboration du
CNPF (Comité national du patronat français, l’ancêtre du

* Un ouvrier « spécialisé » est un ouvrier sans qualification.

72
L’école obligatoire jusqu’à 14 ans (1936) puis 16 ans (1967)

MEDEF) procède d’une théorie, très en vogue à l’époque, dite


“théorie du capital humain” […]. D’après les théoriciens du
capital humain, l’homme constitue un capital qui peut faire
l’objet d’un investissement et dont on attend ultérieurement un
rendement […]. Cette conception a d’ailleurs une dimension
internationale, comme en témoigne en 1961 une réunion de
l’OCDE, centrée sur le thème de la “réserve d’aptitudes”, qui
invite les gouvernements à puiser les capacités dans toutes les
catégories sociales1. »
Si le sens de cette réforme était clairement tracé, la mise en
place du dispositif scolaire d’orientation n’en est pas moins restée
à l’état d’ébauche. En effet, le cycle commun (en principe de deux
ans) est installé dans des établissements demeurant différents par
leurs cultures scolaires, leurs encadrements et leurs publics (cours
complémentaires, rebaptisés CEG ; écoles pratiques désormais appe-
lées collèges techniques ; lycées ; et même écoles communales
primaires). Des décisions, qui peuvent être importantes, doivent
être prises dès la fin du premier trimestre. Comme le souligne
l’historien Antoine Prost :
« Cette réforme évitait de mécontenter le secondaire. En effet,
elle retardait d’un trimestre seulement le début du latin […].
Cette réforme satisfaisait également le primaire, qui voyait s’ou-
vrir devant lui un vaste champ d’action, avec cet enseignement
général court que rien, hormis les maîtres, ne distinguait du
moderne long. Les syndicats reprochèrent donc à la réforme
ses timidités réelles, sans dire qu’ils y trouvaient aussi leur
compte…2 »
Les conseils d’orientation doivent certes, après le premier tri-
mestre de sixième, et une seconde fois à la fin de la cinquième
proposer à chaque élève la forme d’enseignement la plus appro-
priée. Mais comme ces classes du cycle d’observation restent par-
tie intégrante des différents types d’établissement où elles sont
implantées, chacun reste maître chez soi et chacun reste chez soi.

73
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

Les élèves demeurent donc, dans plus de 95 % des cas, dans les
établissements où ils ont commencé leur sixième.
La réforme n’a pas eu lieu. Et Charles de Gaulle va prendre
directement les choses en main par le truchement d’un haut fonc-
tionnaire de l’Éducation nationale, Jean Capelle.

74
Le collège gaullien (1963) :
le recrutement élargi
des élites

S elon Jean Capelle, qui sera le maître d’œuvre technique du


collège « gaullien » (le collège d’enseignement secondaire ins-
titué en 1963), « on peut apprécier l’inégalité scolaire, telle qu’elle
existait en fait au début des années soixante, par la probabilité
pour qu’un élève, normalement doué, devienne candidat au bac-
calauréat, selon qu’il entrait : 1) en classe de fin d’études pri-
maires ; 2) en classe de sixième en cours complémentaire ; 3) en
classe de sixième des lycées ou collèges. Compte tenu de l’exis-
tence des classes parallèles permettant les transferts, cette proba-
bilité variait, selon les cas, comme les nombres 1, 4 et 91 ».
En 1962, le taux d’entrée en sixième variait beaucoup, à même
niveau de réussite scolaire, selon la profession du père. Ainsi,
alors que les enfants de cadres supérieurs entraient en sixième à
100 %, 98 % et 92 % selon que leur réussite scolaire était jugée
excellente, bonne ou moyenne, il en était respectivement de
91 %,79 % et 42 % pour les enfants d’ouvriers, et de 76 %, 64 %
et 32 % pour ceux de cultivateurs2.
Lorsque Charles de Gaulle devient président de la République
en 1958, les circonstances appellent manifestement à un effort par-
ticulier dans le domaine scolaire. Le traité de Rome, signé en 1957,
vient d’instituer l’Europe communautaire. La mise en orbite par
l’Union soviétique, en 1957 également, du premier satellite terrestre
– le Spoutnik – interpelle l’ensemble des pays de l’Ouest : qu’en est-
il de la suprématie scientifico-technologique des uns et des autres ?
À partir du milieu des années 1950, les États-Unis avaient
déclenché une campagne alarmiste à destination de leur opinion

75
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

publique et de leurs alliés européens : l’Union soviétique était en


train de gagner la bataille des cerveaux, celle des ingénieurs et des
cadres supérieurs.
Le volontarisme nationaliste gaulliste prend cette situation
comme un défi à relever, une ardente obligation pour la survie et
le rang de la France. Comme le dit le Général :
« Puisque, en notre temps, la France doit se transformer pour
survivre, elle va dépendre autant que jamais de ce que vaudra
l’esprit de ses enfants à mesure qu’ils auront à assumer son
existence, son rôle, son prestige […]. Il s’agit que l’enseigne-
ment qui leur soit donné, tout en développant comme naguère
leur raison et leur réflexion, réponde aux conditions de
l’époque qui sont utilitaires et techniques3. »
Dès lors, il met en œuvre sa politique prioritaire en matière
d’enseignement : le développement volontariste des enseigne-
ments supérieurs. Les éléments budgétaires rassemblés par l’éco-
nomiste Jean-Claude Eicher ne permettent pas le doute4. De la
fin des années 1950 à la fin des années 1960, le nombre d’étu-
diants est multiplié par 2,5. Le budget du supérieur, en francs
constants, fait plus que suivre puisqu’il est multiplié par 4. Les
taux d’encadrement sont très nettement améliorés en un temps
record puisque le nombre d’enseignants pour cent étudiants
passe de 2,5 en 1957 à 4,6 en 1967. En francs constants, si l’on
prend pour repère l’indice 100 en 1957, la dépense par étudiant
croît jusqu’à l’indice 234 en 1967, pour retomber ensuite à 189 en
1972 (sous Pompidou) puis à 158 en 1977 (sous Valéry Giscard
d’Estaing).
Mais un problème incontournable se pose : comment alimen-
ter ce recrutement élargi des élites ? Dès 1960, le comité Rueff-
Armand (créé en vue du plan pour la période 1962-1970) n’avait
pas hésité à écrire : « Le système actuel conduit à un véritable gas-
pillage intellectuel de la jeunesse ; l’accès à l’enseignement secon-
daire et supérieur en milieu ouvrier et rural doit être élargi. »

76
Le collège gaullien (1963) : le recrutement élargi des élites

La déperdition d’élèves « normalement doués » (capables en fait


de poursuivre des études longues) en classes de fin d’études (dans
les écoles communales) ou en cours complémentaires (dans les
CEG – collèges d’enseignement général) doit cesser. Puisque
l’orientation n’a pas d’effet réel lorsqu’elle se fait à l’intérieur des
divers types d’établissements (chacun ayant tendance à garder ses
bons éléments), un nouveau type d’établissement va être créé, le
CES (collège d’enseignement secondaire), « un établissement poly-
valent réunissant sous le même toit toutes les formes d’enseigne-
ment entre la fin des études élémentaires et la fin de la scolarité
obligatoire5 ».
Cette politique, dans sa définition, a été conçue au ministère
de l’Éducation nationale, au sein de la direction générale de l’or-
ganisation des programmes scolaires, direction créée par décret le
1er juin 1960 pour coiffer les trois directions verticales d’enseigne-
ment (le primaire, le secondaire, le technique). Son deuxième
directeur, Jean Capelle, est incontestablement le promoteur de la
réforme.
Il est avéré que l’ancien normalien et agrégé de lettres clas-
siques Georges Pompidou – alors Premier ministre – est très réti-
cent envers cette politique : il est très attaché à la qualité des
formations classiques, aux exigences de cursus que celles-ci
paraissent imposer, et il craint un affaiblissement de ces études
dans le tronc commun d’un établissement unique pour toute une
classe d’âge. Le nouveau ministre de l’Éducation nationale,
Christian Fouchet, qui ne connaît guère le monde enseignant et
appréhende les réactions possibles de celui-ci, se résout d’autant
moins à présenter le « projet Capelle » qu’il sait le Premier ministre
Georges Pompidou en retrait, voire hostile.

Une décision personnelle du général de Gaulle


C’est le général de Gaulle qui, délibérément, va totalement
s’engager et dénouer la situation. On peut dire que, sans lui, le
collège d’enseignement secondaire n’aurait pas existé. Il dispose,

77
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

dans le cadre institutionnel de la cinquième République, d’un fort


pouvoir et d’une autorité certaine ; et il n’a pas à se préoccuper,
contrairement aux partis de gauche, des états d’âme rivaux du
corps des instituteurs et du corps des professeurs qui sont peu
présents dans l’appareil politique gaulliste.
Deux mois ont passé sans que le ministre Christian Fouchet ait
rencontré son directeur général Jean Capelle. C’est alors que le
président de la République, contrairement à tous les usages,
convoque Jean Capelle : « J’eus la surprise, raconte le directeur
général, d’être appelé à l’Élysée pour un entretien en tête à tête
avec le général de Gaulle […]. Il m’écouta attentivement, puis
m’accompagna jusqu’à la porte de son bureau, me disant avec la
plus grande bienveillance : “Je comprends vos difficultés : rassu-
rez-vous, la décision sera prise ici” 6. »
Un Conseil des ministres restreint a lieu à l’Élysée le 4 avril
1963 : il sera décisif, comme le raconte Jean Capelle, invité et pré-
sent. Cette participation d’un directeur à un Conseil des ministres
est d’ailleurs tout à fait étonnante : elle signifie que le général de
Gaulle veut marquer de façon éclatante qu’il passe outre l’avis de
son ministre de l’Éducation nationale et qu’il n’hésite pas à traiter
directement avec l’un de ses collaborateurs.
« Le président m’invita à m’asseoir à côté de lui ; puis il me
donna la parole pour un bref exposé sur la généralisation de
la formule : collège de premier cycle. Après quoi il s’adressa à
Georges Pompidou : “Je crois, M. le Premier ministre, que la
généralisation des collèges de premier cycle permettra de
mieux résoudre le problème de l’orientation des jeunes et d’as-
surer les meilleures conditions d’une véritable égalité des
chances. Vous êtes bien d’accord ?” Sans enthousiasme et sans
commentaire, Georges Pompidou répondit affirmativement.7 »

78
Le collège gaullien (1963) : le recrutement élargi des élites

Les filières du CES


Le collège d’enseignement secondaire (CES) est donc institué
par décret le 3 août 1963. Un « cycle d’orientation » (en quatrième
et en troisième ») y succède à un « cycle d’observation » (en sixième
et en cinquième).
Ce collège du premier cycle du secondaire n’est pas le « collège
unique ». Les collèges d’enseignement secondaire comprennent
trois groupes de sections (trois filières) caractérisées par leur enca-
drement et leur pédagogie spécifiques, par leurs débouchés
propres dominants.
Un enseignement général long, classique ou moderne (la voie 1),
est dispensé par des professeurs agrégés ou certifiés : il alimente
normalement le second cycle long. Les élèves y bénéficient de la
« méthode des lycées, avec des professeurs spécialisés (ensei-
gnants ayant reçu une formation de l’enseignement supérieur), car
les élèves accueillis dans ces sections y ont individuellement plus
d’indépendance, plus de responsabilités aussi, et plus de facilités
d’approfondissement8 ».
Un enseignement général moderne court (la voie 2) est assuré
par des professeurs bivalents, c’est-à-dire enseignant au moins
deux disciplines (le plus souvent instituteurs ayant préparé le
diplôme du CAP-CEG) ; il mène, dans bon nombre de cas, à une
future entrée en collège d’enseignement technique ou en lycée
technique. Ce qui doit convenir à ses élèves, ce sont « des maîtres
polyvalents, anciens instituteurs, ayant une solide expérience
pédagogique, sachant soutenir les élèves et leur faciliter la syn-
thèse et l’assimilation des cours par une attention méthodique9 ».
Un enseignement terminal (la filière transition-pratique, dite
voie 3) est dispensé par des instituteurs en principe spécialisés ; il
débouche parfois sur l’entrée en CET, mais le plus souvent direc-
tement sur la vie active. On considère que les élèves de cette
filière sont des « adolescents qui, peu enclins à un enseignement
conceptuel, tireront un meilleur profit d’une formation à caractère
pratique ». On reconnaît en eux « de l’intérêt pour le concret, un

79
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

sens de l’observation développé, le goût des activités pratiques,


un sentiment précoce des responsabilités et le désir de s’engager
rapidement dans la vie active10 ».
Cette division en filières (implicitement hiérarchisées) n’était
pas pour déplaire au Premier ministre Georges Pompidou, bien au
contraire. Comme il l’a écrit à l’un de ses amis, Roger Ikor, que la
réforme inquiétait également : « La structure pédagogique que
nous avons donnée finalement aux collèges d’enseignement
secondaire, et que j’ai personnellement veillé à faire adopter pour
eux, est la garantie de cet enseignement hiérarchisé, ou en tout
cas différencié, qui te paraît à toi-même si nécessaire11. »
Mais c’était aussi un « compromis » tout à fait acceptable pour
le président de la République Charles de Gaulle, qui cherchait
moins la justice sociale et l’égalité des chances que d’assurer un
recrutement élargi des élites en captant tous les bons
élèves « normalement doués », quelles que soient leurs origines
sociales, afin de combler le déficit de la France en ingénieurs et en
cadres dans la guerre internationale technico-économique. Il lui
suffisait, pour son objectif prioritaire, d’assurer une bonne orien-
tation / sélection dans un « établissement polyvalent ». Et c’est ce
qui a eu lieu. Et c’est ce qui a réussi.
Comme l’a dit avec une grande justesse Jacques Narbonne – le
conseiller technique pour l’enseignement auprès du président de
la République Charles de Gaulle –, on ne peut pas reprocher à la
réforme du collège de 1963 d’avoir esquivé la question de l’op-
position possible entre un enseignement proprement secondaire
(d’élite) et une prolongation d’étude pour la masse des élèves :
« La réforme de 1963 entendait précisément interdire le glisse-
ment vers le collège unique d’aujourd’hui. Elle avait pour prin-
cipe de s’opposer à la suppression du primaire supérieur. Elle
entendait le conserver comme un élément fondamental du dis-
positif de démocratisation sous la forme des sections d’ensei-
gnement “court” des CES. Le mélange final des sections lycée
(voie 1) et des sections courtes (voie 2) dans le collège unique

80
Le collège gaullien (1963) : le recrutement élargi des élites

est à l’opposé de la réforme décidée par le Général et le rec-


teur Capelle. Il n’est donc pas exact de dire que la réforme de
1963 a “esquivé la question d’un enseignement secondaire de
masse”. Elle l’avait expressément interdit 12. »
Une dernière remarque s’impose : « l’élitisme républicain »
(l’unification des élites scolaires) se fait finalement au profit du
secondaire d’élite (la voie 1), au sein de la culture secondaire tra-
ditionnelle (celle des anciens premiers cycles de lycée). Il n’y aura
plus, en principe, de très bons élèves (voire de bons élèves) dans
ce qui succède au primaire supérieur (la voie 2). Une certaine
mobilité sociale, une certaine démocratisation (limitée), accom-
pagne le recrutement élargi des élites dans le cadre d’une culture
d’excellence dominante inchangée pour l’élite : la culture secon-
daire traditionnelle. Mais qu’en est-il de la scolarité obligatoire, de
son sens, de sa définition culturelle ?

81
La réforme
du collège unique (1975)

C hangement de cap avec le « collège unique » institué en 1975 et


fondé sur le principe de l’égalité des chances. Il est manifeste-
ment à l’ordre du jour, dans les années 1960 et 1970, en Europe
occidentale. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du « libéralisme
avancé » giscardien que d’offrir une version française de l’« école de
base » suédoise (social-démocrate), de la comprehensive school (tra-
vailliste), de la Gesamtschule (social-démocrate allemande).

L’engagement personnel de Valéry Giscard d’Estaing


À peine élu président de la République en 1974, Valéry Giscard
d’Estaing va être en effet le promoteur décidé du « collège unique »
dans le cadre du « libéralisme avancé » (orthodoxe sur le plan socio-
économique, mais « avancé » pour les femmes – loi sur l’IVG – et
pour les jeunes – âge de la majorité abaissé à dix-huit ans).
« La France doit devenir un immense chantier de réformes »,
annonce Valéry Giscard d’Estaing dès septembre 1974. Et le 20 mai
1975, il déclare sur RTL : « La gauche, c’est un terme ambigu ; je
veux dire qu’il y a dans la pensée de gauche des éléments posi-
tifs importants dont je compte bien m’inspirer ; ce qui fait que,
dans l’action réformatrice libérale avancée, il y a beaucoup d’idées
de gauche qui doivent être mises en œuvre. » Dès le 25 juillet
1974, à sa première réunion de presse à l’Élysée, Valéry Giscard
d’Estaing tient à montrer publiquement que le chef de l’État prend
l’initiative et trace les perspectives essentielles :
« Le ministre de l’Éducation René Haby avait préparé pour le
gouvernement une communication qui portait sur ce que nous

83
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

ferions au cours des toutes prochaines années. Je lui ai


demandé de modifier sa communication parce que je crois
qu’il est très important de définir la politique de l’éducation jus-
qu’à la fin du siècle […]. La question de la réforme de l’éduca-
tion est, pour moi, fondamentale […]. Le premier objectif, c’est
l’élévation du niveau de connaissance et de culture des
Français […]. On peut se poser la question de savoir si, à côté
de l’obligation de scolarité jusqu’à seize ans, il ne faudrait pas
imaginer une autre obligation qui serait de donner à chaque
Française et à chaque Français un savoir minimal. »
On le voit, et dès le début, la question du collège unique est pla-
cée sous le signe du sens – culturel – que l’on doit donner à la sco-
larité obligatoire, à l’École obligatoire. Et dans son livre
Démocratie française – la charte du libéralisme avancé – paru en
octobre 1976, Valéry Giscard d’Estaing précise :
« La mise en place d’un système unique de collèges pour tous
les jeunes Français constituera un moyen puissant d’égaliser
leur acquis culturel. Elle devra s’accompagner sur le plan des
programmes de la définition d’un savoir commun, variable
avec le temps et exprimant notre civilisation particulière.1 »
Valéry Giscard d’Estaing fera preuve d’une grande constance
dans cette orientation, décisive à ses yeux. Il y reviendra explici-
tement, lors du Conseil des ministres du 2 mars 1977, consacré
aux programmes du collège unique :
« La définition et l’acquisition d’une même culture pour tous les
jeunes Français qui iront tous désormais dans une même école
et un collège identique sont un élément essentiel d’unité de la
société française et de réduction de l’inégalité des chances. »

Un collège sans filières


Le choix capital du collège sans filières, du « collège unique »,
ayant été fait, le ministre de l’Éducation nationale René Haby

84
La réforme du collège unique (1975)

prend en charge la définition fine et détaillée de la réforme. Il


connaît manifestement mieux les arcanes de l’École française que
Valéry Giscard d’Estaing*. Surtout, il convient de ne pas exposer
trop vite en première ligne le président de la République, qui sou-
haite un débat public approfondi.
En effet, les expressions « savoir minimal » ou « savoir mini-
mum » employées par Valéry Giscard d’Estaing sont vite comprises
ou retournées par l’opposition politique ou syndicale dans le sens
de « minimiser les savoirs ». Par ailleurs, le SNALC (Syndicat natio-
nal des lycées et collèges) dénonce « une OPA sur le ministère »,
dont le ministre René Haby serait l’instrument : faire passer dans
les faits le plan Langevin-Wallon et s’inspirer de la doctrine du
parti communiste2. Et Guy Bayet, le président de la Société des
agrégés, s’en prend au « tronc commun, néfaste à tous les élèves ».
Attaquée de toutes parts, pour des raisons souvent différentes
et parfois contradictoires, la réforme dite « Haby » paraît en grand
péril. Le Monde du 21 mars 1975 annonce qu’« une rumeur court
avec insistance : Giscard aurait lâché Haby ». Un mois plus tard,
Yves Agnès, le journaliste spécialisé du Monde, s’interroge : « Le
séminaire gouvernemental de Rambouillet du 10 avril a-t-il sonné
le glas de la “réforme Haby” ? Après les déclarations du Premier
ministre Jacques Chirac sur la nécessité d’une réflexion accrue et d’un
débat approfondi qui rendrait inévitable le report de la discussion
parlementaire à l’automne, les silences du dernier week-end sont
apparus comme un recul3. »
Mais le président de la République Valéry Giscard d’Estaing,
lui, ne renonce pas. Il fait savoir qu’il s’est entretenu le 25 avril,

* Cf. Thomas Ferenczi : « De l’aveu du président de la République, René Haby a


été choisi pour sa connaissance de la “maison” et pour sa compétence de techni-
cien. » (Le Monde, 21 juin 1975). Valéry Giscard d’Estaing a une conception « pré-
sidentialiste » de la Constitution. Il n’hésite pas à mettre des « techniciens » à des
postes qu’il juge importants : Jean-Pierre Fourcade aux Finances, Jean
Sauvagnargues aux Affaires étrangères, René Haby à l’Éducation et, quelque
temps plus tard, Alice Saunier-Seïté aux Universités. Ces ministres tiennent tout
leur pouvoir du président de la République qui, du coup, les « tient », eux et leurs
domaines.

85
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

durant une heure et demie, avec le ministre de l’Éducation natio-


nale au sujet de la réforme de l’enseignement. Un Conseil res-
treint, tenu à l’Élysée le 15 mai 1975, se conclut par la décision
que René Haby présente au Conseil des ministres du 4 juin un
avant-projet de loi réorganisant le système éducatif ; le principe
est acquis d’une discussion et d’un vote parlementaire dès avant
la fin de la session en cours.
Pour Valéry Giscard d’Estaing, l’essentiel de la « réforme Haby »
réside dans l’institution du « collège unique ». Il le dit d’ailleurs très
explicitement dans sa déclaration à la télévision du 30 juin 1975,
qui fait suite au vote de la loi Haby :
« Cette réforme a été votée sans drame, à une large majorité.
L’essentiel de cette réforme, c’est de décider que, désormais,
après l’école commune de tous les Français, il y aura le collège
dans lequel iront tous les jeunes Français sans exception, pour
y recevoir la même éducation. C’est une réforme très impor-
tante […] car la qualité d’un peuple, d’une nation, dans les
temps modernes, dépend très largement, je dirai essentielle-
ment, de son système éducatif. »
C’est d’ailleurs pourquoi il éprouve un certain agacement lors-
qu’on parle de « réforme Haby ». Le 1er juillet 1977, recevant à
l’Élysée les lycéens récompensés au concours général, il exprime
le désir « que la réforme qui crée le collège unique ne porte pas
le nom d’une personne en particulier 4 ». Et lors d’un entretien télé-
visé avec vingt-cinq lycéens, il souhaite que l’on appelle la
réforme en cours la « réforme du collège unique, au lieu de lui
donner le nom de tel ou tel ministre de l’Éducation5 ».
Le « collège unique » giscardien l’emportera-t-il un jour sur la
« réforme Haby » dans la mémoire collective, dans l’Histoire ?
Toujours est-il qu’il est pour le moins surprenant que René Haby
ait eu à intervenir afin de rappeler que Valéry Giscard d’Estaing en
avait été l’inventeur, lorsque François Bayrou a traité en 1993 le
« collège unique » de « collège inique6 ».

86
La réforme du collège unique (1975)

Le débat sur la « culture commune » : un débat impossible ?


Les mises en cause de la réforme du collège unique se sont
multipliées dès la fin des années 1970, y compris parmi les amis
politiques du président de la République. Pourtant, Valéry Giscard
d’Estaing avait placé le débat là où il devait se situer : à savoir non
seulement sur le plan structurel (effacement des filières), mais
aussi et surtout sur le plan culturel (quelle culture commune pro-
poser ?). En effet, cela était tout à fait nécessaire à partir du
moment où l’on ne distinguait plus d’office entre la culture
d’« élite » secondaire propre à la « voie 1 » (la filière « longue » vers
le lycée et l’université) et celles requises pour les « voies 2 ou 3 »
(reprise du primaire supérieur ou « transition-pratique »). D’autant
que les risques de confusion entre une simple « massification » et
une « démocratisation élargie » de la scolarisation étaient grands.
Et cela alors même que Valéry Giscard d’Estaing tentait, lui, de
fonder le collège unique, non plus sur le principe de la simple
prolongation de scolarité jusqu’à seize ans, mais sur celui d’« une
autre obligation qui serait de donner à chaque Française ou
Français un savoir minimal », « une culture commune ».
Le « retournement » de sens des propositions culturelles du pré-
sident de la République a rendu très confus, voire impossible, le
débat sur la « définition d’un savoir commun (minimal) exprimant
notre civilisation particulière » qu’appelait de ses vœux Valéry
Giscard d’Estaing. Et le « collège unique » n’a pu être fondé à par-
tir de ce qui était son principe et son ambition ; d’où un dérègle-
ment permanent puisque, au débat culturel avorté et à la
définition d’une culture commune minimale, ont été substituées
des mesures organisationnelles ou pédagogiques sans fondement
(culturel) véritable. Et le « collège unique » – pour l’essentiel –
n’existe pas, ou pas encore. C’est d’ailleurs le diagnostic que
Valéry Giscard d’Estaing a été amené à faire récemment, lors d’une
interview dans Le Monde du 26 avril 2001 :
« Tout le monde devait aller au collège, et tous les collèges
devaient être les mêmes. Dans mon esprit, ceci devait s’ac-

87
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

compagner d’une réflexion sur la définition de ce savoir com-


mun qui devait être identique. Cette réflexion n’a pas été pour-
suivie, et cette partie de la réforme n’a pas été traitée depuis.
Il n’y a pas eu ce travail sur la définition du savoir de base, sur
cette pédagogie commune et nouvelle […]. Le débat doit se
concentrer sur cette question : quels savoirs donner à cet
ensemble de jeunes, qui constituent un acquis culturel com-
mun, qui les préparent à la vie professionnelle et placent sur
un pied d’égalité leurs différentes orientations ? On n’a guère
avancé depuis vingt-cinq ans. Au lieu d’avoir rabattu tout l’en-
seignement des collèges vers l’enseignement général, les rap-
prochant des classes de la sixième à la troisième des lycées
d’autrefois, en un peu dégradé, il aurait mieux valu en faire
une nouvelle étape de la construction du cycle scolaire. »
Comme l’ont déjà souligné Philippe Raynaud et Paul Thibaud
dans un livre qui a fait date (La Fin de l’école républicaine), « l’idée
centrale était de créer avec le “collège unique” l’analogue de ce
qu’avait été l’école primaire sous la troisième République […]. C’est
ce projet qu’exprimaient les formules parfois maladroites de
l’époque (faire en sorte que, malgré les inégalités de qualification
et de rémunération, cadres et ouvriers aient la même culture de
base, doter chaque petit Français d’un “SMIC culturel”) ». Étant
entendu, ajoutent-ils, que « malgré les dénonciations démago-
giques dont elle fut l’objet alors, la formule “SMIC culturel” signi-
fiait évidemment que l’école se fixait comme objectif d’amener la
masse des élèves à un niveau minimal plus élevé que par le passé
et non que l’on voulait réduire la culture de tous au minimum pos-
sible7 ».

Une mise en application à contre-courant


Une contre-vérité historique patente est en passe de l’emporter
actuellement : le collège unique aurait été initialement bien
accueilli, en particulier par les enseignants ; mais la dure réalité
l’aurait peu à peu emporté sur les espoirs et les illusions. D’où le

88
La réforme du collège unique (1975)

désenchantement actuel et une crise de l’École rampante toujours


prête à éclater. En réalité, on l’a vu, le collège unique a suscité des
oppositions aussi bien à « droite » qu’à « gauche » dès le début, et
dans des termes parfois très vifs, préludes à des lamentations,
voire des invectives incessantes depuis.
Par ailleurs, on peut mesurer l’expectative initiale, voire le pes-
simisme affirmé, d’un grand nombre d’enseignants à leurs
réponses à l’enquête de la SOFRES de décembre 1977, alors même
que le collège unique venait à peine d’être institué et qu’ils
n’avaient pourtant eu que l’expérience du collège gaullien (le CES,
le collège à filières ouvertement reconnues) : 48 % d’entre eux se
prononçaient déjà (ou encore) pour la « possibilité d’interruption
de la scolarité à quatorze ans ».
Le ton des invectives a parfois été très rude, même dans le
camp politique de Valéry Giscard d’Estaing, voire dans son entou-
rage. Ainsi, Jean-Marie Benoist, pourtant candidat UDF aux légis-
latives de 1978, a mené la charge dans un livre paru en 1980 : La
Génération sacrifiée ; les dégâts de la réforme de l’enseignement 8.
Il accuse cette réforme « de participer à l’œuvre de destruction de
l’esprit que subissent en leur crépuscule les sociétés libérales occi-
dentales […], d’aller vers le règne de l’uniformité, digne des démo-
craties populaires et vers la dépersonnalisation absolue, celle des
steppes et des supermarchés ». Il condamne cet « égalitarisme
absurde, forcené, uniformisateur et lacunaire ». « Ce mythe égali-
taire, précise-t-il, est digne de ce peuple de guillotineurs que nous
sommes depuis 1793, et se traduit par la culpabilisation de tout
aristocratisme, de tout élitisme dans le savoir : raccourcir ce qui
dépasse, ce qui excelle, voilà le mot d’ordre. » Le professeur de
lettres de Giscard d’Estaing en troisième, Paul Guth, se joint à ce
concert d’invectives et de condamnations sans appel dans sa
Lettre ouverte aux futurs illettrés, parue elle aussi en 19809. Il
accuse la réforme de « génocide intellectuel et moral », de « lavage
de cerveau », première étape d’une « guerre psychologique » qui
tend à faire de la France une nation de « taupes amnésiques ».

89
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

Et pourtant, et peut-être surtout, on peut se demander si le


« collège unique » a vraiment existé. Les dispositions concrètes du
« collège unique » résidaient essentiellement dans le principe de
« l’hétérogénéité » des classes et les actions de « soutien » ou
d’« approfondissement » prévues. Mais en l’absence de la détermi-
nation concrète et précise de la « culture commune minimale à
atteindre », d’objectifs prioritaires dûment précisés, la seule réfé-
rence aux programmes (qui peuvent être quelque peu « interpré-
tés » et qui, surtout, n’engagent guère qu’à être parcourus par
l’enseignant) ne permettait pas d’identifier le « noyau dur » à
atteindre qui aurait dû être un principe de régulation pour le « sou-
tien » et l’« approfondissement ».
Dans ces conditions, on ne saurait être vraiment surpris de ce
que va révéler très vite un rapport (non publié), le rapport Binon :
La Réforme des collèges : situation en 1979-1980 10.
Première remarque, fondamentale en regard de l’objectif
affirmé (mais non déterminé et précisé) d’une « culture commune
minimale » à assurer en priorité à chacun, le « soutien » prévu pour
les élèves en difficulté est « en voie de désagrégation ; le méca-
nisme compensateur institué en 1977 n’est appliqué que dans
30 % des cas au maximum […]. Ainsi s’est réalisée la situation la
plus défavorable qui puisse être imaginée, à savoir la mise en
place d’une hétérogénéité relative sans l’appui d’un dispositif de
soutien solidement structuré […]. De façon systématique, plus de
75 % des moyens disponibles sont employés à rétablir l’ancien dis-
positif horaire ».
Par ailleurs, l’hétérogénéité n’est que relative parce que, dans
de nombreux établissements, elle n’est pas réellement instituée :
« La répartition effectivement indifférenciée des élèves n’existe,
dès la sixième, que dans 50 % des cas. » La première langue
vivante sert à une répartition différenciée. Le latin connaît un
regain de vigueur :
« Au niveau de la quatrième, de façon quasi unanime et avec
plus de détermination que si la directive leur avait été donnée,

90
La réforme du collège unique (1975)

les principaux de collèges ont utilisé les options pour aban-


donner la notion même de classe indifférenciée. Jouant de
l’alibi des contraintes d’emploi du temps, bénéficiant de la
complicité active ou passive des enseignants, ils ont créé un
système hiérarchisé, allant des divisions fortes (allemand-latin)
aux divisions faibles. »
Le ministère lui-même a distingué, dans le cycle d’orientation
(quatrième et troisième), les CPPN (classes préprofessionnelles de
niveau) ainsi que les CPA (classes préparatoires à l’apprentissage)
pour les élèves en difficulté scolaire. Ce type de classes perdurera
sous des noms différents selon une déclinaison quelque peu chan-
geante, mais sans plus. C’était pourtant une entorse sérieuse et qui
n’était pas que résiduelle, puisqu’elle a longtemps varié de 7 à
10 % d’une classe d’âge.

91
La définition d’une
culture « plancher »,
problème récurrent
depuis vingt ans

L e plus remarquable est que la question de la « définition d’un


savoir commun minimal » ou d’« une culture commune » exi-
gible à la fin de la scolarité obligatoire, à la fin du collège, est res-
tée durant tout ce dernier quart de siècle une question vive
régulièrement enterrée.
À chaque fois qu’une grande commission est instituée sur la
question scolaire, elle redécouvre et repose le problème, qui ne
figurait pourtant pas dans le « cahier des charges » initial. Et, à
chaque fois, le pouvoir politique en charge de l’Éducation natio-
nale élude le problème (re)posé.

Le rapport du Collège de France


En décembre 1983, le président de la République François
Mitterrand accepte la suggestion de son conseiller spécial Jacques
Attali : confier au Collège de France la mission de faire un rapport
sur les enseignements primaires et secondaires. L’idée émanait du
sociologue Pierre Bourdieu. Le rapport est remis au chef de l’État
au début de l’année 1985. La lettre de « commande », envoyée par
le président de la République au Collège de France le 13 février
1984, indiquait sobrement : « J’attacherai le plus grand prix à ce
que le Collège de France veuille bien réfléchir à ce que pourraient
être, selon lui, les principes fondamentaux de l’avenir. » La
demande de François Mitterrand n’impliquait pas que la réflexion
s’oriente vers la « définition d’un minimum culturel commun ». Or,
c’est précisément ce que le rapport du Collège de France met en
avant :

93
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

« Des programmes nationaux devraient définir le minimum cul-


turel commun, c’est-à-dire le noyau de savoirs et de savoir-faire
fondamentaux et obligatoires que tous les citoyens devraient
posséder. Cette formation élémentaire ne devrait pas être
conçue comme une sorte de formation achevée et terminale,
mais comme le point de départ d’une formation permanente.
Elle devrait donc mettre l’accent sur les savoirs fondamentaux
qui sont la condition de l’acquisition de tous les autres savoirs.
Elle devrait mettre aussi l’accent sur les formes de pensée et les
méthodes les plus générales et les plus transposables. »
Cette conception du « minimum culturel commun » n’a rien à
voir avec les principes qui régissaient l’École primaire de la troi-
sième République : un enseignement « abrégé », viatique de savoirs
et de savoir-faire pour la vie courante. On peut dire au contraire
qu’elle est proche de la conception des hommes représentatifs des
Lumières (Condorcet, Lakanal) soucieux d’ordonner les éléments à
partir desquels on peut s’approprier les savoirs savants, et partisans
d’un enseignement « élémentaire » propédeutique à l’acquisition
permanente des savoirs.
Mais la réflexion du Collège de France n’aura qu’une influence
indirecte, nullement centrée – finalement – sur la « définition d’un
minimum culturel commun », pourtant considérée comme fonda-
mentale à tous égards. À la fin de l’année 1988, une commission
de réflexion sur les contenus de l’enseignement est instituée par
le ministre de l’Éducation nationale Lionel Jospin. Elle est présidée
par Pierre Bourdieu et François Gros, et elle est composée d’une
douzaine de membres, dont la plupart président des « missions de
réflexion » par grandes disciplines*. Elle reçoit pour mission de

* Pierre Bergé (physique), René Blanchet (sciences de la Terre et de l’univers),


Jacques Bouveresse et Jacques Derrida (philosophie), Jean-Claude Chevalier,
auquel est adjoint Jean Janitzat (français, littérature, langues vivantes et anciennes),
Hubert Condamine (biologie), Didier Dacunha-Castelle (mathématiques), Philippe
Joutard (histoire, géographie et sciences sociales), François Mathey (chimie). La
commission de réflexion compte en outre Pierre Baqué et Edmond Malinvaud.

94
La définition d’une culture « plancher », problème récurrent depuis vingt ans

« procéder à une révision des savoirs enseignés en veillant à ren-


forcer la cohérence et l’unité de ces savoirs ».
La commission définit sept grands principes qui doivent prési-
der aux grandes orientations de la transformation progressive des
contenus de l’enseignement ; et elle insiste sur l’importance des
enseignements propres à développer les modes de pensée fonda-
mentaux (déductif, expérimental, historique, réflexif et critique).

La consultation nationale de 1989-1990


Une consultation nationale est décidée et engagée. Une note
ministérielle du 18 octobre 1989 précise les objectifs de cette
consultation :
« Le système éducatif doit mener sur lui-même et sur ses
méthodes une réflexion qui s’organise, se construit, autour de
l’élève dans toute sa spécificité : rythmes d’apprentissage diffé-
rents, enseignement qui décloisonne les disciplines et permet
à l’élève de trouver son chemin dans les apports de savoirs
multiples, méthodes d’enseignement diversifiées qui abordent
la transmission des connaissances de manière vivante. À ces
préoccupations doivent s’ajouter les réflexions sur l’adaptation
des programmes aux évolutions des sciences et des techniques
et sur l’organisation des filières d’enseignement pour permettre
la diversification des voies d’excellence. »
On ne peut pas dire que l’orientation donnée par le ministère
soit clairement celle de l’unification, et encore moins celle de la
recherche prioritaire du « minimum culturel commun ».
Un questionnaire est distribué à un million d’exemplaires. Une
trentaine de colloques régionaux se tiennent à la fin de l’année
1989, préludes au colloque national de janvier 1990 (qui réunit les
présidents et rapporteurs des colloques régionaux) et à l’installa-
tion d’un Conseil national des programmes. Si l’on en croit le son-
dage publié par L’Express le 10 novembre 1989, la question du
contenu des programmes intéresse manifestement les Français :

95
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

14 % d’entre eux déclarent souhaiter être consultés par référendum


sur l’élaboration des programmes scolaires, et 65 % se sentent
« assez concernés par la question ».
Quoiqu’il en soit, les travaux des « missions de réflexion » natio-
nales n’étant sortis de leur confidentialité que très tardivement (fin
novembre), la question des contenus d’enseignement (et a fortiori
celle du « minimum culturel commun ») n’est pas au centre des
débats des colloques régionaux (qui se transforment en « états
généraux » de l’enseignement tous azimuts…).
Mais la lecture des cinq cents pages de rapport de ces « mis-
sions de réflexion » disciplinaires, quoique austère, peut encore
apporter beaucoup à un débat sur les contenus d’enseignement.
On devrait s’en souvenir.

Le Conseil national des programmes (1994)


Tout cela se conclut par la mise en place du Conseil national
des programmes qui, cinq ans plus tard et sous la présidence du
philosophe Luc Ferry, aborde de front la question fondamentale
du « collège unique ». Ses recommandations sont rendues en
décembre 1994.
En septembre 1994, le ministre de l’Éducation nationale
François Bayrou avait indiqué que les programmes des collèges
devaient être « recentrés sur l’essentiel », « allégés », et qu’il conve-
nait de rechercher « les meilleures cohérences possibles entre les
disciplines ». Il invitait, dans cette perspective, le Conseil national
des programmes à mener une réflexion destinée à « préciser les
savoirs essentiels » ainsi qu’à étudier « l’organisation des champs
disciplinaires » en vue de parvenir à des productions susceptibles
« d’orienter des groupes techniques disciplinaires ».
Le Conseil national des programmes travaille selon ces orien-
tations ; et, chemin faisant, il comprend la demande ministérielle
comme pouvant aller dans le sens de la « construction d’une cul-
ture commune », d’« un socle commun de connaissances et de
compétences à transmettre au collège » 1. Le rapport du Conseil

96
La définition d’une culture « plancher », problème récurrent depuis vingt ans

national des programmes, rédigé par son président Luc Ferry,


situe explicitement son ambition à un niveau politique élevé :
« Il nous a semblé nécessaire de réactiver aujourd’hui l’idéal
républicain d’un “socle commun” cohérent de connaissances et
de compétences, y compris pratiques et réflexives, devant être
transmis au collège […]. C’est dans l’optique d’une démocratisa-
tion réussie de notre système d’enseignement qu’il convient, face
à l’hétérogénéité des élèves, sinon des classes, de réaffirmer la
volonté de transmettre à tous une culture commune, un socle de
compétences théoriques, réflexives et pratiques fondamentales.
Après le temps de l’élitisme, après celui de la massification, voici
venu celui d’une démocratisation qui doit allier la qualité à la
quantité. Sans pénaliser en rien les meilleurs élèves, pour les-
quels sont prévues des possibilités d’approfondissement, il s’agi-
rait de relever le défi posé par ces élèves “moyens-faibles” qui,
sans être en situation d’échec scolaire, parviennent trop souvent
en fin de collège munis d’un bagage dont c’est un euphémisme
de dire qu’il est insuffisant. Or c’est bien au collège que s’impose
l’idée d’un socle fondamental dont on devrait s’assurer qu’il est
transmis à tous : car il peut parfois marquer la fin de la scolarité
obligatoire, à tout le moins celle du parcours unique 2. »
Et le Conseil national des programmes propose une méthode
pour qu’il puisse y avoir un débat public, ayant sa conclusion dans
l’enceinte même du Parlement. Il en montre la nécessité et ses
conditions de possibilité.
« La lisibilité du projet de l’École n’est plus aujourd’hui celle des
temps de Jules Ferry. La complexité et la spécialisation des
savoirs, la multiplicité et la force des liens qui unissent, pour le
meilleur et pour le pire, l’École et la “vie”, rendent les slogans
simples (“lire, écrire, compter”) insuffisants, en même temps que
les visées encyclopédiques s’avèrent obsolètes. Faute d’avoir la
clarté des premiers ou l’ambition des secondes, nos programmes
n’en devraient pas moins afficher une volonté politique, au vrai

97
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

sens du terme, c’est-à-dire traduire les choix fondamentaux que


notre société considère comme nécessaires à la formation de ses
enfants. C’est là une exigence minimale, non seulement sur le
plan pédagogique, mais politique. Car c’est seulement au prix
d’une telle explicitation que ces choix pourraient également faire
l’objet d’un débat public, au Parlement notamment. Dans l’état
actuel des processus d’élaboration des programmes, la logique
disciplinaire tend à prévaloir de façon excessive. Elle impose
alors ses propres “choix” sans que personne n’ait vraiment voulu
le résultat global qui apparaît, pour cette raison, non seulement
morcelé, voire dans certains cas incohérent, mais aussi peu expli-
cite, donc peu visible et peu discutable au niveau du public3. »
Le Conseil national des programmes, sous la plume de son prési-
dent Luc Ferry, va encore plus loin dans son projet d’éclaircissement.
Après avoir exposé trois des quatre principes fondamentaux qu’il
propose (hiérarchiser les contenus des programmes, les alléger, les
harmoniser), il explicite longuement le quatrième principe – nouveau
et précieux pour le débat républicain et démocratique : clarifier.
« C’est une exigence démocratique minimale pour que les pro-
grammes puissent faire l’objet d’un débat public, au Parlement
ou ailleurs […]. Les deux premiers moments du programme,
rédigés hors de tout jargon pédagogique ou disciplinaire,
devraient constituer un ensemble s’adressant à tous. Ils pour-
raient sans difficulté tenir sur une page ou deux maximum. Le
dernier point aurait pour destinataires (non exclusifs, mais pri-
vilégiés) les enseignants et les éditeurs. Une telle présentation
offrirait l’avantage de rendre le projet éducatif visible et, au
sens propre, discutable. Elle correspondrait bien à l’idée d’un
“contrat” avec la nation […]. Le Conseil national des pro-
grammes est prêt, si la demande lui en est faite, non seulement
à réaliser une telle présentation à partir du travail à venir des
groupes techniques disciplinaires, mais aussi à faire émerger le
contenu détaillé du socle commun fondamental4. »

98
La définition d’une culture « plancher », problème récurrent depuis vingt ans

Ces propositions, remises au ministre de l’Éducation nationale


François Bayrou en décembre 1994, resteront lettre morte. Pas de
définition d’« un socle commun fondamental » ; et, a fortiori, pas
de débat public.
François Bayrou, bien qu’il ait lancé la formule « collège
unique, collège inique », limite les changements apportés au col-
lège pendant ses quatre années de ministère à quelques transfor-
mations secondaires.
Comme le remarque Christine Garin, journaliste spécialisée du
Monde, « la réforme du collège, noyée dans les 158 propositions
du Nouveau contrat pour l’école adopté par le gouvernement en
juillet 1994, est finalement réduite à sa plus simple expression : la
promesse d’une refonte des programmes et la création d’un dispo-
sitif de consolidation pour les élèves en grande difficulté 5 ». En
1995, s’ajoutent la création de groupes de soutien en sixième, la
mise en place d’études dirigées et la transformation des « cycles »,
dits désormais d’« observation » en sixième, d’« approfondissement »
en cinquième et en quatrième, d’« orientation » en troisième.
Le problème du « collège unique » n’a pas changé de nature
pour autant, même si le ministre de l’Éducation nationale adopte
alors un nouveau slogan : « passer du collège pour tous au collège
pour chacun ». Mais la formule lancée par François Bayrou à la
rentrée 1993 avait eu au moins pour résultat de soulever l’ire de
René Haby dans Le Monde :
« Il y a quelque temps déjà, M. Bayrou, professeur agrégé, a écrit
qu’il n’aimait pas le “collège unique”. C’était son droit.
Aujourd’hui, par un jeu de mots inacceptable, il le qualifie de col-
lège “inique”. En tant que ministre, il n’en a pas le droit. D’abord
par souci d’une solidarité gouvernementale intergénération.
L’expression “collège unique” a été inventée et utilisée pour la
première fois, en 1975, par le président de la République Valéry
Giscard d’Estaing […]. Le fait nouveau de proposer à tous les
jeunes Français de suivre ensemble un “tronc commun” de

99
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

formation, prolongeant et élevant celle de l’école primaire, était


une option sociale très volontariste. Elle marquait l’action gou-
vernementale de l’époque au même titre que la législation sur
l’interruption volontaire de grossesse ou l’attribution du droit de
vote à dix-huit ans […]. Ne faisant pas preuve d’une grande com-
préhension vis-à-vis des intentions politiques de ses prédéces-
seurs, M. Bayrou ne contribue pas à donner une image bien
satisfaisante de notre pays. Comment ! Voici une nation évoluée
qui, depuis vingt ans, vit dans l’erreur la plus complète concer-
nant la conception d’un des étages essentiels de son organisation
scolaire. Professeurs et dirigeants auraient été, durant cette
longue période, les instruments de l’“iniquité” ! Et, au-delà de nos
frontières, tous ceux – et ils sont nombreux – qui recherchent,
eux aussi, des formules évitant la ségrégation scolaire durant la
préadolescence seraient tout autant condamnables ! Il y a, en
effet, dans le qualificatif d’“inique”, une présomption d’injustice
sinon volontaire, du moins consentie. La condamnation morale
des responsables n’est pas loin […]. Aucun juge n’a le droit de
brandir l’accusation d’“iniquité” à propos d’un tel sujet 6. »

Le rapport Dubet (1999)


En juin 1997, Claude Allègre succède à François Bayrou à la
tête du ministère de l’Éducation nationale. Après avoir lancé une
grande consultation sur les lycées, menée sous la direction de
Philippe Meirieu, puis, en 1998, la « Charte pour bâtir l’école pri-
maire du XXIe siècle », Claude Allègre laisse curieusement le soin
de régler le problème le plus délicat et le plus potentiellement
explosif, celui du collège, à Ségolène Royal (ministre déléguée
chargée de l’Enseignement scolaire) sans l’inscrire dans une
réflexion d’ensemble sur l’École obligatoire.
Une consultation est engagée dans les collèges sous la direc-
tion des sociologues Marie Duru-Bellat et François Dubet. Une fois
encore, le rapport issu de cette consultation (le « rapport Dubet »,

100
La définition d’une culture « plancher », problème récurrent depuis vingt ans

rendu public en mai 1999) revient sur l’idée que « le collège doit
mieux définir les savoirs et les compétences qu’il peut attendre de
tous afin de mieux identifier et hiérarchiser les priorités ». Et il sou-
ligne et précise le trait :
« On ne peut pas véritablement choisir entre le modèle d’un
collège préparant uniquement les élèves au lycée d’enseigne-
ment général, et celui d’un collège uniquement soucieux de
donner la même culture à chacun. Le collège pour tous doit
poursuivre ces deux objectifs, ce qui suppose une réflexion
sérieuse sur les compétences et les connaissances qui doivent
constituer le socle commun d’une génération. »
Mais les objectifs retenus par Ségolène Royal, tels qu’ils appa-
raissent clairement dans son discours à la Sorbonne du 18 mai
1999 sur le « collège de l’an 2000 », laissent dans l’ombre, une fois
encore, la question de la culture (commune) à assurer au collège ;
et ils sont très significatifs : « 1er objectif : prendre en compte des
élèves différents dans un collège pour tous […]. 2e objectif : diver-
sifier les méthodes d’enseignement pour aiguiser l’appétit d’ap-
prendre et l’envie de progresser […]. 3e objectif : améliorer la
qualité de la vie dans la maison collège. »
Et, à l’instar de François Bayrou établissant un catalogue de
cent cinquante-huit propositions dans le cadre de son Nouveau
contrat pour l’école, Ségolène Royal préconise un catalogue de
quarante mesures pour le seul collège.
Il s’agissait, pour François Bayrou, de « passer du collège pour
tous au collège pour chacun ». Ségolène Royal, elle, dans un effort
de clarification sans précédent, considère que le collège unique
doit laisser la place « au collège pour tous et pour chacun ».

Une question vive indéfiniment enterrée ?


Peut-on indéfiniment enterrer une question vive sans que cela
se paie d’une façon ou d’une autre ? D’autant que cela concerne
la colonne vertébrale même de l’École républicaine, de l’Éducation

101
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

nationale : le sens et la mise en ordre de l’École obligatoire. Et


peut-on écarter sans y réfléchir davantage la mise en garde et la
proposition des sociologues Christian Baudelot et Roger Establet :
« Il reste encore aujourd’hui une quantité substantielle de jeunes
qui sortent de l’école sans maîtriser les éléments fondamentaux
d’un savoir minimum. L’élévation générale du niveau n’a exercé
sur le leur aucun effet d’entraînement ; il n’y a aucune raison
que la situation s’améliore tant qu’on comptera sur la hausse du
plafond pour relever le plancher. La formule du SMIC rompt,
dans son réalisme modeste, avec la représentation dominante
du libéralisme scolaire : elle oblige à ne plus considérer l’école
depuis son sommet, mais à partir de sa base7. »
Comme l’a dit justement Philippe Meirieu dans un colloque au
titre évocateur, « Quelle école pour quelle nation ? », organisé par
« Éducation et devenir », une organisation rassemblant des admi-
nistrateurs de l’Éducation nationale :
« Une grande confusion est entretenue dans les esprits sur les
problèmes scolaires, en particulier quand on confronte en per-
manence une logique égalitaire et une logique élitiste ; et cela
parce qu’on ne dit jamais à quel niveau on se situe. Autant il est
légitime de sélectionner au-delà de la scolarité obligatoire […],
autant il n’est pas légitime d’écarter délibérément un certain
nombre de jeunes des savoirs fondamentaux pour l’exercice de
la citoyenneté. En ce sens, il est important de redire que la sco-
larité obligatoire doit être spécifique, qu’elle ne doit pas être fon-
dée sur la sélection mais sur la formation, et que ce n’est
qu’après la construction d’un corps de savoirs de base permet-
tant d’assurer la citoyenneté, que la sélection devient légitime. Le
problème du collège réside dans le fait que c’est une structure
dont on n’a jamais vraiment affirmé si elle était une structure de
promotion de tous, avec des objectifs de “scolarité obligatoire”,
ou si elle était déjà une présélection dans la perspective d’une
spécialisation épistémologique ou professionnelle8. »

102
École obligatoire et laïcité :
une singularité française

O n n’y prête généralement pas attention, mais on a tort : la loi


Jules Ferry du 28 mars 1882 institue d’un même mouvement
l’obligation d’instruction et la laïcité de l’enseignement primaire
public. Et l’article 1 de cette loi – autre fait significatif– substitue
« l’instruction morale et civique » à « l’instruction morale et reli-
gieuse » de l’article 1 des lois précédentes.
La question laïque est, en effet, fondamentalement liée à la
défense et à l’affermissement de la République. Comme l’a souli-
gné Jules Ferry dans son discours du 23 décembre 1880 :
« Il importe que la déclaration des doctrines qui s’enseignent à
l’École n’appartienne pas aux prélats qui ont déclaré que la
Révolution française est un déicide et que les principes de 89
sont la négation du péché originel. Il importe à la République
que la direction de l’École n’appartienne pas à des ministres
des cultes qui ont des opinions séparées des nôtres par un si
profond abîme. »
Cet « abîme » induit la conception française de la « laïcité-sépa-
ration ». Ainsi, contrairement à la plupart des pays de l’Europe
communautaire où la laïcité est plus ou moins confondue avec la
reconnaissance du pluralisme religieux (y compris à l’École), la
laïcité française a été historiquement fondée sur la séparation
entre l’espace public et les confessions religieuses.
Il faut cependant prendre garde que cette laïcité de l’École
publique ne s’est pas réduite à la simple protection (« négative »)
d’un espace public scolaire face aux différentes confessions. Elle

103
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

a été aussi l’affirmation (« positive ») d’un espace public, d’une


République une et indivisible, d’une morale et d’une culture com-
munes dans un cadre national. On se souvient de la célèbre lettre
de Jules Ferry aux instituteurs, qui a pour objet de montrer la
nécessité et la possibilité d’une morale commune par-delà les dif-
férenciations théologiques ou philosophiques.

Édifier un espace public national unificateur


L’École publique est pensée comme devant être le véhicule
majeur de l’institution en profondeur de la République une et indi-
visible. Elle doit faire, avant tout, des républicains et des natio-
naux. Et le ministre de l’Instruction publique Paul Bert va jusqu’à
dire qu’il faut « une pensée unique, une foi commune pour un
peuple, sans quoi il ne serait qu’une agrégation d’hommes juxta-
posés […] ; c’est ce que fera l’instruction civique1 ».
La spécificité fondamentale de cette École républicaine et laïque
fortement centralisée est d’inscrire l’École de manière singulière
dans l’espace politique : l’éducation scolaire est mise au cœur d’un
projet politique du lien social (par l’édification d’un espace public,
national). Il ne saurait être question, alors, de confondre le « ser-
vice public » (le service de l’« intérêt général », le service de la
République une et indivisible) avec le « service du public » (le ser-
vice de l’intérêt de chacun pris isolément).
In fine, l’École publique laïque relève de l’État républicain et de
sa logique, non de la société civile et de la prise en considération
des intérêts particuliers, des particularismes de tous ordres (aussi
légitimes puissent-ils paraître par ailleurs). La République française,
dans sa définition devenue explicite sous la quatrième République
et confirmée dans la définition gaullienne de la cinquième
République, est une République indivisible et laïque. Cette défini-
tion est sans doute quelque peu exceptionnelle ; mais elle consti-
tue justement l’« exception française » : ce qui unit doit l’emporter
sur les logiques de la société civile (sur le « privé » des communau-
tés religieuses, culturelles ou ethniques, le « privé » des entreprises).

104
École obligatoire et laïcité : une singularité française

Cette singularité française (certains disent cette « exception fran-


çaise ») – indivisibilité et laïcité – est inscrite formellement dans la
Constitution de la cinquième République. Et le premier président de
la cinquième République – le général de Gaulle – s’est tout à fait
conformé à ces principes fondamentaux, et de manière novatrice.

De Gaulle et les écoles privées (1959)


C’est Charles de Gaulle qui a placé délibérément la question
des écoles privées dans un cadre national. La plupart des diri-
geants des organisations qui militaient en faveur d’une aide aux
écoles privées ne l’entendaient pas de cette oreille : ils élevaient
leurs revendications financières à la hauteur d’une question de
principe (et sans contrepartie) : la liberté de choix des familles.
Mais la loi Debré de décembre 1959 est fondée sur le principe que
« ni l’Église en tant que telle, ni aucune association nationale ne
peut être le partenaire du ministère de l’Éducation nationale : la
coopération se fera à l’intérieur d’un service public pluraliste grâce
à des contrats (simples ou d’association) qui seront passés par l’É-
ducation nationale avec les établissements2 ». Il n’est pas question
d’une aide inconditionnelle à l’enseignement privé en tant que tel,
à l’enseignement catholique.
Le général de Gaulle a rédigé de sa main – signe de l’importance
qu’il lui accordait – l’article 1 de la loi : « Dans les établissements
privés ayant passé un contrat, l’enseignement est soumis au
contrôle de l’État : l’établissement, tout en conservant son caractère
propre, doit donner l’enseignement dans le respect total de la
liberté de conscience ; tous les enfants, sans distinction d’origine,
d’opinion ou de croyance y ont accès. » Le général de Gaulle s’est
donc efforcé de résoudre la question des écoles privées catholiques,
en reconnaissant certes aux établissements qui contracteraient avec
l’État leur « caractère propre » ; mais il a aussi et surtout placé la réso-
lution du problème dans un cadre national unificateur.
L’exposé des motifs de la loi l’énonce explicitement, par une dif-
férenciation nette entre éducation et enseignement : « Si l’éducation

105
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

peut et doit garder sa diversité traditionnelle, l’enseignement pro-


prement dit doit contribuer à faire disparaître tout ce qui pourrait
diviser la jeunesse française. Il faut que l’action de l’État, de
concert avec les intéressés, permette le rapprochement des ensei-
gnements, donc des esprits ». Pour le général de Gaulle, le règle-
ment de la « question scolaire » (du mode d’existence des
établissements privés) doit aller non pas dans le sens de la diver-
sification, mais au contraire de l’unification nationale, l’enseigne-
ment dans les écoles privées sous contrat devant désormais être
laïque et commun.
L’attitude profonde de Charles de Gaulle a été du même ordre
lorsqu’il a été amené à développer les formations professionnelles
et technologiques dans le cadre d’une guerre technico-économique
élargie en raison de l’ouverture du Marché commun. Le général de
Gaulle a tenu, sans ambiguïté, à ce que la formation profession-
nelle soit une affaire d’État, l’affaire de l’État et de son école.

Valéry Giscard d’Estaing et l’unité culturelle


Les témoignages de ses anciens collaborateurs, recueillis pour
le colloque de 1990 organisé par l’Institut Charles de Gaulle, sont
sans équivoque : Michel Debré, son ancien Premier ministre, rap-
pelle que, ministre des Finances, il a fait voter la loi déclarant que
« l’État était responsable de la formation professionnelle », et il
évoque le « plaisir ressenti par le Général à la sortie de ce texte3 ».
Le troisième président de la cinquième République – Valéry
Giscard d’Estaing – a tenté, lui aussi, d’aller dans le sens profond,
unificateur de l’École française, en proposant une innovation de
taille : le « collège unique », dans le cadre d’un bon achèvement
de l’École obligatoire. Son objectif était ambitieux : ajouter à l’obli-
gation de scolarité jusqu’à seize ans, « une autre obligation qui
serait de donner à chaque Française ou Français un savoir mini-
mal ». Cet objectif, dans son fondement même, a pour l’essentiel
échoué lors de son septennat. Mais Valéry Giscard d’Estaing envi-
sageait avec force et ténacité de le reprendre s’il avait eu un

106
École obligatoire et laïcité : une singularité française

deuxième mandat, comme en témoigne l’une des interventions


significatives de sa deuxième campagne présidentielle.
Il est caractéristique qu’il n’hésite pas alors à réaffirmer qu’il a
voulu le « collège unique » dans un but d’unité nationale (alors
même qu’il ne dit plus rien sur l’« égalité des chances », thème
social-démocrate par excellence) :
« L’unité nationale sera l’objectif central du septennat […]. Il
manque aujourd’hui une culture commune aux Français. Il faut
reconstruire l’unité culturelle de la France : faire un grand effort
d’éducation et un grand effort de culture. C’est le système édu-
catif du siècle dernier qui avait assuré l’unité culturelle de la
France. Mais aujourd’hui la France a cessé d’avoir une culture
commune, et l’une des grandes tâches à venir sera que le sys-
tème éducatif rende aux Français leur unité culturelle 4. »
Certains ont bien perçu cette orientation persistante et cette
filiation ; notamment Philippe Raynaud et Paul Thibaud : « L’idée
centrale était de créer avec le “collège unique” l’analogue de ce
qu’avait été l’école primaire sous la troisième République : un ins-
trument d’homogénéisation nationale et de rapprochements entre
les différentes composantes de la nation, les différences à sur-
monter cette fois-ci étant de nature sociale plutôt que régionale ou
religieuse5. »
Comme nous l’avons déjà vu, Valéry Giscard d’Estaing n’a pas
été suivi, pris au sérieux (ou au mot). Et cette question non réso-
lue mine plus que jamais (et plus que tout, car elle est au cœur de
la définition même de la singularité historique de l’École publique
française), l’École laïque et républicaine, l’« Éducation nationale ».

107
La nécessaire mise à jour
de la culture scolaire
au collège

I l s’agit, avant tout, de définir des priorités claires pour l’École


obligatoire et, en premier lieu, les priorités requises pour défi-
nir la culture scolaire de base de notre temps. Il s’agit, au fond,
d’accomplir enfin ce qui avait été envisagé par le promoteur du
collège unique, Valéry Giscard d’Estaing : « La mise en place d’un
système unique de collèges pour tous les jeunes Français devra
s’accompagner de la définition d’un savoir commun, variable avec
le temps et exprimant notre civilisation particulière1. »
La définition d’une culture scolaire commune de base donne
l’occasion de la mise à jour (et de la mise au jour) de « ce qu’il
n’est pas permis d’ignorer », de ce qu’il n’est plus possible d’igno-
rer. Cela signifie que le premier travail consiste à s’assurer que la
palette des savoirs envisagés et que l’éventail des disciplines
reconnues à l’École sont bien adaptés à notre temps ; même si une
diversification éventuelle accrue engage avec d’autant plus de
détermination à préciser ce qui peut être fondamental dans les
apports de chaque discipline retenue. Car la diversification accrue
de la culture scolaire de base et la recherche du fondamental ne
sont pas contradictoires, bien au contraire.
Il ne s’agit pas, en effet, d’établir une culture pour les
« pauvres », une « culture pauvre », mais de rechercher et de déci-
der ce qui est basique pour une culture de notre temps, pour la
culture de tous. La définition précise d’une « culture plancher » et
la diversification des champs disciplinaires vont dans le même sens,
à condition de limiter leurs apports à « ce qu’il n’est pas permis
d’ignorer », à ce qu’il n’est plus permis d’ignorer. On se rappelle

109
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

en effet la formule cardinale orientant la définition de l’instruction


obligatoire, de l’École obligatoire : « L’objectif n’est pas d’embras-
ser tout ce qu’il est possible de savoir, mais de bien apprendre ce
qu’il n’est pas permis d’ignorer. »
L’École obligatoire de notre temps relève à la fois du primaire
et du secondaire, et d’un secondaire plus ou moins long selon que
la fin de la scolarité obligatoire est fixée à dix-huit ans (hypothèse
haute) ou à seize ans (hypothèse basse, mais désormais minimale
et sur laquelle on doit fermement s’appuyer pour éviter un retour
en arrière, sous quelque forme que ce soit).

La sédimentation des disciplines scolaires


Si l’on fait un historique très ramassé (et quelque peu caricatu-
ral, mais suggestif) des disciplines ayant eu jusqu’alors droit de
cité dans la culture générale du secondaire, on peut mettre en évi-
dence deux moments cruciaux significatifs.
Le premier est l’établissement des lycées par Napoléon Ier en
1802 et le choix délibéré des humanités classiques (latin, grec,
français ; plus histoire et philosophie qui vont s’autonomiser assez
rapidement). Cela n’allait d’ailleurs pas de soi, puisque les Écoles
Centrales – qui se réclamaient des Lumières, voire de
l’Encyclopédie – mises en place sous le Directoire étaient égale-
ment orientées, elles, vers deux autres grands domaines d’études :
les sciences mathématiques et expérimentales, les sciences
morales et politiques.
Il faudra attendre tout un siècle – 1902 – pour que, après bien
des péripéties et grâce en particulier à la commission parlemen-
taire Ribot, une autre culture scolaire ait enfin droit de cité à côté
de la culture classique : la « culture moderne ». Tout un ensemble
disciplinaire est enfin pleinement reconnu et promu : les mathé-
matiques, les sciences, les langues vivantes. Et, de nouveau, un
siècle après, si l’on met de côté les filières spécialisées et si l’on
s’en tient à ce qui est général, nous en sommes toujours là, ou peu
s’en faut ! On conviendra que cela mérite réflexion…

110
La nécessaire mise à jour de la culture scolaire au collège

Les dates de création des agrégations scandent la longue


marche des disciplines vers la reconnaissance et donnent à voir la
hiérarchie – historique – des disciplines scolaires. En 1766, sont
créées les agrégations de lettres et de grammaire (gréco-latines) ;
en 1821, celle de « sciences » (toutes catégories confondues, avec
les mathématiques). Suivent celles de philosophie en 1825, puis
d’histoire en 1831. En 1849, création des agrégations de langues
vivantes, allemand et anglais. L’agrégation de sciences se
dédouble en agrégation de mathématiques et agrégation de
sciences en 1841 (qui se scinde elle-même en agrégation de
sciences physiques et agrégation de sciences naturelles en 1885).
Suivent celles d’espagnol et d’italien en 1900, d’arabe en 1907, de
russe en 1947. Il faut attendre 1960 pour que soit décidée une
agrégation de lettres modernes. En 1962, création d’une agréga-
tion de techniques économiques et de gestion (transformée en
1980 en économie et gestion). Suivent celles de mécanique en
1968, de génie civil, de génie électrique, de génie mécanique en
1975. L’agrégation d’éducation musicale apparaît en 1974, celle
d’arts plastiques en 1975. En 1977, est créée une agrégation de
sciences sociales. L’éducation physique et sportive ferme la
marche de la reconnaissance des excellences disciplinaires en
1982 (si on ne prend pas en compte la création de quelques autres
agrégations de langues vivantes, le portugais en 1973, l’hébreu
moderne en 1977, le polonais en 1978, le japonais en 1984).
Finalement, on a sommairement le feuilleté historique suivant :
d’abord les disciplines des « humanités classiques » (lettres classiques,
philosophie et histoire) ; puis celles des « humanités modernes »
(mathématiques, sciences, langues vivantes) ; suivent, avec beau-
coup de décalage, les matières « nobles » de la « technologie »
(techniques économiques et de gestion, puis mécanique, génie
civil et électrique) ; et enfin les disciplines de « pratiques » artis-
tiques ou physiques (musique, arts plastiques, éducation physique
et sportive). Les agrégations du domaine des sciences sociales ou
humaines restent évanescentes.

111
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

Tout semble se passer, ou à peu près, comme si l’ordre d’ap-


parition des agrégations signalait la hiérarchie symbolique des dis-
ciplines scolaires. Et l’on peut se demander si l’on n’a pas affaire
à un processus de sédimentation très particulier, car la strate la
plus ancienne – celle des humanités classiques – reste symboli-
quement « au-dessus du panier », comme en témoigne par
exemple l’origine disciplinaire dominante des participants aux
« Horizons-débats » du Monde lorsqu’il s’agit de l’École.
Dans la lutte d’influence historique que se sont livrées les diffé-
rentes grandes configurations disciplinaires (dans le cadre de l’ensei-
gnement secondaire général), les « humanités classiques » et les
« humanités modernes » se sont constamment partagées l’essentiel des
horaires d’enseignement tout au long du XXe siècle ; la prépondérance
écrasante des « humanités classiques » (lettres, philosophie, histoire-
géographie) étant peu à peu réduite au profit quasi exclusif des
« humanités modernes » (mathématiques, sciences, langues vivantes).
Si l’on prend un autre classement, celui de François Baluteau
dans son ouvrage sur Les Savoirs au collège 2, on arrive également à
des résultats suggestifs. L’auteur regroupe la plupart des disciplines
du premier cycle du secondaire en trois ensembles : les « langues »
(français, langues anciennes, langues vivantes), la « société » (histoire,
géographie, éducation civique) et les « sciences » (mathématiques,
sciences naturelles, physique, chimie). Les pourcentages relatifs
d’horaires attribués à ces regroupements de discipline sont à la
baisse progressivement accentuée pour les « langues » (ils passent
de 66 % en 1926 à 50 % en 1977, et même à 45 % en 1989), et les
« sciences » sont progressivement en hausse accélérée (elles passent
de 18 % en 1926 à 32 % en 1977, et même à 37 % en 1989). Les
disciplines de la « société » sont, elles, quasi stables (16 % en 1926,
18 % en 1977 comme en 1989), prises en sandwich entre les deux
grands autres ensembles, et minorées.
Les autres disciplines restent dans le même temps à la portion
congrue, sans changements vraiment notables : une heure hebdo-
madaire de façon constante pour le dessin (ou l’art plastique), de

112
La nécessaire mise à jour de la culture scolaire au collège

même que pour le chant choral (ou l’éducation musicale), avec une
petite exception pour l’« éducation manuelle et technique » qui suc-
cède aux « travaux manuels » (une heure), avant que l’on ne passe à
la « technologie » (une heure un quart en 1977, puis une heure trois
quarts en 1989) pour tous. Quant à l’éducation physique et sportive,
elle passe de deux heures à trois heures (effectives) en 1977.

Ouvrir aux sciences sociales et à la technologie


Comme le fait valoir avec beaucoup de force Samuel Joshua –
didacticien des sciences, et l’un des principaux initiateurs et anima-
teurs de l’association « Défendre et transformer l’École pour tous » :
« Le toilettage de l’existant sera sans doute insuffisant.
L’hypothèse que nous formulons est que l’équilibre de 1902 est
dépassé, et que notre système a besoin d’une mise à jour […].
Sans prétendre épuiser la question, nous défendons que l’ab-
sence la plus marquante est celle des questions touchant aux
relations sociales. […] Notre enseignement ne traite pas (ne per-
met pas d’aider à étudier), ou alors trop marginalement, des
questions liées à la relation humaine à la nature, aux domaines
de la santé, de l’économie, du droit, des sciences politiques, de
la psychologie, de la sociologie. Il faudrait, nous semble-t-il, envi-
sager une révolution comparable à celle qui, en 1902, fut effec-
tuée pour les sciences et les mathématiques, cette fois-ci au profit
du secteur des sciences humaines, prises dans un sens élargi. Les
“grandes questions de société” y trouveraient bien entendu leur
compte, mais aussi le vaste secteur, trop ambigu, désigné du
terme de “socialisation”, comme s’il n’y avait là que des pratiques
(du comportement), à transmettre et rien à étudier3. »
« Les arguments que l’on entend avancer contre une telle pers-
pective, ajoute-t-il, sont multiples. On affirme par exemple qu’il
s’agit de domaines de très haute technicité, de “niveau univer-
sitaire”. Mais cette affirmation n’est que l’enregistrement de
l’état actuel du découpage institutionnel des objets à étudier. La

113
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

“technicité” de ces domaines n’est assurément pas plus grande


que celles des mathématiques, que l’on prétend enseigner dès
la maternelle (sous une certaine forme s’entend), et avec suc-
cès. On affirme aussi – sur le versant opposé, si l’on peut dire
– que l’on touche à des savoirs à l’épistémologie floue, sur les-
quels l’unanimité est loin de régner parmi les spécialistes, par-
fois proches de l’idéologie pure. Mais notre système donne une
grande importance à la littérature (qui d’ailleurs assume juste-
ment, avec l’histoire et peut-être la géographie, une partie de
ces fonctions). Or, où trouver un consensus sur ce qu’il
convient d’appeler “littérature” ? On connaît bien au contraire
la somme de polémiques constantes qui règne dans ce secteur,
ce qui ne l’empêche nullement de jouer un rôle central dans la
formation des élèves […]. La capacité de l’École à traiter de ces
questions, effectivement conflictuelles et controversées, sur le
mode qui fait sa spécificité serait mise bien sûr à l’épreuve, si
elle s’y confrontait. Mais, d’un point de vue social général, l’ou-
tillage intellectuel et la “mise en ordre”, même très partielle,
qu’elle pourrait produire vaudrait toujours mieux que de lais-
ser ces besoins de connaissance sous la seule domination de la
doxa, des préjugés et idées fixes, de la “pensée unique” ou des
modes changeantes des médias. Il n’est pas jusqu’au secteur si
sensible de la “formation à la citoyenneté” qui ne devrait rele-
ver de cette approche4. »
Lorsqu’on sait le lien historique intrinsèque qui relie l’institu-
tion de l’École obligatoire à l’éducation civique (la « formation à la
citoyenneté »), on peut saisir pleinement l’opportunité, la légitimité
et sans doute l’urgence de cet aggiornamento.
Dans le souci d’une éducation à l’exercice d’une citoyenneté
moderne, on peut faire valoir l’importance de ne plus faire l’im-
passe sur le droit et l’économie (et les sciences sociales). Par
exemple, les dernières péripéties concernant la question des
retraites ou le problème de la Sécurité sociale montrent à l’évidence
que l’on ne peut plus se contenter essentiellement de l’histoire et

114
La nécessaire mise à jour de la culture scolaire au collège

de la géographie pour appréhender de façon quelque peu éclairée


et adaptée les problèmes de la démocratie moderne ou ceux – de
plus en plus nombreux – où le droit occupe une place centrale.
Le paradoxe est que l’enseignement de l’économie et du droit
a déjà existé – sous une forme embryonnaire mais bien réelle –
dans le cadre de l’École obligatoire, au début de la troisième
République, alors même qu’il s’imposait moins à cette époque que
de nos jours. Il figurait ès qualités dans les programmes de 1887
pour le « cours supérieur » (destinés aux élèves de onze à treize
ans de l’enseignement primaire) sous la rubrique « droit usuel et
notions d’économie politique » (« Notions très élémentaires de
droit pratique. La protection des mineurs. La propriété, les suc-
cessions, les contrats les plus usuels. Entretiens préparatoires à
l’intelligence des notions les plus élémentaires d’économie poli-
tique ; les matières premières ; le capital, le travail, l’association ;
la production et l’échange ; l’épargne, les sociétés de prévoyance,
de secours mutuels, de retraite »).
Aujourd’hui, il existe certes depuis quelques années un ensei-
gnement de « sciences économiques et sociales », et c’est un pas
indéniable dans la bonne direction puisque ces sciences font
désormais partie du monde scolaire. Mais cet enseignement
n’existe qu’au lycée, et comme noyau dur d’une filière. Or, il
devrait certainement être partie intégrante de l’École obligatoire,
sous une forme adaptée.
On pourrait également faire des réflexions du même ordre pour
l’enseignement de la technologie pour tous, qui existe certes depuis
une quarantaine d’années au collège. Cela constitue sans doute, là
encore, un pas – timide – dans la bonne direction. Mais c’est aussi
insuffisant si l’on veut réellement relever la dignité des savoirs et
compétences technologiques : la place relative insuffisante de cet
enseignement de la technologie ne plaide pas à l’évidence en sa
faveur. Il reste en définitive marginal (voire comme un banc d’essai
opératoire pour les élèves à la marge de l’École, voire en marge de
l’École – qui seront « orientés »), et il est perçu comme tel.

115
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

Les quatre « blocs » disciplinaires de l’École obligatoire


En définitive, on pourrait peut-être dégager, pour l’École obliga-
toire, quatre grands « blocs » disciplinaires qui devraient s’imposer.
Le bloc des « humanités classiques », le plus ancien, qu’il ne saurait
être question de dynamiter ; le bloc des « humanités modernes »,
ayant acquis vraiment droit de cité lors de la grande réforme de
1902 ; et deux blocs modernes, l’un de « technologie », l’autre de
« sciences sociales » (au sens large, comprenant notamment l’écono-
mie et le droit), sans oublier bien sûr les disciplines de « pratiques »
(musique, arts plastiques, éducation physique et sportive).
On pourrait sans doute y adjoindre (comme si cela ne suffisait
pas !) le souci d’une réelle « éducation à la santé » dont la « sco-
larisation » (sous une forme moderne) pose d’ailleurs quelques
problèmes de nature à remettre quelque peu en cause la « forme
scolaire » dominante actuellement.
Il ne saurait être question de revenir à l’éducation « hygiéniste »
en honneur dans l’École de la troisième République. Sous une
forme le plus souvent « catéchistique », elle édictait des préceptes
sanitaires et multipliait les slogans d’interdiction. Elle privilégiait
les messages antimicrobiens, les apprentissages hygiéniques et
surtout les campagnes antialcooliques.
L’éducation à la santé qui émerge à la fin du XXe siècle est d’une
autre nature, qui a fini par avoir un certain effet institutionnel au
sein même de l’École. À cet égard, on peut certainement considé-
rer comme une rupture clairement affichée la circulaire de juin
1991 qui a transformé l’ancien service de santé scolaire chargé de
la surveillance sanitaire en « service de promotion de la santé en
faveur des élèves5 ». Il s’agit de « promouvoir la santé physique et
mentale en faveur de tous les jeunes scolaires en vue de contri-
buer à leur équilibre, à leur épanouissement et à leur bonne inser-
tion dans l’école6 ». Il s’agit de promouvoir les « capacités des
élèves à mettre en valeur leur propre santé par des choix de com-
portements libres et responsables devant les problèmes de santé
publique et de société qui peuvent se poser7 ». La voie choisie est

116
La nécessaire mise à jour de la culture scolaire au collège

celle des confrontations, des rencontres, des discussions : « pro-


mouvoir, sous l’égide du chef d’établissement, une démarche par-
ticipative de tous les acteurs, dont les élèves eux-mêmes8 ». Et le
nouveau « service de promotion de santé en faveur des élèves » se
retrouve en « interface entre les jeunes, le monde de la santé, le
monde de l’enseignement, le tissu familial et social9 ». Mais,
comme le souligne Georges Vigarello :
« Un paradoxe demeure dans cet ensemble d’activités et de pro-
jets. Ce paradoxe crée une difficulté réitérative, insistante, un
obstacle revenant en permanence dans la parole des acteurs :
l’activité censée engager une révision des comportements quo-
tidiens pour transformer les sensibilités et rénover la commu-
nauté scolaire demeure en définitive marginale dans l’école,
optionnelle, cantonnée dans des initiatives hors programme
[…]. C’est que le paradoxe est au cœur du projet d’éducation
pour la santé, aussi novateur et remarquable soit-il : comment
faire exister un enseignement sur les comportements quoti-
diens, une animation sur les sensibilités, cette présence de réfé-
rences culturelles dont tout le sens est hors programme,
diffuses, volontaires, dans une école dont les seules activités
valorisées sont celle des disciplines et des programmes ?
Comment donner quelque poids à des transmissions de
connaissances fondées sur le dialogue et l’échange, valoriser
une pédagogie rompant avec les apprentissages traditionnels,
dans une école où les formes classiques de l’apprentissage
demeurent largement dominantes sinon prioritaires10 ? »
Et on ne sera pas autrement étonné qu’une revendication assez
fréquente circule parmi les personnels de santé : « L’objectif serait
que cette éducation soit reconnue à part entière, c’est-à-dire qu’il
y ait des plages horaire et un programme11. »

117
Déterminer et assurer
les fondamentaux
de l’École obligatoire

I l va de soi que si l’on prend l’option de l’élargissement et du


réaménagement des quatre grands « blocs » (en leur adjoignant
par ailleurs les disciplines de « pratiques » et l’éducation à la santé),
il est tout à fait incontournable de déterminer quels sont les « fon-
damentaux » à assurer, aussi bien d’ailleurs pour les deux
« anciens » que pour les deux « modernes ».
Mais c’est aussi absolument nécessaire, de toute façon, même
si on se limitait à la palette existante, afin de respecter (de nou-
veau et enfin) le principe cardinal de l’instruction obligatoire, de
l’École obligatoire : « bien apprendre ce qu’il n’est pas permis
d’ignorer ».
La durée de la scolarité obligatoire, selon que son terme est
fixé à dix-huit ans (hypothèse haute) ou à seize ans (hypothèse
basse, mais absolument minimale) a manifestement beaucoup
d’importance en l’occurrence, puisqu’elle peut rendre plus ou
moins « tendue » la résolution du principal problème : déterminer
et assurer les « fondamentaux ».
Il ne faudrait pourtant pas – surtout pas – que la question de
la durée de la scolarité obligatoire (et de la part de spécification
professionnelle ou préprofessionnelle qui peut être plus ou moins
importante dans les toutes dernières années d’une scolarité obli-
gatoire allongée) soit l’occasion (voire le prétexte…) de ne pas
traiter à fond et clairement du « noyau dur » à déterminer en toute
première priorité : quelle culture de base (incompressible et incon-
tournable) juge-t-on indispensable « à tous et à chacun » en ce
début du XXIe siècle ?

119
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

L’histoire de l’éducation (et a fortiori l’historien de l’éducation)


n’a pas autorité pour donner des solutions toutes faites ou précises
à ce problème qui relève du débat public, démocratique, politique
au sens fort du terme (dans lequel, en principe et par principe,
chacun a son mot à dire).
Il va de soi, de façon plus générale, que les experts ou les pro-
fessionnels de l’enseignement scolaire peuvent légitimement inter-
venir – en tant que tels – dans ce débat en amont (pour contribuer
à l’éclairer) et en aval, lorsque les principales orientations et déci-
sions sont prises (afin de les concrétiser et de les « mettre en
musique ») ; mais ils n’ont pas à court-circuiter le moment essen-
tiel des principales prises de décision et encore moins à se sub-
stituer au débat public, démocratique, avec ses aléas et ses
surprises (« bonnes » ou « mauvaises »). Du moins si l’on est dans
un pays démocratique.

Des enseignants pris dans une « double contrainte »


On se contentera donc de terminer par quelques considéra-
tions sur la légitimité, les difficultés et les impasses possibles, la
nécessité et l’urgence de ce débat fondamental sur les « fonde-
ments » (et les « fondamentaux ») de l’École obligatoire.
En premier lieu, pour tenter d’éviter les faux débats dont on est
trop souvent friand (sans doute parce qu’ils permettent d’éviter les
vrais, qui ont plus d’enjeux et qui sont plus difficiles à
résoudre…), il ne s’agit pas d’être « léger », d’« alléger » les pro-
grammes, d’envisager une École obligatoire light (selon le voca-
bulaire anglo-saxon à la mode).
À cet égard, l’historien de l’éducation peut noter avec quelque
amusement que l’adjectif light est apparu pour la première fois (et
en mauvaise part) à propos du baccalauréat professionnel institué
par Jean-Pierre Chevènement (qui n’est pourtant pas particulière-
ment perçu comme un adepte du « laxisme »…).
L’historien de l’éducation peut surtout noter le caractère
quelque peu récurrent du thème et du problème de fond. Et l’on

120
Déterminer et assurer les fondamentaux de l’École obligatoire

sera peut-être surpris de quelques rappels d’instructions ministé-


rielles très anciennes. Ainsi de celle-ci, datant précisément de la
grande réforme de 1902, et concernant le premier cycle du secon-
daire (un secondaire d’élite, fréquenté alors au plus par quelque
5 % d’une classe d’âge) :
« Le professeur peut, s’il le juge utile, négliger certains points
et insister plus longuement sur les parties plus accessibles ou
plus nécessaires aux élèves particuliers qui lui sont confiés ; le
programme sera considéré comme un programme maximum :
mieux vaut que tous les enfants acquièrent des connaissances
précises de peu d’étendue que d’avoir des idées vagues sur des
sujets variés. »
Ou celle-ci, du ministre de l’Instruction publique du Front
populaire Jean Zay, en 1938, autre moment topique :
« Mesurer le travail, c’est le proportionner aux forces physiques et
aux capacités intellectuelles de l’enfant ainsi qu’au temps dont il
dispose pour l’accomplir […]. Le professeur doit évidemment tenir
compte des exigences des enseignements autres que le sien. Pour
s’accommoder à elles, le professeur de français devra considérer
qu’il n’est pas dans l’obligation de faire parcourir à ses élèves
toutes les rubriques du programme […]. Quant aux professeurs de
sciences, ils considéreront aussi que leurs programmes sont des
schémas qui leur laissent une très large liberté. »
On aura remarqué que ce qui est défini et précisé, dans la
bonne tradition élitiste française, c’est le « plafond » (c’est-à-dire le
programme « maximum ») mais non pas le « plancher » (même si
une invitation explicite est faite de bien considérer ce « maximum »
comme un « maximum », et non comme absolument nécessaire).
Il n’en demeure pas moins que l’horizon privilégié reste cepen-
dant fixé sur ce « maximum » (seul défini), l’écart possible avec lui
pouvant être vécu sur le mode de l’échec plus ou moins patent,
voire de la culpabilité.

121
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

Signe d’une certaine conversion – mais lente et inachevée –, les


programmes pour le collège de 1985, signés par Jean-Pierre
Chevènement, insistent sur l’idée que la réussite doit concerner
tous les élèves et non pas une élite :
« Les connaissances fondamentales que l’élève acquiert au col-
lège sont dispensées selon un programme national qui, étant
obligatoire, doit être suivi et traité dans son ensemble. Cela
suppose que chaque question retenue puisse raisonnablement
être étudiée dans l’horaire imparti. Il ne s’agit pas tant d’aug-
menter le volume global des connaissances à transmettre, que
de mieux identifier l’essentiel, c’est-à-dire ce qu’il est indispen-
sable d’acquérir dans chaque discipline afin de permettre à
tous les collégiens de mieux le maîtriser. »
Mais, faute que soit clairement identifié et défini cet « essentiel »,
on reste au milieu du gué ; et les enseignants se retrouvent dans
la situation du double bind (de la « double contrainte ») génératrice,
on le sait, de « névroses ». L’enseignant ne sait plus « où donner de
la tête ». Comme le souligne François Baluteau :
« Le sens de ce paragraphe est flou. Où est l’essentiel à trans-
mettre dont parlent ces instructions ? Est-ce l’ensemble des pro-
grammes ou une partie ? Mais si le programme est obligatoire,
que veut dire et à qui s’adresse ce qui est “indispensable” ?
Tout se passe comme si le discours officiel reprenait le trouble
que connaissent les enseignants placés dans une situation qui
ressemble souvent à une double contrainte, celle des élèves
dans ce qui leur est accessible selon le temps scolaire et celle
des programmes obligatoires1. »

Quelle culture a minima pour tous ?


Ces toutes dernières années, il a été tenté, avec plus ou moins
de succès, d’aller un peu plus loin (en ce qui concerne l’élémen-
taire uniquement d’ailleurs) dans la définition de ce qui devait être
considéré comme essentiel dans les programmes institués en 1995.

122
Déterminer et assurer les fondamentaux de l’École obligatoire

Comme le rapporte Didier Dacunha-Castelle (le premier prési-


dent du Conseil national des programmes et l’un des principaux
conseillers de Claude Allègre, ministre de l’Éducation nationale de
1997 à 2000), les programmes de 1995 sont sortis avec un avis
favorable du CNP assorti d’une demande de documents d’appli-
cation. Mais « ces documents n’ont jamais été publiés pour de
sombres questions de préséance et de désaccords à l’intérieur de
l’administration2 ».
En 1998, Didier Dacunha-Castelle a donc demandé au CNP de
préparer un document de recentrage et d’application de ces pro-
grammes de 1995, lequel a été effectivement – mais rapidement et
sommairement – discuté dans les écoles. Et cela a abouti aux nou-
veaux programmes de l’école élémentaire mis en place à partir de
la rentrée 2002, et à certains documents d’accompagnement défi-
nissant (mais seulement dans certains cas précis) ce qui doit être
visé a minima.
On ne peut, à l’évidence, considérer que le travail à faire sur les
« fondamentaux » de l’École obligatoire serait déjà accompli, ne
serait-ce que pour deux raisons toujours fondamentales : d’une part,
parce que le travail ne s’est pas fait en considérant l’ensemble de l’É-
cole obligatoire (c’est-à-dire au moins le primaire et le collège,
ensemble) ; d’autre part, parce que les définitions a minima sont
restées trop souvent pendantes, ce qui n’est pas surprenant lorsque
l’on reste entre spécialistes (et spécialités), sans cahier des charges
dûment établi par un large débat approfondi public et politique.
L’existence de ces efforts et de ces tentatives montre que ces
questions sont désormais effectivement à l’ordre du jour. Mais
elles ne pourront pas être réglées « entre soi » (voire en catimini).
Et l’on peut espérer que l’on ne prétendra pas qu’elles sont d’ores
et déjà réglées pour éviter la difficulté, le centre même du débat
(et peut-être des « tempêtes ») : quelle culture a minima voulons-
nous pour tous et pour chacun ?
D’autant que le rapport du Conseil national des programmes
rédigé par son président, Luc Ferry, a pointé, dès 1994, le problème

123
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

ainsi que la voie à suivre – incontournable – pour avoir une


chance de le résoudre (à savoir la voie du débat public, non
confiné aux spécialistes et aux spécialités disciplinaires) :
« La complexité et la spécialisation des savoirs rendent les slo-
gans simples (“lire, écrire, compter”) insuffisants, en même
temps que les visées encyclopédiques s’avèrent obsolètes.
Faute d’avoir la clarté des premiers ou l’ambition des secondes,
nos programmes n’en devraient pas moins afficher une volonté
politique, au vrai sens du terme, c’est-à-dire traduire les choix
fondamentaux que notre société considère comme nécessaires
à la formation de ses enfants. C’est là une exigence minimale,
non seulement sur le plan pédagogique, mais politique. Car
c’est seulement au prix d’une telle explicitation que ces choix
pourraient faire l’objet d’un débat public, au Parlement notam-
ment. Car, dans l’état actuel du processus d’élaboration des
programmes, la logique disciplinaire tend à prévaloir de façon
excessive. Elle impose ses propres “choix” sans que personne
n’ait vraiment voulu le résultat global. »
Et le même rapport, sous la plume de Luc Ferry, désignait l’ho-
rizon sur lequel se régler (sans pour autant perdre de vue le pro-
blème des élèves en « échec scolaire » d’une part, et celui de la
nécessaire formation ultérieure de l’élite d’autre part ; ces deux pro-
blèmes se situant dès lors dans un contexte sensiblement différent) :
« Après le temps de l’élitisme, après celui de la massification,
voici venu celui d’une démocratisation qui doit allier la qualité
et la quantité. Sans pénaliser en rien les meilleurs élèves, pour
lesquels peuvent être prévues des possibilités d’approfondisse-
ment, il s’agirait de relever le défi posé par les élèves “moyens-
faibles” qui, sans être en situation d’échec scolaire, parviennent
trop souvent en fin de collège munis d’un bagage dont c’est un
euphémisme de dire qu’il est insuffisant. L’École aurait pu faire
mieux et plus pour eux, étant donné le temps qu’elle leur a, au
final, consacré. Or, c’est bien au stade du collège que s’impose

124
Déterminer et assurer les fondamentaux de l’École obligatoire

l’idée d’un socle fondamental dont on devrait s’assurer qu’il est


transmis à tous. »
Il reste aussi à se régler non seulement sur l’horizon « foncier »
des élèves « moyens-faibles » pour déterminer l’horizon « plan-
cher », mais aussi à repérer la zone moyenne du type d’exigences
scolaires à atteindre pour le moins a minima.

Logique de la restitution ou logique de la compréhension ?


Or, à cet égard, il existe une question vive, très bien identifiée
par Samuel Joshua : le seuil (voire la différence de nature) entre
une « logique de la restitution » qui dominait dans l’École obliga-
toire d’antan, et une « logique de la compréhension » qui semble
prévaloir actuellement, voire devoir s’imposer.
La question est à l’évidence d’importance, et l’on ne peut donc
faire l’économie de la développer en quelques citations consis-
tantes, même et surtout au moment de conclure.
« Les exigences scolaires – écrit Samuel Joshua – ont été mar-
quées, dans une très large mesure, jusqu’à ces dernières décen-
nies, par une logique de la restitution. Ce dont rendent compte
les images si fortement ancrées dans les réminiscences collec-
tives, du rôle “transmissif” des maîtres, de la prédominance de
la “mémoire” et du “par cœur”, s’opposant à l’“activité” et à
l’“autonomie des élèves” […]. Il est vrai que l’accent était porté
sur l’adéquation des productions des élèves à des “modèles” le
plus clairement délimités possible. Cependant, on ne se
contentait pas d’exiger une certaine production conforme des
élèves : la restitution n’est pas si facile à produire […]. Le “cal-
cul mental” (par exemple) n’était pas seulement un objectif
(savoir résoudre correctement des opérations sans recours à
l’écrit) ; il était accompagné d’une masse de petites techniques,
dont le fondement mathématique est loin d’être négligeable. La
centration sur l’instrumentation s’étendait à la mise en œuvre de
techniques parfois très pointues pour résoudre des exercices de

125
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

mathématiques très spécialisés. Mais le fondement mathéma-


tique desdites techniques n’était pas un enjeu explicite, et il
était d’ailleurs rarement présenté aux élèves. »
En définitive, la « logique de la restitution » est certes confinée
dans certaines limites, mais elle n’est pas « rien » ou « peu de chose ».
Et il ne saurait donc être question de la sous-estimer, en dépit de
malentendus persistants. Il n’en reste pas moins que tend à s’impo-
ser désormais comme modèle dominant à atteindre coûte que
coûte, « une logique de la compréhension ». Selon Samuel Joshua :
« À la logique de la restitution se substitue en effet peu à peu
une logique de la compréhension. On souhaite que le travail
du savoir par les élèves se traduise dans des signes tangibles
de “compréhension”, dépassant la correspondance formelle de
la restitution. Le “copier-déchiffrer” sera considéré comme
dépassé, ou insuffisant. Il va falloir désormais “rédiger-com-
prendre” […]. La première conséquence de cette inflexion est
un profond changement de nature des exigences formulées à
l’égard des élèves. Il ne suffit plus de savoir reproduire une
technique, de résoudre un exercice : il faut “comprendre leur
sens”, faire preuve d’imagination, innover. Et c’est beaucoup
plus délicat. […] On ne conçoit pas ce qui se joue là si on ne
saisit pas tout ce que le terme de “compréhension” a d’ambigu.
L’ambiguïté était certes présente dans la logique de restitution :
est-on toujours absolument sûr de ce qui doit être restitué ?
Mais elle est d’une autre dimension dans la logique de com-
préhension. Où s’arrête, par exemple, la “compréhension” d’un
exercice élémentaire d’arithmétique comportant une addition ?
Aux règles de calcul ? Aux types de problèmes qui en sont
redevables ? C’est le souhait général, mais jusqu’où va la “com-
préhension”, même celle de l’enseignant lui-même : comment
distinguer, par exemple, l’addition de deux pommes (qui donne
alors deux pommes) de celles de deux liquides miscibles –
qui n’en font alors qu’un – ou l’addition de deux vitesses (qui

126
Déterminer et assurer les fondamentaux de l’École obligatoire

donne un vecteur vitesse résultant) de l’“addition” d’une vitesse


et d’une accélération, opération indue en physique, mais très
couramment pratiquée par les élèves ? […] Si l’on sort de la
stricte restitution apparaît une zone plus ou moins large où
l’ambiguïté de ce qui est demandé, inévitable en elle-même,
devient un enjeu en tant que tel et se gère à l’aide de méca-
nismes subtils. Cette ambiguïté est réduite par la “négociation”
entre le maître et ses élèves, mais bien plus encore par des
données institutionnelles (à savoir ce que l’institution – classe,
établissement, système dans son ensemble – attend vraiment
en définitive comme “compréhension” 5. »
Si l’on entre résolument dans « la logique de compréhension »,
y compris pour définir la culture commune de base exigible à
assurer, peut-on et doit-on définir de façon quelque peu précise
le « plancher » des compréhensions exigées et exigibles ?
On le voit, certains choix fondamentaux sont à faire résolu-
ment, et certaines pistes sont à dégager, si l’on veut opérer la révo-
lution copernicienne requise pour remettre l’École, et d’abord
l’École obligatoire, sur ses bases (c’est-à-dire renoncer à privilégier
le « plafond » pour enfin établir et définir en priorité le « plancher »,
la culture commune de base de notre temps à assurer à tous et à
chacun a minima).

127
Conclusion

L’École, « matière d’industrie » ou « matière d’État » ?


L’École républicaine instituée par Jules Ferry est restée dans les
mémoires, à juste titre, avant tout et « fondamentalement », comme
celle de l’École obligatoire, de l’instruction obligatoire régie par son
principe cardinal déjà plusieurs fois rappelé ici : « bien apprendre
ce qu’il n’est pas permis d’ignorer ». La scolarité obligatoire s’est
allongée, et « ce qu’il n’est pas possible d’ignorer » a grandi. Il est
temps – il est plus que temps -, pour être à la hauteur des défis du
XXIe siècle, que ces deux dimensions se rejoignent enfin de façon
délibérée, informée et précise. La question de l’École obligatoire
doit être au cœur du débat sur l’École car elle est l’épine dorsale
de l’École républicaine, de l’Éducation nationale, du service public
d’enseignement.
On est au milieu du gué : ou bien on va plus loin dans la défi-
nition et l’institution d’un espace commun effectivement assuré à
tous, à chacun et à chacune ; ou bien on rebrousse chemin. Ou bien
on va vers une Éducation nationale plus « nationale » et plus « popu-
laire », ou bien on va davantage vers le « chacun pour soi » et le « cha-
cun chez soi ». Et on ne devrait pas alors s’étonner que la logique de
la « marchandisation » et du « consumérisme scolaire » (des consom-
mateurs d’école) l’emporte sans détours et sans recours.
Cela surprendra peut-être, mais cette problématique (dans ses
principes fondamentaux) a déjà été à l’ordre du jour lorsque l’É-
cole primaire est devenue paradoxalement une « affaire d’État »
sous Guizot et la Monarchie de Juillet, alors même que les « libé-
raux » venaient d’arriver solidement au pouvoir1. C’est justement à
ce moment précis, début 1832, qu’est apparue pour la première
fois la notion explicite de « service public d’enseignement » dans
un long article – non signé – du Journal de l’instruction élémen-
taire (l’organe officieux du ministère de l’Instruction publique,
alors dirigé par Guizot).

129
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

L’auteur considère que la société et l’École peuvent être organi-


sées selon « un principe commercial » (cf. « le consumérisme scolaire »
ou « la marchandisation ») ou bien selon un « principe patriotique »
(cf. « l’Éducation nationale »). Le « principe commercial », précise-t-il,
« tend à tout individualiser dans l’État, à arracher chaque jour au pou-
voir central, qui est regardé comme en dehors du peuple, quelque
partie de son action, pour la mettre entre les mains des citoyens ». Le
« principe patriotique », en revanche, « tend à construire le pouvoir
central même sur une base vraiment populaire ».
L’auteur rejette le « libéralisme scolaire » et demande la « mise
en place d’un service public d’enseignement » : « L’instruction est
une œuvre nationale, elle sera regardée comme un service public
[…] ; la conséquence d’une constitution populaire est que l’ins-
truction primaire doit être considérée comme une affaire de l’État » 2.
Jules Ferry ne dit pas fondamentalement autre chose, en particu-
lier lorsqu’il compare la France aux pays anglo-saxons, une com-
paraison qui peut sonner comme une mise en garde :
« Vous pouvez citer l’Angleterre et les États-Unis pour d’autres
choses, pour de grandes choses qu’ils font, qu’ils possèdent et que
nous n’avons pas ; mais nous avons sur l’Angleterre et sur les
États-Unis cette supériorité de considérer que l’enseignement –
l’enseignement de l’enfance surtout, à quelque degré qu’il soit et
de quelque nature qu’il soit, privé ou public – n’est point matière
d’industrie, mais matière d’État et que les intérêts intellectuels de
l’enfance sont sous le contrôle et sous la surveillance de l’État3. »
Mais aller dans le sens d’une forte redéfinition de l’École obli-
gatoire, conforme au sens profond de l’École française dans la tra-
dition d’un fort service public, ne serait-ce pas s’isoler dans le cadre
européen ? Rien n’est moins sûr, bien au contraire. En effet, on
peut distinguer sommairement dans l’Europe communautaire trois
ensembles de pays aux structurations dominantes contrastées.
Dans le premier ensemble, à structure unique, les élèves suivent
un enseignement commun sur toute la durée de la scolarité obliga-

130
Conclusion

toire, sans transition marquée entre le primaire et le secondaire. Il


s’agit surtout des pays nordiques (Suède, Danemark, Finlande,
Norvège) mais aussi du Portugal ou de nombre de pays candidats
à l’Union européenne.
Dans le second ensemble, au contraire, les élèves sont orien-
tés dès la fin du primaire vers des types d’enseignements fortement
différenciés. Les filières se distinguent par le niveau exigé des élèves
(Allemagne, Autriche) et/ou par la séparation nette entre formations
générales et professionnelles (Belgique, Luxembourg, Pays-Bas,
Allemagne).
Dans le troisième ensemble, au modèle structurel plus indécis et
en quelque sorte intermédiaire (dont fait partie pour le moment la
France), il est proposé en principe une formation générale à tous les
élèves jusqu’à la fin de l’obligation scolaire (un tronc commun), mais
la transition entre le primaire et le collège est très nettement marquée
(changement d’établissement, forte spécialisation des enseignants du
collège). Cet ensemble rassemble des pays latins ou méditerranéens
comme l’Espagne, l’Italie ou la France, mais aussi l’Angleterre.
Dans le noyau dur du premier ensemble (les pays du Nord de
l’Europe : Danemark, Suède, Finlande, Norvège), c’est toute une
culture de l’intégration des différences individuelles qui est privi-
légiée par la promotion automatique (pas de redoublements) et
l’absence de filières et de classes de niveau.
Au contraire, le noyau dur du second ensemble, les pays du
centre de l’Europe communautaire (l’Allemagne, la Belgique, les
Pays-Bas, l’Autriche) recherchent l’homogénéité maximale des
groupes classes en usant ouvertement et largement du redouble-
ment et des filières.
Dans le troisième ensemble des pays de l’Ouest et du Sud de
l’Europe (Italie, Espagne, Grèce, Portugal, Grande-Bretagne, France),
le collège est certes organisé en principe selon le modèle du tronc
commun, mais l’hétérogénéité des classes y est plus faible que
dans les pays du Nord, en usant des moyens que l’on connaît bien
en France.

131
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

Qu’en est-il des résultats comparés des uns et des autres à des
tests internationaux ? Certes, on ne peut tenir ces tests pour de
véritables indicateurs (puisqu’ils ne saisissent que certains aspects
des réalités scolaires, dans des conditions particulières, et qu’il
n’est pas établi qu’il y a relation de cause à effet évidente), mais
ils peuvent au moins être pris pour des indices non négligeables
et être sources de réflexions (d’autant qu’ils bouleversent quelque
peu des idées le plus souvent reçues).
Si on compare les scores obtenus aux tests de lecture d’IEA
publiés en 1991 (IEA est l’organisation internationale pour l’évalua-
tion du rendement scolaire), le noyau dur des pays du Nord (à
structure unique pour l’École obligatoire, sans filières et sans classes
de niveau) se distingue à son avantage des deux autres ensembles.
La moyenne générale est élevée (supérieure à la moyenne des pays
de l’OCDE), on observe peu d’écarts entre les écoles, le score des
élèves les plus faibles s’approche de la moyenne et les élèves les
meilleurs obtiennent des résultats très élevés.
En revanche, dans l’ensemble des pays du centre de l’Europe
(à structuration très différenciée), la moyenne générale est plus
faible (inférieure à celle de l’OCDE), les écarts entre écoles peu-
vent être très importants, les scores des élèves faibles sont assez
éloignés de la moyenne alors même que ceux des plus forts ne
sont pas particulièrement élevés (contrairement à ce qui était
attendu, puisque l’existence de filières très affirmées a d’abord
pour fonction de faire émerger davantage des élites).
Comme le remarque Marcel Crahay, professeur à l’Université
de Liège :
« des constats similaires, bien que moins nets, peuvent être faits
à partir de l’enquête PISA (2000) en faveur des pays du Nord (à
l’exception du Danemark) comparés avec ceux du centre de
l’Europe. Pour ce qui concerne les pays “intermédiaires”, on
observe, avec les données PISA, deux cas de figures opposés : en
Italie, au Portugal et en Grèce, les résultats sont proches de ceux
des pays à types d’enseignement différenciés : le pourcentage de

132
Conclusion

mauvais lecteurs est supérieur à la moyenne de l’OCDE ; celui


des bons lecteurs est inférieur à la même moyenne. En France,
au Royaume-Uni et en Irlande, à l’inverse, le pourcentage des
mauvais lecteurs est inférieur à la moyenne de l’OCDE tandis
que celui des bons est supérieur. Ces scores n’atteignent pas tou-
tefois ceux du Nord. Quelles conclusions – prudentes – peut-on
tirer de ces données ? La culture d’intégration des pays du Nord
(à forte structuration de l’École obligatoire, sans filière et sans
classe de niveau) est favorable aux élèves faibles ; et elle ne s’ac-
compagne pas d’un effet “Robin des bois” : elle n’est pas préju-
diciable aux élèves forts. Il faut toutefois reconnaître que l’on
peut observer des tendances analogues (bien que moins nettes)
dans des pays comme la France ou l’Angleterre, qui n’ont pour-
tant pas véritablement choisi cette culture de l’intégration 4. »

En France, l’appréciation que l’on porte sur le « collège


unique » (tel qu’il existe – si l’on peut dire – actuellement) est à
l’évidence problématique et l’on se trouve à la croisée des che-
mins. La tentation peut être grande de prendre le chemin d’une
certaine diversification délibérée au collège et de rejoindre de
facto l’ensemble des pays du centre de l’Europe aux types d’en-
seignement nettement différenciés (alors même que leurs résultats
paraissent pourtant fortement sujets à caution). Ou bien on choi-
sit clairement la voie de l’ensemble des pays du Nord de l’Europe
(une École obligatoire clairement affirmée, à structure unique),
qui ont des résultats nettement meilleurs.
Cela suppose alors que l’on construise enfin ce qu’on a appelé
le « collège unique » sur sa base, et donc que l’on définisse enfin
courageusement et intelligemment ce qui doit et peut être assuré
en toute priorité à chacun et à chacune à la fin de la scolarité obli-
gatoire. Valéry Giscard d’Estaing, après son diagnostic 5, a même
proposé une orientation pour l’organisation de ce débat capital
qui devrait retenir l’attention en ces temps de passions (parfois
redoutables) mais aussi de crise (à dénouer au plus vite).

133
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

« L’existence du collège unique se justifie par le fait de penser


que, dans le monde contemporain, il existe une part de savoir
dont la population a désormais besoin et que tout le monde
doit posséder à 15-16 ans […]. Les responsables politiques ont
pris en charge le problème quantitatif de l’éducation, et se sont
peu intéressés au débat sur l’éducation proprement dite, c’est-
à-dire les structures, la pédagogie, les contenus, les savoirs […].
D’une façon générale, le milieu politique n’est pas très outillé
pour aborder le débat éducatif, qui est nécessairement un
débat compliqué […]. L’éducation devrait être dans le débat
politique. Cependant, le débat central sur le contenu des pro-
grammes et leur relation avec l’orientation s’avère très difficile,
trop compliqué pour les débats électoraux classiques.
L’affrontement électoral est toujours simplifié. J’aimerais que
des femmes et des hommes politiques de talent s’investissent
dans ce débat. Les futurs gouvernements devraient chercher un
ministre de l’Éducation qui ouvre ce chantier, avec l’idée qu’on
n’en tirera pas de gain politique immédiat. Ces sujets ne sont
pas des sujets de guerre civile ! Au sein des différentes familles
politiques, sociales, intellectuelles, culturelles, se connaissent
des partisans de telle ou telle solution. Il serait intéressant de
les faire travailler ensemble6. »
Et si on suivait ces conseils, cet ordre du jour prioritaire et cette
procédure ?

134
Notes

Une question fondatrice :


quel contenu pour l’enseignement élémentaire ?
1. Régis Debray, Les Préaux de la république, Minerve, 1991,
pp. 18-19.
2. Lakanal, discours à la Convention du 28 octobre 1794.
3. Condorcet, « Rapport et projet de décret sur l’organisation géné-
rale de l’instruction publique », in Écrits sur l’instruction publique,
Edilig, 1989, second volume, pp. 103-104.
4. Extraits des Instructions officielles de mars 1882, signées Jules Ferry.
5. Plomion, Arithmétique, Hatier, 1925.
6. L’Arithmétique des manuels de l’enseignement élémentaire français
au début du XXe siècle, thèse soutenue à Paris VII en 1984, p. 151.
7. Ibid, p. 274.
8. Voir à ce sujet : Christian Nique et Claude Lelièvre, La République
n’éduquera plus : la fin du mythe Ferry, Plon, 1993, pp. 140-167.
9. Edmond Perrier, article « Histoire naturelle » du Dictionnaire de
pédagogie dirigé par Ferdinand Buisson, Première partie, t. I, p. 1274.
10. André Chervel, Histoire de la grammaire scolaire, Payot, 1977.

Retour à l’école de Jules Ferry


1. Discours de Jules Ferry au congrès des instituteurs et institutrices
de France du 19 avril 1881, Paul Robiquet, Discours et opinions de
Jules Ferry, Armand Colin, 1896, t. IV, pp. 249-251.
2. Ibid.
3. Discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des directeurs
et directrices d’écoles normales et inspecteurs primaires du 2 avril
1880, Paul Robiquet, op. cit., t. III, p. 521.
4. Discours de Jules Ferry au Sénat, le 31 mars 1881, à propos de la
« loi sur les titres de capacité », Paul Robiquet, op. cit., t. III, p. 554.
5. Op. cit., t. IV, p. 251.
6. Pierre Kahn, La Leçon de choses : naissance de l’enseignement
des sciences à l’école primaire, Le Septentrion, 2002, pp. 227-228.

135
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

7. Manuel général de l’instruction publique, n° 37, 16 septembre


1882, p. 553.
8. Discours à la distribution solennelle des prix du concours géné-
ral, cité dans le Manuel général de l’instruction publique, n° 33,
14 août 1880, p. 527.
9. Gilles Laprévote, Les Écoles normales primaires en France, Presses
universitaires de Lyon, 1984.
10. Article paru dans le numéro spécial de 1967 de la Revue fran-
çaise de sociologie.
11. Cité par Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France,
1800-1967, Armand Colin, 1968, p. 346.
12. L’Œuvre scolaire de la troisième République ; l’enseignement
primaire en France de 1876 à 1914, CRDP, Toulouse, p. 197.

La figure morale de l’enseignant


1. Lettre-circulaire de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre
1883, Paul Robiquet, op. cit., t. IV, p. 259.
2. Ibid., p. 260.
3. Ibid., p. 260.
4. Ibid., p. 260
5. Ibid., p. 261.
6. Ibid., p. 263.
7. Ibid., p. 264.
8. Discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des instituteurs
et institutrices de France du 19 avril 1881, Paul Robiquet, op. cit.,
t. IV, pp. 256-257.
9. Ibid., p. 257.
10. Discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des directeurs
et directrices d’écoles normales et inspecteurs primaires, du 2 avril
1880, Paul Robiquet, op. cit., t. III, pp. 520-521.
11. Robiquet, op. cit., t. IV, p. 295.
12. Discours de Jules Ferry au congrès pédagogique du 2 avril 1880,
Paul Robiquet, op. cit., t. III, p. 520.

136
Notes

13. Discours de Jules Ferry aux professeurs des classes élémentaires


des lycées et collèges du 4 août 1880, Paul Robiquet, op. cit., t. IV,
p. 296.
14. Discours reproduit dans le journal Le Temps, 2 avril 1883.

Un paradoxe de l’École républicaine


1. Guy Vincent, L’École primaire française. Étude sociologique, Presses
universitaires de Lyon, 1980, pp. 29-30.
2. Cf. Maurice Gontard, L’Enseignement primaire en France de la
Révolution à la loi Guizot, Les Belles-Lettres, 1959, p. 279.
3. Bulletin de la Société pour l’Instruction élémentaire d’octobre-
novembre 1816, p. 392. Pour en savoir plus sur ces deux modes
et leurs affrontements, consulter l’ouvrage de référence pour cette
période : Christian Nique, Comment l’École devint une affaire d’État,
Nathan, 1990.
4. M. A. Jullien, Essai général sur l’éducation, l’Auteur, 1835, p. 292.
5. Cité par R. Tronchot, L’Enseignement mutuel en France de 1815
à 1833, Thèse de Lettres, t. I, p. 270.
6. Rapport par G. Rigault de la réunion plénière de l’archevêché en
1815, Histoire générale de l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes,
Plon, 1942, t. IV, p. 343.
7. Barthélemy Profit, La Coopération à l’école primaire.
Contribution à l’idée de l’école d’après-guerre, Delagrave, 1922.
8. Célestin Freinet, Pour l’école du peuple, Maspéro, 1974.
9. Revue des Amis de Freinet, n° 52, décembre 1989, p. 12.
10. Ibid., p. 16.

« Élitisme républicain » ou « démocratisation » :


deux conceptions de l’« École unique »
1. Article de Ferdinand Buisson, intitulé « La réforme de l’enseigne-
ment », paru dans le Manuel général de l’enseignement primaire
du 24 septembre 1921.

137
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

La rivalité de deux corporations


d’enseignants autour de l’« École unique »
1. Discours de Napoléon du 21 mars 1810, cité par Arthur Choquet,
in Revue internationale de l’enseignement, 1911, t. LXII, p. 230.
2. Antoine Prost, Éducation, société et politiques, Seuil, 1992,
pp. 79-80.
3. Jean-Albert Bédé, « Le problème de l’École unique en France »,
in Études françaises, 24 e cahier, 1er avril 1931.
4. Les Compagnons de l’Université nouvelle, Les Principes,
Fischbacher, 1918, t. I, p. 24.
5. Jean Delvolvé, Revue de métaphysique et morale, n° 3, février 1928,
pp. 418-419.
6. Rapport rédigé par E. Hombourger, in L’Université syndicaliste
(l’organe du SNES), n° 116, 30 avril 1954, pp. 8-15. Le terme figu-
rant en italique l’est dans le texte original.
7. F. Campan, « La réforme de l’enseignement et les cours com-
plémentaires », in L’Université syndicaliste, n° 61, 15 mai 1950.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. L’École libératrice (l’organe du SNI) du 20 mars 1950.
11. Guy Brucy, texte de son habilitation à diriger des recherches,
soutenue en 2002 à l’Université de Picardie Jules Verne, t. I, p. 279.
Les citations précédentes lui sont empruntées.
12. A. Kreisler, « En peu de mots », in L’Université syndicaliste, n° 105,
1er octobre 1953, pp. 4-5. Les passages en italique le sont dans le texte.
13. Viviane Isambert-Jamati, paru dans la Revue française de péda-
gogie, n° 73, octobre-décembre 1985.
14. Viviane Isambert-Jamati, ibid., p. 62.

L’école obligatoire jusqu’à 14 ans (1936) puis 16 ans (1967)


1. André Robert, Système éducatif et réformes, Nathan, 1993, p. 44.
2. Antoine Prost, L’Enseignement et l’éducation en France, t. IV,
« L’École et la famille dans une société en mutation », Nouvelle
Librairie de France, 1981, p. 255.

138
Notes

Le collège gaullien (1963) : le recrutement élargi des élites


1. Jean Capelle, L’École de demain reste à faire, PUF, 1966, p. 25.
2. Sources : Populations, n° 2, 1965, p. 226.
3. Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Plon, p. 265.
4. Cf. la « Note sur l’évolution de l’effort financier public en faveur
de l’Éducation sous la présidence du Général de Gaulle » écrite par
Jean-Claude Eicher pour le colloque de 1990 de l’Institut Charles
de Gaulle, De Gaulle en son siècle, moderniser la France, actes
édités par Plon et la Documentation française, pp. 598-609.
5. Discours du ministre de l’Éducation nationale Christian Fouchet à
l’Assemblée nationale lors de la présentation de la réforme en juin 1963.
6. Jean Capelle, Préface au livre de Jean Ferrez, Le Collège : guide
pratique de gestion, Berger-Levrault, 1982, p. 8.
7. Ibid., p. 9.
8. Jean Capelle, « L’option moderne s’enrichit », in Éducation natio-
nale, 29 novembre 1966.
9. Instructions du 10 septembre 1963, inspirées notamment par
Jean Capelle.
10. Ibid.
11. Lettre de Georges Pompidou à Roger Ikor du 6 juillet 1965, in
E. Roussel, Georges Pompidou, Lattès, 1984, p. 465.
12. Jacques Narbonne, De Gaulle et l’éducation, une rencontre
manquée, Denoël, 1994, p. 408.

La réforme du collège unique (1975)


1. Valéry Giscard d’Estaing, Démocratie française, Fayard, 1978, p. 66.
2. Présentation du Livre vert du SNALC, Le Monde, 22 septembre 1975.
3. Le Monde, 11 avril 1975.
4. Cf. René Haby : « J’interprète bien entendu la remarque du chef
de l’État comme la preuve de l’importance qu’il accorde à cette
réforme, parmi toutes celles qu’il a suscitées depuis 1974, et de la
signification politique qu’il y attache », in Combat pour les jeunes
Français, Julliard, 1981, p. 142.
5. Antenne 2, 8 juin 1977.

139
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

6. Le Monde, 21 octobre 1993.


7. Philippe Raynaud et Paul Thibaud, La Fin de l’école républicaine,
Calmann Levy, 1990, p. 114.
8. Livre paru chez Denoël.
9. Livre paru chez Albin Michel.
10. Rapport confidentiel pour le ministère et l’Inspection générale
de l’Éducation nationale (non publié), sous la direction de Jean
Binon, 1980, 202 pages. Cité par Hervé Hamon et Patrick Rotman
dans leur célèbre livre Tant qu’il y aura des profs, Seuil, 1984,
pp. 20, 21, 23, 24, 46.

La définition d’une culture « plancher »,


le problème récurrent depuis vingt ans
1. Idées directrices pour les programmes des collèges, rapport du CNP,
décembre 1994, p. 3.
2. Ibid., p. 13.
3. Ibid., p. 14.
4. Ibid., pp. 18-20
5. Christine Garin, Le Monde du 12 avril 1995.
6. Le Monde du 21 octobre 1993.
7. Christian Baudelot et Roger Establet, Le niveau monte : réfuta-
tion d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos
écoles, Seuil, 1989, p. 195.
8. Philippe Meirieu, Quelle école pour quelle nation ?, Hachette-
Éducation, 1994, p. 119.

École obligatoire et laïcité : une singularité française


1. Paul Bert, De l’éducation civique, Bibliothèque nationale, pièce 8
(52467).
2. Michel Debré, Mémoires - III. Gouverner. 1958-1962, Albin Michel,
1988, p. 112.
3. Michel Debré, De Gaulle en son siècle, moderniser la France, op. cit.,
pp. 591, 593. Il s’agit de la loi du 3 décembre 1966 et de son article
premier.

140
Notes

4. Le Monde, 3 avril 1981. Discours du 2 avril 1981 prononcé à Paris


devant les animateurs des comités de soutien à la campagne de
Valéry Giscard d’Estaing.
5. Philippe Raynaud et Paul Thibaud, La Fin de l’école républicaine,
op. cit., p. 114.
La nécessaire mise à jour de la culture scolaire au collège
1. Valéry Giscard d’Estaing, Démocratie française, op. cit., p. 66.
2. François Baluteau, Les Savoirs au collège, PUF, 1999, p. 168.
3. Samuel Joshua, L’École entre crise et refondation, La Dispute,
1999, pp. 146-147.
4. Ibid., pp. 148-149.
5. Ministère de l’Éducation nationale, circulaire n° 91-148 du 24 juin
1991.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. Georges Vigarello, « L’ Éducation pour la santé ; une nouvelle
attente scolaire », Esprit, févier 1997, pp. 80-81.
11. Un médecin scolaire interrogé par M. N. Ingéagopian. Cf. Rapport
annuel médical, année 1993-1994, Créteil, 1994, p. 67.
Déterminer et assurer les fondamentaux de l’École obligatoire
1. François Baluteau, Les Savoirs au collège, op. cit., p. 65.
2. Didier Dacunha-Castelle, Peut-on encore sauver l’école ?, Flam-
marion, 2000, p. 119.
3. Samuel Joshua, L’École entre crise et refondation, op. cit., p. 114.
4. Ibid., p. 116.
5. Ibid., p. 117.
Conclusion
1. Pour cette période et cette « affaire », consulter l’ouvrage de
Christian Nique, Comment l’École est devenue une affaire d’État ?,
Nathan, 1990.

141
L’École obligatoire : pour quoi faire ?

2. Journal de l’instruction élémentaire, n° 13 de novembre 1831 et


n°6 de février 1832.
3. Discours de Jules Ferry au Sénat le 31 mars 1881, Paul Robiquet,
op. cit., t. III, p. 567.
4. Cf. le résumé du rapport présenté par Marcel Crahay à la confé-
rence organisée par le PIREF le 22 mai 2003, dont on s’est librement
inspiré : « Le collège : entre culture de l’hétérogénéité et culture de
l’homogénéité. Perspectives internationales ».
5. Le Monde, 26 avril 2001, cité pp. 87-88 de cet ouvrage.
6. Ibid.

142

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