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Direction éditoriale : Sylvie Cuchin

Édition : Céline Lorcher


Préparation : Yun Sun Limet et Florence Richard
Correction : Florence Richard
Mise en page : AGD, Dreux
N° de projet : 10121643
Dépôt légal : décembre 2007
Achevé d’imprimer en France sur les presses de France Quercy 46090 Mercues

© Retz, 2007.
ISBN : 978-2-7256-2488-4
SOMMAIRE

Introduction 5

Chapitre 1 Quand lire devient obligatoire 17

Chapitre 2 Les paradoxes de l’obligation 33

Chapitre 3 L’invention d’une alphabétisation collective 51

Chapitre 4 Apprendre à lire au temps du B. A. BA 73

Chapitre 5 Des ABC aux Méthodes de lecture :


la genèse du manuel moderne 99

Chapitre 6 La crise de la lecture à voix haute 131

Chapitre 7 Lire pour s’instruire : les lectures scolaires


entre mémoire et intelligence du texte 159

Chapitre 8 Lire des livres à l’école : la scolarisation


de la littérature de jeunesse 187

Chapitre 9 La lecture scolaire entre culture et savoirs 217

Chapitre 10 Les métamorphoses de l’échec 237

Chapitre 11 L’école et les mutations de la culture écrite 267

Conclusion 293

Notes 296

Bibliographie 344
INTRODUCTION

L ’école est obligatoire. L’école est devenue obligatoire pour que chaque
enfant apprenne à lire, à écrire et à compter. Savoir lire est obligatoire. On
ajoute souvent « aujourd’hui plus que jamais », puisqu’il faut lire pour s’in-
former, s’instruire, travailler et même se divertir. Il faut savoir lire pour lire
sans y penser, quand il le faut, quand on veut, comme on veut, si on veut.
Il faut savoir lire pour décider de ne pas lire. En arrière-fond des débats
récurrents autour de la lecture, il y a cette évidence partagée : tout le monde
a besoin de savoir lire.
Faut-il donc dire que la lecture n’est pas obligatoire, mais simplement
nécessaire ? Si c’était le cas, il serait inutile d’en faire un apprentissage imposé
par la loi. Le permis de conduire est nécessaire dans un monde où tout le
monde a besoin de savoir conduire, mais personne ne réclame que les auto-
écoles fassent partie de l’Éducation nationale. En revanche, voter relève de
l’obligation, pas de la nécessité. Savoir lire relève à la fois de la nécessité
(sociale) et de l’obligation (scolaire). Parle-t-on dans les deux cas de la même
lecture ?
Par le décret du 11 juillet 2006, qui institue le socle commun de connais-
sances et de compétences, « pour la première fois depuis les lois scolaires de
Jules Ferry, en 1882, la République indique le contenu impératif de la scolarité
obligatoire*1 ». Selon l’article 9 de la loi du 23 avril 2005, « la scolarité obli-
gatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’ac-
quisition d’un socle commun constitué d’un ensemble de connaissances et de
compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa
scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et profes-
sionnel, ainsi que contribuer à réussir sa vie en société2 ». La nation « s’oblige »
donc à faire en sorte que chaque élève puisse maîtriser le socle commun à
seize ans, et les enseignants de l’école et du collège « disposent désormais
d’un texte unique, présentant l’ensemble des valeurs, des savoirs, des langages
et des pratiques » qui sont les objectifs de l’école obligatoire.
Sept piliers déclinent les « capacités de base » visées : 1. langue française,
2. langue vivante étrangère, 3. principaux éléments des mathématiques et
culture scientifique, 4. culture humaniste, 5. techniques usuelles de l’in-
formation et de la communication, 6. compétences sociales et civiques, 7.
autonomie et esprit d’initiative. Peu importe finalement que l’on vise selon
les cas, la maîtrise, la pratique, la connaissance, la possession ou l’acqui-
sition de ces connaissances et compétences. Cette définition de l’instruction

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 296.

5
L’école et la lecture obligatoire

obligatoire pour le XXIe siècle, c’est ce que l’UNESCO nomme literacy (les
connaissances indispensables pour se débrouiller avec les écrits de la vie
courante et être intégré dans la vie sociale de son pays). C’est ce que l’on
a souvent traduit en français par l’expression culture de base, ou savoirs
fondamentaux.
Ces savoirs ne cessent de changer au fur et à mesure que changent la
place des écrits dans la vie courante, les compétences nécessaires à la vie
sociale et le projet d’instruction imposé par l’école obligatoire. Ils débordent
de loin le lire-écrire-compter d’une alphabétisation réussie, comme le montre
le socle commun et l’ampleur des savoirs d’écriture (littéraires, scientifiques,
technologiques, humanistes, civiques) qui le constituent.
Ceux qui sont chargés de faire respecter l’engagement de la nation à
l’égard des jeunes générations sont les enseignants. Puisque le but est fixé,
leur seule question est pratique : comment faire ? Comment faire pour
« garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle
commun », ce lire-écrire-compter de notre temps ? L’ambition est si grande
que la tâche semble impossible. C’est peut-être le même sentiment de
« mission impossible » qu’ont pu ressentir les instituteurs des années Ferry,
en découvrant que l’histoire, la géographie, les sciences seraient désormais
obligatoires et évalués au certificat d’études. Quand la France vote la loi en
1882, elle ne fait pourtant que suivre avec retard les autres pays d’Europe.
L’école est obligatoire depuis déjà un siècle en Allemagne, depuis deux géné-
rations dans les pays nordiques, et les pays du sud de l’Europe – où le réseau
d’écoles est bien moins développé qu’en France – ont déjà voté la loi3. La
loi d’obligation française, célébrée comme fondatrice d’un nouveau régime
d’instruction, du fait qu’elle est couplée à la laïcité et à la gratuité4, met
simplement la France à l’unisson des législations européennes. De la même
façon, le socle commun désigné par la loi d’avril 2005 est la version fran-
çaise du texte adopté par la Communauté européenne et que chaque État
réélabore en tenant compte de ses spécificités. Pour bien des pays voisins,
il est déjà une réalité instituée.
Cependant, une loi n’est rien sans sa mise en œuvre et ceux qui auront
à la réaliser « pratiquement » ont quelque motif d’inquiétude. En effet, ce
programme s’impose à l’heure où les nouvelles technologies sont en train
de transformer toutes les relations à l’écrit, ce qui n’était pas le cas au
temps de Ferry. Ce fut le cas au temps de la presse de Gutenberg, de l’in-
dustrialisation de l’édition dans les années 1830, de l’explosion audio-
visuelle dans les années 1950. L’histoire sociale de la lecture5 et l’avenir
de la culture écrite sur laquelle est fondée l’école se trouvent (une nouvelle
fois) dans une conjoncture d’indétermination et d’incertitude. L’usage
scolaire des inventions les plus récentes (comme les environnements numé-
riques) est encore non fixé. Même si elle n’est pas totalement imprévisible,
l’histoire des pédagogies à venir n’est pas écrite d’avance. Les enseignants

6
Introduction

d’aujourd’hui et de demain, qu’ils le veuillent ou non, devront inventer de


nouvelles manières de faire lire et écrire, de construire et penser la rela-
tion à l’écrit des jeunes générations, dans l’école et par l’école. Cet espace
d’invention « obligée » n’est pas pour autant un espace de libre création.
Les contraintes qui pèsent sur l’école obligatoire, les contradictions qu’elle
doit gérer, les urgences nouvelles et anciennes auxquelles elle doit faire
face, permettent rarement aux enseignants de débattre sans passion et de
trier avec sérénité dans les pratiques qu’ils perpétuent ou abandonnent,
qu’ils aménagent ou improvisent.
Comment les maîtres des siècles passés ont-ils inventé et transformé les
pédagogies de la lecture scolaire quand ils se sont trouvés, comme nous
aujourd’hui, dans des moments de bouleversements culturels et sociaux ? Les
recherches sur l’histoire de l’école sont indéfinies, mais de nombreux travaux
ont montré les continuités autant que les ruptures6 qui ont accompagné les
changements de régimes ou de gouvernements. Les textes officiels7 disent
ce que les autorités imposent ou conseillent en matière de lecture scolaire.
Les discours sur la lecture8 font entendre les débats qui ont précédé ou suivi
les réformes, les voix discordantes, déplorations et enthousiasmes, rêves de
révolution ou de restauration, et les voix mesurées des corps intermédiaires,
relais de la parole ministérielle mais pas toujours sourds au « voix du terrain ».
La difficulté vient de ce que tous ces discours supposent connues les façons
de faire du temps et s’épargnent donc la peine de les décrire. Or, c’est bien
là ce qu’il faudrait savoir : comment faisaient les enseignants dans leur classe ?
Grâce aux témoignages de « simples praticiens », comme ils se nomment
eux-mêmes, on peut parfois entrevoir les pratiques ordinaires. Comment
les maîtres ont-ils élaboré, au fil du temps, ces routines collectives qui sont
devenues l’expérience partagée des générations passées ou présentes ? Une
innovation peut rester minoritaire (comme la méthode naturelle de
lecture) ; certaines « révolutions pédagogiques » peuvent rallier le corps
enseignant en une génération (la méthode épellative est massivement aban-
donnée entre 1850 et 1880). On ne peut comprendre le succès ou l’échec
d’une procédure d’enseignement nouvelle, la très longue durée de certaines
autres, sans retrouver les priorités du temps, les difficultés que les maîtres
avaient à vaincre. Il est difficile de ne pas projeter nos questions présentes
sur le passé et de ne pas nous offusquer en voyant l’indifférence durable
des maîtres à des problèmes qui sont devenus un souci obsédant pour les
générations suivantes. Qu’est-ce qui fait l’émergence de ces prises de
conscience ? Comment évolue en conséquence la déontologie profession-
nelle ? Nous pouvons inversement nous demander quelles vigilances
anciennes nous avons abandonnées.
En cherchant à nous situer du côté des maîtres, autant que les documents
le permettent, nous avons tenté de reconstruire leur espace de travail, leurs
priorités éducatives, leurs contraintes matérielles et leurs marges d’action. Les

7
L’école et la lecture obligatoire

théories sur la lecture, les philosophies de l’éducation, l’histoire des idées


pédagogiques ne sont donc évoquées qu’en fonction de la valeur d’usage
qu’elles ont pu avoir, « au ras de la classe ». De ce fait, nous traitons les
méthodes de lecture comme des dispositifs d’enseignement, bien plus que
comme des modélisations de l’apprentissage. Ce qu’une méthode expose, dans
ses principes et ses progressions, ce sur quoi elle met l’accent au contraire
d’une autre. C’est un ensemble de procédés ordonnés permettant d’apprendre
à lire au sens transitif : apprendre à lire à des enfants. On ne peut donc juger
les méthodes à la seule aune de leurs « théories » sur la lecture, puisqu’elles
sont indissociables des activités d’enseignement qu’elles instituent, permet-
tent ou interdisent. Les pratiques de classe ne se réduisent d’ailleurs pas aux
exercices du manuel. C’est bien pourquoi les maîtres voient dans les procé-
dures de travail scolaire – où prennent place les manuels – le révélateur de
choix pédagogiques et d’orientations éducatives bien plus générales. Comment
se déroule le temps de la classe ? Combien de mois, d’années, laisse-t-on à un
enfant pour apprendre à lire ? Et qu’est-ce qu’on appelle « savoir lire » à un
moment donné de l’histoire ? De la réponse à ces questions dépendent direc-
tement l’évolution des méthodes et les statistiques de l’échec.
Quand l’opération réussit, ce qui advient fréquemment, c’est bien que
tous les processus, perceptifs et cognitifs, requis par un tel apprentissage ont
été efficacement mobilisés. Or, « notre génome n’a pas eu le temps de se modi-
fier pour produire des circuits cérébraux propres à la lecture9 ». Les bases neuro-
logiques de la lecture sont donc pérennes et échappent à l’histoire, même
si l’investissement imaginaire, émotionnel, cognitif, suscité pour l’apprentis-
sage, ou provoqué par l’apprentissage, est indissociable de données sociales
et culturelles. Ce n’est pas la même chose de pas savoir lire dans une société
où la lecture est l’apanage de professionnels, scribes, clercs ou mandarins,
et dans une société où il s’agit d’un « savoir enfantin ». En suivant les progrès
d’une classe, les maîtres sentent bien à quel point l’alchimie de ces déclen-
chements échappe à leur observation et à leur pouvoir, autant qu’elle
échappe à la conscience des novices en apprentissage. Les recherches récentes
sur les processus de traitement de l’information, sur les mécanismes neuro-
naux mobilisés, quelles que soient les écritures, font prendre conscience des
contraintes de nature qui bornent les voies de l’acquisition. Des résistances
spécifiques à l’apprentissage en sont déjà éclairées différemment.
Cependant, ces processus enfouis dans notre inconscient biologique ne se
contrôlent ni ne n’enseignent, pas plus que ne se contrôlent ni ne s’ensei-
gnent les mouvements oculaires du lecteur expert. Les méthodes de lecture
continueront donc à se fixer sur ce qui relève de l’enseignable, sur ce qui
ne touche que la partie émergée de l’iceberg « apprentissage ». Pour un prati-
cien, l’urgence est d’enseigner, c’est-à-dire de « faire apprendre » ; comment
faire ? Comment peut-il élargir raisonnablement son pouvoir d’action et
baliser les limites de ce pouvoir ?

8
Introduction

Aujourd’hui, les réformes décidées par les ministères sont gérées dans des
calendriers politiques de court terme, tout comme les débats médiatiques,
prisonniers de l’actualité. Du fait que toute la société est composée d’an-
ciens élèves, chaque adulte a sur l’école des souvenirs d’enfance indélébiles,
qui se trouvent renforcés ou ébranlés quand il devient « parent d’élève ». À
l’aune de cette mémoire subjective, chacun se croit spontanément capable
de savoir ce qui est pérenne dans l’institution tout entière (« c’était pareil
de mon temps ») ou quelles évolutions ont eu lieu, pour le meilleur ou le
pire. Ce savoir d’expérience croise les informations données par les médias,
qui accréditent plutôt le mythe d’une école réfractaire au changement, sauf
de façon marginale. Le corps enseignant est prisonnier d’habitudes difficiles
à défaire, mais leur teneur idéologique ou pédagogique varie avec les géné-
rations et l’air du temps : les conservateurs d’aujourd’hui sont les innova-
teurs d’hier. Pour ceux qui prônent le mouvement (le ministre qui veut
attacher son nom à une grande réforme, les mouvements militants qui le
trouvent bien frileux), il s’agit de vaincre une force d’inertie qui devra bien
finir par céder, puisque le changement, c’est le progrès, l’ouverture, l’adap-
tation aux nécessités du temps (l’espace européen, les standards internatio-
naux), ou aux nouvelles « obligations » (la démocratisation, la modernisation,
l’obligation de résultats). Sur le terrain, il y a des consentements collectifs
faciles à obtenir, des cas de résistance tantôt passive – un peu honteuse –,
tantôt active – brandie comme un drapeau – dans les conjonctures où
changer, c’est régresser, brader l’existant, consentir au pire. Les porte-parole
dénoncent avec véhémence ceux qui sont prêts à céder au chant (moder-
niste, consumériste, technocrate, autoritaire, libéral, laxiste, conservateur,
progressiste, techniciste, etc.) des sirènes. L’école est régulièrement secouée
par ces conflits de position, toujours menés « au nom des intérêts de l’en-
fant ». Ce qui se perd dans ces approches conjoncturelles, c’est la durée et
le sens de la durée. Car l’école ne cesse d’évoluer, parfois très vite, même
si son tempo n’est pas celui des législatures ministérielles.
Sans chercher à faire une histoire de l’enseignement de la lecture, nous
avons sélectionné des questions récurrentes, pour en raconter la genèse, l’évo-
lution, ou les mutations dans le passé de l’école. Selon les cas, le point de
départ a été la Libération (et l’école secondaire de masse), les années Jules
Ferry (et l’école laïque républicaine), mais aussi le siècle des Lumières ou la
Contre-Réforme catholique. Entre le XVIe et le XVIIe siècle ont eu lieu des
mutations de la culture écrite aussi importantes que celles que nous connais-
sons aujourd’hui. Les inventions pédagogiques ou didactiques que les maîtres
ont alors patiemment rodées pour apprendre à lire aux enfants, à de plus
en plus d’enfants de milieu populaire, ont affecté la lecture et son appren-
tissage jusqu’à nos jours.
C’est la deuxième dimension de la durée scolaire. Les institutions scolaires,
quand elles sont entrées dans les mœurs, constituent non seulement nos

9
L’école et la lecture obligatoire

expériences d’anciens élèves, mais nos catégories de pensée et nos évidences


culturelles. De ce fait, il est très difficile de comprendre pourquoi ce qui
semble avoir toujours fait partie du paysage a mis si longtemps à trouver la
forme que nous connaissons. Citons en vrac : l’ordre qui fait qu’un élève
passe de l’école maternelle à l’école puis au collège et au lycée ; la présence
d’un « cours préparatoire » en début de curriculum ; l’usage de la littérature
de jeunesse dans l’école primaire ; l’enseignement collectif et non pas indi-
viduel « des rudiments » ; l’édition de manuels pour débutants, intitulés
« méthodes de lecture ». En revanche, d’autres pratiques, aussitôt qu’inven-
tées, ont fait tache d’huile (l’affichage de tableaux de syllabes, les livres de
lecture illustrés, les « coins lecture » en maternelle, les fichiers de lecture).
Parmi les innovations en cours, peut-on percevoir lesquelles seront vite
acceptées par les maîtres et celles qui demanderont plusieurs générations ?
Les unes relèvent de décisions techniques ou politiques et doivent simple-
ment s’inscrire dans les calendriers d’action. D’autres demandent d’inventer
de nouvelles routines et feront bouger toute l’organisation du travail. Pensons
à la loi de novembre 2005, votée par un parlement quasi unanime, et qui
prévoit l’intégration des enfants handicapés dans l’école obligatoire. Même
si les voies pour rendre son application effective restent à trouver, un jour
prochain ce sera pour tous une « évidence » que des enfants peuvent pour-
suivre ensemble leur scolarité, avec profit, sans pour autant être tous évalués
à la même aune. Dans combien de temps ? Le vote de cette loi était inima-
ginable en 1960, quand les parents, les médecins, les psychologues et les
enseignants réclamaient tous que l’État augmente le nombre de place dans
des filières ou des institutions spécialisées. La construction sociale et profes-
sionnelle de la nouvelle évidence (tout enfant doit être intégré autant que
possible dans son groupe d’âge) aura-t-elle des effets en retour sur la façon
dont on considère les mauvais lecteurs ? Leurs difficultés seront-elles traitées
comme un handicap finalement bien léger par rapport à d’autres, mais qui
ne doit empêcher quiconque de continuer à progresser et à s’instruire ?

On parcourra donc plusieurs fois, éclairées sous une entrée ou un point


de vue différents, les scansions politiques et institutionnelles qui jalonnent
un parcours allant du XVIe au XXIe siècle, de Calvin à Jules Ferry ou de 1880
à l’an 2000.

Dans le chapitre 1, « Quand lire devient obligatoire », et le chapitre 2,


« Les paradoxes de l’obligation », nous avons cherché à saisir les attendus et
contradictions auxquels est confrontée la lecture obligatoire, quelles qu’en
soient les visées, dès qu’un pouvoir cherche à l’instituer dans l’espace social.
Cette question concerne l’école de Jules Ferry autant que celle du XXIe siècle
(le « savoir lire » a changé), mais elle s’est déjà posée au temps de l’alpha-
bétisation chrétienne, bien avant l’instruction primaire républicaine. Les

10
Introduction

maîtres qui ont eu à relever ce défi ne présentent pas la même figure selon
qu’ils devaient faire mémoriser le catéchisme, inculquer les savoirs élémen-
taires de base, ou initier à toutes les lectures d’informations. En revanche,
les paradoxes qui surgissent de l’obligation (quel sort fait-on à ceux qui n’ar-
rivent pas à apprendre ?) se retrouvent de siècle en siècle : comment les ensei-
gnants y ont-ils répondu ?
Le chapitre 3, « L’invention d’une alphabétisation collective », s’interroge
sur les avantages et les limites de l’enseignement collectif de la lecture, qui
a permis de massifier la scolarisation des milieux populaires. Au moment où
la pédagogie différenciée, les aides individuelles, le soutien en tutorat sont
visés plus que pratiqués dans les classes, il faut comprendre ce qui a fait si
longtemps obstacle à la pratique d’une pédagogie collective dont les maîtres
d’aujourd’hui ont au contraire du mal à sortir. Comment cet enseignement
collectif a-t-il construit le premier curriculum de lecture, répartissant les
acquisitions en plusieurs années ?
Le chapitre 4, « Apprendre à lire au temps du B. A. BA », essaie de répondre
à cette question en considérant les méthodes d’alphabétisation sous l’angle
de leur efficacité. Combien de temps faut-il pour apprendre à lire ? À quel
âge commencer ? Au XXIe siècle, les psychologues situent l’âge « normal » de
l’apprentissage entre cinq et huit ans. En France, un enfant qui n’a pas appris
à la fin du cours préparatoire – à sept ans révolus donc – semble déjà en
danger d’illettrisme. Au XVIIIe siècle, on peut commencer à tout âge, la durée
dépend de l’élève, mais le butoir social de l’école est douze ans, âge de la
communion solennelle. Pendant que les maîtres des écoles populaires visent
de façon paradoxale à ralentir l’apprentissage, les précepteurs des familles
privilégiées inventent des « méthodes nouvelles » pour faire lire à partir de
quatre ou cinq ans. Ces innovations pour lecteurs précoces produisent les
premiers « conflits de méthodes » et les premiers « échecs scolaires » de notre
histoire. Quelles en ont été les répercussions pour l’école du peuple ?
Le chapitre 5 traite de « L’invention du manuel d’alphabétisation
moderne », entre Monarchie de Juillet et IIIe République. Il reprend la ques-
tion des « méthodes » à partir des supports inventés massivement par les
enseignants. Dans le foisonnement des outils, alphabets, livres de lecture,
matériel scolaire, tableaux de syllabes inventés par des praticiens, on peut
voir comment les maîtres ont cherché à réduire progressivement l’échec
scolaire de masse. Sous le Second Empire, d’après Victor Duruy, 40 % des
élèves sortent de l’école analphabètes ou illettrés. Une révolution pédago-
gique de grande ampleur a lieu quand les maîtres peuvent abandonner de
la méthode épellative, le B. A. BA en cours depuis l’Antiquité. Devient alors
concevable l’invention du « cours préparatoire », classe inaugurale d’initia-
tion à la langue écrite. Le dispositif, rodé entre 1880 et 1914, n’est pas ébranlé
dans l’entre-deux-guerres, ni après la Libération, mais enrichi de multiples
innovations (méthodes actives, méthode globale de lecture, écriture scripte),

11
L’école et la lecture obligatoire

mais il est violemment mis en cause dans les années 1970, lorsque la lecture
silencieuse est rendue obligatoire.
Le chapitre 6 s’interroge donc sur « la crise de la lecture à voix haute »,
cette pratique de lecture aussi vieille que l’école. Alors que la lecture silen-
cieuse est une pratique sociale banale depuis la fin du Moyen Âge en milieu
lettré et qu’elle a gagné tout l’espace social au fil des siècles, elle n’est pas
devenue une pratique scolaire « obligatoire » avant les Instructions de 1972.
Son arrivée dans les classes est-elle une réponse à la crise de l’école et à
l’échec scolaire de cette époque ? Ou bien en est-elle le déclencheur et le
symptôme ? À travers cette étude de cas, c’est la question plus vaste des
situations de crise de la lecture scolaire qu’on voudrait interroger.
Le chapitre 7, « Lire pour s’instruire : les lectures scolaires entre mémoire
et intelligence du texte », s’intéresse aux contenus spécifiquement destinés
à transformer les lectures en savoirs. Avec l’école républicaine, le « lire pour
apprendre à lire » est suivi du « lire pour apprendre ». Les savoirs de l’école
qui constituent la littéracie du temps, le socle commun de connaissances et
de compétences de la IIIe République, sont des savoirs d’écriture (histoire,
sciences, orthographe et grammaire). Au moment où, sur le modèle de l’en-
seignement secondaire, se répandent des manuels spécialisés par discipline,
l’éclatement des savoirs primaires donne naissance à une nouvelle discipline,
le français. Alors que Jules Ferry recommande paradoxalement aux maîtres
de « fermer les livres » pour dialoguer avec les élèves, les maîtres résistent,
perpétuant des lectures collectives, intensives, qui sont autant de leçons à
apprendre, au grand dam de leurs inspecteurs. Nous avons cherché à
comprendre à la fois la prescription et la résistance à la prescription, qui ne
sont pas de même nature en histoire et en sciences. Et pourquoi les diffi-
cultés pour « lire en histoire » ou « lire en sciences » ne se sont-elles pas
retrouvées pour « lire en français » ?
Le chapitre 8, « Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature
de jeunesse et les limites de l’obligation », retrace comment l’école a institué
à côté du « lire pour s’instruire », un « lire pour lire », qui mobilise la litté-
rature française et, de plus en plus, la littérature de jeunesse. En effet, le
français, l’histoire, la géographie, les sciences cherchaient à faire respecter
la langue française, à faire connaître et aimer la France, à donner confiance
dans le progrès scientifique. Mais ils ne cherchaient ni à faire aimer la lecture
ni à transformer les élèves en lecteurs de livres. Comment sont reçues ces
nouvelles visées culturelles ? À quelles conditions des lectures longues ont-
elles été scolarisables ? Il est resté difficile de donner au « lire pour lire » le
même statut d’obligation qu’au « lire pour apprendre à lire » et au « lire pour
apprendre ».
Le chapitre 9 essaie de situer plus largement la lecture scolaire « entre
culture et savoirs » en retrouvant comment la conjoncture historique de
l’après-guerre a modifié la conception des transmissions scolaires. Une

12
Introduction

nouvelle définition de la culture, et donc des fins de la lecture, s’impose avec


le développement des industries culturelles et des nouveaux médias. Les fina-
lités de transmission patrimoniale sont-elles pour autant remises en cause
et, si oui, comment ? Alors que la lecture devient une nécessité imposée par
le monde du travail, que la lecture de loisir libre est en recul face aux médias
audio-visuels, comment l’école peut-elle borner son espace d’action et redé-
finir ses « obligations » prioritaires ?
Enfin, le chapitre 10 s’interroge sur les ratés de l’apprentissage dans la
longue durée, sur les limites du pouvoir d’instruire auquel les enseignants
n’ont cessé de se heurter. Enfants paresseux qui ont besoin d’être châtiés
physiquement, ou contraints par une morale du devoir, handicapés senso-
riels, arriérés mentaux, débiles inaptes à la lecture, caractériels, dyslexiques,
illettrés sociaux, enfants « en grande difficulté », les maîtres ont dû apprendre,
au fil des siècles, à nommer dans une langue scolaire tous les enfants rebelles
aux apprentissages. La tentation d’imputer les ratés de leur enseignement à
l’extérieur (les parents, la nature de l’enfant, la société) ou à l’intérieur (les
manques dans la formation des maîtres, dans les moyens d’enseignement,
dans les méthodes de lecture, dans les modes d’imposition d’une culture
scolaire) est régulièrement contrebalancée par les efforts victorieux de
certains pour reculer les bornes du pouvoir pédagogique. Cependant, l’échec
scolaire ne cesse de renaître sous de nouvelles appellations, quels que soient
les efforts faits pour l’éradiquer. Faut-il donc se résigner à le gérer indéfini-
ment ? Le socle commun de connaissances, la mise en question du collège
unique, de la carte scolaire vont-ils alléger ou au contraire aggraver le fardeau
de l’échec ?
Le chapitre 11 conclut ce parcours en essayant de dégager les questions
que posent aux pédagogies de la lecture les mutations actuelles de la culture
écrite. Quel rapport établir entre les « révolutions de la lecture » du fil des
siècles et les innovations pédagogiques du côté des méthodes d’enseigne-
ment ? Quels enseignements peut-on tirer des crises récentes de la lecture,
provoquées par les usages nouveaux de l’écrit dans la vie professionnelle et
sociale ? Que doit-on attendre de l’irruption des écrans dans les classes, hormis
l’accroissement prévisible à court terme de la « fracture numérique » entre
les pays nantis et les pays pauvres de la planète ?
Des questions, et non des réponses, puisque celles-ci seront apportées par
les jeunes enseignants qui « reprennent le flambeau » et qui seront, forcé-
ment, aussi inventifs que les générations antérieures.

13
L’école et la lecture obligatoire

Articles dont les chapitres sont tirés sous une nouvelle version
actualisée, remaniée ou qui ont servi de matériaux de départ
pour une écriture nouvelle :

Chapitres 1 et 2 : « En quoi instruire est un métier », Esprit, 12, 1991, pp. 55-
77 ; « Les “faire” ordinaires de la classe : un enjeu pour la recherche et pour
la formation », Milieux et liens sociaux, sous la direction d’Y. Grafmeyer, Lyon,
Édition du Programme pluriannuel en sciences humaines Rhône-Alpes,
[Chemins de la recherche n° 17], 1993, pp. 177-193.

Chapitres 3 et 4 : « Réussite, échec et ambivalence de l’innovation péda-


gogique : le cas de l’enseignement de la lecture », in Recherche et Formation,
Innovations et réseaux sociaux, n° 34, décembre 2000, INRP, pp. 41-56.
« L’enfant, l’école et la lecture. Les enjeux d’un apprentissage », Le Débat,
135, mai-août 2005, pp. 194-220.

Chapitre 5 : « Des abécédaires aux méthodes de lecture : genèse du manuel


moderne avant les lois Ferry », Histoires de lecture XIXe-XXe siècles, présentées
par J.-Y. Mollier, Bernay, Société d’histoire de la lecture, coll. Matériaux pour
une histoire de la lecture et de ses institutions, 17, 2005, pp. 78-102. Avec
J. Hébrard, « Méthode syllabique et méthode globale : quelques clarifications
historiques », Le Français aujourd’hui, 90, juin 1990, pp. 100-109.

Chapitre 6 : « L’école entre crise des croyances et crise des pratiques.


L’exemple de la lecture à voix haute », in F. Jacquet-Francillon et
D. Kambouchner (dir.), La Crise de la culture scolaire. Origines, interpréta-
tions, perspectives, Paris, PUF, 2005, pp. 227-261.

Chapitre 7 : « Lire pour s’instruire : les lectures scolaires entre mémoire et


intelligence du texte », communication au séminaire international de la Main
à la Pâte, 13-18 juillet 2004, à Erice « Critères d’efficacité pour le dispositif
de formation “Main à la Pâte” à la lumière de l’histoire des recommanda-
tions en matière d’enseignement des sciences à l’école ».

Chapitre 8 : « Former la jeunesse par la culture littéraire : le projet des


Cahiers pédagogiques (1945-1958) », Hermès, n° 20, 1996, pp. 205-212. « Lire à
l’école, lire en bibliothèque : deux modèles contradictoires de la lecture », in
Cahiers de la recherche en Éducation, Université de Sherbrooke, vol. 3, n° 3,
1996, pp. 437-452. « La littérature de jeunesse à l’école primaire : histoire
d’une rencontre inachevée », in H. Zoughebi (dir.), La Littérature dès l’al-
phabet, Paris, Gallimard Jeunesse, 2002, pp. 141-157.

Chapitre 9 : « L’école éclatée », Le Bloc-notes de psychanalyse, 7, sept. 1987,


pp. 249-268 ; « Pédagogie interculturelle et formation des enseignants : l’école

14
Introduction

laïque entre culture et savoirs », Beyond One’s Own Backyard : Intercultural


Teacher Education in Europe, (De chez moi et d’ailleurs : éducation intercultu-
relle des enseignants en Europe) edited by Thalia Dragonas, Anna Frangoudaki,
Chryssi Inglessi, Athens, 1996, édition nhsos, pp.75-94 ; « Culture scolaire et
savoirs. Approche historique », Ville-École-Intégration Enjeux, Culture(s) : entre
fragmentation et recompositions, 133, juin 2003, pp. 192-215.

Chapitre 10 : « Les illettrés de Jules Ferry : réflexions sur la scolarisation


de l’écrit entre XIXe et XXe siècles », Le Français aujourd’hui, 98, juin 1992,
pp. 111-125 ; « La lecture scolaire entre pédagogie et sociologie », M. Poulain
(dir.) Lire en France aujourd’hui, Paris, Cercle de la Librairie, 1993, pp. 89-
135. « La lecture des jeunes en difficulté. Des constats à la prévention », Lire
au lycée professionnel, SCEREN, Académie de Grenoble, n° 47, printemps
2005, pp. 26-31.

Chapitre 11 : Communication au colloque de Córdoba (Argentine), le


24 octobre 2007. « De nouvelles définitions du lire », Histoire des bibliothèques
françaises, vol. 4, Les Bibliothèques du XXe siècle, 1914-1990, M. Poulain (dir.),
Paris, 1992, Éditions Promodis-Cercle de la Librairie, pp. 511-525. Avec
J. Hébrard, « Des informaticiens aux internautes », chapitre XXVII de Discours
sur la lecture, 1880-2000, Fayard, 2000.

15
CHAPITRE
1

Quand lire devient obligatoire

O n va à l’école pour apprendre à lire. Et apprendre à lire est obligatoire,


donc, aller à l’école est obligatoire. C’est ce qu’on explique aux enfants. Dans
presque tous les pays du monde, il suffit de suivre les garçons et les filles
qui marchent le matin dans la rue pour parvenir à une école. Nous vivons
dans des nations où, à la suite de longues luttes, la capacité à lire et à écrire,
qui constitue l’instruction de base, est devenue une obligation, imposée par
la loi. Nous déplorons que cette obligation de droit ne soit pas totalement
ni partout réalisée. Les statistiques de l’UNESCO rappellent que l’analpha-
bétisme persiste dans bien des pays pauvres de la planète, bien que des enga-
gements soient pris, et régulièrement repris, avec solennité, pour
l’éradiquer* 1. Dans le monde, trop d’enfants ne prennent pas quotidienne-
ment le chemin de l’école, parce que d’autres urgences les requièrent : beau-
coup travaillent, vivent dans des régions où le réseau des écoles ne peut ou
ne veut les accueillir, certains sont livrés à eux-mêmes, d’autres appartien-
nent à des minorités laissées pour compte, ou à des pays en guerre2.

Ce sont ces injustices qui nous confirment davantage encore dans l’idée
que l’obligation scolaire est un droit imprescriptible, que la maîtrise de l’écrit
est une condition de la liberté individuelle et de l’émancipation collective,
et qu’il est du devoir des États de faire appliquer le droit dans les faits. En
France, on pense qu’aucun enfant n’échappe à la scolarisation. Constater le
contraire provoque toujours une certaine surprise : on se souvient, dans les
années 1980, de l’incrédulité des inspecteurs découvrant, dans leur départe-
ment, des dizaines, voire des centaines, d’enfants du voyage non scolarisés,
ou à peine. D’autres situations attirent sporadiquement l’attention des
médias : enfants de familles sans lieu de résidence personnelle, que les mairies
ne peuvent ou ne veulent enregistrer, mais aussi familles qui refusent l’école,
ou encore, enfants vivant dans des sectes ou des communautés marginales.

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 296.

17
L’école et la lecture obligatoire

Ces derniers cas sont si peu nombreux qu’ils n’entament guère notre repré-
sentation de la scolarité3.
Cependant cette scolarisation universelle a pu récemment être remise en
cause. Si l’obligation réside dans l’instruction de base, à savoir l’acquisition du
« lire, écrire et compter », l’État doit vérifier que tous les enfants ont été en
situation de les acquérir, à l’école (gratuitement) ou ailleurs. Aux États-Unis,
on observe depuis les années 1970 un mouvement en faveur de l’éducation
familiale, le home schooling. Né des critiques à l’égard d’une institution sclé-
rosée4, qui confond les fins (le savoir) et les moyens (l’école), ce mouvement
a d’abord touché ceux qui voulaient soustraire leurs enfants à ses dysfonc-
tionnements autant qu’à son conformisme oppressif. Les « écoles alternatives »
et le home schooling appartenaient alors à la même mouvance progressiste
anti-autoritaire. Le mouvement s’est développé en même temps que chan-
geaient sa base sociale et ses références idéologiques. D’après les rapports offi-
ciels, 750 000 enfants étaient scolarisés à domicile aux États-Unis en 1999,
1,1 million en 2003 (2,2 % des effectifs)5. Brian D. Ray, fondateur du NERHI
(National Home Education Research Institute), estime que la population scola-
risée à domicile en 2005-2006 est de 1,9 à 2,4 millions de personnes. Les parents
interrogés placent en tête des motifs invoqués à leur démarche la meilleure
qualité de l’éducation familiale et la transmission des valeurs religieuses et
morales. Ils veulent aussi préserver leurs enfants de la violence scolaire, de la
drogue, des risques de délinquance. Ces préoccupations font partie des thèmes
favoris des prédicateurs évangélistes et des politiciens de la droite nationaliste
américaine, qui prônent le retour aux valeurs familiales.
Tout un marché conçu pour aider les parents dans leurs tâches d’ensei-
gnement (presse, guides pédagogiques, matériel éducatif) a explosé avec
Internet, les ressources en ligne simplifiant considérablement les conditions
matérielles de l’apprentissage à domicile. Les associations de parents ont des
revendications politiques et insistent sur l’économie qu’ils font faire à la
collectivité. En effet, l’éducation à la maison est bien moins coûteuse que
l’éducation publique (le coût par élève est divisé par dix). Les parents deman-
dent donc aux pouvoirs publics une aide financière sous forme d’un « chèque-
éducation », ou le versement d’une indemnité à la mère (ou au parent) qui
se consacre à l’instruction de ses enfants. En France, on n’observe aucun
mouvement social de ce type pour l’instant, mais des inquiétudes se font
jour devant les dérives sectaires. Ainsi, le Parlement a légiféré en février 2007
pour durcir le contrôle de la scolarisation à domicile6, rendant aujourd’hui
presque impossibles les solutions « alternatives » qui ont fleuri dans les années
1970 (éducations familiales communautaires). Plus d’un siècle après Jules
Ferry, l’évolution des mœurs oblige à reconsidérer les attendus de la loi, en
France comme dans d’autres pays. D’autres cas litigieux entraîneront sans
doute des procès, qui obligeront à inventer des jurisprudences inédites7. Car
qu’est-ce qui est obligatoire, l’école ou l’instruction ?

18
Quand lire devient obligatoire

Nous savons bien dénoncer les causes et les conséquences funestes de la


non-scolarisation, mais nous réfléchissons rarement aux problèmes que pose
l’obligation. Nous nous interrogeons peu sur ses effets pratiques, dans la vie
quotidienne, puisqu’ils sont supposés d’emblée bénéfiques, et seulement béné-
fiques. Or, faire entrer la totalité des classes d’âge en « lecture obligatoire »
ne va pas de soi, ni pour les enfants, ni pour leurs familles, ni pour les
maîtres. Les exemples qui suivent voudraient nourrir la réflexion sur les
problèmes qu’ont dû et doivent encore affronter les familles et les ensei-
gnants, au fur et à mesure que l’école s’est mise à faire partie du destin ordi-
naire des enfants, pour des durées de plus en plus longues, ici comme ailleurs
dans le monde. Cette réflexion suppose d’éclairer la question de l’obligation
par son histoire. En effet, lorsque tout le monde ne va pas à l’école, il est
tentant de croire que les savoirs élémentaires et la compétence à lire, à écrire
et à compter découleront naturellement de la scolarisation, une fois que
celle-ci sera instituée. C’est ce que proclamaient les républicains avant les
lois Ferry, c’est ce que disent encore aujourd’hui les rapports de l’UNESCO.
Après plus d’un siècle d’école obligatoire, nous savons que les choses ne sont
pas si simples.

MÉMOIRE ET HISTOIRE

Il faut distinguer la rupture que constitue la loi d’obligation, qui est un


événement politique facile à inscrire dans les mémoires, de ses effets sociaux,
beaucoup moins spectaculaires. En France, les lois décidant que l’école est
gratuite (en 1881), laïque et obligatoire (en 1882) ont été votées sous le minis-
tère de Jules Ferry, devenu le héros fondateur de l’école publique française8.
De ce fait, la vulgate républicaine et les discours militants de la laïcité ont
parfois laissé accroire qu’avant la IIIe République, la France était plongée
dans l’ignorance et l’analphabétisme. Dans la mémoire collective ou la
vulgate médiatique, les trois savoirs de base – lire, écrire et compter – décou-
lent de l’obligation républicaine. Avant la République, rien n’obligeait les
familles à instruire leur descendance, et les enfants de milieux populaires,
encore paysans dans leur grande majorité, ne fréquentaient l’école que
lorsque les occupations rurales leur en laissaient le loisir9. Les travaux des
champs, fenaisons, moissons, vendanges, labours et garde des troupeaux,
requièrent l’appui de cette main d’œuvre familiale bon marché, l’école
« vaque » alors ou fonctionne à bas étiage, avec ceux qui sont trop jeunes
pour être utiles aux champs. De là viennent les grandes vacances d’été, qui
n’évoquent pas encore les jeux sur la plage, ni les ébats à la campagne, sauf
pour ces enfants privilégiés qui peuplent Les Grandes Vacances de la comtesse
de Ségur. Les premières lois qui interdisent le travail des enfants, avant huit

19
L’école et la lecture obligatoire

ans en 1841, avant douze ans en 187410, concernent les enfants employés dans
les fabriques et les ateliers, mais pas ceux qui travaillent gratuitement avec
leurs parents. La préparation de la loi d’obligation scolaire suscite de longues
discussions et polémiques, car elle remet en cause l’autorité paternelle,
sommée de plier devant l’État, pour ce qui lui appartient en propre, l’édu-
cation de ses enfants. La loi distinguera donc subtilement l’offre d’instruc-
tion (gratuite et laïque) à laquelle s’oblige l’État, et l’obligation d’instruction
que chaque père de famille doit prendre en charge, quitte à l’assurer lui-
même, à domicile ou dans des institutions privées, l’inspecteur du lieu ayant
le droit et le devoir de vérifier que les enfants apprennent bien à lire et à
écrire. Pour la majorité des familles, cette liberté est une fiction : seule l’école
est en mesure d’assurer ces apprentissages.
Insister sur la rupture, qui oppose un « avant » à un « après », c’est s’at-
tacher à l’aspect politique et législatif, qui fait de l’école pour tous un combat
et une conquête. L’exemple contemporain de l’école maternelle montre pour-
tant qu’une forte demande sociale peut imposer la scolarisation dans les faits
sans loi d’obligation11. D’après les travaux des historiens, il existe un progrès
lent mais continu12 de l’alphabétisation, de Calvin à Jules Ferry13, à travers
les vicissitudes des régimes politiques. Les courbes statistiques montrent que
cette croissance continue est finalement peu sensible aux changements de
gouvernement, aux coups d’État et aux révolutions. À l’aube de la
IIIe République, le recteur Maggiolo mobilise 16 000 instituteurs pour relever
les signatures des époux sur les actes de mariage enregistrés dans les registres
paroissiaux ou d’état civil : on voit ainsi monter régulièrement la « capacité
à signer », qui semble un bon indicateur d’une instruction élémentaire14, avec
un rattrapage progressif de l’écart entre les sexes.
À la fin du XVIIe siècle, moins d’un tiers des hommes peut signer, une
moitié y parvient à la fin du XVIIIe, trois sur quatre en 1865. Il faut attendre
la Restauration pour voir signer un tiers des femmes, le Second Empire
pour dépasser la moitié (six sur dix en 1865). L’alphabétisation réussit plus
tôt là où l’offre d’école rencontre la demande des familles, plus pressante
pour les garçons que pour les filles, plus précoce dans les villes que dans
les campagnes, dans les territoires protestants que catholiques. Les dispa-
rités géographiques sont fortes. La fameuse ligne qui relie Saint-Malo à
Genève, repérée par l’administration d’État dès 1830, marque une frontière
culturelle entre « deux France15 », celle du nord étant bien plus alphabé-
tisée que celle du sud.
La loi d’obligation de 1882, loin de créer une rupture dans les pratiques,
se donne plutôt les armes du droit pour agir à la marge, sur la minorité qui
se trouve hors de l’école, et surtout pour allonger la scolarisation de beau-
coup d’enfants, très vite soustraits du système, mais elle ne crée pas un bond
en avant qui permettrait une alphabétisation à 100 %. Les pourcentages qui
manquent portent sur les populations les plus difficiles à conquérir, sur des

20
Quand lire devient obligatoire

élèves particulièrement résistants à l’apprentissage ou à l’école16. Mais l’évo-


lution générale accrédite l’idée d’un mouvement en faveur de la lecture
d’abord faible, puis allant croissant, sans qu’on puisse, dans un premier temps,
décider si le moteur des progrès est du côté de la demande sociale ou de
l’offre d’école. Le modèle de l’économie de marché (l’offre répond à une
demande) voudrait que les autorités paroissiales ou communales aient
répondu avec plus ou moins de diligence à la pression des familles. L’histoire
républicaine a longtemps supposé, au contraire, que la croissance de la scola-
risation aurait suivi l’offre d’école. Celle-ci aurait décollé à partir du moment
où la puissance publique (locale ou nationale) se substituait à l’Église pour
assurer l’enseignement.
Or, les travaux pionniers dirigés par François Furet et Jacques Ozouf n’ont
pas seulement mis à mal le mythe d’une France analphabète avant l’école
laïque, ils ont aussi montré que l’alphabétisation de masse commence en
Europe dans la dynamique des Réformes, protestantes, puis catholiques. D’où
la présence inattendue de Calvin dans le sous-titre de Lire et écrire
(L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry). L’idée de rendre « la
lecture obligatoire » pour le peuple ne serait donc pas la marque de la moder-
nité républicaine, mais découlerait d’abord d’une injonction religieuse. Ce
constat a ouvert un nouvel espace de réflexion : de quelle lecture s’agissait-
il ? Peut-on sans sourciller aligner des statistiques d’alphabétisation alors que
ce qui est désigné ici et là comme « savoir lire » renvoie sans doute à des
compétences pratiques bien différentes ? Question subsidiaire : ce que nous
appelons aujourd’hui « savoir lire » ou « ne pas savoir lire » relève-t-il des
mêmes critères qu’au temps de Jules Ferry ?
Si on répond oui à cette question, on inscrira la lutte actuelle contre l’illet-
trisme scolaire dans la continuité de l’école d’hier, avec seulement un déca-
lage de niveau du fait de l’allongement des scolarités : les exigences actuelles
sont bien plus élevées qu’au temps de Jules Ferry. Bien des indices permet-
tent aussi de répondre non. On peut récuser cette continuité en regardant de
plus près ce qu’il y a derrière les termes « alphabétiser » et « donner une instruc-
tion élémentaire ». On peut donc estimer qu’il y a eu entre 1880 et aujour-
d’hui un tournant culturel, un changement de perspective aussi important
qu’entre Calvin et Jules Ferry. Ce programme désignerait en l’an 2000 tout
« autre chose » que le programme imposé en 1882 par les fondateurs de l’école
républicaine. Pour répondre aux défis contemporains, l’école devrait inventer
une nouvelle scolarisation de base, qui tienne compte des changements sociaux,
en particulier des changements technologiques et économiques17.
Pour éclairer ces deux positions, nous avons cherché à mieux comprendre
les missions des maîtres chargés d’inculquer aux enfants l’instruction élémen-
taire d’une époque. À quels savoirs la lecture devait-elle donner accès ?
Quelles sont les figures de « maîtres d’école » qui ont imposé aux enfants
une « lecture obligatoire » ?

21
L’école et la lecture obligatoire

L’ENSEIGNEMENT DE LA LECTURE
PAR LE MAÎTRE CATÉCHISTE

Une première figure de maître d’école précède en effet l’instituteur laïque


de plus de deux siècles. Il a pour mission de faire l’éducation chrétienne des
enfants par une catéchisation de masse. Au XVIe siècle, dans toute l’Europe
touchée de près ou de loin par les conflits de religion, Réforme protestante
puis Contre-Réforme catholique après le Concile de Trente (1545-1562), l’idée
s’impose que tous les laïcs, et pas seulement les clercs, doivent être alpha-
bétisés pour être instruits des vérités de leur foi chrétienne. Dans un siècle
de bouleversements doctrinaux de grande ampleur, la religion d’un individu
ne peut plus découler seulement de la communauté où il est né, des rituels
paroissiaux qui accompagnent le calendrier liturgique (Noël, Pâques) et des
événements à travers lesquels l’Église scande l’existence humaine (baptême,
mariage, sépulture). Pour les Réformés comme pour les autorités catholiques,
il devient nécessaire que chacun sache confesser personnellement sa
croyance, participer au culte, réciter ses prières « à la lettre ». Il doit, pour
ce faire, s’aider du texte immuable d’un livre.
Chaque Église se soucie donc d’apprendre à lire à ses fidèles, puisque c’est
dans les livres que l’on peut avoir accès à la vraie doctrine, aux rituels des
cultes, aux catéchismes (pour toutes les confessions) et à l’Écriture sainte
(pour les protestants). L’accès à la vie éternelle passe désormais pour chacun
par la connaissance des textes religieux et donc par la capacité à lire la
« science du salut ». Dans les terres catholiques18, de nouveaux ordres reli-
gieux missionnaires sont créés tout au long des XVIe (jésuites), XVIIe (orato-
riens), XVIIIe (frères des Écoles chrétiennes), XIXe siècles (lazaristes, maristes,
salésiens), et qui ont pour mission de prêcher la doctrine chrétienne aux
élites comme au peuple, aux hommes et aux femmes, aux adultes et aux
enfants. Toutes ces congrégations s’investissent dans des tâches d’enseigne-
ment. Elles ouvrent des écoles pour les enfants qui doivent apprendre à lire
les prières de la messe et le catéchisme jusqu’à leur première communion,
cérémonie qui marque socialement leur entrée dans le monde des adultes19.
C’est sous le nom significatif d’Instructions chrétiennes que sont désignés les
livres d’apprentissage de la lecture.
Ce qui reste à définir, c’est le niveau nécessaire et suffisant pour que quel-
qu’un soit reconnu dans son identité catholique et donc admis à la commu-
nion. Le problème n’a guère de pertinence pour les élites qui fréquentent
les collèges mais il se pose dans les petites écoles pour ces enfants du peuple
qui n’auront d’autre instruction que celle de leur catéchisme. Les historiens
ont montré qu’en France les exigences ont été plus ou moins fortes selon
les régions et les courants spirituels. Par exemple, les prêtres influencés par
le courant janséniste, proche du protestantisme à certains égards, ont été

22
Quand lire devient obligatoire

particulièrement exigeants ; ils ont souvent mis en place un véritable examen


de passage pour vérifier que les enfants avaient suffisamment saisi les
mystères des sacrements. Comme tous les examens, ceux-ci ont produit des
échecs. Tandis que certains curés se désespèrent devant l’indécrottable rusti-
cité de leurs ouailles20, la liste des enfants qu’on pourrait, de façon anachro-
nique, appeler des redoublants s’allonge. Des témoignages du XVIIIe siècle
montrent que certains parents étaient fort mécontents car leurs enfants, âgés
de treize, quatorze ou même quinze ans, faute d’avoir été admis à la commu-
nion, étaient retenus en marge de la société des adultes et empêchés d’en-
trer en apprentissage.
On trouve le même phénomène dans certains pays protestants. Ainsi, en
Suède et en Finlande, la loi d’Église de 1686 oblige les pasteurs à vérifier les
compétences de chacun, enfants et adultes, lors d’un examen annuel très
solennel21. Personne ne peut recevoir la confirmation tant qu’il ne sait pas
« lire et redire son catéchisme ». Comme celui qui n’est pas confirmé ne peut
faire aucun acte officiel (par exemple se marier, témoigner dans un procès,
faire un testament), on peut affirmer que celui qui ne sait pas lire n’existe
pas aux yeux de la loi. L’âge de la confirmation est plus tardif que celui de
la communion solennelle (quinze ou seize ans, selon les pays). Dans les pays
protestants de l’Europe du Nord, chacun juge donc normal que des adoles-
cents continuent de fréquenter l’école, même s’ils travaillent par ailleurs avec
leurs familles. C’est ainsi que les pays protestants22 sont les premiers à mettre
en place une école moyenne pour tous, au-delà de l’enseignement élémen-
taire. En revanche, dans les pays catholiques du sud, l’école s’arrête avec la
communion, vers onze, douze ans, âge qui marquera longtemps la limite de
fait, sinon de droit, de la scolarisation obligatoire. La question qui se pose
alors est la suivante : si l’appartenance à une communauté passe par un
projet d’instruction obligatoire, quel sort fait-on à ceux qui ne parviennent
pas à s’instruire ? Sont-ils exclus de la communauté ? Si on admet tout le
monde, c’est le projet d’instruction que l’on ruine mais si on maintient une
exigence trop élevée, ne va-t-on pas rejeter les plus humbles ? Ceux que la
religion rejette ne vont-ils pas rejeter la religion ? En France, selon les
premières enquêtes historiques de sociologie religieuse23, les régions jansé-
nistes ont été marquées par une déchristianisation précoce.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer la création des ordres voués à l’ins-
truction chrétienne du peuple. Un des plus célèbres est fondé à la fin du
XVIIe siècle, par Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719), et sa règle servira de
modèle à de très nombreuses congrégations régionales24. Les Frères des Écoles
chrétiennes sont un corps de laïcs (ils ne sont pas prêtres) exclus de la culture
des élites. Ils n’ont pas le droit de savoir le latin car, écrit Jean-Baptiste de
La Salle, s’ils le savaient, ils voudraient l’enseigner et se détourneraient de
l’instruction populaire. En même temps qu’ils catéchisent, ils apprennent à
leurs élèves à lire, à écrire et à compter, en français et gratuitement. Il exis-

23
L’école et la lecture obligatoire

tait déjà des petites écoles où les enfants apprenaient à lire en latin, avant
de passer au français25 et des écoles charitables gratuites26 réservées aux indi-
gents. La double innovation de La Salle (gratuité généralisée et lecture directe
en français) rend rapidement les écoles attractives dans les villes puisque les
Frères acceptent aussi bien les enfants des familles pauvres que ceux des
artisans, des boutiquiers et des petits métiers urbains.
La Salle a compris que la formation d’un habitus chrétien pour le peuple
ne peut se faire sur la base des contenus cléricaux et savants que les collèges
ont conçus pour les enfants des élites. Il invente donc un autre curriculum
et une autre pédagogie (nous y reviendrons) qui s’appuient sur la pratique
religieuse autant que sur la lecture des savoirs doctrinaux27. Cet apprentis-
sage exige une discipline sans défaillance, que les familles acceptent en contre-
partie des profits sociaux qu’elles espèrent bien tirer d’une alphabétisation
élémentaire. Mais la règle est claire : si on peut châtier sévèrement les élèves
pour leurs fautes de conduite, on ne doit pas les punir pour leur difficulté
à apprendre. Chez les Frères, les élèves ne réussissent peut-être pas tous à
apprendre à lire, mais tous doivent pouvoir faire leur communion.

LE MAÎTRE FONCTIONNAIRE D’ÉTAT ET LES SAVOIRS


LAÏQUES DE L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE

À la fin du XIXe siècle se met en place une autre figure, qui habite encore
la mémoire de l’école publique actuelle. L’enjeu en est le salut de la nation
républicaine, et le moyen, l’école laïque, gratuite et obligatoire, qui doit
former les futurs électeurs du suffrage universel. Il s’agit de « faire les élec-
teurs et non les élections », dit Jean Macé, militant laïc pour la loi d’obli-
gation scolaire et pour le développement des bibliothèques populaires. Depuis
la Restauration, une instruction élémentaire généralisée est devenue une
urgence pour ces élites qui voient dans l’ignorance du peuple un véritable
danger social. À leurs yeux, l’instruction dénouera l’emprise qu’exercent sur
des hommes sans instruction aussi bien le clergé rétrograde que les nouveaux
démagogues sociaux qui rêvent de socialisme. Grâce à elle, on fera l’éco-
nomie des révolutions qui déchirent le corps social et font le lit de la réac-
tion. Ainsi, on permettra que s’accomplisse le programme rêvé mais non
tenu par la Révolution française. Pour les républicains qui ont été exilés ou
pourchassés par un Second Empire autoritaire, la laïcité doit permettre la
réconciliation de la nation puisque, comme l’écrit Ferdinand Buisson, les
enfants issus de toutes les familles apprendront ensemble que l’école « est
faite pour aimer et pour apprendre à s’entr’aimer, par-dessus toutes les diver-
gences politiques et religieuses […] réalisant sous les yeux de tous, suivant le
mot de Ferry, une fraternité supérieure à tous les dogmes28 ». Les instituteurs

24
Quand lire devient obligatoire

qui doivent faire adhérer les jeunes générations à ce projet politique, devien-
nent des fonctionnaires d’État. Désormais, leur carrière dépend uniquement
de l’inspecteur, non de l’avis que portent sur eux les curés, les maires, les
députés ou les parents d’élèves. Les maîtres deviennent ainsi des militants
de la laïcité, au nouveau sens du mot, dans un État devenu « neutre entre
les religions », selon la formule de Renan, mais non pas neutre en politique,
puisque la République est son combat29. Mais que les enfants du peuple
sachent lire, écrire et calculer en français n’est pas un projet suffisant. Il faut
qu’ils soient imprégnés des savoirs de la modernité scientifique et de la
conscience nationale, ces savoirs d’écriture et non d’oralité que sont les
sciences, l’histoire, la géographie et bien sûr la morale (qui est la « science
des devoirs ») et même la littérature française. La capacité à lire est donc
définie de façon nouvelle et les enfants, d’après la loi, doivent aller sept ans
à l’école (entre six et treize ans), ce qui allonge la fréquentation ordinaire
de plusieurs années. Les maîtres républicains autant que les responsables
ministériels seraient surpris et sans doute ulcérés d’apprendre que l’école de
Ferry, dans la mémoire collective de la fin du XXe siècle, était « seulement »
l’école du savoir lire, écrire et compter.
Là aussi, le projet de formation obligatoire se heurte vite à ses limites.
L’examen qui marque la fin de l’école est le certificat d’études primaires30.
C’est un examen que les autorités ont voulu à la fois démocratique et
exigeant, pour lui donner une forte valeur symbolique et sociale. Sous le
Second Empire, bien des départements avaient mis en place des examens
ou des concours (un peu sur le modèle d’un « concours général » du primaire)
pour rendre publique, à travers les performances de leurs meilleurs élèves,
la renommée des maîtres qui les avaient préparés. Mais c’était mettre les
écoles en concurrence. Les maîtres se trouvaient encouragés à surentraîner
les têtes de classes en délaissant le troupeau. Cette logique élitiste avait déjà
été condamnée par Victor Duruy, ministre de Napoléon III. Le certificat
institué en 1868 dans le département de la Seine par le vice-recteur Octave
Gréard est une alternative à cette logique. Jules Ferry et Ferdinand Buisson
s’inscrivent dans cette lignée. Pour Ferry, « le certificat est destiné à devenir
très général31 », il sera la garantie « d’une instruction et d’une intelligence
moyennes ». Le vœu de Ferry était de faire du certificat un rite de passage
aussi général que la communion solennelle et prenant sa place comme
épreuve d’entrée dans l’âge adulte.
Pourtant ce vœu ne se réalise pas : la moitié d’une génération seulement
réussit à sortir certifiée de l’école, après un entraînement intensif en dictée.
Les maîtres refusent de présenter des élèves trop faibles à leurs yeux, lecteurs
ou scripteurs trop malhabiles. Pourtant l’école doit bien avoir pour mission
d’instruire tous les enfants et pas seulement un sur deux. Comment faire
passer auprès de tous ceux qui restent des lecteurs besogneux les savoirs
modernes de l’instruction républicaine (l’histoire, la géographie, les sciences)

25
L’école et la lecture obligatoire

alors qu’il s’agit de « savoirs livresques » ? Pour introduire dans les écoles de
village des contenus aussi savants, les maîtres font réciter des leçons lues et
apprises par cœur, comme les règles de grammaire, et selon la méthode que
l’enfant connaît au catéchisme. Pour les décideurs ministériels, une telle
pédagogie va à l’encontre de ce qu’elle vise. Contre la pratique ordinaire
(chaque lecture est une leçon à apprendre et à réciter), le ministère recom-
mande de « fermer les livres » et de faire la leçon en français pour oraliser
les savoirs d’écriture, en sciences (avec les leçons de choses), en histoire (avec
les grandes images représentant les épisodes mémorables et les héros qui
ont fait la France), en géographie (grâce aux cartes qui situent les montagnes,
les fleuves et le tracé des frontières qui font de la France une patrie). L’école
républicaine se pense donc comme une école d’instruction par la lecture,
instruction impossible si elle n’est pas accompagnée d’une incessante refor-
mulation orale des textes à comprendre et à mémoriser.
L’école républicaine fait même davantage. Alfred Binet a mis au point
en 1904 le fameux test qui porte son nom, l’échelle métrique de l’intelli-
gence (dont les psychologues des États-Unis tireront le fameux Q.I.), afin
de détecter les enfants inaptes à suivre le cursus ordinaire. Pour tenir le
pari d’une alphabétisation généralisée, alors que certains enfants, que l’on
appelle alors arriérés, paraissent inaptes à toute scolarisation, des classes
spéciales sont créées dès 1909 pour alphabétiser à leur rythme ceux qui ne
peuvent être a priori exclus des privilèges de l’instruction. Personne ne
doit échapper à l’instruction32.
Le métier de maître d’école se trouve donc défini de façon nouvelle. D’une
part, les maîtres restent éloignés de la culture lettrée des écoles secondaires,
et, comme les Frères des écoles chrétiennes, ils n’apprendront jamais le latin.
D’autre part, ils doivent être assez instruits pour maîtriser ce qu’ils ont à
enseigner. Les programmes des Écoles normales cherchent à leur faire
acquérir ces savoirs nécessaires, plus encore qu’à les former pédagogique-
ment. Ils doivent lire, lire des livres pour s’instruire. Une multitude de revues
pédagogiques, d’ouvrages de vulgarisation est diffusée vers les écoles pour
les aider à construire cette culture primaire laïque, que les décideurs poli-
tiques parviennent à substituer en une génération à la culture catholique,
qui est encore la référence majoritaire de la France rurale. Dans un climat
de conflit violent entre l’Église et la République33, l’école publique doit
trouver une voie qui rallie les familles à un projet d’instruction imposé de
façon identique sur tout le territoire national.

26
Quand lire devient obligatoire

ALLONGEMENT DU CURSUS, NIVEAU DE QUALIFICATION


ET LITTÉRACIE CONTEMPORAINE

La troisième figure d’enseignant, nous ne savons pas encore bien ce qu’elle


sera, puisqu’elle est en train de prendre forme sous nos yeux et que nous
en sommes, bon gré mal gré, les acteurs. L’enjeu n’est plus la vie spirituelle,
ni la conscience politique, mais l’insertion dans la vie active. Dans les trente
années qui suivent la Libération, en période de croissance et de plein emploi,
l’école apparaît aux familles comme un moyen de promotion sociale. De
plus en plus d’élèves se dirigent vers les classes de sixième, avant même que
l’allongement de la scolarité soit rendu obligatoire. Celle-ci est portée à seize
ans en 195934, avec la Ve République. Le collège pour tous se met en place
dans les années 1960, et en 1975 est votée la loi sur le collège unique (mêmes
programmes, mêmes locaux et mêmes professeurs pour tous les élèves). Ce
phénomène n’est pas propre à la France et ce qui s’observe d’abord dans les
pays développés gagne peu à peu tous les pays du monde. Par ailleurs, la
massification des études longues touche toutes les couches sociales, même
si c’est de façon très inégale (et dénoncée comme inégalitaire).
Cependant, la conjoncture change après la première crise du pétrole et
la fin des « Trente Glorieuses35 ». Dans les secteurs d’emplois touchés par la
crise économique (l’industrie automobile en premier lieu), ce sont les ouvriers
peu qualifiés qui se trouvent les premiers au chômage. Dans les « stages de
reconversion », beaucoup se révèlent analphabètes (les immigrés recrutés en
nombre au Portugal, en Algérie ou au Maroc pendant les années de la recons-
truction et la période de croissance). Mais les services sociaux découvrent
aussi avec étonnement un nombre important d’illettrés, français ou étran-
gers, qui ont été normalement scolarisés, mais qui ne sont guère capables
de remplir seuls un CV, de répondre à une lettre de convocation, ou de « se
débrouiller avec les écrits de la vie courante ». La compétence à lire et à
écrire est devenue décisive pour retrouver du travail, ce qui n’était pas le
cas en 1950 ou en 1960. Les niveaux d’études deviennent des « niveaux de
qualification » (du niveau V, le plus bas, au niveau I, qui concerne les
diplômes au-delà du baccalauréat), indépendamment du contenu des savoirs
enseignés. « Passe ton bac d’abord », disent les familles populaires qui ont
compris qu’une scolarisation longue est un investissement de sécurité pour
l’avenir. L’allongement des études est aussi une façon de maintenir dans un
statut étudiant des jeunes qui iraient autrement grossir les rangs des
chômeurs.
Cependant, cette massification de l’instruction longue36 change la signi-
fication des savoirs scolaires et de la culture écrite. Alors que la scolarisa-
tion secondaire privilégiait la culture générale, elle est désormais marquée
par le développement de filières professionnelles à tous les niveaux de l’ins-

27
L’école et la lecture obligatoire

titution scolaire, des qualifications les plus brèves (ouvriers, employés) aux
plus longues (techniciens, ingénieurs). La représentation des études univer-
sitaires en est bouleversée. En effet, si les universités de droit et de méde-
cine se sont toujours considérées comme des lieux de formation menant
à des professions, les universités de sciences et de lettres sont restées très
attachées à l’idée du savoir gratuit, de la culture générale, de la formation
de l’esprit critique et de la recherche désintéressée. C’est avec réticence
qu’elles ont admis devoir, elles aussi, se soucier des débouchés de leurs
étudiants sur le marché du travail.
Comme les universités sont toujours les grandes pourvoyeuses des concours
pour l’enseignement qui testent la culture générale d’un étudiant dans une
discipline37, les professeurs du second degré qu’elles ont formés partagent
très largement cette vision du savoir conçu comme un objet d’intérêt choisi,
ayant « en soi » sens et valeur, indépendamment de ses usages sociaux.
Comment transmettre les disciplines scolaires à des collégiens ou à des lycéens
pour qui ces savoirs sont subis bien plus que choisis ?
De fait, la société, l’école, les enseignants, le monde du travail lui-même38
ne peuvent pas ne pas être transformés, à court et à plus long terme, par
un mouvement qui obéit à une injonction impérieuse, mais qui pourrait être
indéfinie : « Il faut plus d’école, beaucoup plus d’école, pour tout le monde. »

SECONDARISATION DU PRIMAIRE,
PRIMARISATION DU SECONDAIRE

Parallèlement, les maîtres responsables de l’enseignement des « savoirs


élémentaires » ont vu leur formation redéfinie, tout comme l’a été le métier
qui consiste à instruire les jeunes générations. Ils devaient maîtriser des
contenus à enseigner à l’école, et le brevet supérieur, diplôme primaire, sanc-
tionnait après trois ans d’études leur formation à l’École normale. Pour
supprimer ces « séminaires de l’esprit laïc», le régime de Vichy a décidé d’en-
voyer tous les normaliens préparer le baccalauréat dans des lycées. La réou-
verture des Écoles normales à la Libération n’a pas remis en cause cette
décision et toutes les Écoles normales se sont mises à préparer (et à faire
réussir) leurs élèves au baccalauréat. Un cursus secondaire est ainsi devenu
un préalable obligé au métier, mais une spécialisation disciplinaire de niveau
universitaire semblait inappropriée à des fonctions de « maître polyvalent ».
Comment ne pas voir, cependant, que le niveau de scolarité général de la
nation s’élevant, celui des instituteurs ne pouvait rester ce qu’il était sans
disqualifier la fonction ? La question était donc moins celle des contenus que
celle du niveau de formation. Dans les années 1980, les futurs maîtres sont
conduits au niveau d’un DEUG spécialement conçu pour eux, puis recrutés

28
Quand lire devient obligatoire

après un DEUG universitaire. Après 1990, ils doivent être titulaires d’une
licence pour présenter le concours de professeur des écoles, en candidats
libres ou après un an de préparation en IUFM.
Les années de formation professionnelle (l’année ou les années de prépa-
ration du concours, puis l’année où les lauréats stagiaires, non titulaires, se
préparent au métier) pourront-elles recevoir une validation universitaire plus
élevée (de niveau « bac plus cinq ») ? C’est une question d’actualité, avec la
mise en place des mastères, puisque c’est à ce niveau que de nombreux ensei-
gnants sont recrutés dans d’autres pays d’Europe. L’école primaire n’a plus
à préparer les enfants à la vie active mais seulement à l’enseignement secon-
daire, et la mission des nouveaux « professeurs des écoles » est de préparer
les élèves à continuer leurs études, pour une scolarité de plus en plus longue,
dont l’issue reste incertaine.
En revanche, l’enseignement secondaire général – qui, pendant trois siècles,
ne s’était jamais préoccupé de l’avenir social de ses élèves (sauf des bour-
siers, promis à l’enseignement) – doit maintenant faire face à une masse de
jeunes qui considèrent les études comme un passeport pour l’emploi39.
Comment concevoir l’enseignement obligatoire pour les générations qui ont
entre onze et seize ans ? On trouve sur les mêmes bancs des collèges ceux
qui réussissent brillamment et ceux qui sont « illettrés » en sixième, ceux qui
sont promis à de très longues études et ceux qui seront rapidement
« orientés » vers le monde du travail, ceux qui aiment étudier et ceux qui
détestent l’école, ceux que les savoirs scolaires intéressent et ceux qui oublie-
ront vite ce qu’ils auront appris dans les livres. Le collège fait partie de
« l’école obligatoire », mais il est aussi l’antichambre du lycée. Comme ce
sont les mêmes professeurs qui enseignent ici et là, rien d’étonnant à ce que
les enseignants des collèges se sentent plus proches de leurs collègues des
lycées que des professeurs d’école, même s’ils sont devenus, comme eux,
« des maîtres de l’école obligatoire ».
Or, du fait de leurs études universitaires, des contenus des programmes,
des visées de l’enseignement secondaire général débouchant sur l’enseigne-
ment supérieur, les professeurs du second degré ont gardé l’ambition de
transmettre une « culture générale ». Comme au temps où ils étaient destinés
à former les futures élites. Les professeurs recrutés pour préparer des élèves
sélectionnés en vue des divers baccalauréats n’ont pas à avoir de souci utili-
tariste à court terme. Les mathématiques qu’ils enseignent n’aident pas à
faire des comptes, ni à calculer des périmètres de champs à clore, comme
cherchaient à le faire les problèmes d’arithmétique primaire. La littérature
des professeurs de lettres ne recoupe guère le monde littéraire dont on parle
à la télévision. Les professeurs de biologie, même s’ils se sentent le droit de
parler du SIDA ou des effets du tabac, ne confondent pas leur enseignement
avec une éducation à la santé. L’usage social des savoirs scolaires n’est pas
ce qui oriente les enseignements, même techniques40. L’usage professionnel

29
L’école et la lecture obligatoire

lointain que les mathématiques auront dans le travail d’un technicien, d’un
médecin ou d’un ingénieur ne peut davantage servir de boussole pour
orienter les contenus des programmes ou les progressions disciplinaires.
Quelles sont les finalités d’une telle instruction, qui, aujourd’hui comme hier,
suppose que soit réglé en amont le problème « des apprentissages de base »,
c’est-à-dire de la lecture et de l’écriture autonomes ?

QUAND IL Y A URGENCE ET OBLIGATION À INSTRUIRE

Ces trois figures de maîtres montrent que des conjonctures historiques pour-
tant bien différentes ont fait naître la même conviction forte. Pour répondre
à ce qui semble un défi social urgent (sauver son âme, bâtir la République,
s’insérer dans le monde du travail), la réponse est toujours la même : il y a
nécessité et urgence à instruire, il y a nécessité et urgence à donner à tout
le monde la maîtrise des savoirs d’écriture requis par la société environnante,
qu’elle s’appelle instruction élémentaire (chrétienne ou profane), savoirs
fondamentaux, compétences de base, SMIG culturel, socle commun de
connaissances. Derrière toutes ces appellations est désigné, de façon constante
mais floue, ce qu’on appelle aujourd’hui la « littéracie41 », qui est le savoir
lire et écrire obligatoire d’une époque, la culture écrite de base partagée par
une société.
Il y a urgence et nécessité à faire lire tout le monde, sans exception, qu’on
soit fille ou garçon. Pourtant, il faut remarquer que c’est seulement le salut
des âmes qui concerne les deux sexes de façon totalement égalitaire, même
si ce qui est vrai en théorie théologique n’a pas toujours eu d’effet en pratique
pastorale, les prêtres ou les Frères s’occupant des garçons et laissant l’édu-
cation religieuse des filles aux familles ou aux congrégations féminines. De
même, s’agissant de la formation civique, les femmes n’ont été pendant long-
temps que des citoyennes par procuration, malgré des proclamations d’éga-
lité républicaines, puisqu’elles n’ont pas eu le droit de vote avant 1945,
c’est-à-dire très tardivement par rapport aux autres pays du monde (dix ans
après la Turquie). Quant au marché du travail, il n’est toujours pas, loin s’en
faut, égalitaire pour les deux sexes.
Il y a urgence et nécessité à instruire pour toute la vie, puisque l’ins-
truction vise non seulement les enfants mais les adultes qu’ils vont devenir.
Du temps de la catéchisation de masse, les enfants n’en ont pas fini avec la
religion une fois qu’ils ont fait leur communion, ils ont à devenir meilleurs
chrétiens de leur baptême à leur extrême-onction : toute une littérature de
piété est éditée pour leur édification. Dans l’école républicaine, les garçons
ne deviennent citoyens actifs qu’à leur majorité (21 ans, puis 18 ans à partir
de 1974), c’est-à-dire bien longtemps après leur sortie de l’école. « Celui qui

30
Quand lire devient obligatoire

vend son vote se déshonore », lit-on dans des cahiers d’élèves de onze ans, qui
s’appliquent à recopier ce modèle d’écriture, mais ne feront l’expérience de
l’isoloir et du bulletin dans l’urne que dix ans plus tard, après avoir eu « l’hon-
neur de servir la patrie sous les armes ». L’école leur rappelle ainsi qu’ils
devront exprimer leurs convictions et participer aux décisions de l’espace
public de leur majorité à leur mort. Dans le monde du travail actuel, la
formation initiale est suivie de la formation « continue », « permanente »,
« en cours d’emploi ». De multiples discours ne cessent de répéter que
personne ne pourra cesser d’apprendre tout au long de sa vie profession-
nelle, car les transformations techniques ou économiques obligeront non
seulement nombre de travailleurs à changer d’emploi mais aussi à « retourner
à l’école ». Les stages, les cours, les formations diverses sont devenus d’au-
tant plus visibles dans l’environnement qu’ils ne sont plus seulement des
outils de promotion sociale mais qu’ils accompagnent tous les plans sociaux
et les situations de chômage.
Pourtant, pour la première fois, l’obligation de s’instruire n’est plus un
projet coextensif à la vie humaine, mais seulement à la vie active. Si les
savoirs à acquérir ont pour priorité de préparer à la vie professionnelle,
confondue avec le temps du travail, les retraités se trouvent exclus des grands
enjeux actuels concernant les savoirs à faire acquérir et à transmettre. Ou
plutôt, ils se trouvent libérés d’une conception utilitariste des savoirs. Certes,
ils peuvent se contenter d’être des consommateurs de biens et de services.
Mais dans le temps libéré des contraintes du travail, on les voit aussi peupler
les universités du troisième âge et viser des activités d’enrichissement intel-
lectuel et culturel gratuites : l’éducation libérale, telle que la pensaient les
professeurs attachés à la formation de l’honnête homme, serait-elle en passe
de devenir un loisir de vieillesse ? Le savoir lire, écrire et compter du XXIe siècle
est-il devenu, en fait sinon en droit, un simple outil d’embauche ?
L’obligation d’instruction, qui inclut la lecture obligatoire et qui a fini par
se confondre avec une obligation de scolarisation sans cesse accrue, produit
nombre d’effets paradoxaux.

31
CHAPITRE
2

Les paradoxes de l’obligation

T rois figures de maîtres se dégagent, au fil des siècles. La première, prési-


dant à l’instruction religieuse, la deuxième, à l’éducation civique, la dernière,
garante d’un niveau de qualification professionnelle. Ces figures, bien
qu’éclairantes, demeurent des simplifications* 1 abusives de la culture écrite
scolarisée et de ses réorientations au fil des siècles. Dans la pratique, l’école
n’a cessé de remplir plusieurs fonctions en même temps. Ainsi, les écoles
charitables (créées par les congrégations ou des associations de bienfaisance
pour les enfants pauvres) ont eu une fonction d’éducation religieuse ou
morale, mais aussi de préparation à la vie économique (avec l’écriture et le
calcul) et de gardiennage gratuit. Leur but, à travers l’alphabétisation, était
non seulement de fournir une instruction chrétienne, mais aussi une aide
sociale et de protéger l’enfance. Retirer les enfants des dangers et des errances
de la rue peut se faire aussi bien au nom de l’amour chrétien du prochain
que de la philanthropie sociale. Il ne faut donc pas s’étonner que des éduca-
teurs conséquents aient voulu transmettre à leurs élèves ce qui leur semblait
essentiel pour eux-mêmes (leur foi religieuse, leur conception des rôles
sociaux ou sexués, leur vision du monde, leurs valeurs sociales et morales).
Ce que nous voyons rétrospectivement comme une « inculcation » forcée,
absurde ou condamnable, n’est pas, dans son principe, différent de ce que
nous faisons aujourd’hui en obligeant tous les enfants à lire de la littérature,
ou à faire des sciences, au nom d’un « intérêt supérieur » qui est leur intérêt,
même s’ils n’en ressentent eux-mêmes nul besoin2. Les générations futures
trouveront peut-être invraisemblable et tyrannique notre entêtement à
obliger les élèves à écrire sans faute entre les lignes des cahiers, au lieu de
leur apprendre précocement à taper à la machine et à utiliser des logiciels
de correction orthographique (dont les performances risquent de dépasser
rapidement celles des jeunes générations en mal d’orthographe…).

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 300.

33
L’école et la lecture obligatoire

PLURALITÉ DES FINS ET CONFLITS DE VALEURS

Quand une nouvelle urgence d’instruction émerge dans l’espace social, elle
n’élimine pas pour autant les anciennes valeurs. Tout le monde veut croire,
au contraire, que les contraintes découlant du présent peuvent être prises
en charge en sus de celles héritées du passé et que l’école saura répondre
aux nouvelles demandes sociales sans abandonner ses anciennes missions.
Ainsi, les frères des Écoles chrétiennes, en même temps qu’ils apprennent à
prier, enseignent à lire à tout le monde, à écrire et à compter à une élite
populaire. Quand les républicains suppriment l’enseignement religieux, ils
doivent prouver que la mission éducatrice de l’école n’en sera pas affaiblie,
davantage, ils mettent au premier plan l’enseignement d’une morale
commune, sans se référer à une religion ou à une philosophie particulières
(ce que contestent les catholiques), en même temps qu’ils instituent une
histoire et une géographie nationales, pour apprendre à tous à aimer la
patrie. L’histoire et la géographie perdureront dans l’école, mais la morale,
qui, pas plus que le catéchisme, ne peut finalement être évaluée dans une
épreuve d’examen, disparaît progressivement des pratiques enseignantes
entre les deux guerres, bien avant d’avoir disparu des textes officiels3.
On trouve les mêmes questions lorsque de nouveaux contenus apparais-
sent dans les programmes. Les nouveaux enseignements considérés comme
« incontournables » (par exemple, apprendre à utiliser l’ordinateur) finissent
toujours par provoquer le recul ou même l’effacement d’autres activités.
Comment généraliser l’initiation précoce aux langues vivantes sans diminuer
le temps pris aux heures de français4 ? Dans l’école primaire, on peut main-
tenir la fiction d’emplois du temps « souples » où les horaires sont des four-
chettes indicatives, modulables au fil des semaines, ce qui rend leur contrôle
quasi impossible. Mais dans l’enseignement obligatoire du collège, les concur-
rences entre disciplines touchent à l’organisation des emplois du temps, donc
à la vie des élèves et des professeurs. Comment répartir des horaires qui ne
sont pas extensibles ? Comment accroître la place à accorder aux mathéma-
tiques ou à l’informatique, sans que ce soit au détriment des lettres ou des
arts ? Comment tenir compte du socle commun de connaissances5, qui est
perçu par les uns comme une charte qui vient en sus ou à côté des programmes
en vigueur, reçu par certains comme un programme alternatif, tandis que
d’autres y cherchent le « plancher » définissant un niveau minimal pour
mauvais élèves ? Comment intégrer ses injonctions dans l’ordinaire des classes ?
Toute reconfiguration des « savoirs obligatoires » met fatalement certaines
disciplines sur le chemin du cimetière, en même temps que le corps de leurs
spécialistes. Cependant, ce ne sont pas les mêmes personnes qui s’émeuvent
dans l’espace social pour dénoncer « l’assassinat » programmé des travaux
manuels ou du grec ancien, de la couture ou de la littérature. À l’intérieur

34
Les paradoxes de l’obligation

d’une même discipline, les conflits d’orientation peuvent d’ailleurs diviser la


corporation, les uns plaidant pour une adaptation salvatrice seule capable d’en-
rayer le processus de marginalisation (sur le mode « pour que rien ne change,
il faut que tout change »), les autres criant à la trahison et appelant à la résis-
tance (sur le mode « il faut sauver les lettres »). Même si certaines évolutions
qui accompagnent la longue durée de l’école obéissent à des lois d’adaptation
progressive, bricolées de façon plus ou moins informelle6, d’autres changements
exigent des prises de décision autoritaires. Comme dans toute institution, les
changements assumés doivent être inscrits dans des textes réglementaires et les
autorités de tutelle ne peuvent pas redéfinir périodiquement le « savoir lire-
écrire » d’un temps sans brader des pans entiers de l’héritage.
C’est ce qui explique les contradictions insolubles qui nourrissent les affron-
tements rhétoriques dans les journaux, les débats sans fin à la télévision, où
chacun cherche à défendre l’école au nom de valeurs prioritaires supposées
communes. Pour les enseignants pris dans les soucis quotidiens du travail, les
choses sont particulièrement difficiles, car quand une urgence entre en conflit
avec une autre urgence, les normes ordinaires qui guident l’action deviennent
opaques et les acteurs eux-mêmes n’y voient plus clair. Doivent-ils maintenir
des exigences fortes pour tous, au risque de laisser tomber les élèves en diffi-
culté ? Faut-il s’intéresser d’abord aux élèves en échec en abaissant le niveau
d’exigence, au risque de pénaliser les bons élèves ? Doivent-ils se battre pour
que l’école initie tous les élèves à la littérature, ou bien faut-il préférer les
savoirs scientifiques, à une époque où l’imaginaire est de toute façon nourri
de récits en images par le cinéma et la télévision ? Doivent-ils cesser de faire
lire leurs élèves à voix haute, puisque aucun examen ne testera plus jamais
cette compétence, et les entraîner non seulement à « cliquer » mais encore à
dactylographier sans regarder le clavier, même si cette compétence n’est pas
(encore) testée ? Que faire ? Ou plutôt, que faire prioritairement ?
Ce sont ces contradictions, finalement bien banales, qui constituent l’es-
pace de réflexion et de perplexité des praticiens. Elles les préservent (souvent)
des visées « totalitaires » qui imaginent toujours la convergence de tous les
moyens vers une fin unique. Elles sont une garantie pour les individus qui,
contraints d’agir et donc de choisir, prennent conscience, à l’usage, des consé-
quences imprévues de leurs positions, de leurs préférences, de leurs préjugés.
Chacun se trouve plus ou moins conduit, en période de changement, à peser
le pour et le contre, à expliquer, à argumenter, à se justifier, à polémiquer,
bref, à penser. Les contradictions de l’école sont un espace de jeu, c’est-à-
dire un espace de conflits, souvent source de confusion, et, en même temps,
un espace de liberté. Même si cette indétermination relative du présent et
du futur est généralement mal vécue.
Certains enseignants interprètent ces conflits comme un double langage
que tient l’institution pour mieux tromper les maîtres et les élèves : d’un côté,
le discours de l’idéal, de la gratuité de la culture « qui n’a pas de prix », de

35
L’école et la lecture obligatoire

l’égalité des chances, du droit au savoir, de la formation désintéressée des


meilleurs et des moins bons, du développement des aptitudes dans le respect
des rythmes et besoins de chacun. De l’autre côté, elle prône le réalisme, l’ef-
ficacité, l’adaptation aux besoins sociaux et économiques du présent ou du
futur proche. Elle désigne par des « mots qui chantent » (lecture pour tous,
démocratisation, égalité des chances, pédagogie de la réussite, culture
commune) ce qui trahit, de fait, sa compromission avec l’idéologie de l’en-
treprise : concurrence, sélection, hiérarchie des compétences, impératif de
rentabilité, culture du résultat. Pour d’autres, ce flou entretenu est la porte
ouverte à des abus ou à des dérives de toutes sortes. Il déporte dans les établis-
sements, sommés de faire eux-mêmes des choix ou d’arbitrer les conflits, les
tensions ou contradictions que devraient régler les autorités de tutelle.
La lecture est au cœur de tous ces débats : utilisé de façon intransitive,
le verbe lire (il faut apprendre à lire, faire lire vite et beaucoup, lentement
et bien, efficacement et pour le plaisir) désigne une compétence indéter-
minée dans ses niveaux d’exigence (un enfant de CP mais aussi un élève de
sixième et même un étudiant peuvent « ne pas savoir lire ») autant que dans
ses objets (bases de données aussi bien que romans) et dans ses usages (utili-
taires ou divertissants). À travers les débats récurrents sur la lecture (niveau
d’exigence, méthodes d’apprentissage, évaluations, échecs, prévention), ce
sont les enjeux globaux de la scolarisation et de la culture scolaire qui sont
visés en filigrane, si bien que plus on parle de la nécessité absolue de faire
lire, moins on se pose la question des contenus7 : lire quoi ? Tout, bien sûr,
puisque l’approche est « sans exclusive ». Tout, est-ce à dire n’importe quoi ?

PRAGMATISME DE LA RÉUSSITE VS IDÉAL


DE LA FORMATION

Le désir de vivre dans une institution aux normes simples et claires risque
ainsi de produire deux dérives symétriques : celle des réalistes, soucieux d’être
efficaces et celle des idéalistes qui refusent de transiger sur certains prin-
cipes. Les premiers se demandent avec pragmatisme comment tracer les
chemins les plus courts vers la demande sociale et le marché de l’emploi,
comment aider les élèves en échec à retrouver confiance en eux en réussis-
sant leur stage en entreprise, alors qu’ils détestent une école qui ne les aime
pas. Ils jugent sévèrement l’inertie d’une institution qui, sous prétexte d’éga-
lité, veut obliger tout le monde à préférer les livres aux médias et à faire
des études abstraites. Ils constatent que ces élèves n’ont rien retenu de l’his-
toire de la Première Guerre mondiale, ou, ce qui est pire, de la Seconde,
sauf l’ennui. Ils se demandent si certains collégiens n’auraient pas pu mieux
utiliser le temps perdu à échouer sur des langues étrangères que, de toute

36
Les paradoxes de l’obligation

façon, ils ne parleront pas. Pourquoi leur infliger, comme autant de puni-
tions, des lectures de romans si loin d’eux, alors qu’on pourrait les aider à
mieux comprendre ce qu’ils aiment lire, les BD et les revues de loisirs ? De
ce fait, les réalistes prônent les lectures fonctionnelles et les programmes à
la carte, acceptant de « parer au plus pressé » et de remettre à plus tard (il
y a une vie sociale après l’école) les soucis de formation identitaire, civique
ou culturelle. Faut-il pour autant s’avouer prisonnier du court terme ?
Le risque inverse est celui de la belle âme, qui ne veut rien céder sur
« l’essentiel », la formation des sensibilités et des imaginaires, la construc-
tion des identités citoyennes, les curiosités intellectuelles et la transmission
des valeurs. Si la légitimité de l’école réside dans son projet de transmission
collective, elle doit continuer à faire comprendre le monde à tous, à instruire
sans exclure, sans se soucier de la rentabilité des apprentissages à court terme,
sans se sentir culpabilisée d’être impuissante pour l’avenir des élèves sur le
marché de l’emploi. Elle doit faire partager des savoirs, des émotions et des
valeurs, pour apprendre aux jeunes générations à vivre ensemble. Sans cette
construction d’une culture partagée à l’école et par l’école, comment préparer
à la vie publique qui exige des citoyens une vigilance constante, qui leur
demande de savoir s’informer, d’interroger les positions sociales et de mani-
fester leurs engagements ? Le grand risque de ce programme auquel tout le
monde veut souscrire est de traiter par le mépris les questions naïvement
utilitaires des élèves (à quoi ça sert ?) et leurs soucis du lendemain (à quoi
ça va me servir ?). Si la grandeur du métier d’instruire consiste à éveiller les
consciences par la culture écrite, les enseignants peuvent-ils sans mystifica-
tion s’abstraire de ses servitudes, et laisser les familles porter toutes seules
les soucis prosaïques mais urgents concernant les orientations scolaires, les
débouchés professionnels, c’est-à-dire l’avenir de leurs enfants ? Les ensei-
gnants peuvent-ils sans mentir proclamer tout haut leur souci de justice
sociale, d’égalité des traitements entre élèves, leur volonté d’aide « priori-
taire » aux plus fragiles, et, dans le même temps, entériner des modes de
fonctionnement qui vont en sens contraire ? Le discours que les enseignants
tiennent en tant que professionnels de l’école et les pratiques qu’ils ont en
tant que parents d’élèves révèlent à chacun d’eux, parfois avec cruauté, à
quel point l’expérience ordinaire met leurs principes à l’épreuve et dévoile
leurs contradictions.
Quant aux élèves, ils vivent dans une école où alternent, de façon plus
ou moins arbitraire, les apprentissages sérieux, ceux dont tout le monde sait
qu’ils sont scolairement et socialement rentables, et, d’autre part, des acti-
vités de loisir éducatif. Les premiers (par exemple, les mathématiques) leur
demandent de travailler et d’apprendre, alors que les autres (éducation
physique, musique, lecture de livres de bibliothèque) sont régis par le prin-
cipe du plaisir immédiat. Dans les établissements, les rapports entre les ensei-
gnants des diverses disciplines sont ainsi marqués par une hiérarchie de

37
L’école et la lecture obligatoire

positions que tout le monde connaît mais dont personne ne parle, puisque
les disciplines sont supposées être toutes égales en statut et en dignité.
Cependant, ce qui rapproche les enseignants (être professeur) est-il plus
important que ce qui les distingue (les maths ou la musique) ? Les parents
pensent que l’un tient dans ses mains l’avenir de leurs enfants, alors que
l’autre « ne sert à rien8 » (c’est ainsi que bien des familles traduisent « visées
culturelles désintéressées »).
Ces deux positions symétriques laissent intacte l’énigme sur laquelle les
enseignants doivent s’interroger : qu’est-ce qui a pu faire qu’aujourd’hui
l’identité des individus ait pu à ce point se confondre avec leur existence
travailleuse ? Comment l’insertion professionnelle a-t-elle pu devenir une
valeur et non plus seulement une nécessité économique ? Ce glissement est
particulièrement pervers dans les lieux les plus marqués par l’échec scolaire
et fait apparaître dans toute son hypocrisie le discours qui préside aux orien-
tations. Si l’impératif social proclamé est de « choisir un métier qui plaise »,
« où l’on peut se réaliser », en fonction d’un projet exigeant investissement
personnel et espoir de gratifications, il est difficile de reprocher aux élèves
de refuser d’être orientés dans certaines filières professionnelles qui jouent
le rôle de repoussoir stigmatisant et où ils se retrouvent malgré eux.
Que s’est-il passé dans l’espace social pour que, dans les discours, le mot
« réussite » ne cesse de glisser de la réussite scolaire (testée par des évalua-
tions « papier-crayon » qui présupposent lecture et écriture) à la réussite
professionnelle (quels revenus, quel statut ?), puis à la réussite tout court,
comme si la vie était devenue un examen9. Il faudrait comprendre aussi
pourquoi le mot « formation », utilisé sans autre précision, a fini par dési-
gner non seulement la formation professionnelle mais tous les processus
d’apprentissage, des plus désintéressés aux plus utilitaires, des plus identi-
taires aux plus instrumentaux.
En effet, dans les mêmes lieux sociaux, d’autres discours10 prônent des
valeurs contradictoires, vantent l’épanouissement personnel, les équilibres
affectifs et relationnels de la vie privée, le bonheur des vacances et des
échanges conviviaux. Et on ne compte plus les œuvres de fiction qui ne
cessent de rappeler que l’argent, le prestige social, bref, la réussite, « ça ne
fait pas le bonheur ». Ces deux modèles, utilisés avec éclectisme par les spots
publicitaires, coexistent sans éclairer les choix pratiques à travers lesquels
chacun doit résoudre les conflits d’existence qu’ils engendrent. Faut-il penser
que le travail est devenu une valeur sociale du seul fait que le chômage est
une expérience durable et banale, même pour des étudiants diplômés ou
pour des cadres d’entreprise ? Dans le monde de demain, plus encore qu’au-
jourd’hui, quelle que soit sa compétence, n’importe qui pourra perdre son
emploi du fait des restructurations d’entreprises et des fluctuations écono-
miques internationales. Le travail a déjà acquis le prix symbolique des biens
rares, alors qu’il a longtemps été pensé comme une fatalité inexorable, une

38
Les paradoxes de l’obligation

peine ou une aliénation dont les hommes devaient essayer de se libérer. La


nouvelle idéologie du travail est le contre-pied de toutes les utopies poli-
tiques et sociales qui imaginaient des lendemains qui chantent dans une
société dont le lieu identitaire serait le temps libre et le loisir11.

L’INSTRUCTION « DE BASE »,
PRIVILÈGE ET CONTRAINTE

Une autre opposition plus ancienne continue de traverser l’école obligatoire,


opposant l’école de base conduite par un maître unique, et l’enseignement
secondaire des collèges, toujours confié à une multitude de professeurs spécia-
lisés. L’enseignement secondaire, autrefois sélectif et élitiste, n’a pu exister
qu’en réponse à la demande sociale de certaines familles, intéressées à offrir
à leurs enfants les avantages d’une éducation payante et bien encadrée. Il
reposait sur une conception libérale de l’instruction, choisie et non subie,
voulue par les familles et non imposée par l’Église ou par l’État. Si l’élève
apprenait mal, l’institution pouvait regretter de perdre un client (ce qui l’in-
citait souvent à l’indulgence : le cancre de pensionnat n’est pas qu’un mythe),
mais elle ne se sentait pas responsable. Un professeur était payé pour faire
cours, donner des devoirs, interroger, noter, mais ce n’était pas à lui d’ac-
compagner le travail personnel des élèves : les versions latines et les disser-
tations se faisaient en dehors des heures de cours, pendant les « études »
surveillées. Dans la tradition française12, héritée des collèges conçus par les
jésuites ou d’autres ordres enseignants, il existait d’ailleurs un partage clair
entre le temps des cours, où le professeur interroge, fait une nouvelle leçon,
puis donne un nouveau travail, et le temps des études, où l’élève apprend
ses leçons et fait ses devoirs, seul ou aidé par un répétiteur13. Quel que soit
l’avantage que les parents attendaient de ces années d’études, que leur fils
ait appris ses déclinaisons latines et commenté les classiques au collège des
Pères ou au lycée républicain, il existait alors d’autres voies que les diplômes
pour forger un avenir et conforter une position sociale. À en croire Antoine
Prost14, il faut attendre le début des années 1960 pour que la bourgeoisie
française scolarise « autant que possible » tous ses enfants, filles comprises,
en recourant en cas de difficulté à toutes les voies détournées (cours parti-
culiers, écoles privées, stages à l’étranger, etc.).
Le professeur corrige évidemment les devoirs de ses élèves, annote les
copies, souligne les barbarismes et les contresens, met des notes et fait des
corrigés modèles15. Il attend prioritairement de l’élève qu’il soit attentif
pendant la classe et qu’il fasse ensuite les devoirs demandés. Les ratés d’ap-
prentissage semblent en découler : « N’écoute pas en classe », « Ne travaille
pas assez », lit-on sur les bulletins scolaires. De là vient, peut-être, que

39
L’école et la lecture obligatoire

l’imaginaire professoral apprend à penser la relation pédagogique sur le


modèle de la communication transparente et de l’attention inlassable de
celui qui se sait ignorant devant la parole nourrissante de celui qui sait16.
Selon les époques, on la décrira comme le dialogue confiant du maître vers
le disciple (Socrate parle et le petit esclave dit « c’est vrai », « assurément »,
« je dois en convenir »), ou comme le moderne face-à-face « émetteur-récep-
teurs », dont il faut gommer les bruits parasites, en jouant bien de la « fonc-
tion phatique », des feed-back régulateurs et des interactions entre pairs,
quelle que soit finalement la discipline enseignée.
Le métier d’instruire « obligatoirement » se construit contre ce modèle.
Quand le maître est chargé d’apprendre à lire à tous, quand tous les élèves
sont dans l’obligation d’apprendre (à écrire, à prier, à parler anglais ou à
résoudre des équations), une autre pédagogie s’impose17. Le maître n’est pas
celui qui « fait cours » mais celui qui « fait classe ». Il est celui qui distribue
et organise le travail, circule dans les rangs, se penche sur les lignes de copies
ou sur les brouillons, celui qui fait relire, souligne les fautes, fait formuler
la règle ou la solution avant d’ordonner un nouvel exercice. Il encadre les
activités d’une façon rapprochée et contraignante, avec tous les risques que
cela comporte. Les châtiments corporels sont interdits, mais les tensions sont
d’autant plus fortes que le maître est davantage « sur le dos des élèves » et
les oblige à faire et à refaire, sans trop compter sur l’aide des familles. Les
consignes succèdent donc aux consignes : « Regardez ceci », « Soulignez cela »,
« Écrivez », « Recherchez », « Recopiez », etc. Toute la virtuosité pédagogique
réside dans l’art de gérer, pour un grand groupe, le tempo des activités,
puisque ce que l’un finit en deux minutes, l’autre ne parvient pas à le faire
en dix. Rien d’étonnant à ce que les exercices préférés soient ceux qui réali-
sent le miracle d’occuper le même temps pour tout le monde (lectures collec-
tives, dictées, copies, exercices à trous), et à moindre titre, toutes les tâches
algorithmiques que le maître peut allonger ou interrompre à volonté (conju-
gaisons, opérations, lignes d’écriture).
La mission professionnelle de celui qui enseigne en école obligatoire est
donc d’obliger les élèves à s’instruire. Peut-il obliger de la même façon des
enfants très jeunes et des adolescents, des élèves qu’il rencontre chaque jour
et dont il est le maître unique et des élèves qu’il ne rencontre que quelques
heures par semaine et qui ont bien d’autres professeurs ? Un maître et une
maîtresse peuvent-ils obliger de la même façon des garçons et des filles ?
Quels sont les moyens de pression dont l’école dispose pour prêcher au-delà
du cercle des convertis et pour mettre au travail des élèves qui n’en ressen-
tent nullement le besoin ? Quels moyens sont légitimes ? Lesquels sont effi-
caces ? Et peut-on vraiment « obliger » un élève à apprendre à lire ?
La représentation libérale de l’enseignement fait des études un libre choix
et un privilège, laissant à celui qui apprend la responsabilité de ses réussites
et de ses abandons, la liberté de ses goûts personnels et de ses investisse-

40
Les paradoxes de l’obligation

ments intellectuels. Tout au contraire, l’école obligatoire impose sa directi-


vité, ses progressions, ses aides mais aussi ses sanctions en cours d’appren-
tissage. Toutes les pédagogies nouvelles, sous leurs formes variées, témoignent
de l’effort démesuré fourni par les pédagogues pour faire coïncider en théorie
(ce qui est assez facile) et en pratique (ce qui l’est moins) l’offre obligatoire
d’enseignement avec une « demande authentique » des élèves (pédagogie des
centres d’intérêt, des méthodes actives, de la motivation, du plaisir de lire,
etc.). Une utopie sommeille en tout pédagogue : enseigner en un lieu où les
élèves réclament ce qu’on leur impose, « veulent ce qu’ils font18 ».

INSTAURER L’OBLIGATION DANS LES FAITS

Dans un premier temps, il s’agit de faire entrer l’obligation dans les mœurs.
En effet, quand l’État décide de rendre l’école obligatoire, sa seule contrainte
est d’ouvrir partout des écoles gratuites. Encore faut-il qu’elles soient acces-
sibles à pied : la loi du 20 mars 1883 oblige à ouvrir des écoles dans les
hameaux ruraux à plus de trois kilomètres du chef-lieu et à subventionner
les communes pour bâtir ces écoles « déshéritées ». De là vient le réseau
dense des écoles à classe unique (et donc mixtes), qui couvre alors la France.
Les jeunes normaliens redoutaient d’y être nommés, autant que les jeunes
professeurs d’aujourd’hui redoutent certaines classes urbaines de banlieue.
Émilie Carle, bien qu’habituée à la montagne depuis son enfance paysanne,
a raconté le choc qu’a été son premier poste de remplaçante solitaire19, en
butte à une population inhospitalière, voire menaçante.
Pour les contrevenants, faut-il prévoir une législation répressive ? La pers-
pective de ces sanctions provoque nombre de réactions critiques, hostiles ou
ironiques et alimente de nombreux pamphlets publiés entre 1870 et 1882. Ils
cherchent à alarmer les instituteurs sur les conséquences néfastes qu’aura la
loi d’obligation sur la discipline scolaire. En témoigne ce texte de politique-
fiction qui imagine les propos qu’un maître tiendrait six mois après le vote
de la loi, si par malheur elle était adoptée :

« L’école est devenue une prison, prison gratuite il est vrai, où l’en-
fance est, de par la loi, condamnée aux travaux forcés. Les élèves se
peuvent par suite ranger en trois catégories : d’abord les enfants de bonne
volonté, ceux qui de plein gré, c’est-à-dire par obéissance à leurs parents,
fréquentent la classe : ils y venaient avant la loi, ils y viennent encore,
mais à quel danger ne sont-ils pas désormais exposés ! Puis, ceux que je
dois appeler les petits forçats, enfin les échappés du bagne, ou si vous
aimez mieux les écoliers réfractaires. Que dire de ces enfants condamnés
à l’école et dont les pères ont été menacés ou punis par une loi qu’ils

41
L’école et la lecture obligatoire

trouvent injuste et odieuse ? Plaignez, messieurs, plaignez un pauvre maître


livré sans défense à ces mutins. Un garde-chiourme est plus heureux !20 »

D’une certaine façon, l’autorité de l’enseignant a tout à perdre à vouloir


supplanter l’autorité parentale. Quelle pression sociale peut contraindre les
parents à se conformer à la loi qui leur interdit d’utiliser les garçons pour les
travaux des champs et les filles à la maison ? La première mission des maîtres
est de compter sur le temps qui fera passer la loi dans l’usage. Ils finiront bien
par convaincre les familles réticentes ou négligentes qu’envoyer leurs enfants
en classe est à la fois leur intérêt et leur devoir, comme le rappellent tous les
manuels destinés à instruire les maîtres de leurs devoirs professionnels.

« Les directeurs d’école doivent tenir un registre d’appel […] à la fin


de chaque mois, ils adressent au maire et à l’inspecteur, un extrait de ce
registre avec l’indication du nombre des absences et des motifs indiqués.
On remarquera que, par une sage réserve dont il faut savoir gré au légis-
lateur, l’instituteur n’est pas chargé de veiller à l’exécution de la loi. Ce
n’est pas à lui de provoquer des mesures répressives.21 »

Cependant, les difficultés imaginées avec l’entrée en classe des « récalci-


trants » ne s’avèrent pas totalement fantaisistes. Dans les années 1900, quand
Binet est chargé de trouver un test pour repérer les enfants inaptes à une
scolarisation normale, la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant22,
sous la direction de Ferdinand Buisson, conduit nombre d’enquêtes sur les
comportements à problème des enfants qui sont désormais scolarisés (le
mensonge, la colère, l’insolence, la paresse, etc.). Il s’agit de proposer des pistes
d’interprétation aux maîtres qui y sont confrontés et des conduites qui ne
soient pas seulement répressives. Cependant, si la loi de 1909 qui crée l’en-
seignement spécial est votée, c’est, grâce à Daguerre, pour permettre la créa-
tion d’écoles spéciales, comportant des internats où placer les enfants
« caractériels », « instables », ou que l’on soustrait de la tutelle de leurs parents
incapables23. En revanche, très peu de classes de perfectionnement seront créées
pour accueillir les « déficients intellectuels » qui ne perturbent pas la classe et
dont l’échec en lecture n’est pas un problème social avant les années 1950.
Dans les années 191024, une commission d’enquête parlementaire s’in-
quiète des résistances passives à l’obligation instaurée par Ferry et certains
affirment même que la loi est un échec. Les enfants quittent l’école à douze
ans et non à treize, les uns parce qu’ils ont le certificat, les autres parce
qu’ils ne pensent pas l’obtenir. Et la fréquentation est sporadique.

« Vingt-huit ans après sa promulgation, la loi sur l’instruction obliga-


toire n’est pas encore appliquée ou ne l’est déjà plus. On signale la très
grande proportion des absences à l’école primaire, l’irrégularité de la

42
Les paradoxes de l’obligation

fréquentation ou plutôt la régularité de la non-fréquentation pendant


certaines saisons, dans certaines régions agricoles. On rapproche de ces
faits le nombre considérable de conscrits illettrés ou semi illettrés qu’en-
registrent les statistiques militaires et on en conclut : l’instruction obliga-
toire n’est qu’un vain mot, la loi a fait faillite. »

Buisson, qui écrit ces lignes en 1912, ajoute :

« La loi s’appliquera aussitôt que les mœurs la soutiendront. […] Que


la population soit une bonne fois convaincue du tort que fait à l’enfant,
pour toute sa vie, une interruption complète du travail intellectuel tombant
en cours d’études, et chacun s’ingéniera, en se gênant un peu, à éviter
cet épouvantable gaspillage d’un temps si précieux puisqu’il est si court :
les parents, les agriculteurs, les instituteurs, tous y mettront du leur. Et
en une génération la réforme sera faite.25 »

La question n’est donc plus du côté de la loi, mais du côté des croyances
et des mœurs. Comment convaincre ceux qui ne sont pas convaincus ?
Comment ne pas prêcher seulement les convertis ? Dans les cas litigieux qui
concernent souvent des populations marginales, démunies, la contrainte par
force, le signalement des parents aux services sociaux ou aux autorités de
police, avec des sanctions financières (suppression des allocations familiales)
ou juridiques (condamnation en justice) ne peut que provoquer l’hostilité
accrue de la famille et de l’enfant à l’encontre du maître et de l’école. Il
s’agit d’adopter une conduite « juste », qui soit au bénéfice de l’élève et qui
sache en faire ni trop ni trop peu. Aujourd’hui, l’école est devenue une insti-
tution si bien installée dans l’ordinaire des vies enfantines que les jeunes
enseignants sont très démunis lorsqu’ils se trouvent en face de familles qui,
n’ayant pas besoin du gardiennage gratuit qu’offre l’école, ne cherchent pas
à scolariser leurs enfants (familles sans papiers, ou tsiganes26, communautés
marginales ou sectes religieuses). Comme leurs collègues du début du
XXe siècle, ils perçoivent vite la limite des politiques de sanction. Jusqu’à quel
point les pressions exercées sur les familles seront-elles bénéfiques aux
enfants ? Autant il est facile de répondre à une demande d’instruction déjà
là, autant il est difficile de convaincre les familles qui ont d’autres urgences
et qui ne perçoivent pas les profits que l’école pourrait leur apporter, parce
qu’ils sont trop lointains ou trop aléatoires.
Quand les autorités insistent pour scolariser les élèves récalcitrants, les
parents trouvent d’ailleurs cela un peu suspect, puisque les maîtres n’en
tirent pas d’avantages matériels (ils ne sont pas plus payés), mais plutôt des
déboires pédagogiques (les enfants aux scolarités épisodiques sont rarement
des élèves dociles et brillants). Cette pression de l’école dans la vie privée
est alors ressentie comme une intrusion, une prise de pouvoir, une volonté

43
L’école et la lecture obligatoire

d’arracher les enfants à l’emprise familiale, pour les instruire contre leur gré,
dans une autre langue, une autre idéologie, un autre système de valeurs que
celui de leurs parents : ce qu’on appelle une entreprise d’endoctrinement.
« Les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents »,
disait Danton pendant la Révolution française, pour soutenir le projet d’école
obligatoire de l’an II. À la fin du XIXe siècle, dans un contexte de conflit entre
l’école laïque et l’Église catholique, chacune accusant l’autre d’abus de
pouvoir, ces violentes luttes d’influence ne pouvaient être ignorées des
enfants. Lorsque ces derniers étaient scolarisés dans l’école publique, les
risques d’incidents avec les familles catholiques ou avec le curé étaient perma-
nents, par contenus scolaires interposés, en particulier dès qu’on touchait à
la morale et à l’histoire. La « guerre des manuels27 » est jalonnée de discordes
qui résonnent parfois jusqu’au Sénat, comme lors de « l’affaire de Baumont-
les-Autels » en 1882 (le curé, approuvé par l’évêque, interdit aux enfants
d’étudier le très laïque Manuel d’instruction civique de Paul Bert, sous peine
de leur refuser la communion) ou en 1909 (quatorze livres scolaires sont
condamnés en chaire dans les églises de France). Les enfants se trouvent à
chaque fois pris en otages entre leur famille et les institutions.
Les livres de lecture qui paraissent entre 1880 et 1914 sont remplis d’his-
toires édifiantes qui montrent l’avantage qu’il y a à savoir lire et écrire, la
honte que procure l’ignorance, le progrès que représentent les lois scolaires,
les gratifications symboliques, mais aussi matérielles, que chacun peut tirer de
l’instruction. Au maître d’user à bon escient des « dispenses de fréquentation
scolaire » (jusqu’à trois mois sur l’année), mais au maître aussi de rappeler en
permanence que le prix de la réussite est le prix du travail. Si l’école recon-
naissait qu’une scolarité épisodique peut être aussi efficace que l’assiduité pour
apprendre à lire et à écrire (ce dont tout le monde a des exemples), elle se
disqualifierait en disqualifiant la loi d’obligation. Les instituteurs ont toujours
proclamé la coïncidence totale entre scolarisation et instruction obligatoires,
alors même qu’ils n’ont cessé de faire la part du feu, c’est-à-dire de traiter les
situations au cas par cas, avec plus ou moins de tolérance, au lieu d’appliquer
aveuglément les principes, et c’est bien cette nécessité de jugement que leur
recommandent les inspecteurs dans leurs livres de morale professionnelle. Par
leur prudente « neutralité » et en évitant toute situation de conflit ouvert,
beaucoup d’entre eux ont choisi de préserver la paix scolaire et d’éviter les
tumultes qui attirent immanquablement l’attention des autorités.
Toute une rhétorique de la persuasion se met en place, qui rappelle en
permanence le travail, l’effort, la violence sur soi qu’exigent les apprentis-
sages scolaires. De façon très didactique, il faut affirmer que la réussite
dépend de la volonté et de la persévérance. Donc d’une assistance assidue,
régulière, respectueuse des horaires. Le profit qui en découle aura d’autant
plus de valeur qu’il aura été plus chèrement conquis. De tels discours
cherchent, finalement, à réaliser dans la pratique, et non sans difficulté, le

44
Les paradoxes de l’obligation

paradoxe énoncé par Jean-Jacques Rousseau dans Du contrat social : en obli-


geant les enfants à venir à l’école, même contre leur gré et celui de leurs
parents, mais conformément à la volonté générale inscrite dans la loi, on
« oblige chacun à être libre ». Discours d’engagement ou vœu pieux ? Pour
qu’une telle maxime ne soit pas pur verbiage, ni l’exercice d’une violence
insensée aux yeux de celui qui la subit, il faut quitter « la théorie » et se
demander comment la tenir avec tous les Gavroche qui la récusent « en
pratique » (élèves qui sèchent, fuguent ou « décrochent28 »).

OBLIGATION SCOLAIRE ET DÉSIR D’APPRENDRE

Quand la fréquentation scolaire est devenue un fait de société, quelques


générations plus tard, l’école s’est banalisée et le discours de persuasion qui
énonce les finalités et la valeur de l’obligation finit par s’effacer et dispa-
raître. Paradoxalement, c’est alors que surgissent les vrais problèmes. En
effet, quand l’école fait partie de la vie ordinaire des enfants, elle n’est plus
référée à la loi politique, elle devient une sorte de loi naturelle, au même
titre que les changements de saison, avec ses rentrées, ses vacances, les rites
de passage d’une classe à l’autre. Elle n’apparaît plus aux yeux des élèves
comme une institution relevant d’une volonté sociale, comme une conquête
historique, mais comme une fatalité inéluctable. Ses contraintes, ses exigences
font partie des conditions d’existence, que l’on doit subir et supporter, comme
on subit les contraintes biologiques ou celles du climat. Comment faire
comprendre à un enfant qu’il ne lui suffit pas d’être physiquement présent
à l’école pour apprendre à lire, mais qu’il doit encore le vouloir ? Ce qui est
obligatoire peut-il être désirable ? Comment instruire quelqu’un si l’obliga-
tion d’apprendre annihile le désir d’apprendre ?
Le paradoxe de l’obligation scolaire est que sa banalisation est à la fois sa
force et sa faiblesse, sa réussite et sa fragilité. Les maîtres doivent en perma-
nence inventer des manières d’enseigner qui permettent aux élèves de trouver
valeur et sens à des apprentissages qu’ils ne peuvent pas pour autant choisir.
C’est cela même qu’on appelle la pédagogie. À cet égard, la classe du cours
préparatoire demeure le lieu d’une expérience inaugurale particulière : à nul
autre moment du cursus, les élèves ne font un apprentissage aussi spectacu-
laire que celui qui les fait entrer en lecture. Quand un enfant constate qu’il
réussit à lire seul un texte inconnu, quand il voit que son application finit par
rendre transparent ce qui lui était opaque quelques mois plus tôt, que ses
nouvelles compétences augmentent son pouvoir, élargissent son regard sur le
monde, donnent à ses parents un motif de fierté ou de soulagement, il peut
sentir que le travail exigé « vaut la peine ». Ainsi, pour les maîtres, les enjeux
de la réussite scolaire ne sont pas seulement du côté de la rentabilité de l’école.

45
L’école et la lecture obligatoire

Il peut même y avoir une discordance forte entre le sentiment subjectif de


réussite, l’adhésion des élèves aux valeurs de l’école et ce que des évaluations
statistiques désignent objectivement comme réussite ou échec scolaires.
Or, dans les sociétés massivement scolarisées, il est de plus en plus difficile
pour les élèves de transformer l’injonction de l’institution en projet
personnel29. Dans la banalité grise des rentrées successives, les apprentissages
programmés ne peuvent être vécus comme une aventure. Comment trouver
intéressantes des routines inéluctables ? Quand il n’est plus à conquérir et
qu’il n’est pas menacé, comment un droit social serait-il ressenti comme
précieux ? Un privilège n’a plus de valeur quand il est devenu un bien
commun, trop commun. Les traditions familiales de tous les pays ont pour-
tant su inventer mille rituels qui disent l’allégresse toujours recommencée des
croissances biologiques (la première dent, les premiers pas) ; les objets rituels
(vêtements, jouets, bougies d’anniversaire, albums de photos) sont là pour
rappeler les « grands événements », et ils traduisent l’importance capitale que
revêt, aux yeux de son entourage, chaque traversée d’enfance en sa banalité
singulière. L’école, elle aussi, sait donner sens et valeur aux apprentissages
en ménageant la solennité de certains rites de passage, chargés d’émotion et
d’un peu d’anxiété (la première classe, le premier cahier, le passage à la
grande école, l’entrée au collège). Chaque maître montre à chaque élève que
l’institution dont il est le représentant ne se lasse pas des réussites les plus
prévisibles, les plus inéluctables, les plus minuscules. Il est le témoin inté-
ressé, parfois même admiratif, de ces prouesses glorieuses (« Maître, j’ai tout
lu », « Regarde, maîtresse, j’ai tout bon »). Il garantit ainsi la valeur de l’ap-
prentissage, non pas pour plus tard (quand il faudra aller au collège ou avoir
un métier) mais tout de suite, dans l’ici et le maintenant de la classe.
Cette dimension éducative de la relation pédagogique est constitutive du
métier d’instruire, mais elle ne suffit pas à le définir. Elle le rend simple-
ment possible, puisqu’en dehors d’elle, un projet d’instruction obligatoire est
impensable. Ce qui fait d’un enseignant un professionnel de l’école obliga-
toire, c’est qu’il sait inventer des façons de faire permettant à tous ses élèves,
dans le court terme, de ressentir les gratifications de l’apprentissage. Or, la
société de consommation dans laquelle les enfants vivent par télévision inter-
posée prône le plaisir immédiat, le libre choix individuel, la variété indéfinie
des envies, la nouveauté éphémère des modes. Les pratiques et les valeurs
de l’école sont aux antipodes de cet univers. De ce fait, les savoirs scolaires
sont a priori reçus comme des corvées nécessaires, qu’il faut accomplir le
plus vite possible. Il existe des élèves brillants ou dociles qui adhèrent spon-
tanément à un projet d’apprentissage qui les valorise à leurs propres yeux,
aux yeux de leurs parents et de leurs professeurs, mais la masse des élèves
moyens, qui n’est pas en échec, subit souvent le travail scolaire en essayant
de s’y débrouiller a minima, et voit dans l’école le lieu de socialisation où
partager avec des copains les années d’enfance et de jeunesse30.

46
Les paradoxes de l’obligation

Bien des parents se comportent d’ailleurs comme des « consommateurs


d’école », emmènent leurs enfants en week-end dès le vendredi soir, en
vacances hors des congés scolaires, expliquant à leurs enfants que de telles
absences ne mettent pas en péril leurs apprentissages. Ce sont des parents
appartenant souvent au même monde social que les enseignants, soucieux
de la réussite scolaire individuelle, mais qui n’arrivent même plus à conce-
voir que l’obligation scolaire comporte des devoirs (vis-à-vis du groupe de la
classe) autant que des droits. On connaît les effets de ces tensions contem-
poraines, qui ne résultent plus du travail familial mais des loisirs familiaux.
Dans les écoles qui ont choisi de tolérer les nouvelles mœurs, on s’adapte
aux usages et les matinées du samedi, quand elles existent, sont elles aussi
consacrées à des activités de loisir, accélérant l’absentéisme. Certaines écoles
maternelles ont quasiment institué cette pratique, si bien que les parents
qui conduisent leurs enfants à l’école le samedi matin ont l’impression de
demander un privilège. À l’inverse, des écoles élémentaires continuent de
pratiquer un bras de fer avec les parents, par exemple en organisant les
contrôles mensuels dans ces plages instables, pour imposer les « obligations
de l’école » comme des priorités par rapport à la vie de famille.
Le problème est différent pour les élèves que l’école tient en échec31,
malgré leur bonne volonté. Pour eux, elle est le lieu du travail à perpétuité,
des tâches inutiles, de l’ennui ou de la souffrance, bref, un lieu que toute
personne sensée cherche à fuir ou à subir le moins possible. Or l’échec scolaire
est le corollaire inévitable de l’obligation. Pour échouer, il suffit de ne pas
maîtriser aussi vite que les autres ce que l’institution exige ou espère. L’échec
en lecture au cours préparatoire est le prototype de tous les échecs. La ques-
tion pratique n’est donc pas de savoir si, dans l’absolu, un enfant est ou non
capable d’apprendre à lire ou de réussir tel ou tel apprentissage, mais de
savoir à quelles conditions il pourra l’effectuer dans le temps prévu par le
curriculum. Quelles que soient les aides individuelles que l’on peut (et doit)
apporter, les élèves les plus mal classés se trouvent déconsidérés aux yeux
de l’institution et à leurs propres yeux, en danger d’être exclus ou de se
sentir exclus de leur classe d’âge et de la communauté scolaire (ce qui, en
l’occurrence, revient vite au même).

ASSUMER ET GÉRER LES CONTRADICTIONS


DE L’INSTRUCTION OBLIGATOIRE

Les enseignants se trouvent ainsi pris entre deux contraintes : d’une part, ils
doivent conduire des apprentissages collectifs qui peuvent facilement se gérer
dans la longue durée, en faisant travailler tout le monde en même temps ;
d’autre part, ils ne doivent jamais, dans une classe, se résigner à l’échec des

47
L’école et la lecture obligatoire

uns, à cause de la réussite suffisante des autres. L’école obligatoire, à ses


débuts, ne cesse de se glorifier de la réussite des meilleurs ; dès qu’elle devient
une réalité ordinaire, elle est obsédée par l’échec des plus faibles.
Pourtant, toutes les innovations pédagogiques, toutes les recherches didac-
tiques qui apportent des propositions neuves ou des savoirs éclairants pour
lutter contre l’échec ne peuvent masquer ce fait : l’échec ne peut être
supprimé dans une institution qui « classe », du seul fait que le temps de
l’instruction est collectivement limité, alors que les rythmes d’apprentissage
varient d’un individu à l’autre. Le métier d’enseignant oblige à gérer des
classes hétérogènes, où il faut rendre vivable le scandale permanent d’une
injustice : pourquoi certains savent-ils faire si vite et si facilement ce que
d’autres ne parviennent à comprendre et à apprendre que lentement et à
grand peine ? Pourquoi certains savent-ils lire à Noël, sans effort, alors que
d’autres, malgré leur bonne volonté, auraient besoin d’un guidage rapproché
bien au-delà de juin ? Et que faire, si la progression pédagogique qui marche
assez bien pour le groupe laisse de façon récurrente quelques autres sur la
touche ? Les parents d’élèves prenant les promesses de l’école à la lettre,
revendiquent aujourd’hui la réussite comme un droit : pourquoi n’avez-vous
pas appris à lire à mon enfant ?
Tant de contradictions conjuguées laissent penser qu’enseigner est un
métier impossible. C’est bien ce que ressentent les enseignants dans ces
crises de lucidité qui sont toujours dépressives. Un métier impossible, et,
pourtant, comme chacun le prouve chaque jour, pas « infaisable ». Faire ce
métier, c’est accepter de penser que les contradictions ne pourront jamais
être résolues une fois pour toutes, ni par une « véritable » réforme de l’en-
seignement, ni par une « véritable » formation des maîtres, ni par une « véri-
table » recherche en éducation, qui « règleraient le problème » et
apporteraient enfin des solutions définitives. C’est dire que les maîtres n’en
auront jamais fini avec ces contradictions, qu’il faudra les assumer et
composer en permanence avec elles.
Chaque élève doit découvrir, dans son expérience scolaire, l’écart qui
persiste entre son désir de savoir et sa volonté d’apprendre ; il doit décou-
vrir aussi que l’obligation scolaire n’est pas toujours incompatible avec le
plaisir d’apprendre. Faire accepter la contrainte du travail imposé, sans
qu’elle soit subie ou rejetée, et comme ce qui fait la valeur de l’instruction.
Comment faire ?
Conduire la réitération à perpétuité des exercices : l’instruction est un
processus indéfini, voué à la répétition de tâches minuscules et vitales.
Maîtres et élèves doivent trouver dans ce labeur perpétuel une satisfaction
pour les uns comme pour les autres. Comment faire ?
Gérer l’échec, c’est-à-dire faire en sorte que chaque élève continue de
progresser dans l’inégalité, sans lui masquer les écarts existants ni exclure
qui que ce soit du droit à l’instruction. Comment faire ?

48
Les paradoxes de l’obligation

À chacun de ces « comment faire ? », chaque enseignant répond tous les


jours, par nécessité pratique, du seul fait qu’il continue d’enseigner. Il répond
quand il organise le travail des élèves, choisit les activités, décide de les pour-
suivre ou de les interrompre, félicite ou réprimande, en tenant compte,
« autant que possible », des finalités, des contraintes et de la mémoire de
l’école. Quand on demande à des maîtres confirmés d’expliciter ce qui guide,
règle, norme leurs manières de faire, la réponse qui revient souvent est « ça
dépend ». Cette réponse agace les chercheurs qui y voient souvent le signe
d’un relativisme éclectique ou d’une incapacité à sortir de la pratique (ils
voudraient tant que ce soit la théorie qui éclaire et guide l’action). Elle décon-
certe les formateurs qui y décèlent une prudente dérobade (ils voudraient
tant que les savoirs didactiques disent aux débutants comment appliquer
« les bonnes méthodes »). Elle n’est pas rassurante pour les débutants qui,
même lorsqu’ils « voient faire » des maîtres experts, ne saisissent pas bien
« pourquoi ça marche ». Le métier s’apprend, certes, mais la pratique ne se
transmet pas comme les savoirs discursifs de la théorie, qui demandent
« seulement » de savoir lire. Dans la réponse « ça dépend », il est possible de
lire un bon indice de l’expérience acquise. Ça dépend de quoi ? De tout : des
élèves, du moment de l’année, des parents, de la matière enseignée, et, bien
sûr, de l’âge du capitaine, c’est-à-dire de sa mémoire des situations. Le métier
d’instruire obligatoirement est là, dans cette pratique d’autorité, par laquelle
celui qui enseigne décide ce qui peut être exigé des uns et des autres, des
élèves et de lui-même, ici et maintenant. Ni trop, ni trop peu. Bref, dans cet
exercice difficile du jugement, cet effort vers la justesse qui, comme chacun
le sait, n’est pas un savoir, ni une compétence, mais une vertu.

49
CHAPITRE
3

L’invention d’une alphabétisation


collective

D ans les écoles d’aujourd’hui, un enseignement collectif de la lecture est


la règle et chacun en connaît bien les limites. Les maîtres disent tous à quel
point certains enfants ont besoin d’une relation pédagogique rapprochée.
Interactions particulières lorsque le maître passe dans les rangs lors d’une
tâche collective, suivi individualisé, travail en atelier comme à l’école mater-
nelle, groupes de niveaux ciblés sur des tâches de lecture particulières : les
modalités de la pédagogie différenciée sont multiples et variées. De toutes
les classes de l’école élémentaire, le cours préparatoire est celle où cette
pédagogie s’impose avec le plus d’évidence. Certains enfants savent lire ou
presque dès la rentrée, d’autres « basculent » dans la lecture tout au long de
l’année scolaire. Une étape charnière se situe vers février pour le gros des
troupes dans la plupart des CP, même si presque tous les CE1 comptent
encore des déchiffreurs laborieux et incertains.
Ces écarts de performance rendent de plus en plus difficile la gestion
collective du travail. Les bons lecteurs masquent souvent les difficultés des
autres, car dès qu’un élève a (bien) lu à voix haute une phrase nouvelle, ses
camarades peuvent se contenter de répéter ce qu’ils ont entendu. À côté de
ceux qui lisent « à vue », combien lisent « par ouï-dire » ou de mémoire ?
Pour savoir ce dont est capable un élève, il faut le tester hors du groupe,
lui proposer autre chose que le manuel où il lit souvent par cœur. Ces
diagnostics demandent du temps et, à supposer qu’ils soient faits et que les
difficultés de l’élève aient été constatées et même bien répertoriées, que
faire de plus quand il se retrouve dans le groupe de la classe ? Autant de
constats (qui embarrassent longtemps les maîtres débutants) plaident pour
une individualisation forte de l’accompagnement, surtout pour les élèves
fragiles (opérations « coup de pouce » après la classe, relation duelle avec
un maître spécialisé, un parent, un adulte d’appui, un grand élève-tuteur,
etc.). On a ainsi redécouvert ce qui a été une évidence de longue durée : un
novice apprend à lire beaucoup plus vite en interaction duelle. Le « mode

51
L’école et la lecture obligatoire

individuel » a été dominant dans l’Antiquité (l’enfant qui va à l’école est


accompagné d’un esclave pédagogue-répétiteur) jusqu’au XVIIIe siècle. Il
demeure encore le mode ordinaire dans bien des familles cultivées au
XXe siècle. Il est celui que réinvente le home schooling américain. Il est recom-
mandé pour l’alphabétisation des adultes, puisqu’il peut commencer n’im-
porte quand et que chaque débutant apprend aussi vite qu’il le peut, à son
rythme. Aucune directive n’impose un âge limite, ni une durée préétablie.
Pourtant, c’est seulement en sortant de ce mode individuel qu’a été rendue
possible la scolarisation de masse du lire-écrire-compter. Certaines écoles
pionnières inventent au XVIIe siècle une pédagogie collective de l’enseigne-
ment de la lecture pour débutants et la décrivent dans des traités, mais l’en-
seignement individuel continue d’être pratiqué en 1830. Or, à partir de la
Restauration, un tournant a lieu dans les représentations des élites. Ceux
qui réfléchissent sur l’école et son gouvernement pensent que les progrès de
l’alphabétisation populaire découleront de l’abandon du mode individuel* 1,
archaïque et inefficace. Faut-il choisir l’enseignement collectif selon le « mode
simultané » des Frères des écoles chrétiennes ou selon le « mode mutuel »
adopté dans certaines écoles anglaises qui permet à un seul maître de diriger
cent à deux cents enfants ? La discussion s’enflamme dans les années 1820-
18402. Reste cette énigme : pourquoi nos ancêtres ont-ils si longtemps pensé
que les premiers pas en lecture ne pouvaient être intégrés à un enseigne-
ment collectif ?

APPRENDRE À LIRE À SON HEURE ET À SON RYTHME


PAR LE MODE INDIVIDUEL

Sous l’Ancien Régime, les élèves des collèges, qu’ils soient assis sur des bancs,
un livre ou une feuille imprimée à la main, ou à une table, lisent en même
temps que le maître commente le texte (latin) ou interroge un élève3. Autant
il est facile de concevoir une instruction collective pour un groupe qui sait
lire, en organisant des exercices que chacun exécute en même temps que
son voisin, pendant que le maître parle, commente ou interroge, autant il
paraît impossible d’apprendre collectivement à lire à un groupe d’analpha-
bètes. Comment guider à la fois dix, vingt débutants ou davantage, devant
une page dont ils ne saisissent rien ? Celui qui lit un mot avec exactitude et
celui qui se trompe ont besoin autant l’un que l’autre d’une validation exté-
rieure immédiate. Comme les difficultés des uns ne sont pas celles des autres
et que, à la fois, la vitesse de déchiffrage de chacun et le rythme auquel se

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 302.

52
L’invention d’une alphabétisation collective

font les acquisitions varient, le moyen qui s’impose de lui-même est la rela-
tion duelle : celui qui sait guide celui qui ne sait pas, un lecteur guide un
non-lecteur.
Ce mode individuel d’enseignement existe sous de multiples versions.
La formule la plus économique est la version domestique des apprentis-
sages informels. Les témoignages biographiques nous en donnent de
nombreux exemples. Né en 1695, Valentin Jamerey Duval4 s’est enfui à
treize ans de son village natal où il n’y avait sans doute pas d’école. À
quinze ans, il garde les troupeaux près d’Épinal, quand, feuilletant un
recueil de Fables d’Ésope, illustrées « en forte belles tailles douces », il
éprouve un grand « dépit de ne pouvoir comprendre leurs dialogues sans le
secours d’un interprete ». « J’engageay mes confrères dans la vie bucolique a
m’aprendre a lire, ce qu’ils firent au moyen de quelques repas champetres
que je leur promis. » Ses compagnons bergers lui enseignent les lettres, il
s’exerce avec passion sur des livres de colportage, sollicite d’autres maîtres
plus lettrés, et c’est le début d’une aventure intellectuelle étonnante, puis-
qu’il finit par être bibliothécaire à la cour du duc de Lorraine et par écrire
ses Mémoires vers 1730. Même parcours exceptionnel pour Angela
Veronese5, née en 1779, fille d’un jardinier de Trévise. Elle est si indocile
qu’elle se fait renvoyer de l’école quand elle a six ans et divers adultes
essaient en vain de lui apprendre à lire. À onze ans, elle surmonte son
horreur de l’alphabet, apprend avec le fils du facteur qui lui demande des
contes de fées en échange. Elle déchiffre d’abord des ouvrages de poésie
(Pétrarque, Metastasio, l’Arioste, aussitôt confisqué par son père) et devient
une lectrice passionnée. À quatorze ans, elle s’exerce en cachette à écrire,
en appliquant contre une vitre une feuille vierge posée sur un poème
imprimé. Elle compose ensuite ses premiers sonnets, devient une acadé-
micienne reconnue, écrit l’histoire de sa vie6.
Ainsi, contrairement à ce que tous les militants de la scolarisation enfan-
tine ont réussi à croire et à faire croire, les individus ne sont pas « interdits
de lecture » dans des sociétés sans école. Il suffit que le père « montre » au
fils, le compagnon à l’apprenti, la servante à la fille des maîtres, en recou-
rant au premier livre qui se trouve sur place. Le temps sera celui qu’il faut,
en fonction des disponibilités réciproques, des progrès du novice et des talents
du tuteur. Si celui-ci a du succès et se découvre du goût pour faire apprendre,
il pourra récidiver et proposer ses services à l’entour : on peut ainsi se
retrouver valet de ferme l’été et maître de lecture l’hiver 7, en se plaçant
dans une grosse ferme où il y a plusieurs enfants ou adultes à instruire. Dans
Sans famille, entre deux spectacles de foire, Vitalis enseigne Rémi avec les
moyens du bord, sans autre pédagogie que « montrer et faire répéter », témoi-
gnant en plein XIXe siècle de la persistance (efficace) du modèle archaïque.
En lisant l’aventure de Rémi, Jean-Paul Sartre n’a pas dû être étonné :
c’est exactement de cette façon que lui aussi était en train d’apprendre à

53
L’école et la lecture obligatoire

lire, comme il le raconte dans Les Mots, quoique dans un environnement


autrement sécurisant. En effet, la version luxueuse est celle des « éduca-
tions particulières ». Sous l’Ancien Régime, dans le cas où le précepteur
est engagé par une famille fortunée, il a en charge tous les apprentissages,
de l’éducation religieuse à l’initiation au latin. C’est ce qui en fait un emploi
longtemps réservé à des membres du clergé, qu’ils soient comme certains
chapelains attachés à demeure, ou en attente de charges plus importantes
comme de nombreux jeunes clercs qui se rendent chaque jour au domi-
cile de leurs élèves.
Au XVIIe siècle, les précepteurs des princes ont inauguré un genre litté-
raire promis à un bel avenir, celui des livres didactiques écrits « à l’usage
du dauphin », ad usum delphini. Les œuvres aussi célèbres que Les Fables
de la Fontaine, le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, le Télémaque
de Fénelon, le Catéchisme historique de l’Abbé Fleury, dédiées à l’éduca-
tion les enfants du roi, sont devenues des livres de classe utilisées jusque
dans les villages de campagne au XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, les précep-
teurs, laïcs ou clercs, publient des traités d’éducation, des méthodes de
lecture, argumentent leurs choix, critiquent les inventions concurrentes de
leurs collègues : les réflexions théoriques sur la lecture et son enseigne-
ment foisonnent, comme nous le verrons, mais tous ces débats ne remet-
tent pas en cause la leçon particulière, qui semble le mode normal
d’alphabétisation.
Il existe d’autres professionnels de l’écrit chez qui les familles envoient
leurs fils prendre des leçons, qu’on rangerait aujourd’hui du côté de l’ap-
prentissage ou de l’enseignement « technique tertiaire ». Les maîtres écri-
vains enseignent à lire des manuscrits, à écrire en diverses graphies (ronde,
bâtarde, gothique), à « chiffrer et calculer ». Le prix demandé varie en fonc-
tion des apprentissages prévus. Les familles qui recourent à ces profes-
sionnels veulent que leurs enfants sachent lire des textes manuscrits, ce
qui ne s’acquiert pas en lisant « la lettre moulée » (celle des caractères de
plomb coulé dans les moules). À une époque où tous les comptes sont faits
à la main, les enfants ou les adolescents doivent apprendre à « écrire et
chiffrer » dans la langue vulgaire, puisque l’art de la plume a partie liée
avec le commerce qui ne se fait pas en latin. Les apprentissages sont ainsi
scindés en modules indépendants (savoir lire en lettre moulée, savoir lire
les manuscrits, savoir écrire en ronde, en bâtarde, savoir chiffrer, faire les
quatre opérations, présenter des comptes à partie double, etc.). Ces habi-
letés, conjointes dans leurs usages, sont indépendantes dans leur acquisi-
tion, comme la sténo, la dactylo et la comptabilité dans les écoles de
secrétariat des années 1960. L’école hérite de cette représentation
commune, puisque, jusqu’en 1833, l’écolage demandé aux familles pour
payer le maître communal est plus élevé quand l’élève apprend à écrire
et à compter que lorsqu’il apprend simplement à lire.

54
L’invention d’une alphabétisation collective

LE MAÎTRE D’ÉCOLE ENTRE MODE INDIVIDUEL


ET MODE « SIMULTANÉ »

Il existe en effet une troisième version du mode individuel, qui est scolaire.
Dans les petites écoles, alors que les apprentissages oraux se font avec ou
devant tout le groupe (réciter le catéchisme par questions et réponses, dire
les prières), la leçon de lecture est, conformément à l’usage ordinaire, une
« leçon particulière ». Le maître fait venir près de lui l’enfant avec son
livre, vérifie les acquis de la leçon précédente (en lui faisant lire en désordre
les syllabes déjà apprises, par exemple), lui fait une nouvelle leçon (il lui
nomme de nouvelles syllabes, ou lit devant lui la suite du texte, les lui fait
répéter plusieurs fois), puis le renvoie à sa place s’exercer et appelle un
autre enfant. Une telle façon de procéder s’impose d’elle-même quand les
enfants fréquentent l’école de façon sporadique, arrivent à des heures irré-
gulières, ont des abécédaires aux présentations variées (différences dans
les listes de syllabes, les dispositions typographiques, etc.). C’est seulement
quand ils vont se mettre à la recherche d’une pédagogie collective que les
pédagogues commencent à sentir la nécessité impérieuse d’une présence
régulière et d’un matériel standardisé. Tant que le mode demeure indivi-
duel, les marges de liberté sont plus grandes, mais si le maître n’a pas une
poigne de fer, on conçoit les murmures et risques de chahut pendant que
les élèves attendent leur tour. Plus la classe est nombreuse, plus le temps
à répartir est compté, et si l’élève piétine trop, il est renvoyé à sa place,
alors que les enfants plus doués bénéficient de plus d’attention. C’est autour
de ces deux contraintes de situation que s’inventent les pédagogies collec-
tives de la lecture.
L’inégalité des réussites entre élèves mais aussi entre les différents types
de leçons individuelles a souvent été rapportée à ces temps inégaux consa-
crés à l’apprentissage, entre les instructions particulières et ce préceptorat
« par défaut » des petites écoles : en une journée entière à l’école, un
enfant travaille souvent moins longtemps qu’en une heure de leçon avec
un maître particulier. Le préceptorat demeure un modèle d’efficacité indé-
passable8. En effet, les interactions immédiates en relation duelle aident
à franchir très rapidement les étapes. Ceux qui peinent se sentent davan-
tage aidés par un tuteur proche que par un maître peu soucieux de leur
échec, comme Angela Veronese en a fait l’amère expérience. S’il est néces-
saire d’alphabétiser quantité d’enfants en peu de temps, il faut utiliser
une autre organisation, un autre « mode » permettant de compenser les
faiblesses de l’encadrement.
Aujourd’hui, les apprentissages du cours préparatoire s’effectuent dans le
cadre d’une progression qui concerne l’ensemble de la classe, quelles que
soient par ailleurs les modulations que le maître s’autorise en fonction des

55
L’école et la lecture obligatoire

résultats constatés. Le manuel que tout le monde suit au même rythme,


même si ce n’est pas avec le même succès, est le symbole de cette organisation
commune. Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est la construction séculaire de
cette évidence. Elle suppose qu’aient été mises en place de façon conjointe,
d’une part, une pédagogie permettant de faire travailler tout le monde en
même temps, d’autre part, une didactique ordonnant une progression.
Parvenir à combiner ces deux contraintes a demandé plus d’un siècle.
La question didactique a préoccupé les précepteurs de façon prioritaire,
car c’est sur ce terrain qu’ils pouvaient légitimer leur compétence profes-
sionnelle et démontrer leur supériorité sur les maîtres improvisés qui
« montraient les lettres » sans connaître les principes de la langue. Ils
pouvaient tester, élève après élève, les effets de procédés ou de progressions
conçues pour sérier les difficultés.
C’est au contraire la pédagogie collective qui soucie d’abord les maîtres des
milieux populaires, car ils doivent prouver aux familles que « le temps perdu »
à aller en classe aura été au bout du compte fructueusement utilisé et que les
savoirs acquis dépasseront largement une alphabétisation informelle conduite
hors école. Pour éclairer l’évolution qui a rendu imaginable le « cours prépa-
ratoire », impensable au XVIIIe siècle, il faut savoir comment on est passé du
« mode individuel » dominant à une école d’alphabétisation collective.

L’INVENTION DES CLASSES DE LECTURE


POUR DÉBUTANTS

Les premiers essais proviennent des écoles paroissiales (payantes) ou chari-


tables (gratuites, réservées aux enfants des pauvres). Les ouvrages des fonda-
teurs, destinés à servir de modèles pour fonder d’autres écoles, décrivent la
façon d’organiser les activités pour un grand groupe, le déroulement des
tâches, l’emploi du temps hebdomadaire. Les rituels constituent un cadre
évident pour structurer le temps collectif d’enfants qu’il faut instruire et caté-
chiser. Il est très facile de marquer le début ou la fin d’une classe par la réci-
tation d’une prière collective, en exigeant les gestes attendus (signes de croix
et génuflexions), comme de guider les alternances dialoguées entre un réci-
tant (le maître ou un élève avancé) et l’assemblée qui répond en chœur. On
établit ainsi l’immobilité, le silence, la retenue et l’attention collective qui
font rupture avec les comportements désordonnés du dehors. Une fois qu’ils
sont institués, n’importe quel enseignant débutant se trouve en bonne posi-
tion pour maintenir son autorité sur un groupe, même nombreux.
S’agissant de l’apprentissage de la lecture9, l’objectif est de parvenir à
créer les mêmes rituels parfaitement stables, réitérables et la même segmen-
tation du temps. Comme les enfants n’en seront pas tous au même point,

56
L’invention d’une alphabétisation collective

il faut bien prévoir des groupes fonctionnant en parallèle, comme aujour-


d’hui dans les classes à plusieurs cours. Des activités de durée égale pour
chaque cours, entrecoupées de moments collectifs, aident à structurer le
tempo de la classe. Hier comme aujourd’hui, ce qui permet de bien marquer
le début et la fin d’une activité, ce qui aide les enfants à savoir exactement
ce qu’ils ont à faire et comment, rend la vie du maître plus facile. Il est
possible, mais bien plus difficile de conduire plusieurs activités de front ou
de viser plusieurs buts dans une même activité.
Les traités exposent comment organiser au mieux la salle de classe pour
que les groupes d’élèves puissent s’exercer et travailler en parallèle : ceux
qui apprennent à lire n’ont pas besoin de table, mais de bancs (souvent tout
autour de la classe), tandis que de grandes tables sont réservées aux « écri-
vains », les élèves qui s’exercent à l’écriture. Le maître « donne la leçon »
non pas à un individu mais à un groupe qu’on appelle selon les cas, « bande »,
« classe », « leçon », « degré », « division », « ordre », « cours ». Le mot « cours »
(élémentaire, moyen, supérieur) ne l’emportera que vers les années 1850.
Pendant ce temps, les autres groupes s’exercent : moins de temps perdu à
attendre, moins de risque de bavardage et d’agitation, d’autant que dans
chaque groupe un élève est vite chargé de veiller à la discipline.
Une innovation considérable est l’apparition des tableaux de lecture. Sur
les « cartes » murales (carte d’alphabet, carte de syllabes) accrochées au
mur sont peintes les lettres de l’alphabet et les syllabes. Les débutants,
regroupés devant ce tableau peuvent ainsi voir la lettre ou la syllabe que
le maître désigne et nomme en même temps. Il interroge les élèves un par
un, veille à l’attention des autres, passe d’un élève à l’autre si le premier
hésite ou se trompe, fait répéter l’exercice, réviser les lettres ou syllabes
étudiées. Chez les Frères des Écoles, le tableau noir sert aux élèves des
grandes classes pour exécuter les quatre opérations, qu’on appelle « les
règles », une fois que le maître a fait la démonstration devant tout le
monde. Il est « peint en huile de couleur noire, afin qu’on puisse écrire les
règles dessus avec de la craie. […] Après [avoir fait l’opération au tableau],
l’écolier effacera tout ce qu’il aura écrit et rien plus, afin qu’un autre puisse
faire la même règle10 ».
Les pédagogues ont donc construit cet enseignement collectif de la lecture
à partir des outils usuels, en cherchant à délimiter des étapes bien ordon-
nées. L’apprentissage de l’alphabet a continué à être l’étape inaugurale, la
lecture des syllabes épelées la seconde. Aux étapes suivantes, les élèves lisent
sur des livres imprimés, apprennent à épeler les mots des prières connues
puis inconnues, à lire le psautier latin, puis des textes en français. Les textes
sont échelonnés en fonction de leur longueur et de leur fréquence. On
commence par le plus court, la formule du signe de croix, puis on trouve
les prières quotidiennes, Pater et Ave, Benedicite et Grâces, les répons de la
messe qu’on entend chaque dimanche, les psaumes de la pénitence utilisés

57
L’école et la lecture obligatoire

pour les enterrements. On passe ensuite du latin au français, avec les dix
commandements, le petit catéchisme par questions et réponses et, quand ils
savent bien lire, une Civilité.
En revanche, le temps dévolu à chaque étape dépend toujours de la
réussite de chacun : la durée de séjour dans une « classe » n’est pas prévue
d’avance et dès qu’un élève maîtrise bien le support de lecture de son
niveau (nomme, épelle sans faute, lit dans un mot à mot correct), il peut
changer de groupe. À l’école parisienne de Saint-Nicolas-du-Chardonnet,
d’après l’organisation décrite en 1654 par Jacques de Batencour dans l’École
paroissiale, ces passages ont lieu tous les quinze jours. Tous les ordres ensei-
gnants charitables ultérieurs puiseront dans ce traité, qui fait de la salle
de classe un lieu collectif pour des apprentissages groupés, mais où chaque
élève continue d’avancer à son rythme, ce qui implique des recompositions
permanentes des groupes.

PÉDAGOGIE COLLECTIVE ET HÉTÉROGÉNÉITÉ SOCIALE :


ALPHABÉTISER QUEL PUBLIC ?

L’école de Saint-Nicolas-du-Chardonnet prévoyait des tables pour les lati-


nistes, qui rejoindraient le collège. De cette façon, les enfants des riches
pouvaient, tout en travaillant dans la même salle de classe, rester à distance
des enfants des pauvres, pour éviter les inconvénients des promiscuités
sociales, « les personnes de condition n’étant pas bien aises que l’on mette leurs
enfants (et ce avec raison), avec les pauvres qui sont ordinairement pleins de
vermines et de saleté en leurs habits aussi bien qu’en leur parole11 ». En effet,
le projet d’alphabétisation collective se heurte immédiatement à des
problèmes sociaux autant qu’intellectuels. Dans les petites écoles, contraire-
ment aux collèges réservés par statut à une élite, les maîtres doivent faire
coexister des enfants de diverses conditions, sans pour autant faire fuir les
uns ou les autres : comment agir avec « la clientèle » des parents qui veulent
préserver leurs enfants des fréquentations dérangeantes ? Comment classer
selon les mérites et en fonction de quels critères : l’effort ou les résultats ?
Disposer les élèves du banc d’honneur au banc d’infamie indisposerait le
notaire dont le fils serait dépassé par celui du portefaix…
Même difficulté concernant les ressources économiques des familles :
comment être sûr que les familles réclamant la gratuité étaient réellement
indigentes et ne pouvaient payer l’école ou les fournitures scolaires ?
Comment obliger les pauvres à envoyer à l’école un enfant sans vermine et
aux vêtements propres ? Comment faire obéir des enfants si diversement
éduqués, comment leur parler, les corriger ? Les traités, où nous cherchons
aujourd’hui les « théories de la lecture » et les principes pédagogiques ou

58
L’invention d’une alphabétisation collective

didactiques d’une époque, accordent bien plus d’attention à toutes ces ques-
tions qu’aux contenus des enseignements. Les questions de discipline, en
particulier, touchent directement les mœurs sociales et familiales et inter-
fèrent en permanence avec la gestion de la classe. Faute d’y répondre avec
clarté, les incidents et conflits avec les parents risquent de se multiplier et
la scolarité des enfants en souffrir. C’est seulement quand les routines insti-
tutionnelles se sont installées qu’il devient moins nécessaire de parler de
tout ce qui semble « aller de soi ».
Si la liste des châtiments licites est impressionnante12 à nos yeux, la sévé-
rité des prescriptions est assortie d’une clause générale : traiter les enfants
à distance, s’interdire tout geste spontané (la calotte autant que la caresse),
s’adresser à eux sans familiarité (« ils se garderont de donner aux écoliers
aucun nom injurieux ou messeant », « ils ne leur parleront pas non plus en les
tutoyant13 »), sans utiliser de surnom. Ces principes sont sans cesse rappelés,
ce qui signifie qu’ils sont sans cesse oubliés et les témoignages de colère,
d’insultes ou de mauvais traitements sont innombrables. Cependant, la
montée en force de cette pédagogie collective contribue à la « civilisation
des mœurs » populaires, pour reprendre l’expression de Norbert Elias. Elle
éloigne physiquement le maître de l’élève, rend publics les agissements des
uns et des autres, organise très strictement les tâches prescrites et leur
évaluation. Le souci permanent de Jean-Baptiste de La Salle qui recrute des
Frères de milieu populaire est d’abord de policer les maîtres, de leur imposer
des comportements de « retenue », alors qu’ils ont tendance à se comporter
dans la classe aussi « spontanément » et brutalement que nombre de parents
d’élèves. En même temps (et c’est l’autre versant du même phénomène)
s’élaborent des normes d’encadrement inédites pour contenir les mouve-
ments et les paroles, obtenir le silence et l’application, pour « surveiller et
punir », comme l’a souligné Michel Foucault. Les enfants du peuple qui
sortent du droit chemin de l’école pour muser à l’aventure passent du statut
d’enfants « légers » ou « étourdis » à celui de « libertins », « fugueurs », « buis-
sonniers », « délinquants ». Plus l’école gagne du terrain, plus la stigmati-
sation s’aggrave.
On peut prendre les Écoles chrétiennes des Frères comme point d’abou-
tissement de cette pédagogie collective chrétienne14 : on y apprend à lire, à
écrire et à compter, gratuitement et en français. Plus de latin : les familles
qui envisagent d’envoyer leurs enfants au collège ne font plus partie de la
clientèle visée. En 1698, Jean-Baptiste de La Salle fait ainsi publier sans
permission un Syllabaire français, le premier du genre (hormis les ABC calvi-
nistes), malgré l’hostilité du chantre de Notre-Dame, Claude Joly15. Le point
important est que les élèves apprennent à lire la langue qu’ils « entendent »,
même si, en choisissant de faire lire d’emblée les élèves en français, Jean-
Baptiste de La Salle se prive de la simplicité logique des correspondances
entre lettres et sons en latin qui aura des défenseurs jusqu’à la fin du siècle16.

59
L’école et la lecture obligatoire

La raison de ce choix n’est pas didactique, mais politique. Les parents


n’ont que faire du latin et l’exclure par principe est une façon efficace de
leur montrer que cette école est conçue pour eux.

« De quelle utilité peut être la lecture du latin à des gens qui n’en
feront aucun usage dans leur vie ? […] De cent garçons qui sont dans les
écoles des Frères, combien y en a-t-il qui étudient ensuite la langue latine ?
Quand il y en aurait quelques-uns, faut-il les avantager au préjudice des
autres ? L’expérience apprend que ceux et celles qui viennent aux écoles
chrétiennes ne persévèrent pas longtemps à y venir. […] Si on commence
par leur apprendre à lire en latin, voici les inconvénients qui en arrivent :
ils se retirent avant que d’avoir appris à lire en français [et comme] ils
ne savent qu’imparfaitement lire le latin, ils oublient en peu de temps ce
qu’ils savaient, d’où il arrive qu’ils ne savent jamais lire, ni en latin ni
en français.17 »

En conséquence, les meilleurs élèves pourront devenir maîtres à leur tour,


sans passer par les déclinaisons et la grammaire latine. C’est une voie de
recrutement qui offre une sécurité définitive à des enfants issus de milieu
populaire, au prix d’une formation brève, et qui assure la perpétuation de
l’institution de façon économique18.
Autre innovation, les écoles sont gratuites pour tout le monde et pas
seulement pour les « enfants pauvres ». En intégrant au curriculum la
« lecture des manuscrits », l’écriture et le calcul, les Frères s’installent sur
le terrain des écrits sociaux, utilitaires, ceux dont ont besoin les artisans,
les boutiquiers et tous ceux qui ont à manipuler des « papiers ». La gratuité
casse le marché et Jean-Baptiste de La Salle s’attire la foudre des maîtres
écrivains, qui lui feront procès sur procès, contestant qu’il ait le droit d’en-
seigner à « écrire et chiffrer » à leurs clients attitrés, qui se détournent
d’eux pour choisir l’école gratuite. Là encore, il s’agit d’un choix de poli-
tique scolaire19. Les écoles des Frères ne sont plus des écoles de charité,
réservées aux indigents, elles sont fondées, dit la règle, pour donner « aux
enfants des artisans et des pauvres […] les instructions qui leur sont néces-
saires et une éducation honnête et chrétienne20 ». Au siècle suivant, en substi-
tuant les « œuvres de bienfaisance » aux « œuvres de charité », les
philanthropes inscriront ce tournant dans une autre perspective philoso-
phique, celle de la solidarité et de l’utilité sociale. Mais sociologiquement,
l’école lasallienne est déjà, dans son principe, une « école du peuple21 » et
non plus une « école des pauvres ». L’hétérogénéité sociale y est main-
tenue, avec, en conséquence, la nécessité d’être en bonnes relations avec
des familles aux niveaux économiques et sociaux divers. Cependant, la
gratuité transforme la donne : les parents « riches » perdent une partie du
pouvoir qu’a sur les maîtres toute clientèle payante. Ce sont eux qui, d’une

60
L’invention d’une alphabétisation collective

certaine façon, deviennent les « obligés » de l’école et doivent en accepter


les contraintes (la ponctualité et l’assiduité « obligatoire ») pour en rece-
voir les avantages.

STABILITÉ DU CURRICULUM DE LECTURE,


INSTABILITÉ DES CLASSES

Cependant, lorsqu’on analyse l’organisation pédagogique ou le contenu de


l’apprentissage, on ne peut manquer d’être perplexe devant ce qui a été reçu
à l’époque comme une synthèse magistrale de multiples avancées innova-
trices éparses. Le curriculum de lecture de Batencour prévoyait cinq étapes,
Charles Démia sept, Jean-Baptiste de la Salle le porte à neuf. « Il y aura neuf
sortes de leçons dans les écoles chrétiennes : 1re la carte d’alphabet ; 2e la carte
des syllabes ; 3e le syllabaire ; 4e le premier livre ; 5e le second livre dans lequel
ceux qui sauront parfaitement épeler commencent à lire [par mots entiers] ; 6e le
troisième livre qui sert à apprendre à lire par pauses ; 7e le psautier [en latin] :
8e la civilité ; 9e les lettres écrites à la main. » Même découpage pour l’écri-
ture22 et le calcul.
La répartition en neuf « leçons » semble illustrer une sorte de pédagogie
par objectifs avant la lettre, avec une évaluation binaire de la performance
et une transparence totale des critères de réussite : chaque réponse est juste
ou fausse. Jean-Baptiste de La Salle distingue à chaque niveau, trois « ordres »,
les « commençants », les « médiocres » et les « avancés », selon la fréquence
de leurs erreurs. Pendant que « tous les écoliers d’un même ordre reçoivent
ensemble la leçon » du maître, les autres classes travaillent à lire ou à relire
sous la conduite d’un élève plus avancé qui n’est pas chargé de l’ordre, mais
de contrôler la lecture de ses camarades et de rectifier leurs erreurs. Quand
un enfant est devenu « parfait », ne se trompe plus, il peut changer de classe.
Cette décision n’est pas du ressort du maître, mais d’un Frère inspecteur qui
contrôle le travail (des élèves et du maître) tous les mois et décide qui
montera dans la classe supérieure. Là encore, l’âge n’est pas a priori pris en
considération. « On ne doit pas avoir égard à l’âge, à la grandeur, ni au temps
qu’il y a qu’un écolier est dans une leçon, lorsqu’on veut le faire passer à une
autre plus avancée, mais seulement sa capacité. »23 Ce système permet d’in-
tégrer sans problème un nouveau de n’importe quel âge, à n’importe quel
moment de l’année car il y a toujours un niveau auquel il peut être affecté.
Ce matériel gradué en neuf étapes est édité et diffusé par les procures :
tableaux muraux, abécédaires, livres de textes (psautier, catéchisme, Devoirs
du chrétien, Civilité chrétienne, lithographie de textes manuscrits). Le même
maître peut conduire simultanément plusieurs classes dans une même salle
(« le nombre des écoliers de chaque classe sera de cinquante ou soixante,

61
L’école et la lecture obligatoire

environ24 »). Il faut, au minimum, trois Frères pour ouvrir une école, un direc-
teur et deux maîtres. L’un d’eux se consacre à faire travailler les élèves
avancés, capables de « lire seuls » et de travailler en parallèle avec ceux qui
apprennent à écrire et à compter, l’autre s’occupe des débutants. Le grand
problème pédagogique, qui fait la différence d’habileté entre les maîtres, est
de « régler le temps que doivent durer les leçons [de lecture] » pour que le
maître ait le temps de faire lire séparément chaque écolier de chaque ordre25.
Le fait que la composition des effectifs ne cesse de varier, « lorsqu’on change
les écoliers de leçon, qu’il en vient de nouveaux ou qu’il s’en retire », demande
ainsi une certaine virtuosité.
Les théoriciens des idées pédagogiques ont souvent vu dans ce découpage
linéaire une théorie cartésienne de l’apprentissage, allant de façon métho-
dique du « simple » au « complexe ». Cette innovation reprendrait, en la ratio-
nalisant selon une stricte ordonnance, une démarche allant de la connaissance
des lettres à celle des syllabes, des syllabes aux mots, des mots aux phrases
et des phrases aux textes. De fait, le matériel utilisé dans les classes passe
directement des syllabes aux textes comme dans la tradition, sans passer par
des listes de mots. Jean-Baptiste de La Salle ne cherche d’ailleurs pas à justi-
fier théoriquement sa progression, et le faire lire en français plutôt qu’en
latin ne change ni les outils ni les procédures « didactiques » de la lecture.
Cette pédagogie de la mémoire qui s’appuie sur un texte français est plutôt
motivée par le souci d’instruction religieuse, lorsque l’élève arrive en fin de
parcours :

« Chaque leçon de lecture comprendra un chapitre ou des articles ayant


un sens complet. Le maître doit avoir bien lu et bien étudié d’avance les
passages qu’il se propose de faire lire en classe. Quand les élèves liront
couramment, on leur enseignera, par raison, pourquoi on appelle certaines
lettres voyelles et les autres consonnes. On les instruira aussi des pauses
qu’il faut faire en lisant, de la forme et de la valeur des accents et des
signes de ponctuation, du sens des mots et des périodes. Le maître aura
soin surtout de les interroger afin de s’assurer qu’ils s’appliquent à ce
qu’il leur est dit et qu’ils le comprennent.26 »

À l’aube du siècle des Lumières, cette innovation est possible, car l’obs-
tacle de l’écriture en français est devenu moins pesant. Les simplifications
orthographiques introduites par les imprimeurs, autant que par les gram-
mairiens, laissent penser que la langue vernaculaire peut être abordée direc-
tement. Mais on se trouve devant une sorte de paradoxe : alors que le français
plus facile à lire dans son orthographe simplifiée27 accélère l’apprentissage
de la lecture, la progression en neuf classes, au contraire, le ralentit. Quand
Jean-Baptiste de La Salle donne des indications de durée, il s’agit plutôt d’es-
timation minimale, non de prescriptions28. « Carte d’alphabet : 2 mois. Carte

62
L’invention d’une alphabétisation collective

des Syllabes : 1 mois. Syllabaire : 5 mois. Épellation dans le 1er livre : 3 mois. Épel-
lation et lecture dans le 2e livre : 3 mois. Lecture seule dans le 2e livre : 3 mois.
Lecture en latin dans le psautier 6 mois. Lecture dans la Civilité : tout le temps
qu’ils restent encore à l’école. »
La méthode lasallienne institue une norme de scolarisation en trois ans
au moins. Un rythme « normal » pourrait donc être de trois classes par an,
avec une certaine souplesse qui permet de considérer les cas un par un. Si
l’école est petite (un Frère pour les débutants, un Frère pour les grands
élèves et un Frère directeur qui peut se charger des « écrivains »), les répar-
titions ne sont évidemment pas les mêmes que dans les grosses écoles à six
ou dix classes.

ALPHABÉTISER ET SCOLARISER, OU COMMENT


ALLONGER LE TEMPS D’APPRENTISSAGE

Loin d’être ressentie comme un désavantage, cette lenteur est revendiquée


par La Salle. Selon un point de vue du XXIe siècle, un pédagogue conséquent
aurait dû au contraire accélérer l’apprentissage et permettre à un maximum
d’enfants bien doués d’arriver, au-delà de la lecture, à l’apprentissage de
l’écriture et du calcul. Il aurait ainsi à la fois assuré l’avenir de ces enfants,
gagné l’estime des parents et démontré l’excellence de sa pédagogie, puisque
les bénéfices sociaux de l’alphabétisation sont ce par quoi on convainc les
familles. Comme La Salle l’écrit très clairement :

« Le moyen de remédier à la négligence des parents, surtout des


pauvres, sera […] de leur faire concevoir l’obligation qu’ils ont de faire
instruire leurs enfants, […] qu’ils ne seront presque jamais capables de
rien pour aucun emploi, faute de savoir lire et écrire, et c’est ce qu’il faut
bien plus s’appliquer à leur faire comprendre et non pas le tort que leur
peut faire le défaut d’instruction des choses de leur salut, dont les pauvres
sont ordinairement peu touchés, n’ayant pas eux-mêmes de religion.29 »

On comprend pourquoi le fondateur des Écoles chrétiennes opte pour


cette progression lente en lisant les consignes qu’il donne aux Frères
confrontés au cas des enfants très doués :

« À l’égard des petits qui ont beaucoup d’esprit et de mémoire, il ne


faut pas toujours les changer [de classe] lorsqu’ils en sont capables, parce
qu’autrement ils ne viendraient pas assez longtemps à l’école. C’est pour-
tant ce qui serait à souhaiter et qu’il faut tâcher de procurer autant qu’on
le pourra, sans néanmoins mécontenter les parents.30 »

63
L’école et la lecture obligatoire

Pour comprendre la cohérence de cette position, il faut se souvenir que,


pour Jean-Baptiste de La Salle, la raison d’être de l’école n’est pas l’ap-
prentissage du lire, écrire et compter, qui fait pourtant son succès auprès
des familles populaires. Pour les maîtres, la finalité de l’école est l’instruc-
tion des choses du salut, c’est-à-dire la catéchisation, l’inculcation des
pratiques religieuses et l’acquisition de comportements moralisés. La gratuité
des écoles, le fort encadrement des enfants, la transmission de savoirs socia-
lement utiles en français rendent l’école attractive. Cependant, comme la
plupart des parents ne demandent pas davantage qu’un savoir-lire élémen-
taire et retirent leurs enfants dès qu’il est acquis, il faut faire durer cet
apprentissage assez longtemps pour construire « une éducation », c’est-à-dire
un véritable habitus scolaire chrétien, capable de résister au temps. Pour
maintenir les enfants le plus longtemps possible à l’école, c’est seulement
dans la 9e et dernière classe, celle des livres manuscrits, qu’on aborde la
lecture des textes les plus utiles, ceux que les ouvriers, artisans et boutiquiers
des villes rencontrent dans leur vie sociale.
La progression dans le cursus est subordonnée à cette finalité et les Frères
décident des passages en classe supérieure en fonction de critères multiples :
il faut que l’enfant réussisse, certes, mais il faut aussi équilibrer les groupes,
garder dans chacun un élève capable de servir de référent, récompenser les
élèves de bonne volonté, sanctionner les fautes de conduite, et bien sûr,
éviter de « mécontenter les parents ». Ainsi, La Salle conseille à un Frère de
faire directement passer à la 9e classe (lecture des textes manuscrits) un élève
qui doit quitter l’école, de façon à ce qu’il ait acquis avant de partir ce savoir-
faire utile. Tant pis pour le Psautier et la Civilité. Ceux qui en sont à la lecture
du psautier latin (7e classe) ou même au 3e livre (6e classe) sont envoyés
l’après-midi dans la classe des écrivains pour commencer à s’exercer à tenir
la plume. Derrière l’ordre clair des principes, l’organisation pratique auto-
rise bien des adaptations.
Pour les familles, l’école est le moyen de l’alphabétisation, pour les Frères,
l’alphabétisation est le moyen de la scolarisation, et, partant, de la catéchi-
sation. On ne peut donc isoler l’innovation pédagogique de Jean-Baptiste de
La Salle, s’agissant de la lecture, de l’ensemble des enseignements dispensés
par les écoles chrétiennes, ni supposer que tous les maîtres aient toujours
cherché à raccourcir l’apprentissage de la lecture. On se tromperait égale-
ment à analyser la progression comme si elle relevait d’abord d’une théorie
intellectuelle de l’apprentissage, alors qu’elle ne fait que reprendre l’ordre
ancien en démultipliant les étapes, pour mieux éduquer des enfants en
prolongeant leur fréquentation de l’encadrement scolaire.
En revanche, on voit que la finalité religieuse, qui, depuis le concile de
Trente, soutient toutes les offres d’instruction « obligatoire » aux yeux de
l’Église, pousse les fondateurs des ordres enseignants pour le peuple à élaborer
des stratégies complexes. Comme dans toutes les entreprises missionnaires,

64
L’invention d’une alphabétisation collective

on ne peut imposer durablement de nouvelles normes de conduite, de


croyance et de pensée par la seule contrainte. Aucune loi n’oblige les parents
à envoyer quotidiennement leurs enfants aux Écoles chrétiennes et on peut
aller au catéchisme et faire sa communion à moindre frais31. Il faut tenir
compte de ce que veulent, pensent et croient les populations concernées.
Ici, il s’agit de s’appuyer sur les bénéfices sociaux de l’alphabétisation pour
faire accepter l’instruction religieuse dont le peuple ne ressent nul besoin a
priori, puisque, comme l’a reconnu sans détour Jean-Baptiste de La Salle
(« les pauvres sont ordinairement peu touchés [par le défaut d’instruction des
choses de leur salut] n’ayant pas eux-mêmes de religion »).
C’est pourquoi il est capital de recruter les Frères parmi les élèves « qui
ont de l’esprit et de la disposition à la piété, lorsqu’on les juge propres et que
d’eux-mêmes ils s’apprêtent à entrer ensuite dans la communauté », et non
parmi des prêtres ou des religieux venus d’un autre univers social. Il sera
plus aisé à ceux qui font partie du même monde de concevoir les attentes
et les réactions des familles, ils seront des exemples auxquels pourront s’iden-
tifier les enfants et, du fait de leur faible bagage intellectuel, ils n’auront
aucune ambition de « déclassement », c’est-à-dire d’ascension sociale, loin du
peuple dont ils sont issus.

COMBINER LES HABILETÉS À ACQUÉRIR


ET LES SAVOIRS À APPROFONDIR

La grande « invention pédagogique » de Jean-Baptiste de La Salle n’est donc


ni la progression en neuf classes retenue par James Guillaume32 et les histo-
riens des idées pédagogiques, ni la lecture en français avant la lecture en
latin qui était en train de se répandre grâce aux réformes orthographiques.
La nouveauté des écoles lasalliennes est de faire fonctionner en parallèle
deux « temporalités » d’apprentissage. La première est une progression
linéaire en lecture, construite sur le parcours de neuf supports aux contenus
distincts : les exercices pratiqués sur chacun d’entre eux se rapprochent par
degré de la lecture courante ; la seconde est une progression concentrique
pour tous les « savoirs d’instruction », qui sont la fois pratiques et livresques.
Savoirs pratiques : s’ils restent à l’école durant les trois années scolaires,
les enfants parcourent trois fois l’année liturgique. Ils apprennent à réciter
en temps et heures les prières quotidiennes, à suivre l’ordinaire de la messe,
à distinguer les offices de Carême ou de l’Avent, à connaître les cantiques
pour tous les saints du calendrier.
Savoirs livresques : ils apprennent le catéchisme (une leçon chaque jour)
dans les différentes moutures des Devoirs d’un chrétien, ouvrage qui a connu
le plus grand succès éditorial de l’époque (270 éditions). On le trouvait encore

65
L’école et la lecture obligatoire

dans bien des écoles sous la Monarchie de Juillet, au grand dam des inspec-
teurs, choqués qu’on fasse lire en classe à des enfants si jeunes, le détail de
certains péchés capitaux auxquels ils ne comprenaient sans doute (et heureu-
sement) rien33. Ce « livre du maître », écrit sous forme d’un discours dogma-
tique suivi, que les Frères doivent connaître par cœur, est repris dans un
texte écrit par questions et réponses (en 110 pages), qui suit le même plan
et expose exactement les mêmes contenus. Il en existe un Grand Abrégé en
50 pages pour les élèves avancés et un Petit Abrégé en 15 pages pour les
débutants. Chaque élève retrouve donc, d’année en année, le même texte,
ordonné de la même façon, mais progressivement enrichi et développé. Après
avoir fait trois fois le même parcours liturgique et catéchétique, chaque
enfant en gardait un souvenir indélébile.
Grâce à ce texte en trois versions, les Frères peuvent gérer collectivement
des groupes hétérogènes, comme on dirait dans un vocabulaire moderne,
puisque le dispositif est justement conçu pour faire apprendre ensemble des
enfants aux savoirs très inégaux. Pendant les leçons de catéchisme, les élèves
ne sont pas répartis par classes, mais travaillent en grand groupe comme
lorsqu’ils chantent ou récitent les prières. Cette méthode permet aux quatre
premières classes d’écoliers, encore analphabètes ou à peine dégrossis, de
dire les prières sans attendre : « Il n’y aura qu’un même ordre de tous les
écoliers de ces quatre leçons dans la répétition de la prière et ils répéteront tous
de suite ce qu’ils doivent en apprendre, en commençant par les lisants à la
première carte et finissant par les lisants et épelants dans le second livre.34 »
Bien avant d’avoir à les réciter eux-mêmes, les débutants entendent les ques-
tions et réponses du Petit Abrégé qui sera d’autant plus facile à lire ulté-
rieurement. Pendant que deux élèves récitent la leçon qu’ils ont apprise ou
révisée à la maison ou pendant la récréation (ils savent lire), l’un faisant les
questions et l’autre les réponses, le maître obligera « les écoliers de garder le
silence, d’écouter et d’être attentifs à ce que ceux-là réciteront ». « De temps en
temps, il fera arrêter ceux qui répéteront pour demander ce qu’ils disent à ceux
qu’il remarquera n’être pas attentifs.35 »
En revanche, les Frères ne peuvent adopter la même pédagogie concen-
trique et collective pour la lecture. En effet, ces arts profanes (lire, écrire,
compter) sont traités comme des habiletés à acquérir progressivement et à
entretenir par l’usage. La lecture, l’écriture, l’arithmétique ne sont que des
outils. Si au bout de quelques mois les enfants étaient capables de transférer
les habiletés construites sur les prières aux écrits profanes de leur environ-
nement, les parents les retireraient aussitôt. En lecture, chacun peut tester
sa compétence dans des situations courantes, alors que personne ne peut
savoir sans le recours d’un maître s’il sait assez de religion pour faire sa
communion. Le seul « contenu de savoir » à approfondir, c’est la religion.
S’instruire, c’est mémoriser les livres dans lesquels est résumée toute la
culture dont les élèves ont besoin, prières en français, répons de la messe en

66
L’invention d’une alphabétisation collective

latin, une civilité chrétienne et, pour les vérités dogmatiques, le catéchisme.
Cette pratique de lecture, restreinte et intensive, est typique des modes d’ac-
culturation pratiqués par les « nouveaux lecteurs36 » qui viennent de familles
analphabètes et sont les premiers de leur lignée à « entrer en lecture ». Elle
est loin d’être réservée aux apprentissages religieux. Quand certains Frères,
ayant abandonné l’habit pour le bonnet phrygien, imagineront une péda-
gogie pour former les futurs citoyens, ils remplaceront le catéchisme chré-
tien par des catéchismes révolutionnaires37 où on récite les Droits de l’homme
et du citoyen et les articles de la Constitution.

MODE SIMULTANÉ ET MODE MUTUEL

À la Restauration, le mode simultané des Frères est concurrencé par le mode


mutuel38 venu d’Angleterre qui a la faveur des philanthropes. Celui-ci est plus
économique, « si prompt, si bon marché, qu’il peut comprendre tous les enfants
pauvres d’un pays, sans le secours du gouvernement, ni les contributions des
communes39 ». Plus de cent enfants peuvent être instruits sous la direction
d’un seul maître, dans une classe-atelier dont le modèle est la fabrique. Il est
« laïque » puisque ce sont des maîtres indépendants qui se chargent d’ouvrir
des écoles « libres » comme autant d’entreprises concurrentielles, pour
lesquelles ils mobilisent souvent toute leur famille. Ces maîtres comptent sur
leur seule efficacité pour convaincre les mairies, les industriels ou autres
mécènes de les subventionner, alors que les ordres religieux sont sous l’au-
torité religieuse des évêques et non sous l’autorité du pouvoir civil. Quelle
meilleure alternative imaginer pour contrer l’Église qui cherche à reprendre
le pouvoir sur les familles par maîtres et curés interposés ? À cet engouement
pour un modèle scolaire venu de l’étranger, répond la crainte inverse de ceux
qui dénoncent l’embrigadement d’enfants dans les écoles qui instruisent mais
sans proposer ni éducation morale, ni religion chrétienne. Le débat média-
tique accentue le manichéisme des positions et assimile l’école mutuelle au
parti libéral, la méthode simultanée au parti catholique.
Les descriptions que nous ont laissées les contemporains sont spectacu-
laires. La clef de cette efficacité démultipliée est le monitorat : « Les enfants
enseignent aux enfants », les enfants « deviennent instituteurs d’eux-mêmes »,
tels sont les slogans sur lesquels la postérité a pu fantasmer des modèles
d’échange de savoirs égalitaires, de relation d’entraide entre pairs, subver-
tissant la relation d’autorité maître-élève ou adulte-enfant. Il n’en est évidem-
ment rien, ni dans l’esprit de ses concepteurs, ni dans ses mises en œuvre.
L’ordre est hiérarchique, strictement descendant, ce qui limite le sens de l’ex-
pression « réciprocité de l’enseignement entre deux écoliers », au fait que « le
plus capable enseigne à celui qui l’est moins ».

67
L’école et la lecture obligatoire

Le maître surveille du haut de son estrade le déroulement des opéra-


tions, conduites par les « moniteurs », qui sont de bons élèves, exercés hors
du temps scolaire. Le système complet est à deux degrés, avec des officiers,
les moniteurs généraux, et des sous-officiers, les moniteurs particuliers. Les
premiers vérifient avant la classe que le matériel est en place : les affiches
imprimées pour la leçon de lecture du jour sur les tableaux autour de la
grande salle, les exemples d’écriture ou de dictée. Responsables du tempo
général des activités, ils dirigent à la sonnette les moniteurs « particuliers »
(ils ont en charge une activité et une seule pour un groupe fixé à neuf
élèves et ont reçu du maître un enseignement « particulier » sur le sujet du
jour). Le moniteur d’écriture ou d’arithmétique donne le signal des opéra-
tions (« mains sur les genoux ! », « sortez ardoise ! »). Dans chaque groupe,
chaque moniteur « fait apprendre », il montre les lettres, ou épelle tel
tableau de syllabes simples, ou tels mots, fait répéter, interroge, corrige,
etc. Cette tâche d’encadrement et d’exécution lui vaut une petite rétribu-
tion financière qui satisfait sa famille.
Les déplacements au pas cadencé pour se rendre « aux cercles » devant
les tableaux de lecture sont réglés comme une gymnastique collective. En
effet, toutes les activités de lecture se font debout, par groupe de neuf
enfants disposés en demi-cercle, devant des tableaux de lecture disposés
contre les murs. Le centre de la salle est occupé par des tables où les enfants
s’exercent à écrire, d’abord dans des bacs à sable avec leur doigt, ensuite
sur des ardoises ou des feuilles. Ils reproduisent les exemples que les moni-
teurs font glisser sur une ficelle, « le télégraphe », à hauteur des yeux. C’est
la deuxième nouveauté importante, l’apprentissage des gestes d’écriture
commence tôt, grâce au bac rempli de sable dans lequel chacun s’essaie
aux premiers tracés. Chaque activité est brève et les déplacements permet-
tent aux enfants de se détendre entre deux activités. Ce spectacle fascine
ou enthousiasme les premiers observateurs. La Société d’instruction élémen-
taire, conduite par des philanthropes libéraux, y voit la solution d’avenir
pour instruire les classes populaires et contenir l’enseignement religieux qui
est revenu en force avec le retour du roi.
Or, cette entreprise échoue au moment où la conjoncture politique lui
semble la plus favorable, avec l’installation en 1830 de la Monarchie de
Juillet. Le réalisme politique de Guizot a été mainte fois souligné. La philo-
sophie des écoles mutuelles qui voulait promouvoir des écoles entièrement
tournées vers l’utilité sociale, régies par la seule libre concurrence entre
établissements, ne pouvait que convenir à son libéralisme, mais une fois
devenu ministre de l’Instruction publique, il aurait vu tout l’avantage qu’il
y avait à diriger et à surveiller les écoles depuis le pouvoir central. Le « gouver-
nement des esprits40 » pouvait se faire par la cascade des autorités adminis-
tratives : après la loi de 1833 (obligation d’une école de garçons dans chaque
commune41), il crée le corps des inspecteurs en 1835 et cesse de soutenir les

68
L’invention d’une alphabétisation collective

écoles mutuelles. Le rapport de force leur est trop peu favorable. En 1833,
selon le Manuel général42, sur 42 000 écoles, 1 400 sont mutuelles, 24 000 sont
simultanées, 16 600 en sont donc encore au mode individuel : ce sont ces
16 600 écoles qu’il s’agit de moderniser le plus vite possible, en même temps
que les écoles créées pour les 14 000 communes qui en sont encore dépour-
vues. Or quel sens y aurait-il eu à recommander un type d’école conçu pour
scolariser de très grands groupes, alors que le modèle à implanter43 devait
au contraire s’adapter à des écoles de campagne ? Celles-ci ont plutôt besoin
de nouveaux manuels scolaires que l’édition s’emploie à tirer par millions.
D’autres réticences, qui viennent plutôt de l’entourage du ministre, portent
sur les enjeux de la lecture dans une société moderne. Dans l’école mutuelle,
si des enfants peuvent « enseigner » à d’autres enfants, c’est que les contenus
sont de purs savoir-faire. Ce qui n’était que la partie technique des appren-
tissages chez Jean-Baptiste de La Salle (les classes où l’on s’entraîne à épeler,
à syllaber, à lire, à écrire, à faire des opérations) devient la totalité de l’en-
seignement dans les écoles mutuelles. C’est d’ailleurs ce qui fait sa supério-
rité écrasante d’après les calculs de ses défenseurs. Quand il calcule le temps
« théorique » que chaque enfant passe chaque jour à lire dans les trois formes
d’enseignement, Matter montre que le mode simultané (6 minutes par jour)
est à peine supérieur au mode individuel (4 minutes), alors que dans le mode
mutuel les élèves lisent 36 minutes par jour44. C’est que tout le temps passé
à dire les prières, lire/réciter le catéchisme ou lire les Devoirs du chrétien est
évidemment supprimé au profit des exercices scolaires. On apprend donc à
lire et à écrire plus vite et mieux dans les écoles mutuelles, mais pour lire
et écrire quoi ? Quelle autre culture livresque45, profane, moderne, scienti-
fique pourrait se substituer à la culture religieuse ?
Le nouveau modèle est celui de l’homme du peuple instruit des « savoirs
utiles », des « connaissances usuelles » : arpentage, dessin linéaire, géomé-
trie, agriculture46. Il n’y a pas de livres dans les écoles mutuelles, tous les
exercices de lecture (sur l’alphabet dans les différentes écritures, les syllabes
et enfin les textes) se font sur les affiches accrochées au mur. Comme nous
le verrons au chapitre suivant, c’est une autre « philosophie » de l’appren-
tissage qui guide la progression : les tableaux font se succéder les syllabes
de deux lettres, de trois lettres, de quatre lettres, puis les mots de deux
syllabes, de trois syllabes et enfin des phrases composées de mots d’une, de
deux puis de trois syllabes. L’ordre que la postérité a qualifié de « carté-
sien47 » est cette fois clairement affiché.
En 1834 sont publiés deux ouvrages anonymes, le Manuel complet d’en-
seignement simultané et le Manuel complet d’enseignement mutuel. Sous une
présentation apparemment « objective », les auteurs, Lamotte et Lorain48,
familiers de Guizot, entreprennent de séparer, d’une part, la méthode simul-
tanée de l’ordre religieux auquel son nom est attaché et d’autre part la
méthode mutuelle de l’esprit libéral qui lui serait consubstantiel. « Non, écrit

69
L’école et la lecture obligatoire

Paul Lorain49, la méthode mutuelle n’est pas plus favorable qu’une autre au
développement des idées libérales […]. La méthode simultanée est appelée à
prendre, mais dans d’autres mains [que celles de Frères] une grande supério-
rité sur les autres modes d’enseignement. » Il nous faut donc revenir au projet
de Jean-Baptiste de La Salle et aux traces durables qu’il va laisser dans l’école
française, au moment même où il va être adopté par l’enseignement public
et dans le même temps « laïcisé ».

VIE SCOLAIRE, RÉSEAUX D’INFLUENCE


ET CULTURE D’ÉTABLISSEMENT

Ce que Jean-Baptiste de La Salle fonde, ce n’est pas une école d’alphabéti-


sation, mais une école d’instruction élémentaire par l’alphabétisation. Ce
faisant, il rode une forme scolaire qui lui survivra : trois heures le matin et
trois heures l’après-midi, cinq jours par semaine, avec un jour de « congé »
(le jeudi) pour accueillir « les externes », ces élèves qui ne viennent pas à
l’école mais seulement au catéchisme, et une organisation du travail collectif
qui devient le mode ordinaire à partir de la Monarchie de Juillet. Ce triomphe
est aussi le début de sa perte : à partir du moment où tout le monde se range
au mode simultané qui devient la nouvelle norme, ce qui labellisait avan-
tageusement l’éducation des Frères disparaît.
Ce que Jean-Baptiste de La Salle a conçu, pour les enfants du peuple, est
un enseignement long, régulier, contraignant à une fréquentation assidue,
dans lequel les apprentissages de base servent à inculquer un « socle commun
de connaissances » qui est évidemment catholique. S’y trouvent réunies des
acquisitions échelonnées, des pratiques collectives variées et un mode de
réception des textes en phase avec son public : la mémorisation littérale.
Cette pédagogie de la mémoire orale des textes est une forme d’apprentis-
sage qui va de soi pour les familles populaires. Elle explique, autant que l’at-
tachement à la religion, le succès des Frères et de ceux qui les suivent, tout
au long du XIXe siècle, dans les bourgs ou les villages. Elle a la préférence
des familles qui envoient leurs filles dans les écoles de Sœurs, alors que les
instituteurs frais émoulus des Écoles normales la considèrent déjà comme
une pédagogie « au rabais ».
Là où les écoles des Frères fonctionnent bien50, les maîtres ne cessent de
varier les activités pour maintenir l’ordre et l’attention, pour soutenir des
mémoires oublieuses ou distraites. Les élèves prennent un déjeuner en classe,
après la prière du matin, et un goûter l’après-midi. Ils ont en charge une
panoplie de services quotidiens, « les offices », offerts en récompense aux
élèves méritants (récitant pour les prières, porte-aspersoir, porte-chapelets,
sonneur, distributeur de livres), tâches d’autant plus prestigieuses qu’elles

70
L’invention d’une alphabétisation collective

sont plus religieuses. Les Frères, entraînés au plain-chant, disposent aussi


d’un éventail de cantiques en français, habillés sur des airs à la mode. Dans
la centaine de titres que le fondateur a écrits, un seul a survécu, « Venez
divin Messie », composé sur un air de bergerie (Laissez paître vos bêtes). Cette
production « poétique », souvent en vers de mirliton (Sauveur débonnaire/
Mon aimable époux/ Qu’est-ce qu’il faut faire/ Pour n’aimer que vous ?) est un
bon témoignage de la pédagogie pratique des Frères. La Salle vide une forme
de son contenu profane, y injecte un contenu religieux, s’appuie sur la
mémoire indéfectible du texte chanté pour étayer le catéchisme (il y a des
cantiques sur les sacrements, les vertus, les péchés, etc.), canalise la piété
populaire en liant le texte d’une prière conforme à l’orthodoxie catholique
à une effusion sentimentale unanime. Les cantiques disent ce que doit
ressentir un chrétien, pas seulement ce qu’il doit savoir, croire et faire, ils
sont un instrument pour former les sensibilités51. Cette « catéchisation
scolaire » ne cherche pas à transmettre seulement des vérités spirituelles,
mais aussi des émotions partagées et des comportements moralisés, faciles
à insérer dans des routines collectives : l’école laïque s’en souviendra.
Enfin, les classes participent à la vie paroissiale, sont présentes aux fêtes
et aux processions52, le maître défile dans les rues avec ses élèves à la vue
de tous, les accompagne à la messe. Si un élève est absent, le Frère visiteur
se rend chez ses parents : l’élève est-il malade, fait-il l’école buissonnière ?
Un malheur a-t-il frappé la famille ? Les Frères sont priés de s’interroger pour
savoir si ce n’est pas eux qui ont été la cause de ces absences, si elles se
renouvellent, pour « n’avoir pas su se faire aimer ». Ce tissu de relations péri-
scolaires mêlant surveillance et bienveillance, « police des familles » et aide
sociale, étend l’influence de l’école bien au-delà de la simple instruction et
crée des réseaux de dépendances réciproques. Parmi les raisons d’absen-
téisme, Jean-Baptiste de La Salle distingue celles qui sont le fait des parents
(sur lesquelles les maîtres ont peu de prise), de celles qui viennent des maîtres
et des enfants. Ces derniers peuvent manquer l’école « ou par légèreté ou par
libertinage, ou parce qu’ils sont dégoûtés de l’école, ou parce qu’ils ont peu d’af-
fection pour le maître, ou parce qu’ils sont rebutés de lui ».

POSTÉRITÉ DE L’ENSEIGNEMENT « CONCENTRIQUE »

L’invention pédagogique la plus importante est pourtant cette alliance entre


une progression linéaire (pour apprendre à déchiffrer et à lire) et une « péda-
gogie concentrique » (mémoriser, lire et réciter les textes des savoirs
« sacrés » de l’école) qui restera en vigueur jusqu’en 1923. En 1882, en inter-
disant aux élèves, fussent-ils brillants, de passer le certificat avant douze
ans – l’âge habituel de la communion solennelle –, c’est bien la même visée

71
L’école et la lecture obligatoire

de scolarité prolongée que poursuit Jules Ferry. Les élèves retrouvent les
mêmes savoirs d’année en année (histoire, géographie, sciences) et s’en-
traînent à la lecture tout au long du cursus, jusqu’à l’épreuve de lecture à
voix haute du certificat. À cette époque, les savoirs à mémoriser sont réunis
dans le livre unique de lecture53 qui a remplacé les livres de prières et le
catéchisme (les livres spécialisés en sciences, en histoire et en géographie
ne se répandent dans les classes qu’au début du XXe siècle). Le mode de
lecture ordinaire est toujours le mode catéchétique, sous forme de ques-
tions et de réponses. Apprendre sa leçon, c’est apprendre la lecture faite la
veille, de façon à pouvoir répondre aux questions du maître. Les républi-
cains vont demander aux maîtres une autre pédagogie de la lecture (fermer
les livres pour poser des questions à l’oral, sans lire les questions rédigées
du livre, parler aux élèves et les faire parler, expliquer en fonction des diffi-
cultés constatées, etc.). Mais il faudra plus d’une génération pour rompre
avec l’ancien mode de travail, si commode à faire fonctionner (il n’exige
aucune préparation), si sécurisant pour des maîtres qui n’ont qu’à « faire
lire » et à vérifier que les choses ont été comprises et retenues. Dans les
écoles rurales à une ou à deux classes, les leçons de morale, d’histoire, de
géographie, de sciences continueront jusqu’aux années 1960 à se faire de
façon collective, pour toute la classe, indépendamment des « niveaux », selon
la méthode concentrique, inventée pour permettre à des élèves plus ou
moins avancés d’apprendre ensemble, qu’ils soient ou non des lecteurs.
Ainsi, à l’aube du XIXe siècle, une innovation historique est en passe de se
banaliser : les maîtres savent « apprendre à lire » à des groupes nombreux.
Cependant, les modalités qui rendent cette pédagogie collective possible est
déjà décriée par les élites, comme un mode d’apprentissage « stupide », méca-
nique, qui transforme les enfants en perroquets. « Comme si la dignité de
celui qui enseigne et de celui qui écoute n’avait pas tout à gagner à cette révo-
lution qui substitue au mécanisme l’exercice de l’intelligence !54 » Le change-
ment essentiel vient de la didactique de la lecture : d’autres modèles pour
apprendre à déchiffrer, venus du monde des précepteurs, proposent une
entrée en lecture bien plus précoce et bien plus rapide. Bien plus « ration-
nelle » aussi, comme nous l’avons vu dans les tableaux de l’école mutuelle.
Il est donc nécessaire d’analyser de plus près la « méthode de lecture » qui
a rendu possible cette alphabétisation collective, pour saisir les points sur
lesquels ont porté les « inventions » des innovateurs. Quelle a été son effi-
cacité ? Comment a-t-elle été reçue par les enfants du peuple ?
En milieu populaire, comme le rappelle Jean-Baptiste de La Salle, la réus-
site d’une entreprise tient d’abord à l’adhésion des élèves : « Ordinairement
les enfants des pauvres ne font que ce qu’ils veulent, et les parents n’en ayant
aucun soin, étant même idolâtres de leurs enfants, ce que les enfants veulent,
les pères et mères le veulent aussi et ainsi il suffira que les enfants veuillent
venir à l’école pour que les parents soient contents de les y envoyer.55 »

72
CHAPITRE
4

Apprendre à lire au temps du B. A. BA

I l faut bien en venir à la « question des méthodes ». Ce qu’on appellera ici


« méthode de lecture », conformément à l’usage des praticiens, c’est l’ensemble
des procédés utilisés pour manipuler la langue écrite de façon segmentée,
que le maître fait exécuter aux élèves dans un ordre stable et progressif. À
partir du milieu du XIXe siècle, c’est aussi le nom donné au manuel qui contient
cette segmentation* 1. La segmentation ancienne, comme on l’a vu, prend en
compte les unités de l’écrit (lettres, mots, phrases, textes) et s’appuie sur deux
segmentations orales, la syllabe (inférieure au mot) et le groupe de mots
formant une unité de sens et de syntaxe, séparés par des pauses. « Lire par
pause », c’est lire en marquant le déroulé du texte avec ses respirations.
Lorsqu’un novice en arrive à cette étape, il touche au but, puisqu’il lit en
montrant à la fois qu’il sait lire et qu’il comprend ce qu’il lit.
Pour les débutants, comme nous le savons, les difficultés se situent en
amont. Ils peinent à relier les unités de l’écrit et celles de l’oral, qui entrent
mal en correspondance, puisqu’on ne voit pas de syllabe à l’écrit et qu’on
n’entend pas de lettres à l’oral2. Ils ont du mal à combiner entre elles des
unités non signifiantes (inférieures au mot) pour produire des unités signi-
fiantes (mots, phrases). C’est autour des mille et une façons de combiner
ces paramètres que les « méthodes » peuvent broder sans fin. Cette segmen-
tation, artificielle sinon arbitraire, dure jusqu’à ce que les enfants identi-
fient les mots et les enchaînent aisément : la « méthode de lecture » laisse
alors la place au « manuel de lecture courante», dans lequel il ne s’agit
plus que de comprendre des textes. Quelles qu’en soient les modalités,
anciennes ou nouvelles, la segmentation en unités inférieures au mot est
une constante historique de l’enseignement de la lecture dans les langues
alphabétiques. Aucun enfant n’apprend à lire et à écrire comme il a appris
à parler, par simple immersion dans un « bain d’écrit », même avec les
méthodes les plus « naturelles ». Cependant, toutes les méthodes ne conçoi-

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 307.

73
L’école et la lecture obligatoire

vent pas de la même façon les rapports entre écrit et oral, la mise en
correspondance des différentes unités, la façon d’ordonner les acquisitions
et de conduire les entraînements. Chaque méthode met donc en œuvre
une « théorie » de l’acquisition de la langue écrite, même quand elle ne la
formule pas. Celle-ci se dégage de la façon dont les maîtres utilisent les
supports qui leur servent d’outils. Comment faire quand cette observation
directe est impossible ?

LES ÉNIGMES DE LA MÉTHODE ÉPELLATIVE

Nous connaissons les outils sur lesquels travaillaient jadis les élèves, bien
que la plupart des ABC, trop fragiles et de peu de valeur, aient disparu,
mais il est plus difficile de savoir comment s’en servaient les maîtres3. En
1999, un collaborateur de Patrice Leconte s’est adressé à l’Institut national
de recherche pédagogique : dans le film La Veuve de Saint-Pierre, la femme
du gouverneur de l’île, jouée par Juliette Binoche, apprenait à lire à un
pêcheur illettré condamné à mort. Il a été facile de trouver un livret des
années 1850 à mettre entre ses mains. Mais quels étaient les gestes et les
propos ordinaires à lui faire tenir dans cette situation ? Que faire dire à
un adulte commençant le B. A. BA de la méthode épellative, la plus
courante à l’époque, mais sur laquelle nous avons surtout les descriptions
dépréciatives ou les jugements ironiques qui ont suivi ?
Les témoignages de ceux qui l’ont pratiquée, les prescriptions de ceux
qui l’ont recommandée dans les traités destinés à instruire d’autres maîtres
sont laconiques sur sa mise en œuvre : pourquoi décrire « ce qui va de
soi » ? D’anciens élèves ont raconté leurs souvenirs d’enfance, leurs déboires
ou leurs réussites, mais ces évocations ont la fragilité des reconstructions
a posteriori. On a des images représentant les enfants en train d’apprendre,
qui informent sur la mise en espace, les positions des acteurs, les objets
présents, mais une image n’est pas une photographie, ni un film. Les docu-
ments mis bout à bout montrent les supports et les exercices qui ont permis
d’apprendre à lire à des millions d’enfants, mais ils ne permettent pas de
comprendre aisément comment s’est produit ce miracle. Car c’est bien la
première impression d’un pédagogue actuel : apprendre à lire avec la
méthode épellative tient du miracle, ou de l’énigme.
Pourtant, la méthode pratiquée dans toutes les langues alphabétiques
d’Europe est l’épellation systématique. Pour lire le Pater Noster, les enfants
apprennent à découper les syllabes du mot, à dire : pé-a pa, té-é-erre, ter,
pa-ter. Pour aller jusqu’au bout de la première phrase de leur livret, ils
doivent recommencer la même épellation, lettre après lettre, le même
découpage syllabique sur les 21 mots qui la composent : pa-ter, nos-ter, Pater

74
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

Noster, qui es in coe-lis, sanc-ti-fi-ce-tur no-men tu-um, ad-ve-ni-at re-gnum,


tu-um, fi-at vo-lun-tas tu-a, si-cut in coe-lo et in ter-ra ». 99 lettres à nommer,
42 syllabes à découper. Tout l’alphabet est mobilisé ou presque (n’y appa-
raissent pas les lettres b, h, j, x). L’étape où l’enfant lira mot après mot
(Pater/ Noster/ qui/ es/ in/), puis celle où il lira « par pause » (Pater Noster/
qui es in coelis/ : il y a six « pauses » dans la première phrase) ne viendront
que bien plus tard. Si on ne propose pas des textes latins mais français,
comme chez les Frères, les avantages didactiques ne sautent pas aux yeux.
Il faut maintenant dire : « enne-o no, té-erre-e tre, no-tre ; pé-è pè, erre-e re,
pè-re, No-tre Pè-re » (114 lettres, 44 syllabes, dont certaines complexes : esse-
o-i-té, soit). Le découpage des mots n’est pas évident : sanctifié est découpé
en quatre syllabes (sanc-ti-fi-é) et la première est particulièrement complexe
(esse-a-enne-cé, sanc). Par chance, aucun maître ne mettra le décodeur victo-
rieux en échec en lui demandant ce que signifie le mot « sanctifié ».
Ce qui est finalement le plus difficile à comprendre, ce n’est pas l’échec,
c’est la réussite de tant d’enfants. Comment ont-ils pu apprendre à lire par
cette voie ordinaire, « the Ordinary Road », comme on dit en Amérique du
Nord au temps de la colonisation4 ? L’activité demandée aux débutants
transforme le mot à lire en une suite orale incompréhensible (père se
prononce à la lecture pé-è-pè, erre-e-re, Pè-re) et il est difficile de saisir en
quoi ce détour très laborieux et fastidieux par l’épellation peut aider à
faire lire un mot aussi régulier et simple que « père ». Dans toute l’Europe,
les maîtres qui l’ont subie enfants l’ont pourtant reproduite avec leurs
élèves, tant elle leur paraissait à la fois évidente et incontournable. Elle
est identique dans toutes les langues, à quelques variantes près (la liste
des syllabes n’est pas la même en anglais et en français). Elle reste stable
dans ses procédés, quels que soient les aménagements apportés pour
soulager les enfants, par exemple, imprimer des abécédaires où les mots
sont déjà prédécoupés en syllabes séparées par des traits verticaux, des
tirets ou des blancs.
Cette méthode utilisée depuis l’Antiquité pour faire lire en latin est
transférée sur l’allemand, l’anglais, le néerlandais et même le français à
Genève. L’usage des langues vernaculaires qui s’impose dans les pays protes-
tants a pour but de faciliter la compréhension des textes religieux et non
d’aider dans l’apprentissage de la lecture (comme les Anglais le constatent
rapidement, aux prises avec une orthographe des plus irrégulières). Quand
Jean-Baptiste de La Salle édite à son tour un Alphabet français, contre l’avis
des autorités catholiques, ce n’est pas non plus pour des raisons didac-
tiques, pour accélérer l’apprentissage (il cherche au contraire à le ralentir,
comme nous l’avons vu), mais pour faciliter l’instruction chrétienne des
enfants pauvres, en leur offrant « en sus » un savoir-faire utile.

75
L’école et la lecture obligatoire

LES MÉTHODES DE LECTURE, ENTRE TRADITION


ET INNOVATIONS

Comment les fondateurs de l’école républicaine ont-il considéré cette


méthode des temps anciens, au moment où elle était déjà condamnée ? De
fait, les 34 colonnes de l’article « Lecture » dans le Dictionnaire de pédagogie
et d’instruction primaire de Buisson exposent la liste des inventeurs célèbres
ou des précurseurs rejetés, réhabilités a posteriori. Entre le moment où un
pédagogue invente et rode une nouvelle méthode et le moment où celle-ci
est adoptée dans l’école, le temps peut être long. Cette épreuve du temps
permet de faire le tri entre fausses et vraies innovations, entre modes passa-
gères et progrès véritables, si bien que l’histoire des méthodes de lecture
exposées par James Guillaume5 n’est rien d’autre qu’un inventaire rétros-
pectif des innovations. Certes, écrit-il, certaines bonnes idées ont pu être
oubliées, ou rejetées, mais si elles apportent un réel avantage aux maîtres
et aux enfants, elles sont finalement redécouvertes et appliquées tôt ou tard.
Par exemple, pour aider les petits élèves de Port-Royal, Pascal et sa sœur
Jacqueline avaient imaginé de nommer les lettres A, Be, Ke, De, Fe (et non
a, bé, cé, dé, effe) de façon à approcher de plus près la « valeur sonore de
la lettre ». Tombée en désuétude avec la condamnation des jansénistes, cette
prononciation a été redécouverte au XVIIIe siècle, puis largement adoptée au
XIXe siècle sous le nom de « prononciation de Port-Royal ».
L’idée sous-jacente (à la fois patiente et optimiste) est que les praticiens
finiront toujours, au fil du temps, par sélectionner les manières de faire les
plus efficaces et les plus commodes. Comme l’écrit Guillaume, « de ce tableau
des progrès accomplis depuis deux siècles dans ce domaine, découleront natu-
rellement, et sans que nous ayons besoin de les formuler en un corps de doctrine,
les directions pédagogiques qu’il convient de donner aux maîtres d’aujourd’hui
sur cet important sujet6 ». Les innovations n’ont donc pas à être justifiées
dogmatiquement (nous dirions aujourd’hui « scientifiquement »), ni impo-
sées autoritairement, c’est le cumul des savoirs pratiques qui trace de lui-
même « les directions pédagogiques qu’ils convient de donner aux maîtres ».
Le Dictionnaire de pédagogie donne ainsi une vision « progressiste » de
l’histoire des méthodes, cheminement séculaire à petits pas. Guillaume croit
au progrès linéaire, cumulatif, sans retours en arrière, sinon sans conflits ni
contradictions. Le passé capitalisé trace la voie du futur proche, dans une
continuité indéfinie des perfectionnements. Ceux-ci découlent à la fois des
progrès des savoirs (sur la langue, sur l’apprentissage), des techniques de
transmission (le matériel pédagogique, les manuels), mais surtout de la
volonté politique qui régit l’école et la formation des enseignants. Sans ce
relais, une innovation peut rester longtemps à l’état d’innovation, faute de
parvenir à se diffuser et donc à se banaliser. C’est le cas sous l’Ancien Régime

76
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

quand foisonnent les innovations en tout genre pour les éducations parti-
culières, mais à une époque où c’est l’Église et non l’État qui alphabétise le
peuple. Tout change quand l’école devient une « affaire d’État », comme
l’écrit l’article Illettrés : « la question de l’instruction populaire, mise à l’ordre
du jour par la Convention nationale de 1792, reprise sous la Monarchie de Juillet,
continuée sous la Deuxième République et le Second Empire, n’aura reçu de
solution complète que sous la Troisième République7 ».
Alors que la vulgate républicaine n’imagine que trop bien les guerres idéo-
logiques concernant les contenus et les fins de l’enseignement, elle n’ima-
gine pas possible « une guerre des méthodes ». Elle institue une règle de
prudence qui s’est perpétuée tout au long du XXe siècle. Les autorités minis-
térielles décident des programmes, qui relèvent de la compétence politique
des autorités, non des méthodes qui n’ont d’autres bien-fondés que leurs
résultats : or ceux-ci sont entre les mains des maîtres. Comme on peut le lire
dans les Instructions de 1923, « nous ne préconisons aucune méthode : la
meilleure sera celle qui donnera les résultats les plus rapides et les plus solides.
Entre les méthodes d’épellation et la méthode syllabique ou la méthode globale,
nous ne faisons aucun choix ; des expériences se poursuivent qui décideront ».
Les méthodes qui font débat entre les praticiens se rodent sur le terrain ; les
« expériences » se jugent dans les classes, d’après les constats des inspecteurs.
Les Écoles normales pourront ainsi diriger les choix préférentiels des jeunes
générations. Mais chaque maître demeure libre de sa pratique et il est légi-
timé à garder, le cas échéant, une méthode jugée « archaïque », mais qui le
rend personnellement efficace parce qu’il la maîtrise bien.
Par exemple, « la raison du succès de la méthode phonomimique, malgré sa
bizarrerie » pourrait être le plaisir des enfants aux gestes mimés, à en croire
les Instructions de 1923. Désignée comme archaïque et « bizarre », complè-
tement marginalisée à l’époque, elle n’est pour autant pas interdite8. La
vieille méthode épellative n’est toujours pas condamnée, alors qu’elle a proba-
blement déjà disparu. La méthode syllabique, dominante à l’époque et qui
a la faveur des Écoles normales, n’est pas recommandée officiellement.
Inversement, des innovations jugées impraticables ou même dangereuses (la
méthode globale est citée, mais pas encore la méthode naturelle de Freinet
qui fera débat quelques années plus tard) sont acceptables si les maîtres qui
les utilisent ont les résultats attendus. Si elles s’avèrent efficaces et d’usage
plus commode, elles se diffuseront, sinon elles resteront l’apanage d’une
minorité militante, marginale plutôt que d’avant-garde.
Ainsi, dans le cadre institutionnel qui définit les fins poursuivies (quels
savoirs enseigner ?), les innovations proposent des moyens inédits pour y
parvenir plus efficacement. En accord avec la philosophie du progrès qui
a marqué toute la IIIe République, les méthodes de lecture sont considé-
rées comme des inventions techniques, idéologiquement neutres, ce qui
permet aux républicains de reconnaître leur dette à l’égard de tous les

77
L’école et la lecture obligatoire

innovateurs en soutane des siècles passés, sans pour autant attribuer à


l’Église les bénéfices d’instruction qu’ils ont permis. S’agissant de l’ensei-
gnement de la lecture élémentaire, James Guillaume juge donc inutile de
chercher à définir plus avant ce qu’est une innovation, puisqu’elle se juge
pragmatiquement à ses effets : chacune est à l’évidence conçue pour
permettre à de plus en plus d’enfants d’apprendre à lire de mieux en mieux,
dans un temps de plus en plus court.
Nous avons vu au chapitre précédent cette belle rationalité prise en défaut
sur l’exemple de La Salle : tous les maîtres n’ont pas toujours cherché à abréger
l’apprentissage de la lecture. Pour éduquer les enfants le plus longtemps
possible dans l’école, mieux vaut ralentir l’apprentissage plutôt que l’accé-
lérer. Guillaume ne cherche pas davantage à comprendre ce qui a fait la supé-
riorité d’un procédé nouveau, il se contente d’en faire le constat, grâce aux
témoignages concordants des praticiens. Une « science de l’éducation »
permettra peut-être d’en éclairer les fondements, grâce à la psychologie9, mais
les paramètres qui interfèrent sont si nombreux (sans compter « le plaisir des
enfants ») qu’une méthode ne peut être conçue comme une science appli-
quée. Quant à la résistance des procédés inefficaces, il s’explique suffisam-
ment par la routine de maîtres mal payés, mal formés, mal encadrés.
On ne peut aujourd’hui se contenter de cette philosophie sommaire du
« progrès technique ». La méthode épellative intrigue d’autant plus qu’elle
a été l’objet d’un indiscutable consensus, avant d’être abandonnée en une
génération, sans même que Ferry ait eu besoin de l’interdire. Dans ce
chapitre, nous allons essayer de comprendre pourquoi cette méthode a pu
« satisfaire » les maîtres pendant des siècles, dans l’enseignement collectif,
comme dans les éducations particulières. Alors que les précepteurs sont à
l’origine de méthodes nouvelles d’enseignement qui se sont perpétuées
jusqu’à nos jours, qu’ils ont produit les premières analyses du système oral
du français, ils n’abandonnent pas l’épellation. Les savoirs constitués aujour-
d’hui sur l’acte de lecture et son acquisition nous permettent-ils de
comprendre ce qui a fait son efficacité, eu égard aux attentes du temps ? Les
maîtres du passé constataient que les novices qui s’exerçaient conformément
à leurs injonctions finissaient, normalement, par « savoir lire ». Mais qu’en-
tendaient-ils par « savoir lire » ?

APPRENDRE À LIRE DANS LE CORAN

Avant de répondre à cette question, évoquons un autre souvenir d’appren-


tissage. Il nous vient d’Amadou Hampâté Bâ qui, avant d’être élève de l’école
française, apprit d’abord à lire à l’école coranique avec Tierno Kounta, qui
restera son maître spirituel. Le jeune Amadou reçoit sa première leçon en

78
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

1908, au Mali. Il a sept ans. Après le rituel d’accueil, le maître lui fait prononcer
la shahada (« il n’est Dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète »).

« Il reprit alors la planchette et y inscrivit sept lettres de l’alphabet


coranique […]. Il me fit prendre la planchette de sorte que le haut repose
sur mon avant-bras gauche et le bas sur ma cuisse droite. J’étais rituel-
lement préparé à recevoir l’enseignement du livre sacré. Avec un respect
religieux, Tierno Kounta suivit lui-même de son index droit chacune des
sept lettres coraniques, énonçant chaque fois le nom que les Peuls leur
ont donné. Ces sept lettres étaient celles qui composent la formule cora-
nique Bismillâh (au nom de Dieu) que l’on trouve en tête de chacune des
sourates du Coran et que les musulmans prononcent avant chaque acte
important de leur vie.
Sept fois Tierno Kounta me répéta la leçon, et sept fois, je la rabâchai
après lui, après quoi il congédia mes parents. Je devais rester dans un
coin de sa cour et répéter quatre cent huit fois la leçon en suivant les
lettres du doigt. Cela me prit environ deux heures […]. Une fois revenu
à la maison, fier de connaître ma première leçon, je me mis à tympa-
niser tout le monde en la serinant à tue-tête. Il ne fallut pas moins que
l’intervention de mon père pour me faire taire.10 »

L’entrée en lecture se fait donc sur une formule religieuse inaugurale,


équivalent de la « croisette » qui ouvre tous les alphabets chrétiens : In
nomine Patri…
Dans un autre passage, qui est une bonne illustration du mode individuel
d’enseignement, il décrit plus avant le procédé d’enseignement (« la méthode
de lecture ») : diction du texte mémorisé en suivant sur le support, copie
d’un nouveau texte, lettre après lettre, lecture et relecture « en suivant avec
le doigt », nouvelle récitation.

« Niélé me réveillait avant le lever du soleil. Je me débarbouillais,


faisais ma prière du matin, puis courais vers l’école où m’attendait ma
planchette, qui portait encore le texte coranique inscrit la veille. Je m’ins-
tallais dans un coin et la récitais à haute voix pour l’apprendre par cœur.
Chaque élève clamait sa leçon à tue-tête sans se soucier des autres dans
un vacarme indescriptible, qui, curieusement, ne gênait personne. Vers
sept heures, si je savais bien mon texte je prenais ma planchette et m’avan-
çais vers Tierno. Il se tenait généralement dans le vestibule de sa demeure,
plus rarement dans sa chambre. “Moodi [maître] ! lui disais-je, j’ai appris
ma leçon.” Je m’accroupissais près de lui et récitais mon texte. S’il était
satisfait, je pouvais aller laver ma planchette pour y inscrire de nouveaux
versets dont il me donnait le modèle. Sinon, je conservais ma leçon de
la veille et la révisais jusqu’au lendemain […].

79
L’école et la lecture obligatoire

Après avoir copié mon nouveau texte, je le présentais à Tierno. Il le


corrigeait, puis le lisait à voix haute, tandis que je le suivais du bout de
mon index. Retourné dans mon coin, je le rabâchais dix ou quinze fois,
ce qui me menait vers huit heures du matin. Tierno me donnait alors la
permission de rentrer chez moi.11 »

Ce qu’Amadou Hampâté Ba appelle « récitation », c’est dire la sourate


copiée sur la planchette, mais en la suivant du bout de l’index, sans la quitter
des yeux. Le petit Amadou apprend ainsi à prononcer l’arabe classique de
la façon qui convient (pour ce jeune Peul, c’est une langue totalement étran-
gère). Bien savoir sa leçon, c’est être capable de coordonner, sans erreur ni
hésitation, les yeux, le doigt et la voix. Façon de consolider une mise en
correspondance lettre-son impeccable. Façon aussi de marquer que c’est le
Livre qui parle et non pas son lecteur.

COMPRÉHENSION EN LECTURE
ET MÉMOIRE LITTÉRALE DES TEXTES

Pour saisir les principes qui guident l’antique méthode de lecture (chré-
tienne ou coranique, mais aussi juive, grecque, romaine), il faut revenir sur
les pratiques contemporaines de la lecture qui constituent nos évidences et
structurent notre définition du « savoir lire », afin de pouvoir les tenir provi-
soirement en suspens. Aujourd’hui, « lire, c’est comprendre12 », c’est-à-dire
traiter les données contenues dans un texte, en extraire les informations
principales, qui varient selon l’usage que le lecteur fait du texte. Lire, c’est
passer de la lettre du texte à cette « compréhension globale » qui sélec-
tionne, hiérarchise, relie entre elles des informations dispersées (dans la
page, le chapitre, le livre), en fonction d’autres informations déjà mémori-
sées, par l’expérience ou d’autres lectures. En passant de la lecture littérale
à une compréhension sémantique, le lecteur « reformule » le texte et
« oublie » son mot à mot. On sait à quel point cette prise de distance est
difficile pour les faibles lecteurs, surtout si leur lecture littérale est enta-
chée de faux-sens sur les mots, d’incertitudes sur les phrases. Le message
d’ensemble reste flou et ils ne parviennent ni à hiérarchiser les informa-
tions, ni à se donner une représentation globale du texte13.
Mais à supposer qu’il y soit bien parvenu, un bon lecteur gardera-t-il en
mémoire ce qu’il a ainsi décanté ? Oui, tant qu’il poursuit sa lecture, faute
de quoi, il en perdrait le fil. Une fois le texte achevé, tout dépend de
l’usage. Les nouvelles lues dans les quotidiens, les articles des magazines,
les romans, les messages de nos correspondants, seront, pour la plupart,
engloutis dans l’oubli. Il est rarement besoin d’en retrouver le contenu

80
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

exact, et, en cas de nécessité, il suffirait de retourner en bibliothèque, ou


sur Internet : les textes stockés dans notre environnement sont (presque)
indéfiniment consultables. Ceux que nous pouvons donc évoquer sans
problème ne sont donc pas ceux que nous avons « seulement » lus en
passant, mais ceux que nous avons relus (pour éclaircir un sens obscur,
retrouver un plaisir déjà ressenti…), ou ceux que nous avons été obligés
de relire (parce qu’ils faisaient partie des textes scolaires, qu’il fallait en
exposer le contenu, les mémoriser pour passer un examen) ou ceux que
nous connaissons sans les avoir lus14, grâce à des médiateurs plus ou moins
autorisés (manuels, résumés, cours, notes critiques, quatrièmes de couver-
ture, bouche à oreille).
Cette pratique des lectures éphémères n’a guère besoin de se dire, en
notre temps d’écrits proliférants. Les discours d’école15 ne cessent de faire
comme si les lectures se capitalisaient d’elles-mêmes et enrichissaient spon-
tanément le lecteur, le cultivaient, le formaient, mais tout le monde sait que
les lectures de consommation sont dominantes chez tous les lecteurs, ceux
qui lisent beaucoup comme ceux qui lisent peu (d’après les critères quanti-
tatifs de la sociologie). Les enfants y sont initiés autant dans leur famille
qu’à l’école maternelle, où on leur lit nombre d’albums : les enfants récla-
ment des relectures mais les adultes cherchent à « varier les plaisirs », et la
plupart des histoires qui leur sont lues ou racontées sont destinées à sombrer
dans l’oubli plus ou moins rapidement.
Cette définition du savoir lire est récente. Dans la tradition savante médié-
vale, un ouvrage n’a pas été vraiment lu tant qu’il n’est pas devenu partie
intégrante du lecteur. Peu importe qu’il ait été assimilé par une lecture
personnelle, ou en écoutant quelqu’un d’autre le lire. Autant nous conce-
vons facilement que les cultures orales, sans écriture ni lecture, soient portées
par la mémoire du groupe, autant nous pensons spontanément que les livres,
consultables à loisir, sont des « prothèses » qui ont d’emblée rendu la mémo-
risation littérale inutile.

« Comme il est évident que les cultures orales sont tributaires de la


mémoire, et lui accordent donc une grande valeur, on a fini par voir
dans cette valorisation la marque de l’oralité en tant qu’opposée à la
culture lettrée. C’est ce qui a conduit à supposer en sus que culture lettrée
et mémoire sont “per se” incompatibles et qu’un “essor de la culture
lettrée” ne peut qu’entraîner la dévalorisation de la mémoire et sa désué-
tude. C’est ce présupposé que mon étude vise particulièrement à
contester16 », écrit Mary Carruthers.

De ce fait, les marques du « génie intellectuel», que les anciens mettaient


du côté de la mémoire source d’invention et non de répétition, ont été mises
par les modernes du côté de l’imagination créatrice17. La disjonction entre

81
L’école et la lecture obligatoire

mémoire et littéracie est en effet un lieu commun au XIXe siècle et les auto-
rités ministérielles n’ont cessé de stigmatiser la « récitation mécanique » que
produirait la mémoire littérale des textes, incompatible avec une « lecture
intelligente » permettant la compréhension.
Jusqu’au XVIIIe siècle, la certitude inverse domine. Lire, ce n’est pas extraire
des informations, c’est retenir in extenso. Une « théorie de la mémoire »
élaborée à l’époque médiévale légitime ainsi l’apprentissage par cœur, qui
n’est nullement une pédagogie réservée aux enfants ou aux ignorants. La
mémorisation littérale est pratiquée dans la formation des clercs à tous les
niveaux du curriculum. De nombreux « arts de mémoire » conçus au fil du
temps élaborent des moyens de stocker et de récupérer des savoirs engrangés.
Les novices commençaient leur formation dans le psautier : cent cinquante
psaumes à connaître, qu’ils devaient pouvoir évoquer à volonté, depuis le
premier, Beatus Vir, en passant par les sept psaumes de la Pénitence long-
temps conservés dans les abécédaires (Requiem, De Profundis, Miserere),
jusqu’à l’Alleluia de la doxologie finale. Pour tester les procédés médiévaux,
écrit Mary Carruthers :

« [j]’ai essayé de mémoriser quelques psaumes selon un dispositif


élémentaire qui a été décrit au xiie siècle par Hugues de Saint-Victor. Il
m’a permis de me rappeler les textes dans n’importe quel ordre souhaité.
Si quelqu’un d’aussi novice et inexpert que moi est capable de réciter
sans difficulté trois psaumes « en même temps » (c’est-à-dire en passant
aisément d’un psaume à l’autre, verset par verset, à l’endroit ou à l’en-
vers, ou encore en sautant des passages à volonté), il est certain qu’une
mémoire entraînée…18 »

Le fait que le psautier ait été durant des siècles le livre inaugural dans
lequel les moinillons apprenaient à « lire et retenir » explique que les ABC
destinés aux enfants aient longtemps continué à s’appeler par ce nom (salterio
en Italie et en Espagne, psalter en Angleterre, psautier en France), même
quand ils ne contenaient plus de psaumes mais d’autres prières. Avec la
Renaissance et le Grand Siècle, de nouveaux modèles de la culture lettrée
s’imposent, modèle de l’humaniste ou de l’honnête homme. Mais pour la
catéchisation et donc l’alphabétisation des fidèles, c’est ce modèle religieux,
hérité du Moyen Âge (mais remontant bien au-delà), qui reste la référence
des Églises, aussi bien protestantes que catholiques.
Il s’appuie sur deux grands modes de lecture des textes, fondamentaliste
ou textualiste, toujours en tension : « Les fondamentalistes estiment qu’une
œuvre littéraire, pour l’essentiel, se passe de l’interprétation […] Plutôt qu’à
interpréter, le lecteur n’a tout au plus qu’à reformuler la signification du docu-
ment écrit, une signification qui est en réalité transparente, simple et complète
[…]. [Au contraire] c’est dans l’institutionnalisation d’une histoire par le biais

82
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

de la memoria que s’effectue la textualisation […]. Dans le processus de textua-


lisation, l’œuvre originale se charge de commentaires et de gloses.19 »
La lecture littérale est celle de tous les débutants. Nombre d’hérésies,
nombre d’églises dissidentes20 se sont ainsi constituées en refusant les inter-
prétations « textualistes » de la Bible proposées par les autorités religieuses,
pour prôner une lecture directe, littérale, prenant à la lettre l’injonction du
jeune Luther selon laquelle « aucun écran » ne doit s’interposer entre le
texte de l’Écriture et le fidèle, quels que soient sa condition, son sexe et
son âge (« une misérable fille de fermier ou même un enfant de neuf ans21 »).
Cependant, dans la pratique scolaire chrétienne, la lecture apparaît sous les
deux formes. Un texte assorti d’explications au moment de l’apprentissage
peut être ensuite relu ou récité en s’attachant alors seulement à « refor-
muler la signification du document écrit ». C’est le but visé par le Petit caté-
chisme de Luther publié en 1529. Luther y explique au père de famille
comment enseigner les prières à sa maisonnée, en donnant pour chaque
phrase une petite explication. Par exemple, pour le Notre Père : « Que faut-
il entendre par “pain quotidien” ? Réponse : Tout ce qui a trait aux soutiens et
besoins du corps, comme la nourriture, la boisson, les vêtements, chaussures,
maison, ferme, bétail, argent, marchandises, une épouse pieuse, des enfants
pieux, des serviteurs pieux, des magistrats pieux et fidèles, un bon gouverne-
ment, le beau temps, la paix, la santé, la discipline, l’honneur, des bons amis,
des voisins fidèles et toute chose semblable.22 »
La récitation de la prière peut ensuite avoir lieu, et chacun entendra de
façon élargie l’expression littérale « pain quotidien », en connaissant le sens
figuré de l’expression. Cette compétence interprétative relève d’une science
des textes23 qui ne s’improvise pas. Elle est réservée aux clercs instruits ; les
ministres du culte étant chargés d’instruire leurs ouailles et de veiller à ce
que de simples fidèles ne se croient pas autorisés à « inventer » une autre
interprétation24. Lorsque les enfants luthériens apprenaient à épeler les lettres
et à séparer les syllabes du Notre Père, ils avaient entendu ou même déjà
appris ces explications.

TECHNIQUE DU B. A. BA ET DÉCHIFFRAGE DE TEXTES


CONNUS OU INCONNUS

Un point se trouve donc éclairci par ce détour : si le « savoir lire » ne vise pas
à rendre possible des lectures indéfiniment nouvelles, mais la mise en mémoire
indélébile d’un corpus fini de textes, alors il n’y a aucune absurdité à conduire
l’apprentissage de la lecture sur des textes déjà connus par cœur. L’énigme
de la méthode épellative peut être en partie levée et les premières étapes de
l’apprentissage deviennent non pas incompréhensibles mais « logiques » :

83
L’école et la lecture obligatoire

apprendre le nom des lettres (qu’il faut pouvoir désigner dans n’importe quel
ordre et n’importe quel corps) ; apprendre le « principe » de la syllabation sur
un nombre restreint d’exemples25 ; passer au « psautier », c’est-à-dire au Notre
Père. Les enfants sont alors entraînés à découvrir et à apprendre comment
l’écrit « encode » des phrases qu’ils savent déjà réciter oralement.
Reprenons donc la description du procédé de l’épellation avec ce nouveau
point de vue. Le mot « pater » ou « père » est présenté sur la page, déjà
découpé en ses éléments oraux, les syllabes (pa-ter, pè-re). Pour chacune,
l’enfant est intensivement entraîné à nommer les unités de l’écrit qui la
constituent (les lettres nommées oralement, pé, a, té, e, erre ; pé, è, erre, e).
Il s’agit d’une procédure purement analytique. Ce procédé ne vise pas à faire
déchiffrer des mots inconnus, mais à mettre en correspondance un matériel
graphique (les lettres) et un texte écrit mémorisé oralement (une prière), à
travers les unités (les syllabes) qui appartiennent à la fois à l’oral (les mots
se « segmentent » en syllabes, pas en phonèmes) et à l’écrit (dans les tableaux
de syllabes et la typographie syllabée de l’abécédaire). Lorsque l’élève ne sait
pas ou ne se souvient plus quelle syllabe « produit » « enne, o », ou « emme,
e, enne », il lui suffit de revenir au texte mémorisé (sanc-ti-fi-ce-tur no-men
tu-um) pour retrouver « no » et « men ».
En témoigne ce souvenir d’écolier du milieu du XVIIIe siècle rapporté par
Restif de la Bretonne. Il fréquente la classe de maître Jacques Bérault qui
« travaillait à fendre l’osier ou préparer des échalas en faisant lire les plus
jeunes enfants dont il savait par cœur le syllabaire latin. Il les reprenait, lors-
qu’ils épelaient mal, sans regarder sur leur livret. J’en étais au Pater que je
syllabais, suivant l’ancien usage en faisant précéder la plupart des consonnes
par une voyelle qui les dénature. J’épelais noster et je disais enneoessetèerre :
je pleurai, croyant qu’il voulait se moquer de moi, en voulant me faire
prononcer noster ». Sur son psautier usé, le petit Restif lit ce qu’il voit, « tu
in » et non ce qu’il sait [nomen] tu um. « Ce fut ainsi que j’épelai vingt fois
de suite », alors que « ma sœur et tous mes camarades me soufflaient tu um,
mais je voyais matériellement tu in et j’aurais cru mentir que de dire autre-
ment »26, ce qui lui vaut le fouet. Dans cette pédagogie rurale, mixte (sa
sœur Margot est assise à côté de lui), tous les enfants écoutent l’élève qui
lit et chacun doit lire à tour de rôle. En mode individuel, l’enfant aurait
été près du maître qui aurait vu aussitôt d’où venait l’erreur et il n’aurait
pas été fouetté. Le petit Restif triomphe tout de même secrètement quand
le maître regarde la page et comprend son obstination, respectueuse de la
lettre imprimée. L’étonnement du maître vient sans doute aussi de la préco-
cité du jeune Restif. À ce stade du « psautier », les élèves sont censés
prendre appui sur la mémoire orale du texte, puisque ni la « combinatoire
syllabique », ni la « reconnaissance automatique des syllabes » ne sont
encore acquises, dirions-nous en usant de catégories contemporaines. Or,
en lisant « i-enne, ine », Restif montre qu’il sait déjà déchiffrer (avec la

84
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

prononciation latine), puisqu’il en est à une procédure synthétique qui


combine les lettres pour « faire » la syllabe sans erreur.
Pour les élèves qui n’en sont pas encore là, c’est la mémoire orale qui
leur permet de s’exercer seuls, ce qui leur serait impossible autrement. On
voit ainsi l’intérêt d’une alphabétisation en français, quels que soient les
obstacles orthographiques : pour contrôler l’exactitude des mots qu’on est en
train d’épeler et de syllaber, il est plus facile de se remémorer sans erreur
un texte « qui parle français » plutôt que les formules prononcées dans un
latin inconnu. L’unité syllabique est donc essentielle, puisque c’est sur elle
que les enfants peuvent s’appuyer. La récitation des prières est toujours lente,
surarticulée, parfois chantante, très loin des formes ordinaires du langage
parlé. Reste à comprendre comment les élèves passent de l’acquisition du
déchiffrage sur des textes connus au déchiffrage généralisé de textes inconnus.
Cette étape arrive relativement tard dans la progression et, avec elle,
commence la « véritable » lecture, comme le dit Jacques de Batencour : « Pour
commencer à faire lire (un enfant), donner sa leçon à quelque endroit qu’il ne
sache point par cœur, comme aux Sept Psaumes. Et non pas au Pater, Ave,
Credo, Benedicite et Repons de la Messe, parce que quand on leur fait lire ce
qu’ils savent par cœur, ils n’apprennent rien pour la lecture.27 » Ce que
Batencour appelle « lecture », c’est l’oralisation sans faille par déchiffrage,
non la compréhension du texte, par définition impossible en latin. Chez Jean-
Baptiste de La Salle, le fait de lire en français ne change pas la définition :
pour lui aussi, un enfant sait lire quand il oralise sans erreur. La progres-
sion « standard » qu’il a prévue sur trois années distingue une 1re année pour
apprendre à « épeler et syllaber » (les deux cartes et le syllabaire : 8 mois) ;
une 2e année pour passer du déchiffrage à la lecture (1er, 2e et 3e livres, un
trimestre chacun) ; une 3e année pour s’entraîner à la lecture courante, sur
des textes latins (psautier : 6 mois) et français (Civilité : tout le temps qui
reste), en même temps qu’on apprend à lire l’écriture cursive des manus-
crits. La lecture du latin, utile pour des enfants de chœur, oblige à un déchif-
frage sans faille, sur des mots réguliers, mais sur un texte incompréhensible,
alors que la Civilité doit être « comprise », tout comme doit être compris et
appris le catéchisme. Les textes manuscrits demandent de nouvelles habi-
letés (lecture de graphies nouvelles, d’abréviations, de formulations « à
connaître ») et surtout un changement complet des références : on sort du
lexique religieux et moral, pour celui des « affaires », ventes, achats, prêts,
contrats et correspondances commerciales.
Derrière les neuf classes, on voit donc se profiler trois grandes étapes :
apprendre à syllaber et à déchiffrer, puis passer de la lecture syllabée à la
lecture courante (par pause), enfin, s’exercer à « tout lire » (écritures impri-
mées ou manuscrits, textes français ou latins, textes religieux ou profanes).
On y voit se dessiner la progression des trois cours, instituée bien plus tard
par l’école républicaine : cours préparatoire : apprendre à déchiffrer ; cours

85
L’école et la lecture obligatoire

élémentaire : apprendre à lire couramment ; cours moyen : s’exercer à « tout


lire » (lecture d’instruction ou lectures d’usage).
Quelque chose nous interdit pourtant ce rapprochement. La raison n’est
pas l’opposition entre les contenus religieux de l’école chrétienne et les
contenus laïques de l’école républicaine (qui relèvent des mêmes « opéra-
tions cognitives » d’apprentissage), mais une différence bien plus essentielle :
au XVIIIe siècle, l’enseignement de la lecture est entièrement disjoint de l’en-
seignement de l’écriture. Cette séparation a des effets sur le « niveau de litté-
racie» de la population (seule une minorité sait « lire, écrire et compter,
alors que davantage savent « lire seulement »). Elle a aussi des effets sur les
opérations intellectuelles requises par l’apprentissage. Les didactiques
actuelles de la lecture ne font pas toujours mention de cette autre face de
la langue écrite, que les enfants apprennent « naturellement » en même
temps qu’ils apprennent à lire. Cet état de fait est si évident que plus personne
n’éprouve le besoin de le signaler. Dans les débats sur l’illettrisme contem-
porain ou sur l’échec scolaire au collège, la question de la lecture écrase
celle de l’écriture, alors que c’est toujours par des écrits qu’on évalue de
façon scolaire les compétences en lecture.
Or cette alphabétisation partielle construit un certain type de relation à
l’écrit qui accréditera plus tard le mythe d’une France illettrée avant Ferry28.
Tant que la maîtrise de l’écriture est très coûteuse en argent et en temps29
(prix du papier, difficulté à manier la plume d’oie) et qu’elle n’a ni néces-
sité religieuse ni utilité sociale méritant un tel investissement, elle est une
option offerte mais non imposée. Ce découplage ne relève pas d’une posi-
tion théorique ou didactique a priori mais d’une contrainte de réalité que
les chercheurs d’aujourd’hui ne peuvent même plus imaginer30. Lecture et
écriture sont pensées d’emblée comme les deux faces d’une même compé-
tence concernant la réception et la production de la langue écrite (bien des
recherches « scientifiques » sur l’apprentissage de la lecture ont cependant
été conduites sans contrôler l’enseignement de l’écriture).

SAVOIR LIRE SANS SAVOIR ÉCRIRE :


LE CAS DE LA MUSIQUE

Pour prendre conscience de cette disjonction, on peut s’appuyer sur un


exemple contemporain où elle reste massivement pratiquée : la musique.
Chacun connaît des mélodies par ouï-dire, en invente à l’occasion, a une
« culture orale » de la musique. Mais loin d’être analphabète, la majorité de
la population est « illettrée », ou bien « sait lire seulement ». Les lettrés, qui
lisent les partitions à vue et peuvent noter sans peine une ligne mélodique
entendue ou inventée, diront volontiers que lecture et écriture musicales

86
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

« ne sont pas des compétences indépendantes », que le déchiffrage des parti-


tions ne peut être disjoint des exercices de copies, dictées, compositions musi-
cales, sur thème imposé ou libre. Et que de là vient l’échec massif en solfège
qui laisse « illettrée », ou semi alphabétisée, l’immense majorité des élèves
initiés à la musique. La méthode employée par les professeurs de musique
pour apprendre à des débutants à se servir d’une partition n’est pas très
différente de celle du Notre Père. Quand ceux-ci ont mémorisé la mélodie,
ils s’appuient sur la partition pour en « épeler » les éléments, note après
note, en les solfiant. Difficile de faire correspondre les unités écrites qui se
succèdent sur la portée à une ligne mélodique ininterrompue sans la ralentir
à l’excès pour commencer (épellation, syllabation, lecture par mots), avant
de revenir par étape à la lecture au tempo « normal » (lecture par pause).
Tout morceau qui a été travaillé, toute partition qui a été déchiffrée, répétée,
jusqu’à soutenir une lecture courante et même expressive, est fixée quasi
définitivement dans la mémoire. Cependant, cette compétence ne se trans-
fère pas d’elle-même à une partition nouvelle : un nouveau déchiffrage lent
et laborieux reste nécessaire. Même après des années de solfège, beaucoup
restent incapables de lire couramment un texte musical inconnu. Certes,
comparaison n’est pas raison, mais ce rapprochement permet de saisir quelle
sorte de compétence en lecture était construite lorsqu’il s’agissait de « lire
seulement ». La pratique d’un « lire seulement en musique » ne peut pas
donner plus que ce que donnait le « lire seulement » de nos ancêtres. Mais
quelle urgence sociale, quel impératif culturel pourraient rendre obligatoire
un savoir lire et écrire musical généralisé ?
On peut s’amuser à imaginer ce qui se passerait si la lecture musicale
devenait « réellement obligatoire ». Conservatoires et écoles de musique ont
des progressions, des méthodes, des examens, des professeurs. Ces ensei-
gnants musiciens cherchent à former de nouveaux musiciens, qui devien-
dront (peut-être) à leur tour, des professionnels, comme jadis dans la
corporation universitaire destinée à former des clercs. L’immense majorité
des élèves inscrits dans les petites classes échoue et abandonne, ce qui
n’émeut personne, une forte sélection étant plutôt un gage de sérieux pour
une institution. C’est que personne n’est « forcé » d’apprendre la musique,
discipline « obligatoirement » inscrite à l’emploi du temps des élèves au
collège, mais qui n’a jamais fait redoubler. Si la musique devenait un critère
de sélection scolaire et la dictée musicale une épreuve éliminatoire à tous
les examens, comme l’est devenue la dictée de français au milieu du
XIXe siècle, sa légitimité institutionnelle31 ne ferait plus question et le niveau
moyen de littéracie musicale du pays monterait en peu de temps. On teste-
rait le mode d’enseignement le plus efficace, individuel (leçons particulières),
ou simultané (chorale, orchestre), on inventerait de nouvelles progressions.
Se poserait bientôt la question lancinante des « illettrés musicaux », en passe
d’être exclus de la « culture commune ». On inventerait des bilans psycho-

87
L’école et la lecture obligatoire

logiques pour comprendre l’origine du trouble et comment y remédier. Cela


susciterait mille recherches scientifiques pour distinguer dans les causes de
l’échec, l’inné et l’acquis, le rôle de la famille et de l’école (reproductrice
des inégalités musicales), l’élitisme des corpus de références (musique clas-
sique), la concurrence vulgaire des musiques parallèles (l’industrie du show-
biz). Il faudrait des classes pour surdoués à l’oreille absolue, des dispositifs
de prévention ou d’aide pour enfants musicalement sourds, chantant faux,
dépourvus de sens rythmique, privés de stimulations dans leurs familles (etc.).
Des discours officiels et médiatiques se déploieraient pour dénoncer le scan-
dale des « Mozart assassinés » et convaincre des populations que l’on ne peut
« vivre » sans musique (ce que pensent beaucoup de musiciens). L’aspect
surréaliste de cette fiction32 nous donne une idée de l’écart entre le projet
d’alphabétisation chrétienne des autorités religieuses et l’indifférence avec
laquelle il a pu être reçu par les pauvres « n’ayant pas eux-mêmes de reli-
gion ». Était-il vraiment nécessaire d’apprendre à lire pour « être sauvé33 » ?
De fait, la disjonction entre lecture et écriture caractérise d’abord
l’Europe du Nord entre le XVIe et le XIXe siècle. Le modèle d’alphabétisa-
tion méditerranéen (Italie du Sud, Sicile, Espagne, Portugal, France du
Sud) est resté partagé entre, d’une part, un modèle savant, minoritaire,
concernant les clercs latinistes et les fils des familles qu’ils instruisaient,
et d’autre part, un modèle profane, lié aux échanges marchands34. La caté-
chisation catholique post-tridentine est largement restée une pratique orale
(réciter, chanter, prier) dans le cadre des pratiques cultuelles (offices, gestes
de dévotion, processions). Ceci permettra plus tard à Michel Bréal d’op-
poser comme deux « types idéaux » contrastés, la vieille Hollandaise de la
gravure de Rembrandt, penchée sur sa Bible, symbole de la culture protes-
tante des textes, et la paysanne catholique espagnole allumant un cierge
et récitant pieusement son rosaire, dans une ignorance supposée plaire à
Dieu35. Dans le sud de l’Europe36, en effet, les catéchistes ne se sont pas
institués massivement en maîtres d’écoles populaires. Ils ont laissé cette
tâche aux corporations de maîtres-écrivains. En Espagne, en Italie du Sud,
au Portugal, l’art d’écrire et de compter est demeuré une pratique utili-
taire, liée aux nécessités sociales ou professionnelles, hors du monde des
lectures religieuses et profanes qui constituait la culture écrite du temps.
Les calligraphies37 nécessaires à la tenue des livres de comptes ne concer-
naient que des adolescents apprentis ayant un intérêt dans ce savoir-faire.
Alors qu’au cours du XIXe siècle, la frontière que trace la ligne Saint-Malo
Genève séparant la France du Sud de la France du Nord s’efface peu à peu,
l’Europe du Sud reste largement analphabète jusqu’au milieu du XXe siècle.
Dans les campagnes et les bourgs où la gestion des « papiers » est tout de
même très importante, puisqu’elle concerne les actes de propriété et les tran-
sactions financières, il suffit qu’un seul membre de la famille élargie38 sache
lire et écrire pour les prendre en charge et le recours à des « chargés d’écri-

88
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

ture » est constant. Ce point doit retenir l’attention à l’heure où l’on ne cesse
de parler de l’illettrisme des adultes ou de la nouvelle fracture numérique.
Il confirme la nécessaire distinction entre culture de l’écrit et technique de
l’écrit. On peut faire partie d’une société d’écriture, en connaître les règles
de fonctionnement sans savoir tenir la plume (il y a des secrétaires pour ça),
exactement comme « nul n’est censé ignorer la loi », sans avoir la moindre
notion de droit (il y a « des hommes de lois » pour ça).
Au contraire, la catéchisation de masse par la lecture a fait entrer l’écrit
dans la conscience populaire du nord de l’Europe, en liant la langue natio-
nale à la sacralité intangible des vérités qui s’y énoncent. La sécularisation
des écoles allemandes, anglaises, hollandaises, nordiques, au cours du
XIXe siècle, ne remet pas en cause cette référence religieuse, alors que la
laïcité « à la française » s’élabore sur d’autres bases. Une fois arrachée au
monopole ecclésiastique qui a occasionné un anticléricalisme durable, l’école
devra donc en permanence combiner et/ou dissocier les fonctions utilitaristes
de l’écrit (outil de la vie professionnelle et sociale) et la valeur formatrice
de textes fondateurs ayant valeur de vérité, religieuse puis morale et scien-
tifique, sans lesquels ne peut se construire une identité commune (chrétienne
et française, puis laïque, républicaine et française).

INNOVATIONS PRÉCEPTORALES ET ENTRÉE PRÉCOCE


DANS LE CODE ÉCRIT

Sous l’Ancien Régime, il y a qu’une catégorie d’enfants qui soit « forcée »


d’apprendre à lire, c’est celle des enfants des milieux privilégiés. Les précep-
teurs, qui n’avaient pas droit à l’échec, ont produit pour eux une débauche
d’inventions pédagogiques. Les éducations particulières n’ont que faire des
outils élémentaires conçus pour une instruction collective. Elles ont adopté,
depuis le XVIIIe siècle, le français, qui est la langue parlée en famille. Elles
visent une éducation accomplie, ouvrant à la lecture de livres en français
aussi bien qu’au cursus des humanités latines. La mémoire orale est toujours
le point d’appui pour entrer en apprentissage, mais au lieu de s’appuyer sur
les prières récitées par cœur, les précepteurs privilégient la mémoire orale
du lexique. Ce sont les maîtres de Port-Royal qui ont joué un rôle pionnier
en la matière : « Les Français savent déjà le français, dont ils connaissent une
infinité de mots ; pourquoi donc ne pas leur faire apprendre à lire premièrement
en français, puisque cette méthode serait beaucoup plus courte et moins
pénible ?39 »
Le chemin ne va plus de l’écrit récité à l’écrit déchiffré puis lu, mais de la
langue parlée à la langue écrite. Dès que l’enfant sait bien parler, il peut
donc être « mis aux lettres ». La meilleure méthode sera celle qui fait lire au

89
L’école et la lecture obligatoire

plus tôt et le plus rapidement possible : « J’atteste et certifie qu’ayant mis mon
fils, avant l’âge de quatre ans accomplis, à la méthode de M. Berthaud, j’ai eu
la satisfaction de le voir commencer à lire au bout d’un mois, et quinze jours
après, être en état de lire fort joliment dans différents livres, sans que pendant
ce temps-là il ait eu le moindre dégoût et le moindre ennui.40 » Les inventeurs
cherchent des procédés adaptés au vocabulaire des enfants. Mais les mots les
plus familiers sont remplis de pièges orthographiques (sœur, parent, enfant,
maison et non ser, paran, anfan ou mézon), car le français n’a pas, hélas, la
simplicité graphique des mots latins41. Du fait du jeune âge des enfants, le
décalage dans le temps entre apprentissage de la lecture et apprentissage de
l’écriture persiste : avec l’aide d’un précepteur, un enfant peut tenir la plume
d’oie vers six ou sept ans, mais certainement pas à quatre ou cinq ans.
Cependant, même en remettant à plus tard l’apprentissage de l’écriture, les
précepteurs ne se contentent pas des cartes syllabiques sommaires des Frères.
Pour pouvoir lire tous les mots écrits déjà connus à l’oral, la liste des combi-
naisons syllabiques à retenir s’allonge, le temps d’apprentissage aussi.
Pour pallier ces difficultés, deux voies s’ouvrent, l’une « linguistique »,
l’autre « psychologique » (pour user d’un langage anachronique). La première
voie, partant d’une analyse phonographique du français, construit des
progressions jugées commodes, ou rationnelles, allant des syllabes les plus
simples et les plus régulières (ba, be, bi, bo, bu ou ab, eb, ib, ob ub) aux
plus complexes (guez, ctum, xaille, brê, ffrois, quoir42). À côté des entrées
traditionnelles encore usitées (prières épelées, syllabées), apparaissent de
nouveaux syllabaires conçus pour des entraînements en tête à tête. Ils dérou-
lent des colonnes de syllabes artificielles, de mots classés selon leur longueur
(une, deux ou trois syllabes), de phrases qui ne composent aucun texte mais
exercent à un déchiffrage sans faille. Pour tous ces précepteurs, il va de soi
qu’on ne peut commencer à lire avant d’avoir mémorisé toutes les graphies
syllabiques, les plus régulières comme les irrégulières, les fréquentes comme
les plus rares. Ils sont ainsi conduits à faire une analyse exhaustive du système
graphique du français, à isoler les sons élémentaires de l’oral, à distinguer
les phonèmes des accents régionaux (le r roulé ou grasseyé ne sont qu’un
seul « son »), à reconnaître les valeurs changeantes des « articulations » (les
consonnes) ou des voyelles. La question des sons codés par deux ou trois
lettres (au, in, eau, ein, ou ch, ss, etc.) leur paraît mériter des procédés d’ap-
prentissages aussi attentifs que la valeur sonore changeante de certaines
lettres (c, g, s, t, etc.).
Une autre voie, non exclusive de la première, mais plus attentive à la
psychologie enfantine, cherche à transformer ces batteries d’exercices en
jeux. Pour soutenir l’intérêt de l’enfant, à un âge si tendre, on recourt aux
images, comme dans le Quadrille des enfants de Berthaud, dont la célébrité
dépasse le siècle (il sera repris jusqu’en 1858). En voyant la lune et le lit sur
l’image, le précepteur fait dire à l’enfant lune-une, lit-i, puis « on lui fera lire

90
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

tout bas la lune et tout haut une, le lit tout bas et i tout haut43 ». Les images
suivantes sont une pipe, un chat, ce qui permet de tirer ip et a, mais aussi
une femme (l’enfant doit dire tout haut emme [am]), ce qui laisse perplexe
sur les principes guidant la progression de Berthaud. Il n’a nullement l’idée
de combiner fréquence et régularité, ce que d’autres pédagogues font intui-
tivement dans les choix de mots (ici, on attendrait plutôt une « dame »).
Quatre-vingt-quatre images en couleurs permettent d’évoquer toutes les
syllabes requises pour les premiers exercices. En voyant « -euil », l’enfant
reconnaîtra la fin de « fauteuil » et prononcera sans erreur. Il aura ainsi en
tête le stock qui lui permettra de s’exercer sur les 70 pages de syllabes
ordonnées par familles. La méthode continue par la lecture de mots et de
phrases. Le premier texte est un conte de 25 pages (Le Prince chéri). La
culture enfantine fait son apparition, et la lecture en latin clôt le manuel
(pour lire le livre de messe et préparer l’entrée au collège).
Dumas préfère la manipulation de lettres imprimées sur des cartes et
invente le Bureau typographique qui permet de jouer au petit imprimeur : l’en-
fant doit reproduire un mot ou une phrase, en latin puis en français, ordre
que critique Berthaud. Il peut ainsi faire « la copie » d’une phrase, lettre après
lettre, sans avoir à tenir la plume. Pauline Kergomard, qui a utilisé dans son
enfance de telles étiquettes pour composer des mots et des phrases, les intro-
duira dans l’école maternelle. Locke a inventé en Angleterre un jeu de dés
aussitôt adopté en France, l’un de voyelles, l’autre de consonnes, qui forment
des syllabes que l’enfant doit lire pour gagner des points. En effet, malgré
des simplifications orthographiques continues44, l’anglais et le français ne sont
pas parvenus à la simplicité de l’espagnol. Les pièges dont sont hérissées ces
deux langues rendent aléatoire un enseignement par principes (les exceptions
ne cessent de perturber les règles), et fastidieux un enseignement de pure
mémoire (la liste des syllabes est bien plus longue qu’en latin).
La relation duelle du préceptorat, qui stimule les interactions autour de
ces jeux éducatifs, voit éclore les principes des « méthodes nouvelles » sur
lesquelles nous travaillons encore, méthodes ludiques et actives, alternant
encodage et décodage, liant images et mots et rapportant les sons élémentaires
à des mots illustrés. Le dessin de l’Abeille est lié au A (mais aussi à ab-) et le
Bas au B (mais aussi à ba-). Les procédés ludiques inventés ont pour but de
faire manipuler un matériel attrayant pour fixer l’attention et soutenir la
mémoire. Mais personne, à l’époque, ne sait comment on pourrait simpli-
fier ou raccourcir l’étape de démarrage, ni comment de tels procédés pour-
raient un jour passer des éducations particulières à un enseignement collectif.
Cette débauche d’inventions nouvelles provoque des querelles de méthodes
enflammées et l’ironie cinglante de Rousseau :

« On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes


d’apprendre à lire ; on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la

91
L’école et la lecture obligatoire

chambre d’un enfant un atelier d’imprimerie. Locke veut qu’il apprenne


à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle
pitié ! Un moyen plus sûr que tout cela, et celui qu’on oublie toujours, est
le désir d’apprendre. Donnez à l’enfant ce désir, puis laissez-là vos bureaux
et vos dés, toute méthode sera bonne. […] Je suis presque sûr qu’Émile
saura parfaitement lire et écrire avant l’âge de dix ans, précisément parce
qu’il m’importe fort peu qu’il le sache avant quinze ans ; mais j’aimerais
mieux qu’il ne sût jamais lire que d’acheter cette science au prix de tout
ce qui la peut rendre utile : de quoi lui servira la lecture quand on l’en
aura rebuté pour jamais?45 »

Cette position théorique est reprise concrètement par Pestalozzi (1746-


1827), à la fois dans ses écrits, dans les divers instituts où ils essaie de mettre
sa théorie en pratique (en particulier le célèbre institut d’Yverdon, visité par
Fichte) et dans son éducation familiale :

« À mes yeux, le fondement de l’éducation de notre siècle, l’enseigne-


ment prématuré de la lecture et de l’écriture, qui a pour conséquence
d’exciter trop tôt la faculté de jugement, est bien loin d’avoir les heureuses
conséquences qu’on lui attribue ordinairement. Mon garçon aura douze
ans dans quelques jours et ne sait ni lire ni écrire et je suis tout à fait
tranquille à cet égard.46 »

Voilà donc engagée la première « guerre des méthodes » de notre histoire,


entre professionnels des éducations privées, hors de toute ingérence des auto-
rités profanes ou religieuses.

LECTURE EXTENSIVE, ÉCHEC SCOLAIRE


ET QUERELLES DE MÉTHODES AU XVIIIe SIÈCLE

De fait, on ne peut comprendre la position de Rousseau sans tenir compte


des mutations culturelles en cours au siècle des Lumières. Les collèges d’hu-
manités classiques sont alors concurrencés par des pensions privées qui propo-
sent un enseignement sans latin, centré sur les savoirs scientifiques et
encyclopédiques, les langues vivantes et la grammaire française. La concep-
tion d’une culture lettrée fondée sur la fréquentation indéfinie d’un canon
de textes imposés est d’autant plus aisément remise en cause que la lecture
traditionnelle (religieuse ou classique, lente, collective, patrimoniale) convient
aussi mal pour lire les « nouvelles » apportées par les journaux ou les corres-
pondances que pour s’instruire (encyclopédies, livres de vulgarisation) ou se
divertir des fictions juste sorties des presses. Pamela (1740), Julie ou La Nouvelle

92
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

Héloïse (1761), Les Souffrances du jeune Werther (1774) deviennent des best-
sellers européens, en passe de se substituer aux textes sacrés puisque les
lecteurs (et les lectrices) y trouvent le sens et la valeur de la vie humaine.
Kant y voit un « dérèglement de l’esprit », Fichte dénonce cette lecture
« narcotique », à laquelle cède Diderot, admirateur de Pamela. Le contraste
entre la lecture ancienne, lente, guidée par des maîtres, fondée sur la mémo-
risation, et la lecture nouvelle, profane, avide de nouveauté, fondée sur la
curiosité et l’émotion, stupéfie les contemporains, plus nombreux à dénoncer
qu’à saluer cette « rage de lire » débordant les milieux lettrés.
On voit les effets en retour de ces mutations culturelles sur les méthodes
d’apprentissage. Si l’élève doit lire d’emblée n’importe quel texte dans
l’univers infini des imprimés, le précepteur ne peut se contenter de l’exercer
à un déchiffrage élémentaire qui se consolidera au fur et à mesure qu’il
mémorisera le corpus limité des textes imposés. Un enseignement systéma-
tique et précoce de la totalité des correspondances graphies-phonies semble
le préalable nécessaire à une lecture réussie. Alors que les apprentissages
traditionnels se contentaient de viser une « lecture restreinte », qui n’abou-
tissait à une lecture généralisée que pour une fraction d’élèves, désormais
les précepteurs visent d’emblée une « lecture extensive47 », en phase avec les
bouleversements culturels de la modernité. C’est pourquoi il devient capital
d’assurer une « lecture mécanique » précoce qui ne se réfère plus à aucun
texte. La virtuosité du décodage permettra de retrouver, sous les signes écrits,
les mots d’une langue orale déjà maîtrisée.
Jeune instituteur plein d’enthousiasme, Pestalozzi raconte comment il s’est
lui-même engagé dans cet effort démesuré (et vain) pour rationaliser l’ap-
prentissage du code graphique, avant de comprendre son fourvoiement et
de devenir un émule de Rousseau :

« Je me mis à brailler l’abc du matin au soir […]. J’accumulai sans


me lasser des combinaisons syllabiques ; je remplis des cahiers entiers de
syllabes et de séries de nombres ; je cherchais par tous les moyens à simpli-
fier le plus possible les éléments de l’épellation et du calcul, à les présenter
sous des formes appropriées aux lois de la psychologie.48 »

De là, le souci de lecture précoce (à partir de quatre ans) pour se donner


le temps de triompher des irrégularités du français, de là les multiples inno-
vations qui révèlent ce qu’elles veulent combattre, le premier « échec scolaire »
de notre histoire. Même si ne sont concernés que les enfants des milieux très
privilégiés, les débats (violents) sur les méthodes révèlent un malaise général.
Parlant de ce mouvement général vers la précocité de l’apprentissage, le
jugement de Rousseau est sévère : « [l’apprentissage de] la lecture est le fléau
de l’enfance ». En effet, toutes ces innovations opèrent insidieusement, entre
apprentissage de la lecture et instruction par la lecture, une disjonction que

93
L’école et la lecture obligatoire

Rousseau juge ruineuse : le moyen devient la fin. Dans l’éducation tradi-


tionnelle, en lisant/récitant le Pater Noster, les enfants entraient à la fois
dans la lecture et dans les contenus constitutifs de la culture écrite visée. En
jouant aux dés syllabiques, ils apprennent que lire est une combinatoire sans
contenu. On entraîne à déchiffrer comme on ferait pratiquer un solfège sans
musique. Or, ce qui devrait être prioritaire, ce sont les savoirs auxquels la
lecture donne accès. Rousseau pointe ainsi la perversion d’un système qui
menace tout enfant dès qu’il est en « lecture obligatoire », lorsque la pres-
sion familiale sur les apprentissages précoces ne lui laisse aucune échappa-
toire. L’échec en lecture est le corollaire inévitable d’un « apprendre à lire »
imposé trop tôt à tous les enfants.
Pour une éducation qui a tout son temps, Jean-Jacques propose une instruc-
tion sans lecture, fondée sur l’expérience vécue et verbalisée. Émile découvre
avec son maître, au fil de situations soigneusement prévues49, les question-
nements et les savoir-faire qui donnent sens aux savoirs profanes, destinés
à remplacer la mémoire livresque. Si Émile a tout de même droit à Robinson
Crusoé, c’est que la fiction se prête à des jeux qui l’instruisent mieux qu’un
texte. Il retrouvera ces savoirs dans les livres, mais bien plus tard. Exit La
Fontaine, son absurde « arbre perché » et les textes classiques, hors de portée
des jeunes esprits. Mais autant que la culture morte des éducations anciennes,
Rousseau rejette le vide formel des pédagogies nouvelles.
Quant à Pestalozzi, il s’essaie avec de véritables élèves à concrétiser ce
que Jean-Jacques réussit si aisément avec son Émile de fiction. Il doit affronter
les contraintes de l’enseignement collectif, même s’il s’agit des classes peu
nombreuses d’un pensionnat où les élèves sont internes et arrivent, pour la
plupart, sachant déjà lire et écrire. Ou accompagnés de leur précepteur parti-
culier, ce qui facilite bien les choses. Critique de la mémoire « mécanique »
au nom de l’intelligence intuitive : ce thème deviendra un lieu commun de
toutes les pédagogies nouvelles. Rejet des livres et des cahiers, au profit des
observations in vivo qui accompagnent les activités de plein air (exercices
physiques, agriculture, botanique) et du dessin sur l’ardoise. Pestalozzi
invente des « dictées » de figures géométriques. Le père Girard, envoyé en
inspection à Yverdon en 1809, trouvera même exagérée la part faite aux
mathématiques et notamment aux exercices de calcul mental, sans aucun
recours à l’écrit50. En 1833, quand Guizot introduit le dessin géométrique
dans les programmes du primaire, certains y verront un hommage à celui
que la Révolution avait fait citoyen.
Le défi pédagogique est d’inventer des apprentissages sensoriels, affectifs,
moraux, intellectuels, qui ne passeraient pas par le préalable de la lecture.
Cette question sera magistralement reprise par Fröbel, qui est allé suivre
l’enseignement de Pestalozzi. Inventeur du Kindergarten au milieu du
XIXe siècle, il interdit d’y apprendre à lire aux petits, qui ont bien d’autres
acquisitions à faire grâce aux jeux. À l’aube du XXe siècle, Maria Montessori

94
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

qui passe de l’éducation des enfants arriérés à la Casa dei Bambini51 adapte
pour les tout-petits le matériel pédagogique inventé pour les retardés par
Seguin, « l’instituteur des idiots ». Ces fondateurs d’institutions « postrous-
seauistes » rodent de véritables projets d’instruction collective pour de jeunes
enfants qui ne savent pas encore lire (Fröbel, Montessori), autant que pour
des enfants déficients qui ne le sauront peut-être jamais (Seguin52,
Montessori). Quant à l’école ordinaire, l’école pour apprendre à lire en temps
et heure, elle ne peut qu’être antirousseauiste « par construction » – même
si dans ses discours, elle tentera souvent de faire croire le contraire. En
entrant au panthéon des grands pédagogues, Rousseau devient le père d’une
pédagogie définitivement nouvelle, qui ne peut se banaliser en devenant la
nouvelle norme, puisque les innovations qu’elle propose sont à la fois irré-
futables en théorie et irréalisables en pratique. Il faudrait avoir des maîtres
très savants, ayant beaucoup de temps et très peu d’enfants, alors que la
réalité sociale est juste l’inverse. Son utopie reste donc sans pertinence pour
l’enseignement collectif populaire du XIXe siècle, où c’est évidemment Locke
et les inventeurs de « méthodes » qui gagnent.

L’ALPHABÉTISATION POPULAIRE, ENTRE LECTURE


INTENSIVE ET LECTURE EXTENSIVE

S’agissant de la première alphabétisation de masse des enfants, comme


aujourd’hui dans certains pays en développement, nous voyons les péda-
gogues de l’Ancien Régime, contraints d’inscrire « le temps d’apprendre à
lire » dans un tissu de contraintes économiques, sociales ou religieuses, qui
les obligent à inventer de nouveaux modèles. Tandis que se perpétuent les
formes héritées (la culture savante des clercs latinistes et l’écrire-compter
des marchands), une nouvelle littéracie, toujours appuyée sur des textes
religieux, est diffusée dans la société urbaine, puis rurale. L’éducation des
jeunes générations passe par une lecture intensive à la portée des enfants,
sans qu’elle nécessite le recours à l’écriture. Intransigeantes sur la culture
commune (catholique), les écoles fondées pour cette mission ont d’autant
plus de succès qu’elles composent avec les intérêts des familles, tantôt en
empruntant à la tradition savante pour les élites (collèges où l’on apprend
à mémoriser, à lire et à écrire des textes), tantôt à la tradition marchande
pour le peuple (lire des « actes » manuscrits et « chiffrer »).
Concernant les milieux populaires urbains, la difficulté principale est de
structurer « le temps d’apprendre à lire » dans des routines collectives faciles
à instituer et à roder, alors que l’âge d’entrée à l’école, la durée et le calen-
drier des scolarités ne peuvent être imposés aux familles. La Salle intègre les
avancées pédagogiques du XVIIe siècle et crée une « forme scolaire » robuste.

95
L’école et la lecture obligatoire

Les élèves entrent dans la culture écrite, d’une part, en apprenant par cœur
les textes de référence en français, dont la valeur et l’usage sont donnés par
la pratique (avec un examen final, la communion), et d’autre part, en appre-
nant à déchiffrer ces mêmes textes par une syllabation systématique qui
permet in fine de lire des textes nouveaux. Ce couplage entre mémoire des
textes et analyse des mots ralentit l’acquisition des mécanismes de la lecture,
allonge la scolarité, consolide les savoirs religieux, inscrit la fréquentation
scolaire dans la vie ordinaire des enfants et les attentes des familles.
Cependant, au moment où le mode simultané de La Salle semble triom-
pher, il est sapé dans ses fondements par les nouvelles pratiques de lecture
profane, qui érodent la pertinence sociale de la lecture intensive, limitée à
un corpus restreint. C’est ce que saisissent très vite les précepteurs du
XVIIIe siècle, qui visent d’emblée la lecture extensive. Il s’agit de rendre leurs
élèves capables de « tout lire » le plus tôt et le plus vite possible. Alors que
les écoliers des milieux populaires apprennent à lire entre sept ou huit ans
et onze ou douze ans, les enfants des milieux privilégiés sont mis aux lettres
vers quatre ou cinq ans, pour devenir des lecteurs autonomes un ou deux
ans plus tard. Les réseaux de scolarisation des uns et des autres ne se croi-
seront pas avant le milieu du XXe siècle53.
La nouvelle culture écrite, qui apparaît au siècle des Lumières, fait éclater
le couplage entre la mémorisation des textes et les techniques d’épellation,
lentement mises au point dans les écoles chrétiennes. Dans les éducations
particulières, l’épellation sans faute des syllabes et des mots devient un préa-
lable à toute lecture de message et c’est sur ce créneau que se déploie aussitôt
l’ingéniosité des inventeurs de « méthodes », pour raccourcir ou pour rendre
attrayante, amusante, ludique cette étape terriblement ingrate d’une lecture
réduite aux exercices d’entraînement. Historiquement, c’est ce modèle
synthétique que désignera l’expression « méthode épellative », passée à la
postérité sous le nom de B. A. BA. Sous la bannière de Rousseau, tout un
courant éducatif condamne ce forçage absurde qui conduit à de nombreux
échecs. Rousseau bannit également la mémorisation de textes canoniques
(qui faisait la portée limitée mais aussi l’efficacité de la « vieille » méthode
épellative), car ceux-ci sont désormais considérés comme aussi dénués de
sens pour les enfants que le déchiffrage des syllabes. La seule solution est
donc de retarder l’entrée dans la lecture-déchiffrage. Privé de textes à faire
lire ou réciter, le maître doit inventer des modes d’instruction qui se passent
des savoirs « livresques ». On en est là sous la Restauration, lorsque les ordres
religieux enseignants cherchent à reconquérir le territoire perdu sous la
Révolution. L’édition entre alors dans l’ère industrielle, livres et journaux
sortent des presses à foison, les autorités politiques n’envisagent plus d’autre
lecture que la lecture extensive de textes profanes.
Trois questions inédites se posent alors aux maîtres du XIXe siècle : quelle
nouvelle « culture commune » proposer en lecture aux écoliers ? Comment

96
Apprendre à lire au temps du B. A. BA

faire entrer des débutants dans une culture écrite sans textes canoniques de
référence ? Comment leur faire franchir l’étape du déchiffrage ? Cette
dernière question est la plus urgente : si des enfants bénéficiant de précep-
teurs particuliers ont pu se trouver en difficulté et même en échec, qu’en
sera-t-il des enfants patoisants des campagnes, quand le même programme
de lecture extensive leur sera proposé en pédagogie collective ? Sur l’échec
de masse des campagnes, sur l’inefficacité du B. A. BA, sur l’horizon borné
des savoirs offerts à la curiosité des élèves dans les écoles rurales du premier
XIXe siècle, les témoignages abondent. Beaucoup proviennent d’auteurs qui
furent écoliers sous la Monarchie de Juillet, instituteurs sous le Second Empire
et qui finissent leur carrière comme inspecteurs ou directeurs d’École normale
sous Ferry. Émerveillés des progrès accomplis, ils ne cessent de noircir l’école
de leurs souvenirs d’enfance, mal équipée, décourageante, rétrograde, école
aussi bornée dans ses ambitions qu’inefficace dans ses réalisations. En oppo-
sant terme à terme, passé et présent, archaïsme et modernité, ils ont accré-
dité la propagande républicaine et l’image d’Épinal attribuant la fondation
de l’école aux lois d’obligation. Dans les manuels scolaires, on trouvera long-
temps des lectures intitulées « Une école d’autrefois54 », pour que tous les
écoliers de la République puissent mesurer le privilège de leur sort.
Cette vision rétrospective ne doit pas faire oublier le demi-siècle qui a été
le laboratoire de ces progrès. Le changement le plus spectaculaire porte sur
les manuels scolaires. En deux générations s’invente le manuel moderne,
dont la formule commence à être bien rodée vers 1860 et persiste quasi
intacte jusqu’à la fin des années 1960. Malgré le renouveau des maquettes
éditoriales, des références théoriques et des pratiques pédagogiques, cette
continuité est encore visible dans les manuels contemporains. Sa mise en
place sonne le glas de la méthode épellative et elle coïncide avec une accé-
lération spectaculaire de l’apprentissage de la lecture sous le Second Empire,
avant les lois républicaines. Qu’est-ce qui a rendu possible un tel « bond en
avant » ?

97
CHAPITRE
5

Des ABC aux Méthodes de lecture :


la genèse du manuel moderne

A ujourd’hui, sauf si le maître apprend à lire à ses élèves à partir de textes


inventés par la classe ou repris d’albums divers, tout élève qui entre à la
« grande école » découvre son premier manuel, « une méthode » au nom
évocateur : Lire au CP, Lecture en fête, Abracadalire, ou désignée du nom d’un
héros, Ratus, Gafi, Mika, vivant dans un monde de fantaisie (rat vert, fantôme,
robots, souris, chats ou chiens qui parlent). Sur la double page de chaque
leçon alternent des images suivies de textes brefs en gros corps, lus en classe,
souvent donnés à relire à la maison, et des exercices reprenant des éléments
du texte : saynètes sans suite (sur les pages de gauche), inventées pour donner
un contexte aux mots et aux sons étudiés (sur les pages de droite). Les mots
en colonne, des lettres ou des syllabes en couleurs servent à (dé)construire
les composants du mot pour « apprendre à lire ». Mais les subtilités de leur
emploi, de leur ordre d’apparition qui divisent les linguistes, les psychologues,
les didacticiens, échappent au simple mortel.
Selon la façon dont on les regarde, ces livrets qu’on appelle « méthodes de
lecture », en concurrence sur le marché éditorial, présentent, derrière l’image
d’une profusion anarchique, des formes communes très stables : recours aux
images pour illustrer les personnages et les situations qu’évoquent de brefs
récits enfantins, au lexique réduit ; allers et retours entre lecture de l’im-
primé et écriture cursive ; alternance, après les lectures et relectures du texte,
d’exercices portant sur l’histoire (« Julie a perdu son… ») et d’exercices sur
des points d’apprentissage : « entoure la syllabe -cha » (dans chapeau mais
pas dans chanson), « souligne les mots où on entend [i] » (livre et stylo mais
pas cahier ni maître). Comment deviner la « méthode » élue par les auteurs,
c’est-à-dire la théorie qui fonde la démarche, sous des maquettes éditoriales
aussi calibrées ? La table des matières répartit les 36 phonèmes du français
dans le calendrier des 36 semaines scolaires, selon un ordre mystérieux (pour-
quoi [u] apparaît-il si tôt ici, si tard là ?). Les écritures phonétiques ne sont
pas toutes lisibles par le profane (le phonème [t] renvoie bien à la lettre t

99
L’école et la lecture obligatoire

mais [y] se lit u et [e] é). Entre les leçons de départ réduites à quelques mots
(les enfants ne savent pas lire) et celles de juin (ils sont supposés savoir),
l’écart est patent, mais moins que jadis : les livrets commencent par de petits
textes, jamais par des syllabes, rarement par des mots isolés (les noms propres
des héros). Pour entrevoir les choix des auteurs, leurs options didactiques,
leur inventivité pédagogique, il faudrait suivre pas à pas le trajet de septembre
à juin. À part le maître, qui le peut ?
Reste une fiction : la classe idéale supposée par cette pédagogie collective,
qui fait avancer tout le monde par le même chemin, même si ce n’est pas
d’un pas égal. Chacun le sait, certains liront avant Noël, d’autres en mars
et d’autres piétineront encore en juin. On connaît les statistiques qui lestent
ces calendriers et font des instituteurs de CP les baromètres impitoyables de
la « fracture sociale » sur le front de l’entrée en culture écrite. Mais ce qui
fait le démarrage fulgurant d’un enfant reste imprévisible, tout comme les
blocages ou les lenteurs d’un autre qui a pourtant « tout pour réussir », même
si chacun cède après coup à la tentation de transformer une probabilité en
destin. C’est d’ailleurs le problème : s’attendre à l’échec le produit, quelle
que soit la méthode. Tous les manuels ne se valent pas, mais ce qui fait le
succès de l’un ou l’échec d’un autre n’a guère à voir avec les oppositions
qui nourrissent dans les médias les débats sur les « méthodes » désignées
comme syllabique, globale, phonique, naturelle, idéovisuelle, grapho-phoné-
tique, etc. Ces principes théoriques sont difficiles à définir sans caricature,
même si on ne cesse de s’affronter sur leur légitimité scientifique (« les cher-
cheurs », « les neurologues », « les psycholinguistes », « les orthophonistes »
disent que…) ou sur leur pertinence pédagogique (« pour un enfant
dyslexique, la méthode globale est catastrophique », « pour les non-franco-
phones, il faut des méthodes spéciales »). Chaque adulte est ainsi renvoyé à
ses amnésies d’enfance, heureuses (un jour, tout naturellement, il a su lire,
comme il a su nager ou faire du vélo) ou brûlantes (angoisses que ravivent
les difficultés d’un enfant proche).
Il est encore plus difficile de caractériser brièvement les pratiques à travers
lesquelles, à l’aube du XXIe siècle, des maîtres alphabétisent plus ou moins
bien, plus ou moins vite, des centaines de milliers d’enfants chaque année.
De fait, les modélisations braquent le projecteur sur « la » démarche qui, pour
un théoricien donné, structure intellectuellement tout le processus d’ap-
prentissage, laissant dans l’ombre les mille et une activités qui y concourent
de façon non théorisée. Telle méthode explique tout à travers la façon dont
les enfants prennent peu à peu conscience des règles de correspondances
graphème-phonème sur des textes connus, telle autre montre les progrès
qu’entraînent des exercices systématiques, l’une insiste sur les interactions
orales pendant la lecture, telle autre sur l’écriture. Mais dans la pratique, les
interactions entre enfants ou adulte-enfant d’une part, les routines scolaires
de tout enseignement collectif d’autre part, deviennent inévitablement l’es-

100
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

pace de procédures hétérogènes. Lire (que veut dire un texte dont je vois les
signes ?) n’active pas le même rapport à l’écrit qu’écrire, où ce qui pose
problème, ce n’est pas le sens (je sais ce que je veux « dire »), mais le code
(graphique, orthographique, syntaxique, rhétorique, etc.). Dans la classe, les
enfants ne cessent de passer d’une pratique à une autre, quels que soient les
exercices de leur manuel. Car le recours au manuel demeure massif. Même
si certains maîtres, adeptes de la « méthode naturelle » de Freinet ou de ses
modernes variantes, apprennent à lire à leurs élèves à partir de textes produits
dans la classe, ils sont une minorité : plus de huit maîtres de cours prépara-
toire sur dix travaillent avec un manuel, qu’ils l’aient ou non choisi, qu’ils
aient ou non l’intention d’en changer*1. Dans ce chapitre, c’est la genèse de
cet outil « ordinaire » du travail scolaire, que nous avons cherché à retracer.
Il marque l’entrée de la pédagogie dans une forme de « division du travail »
moderne, entre le ministère, les maîtres et les éditeurs. Malgré la mutation
que représente la culture numérique, elle est toujours la nôtre.

ÉDITION PRIVÉE, COMMANDES D’ÉTAT


ET PRODUCTION DE MASSE

La date de naissance de cet événement est 1831. En décembre, le ministre


de l’Instruction publique (Montalivet) commande à Louis Hachette
500 000 exemplaires d’un Alphabet et Premier Livre de lecture à l’usage des
écoles primaires que les recteurs doivent faire parvenir aux écoles, où ils
seront offerts aux « élèves gratuit 2 ». Un deuxième achat de 200 000 exem-
plaires suit en 1832, un troisième de 300 000 livres en 1833 (Guizot est alors
devenu ministre). Pour les « élèves payants », le livre est en vente à un prix
très modeste (4 sous, soit 20 centimes, l’équivalent d’un euro actuel,
environ3). Au moment où Guizot cesse de soutenir la méthode mutuelle, il
subventionne ainsi directement plusieurs éditeurs qui font partie de ses
réseaux. Louis Hachette commence son ascension éditoriale grâce à ces
commandes d’État, en entrant en force sur le marché scolaire de l’école. Le
monde primaire, avec ses écoles mal équipées, ses millions d’élèves déjà
scolarisés ou à scolariser (les filles), est en effet en train de devenir une cible
commerciale bien plus intéressante que la « librairie classique » qui édite les
manuels du secondaire pour une clientèle aisée, mais incomparablement plus
étroite. Grâce aux innovations techniques, « le temps des éditeurs4 »
commence et la production de masse bouleverse en une génération les outils
pédagogiques et les pratiques scolaires.

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 310.

101
L’école et la lecture obligatoire

De tous les manuels, le plus demandé est celui qui fait entrer un débu-
tant dans « les rudiments de la lecture ». Dans le demi-siècle qui s’écoule
entre la loi de Guizot et les lois de Ferry, des centaines d’auteurs proposent
des ouvrages dont les tirages cumulés se chiffrent en dizaines de millions
d’exemplaires5, en même temps qu’augmente régulièrement le nombre des
conscrits qui déclarent savoir lire6. Quand les républicains héritent du grand
travail d’alphabétisation fait avant eux, ils espèrent faire disparaître rapide-
ment les derniers illettrés et croient que « le XIXe siècle finira sur une popu-
lation pouvant rayer ce mot de son dictionnaire7 ». Leur grand projet pour
l’école primaire, grâce à un savoir lire, écrire et compter généralisé, est un
programme ambitieux, rendu possible par l’utilisation de la lecture à d’autres
fins : faire acquérir des savoirs « universels » laïques (morale, sciences),
construire une conscience nationale (langue française, littérature, histoire et
géographie de la France) et une compétence d’écriture aussi utile dans la
vie sociale que dans la vie civique (rédaction).
Si ce saut d’exigence est possible, c’est que la lecture est déjà ressentie
comme quasi « obligatoire » (même si l’école ne l’est pas), ou s’est tout au
moins généralisée du fait des politiques d’offre scolaire autant que de la
demande sociale. À la chute du Second Empire, les instituteurs disposent à
la fois de dispositifs d’enseignement institués (écoles normales, presse péda-
gogique, inspection), de modèles d’apprentissage en débat (mémoire livresque
vs méthode intuitive, apprentissage « par routine » vs « par principes »,
ancienne ou nouvelle épellation, lecture avec ou sans épellation) et d’une
large panoplie d’instruments de travail (mobilier, tableaux, livres, procédés
d’enseignement collectif, notations) sans lesquels il n’existe pas de disciplines
scolaires8. L’avancée la plus spectaculaire du XIXe siècle se fait sur le front
de l’édition, et les manuels de lecture9 sont les témoins privilégiés des évolu-
tions institutionnelles.
Premier livre d’initiation culturelle, le livret d’alphabétisation met en
scène le « monde de l’écrit » proposé en référence aux lecteurs novices. Livre
introductif à la langue écrite française pour des élèves souvent patoisants,
il présente un ensemble de savoirs sur les normes de la langue et les rela-
tions entre écrit et oral. Il impose un certain découpage syllabique, la norme
des bonnes prononciations et des liaisons, la règle orthographique. Livre
d’usage, répertoire ordonné d’exercices, il peut être considéré, à côté des
livres de prières et des partitions musicales pour débutants, comme un guide
de travail à pratiquer plutôt qu’à lire.
Enfin, il s’agit d’un objet éditorial multiforme : l’alphabet à 15 centimes
côtoie l’in-folio luxe à 5 francs ; les tirages industriels de quelques best-sellers
ne peuvent faire oublier les centaines d’ouvrages jamais réédités. Leurs
auteurs ont déployé l’éventail des variations, minuscules mais pas insigni-
fiantes, qui ont été imaginées sur un canevas aussi contraint que répétitif.
Offre pédagogique d’un auteur, le manuel est aussi l’offre commerciale d’un

102
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

éditeur. Le premier veut répondre à une demande déjà reconnue ou non


satisfaite. Le second vise un marché. La diversité des ouvrages informe sur
la vision des prescripteurs, les rééditions sur l’accueil du public.

LA NAISSANCE D’UN NOUVEAU TYPE DE MANUEL

En feuilletant les livrets d’apprentissage de la IIIe République avant 1914, le


pédagogue du XXIe siècle aura sans doute un regard amusé ou accablé devant
ces méthodes d’un autre âge, mais il ne sera pas dépaysé. Comme aujour-
d’hui, la progression est conçue pour durer une année (30 à 40 semaines),
l’unité de travail structurée est la page disposée selon un schéma stable (la
double page apparaît avec Toto et Nini dans les années 1920). Les « méthodes »
des années 1880-1900 s’organisent autour de « mots normaux » illustrés, liés
à des « lettres-sons » (une vignette en noir et blanc évoque le mot-vedette :
une île pour le [i]). Des exercices de combinatoire en syllabes et en mots,
de petites phrases récapitulent les acquis nouveaux et passés. Au fil du livre,
les textes s’allongent et le gros corps typographique de départ diminue.
En revanche, les manuels de la première moitié du siècle (ceux de la
Restauration et de la Monarchie de Juillet) sont si éloignés de ce modèle
« moderne » qu’on se demande aujourd’hui comment s’en servaient les
maîtres et comment des débutants pouvaient y apprendre à lire. Un livre
peut compter de 20 à 200 pages, être un petit in-18 ou un in-folio, les
découpages en chapitres ne correspondent à aucune durée prévisible, les
listes de syllabes sont tantôt très courtes, tantôt interminables ; on saisit
mal l’unité d’une leçon et selon quels critères ont été sélectionnées les
listes de mots. Certains livrets ne contiennent rien d’autre que douze (ou
huit, ou seize) tableaux de syllabes que l’auteur a élaborés pour sa classe
et dont il veut faire profiter ses collègues, à cause de la « facilité extrême
qu’ils procurent aux élèves pour apprendre à lire », mais il est difficile de
voir en quoi ils diffèrent d’autres tableaux du même genre. D’autres
manuels passent directement des colonnes de syllabes aux textes syllabés,
ou intercalent de longues listes de mots classés par ordre de longueur (une,
deux ou trois syllabes, séparées par un tiret) avant les textes. Certains sont
de véritables manuels de phonétique, assortis de dessins montrant la posi-
tion des lèvres ou de la glotte pour les diverses prononciations, ou des
traités théoriques sur la lecture et son apprentissage.
On est perplexe en voyant que les premiers textes donnés à lire aux
enfants sont très longs (une ou plusieurs pages en petit corps). Les seules
différences instantanément repérable par un œil contemporain concernent
les contenus. Tantôt les textes se réfèrent à une pratique religieuse (les
prières catholiques, les récits bibliques), tantôt ils sont « laïques », traitant

103
L’école et la lecture obligatoire

des conduites ou des devoirs (devoirs des enfants envers leurs parents, leurs
maîtres et envers un Dieu qui n’est plus celui d’aucune religion particu-
lière, ou des savoirs (sur le ciel, les planètes, la terre, la mer, les plantes,
les animaux), tantôt ils juxtaposent des anecdotes ou des petits récits de
vie enfantine. On aurait envie de penser qu’il s’agit de trois étapes menant
vers le manuel moderne, mais c’est une fausse piste : ces différents modèles
coexistent en parallèle entre 1830 et 1880.
Comment s’est inventé « l’outil scolaire » promis à un si bel avenir, dont
les normes éditoriales sont peu à peu adoptées dans tous les nouveaux livres ?
Certes, les nouveautés ne reflètent pas une évolution massive des usages en
cours dans les classes : certains livres « anciens », plusieurs fois révisés, font
de très longues carrières, comme le livre publié par Hachette (32 éditions
jusqu’en 1899), ou la Méthode de lecture de Peigné, rééditée de 1827 à 1893
(136 éditions), malgré les critiques de plus en plus acerbes à son encontre10.
Dans l’éventail des éditions et rééditions en concurrence, certaines présen-
tations vont perdurer, malgré d’autres transformations portant sur les
procédés11 (assortis ou non de justifications théoriques et de références aux
« grands pédagogues », sincères ou convenues), sur le médium12 (couleur,
typographie, photographie) ou sur le message. Nombre de manuels ne s’em-
barrassent guère de justifications autres qu’empiriques : l’auteur sait que sa
méthode « marche bien » pour l’avoir vu réussir, soit en la pratiquant lui-
même, soit pour l’avoir fait tester dans quelques classes. S’agissant des tirages,
les grands éditeurs parisiens (Hachette, Dupont, Garnier) écrasent déjà les
maisons provinciales, pourtant beaucoup plus nombreuses qu’aujourd’hui.
Si ces livres sont passionnants à étudier, c’est qu’ils nous informent autant
sur le passé que sur le présent : on y voit apparaître des modes de travail
inédits, des exercices nouveaux, des dispositifs de présentation en rodage.
Beaucoup d’essais et d’erreurs, dont se dégagent, à l’usage, des formes aujour-
d’hui si banales que nous ne les remarquons plus (par exemple, les exercices
de « récapitulation des acquis », ou les « pages de révision » totalement
absentes en 1830). Les qualités techniques de l’outil (facilité d’utilisation,
mise en page, sélection des mots, répertoire des exercices, organisation de
la progression) se combinent à d’autres traits aussi importants : le prix, qui
est à la charge des familles, le nombre et l’âge des élèves (classes à un ou
plusieurs cours), la durée prévisible des scolarités, l’état d’équipement de
l’école, les recommandations des inspecteurs.
Tout cela pèse plus que les prises de position « théoriques » sur l’ensei-
gnement par principe ou par routine, l’ancienne ou la nouvelle épellation,
même si certaines préfaces essaient de nous faire croire le contraire. Les
auteurs de terrain affichent souvent un éclectisme sans complexe (ils sont
pour un enseignement par principe ET par routine, leur Méthode peut être
pratiquée avec l’ancienne, la nouvelle et même sans épellation). Quant aux
destins éditoriaux qui ont promu quelques livres au rang de vedettes et fait

104
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

sombrer tant d’autres dans un oubli immédiat, ils doivent autant aux stra-
tégies commerciales et aux capacités de diffusion des éditeurs qu’à leur vertu
intrinsèque. Cependant, un titre ne pourrait être réédité régulièrement s’il
n’avait pas été ratifié par ses utilisateurs qui sont les maîtres. Avec des retards
et des contradictions, l’évolution du corpus traduit, autant qu’elle la produit,
l’évolution de la demande.

LA RÉGLEMENTATION DE L’ÉDITION SCOLAIRE

Les critères de choix ne sont pas seulement pédagogiques et économiques.


Le régime juridique13 qui réglemente la diffusion évolue au cours du siècle.
Le contrôle de l’État s’est substitué à celui de l’Église, dans les projets révo-
lutionnaires, sous l’Empire et sous la Restauration : il n’est pas question de
laisser entrer dans les écoles des livres entachés d’erreurs ou susceptibles de
porter atteinte à l’ordre public. Sous la Monarchie de Juillet, une commis-
sion est chargée par le Conseil royal de classer les livres publiés selon leur
mérite et leur utilité et de primer des ouvrages répondant à sa demande.
L’Alphabet et Premier Livre de lecture à l’usage des écoles primaires acheté en
masse en 1831 est ainsi le premier livre conforme aux nouveaux textes
puisque, comme nous l’avons dit, la loi reconnaît trois confessions, catho-
lique, protestante et israélite et des impératifs d’éducation morale et reli-
gieuse communs aux trois cultes. Les inspecteurs nommés par Guizot doivent
vérifier « qu’il n’est fait usage dans les écoles publiques que des ouvrages auto-
risés par le Conseil royal, et que les livres employés dans les écoles privées ne
contiennent rien de contraire à la morale » (règlement du 27 février 1835). Le
tiers des écoles (11 000 sur 33 000 environ) est donc libre de ses choix.
Pour qui vise la clientèle des écoles publiques, la commission d’autorisa-
tion constitue une barrière considérable, par sa sévérité, sa lenteur, sa partia-
lité (certains de ses membres sont auteurs ou « influencés » par tel ou tel
éditeur). Il s’ensuit des conflits d’intérêts permanents, si bien que beaucoup
de livres sont mis sur le marché sans attendre l’autorisation14. Jugeant ce
contrôle a priori ingérable, Victor Duruy généralise en 1865 la position libé-
rale du contrôle a posteriori qui régit l’école privée. Enfin, en 1880, Ferry
renvoie le choix « au terrain » : une liste des livres scolaires, sélectionnés par
une conférence cantonale d’instituteurs, est transmise chaque année aux auto-
rités de tutelle15 pour être officialisée. L’édition est ainsi soumise au verdict
collectif des maîtres. Lorsque, dans ses Mémoires d’un instituteur français (1895),
Noël Vauclin cite « les principaux ouvrages scolaires employés vers la fin de
l’Empire et pendant les années qui suivirent 1870 dans un de nos départements »,
il ne manque pas de signaler que « cette étude rétrospective se rapporte unique-
ment aux ouvrages usités dans les écoles laïques. Les congrégations enseignantes,

105
L’école et la lecture obligatoire

sauf à de rares exceptions, avaient leurs livres propres, souvent édités par leur
maison-mère, et elles s’y renfermaient exclusivement16 ». Il ne faut pourtant pas
réduire trop vite l’école privée à l’enseignement catholique. De nombreux
auteurs se disent « chef d’institution17 ». Le réseau des pensions privées scola-
rise aussi des élèves débutants et a besoin de livres pour commençants.
Il existe enfin un troisième marché, également libre, celui des éducations
domestiques. Dans toute famille tant soit peu instruite, les enfants appren-
nent à lire à la maison, grâce aux leçons d’un précepteur, d’un instituteur
particulier, ou encore, phénomène mis à la mode sous le romantisme, par
le père ou la mère de famille. Les livres instructifs ou récréatifs qu’on lit
aux enfants, ou dans lesquels ils s’exercent à lire seuls, constituent un genre
éditorial en plein essor sous le Second Empire18. On édite à l’usage de cette
clientèle fortunée de « beaux livres », bien distincts des livrets bon marché
destinés aux écoles populaires. Par exemple, la petite Méthode de lecture en
12 leçons et 32 pages, conçue par l’instituteur A. Donneaud en 1857, vendue
75 centimes (environ 3 euros), existe aussi dans « un magnifique volume,
grand in-folio », version de luxe qui coûte 5 francs (20 euros).
Certains auteurs des années 1830-1850 s’adressent conjointement aux deux
publics, comme Brunet avec sa Méthode naturelle de lecture, d’écriture et d’or-
thographe, manuel des instituteurs et mères de familles (1837), et bien des livres
citent des témoignages de satisfaction pour l’un et l’autre usage dans leur
préface. En 1852, Dupont publie Le Petit Syllabaire de la Citolégie, dans lequel
il annonce : « au-dessus de ce petit syllabaire, il y a la Citolégie in-16 pour les
enfants, la Citolégie in-8 pour les mères de familles et le Manuel de Citolégie
in-12 pour les maîtres où cet enseignement est raisonné » : un seul livre, mais
trois formats pour trois usages (les mères de famille ont besoin de quelques
directives, mais pas des explications « professionnelles » réservées aux insti-
tuteurs). Cependant, au cours de la décennie 1860, les auteurs ne disent plus
que leurs ouvrages peuvent être utilisés « également » en classe et en précep-
torat familial, ou avec des enfants et des adultes. Ce qui était un bon argu-
ment de vente en 1830 ne l’est plus une génération plus tard et les diverses
clientèles sont clairement disjointes19. Les manuels de lecture nous permet-
tent ainsi de voir où se situent au fil du temps les problèmes jugés priori-
taires et sur quoi portent les innovations. Au XVIIIe siècle, les inventions ont
été portées par les précepteurs et par les ordres enseignants. Qu’en reste-t-
il dans les manuels qui héritent de ces deux traditions, pour les éducations
domestiques et les écoles catholiques ?

Les abécédaires pour apprendre à lire à la maison


« À quoi bon contraindre un enfant de quatre ans à épeler les mots éter-
nité, fidélité, jurisprudence, magnétisme ? Qu’on lui propose des termes qui
appartiennent au dictionnaire de l’enfance : dodo et nanan valent mieux

106
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

que sommeil et nourriture », écrit Félix Berriat Saint-Prix (Méthode de lecture,


1852). Même si chacun sait, en pratique, que personne n’instruit de la même
façon un enfant de quatre ans, de sept ans et un adulte illettré, il est néan-
moins imaginable dans les années 1830 d’utiliser les mêmes supports pour
tous les débutants, égaux dans l’ignorance. Certaines méthodes sont testées
à la fois sur des écoliers et des soldats. En 1856, le manuel de Fouilland
propose un procédé rapide convenant aux adultes comme aux enfants
novices : « Les résultats sont vraiment surprenants, puisque le terme moyen
pour apprendre les règles de la lecture est de trois mois, et si l’on a des enfants
intelligents ou des adultes, 40 à 50 jours suffisent largement. » Cette concep-
tion qui accepte, entre des enfants intelligents et des adultes, une simili-
tude des « démarches cognitives » (que personne ne confond avec le
jugement moral ou la maturité affective) a déjà été discutée au XVIIIe siècle,
provoquant des débats passionnés sur l’âge d’entrée dans la lecture
(chapitre 4). Malgré les critiques virulentes de Rousseau, précocité et rapi-
dité des acquisitions sont devenues les principaux arguments pour vanter
l’excellence d’une méthode20. L’âge retenu par le fameux Quadrille des enfans
de l’abbé Berthaud, qui utilise des images, est quatre ans. Tout au long du
XIXe siècle, cet âge sert de repère ordinaire aux mères de famille pour
commencer à « mettre l’enfant aux lettres »21.
De cette pression pour les apprentissages précoces découlent deux stra-
tégies, rarement combinées. La première est de chercher la méthode « cito-
légique », c’est-à-dire « accélératrice » la plus efficace pour parvenir à la
maîtrise des rudiments, qui permet de syllaber n’importe quel mot : elle sera
majoritaire en milieu scolaire, puisque les écoliers, sauf exception22, commen-
cent relativement tard et qu’il leur faut rattraper le temps perdu en appre-
nant rapidement à lire. La seconde, qui explique l’énorme succès des
Abécédaires illustrés, est d’éveiller en douceur l’intérêt pour les lettres, en
incitant l’enfant à « désirer lire ». Les mises en garde de Rousseau, les constats
d’échec ont conduit les familles à élaborer d’autres stratégies, en accord avec
un nouveau regard sur l’enfance et sa prise en charge23. Prenant Rousseau
à la lettre (« Donnez à l’enfant ce désir, toute méthode sera bonne »), les mères
de famille s’emploient à faire surgir le « désir » bien avant l’âge de raison.
Contrairement au manuel qui impose un ordre immuable, l’abécédaire
a l’avantage de permettre un parcours non linéaire. Même s’il comporte
une lettre par page, du A d’Arbalète ou d’Abeille, au Z de Zouave ou de
Zébu, il n’est pas fait pour être suivi de A à Z. On peut le feuilleter comme
un livre d’images, revenir en arrière, s’arrêter sur une lettre ou une illus-
tration, converser avec l’enfant au gré de ses intérêts. Les 500 abécédaires
illustrés édités du Premier au Second Empire (2 100 en comptant les réédi-
tions et les abécédaires non illustrés) sont souvent thématiques24 : il y a des
ABC des métiers, des jeux, des animaux, des soldats, des saints, de l’histoire
de France, etc. L’abécédaire « est conçu comme un livre unique de l’enfance,

107
L’école et la lecture obligatoire

d’abord imagier du premier âge, puis alphabet de l’enfant “mis aux lettres”,
enfin abrégé encyclopédique répondant au questionnement de l’enfant lecteur »,
« indice du rôle de tutelle pédagogique tenu par le père et la mère vis-à-vis des
enfants, et jouet pour l’aîné qui apprenait à lire au cadet25 ». C’est donc bien
avant l’initiation au « savoir lire » que commence l’initiation à la culture
livresque, dès que « Bébé », ou que « le bambin » comme on dit alors, prend
plaisir à regarder des images.
Lorsque l’enfant commence à « s’intéresser aux lettres » qui accompa-
gnent l’illustration, on conseille deux brèves séances d’un quart d’heure par
jour, dans la bonne humeur. Il doit apprendre le nom des lettres, les recon-
naître dans le désordre, mémoriser un petit stock de syllabes et de mots,
prononcés directement, puis épelés. Ces savoirs peuvent être construits direc-
tement sur l’abécédaire qui comporte une partie conçue à cette fin26. Dans
un petit Abécédaire des enfants conservé à l’INRP, on trouve ainsi l’alphabet
en 26 vignettes (A : dessin d’un enfant avec une arbalète/ phrase : Il tend
l’arbalète, etc.), puis un tableau comportant deux alphabets, l’un en capi-
tales et l’autre en bas-de-casse, deux pages de mots à épeler (pa-pa, ma-
man, fan-fan, gâ-teau, etc.) et, enfin, des petits textes [vers 1860]. Les
connaissances mémorisées sont reprises et réinvesties dans les pages déjà
connues de l’ABC illustré : chaque image comporte une légende, une phrase
ou des expressions, plus souvent qu’un mot isolé. Par exemple, au dessous
des lettres A, C, Y et Z : « Il tend l’Ar-ba-lè-te » », « Ils sau-tent à la Cor-de »,
La pou-pée de Yo-lan-de, La pe-ti-te Zo-é », plutôt que « l’Arbalète », « une
Corde », « Yolande », « Zoé ». On trouve généralement les séparations entre
syllabes comme dans la tradition. On cherche sous le dessin de la girafe,
du ramoneur, les noms écrits de l’animal, du métier représentés, faciles à
retrouver grâce à l’initiale en capitale. L’enfant retrouve des lettres ou des
syllabes connues, cherche avec sa mère les mêmes dans les pages suivantes.
La phrase sur la girafe ou le ramoneur, déjà entendue moult fois, est relue
par l’enfant, qui pointe avec une épingle ou une touche de bois les mots,
les syllabes, ou les lettres que l’adulte lui demande de désigner. Le jeu
inverse consiste à énoncer les éléments que l’adulte pointe en silence.
On peut ainsi commencer à faire « lire » des enfants de quatre ans, en
mobilisant mémoire, répétition, plaisir et jeu, mais certainement pas la
réflexion ni l’analyse systématique. Cette pédagogie de la lecture ne repose
ni sur l’apprentissage « par principes », puisque l’adulte ne fait apprendre
aucune règle systématique, ni sur l’apprentissage « par routine » puisqu’il
ne demande pas davantage de savoir épeler des listes de syllabes par cœur
(du type « Cé-A Ca, Cé-E Ce, Cé-I Ci, Cé-O Co », etc.). Le temps, les reprises
quotidiennes, les interactions qu’une situation duelle produit aisément,
suffisent pour qu’un enfant sache bientôt relire seul ce qu’on lui a appris,
en s’aidant de sa mémoire, des images et du texte. On voit qu’il s’agit
(comme dans le cas du Notre Père) de faire saisir au jeune lecteur comment

108
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

le texte écrit « encode » la phrase dite oralement, non de lui faire décou-
vrir une signification inconnue par décodage. La même procédure est
employée ensuite, toujours avec l’aide de l’adulte, sur les petits textes que
l’auteur a placés à la fin.
Voici par exemple la première « lecture » de l’Abécédaire des enfants, qui
décrit justement une scène de lecture domestique : « Viens ici Charles./ Viens
auprès de maman./ Dépêche-toi./ Assieds-toi sur les genoux de maman./
Maintenant lis ton livre./ Où est l’épingle pour indiquer les mots ? / Voici une
épingle. / Ne déchire pas le livre./ Il n’y a que les méchants garçons qui déchi-
rent les livres. / Charles aura une jolie leçon nouvelle./ Épelle ce mot : Bon Dieu.
/Maintenant va jouer. » Ce texte énonce de façon exemplaire les deux entraî-
nements qui doivent progressivement s’imbriquer. Tout d’abord, lire en poin-
tant sans erreur chaque mot d’un texte sans mystère sémantique. Il a été lu
par l’adulte, il évoque une situation parfaitement connue de l’enfant, chaque
unité de sens est brève, séparée de la suivante par les retours à la ligne.
L’enfant apprend ainsi à découper le texte oral en mots, en reconnaît certains
« par cœur » et on l’aide à prêter attention à d’autres indices (initiales, ponc-
tuation, lettres capitales). Dans ce livret sans prétention, alors que les
légendes étaient découpées en syllabes, les phrases ne sont pas prédécou-
pées, mais imprimées normalement.
Deuxième opération, il doit épeler sans erreur (ici « Bon Dieu ») en
entrant très classiquement dans l’analyse des unités constitutives du mot,
les syllabes : les deux mots cités sont monosyllabiques, la question du décou-
page ne se pose pas. La voie didactique ouverte par les précepteurs du
XVIIIe siècle a donc été abandonnée. Plus d’apprentissage « par principes »
avec la mise en mémoire a priori de toutes les syllabes possibles. Retour
à la méthode « traditionnelle » pratiquée jadis sur le Notre Père, mais sur
des textes qui préservent le sens dès l’unité syllabique. Cette voie a été
tracée par les abécédaires anglais ou américains, qui ont institué le recours
à des mots monosyllabiques bien accentués, fréquents dans leur langue,
pour aider les premiers pas des débutants. On publiera même à Londres,
en 1878, une « Bible pour enfants » en monosyllabes27.
En français, les mots monosyllabiques sont plus rares, mais des auteurs
ayant voyagé en Angleterre ont cherché à les exploiter dès les années 1830.
« Je viens de voir Jean, le fils de Luc. / Il n’a pas le sou. / Il n’a que du pain
noir dur et lourd où on a mis du son./ Jean est sans bas./ Son corps est aux
deux tiers nu./ Et il a bien froid, je le plains !/ Il m’a fait mal quand je l’ai vu
dans la rue./ Je lui ai remis trois sous pour qu’il eût du pain./ C’est très bien,
mon fils./ Je sens de la joie de ce que tu as fait pour lui. » Ce texte monosyl-
labique de Lasteyrie du Saillant28 se retrouve en extraits dans plusieurs
manuels tout au long du siècle à côté d’autres textes du type : « Dieu est bon ;
Dieu est grand. C’est lui qui a fait tout ce qui est. Il a fait le ciel, il a fait l’eau,
il a fait le feu. Dieu est en tous lieux, il sait tout, il peut tout.29 » De cette façon,

109
L’école et la lecture obligatoire

que l’épellation persiste ou non, le découpage syllabique est inutile puisque


chaque syllabe est une unité de sens, et la lecture de petits textes peut
commencer très vite. C’est seulement dans un deuxième temps qu’on retrouve
la segmentation de mots « polysyllabiques ». Cette innovation didactique
ouvre la voie à une approche où « les enfants n’articulent jamais un mot sans
le comprendre » et où le maître s’assure « au moyen de questions si les enfants
comprennent ce qu’on leur apprend, ce qu’ils disent, ou ce qu’ils lisent30 », sans
remettre la vérification à plus tard. Des principes que l’on entendra à nouveau
quand apparaîtront les « méthodes de lecture globale ».
Quant à la voie « pédagogique », elle a également été perfectionnée : les
jeux (lotos, cubes de lettres, puzzles) et les images sont des recours perma-
nents pour stimuler l’intérêt. L’horizon des textes convenant à ce jeune public
est celui des « enfantillages » et non plus celui de la culture écrite des adultes.
Les prières sont supprimées ou « infantilisées », les lectures morales ou instruc-
tives replacées dans des scènes de vie familiale, peuplées d’enfants sages mais
pas encore raisonnables. L’appareil méthodologique a disparu, les anecdotes
foisonnent, les textes à lire n’apprennent rien d’autre que la lecture. Alors
que les livres lus à l’école visent d’emblée à instruire et font entrer dans des
savoirs textuels, religieux, moraux ou scientifiques, les méthodes familiales
inventent une autre stratégie, celle de la lecture dont il n’y a rien à retenir,
lecture prétexte pour apprendre à lire, adaptée à un très jeune public.
Si on cherche à résumer les pratiques dominantes des éducations domes-
tiques (il s’agit le plus souvent de « pratiques » sans théorie), on retrouve le
dispositif didactique du psautier (épellation-syllabation d’un matériel écrit
connu, puis transfert des savoirs acquis sur des textes inconnus), mais à partir
d’un texte enfantin, évoqué par une image, soutenu par une pédagogie
guidée, interactive. Une mère de famille attentive se situera, intuitivement,
« dans la zone de développement proximal » de l’enfant, dirions-nous en
usant, après Bruner31, de catégories vygotskiennes. Même si elles sont toujours
apprises et récitées, les prières sont remplacées par la « culture des nurse-
ries », avec sa ménagerie, son encyclopédie des curiosités, ses lettres en
couleurs (« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles…32 »), ses
monstres pour rire et ses hommes-lettres (l’homme X aux bras et jambes
écartés). Piège à fantasmes, la culture livresque enfantine se tient très loin
de la culture écrite des adultes, et l’entrée en lecture véritable la relègue au
magasin des oublis. Les responsables politiques ou pédagogiques, passés par
le lycée et les études supérieures, n’en finiront pas de s’étonner des résis-
tances des enfants du peuple à entrer en lecture, alors qu’eux-mêmes, alpha-
bétisés à la maison, se souviennent à peine d’avoir appris. Les plus
progressistes, convaincus des aptitudes égales de tous les enfants, soupçon-
neront sans cesse la paresse de maîtres ignorants, la mauvaise volonté de
curés obscurantistes, l’autoritarisme d’instituteurs bornés, l’incurie de
maîtresses sans formation ni méthode.

110
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

Les Alphabets chrétiens ou Instructions chrétiennes


Que deviennent, au XIXe siècle, les abécédaires latins ou français où l’on appre-
nait à lire sur les prières ? On en réédite encore quelques-uns sous la
Restauration33, mais vers 1830, plus de Pater Noster, les prières sont imprimées
en français. Le frontispice est toujours illustré d’une scène religieuse, bois gravé
ancien ou gravure sur cuivre plus récente, représentant un ange gardien, sainte
Anne apprenant à lire à la Vierge, ou la Vierge à l’enfant, Jésus au milieu
d’autres enfants, saint Nicolas… Publiés pour chaque diocèse avec l’autorisa-
tion de l’évêque, ils sont une grande spécialité de la librairie Mame, à Tours,
mais ces anciennes Croix-de-par-Dieu34 s’appellent désormais Abécédaire chré-
tien, ou Instruction chrétienne35 lorsqu’ils comportent en deuxième partie, un
petit catéchisme, l’ordinaire de la messe, ou encore une Civilité. La multitude
des rééditions36 ne modifie pas la présentation canonique de ces livrets d’une
centaine de pages. Derrière la croix inaugurale, on trouve l’alphabet en capi-
tale puis en bas-de-casse, suivi des typographies spéciales (ae, œ, &) ; deux
pages de syllabes (ba be bi bo bu/ ca ce ci co cu/ […] za ze zi zo zu) et quatre
pages de mots, d’une, de deux ou de trois syllabes (an, et, loi, jeu… â-me, pè-
re, tê-te… pa-ra-dis, é-toi-le, dis-ci-ple…). Puis, vingt pages pour les quatre prières
quotidiennes et les quatre actes de foi, d’espérance, de charité et de contri-
tion, syllabés par des tirets. La Civilité qui vient en deuxième partie
(trente pages) est intitulée Avis à un enfant chrétien. Elle est imprimée en corps
plus petit, les tirets entre les syllabes sont remplacés par des blancs. La troi-
sième partie (cinquante pages), imprimée en corps ordinaire et en mots entiers,
contient les prières de la messe et un catéchisme (« Abrégé de ce qu’il faut
savoir, croire et pratiquer pour être sauvé »). Elle s’achève par les comman-
dements de Dieu et de l’Église sous forme versifiée37.
On retrouve l’ordre défini par Jean-Baptiste de La Salle, mais les variantes
montrent que l’épellation syllabique n’a plus la même fonction. Elle doit
d’emblée aider au déchiffrage des quatre pages de mots inconnus, de plus
en plus longs, avant qu’on en revienne aux prières syllabées, comme par
le passé. La méthode synthétique des précepteurs a donc été en partie
adoptée par ces manuels, même si c’est avec mesure (certains manuels
laïques comportent non pas quatre mais quarante pages de syllabes). Les
textes sur lesquels se fait l’entraînement à la lecture appartiennent toujours
à l’ensemble des récitations chrétiennes usuelles, connues par cœur (tout
comme les phrases de l’abécédaire illustré, lues et relues par l’adulte dans
l’éducation familiale). De fait, on voit ici se perpétuer l’apprentissage de
la lecture intensive, lecture restreinte à un corpus limité de textes reli-
gieux. La capacité à lire et à comprendre seul un texte nouveau est si enca-
drée que les seuls contresens que peut faire un élève portent sur des erreurs
littérales (avoir lu « poisson » au lieu de « poison »). Le sens général du
texte est en revanche totalement prévisible.

111
L’école et la lecture obligatoire

Cependant, la crainte de La Salle (voir les parents retirer leurs enfants de


l’école dès qu’ils savent lire), n’a plus cours. Un « Avis aux personnes chargées
des petites classes », inséré en postface au Petit Manuel de l’enfance ou Abécédaire
chrétien à l’usage des petites classes des Maisons de la Sainte-Union38 (1839),
rappelle que la classe des débutants comprend trois divisions, séparant « les
enfants qui apprennent les lettres, les chiffres et commencent à épeler; les enfants
qui épellent et commencent à lire; les enfants qui commencent à lire couramment»
et conclut : « On omet dans ce manuel tous les principes raisonnés de la lecture
établis par des grammairiens, parce que leur application raisonnée n’appartient
qu’à des enfants avancés et intelligents. Il est absurde de vouloir faire remarquer
des voyelles composées, des diphtongues, etc., à des enfants en bas âge. L’essentiel
pour eux est d’apprendre à lire couramment en peu de temps et l’expérience nous
a démontré que la voie la plus amusante, la plus courte et la plus facile est la
méthode expliquée ci-dessus. »
Les procédés traditionnels (apprendre par routine) sont donc justifiés par
les arguments bien connus des éducations familiales (une voie « amusante,
courte et facile »), puisque la fréquentation de l’école est maintenant plus
longue et qu’on doit viser l’écriture et le calcul pour tout le monde. La
progression lente est donc revue en fonction de ces nouvelles données dans
les règles des ordres enseignants créés au XIXe siècle, comme celui des Frères
maristes39, qui cherchent à « procurer aux enfants des campagnes le bon ensei-
gnement que les Frères des Écoles chrétiennes procurent aux pauvres de villes40 ».
Leur fondateur, l’abbé Champagnat, adopte l’ordre immuable de la Conduite
des écoles chrétiennes. Les Frères sont recrutés parmi de jeunes ruraux tentés
de sortir de leur condition, mais beaucoup savent tout juste lire et écrire.
Ils sont mis en apprentissage sous la tutelle d’un maître expérimenté dans
des classes où ils jouent le rôle de sous-maîtres, de façon à consolider leurs
savoirs élémentaires (lecture, écriture et calcul, mais aussi orthographe, gram-
maire et arpentage) et à apprendre aussi comment les enseigner. Ceux qui
ne passent pas le brevet restent auxiliaires d’un titulaire (ce que la loi de
1881 interdira) et on leur confie les classes jugées les plus faciles : celles des
enfants débutants. La « modestie » intellectuelle de ce projet d’alphabétisa-
tion religieuse risque pourtant de disqualifier la congrégation et de la priver
d’élèves au fur et à mesure que montent les exigences de l’enseignement
public : « Nous serons de bons catéchistes, mais nous tâcherons aussi de devenir
des instituteurs habiles », indique une lettre circulaire de 1840.
Ceci explique l’adoption de certains procédés modernes, imposés dès la
première phrase du Guide des Écoles de Champagnat concernant l’enseigne-
ment de la lecture : « Les Frères suivront la nouvelle prononciation des consonnes
et ne se serviront pas de l’épellation.» Si celle-ci est nécessaire pour aider l’en-
fant, « on se souviendra que les éléments de chaque syllabe ne sont pas précisé-
ment des lettres, mais les sons et les articulations41 […]. Par exemple, pour les mots
pain, faim, bois, on fera épeler, p, ain pain; f, aim faim; b, ois, bois, et jamais,

112
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

p, a, i, n, pain, etc.42 » De même, le règlement recommande l’usage des plumes


métalliques qui « remplacent avantageusement les plumes d’oie, d’autant plus
qu’elles n’ont pas besoin d’être taillées43 ». Ces procédés, qui font ailleurs l’objet
de grands débats théoriques, sont imposés sans autre justification (comment
sait-on que « ain » fait « in » ? en l’apprenant). En revanche, le modèle de travail
scolaire adopté ne remet pas en cause ses fins, héritées de la tradition. La lecture
visée doit permettre de construire une culture catholique et déboucher sur une
lecture socialement utile, celle que demande la vie rurale : les contrats manus-
crits, les actes de propriété. L’école doit aussi préparer à écrire44, mais certai-
nement pas à lire le journal, encore moins des romans, pas même le Télémaque
de Fénelon, pourtant présent dans bien des écoles communales.
En la matière, les Frères maristes ne se distinguent pas des milieux ruraux
dont ils sont issus, comme le montre la réaction du père paysan de Noël
Vauclin découvrant les lectures de son fils : « Un jour, le Télémaque tomba
entre les mains de mon père qui en parcourut quelques pages, tout juste l’épi-
sode de l’île de Calypso. Il vit qu’on y parlait d’amour, il crut à un mauvais livre
et me donna un vigoureux soufflet. J’eus beau me justifier en disant que l’auteur
était un archevêque, je ne parvins pas à le convaincre.45 » Les débats autour du
roman ne sont pas que littéraires (le roman est considéré comme un genre
mineur, qui n’a pas sa place dans une éducation classique, contrairement au
discours, à la poésie, au théâtre) ou moraux (genre délétère, qui fait confondre
la fiction et la réalité, le roman est condamné aussi bien par l’Église que par
le monde académique). De fait, le récit romanesque est sans doute le registre
d’écriture qui, pour la première fois, popularise une forme de « lecture
rapide », celle qui veut savoir la suite et la fin, et qui entraîne ses lecteurs
« à courir la poste », c’est-à-dire à lire plus vite que la voix, donc silencieuse-
ment. Les ordres enseignants pour les milieux populaires essaient à la fois
d’assumer la tradition (fins visées et contenus des savoirs) et de moderniser
les moyens (procédés d’enseignement, matériel scolaire), mais ils restent atta-
chés au registre ancien de la lecture lente. Sous la Restauration, ils repré-
sentent un modèle traditionnel de lecture où ont pu encore se retrouver bien
des « nouveaux lecteurs46 » devenus instituteurs sous la Monarchie de Juillet.
Mais ils n’innovent plus, arc-boutés qu’ils sont sur les réseaux catholiques
pour conserver une clientèle qui leur confie les enfants par choix idéologique
plus que pour leur excellence pédagogique. Or, les Écoles normales offrent
désormais une carrière aux bons élèves du primaire, élargissent l’horizon des
lectures possibles et leur laissent entrevoir un autre monde de savoirs. Au
moment où le chemin de fer désenclave les campagnes, où la poste apporte
lettres et journaux dans le moindre village, où les villes industrielles attirent
à elles tant d’émigrants ruraux, il faut des méthodes de lecture qui condui-
sent très vite tous les élèves à « pouvoir tout lire ». La stagnation des écoles
chrétiennes est donc autant à imputer à leur décalage culturel qu’à la montée
de l’anticléricalisme dans une partie de la population.

113
L’école et la lecture obligatoire

Des ABC aux Méthodes pour les écoles publiques


En 1830, la méthode épellative semble encore incontournable. En 1870, elle
est en voie de disparition. Certes, les méthodes sans épellation ne sont pas des
nouveautés : depuis le XVIIe siècle, certains pédagogues se sont employés avec
succès à faire lire leurs élèves sans passer par le B. A. BA, par la lecture directe
de syllabes ou même de mots entiers47. Malgré des succès d’estime (la méthode
Abria48 publiée en 1835 connaît 29 éditions avant 1872), aucun manuel ni traité
n’a pourtant réussi à faire école dans l’enseignement collectif. Or le Dictionnaire
de pédagogie de Buisson voit dans les méthodes sans épellation la nouvelle
norme scolaire49 de l’apprentissage. L’examen des manuels permet-il de
comprendre ce qui a rendu possible cette consécration ?
À travers les titres des manuels, les durées prévues pour les progressions,
les justifications des préfaces, les débats en cours dans les revues, nous
pouvons retracer la genèse de ce produit typiquement français qui s’appelle
une « méthode de lecture ». En Angleterre, le livre dans lequel apprend à
lire un débutant, quelle que soit la méthode choisie, s’appelle un Primer,
bien distinct du First Reader, premier livre de lecture dans lequel un enfant
débutant, mais déjà capable de déchiffrer, est confronté à des textes. En
France, on n’a pas d’équivalent commode au mot primer. Ce qui corres-
pond au First Reader est le Premier Livre de lecture, facile à identifier. En
revanche, les anciennes dénominations (alphabet, ABC, abécédaire) sont si
fortement liées à des contenus religieux et à un modèle d’enseignement (le
« psautier » pour épeler et syllaber des prières catholiques) qu’elles n’ont
pu désigner les manuels sans alphabet, ni prières chrétiennes. Il a fallu
trouver des appellations nouvelles.
L’abbé Berthaud est l’un des premiers à avoir eu le génie de donner à
son manuel un nom propre (Quadrille des enfants), bien plus facile à retenir
que le nom générique qui l’accompagne (Système nouveau de lecture). Du
fait de la nouveauté du projet, le titre développé précise : Le Quadrille des
enfants ou Système nouveau de lecture avec lequel tout enfant de quatre à
cinq ans peut, par le moyen de quatre-vingt-huit figures, être mis en état de lire
sans faute à l’ouverture de toutes sortes de livres en trois ou quatre mois, et
même beaucoup plus tôt, selon les dispositions de l’enfant (1748, 2e édition).
Ce genre de titre (nom propre, suivi d’une description du procédé et du
public visé) a une longue descendance au XIXe siècle.
De là, un foisonnement étonnant de néologismes énigmatiques : Autobaxie,
Tabellégie, Synthésologie, Citolégie, Scriptolégie, sous la Monarchie de Juillet,
Statilégie, Ortholégie, Pédagologie sous le Second Empire. Au contraire des
titres standardisés de l’Abécédaire illustré ou de l’Alphabet chrétien, ces titres
indiquent la présence d’auteurs soucieux d’afficher leur originalité, conscients
d’avoir fait une œuvre singulière dans un domaine où les normes sont en
pleine redéfinition. Quand une nouveauté se banalise, il n’est plus nécessaire

114
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

de la vanter, si bien qu’à la seule lecture des titres en catalogue on peut


suivre l’évolution des « modes » et avoir des indices sur la perception que
l’auteur, par éditeur interposé, a de son public. Les titres « à rallonge » encore
nombreux sous le Second Empire fleurent vite un certain archaïsme50.
À lire les témoignages du temps, les titres des « véritables » manuels ne
sont guère utilisés. Sauf exception, c’est par le nom de leur auteur qu’on les
désigne. Ainsi, écrit Vauclin :

« La méthode Peigné est toujours employée; mais elle me paraît céder le


pas à la méthode Villemereux. Je rencontre aussi les méthodes Maître,
Dupont, Béhagnon, Régimbaud, Larousse, etc. Après avoir lu aux tableaux,
les enfants s’exercent dans les Livres de l’Enfance, de l’Adolescence, par
Delapalme; dans la Petite Civilité chrétienne, par Bénard; dans Le Monde
des enfants, par V. Henrion; dans Les Petits Écoliers, par Cuir, etc.51 »

Dans les années 1870, les premiers livres de lecture courante gardent donc
un titre, alors que ceux des « abécédaires » ont disparu.
Vauclin désigne tous les manuels comme des « méthodes ». Dans le cata-
logue des titres de la collection constituée par l’inspecteur général Rapet52,
le mot apparaît dans un titre sur trois entre 1830 et 1848 (dont la fameuse
Méthode de lecture de Peigné), un titre sur deux sous le Second Empire, deux
sur trois entre 1870 et les lois Ferry. On voit ainsi s’installer un terme géné-
rique qui, en France, est toujours en vigueur. Une méthode est un ensemble
des principes et choix théoriques pour guider l’action, tels qu’ils sont exposés
dans un discours (qu’il s’agisse de la méthode cartésienne, de la méthode
expérimentale de Claude Bernard, ou de la méthode naturelle de Freinet).
Dans l’école, une méthode a d’abord été un guide pédagogique, rédigé pour
l’enseignant. La Tabellégie, méthode de lecture en tableaux, à l’aide desquels
on peut conduire rapidement les jeunes intelligences des premiers et vrais
éléments de l’art aux difficultés les plus sérieuses, est ainsi un livre du maître
sous la forme d’un traité de 320 pages. Dans l’usage qui s’impose, le mot
méthode désigne n’importe quel livret pour débutant. Dans les années 1870,
l’usage oral rapporté par Vauclin passe dans l’édition : les « méthodes » sont
publiées sous le nom de leur auteur (Méthode Néel, Méthode Menet, Méthode
Gédé, Méthode Cuissart).
Se trouvent ainsi confondus des principes (méthode épellative, méthode
syllabique, plus tard méthode globale) et le livret d’apprentissage où ils sont
mis en œuvre. Rien d’étonnant à ce qu’en France les « guerres des méthodes »
puissent se faire par manuels interposés. Malgré de multiples tentatives lexi-
cales, malgré la distinction fréquente faite entre « Livret de lecture » au singu-
lier et « Premier livre de lectures », au pluriel, la distinction anglaise
Primer/First Reader, si claire pour les utilisateurs, élèves, maîtres et parents,
ne parvient pas à s’installer dans la langue scolaire. L’Alphabet et Premier

115
L’école et la lecture obligatoire

livre de lecture édité en 1831 par Hachette, exact équivalent d’un Primer and
First Reader porte un titre décalqué, mais laïcisé, de l’Alphabet chrétien et
Première Instruction chrétienne. Cependant, l’usage du mot Alphabet signe
clairement son appartenance à la période de l’ancienne épellation. Le terme
Syllabaire – dont les rares occurrences avant 1850 augmentent entre 1850
et 1870 et se stabilisent entre 1870 et 1880 – ne réussit pas davantage à se
transformer en nom commun désignant n’importe quelle « méthode ». Il
survit seulement comme adjectif pour caractériser la « méthode syllabique »
mais la postérité oubliera rapidement pourquoi, la confondant avec la
méthode du B. A. BA.
Quels autres adjectifs qualifient une « méthode » à cette période ? Dans
les années 1830, les inventeurs poursuivent des objectifs si variés qu’aucun
qualificatif n’émerge. Les uns cherchent une approche rigoureuse, logique,
raisonnée des règles de l’écriture française ; d’autres construisent un corpus
de textes laïques pouvant se substituer aux textes religieux ; d’autres se
soucient d’abord d’inventer des procédés commodes (tableaux, exercices
collectifs) pour faire travailler des classes selon le mode simultané recom-
mandé par Guizot, sans suivre pour autant la règle de Jean-Baptiste de La
Salle. Une génération plus tard, les manuels combinent ces différentes
contraintes : sous le Second Empire, une méthode se vante donc d’être
« nouvelle », puis elle se doit d’être « simple » (simplifiée, commode, pratique,
d’usage facile, aisé) avant d’être rapide, graduée, progressive, rationnelle ou
raisonnée. Dans les années 1870-1880, quelque chose semble s’être passé, car
c’est la vitesse qui semble émerveiller les auteurs. Chacun désigne sa méthode
comme rapide, accélératrice, efficace en deux mois, au bout de quelques
leçons ou de quelques dizaines d’heures, bien avant d’être nouvelle, graduée,
rationnelle. Dans les préfaces, nombre d’auteurs comparent la lenteur de
leurs apprentissages d’enfance et la rapidité aujourd’hui possible (si on adopte
leur méthode, évidemment). On est intrigué par ce phénomène qui ne
concerne pas seulement quelques méthodes d’avant-garde, mais qui semble
toucher une partie de plus en plus importante des nouvelles publications.
C’est la dynamique d’ensemble de cette évolution que nous devons
comprendre avec la montée en force de nouvelles progressions.

DES MÉTHODES RAISONNÉES


POUR INSTRUCTION PROFANE

L’Alphabet et Premier Livre de lecture diffusé en masse par le ministère en 1832


donne une idée claire du produit que les autorités ministérielles souhaitent,
puisqu’il a été rédigé par Ambroise Rendu, conseiller du ministre, et Louis
Hachette, auteur dans sa propre maison d’édition. Il ne commence plus par

116
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

l’alphabet précédé d’une croix, mais par une planche « scientifique » : carte du
globe avec les continents, machines simples (levier, balance, poulie, vis) et
instruments de mesure modernes (baromètre, thermomètre). Le 1er « exer-
cice53 » présente les six voyelles simples sous trois typographies : capitale, bas-
de-casse et cursive, avec toutes les accentuations possibles (a, â, e, é, è, ê, i, y,
o, ô, u, û) ; sous chaque voyelle, un exemple où la lettre est utilisée dans un
mot (a-mi, â-ne, me-su-re, mé-ri-té, etc.). Même présentation pour les consonnes,
avec, d’une part, les « articulations ou consonnes simples » regroupées par
famille phonétique (b/p ; c/k/q ; g/j ; d/t ; f/v ; l/r, m/n s/z/x), et d’autre part les
« articulations variables » (« c comme s, devant e, i, y, comme dans ce-ci, cé-ci-
té, cy-gne », etc.). Les trois alphabets (en capitale, petit corps et lettres cursives)
viennent ensuite, puis les « sons composés » (eu/ou/ie/ue/, etc.). On entre dans
les douze pages de syllabes, des plus simples (C-V : ba, be, bé, bè, et V-C : ab,
ac, ad al) aux plus complexes (de bal à phry), toujours éclairées par un exemple
(bal-con, phry-gien). Quatre pages pour les lettres muettes, les sons équivalents
(en, an, em, am), les lettres qui changent de prononciation (c, g, s, t) et enfin,
14e et dernier « exercice », les liaisons et signes de ponctuation.
On passe alors sans transition aux lectures de la deuxième partie, qui dérou-
lent une mini encyclopédie des savoirs où chaque thème est traité en une
page (1. LES ENFANTS Les pe-tits en-fants ne sa-vent ni par-ler, ni mar-cher…,
15. LES FRUITS ET LÉGUMES, 26. LES CALCULS, 31. LES NOUVELLES
MESURES, 68. LES VOLCANS, etc.). Dans la lecture 7 (Les plan-tes ne peu-
vent se mou-voir), les lettres muettes cessent d’être imprimées en italique ;
au texte 14, plus de tirets pour séparer les syllabes. Les corps d’imprimerie
diminuent en cinq étapes, jusqu’aux maximes tirées de la Bible (74. Souvenez-
vous de votre Créateur pendant les jours de notre jeunesse…) et aux extraits de
Droit public des Français (75. Art. 1 Les Français sont égaux devant la loi, quels
que soient d’ailleurs leurs titres et leur rang). Pour finir, deux pages de lecture
du latin (Décalogue, Pater Noster et Credo). Aucune indication n’est donnée
sur le temps nécessaire pour franchir ces étapes.
Ce livre suit fidèlement la structure des alphabets chrétiens (lettres, syllabes,
textes syllabés, textes non syllabés, sans listes de mots entre syllabes et textes),
mais le déroulement des chapitres (appelés « exercices ») montre la distance
prise avec la tradition. Les lettres ne sont plus présentées dans l’ordre alpha-
bétique, mais par familles de « sons » ; le temps passé sur les syllabes, classées
par types de difficultés, s’allonge considérablement. Enfin, les textes que les
écoliers auront à lire leur sont strictement inconnus. Ils se réfèrent à une
culture savante, réécrite à leur usage, mais absente de leur environnement
social. Ils ne comportent aucun récit54. En les lisant et relisant collectivement
avec le maître, les écoliers apprendront à la fois la lecture et les savoirs moraux
et instructifs que l’école a pour mission de leur transmettre.
On voit bien les visées politiques et culturelles d’un tel choix dans le
contexte de la Monarchie de Juillet55. Pour y parvenir, le manuel de Rendu

117
L’école et la lecture obligatoire

et Hachette se situe dans la tradition d’un enseignement « raisonné », pour


des élèves qui ont sept ou huit ans. Il reprend, en la popularisant, la tradi-
tion savante des précepteurs d’Ancien Régime. Pour ceux-ci, celui qui connaît
« les principes » des correspondances lettres-sons du français a la clef de
toutes les lectures. Le manuel moderne de Rendu vise d’emblée une alpha-
bétisation permettant à n’importe qui de lire n’importe quel texte et rejette
le déchiffrage élémentaire exercé sur un petit lot des textes connus (les
prières de la lecture religieuse « intensive »). Comme le recommandaient les
précepteurs, il vise l’acquisition ordonnée de toutes les correspondances
graphies-phonies, préalable nécessaire à l’entrée en lecture.
Pour parvenir aux mots et aux phrases qui donneront accès au sens, le
lecteur doit comprendre comment sont constituées les unités élémentaires
de l’oral, les syllabes56, qui sont le sésame des textes à lire, c’est-à-dire à lire
à haute voix, puisqu’il y a pas de discussion sur le fait que « lire c’est parler
l’écriture57 ». Cette méthode suppose que la langue maternelle des enfants
soit le français et que la lecture puisse s’appuyer sur la maîtrise que l’élève
a déjà du lexique et de la syntaxe à l’oral. Elle suppose également une fami-
liarité sociale avec l’écrit et les savoirs livresques profanes auxquels la lecture
donne accès. Ces deux conditions sont loin d’être réalisées en milieu rural
entre 1830 et 1870.
Pour légitimer « la puissance de ces procédés » qui rend tous les écrits
potentiellement lisibles, Alphonse Comte58, auteur de l’Autobaxie parue en
1831, propose d’ailleurs de les faire tester à l’élève (supposé « au-dessus de
l’âge de huit ans ») sur le Notre Père : « L’élève, qui savait par cœur l’oraison
dominicale et qui vient de remarquer qu’il en avait facilement reforgé tous les
mots par les procédés qu’on lui a fait connaître, ne peut plus douter de la puis-
sance de ces procédés ; et c’est le moment dès lors de lui remettre entre les mains
un livre qui puisse l’intéresser, l’instruire et dont on lui fera faire la lecture selon
le mode prescrit ci-dessus. » Comte inverse la procédure : ce n’est plus le Notre
Père qui enseigne l’épellation syllabique, c’est le déchiffrage syllabique qui
permet de lire le Notre Père. Si un tel subterfuge est utile pour donner à
l’élève confiance dans ses capacités de lecteur, c’est que l’oralisation réussie
d’un texte inconnu n’aurait pas forcément cet effet de preuve. Le novice qui
déchiffre sans erreur et enchaîne les mots syllabés ou entiers est souvent si
absorbé par son déchiffrage qu’il ne peut saisir le message général du texte.
Si un moniteur ou un bon élève sont capables de vérifier la justesse de ce
déchiffrage littéral, seul le maître peut garantir le sens des textes.
De fait, ainsi que nous le verrons (chapitre 7) grâce aux lectures collec-
tives répétées, les écoliers vont continuer, comme au temps des prières et
des civilités, à apprendre leur livre par cœur ou presque. Jusqu’au début du
XXe siècle, le manuel de lecture sera un livre de leçons à apprendre et à
réciter59, même si la culture écrite stockée en mémoire change de nature.
À partir de 1833, les prières, par lesquelles s’ouvre et se ferme toujours la

118
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

journée de classe, cessent d’être « la base » (point de départ et textes fonda-


teurs) de la culture écrite/orale scolaire. Les écoles publiques se réfèrent à
d’autres savoirs, élémentaires mais légitimes. Le manuel doit être instructif,
faire pénétrer aussi bien dans les faubourgs des villes qu’au fond des
campagnes les lumières de la science, civilisatrice des mœurs, moralisatrice
des conduites et, à cette date, réconciliée avec les religions60. Pour Guizot,
comme pour Rendu et Hachette, l’instruction y sera le plus sûr rempart aux
obscurantismes comme aux utopies séditieuses qui produisent les catastrophes
révolutionnaires. Mais ce choix a un prix : un corpus social partagé de textes-
références disparaît.
Certes, tous les élèves auront lu des textes « instructifs et moraux ». En
revanche, les textes donnés à lire aux écoliers sont des écrits anonymes sans
valeur littéraire ni sociale61, aussi nombreux que répétitifs, œuvres de péda-
gogues dont les bonnes intentions et/ou les préjugés s’étalent à toutes les pages.
La culture primaire, ou plutôt, aux yeux de ceux qui méprisent ces « incapables
prétentieux62 », l’inculture primaire se trouve ainsi portée sur la place publique.
Certains instituteurs deviennent des auteurs à succès, mais le risque est évidem-
ment la disqualification qui guette tous les Bouvard et Pécuchet fascinés par
les savoirs scolarisables. De fait, le monde des auteurs63 se trouve partagé entre
des praticiens de terrain et les prescripteurs hiérarchiques (recteurs, inspecteurs,
directeurs d’École normale), que leur position rend bien plus intéressants pour
les éditeurs. Les Frères des Écoles chrétiennes avaient été interdits de latin ; les
instituteurs, malgré leur brevet et leur présence dans le monde éditorial, ne
sont pas plus près qu’eux de la culture du monde des élites.

LA PLACE DES DÉBUTANTS


DANS LE CURRICULUM SCOLAIRE

Pour l’heure, le souci des maîtres est ailleurs. Leur confiance dans « la puis-
sance des procédés » ne les empêche pas de constater à quel point l’étape
précédant l’entrée en lecture est devenue plus ambitieuse, donc plus longue
et difficile qu’autrefois. Les témoignages abondent sur le temps passé par
certains à piétiner en vain aux portes de la lecture64 puisque, tant que les
mécanismes ne sont pas acquis, le maître ne propose à l’élève aucun texte.
En 1860, Rapet l’expose sans fard dans le Journal des Instituteurs65 :

« Que pouvons-nous faire faire à un pauvre enfant qui ne sait ni lire


ni écrire ? Il n’y a aucun moyen de l’occuper : car prétendre qu’on y réus-
sira en lui mettant un syllabaire entre les mains et lui disant de l’étudier
est une illusion que ne se font pas les maîtres éclairés par l’expérience.
Il pourra tenir son syllabaire à la main, le tortillera, le rongera, mais il

119
L’école et la lecture obligatoire

ne l’étudiera pas, parce que cela lui est impossible. Pour étudier la lecture,
tant qu’on n’en est pas arrivé à peu près à la lecture courante, il faut
absolument le secours d’un maître. »

Alors que les élèves des Frères pouvaient s’entraîner seuls en cherchant
à reconstruire les syllabes du Notre Père, la nouvelle « méthode » rend cet
auto-apprentissage impossible. La question pratique de l’encadrement devient
donc une urgence.
Pour Rapet, les avancées méthodologiques des manuels ne peuvent
produire leur effet que par une organisation structurée du curriculum, avec
un « plan d’étude qui fera que les parents vont prendre l’habitude de faire
rentrer leurs enfants à date fixe », comme dans le secondaire, et « des récapi-
tulations mensuelles et trimestrielles ». Il faut surtout la présence d’un aide
véritable, qui peut être un jeune « qui se propose soit d’entrer plus tard à
l’École normale, soit de se présenter directement à l’examen ». Ce peut être
aussi l’épouse de l’instituteur, car « les femmes ont pour diriger les jeunes
enfants une douceur et une patience qui les font souvent mieux réussir que les
hommes dans l’instruction de ces petits êtres si sensibles et si impressionnables ».
De toute façon, il faut quelqu’un pour seconder le maître qui, lorsqu’il doit
mener trois ou quatre cours de front, néglige toujours les débutants. Le
tableau comique et accablant donné par la comtesse de Ségur dans La Fortune
de Gaspard66, paru en 1866, n’est peut-être pas si caricatural :

« Le maître d’école : Le quatrième banc, au premier tableau. […] Petit


Matthieu du second banc, va montrer les lettres aux ignorants.
Petit Matthieu se lève et commence la leçon : A, répétez tous : A.
Les huit petits répètent : A, A, A, A.
Petit Matthieu : Assez, assez. O. Répétez tous : O.
Tous répètent : O, O, O, O.
Petit Matthieu : qu’est-ce que c’est que ça ? (Il montre un A.)
Tous : O, O, O, O, O.
Petit Matthieu : Pas du tout. Ce n’est pas O. Voilà O ; c’est A […] Qu’est-
ce que c’est que ça ? (Il montre O.)
Tous : A, A, A, A, A.
Petit Matthieu : Vous faites donc exprès ? Dites ce que c’est : tout de
suite !
Lucas : Ah Bah ! Tu nous ennuies. Est-ce que nous savons ? […] Tu n’es
pas le maître d’école, ce n’est pas à toi à montrer.
Petit Matthieu : Toi, tu dois m’obéir, c’est moi qui suis le remplaçant.
Lucas : Ah ! ah ! ah ! Plus souvent que je t’obéirai.
Petit Matthieu, au maître d’école : M’sieur, Lucas dit qu’il ne veut pas
m’obéir. Puis-je le taper ?
Le maître d’école : Non, mets-lui le bonnet d’âne. »

120
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

Le quatrième banc est celui des « ignorants » qui vont se mettre debout
devant le premier tableau, celui des voyelles (et non de l’alphabet). Le troi-
sième banc en est à la lecture syllabée et Petit Matthieu fait partie du
second « banc », celui des lecteurs. Cela ne signifie pas forcément qu’il n’a
pas de table, car l’habitude de désigner les niveaux par le mot « banc » a
survécu à l’installation des pupitres. Même si le maître ne se prive pas
« d’ouvrir l’esprit avec la gaule », les châtiments corporels sont en train
d’être remplacés par le bonnet d’âne, qui ne blesse pas l’épiderme mais
l’honneur (ce qui est parfois pire).
À cette date, c’est sur le deuxième cours que les maîtres font porter tous
leurs efforts : « Le deuxième cours comprend ce qu’on pourrait appeler l’ensei-
gnement fondamental des écoles primaires. Les matières qu’on y enseigne
embrassent essentiellement ce que tout enfant doit savoir au moins, pour ne pas
être en ce monde dans une position trop inférieure à celles des autres hommes. »
Ce que « tout enfant doit savoir », c’est bien lire, écrire et compter, mais
dans un sens plus ambitieux que jadis. Écrire, c’est savoir l’orthographe : le
couple « dictées/questions » commence à être bien rodé, grâce à des choix
de dictées graduées et au rituel de l’analyse grammaticale67, mais peu de
maîtres imaginent encore que les élèves de ce niveau pourraient rédiger68.
Compter, c’est s’exercer à toutes sortes de calculs dans des problèmes déclinés
sur des canevas bien au point. Enfin, lire, c’est s’instruire en tout, puisque
les lectures quotidiennes permettent d’apprendre toutes les « connaissances
usuelles » à retenir (divisions du temps, astronomie, pays, animaux, plantes,
histoire, inventions, etc.). Un tel programme réclame au moins deux ans,
parfois trois : « Ce n’est guère qu’à huit ans que les élèves peuvent passer au
deuxième cours, dit Rapet ; avant cet âge, ils ne seraient réellement pas capables
de bien profiter des leçons. »
Par conséquent, le cours des débutants concerne des enfants de sept à
huit ans. Les maîtres doivent refuser des enfants trop jeunes : l’école n’est
pas une garderie. Ce sacrifice financier sera compensé par la réputation que
feront au maître les familles constatant les résultats. En effet, des enfants
trop jeunes ont du mal à apprendre, perturbent la classe et, même sachant
lire, ils sont trop immatures pour suivre avec profit le deuxième cours. De
ce fait, il faudra qu’ils « doublent ». Rapet espère limiter ce phénomène par
un contrôle plus strict des âges d’entrée dans le niveau qu’il appelle « prépa-
ratoire ». Les acquisitions seront plus rapides avec des enfants raisonnables,
capables d’accepter des exigences disciplinaires et des méthodes de travail
qui ne sont pas celles des salles d’asile. Programme de travail, constitution
d’un groupe de même avancement et de même âge (ou presque) : on va vers
la mise en place du curriculum concentrique en trois étapes, que Gréard
généralise en 1868 dans le département de la Seine. Cette normalisation du
curriculum implique un programme de travail prévu sur l’année et des impé-
ratifs de rentrée qui mettent fin aux anciennes habitudes. En effet, la sépa-

121
L’école et la lecture obligatoire

ration des débutants en « bancs » ou en « leçons » permettait sans problème


d’accueillir de nouveaux élèves en cours d’année, devant le tableau corres-
pondant à leur niveau de compétence (ou d’ignorance). En revanche, les
« divisions » instaurent progressivement l’habitude de groupes stables, même
si, tant qu’on reste dans un même lieu et sous l’autorité d’un même maître,
les arrangements demeurent faciles.
Au fur et à mesure que s’installe cette routine d’enseignement collectif,
davantage de manuels définissent une durée idéale pour répartir la charge
de travail dans le temps. Davantage aussi proposent de combiner les syllabes
en mots à chaque leçon, dès les premières pages (ma-ri, rô-ti, ra-vi, etc.) et
de clore chaque séquence par des récapitulations. Tandis que les uns cher-
chent toujours à en finir au plus vite avec les « rudiments » pour passer aux
lectures courantes après deux ou trois mois69, d’autres misent sur l’année.
Si le livre de Peigné a pu avoir une telle longévité, c’est qu’il a su intégrer
ces évolutions. Divisé en « huit classes » (on dirait aujourd’hui huit
« séquences » d’enseignement), facile à répartir dans le temps d’une année
(et davantage pour beaucoup d’élèves, persiflera Dupont), il a pu jouer en
la matière un rôle de modèle souvent imité.
À une date où des manuels, comme l’Alphabet de Rendu et Hachette,
avancent de séries syllabiques en séries syllabiques, remettant au terme du
parcours l’entrée dans l’écrit, Peigné introduit, à l’intérieur de chaque
séquence, un parcours qui va des syllabes aux mots et des mots aux phrases,
en ne se servant que du matériel syllabique acquis.
« Dans chaque classe, on lit d’abord les lettres, puis des syllabes, puis des
mots et enfin des phrases. La pratique fera connaître les avantages qui résul-
tent de cette uniformité. Je me contenterai de faire remarquer que, dès la
première classe, on lit des phrases. Fier et joyeux d’un progrès si grand, si rapide,
et pourtant si naturel, l’enfant sent redoubler son courage et sa persévérance.70 »
Les élèves de la troisième classe (syllabes ac, ad) doivent pouvoir lire « mé
dor a mor du la tar ti ne », puis « papa sera de garde samedi, le sol a été
cultivé ». La méthode est strictement synthétique (lettres combinées en
syllabes, syllabes combinées en mots, mots en phrases syllabées, puis non
syllabées), progressive et cumulative, puisque chaque apprentissage est révisé
dans la séance suivante. Certes, il faut attendre la « huitième classe » pour
arriver à de véritables textes : « 1. Des vertus et des vices […] 6. Premières
connaissances : parole, lecture, écriture, grammaire, divisions du temps, astro-
nomie, géographie, arithmétique, inventions. » Mais depuis plusieurs mois, les
élèves ont commencé à lire et ils savent que lire n’est ni réciter, ni épeler
des listes de syllabes ou de mots.
Au cours du Second Empire, cette distribution en classes ou en leçons
devient habituelle, et les inspecteurs jugent l’archaïsme des écoles au fait
qu’elle n’est pas encore pratiquée. Des batteries de tableaux imprimés en
grand format, joints au manuel, permettent de réunir les élèves pour les

122
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

moments d’exercices ritualisés (répéter, désigner les syllabes nommées,


nommer les syllabes désignées, épeler les lettres d’une syllabe prononcée,
prononcer une syllabe épelée, etc.). Les maîtres qui ont construit et perfec-
tionné leurs tableaux tout au long de leur vie les publient au format d’un
livre. Ainsi, La Lecture en cinq leçons et douze tableaux de Ribière71, institu-
teur, tient en 15 pages, sans aucun texte de lecture. De façon intuitive ou
explicite, ces méthodes essaient donc d’intégrer deux dimensions de l’ap-
prentissage : la découverte « graduelle et raisonnée » des difficultés, mais aussi
la nécessité d’entretenir les apprentissages antérieurs par des révisions systé-
matiques, pour éviter qu’un nouvel apprentissage ne chasse l’autre.
Et ce qui semble soutenir la mémoire des enfants, c’est l’arrivée rapide
d’unités « qui veulent dire quelque chose ». L’ingéniosité des maîtres est sans
borne pour composer des phrases avec des mots réguliers, qui n’abondent
pourtant pas en français. Le monde des méthodes aurait fait le bonheur de
Queneau et Pérec : il enchaîne les énoncés (Médor a mordu la tartine, l’acti-
vité mène à la fortune) selon de pures contraintes formelles (ici, des phrases
régulières où, à chacune des lettres, correspond un son déjà étudié). La
célèbre « pipe de papa » apparaît en 1855, chez Michel, mais elle a sans doute
débuté sa carrière plus tôt dans un abécédaire illustré.
Les efforts pour distribuer le travail dans le temps aboutissent à des propo-
sitions qui changent les maquettes éditoriales. La règle apprise par cœur (par
exemple, la règle du Ca-Co-Cu/Ga-Go-Gu et du Ce-Ci-Cy/Ge-Gi-Gy) est appli-
quée sur des listes de mots ordonnés (lacet, capucine, douceur, canicule, capa-
cité, etc.) dont la longueur diminue pour tenir sur une page. De manuel en
manuel devient visible la relation entre le découpage des unités intellec-
tuelles et les unités temporelles de travail. Par exemple, les règles de trans-
codage des voyelles nasalisées in/im, ain/aim, ein/eim sont présentées
« logiquement » par famille orthographique, puis les élèves s’entraînent dans
une série d’exercices de lecture de mots « en désordre ». À la fin du Second
Empire, certains manuels présentent déjà une maquette « moderne » : la page
du livre est devenue une unité de travail à trois étages, avec en haut la
présentation des lettres/sons à apprendre ; ensuite des exercices de combi-
natoire syllabiques ; enfin, des mots et des petites phrases à lire, en syllabes
séparées par des blancs ou par mots entiers.
Le nombre de « leçons » s’accroît au fur et à mesure que la quantité
d’exercices proposés pour chacune diminue. On arrive ainsi à ce que le mot
« leçon » désigne à la fois un contenu intellectuel à acquérir, une page du
livre et une unité de travail collective brève, guidée par le maître. La numé-
rotation des « leçons » permet de voir leur nombre se rapprocher de celui
des jours ou des semaines ouvrables de l’année scolaire : le rythme hebdo-
madaire devient un bon repère pour conduire un apprentissage à son
terme. On imagine le gain de sécurité pour les débutants dont le travail
se trouve entièrement préconstruit. En revanche, le livre du maître ou les

123
L’école et la lecture obligatoire

commentaires en petits caractères en bas de page doivent justifier les choix


faits, car cet émiettement des unités de travail réparties au fil du temps
fait disparaître les grandes scansions de l’apprentissage, bien marquées au
contraire dans les tableaux collectifs.

LA FIN DE LA MÉTHODE ÉPELLATIVE

Cette évolution accompagne de longs efforts pour accélérer la lecture des


syllabes et le passage des syllabes aux textes. Comme nous l’avons vu, une
première simplification porte sur la désignation des lettres. À l’appellation
classique (A, Bé, Cé, Dé, Effe) succède la nouvelle appellation, dite de Port-
Royal (A Be, Ke, De) qui, d’après l’expérience, aide l’enfant à mieux perce-
voir le son habituel de la consonne. En effet, il semble plus facile de retrouver
ab et ac en partant de l’épellation A-Be et A-Ke que de A-Bé et A-Cé. Mais
s’agissant de ba, épeler Be-A plutôt que Bé-A n’apporte pas un avantage
flagrant et les avis sont plus partagés. Une deuxième simplification porte sur
les sons ou les articulations composées de plusieurs lettres (ou/oi/ain/œu ;
ch/qu/gn) qu’il faut apprendre à lire/dire comme des unités. En prononçant
Be-Re-In, l’élève sera plus près d’entendre « brin » qu’en disant Bé, Er, I, Enne.
Ribière72 résume cette évolution en présentant son manuel de 1856 :

« La première leçon embrasse quatre tableaux : dans le premier, on


enseigne tout naturellement les voyelles, puis les consonnes en faisant
prononcer ces lettres à la manière, bien entendu, de MM. de Port-Royal.
Il faut bien se garder de faire décomposer ou épeler les consonnes et les
voyelles contractées (au, eu, oi, ch, ph, gn, etc.) ; elles doivent être consi-
dérées comme des lettres simples et prononcées comme telles. […] Tout
le monde sait aujourd’hui que faire épeler par lettres détachées est un
non-sens. »

Ce qui était une nouveauté pour la génération précédente est devenu un


acquis partagé ou qui devrait l’être.
L’étape suivante est l’abandon de l’épellation, qui paraît depuis longtemps
aussi souhaitable que difficile à obtenir. En effet, comment ne plus épeler
sans, en contrepartie, devoir apprendre par cœur toutes les syllabes, dans
une langue qui en compte des centaines ? L’épellation, en revenant aux unités
de base (consonnes/voyelles) dont le nombre est limité, pouvait soulager la
mémoire et réduire le nombre de règles à retenir. Les maîtres73 qui y sont
favorables indiquent à leurs élèves que « les syllabes se prononceront toutes
d’une seule émission de voix, et par conséquent sans épellation ». Mais ils
préviennent les autres maîtres que « pour que cette méthode soit convenable-

124
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

ment appliquée et qu’on en tire les avantages qui doivent résulter de son appli-
cation, il est nécessaire que les exercices de vive voix durent 3 ou 4 heures par
jour, et que ce temps soit exclusivement consacré aux enfants qui apprennent
à lire ». Trois ou quatre heures d’entraînement à lire les syllabes chaque jour !
Autant dire qu’il faut demander aux enfants une résistance à toute épreuve
et un maître se consacrant à plein temps aux débutants, ce qui est un luxe
improbable dans les villages.
En 1860, A. Lefèvre74 résume la perplexité des praticiens :

« Deux systèmes de lecture ou plutôt deux procédés, l’épellation et la


non-épellation, se disputent depuis trop longtemps les suffrages des prati-
ciens, pour qu’ils n’aient pas tous deux de sérieux avantages et de graves
inconvénients. […] On reproche unanimement et avec raison, aux anciens
procédés d’épellation, quels qu’ils soient, d’être impuissants à faire trouver
la valeur phonique de la syllabe par l’énonciation des lettres. »

La méthode sans épellation consiste à faire apprendre les syllabes, or


« notre langue les compte par milliers » et « les élèves répètent sans les regarder
les syllabes prononcées, au lieu de vérifier pour ainsi dire un à un les carac-
tères dont elles se composent et de bien percevoir l’ordre dans lequel ils sont
rangés, vérification indispensable pour l’étude de l’orthographe75 ».
Tout une série de procédés sont expérimentés (toujours avec succès,
d’après leurs inventeurs) : stockage de mots appris par cœur et décomposés
en syllabes combinées pour faire d’autres mots76, écritures phonétiques provi-
soires77 sous les syllabes « difficiles », gestes phono-mimiques78 permettant de
mimer l’enchaînement de deux sons sans les prononcer séparément, appui
sur des textes monosyllabiques (Dieu a fait le jour, la nuit, le ciel, la mer,
etc.), où toutes les syllabes sont signifiantes79, apprentissage d’une épellation
mentale80, vignettes illustrant les mots évoqués comme dans les abécédaires81.
De fait, sont retrouvés nombre de procédés déjà inventés dans les éduca-
tions préceptorales du XVIIIe siècle, mais le contexte de travail collectif oblige
en quelque sorte à les réinventer pour une autre routine et surtout à tester
lesquels peuvent à la fois soulager l’élève et le maître.

UNE MÉTHODE DE LECTURE-ÉCRITURE


POUR L’ÉCOLE OBLIGATOIRE

Le tournant a eu lieu avant la fin du Second Empire, puisque, entre les années
1860 et les années 1870-80, les méthodes sans épellation ne paraissent plus
présenter autant de difficultés que le disait Lefèvre. Elles sont devenues
« rapides ». Celles qui ont le vent en poupe sont les méthodes « simultanées ».

125
L’école et la lecture obligatoire

L’adjectif désigne maintenant non le mode collectif d’enseignement (celui-ci


est devenu la norme, il est donc inutile d’en parler), mais les « méthodes
simultanées de la lecture et de l’écriture ». Comme l’indique Rapet :

« Pendant longtemps, on a cru que les enfants ne pouvaient commencer


à écrire que lorsqu’ils savaient lire. […] Le danger de mettre une plume
entre les mains de jeunes enfants qui ne savent pas s’en servir et qui
barbouillent d’encre leurs doigts et leurs vêtements a aussi pu différer
pendant longtemps l’étude de l’écriture. Mais on obvie maintenant à cet
inconvénient au moyen des ardoises et des crayons de talc dont l’emploi
n’offre aucun danger […] Il est constant, en outre, que la lecture et l’écri-
ture se prêtent un mutuel appui.82 »

C’est au cours des années 1850-60 que les ardoises entrent en force dans
les petites classes et le papier de cellulose permet la distribution en masse
de cahiers bon marché83. Dans les grandes classes, les plumes métalliques
permettent aux maîtres de ne plus passer des heures à tailler les plumes
d’oie et aux enfants débutants de s’exercer à tracer des lettres sans avoir à
vaincre tous les problèmes de ductus84 qui ont pu coûter tant d’heures de
peine aux générations antérieures. Cette entrée précoce en écriture, qui plaît
tant aux écoliers qu’ils se « dégoûtent » de la lecture, d’après le Guide des
Écoles des Frères maristes, a manifestement des effets positifs sur la mémo-
risation des lettres et des syllabes. Elle a aussi le grand avantage d’occuper
un groupe silencieusement, sur un exercice qui peut être contrôlé après coup
par le maître. Cependant, l’ordre d’apprentissage des tracés n’a rien à voir
avec les progressions conçues pour l’entrée en lecture et les deux enseigne-
ments sont donc pratiqués en parallèle.
C’est ce que perçoit bien Adrien, un instituteur adepte de la méthode non
épellative qui, dès 1853, a bouleversé la progression habituelle pour « mettre
en corrélation l’enseignement de la lecture et celui de l’écriture ». Il suffit pour
cela « d’envisager ces sons et ces articulations […] rangés d’après la forme et
la progression des difficultés du tracé […] En effet, si dans la leçon de lecture,
l’émission rapide que l’élève doit faire des sons et des articulations ne lui permet
pas de distinguer parfaitement les éléments des composés, dans la leçon d’écriture
ne pouvant reproduire que – un à un – ces éléments, il est forcé de les remar-
quer tous85 ». De cette façon, « on lève les obstacles qu’oppose aux progrès de
l’élève une mémoire récalcitrante ou une inattention trop commune aux
enfants ». Ce projet ne peut être réalisé tant que l’équipement matériel des
écoles n’est pas complet (pupitres, plumes, cahiers). Il faut aussi que les
maîtres « optimisent » les actions en retour de l’écriture sur la lecture, au
lieu de se contenter d’en constater les effets. En 1880, les générations de
normaliens scolarisées sous Victor Duruy sont prêtes à entendre ce discours
et à appliquer ce procédé.

126
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

La Méthode Cuissart86, qui a été mise au point sous l’Empire et qui triomphe
en 1881, récapitule en quelque sorte la trajectoire accomplie en quarante ans.
Elle stabilise un modèle promis à un bel avenir : en haut de la page, une
vignette sous-titrée (une île, une usine) : le luxe des abécédaires illustrés est
maintenant à la portée des enfants du peuple. Le dessin encadré par la lettre
I, ou la lettre U dans ses différentes écritures, capitale et minuscule imprimée
à gauche, majuscule et minuscule cursives à droite ; au-dessous, on trouve
une ligne de syllabes puis de mots illustrant le « son-vedette » et enfin une
petite phrase dans les deux écritures. Si la méthode commence par les lettres
I, U, puis N, et M, c’est qu’elles se tracent d’un ou de plusieurs traits obliques
enchaînés, les plus simples à réaliser. Les tracés arrondis ou les boucles qu’exi-
gent L, E, A, P ou D sont plus difficiles : « la pipe de papa » est donc remise
à plus tard. Chaque leçon s’achève sur un modèle en écriture cursive que
l’élève doit reproduire dans son cahier. Au fur et à mesure que l’on avance,
les sons appris sont combinés aux nouveaux et des leçons de révision permet-
tent des récapitulations périodiques. Quant à la Méthode Schuler87, prônée par
l’article « Lecture » de James Guillaume dans le Dictionnaire de pédagogie, elle
a choisi d’imprimer le premier livret en écriture cursive, pour éviter les confu-
sions entre les deux typographies. Dans le second livret, les enfants appren-
nent à lire l’écriture imprimée qu’ils n’écriront jamais, mais c’est en apprenant
à écrire que les écoliers doivent désormais apprendre à lire.

BILAN DES « MÉTHODES DE LECTURE »


AU DÉBUT DE LA IIIe RÉPUBLIQUE

À la fin du Second Empire, les éducations domestiques adoptent des livres


adaptés à des initiations précoces, prises en charge par des mères « instruites »
mais sans compétence technique particulière. Les méthodes intuitives,
appuyées sur l’image, s’en trouvent privilégiées. Les garçons destinés aux
petits lycées peuvent commencer le latin à huit ou neuf ans, ils savent lire
et écrire depuis déjà plusieurs années. En revanche, les écoles catholiques
dirigées par les ordres religieux populaires sont en train d’abandonner leurs
alphabets chrétiens, pour adopter les méthodes « modernes » des écoles enca-
drées par des instituteurs. Même si la récitation des prières et la lecture du
catéchisme font partie de l’ordinaire des jours, les procédés d’entrée en
lecture suivent les principes des manuels tout-venant. Seul le lexique choisi
(pa-ra-dis, é-toi-le, dis-ci-ple) permet de deviner le public ciblé par les auteurs.
Enfin, dans les écoles publiques, l’éventail des méthodes toujours disponibles
sur le marché montre qu’il ne faut pas confondre l’aile marchante de la
profession et la réalité ordinaire des classes. Beaucoup de maîtres doivent
apprendre à leurs élèves « simultanément » à lire, à écrire et à parler en

127
L’école et la lecture obligatoire

français. L’oralisation des textes est nécessaire pour faire acquérir une pronon-
ciation bien articulée, avant même d’avoir pour effet la compréhension du
texte par le lecteur. À la fin de l’Empire, les progrès de la langue nationale
sont tels, que la IIIe République pourra rendre son usage obligatoire dans
l’école sans soulever de passion.
L’apprentissage de la lecture va s’en trouver d’autant plus facilité qu’un
curriculum stable se met en place. Les objectifs du cours pour débutants
sont toujours de les rendre capables d’entrer dans les lectures courantes
instructives sur lesquelles se fondent les acquisitions du deuxième cours.
Les méthodes s’arrêtent donc là où les livres de lecture commencent, comme
on peut le lire dans l’unique texte porposé par la Méthode Cuissart, à la
dernière page : « Maintenant, tu sais lire et tu seras bientôt capable de lire
seul de belles histoires dans les livres. Tout le savoir humain se trouve dans les
livres. Si tu sais lire, tu peux devenir savant […].» Ce qui était réuni dans
l’Alphabet et Premier Livre de lecture courante est dissocié en deux objets,
relevant de deux cours différents.
Les nouvelles progressions d’apprentissage ont été rendues possibles par
l’arrivée de nouveaux outils bon marché (ardoises/crayons, papier/plumes
métalliques), permettant l’entrée simultanée en lecture et en écriture. C’est
ce qui a conduit, en quelques années, à l’abandon de l’épellation dans la
lecture, puisque l’épellation se fait désormais dans l’écriture, par la copie de
syllabes ou de mots, lettre après lettre. La procédure épellative continue
d’être utilisée pour la correction des dictées, qui n’est pas faite « à vue », au
tableau, mais « à l’oreille ». Le nom de méthode simultanée de lecture-écri-
ture, fréquent entre 1870 et 1890, est vite abandonné à son tour, au fur et
à mesure qu’il entre dans les mœurs scolaires. Seul survit le nom de
« méthode syllabique88 ». Le rythme d’apprentissage en est changé, mais plus
personne n’imagine, comme en 1830, que les enfants de l’école publique
puissent apprendre à lire à quatre ou cinq ans et en quelques mois, comme
les enfants des milieux privilégiés instruits par leur mère. Si certains indus-
triels des années 1850 espéraient encore pouvoir employer des enfants alpha-
bétisés précocement grâce aux salles d’asile, ces espoirs se sont révélés vains :
le travail des enfants est interdit et une scolarisation générale, lente, longue
(six ans) est désormais obligatoire.
La question des méthodes croise ainsi directement celle du curriculum
scolaire, en pleine réorganisation. En 1870, l’âge d’entrée dans le cours élémen-
taire, pour les écoliers du primaire, est sept ans. Pauline Kergomard ne cessera
de se battre contre les maîtresses d’école maternelle qui s’évertuent à vouloir
faire lire et écrire des enfants trop tôt, alors qu’ils peinent à parler, mais, en
même temps, c’est elle qui obtient, en 1887 (loi Goblet), le rattachement du
cours « préparatoire », dernière année de l’école maternelle, à la grande école.
C’est dans ce « cours », fréquenté par des enfants de six ans que les manuels
mis au point tout au long du Second Empire vont être utilisés de façon

128
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne

systématique. De ce fait, tous les enfants, même ruraux (les écoles mater-
nelles n’existent pas à la compagne) pourront être « débrouillés » un an plus
tôt, voire deux ans plus tôt quand ils entrent en section enfantine. Le cours
élémentaire donne un ou deux ans pour consolider les apprentissages, avant
l’entrée au cours moyen. Par rapport au plan Rapet, « le deuxième cours »,
qui fait de la lecture courante le moyen de l’instruction, est devenu ce cours
moyen précédé de deux, trois ou même quatre ans de scolarité. Au cours
préparatoire, il s’agit d’apprendre à déchiffrer, à tenir la plume et à calculer.
Au cours élémentaire, l’objectif est d’exercer à la lecture courante, assortie
de copies, de dictées, de conjugaisons, de problèmes, mais aussi des premières
leçons d’histoire, de géographie et de sciences qui entraînent à lire.
C’est à partir de cette date que la question de « l’échec scolaire » commence
à se poser pour le petit lot d’élèves qui résistent durablement aux premiers
apprentissages89 et ne peuvent accéder normalement à la lecture qui soutient
toutes les leçons. Pour la majorité des autres, l’oralisation collective des
textes, les pages de copies et de dictées, les leçons récitées construisent
toujours les savoirs élémentaires de la scolarisation. Les républicains, comme
Ferdinand Buisson, mesurent les progrès accomplis en deux générations, mais
en voient déjà les limites : trop de lectures hésitantes, trop de leçons sues
par cœur et récitées mécaniquement, trop de dictées remplies de pièges. Les
maîtres doivent fermer les livres pour parler devant leurs élèves, les faire
observer, manipuler, raisonner. Ils doivent apprendre à leurs élèves non seule-
ment à comprendre et à retenir ce qu’ils lisent, mais à le montrer indivi-
duellement. Mais comment faire, si la capacité à redire ce qu’on a lu ne
suffit plus à prouver qu’on a compris ? Qu’est-ce que comprendre un texte ?
Ces questions, qui, sous le Second Empire, ne concernent guère l’enseigne-
ment populaire – il suffit d’avoir une bonne mémoire pour être un bon
élève –, vont être au centre des critiques faites par les mouvements d’édu-
cation nouvelle à l’école primaire en général et à la méthode syllabique en
particulier, dès les années 1920. Elles vont traverser tout le XXe siècle.

129
CHAPITRE
6

La crise de la lecture à voix haute

A u cours des années 1970, les écoliers ne doivent plus apprendre à lire
à voix haute, mais à lire silencieusement, le plus tôt possible. La lecture à
voix haute est l’objet de critiques convergentes : linguistes, psychologues,
pédagogues, inspecteurs et formateurs d’instituteurs soulignent que la
lecture efficace est la lecture visuelle, la seule lecture pratiquée dans notre
société, celle qui libère l’œil, courant sur la page, des contraintes de l’arti-
culation. Les élèves donnant voix au texte s’enfermeraient dans une lecture
lente, focalisée sur l’effort de diction qui perturbe plus qu’il ne facilite la
compréhension, contrairement à ce qu’on croyait jusque-là. Trop attentifs
à l’exactitude littérale, ils ne pourraient saisir le sens global du texte. La
lecture magistrale, imposant sa « bonne » interprétation, ferait croire que
bien lire, c’est imiter la lecture magistrale, au lieu de comprendre par soi-
même. Bref, au moment où les professeurs déplorent qu’un nombre crois-
sant d’élèves de sixième ne sachent pas lire, cette lecture primaire semble
à bon droit une « lecture vide, responsable pour une part importante, des diffi-
cultés scolaires ultérieures rencontrées par les adolescents au collège, de l’illet-
trisme des adultes*1 ».
Vingt-cinq ans plus tard, la lecture à voix haute est de retour. Les
Programmes de 1995 affirment qu’il faut lui « conserver une place privilé-
giée », ceux de 2002 lui découvrent des vertus oubliées. La lecture magistrale
donne l’exemple d’une lecture signifiante, initie les tout-petits aux particula-
rités de la langue écrite, soutient les lecteurs novices en difficulté, résout
certains conflits d’interprétation dus à des lectures lacunaires ou fautives. Elle
pourrait donc avoir des effets retour positifs sur la lecture visuelle silencieuse,
la sécurité, l’aisance, la rapidité devant des textes nouveaux, et, donc, sur le
plaisir du jeune lecteur. Obsédés par leur souci de rendre les élèves auto-
nomes et d’en faire des lecteurs silencieux précoces, les maîtres auraient
parfois brûlé les étapes et mis en échec ceux-là même qu’ils voulaient le plus

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 318.

131
L’école et la lecture obligatoire

aider. Bref, pour « lutter contre l’illettrisme » qui menace les élèves à l’entrée
au collège, la lecture à voix haute serait un des recours efficaces, si aveuglant
de simplicité que personne n’aurait osé y penser.
Comment comprendre cet aller-retour de la proscription à la prescription ?
Les pratiques de l’école évoluent, certes, mais moins vite que les discours
qui les recommandent ou les stigmatisent. Qu’est-ce qui fêle, ébranle ou
ruine la confiance qu’un enseignant a dans la pertinence d’une pratique (sa
vertu, son efficacité, son bien-fondé, sa commodité, sa justesse…), alors que
ses devanciers l’employaient d’évidence ? La lecture à voix haute a été la
plus incontournable des pratiques scolaires. Qu’est-ce qui a fait sa valeur
théorique et/ou sa pertinence pragmatique aux différentes époques où elle
a été en usage ? Les arguments avancés pour questionner ses fondements,
ou pour limiter ses fonctions, varient selon les points de vue mais ils acquiè-
rent à certains moments une force de conviction telle qu’ils sont reçus comme
une condamnation sans appel. Pourquoi et comment des critiques disjointes,
anciennes ou nouvelles, qui font partie du « bruit de fond » ordinaire à
presque toutes les époques, parviennent-elles à se constituer en réquisitoires
convergents, qui prennent alors une irrésistible force de vérité ?
La conjoncture est propice quand entrent en résonance des changements
externes et internes au système scolaire. Les pratiques sociales ou cultu-
relles qui constituaient l’horizon de référence des pratiques scolaires sont
bouleversées par des innovations techniques (les médias de masse, l’infor-
matique, Internet) ou des événements socio-économiques (la récession, le
chômage, les restructurations d’entreprises) : les discours habituels sur les
fins de l’école et de la lecture à l’école ne « tiennent » plus. Si, au même
moment, les usages scolaires sont remis en cause objectivement (les statis-
tiques d’échec) et subjectivement (l’inadéquation des méthodes primaires
pour le secondaire), c’est la crise.

LECTURE VOCALISÉE ET LECTURE SILENCIEUSE


DANS L’HISTOIRE DE LA CULTURE ÉCRITE

Rappelons d’abord que, durant des siècles, la lecture silencieuse est restée
marginale, sinon inusitée2. La lecture à voix haute est dans l’Antiquité le
mode normal de « publication » d’un texte3, qu’on lit debout, sur un rouleau
tenu à deux mains. Lorsque le volumen est remplacé au premier siècle par
le codex (notre livre actuel qui tient seul ouvert sur une table), de nouvelles
pratiques de lecture peuvent apparaître. Mais le code graphique, la scriptio
continua des Grecs, adoptée par l’Empire romain, ne sépare pas les unités
de la phrase, mots, blocs syntaxiques, parce que la compréhension du texte
suppose sa réception auditive.

132
La crise de la lecture à voix haute

« Pour un ancien, lire un texte c’était déjà commencer de l’interpréter ;


il lui fallait dans la plupart des cas, couper les mots (distinguere), les
membres et les périodes, marquer par des silences et des inflexions de la
voix (pronunciare), tout ce qu’aujourd’hui notre système complexe de
ponctuation se charge d’indiquer. Dans un texte un peu étendu, il se
rencontrait nécessairement toute une série de cas douteux dans lesquels
la coupe des mots ou la ponctuation pouvait se faire de diverses façons,
donnant ainsi au texte autant de sens différents. Problèmes où butait
l’écolier, et qu’il appartenait au professeur de résoudre.4 »

Entre les IXe et XIIe siècles, l’apparition progressive des blancs entre les
mots, des marques de ponctuation logiques (parenthèses) ou syntaxiques
(points d’interrogation, virgules) facilite une lecture directe des mots, sans
oralisation ni subvocalisation5. Au cours des XIIIe et XIVe siècles, quand les
règlements des bibliothèques exigent le silence des étudiants, on a un indice
que les clercs sont passés « d’une culture monastique orale à une culture
scolastique visuelle6 ». La trilogie monastique (lectio, ruminatio, contemplatio)
est remplacée par la trilogie scolastique : lectio (explication et commen-
taire), disputatio (art de la discussion et de l’argumentation) et praedicatio
(enseignement spirituel et moral)7. La lecture en langue vulgaire de la
société laïque en est affectée à partir de la Renaissance, quand les impri-
meurs transfèrent vers les langues vulgaires les techniques inventées pour
le latin. Mais même si la compétence à lire des yeux se répand parmi les
élites instruites, la lecture oralisée reste une pratique ordinaire et fait ainsi
entrer dans la culture écrite, essentiellement religieuse, une population pas
ou peu alphabétisée. Comme nous l’avons vu, les enfants apprennent à
lire en apprenant leurs prières, en latin, puis dans les langues vulgaires.
Leur capacité à lire se limite souvent à relire/dire8 des textes connus, plutôt
qu’à découvrir des textes inconnus.
De fait, cette mémoire orale est d’un grand secours pour le lecteur débu-
tant, lorsqu’il lit des textes qu’il a déjà entendus ou que son auditoire connaît.
C’est ainsi que le jeune Grosley s’exerce à lire devant une servante illettrée
qui sait quasi par cœur les Figures de la Bible : « J’étais obligé de recommencer
chaque phrase tant qu’elle ne l’entendait point de manière à en saisir le sens,
qu’elle m’amenait par là à sentir moi-même. Quand je lisais sans m’arrêter aux
points et aux virgules, elle frappait le livre du bout de son fuseau, en me disant
d’arrêter.9 » L’analphabète, instruite sinon lettrée, fait ainsi respecter les
marques sémantiques de l’écrit à l’alphabétisé inculte, trop absorbé par le mot
à mot, et l’oblige à dire ce qu’il lit en le comprenant. Ce sera jusqu’au XXe siècle
un des fondements de la lecture scolaire à voix haute : le débutant qui oralise
un écrit doit le « faire entendre » à son public, c’est-à-dire « comprendre ». Cet
effort fait pour autrui oblige celui qui lit à saisir lui-même le sens du texte,
sans se contenter d’en articuler les mots avec exactitude.

133
L’école et la lecture obligatoire

Lire pour comprendre, donc, mais comprendre quoi ? Ici, il ne s’agit pas
d’informations nouvelles ou des péripéties d’un récit inconnu, mais d’un
texte que l’on peut, comme les prières, indéfiniment réentendre ou relire
pour en saisir, derrière le sens littéral, la signification religieuse. On voit
en tout cas dans cet exemple que l’efficacité des tutorats d’apprentissage
ne se décline pas nécessairement selon le degré d’alphabétisation. À partir
du moment où l’école et le savoir-lire se généraliseront l’un par l’autre,
on oubliera rapidement qu’il est possible d’être « instruit » sans être lecteur.
On oubliera aussi que « le travail de lire », qui absorbe l’attention d’un bon
élève comme Grosley sur une restitution mot à mot déstructurant la phrase,
empêche un novice de porter en même temps attention au sens du texte.
Lire pour déchiffrer et relire pour comprendre, donc. Ce travail en plusieurs
temps, caractéristique des débutants, avec le recours à une oralisation
validée par l’écoute d’un public, paraîtra deux siècles plus tard comme un
des indices caractéristiques de l’illettrisme.
Cette scène se déroule dans un XVIIIe siècle qui voit changer la relation
au livre de lecteurs ordinaires10 (c’est-à-dire hors du monde des clercs et
des lettrés). Le point important n’est pas la promotion du genre roma-
nesque (Don Quichotte, L’Astrée aussi ont eu leur heure de gloire) ; c’est
que cet engouement « sans précédent » pour Pamela, Julie ou La Nouvelle
Héloïse, Les Souffrances du Jeune Werther soit perçu par les contemporains
comme un « phénomène de société » ambivalent. À côté de ceux qui s’en-
thousiasment, il y a ceux qui s’en inquiètent. À leurs yeux, les romans sont
d’autant plus dangereux que la lecture silencieuse fait que n’importe qui
peut lire n’importe quoi, sans bruit, donc sans contrôle de ses proches. Les
rationalistes des Lumières, tout comme les autorités ecclésiastiques, prédi-
sent les ravages que vont produire cette lecture réfractaire aux interdits
des autorités spirituelles ou académiques. « La lecture de romans a pour
conséquence, entre autres nombreux dérèglements de l’esprit, de rendre la
distraction habituelle », écrit Emmanuel Kant11, avec la véhémence qu’ont
eu pour le petit écran les éducateurs téléphobes. Deux ou trois généra-
tions plus tard12, les autodidactes de milieu ouvrier ou paysan ressentent
leur entrée dans les savoirs écrits ou la littérature comme un arrachement
douloureux mais émancipateur. Sous la plume impitoyable de Flaubert,
Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet seront les figures pathétiques de cet
investissement dévastateur dans la lecture, lecture de fiction (version fémi-
nine) ou lecture d’instruction (version masculine). Accompagner les lectures
du peuple devient une urgence politique, puisque la lecture silencieuse
qu’autoriserait une alphabétisation réellement généralisée est aussi grosse
de dangers que de promesses. Impossible de comprendre, hors de cette
conjoncture culturelle, les prescriptions et les condamnations concernant
les façons de lire en milieu scolaire.

134
La crise de la lecture à voix haute

TEXTES À DIRE ET TEXTES À LIRE


DANS LA FORMATION DES ÉLITES
ET DES INSTITUTEURS

Les modèles de lecture proposés aux élites du XIXe siècle viennent des huma-
nités classiques13. Dans la classe de rhétorique, les jeunes gens « lisent les
orateurs et historiens et composent force discours en prose : lettres, narrations,
éloges, harangues, controverses14 ». Autant d’écrits destinés à des auditoires
fictifs, qu’il s’agisse d’imiter des discours antiques (Cicéron, César), classiques
(Bossuet, Fénelon) ou contemporains (Guizot, Cousin). Si on ajoute que les
autres textes français à lire en classe sont la poésie et le théâtre, on voit que
l’opposition entre lecture visuelle et lecture à voix haute, qui existe évidem-
ment en pratique, n’a guère de pertinence théorique. En passant sa prose
au « gueuloir », Flaubert ne fait qu’obéir aux injonctions de ses professeurs.
Pourtant, de nouvelles générations de professeurs, amoureux des Belles
Lettres, vont discréditer ces visées rhétoriciennes et ces exercices d’imitation.
Les véritables chefs-d’œuvre ne sont-ils pas « inimitables » ?
Puisant dans la palette des genres qui constituent le patrimoine histo-
rique français, les professeurs veulent faire connaître et aimer la littéra-
ture, non « pré-professionnaliser » de futurs avocats ou députés. Brunetière,
Lanson et Péguy, malgré leurs divergences définitives, sont d’accord au
moins sur ce point : le patrimoine classique, antique ou français, est si
admirable que sa fréquentation est une fin en soi ; elle formera davantage
la jeunesse (moralement, intellectuellement, esthétiquement) qu’une initia-
tion artificielle à la rhétorique. Quand la dissertation littéraire triomphe
sous la IIIe République15, on pourrait penser que la lecture va être de facto
une lecture silencieuse. Or, les classiques du Grand Siècle qui sont l’es-
sentiel des références jusqu’aux années 1960 sont des pièces de théâtre,
avec la trilogie Corneille, Racine et Molière. La modernisation du corpus,
à partir de 1950, fait entrer en force les poètes romantiques, Musset, Vigny,
Hugo, Lamartine, avant de consacrer Baudelaire et Rimbaud16. La donne
ne change pas : les textes retenus dans le canon scolaire sont toujours à
dire autant qu’à lire et aucune étude littéraire ne peut se passer de la voix
du texte, qui est le style même.
Cependant, la théorie de la lecture qui va s’installer dans l’école primaire
trouve son origine dans les enseignements secondaires sans latin17 où « la
lecture d’un morceau français doit jouer le même rôle et rendre les mêmes
services que l’explication d’un morceau de latin ou de grec dans les études
classiques » (plan d’étude de 1866). C’est l’académicien Ernest Legouvé qui
fait de la lecture à voix haute la médiation privilégiée d’une formation
littéraire :

135
L’école et la lecture obligatoire

« En quoi consiste en effet le talent du lecteur ? À rendre les beautés


des œuvres qu’il interprète ; pour les rendre, il faut nécessairement les
comprendre. Mais voici qui va vous étonner : c’est son travail pour les
rendre qui les lui fait mieux comprendre : la lecture à voix haute nous
donne une puissance d’analyse que la lecture muette ne connaîtra
jamais.18 »

Cette « puissance d’analyse » est toujours réservée « en théorie » au critique


littéraire ou au professeur de lettres, mais elle est mise ainsi à la portée des
élèves « en pratique ». On peut la comparer au travail d’interprétation qui
suit le déchiffrage d’une partition musicale : être attentif au phrasé autant
qu’aux notes, aux nuances autant qu’au tempo, aux indications de l’auteur
autant qu’à celles du professeur. Lire une fable de La Fontaine, c’est comme
jouer une sonatine19. Le grand avantage de l’exercice est d’être fortement
évolutif en fonction des élèves. Aux adolescents des villes, on demandera de
rendre le phrasé de la prose ou des vers. Aux normaliens, on demandera de
corriger leur accent de terroir, de quitter le ton monocorde ou chantant
acquis à la communale. On ne fera pas dire les mêmes textes aux jeunes
gens et aux jeunes filles. Les textes lus et relus, entendus et mémorisés, pour-
ront nourrir, plus tard, les compositions françaises de belles citations.
Ainsi, alors que l’avantage du latin est d’obliger à des allers et retours
permanents entre deux langues, les allers et retours entre texte muet et lecture
à voix haute pourraient avoir la même fonction. C’est la seule façon d’être
sûr que les élèves auront un véritable contact avec les textes, alors qu’ils se
contentent souvent de répéter ce qu’en disent les histoires littéraires ou les
traités de style. Inversement, la lecture à voix haute constitue un imparable
garde-fou contre l’engouement passionnel pour la fiction, qui met les adoles-
cents hors du monde et d’eux-mêmes. L’enseignement secondaire récuse ainsi
le modèle émotionnel de la lecture romanesque et recommande des lectures
(et relectures) lentes, intensives, dirigées, expliquées, destinées à susciter le
respect et l’admiration plutôt que les rêveries fiévreuses ou exaltées.

L’ÉCOLE PRIMAIRE, LA LANGUE FRANÇAISE


ET LES « NOUVEAUX LECTEURS »

Il faut garder en mémoire les enjeux qui concernent la lecture à voix haute
« cultivée », car ils font partie de l’inconscient scolaire de tous ceux qui légi-
fèrent sur l’école du peuple. Pourtant, ministres et inspecteurs généraux ne
confondent pas celle-ci avec la lecture populaire à voix haute pratiquée par
impuissance, non par choix : « Si je lis haut, c’est pas pour vous, c’est pour
moi. Toutes les fois que je ne lis pas tout haut, je ne comprends pas ce que je

136
La crise de la lecture à voix haute

lis. » Cette version comique due à Labiche (La Cagnotte, 1864), avec le person-
nage de « Colladan, riche fermier », joue sur un ressort classique de la
comédie, la lettre interceptée et incomprise ou mal attribuée par un valet
« mal lettré », comme Arlequin chez Goldoni. Chez Labiche, le trait de
(dis)qualification sociale suffit à provoquer les rires. Daudet (Les Lettres de
mon moulin, 1869) donne une version attendrie quand la jeune orpheline
berce « l’assoupissement général » des Vieux de sa voix syllabante : « Aus… si…
tôt deux li… ons s’ap… pro… chè… rent de Saint I… ré-… née et le dé… vo…
rè… rent. » Zola écrit le pendant réaliste dans La Terre (1887) : « Jean avait
pris le livre, et tout de suite, sans se faire prier, il se mit à lire d’une voix blanche
et ânonnante d’écolier, qui ne tient pas compte de la ponctuation.
Religieusement, on l’écouta. »
D’où vient que l’école peine tant à instituer une compétence qui paraît
aussi élémentaire à ceux qui savent lire ? Comment fixer pour les maîtres
un niveau réaliste du lire-écrire-compter ? Pour tous les lettrés, la lecture à
voix haute est un test impitoyable où chacun dévoile à la fois sa maîtrise
de l’écrit et son intelligence des textes. Elle permet par contrecoup de juger
le maître et son enseignement : « Mon inspection serait bientôt faite dans une
école. Je ferais lire les écoliers et c’est là-dessus seulement que je jugerais le
maître », écrit Jaurès20. La variété des performances singulières se décline en
trois niveaux, qui suffisent à décrire tout le cursus primaire. La lecture-
modèle magistrale, prônée par Legouvé, est un plafond à ce point indépas-
sable qu’elle permet de détecter les futurs maîtres à pousser vers l’École
normale. L’oralisation balbutiante des débutants (syllabée ou « ânonnante »,
comme disent certains maîtres) est le plancher, phase transitoire inévitable
qu’une bonne méthode devrait abréger.
Enfin, tout ce qui s’étage entre ce « plancher » et ce « plafond » relève du
niveau intermédiaire, moins facile à définir qu’à reconnaître, celui de la
lecture courante. C’est l’étape où l’élève, délivré du déchiffrage, s’entraîne
à énoncer les mots d’un bloc, s’applique à les enchaîner entre eux, de façon
à « tirer profit » de ses lectures, en premier lieu pour apprendre ses leçons
et s’instruire. Un premier malentendu risque donc de venir de la désigna-
tion de ces niveaux scolaires qui, selon le procédé métonymique bien connu,
sont désignés dans le jargon d’école par leur visée, non par leurs acquis.
Ainsi, l’étape de la lecture courante, c’est l’étape où la lecture n’est pas
encore courante : évidence pour tous ceux qui travaillent à l’intérieur et
affrontent les enfants des cours intermédiaires, contresens fréquent pour les
contemporains extérieurs à l’école primaire ou pour les historiens de l’édu-
cation, qui prennent le texte à la lettre et imaginent toujours déjà atteint
un but encore lointain.
Car l’école est loin du compte. Dans les représentations, en tout cas. Au
banc des accusés, les pratiques routinières d’apprentissage, et l’habitude de
faire lire les élèves à voix haute tous ensemble :

137
L’école et la lecture obligatoire

« Il existe un grand défaut dans bien des écoles primaires, celui de


faire lire trop d’enfants à la fois. On les oblige ainsi à crier et, ce qui est
pitoyable, à crier tous sur le même ton, à psalmodier le Syllabaire avec
accompagnement de l’Accent du Pays. […] Habitude qui devient si invé-
térée chez certains sujets, qu’il leur est quelquefois impossible de jamais
s’en corriger [1837].21 »

Autre témoignage d’inspecteur :


« La lecture collective déforme la prononciation et compromet l’arti-
culation, elle est responsable de mauvaises habitudes souvent impossibles
à corriger. […] Enfin, il est permis de penser que le phénomène vocal
qu’on observe jusqu’à la classe de fin d’études et qui donne à la lecture
ce ton plaintif et lancinant, cette allure psalmodique a pour cause, avec
l’abus du « par cœur », le rythme obsédant que l’exercice collectif fait
naître, entretient et finit par imposer.22 »

Ce texte ne date pas de la Monarchie de Juillet, ni même des années Jules


Ferry mais de 1955… Entre ces deux dates, on peut retrouver toute une série
de jugements de même teneur. Qu’est-ce qui a pu faire persister si dura-
blement une pratique de la lecture « en chœur » unanimement condamnée ?

PRONONCER LE FRANÇAIS DES LIVRES POUR


APPRENDRE LA LANGUE NATIONALE

D’un point de vue pragmatique, la lecture « chorale » est une merveille : elle
maintient l’ordre dans la classe des débutants inexpérimentés, un élève du
cours des grands est capable de surveiller l’exercice collectif quand le maître
est occupé avec un autre cours, de plus, elle est praticable par des élèves
qui ne parlent même pas français. Elle résout un casse-tête de l’enseigne-
ment collectif, auquel les précepteurs n’ont jamais pensé, dans leurs beaux
traités de pédagogie : si un maître peut faire écouter, lire (à voix basse) et
écrire tous les élèves d’une classe en même temps, il lui est impossible de
les faire parler tous en même temps. Or, la lecture en chœur accomplit ce
miracle, elle assouvit le besoin de « parler » inhérent au jeune âge et profite
particulièrement aux patoisants :

« La grande majorité des enfants entre à l’école sans même comprendre


la langue française. L’instituteur se trouve donc arrêté dès les premiers
pas par une difficulté presque insurmontable. Force lui est de passer outre
et de faire lire aux enfants des mots qu’ils ne comprennent point, c’est-
à-dire de ne leur apprendre que le mécanisme de la lecture [1873].23 »

138
La crise de la lecture à voix haute

La lecture oralisée collective fait dire du français et apprend à le lire : une


méthode active, donc, puisque chaque élève est mobilisé (ou fait semblant,
ce qui est déjà quelque chose). L’école doit alphabétiser beaucoup d’enfants,
a peu de maîtres, peu de temps et peu de moyens. Elle ne peut rien tirer
des démarches imaginées par Rousseau pour instruire Émile par l’expérience
et la conversation, en attendant que naisse en lui le désir de lire. Mais que
peut-elle attendre du mécanisme de la lecture exécuté sans intelligence du
texte ? « [L’élève] apprendra à lire, seulement comment lira-t-il ? Comme ma
cuisinière quand elle lit bien dévotement sa messe en latin [1837].24 »
Pour les maîtres, l’intérêt est patent : une fois assuré plus ou moins le
déchiffrage du français, plus difficile que celui du latin, on a une base sûre
pour apprendre la langue. Comment ? En la lisant à haute voix, « par
pauses » (mots entiers, blocs syntaxiques), pour la comprendre. C’est seule-
ment au XVIIe siècle que les enfants des élites ont commencé à faire leurs
« rudiments » dans leur langue maternelle, le français25. Jean-Baptiste de
La Salle a suivi la leçon au XVIIIe siècle pour ses Écoles chrétiennes visant
le peuple des villes. En revanche, dans la France rurale du XIXe siècle, les
enfants villageois sont comme les petits clercs médiévaux qui, ouvrant leur
psautier sur le Beatus vir, entraient à la fois dans la religion, la lecture, et
le latin, langue sacrée.
Le français du Second Empire a, lui aussi, un caractère de langue véné-
rable. C’est « la langue des messieurs26 », langue écrite nationale, unifiée et
normalisée, que les maîtres ont appris à articuler « correctement », en même
temps qu’ils en apprenaient l’orthographe et la grammaire27. Ils sont chargés
de transmettre ces savoirs jusqu’au fond des campagnes. La leçon de lecture
est un moment essentiel pour fixer le « bon » français oral, celui de l’ex-
pression publique contrôlée, non celui des échanges avec les proches, qui
se font en patois. De ce fait, les abécédaires insistent, comme les méthodes
de langue étrangère28, sur l’acquisition de mots bien articulés, sur les
marques écrites qui permettront de « lire comme on parle », puisque la
lecture conduit à la langue nationale. La plupart des méthodes destinées
aux maîtres ne définissent jamais la lecture visée, tant le fait va sans dire,
mais celles qui le font ne parlent que d’oralisation : « Lire n’est autre chose
que parler ce qui est écrit » ; « Lire un mot, c’est reproduire sans interruption,
en commençant par la gauche de l’élève, les syllabes qui le composent », « Lire
c’est faire parler l’écrit. »
Là encore, un regard rétrospectif risque d’amener le contresens. Dans les
citations qui visent la lecture scolaire, lire et dire sont confondus, mais il ne
faut pas en déduire que les auteurs les confondent, même s’il est rare que
l’un d’eux prenne la peine de signaler que « lire des yeux, c’est s’approprier
les pensées [d’un auteur] sans les communiquer à d’autres29 ». Simplement, la
seule voie praticable pour guider la masse des élèves est la voie de la diction
scolaire, qui fera entrer en lecture française. Rien d’étonnant si, à l’horizon

139
L’école et la lecture obligatoire

de la réussite, le savoir lire visé est défini par un « lire comme on parle »,
« comme on le fait dans une conversation suivie ». La difficulté, précisément,
tient au fait que les enfants qui arrivent à l’école « ne parlent pas ».
Ou plutôt, pas encore, pas tous. Grâce à la scolarisation qui fait apprendre
à lire en français, les progrès du bilinguisme sont impressionnants. Victor
Duruy cherche encore « les mesures qui, sans faire violence à l’esprit, aux habi-
tudes et aux préjugés locaux, paraîtront les plus propres à amener l’usage
uniforme de la langue française30 ». La IIIe République impose la langue natio-
nale et expulse les langues régionales de l’école pour conduire les patoisants
à un bilinguisme précoce (dialecte à l’extérieur, français en immersion dans
l’école avec l’interdiction de parler patois). Avec le rattachement du cours
préparatoire à l’école primaire en janvier 1887, la « préscolarité » n’est plus
réservée aux enfants qui fréquentent les écoles maternelles des villes ou des
bourgs. Pauline Kergomard fixe les objectifs prioritaires : élocution en fran-
çais et premiers éléments de la lecture portant « sur des mots usuels et des
phrases simples », et non « sur des syllabes inintelligibles pour l’enfant ».
L’initiation à la lecture doit, comme toujours, contribuer à une meilleure
maîtrise de la langue parlée31 et personne ne parle par syllabe.

LIRE POUR APPRENDRE À LIRE, LIRE POUR


APPRENDRE, LIRE POUR COMPRENDRE

La suite est plus facile à retracer32, même si la vulgate forgée rétrospective-


ment sur l’école de Jules Ferry a plutôt obscurci qu’éclairé les choses. En effet,
en faisant de la lecture à voix haute la pierre d’angle de tous les apprentis-
sages, l’école républicaine va bien au-delà de l’objectif du lire-écrire-compter
qui était encore celui de Guizot et Duruy. Savoir lire n’est plus le but de
l’école, mais son point de départ, l’alphabétisation n’est plus la fin mais le
moyen de tous les apprentissages, qu’il s’agisse d’apprendre à lire ou de s’ins-
truire dans les livres de lecture. Vers les années 1900, avec l’arrivée des
manuels spécialisés (morale, histoire et géographie, sciences), on lit toujours
dans toutes les disciplines, mais le maître doit maintenant « faire parler » les
élèves (ils ont appris le français, il faut les entraîner à le parler). Il pose orale-
ment des questions sur la carte de France, l’image de la Bastille, le mètre de
bois ou les poids de cuivre ; chacun répond en respectant les canons de la
langue écrite, comme dans les cours de langues étrangères d’aujourd’hui.
Quand il fait lire ensuite le résumé du manuel, il s’agit moins d’exercer la
lecture que de s’instruire en lisant, alors que dans les « leçons de lecture », il
s’agit de perfectionner la maîtrise de l’écrit et de travailler la langue. Sur
quels supports ? La réponse s’impose entre 1900 et 1914 : avec les maîtres ès
langue française, donc, sur des pages de littérature (cf. chapitre 7).

140
La crise de la lecture à voix haute

Après le « lire pour apprendre à lire » des débutants, à côté du « lire pour
apprendre » des lectures instructives, apparaît un « lire pour lire » où les
enfants du peuple peuvent « goûter au festin des élites ». Il s’agit de fonder
une éducation qui combatte l’ignorance et forme aussi la sensibilité et le cœur :
« Ce sera cette fois une lecture tout à fait désintéressée, et non pas sans profit
pourtant, puisqu’elle aura eu l’avantage de faire aimer la lecture au lecteur.33 »
À côté de La Fontaine, classique difficile mais incontournable, des auteurs
« modernes », romantiques ou réalistes, deviennent ainsi des modèles d’élo-
cution et de rédaction34. Lamartine, Hugo, Flaubert, Maupassant et même
Zola entrent à la communale bien avant d’être agréés au lycée, fixant les
lieux communs qui seront la mémoire collective des petits ruraux pendant
plusieurs générations (départ et retour des hirondelles, scènes de foire, de
chasse, de labours et de moisson). À côté des leçons de morale qui courent
toujours le risque de se catéchiser en maximes abstraites, récitées aveuglé-
ment (Toute action méritoire augmente notre dignité, toute action mauvaise la
diminue35) ou de « s’infantiliser » en sombrant dans la mièvrerie (il ne faut
pas faire du mal aux petits oiseaux, ni peiner sa chère maman), la littérature
nationale devient un inépuisable réservoir de textes sacrés.
La voie ouverte par Legouvé, la seule vraiment praticable, est relayée dans
les revues professionnelles. « Lire, c’est presque commenter un texte ; c’est souli-
gner de la voix les mots essentiels […] : un sourire, une voix émue, des yeux où
l’on voit poindre des larmes, c’est un commentaire et qui en dit long. Le visage
parle comme la voix.36 » On ne peut disjoindre la pratique de la lecture à
voix haute de l’exercice qui en présente le point ultime : la récitation. Les
poésies permettent à chaque enfant d’emporter un stock de textes gravés en
mémoire de façon aussi indélébile que les prières. Ce répertoire appris par
cœur fixe une norme oralisée de la langue « bien orthographiée » : l’alexan-
drin exige cette parfaite syllabation (fe-nê-tre) qu’un oral négligeant omet
(fnêt’), fait entendre des finales (« Pâle é-toi-le du soir, messagè-re lointaine… »)
et des décompositions vocaliques improbables (afflicti-on, pi-été).
Ainsi les trois degrés repérés dès le Second Empire dans les pratiques
sociales, introduites dans l’école sous Ferry, deviennent les trois étapes pres-
crites pour la lecture scolaire dans les Instructions de 1923. Le premier objectif
est de parvenir, le plus rapidement possible (en un an, ou même en trois
mois), à un déchiffrage laborieux mais assuré. Les manuels « s’infantilisent » :
Riri a ri, les bébés ont des bobos et papa fume sa pipe, il n’y a rien à
comprendre, au-delà de la littéralité des petites phrases inventées pour lier
déchiffrage et clarté articulatoire du français. La deuxième étape, la lecture
courante, occupe les deux années de cours élémentaire : entraînement à la
lecture par mots entiers, sans syllabation ni hésitation, puis par groupes de
mots, en respectant la ponctuation et les constructions syntaxiques. Cette
capacité doit, comme toujours, permettre à chaque élève de faire tout seul
les exercices des manuels, après que le maître a donné la consigne.

141
L’école et la lecture obligatoire

La nouveauté est que la troisième étape – la lecture expressive où l’élève


« montre qu’il a compris » en lisant –, réservée aux élèves du secondaire et
aux normaliens sous Duruy, aux bons élèves du cours supérieur sous Ferry,
doit maintenant être pratiquée par tous les élèves du cours moyen, parallè-
lement à la lecture courante : « En augmentant la place de la lecture au cours
préparatoire et au cours élémentaire, nous espérons à cet égard, gagner deux
ans : c’est dès le début du cours moyen, à neuf ans, que l’écolier doit lire avec
expression.37 » Il faut comprendre « que l’écolier doit s’entraîner à lire avec
expression ». Que la lecture expressive soit pratiquée ne signifie pas qu’elle
soit réussie : elle est l’objectif visé, pour « gagner deux ans », écart qui sépare
(au minimum) les élèves de la communale et ceux des petits lycées. En
rendant cet apprentissage plus précoce, on se donne un moyen de repérer
les bons élèves pour qui s’entrebâille une porte étroite où se faufileront les
boursiers vers les classes de 6e de lycée (comme Péguy, le fils de la
rempailleuse de chaise). Et même si seulement un élève sur deux ira au certi-
ficat d’études, tous les élèves, grâce à la lecture à haute voix et à la récita-
tion, auront eu l’occasion d’être touchés par la grâce hugolienne du « moment
crépusculaire » et du « geste auguste du semeur ». Chemin faisant, chacun s’ha-
bitue à entendre la langue des livres, à découvrir la syntaxe, le lexique et
les tournures de l’écrit, à articuler clairement le français scolaire : de quoi
être plus averti quand on lira une autre histoire, et mieux armé quand il
s’agira de faire une rédaction.
Cette école est à trois vitesses : elle recrute ses futurs maîtres parmi ses
meilleurs élèves, certifie des savoirs élémentaires bien assurés pour une moitié
de la classe d’âge, et, comme pour les analphabètes de l’Ancien Régime, elle
a trouvé dans la diction à voix haute (lecture et récitation) une façon
d’étendre la culture écrite des sciences et des lettres aux élèves non lecteurs
ou qui peinent à lire. Personne ne les trouve alors en échec grave ou en
danger d’illettrisme.

LES SUCCÈS DES ANNÉES 1930…

Années 1930 : une pédagogie de la lecture répartie sur les six ans d’école obli-
gatoire, rodée avant 1914, s’institue avec les Instructions de 1923, sur les classes
creuses de l’après-guerre : déchiffrage au CP (lecture syllabée sans erreur),
lecture courante au CE (par mots et groupes de mots), lecture expressive au
CM (lire en « mettant le ton » qui prouve qu’on comprend ce qu’on lit), lecture
expliquée au cours supérieur. Les épreuves du certificat vérifient que l’école
est quitte de sa promesse et que les lauréats savent lire à voix haute, rédiger,
orthographier (en dictée, cinq fautes : zéro) et calculer. Un élève sur deux
passe cette barre de l’alphabétisation irréversible, un petit lot part vers l’école

142
La crise de la lecture à voix haute

primaire supérieure et peut-être l’École normale. Quant à ceux qui sont entrés
dans la vie active sans certificat, ils déclarent le jour de la conscription qu’ils
savent lire et écrire : contrairement aux analphabètes, ne sont-ils pas capables
de se débrouiller avec les papiers dont ils ont besoin (panneaux routiers, calen-
driers, livret militaire, carte d’identité, papiers domestiques) ? Cependant, la
barrière qui sépare primaire et secondaire est de plus en plus souvent dénoncée
comme une injustice sociale et une erreur politique. Jean Zay n’a pas le temps
d’achever la réforme qui organiserait les études en degré (premier/second
degré), pour que tous les bons élèves de la communale puissent continuer
vers des études encore réservées aux enfants des élites. Et les moins bons ?
C’est l’époque où la psychologie génétique (Wallon, Vygotski, Piaget, Gesell)
décrit l’existence de stades de développement, du rôle de l’action, du jeu et
du langage dans la construction de l’intelligence, du raisonnement logique
ou inductif. Les injonctions ministérielles, s’inspirant de ces sciences de l’en-
fance, prônent des méthodes actives appuyées sur les centres d’intérêt enfan-
tins (petites expériences scientifiques, classes promenade, activités dirigées)
qui encouragent à agir et à parler, autant qu’à copier et à réciter. Tout en
poussant les meilleurs, les maîtres peuvent ainsi intéresser et instruire ceux
qui n’aiment guère ni lire ni écrire.
En effet, la lecture-écriture précoce a ouvert des espaces de réflexion péda-
gogique inédits. La lecture s’est passé de l’épellation, ne pourrait-elle se passer
de la syllabation ? L’élève redirait les phrases lues par le maître, compare-
rait les mots entre eux, finirait par repérer les unités syllabiques et les sons
élémentaires. N’est-ce pas ainsi que bien des mères de famille procèdent sur
les abécédaires ? En Belgique, cette méthode a donné des résultats avec des
enfants déficients. Quelques « méthodes de lecture globale38 » font une timide
apparition, mais, en France, Freinet est le seul à faire de l’articulation écri-
ture-lecture le ressort de l’apprentissage. Après d’autres, il a découvert qu’un
enfant pouvait « écrire » avant de savoir lire et publie l’observation de
Baloulette, sa fille de six ans, s’appliquant à produire des messages qu’elle
ne peut relire sans aide, mais qui entrent peu à peu dans la norme phoné-
tique puis orthographique. À sept ans, on découvre qu’elle lit sans avoir
appris et par mots entiers, sans syllabation.
La « méthode naturelle » mise au point par Célestin Freinet39 après-guerre
encouragera donc les écrits individuels précoces (le texte libre, la correspon-
dance scolaire) et les productions collectives (le journal de classe). Pour faire
entrer les débutants en lecture-écriture, le maître tire des énoncés des élèves
une ou deux phrases qu’il écrit au tableau sous leurs yeux. Ce message sans
mystère est relu mot à mot, observé (père/mère/frère : qu’est-ce qui est pareil
et pas pareil ?). Sa lecture n’est donc jamais syllabée. Il est ensuite composé
à l’imprimerie par des enfants, lettre après lettre, avec les marques d’espace
et de ponctuation. Vérification par le maître avant tirage, puis on encre le
rouleau et chacun reçoit le texte, frais imprimé, à relire et à engranger. Ce

143
L’école et la lecture obligatoire

capital de textes collectifs sert de référence pour d’autres écritures, d’autres


lectures et d’autres observations. Voilà donc une nouvelle façon de réunir
culture écrite et travail du code : s’appuyer sur des textes puérils, certes, mais
« sortis de la bouche des enfants ». Le maître doit naviguer sans progression
a priori, se débrouiller pour que la phrase écrite ne trahisse pas son auteur,
soit sans erreur syntaxique, ne présente pas de pièges orthographiques insur-
montables. Même à ses heures de gloire, la classe Freinet ne concerne donc
qu’une petite minorité militante, prête à transformer la classe en atelier et à
affronter la méfiance des parents (pas de manuels), des collègues (ni tables
alignées ni emploi du temps collectif), des inspecteurs (pas de progressions
préétablies). Évidemment, la méthode naturelle ne remet à aucun moment
en cause la médiation « phonique » puisqu’elle constitue un point d’appui
essentiel pour travailler sur les homonymies lors des phases de décomposi-
tion des mots. Mais du fait de la longue période de stockage et d’observation
de mots entiers avant l’exigence de décomposition exhaustive et systématique
(dans certaines classes de cours préparatoire, il a lieu au troisième trimestre
« seulement »), l’apprentissage semble « ralenti ».
Les grands succès d’après-guerre sont les méthodes dites « mixtes » comme
Rémi et Colette ou Daniel et Valérie. Les auteurs font mémoriser par cœur les
premières phrases (Valérie joue avec Daniel) et introduisent ainsi des phrases
que les élèves ne peuvent pas déchiffrer puisque leurs éléments n’ont pas été
étudiés mais que l’illustration en quadrichromie réactive sans peine, dans les
deux écritures scripte et cursive. Le maître lit à voix haute, les enfants reli-
sent de mémoire, donc « globalement », puis sont conduits à décomposer les
éléments selon le schéma classique (de Valérie, on extrait ri et i). Les éditeurs
pensent ainsi avoir intégré les avantages de la méthode globale (l’intérêt porté
d’emblée au sens du texte, un démarrage plus rapide, l’analyse des unités voca-
liques ou syllabiques sans signification à partir des unités signifiantes que sont
les mots). Mais on garde la sécurité d’une progression préétablie et de textes
fabriqués tout exprès pour travailler tel ou tel son (leçon 32 sur /eu/ : Il pleut.
Daniel et Valérie font un jeu près du feu, etc.). Le son « vedette » apparaît en
couleur et les exercices de découpage suivent une pédagogie bien rodée, à
grand renfort de lecture syllabée, de lignes d’écriture et de copies sans majus-
cule (valérie a un nœud dans les cheveux, daniel est heureux). En 1950, elles
donnent toute satisfaction et personne n’imagine leur disgrâce prochaine.

… LES ÉCHECS DES ANNÉES 1960-1970

Dans les années d’après-guerre, les maîtres de CP accueillent la première


génération du baby-boom. Les effectifs explosent, tandis que la France s’ur-
banise à grande vitesse. L’école rurale à plusieurs cours fait place aux

144
La crise de la lecture à voix haute

« écoles casernes » urbaines, où les classes de quarante élèves sont légions.


Cette vague montante arrive bientôt aux portes du collège, alors que la
scolarisation est rendue obligatoire jusqu’à seize ans. Dans les années 1960,
les échecs en lecture explosent : « Vos élèves ne savent plus lire », disent
les professeurs de 6e aux instituteurs. Certes, des remplaçants non formés,
tout frais émoulus du baccalauréat, sont mis devant des classes plétho-
riques, certes, avec la télévision, l’image détrône l’écrit, certes les mères
travaillent (et divorcent), mais ces explications ne peuvent masquer un
véritable conflit de normes : le « savoir lire » des études secondaires n’est
pas le « savoir lire » de l’école primaire. Pour les professeurs, c’est savoir
lire seul, vite, sans aide, en silence ; c’est être capable de se servir des
manuels pour faire les devoirs, apprendre les leçons, relire les notes prises
en classe, expliquer un extrait littéraire, comprendre une page d’histoire,
résumer une description en biologie ou en géographie. Les élèves de CM2
qui lisent « en mettant le ton » sont loin du compte. Que dire alors de ceux
qui étaient déjà de piètres écoliers, cette demi-génération qu’on ne présen-
tait pas au certificat entre les deux guerres ? Ils n’ont aucun souci d’em-
bauche tout au long des Trente Glorieuses, 90 % des élèves sortant des
classes de perfectionnement « sont convenablement insérés dans la vie
sociale40 », mais l’école ne sait que faire d’eux quand ils approchent de
leur douzième année. La nécessité d’envoyer en 6e des élèves « ayant le
niveau » se répercute en amont et les redoublements s’emballent : 40 %
des garçons ont redoublé leur CP en 1962, 25 % seulement arrivent en CM2
sans retard en 196741. Les effectifs de l’enseignement spécialisé s’envolent :
il y a 240 classes de perfectionnement à la Libération, 2 000 en 1958, 4 000
en 1963, 12 500 en 1970 et 16 700 en 197342. La dyslexie devient « la maladie
du siècle »43, la querelle des méthodes fait rage.
Le fait que cette première « crise de la lecture » ait été relayée rapide-
ment par une deuxième (phénomène de l’illettrisme) ne doit pas masquer
l’écart entre la situation des années 1960 et celle qui s’installe avec la crise
économique des années 1980. Pendant la première crise, l’école élémen-
taire, devenue le vestibule des multiples classes de « sixième » (de lycée,
de cours complémentaires, de CES), puis du collège unique (1975), doit
roder de nouvelles pratiques pour assumer ses nouvelles fonctions : produire
des lecteurs autonomes qui n’auraient plus besoin de la lecture magistrale
pour comprendre. Or, l’école s’est toujours donné comme visée la « lecture
lente », attentive, guidée, oralisée. En écoutant lire un élève, en repérant
ses hésitations, ses intonations, sa façon de grouper les mots, le maître sait
aussitôt ce qu’il a ou n’a pas compris. Les Instructions de 1972 marquent
le changement de cap : « La grande affaire est la conquête de la lecture silen-
cieuse. » Au moment où la lecture silencieuse devient « obligatoire », l’échec
scolaire explose.

145
L’école et la lecture obligatoire

COMMENT LA LECTURE COURANTE


DEVINT SILENCIEUSE

En France, la lecture silencieuse apparaît pour la première fois dans un texte


officiel en 1938, quand l’épreuve de lecture du certificat est modifiée : l’élève
a désormais droit à cinq minutes de préparation silencieuse. Il faut donc
l’entraîner à se préparer.

« Dès la classe du certificat d’études44, on se préoccupera donc de la


lecture silencieuse. On ne peut lire intelligemment que si l’on embrasse
rapidement des yeux le texte qu’on va lire. On ne peut lire à haute voix
correctement les mots d’une phrase, couper cette phrase aux silences
imposés par le sens, accentuer exactement les syllabes significatives, que
si on a, par avance, saisi le sens de la phrase dans son ensemble. La voix
est nécessairement devancée par les yeux.»

Le texte de 1938, signé Jean Zay, fait de la « lecture à voix haute » une
épreuve de relecture, non de lecture. C’est la position que, quarante ans plus
tard, défendent des formateurs comme Évelyne Charmeux : « Celui qui dit le
texte communique aux autres, de façon orale, la lecture qu’il a faite aupara-
vant et les auditeurs construisent des significations, en fonction de leurs attentes,
sur les indices sonores que le lecteur leur envoie. Lire à haute voix n’est donc
pas une lecture, mais une communication ou une exploitation de lecture.45 » Il
faut donc la bannir des petites classes, car elle est trop difficile. La lecture
dont parlent Jean Zay et Évelyne Charmeux est-elle la lecture expressive
traditionnelle ? Non, puisque l’on se préparait à la lecture expressive en lisant
et en relisant à haute voix, comme pour préparer la lecture d’une tirade ou
d’une poésie. L’arrivée de la lecture silencieuse au certificat entérine la bana-
lisation de nouvelles habitudes sociales, nées de la fréquentation des
nouveaux supports, ceux qui exigent de « traiter des informations ».
Quand la correspondance et les journaux sont omniprésents dans tous les
milieux, quand les lunettes sont devenues aussi banales que le facteur, quand
on lit dans les transports en commun et les lieux publics, la pratique sociale
spontanée n’est plus l’oralisation. La circulaire de 1938 suppose implicite-
ment que « pour saisir le sens de la phrase dans son ensemble », il est plus
facile, plus confortable, de lire pour soi, visuellement, à son rythme, que de
lire à voix haute. Tout se passe comme si la lecture scolaire entérinait une
nouvelle donnée d’expérience : pour celui qui sait lire, il est plus fatigant
d’écouter un texte lu par autrui que de le lire soi-même. Lire soi-même, c’est
lire silencieusement, c’est-à-dire « mentalement ».
Pour un lecteur expert, cette lecture visuelle est plus efficace pour traiter
l’information et sélectionner ce qu’il veut ou doit en retenir. Voilà une étape

146
La crise de la lecture à voix haute

nouvelle dans l’histoire de l’acculturation à l’écrit : un « savoir lire » géné-


ralisé dégraderait la capacité sociale à « écouter lire ». Le thème est rebattu
avec constance après la Libération : on ne lit à voix haute que pour un public
dans des situations sociales de « communication authentique », de plus en
plus rares, ou dans des situations scolaires d’évaluation formelle, devant le
maître, ou devant le jury intimidant du certificat. En dehors de ces situa-
tions où « la voix est nécessairement devancée par les yeux », la lecture normale
est la « lecture courante silencieuse », ou, pour mieux dire, « lecture courante
intelligente » qui nécessite une « perception rapide et globale des mots et des
phrases ». Or, en 1938, « des constatations faites dans de nombreuses écoles, il
résulte que la “lecture courante” n’est pas encore complètement acquise à dix
ans par la moyenne des élèves ».
Et, pour cause, puisque ce qui était désigné par cette expression « lecture
courante » en 1923 ou en 1882 était tout autre chose : une diction littérale
sans erreur, perçue comme la médiation la plus économique pour installer
la maîtrise du français et aider à comprendre le texte. Les temps ont bien
changé : on attend maintenant des enfants de la communale qu’ils lisent à
dix ans comme ces fils de bourgeois à qui leur mère a lu des histoires depuis
toujours, qui ont su lire seuls avant six ans et qui ont épuisé leur bibliothèque
enfantine avant d’arriver au petit lycée. On se souvient du récit de Jean-Paul
Sartre dans Les Mots, écoutant sa mère dont la voix « fait parler les livres » :

« Aux récits improvisés je vins à préférer les récits fabriqués. Je devins


sensible à la succession rigoureuse des mots : à chaque lecture ils reve-
naient, toujours les mêmes, toujours dans le même ordre, je les attendais.
Dans les contes d’Anne-Marie, les personnages vivaient au petit bonheur
comme elle faisait elle-même. Ils acquirent des destins. J’étais à la Messe :
j’assistais à l’éternel retour des noms et des événements. […]. Je fus alors
jaloux de ma mère et je résolus de lui prendre son rôle. Je m’emparais
d’un ouvrage intitulé Tribulations d’un Chinois en Chine et je l’empor-
tais dans le cabinet de débarras ; là, perché sur un lit-cage, je fis semblant
de lire : je suivais des yeux les lignes noires sans en sauter une seule et
je me racontais une histoire à voix haute, en prenant soin de prononcer
toutes les syllabes. On me surprit – ou je me fis surprendre – on se récria,
on décida qu’il était temps de m’enseigner l’alphabet. Je fus zélé comme
un catéchumène ; j’allais jusqu’à me donner des leçons particulières : je
grimpais sur mon lit-cage avec Sans Famille d’Hector Malot, que je
connaissais par cœur et, moitié récitant, moitié déchiffrant, j’en parcourus
toutes les pages l’une après l’autre : quand la dernière fut tournée, je
savais lire.46 »

Ce témoignage sur une éducation familiale du XXe siècle (la scène se passe
avant la Première Guerre mondiale) récapitule tous les procédés d’Ancien

147
L’école et la lecture obligatoire

Régime qui ont fait les lecteurs précoces : l’écoute intense de textes lus, la
sacralité accordée au texte fixé (« j’étais à la Messe »), à ses relectures litté-
rales, si différentes des paraphrases orales aux multiples variantes, la repro-
duction ludique, par le jeune postulant à la lecture, d’une articulation
« prenant soin de prononcer toutes les syllabes », l’alphabet enseigné au
moment où l’enfant en a le plus grand désir (« donnez à l’enfant ce désir,
toute méthode sera bonne »). Et surtout, il y a cette phase décisive qu’est
l’auto-entraînement du « catéchumène » au déchiffrage à voix haute, grâce
à un livre qu’il connaît par cœur. Cette initiation finalement très « archaïque »
(lecture intensive, sur un corpus clos, de textes sacrés connus par cœur, le
conduisant à un « lire/relire seul », sinon à une lecture autonome) est célé-
brée comme un exploit inaugural, dans un récit familial héroïque que le
jeune prodige n’a cessé d’entendre redire autour de lui (ce qui lui permet
de se souvenir du lit-cage et de citer les Tribulations d’un Chinois en Chine).
Mais il n’est que la première étape d’un parcours conduisant vite vers la
bibliothèque du grand-père, vers la lecture extensive, silencieuse, rapide et
jouant avec virtuosité de tous les supports.
Inversement, dans l’école de Jules Ferry, les élèves n’ont jamais à
comprendre un texte inconnu tout seuls. Les lectures, mais aussi les
problèmes, les résumés d’histoire, de géographie ou de sciences sont toujours
préparés par une lecture magistrale ou par une leçon. L’école a réussi à scola-
riser tout l’éventail des situations de lecture à voix haute pratiquée dans la
vie sociale. On y trouve celle des milieux lettrés, avec la lecture devant des
auditeurs, rituel social destiné à faire apprécier le lecteur autant que la
lecture ; celles des milieux populaires, avec une lecture à voix haute ou basse,
que l’on pratique pour soi autant que pour les autres et qui peut être aisée,
appliquée ou besogneuse, selon le lecteur. Enfin, chacun a dans l’oreille l’ora-
lisation syllabée des débutants ou des semi-illettrés sortis de l’école sans avoir
réussi à dépasser ce cap.
Cette pédagogie s’est enorgueillie de réussites exemplaires, réjouie
d’accorder à une demi-génération un certificat prouvant une acculturation
irréversible à la culture écrite, s’est sentie quitte envers les autres qui
pouvaient déclarer sans mentir qu’ils savaient « lire et écrire » au moment
du service militaire47. Mais une fois payé le prix des conquêtes, tous leurs
acquis se banalisent. Jean Zay, au moment où il songe à rapprocher deux
ordres d’enseignement encore étanches, voit déjà le verre à moitié vide. À
la Libération, pour combler cet écart, on compte sur l’attraction exercée
« naturellement » par les bons livres. Le succès des illustrés de bas étage
laisse penser que « l’enfant et l’adolescent aiment lire » mais qu’ils « n’ont
aucun autre moyen pour apaiser leur soif de lecture48 ». L’arrivée dans le champ
scolaire d’illustrés en bandes dessinées modifie le paysage des lectures de
jeunesse : on ne peut les lire à voix haute à des tiers. La question s’était déjà
posée dans l’entre-deux-guerres, mais avait été résolue par le rejet de ces

148
La crise de la lecture à voix haute

supports dans les activités périscolaires : l’école, lieu du livre, ne connaissait


que la lecture de livres. Dans les années 1960, il est difficile de tenir encore
cette position : les ouvrages scolaires ne cessent d’importer dans leurs pages
les techniques issues des documentaires pour la jeunesse, les illustrés, des
BD. Dans une BD, la façon dont s’articulent les images et l’écrit discontinu
des légendes ou des phylactères doit être vue. Les informations les plus
importantes sont à voir, non à lire, celles qui sont lisibles dans les bulles
sont dénuées de sens sans l’image. On peut lire un roman à des enfants
attentifs, on peut leur lire un album, mais on ne peut lire une BD à une
classe. Les BD vont rester longtemps bannies des bibliothèques scolaires. Les
enseignants, qu’ils aient ou non passé des heures plongés dans Tintin, sentent
tous que ce nouveau produit éditorial met en question, ou en péril, à la fois
leur représentation de l’écrit et leur pédagogie de la lecture.
Mais la télévision est là et son flux d’images, qui capte les regards d’en-
fants mieux que n’importe quelle BD. Tintin comporte tout de même des
« choses à lire ». Si l’on ne veut pas voir les jeunes générations abandonner
la page pour l’écran, des concessions vont être nécessaires. Dans la classe où
il faut préparer les élèves au collège, d’autres initiations sont devenues
urgentes, hors des textes littéraires sur lesquels s’était polarisée la moder-
nité républicaine. Il est vrai qu’en 1960, cette modernité est devenue « l’école
traditionnelle » immémoriale, qu’il paraît nécessaire de faire rapidement
évoluer. C’est alors que la question de la lecture silencieuse vient à l’ordre
du jour. Cependant, les réformateurs ne mesurent pas qu’il existe entre la
lecture oralisée et la lecture silencieuse autant d’écart qu’entre la lecture
restreinte des Écoles chrétiennes et la lecture extensive des précepteurs. On
compte sur l’allongement des études, puisque l’ouverture du secondaire aux
enfants du peuple est devenue un impératif de justice sociale49. Les premiers
transfuges envoyés en avant-garde ont fait bonne impression (les maîtres les
avaient triés sur le volet), mais quand c’est la totalité d’une classe d’âge50
qui entre en 6e, dans les années 1965-1970, les professeurs découvrent alors
que « les élèves ne savent pas lire », c’est-à-dire pas lire seuls.
Pour les maîtres du primaire, la pédagogie de la lecture autonome, c’est-
à-dire silencieuse, est devenue une urgence. Comme l’écrivent les Instructions
de 1972 : « La grande affaire est la conquête de la lecture silencieuse : elle n’in-
timide pas le jeune lecteur. Elle est spontanée et d’usage courant pour qui sait
lire. Enfin, elle permettra une initiation aux techniques de la lecture rapide, si
nécessaire aujourd’hui. » L’indicatif présent dans lequel se coule avec maestria
la prose ministérielle est moins descriptif qu’injonctif et c’est bien ainsi que
l’entendent instituteurs, inspecteurs et formateurs. Il faut faire en sorte que
le jeune lecteur ne soit pas « intimidé », il faut qu’il se mette à lire « de façon
courante et spontanée » comme celui « qui sait lire ». Il faut viser dès l’école
primaire « une initiation » aux manières de lire des cadres d’entreprise parcou-
rant en diagonale les rapports, les dossiers, leur courrier. Il le faut.

149
L’école et la lecture obligatoire

LECTURE SÉLECTIVE, LECTURE RAPIDE,


LECTURE VISUELLE

La crise de la lecture qui s’ouvre alors est une crise de l’école dont les multiples
dimensions ont mainte fois été évoquées51. Pendant plus de vingt ans de polé-
miques, la lecture scolaire à voix haute a souvent été réduite à sa caricature :
conformisme de l’élève imitant la voix de son maître pour « mettre le ton » ;
ennui interminable des lectures en miettes où le lecteur change à chaque ligne ;
efforts absurdes d’enfants perroquets énonçant des suites de mots qui ne font
jamais une phrase, ou cherchant en vain le « bon bruit » d’une syllabe. Comment
ça fait en- ? Question sans réponse en dehors du mot entier (en- comme dans
ennui, ou dans ennemi ?). Inversement, dans le même mouvement de carica-
ture polémique, les procédés d’entraînement à la lecture visuelle provoquent
autant de méfiance que de dénigrements. Aux stéréotypes qui collent à la
méthode globale (lecture devinette, par à-peu-près) vont s’ajouter de nouvelles
caricatures (course de vitesse, glane aléatoire des « mots-clefs » dans une page).
Les nouveaux exercices paraissent absurdes aux uns, nuisibles aux autres. L’élève
doit par exemple balayer verticalement des colonnes de mots ou de groupes
de mots disposés en trapèze à la base élargie, dans l’espoir d’élargir « l’empan
visuel ». Les exercices sous forme de QCM sont rejetés parce qu’appartenant à
une pédagogie américaine disqualifiée a priori. Les exercices de lecture silen-
cieuse vérifiée par une reformulation des textes par les enfants « dans leurs
mots » (qui permettent au maître de saisir les incompréhensions ou les malen-
tendus) paraissent d’inacceptables paraphrases. Il est plus important de
comprendre pourquoi tous ceux qui ont prôné la trilogie « lecture sélective,
lecture rapide, lecture visuelle » ont pu si rapidement périmer la trilogie ances-
trale « lecture attentive, lecture lente, lecture à voix haute ».
De fait, dans la conjoncture ouverte par les nouvelles Instructions de 1972,
les formateurs (inspecteurs, professeurs d’École normale, conseillers péda-
gogiques) ont un besoin urgent de discours clairs, assurés, pour parler aux
instituteurs, qu’ils soient nouveaux (les remplaçants sans formation que l’on
réunit tous les mercredis), anciens (les participants aux premiers stages de
formation continue) ou futurs (les normaliens en formation professionnelle
pendant deux ans). Or, au moment où la lecture tient en échec tant d’élèves
des milieux populaires, le débat sur les causes fait rage entre spécialistes. On
évoque successivement ou simultanément la télévision, la déficience intel-
lectuelle, les blocages affectifs, la dyslexie, les handicaps socioculturels, la
culture bourgeoise de l’école, etc. L’école se « démocratise » certes, mais
moins vite que les médias audiovisuels : la télévision disqualifie les fonctions
séculaires dévolues à la lecture (information, fictions, dossiers documen-
taires), le téléphone remplace la correspondance et, pour McLuhan, l’ère
Marconi met fin à la galaxie Gutenberg52.

150
La crise de la lecture à voix haute

Dans le même temps, le modèle d’éducation fondé en « humanités » litté-


raires, qui constituait depuis plusieurs siècles la culture d’excellence commune
aux futurs juristes, médecins, ingénieurs, hauts fonctionnaires ou décideurs
politiques, est désinvesti par les élites qui plébiscitent désormais les filières
scientifiques. Il faudra attendre 1993 pour savoir, enquête sociologique à
l’appui53, qu’on peut être bon élève sans aimer lire, mais, dès les années
1970, « tout le monde sait » que les bons en maths ont supplanté les forts
en thème. Or, la lecture de fictions n’aide visiblement pas à résoudre plus
vite les équations. Ainsi, les discours d’autrefois qui légitimaient la lecture
scolaire s’effondrent tous en même temps, et, pour répondre aux urgences,
force est de penser des apprentissages visant d’abord les usages scolaires de
la lecture dans toutes les disciplines : lecture d’étude, lecture sélective, rapide,
silencieuse. Et si on souhaite que la lecture « littéraire » survive dans l’école,
quelle fin lui assigner à part un « plaisir de lire » en accord avec le consu-
mérisme culturel de la société ? Les contraintes lourdes d’évolutions sociales
qui semblent sans retour pèsent toutes dans le même sens.
De ce fait, les discours des prescripteurs ne peuvent être recevables que
s’ils parviennent à montrer que les apprentissages scolaires, issus des choix
faits pour la rénovation de l’enseignement du français, ne sont pas en contra-
diction avec « la manière d’être lecteur54 » dans les pratiques de lecture ordi-
naires (et non dans les pratiques littéraires). Que fait mentalement celui qui
est « en train » de lire ? Comment traite-t-il les informations qu’il reçoit ? Les
linguistes qui s’intéressent aux caractéristiques spécifiques du système
graphique, et en particulier à la redoutable orthographe française, permet-
tent à certains de conclure que l’écrit et l’oral sont comme deux langues
différentes, et qu’il existe « une autonomie de fait de l’orthographe par rapport
à la prononciation », et que « la principale caractéristique [de fameuse concor-
dance entre l’écriture et la prononciation] est d’être le plus souvent incohérente
et même absente55 ». Il faudrait apprendre à écrire les mots du français comme
des idéogrammes et à apprendre à lire aux enfants de façon « idéo-visuelle »,
mentalement, sans se soucier des correspondances graphème-phonème, trop
aléatoires. L’oralisation, cette traduction des signes en voix, serait donc plus
dangereuse qu’utile.

NOUVELLES MODÉLISATIONS DE L’ACTE DE LIRE

À côté des linguistes, les psychologues. Les données issues des recherches
sur la lecture56 apportent les premiers « modèles » de l’acte de lire, made in
USA, qui bouleversent les représentations héritées en faisant de la lecture,
non pas une réception scrupuleusement attentive à la lettre du texte (défi-
nition qui convenait aussi bien à une version latine qu’à une lecture

151
L’école et la lecture obligatoire

expressive), mais un processus d’anticipations sémantiques suivi de vérifica-


tions. Utilisées pour améliorer l’efficacité des cadres d’entreprise et la lisibi-
lité des journaux57, ces données visent à décrire les procédés des lecteurs
performants pour les rendre enseignables. Ce qui est mis en lumière, c’est
qu’une part très importante de l’acte de lecture échappe à la conscience du
lecteur. Le fonctionnement de la « machine à lire » humaine est confronté
aux modèles décrivant « les lecteurs » électroniques des ordinateurs. Des
dispositifs expérimentaux testent des lecteurs humains dans des situations
contrôlées : défilement de texte sur écran, enregistrement des mouvements
oculaires, mesure de la vitesse de lecture en fonction de la typographie, de
la mise en page, des contenus bien ou mal connus, réactions devant des
pièges sémantiques, les accidents syntaxiques, les incohérences logiques.
Toutes ces recherches sur les automatismes confirment que la lecture n’est
pas un processus linéaire. Première donnée : le bon lecteur ne lit pas « comme
on parle », de façon séquentielle, mais il varie sa vitesse, fait des retours en
arrière, des anticipations, même quand il ne s’agit pas d’une lecture-écré-
mage. Comme les supports modernes des lectures d’information (manuel,
encyclopédie, journal, notice) sont des textes discontinus, combinant des écri-
tures situées à des niveaux différents (écrit et image, légende et schéma,
texte et paratexte, etc.), la lecture à haute voix est doublement inadaptée à
ses supports. Deuxième donnée : ce qui rend le lecteur efficace, c’est la flexi-
bilité inconsciente des mouvements de l’œil et la rapidité avec laquelle il
reconnaît les mots, en bien moins de millisecondes qu’il ne faut pour les
dire. Le « vrai lecteur » lit deux, trois, cinq fois plus vite qu’il ne parle.
Les premières victimes de la lecture à voix haute seraient donc les bons
élèves que l’on freine indûment. Or, les élèves qui sont « vrais lecteurs »,
c’est-à-dire « qui lisent en dépassant le débit de la parole, soit environ 9 000
mots à l’heure », ne sont que « 9 % à l’entrée au collège et 19 % en troi-
sième58 ». Il est vrai que, d’après les mêmes enquêtes, « moins de 30 % des
Français savent lire ». À l’aune des performances des adultes, les collégiens
ne sont finalement pas si mal classés, mais la conclusion tirée est évidem-
ment catastrophique pour l’école. Troisième donnée : les capacités d’atten-
tion de l’être humain sont limitées, il ne peut effectuer deux tâches difficiles
en même temps, comme, par exemple, prêter attention à la diction et au
sens du texte. Si lire des yeux est moins coûteux que lire à voix haute, pour-
quoi obliger les élèves à une tâche qui dépasse leurs possibilités ? Ne serait-
ce pas là une raison de leur échec ?
De fait, ces recherches de laboratoire ne parlent pas des élèves en appren-
tissage, ce sont les pédagogues qui en « déduisent » des méthodes pour
parvenir à la lecture experte. De plus, au fil des publications, les données
sont révisées, périmant d’anciennes « vérités » scientifiques ou complexifiant
les modèles. Dans un premier temps, les mouvements oculaires sont enre-
gistrés par des caméras limitées à 24 images/seconde : les points de fixation

152
La crise de la lecture à voix haute

dans la ligne ou la page accréditent la thèse d’une lecture « vérification


rapide » par grands blocs de mots : c’est cette lecture efficace qu’il s’agit
d’enseigner aux lecteurs trop consciencieux, attachés au mot à mot. Le
recours à d’autres outils de mesure inverse bientôt la donne : l’œil s’arrête
sur tous les mots (ou presque), mais dans un temps si bref que ces multiples
lectures partielles sont invisibles à un regard externe et que le lecteur n’en
a aucune conscience.
Les transferts de la recherche aux prescriptions pédagogiques comportent
donc une prise de risque, mais a-t-on le temps d’attendre ? Pour initier préco-
cement aux gestes de la lecture experte, on ouvre des CDI dans tous les
collèges et des BCD dans les écoles. Ces bibliothèques d’établissement mettent
à portée des classes un lieu doté en abondance d’instruments de travail, de
livres documentaires, de revues et bien sûr de romans, d’albums et même
de BD. Les enfants circulent entre les rayons, feuillettent, remplissent leur
fiche d’emprunt comme des étudiants. Les enseignants sont invités à envoyer
de petits groupes d’élèves y travailler en « autonomie ». Certains espèrent
que les pratiques enseignantes en seront bouleversées (travail autonome ou
en petit groupe, tutorat professoral remplaçant le cours, etc.) et que l’en-
trée en modernité liseuse sera l’occasion d’une révolution pédagogique. Un
matériel pédagogique inconnu sort des maisons d’édition : fichiers de lecture
silencieuse, tests de contrôle de la compréhension, exercices de sélection d’in-
formation, puzzle de phrases ou de textes à reconstruire. À partir de 1989,
les compétences des élèves en mathématiques et en français (lecture, langue
écrite, production écrite) sont testées à chaque rentrée par les épreuves collec-
tives « papier-crayon » des évaluations nationales59. L’époque est bien close
où Jaurès pouvait juger le maître en écoutant lire ses écoliers.
Les débats sont plus âpres autour des méthodes d’apprentissage. Si la
lecture est un processus « idéo-visuel », faut-il apprendre à reconnaître les
mots visuellement ou commencer, très classiquement, par les correspon-
dances entre graphème et phonème ? Alors que les discours des formateurs
martèlent inlassablement la priorité à donner au « travail du sens », les
manuels perpétuent une approche « phonique » dont les psychologues cogni-
tivistes confirment la pertinence scientifique dans les années 199060. Comme
personne ne construit en quelques mois le dictionnaire mental qui permettra
de reconnaître à vue des milliers de mots, les maîtres n’ont donc pas eu
tort de lier code écrit et code oral, de faire lire les débutants à voix haute,
à un stade où, de toute façon, la lecture est plus lente que la voix. Oralisés
ou subvocalisés, les signes vus persistent mieux en mémoire immédiate, ce
qui aide le débutant qui les prononce à les lier entre eux et à
entendre/comprendre le bloc de sens qu’est la phrase. De fait, la lecture
visuelle s’installerait spontanément dès que l’aide apportée par l’oralisation
ou la subvocalisation serait plus coûteuse qu’utile. Si l’enfant sait parler
français, évidemment. S’il connaît déjà les mots du lexique. S’il sait faire

153
L’école et la lecture obligatoire

des phrases « comme dans les livres ». S’il sait à quoi s’attendre quand il
prend un livre. L’école maternelle s’est chargée de cette initiation au monde
l’écrit : entre 1970 et 1990, les murs de chaque classe se tapissent d’écritures
(prénoms des enfants en grosses lettres, tableau de présence, calendriers,
affiches, étiquettes, menu de cantine, etc.). Dans un coin-lecture, les petits
apprennent à manipuler des albums, à écouter des histoires lues (et non
plus racontées). Voici de nouveau la voix du maître dans sa fonction ances-
trale, lorsque la classe faisait le tour de la France avec André et Julien
pendant la « lecture du samedi ». Cette pédagogie qui s’impose pour les
enfants encore non lecteurs déborde bientôt sur l’école élémentaire : la
lecture à voix haute est de retour.

LIRE ENSEMBLE : PARTAGES DES SAVOIRS,


CONSTRUCTION SOCIALE DU SENS

Le retour de la lecture à voix haute dans les années 1990 n’est pas un retour
en arrière (même si certains ont plaisir à le croire). Il s’inscrit dans un
nouveau contexte, culturel, technologique. Après l’émotion provoquée par
la découverte de l’illettrisme61, sont venus les rêves de communication écrite
universelle grâce à une lecture virtuelle interactive (mèls, SMS), puis les
désillusions devant ses us et abus62. Les concurrences audiovisuelles sont
devenues moins inquiétantes. On savait déjà que la radio lisait plus qu’elle
ne parlait, mais on découvre que la télévision est une usine à textes écrits
pour être dits, dialogues des séries télévisées, commentaires en voix off, textes
défilant sur les prompteurs, sans lesquels les présentateurs seraient balbu-
tiants ou muets. Loin d’être une situation sociale « rare », la lecture à voix
haute est omniprésente dans l’environnement médiatique.
Entre-temps, comme tant d’exercices scolaires devenus des artisanats
d’art nostalgiques (la calligraphie à la plume sergent-major, les ABC au
point de croix, ou la dictée devenue jeu télévisé et sport international en
francophonie), la lecture à voix haute63 est devenue le recours naturel d’in-
nombrables stages, animations, groupes de parole, ateliers d’écriture, cours
d’expression corporelle, clubs de théâtre, où on lit des auteurs, mais aussi
sa propre prose ou celle de son voisin. Nouvelles sociabilités pour une
vieille pratique qui fonctionne sans accessoires, ne coûte rien et ne tombe
jamais en panne. Enfin, elle est promue performance d’acteur. Fabrice
Luchini se lance en 1987, avec la lecture du Voyage au bout de la nuit, des
festivals suivent (comme Les Langagières de Reims, les Rencontres Lire et
Dire d’Auvergne), ainsi que des maisons d’édition (par exemple, « La
Bibliothèque des voix », CD édités par la maison d’édition Des femmes).
En 1992, avec Comme un roman, Daniel Pennac se fait le chantre

154
La crise de la lecture à voix haute

enthousiaste du professeur-lecteur tenant une classe sous son charme grâce


au Parfum envoûtant de Suskind. Chaque professeur de lettres rêve avec
lui de réconcilier ses élèves avec la lecture, en se faisant le porte-voix thau-
maturge d’une littérature miraculeuse.
Ainsi, après avoir disjoint lecture visuelle et lecture oralisée, on peut s’in-
téresser à nouveau aux appuis que ces deux pratiques peuvent se prêter dans
l’espace scolaire, comme dans l’espace social. L’impératif de lecture visuelle
a déjà eu des effets sur les pratiques des lecteurs en échec. Les adultes illet-
trés des années 1860-1960 syllabaient à voix haute, à grand-peine. Les illet-
trés actuels64 regardent le texte en silence et disent ce qu’ils ont cru
comprendre. Leurs prises d’indices sont si lacunaires et fautives qu’ils restent
hors du texte, mais ils manifestent, jusque dans leur impuissance, leur appar-
tenance à la culture silencieuse du face-à-face solitaire avec l’écrit. Or, toutes
les études sociologiques ont montré à quel point le geste du lecteur le plus
solitaire ne prend sens et valeur que dans un réseau de sociabilité. Les enfants
regardent la télé en famille, mais ceux dont les parents ne lisent pas ne
peuvent trouver qu’à l’école cet espace de réception partagée.
La lecture à voix haute retrouve ainsi un statut légitime et une pertinence
pratique. Les maîtres peuvent accueillir ces propositions sans problème car
ils n’ont cessé de ménager une place à la lecture à haute voix dans la classe,
même si, depuis les années 1980, ils préfèrent montrer aux inspecteurs des
activités conformes aux nouveaux canons : ainsi, des ateliers diversifiés grâce
aux fichiers de lecture silencieuse. À chaque petit groupe, des tâches variées
et des textes aux difficultés échelonnées, adaptés aux niveaux hétérogènes
des élèves (reconstitution ou tri de texte, sélection d’informations, QCM après
lecture, préparation d’une lecture dialoguée, etc.). Mais ces exercices deman-
dent beaucoup de matériel, démultiplient les interventions auprès des
groupes et interdisent toute mise en commun finale. Qu’auront compris ou
retenu les élèves en difficulté ? Comment capitaliser les contenus des textes,
si ceux-ci ne sont plus que des exercices d’entraînement à la lecture ? Les
maîtres rodent donc des formules pragmatiques, éclectiques, combinant
divers modes de lecture. Retour au groupe de la classe où tous les élèves
découvrent le même texte inconnu, traité comme un message à décrypter,
une situation problème à résoudre. Chacun lit « dans sa tête », dit ce qu’il
a compris, confronte sa version à celle des autres. Le maître répond aux
questions, en pose d’autres, puis sa lecture à voix haute tranche entre les
interprétations, fixe la littéralité du texte : c’est sur cette base qu’on peut
discuter, c’est-à-dire passer de la compréhension à l’interprétation.
Les Instructions de 2002, reprises en 2007, donnent une finalité explicite
à ces activités, en insistant sur le partage collectif des contenus de lecture à
faire en classe, lectures d’études programmées (en histoire, en géographie,
en sciences) et lectures littéraires choisies dans un corpus limité. Elles
rompent donc avec le consumérisme culturel des années 1970, qui avait fait

155
L’école et la lecture obligatoire

du discours des bibliothécaires le modèle à suivre pour la classe, privilégiant


la variété de l’offre et le respect des goûts personnels. Mais les lectures à
partager engagent l’institution, dépassent les choix subjectifs. Le maître doit
constituer sa classe en « communauté d’interprétation », interprétation dont
il est à la fois le témoin et le garant. Parviendra-t-il à faire en sorte que les
faibles lecteurs, qui ne liraient pas le texte sans aide, participent aux débats
après avoir lu ou entendu lire le texte ? Les interactions avec la classe seront-
elles plus efficaces que des exercices de lecture individualisée, sur mesure ?
On ne sait, mais seule une pédagogie collective permet aux lectures de faire
partie de la mémoire de la classe, comme au temps du roman scolaire, pour
devenir, peut-être, une culture commune. On mesure mieux après vingt ans
de collège unique, à quel point la lecture autonome qu’on imaginait être le
prérequis des études secondaires reste une visée. Si les élèves bien alphabé-
tisés devenaient des lecteurs autonomes, auraient-ils encore besoin de profes-
seurs ? Aurait-on encore besoin d’écoles, de lycées, d’universités ? Des
bibliothèques (ou des consultations en ligne) leur suffiraient. L’expression
« lecture autonome » cache donc autant de pièges que d’autres expressions
devenues des slogans (« lecture obligatoire », « plaisir de lire », « lire c’est
comprendre », etc.).
Le débat qui jouait la lecture silencieuse contre la lecture oralisée semble
donc clos : c’est au maître de savoir quelle aide il peut attendre de l’une ou
de l’autre. En 2004, au concours d’entrée en IUFM de la région parisienne,
la synthèse de documents porte sur la lecture scolaire à haute voix : quatre
textes, Évelyne Charmeux et Daniel Pennac encadrant un texte de 1999 inti-
tulé « Lire à haute voix, une pratique contemporaine65 » et un autre de 2003
« Lire puis dire à haute voix66 ». Qui pourrait se douter, en lisant les copies
sages des candidats que le sujet aurait, quelques années plus tôt, soulevé les
passions et divisé les jurys ?

CRISE DES PRATIQUES ET CRISE DES DISCOURS

Que conclure ? Un trait récurrent des situations de « crise » est justement


l’opacité de la situation pour ses acteurs. « Ça » ne marche plus, certes, mais
qu’est-ce qui ne marche plus ? Crise des moyens : pour former des « bons
lecteurs », autonomes et silencieux, les voies habituelles (faire lire à voix
haute) sont devenues des impasses, sans qu’on dispose de nouvelles façons
de faire accordées au but poursuivi (comme aider des élèves silencieux quand
la lecture ne laisse pas de traces ?). Cette crise des moyens est redoublée par
une crise des fins : quel est ce « bon lecteur », autonome et silencieux, que
l’école doit former ? Celui qui dévore de gros romans, ou celui qui parcourt
le journal ? Celui qui consulte un catalogue ou celui qui fait seul ses devoirs ?

156
La crise de la lecture à voix haute

Celui qui lit pour se divertir ou par nécessité ? La lecture est en crise quand
il n’existe plus de consensus sur les priorités scolaires, sauf sur des mots
d’ordre aussi vastes que convenus (lutter contre l’échec scolaire). Si rien ne
permet de trancher entre des objectifs multiples, tous recevables en théorie,
mais impraticables simultanément de façon réaliste, chaque praticien est
renvoyé à ses choix subjectifs ou à des priorités locales. Pour qu’une instance
(politique) d’arbitrage permette de sortir de la crise, il faut qu’elle produise
des « prescriptions » ou des « recommandations » recevables à la fois par les
praticiens et les instances de légitimation discursives. Il faut que puissent
« s’y retrouver » des chercheurs, des formateurs, des inspecteurs, mais aussi
les syndicats, les associations, les parents d’élève… Ces conditions deman-
dent du temps, ce dont disposent rarement les calendriers ministériels.
Un autre trait des situations de crise est la contradiction qui traverse les
enseignants eux-mêmes, partagés entre discours et pratiques. Nombre d’ins-
tituteurs qui ont continué de faire lire leurs élèves à haute voix, jugeant
intuitivement ce procédé utile et compatible avec l’entraînement à la lecture
visuelle, se sont trouvés en total porte-à-faux avec des discours institution-
nels auxquels ils n’avaient rien à opposer. La lecture autonome, visuelle,
rapide, est évidemment celle qu’ils visaient, eux aussi, comme toute l’école.
Pourquoi tenir alors à des pratiques dépassées ? Ne se montraient-ils pas
simplement incapables de remettre en question leurs routines ? Tout ce qui
a pu les inciter à persévérer dans l’action (la facilité des interactions lors
d’un tel enseignement, la sécurité que donne une procédure bien maîtrisée,
le plaisir des élèves, les progrès constatés chez l’un ou l’autre) constitue des
points d’appui empiriques, et pas « un argument ». Or une pratique déroga-
toire, sinon contestataire, peut se perpétuer tacitement, en marge de la
norme, mais elle ne peut se transmettre aux jeunes générations si elle ne
trouve pas sa légitimation dans un argumentaire justificatif.
L’histoire longue de la lecture à haute voix montre pourtant combien
cette pratique considérée comme allant de soi a été évolutive, au point que
la même expression, « lecture courante », n’a cessé d’être redéfinie pragma-
tiquement au fil du temps, sans jamais avoir eu besoin d’être définie concep-
tuellement. Période d’évolution sans crise, précédant la conjoncture récente
où la lecture à voix haute s’est trouvée décriée, condamnée, avant d’être
réhabilitée. Chacun a perçu alors que les mots ordinaires (lecture scolaire,
déchiffrage, lecture courante, savoir lire) désignent des réalités floues, diffi-
ciles à définir autrement que par consensus pratique. Les maîtres de CE1 qui
discutent en début d’année de leurs élèves qui « ne savent pas lire » n’ont
pas besoin de préciser ce qu’ils entendent par « ne pas savoir lire ». Avec la
même phrase, des professeurs de 6e se comprennent aussi, mais ce dont ils
parlent alors est bien différent.
De tels accords tacites volent en éclats en période de crise, du fait des
polémiques (politiques, scientifiques, pédagogiques) et des disjonctions entre

157
L’école et la lecture obligatoire

pratiques et discours. Se trouve brutalement déconstruit un « lieu commun »


qui assurait les partages professionnels, provoquant une crise des croyances
autant qu’une crise des pratiques : désarroi pour les générations en place,
mais aubaine pour les chercheurs, les innovateurs et les marchands. Les
premiers sortent des échanges entre pairs pour parler à des auditoires buvant
la bonne parole, les deuxièmes mobilisent des réseaux militants dans les
instances de formation pour proposer des orientations didactiques ou des
dispositifs pédagogiques d’avant-garde, les troisièmes embauchent (débau-
chent ?) les premiers et les seconds, pour fabriquer les produits éditoriaux
qui font défaut sur le terrain. Mais tous se trouvent en butte au conserva-
tisme bien connu des mémoires écolières qui ne cessent de faire du vieux
avec le neuf et de transformer les ruptures (discursives) en continuités
(pratiques). Les « lieux communs » ont la vie dure. Est-ce que ce sont les
clarifications conceptuelles, les arbitrages politiques ou les nouveaux outils
d’enseignement qui ont permis un nouveau consensus, construit à grande
dépense de paroles, d’écritures, de négociations, de compromis ? C’est
possible, mais pas sûr. La question de la lecture à voix haute s’est peut-être
pacifiée du seul fait que la crise est allée s’installer sur un autre terrain (les
« méthodes » de lecture, le calcul mental, la langue orale, la laïcité), fissu-
rant un autre « lieu commun ».

158
CHAPITRE
7

Lire pour s’instruire :


les lectures scolaires entre mémoire
et intelligence du texte

«M aintenant, tu sais lire et tu seras bientôt capable de lire seul de


belles histoires dans les livres. Tout le savoir humain se trouve dans les livres.
Si tu sais lire, tu peux devenir savant. » La belle promesse sur laquelle se clôt
la Méthode Cuissart marque une étape irréversible. Le temps d’apprendre à
lire est achevé, voici venu le temps de lire pour apprendre. Mais suffit-il de
lire pour devenir savant ? Tout le savoir humain se trouve-t-il réellement
dans les livres ? Pour Eugène Cuissart, écolier sous la Monarchie, instituteur
sous le Second Empire, inspecteur et député sous la République, la question
ne se pose pas. Pour lui, comme pour les maîtres de sa génération, les seuls
savoirs méritant ce nom sont les savoirs d’écriture, dont des livres exposent
publiquement la permanence objective. Les savoirs scolaires, ceux dont des
autorités « savantes » ont jugé la transmission nécessaire aux ignorants, y
sont indéfiniment à la disposition des lecteurs.

LES SAVOIRS LIVRESQUES, ENTRE SCIENCE RELIGIEUSE


ET SCIENCE PROFANE

Comment considérer dès lors le savoir humain « hors les livres » ? Depuis les
grandes découvertes, des récits de voyages lointains ont décrit l’existence de
corps constitués de savoirs, transmis collectivement de génération en géné-
ration, dans des sociétés sans école ni culture écrite. À suivre les anthropo-
logues du XIXe siècle, ce partage entre oralité et écriture, entre âme primitive*1

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 322.

159
L’école et la lecture obligatoire

et esprit rationnel, a contribué à renforcer encore la prégnance et la valeur


du modèle scolaire : le savoir « hors les livres » est comme un savoir « hors
la loi ». Les pratiques traditionnelles, transmises par « voir faire » et « ouïr
dire », sont donc suspectes ou condamnables, mêlant de façon indissociable
rites et mythes, croyances et superstitions, recettes magiques et routines.
Contre ces savoirs archaïques imposés par l’arbitraire d’une tradition auto-
ritaire, les savoirs de l’école républicaine se présentent comme les savoirs de
la modernité critique et émancipatrice : savoirs des Lumières contre croyances
de l’obscurantisme, savoirs scientifiques contre pratiques empiriques, savoirs
laïques contre dogmes religieux, savoirs urbains contre folklores ruraux,
savoirs de la raison et du progrès contre traditions irrationnelles et passéistes.
La certitude du progrès par la science donne aux écrits scolaires du
XIXe siècle le ton de docte assurance propre à tous les catéchismes. La
Troisième République en exprime clairement la finalité politique : par les
savoirs, les enfants partageront les mêmes valeurs et la même morale, même
si leurs parents gardent encore des croyances ou des pratiques antagonistes,
même si le système scolaire sépare soigneusement primaire et secondaire,
peuple et élite. Les maîtres ne voient généralement pas que ce modèle
perpétue une « religion du livre ». Comme nous l’avons vu, c’est pour faire
connaître à tous les vérités de l’Écriture, que les Églises, protestantes et catho-
liques ont voulu partout des écoles pour faire lire et apprendre la « Science
du salut ». De la même façon, c’est pour instruire tout le monde des vérités
garanties par les sciences profanes que l’école a rendu obligatoires les savoirs
que la lecture rend accessibles. Luther confiait au père de famille le soin de
lire et de faire apprendre à ses enfants les explications sur le Notre Père,
que sa science théologique avait rédigé dans un petit catéchisme. De même,
le ministre confie aux instituteurs le soin de lire et de faire apprendre aux
élèves les explications sur la nature, l’histoire, la géographie et la langue
française, dans des manuels rédigés à leur intention.
« […] car il est bien plus facile d’instruire un enfant qui sait lire et de le
perfectionner dans la vertu que ceux qui se savent rien, d’autant que les livres
servent comme de maîtres perpétuels à ceux qui savent s’en servir et ils peuvent
facilement en se servant des bons et en rejetant les mauvais devenir parfaits
chrétiens de jour en jour2 », écrivait Jacques de Batencour en 1654. À condi-
tion de remplacer « chrétien » par « français », tous les maîtres des années
Ferry signeraient une telle phrase. Sur ce point, en dépit des mutations
sociales et pédagogiques que nous avons constatées, les maîtres continuent
de croire au pouvoir instructif et éducatif de la lecture scolaire, même s’ils
parlent de « faire l’éducation morale » plutôt que de « perfectionner dans
la vertu ». Pour Ferdinand Buisson3, la filiation religieuse est parfaitement
claire et, sous sa plume, la métaphore évangélique coule naturellement.
Lorsqu’il en appelle aux principes fondateurs des Droits de l’homme et du
citoyen, il parle de « la simple, la vieille doctrine de nos pères, dans sa

160
Lire pour s’instruire

pure et incorruptible limpidité », « ce grand texte de notre Évangile répu-


blicain », « Tables de la loi du monde moderne », dont la relecture ne cesse
d’éclairer des « hommes de bonne volonté », volontés pourtant « si diver-
gentes ». C’est d’ailleurs pour fournir aux maîtres, aux inspecteurs, aux
professeurs des écoles normales une encyclopédie des savoirs primaires,
qu’il sollicite des « savants » d’horizons variés4 pour collaborer à la monu-
mentale aventure du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire.
Cette « Bible de l’école » paraît en livraisons périodiques de 1878 à 1887,
avant que ses 3 000 pages soient vendues en volumes reliés. Comme il
l’écrit à l’article « Laïcité » (non signé) :

« Si par laïcité de l’enseignement primaire il fallait entendre la réduc-


tion de cet enseignement à l’étude de la lecture et de l’écriture, de l’or-
thographe et de l’arithmétique, à des leçons de choses et à des leçons de
mots, toute allusion aux idées morales, philosophiques et religieuses étant
interdite comme une infraction à la stricte neutralité, nous n’hésitons pas
à dire que c’en serait fait de notre enseignement national […] L’enfant
du peuple a besoin d’autre chose que de l’apprentissage technique de l’al-
phabet et de la table de Pythagore […] Il faut donc que l’instituteur puisse
être un maître de morale en même temps qu’un maître de langue ou de
calcul, pour que son œuvre soit complète.5 »

Même si les maîtres se sont souvent tenus par prudence dans une laïcité
d’abstention et de stricte neutralité, nul n’a remis en cause la relation qui
« doit » exister entre instruction et éducation, savoir et moralisation. Pourtant,
ils savaient d’expérience combien est limitée l’influence des bonnes lectures
sur le comportement des enfants, tout en redoutant la séduction nuisible
des « mauvais livres6 ». Comment faire en sorte que l’école soit éducatrice,
en un temps où, selon Lavisse, elle ne peut guère compter sur « la famille
où il n’y a plus d’autorité, plus de discipline, plus d’enseignement moral, [ni
sur] la société où l’on ne parle des devoirs civiques que pour les railler7 » ?

LECTURE SCOLAIRE ET MÉMOIRE DU TEXTE :


COMMENT APPRENDRE SES LEÇONS

Une partie de la réponse tient justement aux pratiques scolaires. À partir


des années 1860, l’enseignement des « rudiments » adopte la méthode simul-
tanée de « lecture-écriture », qui permet d’emblée de déchiffrer n’importe
quel texte, mais les routines continuent d’entériner la lecture intensive : dans
la classe, les lectures et relectures à voix haute, réparties entre tous les
enfants, font que chaque nouvelle page est bientôt lue par cœur, ou presque.

161
L’école et la lecture obligatoire

Cependant, cette innovation pédagogique majeure commence à produire des


effets visibles à la génération suivante, alors que les républicains boulever-
sent les programmes, libérant les heures d’enseignement religieux pour y
injecter des contenus profanes. Ce qui change entre les pratiques de lecture
des écoles des Frères, et celles qui sont adoptées dans les écoles communales
tenues par des maîtres laïques après la loi Guizot, c’est que les textes ne
sont plus appris avant d’être lus (prières, catéchisme), mais à force d’avoir
été lus et relus pendant la classe. Et avant la classe : de la Restauration au
Second Empire, la récitation matinale des leçons occupe la place séculaire
du catéchisme. Elle occupe un temps considérable chaque matin, d’autant
que l’interrogation par le maître est précédée d’un moment de révision où
tous les élèves répètent leur leçon à voix haute ou à mi-voix dans un brou-
haha général. Avant 1860, le maître profitait de ce répit pour tailler les
plumes d’oie de la journée8, tout en surveillant d’un œil les débutants debout
devant les tableaux de syllabes. Il est progressivement libéré de cette corvée
et, de ce fait, les formes du travail évoluent.
Pour faire réciter, J.-B. de La Salle conseillait aux Frères d’interroger les
enfants deux par deux, l’un posant les questions, l’autre donnant les réponses.
Que faire lorsque le manuel n’est plus écrit sous cette forme dialoguée ? Seul
le maître est alors à même de formuler oralement les questions « en s’ins-
pirant des alinéas ou des phrases principales » de la lecture, en suivant le
déroulé du texte. « Y a-t-il un Dieu ? Comment se présente son existence ? Cette
vérité s’appuie-t-elle sur des preuves ? extérieures ? intérieures ? […]9 » Dans les
écoles laïques, le maître procède de la même façon pour faire reformuler le
texte sur les outils de l’écolier (« quels sont les outils de l’écolier ? Où doivent
être rangées les plumes ? De quoi est composée l’encre ? ») ou sur Jeanne d’Arc :
Q : « Que fit Jeanne d’Arc ? R – Jeanne d’Arc sauva la France. Q : Quelle ville
délivra-t-elle ? R – Elle délivra Orléans en 1429. Q : Où mena-t-elle le roi ? R –
Elle mena le roi Charles VII se faire sacrer à Reims. » (Etc.) Quelques manuels
prennent la peine d’expliciter la procédure, mais la plupart du temps, la
chose est si banale qu’elle va sans dire.
L’intelligence du texte, comme on dit alors, n’est donc rien sans mémoire.
Les deux se prêtent un mutuel appui, pensent les maîtres. Les élèves brillants
ne sont-ils pas ceux qui se souviennent aussitôt ce qu’ils ont lu et peuvent
l’évoquer ultérieurement sans peine, ceux « qui ont beaucoup de mémoire
et d’esprit » comme disait J.-B. de La Salle ? Cette conception de la lecture
à reformuler in extenso10 au moment de la récitation quotidienne des leçons
est visible dans les questions imprimées par les éditeurs à la suite de chaque
texte : aujourd’hui, il s’agit de questions de « compréhension » qui visent à
vérifier si l’élève a bien saisi les informations essentielles du texte ou ses
sous-entendus. À l’époque, la liste de questions demande plutôt une remé-
moration exhaustive, sinon littérale, de toutes les informations apportées par
la lecture du jour11. « 1. Quand et pourquoi les hirondelles quittent-elles nos

162
Lire pour s’instruire

pays ? Quand reviennent-elles ? 2. Décrivez le rassemblement des hirondelles


avant le départ. 3. Pourquoi Michelet admirait-il la sagesse des devins ailés,
c’est-à-dire des hirondelles ?12 »
Ces questions demandent ce que dit le texte, tout ce qu’il dit et dans
l’ordre où il le dit, sans se hasarder hors du texte ou dans son implicite (il
n’y en a pas), sans demander non plus de croiser les informations entre
elles. Savoir sa leçon, c’est donc être capable de restituer segment par
segment, avec les mots du texte, une lecture faite la veille. L’usage géné-
ralisé de la lecture à voix haute, magistrale, puis enfantine, fait qu’un écolier
attentif sort de classe en « sachant déjà sa leçon », disent les maîtres. Il
demande à d’autres enfants un effort gigantesque mais qui semble long-
temps « obligé », car il est la condition même de l’instruction. N’est-ce pas
de cette façon que les savoirs scolaires « sont emmagasinés » dans la
mémoire, qu’ils constituent un « bagage » qui grossit d’année en année ?
Vérité d’expérience pour les maîtres recrutés sous l’Empire, savoir contes-
table pour les « hussards noirs » entrés à l’école normale dans les années
1880. Ces générations nouvelles, qui n’ont pas connu la méthode épellative
imposée à leurs parents, et qui ont appris à lire et à écrire en même temps,
sont prêtes à entendre le discours de leurs supérieurs, fort critiques à l’égard
des anciens procédés de mémorisation littérale. Sur ce point, avec un déca-
lage d’une génération, la révolution technologique des années 1860 change
la donne pédagogique des années 1880.

DES LECTURES RÉCITÉES AUX LECTURES COPIÉES

En effet, l’arrivée en masse des plumes métalliques et des cahiers permet


d’abréger l’étape de restitution et transforme les routines. Au lieu d’inter-
roger quelques élèves oralement sur la lecture, pourquoi ne pas tous les
interroger par écrit ? Ceux du cours moyen sont capables de travailler seuls
en silence, de « répondre aux questions » par écrit, de recopier la phrase
qui convient, en s’entraînant du même coup à calligraphier et à orthogra-
phier. On peut généraliser la démarche : « Le maître est souvent obligé d’oc-
cuper les élèves auxquels il ne fait pas classe directement. Il peut alors donner
sa leçon sans être dérangé et il habitue les enfants, dès le cours élémentaire,
à l’effort, au travail personnel. C’est l’objet des exercices oraux et écrits.13 » Le
gain d’efficacité semble incontestable. Le procédé est commode dans les
classes rurales à plusieurs cours, libérant le maître pour s’occuper d’un autre
groupe. Dans les cahiers, on repère l’exercice à ce que l’élève revient soigneu-
sement à la ligne après chaque réponse, quand bien même les phrases mises
bout à bout formeraient un texte complet. Ainsi, le 4 juin 1898, Émile Ract14,
élève de C.M.

163
L’école et la lecture obligatoire

Morale. La Patrie :
« Pour se faire une idée de la Patrie, il faut réunir trois éléments, le
sol natal, les lois et l’histoire nationale.
La France est notre patrie ; nous devons l’aimer comme nous aimons
notre père et notre mère.
L’histoire de France nous apprend les gloires et les malheurs de la
Patrie […]. »
Chacun devine la question à laquelle répond chaque alinéa, même
si l’élève ne les a pas recopiées, ce qu’il a fait au contraire pour cet
exercice de géographie :
« D’où tire-t-on la houille ?
On tire la houille des États-Unis, de l’Angleterre, de la France et de
l’Allemagne.
D’où tire-t-on le coton ?
On tire le coton des États-Unis et de l’Inde. […] »

L’alternance des questions et réponses occupe une page entière d’un cahier
grand format et se poursuit avec le thé, l’ivoire, le riz, le tabac, le sucre, le
café, la soie, l’étain, le cuivre, la laine. C’est que le « document » de réfé-
rence n’est pas un texte, mais une carte du monde, et que la seule question
était « où trouve-t-on… ? », que l’élève devait compléter en repérant les lieux
de production de chaque matière première, sans ordre préétabli. La réussite
de l’exercice ne dit rien de ce que l’élève a retenu au bout du compte. Une
autre interrogation (orale ou écrite, mais sans document) devient dès lors
nécessaire. Les contrôles mensuels vont rapidement être inventés pour obliger
à des « révisions ».
Enfin, beaucoup de copies reproduisent le résumé « à retenir », qui peut
être copié, mais aussi dicté ou « écrit par cœur » et corrigé par l’élève
(oubli de mots, erreurs, fautes d’orthographe), comme on peut le lire à la
date du 26 avril 1898 :

« Instruction civique, La loi.


Résumé : Une loi est un ensemble de prescriptions établies par les
Chambres et promulguées par le président de la République. Tout citoyen
doit obéissance à la loi. »

Certains textes du livre sont même copiés in extenso. C’est la seule solu-
tion pour les textes en vers ou en prose, difficiles à segmenter en questions-
réponses car ils ne se réduisent pas à une suite d’informations, mais exhortent,
blâment, font appel aux sentiments. Ainsi, le 15 juillet 1898 :

« Morale, La bonté :
Le seul moyen d’être heureux et de remplir son devoir, c’est d’être bon.

164
Lire pour s’instruire

Il faut avoir pitié de tous ceux qui souffrent et tâcher de leur apporter
quelque soulagement, fût-ce seulement une parole de sympatie (sic).
Aidons les faibles à devenir bons, donnons notre cœur à tout instant […].
Nous avons des fautes à expier, des chagrins à supporter, soyons bons
avec passion. »

Ainsi, tant que les lectures cherchent seulement à informer et à instruire


(quels que soient les contenus), il est facile d’en reconstruire le discours à
partir d’une liste de questions. Mais les textes littéraires « résistent », quand
bien même ils traitent de sciences naturelles (Buffon), d’histoire (Michelet)
ou de géographie (Taine).

DICTÉES ET MÉMOIRE DES TEXTES

Certains maîtres voient dans la dictée la solution idéale pour conserver l’unité
de ces morceaux choisis sans en pulvériser le « style ». Pas de travail supplé-
mentaire pour le maître, un gain précieux en orthographe lexicale et gram-
maticale. Ainsi, Lucien Boucherie15, élève du cours moyen, fait deux longues
dictées d’une page par semaine : ce sont à l’évidence des dictées préparées,
portant sur les lectures du manuel que l’élève a dû « apprendre », non pas
pour les restituer par cœur (ce ne sont pas des autodictées), mais pour les
orthographier correctement.
Sur les dix-sept dictées d’un de ses cahiers (du 13 mai et le 19 juillet 1892),
huit sont anonymes. Elles ont pour titre La tempête, La colère, L’importance
de la littérature au XIXe siècle, La mort de l’oiseau, La Prusse, L’art épistolaire,
La France, Le noyau de pêche. Neuf sont signées d’un nom d’auteur : Taine
(Les landes), Mignet (Le devoir professionnel), Madame de Girardin (La légion
d’honneur), Pierre Loti (L’ivresse du combat et – quinze jours plus tard –
Samuel), Michelet (La Révolution française), George Sand (Conseils d’une mère
à son fils), Henri Gréville (Présence d’esprit), Gabriel Compayré (But supé-
rieur de la discipline). Hormis les deux récits descriptifs de Pierre Loti, il s’agit
de leçons d’histoire, de morale, de géographie.
Par ce moyen, chaque texte est entendu six ou sept fois. Pendant la leçon
de lecture, le maître lit la page, puis les élèves se succèdent pour les relec-
tures par paragraphe. Pendant la dictée, le maître dicte phrase après phrase,
répétant lentement les groupes de mots, puis relit l’ensemble. Relecture silen-
cieuse par les élèves à la recherche de leurs fautes avant la correction collec-
tive qui procède mot par mot et épelle chacun lettre après lettre. Après cette
« lecture intensive », qui se fait presque naturellement, tant elle est portée
par les routines de la classe, comment ne serait pas gravée dans toutes les
mémoires la formule de Michelet : « En invitant le paysan à l’acquisition des

165
L’école et la lecture obligatoire

biens nationaux, en le mariant à la terre, la Révolution de 1789 est devenue


solide, durable, éternelle » ? La dictée permet de se passer de la lecture « caté-
chétique » où l’écolier essayait de retenir son texte en le marmonnant. Elle
élargit l’horizon littéraire des enfants, leur fait sentir le style des grands
auteurs, augmente leur connaissance du lexique et leur vigilance orthogra-
phique. Comme elle établit dans la classe un silence parfait et ne coûte rien
aux enseignants (qui se contentent de vérifier sur le champ que les élèves
corrigent bien leurs fautes), on comprend qu’elle soit devenue, et pour long-
temps, la providence des débutants.
Cependant, on sent qu’en devenant une restitution écrite, copiée ou
dictée, l’exercice change de fonction. Pour le maître, il facilite considéra-
blement l’organisation du travail, mais pour les élèves, les contraintes
formelles de l’écrit prennent le pas sur ce que visait la lecture, le savoir.
Comment juger, d’ailleurs, de ce qu’a compris et retenu un enfant à partir
d’une copie ou d’une dictée ? Une reproduction sans erreur peut donner
l’illusion de la réussite, alors qu’une énonciation orale défaillante, qu’elle
soit ou non littérale, signale à tout coup l’élève qui répète « sans intelli-
gence » par comparaison avec celui qui comprend ce qu’il dit…
Les inspecteurs constatent aussi que ce travail silencieux n’alimente
plus la mémoire collective et les échanges dans le groupe. Les exercices
écrits qui remplacent la récitation orale font taire les élèves, « individua-
lisent » le travail, favorisent les activités faciles à exécuter et à corriger
(vrai ou faux). Un élève peut désormais passer tout son temps à écouter
ou à écrire, sans avoir à ouvrir la bouche : lignes d’écriture calligraphiée,
dictée, problème, exercice de « style » ou rédaction, mais surtout exercices
où il faut copier : copier des phrases, copier des résumés, copier des ques-
tions et y répondre, copier des textes. Les cahiers de la fin du XIXe siècle
sont remplis de « copies » de toute longueur, que le maître ne semble
contrôler que brièvement, d’un simple « Vu » en marge.
On copie même des livres. Du 2 octobre 1901 au 22 juillet 1902, Marie
Combès16 a ainsi recopié, d’une écriture très appliquée, tout un livre de
morale sur un cahier exclusivement consacré à ce sujet. Ces 84 textes (deux
ou trois par semaine) composent un ensemble de 96 pages, respectant les
grandes divisions du manuel d’où ils sont issus : devoirs envers la famille,
devoirs des enfants à l’école, devoirs envers la Patrie, devoirs envers nous-
mêmes, devoirs envers notre âme et devoirs envers Dieu17. Aucune appré-
ciation magistrale en marge qui signalerait que la maîtresse y a jeté un œil.
Dans ces conditions, comment le maître pourrait-il jouer le rôle d’éduca-
teur qui semble prioritaire à Buisson ? On comprend la crainte des inspec-
teurs devant ces risques de dérive. On comprend que les autorités
ministérielles essaient de freiner le mouvement, en demandant aux maîtres
de « fermer les livres » pour rétablir un dialogue avec la classe et « faire
parler » les enfants.

166
Lire pour s’instruire

DES LECTURES ENCYCLOPÉDIQUES


AUX DISCIPLINES SCOLAIRES

Une autre caractéristique des manuels de lecture du Second Empire est


l’éclectisme de leur contenu. Les « leçons » se succèdent selon un ordre qui
nous paraît aujourd’hui d’une totale confusion, passant de l’hygiène à l’his-
toire, d’un récit de voyage à la description de la gourmandise ou de la pêche
à la sardine. C’est que le « livre unique de lecture » doit varier les sujets qui
se succèdent au fil des jours : on ne peut passer tout un mois à ne lire que
des textes de morale ou de géographie. On retrouve d’une certaine façon la
juxtaposition des matières comme dans les cahiers du jour, enchaînant morale
et écriture, dictée et problèmes, grammaire et dessin, en fonction d’un emploi
du temps hebdomadaire. Cependant, certains auteurs ne résistent pas à la
tentation de proposer bien plus de textes qu’il y a de jours ouvrables, pour
laisser davantage de choix à l’instituteur, mais surtout pour que l’élève mis
en appétit ait de quoi lire par lui-même.
« Nous avons multiplié les lectures en nous appliquant à leur donner le carac-
tère encyclopédique que doit avoir tout livre devant être le dernier que lira
l’élève avant de quitter l’école », écrit Cuissart. Ainsi, « on donne à l’écolier le
goût des lectures instructives, le désir de savoir davantage, tout en contentant
son intelligente curiosité sur une foule de points que les études primaires lais-
sent forcément dans l’obscurité18 ». D’où le sous-titre évocateur de son manuel
de Lectures courantes : Ce qu’il faut savoir. Morale. Hygiène. Histoire. Sciences
physiques et naturelles. Voyages. Économie domestique. Architecture. Sculpture.
Céramique. Peinture. À côté des disciplines scolaires, on trouve les contenus
habituels des Abrégés de toutes les sciences à l’usage des enfants ou des
Magasins des enfants, ces publications illustrées qui essaient d’instruire en
amusant. Sans sombrer dans la boulimie pathologique de Bouvard et
Pécuchet, le rêve encyclopédique de Cuissart ressemble plutôt à celui des
Reader Digests américains, ou des almanachs populaires, friands d’histoires
courtes, d’anecdotes, ou de descriptions curieuses et pittoresques.
Ce mélange des genres traite à égalité savoirs sérieux et savoirs futiles,
grands événements et anecdotes, données capitales et détails superflus. Au
moment où les disciplines de l’école se rapprochent du modèle « secondaire »,
ce type de manuel semble déjà obsolète, même si certaines classes conti-
nuent de l’utiliser jusque dans l’entre-deux-guerres. Avec l’arrivée de manuels
spécialisés, le livre de lecture traditionnel se trouve bientôt délesté des textes
d’histoire, de géographie et de sciences. Quels textes lui reste-t-il en propre ?
Quant aux manuels spécialisés, sont-ils des « livres à lire » ? Comment faut-
il les apprendre ? À partir des années 1900, ces nouveaux outils induisent de
nouvelles pédagogies pratiques de la lecture, sans que personne ne cherche
à en expliciter les modalités spécifiques.

167
L’école et la lecture obligatoire

L’HISTOIRE EN CLASSE. ENTRE LECTURE,


RÉSUMÉS À RETENIR ET « ENTRETIEN FAMILIER »

L’arrivée des manuels spécialisés coïncide avec une mise en garde récur-
rente : le maître doit enseigner sans se servir du livre, les élèves doivent
comprendre (et retenir) sans lire. L’enseignement « livresque » est condam-
nable, surcharge inutilement la mémoire, transforme les enfants en perro-
quets récitant mécaniquement des formules apprises (c’est ce qu’on disait
déjà du catéchisme). Des trois « savoirs livresques » rendus obligatoires par
Ferry, histoire, géographie et sciences, l’histoire est celui qui a le plus d’af-
finité naturelle avec le mode ancien de transmission, puisqu’elle se coule
dans un récit continu. Quel traitement la pédagogie républicaine réserve-t-
elle à la lecture dans son apprentissage ?
Enseignée à l’école élémentaire depuis 1867, l’histoire est un enseigne-
ment jeune19 dont la pédagogie est encore à inventer20. Les inspecteurs répè-
tent sans se lasser que, dans une démocratie, ses enjeux sont éminemment
civiques. « En tout pays et en tout temps, les gouvernements absolus ont toujours
veillé avec le plus grand soin à tenir le peuple dans une ignorance systématique
de la politique et de l’histoire21 », et qu’une démocratie a besoin d’une histoire
qui traite « des peuples plutôt que des princes, la civilisation plutôt que les
batailles, notre époque de préférence aux époques lointaines22 ». La grande
nouveauté est l’histoire contemporaine, qui touche à des questions brûlantes
dans une France divisée entre royalistes, bonapartistes et un éventail poli-
tique très large de républicains. Le programme de 188223 définit quatre
étapes : pour les débutants, des anecdotes, des récits et des images ; au cours
élémentaire, des portraits de grands hommes et « les principaux faits de l’his-
toire nationale jusqu’à la guerre de Cent Ans » (1328) ; au cours moyen, « un
cours élémentaire d’histoire de France » en trois étapes (1328-1610 ; 1610-1789 ;
1789-1880). Au cours supérieur, la reprise de tout ce programme, en y ajou-
tant, en amont, l’Antiquité.
Cette progression vise à interdire l’enseignement concentrique qui fait
parcourir chaque année la saga nationale « des origines à nos jours », selon la
formule rodée jadis pour le catéchisme par Jean-Baptiste de La Salle. Résultat,
« trop de maîtres s’attardaient à raconter à leurs élèves les faits et gestes de nos
aïeux, et, quand ils arrivaient enfin à l’histoire de la Révolution et à notre siècle,
le temps leur manquait, les vacances les surprenaient. [… Or] il est plus impor-
tant de connaître le règne de Napoléon III que celui de Clovis ou même de
Charlemagne […]. Nous sommes à l’école primaire pour apprendre à vivre, et la
connaissance de notre temps nous est plus utile que celle des temps passés24 ».
Les rappels des textes ministériels25, les conférences pédagogiques
montrent cependant la résistance de cet ancien modèle, qui survit jusqu’aux
années 1950 dans les classes uniques. Ainsi, « lorsque ce procédé s’impose dans

168
Lire pour s’instruire

les écoles à un seul maître, il faut faire en sorte que les élèves, petits et grands,
aient des aliments appropriés à leur âge, anecdotes et faits historiques propre-
ment dits, et qu’ils participent tous à l’entretien. Dans le département de la
Somme, où les programmes d’histoire sont concentriques, en raison de l’irrégu-
larité de la fréquentation scolaire, il est possible de réunir tous les enfants de 7
à 11 ans. Mais ce n’est là qu’un pis-aller26 ».
Comment conduire l’entretien avec les élèves ? Quelle place faire au manuel ?
Les inspecteurs rappellent qu’un livre « est nécessaire », car « l’écolier a besoin
d’une page imprimée où il puisse retrouver à l’endroit précis qu’il connaît, à droite
ou à gauche, en haut ou en bas, la date, l’événement, le nom qui lui échappe ».
Le manuel est donc considéré comme un aide-mémoire à consulter, une fois
qu’on a appris et révisé. « Mais que l’on ne fasse pas du livre le maître et seigneur
de la leçon d’histoire. Il n’a d’utilité et de véritable influence que si l’instituteur
l’anime d’un langage coloré qui donne une forme aux lieux et fait vivre les person-
nages. » Le maître doit donc bannir l’exposé oral ininterrompu, que les élèves
seront incapables de rapporter, même s’ils sont intéressés, autant que « la
méthode du mot à mot, telle qu’elle a été pendant longtemps appliquée et telle
qu’elle l’est encore aujourd’hui par un certain nombre de maîtres », [méthode
qui] « n’a eu d’autre effet que développer la mémoire des enfants sans aucun
profit pour leur intelligence27 ». En effet, selon les inspecteurs, les maîtres abusent
du manuel, recourent à la « mémoire pure », ne savent pas dialoguer en classe.

LECTURES ET SAVOIRS DE RÉFÉRENCE :


COMMENT EXTRAIRE CE QUI EST « IMPORTANT » ?

Ce qui ne se dit qu’à mi-voix, ou se lit entre les lignes, c’est que les maîtres
n’ont pas les compétences (ou la formation requise) pour conduire ce dialogue
avec la classe. En effet, il nécessite du doigté psychologique pour tenir compte
de l’âge des enfants, « respecter leur liberté de conscience, éviter de froisser les
croyances et les susceptibilités des familles28 », et une véritable culture scienti-
fique pour hiérarchiser les faits, au lieu de seulement les enchaîner dans une
chronique. « Il ne faut pas apprendre l’histoire par cœur. Il faut la comprendre. »
Mais qui donnera la formule magique pour dégager clairement l’essentiel ?
Un inspecteur d’académie épingle ainsi, avec la candeur arrogante des savants,
un jeune adjoint empêtré dans une leçon sur la guerre de Sept Ans et les
batailles de Frédéric II. Que n’a-t-il dit aux enfants l’essentiel ? « Vous voyez,
la France avait alors l’Amérique du Nord et l’Inde […] L’Angleterre l’attaque
[mais la France] commet la faute de s’engager dans une guerre continentale
contre Frédéric II ; cette faute lui coûte l’empire des mers, etc. N’aurait-on pas
ainsi suffisamment expliqué la guerre de Sept Ans ? Il est parfaitement inutile de
citer d’autre bataille que celle de Rossbach.29 » Effectivement. On se demande

169
L’école et la lecture obligatoire

pourquoi le jeune adjoint inspecté n’a pas pensé à une chose aussi simple.
Se trouvent ainsi cruellement soulignées les limites de l’instruction par la
lecture, qui ne suffit pas pour « devenir savant ». Chaque savoir de l’école
pourrait donner lieu à des reproches similaires. Les maîtres savent sans doute
l’orthographe, mais l’arrivée des nouveaux programmes révèle qu’ils ne savent
pas assez d’histoire, de géographie, de sciences, de grammaire (et qu’ils ne
savent rien en littérature). En attendant les nouvelles générations mieux
formées, le problème est insoluble dans le court terme, chacun fait semblant
de croire aux progrès en cours (grâce aux lectures, bien sûr).
La seconde difficulté porte sur l’interlocution avec le groupe. Un débutant
peut sans peine faire réciter le résumé portant sur la leçon précédente, inscrire
au tableau le sommaire de la leçon du jour et clore la nouvelle leçon par un
autre résumé. Mais comment faire parler les élèves et canaliser leurs propos ?
Comment conjuguer « méthode rigoureuse » et « chaleur communicative » ?
Comment ne pas se laisser emporter par le registre trop familier de l’oral, ni
rester dépendant des formulations du manuel ? « Si l’on sait ce que l’on veut
prouver, il est inutile de faire la leçon le livre en main : le livre sert, avant la
classe, à la préparation de la leçon ; pendant la classe, il ne peut que nuire à
l’autorité du maître, à la clarté de sa démonstration.30 » En gardant le livre en
main, le maître se mettrait dans une posture (disqualifiante) d’élève. Comme
le dit, non sans perfidie, un autre inspecteur : « Il va de soi que le maître se
garde d’avoir le livre sous les yeux. Ne doit-il pas savoir ce qu’il enseigne ? 31»
Les programmes de 1923 réitèrent ces recommandations, rappellent que
l’enseignement doit être « intuitif, pratique, inductif, actif », recourir à des
documents authentiques, éliminer toutes les digressions superflues, les anec-
dotes inutiles. En même temps, il faut être vivant, parler à l’imagination des
enfants et à leur cœur autant qu’à leur intelligence. Ce qui complique ce
programme, c’est qu’il faut viser l’éveil de la conscience civique tout en
préparant au certificat d’études32 : donc, il faut bien des résumés à apprendre
et des dates à retenir. Il est facile de comprendre que, pour les maîtres, le
manuel est dès lors la seule voie sûre.
« Voici un petit livre simple et clair – au style alerte, vivant, limpide – volon-
tairement désencombré de tous les faits non indispensables et contenant néan-
moins la matière essentielle de l’histoire de France et des enseignements qu’il
convient d’en tirer », écrivent les éditeurs de Lavisse en 191333. Si le livre a
tant de succès, c’est qu’il récapitule « toute l’histoire de France » et donne
à l’instituteur la matière qui lui permettra d’élaborer ses leçons sans risque,
mêlant les moments de lecture, de commentaires oraux et de questions à la
classe. Dans le Petit Lavisse, il est facile de distinguer les phrases ou les noms
propres en gras qu’il faut faire retenir : « Il y a deux mille ans, la France
s’appelait la Gaule. » Le récit fournit au maître la trame sur laquelle il
peut développer un entretien avec la classe : « La Gaule était habitée par une
centaine de petits peuples. Chacun avait un nom particulier et souvent, ils se

170
Lire pour s’instruire

battaient les uns contre les autres. » Enfin, en italique, on trouve les commen-
taires qui permettront à chaque leçon d’avoir une dimension d’instruction
civique et morale : « Elle n’était donc pas une patrie, car une patrie est un
pays dont tous les habitants doivent s’aimer les uns les autres. »
Le récit qui retrace l’histoire nationale « depuis les origines jusqu’à nos
jours34 » est divisé en huit livres, fixant les grandes divisions de l’histoire :
Livre 1 : Gaulois, Romains et Francs. Livre 2 : Moyen Âge. Livre 3 : Du Moyen
Âge à la mort d’Henri IV. Etc. Les trente chapitres respectent le calendrier
scolaire. Au rythme d’un chapitre par semaine (deux séances d’une heure),
le livre sera parcouru en un an, même si le programme prévoit un partage
en deux étapes. Les élèves auront l’occasion de le parcourir plusieurs fois35,
en retrouvant dans la version un peu plus copieuse du niveau supérieur des
personnages ou des événements déjà rencontrés au niveau inférieur. La procé-
dure concentrique, mise au point par Jean-Baptiste de La Salle, n’est donc
pas abandonnée, même si la formule est aménagée. Le maître interrompt la
lecture à voix haute de l’élève, pose des questions à la classe, explique des
mots difficiles, fait repérer les lieux sur la carte de France, les personnages
sur les illustrations. Et fait récapituler le tout.
Que conclure ? Dans l’idéal, le ministre voudrait que les élèves n’appren-
nent pas l’histoire dans le livre, mais par la bouche du maître, et que
l’échange pédagogique ne soit pas fait pour reformuler la lecture après coup,
mais la précède pour « faire réfléchir ». Dans la pratique, une copie de certi-
ficat sur deux montre la trace du manuel utilisé et on y retrouve des formu-
lations issues du résumé appris par cœur36. Jusqu’aux années 1970, la
pédagogie de l’histoire reste donc largement une pédagogie de la « lecture
intensive », aidée par la copie et la restitution écrite de résumés. Le para-
doxe est que les maîtres n’en ont aucune conscience, du fait que cette lecture,
pourtant constitutive du travail scolaire en histoire, est le moyen et non la
fin de l’apprentissage. Ils ne cherchent pas à argumenter en sa faveur, certains
la pratiquent « naturellement », sans états d’âme, d’autres de façon plus ou
moins honteuse, « comme un pis-aller ». Recouverte par l’intitulé « histoire »
dans l’emploi du temps, elle se perpétue sans faire partie des pratiques expli-
citement programmées sous l’intitulé « lecture ». En est-il de même pour l’en-
seignement des sciences ?

FERMEZ LES LIVRES !


L’ENSEIGNEMENT SCOLAIRE DES SCIENCES

Les sciences entrent dans l’école laïque quand la religion en sort.


L’enseignement obligatoire de notions des sciences physiques et naturelles
(programme de 1882) a donc souvent été pris comme l’emblème du nouveau

171
L’école et la lecture obligatoire

régime scolaire laïque, qualifié selon les cas de positiviste, matérialiste, ratio-
naliste, scientiste, puisqu’il « écarte le surnaturel et le miracle, affranchit l’in-
telligence des préjugés et des superstitions37». Les buts (exercer les sens,
développer la faculté d’observation, former « l’esprit scientifique ») se veulent
utilitaires et éducatifs. Utilitaires, puisque « l’on doit présenter les notions scien-
tifiques élémentaires de façon à ce qu’on puisse s’en servir comme d’un point
d’appui pour l’agriculture, l’horticulture, l’hygiène et l’économie domestique »
(Instruction du 4 janvier 1897). Éducatifs, puisque l’enfant doit « prendre l’ha-
bitude de ne rien accepter sans contrôle, d’examiner toute chose avec attention,
de passer tout raisonnement au crible de la raison38».
Ce lyrisme est évidemment une fiction : on ne voit pas comment un élève
aurait les moyens de contester le maître, et quels raisonnements scientifiques
il pourrait passer au « crible de la raison » lorsqu’il décortique une noix,
observe la flamme d’une bougie ou compare, sur une affiche, le foie sain et
le foie de l’alcoolique. Mais ne suffit-il pas que le maître ait conscience des
visées ? En préparant le Brevet ou le Brevet Supérieur, le futur maître peut
(doit) percevoir qu’« en réalité, agriculture, hygiène, enseignement ménager
antialcoolisme, ne constituent pas des enseignements distincts, mais découlent
de celui des sciences et s’y rattachent étroitement 39 ». L’écart semble donc défi-
nitif entre l’ambition de ces fins proclamées et la pédagogie concrète de la
leçon de choses, avec « sa place modeste dans les programmes et son inscrip-
tion réelle dans les usages de la vie, c’est-à-dire dans la culture pratique tradi-
tionnelle de l’école primaire 40 ».
Le paradoxe de cet enseignement « progressiste », c’est qu’il demande aux
maîtres de se passer complètement du recours à l’imprimé. Peut-on imaginer
une initiation aux sciences sans le moindre secours de textes scientifiques ?
C’est pourtant l’image que devraient retenir les enfants.

« Pour toutes les leçons de choses, il faut que les objets qui en font le
sujet soient présentés aux élèves, ou si cela est impossible, le maître doit
au moins mettre sous leurs yeux des échantillons, des gravures, ou s’aider
des dessins au tableau noir. Le meilleur moyen de pouvoir se procurer
les objets nécessaires aux leçons de choses est de régler l’ordre de ces
leçons sur l’ordre même des saisons et de profiter de toutes les occasions
possibles pour renouveler ou enrichir les musées scolaires.41 »

Voici donc fixé pour longtemps le calendrier rural des leçons de choses,
allant des fruits d’automne (bogue de la châtaigne ou du marron, rafle du
raisin, cerneaux de la noix) aux fleurs du printemps (pétale, sépale, pistil,
étamine), la période hivernale étant plus propice aux observations physiques
(balance romaine et balance Roberval, thermomètre et baromètre). Ce que
les maîtres doivent inventer, c’est un oral scolaire renvoyant de l’objet à ses
fonctions sans recourir à un texte. Cet oral servira d’intermédiaire entre la

172
Lire pour s’instruire

réalité vue et les écrits qui en garderont la trace. Les journaux pédagogiques
(comme le Journal des Instituteurs qui édite des « fiches de préparation »)
jouent un rôle de relais très important pour cette pédagogie. Des « mauvais
lecteurs » peuvent suivre sans difficulté : rien d’étonnant quand on se souvient
que la leçon de choses a été inventée dans les salles d’asile, où Marie Pape-
Carpentier en faisait la méthode générale d’enseignement pour des enfants
d’âge préscolaire. En passant à l’école primaire42, elle a perdu ce statut de
méthode générale, intuitive, pour devenir un contenu, les sciences « d’ob-
servation ». C’est « par l’observation directe que le maître initie l’enfant à l’en-
seignement des sciences. Ce qu’on a seulement entendu ou lu finit par s’oublier,
mais ce qu’on a vu se fixe solidement dans l’esprit43 ».
Cette confiance faite au regard de l’enfant, qui verrait en face une réalité
qui ne ment pas, se réfère évidemment à Rousseau, dont une citation court
des annales d’examen aux conférences pédagogiques : « Les choses, les choses,
je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots ; avec
notre éducation babillarde, nous ne faisons que des babillards. » Elle permet
de conclure un discours en beauté mais, « dans la réalité », elle est vite un
peu courte. Sans avoir lu Bachelard, les maîtres constatent que les élèves
ne voient rien que ce qu’ils savent déjà, et que rien n’est plus difficile que
diriger leurs yeux où il faut et comme il le faut. Là encore, comment provo-
quer l’intérêt, diriger l’observation « selon un ordre rationnel », mais « sans
violenter leur attention » ? Comment éviter la répétition d’évidences, les
digressions, les bavardages ? Comment distinguer (comme en histoire) l’ac-
cessoire de l’essentiel ? Il faut solliciter les sens autres que la vue, mais est-
il nécessaire de savoir quel goût ont la craie ou l’encre ? La leçon s’achève
par un dessin ou un croquis, légendés de quelques mots et « s’il le juge néces-
saire, le maître écrit au tableau noir un résumé de la leçon, résumé court et
très clair, qui est ensuite copié par les élèves 44 ». Seulement s’il le juge néces-
saire. L’histoire ne peut se passer de manuel et de texte à lire, à apprendre
et à réciter, ce que les inspecteurs acceptent. Rien de tel pour la leçon de
choses. Elle semble se passer de toute lecture, hormis celle des mots mal
connus des élèves (étamine, pistil) que le maître écrit au tableau au fil de
la leçon.

LES MANUELS DE « LECTURES PRATIQUES »

De fait, quand on s’interroge sur cette étonnante dérogation à la religion


scolaire du lire-écrire-compter en considérant les outils utilisés en classe,
on voit vite que les choses sont moins simples. En effet, alors que les textes
d’histoire et de géographie sortent assez vite des manuels de lecture, ceux-
ci continuent jusqu’en 1914 à présenter des « lectures pratiques » aux

173
L’école et la lecture obligatoire

enfants. L’évocation des métiers manuels, des animaux, des aliments, fait
partie du corpus ordinaire des lectures à la fois instructives (l’élève apprend
comment on sème le blé, écrase le grain et pétrit le pain) et éducatives (il
apprend à respecter le dur travail de tous ceux qui nous procurent « le
pain quotidien »45). Une fois que tous les manuels recourent à l’illustra-
tion, de tels contenus font l’essentiel du Premier livre de lectures courantes
qui suit la Méthode de lecture. « Lectures courantes » au pluriel : cet usage
indique bien qu’il ne s’agit plus de pratiquer « la lecture » pour apprendre
à lire, mais bien de faire « des lectures », de lire des textes destinés à
instruire. Le degré zéro est celui des mots : déchiffrer, sous le dessin d’une
« chose », les noms imprimés désignant les parties d’un objet, d’une plante,
d’un animal, voilà une forme de lecture sans texte, mais instructive, qui
est à la portée des débutants.
L’ambition est parfois plus haute, comme dans l’ouvrage intitulé Lectures
pratiques de Guillaume Jost, inspecteur général, et Victor Humbert, profes-
seur à l’école alsacienne. Destiné au cours élémentaire, il porte pour sous-
titre Éducation et instruction. Leçons sur les choses usuelles. Paru en 1878, il
est réédité plus de vingt fois jusqu’en 1905. À lire le sommaire, on constate
qu’au fil des lectures, l’enfant parcourt une sorte de traité de sciences natu-
relles appliquées. Mais alors qu’en histoire les épisodes s’enchaînent, en
science, chaque lecture est une sorte de fiche indépendante, si bien que les
regroupements thématiques ne sont pas systématiques. Des récits peuvent
s’intercaler entre les descriptions, des anecdotes récréatives interrompent des
lectures d’apprentissage. Ces lectures « leçons de choses » portent sur le corps
humain (la tête, l’œil, la bouche, les dents, le tronc, les bras, les jambes) ;
sur les textiles et la fabrication des vêtements (le chanvre et le lin, le rouis-
sage, le teillage et le sérançage, le filage, le tisserand, le coton) ; sur l’ali-
mentation, la maison et ses matériaux, les animaux, les végétaux, les saisons,
la division du temps. On constate ainsi que bien des « observations » directes
ne sont pas possibles en classe, en premier lieu sur le corps humain. Rien
n’interdit de lire un texte sur les dents de lait, mais qui oserait demander
aux enfants de s’inspecter mutuellement la bouche et les dents ? Et comment
fera-t-on pour les poumons ou le cœur ?
Pour Jost et Humbert, il s’agit « d’habituer l’enfant à lire correctement, à
réfléchir, à se rendre compte de ce qu’il lit, à s’instruire lui-même sous la direc-
tion de son maître 46 ». Les premiers destinataires visés sont du monde secon-
daire47, surtout quand on regarde les trois sortes de questions qui suivent
chaque lecture et la fréquence des « pourquoi ? » exigeant une réponse argu-
mentée. Les premières questions sont des questions de langue. Par exemple,
dans la lecture sur les bras : « Chercher les noms contenus dans le texte.
Distinguer ceux qui sont au singulier et ceux qui sont au pluriel. Dire pourquoi
ils sont au singulier ou au pluriel. » Les suivantes portent sur le contenu
(« Combien avons-nous de membres ? De quoi se compose un bras ? Etc.). On

174
Lire pour s’instruire

retrouve l’habituelle restitution littérale de l’information, mais ici les enfants


ont parfois « à résumer les faits qui les auront le plus frappés », ce qui se situe
à un tout autre niveau d’exigence. En dernier lieu, il s’agit de formuler
« quelques phrases simples, courtes, claires, se rattachant à l’explication des
mots nouveaux donnés par le maître » (par exemple, « Expliquez le mot
phalange »). Formuler par soi-même une définition écrite ! Les enfants des
petits lycées ont sans doute un entraînement qui leur permet déjà de lire
seuls, d’extraire sans trop de peine l’information contenue dans les textes,
de reformuler les explications données par le maître. Pourtant, de tels
ouvrages débordent vers les écoles communales. L’importation de ce modèle
dans le primaire, avec ses exigences « métalinguistiques », ne pouvait que
sérieusement mettre en difficulté les enfants de milieu populaire. Est-ce pour
éviter de telles dérives que la lecture est tenue en lisière par les autorités
ministérielles ?

LEÇONS DE CHOSES ET MÉTHODES ACTIVES

En tout cas, les Instructions de 1923 enfoncent le clou :

« C’est à dessein qu’on a effacé du programme, au cours élémentaire


et moyen, le titre Sciences physiques et naturelles pour le remplacer par
cette expression Leçon de choses, en classe et en promenade, expres-
sion conservée en sous-titre au cours supérieur lui-même. Elle signifie que
le livre ne doit jouer, dans cet enseignement, qu’un rôle secondaire. Elle
signifie que le maître n’a pas à faire de cours : il doit, en classe et en
promenade, faire observer et faire expérimenter. »

On condamne donc les instituteurs qui croient devoir imiter les profes-
seurs : faire classe, ce n’est pas faire cours. On met en garde contre la confu-
sion, inadmissible, entre leçons de choses et leçons de vocabulaire, qui « sont
deux exercices différents et qu’il ne faut pas mêler. L’objet propre de la leçon
de vocabulaire ou de langage est l’étude des mots et de leur usage. L’objet propre
des leçons de choses, c’est l’observation des choses et la découverte de leurs
propriétés et de leurs usages 48 ». Même si les mots et les choses « se prêtent
un mutuel concours », selon la formule consacrée, la distinction permet une
fois de plus de bannir le livre : « la méthode employée doit être uniquement
l’observation ».
L’enseignement des sciences passe par l’étude du milieu, les classes prome-
nades, les enquêtes, les travaux dirigés49. On encourage la réalisation d’her-
biers qui exigent des activités de classements « scientifiques ». Les maîtres
savent les réaliser (ils ont appris à l’école normale), la taxinomie est à la

175
L’école et la lecture obligatoire

portée des enfants qui peuvent ainsi constater que la botanique n’a rien à
voir avec le jardinage, ni avec les classifications usuelles de la vie rurale. Ils
savent aussi faire utiliser aux élèves le thermomètre, le pluviomètre et le
baromètre pour « mesurer » les phénomènes météorologiques. Toute la ques-
tion est de savoir comment concilier un programme construit, déroulé au
fil du temps et des activités très dépendantes de circonstances aléatoires (le
temps qu’il fait, la localisation de l’école, le jardin de l’instituteur…). De
fait, les méthodes actives viennent plutôt donner un contexte vécu à l’acti-
vité scolaire, pour « exciter la curiosité » comme on dit alors. Elles légitiment
la pratique du dialogue pédagogique, du recours aux images, aux manipu-
lations simples, aux évocations des savoirs d’expérience, pour « rendre la
classe vivante » pendant la leçon.
Dans les cahiers du jour des élèves, l’arrivée des leçons de choses a été
« spectaculaire ». Elle se marque par la présence systématique de dessins
ou de schémas, tout comme la leçon de géographie aboutit au tracé d’une
carte légendée. Mais là encore, même s’il est un adepte de la classe prome-
nade et des herbiers, un maître fera souvent copier le schéma ou le dessin
du livre de science, sans recourir aux véritables châtaignes (les élèves les
ont grillées sur le poêle à la récréation et chacun a pu le constater : non
fendues, les châtaignes éclatent), ni aux marguerites cueillies pour la leçon
sur les « composées » (les filles les ont effeuillées pour des motifs peu bota-
niques). En revanche, comme les contrôles mensuels ne peuvent exiger des
« dessins de mémoire », hors de portée, le maître se contente le plus souvent
de faire remplir des textes à trous, contrôlant que le vocabulaire scienti-
fique a été acquis.

LE LIVRE DE LEÇONS DE CHOSES


ENTRE TEXTES ET IMAGES

Pourquoi est-il si important de marteler que « le livre ne doit jouer qu’un


rôle secondaire » ? On est obligé de comprendre que les maîtres s’obstinent
à lui faire jouer le rôle premier. Non par résistance intellectuelle, mais pour
une raison toute pragmatique : sa facilité d’usage est écrasante. Contrairement
aux objets souvent fragiles, aux plantes qui se fanent, aux insectes qui s’en-
volent ou que les élèves écrasent, le manuel de « leçons de choses » est
toujours prêt à l’emploi, ne nécessite aucune préparation fatigante, montre
la même chose à tout le monde au même moment, propose des résumés
tout faits que les élèves peuvent copier, apprendre et réciter comme ils le
font en histoire et en géographie. Le maître garde en réserve pour les situa-
tions exceptionnelles (une inspection) quelques grands dessins faits à la main,
préparés à loisir, qu’il affichera au tableau s’il redoute trop de dessiner « à

176
Lire pour s’instruire

vue » devant l’inspecteur. Mais que gagnera-t-il vraiment à faire trouver avec
peine sur l’original ce qui est bien plus visible sur le dessin et bien plus
lisible sur un livre ?
Rien d’étonnant si le genre éditorial est florissant : les inspecteurs géné-
raux et les inspecteurs primaires rappellent donc doctement les instructions
officielles : pas de livre, uniquement l’observation directe ! Ils réclament des
leçons « concrètes et actives », les deux adjectifs clefs de l’entre-deux-guerres.
Puis ils signent des manuels de Leçons de choses qui sont édités et réédités
jusqu’à la fin des années 1950. Chaque classe en possède un stock, qui a
l’avantage d’être durable. Contrairement aux livres de géographie dont les
données numériques se périment rapidement (nombre d’habitants des villes,
longueur du réseau ferré, tonnes de blé produites par la Beauce), les données
sur les gaz ou les fleurs semblent faire partie des vérités éternelles. C’est
seulement à travers les dessins des objets techniques (aux aspects extérieurs
vite démodés) que l’on mesure l’usure du temps.
Une formule éditoriale se rode progressivement : en haut de la page, ou
sur la page de gauche, la série des illustrations assorties de légendes brèves.
On trouve des dessins, des schémas d’objets ou d’expériences, en noir ou en
couleurs, avec ou sans photos. Dans la partie inférieure ou sur la page de
droite, une suite de paragraphes brefs, indépendants (l’air est invisible, l’air
est un gaz, l’air est pesant, l’air contient de la vapeur d’eau), renvoyant aux
illustrations. Ces textes, qui « mettent en mots » les observations ou les expé-
riences « vues » sur les dessins, aboutissent à des conclusions lapidaires. In
fine, l’auteur propose souvent des prolongements, des idées d’expériences,
des travaux personnels, comme dans les illustrés pour la jeunesse (Faites une
expérience amusante !). Façon subtile de suggérer aux maîtres des activités
faciles à mener pour aider la leçon à être « active et concrète » (« Comptez
les battements de votre cœur pendant une minute, avant et après une course.
Que constatez vous ? 50 »).
Les élèves pratiquent ainsi une nouvelle façon de lire, qui conjugue image
et texte, document et explication, schéma et légende : des lectures disconti-
nues, qu’on ne peut « écouter » sans voir, qu’on ne peut « comprendre » sans
les images. C’est la grande différence avec le livre d’histoire où les illustra-
tions sont utiles, mais nullement nécessaires à la compréhension du texte.
En science, cette « navigation du regard » entre plusieurs sources d’infor-
mation induit une lecture à plusieurs niveaux (utilisant des polices et corps
multiples) qui ne pose apparemment aucun problème aux maîtres, alors
qu’ils ont souvent du mal à concentrer l’intérêt des enfants sur la « chose »,
prévue comme unique foyer d’observation par les inspecteurs. Curieusement,
cette adoption de nouvelles manières de lire passe totalement inaperçue,
tant les autorités sont polarisées par la question des observations directes et
des réactions qu’elles provoquent. Dans les années 1970, quand les docu-
mentaires entreront en nombre dans les BCD, bien des écrits pédagogiques

177
L’école et la lecture obligatoire

certifieront qu’ils exigent des « manières de lire » totalement inédites, sans


voir qu’elles ont déjà (modestement) fait partie des habitudes scolaires.
Ainsi, l’enseignement des sciences à l’école se trouve pris dans une injonc-
tion paradoxale. Le mot d’ordre rejette la lecture, alors même que le modèle
« utilitaire », référé aux savoirs pratiques, est peu à peu délaissé pour adopter
les orientations disciplinaires du second degré. Fermez-les livres et observez !
clament les Instructions de 1882. Faites entrer les objets dans la classe !
Fermez les livres et observez, disent les Instructions de 1923. Adeptes des
méthodes actives, allez dans la nature ! Fermez les livres, tâtonnez, enquêtez,
expérimentez ! disent aussi les militants de l’école coopérative51, dont l’au-
dience grandit dans les années 1950-1960. Fermez les livres, semblent dire
les textes de 1969 sur les disciplines d’éveil, ceux de mars 1977 sur les acti-
vités d’éveil. Fermez les livres et expérimentez « comme des chercheurs » !
Fermez les livres et faites de la science ! diront les adeptes de la Main à la
Pâte52, qui instituent les « cahiers d’expériences »…

L’ÉNIGME DES « FONCTIONS COGNITIVES »


DE LA LECTURE

Comment comprendre ce qui a permis de découpler la lecture et l’appren-


tissage des sciences ? Première raison, la lecture (supposée disponible) n’est
pas jugée nécessaire pour s’instruire : entre les perceptions et les mots, la
relation est directe : voir, parler et (le cas échéant) écrire. La crainte est donc
que la lecture court-circuite ou diffère ce processus, en s’interposant entre
la chose et l’enfant : la lecture « empêcherait de penser par soi-même», ou
même de penser tout court. Lire « va sans dire », mais ce qui prime, péda-
gogiquement, c’est ce qu’on écrit (avec l’aide du maître, évidemment), écri-
ture de mots (pistil, combustion) et de phrases clefs (l’air est pesant, le sang
circule dans les vaisseaux). On peut penser que l’interaction orale respectera
la spontanéité des enfants, s’appuiera sur leurs représentations, défera leurs
préjugés de façon efficace : or, le format bref des leçons ne permet guère ce
travail de longue haleine. Au bout d’une demi-heure, il faut que le maître
soit parvenu « à faire dire l’essentiel ». Pourtant, dans la pédagogie des
sciences s’inaugure une relation inédite entre expérience vécue, oralisation
et écriture. Lorsque le plan Rouchette définit, en 1969, les nouvelles prio-
rités d’enseignement du français, il lie expression orale et écrite, et non plus
lecture et écriture. Alors que dans la pédagogie de la rédaction, c’est à partir
des lectures qu’on apprend à écrire, c’est le modèle de la pédagogie des
sciences (parler/écrire) qu’adoptera « l’expression écrite » en français, pour
raconter l’expérience vive, authentique, singulière, et non pas telle qu’elle
peut se couler dans le moule d’écritures modèles littéraires.

178
Lire pour s’instruire

Mais connaître des « mots », est-ce pour autant maîtriser des « concepts »
(chat, félin, carnivore, vertébré…) ? Depuis l’entre-deux-guerres, les
psychologues de l’enfance ont défait des illusions qui n’étaient pas seule-
ment positivistes. Non, il ne suffit pas de lire et de mémoriser un texte
pour le « comprendre ». Ni en histoire, ni en sciences. La maîtrise des
concepts, des catégories d’analyse, des procédés logiques de la déduction
ou de l’inférence, ne découle pas des lectures, mais se construit dans la
durée des actions intellectuelles. Les leçons de choses, efficaces pour fixer
des informations, visent plus haut : construire des savoirs. Or, selon les
conceptions de l’époque, la lecture n’est-elle pas tout entière du côté des
réceptions « passives » ? Contrairement à ce qui se passait avec les prières
et le catéchisme (récite-les maintenant, tu auras toute la vie pour les
comprendre), l’école se doit de proportionner ce qu’elle enseigne, non à
la mémoire de l’enfant, qui semble sans limite, mais à son intelligence.
C’est l’intelligence de l’enfant53, son développement, ses retards, ses défi-
cits, qui intéressent les spécialistes de l’enfance et les concepteurs de
programmes. Ceux qui étudient les relations entre langage et pensée ne
font à l’époque guère de place au « travail » de la réception, ni aux
procédés de capitalisation des savoirs. De ce fait, la fonction de la lecture
reste non définie et, finalement, plutôt suspecte.
En effet, les modes de lecture pratiqués lors des apprentissages scien-
tifiques n’entrent pas dans le cadre de la lecture scolaire en cours, sans
que l’on dispose encore de modèle alternatif. En « sciences », une image
informe souvent mieux qu’un texte, un schéma « conceptualise » mieux
une procédure que ne le fait un discours, les règles habituelles de la langue
naturelle « ne marchent plus » (pistil n’a pas de synonyme, les énoncés
n’ont pas d’énonciateur, les verbes sont tous au présent). La réduction
drastique de la syntaxe scientifique se trouve en porte-à-faux avec les
réflexes montés pour aborder la langue littéraire des livres de lecture.
« Décrivez les feuilles du marronnier » : les élèves savent ou doivent se
souvenir que, si la question est posée un matin, il faut dire qu’elles sont
couleur d’or, éclatantes, mordorées, car on est en leçon de vocabulaire.
L’après-midi, quand on reprend les mêmes feuilles déjà un peu flétries,
elles seront nervurées, dentelées, composées, comme il se doit dans une
leçon de sciences. Certains ont bien du mal à s’y retrouver.
Bref, en face de la documentation illustrée pour la jeunesse, qui ne
cesse de s’enrichir et d’embellir au fil du temps, quel peut être le rôle
spécifique de l’école ? Dans le siècle qui suit les lois Ferry, on ne cesse
d’éprouver les limites des procédés traditionnels, que manifeste la longue
durée des réticences symbolisées par le slogan « Fermez les livres ». Tout
le monde est d’accord pour rejeter « le bourrage de crâne » que produit
la préparation au certificat (qui ne peut évaluer qu’à travers un « texte »),
mais pour initier les enfants aux lectures scientifiques, l’école ne parvient

179
L’école et la lecture obligatoire

pas à élaborer de nouvelles procédures de lecture scolaire faciles à inscrire


dans des routines, hormis celle des fichiers, produits en abondance par
les journaux pédagogiques.

LIRE DES TEXTES D’AUTEURS FRANÇAIS

Reste tout de même un domaine de savoir, et non des moindres, dévolu à


la lecture : la langue française. En effet, une fois que l’histoire, la géogra-
phie, les sciences ont des supports et des « pédagogies spéciales », comme
on le dit dans les manuels pour former les normaliens, que reste-t-il dans le
livre qu’ouvrent chaque jour les élèves ? Que reste-t-il à travailler pendant
la leçon de lecture quotidienne ? Au fur et à mesure qu’il perd les textes
informatifs, le livre de lecture voit s’accroître la part des récits et de la fiction,
qu’il s’agisse d’anecdotes morales, de récits pittoresques, d’histoires
amusantes. Mais alors qu’un français standard était suffisant pour ces lectures
pratiques ou instructives, juxtaposant ronde des saisons, récit de jeux d’en-
fants et rouissage, teillage, sérançage et filage du chanvre, la piètre qualité
stylistique de ces petits récits saute aux yeux quand ils sont mis à découvert.
Ne devrait-on pas, pour faire entendre la langue écrite française aux enfants,
s’appuyer sur des textes qui soient des modèles de prose ? Certains récusent
ce choix, prématuré et hasardeux : « Ces fragments empruntés à nos meilleurs
écrivains ne sont pas écrits pour des écoliers ; la plupart ne sont pas à la portée
de leur jeune intelligence.54 » Pourtant, après le modèle encyclopédique des
lectures instructives, puis le modèle éducatif du récit moralisant, c’est un
modèle culturel des lectures littéraires qui se met en place au tournant du
siècle55.
En 1895, presque vingt ans après avoir publié Lectures pratiques,
Guillaume Jost s’associe cette fois à Albert Cahen, ancien élève de l’ENS.
Alors professeur au collège Rollin, Albert Cahen n’est pas encore le spécia-
liste reconnu de Fénelon et de Boileau qu’il deviendra, au fil d’une carrière
parisienne classique56. En publiant Lectures courantes extraites des écrivains
français 57, les auteurs proposent un même corpus aux élèves des petites
classes de lycée, aux élèves populaires des écoles primaires supérieures et
même à ceux des dernières classes de l’école élémentaire : initiative encore
pionnière. Ainsi, il sera possible « aux enfants qui passeraient de l’enseigne-
ment primaire à la classe de sixième de notre enseignement classique ou moderne
de se trouver, dès le début de l’année, au même niveau que leurs camarades
sortant des classes élémentaires du lycée 58 ». Ce choix d’élitisme républicain
assumé n’est pourtant pas l’objectif essentiel. Il s’agit clairement de se démar-
quer des « livres souvent excellents, de leçons de choses, de lectures instruc-
tives », car « ce sont des idées et des sentiments surtout que nous voudrions

180
Lire pour s’instruire

éveiller [… afin de] faire aimer la lecture au lecteur, de la faire aimer vrai-
ment en elle-même, non point pour les leçons qu’on en tire, mais pour les jouis-
sances et pour le délassement qu’elle procure 59 ». Perspective encore
impensable en 1876 (date du recueil de Jost et Humbert), même pour les
élèves de l’École alsacienne au public privilégié. Mais les temps ont changé
et il y a place pour de nouveaux produits éditoriaux, qui marquent une sorte
de « secondarisation » en cours de l’école primaire.

VERS UN CANON PRIMAIRE


DE LITTÉRATURE CLASSIQUE

Le projet de Jost et Cahen adopte la formule des anthologies du temps, qui


ne procèdent pas chronologiquement, mais par genre (les orateurs, les mémo-
rialistes, les romanciers, la fable, la satire, la comédie et la tragédie, la poésie,
etc.). En revanche, le corpus de textes cités va de Joinville à Victor Hugo. La
part faite aux classiques du XVIIe est belle : « la plupart de nos jeunes lecteurs
quitteront l’école pour des travaux plus rudes […]. Du moins ne seront-ils pas
tout à fait ignorants de ce que furent un Corneille, un Molière, un Bossuet, un
Voltaire et tant d’autres génies dont la gloire est comme une partie de notre
patrimoine national ». La tentation moderniste est de faire des histoires litté-
raires primaires, puisque c’est la discipline universitaire montante qui remplace
la rhétorique. Certains manuels 60 publient des compilations de morceaux
choisis allant d’Homère à Anatole France (académicien à partir de 1896), et
ils incluent des traductions de Shakespeare, Goethe, Tolstoï, Gorki : la langue
importe moins que le message et la célébrité reconnue des auteurs.
Cependant, Gustave Lanson, qui a fait paraître en 1894 sa célèbre Histoire
de la littérature française, considère que l’histoire littéraire, indispensable au
professeur de lettres, n’a pas à être enseignée aux lycéens qui doivent seule-
ment « apprendre à lire la littérature ». Encore moins aux écoliers qui doivent
seulement apprendre à lire la langue française ! La question est donc de
savoir ce qu’on veut faire, dans l’école, de ces initiations littéraires, et
comment les instituteurs peuvent les recevoir. L’argument avancé est que
les maîtres primaires pourront ainsi partager « le festin des élites » dont ils
sont depuis trop longtemps exclus, alors que « la langue et les lettres sont le
fonds des études parce qu’elles sont le fonds de l’être humain 61 ». Dans un pays
déchiré par les divisions confessionnelles ou politiques, la seule référence
commune aux élites de tous bords, ce sont les classiques.
Depuis le 27 juillet 1882, les programmes prévoient des « lectures à haute
voix par le maître, deux fois par semaine, de morceaux empruntés aux auteurs
classiques ». Mais la cause est loin d’être gagnée, comme le déplore un maître
dans le Journal des Instituteurs en 1886 :

181
L’école et la lecture obligatoire

« Il y a dans l’histoire de tous les peuples certains monuments artis-


tiques ou littéraires dont le nom est inséparable de la civilisation à laquelle
ils appartiennent […] Et l’on admettrait que les futurs citoyens français,
élèves de l’école obligatoire, ignorassent les plus beaux vers du Cid,
d’Athalie et autres chefs-d’œuvre de notre littérature ! Nous ne pouvons
y souscrire, car il y va de l’honneur de la nation. […] C’est pourquoi nous
appelons l’attention des maîtres sur la lecture des classiques. Disons qu’elle
ne se pratique généralement pas.62 »

Si les Instructions restent ainsi lettre morte, mettant en péril « l’honneur


de la nation », c’est que la culture littéraire est encore étrangère au corps
enseignant.
En lisant les copies de normaliens au Brevet Supérieur, Ferdinand Buisson
le dit sans fard :

« Il manque à la plupart, à la presque totalité de nos élèves-maîtres


une culture esthétique, une initiation littéraire suffisante pour apprécier
les beautés des œuvres qu’on leur demande d’analyser [à l’épreuve du
Brevet Supérieur]. C’est là l’écueil inévitable ; plus qu’aucune autre en
Europe, notre littérature […] perd beaucoup de son charme et de son
sens pour qui n’a pu passer par l’école de la Grèce et de Rome ; or, nos
instituteurs ne savent et ne sauront jamais ni latin ni grec : il ne faut
donc pas se flatter de pouvoir les mettre en état de saisir et de goûter le
parfum classique de notre littérature.63 »

On croirait entendre, dans ce jugement clair et brutal, la prose de J.-B. de


La Salle parlant de l’indifférence des pauvres à l’égard de la religion. De
même qu’il a fallu instruire les Frères des savoirs chrétiens, il est urgent de
donner une culture littéraire aux jeunes instituteurs.
Si la voie du plaisir esthétique est pour l’heure une impasse, il faut miser
sur des textes qui parlent directement à l’esprit et au cœur. « C’est la gloire
de nos grands écrivains de s’être rapprochés de la nature pour être éternelle-
ment compris et aimés de tous. Il ne faut que la rectitude de l’esprit ou du cœur
pour les lire avec émotion, avec admiration.64 » Cette valeur éternelle des clas-
siques est un lieu commun non discuté. Ainsi, l’urgence est là. Pour être de
bons médiateurs auprès de leurs élèves, les maîtres doivent apprendre à les
lire, en recherchant non le plaisir esthétique des lettrés, mais les sentiments
que font naître les représentations de la nature humaine éternelle. « On a
pensé non sans raison que la démocratie française ne devait pas être grossiè-
rement utilitaire ; qu’on pouvait l’élever et l’ennoblir par le sentiment de l’ad-
miration et la moraliser, non seulement par l’enseignement de la morale, mais
aussi par la vertu du beau », lit-on dans la préface du manuel de Lectures
expliquées, destinées à préparer les aspirants au Brevet supérieur. La littéra-

182
Lire pour s’instruire

ture s’inscrit donc naturellement dans la continuité des lectures moralisantes,


puisqu’il s’agit bien de rendre le lecteur, comme le voulait Montaigne,
meilleur et plus sage.

LES GRANDS AUTEURS POUR ÉCOLIERS

Nous avons vu comment un tel programme se traduit dans le cahier de


Lucien Boucherie : après la lecture, la dictée de pages entières de Michelet,
de Taine, de Pierre Loti. Ces textes « littéraires » sont clairement instructifs,
mais ils servent surtout à apprendre l’orthographe. À suivre l’évolution des
manuels de lecture pour les grandes classes (cours moyen et cours supé-
rieur), il faut vingt ans pour que les injonctions des années 1880 soient visibles
dans la production éditoriale. Après 1900, les grands auteurs classiques (La
Fontaine, La Bruyère, Molière, Buffon) cèdent le pas aux « contemporains »
(Victor Hugo, Alphonse Daudet, Anatole France). Le goût des pédagogues
pour les descriptions réalistes permet de faire entrer dans ce panthéon litté-
raire des auteurs controversés comme Zola, avec la scène de labours tirée
de La Terre. On assiste ainsi à la naissance d’une « littérature française pour
le primaire », florilège d’œuvres patrimoniales. On voit cependant les déca-
lages : les auteurs du panthéon primaire sont bien plus récents que ceux du
panthéon secondaire, voué aux auteurs du Grand Siècle, même si les
programmes républicains ont élargi le corpus des classiques jusqu’à
Chateaubriand.
En revanche, le seul auteur du Panthéon installé dans l’école primaire
depuis longtemps, La Fontaine, fait débat. Les Fables dédicacées au Dauphin,
écrites pour instruire en amusant, sont des histoires brèves aboutissant à une
morale. Elles conviennent bien à une lecture collective, mais Rousseau les
avaient condamnées avec vigueur : les animaux y parlent (or « il faut dire la
vérité nue aux enfants »), leur langue est absconse (quel est cet « arbre
perché » ?) et leurs morales sont empreintes d’un réalisme désenchanté (« La
raison du plus fort est toujours la meilleure »). À ses yeux, La Fontaine était
donc irrecevable. Cependant, au moment où il s’agit d’introduire la littéra-
ture dans la formation primaire, peut-on se priver du seul auteur qui ait
écrit pour un enfant (royal, certes, mais enfant) ? Ses historiettes sont inou-
bliables, les vices et les vertus de la nature humaine éternelle sont repré-
sentés avec acuité et sans que rien ne pèse. Et leur langue classique est, bien
sûr, admirable. La fable « fait sortir la vérité morale de l’abstraction », « l’orne
des détails du récit », « la rend aimable, attrayante ». Elle semble un outil
éducatif recommandable si le maître sait prendre les précautions qui s’im-
posent pour ne pas « assombrir la jeunesse ». Ainsi l’article « Fables » du
Dictonnaire de pédagogie se conclut par une recommandation sans réticence :

183
L’école et la lecture obligatoire

« Choisissons, expliquons, commentons, dégageons bien le vrai sens, ne laissons


pas l’élève conclure qu’il devra être dur comme la fourmi. En un mot, prenons
bien toutes nos précautions, c’est notre affaire à nous autres maîtres, ce doit
être notre souci, mais de grâce, ne proscrivons pas La Fontaine.65 »
On trouve donc La Fontaine dans le cahier de Lucien Boucherie, à côté
d’une tirade du Cid, lorsqu’il passe au cours supérieur. Telle est bien la leçon
générale. Les textes littéraires sont riches, intéressants, surprenants et, par
cela même, complexes, elliptiques, ambigus. Rançon de cette richesse ou de
cette subtilité, ils ne peuvent être lus sans précautions, sans que le maître
dégage le vrai sens, fasse percevoir leur « valeur éternelle ». Si le maître se
perd en explications et en commentaires, il risque bien d’embrouiller les
élèves. Il faudrait qu’il puisse « faire comprendre », « dégager le vrai sens »
avec sobriété et simplicité, ce qui exige beaucoup de culture personnelle et
de talent pédagogique. Il est tellement plus facile de vérifier si des textes
instructifs ont bien été retenus ! La lecture littéraire primaire qui ne peut
recourir à l’explication de texte réservée aux professeurs de lettres est encore
à la recherche de sa pédagogie. Elle l’a trouvée, en 1923, quand paraissent
les Instructions qui dureront un demi-siècle.

LA LECTURE EXPRESSIVE AU SERVICE


DES FICTIONS LITTÉRAIRES

Des textes littéraires, qu’il faut sentir, ne peuvent se lire comme des textes
instructifs, qu’il faut apprendre. En revanche, comment empêcher les débu-
tants de lire de la même voix appliquée l’énoncé d’un problème et les Lettres
de mon moulin ? Les Instructions de 1923 ont élaboré, comme nous l’avons
vu, une progression en trois phases : déchiffrage des débutants, lecture
courante puis lecture expressive. À ce dernier stade, pour montrer qu’il a
compris, l’élève doit marquer les pauses, les suspens, les changements de
rythme ou d’intonation qui feront sourire ou frémir. Cette lecture « en
mettant le ton » n’a pas de pertinence pour lire les leçons d’histoire ou de
géographie qui doivent seulement être articulées clairement et bien ponc-
tuées. Elle est essentielle lorsqu’il faut sentir et faire sentir à ceux qui écou-
tent l’effet recherché par un récit. Comme la plupart des élèves ne pourraient
découvrir seuls cette interprétation, une première lecture magistrale dégage
le « vrai sens » et fixe la diction à imiter, quitte à grossir un peu les effets.
Les enfants n’ont alors nul besoin de longues explications pour comprendre
que La Fontaine ne préfère pas le loup à l’agneau, ni la fourmi à la cigale.
Avec la lecture expressive, l’école a trouvé une pédagogie permettant de
faire comprendre des textes littéraires à des enfants dont les familles ne
lisent pas. Triomphe de la lecture à voix haute pour les classes rurales à

184
Lire pour s’instruire

cours multiples ! Il s’agit d’une pédagogie collective qui permet de


comprendre en écoutant et de prendre plaisir au texte, même pour celui qui
lit encore mal (les CE, certains CM) ou qui ne sait pas encore lire (les classes
enfantines, les CP). Chemin faisant, chacun s’habitue à entendre la langue
des livres, à découvrir la syntaxe, le lexique et les tournures de l’écrit, à arti-
culer clairement le français scolaire : de quoi être plus averti quand il lira
une autre histoire, et mieux armé quand il s’agira de faire une rédaction.
Les livres de lectures des années 1930 parviennent donc à réunir de
multiples apprentissages disjoints en d’autres temps (lecture, orthographe,
conjugaisons) autour de textes littéraires réunis thématiquement. Le Livre
unique de français qui réalise cette synthèse combine lecture d’extraits, exer-
cices oraux et écrits : vocabulaire, conjugaison, grammaire sont les trois piliers
du travail de la langue. Vocabulaire : il faut faire des phrases avec les mots
nouveaux ou difficiles qu’on vient de découvrir. Conjugaison : les verbes et
les temps à décliner à toutes les personnes viennent du texte. Même chose
pour les exercices de grammaire (analyse de mots et de phrases). Enfin, le
maître n’a que l’embarras du choix pour les textes à dicter. Les regroupe-
ments thématiques (l’automne, la famille) permettent de collecter des
« modèles d’écriture », dont il s’agit ensuite de tirer profit dans une rédac-
tion sur le même thème. Par exemple, la semaine consacrée aux animaux
domestiques propose des extraits66 de George Sand (« Mon âne »), de
Théophile Gautier (sur sa chatte, « Madame Théophile ») et de Jules Renard
(« Le chien déchaîné »). On aboutit en fin de parcours à des sujets de rédac-
tion où l’élève peut employer ce qu’il a acquis tout au long de la semaine
(« Décrivez un animal familier que vous connaissez bien »).
Ainsi, les livres primaires, tout en s’installant dans la littérature, s’éman-
cipent du modèle secondaire. Tiennent-ils leur promesse d’initiation litté-
raire ? Ce serait trop dire : les élèves ne sauront jamais rien des auteurs dont
ils ont manipulé la prose, excepté en poésie67. En revanche, ces livres ont
inventé un modèle d’articulation « lecture-écriture » explicite (lecture-exer-
cices de langue-rédaction) qui structure aisément l’emploi du temps (lundi,
vocabulaire et dictée de mots ; mardi, conjugaison et dictée de phrases ;
mercredi, grammaire et dictée d’un paragraphe ; vendredi, rédaction au
brouillon ; samedi, correction de la rédaction copiée au net). Regroupés par
centres d’intérêt, les morceaux choisis ne déclinent plus la morale du devoir
sous toutes ses faces (parents et enfants, le métier d’écolier, qualités et
défauts), mais des scènes de vie quotidienne (l’automne, les jeux, le marché,
les animaux domestiques, la ville). De ce fait, les auteurs sollicités changent.
La prose et la poésie françaises sont passées au crible pour sélectionner
des textes convenant à des enfants. La prose réaliste fait triompher le
XIXe siècle et assure une percée du XXe. Daudet (Lettres de mon Moulin, Contes
du lundi, Tartarin de Tarascon) dépasse La Fontaine : les « classiques » sont
relégués à la portion congrue, renvoyés au cours supérieur. À côté d’Anatole

185
L’école et la lecture obligatoire

France (Le Livre de mon ami), on voit apparaître Colette (Histoires de Bêtes)
qui prouve que, sans avoir fait de latin, une femme qui défraya la chro-
nique peut devenir un modèle de prose française 68. Victor Hugo reste vain-
queur toutes catégories, puisqu’on peut le lire, le relire et le réciter, des
petites classes (« Dansez, les petites filles… ») jusqu’aux plus grandes. Sans
avoir lu Les Misérables, chaque élève aura fait la connaissance de Jean
Valjean, de Cosette et de Gavroche, aura récité « Les pauvres gens », extrait
de La Légende des siècles. Enfin, il y a ceux que l’école a consacrés, malgré
leur place obscure sur la scène littéraire « officielle » : romanciers puisant
leur inspiration dans la vie du peuple, amis de l’école publique, militants
poètes, prosateurs régionaux, et bien sûr, instituteurs devenus écrivains.
Leur présence relève des « goûts » personnels des auteurs de manuels, et
aussi de leurs affinités idéologiques 69. Certains manuels de cours moyen ou
supérieur 70 prévoient une lecture « longue » par mois ou par quinzaine, en
trois ou quatre épisodes, comme un conte de Nodier, une nouvelle de
Daudet, un épisode de Sans famille d’Hector Malot, de Jean-Christophe de
Romain Rolland ou du célèbre Grands Cœurs de De Amicis 71. On retrouve
certains extraits de manuel en manuel, leurs auteurs deviennent ainsi des
auteurs scolaires, leur clarté d’écriture, leurs choix thématiques, leur goût
pour les descriptions rurales ou pour le récit d’incidents vécus ayant toutes
les vertus pédagogiques requises. Flaubert, Maupassant, Zola, Colette, ces
écrivains « scandaleux » en littérature sont consacrés auteurs pour écoliers
(alors que leurs œuvres seront longtemps interdites au lycée), dans une
gloire posthume qu’ils n’avaient pas prévue.
C’est bien l’avantage incomparable des extraits : ils permettent de baigner
les élèves dans la prose de grands stylistes, sans scandaliser la jeunesse ni
encourir les foudres des censeurs. On reste donc dans le registre des « lectures
intensives », mais inutile de mettre le texte en mémoire comme en histoire
ou en géographie. Chaque nouvel extrait chasse l’autre, car ce qui doit rester,
c’est le vocabulaire, l’orthographe et la grammaire. On peut demander pour-
quoi le texte est « admirable » (c’est toujours « parce qu’il a su exprimer,
avec des mots simples, des sentiments confus qu’il nous permet d’exprimer
à notre tour »). Quant au « plaisir du texte », il relève encore de la vie privée
des classes, et on n’a pas à parler des rires ou des larmes collectives que le
maître a su provoquer. L’important, c’est que cette forme de lecture collec-
tive, intensive, « sémantique » plus que littérale, prépare bien les meilleurs
au certificat et à l’examen d’entrée en sixième. Mais évidemment, elle ne
cherche pas à transformer les enfants en « lecteurs de livres ».

186
CHAPITRE
8

Lire des livres à l’école : la scolarisation


de la littérature de jeunesse

L ’école a, semble-t-il, toutes les raisons de faire lire la littérature enfan-


tine. Chacun peut d’ailleurs retrouver, dans sa mémoire écolière, des images
d’albums ou des souvenirs de romans, Père Castor ou École des loisirs,
Bibliothèque verte ou Folio Junior, selon les générations. Devant le succès
mondial de Harry Potter, souvent évoqué comme un événement sans précé-
dent, les enseignants peuvent rappeler des succès anciens. Gloires nationales,
comme Le Tour de la France par deux enfants : six millions d’exemplaires
vendus en France entre sa parution et 1901 ; best-sellers internationaux
comme, par exemple, les aventures inoubliables de Pinocchio, Niels Holgersson,
Tom Sawyer, Heidi ou Mowgli, traduits dans toutes les langues du monde
scolarisé. Si ces livres sont devenus des références massivement partagées,
bien avant qu’ils passent en dessins animés à la télévision du mercredi, c’est
parce que les écoles les ont accueillis, que les manuels de lecture en ont
publié des extraits, que des instituteurs les ont fait lire et relire de généra-
tion en génération.
De là à conclure que l’école a toujours considéré la littérature enfantine
comme un répertoire naturel de textes où puiser pour joindre l’agréable à
l’utile et pour permettre aux enfants fraîchement alphabétisés de découvrir
« le plaisir de lire », tout en exerçant leur jeune savoir-faire, le pas est vite
franchi. Cette déduction est pourtant une illusion rétrospective. Loin d’être
une présence évidente dans l’école, les livres pour enfants ne s’y installent
qu’en parvenant à vaincre mille méfiances ou réticences. Les partages entre
lectures obligatoires et lectures facultatives, entre lectures instructives et
lectures récréatives, font qu’ils sont longtemps tenus en lisière. Finalement,
ce n’est qu’en 2002 que la littérature enfantine se trouve, pour la première
fois, faire partie de façon officielle et explicite des enseignements scolaires
obligatoires. Comment expliquer ce paradoxe ?

187
L’école et la lecture obligatoire

QUI CHOISIT LES LIVRES ?


POUVOIR PRESCRIPTIF ET POUVOIR PRATIQUE

Pour aborder l’histoire des relations complexes entre l’école et la littérature


enfantine, il est nécessaire de fixer clairement des frontières territoriales et
chronologiques. On ne parlera ici que de l’école (et pas de l’enseignement
secondaire), sans remonter en deçà de la IIIe République. C’est dire qu’on
laissera de côté la question passionnante des livres pour la jeunesse sous
l’Ancien Régime, qui ont fourni des succès éditoriaux de longue durée. Ainsi,
le Télémaque de Fénelon*1 est réédité tout au long du XIXe siècle et quand
Guizot fait enquêter sur les écoles en 1833, il est le livre de lecture le plus
souvent cité dans les écoles primaires avec le Catéchisme historique de l’Abbé
Fleury. Cette production d’Ancien Régime a contribué à fixer les canons d’un
genre littéraire éducatif ad usum delphini2, mêlant morale et instruction,
alors que les Contes de ma Mère l’Oye de Perrault, promis eux aussi à la
postérité, relèvent d’un autre projet éditorial. Même lorsque le recueil est
passé du statut de littérature folklorique à celui des contes pour enfants,
personne n’aurait eu l’idée de faire lire Peau d’Âne en classe, malgré le
« plaisir extrême » promis par Perrault.
On ne dira rien non plus de l’essor éditorial du XIXe siècle, avec les best-
sellers publiés chez Hetzel, Hachette, comme Jules Verne ou la Comtesse de
Ségur. Sous le Second Empire, l’ampleur du marché potentiel entraîne la
croissance des publications. La littérature enfantine devient l’objet de luttes
concurrentielles acharnées, car elle est un enjeu à la fois idéologique, édito-
rial et commercial3. Le ministre de l’Instruction doit à la fois contrôler et
censurer, en jugeant qui est ou non digne d’entrer dans les écoles. La loi de
mars 1850 confie au Conseil impérial de l’Instruction publique le soin de
dresser la liste des livres prescrits « qui doivent être introduits dans les écoles
publiques », et des livres proscrits « qui doivent être défendus dans les écoles
libres comme contraires à la morale, à la constitution et aux lois ». La loi
concerne les manuels de classe, comme nous l’avons vu (chapitre 5), mais
aussi les livres de bibliothèque ou les livres offerts pour les distributions de
prix. Devant l’abondance insurmontable de la production, l’administration
recule. La loi de 1865 confie aux inspecteurs la tâche de signaler au Conseil
impérial les ouvrages qui paraissent contraires à la morale, à la constitution
et aux lois, et qui peuvent provoquer un « trouble à l’ordre public ».
Comprenons : qui pourraient provoquer les réactions émues ou scandalisées
de certains parents.
Le ministère Jules Ferry change cette règle de contrôle sur un point essen-
tiel. La sélection n’est plus assurée dans les comités locaux par des notables,

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 327.

188
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

des élus politiques et des autorités religieuses, pédagogiques ou administra-


tives, mais par des instituteurs réunis en commission cantonale. À partir du
16 juin 1880, ces commissions choisissent collégialement et l’inspecteur contrôle
a posteriori. Le corps enseignant primaire se trouve ainsi émancipé d’une tutelle
intellectuelle et idéologique exercée sur ses livres, manuels et livres de biblio-
thèque. À partir de cette date, les ouvrages que lisent les écoliers reflètent les
positions du corps enseignant (de formation primaire), en accord ou en déca-
lage avec celles des prescripteurs ministériels (de formation secondaire).
Ce que l’on considère, lorsqu’on parle des « représentations scolaires » des
lectures enfantines, ce sont en effet les représentations des décideurs qui
recommandent, mais aussi celles des acteurs qui ont le pouvoir pratique dans
l’institution. Peu importe que le ministère conseille tel ou tel texte : si le
corps des instituteurs résiste ou fait la sourde oreille, la recommandation
reste lettre morte. Il ne faut surtout pas imaginer une résistance organisée,
ou des rejets explicites, qui restent l’exception. Les maîtres trient vite entre
ce qui est prioritaire pour la vie ordinaire des classes, ce qui est possible ou
raisonnable et ce qui est seulement souhaité. Les discours émanant du minis-
tère ne disent donc rien des pratiques scolaires réelles et des réactions du
terrain. Pour faire évoluer les esprits et les manières de faire, on comprend
le rôle charnière joué par les lieux de formation. Dans les Écoles normales
et les conférences pédagogiques, les autorités locales vont prêcher la bonne
parole et on peut lire comment sont interprétées (feutrées ou au contraire
martelées) les directives venues d’en haut. Mais pour connaître les réactions
de la profession, la sensibilité du terrain, il vaut mieux lire les publications,
les revues et des bulletins professionnels où des instituteurs s’adressent à
leurs collègues.

LITTÉRATURE DE JEUNESSE ET LITTÉRATURE


ENFANTINE : LES ÉTAPES D’UNE ÉVOLUTION

Même si les deux expressions « littérature de jeunesse » et « littérature enfan-


tine » désignent souvent le même monde éditorial, il n’en est pas de même
du côté de l’école. Jusqu’à la Ve République, qui prolonge la scolarité à seize
ans en 1959, les responsables du primaire ont surtout le souci des livres à
proposer aux élèves des grandes classes (cours moyen et cours supérieur,
entre neuf et treize ans, puis quatorze ans). Les élèves des écoles primaires
supérieures, ou des cours complémentaires, sont également sous leur tutelle
jusqu’au brevet (quinze ou seize ans), ainsi que les normaliens qui ont entre
quinze et dix-huit ans, et dont ils ont à surveiller les lectures libres.
En revanche, à partir du moment où tous les écoliers entrent dans le
second degré, les lectures des adolescents ne concernent plus les instituteurs

189
L’école et la lecture obligatoire

mais les professeurs. L’école est chargée d’initier au monde de l’écrit les
classes d’âge de deux à onze ans, et non plus de six à quatorze ans. C’est
pourquoi, au fil du temps, prend une importance pédagogique croissante la
question des albums, longtemps absents en maternelle, ainsi que celle des
petits livres pour débutants qui ne savent pas encore lire aisément. L’école
passe ainsi d’une réflexion centrée sur la littérature pour préadolescents et
adolescents (quel que soit le nom qu’on lui donne) à une réflexion exclusi-
vement centrée, à partir des années 1970, sur la littérature enfantine. Entre
ces deux périodes, les deux appellations coexistent et seul le contexte permet
de savoir quelles classes d’âge sont concernées.
Pour fixer quelques repères chronologiques, on peut scinder cette évolu-
tion en quatre temps. Avant 1914, l’urgence est de faire entrer la lecture
d’auteurs littéraires dans la formation des maîtres. La question des lectures
récréatives est posée, mais les incitations ministérielles ne rencontrent
guère d’écho dans les classes. Dans l’entre-deux-guerres, la littérature enfan-
tine s’installe dans l’école, en même temps qu’apparaissent en ville les
premières bibliothèques spécialisées pour enfants. De la Libération aux
années 1960, le livre de jeunesse devient le fer de lance des pédagogues
pour lutter contre les (mauvais) illustrés. Enfin, nous entrons dans la
période actuelle, avec les crises de la lecture scolaire, révélée par la massi-
fication du second degré depuis les années 1970. La littérature de jeunesse
est alors considérée comme une des bases (mais pas la seule) de la culture
écrite, menacée par la puissance industrielle et commerciale des médias
audiovisuels et des nouvelles technologies.

FAIRE ENTRER LA LITTÉRATURE


DANS LA CULTURE ENSEIGNANTE AVANT 1914

Avant la guerre de 1914, la littérature enfantine n’a pas de place dans les
lectures primaires. Personne ne s’en émeut. Les contes de fées, les livres d’aven-
tures ou les belles histoires pour enfants sages qui inondent le marché, relè-
vent des éducations familiales, non des maîtres. Certes, on trouve des romans
(Les Voyages de Gulliver, Robinson Crusoé) dans les armoires de chêne qui
trônent au fond des salles de classe depuis le Second Empire 4, mais ils n’ont
pas été conçus pour la jeunesse. Quant au best-seller qu’est Le Tour de la France
par deux enfants, c’est un manuel conçu pour des écoliers du cours moyen,
« en groupant toutes les connaissances morales et civiques autour de l’idée de la
France ». Cette hagiographie de la patrie, blessée par la guerre mais « grande
par l’honneur, par le travail, par le respect profond du devoir et de la justice »,
remplit ainsi le programme d’histoire, de géographie, de sciences 5. Quel livre
de jeunesse pourrait remplir un tel programme ? En ces temps de vifs conflits

190
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

scolaires, l’école ne peut choisir que des livres utiles et irréprochables, tant du
point de vue idéologique (pas de prise de position politique, ni sociale, ni reli-
gieuse) que du point de vue de la langue. Dès qu’on s’éloigne des livres stric-
tement instructifs ou de récits de vie exemplaires, les récits de fiction risquent
vite d’être perçus comme futiles (ils n’apprennent rien d’utile scolairement)
ou tendancieux (les appréciations sur les caractères sont subjectives et donc
contestables). Le seul grand récit qui vaille est donc une histoire vraie : « Il y
a deux mille ans, la France s’appelait la Gaule »…

LIVRES POUR ÉCOLIERS ENTRE OBLIGATION


ET RÉCRÉATION

Lorsqu’on passe des morceaux choisis, lectures courtes, collectives et imposées,


aux lectures libres d’œuvres complètes, quels sont les choix pour l’école
primaire ? Les autorités parisiennes déplorent la vieille méfiance à l’égard des
lectures récréatives et voudraient gommer l’aspect trop exclusivement instructif
des bibliothèques scolaires faites pour « doter les populations laborieuses d’un
fonds d’ouvrages intéressants et utiles ». Mais comment les maîtres pourraient-
ils communiquer une expérience qu’ils ignorent, celle de « ce livre qu’on lit tout
d’une haleine, qui est un repos et un plaisir de bon aloi, qui récrée, c’est-à-dire
vous refait 6 », écrit Buisson. À l’école normale, c’est là l’obstacle, « on lit des
manuels de sciences et de lettres, des traités de pédagogie, des recueils de morceaux
choisis, quelques classiques même, ceux qui sont portés au programme. Très bien,
mais tout cela n’est pas lire, c’est étudier. On apprend ainsi à se servir du livre,
non à en jouir ; à l’utiliser, non à l’aimer ». Lorsque les instituteurs seront « amis
de la lecture, de la vraie lecture, celle qu’on fait pour soi, la lecture désintéressée »,
alors ils sauront faire partager ce goût à leurs élèves.
Le rôle des autorités scolaires est de hâter cette heure, qui ne semble pas
encore venue. En effet, tant qu’on s’en tient à des « lectures obligatoires »
instructives, il est facile de contrôler la lecture des élèves et de vérifier ce
qu’ils ont retenu. La récitation des leçons est là pour ça. En revanche, les
lectures désintéressées ne peuvent s’intégrer de la même façon dans les
routines de travail. Dans un premier temps, il s’agit donc de favoriser des
lectures libres, hors du temps scolaire, en s’appuyant sur le plaisir qu’elles ne
pourront manquer de procurer. La commission ministérielle cherche donc
quels livres les normaliens pourraient aimer lire pour eux-mêmes et, plus tard,
aimer faire lire à leurs élèves. Il faut que chaque ouvrage recommandé offi-
ciellement soit à la fois légitime, moralement et idéologiquement irrépro-
chable et capable de procurer ce « plaisir de bon aloi » qui fait aimer la lecture
pour toujours. Des auteurs français existent, mais hors du Grand Siècle, à la
prose hermétique. On suggère des ouvrages que leur intrigue ou leur style

191
L’école et la lecture obligatoire

rendent attractifs, même pour des lecteurs novices, comme George Sand,
Mérimée, Gautier, Daudet, Pierre Loti, Hector Malot, Edmond About. Ce sont
tous des écrivains « contemporains ». Chacun convient qu’il existe aussi
d’autres classiques, c’est-à-dire des œuvres ayant déjà acquis une reconnais-
sance universelle : Defoe et Dickens, bien sûr, mais aussi Fenimore Cooper
(Le Dernier des Mohicans), Stevenson (L’Île au trésor, Voyage avec un âne dans
les Cévennes). À côté de ces anglophones incontournables, sont également
cités Tourgueniev, Gorki, Manzoni. Les livres de lecture avaient manifesté
leur modernité en proposant des extraits d’auteurs controversés comme
Flaubert et Maupassant. La littérature de jeunesse pour les lectures libres est
aussi moderne, puisqu’elle est d’emblée internationale, alors que les lectures
obligées s’en tiennent à la prose nationale de langue française. Pour aider les
maîtres à suivre l’actualité éditoriale, Jules Steeg crée en 1894 La Lecture en
classe, revue destinée à « mettre les bons livres, les livres utiles, attrayants, bien
écrits, bien pensés, “suggestifs”, la littérature en un mot, à la portée des élèves
de nos écoles ». C’est la ligne qui prévaudra jusqu’aux années 1960.

LES RÉSISTANCES DU TERRAIN

Que fait-on « en pratique » dans les écoles ? Comment cette incitation est-
elle reçue sur le terrain et dans les écoles normales ? À lire les conférences
pédagogiques, les bulletins départementaux, les règlements des bibliothèques
d’école normale, on voit que les libéralités parisiennes rencontrent peu d’en-
thousiasme 7. Les urgences ne sont pas encore du côté des plaisirs de bon
aloi, mais bien plutôt du côté des loisirs studieux, des conseils de prudence.
Ou même des interdits brutaux, comme Louis Pergaud, normalien à Besançon
en 1898, en fait l’amère expérience.

« Pergaud lisait beaucoup. Il s’était, comme presque tous, jeté d’abord


sur les romans, ceux de George Sand en particulier et de ceux de Theuriet
que caressaient ses goûts champêtres. Le Directeur contrôlait ses emprunts
avec un soin jaloux, rayant ici, remplaçant là, tout entier à sa tâche de
farouche éducateur. Un dimanche matin, vive irruption dans l’étude.
Pergaud s’apprête à cacher le livre qu’il feuillette quand il est happé par
le Directeur. Horreur ! C’est Julien Savignac, de Ferdinand Fabre. Encore
une idylle ! On ne se plaît donc qu’aux ouvrages débilitants, où les passages
scabreux sont soulignés de traits d’ongles, où les pages savoureuses sont
élues entre toutes et marquées de doigts impatients ! Quelle histoire ! Le
Julien Savignac est immédiatement séquestré et son possesseur éphémère
privé de sortie. De ce jour, plus de Theuriet, plus de Sand, plus de Fabre.
Rien que du classique ! 8 »

192
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

C’est que les directeurs d’école normale, comme les maîtres d’école, redou-
tent l’influence délétère des mauvais livres et de la presse à grand tirage.
Les lectures libres sont difficiles à contrôler. L’isolement du lecteur silen-
cieux inquiète les éducateurs. Qui sait ce que peuvent déclencher dans l’ima-
ginaire incontrôlable d’un jeune lecteur, des pages lues en secret ? Comment
savoir si celui qui reste immobile devant la page lit réellement ou bien laisse
son « esprit errer au gré d’un texte qui le captive plus ou moins, pour l’aban-
donner ensuite à une oisive rêverie ou à des distractions étrangères au sujet 9 » ?
Les lectures à voix haute ont l’avantage de permettre un partage public et
donc un contrôle social du contenu et de la réception du texte.
Les autorités locales sont d’ailleurs confortées par les résistances fami-
liales. Un maître incitant ses élèves à « perdre » le temps bien court de la
scolarité obligatoire en lecture de délassement pour le plaisir, serait incom-
pris et blâmé. On se souvient du cri du père Sorel (« Chien de lisard ! »),
surprenant son fils absorbé dans un livre. Pour les générations rurales de la
fin du siècle, ce témoignage reste d’actualité. Les enfants des milieux cultivés
goûtent souvent très tôt aux plaisirs des lectures, dont témoignent tant de
souvenirs d’enfance, réels ou inventés 10. Cette expérience n’est pas celle des
enfants du peuple, car elle suppose des loisirs d’enfance que l’éducation fami-
liale populaire ne permet guère. Il est déjà bien beau que les parents accep-
tent les lectures d’études, valorisées pour autant qu’elles sont un dur travail,
quand bien même le profit ultérieur qu’elles apporteront reste incertain.
Comme l’écrit un instituteur qui sait que ses élèves n’iront pas lire à la biblio-
thèque, mais travailler au port :

« N’est-il pas à craindre que l’habitude à négliger le sérieux pour


l’agréable, habitude contractée dès l’enfance, fortifiée pendant l’adoles-
cence, ne vienne s’étendre à d’autres occupations que la lecture ? C’est
dès l’école qu’il faut dresser l’enfant à vaincre sa répugnance pour tout
travail […]. Quand il faut travailler pour gagner sa vie, on ne peut pas
impunément “être d’Athènes”.11 »

LA SCOLARISATION DES LECTURES RÉCRÉATIVES


DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES

Dans l’entre-deux-guerres, les réticences des enseignants et les résistances


des familles à l’égard des lectures désintéressées se lèvent peu à peu. Le
contexte a changé. Après le traumatisme terrible de la guerre qui laisse tant
de veuves et d’orphelins, l’attitude à l’égard des enfants se fait plus protec-
trice et indulgente. Il faut laisser aux enfants le temps de vivre leur enfance,

193
L’école et la lecture obligatoire

cesser de les charger de soucis d’adultes qu’ils découvriront bien assez tôt.
Dans les livres de lecture, les héros-enfants de l’avant-guerre étaient coura-
geux, débrouillards, raisonnables et fatalistes. Ceux des années 1930 sont
espiègles, remuants, insouciants et rieurs. Dans ces générations des classes
creuses, les familles sont moins nombreuses et la scolarité s’allonge à
quatorze ans en 1936. On a donc davantage de temps, avant d’entrer dans
le monde du travail. Quel rôle joue aussi la féminisation du corps ensei-
gnant dans cette conception plus maternante de la scolarité ? Les institu-
trices 12 sont, plus souvent que leurs collègues masculins, issues des classes
moyennes, certaines ont suivi un cursus secondaire avant de rejoindre l’en-
seignement primaire. Dans leur enfance, durant leurs études d’adolescentes
et leurs loisirs d’adultes (elles sont souvent célibataires), plus d’une a dû
goûter au plaisir des lectures de fiction.
Lorsqu’on regarde les pratiques recommandées dans les écoles normales,
les discours critiques à l’égard des mauvaises lectures et des effets délétères
de la prose romanesque demeurent aussi forts, mais les pratiques sont plus
permissives. On le voit, par exemple, à lire les registres de la bibliothèque
de Châlons-sur-Marne 13. Entre 1928 et 1931, les élèves-maîtres empruntent
en moyenne 40 livres durant leur trois ans de scolarité. Leurs lectures dimi-
nuent au fil du temps à cause des contraintes du Brevet Supérieur et des
stages en école (1re année, 15 livres ; 2e année, 13 ; 3e année, 12, en moyenne).
Sur le millier de titres empruntés, la part de la littérature est écrasante : 759
titres, contre 158 pour histoire, géographie et connaissance du milieu d’exer-
cice, 39 pour philosophie, pédagogie, sociologie, et 30 pour sciences et mathé-
matiques. Les lectures littéraires se partagent entre les classiques au
programme (œuvres complètes ou morceaux choisis), mais aussi des traduc-
tions (classiques latins et grecs, œuvres de Shakespeare, Goethe, Tolstoï et
Dostoïevski). Dans la littérature contemporaine, le théâtre (Courteline,
Rostand) et la poésie (Anna de Noailles, Jules Romains, Henri de Reignier
et en traduction, Tagore) pèsent peu devant les romans.
Parmi les œuvres privilégiées, les valeurs consacrées par l’Académie
française (Pierre Loti), qu’elles soient du clan laïque (Anatole France) ou
catholique (René Bazin), côtoient les écrivains issus du peuple, comme
Henri Béraud (fils de boulanger, prix Goncourt en 1922). La Gerbe d’or
(1928) qui relate ses souvenirs d’enfance est un des livres les plus
empruntés. La bibliothèque a aussi acheté le Jeune Homme (1926) de l’écri-
vain très catholique François Mauriac, ce qui aurait été impensable avant
1914. Entre les années Jules Ferry et les années Paul Lapie, un monde s’est
écroulé, un autre est en train de naître. L’institution reconnaît désormais
la valeur formatrice d’auteurs contemporains, de romans choisis selon les
goûts personnels, et qui sont sans utilité pour les examens, ou pour le
travail professionnel. Les jeunes maîtres accorderont-ils à leurs élèves la
liberté qu’on leur a reconnue ?

194
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

De fait, les instituteurs sont prêts à concevoir, sinon à adopter, la perti-


nence des nouvelles théories psychologiques (Wallon, Piaget), des pédago-
gies nouvelles prônant les méthodes actives (Cousinet, sinon Freinet). Toutes
plaident dans le même sens. L’apprentissage ne relève pas seulement de
l’acharnement au travail, mais aussi du plaisir et du jeu. La mobilisation des
enfants pour les études ne peut s’appuyer seulement sur l’obéissance, sur le
seul effort de la volonté, ou l’espoir de profits trop lointains. Elle doit, pour
perdurer, procurer des gratifications immédiates. C’est en tout cas ce que
proclament les titres des nouveaux manuels de lecture parus après les
programmes de 1923 : La Lecture attrayante, Lectures souriantes, Le Livre de
la joie, En riant, La Lecture sans larmes, Le Roman de l’école, Vive la lecture !
Le renouveau de l’édition scolaire rend matériellement visible cette révolu-
tion dans les manuels, avec leur typographie moderne, une mise en page
aérée, des illustrations en couleurs. Les normes éditoriales des livres de
jeunesse entrent dans les ouvrages scolaires. Jusqu’où peut aller ce rappro-
chement entre deux mondes, celui du travail et celui du loisir jusque-là
conçus comme antagonistes ?

ROMANS SCOLAIRES ET LECTURE SUIVIE

Le partage est très clair entre les lectures obligatoires et les lectures récréa-
tives faites à la maison (mais seulement par certains). Les premières sont
faites pour apprendre, apprendre à mieux lire et à mieux écrire, et aussi
connaître la langue écrite française (vocabulaire, orthographe, grammaire)
et le monde (histoire, géographie, sciences). Ce programme répond bien aux
impératifs d’urgence (consolider la lecture courante et « l’intelligence des
textes », aider aux progrès en orthographe et préparer les meilleurs au certi-
ficat). Mais il n’aide en rien à passer aux lectures longues. Comment élargir
le lot des « lecteurs de livres », pour l’instant limité à certains très bons
élèves ? Malgré leur bonne volonté, nombre d’enfants sans problème sont
vite découragés par les livres de la Bibliothèque rose ou verte, sans illustra-
tions et dépassant les deux cents pages. Serait-il possible de scolariser « la
lecture longue », pour qu’ils puissent, une fois sortis de l’école, ne pas arrêter
de lire ? Dans l’entre-deux-guerres, certains enseignants cherchent comment
accompagner tous leurs élèves dans cette aventure, au moins une fois ! La
lecture du samedi maintient le suspense sur un roman découvert chapitre
après chapitre (Sans Famille, Croc-Blanc), mais c’est le maître qui lit.
Pour rééditer l’exploit du Tour de la France, il faudrait que tous les enfants
aient sous les yeux un manuel déroulant une histoire. C’est ce que cherchent
à faire les manuels de lecture suivie14, qui découpent en « feuilleton » un
livre dont les péripéties ne s’arrêtent pas au bout d’une page, avec les

195
L’école et la lecture obligatoire

questions de vocabulaire et de grammaire. Aux lendemains de la Grande


Guerre, plusieurs formules sont simultanément explorées par les éditeurs et
les maîtres : la première consiste à prendre un roman déjà présent dans la
bibliothèque scolaire et à confier à un enseignant le soin d’en faire une
édition scolaire, adaptée aux contraintes de la lecture collective (nouveau
découpage des chapitres, explication des mots difficiles, exercices). Ainsi,
l’histoire de Rémi, bien trop longue dans le livre d’Hector Malot (Sans Famille,
1878), a déjà été réduite avec succès15. En 1930, le manuel qui en a été tiré
en est à la 16e édition. La seconde, c’est de passer commande à un auteur
qui écrira une histoire ad hoc, un maître se chargeant de la mise en forme
« scolaire ». Chaque éditeur espère tomber sur la perle rare, « l’écrivain pour
écoliers » (ce qui est tout autre chose qu’un auteur pour enfants).
Dans tous les cas, une précaution, une certitude et une évidence. La
précaution : il faut des histoires plausibles mais éducatives, plus réalistes que
romanesques, avec des héros auxquels des enfants de milieu populaire puis-
sent aisément s’identifier. Et il vaut mieux bannir les traductions, puisque
c’est tout de même l’enseignement du français qui est en jeu. La certitude :
n’importe quel écrivain vaut mieux qu’un instituteur (ou qu’un inspecteur)
qui s’improvise auteur. On ne rééditera pas l’exploit du Tour de la France
par deux enfants en acclimatant au goût du jour la prose didactique de
Mme Fouillée16. Les livres d’histoire et de géographie existent maintenant,
et il ne s’agit pas d’enrubanner les savoirs de l’école avec les ficelles dorées
de la fiction, mais de donner aux enfants « le goût de lire » sans prêche mora-
lisant. L’évidence : c’est avec des histoires d’enfants qu’on intéresse les enfants.
C’est sur ce dernier point que les choses s’avèrent moins simples que prévu.

VOIR LE MONDE AVEC DES YEUX D’ENFANT :


UN ENJEU DE L’ÉCRITURE LITTÉRAIRE

Parmi les livres rangés sur les rayons de (presque) toutes les bibliothèques
scolaires, on trouve ainsi de célèbres romans sur l’enfance, écrits par des auteurs
aussi reconnus que Jules Renard (Poil de Carotte, 1894), André Lichtenberger
(Mon petit Trott, 1898), Paul et Victor Margueritte (Zette, 1903)17. Cités en extraits
dans tous les livres de lecture, ils semblent avoir exactement « le format » conve-
nant au genre : chapitres brefs, prose limpide, humour. Cependant, les décon-
venues sans rémission de Poil de Carotte sont trop noires pour être scolarisées
quand on ne les lit pas « à petites doses », mais d’affilée. Et le dogme de l’amour
maternel est mis à mal avec trop de joyeuse férocité pour ne pas offusquer la
sensibilité des institutrices. Même difficulté avec Mon Petit Trott, où le narra-
teur adopte le point de vue décalé d’un enfant de quatre ans, nouveau Persan
ou nouveau Candide, sur le monde social (très bourgeois) qui l’environne. C’est

196
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

bien là le problème. Quel petit paysan pourrait sentir l’humour des récits où
le jeune héros découvre avec stupeur, en compagnie de sa miss anglaise, les
mœurs étranges et parisiennes des adultes qui l’entourent ?
On cherche donc un roman rural, qui mettrait en scène des enfants de
10-12 ans et auquel une classe du même monde pourrait s’identifier aisé-
ment. Ce chef-d’œuvre existe, roman de formation réaliste, homérique et
burlesque, qui narre les démêlés de deux bandes rivales. Mais il est banni
des écoles et pour cause.
« Ils nous ont traités de cons, d’andouilles, de voleurs, de cochons, de pourris,
de crevés, de merdeux, de couilles molles, de… » Quand bien même de tels
propos seraient, hélas, familiers à ses élèves, aucun maître ne pourrait « en
mettant le ton » cautionner ce qu’il ne cesse de combattre : la transgression
des règles écrites de la grammaire et de la norme non écrite des convenances.
La Guerre des boutons18 (1912), grande épopée de Louis Pergaud, l’instituteur
laïc devenu prix Goncourt, mort au champ d’honneur, ce roman dont le héros
est une classe et l’univers un village, reste donc à la porte de l’école.
Si ces œuvres littéraires n’entrent pas à l’école, c’est que les personnages
« enfants », dont le registre d’actions et d’intérêts semblait faciliter la récep-
tion et l’identification pour un jeune lecteur, rendent en fait le texte plus
difficile à comprendre. Dès qu’on a affaire à un écrivain19, il joue imman-
quablement (ou presque) sur les changements de point de vue : le lecteur
ne jouit du double sens, de l’ironie ou de l’humour des situations, que s’il
a « le recul » nécessaire. Comment demander une telle compétence à des
écoliers qui n’ont jamais lu un livre, alors qu’elle est justement le résultat
de toute une culture livresque ? Il faut donc se rabattre sur des œuvres au
réalisme stylistiquement plus raisonnable.
Admiratrice de Romain Rolland (prix Nobel en 1916), Madame Hélier-
Malaurie adapte le premier tome de Jean-Christophe, paru en 1904, sans
mesurer, sans doute, toute son audace : en 1933, proposer comme héros
scolaire un jeune allemand musicien, rêveur, imaginatif, sensible, roman-
tique, qui communie avec la nature et préfère la solitude aux « jeux de
garçons ». Cette antithèse de Lebrac ou de Tigibus ne sera pas rééditée.
Succès, en revanche, pour Vildrac20 qui écrit, à la demande du syndicat des
instituteurs, Milot, Vers le travail (1933) et Bridinette (1935), où il abandonne
l’utopie sociale de L’Île rose et la fantaisie qui a fait le succès des Lunettes
du lion. Il a parfaitement compris qu’en classe, les élèves (ou les instituteurs)
ont besoin d’une prose explicite, directe et sans sous-entendus. De fait, la
commande de SUDEL (Société universitaire d’édition et de librairie) est bien
révélatrice de la relation ambivalente de la profession à l’égard des fictions
littéraires. La littérature de jeunesse prend en charge, dans une langue
garantie par le statut d’écrivain, l’éducation morale des enfants (« il n’y a
pas moyen d’être heureux si l’on ne peut aimer les gens qui vous entourent »).
La leçon de sagesse découle de l’expérience humaine comme une loi scien-

197
L’école et la lecture obligatoire

tifique, de façon naturelle et indiscutable. L’école laïque se tient dans une


neutralité d’abstention, si bien que la littérature qu’elle souhaite ou qu’elle
apprécie doit avoir gommé toute incertitude éthique, sociale ou métaphy-
sique qui conduirait à aborder des sujets peu consensuels.
Tout à l’inverse de Charles Vildrac, qui pour satisfaire la demande de
SUDEL bride son imagination, Ernest Pérochon, qui fut aussi instituteur,
invente un monde « pour rire », rempli de figures littéraires : le valet pares-
seux, le chasseur vantard, le lutin malin, l’enfant gâté, le garçon gourmand
ou la fillette coquette. La réalité n’a rien à voir avec ces personnages de
fiction qui sont là pour tenir leur rôle d’écriture. Le maître et le texte doivent
aider les enfants à ne pas s’y laisser prendre, dans une lecture au premier
degré. Ainsi, quand on lit que Tap-Tap et Bilili, perdus dans la forêt, « se
couchèrent sur la mousse en pleurant et serrés l’un contre l’autre, ils s’endor-
mirent », une phrase en italique interrompt aussitôt l’émotion naissante du
jeune lecteur : « Attention ! C’est à partir de ce moment que l’histoire devient
étonnante ! » Que l’on ne confonde pas roman et réalité ne signifie pas que
les fictions soient mensongères : Tap-Tap et Bilili reviendront moins capri-
cieux du voyage chez les lutins. Ils savent maintenant pourquoi il ne faut
pas « demander la lune » (ils y sont allés). Pour s’énoncer, la vérité a besoin
de la langue et de ses métaphores plus que de la réalité, si bien que des
leçons de langage sont aussi des leçons de morale.
Ce qu’on apprend ainsi, à fréquenter Ernest Pérochon, c’est que l’école
confond souvent, mais à tort, trois questions, celle de l’initiation à la litté-
rature, celle des lectures longues et celle des textes de fiction. Pour initier
à la littérature, il faut écrire dans une langue qui mérite qu’on lui donne
voix, qu’elle soit prose, poésie ou même chanson (Pérochon met ses comp-
tines en musique). Pour « tenir » une lecture longue, il faut du suspense, et
donc une intrigue à résoudre. Pour pratiquer la fiction avec les enfants, il
ne faut surtout pas les perdre dans un pseudo-réalisme, mais s’inscrire dans
leur propre pratique de la fiction, telle qu’ils la connaissent dans les jeux de
« faire semblant » : ils s’y montrent parfois, pour peu qu’on y prête atten-
tion, des maîtres d’humour.

CONTRADICTIONS PÉDAGOGIQUES
ET LIMITES D’UN GENRE

Cette flambée éditoriale se heurte vite à certaines limites. Il est difficile de


tenir simultanément le plaisir du texte qui exigerait un tempo modulable
selon la dynamique du récit, et le travail en français qui utilise les malheurs
du héros pour réviser les conjugaisons du deuxième groupe. Pour éviter cet
écueil, certains maîtres découplent la lecture conduite pour elle-même, et

198
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

les exercices de français (vocabulaire, grammaire). Mais l’étude de la langue


est dès lors déconnectée de tout support textuel, ce qui paraît pédagogi-
quement un retour en arrière. C’est ce qui conduit de nombreux instituteurs
à revenir aux lectures choisies pour le travail collectif et à utiliser le roman
scolaire pour des lectures récréatives, que l’on fait « quand on a le temps ».
C’est ainsi que la plupart sont recyclées après la Libération, avant que le
genre ne s’éteigne : il faudra attendre les programmes de 2002 pour que les
maîtres soient à nouveau confrontés à la difficile scolarisation des lectures
longues. Car le retour au partage traditionnel (les livres de bibliothèque d’un
côté, les manuels de lecture de l’autre) semble préserver la liberté du choix,
respecter les appétits et les rythmes inégaux de lecture. Le maître n’est pas
dupe, les livres empruntés sont souvent rendus sans avoir été ouverts… Ces
questions sont d’autant plus brûlantes que les instituteurs subissent les
critiques d’un modèle concurrent : les bibliothèques enfantines semblent
réussir, là où eux échouent encore.

L’HEURE JOYEUSE ET LA BIBLIOTHÈQUE SCOLAIRE :


DEUX MODÈLES EN CONCURRENCE

En 1924 a été créée la première Heure Joyeuse, sur le modèle de la public


library américaine et le modèle a lentement essaimé. Dans des lieux spécia-
lement aménagés à leur usage et dont la richesse du fonds fait rêver, les
enfants ont accès à des livres exposés sur des présentoirs, feuillettent des
documentaires et des albums superbement illustrés, écoutent lire des histoires
connues ou inconnues pendant l’heure du conte, participent à des cercles
de poésie ; et chacun peut repartir les mains pleines après avoir, avec l’aide
d’une bibliothécaire spécialement formée, choisi sa manne. Le souci d’ins-
truire est aussi fort que le désir de favoriser les lectures de fiction : chaque
enfant empruntant une histoire se verra donc offrir un documentaire en
prime. Mais comment ne pas être tenté par tout ? Entre l’école et l’Heure
Joyeuse, la partie n’est pas égale. Le même mot, bibliothèque, désigne ici
un espace de vie à la luxueuse abondance et là une armoire close aux collec-
tions défraîchies. En constatant l’avidité de leur jeune public, Marguerite
Gruny, Claire Huchet et Mathilde Leriche, inlassables militantes de la lecture
enfantine, ont peine à accepter que les maîtres aient de si faibles ambitions
pour leurs élèves. N’est-ce pas la scolarisation pesante de la lecture qui
dégoûte les enfants de lire ?
La question est posée en public lorsque les bibliothécaires rencontrent
des représentants de l’école au Congrès d’Alger21 en 1931. Jean Baucomont,
qui doit être alors un des rares inspecteurs plaidant pour que les livres
soient en libre accès dans la classe, est prêt à en convenir : « Les manuels

199
L’école et la lecture obligatoire

et les méthodes de lecture en usage ne sont pas toujours attrayants. Quelquefois,


l’ennui qu’ils ont distillé, aggravé par les réprimandes dont les exercices de
lecture ont pu être l’occasion, ont mis leurs victime en garde contre les autres
livres.22 » Comment pourrait-il ne pas souscrire au programme que se fixe
chaque Heure Joyeuse ? Marguerite Gruny rappelle avec clarté la mission
de la bibliothèque enfantine : « Développer chez l’enfant l’amour de la lecture ;
l’éclairer en lui offrant les livres les meilleurs tant du point de vue moral que
du point de vue littéraire, en établissant entre eux une sorte de gradation ; offrir
à l’enfant des ressources variées afin qu’il puisse satisfaire ses goûts et apti-
tudes et ainsi affirmer sa personnalité ; préparer un public éclairé pour les
bibliothèques d’adultes.23 » C’est, depuis Ferry, le programme même de
l’école. La réussite éclatante des bibliothécaires auprès d’enfants très jeunes
conduit d’ailleurs Jean Baucomont à penser que, dès l’école maternelle, on
pourrait « créer chez l’enfant une disposition à la lecture en lui racontant de
jolies histoires, des contes et en lui montrant des albums et des collections
d’images ». La maternelle, lieu scolaire sans carnets de notes, peut pratiquer
sans problème une pédagogie de l’incitation et du plaisir. Mais l’envie de
lire suffit-elle pour apprendre ?
On ne peut d’ailleurs comparer les enfants de milieux urbains populaires,
qui sont alors les seuls ou presque à être pré-scolarisés, et ceux que leurs
mères emmènent à l’Heure Joyeuse. Les uns osent à peine parler en classe
et n’ont jamais vu de livres à la maison, les autres ont déjà passé des heures
à lire sur les genoux de leurs parents. Ce n’est donc pas étonnant si ces
derniers « savent presque tous parfaitement bien se documenter » à la biblio-
thèque, malgré l’abondance des collections. Certes, l’Heure Joyeuse de la rue
Boutebrie, en plein Quartier latin, est aussi fréquentée par des milieux moins
huppés, puisque on y trouve les fils des immigrés de l’entre-deux-guerres qui
travaillent au cœur de Paris (Polonais, Tchèques, Juifs d’Europe centrale).
Mais le règlement de la bibliothèque prévoit de refuser les enfants trop peu
intéressés, bruyants ou perturbateurs. L’Heure Joyeuse n’est pas une garderie.
Dans l’enseignement obligatoire, peut-on pratiquer avec la totalité d’une
classe d’âge, ce qui réussit avec des enfants avides de culture écrite ?
Aujourd’hui, après tant d’enquêtes sociologiques sur la lecture, il est aisé de
voir rétrospectivement où gît le malentendu : malgré des visées pédagogiques
identiques, les objectifs concrets ne sont en fait pas les mêmes, chaque profes-
sion modulant implicitement ses attentes en fonction du public d’enfants
qu’elle fréquente. L’objectif que Marguerite Gruny trouve dérisoire (faire
lire avec plaisir un livre en entier, une fois dans leur vie, à des enfants de
dix-douze ans) semble aux maîtres bien ambitieux, à une époque où la majo-
rité des Français ne lit aucun livre.
Ambitieux, mais pas irréalisable. Pour les éducateurs des années 1930, la
curiosité juvénile semble toujours prête à s’éveiller si les sollicitations sont
enthousiastes et la bienveillance inlassable. Comment des chefs-d’œuvre pour-

200
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

raient-ils ne pas faire de miracles ? Les bibliothécaires et les instituteurs ont


d’ailleurs tous rencontré des gamins de faubourgs ou des petits ruraux dévo-
reurs de livres, ce qui les conforte dans l’idée que rien n’est impossible ; ce
qui a réussi avec ceux-là peut réussir avec bien d’autres sinon avec tous.
Ceux qui cherchent les raisons des disparités ne mettent en cause ni les apti-
tudes des enfants ni l’influence familiale. Ils accusent plutôt des bibliothèques
d’école d’être trop chichement dotées, de présenter des livres démodés ou
abîmés. Ils déplorent les contraintes tristement scolaires pesant sur les exer-
cices de lecture, ils réclament une meilleure formation des instituteurs.
Ceux qui s’interrogent sont d’ailleurs peu nombreux : la plupart des ensei-
gnants exercent à la campagne ou dans des faubourgs, là où n’existe aucune
Heure Joyeuse et où leur pédagogie ordinaire donne toute satisfaction aux
familles. Ils ne ménagent pas leur peine pour pousser les enfants bien doués
vers l’examen des bourses et la sixième, ou, plus prudemment, vers l’école
primaire supérieure et plus tard, peut-être, vers l’école normale. Quant aux
autres, ils quitteront l’école, pour la moitié avec fierté, munis du certificat
d’études, l’autre moitié sans regret, mais généralement sans rancune, pour
entrer aussitôt dans le monde des adultes au travail. Plus personne ne se
souciera alors de leurs (dé)goûts et de leurs (in)aptitudes à la lecture. L’école
ne rejette donc plus la littérature de jeunesse, elle cherche au contraire à l’in-
tégrer autant que possible dans les dispositifs scolaires, mais aucune pression
sociale ne pèse sur elle dans ce sens, et elle a des ordres d’urgence à respecter,
qui s’appellent dictée et calcul. Le plaisir des lectures personnelles est pour
Marguerite Gruny une nécessité vitale, pour les maîtres un luxe désirable.

LA LITTÉRATURE DE JEUNESSE CONTRE L’ILLUSTRÉ


APRÈS LA LIBÉRATION

Les problèmes soulevés dans l’entre-deux-guerres deviennent le souci


commun des enseignants après la Libération, du fait de la conjugaison de
deux phénomènes : d’une part, l’arrivée sur le marché des comics américains
bon marché, modèle d’une presse commerciale pour enfants, d’autre part,
le grand espoir de démocratisation par l’école. La loi de juillet 1949 qui
réprime toute publication « présentant sous un jour favorable le banditisme,
le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes
qualifiés de crimes ou de délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la
jeunesse », a été votée par un parlement quasi unanime (comme le texte ne
condamne pas explicitement la presse américaine, le Parti communiste s’est
abstenu) mais cela ne suffit pas à endiguer la menace. L’inspection générale
alerte les éducateurs qui « ne peuvent rester indifférents à cet abêtissement, à
cette intoxication de la jeunesse française ». Les bibliothécaires les plus favo-

201
L’école et la lecture obligatoire

rables à la liberté du lecteur ne peuvent davantage accepter « le mal que


font certains livres et certains journaux pour enfants qui présentent sous un jour
favorable le banditisme, le vol, la paresse 24 ». En janvier 1955, L’Éducation
nationale, revue semi-officielle du ministère, publie un article de Raoul Dubois
(qui est communiste) résumant le sentiment général. Pour lui, le succès de
la presse commerciale tient en quelques points : « l’enfant et l’adolescent
aiment lire », l’illustré est facile à trouver, facile à lire et bon marché ; enfin,
« l’enfant et l’adolescent n’ont aucun autre moyen d’apaiser leur soif de lecture ».
Conclusion : « il est insuffisant d’attaquer seulement le contenu de l’illustré, il
faut lui substituer son concurrent direct, le livre ».
Les bibliothèques d’école et la littérature de jeunesse se retrouvent donc
en première ligne. Puisque le succès des comics semble une preuve irréfu-
table de la soif de lecture juvénile, la question de faire aimer lire ne se pose
pas. C’est faire aimer les bons livres qui exige une mobilisation générale. En
effet, Raoul Dubois ne propose pas de faire lire de bons illustrés, alors que
chaque mouvement éducatif a développé une presse enfantine irréprochable.
Par exemple, les patronages laïcs encadrés par les instituteurs éditent Francs
Jeux 25 et les scouts, les éclaireurs, les mouvements d’action catholique ou
dans la mouvance des partis socialiste ou communiste ont tous des revues
illustrées. Mais jusqu’en 1976, la presse enfantine 26 éducative est interdite à
l’école, du fait de ses engagements idéologiques militants, et celle qui n’est
pas militante est « bassement » commerciale, ce qui est pire. Raoul Dubois
ne s’interroge pas davantage sur la différence qui existe entre lire des livres
longs et lire des bandes dessinées en brefs feuilletons. À l’époque, personne
n’aurait l’idée saugrenue de réclamer Tintin et Milou à l’école. C’est donc de
la littérature pour la jeunesse que doit venir le salut.
Pour proposer des ouvrages attractifs, il devient urgent de rajeunir et
d’enrichir les fonds. Depuis le Front populaire, la solution d’avenir paraît
résider dans le réseau des bibliobus. Géré dans chaque département par
une bibliothèque centrale de prêt, il est chargé d’offrir des livres aux adultes
et aux enfants, l’habitude prise à l’école pouvant plus aisément se pour-
suivre ensuite. En 1939, le bulletin de l’ABF (Association des bibliothécaires
français) a relaté avec enthousiasme les effets miraculeux de cette innova-
tion : « À l’arrivée d’une voiture au moment d’une récréation, les enfants de
l’école accourent et se pressent autour des vitrines, et ce sont des exclamations
de joie : Scaf le phoque ! Panache l’écureuil ! La Belle au bois dormant ! Trois
Petits Enfants bleus ! et de discuter sur le contenu des livres aux merveilleuses
couvertures de couleur. Mais il faut rentrer. En silence, il épient la caisse et
reconnaissent en se faisant signe ce qui sera leur provende.27 » Entre 1946
et 1948, dix-sept nouveaux réseaux sont créés, mais faute de financement,
l’essor ne dure pas : les instituteurs qui n’exercent pas dans l’une des huit
mille communes desservies doivent donc solliciter la générosité des maires,
compter sur des dons, puiser dans les fonds des coopératives scolaires et

202
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

revenir à la routine habituelle, en prenant dans l’armoire les livres couverts


de papier bleu.
Cependant, l’image occupe dans les nouveaux livres une place qui devrait
les rendre aussi attractifs que les illustrés. Parmi les albums du Père Castor
apportés par le bibliobus, Panache l’écureuil, Scaf le phoque sont des docu-
mentaires racontant la vie d’un animal comme une histoire de fiction. Le
même procédé permet de faire voyager loin de France (Apoutsiak, le petit
esquimau, est écrit et illustré superbement par Paul-Émile Victor) ou dans
l’histoire (Grégoire, enfant du Moyen Âge). La forme d’album, la beauté des
illustrations en couleurs font qu’on peut les regarder avec des petits, mais
le texte qui comporte souvent deux niveaux d’information n’est ni court ni
facile et convient bien à des cours moyen. Paul Faucher, le créateur de la
collection avant-guerre, teste les productions en projet auprès des élèves de
l’école nouvelle d’Antony à partir de 1948 : ses livres visent désormais un
usage scolaire autant que familial. Le succès des illustrés déporte aussi l’at-
tention des pédagogues vers les imagiers pour tout-petits ou vers les nouvelles
versions des contes dont Walt Disney s’est emparé (Blanche Neige est sortie
en dessin animé en 1938).
De ce fait, le débat sur les contes de fées, jadis bannis par l’école répu-
blicaine, refait surface. Pour les instituteurs, l’école sort de son rôle en
valorisant des histoires reposant sur des croyances irrationnelles, pas
encore disparues de toutes les campagnes ; bien des institutrices sont mal
à l’aise devant la cruauté d’un monde peuplé de loups, d’ogres, de sorcières
et de marâtres. Mais des psychologues (comme André Berge) et des écri-
vains (comme Vildrac, Maurois, Duhamel) plaident en leur faveur. Les
contes merveilleux font partie du patrimoine de la littérature orale enfan-
tine, ils développent l’imaginaire, plaisent aux enfants et ont une valeur
éducative. Il suffit d’éviter ceux qui feraient trop peur, comme ces contes
de Perrault, où les enfants sont mangés (le Petit Chaperon rouge), aban-
donnés ou égorgés (Le Petit Poucet), où les filles risquent d’être épousées
par leur père (Peau d’Âne) ou engrossées dans leur sommeil (La Belle au
Bois dormant). Le Père Castor choisit des histoires moins noires, plus faciles
à lire et à exploiter en classe, parmi les contes russes (Roule Galette, Le
Petit Poisson d’or, Baba Yaga), ceux de Grimm (Les Musiciens de Brème),
d’Andersen (Le Vilain Petit Canard) ou dans le folklore hindou (Un petit
chacal bien malin). Les illustrations, poétiques et suggestives, sont bien
loin en tout cas des gravures impressionnantes ou cruelles de Gustave
Doré. Le fait d’avoir affaire à des contes en traduction autorise aussi les
auteurs à des adaptations qui ne choqueront pas les sensibilités enfan-
tines… ou plutôt l’idée que s’en font alors les adultes. Si le conte ne
vieillit pas, ces adaptations texte-images, comme les traductions en langue
étrangère, « datent » plus ou moins vite, dévoilant l’inconscient scolaire
des éducateurs qui les ont adaptées.

203
L’école et la lecture obligatoire

LES RÉÉCRITURES SCOLAIRES


DE LA LITTÉRATURE ORALE

Certaines réécritures produisent parfois des merveilles, comme ce chef-


d’œuvre de brièveté qu’est Roule Galette racontée, il est vrai, par Natha
Caputo. Mais l’illustrateur, qui fait de cette histoire une fantaisie pour
enfants, n’a pas saisi l’énigme de la galette magique. Derrière le couple de
retraités grassouillets en quête d’un dessert, comment deviner qu’il s’agit
d’un conte de famine ? Que le « grenier » vide où la vieille balaie le sol, est
le grenier à grains où on enferme le blé de semence, le blé défendu à la
consommation, celui qui doit assurer les semailles de printemps 28 ? Faite des
derniers grains interdits, mêlés à la poussière, cette ultime galette est une
« galette vivante », qui leur échappe. Elle n’a pas voulu nourrir les deux
vieux, et juste châtiment, elle sera mangée quelques pages plus loin. Conte
de famine pour sociétés rurales, que devient Roule Galette lue devant les
classes surchargées des années 1950 ? Un « conte de randonnée » dont chaque
petit auditeur peut vite chantonner la ritournelle « je suis la galette, la galette/
on m’a mise à refroidir/ mais j’ai mieux aimé courir/ attrape-moi si tu peux ! »
C’est sur le même moule qu’on lira Le Petit Bonhomme de pain d’épice ou
d’autres variantes. Mais il suffit de « mettre un autre ton » pour que l’his-
toire devienne un conte tragique, celle d’un petit Chaperon rouge qui
échappe au loup mais pas à la voix enjôleuse du renard, provoquant les
larmes d’enfants conditionnés aux happy ends. Les maîtresses d’école mater-
nelle « romantisent » ainsi des contes où les héros n’avaient pourtant ni états
d’âme ni dilemmes moraux.
Le changement de point de vue est visible selon qu’on raconte l’histoire
de Boucle d’or et les trois ours, qui peut s’intituler tantôt du seul nom de l’hé-
roïne, tantôt seulement Les Trois Ours. Le célèbre album du Père Castor,
illustré par Gerda Muller, présente d’abord Boucle d’or égarée dans la forêt
puis arrivant dans la cabane, alors que les versions anglophones présentent
la famille Ours partant faire un tour pendant que le porridge fume dans les
assiettes. Pourquoi le gros, le moyen et le petit ours sont-ils spontanément
transformés en une famille, alors qu’on ne sait s’il s’agit de trois frères ou
de trois amis, comme les trois petits cochons ? Dans la version du Père Castor,
l’héroïne essaie toutes les places, goûte tous les bols, mais elle n’est plus,
comme dans le conte de Grimm, celle qui trouve que ne sont pas (pas
encore ?) pour elle les nourritures, sièges et lits des grands, que ne lui suffit
plus le contenu du petit bol et qui casse la petite chaise.
Rose Celli tranche autrement : le petit bol, la petite chaise, le petit lit sont
« tout à fait justes » et au lieu de garder le mystère sur cette apparition-
disparition (« et jamais les trois ours ne revirent Boucle d’or »), elle renvoie
sagement son héroïne à la maison retrouver sa maman. La fugue n’était

204
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

qu’une escapade et les trois ours (« Tu as oublié ton bouquet, Boucle d’or »,
« Prends le chemin à droite ») seraient prêts à jouer les cousins de village chez
qui passer le week-end. Même retour au foyer pour la petite fille qui a
triomphé de Baba Yaga et obtient que son père chasse sa marâtre. Rose Celli
fait étrangement irruption à la première personne (ce que marque le féminin :
« invitée ») : « Depuis ce temps, la petite fille et son père vivent en paix. J’ai
passé dans leur village, ils m’ont invitée à leur table. La nappe était bien blanche,
les gâteaux bien frais et les cœurs contents. »
Au contraire, la fugue joyeuse de Michka ne le ramène pas à la maison
mais fait bifurquer son destin de façon imprévue. On est en 1941 quand
Marie Colmont écrit ce conte philosophique (« Qu’est-ce qu’une bonne
action ? »). Le jouet rebelle se grise d’une escapade sans entrave avant de
découvrir qu’il peut obéir à une autre loi qu’au principe de plaisir. Pour les
enfants de l’après-guerre, le jouet qui abandonne sa liberté juste conquise
et se fait cadeau de Noël ne paraît pas si héroïque que ça : il a fait une
bonne action, certes, mais peut-être aussi un bon choix en quittant une
enfant gâtée pour « adopter » un petit garçon pauvre et malade. Viendra le
temps où devenus jeunes parents, ils verront dans cette histoire de don de
soi un récit d’aliénation sentimentale, au message ambigu : mai 1968 sera
passé par là.
Finalement, le seul conte dont la violence perdure intacte appartient déjà
aux classiques de la tradition scolaire : la chèvre de monsieur Seguin finit
toujours mal, dans la prose intouchable d’Alphonse Daudet. À la fin de
l’album, André Pec dessine la petite chèvre agenouillée, seule devant un grand
ciel nocturne que blanchit la naissance du jour. Elle peut se rendre, soulagée
de s’être bien battue (« Pourvu que je tienne jusqu’à l’aube ! »), payant de sa
vie l’expérience d’une liberté sans prix, dans ce décor de montagne qui pour-
rait bien être le Vercors : on est en 1946. Mais aucune image n’illustre la
chute, dont la brutalité nue fait écho au Petit Chaperon rouge : « Alors le loup
se jeta sur elle et la mangea. » Si un conte si cruel (cœurs sensibles, s’abstenir)
a pu persister dans le corpus des lectures enfantines, sans adoucissement ni
censure, c’est que la prose littéraire qui le porte n’autorise pas les variantes
indéfinies de la littérature orale sans auteur. Pour l’école, un texte littéraire
est sacré, Daudet fait partie des classiques et son écriture est définitive.

DÉMOCRATISATION CULTURELLE ET RECHERCHE


D’UNE BIBLIOTHÈQUE IDÉALE

La lutte contre les illustrés qualifiés de bas étage se fait à travers des livres
aux illustrations soignées, elle se fait surtout en prônant la qualité des textes.
Pour les pédagogues d’alors, la qualité ne peut être un obstacle à la compré-

205
L’école et la lecture obligatoire

hension, au contraire : de même qu’une belle image se comprend mieux


qu’une image laide, chacun veut croire qu’un beau texte se laisse lire plus
aisément qu’un texte médiocre. La bonne tenue d’une histoire tient aux
manières de dire (correction syntaxique, justesse lexicale, simplicité stylis-
tique) autant qu’à ce qui est dit. Le reste est question de bon sens. Avec un
peu d’expérience, chacun saura choisir des livres convenables, selon les
milieux, les sexes et les âges des enfants, leurs attentes affectives paraissant
en l’occurrence plus décisives que leurs compétences en lecture.
Or, les textes proposés pour les différentes classes semblent particulière-
ment exigeants. À une époque où les programmes de français continuent de
recommander la progression officielle depuis Paul Lapie (déchiffrage, lecture
courante, lecture expressive), les textes à lire sans aide devraient pourtant
être plus faciles que ceux qu’on lit avec l’aide du maître dans la convivia-
lité de la classe. Ce n’est pas l’impression qu’on retire en lisant les listes
publiées par les revues pédagogiques. Voici par exemple la liste lauréate du
concours organisé en 1950 par la revue L’Éducation nationale, sur les
« ouvrages dont la lecture au cours de la scolarité devrait être considérée comme
indispensable et qui sont susceptibles de donner à la fois le plus de plaisir immé-
diat et le plus vif désir de faire des livres les compagnons des loisirs ». Vingt
titres sont proposés pour les enfants de 9 à 12 ans, c’est-à-dire six ou sept
livres par an, deux livres par trimestre scolaire et peut-être un livre pour les
grandes vacances. Les exigences quantitatives apparaissent faibles mais
l’époque n’est pas aux décomptes statistiques et personne ne songe encore
à apprécier les lectures au poids.
En même temps, on serait tenté de penser que, depuis lors, la télévision
a dû faire des ravages, puisque bien peu des actuels élèves de sixième seraient
capables de venir seuls à bout de la liste composée par l’instituteur couronné,
tant les livres semblent difficiles et longs : L’Odyssée (extraits) ; Robinson
Crusoé ; les Voyages de Gulliver ; L’Homme à l’oreille cassée ; Pinocchio ; Vingt
mille lieues sous les mers ; Tartarin de Tarascon ; Le Livre de la jungle ; Le
Merveilleux Voyage de Niels Holgersson ; Croc-Blanc ; Sans Famille ; Contes de
Grimm, d’Andersen, Contes des mille et une nuits ; Contes du chat perché ;
Contes des cent un matins, Grands Cœurs, Bridinette, Le Rossignol des neiges
(de Marie Colmont) ; Trois Petits Enfants bleus (de Fauconnier).
Cette liste internationale (huit auteurs français, deux italiens, deux anglais,
un américain, une suédoise, un danois, un allemand, et pour la Grèce éter-
nelle, Homère…) est véritablement « classique », puisqu’un demi-siècle plus
tard, presque tous les titres sont encore en circulation. Même sélection haut
de gamme, cinq ans plus tard, dans un autre concours « La joie de lire » ouvert
aux 10-16 ans, où l’on trouve Le Vieil Homme et la mer, le Petit Prince, L’Âne
Culotte, Le Grand Meaulnes, Oliver Twist, et en extraits, Don Quichotte, Les
Misérables et Cyrano. Parler de littérature de jeunesse doit donc s’entendre
au sens fort. C’est bien la littérature tout court, conçue comme un patrimoine

206
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

de chefs-d’œuvre indémodables, qui sert de modèle. L’élève idéal à qui il faut


« donner le goût » de lire (le secondaire se chargeant de « former le goût »)
n’est pas un insatiable liseur avide de nouveautés. L’école ne rendrait pas le
service qu’on attend d’elle si elle encourageait seulement les lectures de passe-
temps. La littérature de jeunesse a une autre mission, celle d’initier aux
lectures lentes, à travers des œuvres qu’on peut indéfiniment relire et qui
sont déjà l’expérience partagée de plusieurs générations. C’est pourquoi l’étroi-
tesse et l’archaïsme des fonds ne sont pas nécessairement ressentis comme
des signes de pauvreté scandaleuse. Si de bons livres sont là, en assez bon
état, est-il réellement nécessaire d’étendre indéfiniment le stock ?

LA LECTURE « À DEUX VITESSES » : INSTRUIRE


TOUT LE MONDE ET FORMER UNE ÉLITE

L’étonnement vient d’un autre contraste : comment est-il possible qu’aient


pu coexister deux pratiques pédagogiques apparemment si opposées ?
Comment peut-on, d’une part, conduire dans la classe un travail de lectures
collectives au jour le jour, brèves, lentes, faciles et aidées par le maître et,
d’autre part, ne retenir pour les lectures libres que des textes en exact contre-
point : longs, complexes, sans images, exigeant des lecteurs très sûrs, subtils,
rapides, capables de persévérer sans aide, bref, des lecteurs autonomes comme
on dira plus tard ? De fait, au moment où les bons élèves du primaire sont
encouragés à poursuivre leurs études, ceux auxquels est destinée en priorité
cette bibliothèque idéale ne sont pas la classe, mais ces têtes de classe de
milieu populaire qui n’ont pas chez eux les livres qu’on trouve dans les
bonnes bibliothèques familiales bourgeoises. Même si les livres cités
« devraient » être indispensables à la culture de chacun, chaque instituteur
sait que la majorité de ses ouailles s’en dispense allègrement et n’en ressent
nul manque. Comme les éditeurs de jeunesse indiquent les tranches d’âges
en fonction de leur clientèle habituelle (les familles qui offrent des livres à
leurs enfants, promis au secondaire), l’école primaire ne peut que se
conformer aux normes en usage : viser plus bas la disqualifierait.
Il y a donc toujours lieu de distinguer les lectures de classe, obligatoires,
et les lectures libres que la bibliothèque doit procurer aux meilleurs, ceux
qui iront vers des études longues à une date où moins de 5 % d’une classe
d’âge passe le baccalauréat. La littérature de jeunesse est chargée de les
initier au type de lecture qu’on exigera d’eux au collège ou au lycée. Elle
joue son rôle d’initiatrice culturelle, en se gardant de faire croire que lire
pour soi soit toujours facile et amusant. Par ailleurs, en privilégiant un petit
nombre d’ouvrages connus et reconnus de tous, l’école désigne avec insis-
tance et solennité les valeurs qu’elle promeut. Les élèves garderont la

207
L’école et la lecture obligatoire

mémoire des noms et des titres, déjà rencontrés dans les extraits des manuels,
se trouveront donc en terrain connu quand ils auront à les étudier plus tard.
Les classiques de la littérature de jeunesse doivent conduire aux classiques
de la littérature, ils ont pour fonction explicite d’initier à une lecture de
formation, conçue comme le loisir studieux par excellence. Bien des profes-
seurs de lettres de second degré, conscients qu’il faut de nouvelles pratiques
pour de nouvelles fins éducatives, sont prêts à créer une meilleure conti-
nuité entre les modèles de lecture offerts aux écoliers et aux collégiens. Ils
remettent en cause ce partage entre lectures d’études et lectures de diver-
tissement. On peut ainsi lire dans Les Cahiers pédagogiques, revue que lit
l’aile marchante de la profession :

« L’école [i.e. premier et second degrés confondus] doit envisager la


lecture autrement qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent : livre de lecture, livre
de français, d’une part, livre de bibliothèque, d’autre part, ces distinc-
tions de vocabulaire sont symboliques d’une attitude dangereuse : d’un
côté, les instruments sérieux qui vous apprendront à lire, à connaître les
classiques ; de l’autre, la récompense, la distraction promise “après l’ef-
fort”. Il s’agit au contraire d’installer solidement la lecture – il n’y en a
qu’une au fond – au cœur même de l’école et non plus de la supporter
comme un “vice impuni”.29 »

Pour mesurer l’écart entre les ambitions affichées dans les revues péda-
gogiques et les pratiques ordinaires, il faudrait comparer les prescriptions
pédagogiques, les inventaires de bibliothèque et les listes de prêts. On
saurait mieux qui lit quoi et on verrait comment les maîtres savent moduler
leurs incitations de façon pragmatique. Il doivent, certes, inculquer aux
bons élèves les normes de lecture qui les aideront à être reconnus de leurs
professeurs de lettres (c’est la pratique proclamée publiquement). Ils
peuvent dans le même temps aider les élèves plus férus de mauvais illus-
trés que de lecture studieuse, à chercher tout de même pâture à leur goût
dans le fonds scolaire. Dans les classes rurales à plusieurs cours, qui sont
encore les plus nombreuses, la situation est aisée car un unique fonds
alimente des élèves de six à quatorze ans, ce qui permet de composer des
menus selon l’appétit de chacun. Si le nombre des titres est limité, l’éven-
tail des lectures est large, des albums du Père Castor à la prestigieuse
collection Rouge et Or en passant par la Bibliothèque rose ou verte, le Coq
d’Or ou La Farandole. Une nouvelle série qui ne fera jamais partie du
corpus culturel consacré, le Club des Cinq, fournit des best-sellers promis
à une longue carrière. Grâce à Enid Blyton et à Claudie (et plus tard grâce
à Oui-Oui), certains enfants vont pour la première fois jusqu’au bout d’une
intrigue. Qui s’en plaindrait ? Dans les banlieues où s’installent des écoles-
casernes 30, exode rural aidant, certains maîtres plus hardis ont déjà

208
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

introduit sans forcément s’en vanter, le genre encore décrié des BD, pour
que tous leurs élèves n’aient pas seulement entendu parler mais aient réel-
lement lu Tintin en Amérique ou L’Oreille cassée ; d’autres, pensant que
feuilleter un illustré vaut mieux que ne pas lire du tout, profitent des
études surveillées pour prêter la revue Francs Jeux à des garçons qui ne
lisent même pas Mickey. C’est dire que les pratiques pédagogiques ordi-
naires ne refusent ni les lectures éphémères, ni les lectures de divertisse-
ment, mêmes s’il n’est pas possible de le proclamer haut et fort dans les
journaux pédagogiques. Comme ce sont des « lectures libres », elles échap-
pent aux comptabilités des carnets de notes, se négocient de gré à gré
entre l’élève et le maître, permettent de prendre des libertés avec les stan-
dards imposés par la vie de groupe sans encourir de risque.
C’est que des soucis plus pressants les tenaillent : au fur et à mesure qu’on
avance dans les années 1960, ceux qui partent vers la sixième ne sont plus
des élèves d’excellence, mais des troupes de plus en plus nombreuses et de
moins en moins conformes au lecteur modèle décrit par les revues. De partout
s’élèvent les rumeurs inquiétantes d’élèves arrivant au collège sans savoir
lire. Devant la secondarisation de masse, le modèle de l’élitisme républicain,
qui était celui de l’ancienne bibliothèque scolaire, bascule. Dans les années
1960, la démocratisation ne peut plus être définie comme la promotion des
élèves d’élite issus du peuple, mais comme l’élévation du niveau d’études de
toute la classe d’âge. Le rôle traditionnel de la littérature de jeunesse se
trouve en quelques années totalement remis en question.

LECTURES LIBRES ET LECTURES IMPOSÉES


À L’ÉPREUVE DE LA MASSIFICATION

Au fur et à mesure que l’école primaire perd ses finalités intrinsèques pour
devenir le vestibule d’un second degré de masse, elle est obligée d’adopter
des normes nouvelles de scolarisation, apparemment moins ambitieuses puis-
qu’il ne s’agit plus de viser les classiques, mais finalement bien plus
exigeantes, puisque les énergies ne se mobilisent plus seulement pour la réus-
site des meilleurs mais contre l’échec des plus faibles. Tous les récits d’ex-
périences exceptionnellement gratifiantes ne pèsent rien contre des
statistiques impitoyables, qui donnent les chiffres des redoublements, des
retards scolaires et des échecs à l’apprentissage. Or, le contexte est particu-
lièrement défavorable à la lecture ou plutôt à la lecture de livres.
La télévision, rapidement présente dans les milieux populaires, en parti-
culier urbains, apporte à domicile des informations sur le monde (informa-
tions, reportages) et des œuvres de fiction (pièces de théâtre, films, dessins
animés). Les enfants assis dans le cercle de famille découvrent sans qu’il en

209
L’école et la lecture obligatoire

coûte le moindre effort des sujets autrement intéressants que ceux du manuel
ou de la Bibliothèque rose. Si l’on peut ainsi apprendre des choses à son
gré, sans lire et en se distrayant, que reste-t-il à l’école ? Les rituels de lecture
collective apparaissent comme autant de pratiques archaïques que l’audio-
visuel met en péril. Comme il ne faut surtout pas que les élèves relèguent
l’écrit au rang des vieilleries dépassées de l’ère Gutenberg, les séductions
auparavant interdites sont autorisées puis encouragées. Chaque maître doit
faire sentir combien lire est à la fois utile et agréable. Lectures utiles : ce
sera le rôle des écrits fonctionnels (lecture d’affiches, de modes d’emploi, de
consignes multiples, y compris scolaires) ; lectures agréables : on retrouve la
littérature enfantine, bien sûr, avec un mot d’ordre, le plaisir de lire, qui
devient une injonction prioritaire.
La réforme n’est pas seulement de forme mais de fonds. Le rituel de la
lecture collective oralisée est abandonné au profit de la lecture silencieuse,
seule véritable lecture, celle qu’il faut apprendre à viser et pratiquer dès
l’apprentissage (cf. chapitre 4). Il faut aussi élargir considérablement le
corpus du lisible et, pour concurrencer autant que faire se peut la moder-
nité définitive de la télévision, accepter de faire entrer dans la classe, sans
restriction, la littérature enfantine et la bande dessinée contemporaines,
les illustrés et la presse. Bibliothécaires et pédagogues innovateurs s’allient
pour disqualifier l’ancien modèle culturel élitiste, auquel l’échec scolaire
peut être globalement imputé. Tandis que certains privilégient les lectures
documentaires d’information, d’autres prônent un nouveau modèle avant-
gardiste, à l’instar de ce qui se passe dans le second degré pour la littéra-
ture. Au moment où les professeurs de lettres abandonnent Corneille et
Chateaubriand pour Ray Bradbury ou George Perec, les instituteurs ne
devraient-ils pas délaisser Daniel Defoe et son Robinson pour Michel
Tournier et son Vendredi ? S’agissant des plus jeunes, le Père Castor, qui
a fait son temps, est relayé par de jeunes collections alliant l’humour des
textes et les hardiesses plastiques, celles qu’on trouve chez Harlin Quist,
au Sourire qui Mord ou à L’école des loisirs. Max et les Maximonstres détrône
Boucle d’or et Michka.
Les auteurs et les éditeurs qui voient s’ouvrir devant eux un marché
providentiel ne peuvent qu’applaudir ce rajeunissement des références. Le
salut est dans les nouveautés éditoriales, l’école doit être en phase avec
son temps et les enfants sont supposés capables de goûter dès leur plus
jeune âge l’humour au second degré des contes de Tomi Ungerer où les
petites filles séduisent les ogres et grondent les brigands (Le Géant de
Zéralda, Les Trois Brigands). Mais si le plaisir est le meilleur guide, comment
pourrait-on imposer un corpus de lectures libres, même d’avant-garde ? Que
dire à ceux et celles qui préfèrent l’esthétique kitch des Martine aux styli-
sations de Petit Bleu et Petit Jaune et les histoires prévisibles de Oui-Oui
aux jeux sur la langue du Prince de Motordu ? Faut-il qu’ils restent à la

210
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

porte des bibliothèques ? Derrière ces conflits de position qui engagent des
valeurs et des croyances, la question pédagogique non débattue est celle
des étapes à travers lesquelles se construit la mémoire du lecteur. Les
auteurs d’avant-garde, qui, par leurs audaces « subversives », séduisent tant
les parents diplômés, supposent déjà acquis les stéréotypes31 du récit, de
la représentation, des dénouements sur lesquels il est possible de jouer, en
les détournant, en les récusant, ou en les disqualifiant. Encore faut-il, pour
avoir le plaisir de les mettre en cause, les connaître et les avoir maîtrisés.
Le partage entre lectures obligées et lectures libres se déplace en deux
temps. S’agissant des lectures collectives, dans les années soixante, on
cherche encore à redonner sens à la lecture à voix haute : les textes choisis
privilégient les poèmes, faits pour être entendus plus que lus silencieuse-
ment, et les scènes dialoguées des romans ou des pièces de théâtre. En
revanche, la lecture silencieuse est plus difficile à scolariser. Dans les années
soixante-dix, les éditeurs proposent de nouveaux supports assortis d’exer-
cices autocorrectifs. L’ère des fichiers de lecture silencieuse commence,
privilégiant les textes courts, sans ambition d’écriture ni subtilité de
contenu : comprendre ce qu’on lit, c’est « traiter des informations », prouver
qu’on a suivi l’intrigue et saisi les enchaînements, et non se laisser séduire
par un héros ou captiver par une histoire.
C’est donc du côté des lectures libres que va se faire l’innovation
majeure. L’armoire-bibliothèque traditionnelle a fait la preuve de ses
carences pour former des enfants lecteurs. En 1976, l’Association pour le
développement des activités culturelles dans les établissements scolaires,
l’ADACES 32, publie son manifeste sur La Bibliothèque-centre documentaire
à l’école élémentaire. Vers une nouvelle pédagogie. Le dispositif permettra
de mettre en place les gestes du lecteur averti, dès le plus jeune âge (des
BCD s’ouvrent en maternelle dans les années quatre-vingt). Aux États-Unis,
c’est depuis longtemps un modèle presque banal : consultation en libre
accès, recherche documentaire, orientation dans le classement du fichier,
lecture sélective, feuilletage, identification des collections, reconnaissance
des genres ou des types de textes. Les visées de l’Heure Joyeuse, celles dont
les pionniers de la Lecture publique avaient rêvé pour le grand public avant
1914, vont-elles être enfin réalisées ? De fait, ce qui manque le plus, dans
la BCD, c’est la bibliothécaire, sans laquelle toute cette richesse risque de
rester sous-employée. Faute de personnel spécialisé, les équipes pédago-
giques doivent s’arranger avec les moyens du bord. La BCD est-elle d’abord
au service des classes (recherches documentaires collectives) ou des lectures
individuelles ? Faut-il l’ouvrir pendant les récréations, entre midi et deux
heures ? Y aller comme on va à la piscine, à heure fixe ? Compter sur le
bénévolat des parents pour y faire des animations en atelier, après la classe
ou pendant les activités désenclavées ? Faut-il dégager un demi-service
d’enseignant pour la faire entrer dans un véritable projet d’école ?

211
L’école et la lecture obligatoire

Comment organiser des heures de lecture obligatoire dans un lieu conçu


pour des lectures libres ?
Les instituteurs n’ont guère le choix. La BCD ne peut ni attendre la
venue spontanée de ceux qu’elle n’a jamais réussi à séduire du temps de
son idéal ascétique, ni se contenter d’organiser des fréquentations program-
mées. Tous les moyens sont bons pour faire lire et faire aimer lire, hors
d’une évaluation normée, y compris en acceptant ou en encourageant des
pratiques de lecture jusque-là réservées à l’espace familial. De fait, c’est
un modèle consumériste qui l’emporte nécessairement, modèle qui refuse
de hiérarchiser les lectures a priori, de disqualifier les unes parce qu’elles
seraient trop faciles ou trop ringardes et de privilégier les autres. Les collec-
tions faciles (les Martine, les Oui-Oui) deviennent des lectures à part entière.
Les revues pédagogiques publient des photos d’enfants à plat ventre sur
la moquette, plongés dans des bandes dessinées, montrant que certaines
frontières entre l’espace scolaire et l’espace domestique se sont effacées et
que l’école est prête à beaucoup tolérer « pourvu qu’ils lisent ».

LECTURES À PARTAGER ET À GARDER EN MÉMOIRE :


VERS DE « NOUVEAUX CLASSIQUES » ?

Il est trop tôt pour dresser un bilan de cette dernière période dont les muta-
tions ne sont pas terminées. Chacun connaît maintenant presque trop bien
le poids de l’environnement familial et, en particulier, l’efficacité des mères
dans le processus qui aboutit, avec ou sans l’école, à faire d’un enfant un
grand lecteur 33. Les enquêtes ministérielles ont aussi montré que réussite
scolaire et appétit de lecture pouvaient être des phénomènes partiellement
disjoints. Les nouveaux bons élèves sont des lecteurs efficaces, adeptes des
technologies permettant les consultations rapides, mais certains avouent
sans honte qu’ils n’aiment pas lire. Pour prévenir la baisse du futur lectorat,
les éditeurs ont multiplié les initiatives, tablant sur les séries, les livres inter-
actifs (Le livre dont vous êtes le héros), les collections à suspense (Souris
Grise, Chair de Poule). L’invention plébiscitée par l’école est celle de
nouveaux périodiques à mi-chemin entre le livre et l’illustré, comme J’aime
Lire ou Je Bouquine, qui clarifient le texte par de multiples aides dans la
mise en page, les rappels et les illustrations. La collection fait entrer en
douceur dans des écritures de plus en plus longues. Le courrier des lecteurs
favorise les interactions avec le couple auteur-illustrateur et la venue d’un
écrivain dans une classe n’est plus un événement exceptionnel.
Face à cette abondance, deux tendances coexistent toujours dans l’école.
Pour les uns, la littérature de jeunesse est un bon outil pour entraîner un
enfant à lire seul, selon ses goûts et désirs. Dans ce cas, dans l’école comme

212
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

dans la vie, il faut bien distinguer loisir et travail. L’école favorise les
fictions divertissantes comme elle favorise les loisirs sportifs, mais elle sait
que ce n’est plus la clef de la réussite scolaire, fondée sur la maîtrise de
l’écriture et l’efficacité des lectures aujourd’hui plus scientifiques que litté-
raires. En revanche, elle ne peut se résigner à ce que les enfants échouent
devant les écrits fonctionnels, nécessaires à la vie scolaire (schémas,
tableaux, consignes) et à la vie sociale (ceux qui font l’illettrisme). C’est
donc sur ces apprentissages de base que portent les efforts.
Pour d’autres, la littérature de jeunesse a des vertus différentes. Elle
pourrait toujours, pour peu qu’on sache s’orienter dans le labyrinthe des
publications, receler quelques passages secrets vers la littérature, dont la
valeur n’est pas seulement de distinction culturelle ou de rentabilité
scolaire. La force de la littérature de jeunesse est de représenter et de ques-
tionner le monde par le seul pouvoir du langage. Les films nourrissent
aussi l’imaginaire et racontent aussi des histoires, mais les images ne parlent
pas, alors qu’il faut parler avec les enfants. Où trouver le répertoire des
situations qui aident à répondre à leurs questions brûlantes, à formuler
des expériences parfois indicibles, à penser et à dire les partages et les
écarts, pacifiques ou violents, qui traversent le monde où vivent les enfants,
sinon dans le monde des mots qui font exister les fictions littéraires ?
Pour ce faire, il faut que les lectures soient partagées et deviennent
mémorables. L’école ne peut donc se satisfaire de lectures éphémères, dont
il ne reste nul souvenir une fois fermée la dernière page. Elle ne peut
davantage se satisfaire des slogans consuméristes du « toujours nouveau »
et « chacun ses goûts ». Les maîtres s’essaient à mettre les textes « en
réseau », pour que chaque nouvelle lecture n’efface pas les anciennes, mais
en réactive la mémoire. Ils savent, comme les parents, le plaisir presque
indéfini des relectures réclamées par les tout-petits. L’idée que les enfants
ont « besoin de neuf » pourrait bien n’être qu’un fantasme d’adulte ou un
slogan commercial pour éditeur en recherche de clientèle. Les années 1990
voient donc un progressif retour de pratiques un temps décriées, sinon
abandonnées, en particulier la lecture à voix haute, parce qu’elle est le
moyen le plus commode pour échanger sur un texte et parce qu’elle permet
à tous les élèves, rapides ou lents, bons ou faibles lecteurs, d’échanger et
de discuter sur un texte (chapitre 6). Au moment où les enfants handi-
capés sont chaque année plus nombreux à être intégrés dans les classes,
ce temps de partage est une plage dans laquelle la plupart peuvent d’em-
blée trouver leur place.
Les questions posées à chaque élève par écrit sur les morceaux choisis
littéraires distinguaient des « niveaux » de lecture qui étaient aussi des
étapes dans l’exploitation pédagogique : vérification de la compréhension
littérale par « l’explication des mots difficiles et des expressions inconnues »
et l’analyse grammaticale. Par exemple, « Dans la phrase de Louis Pergaud :

213
L’école et la lecture obligatoire

L’automne rendait la campagne mélancolique 34, expliquez le sens du mot


“mélancolique”, dites quelles sont sa nature et sa fonction. » [adjectif quali-
ficatif, attribut d’objet de campagne] Puis suivait une réflexion sur la signi-
fication globale du texte : « Qu’est-ce qui montre la mélancolie de la
campagne dans ce texte ? Pensez-vous qu’elle provienne seulement de l’au-
tomne ? » (Il faut répondre : non, elle vient de ce qu’il ne fait pas beau ce
jour-là et que surtout c’est la rentrée.) En bout de chaîne, on pouvait porter
(parfois) un jugement personnel (« Qu’éprouvez-vous à la rentrée des classes ?
Dites quelle est votre saison préférée et pourquoi ? »). Cette segmentation
ordonnée était imposée par le recours à des exercices écrits, eux-mêmes
imposés par la préparation des épreuves d’examen (questions posées sur
le texte de la dictée du certificat). Évidemment, pour les élèves, ce mode
d’évaluation était plus facile qu’un commentaire global, et permettait à
tout le monde de grappiller des points. Conséquence (non recherchée), les
maîtres ont pris l’habitude de se focaliser sur le contenu « objectif » du
texte, plus facile à vérifier et à évaluer. Cette culture scolaire de la lecture
expliquée oralement mais en vue de réponses formulables par écrit est
typiquement française 35 et elle a des effets jusqu’à aujourd’hui. Aux évalua-
tions internationales de PISA en 2000, les élèves français étaient parmi
ceux qui répondaient le moins aux questions impliquant une appréciation
ou une interprétation personnelles du texte.
L’entrée de la littérature de jeunesse dans les pratiques ordinaires de la
classe modifie nécessairement la donne. Le fait de devoir lire (entendre)
des œuvres entières et de les discuter oralement interdit dans la pratique 36
de séparer les phases de compréhension et d’interprétation. Les commen-
taires des enfants au fil du texte se situent spontanément à tous les niveaux
et les régulations du maître, qui peuvent lever des incompréhensions ou
des contresens d’interprétation (la « cassette » du prince n’est pas une bande
magnétique), n’imposent pas pour autant une seule interprétation. Quelle
que soit « l’autonomie en lecture » des uns et des autres, l’interprétation
(pourquoi les Maximonstres veulent-ils Max pour roi ?) et la compréhen-
sion (quand une maman appelle son fils « monstre », elle veut dire quoi ?)
interfèrent.
Les initiatives pédagogiques sont indéfinies, car la grande chance des
lectures longues est justement qu’on ne peut les faire entrer aisément dans
les protocoles d’évaluation prévus pour les textes brefs 37. Lire la littéra-
ture de jeunesse, ce n’est pas ou pas seulement « traiter de l’information »
conceptuelle ou des savoirs : c’est avoir peur, c’est rire et pleurer, c’est
sentir avant même de comprendre. Si l’école se donne toujours pour
mission de construire une culture commune, entre enfants et entre géné-
rations, les programmes officiels, en 2002 comme en 2007, montrent que
la façon de concevoir cette « culture commune » a changé : elle s’appuie
sur une liste, ouverte mais limitée, où choisir les œuvres à lire, faisant la

214
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse

part belle aux productions contemporaines (avec les risques que cela
comporte) et confiant aux écoles le soin d’élaborer leur propre sélection.
Les premiers dépositaires de cette « mémoire des choses lues » sont donc
les équipes d’école (ce que, dans cette école, « on » a lu l’an dernier, il y
a deux ans, au fil du cycle 3). Que désigne ce « on » ? De fait, c’est la
nouvelle instance de légitimation de la littérature de jeunesse pratiquée
et non prescrite. C’est bien ce que visait l’adjectif « classique » employé
sous Ferry : les classiques, ce sont les auteurs et les œuvres lus dans les
classes. Dans la littérature de jeunesse comme dans la littérature tout court,
une école qui veut transmettre, et pas seulement inciter, ne cesse de
construire et de reconstruire des « classiques ».

215
CHAPITRE
9

La lecture scolaire entre culture


et savoirs

A insi, au fil du temps, les finalités assignées à l’école ont changé. Alors
que jusqu’à la fin du XIXe siècle, les textes parlent surtout de la finalité reli-
gieuse et morale (former des chrétiens), l’école républicaine met en avant la
finalité politique et morale (former des citoyens). Au XXe siècle, les finalités
sociales (démocratisation des études, égalité des chances) deviennent priori-
taires lorsqu’il faut légitimer la scolarisation secondaire de masse. Avec la fin
de la croissance et la crise de l’emploi à partir des années 1980, les objectifs
socio-économiques prennent le devant et l’école est de plus en plus souvent
conçue comme l’institution qui doit préparer l’insertion professionnelle, à
long terme quand il s’agit de devenir juriste, médecin, ingénieur, technicien
ou enseignant, ou à court terme, quand il faut éviter aux élèves en échec
scolaire de se trouver exclus du marché de l’emploi. On peut donc observer
que le glissement des discours s’effectue en liant deux temps : finalités chré-
tiennes et morales, puis morales et politiques, puis politiques et sociales, enfin,
sociales et économiques, comme s’il fallait à chaque fois tenir ensemble « l’an-
cien et le nouveau ». Il s’agit là des fins proclamées dans les discours : qu’en
est-il dans la réalité des usages scolaires ? Une fin nouvelle abolit-elle les fonc-
tions anciennes de l’école et les usages qu’en font les familles ou les élèves ?
Le passage d’une finalité à une autre s’opère parfois de façon brutale :
l’école laïque interdit l’enseignement religieux à l’école, le catéchisme dispa-
raît, remplacé par la morale et l’instruction civique ; religieux et religieuses
n’ont plus le droit d’enseigner *1. Dans les pays catholiques où la conquête
de l’enseignement par l’État s’est faite « contre » le clergé, la laïcisation a
été une opération « chirurgicale », alors que dans les pays protestants où les
Églises sont des institutions nationales, la sécularisation qui, à considérer la
longue durée, s’est opérée également n’a pas produit les mêmes marquages
identitaires 2. Dans la laïcité « à la française », même si « Marianne » n’est ni

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 330.

217
L’école et la lecture obligatoire

croyante ni incroyante 3, seul un pouvoir d’État « anticlérical » pouvait ôter


à l’Église le pouvoir d’instruire, ce que n’aurait pu faire un pouvoir local.
Lorsque l’organisation d’un État est fédérale (Allemagne, Suisse, États-Unis),
lorsque la gestion des écoles est régionale ou municipale (Royaume-Uni, Pays-
Bas), les rapports de force entre les écoles, les Églises et les hommes poli-
tiques ne se gèrent pas de la même façon.
S’agissant de multiples autres enjeux, il y a plutôt coexistence : les familles
savent « l’utilité » de l’instruction élémentaire, même quand le discours scolaire
met en avant des priorités non utilitaires. De fait, l’école répond toujours à
plusieurs fonctions en coexistence, même s’il peut y avoir des conflits de prio-
rité. Ainsi, les instituteurs sont longtemps pris entre deux urgences : privilé-
gier les savoirs pratiques (la lecture, l’écriture et le calcul doivent être
enseignés en fonction des usages ordinaires des familles populaires) ou au
contraire privilégier les objectifs éducatifs et civiques (la géographie et l’his-
toire de France, l’instruction civique, et la lecture collective de textes litté-
raires visent à construire identité républicaine et sentiment patriotique). Les
discours du temps de Jules Ferry insistent fortement sur ce deuxième aspect :
en rapprochant les contenus du primaire de ceux du secondaire, le ministère
donne une légitimité nouvelle aux instituteurs républicains et laisse espérer
que des savoirs et valeurs partagés rapprocheront les enfants de toutes condi-
tions, dans une société où deux réseaux scolaires étanches séparent la jeunesse
promise au travail précoce et celle qui a le temps de « faire ses humanités ».
De fait, ce discours s’impose au moment où ce qui constituait antérieurement
la référence chrétienne commune à tous disparaît des programmes scolaires,
quand l’école publique devient laïque, c’est-à-dire « neutre entre les religions ».
Nous faisons l’hypothèse que les débats récurrents dans l’école française
autour de la culture générale commune, dont dépend la lecture scolaire, ont
leur point d’origine dans cette laïcisation radicale de l’école4. Les finalités
éducatives assumées anciennement par la religion nous semblent avoir
survécu à travers la finalité de transmission culturelle. La question de la
culture scolaire et donc des savoirs à privilégier pour donner aux enfants
« une éducation » (lettres ou sciences, savoirs abstraits ou concrets ?) est une
question vitale pour la IIIe République. L’école laïque doit manifester publi-
quement qu’elle assume l’éveil des consciences et l’éducation morale, qu’elle
ne cherche pas seulement à rendre les élèves plus savants ou plus habiles.
Elle vise à combattre l’erreur et les préjugés, à faire entendre la vérité, à
modifier les façons de voir, de penser et de faire, bref, elle fera de ses élèves
« des hommes et non des grammairiens », comme le demande Jules Ferry
aux instituteurs, trop obsédés à son goût par les accords de participes. Est-
il possible d’y parvenir sans dogme ni philosophie officielle ? Faute de reli-
gion ou de philosophie d’état, l’école laïque ne peut viser ce but que de
façon « pratique » et non « théorique ». En évoquant la morale de nos pères,
Jules Ferry vise cette pratique sociale collectivement (sinon unanimement)

218
La lecture scolaire entre culture et savoirs

reconnue, quelles que soient les confessions et les croyances. Mais la morale
ne suffit pas à légitimer l’école ni les savoirs enseignés.
Où trouver des textes qui bousculent les évidences ou fondent des certi-
tudes, « éblouissent les sens » ou font entendre « les voix intérieures », pour
parler comme Victor Hugo, sinon dans la littérature ? En entrant dans l’école,
ces grands textes vont peu à peu devenir comme un substitut de textes sacrés.
« Je ne sache pas de livre, lorsqu’il a compté, qui n’ait fait trembler le sol de
l’existence, disloqué la vision pauvre, grossière que je prenais, avant qu’il ne
l’ébranle, pour la réalité », écrit l’écrivain Pierre Bergounioux5, racontant un
souvenir de lecture d’école primaire. Peut-on dire qu’une telle lecture s’ap-
parente à une expérience religieuse ? Que la littérature, comme l’Écriture
sainte, fait prendre conscience qu’il existe « un autre monde » ? Que sa mission
essentielle n’est pas d’informer ni de divertir, mais de « sauver les âmes » ?
Énoncer la chose aussi brutalement peut susciter des protestations ou des réti-
cences, car une entreprise religieuse de salut échappe difficilement à l’incul-
cation dogmatique. Or l’école, si elle se définit comme laïque, doit se refuser
à toute doctrine. De ce fait, le devoir de transmission culturelle qu’elle s’im-
pose reste imprécis dans ses fins, incertain dans ses modalités et chaque effort
d’explicitation provoque malentendus et polémiques. C’est ce point que nous
proposons pourtant d’examiner, non point théoriquement mais empirique-
ment, en essayant de retracer à grands traits les étapes de son histoire.

LA TRADITION DES HUMANITÉS SCOLAIRES :


DES HUMANITÉS CHRÉTIENNES
AUX HUMANITÉS CLASSIQUES

Pour poser le problème historiquement, il faut interroger la notion de culture


scolaire du côté des écoles destinées aux futures élites, les collèges de la
Renaissance. En France, ils sont majoritairement catholiques et ont été créés
par des ordres religieux dont la mission était de lutter contre le protestan-
tisme. L’enseignement proposé est celui de la formation des clercs, jusque-
là seuls lettrés professionnels. À l’époque, « lettré » et « clerc » sont deux
mots encore synonymes, puisque seuls les savoirs d’écriture donnent accès
à la science et donc à la vérité et au salut.
Pour attacher les jeunes nobles à la cause catholique et leur donner une
éducation qui convienne à leur condition, les ordres religieux ont puisé dans
leur propre formation. Ainsi, la Compagnie de Jésus, qui est un ordre mission-
naire avant d’être un ordre enseignant, fonde des séminaires pour ses novices.
En les ouvrant aux enfants des élites sociales, les jésuites transforment le curri-
culum 6 conçu pour former les futurs jésuites en programme d’enseignement
offert aux jeunes nobles qui ne se destinent pas aux métiers des armes : classes

219
L’école et la lecture obligatoire

de grammaire, classe des humanités, classe de rhétorique, classe de philosophie.


Les études profanes s’arrêtent là, car les classes de théologie qui suivent sont
réservées aux membres de l’ordre. Comme dans l’université du Moyen Âge,
l’apprentissage s’est d’abord fait en latin, langue de l’Église, mais c’est autour
des auteurs de l’Antiquité, redécouverts par les humanistes de la Renaissance,
que s’est construit le corpus de référence. Virgile, Tite-Live, Cicéron ne sont pas
des auteurs chrétiens, mais pour Ignace de Loyola, les missionnaires de la
Réforme catholique ne pourront reconquérir la société que s’ils maîtrisent les
références savantes de la modernité, à une époque où le latin est toujours la
langue de communication en Europe. La fréquentation de Cicéron est d’ailleurs
essentielle pour entraîner de futurs prédicateurs à la rhétorique. Prêcher, ce
n’est pas parler à ses pairs, pratiquer entre clercs l’art de la disputatio univer-
sitaire, c’est s’adresser à un public qu’il faut retenir par l’art oratoire. En ce
domaine, un avocat comme Cicéron est le meilleur maître 7. Le succès est tel
que la Compagnie est vite débordée par les demandes des villes 8, mais ce
programme est aussi celui des autres ordres religieux enseignants (membres de
l’Oratoire, pères de la Doctrine chrétienne, Barnabites, etc.).
Évidemment, les Pères ont pratiqué une christianisation de l’Antiquité, en
choisissant des passages exaltant des vertus qui auraient pu être chrétiennes.
Le paganisme antique exaltant la république romaine s’est avéré finalement un
très bon instrument pour éduquer de jeunes nobles catholiques du Grand Siècle.
La force de cette transmission a été telle que le programme scolaire inventé
en vue d’une édification chrétienne a perduré au fil du temps, alors même que
les fins originelles en étaient perdues ou reniées. Il a été adopté par les régents
qui ont été « agrégés » à l’Université pour remplacer les jésuites après leur expul-
sion, en 1765. La Révolution française supprime les collèges, mais essaie en vain
d’inventer une autre culture scolaire, scientifique et moderniste, avec la créa-
tion éphémère des écoles centrales 9. Napoléon rétablit l’Université et crée des
lycées en revenant ou presque à l’ancien curriculum. Les lycées deviennent
collèges royaux après la Restauration, les versions et thèmes latins continuent
d’être l’ordinaire du futur bachelier, puisque c’est dans ces exercices qu’il
apprend la grammaire et la langue françaises. L’enseignement est au service
des mêmes lieux communs qu’avant la Révolution (louer la vertu et l’héroïsme,
décrier le vice et la lâcheté, déplorer les infortunes du sort et l’aveuglement
des tyrans), même si varient les hommes et les circonstances historiques auxquels
s’applique ce répertoire inusable. Pour tous, les préoccupations directement reli-
gieuses s’éloignent. Cette formation à l’écriture rhétorique prépare d’ailleurs
fort bien à leur rôle des générations d’avocats et de parlementaires. Pas de
réunion publique ou privée qui ne soit ouverte et fermée par un discours : l’élo-
quence oratoire qui a fait la réputation des grands prédicateurs (Bossuet,
Fénelon, Fléchier, Bourdaloue) sort des églises pour devenir l’art oratoire des
tribunaux et des assemblées.
Les « Belles-Lettres » deviennent ainsi un objet d’étude scolaire. En effet,

220
La lecture scolaire entre culture et savoirs

elles offrent un réservoir inépuisable de discours à reproduire ou à inventer :


refaire une harangue d’Auguste, imaginer un dialogue aux Enfers entre
Virgile et La Fontaine, rédiger la lettre que Mme de La Fayette aurait pu
écrire à Mme de Sévigné pour discuter des mérites comparés de Corneille
et de Racine 10. Lorsque les élites anticléricales de la fin du XIXe siècle conçoi-
vent les programmes des lycées républicains hors de toute religion, elles
n’imaginent pas une culture scolaire de référence autre que celle qu’elles
ont reçue, celle des Humanités classiques. Même si le mot classique est élargi
à tous les auteurs acceptés dans les programmes (XIXe siècle compris), les
classiques français restent massivement ceux du siècle de Louis XIV, fonda-
teurs de la langue nationale 11.
Ainsi, de même que les ordres religieux enseignants avaient adopté la lati-
nité païenne et chanté les vertus de la république romaine sous des rois très
chrétiens, les républicains laïques adoptent les écrivains chrétiens du Grand
Siècle, en particulier ces grands maîtres du discours français que sont les
évêques prédicateurs Bossuet ou Fénelon. Ce paradoxe n’a pas manqué d’être
dénoncé, car, comme l’écrit Gustave Lanson, « c’est une absurdité de n’employer
qu’une littérature monarchique et chrétienne à l’éducation d’une démocratie qui
n’admet point de religion d’État », de laquelle « on n’extrairait pas un grain de
pensée patriotique ou sociale 12 ». Littérature chrétienne, la littérature du Grand
Siècle est aussi une littérature de cour, destinée aux divertissements royaux :
de quoi parler sinon des conflits entre l’honneur et le bonheur, le devoir et
le désir, l’obligation du rang et les dérogations, vénéneuses et délicieuses, de
la passion amoureuse. Avec sévérité, Lanson se demande s’il est décent que
des programmes destinés à des adolescents consacrent tant de temps à une
littérature amoureuse, si bien que le professeur « occupe des heures durant des
enfants de quatorze à seize ans à distinguer l’amour d’Hermione de l’amour de
Roxane ou à démêler tout l’artifice de la coquetterie de Célimène ». La solution
sera d’élargir avec prudence le corpus au XVIIIe siècle, siècle des Lumières et
des philosophes, d’inclure même quelques poètes romantiques du XIXe
(Lamartine, Victor Hugo). Mais jusqu’à la fin des années 1960, les auteurs chré-
tiens du Grand Siècle restent des monuments sacrés.

LA DÉMOCRATISATION DES ÉTUDES


ET LA CRISE DE LA CULTURE

La force de ces références a été telle qu’elles sont devenues le Panthéon de


la culture française unanimement célébrée, le territoire partagé par les élites
de la gauche et de la droite. Les programmes parlent toujours de former
l’honnête homme, et les humanités classiques paraissent le chemin le mieux
tracé pour lier savoir et éducation, instruction et culture générale : la lecture

221
L’école et la lecture obligatoire

attentive est l’apprentissage de la patience, le plaisir de goûter les textes


n’est pas au départ, mais à l’arrivée. Son seul défaut, du point de vue démo-
cratique, était d’être réservé à une minorité sociale privilégiée. Tout le
personnel politique (de formation secondaire) ne pouvait donc que récuser
implicitement les choix faits jadis pour les enfants du peuple par Jean-Baptiste
de La Salle. En excluant le latin et donc la formation aux humanités, il avait
cherché à conjuguer deux urgences : d’une part, les savoirs d’alphabétisation
utiles à la vie sociale du peuple (lire, écrire et compter), d’autre part, le caté-
chisme et la pratique religieuse pour le salut des âmes. L’Imitation de Jésus-
Christ, Les Figures de la Bible (que la servante illettrée du jeune Grosley
connaît par cœur), le genre prolifique des Vie de saints constituaient une
littérature édifiante bien suffisante. Or, c’est bien du modèle des Frères des
écoles chrétiennes qu’est finalement sortie l’instruction primaire de la
IIIe République, à travers la Monarchie de Juillet et le Second Empire. En
faisant disparaître cette culture chrétienne de base qui dégrossit les rustres
et les fait entrer dans la civilisation13, le risque était double. Soit on discré-
ditait l’école en réduisant les ambitions primaires aux habiletés du lire-écrire-
compter (c’est le reproche fait à l’utilitarisme des écoles mutuelles anglaises),
soit on engageait les instituteurs sur la voie redoutable des savoirs « savants »
(la grammaire, l’arithmétique, les sciences, l’histoire, la géographie) où ils
risquaient en permanence de passer pour des « incapables prétentieux ».
En installant la littérature française dans les manuels de lecture primaires
(comme on l’a vu aux chapitres 7 et 8), les républicains font le pari que les
instituteurs et le peuple « communieront » ainsi au patrimoine français des
lettrés : même langue, même patrie, même littérature ; même vénération
pour La Fontaine et Victor Hugo, même admiration pour Corneille et Racine.
Dans une deuxième étape, il s’agit d’encourager les bons élèves des milieux
populaires à prolonger leurs cursus d’études grâce à des bourses, soit dans
les lycées bourgeois, soit dans des écoles primaires supérieures. La troisième
étape est de rapprocher les programmes du secondaire et ceux des écoles
primaires supérieures, et enfin de créer une école moyenne commune, le
collège, obligatoire entre onze et seize ans, en proposant à tous les contenus
d’enseignement jadis réservés aux élites.
Cependant, cette réforme pensée dès l’entre-deux-guerres, ratée à la
Libération, se met en place trop tard, entre 1960 et 1975, alors que le monde
a basculé. Les enfants du peuple vont au cinéma, aux concerts de rock, regar-
dent la télévision, téléphonent plus qu’ils n’écrivent. Après les événements
de mai 1968, une partie des professeurs de français prend acte de la mort
des Belles Lettres. « Les Belles Lettres tenaient leur façade grâce à l’armature
de leur rhétorique. Si on la leur enlève, il ne reste plus que poussières. […] On
se promène maintenant dans le champ dévasté d’un savoir littéraire, expression
que l’on ne peut employer même sans ironie.14 » La lecture des classiques est
devenue une tradition écrasante, archaïque et élitiste. À en croire les profes-

222
La lecture scolaire entre culture et savoirs

seurs, les vers de Corneille sont illisibles aux élèves des milieux populaires
qui arrivent au lycée, et les états d’âme du Cid, partagé entre amour et
honneur, procurent aux élèves des banlieues plus de stupéfaction et d’ennui
que d’enthousiasme. Tout le monde n’a pas eu la chance de vibrer en écou-
tant Gérard Philippe au festival d’Avignon. Cette crise de confiance de l’école
dans les contenus qu’elle a à transmettre est aussi une crise de la culture 15.
Crise de l’école : depuis les années 1960, l’école concerne toute la jeunesse
de plus en plus longtemps, mais ce n’est plus elle qui édicte les normes en
matière de culture et de pratique sociale. Les médias sont devenus de
multiples « écoles parallèles 16 » qui, bien mieux que les maîtres, imposent
leurs normes ou leurs modes 17. Le cinéma, la télévision 18, la presse destinée
aux jeunes enseignent comment ceux-ci doivent se conduire et se vêtir, quels
sont les mœurs, les rêves et les aspirations des vedettes du spectacle. C’est
auprès d’eux que les jeunes apprennent ce qui doit provoquer l’émotion ou
la colère, les larmes ou le rire et à qui il faut rêver de ressembler. Les profes-
seurs, qui pensaient que les héros des romans lus en classe pourraient à la
fois faire aimer la beauté de la langue et faire réfléchir sur le sens de la
vie 19, voient fondre leurs espérances.
Crise de la culture : du fait qu’elle n’est plus la référence centrale incon-
testée, l’école est en quelque sorte « marginalisée », au moment même où
elle semble avoir triomphé, puisqu’elle scolarise tout le monde. Or, ce n’est
pas parce que tous les élèves sont physiquement présents chaque jour dans
les classes que l’école a accru son influence sur leurs esprits, on pourrait
même dire, au contraire… Comme nous le disions en parlant des paradoxes
de l’obligation (chapitre 2), la généralisation de l’école la banalise et fait
apparaître comme une simple contrainte sociale ce qui relève du « devoir »
et du partage des valeurs. Que se passe-t-il lorsque ce qu’enseigne l’école
n’est plus « désirable », mais « obligé » ? Il faut aller à l’école, apprendre à
lire, savoir des maths, car, comme le disent les élèves, « c’est forcé ». La crise
de l’école est liée à une crise de la culture, ou à ce qui, jusque-là, était
désigné par ce mot.

CULTURE ET INCULTURE À L’ÉCOLE


ET DANS LA SOCIÉTÉ

S’agissant de ce qui nous préoccupe, la culture « pour l’école », la question


est seulement de savoir ce que l’école retient ou perçoit des débats sur la
culture « en général », qui se déroulent en grande partie hors d’elle, sur le
terrain politique20 et dans les sciences sociales. À travers le prisme des livres
ou des revues pédagogiques, nous pouvons saisir comment ces débats se
répercutent dans le monde scolaire, cristallisent des conflits idéologiques21.

223
L’école et la lecture obligatoire

La conception classique22 oppose la culture et l’inculture, comme on oppose


le savoir et l’ignorance. Instruire les ignorants, c’était les faire passer de l’er-
reur à la vérité, de l’obscurantisme à la lumière, de la barbarie à la civili-
sation. Le partage fait par les anthropologues entre croyances populaires et
savoirs instruits avait plutôt contribué à renforcer la prégnance et la valeur
du modèle scolaire. Les savoirs traditionnels, transmis par « voir faire » et
« ouïr dire », parlés dans des langues non écrites, comme autant de curio-
sités (rites, superstitions, recettes magiques, « us et coutumes ») condamnées
par l’histoire, étaient en passe de disparaître devant la marche inexorable
du progrès. Au contraire de ces savoirs archaïques imposés par l’arbitraire
d’une tradition autoritaire – celle de la France rurale, superstitieuse et catho-
lique ou celle de l’Afrique colonisée, musulmane ou animiste –, les savoirs
scolaires pouvaient d’autant plus aisément apparaître comme les savoirs
d’écriture, savoirs institués, savoirs légitimes, conjuguant le prestige de l’hé-
ritage antique et de la modernité occidentale.
Une nouvelle conception de la culture se fait jour dans les années 1950,
avec l’envolée des moyens audiovisuels. Comment désigner les produits
diffusés par les « mass media » sinon par l’expression « culture de masse » ?
Au moment où les pédagogues espèrent que la démocratisation de l’ensei-
gnement, la croissance économique et le livre de poche vont permettre de
diffuser enfin auprès de tous les chefs-d’œuvre de la littérature, réservés
jusque-là aux privilégiés, ce sont les westerns, les disques de rock’n roll, les
best-sellers et les comics importés des États-Unis qui inondent le marché. Tant
que la télévision est un service public, sans publicité, certains enseignants
imaginent qu’elle va être l’agent le plus efficace de la démocratisation cultu-
relle, en amenant à domicile les pièces de théâtre, les chefs-d’œuvre de la
peinture et les concerts de grande musique. Ils déchantent vite : les émis-
sions audio-visuelles doivent plaire au grand public, et dès que la logique
commerciale des « parts de marché » se met en place, la question des œuvres
culturelles, « éducatives », devient un enjeu politique très polémique.
D’autant que les goûts du public évoluent23. L’industrie des productions
audiovisuelles a beau jeu de dénoncer l’élitisme de ceux qui dénigrent les
émissions populaires de divertissement.
La culture de masse produit ainsi deux réactions. D’une part, elle est
condamnée et même méprisée par les enseignants progressistes, car elle
empêche les enfants de lire et détourne les couches populaires des revendi-
cations sociales24. Les produits audio-visuels ne sont pas des œuvres, mais
des marchandises. D’autre part, elle provoque l’intérêt passionné d’une mino-
rité, qui sent bien que l’école ne devrait pas ignorer la révolution culturelle
du siècle25. Pour la première fois depuis la naissance de l’époque moderne,
la suprématie de l’imprimé est remise en cause, et donc la lecture comme
mode d’accès incontournable à « tous les savoirs du monde ». À la culture
écrite, exigeante, patrimoniale, passéiste et scolairement imposée, s’oppose

224
La lecture scolaire entre culture et savoirs

une autre culture, hédoniste, éphémère, émotionnelle, visant avant tout la


jeunesse. Ceux qui refusent d’accoler le mot « culture » aux émissions de
variétés sont bien obligés de convenir que, contrairement aux traditions
rurales, cette « inculture » n’est ni archaïque ni autoritaire. Elle est urbaine,
actuelle, parle anglais, non les patois. Comme le répète MacLuhan 26, c’est
la culture de l’ère Marconi qui abolit l’ère Gutenberg.

CULTURE HUMANISTE, CULTURE BOURGEOISE


ET CULTURE DE CLASSE

C’est dans ce contexte que les sociologues cherchent à comprendre les illu-
sions naïves de la démocratisation scolaire. Ceux qui échouent au collège
sont d’abord les enfants de milieu populaire, incapables de commenter les
textes littéraires, ce qui conduit leurs professeurs de lettres à affirmer qu’ils
ne savent pas lire. L’école primaire les a habitués à une lecture collective,
oralisée, accompagnée par le maître pas à pas, et voilà qu’arrivés en 6e, ils
doivent lire et expliquer seuls des extraits de Molière. Quelques années plus
tard, leurs dissertations doivent exposer pourquoi « Corneille peint les hommes
tels qu’ils devraient être et Racine tels qu’ils sont ». Si ces exercices d’admira-
tion obligée les découragent, ce n’est pas leur intelligence qui est en cause,
expliquent Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron 27. C’est parce qu’ils n’ont
aucune connivence culturelle avec la culture lettrée. Ils ne sont jamais allés
au théâtre, n’ont pas appris à parler dans leurs familles la langue normée
qu’ils doivent écrire dans leurs devoirs, ils n’attendent pas que la littérature
leur donne des leçons d’existence et bouleverse leur regard sur le monde.
Ils sont prêts à travailler pour obtenir le baccalauréat, qui leur ouvrira des
destins sociaux meilleurs que ceux de leurs parents, mais malgré leur bonne
volonté, ils ont le plus grand mal à adhérer aux contenus et aux formes de
la culture de l’école.
Les mouvements politiques de gauche et d’extrême gauche donnent vite
un nom à cette culture scolaire : culture bourgeoise, culture de classe, culture
des élites sociales, destinée à « faire la différence », à trier entre les héritiers
et les démunis. Le livre de Bourdieu, La Distinction 28, expose magistralement
le versant objectif et le versant subjectif de cette relation à la culture,
montrant que la culture choisit ceux qui la choisissent, rejetant les damnés
dans les ténèbres extérieures, puisqu’elle a été faite pour ça. La culture, c’est
la religion de notre monde laïcisé, qui trie entre les élus et les réprouvés.
Grâce à leur docilité, les bons élèves de milieu populaire qui « ont la voca-
tion » et croient au salut par les études peuvent réussir et devenir profes-
seurs, ingénieurs ou médecins. Salut économique, sans doute ! Mais le prix
à payer pour cette conversion est élevé. L’école leur fait renier leurs

225
L’école et la lecture obligatoire

origines 29, leur apprend à avoir honte de leurs parents, leur demande d’ou-
blier ou de rejeter tout ce que ceux-ci leur ont transmis.

CULTURE, IDÉOLOGIE ET SCIENCE

De telles prises de conscience qui se cristallisent autour de mai 1968 ne


peuvent qu’ébranler la génération des professeurs entrés dans le métier
avec les idéaux forgés à la Libération. Ces professeurs progressistes ont
milité pour une école démocratique, se sont battus pour l’abolition des
privilèges culturels, ont rêvé que les enfants du peuple puissent avoir droit
à l’éducation réservée jadis aux enfants des princes et des privilégiés 30. Or,
cette démocratisation se révèle à l’usage être un piège, puisque la culture
des élites s’avère le meilleur outil de sélection pour tenir en échec (statis-
tiquement) les enfants du peuple. Dans cette conjoncture, les plus touchés
sont les professeurs de lettres, qu’ils soient de droite ou de gauche, anti-
cléricaux ou chrétiens, laïques ou communistes. Comment continuer à
enseigner la langue et la littérature, source de leur formation humaniste,
si cette source est empoisonnée ? Ce qui a été le levier de leur émancipa-
tion se révèle creuser les inégalités qu’ils voulaient abolir. Et si l’on refuse
cette culture, dévoilée comme bourgeoise, quelle est l’alternative ? Faut-il
se tourner vers la culture populaire ? Dans cette deuxième moitié du
XXe siècle, la culture populaire, c’est la culture de masse, l’industrie des
spectacles, la télévision.
Du passé, peut-on faire table rase ? Les militants de mai 1968 ont repris,
sur le terrain culturel, le slogan prolétaire, plus facile à proclamer qu’à
mettre en pratique, surtout lorsque l’héritage poussiéreux ou suspect qu’il
faut rejeter, ce sont les enseignements des anciens maîtres, ou plutôt les
croyances des anciens maîtres dans la valeur de ces enseignements. Une
crise de la transmission est ouverte, et un monde de représentations collec-
tives est en train de s’effondrer 31. Les nouvelles valeurs sur lesquelles fonder
une pédagogie démocratique restent à construire. Pour échapper à la
culture bourgeoise autant qu’à la culture de masse, certains visent une
porte étroite : l’approche scientifique, épurée de toute idéologie.
Linguistique, sémiologie, psychanalyse, sociologie rendent imaginable une
« science des textes », une lecture sans projection subjective. Alors que l’an-
cien enseignement littéraire voulait rendre le lecteur « meilleur et plus
sage », en lui faisant « sentir, admirer et goûter » les chefs-d’œuvre du
passé, il devient nécessaire de « décrire, analyser et démontrer ». Il faut
surtout rejeter toute tentation humaniste (on a vu où elle a conduit les
pacifistes des années 1930) et adopter une position de neutralité scienti-
fique, puisque l’humanisme, c’est l’idéologie bourgeoise. « Beaucoup de

226
La lecture scolaire entre culture et savoirs

professeurs de lettres sont passés de l’ancienne à la nouvelle critique. Je


voudrais montrer qu’il ne s’agit pas de l’adhésion à une mode, mais bien de
la découverte, faite dans l’exercice même de leur métier, des limites et de la
nocivité de l’enseignement traditionnel de la littérature32 », peut-on lire en
décembre 1969 dans les Cahiers pédagogiques (« Nouvelles Critiques et ensei-
gnement littéraire »). Sur les illusions en miettes de la culture des huma-
nités, le structuralisme peut se tailler un beau succès.
Ainsi, l’ancienne définition de la culture, opposant culture et inculture,
savoir et ignorance, est battue en brèche. D’une part, la culture audiovi-
suelle de masse, consumériste, libre, hédoniste, fait apparaître la culture
scolaire comme passéiste et autoritaire. D’autre part, des sociologues dévoi-
lent, derrière l’idéologie de la culture générale, « la nocivité de l’enseigne-
ment traditionnel de la littérature » et la réalité d’une culture bourgeoise,
élitiste et sélective, excluant par l’échec scolaire les enfants de milieu popu-
laire. Quelle nouvelle définition de la culture peut sortir de cette critique
au vitriol ? Avec le recul, on voit que c’est une définition issue de l’an-
thropologie qui devient en quelques années l’horizon de référence.

CULTURE DOMINANTE ET CULTURES DOMINÉES

Pour les anthropologues, la culture est l’ensemble des actions et des


produits à travers lequel un groupe social donne sens et valeur à ses
pratiques sociales, des plus ordinaires aux plus exceptionnelles, et carac-
térise son identité de façon spécifique. Ainsi, tous les hommes mangent
par nécessité biologique et chaque individu a des goûts et dégoûts person-
nels ; mais chaque groupe humain s’impose des interdits alimentaires, des
rituels de repas, des façons d’accommoder le cru et le cuit, pour reprendre
le titre de Lévi-Strauss. Les sociétés humaines ne cessent ainsi de cultiver
la nature, de transformer la nourriture en cuisine, la reproduction en
famille, la mort en sépulture et les rapports de force en guerre ou en poli-
tique. Leurs expériences de la vie et de la survie deviennent des récits
mémoriels : poésie, légendes, mythes, religion, histoire.
La grande force de cette définition, c’est qu’elle cesse de confiner la culture
à une classe privilégiée d’objets (les livres, les œuvres d’art) dont la fréquen-
tation ferait passer les enfants des hommes de la sauvagerie à l’humanité
civilisée. Dans une conjoncture de luttes anti-coloniales, un tel retournement
change le regard des militants de tout bord sur les revendications identi-
taires des mouvements d’indépendance. La domination coloniale n’est plus
conçue comme seulement économique, juridique ou politique. Elle apparaît
aussi comme culturelle : l’Occident a exploité les peuples colonisés, en leur
imposant ses modes de pensée, ses catégorisations, ses références et ses

227
L’école et la lecture obligatoire

systèmes de valeur. Si la révolte anti-coloniale conduit à s’insurger contre


l’étranger qui pille et exploite (mais on peut être pillé et exploité par des
gens de son propre pays), elle conduit aussi à rejeter ce que la colonisation
lui a apporté, en particulier dans les écoles : la langue, les savoirs, les réfé-
rences intellectuelles du monde occidental33. Franz Fanon, « plume noire
chauffée à blanc », en sera le fulgurant symbole34.
Le réveil des régionalismes reprend, avec dix ans de décalage, cette oppo-
sition entre colonisé et colonisateur pour dénoncer l’unification forcée de la
France autour du pouvoir parisien. Dans les années 1970-1980, les « autono-
mistes », qu’ils soient bretons35, basques ou occitans, dénoncent les abus de
pouvoir d’une école républicaine qui aurait éradiqué les cultures et les
langues régionales par la violence. Mais, en face de la culture dominante,
imposée et célébrée continueraient d’exister de façon souterraine de multiples
cultures dominées, populaires36, régionales, marginales. Elles n’ont pas
toujours produit des œuvres écrites et vivent largement hors des représen-
tations proposées par les livres, ces dépositaires privilégiés des œuvres de
l’esprit. En revanche, leurs traces sont faciles à repérer dans la culture maté-
rielle, celle des objets quotidiens, dans les rituels collectifs (repas, fêtes, chants
et danses, commémorations) et dans les pratiques de la langue : c’est dire
qu’elles peuvent plus vite être acceptées par la radio, le cinéma37 et la télé-
vision que par l’école.

TOUTE CULTURE EST UN SYSTÈME DE SIGNES

Tous les objets sociaux deviennent ainsi des « signes » à travers lesquels une
société se donne en représentation, s’exhibe symboliquement de façon furtive
ou spectaculaire, dévoilant ses idéaux proclamés et ses refoulements. Roland
Barthes a été un des premiers à avoir défriché ce terrain (Mythologies date
de 1957, le Système de la mode de 1967, et son analyse de l’affiche des pâtes
Panzani est devenu un modèle du genre). La sémiologie est ainsi devenue
une grille universelle pour « lire » la culture, et la linguistique a été promue
science des sciences humaines, traitant les langues comme des systèmes sans
parole et sans locuteur. La littérature est passée du corpus clos des chefs-
d’œuvre au corpus indéfini des « productions » écrites, où le Britannicus de
Racine côtoie James Bond, sans jugement de valeur a priori…
Production d’écriture, fabrique de la langue : les mots issus du monde
économique pénètrent le temple des Belles Lettres. Encore un peu, et il
s’agira de « remplir des objectifs » (d’apprentissage) et de « mesurer l’effi-
cacité des dispositifs » (didactiques). L’analyse intellectuelle débouche vite
sur des critiques politiques plus radicales. Pour Guy Debord, pour Jean
Baudrillard, notre société se réduit à être une « société du spectacle38 » ou

228
La lecture scolaire entre culture et savoirs

à une « société de consommation39 ». Dans cette nouvelle forme de tota-


litarisme mou, le « totalitarisme sémiotique », les individus ne sont plus
que des consommateurs aliénés, toutes les « productions » humaines (les
objets manufacturés, mais aussi les programmes politiques, les émissions
de télévision, la littérature et les œuvres d’art contemporaines) sont deve-
nues des marchandises que l’on achète non pour leur qualité mais pour
leur emballage.
Cependant, cette conception indéfiniment extensive de la culture laisse
entier le problème de fond. La force de cette définition est aussi sa faiblesse,
car la culture, c’est tout, c’est-à-dire n’importe quoi. Quand le relativisme
culturel devient la norme absolue, on se trouve en plein paradoxe. À la
religion de la Culture au singulier, sélective et élitiste, qui savait énoncer
ses critères de choix et assumer ses refus, succède l’éclectisme des cultures
plurielles en coexistence instable, en face desquelles toute position critique
est d’avance disqualifiée comme une intolérance ethnocentrique. En effet,
alors que la culture était un ensemble de signes faisant système dans l’uni-
vers clos des sociétés anciennes, dans nos sociétés contemporaines, démo-
cratiques, individualistes, elle forme un ensemble éclaté40. Finalement,
comme le remarque Michel de Certeau, ce relativisme convient parfaite-
ment bien à une société consumériste, qui conçoit les productions cultu-
relles comme des biens marchands, destinés à satisfaire les goûts de tous
les clients, sans exclusive. Dans les supermarchés de la culture, toutes les
minorités sont bienvenues, sans racisme ni xénophobie. S’il peut payer, le
client est roi.
Une telle conception de la culture disqualifie par avance tout projet insti-
tutionnel et, plus largement, toute « politique » de la culture. Le cas est
particulièrement brûlant lorsqu’il s’agit de l’école, qui exige un projet social
collectif. Comment définir la culture, si on refuse la thèse du « totalitarisme
sémiotique » et « l’homme unidimensionnel » qu’elle suppose ? Comment
sortir aussi de la mosaïque des micro-cultures qui enferment dans leur ghetto
communautaire, les groupes sociaux 41 (culture ouvrière42 à côté de culture
rurale ou bourgeoise), les minorités ethniques (culture bretonne ou occi-
tane contre le jacobinisme parisien), les groupes d’âge43 (culture « jeune »
contre culture rétro des « has been ») ou les sexes44 (culture féministe contre
domination machiste) ? L’école est-elle capable de dépasser cette mosaïque
identitaire et les conflits de territoire entre tribus ? Peut-elle et doit-elle
accueillir toutes les cultures d’origine de ses élèves avec respect45 ? Sur quoi
peut-elle construire une formation partagée, une raison de vivre ensemble
qui transcende les singularités des groupes d’appartenance ? Comment éviter
alors les dialogues de sourds ou les conflits sans fin46 ? Comment penser
une définition de la culture « au pluriel », qui essaie de dépasser cette aporie,
pratique autant que théorique ?

229
L’école et la lecture obligatoire

LA CULTURE COMME SENS PRATIQUE

Il faut d’abord tirer les conséquences de la nouvelle relation aux savoirs


instaurée explicitement par la scolarisation de masse. Acquérir un savoir,
ce n’est plus pour autant entrer dans une culture. En devenant le vecteur
quasi obligé de toutes les insertions sociales, surtout des insertions réussies,
l’école est devenue un instrument utile, beaucoup trop utile. Chacun
apprend pour réussir des examens, passe des examens pour se vendre comme
un produit performant sur le marché de l’emploi. À l’aune de la société
marchande, les savoirs valent ce que vaut la position sociale qu’ils permet-
tent d’escompter. La valeur d’échange a pris le pas sur la valeur d’usage.
Peu importe alors que les savoirs en eux-mêmes soient intéressants ou insi-
gnifiants, importants ou futiles. Il faut les « avoir » (les diplômes sont des
titres de propriété), plus encore que les savoirs.
Une telle pratique est hors de la culture. Comme le rappelle Michel de
Certeau47, il n’y a culture que si une pratique sociale a du sens pour celui-là
même qui l’effectue, que si son action, son geste ou sa conduite sont en eux-
mêmes porteurs de sens (et non pas en tant que moyen utile pour obtenir
autre chose). Qu’une conduite soit rentable ne suffit pas à la rendre sensée.
En devenant utilitaire, l’école engage les élèves à être seulement réalistes ou
même cyniques ; par exemple, à calculer leur investissement scolaire en fonc-
tion de ce que leur rapportera une discipline dans la course aux examens. La
réalité sociale fait loi, mais elle ne fait plus vertu. De ce fait, on peut repérer
dans les enseignements scolaires une ligne de fracture qui sépare les disci-
plines clairement rentables, celles pour lesquelles la question du sens n’a pas
à se poser institutionnellement (même si elle se pose toujours subjectivement,
à chaque élève), et les disciplines « gratuites », qui ne peuvent survivre que
si on continue à croire qu’elles sont « importantes en elles-mêmes ». On, c’est
tout le monde, le ministère, les parents, le corps enseignant.
Ainsi, dans les années 1960, les lettres sont détrônées par les mathéma-
tiques qui deviennent la discipline-reine, celle dans laquelle il faut réussir
pour aller vers les nouvelles filières scientifiques. Mais le fait que les meilleurs
élèves se dirigent de plus en plus souvent vers les sciences ne signifie nulle-
ment qu’ils en attendent de quoi satisfaire leur curiosité ou exercer leur
passion intellectuelle : qu’est-ce qu’ils veulent comprendre en apprenant des
mathématiques ? Souvent, rien. Pas plus que les élèves jadis investis dans les
versions latines, par souci du bac plus que par amour des Humanités. Leur
effort est suffisamment récompensé s’ils parviennent à réussir scolairement.
D’un autre côté, se trouvent les enseignements non rentables, comme l’édu-
cation physique, les arts, l’histoire. Pour survivre pédagogiquement, les profes-
seurs doivent alors séduire leurs classes, concevoir des activités gratifiantes
immédiatement ou à court terme. Sinon, comment pourraient-ils y exiger

230
La lecture scolaire entre culture et savoirs

du travail ? Les stratégies pédagogiques, sans encore le percevoir, sont


contraintes d’adopter le modèle consumériste de la persuasion publicitaire.
Cette séparation de fait, non de droit, entre culture et savoirs, ne concerne
pas que l’école. Elle concerne aussi la culture sociale au sens large, celle qu’ont
définie les anthropologues. Les conduites les plus symboliques « objectivement »
peuvent être perpétuées par des institutions, des rituels, ainsi que les savoirs
qui les accompagnent, alors qu’elles sont depuis longtemps vidées de leurs
sens, c’est-à-dire mortes. Il suffit de prendre l’exemple des pratiques religieuses,
accomplies par les uns avec ferveur, alors qu’elles sont pour d’autres de simples
formalités qu’il faut faire par prudence, par routine, ou pour d’autres raisons
qui n’ont plus rien à voir avec la croyance religieuse. Inversement, la publi-
cité cherche en permanence à transformer les objets les plus utilitaires ou les
plus fonctionnels de la vie moderne (la voiture, les chaussures de sport, le tran-
sistor, l’ordinateur) en « objets culte » à travers lesquels ce n’est pas un besoin
qui serait satisfait, mais un « désir d’être », impossible à combler et donc en
quête perpétuelle de nouveaux biens, démodés avant même d’être usés, où
s’investissent de façon fantasmatique des identités éphémères.

L’ÉCOLE ENTRE LES TACTIQUES CULTURELLES


ET LES STRATÉGIES INSTITUTIONNELLES

Toute la question est de savoir comment penser l’école et reformuler ses


missions dans un environnement qui se situe à ses antipodes. En effet, on
est obligé de dresser un constat de décès. Il faut reconnaître qu’est morte
l’école qui était le lieu unifiant des connaissances, dépositaire du trésor des
savoirs et gardienne des clefs qui y donnaient accès ; une école qui offrait à
tous le salut par l’étude et l’amour du savoir. Ou plutôt, est morte cette
représentation d’une école qui n’a sans doute jamais existé, mais il suffisait
que cette croyance soit collectivement partagée pour qu’elle soit légitime.
Quel peut être son nouvel espace d’action et son projet culturel, comment
peut-elle participer, sans se renier, au travail, beaucoup plus vaste 48, qui
désigne aujourd’hui « la culture » ?
Pour répondre à cette question, il faut accepter de défaire davantage notre
représentation scolaire de la culture, si attachée à des œuvres inscrites dans
une institution de transmission obligatoire et contrôlée. Si la culture n’est
pas dans des produits (les livres) mais dans des gestes et des actions (lire et
parler de ses lectures avec d’autres), si elle est un « faire » porteur de sens,
elle doit en permanence être envisagée du point de vue des acteurs. Michel
de Certeau oppose ainsi les stratégies, portées par les institutions, et les
tactiques, improvisées par les acteurs. Les stratégies maîtrisent l’espace de
leur action, jouent des rapports de force, capitalisent leurs résultats, défi-

231
L’école et la lecture obligatoire

nissent des projets, imposent des programmes. Les cultures sont au contraire
du côté des tactiques : de la même façon que les locuteurs empruntent leurs
énoncés à une langue et conversent en fonction des rencontres, chaque acteur
impose, à sa façon, sa marque propre sur ce qui lui est donné à faire, à
comprendre ou à vivre. Mais il n’est pas maître du terrain sur lequel il se
meut, il ne constitue pas la donne de ce qu’il rencontre : la culture se joue
toujours « sur le terrain de l’autre ».
Le paradigme du geste « stratégique » serait ainsi l’écriture, dans la mesure
où les écrivains sont « fondateurs d’un lieu propre, héritiers des laboureurs
d’antan, mais sur le sol du langage 49 ». En revanche, la lecture est un bon para-
digme du geste culturel, avec ses lecteurs-voyageurs qui « circulent sur les terres
d’autrui, nomades braconnant à travers des champs qu’ils n’ont pas écrits ». De
chaque rencontre « marquante », comme on dit, chacun sort ainsi « marqué »,
transformé, c’est-à-dire ni aliéné, dépossédé de soi-même, ni intact, c’est-à-dire
inchangé, mais « altéré », c’est-à-dire transformé et assoiffé d’un nouveau
manque. La réception n’est donc pas une pure passivité. Les spectateurs de
télévision, comme les enquêtes le montrent, loin d’être seulement manipulés
par la toute-puissance de l’écran, apprennent (plus ou moins vite) à trier dans
ce qu’ils perçoivent ou retiennent. Chacun a une manière de prendre et de
recevoir qui limite singulièrement les effets du message et le pouvoir du
médium 50. Si la réception est une activité, un processus d’appropriation, il
n’est plus possible de penser les apprentissages culturels sur le modèle de l’en-
richissement économique (le lecteur cultivé resterait le même en ayant simple-
ment accru la bibliothèque mentale de ses savoirs). En lisant ou en fermant
le livre avant la fin, en regardant la télévision ou en éteignant le poste, en
parlant de ce qu’il a vu ou lu, il continue à construire son identité.
Toute la difficulté est de savoir comment la transformation de soi qui s’ef-
fectue dans un processus d’éducation imposé se nourrit de pratiques issues
de sols culturels hétérogènes ou conflictuels. Là où la vision des vainqueurs
a été imposée de force aux vaincus 51, que se passe-t-il ? Continuent-ils de
vivre une double vie, avec une identité clivée ? Comment les enfants appren-
nent-ils les règles de prudence qui séparent strictement ce qu’ils peuvent
dire et montrer en public ou à l’école et ce qui continue de normer leur vie
privée ? Deviennent-ils amnésiques ? Quels sont les effets du silence social
qui accompagne ces oublis, ces refoulements, ces auto-censures ?
Pour les anthropologues, subsistent presque toujours, de façon secrète,
certains débris d’héritage qui, comme les interdits alimentaires, les bijoux
de famille ou le culte des morts, se transmettent de génération en généra-
tion. Certains individus vivent les métissages avec plus de bonheur ou de
sagesse, jouant avec virtuosité de leur double appartenance. Mais comment
qualifier celui qui a consenti à la violence d’une acculturation forcée, qui a
si bien adopté les savoirs de l’autre qu’il est devenu « un autre homme » ?
Un assimilé ou un aliéné ? Un élu ou un traître ? Un transfuge ou un parvenu ?

232
La lecture scolaire entre culture et savoirs

Ou simplement un très bon élève ? Ainsi, parce qu’elles sont, non des savoirs
objectivés, mais des « savoir faire » consubstantiels à leurs acteurs, les cultures
ne se capitalisent pas en objets, en produits, mais seulement en mémoire et
en gestes incorporés. Ce sont eux qui définissent les identités, c’est-à-dire les
manières et d’agir et d’être au monde.

CULTURE, SENS PRATIQUE, RATIONALITÉ

La disjonction entre culture et savoir en recouvre donc une autre, plus essen-
tielle, entre sens et rationalité. La rationalité est du côté des discours
construits, qui enchaînent des opérations de façon cohérente, des prémisses
aux conclusions, des hypothèses aux résultats, des causes aux effets, des
moyens aux fins. Tous les discours théoriques des sciences humaines fasci-
nent ou séduisent parce qu’ils transforment le monde en livre, mettent dans
la confusion chaotique des événements et des phénomènes, la merveilleuse
lisibilité de l’ordre du discours, lisibilité construite, abstraite, imposée ou
désirée. Bref, c’est la théorie. Dans la pratique, chacun sait que les choses
se passent autrement, que l’ordre du discours ne suffit pas pour guider l’ac-
tion avec sécurité et efficacité. Il peut même, souvent, induire en erreur. Le
discours théorique détermine parfaitement la hiérarchie des importances et
l’ordre des raisons : sciences des espaces construits. Mais il ne sait rien sur
l’ordre des urgences, puisque celui-ci varie selon les conjonctures et les
contextes et il n’existe pas de science du temps irréversible et de ses occur-
rences imprévisibles.
Pour savoir comment agir ici et maintenant, les cultures, au contraire,
sont souveraines. Ainsi, il existe des programmes académiques de formation
qui définissent rationnellement les savoirs nécessaires à une profession, les
objectifs opératoires et les relations entre théorie et pratique. Pourtant, tout
le monde sait que les cultures professionnelles se transmettent toujours de
bouche à oreille, au fil des rencontres et des expériences. Ces arts de faire
se transmettent à l’insu des hiérarchies qui les ignorent ou les tolèrent.
Parfois, elles les dénoncent ou les combattent comme autant de routines
conservatrices : les anciens apprennent aux novices comment interpréter les
injonctions des supérieurs hiérarchiques sans s’affronter directement à eux,
comment habiller les pratiques anciennes avec les mots des nouveaux discours
officiels, comment ruser avec des prescriptions ressenties comme « impos-
sibles ». Ils savent aussi comment faire du neuf avec du vieux, innover pour
répondre à des situations non prévues par les textes et qu’il faut pourtant
bien assumer. Ces « arts de faire » s’avèrent inventifs, bricoleurs, ingénieux,
du fait qu’il faut sans cesse gérer des contradictions insolubles, inventer des
compromis, répondre à des situations aussi urgentes qu’imprévisibles.

233
L’école et la lecture obligatoire

L’objectif n’est pas toujours d’accroître l’efficacité du système éducatif, mais


la vie quotidienne en dépend, et parfois la survie.
Ainsi, bien qu’ils ne s’inscrivent pas dans la logique de la rationalité discur-
sive, ces savoirs ne sont nullement irrationnels. Pas irrationnels mais incons-
cients. Ils demeurent, la plupart du temps, invisibles et inconnus de ceux-là
mêmes qui les pratiquent. « Il s’agit d’un savoir que les sujets ne réfléchissent pas.
Ils en témoignent sans pouvoir se l’approprier. Ils sont finalement les locataires et
non les propriétaires de leur propre savoir faire.52 » C’est sans doute ce qui explique
que tant de praticiens (parmi lesquels les enseignants, mais pas seulement eux)
puissent adopter en toute bonne foi, sans ressentir de contradiction, des discours
théoriques que leurs pratiques professionnelles devraient logiquement leur inter-
dire. Inversement, les logiques d’action se coulent mal dans les discours de l’abs-
traction généralisante : le sol de toute véritable réflexion théorique est toujours
l’expérience vive, celle de l’étude de cas, c’est-à-dire le travail clinique53.
En mettant la culture du côté du faire et non de l’avoir, on peut déplacer
les interrogations habituelles sur les missions de l’école ou sur les démissions
de l’institution. Il est ainsi possible de saisir à sa source la fascination de
l’école pour la rationalité discursive, qui conduit les pédagogues les plus tacti-
ciens à se rêver stratèges, à concevoir leur action comme une technique
entièrement déductible d’une théorie. En effet, les sciences de l’éducation,
les modélisations scientifiques, les rationalisations technocratiques sont deve-
nues les références obligées de la réflexion des chercheurs ou des décideurs.
À l’inverse, on comprend pourquoi ces discours passent mal dans la pratique,
puisque les théories sont hors de l’espace et du temps 54. Or, souci constant
des praticiens, l’espace est imposé (la salle de classe, comme la cour de récréa-
tion) et le temps manque toujours. Comment faire entrer les programmes
dans les calendriers ? Comment conjuguer le temps des projets et celui des
expériences mémorables, le temps du travail jamais terminé et celui des
résultats acquis (savoirs mémorisés, oubliés, retrouvés) ?

LA CULTURE SCOLAIRE COMME RÉÉCRITURE


DE L’HISTOIRE

Pourtant, la question à laquelle il nous faut revenir pour conclure est celle
de la culture scolaire que nous avons posée au départ. Quel sort cette concep-
tion de la culture en acte, définie comme pratique sociale du sens, fait-elle
à la culture patrimoine, telle que la définit et l’impose de façon autoritaire
l’institution scolaire ? Peu importe que le mot soit pris dans un sens tradi-
tionnel étroit (la culture, ce sont les Humanités littéraires) ou élargi (la
culture, c’est le corpus illimité de la littérature mondiale). On peut même
accepter de définir la culture de façon moderne, englobant les techniques

234
La lecture scolaire entre culture et savoirs

et les sciences. Dans tous les cas de figure, la culture, ce ne peut être seule-
ment les habiletés requises pour savoir lire, écrire et compter, c’est au
minimum la littéracie, c’est-à-dire les savoirs par lesquels et pour lesquels
ont été construits ces apprentissages. Ce corps constitué des savoirs imposés
par les programmes, les manuels, les examens, les traditions enseignantes
est manifestement du côté des prescriptions stratégiques et de la rationalité
discursive. Il est bien clair qu’elle n’est pas une réalité matérielle, objectivée,
mais une représentation instituée, une référence commune, qui a été décrétée
« propriété collective ». Décrétée par qui et comment ?
Ce que l’histoire de l’éducation nous apprend, c’est que cet héritage ne
cesse d’être l’objet d’âpres conflits et négociations au fil du temps. Les
chapitres précédents ont retracé certaines de ces luttes autour de la lecture
scolaire. À chaque génération, des corporations, des groupes d’intérêt, des
militants, des spécialistes se sont battus pour faire triompher leur point de
vue, imposer leurs visées ou leurs savoirs disciplinaires. D’autres acteurs
veulent maintenir leurs privilèges ou faire reconnaître leurs droits. Ces
conflits apparaissent d’autant mieux qu’on est plus près des instances de
décision (qui doivent arbitrer). Selon les conjonctures, les politiques essaient
de choisir l’objet à mettre sous les projecteurs de l’actualité, d’autant plus
si on est en période de réforme (les porte-parole écrivent dans la presse,
débattent à la télévision ou mobilisent l’opinion). Cependant, il est une règle
dont personne ne peut se départir dans un débat public sur l’école d’une
société démocratique : il n’est pas permis de dire qu’on se bat pour des inté-
rêts particuliers ou un parti pris, mais seulement pour le « bien commun ».
Qu’il s’agisse de méthode de lecture, d’initiation à l’informatique, de nouvelles
épreuves d’examen, les grands principes s’appelleront, selon les cas, intérêt
de l’enfant, défi de la modernité, démocratisation, résistance à la barbarie,
citoyenneté nationale, identité française, égalité des chances, culture
commune, maintien des exigences, ouverture au futur, humanisme, effica-
cité, innovation. Bref, il s’agit toujours de défendre la civilisation en péril.
Ce travail permanent du champ de la culture scolaire légitime ressemble
à ce que Michel de Certeau nomme une « opération historiographique », une
réécriture de l’histoire55. L’institution scolaire ne cesse de remettre en chan-
tier un corpus référentiel, à travers lequel, de façon tacite, elle règle des
comptes avec le présent. Cependant, comme il est plus facile d’ajouter que
de retrancher, de régler les conflits en donnant aux uns sans enlever aux
autres, la dernière vulgate n’efface pas toujours les anciennes. La culture légi-
timée par l’école devient ainsi un répertoire d’orientations si vaste que chaque
enseignant doit puiser et choisir, pour faire ce qu’il peut, ou ne faire que ce
qu’il veut. Devant une matière surabondante, chacun risque d’être renvoyé
à des choix subjectifs (ce que j’ai toujours fait), locaux (ce qui marche dans
ce milieu, avec ces enfants là), instables (l’an prochain, j’essaie autre chose).
Bref, la culture scolaire ressemble de plus en plus à la culture de masse.

235
L’école et la lecture obligatoire

Pourtant, les polémiques publiques montrent qu’une autre dynamique


continue d’y être à l’œuvre. Entre tous les savoirs possibles, l’école choisit,
doit choisir ceux qui ont valeur formatrice essentielle pour les jeunes géné-
rations. Ou plutôt ceux dont « la société » croit qu’ils sont non seulement
utiles, mais nécessaires, importants, éducatifs, bref, obligatoires. La culture à
transmettre, telle qu’elle est définie traditionnellement, est donc ce qui fait
l’objet d’une croyance partagée, croyance non pas individuelle, mais collec-
tive et inscrite dans des institutions. C’est ce qui la distingue définitivement
des biens marchands. Au fil du temps, les réformes institutionnelles obligent
les acteurs à définir leurs positions par rapport aux changements en cours ;
ce que certains jugent primordial est considéré par d’autres comme archaïque
ou superflu. Les uns croient à l’informatique pour tous, les autres à la lecture
des contes, les uns ne voient pas de formation possible hors des sciences et
des mathématiques, d’autres font des langues et des arts la pierre de touche
de l’éducation. De ses croyances, personne ne décide, puisqu’elles se sont
imposées à chacun au fil de ses expériences, de ses rencontres, de ses pratiques,
et pour beaucoup, de ses expériences scolaires passées. Aucune rationalité ne
peut donc trancher entre elles, puisque autre chose est en jeu qui n’est pas
négociable et qui est l’histoire singulière ou partagée de la relation que chacun
entretient non pas aux savoirs, mais aux valeurs qu’il leur accorde.
Les bouleversements qui ébranlent le socle culturel de l’école sont donc à
chercher non du côté des révolutions des savoirs ou des techniques, mais du
côté des révolutions du croyable56 : une génération ne croit plus à ce qui était
l’évidence partagée d’une autre, ou bien place soudain ses espérances dans
une innovation jugée salvatrice, qui était inimaginable pour la génération
d’avant. Les révolutions culturelles sont ainsi du côté des effondrements d’illu-
sions : on ne croit plus que l’école christianisera la société, ou protégera les
démocraties contre les dictatures, ou éradiquera l’illettrisme, ou préparera des
lendemains qui chantent. Elles sont aussi du côté des espérances sans cesse
renaissantes (le XIXe siècle sera l’ère nouvelle du libre accès à l’information,
des échanges réciproques de savoir et des convivialités mondiales, via Internet).
Elles provoquent l’étonnement incrédule des générations suivantes (comment
est-ce qu’ils pouvaient croire des choses pareilles ?).

Ainsi, comme l’Église hier, comme le pouvoir politique pour quelque temps
encore, l’école se trouve au centre des mutations liant le pouvoir et la parole.
En ce sens, la question de la culture écrite nous permet de saisir que l’enjeu
central de l’école n’est pas du côté de l’articulation entre la théorie (que puis-
je savoir ?) et la pratique (que dois-je faire ?). Ou plus exactement que les
deux premières questions de Kant n’ont de sens que par la troisième : que
m’est-il permis d’espérer ? Que m’est-il permis d’espérer, et non pas : qu’est-
il raisonnable d’escompter ? Comme les sociétés cotées en bourse, l’école ne
vit que du crédit qu’on lui fait, mais il s’agit d’un crédit métaphysique.

236
CHAPITRE
10

Les métamorphoses de l’échec


Ne pas vouloir, ne pas pouvoir,
ne pas savoir lire

A u fil des chapitres, nous avons plusieurs fois rencontré des élèves en
échec : échec de ceux qui, faute de savoir assez leur catéchisme, ne peuvent
faire leur communion ; échec des fils de bonnes familles, qui fait dire à
Rousseau que « la lecture est le fléau de l’enfance » ; échec massif des enfants
du peuple voués aux syllabes, évalué par Victor Duruy : « Quarante élèves
sur cent sortent de l’école ou ne sachant rien, ou sachant si peu de choses.*1 » ;
échec des enfants arriérés ou instables, « incapables de suivre leurs condis-
ciples » par insuffisance ou indiscipline, pour qui sont créées à l’aube du
XXe siècle les classes spéciales de perfectionnement et des écoles spéciales
avec internat ; échec galopant de ceux qui triplent leur cours préparatoire
et sont orientés vers les filières spécialisées dans les années 1960 ; échec
des enfants qui arrivent aujourd’hui en sixième sans savoir lire ; échec des
adolescents sortis « sans qualification » du système scolaire, ou des jeunes
illettrés repérés lors des tests d’embauche. Est-ce à dire que l’échec scolaire
soit une constante historique qui s’amnésie et se redécouvre périodique-
ment ? Ou bien y a-t-il des époques bénies où les résultats obtenus donnent
« globalement satisfaction » (les années Ferry ou l’entre-deux-guerres, par
exemple) et d’autres temps marqués au contraire, comme le nôtre, par des
constats moroses ou inquiétants ? Pour débrouiller quelques fils, il est utile
de distinguer l’expérience singulière des apprentissages ratés, décevants,
interrompus, abandonnés, impossibles, de la façon dont les enseignants ont
pu percevoir ce phénomène social que les ministres ou les chercheurs
baptisent « échec scolaire ».

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 333.

237
L’école et la lecture obligatoire

LES ENFANTS QUI NE VEULENT PAS APPRENDRE

L’échec à l’apprentissage de la lecture est une expérience qui court les siècles.
Si les témoignages singuliers préfèrent parler des brillantes réussites, on a
aussi des témoignages de parents inquiets devant une progéniture rebelle
aux apprentissages. Sous l’Ancien Régime, dans les « livres de raison » où les
pères de famille tiennent leurs comptes, on repère la trace d’instructions « à
problèmes » au nombre de contrats signés avec un maître : si le père ne cesse
d’en changer, c’est que les choses se passent mal avec l’enfant. Dès le
XIVe siècle, en Italie, « beaucoup prêtent une attention sourcilleuse à l’éduca-
tion qu’ils vont donner à leurs fils et en consignent méticuleusement les étapes
et les progrès dans leurs livres personnels2 ». Les marchands investissent dans
l’instruction de leurs garçons qui doivent apprendre à lire, à l’époque en
latin, dans le Psautier puis le Donatello (la petite grammaire latine), pour
très vite apprendre à écrire et à compter en langue vulgaire afin de travailler
à la boutique. Si l’enfant s’en avère incapable, la succession est en péril.
Le registre des plaintes et des remèdes (cet enfant n’apprend pas, pour-
quoi et que faire ?) alterne et/ou conjugue trois constantes : c’est la faute aux
parents, c’est la faute aux maîtres, c’est la faute à l’enfant. C’est la faute aux
parents, disent les maîtres, si l’enfant n’est pas obéissant, ne respecte pas
l’étude ni le maître, n’est pas puni de sa paresse, se sent soutenu quand il
fait mal. Au laxisme familial pour la progéniture, les maîtres ajoutent le peu
d’intérêt pour l’étude d’un peuple qui ne peut concevoir que des profits
immédiats. Les parents ne voient pas pourquoi leur enfant devrait en savoir
plus qu’eux, craignant de voir leur autorité alors mise en péril3. C’est la faute
au maître, disent les parents, il est trop jeune (ou trop vieux) pour se faire
entendre, il est négligent (ou pointilleux), il va trop vite (ou trop lentement),
il est trop sévère (ou pas assez), il a pris l’enfant en grippe, « il ne sait pas
le prendre », il n’utilise pas « une bonne méthode », la litanie est sans fin.
Cependant, si l’expérience est aussi malheureuse avec un autre maître, puis
avec un troisième, on est bien obligé de convenir que le problème vient de
l’enfant : on se souvient d’Angela Veronese, enfant rebelle exclue par une
maîtresse dévote et inculte, mais qui décourage aussi sa bonne grand-mère
et bien d’autres maîtres, avant de « surmonter son horreur de l’alphabet » à
onze ans, grâce au tutorat du fils du facteur.
Certes, un client payant le service d’un maître particulier attend des résul-
tats rapides et n’est pas dans la position d’un « parent d’élève » n’ayant
d’autre choix que l’école du lieu. Cette contrainte de situation pèse en milieu
rural4, mais elle ne doit pas être perçue à l’aune du réseau public actuel. La
scolarisation effective des enfants reste longtemps lâche, diverses voies sont
en concurrence (école communale ou religieuse, recours à un maître saison-
nier 5, apprentissage informel avec un proche). Les familles populaires ont

238
Les métamorphoses de l’échec

aussi à se poser la question : quelle solution préférer et quel maître ? Comme


la scolarité est courte, l’avis de l’enfant sur le maître devient un élément qui
pèse dans les choix. « Ce que les enfants veulent, les pères et mères le veulent
aussi », écrit de La Salle. Penser qu’en la matière, les pauvres subissent quand
les riches choisissent, c’est projeter sur le passé les comportements actuels
en face de la carte scolaire, imposée à tous mais contournée par certains
seulement. Pour imaginer ces marges d’action, pensons aux tactiques actuelles
des gens du voyage6 dont les choix de stationnement (le lieu, la durée) tien-
nent compte de la « réputation » plus ou moins accueillante qu’a tel direc-
teur d’école ou tel maître d’après les enfants qui les ont pratiqués. Elles ne
sont pas si éloignées, dans leur principe, des stratégies élitistes incluant la
proximité de « bonnes écoles » dans leurs choix immobiliers. Restent évidem-
ment les écarts de visée : dans un cas, il s’agit de préparer à des études
longues ; dans l’autre, il s’agit de « ne pas dégoûter l’enfant de la lecture ».
C’est que parents et maîtres, tout en se renvoyant la balle, font le même
constat et partagent la même certitude : si, malgré des efforts conjugués,
l’enfant n’apprend pas, s’il ne « veut pas » se mettre aux lettres, ce n’est
peut-être pas de sa faute, mais c’est bien de son fait. Les capacités à étudier
sont inégales, comme le révèlent les écarts entre frères ou entre sœurs, pour-
tant issus des mêmes parents et élevés de la même façon. La différence des
« états » auxquels ils sont promis fait qu’on ne compare guère garçons et
filles (sans croire pour autant à l’inégalité naturelle des sexes 7). Il y a des
petits qui apprendront très vite, car ils « ont beaucoup d’esprit et de
mémoire », comme dit La Salle, et d’autres, dépourvus de l’un comme de
l’autre, que l’on ne pourra dégrossir. Entre les deux, il y a la masse des
enfants susceptibles d’apprendre, au prix d’un dur labeur.

LES ÉLÈVES PARESSEUX, ENTRE CHÂTIMENTS,


PUNITIONS ET MORALE DU DEVOIR

Ce sont ces enfant, spontanément insouciants et paresseux, qu’il s’agit de


« ne pas dégoûter », puisque sous l’Ancien Régime, les familles populaires
imaginent mal comment on pourrait contraindre un enfant à apprendre s’il
n’en a pas le goût, alors qu’il est possible et souvent nécessaire de le
contraindre brutalement à travailler et à obéir aux ordres8. Le goût de l’étude,
découlant des facilités naturelles, n’est-il pas, comme le don d’une voix juste
et d’une bonne mémoire, l’indice d’une « vocation » de clerc, qui ne concerne
que peu d’élus ? Si l’enfant n’apprend pas, c’est qu’il n’a pas « la tête faite
pour ça », et comme on ne peut changer sa nature, si on ne peut venir à
bout de son entêtement, il est raisonnable de ne pas insister. J.-B. de La Salle
appelle cela « gâter les enfants » : « Ordinairement les enfants des pauvres ne

239
L’école et la lecture obligatoire

font que ce qu’ils veulent, les parents n’en ayant aucun soin, étant même idolâtres
de leurs enfants. » Il sait tout ce qu’un enfant peut gagner à être obligé dès
le plus jeune âge, comme dans le monde aristocratique où le soin d’une
éducation a souvent pour prix le fouet et les larmes. Jean-Jacques Rousseau,
qui veut « laisser l’enfant vivre son enfance », demande au précepteur d’Émile
d’adopter des valeurs finalement bien plébéiennes.
Un siècle plus tard, sous le Second Empire, le discours dominant des
familles cultivées9 est d’éduquer en douceur. Par élites politiques interpo-
sées, ces nouvelles évidences éducatives pénètrent les recommandations
ministérielles. Inversement, comme l’utilité d’une instruction élémentaire
devient plus évidente, la police des familles pénètre les mœurs des plus
humbles et fait concevoir l’efficacité des châtiments pour accélérer les appren-
tissages, à l’école, comme à l’atelier ou à l’armée. La brutalité des maîtres
d’école, condamnée par les messieurs du ministère (le bonnet d’âne doit
remplacer la férule, interdite10), est peu à peu acceptée, voire réclamée des
familles. L’histoire de l’enfance n’obéit pas aux lois positivistes du progrès
se diffusant du monde éclairé vers les ignorants des basses couches de la
société, selon un processus continu de « civilisation des mœurs11 ».
La façon dont l’expérience scolaire prolonge ou contredit les normes fami-
liales ne permet pas non plus d’opposer de façon simpliste familles riches vs
familles pauvres. La terrible sœur Saint-Vincent, « monstre à lunettes » qui
apprend à lire à Toinou en 1894, est plébiscitée par les parents qui attri-
buent son efficacité à son art de manier les verges, alors que « la sœur Saint-
Joseph, réservée aux enfants qui, par la position sociale de leurs parents, devaient
être respectés à tout prix12 » a des résultats bien inférieurs. L’idée spontané-
ment admise au XXe siècle est que la violence de l’adulte révoltera ou trau-
matisera durablement l’enfant, et qu’elle aboutira au contraire de ce qu’elle
vise. Cette idée semble longtemps contredite par l’expérience ordinaire : tant
de maîtres brutaux détestés des enfants les ont fort bien instruits. Comment
les parents ne leur en sauraient-ils pas gré ? Et tant de religieuses dévouées,
pacifiques et maternantes, ont si peu instruit les filles avec leur « enseigne-
ment sans violence13 » !
Les châtiments corporels, pratiqués explicitement ou tacitement, interdits
dans les règlements mais tolérés dans la pratique, accompagnent la montée
de l’alphabétisation en milieu populaire. Les élèves chantent d’autant plus
« les cahiers au feu et le maître au milieu », qu’ils sont davantage forcés d’ap-
prendre. La violence des adultes à l’égard des jeunes générations est certes
une tradition forte en Occident : les ethnologues de l’Océanie14 ou des peuples
amérindiens laisseront leurs lecteurs stupéfaits en décrivant des cultures où
l’on élève les enfants sans les battre. En Europe, les éducateurs considèrent
qu’il y a des usages modérés et immodérés du fouet et que, pour secouer la
paresse ou l’étourderie naturelle des enfants, il n’est rien de plus efficace que
la crainte de la sanction immédiate. La grande baguette qui permet de dési-

240
Les métamorphoses de l’échec

gner les syllabes au tableau peut aussi « caresser les têtes » et le maître de
Gaspard, dans la comtesse de Ségur 15 constate que « la gaule ouvre l’esprit ».
Entre les limites naturelles d’un enfant que chaque éducateur doit s’ef-
forcer de percevoir et la contrainte destinée à agir non sur son intelligence
mais sur ses attitudes (vigilance et application), il y a place pour toute une
gamme d’interventions que, rétrospectivement, nous jugeons aussi étonnantes
qu’inacceptables. Pourtant, les modalités de la contrainte s’intériorisent, les
mises au piquet, le bonnet d’âne font moins souffrir que les verges. On
aboutit enfin à la fameuse leçon de morale de la IIIe République sur les
devoirs des écoliers envers leurs parents, envers leur maître et envers leur
travail. À partir du moment où les règlements interdisent très strictement
les châtiments corporels, parce qu’ils sont humiliants autant que douloureux,
quand l’obligation accentue la pression sur tous les élèves, seule une morale
du devoir imposé, universellement acceptée, peut baliser les comportements
scolaires. Tant que les écoliers ne conçoivent pas que la contrainte scolaire
est un élément incontournable des enfances normales, que le maître a le
droit de les punir autant que leurs parents, la leçon de morale quotidienne
s’impose. Le recul de cet enseignement entre les deux guerres 16 semble donc
indiquer que l’éducation familiale a alors pris le relais. Si les maîtres peuvent
se contenter de pratiquer la « morale occasionnelle », c’est que les normes
de conduite ont moins besoin d’être dites. Les punitions scolaires rempla-
cent les châtiments. L’enfant turbulent, négligent ou paresseux se voit
contraint de faire des lignes d’écriture, un devoir supplémentaire, des heures
d’études après la classe.
En même temps que chaque écolier apprend à respecter la loi sacrée du
travail, et donc du travail scolaire, l’apprentissage de la lecture devient une
épreuve, un défi, un rite d’initiation. La contrainte physique se transforme
en contrainte psychique, la violence réelle en violence symbolique. L’échec
doit « faire honte », la crainte de la honte galvaniser les énergies, et l’échec
devenir une blessure morale et identitaire. Dans le même mouvement, la
scolarité s’allonge. Une entrée réussie en lecture est un soulagement, mais
elle n’est plus une délivrance. De classe en classe, jusqu’aux plus hautes,
quel que soit le niveau atteint, l’échec est toujours une menace. Du moins
pour ceux qui ont adopté les valeurs de l’école. Jusqu’à tard dans le xxe siècle,
ils ne sont pas légion, mais en 1878, Jules Vallès dédie un roman à tous les
enfants « tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents ». Publié en
feuilleton, L’Enfant fait scandale, parce qu’il dénonce le prix trop cher payé
pour s’instruire : « J’aime mieux ne pas recevoir d’éducation et ne pas recevoir
d’insultes », dit Jacques Vingtras, double de l’auteur, qui a eu le malheur
d’être trop bon élève : ses parents le poussent sur le glorieux mais doulou-
reux parcours du combattant qui devrait le mener à l’École Normale
Supérieure. Il échoue. Il est donc un incapable. Subjectivité et objectivité de
l’échec scolaire sont donc bien mal corrélées. Tandis que nombre d’élèves

241
L’école et la lecture obligatoire

rient de leurs zéros en dictée, les élèves dociles, les plus soumis aux juge-
ments de l’institution sont évidemment les plus fragiles en face des sanc-
tions magistrales. On peut échouer, revers du destin, de façon aussi
traumatisante en classe préparatoire qu’au cours préparatoire.

LES ENFANTS EMPÊCHÉS DE LIRE :


HANDICAPS SENSORIELS ET MENTAUX

D’autres enfants n’apprennent pas à lire, faute de le pouvoir, car ils sont
aveugles, sourds-muets ou marqués par d’autres déficiences congénitales ou
accidentelles (la rougeole, la scarlatine, les otites, la méningite laissent des
séquelles irrémédiables). Le miracle est plutôt de découvrir que ces empêche-
ments qui semblaient rédhibitoires peuvent être vaincus : les aveugles peuvent
« lire du bout des doigts », les sourds « lire sur les lèvres 17. Des procédés péda-
gogiques n’ayant qu’une diffusion locale, rodés par des praticiens attentifs mais
obscurs, deviennent visibles en s’instituant dans des écoles ayant pignon sur
rue. Elles sont d’abord ouvertes dans la mouvance d’ordres charitables fondés
pour venir en aide aux nécessiteux (malades, prisonniers, handicapés, enfants
trouvés, abandonnés, orphelins), ou à partir d’initiatives privées philanthro-
piques. Certaines de ces institutions obtiennent le soutien de la puissance
publique, comme l’Institut royal des jeunes aveugles de Paris fondé en 1786
par Valentin Haüy, ou l’Institut national des jeunes sourds créé par la
Constituante en 1791 et installé par la Convention rue du Faubourg Saint-
Jacques. Ces expériences intéressent les philosophes : les privations sensorielles
qui empêchent de lire et de s’instruire constituent des sortes de tests naturels
pour mettre à l’épreuve les théories sur les relations entre l’inné et l’acquis,
le langage et la pensée, l’intellect et les sens. Elles fascinent les gens du monde,
qui vont comme au spectacle applaudir les enfants prodiges et féliciter le
maître qui fait lire les aveugles et parler les sourds-muets. Elles nourrissent
des rumeurs flatteuses dans les dîners en ville, chose capitale pour obtenir les
protections, les dons et legs qui pérennisent une institution. Elles produisent
aussi des débats passionnés entre pédagogues, qui ont trouvé des solutions
différentes au même problème et qui, pour défendre leur « méthode » contre
toutes les mauvaises imitations, décrivent leur travail et théorisent (rétros-
pectivement) les principes sur lesquels sont bâtis leurs succès 18.
La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient valut à Diderot d’être
embastillé en 1749. Son impertinence portait sur l’origine, sensorielle ou spiri-
tuelle, matérielle ou divine, des concepts géométriques. En revanche, s’agis-
sant de la lecture de la langue, les aveugles ne sont que matériellement
empêchés. Ils parlent, ils ont la même expérience et la même représenta-
tion des mots que des voyants analphabètes, alors qu’on peut s’interroger

242
Les métamorphoses de l’échec

sur leur appréhension des formes ou des volumes et sur l’idée qu’ils se font
des couleurs. De fait, quand Valentin Haüy apprend aux jeunes aveugles à
reconnaître tactilement les lettres d’un alphabet en relief, il aménage simple-
ment les procédures habituelles conçues pour apprendre « à lire seulement ».
Écrire est tout autre chose, car comment écrire sans contrôle immédiat
du regard sur la main ? C’est pour permettre aux aveugles d’écrire19 que
Louis Braille (1809-1852), lui-même boursier de l’Institut royal et devenu répé-
titeur auprès de ses congénères, met au point vers 1825 la méthode des points
saillants. La transcription graphique se fait lettre à lettre, en respectant scru-
puleusement l’orthographe du français selon une procédure strictement épel-
lative : 64 signes pour noter, sans capitale ni italique, les 26 lettres habituelles,
les « lettres marquées » (ç, é, è, ê, à, ù, etc.), les chiffres, la ponctuation et
les autres signes typographiques. La norme de l’écriture change cependant
sur un point, puisqu’en retournant la feuille pour lire du bout des doigts les
reliefs laissés par le stylet, le sens s’inverse. La lecture se fait normalement,
de gauche à droite, mais l’écriture qui perfore le feuille se fait de droite à
gauche. Les deux apprentissages sont donc disjoints, mais c’est encore le cas,
à cette date, dans la pédagogie des voyants : les méthodes de lecture-écriture
simultanées ne se généralisent que plus tard. Les aménagements ultérieurs
pour coder la notation musicale, si importante pour les aveugles, ou pour
écrire à la machine (dès 1841) auront une audience internationale20, d’au-
tant que le braille n’exige qu’un transcodage alphabétique des langues natio-
nales. En revanche, en 1881, la notation abrégée21 qui introduit une
sténographie de mots courants constitue une véritable « réforme de l’ortho-
graphe » aussitôt acceptée comme un progrès important, mais elle n’aura
aucune répercussion sur la pédagogie des voyants.

LANGUE DES SONS ET LANGUE DES SIGNES

Il n’en est pas de même pour la pédagogie des sourds-muets, à cause des
enjeux de leur rééducation bien au-delà des cercles des spécialistes. À
l’époque, nombre d’enfants sourds-muets laissés à eux-mêmes sont considérés
comme des retardés mentaux ou des fous. Prouver leur éducabilité ouvre la
voie à une réflexion de longue durée sur le rôle du langage dans le déve-
loppement de l’intelligence, sur les relations entre langue orale et langue
écrite, ou entre code gestuel et code graphique. Le langage, système symbo-
lique d’expression, de communication et de représentation, pourrait-il donc
se réaliser dans une langue non pas naturelle, mais artificielle, et non point
parlée, mais, comme diront ses adversaires, « gesticulée » ? Si l’abbé de l’Épée
prône la langue des signes, c’est qu’il la croit justement naturelle : en voyant
échanger entre elles deux jumelles sourdes, « sa philosophie augustinienne

243
L’école et la lecture obligatoire

l’autorisait à voir des signes représentant directement les idées, [… il] imagina
donc une langue de signes gestuels naturels, ordonnés selon la syntaxe française,
cette syntaxe étant aperçue comme la représentation de la logique universelle
humaine 22 ». Il garde donc la grammaire française (celle de Port-Royal), mais
brade le lexique, l’orthographe et la phonétique du français.
Toute la question est de fixer l’objectif prioritaire. S’il est de rendre ces
enfants à la communication humaine, en systématisant et en normalisant ce
système spontané (donc « naturel ») d’échanges entre les silencieux, alors les
professeurs « entendants » doivent tous apprendre cet idiome pour être
bilingues, les anciens élèves peuvent devenir professeurs dans l’Institut 23 et
grâce au mode mutuel, de jeunes moniteurs sourds-muets guideront leurs
camarades. Cette langue des signes, potentiellement universelle, semble à
ses défenseurs un « espéranto » de l’humanité. Mais l’apprentissage de la
lecture des textes imprimés dans une langue, surtout aussi difficile à écrire
que le français, reste un point noir, puisque le déchiffrage présuppose, quelle
que soit la façon dont on l’opère, un appui phonologique.
Si, au contraire, il s’agit de donner aux sourds l’accès à la langue orale
commune, de les réintégrer dans la nation, dans ce cas, la lecture sur les
lèvres est la première étape, la deuxième la démutisation, la troisième l’en-
seignement « ordinaire » de la lecture et de l’écriture. Une langue sans voix
est-elle une langue ? Peut-on accepter, en 1789, que les sourds se constituent
en nouvelle minorité linguistique au moment où l’abbé Grégoire espère la
fin des patois 24 et prône l’unification de la nation par la langue unique de
la loi ? Un être humain sans langue orale peut-il être considéré comme un
être rationnel ? Pour qui choisit cette voie « révolutionnaire », le point noir
est la difficulté de la rééducation orale : elle est si lente et demande tant
d’efforts que les enfants préfèrent communiquer entre eux par gestes, ce qui
diffère d’autant la démutisation.
À tous ces débats théoriques, l’abbé de l’Épée et Sicard, son successeur,
apportent des réponses pratiques. Ils rejettent la dactylographie, invention
espagnole à succès. Dans l’alphabet dactylographique, chaque lettre est repré-
sentée par une position des doigts. Deux personnes peuvent ainsi commu-
niquer, l’un en « écrivant gestuellement » des phrases, c’est-à-dire en
enchaînant autant de gestes qu’il y a de lettres (en espagnol, l’épellation
phonétique est très proche de l’écriture normée), l’autre en déchiffrant la
suite des mots geste après geste. Cette « méthode épellative » gestuelle, facile
à mener sur un corpus appris par cœur (les prières !), interdit en pratique
sinon en théorie toute réelle conversation : des gestes expressifs, rapides,
exprimant « directement des idées » s’avèrent bien plus efficaces.
Rejetant le procédé dactylographique espagnol, l’abbé de l’Épée rejette
aussi la voie allemande fondée sur la démutisation généralisée. Heinicke 25
conteste que les « signes vus » puissent se graver en mémoire comme les
« signes entendus ». D’après son expérience, la voie la plus sûre est

244
Les métamorphoses de l’échec

d’apprendre aux sourds-muets à parler et à articuler, la régularité phonique


de l’allemand confortant ses certitudes. Il peut ensuite leur à apprendre à
lire et à écrire et, une fois cette barrière franchie, conduire une instruction
presque ordinaire. La démutisation implique donc « l’exclusivisme sensoriel »
(interdire la communication par gestes), seule façon d’introduire les « silen-
cieux » dans le monde des parlants, de les empêcher se s’enfermer dans les
échanges entre eux, de les faire participer à la vie commune.
C’est la voie d’abord suivie par Itard 26, médecin appelé à l’Institut par
Sicard, après la mort du fondateur. Il s’emploie à récupérer ou à développer
les reliquats auditifs de certains élèves « malentendants », qu’il distingue des
sourds profonds. Il fait donc séparer ceux auxquels on peut enseigner de
manière analytique l’articulation artificielle et les vrais sourds-muets voués
à la mimique gestuelle. C’est la seule façon d’éviter que les premiers ne
soient tentés d’imiter les seconds, trop heureux de leur apprendre comment
communiquer commodément sans parole. Pour percer les mystères de la
surdité, Itard essaie sur les élèves des traitements médicaux aussi doulou-
reux qu’inefficaces27. Constatant finalement que l’interdiction des signes a
un effet néfaste sur le développement social, affectif, mais aussi intellectuel
des enfants, il préconise de revenir à une méthode mixte28 : tous les enfants
apprendront la langue des signes et l’écriture, mais l’apprentissage de l’ar-
ticulation et de l’éducation auditive sera gradué selon les capacités physiques
et intellectuelles de chacun.
En effet, les enfants n’arrivent à l’Institut que tardivement, vers neuf ou
dix ans. Tout en leur apprenant à lire, à écrire, à compter (et en leur donnant
une instruction chrétienne, évidemment), les maîtres se soucient surtout de
leur apprendre un métier manuel. Ceux qui ont été pratiqués au fil du temps
(menuiserie, reliure, cordonnerie, horlogerie, jardinage, etc.) se retrouveront
ultérieurement dans toutes les institutions spécialisées. D’une certaine façon,
l’éducation des sourds-muets, premiers « infirmes du signe 29 » à être pris en
charge dans une école, préfigure les stratégies qui seront utilisées pendant
plus d’un siècle pour les enfants incapables d’apprendre à lire et à écrire
dans l’enseignement « normal ».
Pourtant, la scolarisation obligatoire décrète la mort de la langue des signes.
À l’article « Sourds-muets » du Dictionnaire de pédagogie 30, on peut lire :

« On croyait autrefois, même dans les institutions les plus avancées,


que l’emploi de signes, au moins un emploi discret, était au début indis-
pensable à l’enseignement des sourds-muets. Il n’y a guère qu’une quin-
zaine d’années que ce préjugé est tombé. Une initiative hardie couronnée
du succès le plus éclatant et le plus soutenu a fait prévaloir dans l’es-
prit des professeurs les plus distingués le principe de la méthode orale
pure : proscription absolue des signes et de toute dactylologie ou écri-
ture gesticulée. »

245
L’école et la lecture obligatoire

Les autorités pédagogiques et médicales la supposent incapable de repré-


senter les subtilités de la langue et l’abstraction conceptuelle, lui reprochent
d’utiliser une « écriture gesticulée » et de contrevenir aux impératifs d’une
éducation langagière commune 31. Au congrès international de Milan en 1880,
les cas d’enfants démutisés avec succès montrent aux congressistes que « la
méthode orale pure doit être préférée 32 ». On programme donc l’extinction de
la langue des signes et de ses « gestes de singes ». La voie souhaitée par les
révolutionnaires, voie qu’Itard avait fini par répudier, est imposée par les
Instructions pour l’Institut de la rue Saint-Jacques : « Il sera indispensable que
ceux qui en bénéficient [de l’éducation orale] soient séparés des autres » pour
interdire aux grands élèves de contaminer les petits. En 1887, les derniers
élèves instruits « par la mimique » quittent l’école, les professeurs sourds sont
remerciés, le français parlé est bien devenu la langue scolaire universelle.
Les sourds-muets peuvent maintenant apprendre à lire et à écrire « norma-
lement » le français, selon les méthodes d’apprentissage liant « oral » et écrit.
Les effets de cette réglementation saluée comme un progrès par les répu-
blicains se font immédiatement sentir dans les familles. À partir du moment
où la langue des signes est interdite, comment échanger avec les enfants tout-
petits ? Comme la démutisation exige des compétences très spécialisées, ni
les parents ni les instituteurs ordinaires ne doivent se risquer à essayer de
faire parler/articuler les enfants. « Faire parler les enfants est le plus souvent
une tentative dangereuse lorsqu’elle est faite par des personnes non initiées à
la technique difficile de l’enseignement de la parole et les professeurs sont
unanimes à déclarer qu’un enfant “mal commencé” donne infiniment plus de
peine, a moins de chance de succès qu’un enfant entrant dans les institutions
sans avoir reçu sous ce rapport aucune instruction.33 » On interdit tout autant
aux adultes de communiquer avec eux par signes, et aux autres enfants de
le faire. La seule conduite admise est de parler calmement et lentement aux
enfants le visage tourné vers eux, pour qu’ils voient le mouvement des lèvres.
En attendant une place dans un établissement (Claveau estime le nombre
d’enfants concernés à 4 000, ce qui est une estimation très faible), ils échap-
pent le plus souvent à l’école, ou végètent au fond des classes rurales en
attendant d’être utilisés comme main d’œuvre à bon marché. Les tout-petits
que la langue des signes pouvaient faire entrer dans « la fonction symbo-
lique 34 » en sont réduits aux mimiques et aux cris, certains évoluent vers la
dépression ou l’arriération, finissant souvent à l’hospice. Les autres restent
à la fois ignorants (ils ne peuvent profiter des leçons orales) et illettrés (ils
peuvent dessiner, faire des lignes d’écriture, copier des mots, mais ils ne
peuvent lire ce qu’ils copient). Pourtant, les autorités scolaires ne les consi-
dèrent pas comme « en échec ». L’Instruction publique se trouve déjà bien
généreuse en s’engageant à essayer de les démutiser, de les alphabétiser, et
à leur apprendre un métier. Relevant d’écoles spéciales, ils sont soustraits
aux critères ordinaires de la réussite et de l’échec : ils ne peuvent que « se

246
Les métamorphoses de l’échec

perfectionner » et leur handicap les exempte des exigences de la loi. Bien


d’autres enfants, parfaitement entendants, se révèlent d’ailleurs dans le même
cas, aussi inaptes qu’eux à l’apprentissage. Alfred Binet, qui s’est d’ailleurs
intéressé à l’éducation des sourds-muets, est chargé en 1904 de tracer cette
ligne frontière qui détermine les limites d’application de la loi.

LES ENFANTS INCAPABLES D’APPRENDRE :


INTELLIGENCE ET LANGUE ÉCRITE

Lorsque Binet crée l’échelle métrique de l’intelligence qui va avoir la fortune


que l’on sait, la question de l’éducabilité des idiots a déjà derrière elle une
longue histoire, théorique et pratique35. Dans son mémoire sur Victor, Itard
a montré l’intelligence de l’enfant sauvage, muet mais pas sourd, la rapidité
de ses réactions, sa capacité d’adaptation aux situations, sa compréhension
des relations humaines et même son sens moral de la justice. Victor se montre
éminemment éducable, mais pas « instructible » : il est trop tard pour lui
apprendre à parler, il est incapable d’apprendre à lire et à écrire. Édouard
Seguin, qui a connu Itard 36, retient la leçon. Quand il devient l’instituteur
des idiots 37 enfermés à Bicêtre, il refuse de s’occuper de ceux qui nécessi-
tent seulement des soins et ne relèvent pas de sa compétence d’instituteur.
Parmi les autres, il s’efforce d’offrir à ceux qui sont « éducables », sans être
en mesure de s’intéresser à l’écrit, un programme d’activités scolaires utiles.
Pour aider les idiots à s’instruire « quand même », sans lecture ni écriture,
il invente tout un matériel éducatif pour favoriser les activités logiques : par
exemple, effectuer des tris, des classements, des séries. Les visiteurs consta-
tent avec admiration que certains sont capables d’ordonner des bâtons inégaux
dans un ordre croissant, de poursuivre un algorithme, de résoudre des petits
problèmes d’arithmétique en manipulant des collections d’objets. Seguin
constate également les effets bénéfiques des exercices de coordination sensori-
motrice (enfiler des perles, sauter à cloche-pied, marcher ou se tenir en équi-
libre sur une poutre). Consignés dans un ouvrage38 que Maria Montessori
recopiera intégralement lors de son séjour à Paris, ces procédés inspirent la
pédagogie montessorienne, lorsque la première femme médecin d’Italie
revient travailler auprès des enfants déficients, puis auprès des enfants d’école
maternelle. Pas de méthodes actives, pas de pédagogies nouvelles, dans l’entre-
deux-guerres, sans ces exercices psychomoteurs (pour parler de façon anachro-
nique) qui délient les gestes et aiguisent la vigilance, ni sans les jeux éducatifs 39
(cubes, jeux de construction, d’emboîtement, mécanos, perles, puzzles, cartes
à jouer, lotos), tous absents des classes avant 1914. Bien que cela soit déjà un
lieu commun des discours pédagogiques40, c’est seulement après la Libération
que les normaliens, rompus aux activités de plein air et aux pédagogies des

247
L’école et la lecture obligatoire

patronages laïques, saisissent d’emblée la fonction psychique et pas seulement


physique du jeu dans le développement de l’intelligence. Pour autant, beau-
coup voient encore mal comment intégrer l’activité spontanée de l’enfant
dans les routines scolaires, sauf en cour de récréation.
Au moment où la République en est encore à s’interroger sur les limites
d’application de la loi d’obligation, plusieurs voies restent ouvertes : à qui
confier les enfants non scolarisables, « hors la loi », qu’on appelle arriérés,
dégénérés, idiots41, mais de plus en plus souvent anormaux42 ? Pour
Bourneville, neurologue de la Salpêtrière, ceux ou celles43 qui s’en occupe-
ront devront être sous la tutelle du médecin psychiatre et il faut créer des
classes spéciales pour enfants arriérés dans les asiles, en veillant à ce qu’y
soient admis tous les enfants éducables, qu’ils soient ou non capables d’ap-
prendre à lire. Le projet de Binet est différent. Alors qu’il est un spécialiste
de la toute jeune psychologie expérimentale, il est invité à rencontrer des
jeunes « anormaux d’asile » par Théodore Simon, interne en psychiatrie à la
colonie pénitentiaire de Perray-Vaucluse. C’est sa première rencontre avec
des jeunes issus des milieux populaires. En 1899, il adhère à la Société libre
pour l’étude psychologique de l’enfant44 : les premières enquêtes de la SLEPE
portent justement sur l’enfant coléreux, l’enfant menteur, l’enfant indisci-
pliné. Comment un instituteur doit-il réagir avec ces comportements à
problèmes ? Et que peut-il faire avec ces enfants ?
Pendant dix ans, en même temps qu’il teste régulièrement ses deux filles
instruites à la maison, il s’entretient avec des élèves des écoles de Belleville.
Il cherche un outil pratique pour permettre aux maîtres de reconnaître un
arriéré, sans le confondre avec un enfant timide, paresseux, ou maladif.
L’élève en échec à cause de sa paresse ou de ses absences doit rester dans
la classe normale, le véritable arriéré a sa place à l’hôpital ; mais entre les
deux, il repère toute une population « d’anormaux d’école » qui ne tirent
aucun profit de leur scolarité (ils savent à peine lire), mais qu’il n’y a aucune
raison de confier à des médecins. Ils pourraient sans doute apprendre à lire,
pour peu qu’on leur laisse le temps, mais il faudrait cesser de les accabler
avec l’ambitieux programme que l’école de Jules Ferry impose maintenant
à tous les enfants « normaux ». Grâce à l’échelle métrique de l’intelligence,
chacun d’eux peut être situé par rapport à ses congénères, non en fonction
d’une théorie a priori du développement intellectuel, mais grâce à un test
bâti avec des questions scolaires. Les réponses considérées comme
« normales » sont les réponses majoritaires de la classe d’âge. Le cursus de
l’école obligatoire est bien devenu le référent, ce qui lui permet d’écrire que
« la mensuration psychologique et pédagogique n’est pas une mensuration véri-
table, c’est tout simplement un classement ».
La voie proposée par Binet devient une loi, votée en 1909. La France
devient ainsi le premier pays au monde à proposer, dans des écoles ordi-
naires, des classes spéciales pour les enfants inaptes à la scolarisation, même

248
Les métamorphoses de l’échec

si chez eux on ne relève aucun trouble psychiatrique. D’autres enfants,


perturbés ou perturbateurs, seront en revanche retirés à leurs familles et
envoyés dans des « écoles spéciales ». Les parlementaires 45 ont été convaincus
par Daguer du bienfait de ces internats pour encadrer les enfants rebelles,
les Gavroche abandonnés par des familles impuissantes, délinquants poten-
tiels qui ne veulent ou ne peuvent pas apprendre, perturbateurs d’écoles
signalés, qui troublent déjà ou ne tarderont pas à troubler l’ordre public, si
on ne met pas en place une politique de prévention et des institutions de
placement. Les « instables », comme on les appelle alors (ils deviendront les
enfants caractériels), comme les « arriérés » (ils deviendront les débiles légers,
puis les déficients intellectuels) sont définis par leur incapacité à « s’adapter »
aux exigences scolaires, disciplinaires et/ou intellectuelles.
Le vote de la loi conduit à l’ouverture de 20 classes de perfectionnement
avant 1914, 250 entre 1910 et 1950, évidemment dans les grandes villes. Les
Conseils généraux qui les ont en charge ne se sont pas précipités vers la dépense,
car en milieu rural, on n’a jamais assez d’enfants pour justifier la création
d’une telle structure. Les élèves « retardés », simplets de village, épileptiques,
enfants abîmés par les fers à la naissance, marqués par des hérédités alcoo-
liques, victimes des accidents de la petite enfance (méningites, rougeoles) sont
donc restés au fond des classes rurales. Comme ils perturbent peu la classe,
les maîtres les tolèrent fort bien. Ils interviennent dans les activités orales,
écoutent les leçons de morale, d’histoire, de géographie, participent aux séances
d’éducation physique, sont chargés de veiller sur les petits, d’aider au range-
ment du matériel. Ils font des exercices de lecture et d’écriture à leur niveau,
plafonnant au cours élémentaire. Les performances de ces enfants déficients
se distinguent-elles vraiment de celles des élèves trop faibles pour être présentés
au certificat ? Dans la vie de la classe, sans doute, mais pas dans les résultats
« objectifs ». La situation change radicalement après la Libération quand le
primaire devient le premier degré, vestibule du second degré.

NORMALITÉ, DÉFICIENCE INTELLECTUELLE ET ÉCHEC


EN LECTURE DES ANNÉES 1910 AUX ANNÉES 1960

La nouveauté introduite par Binet n’a donc d’effet qu’à retardement.


Cependant, en créant l’échelle métrique de l’intelligence, il institue des caté-
gories de pensée modernes, qui sont encore les nôtres : à l’aube du XXe siècle,
savoir lire et écrire fait partie de la normalité, un enfant « normal » doit pouvoir
entre six et treize ans, suivre le curriculum sans trop piétiner. L’écart à la
normalité se constate en année de retard (de l’âge mental par rapport à l’âge
réel), puisque la scolarisation est devenu l’étalon de mesure de la vie enfan-
tine. Du même coup, le degré de gravité du retard dépend de la place où il

249
L’école et la lecture obligatoire

se situe sur cette échelle de développement de l’intelligence. Le débile profond


est celui qui ne peut pas parler ; le débile moyen parle mais ne lira pas ; le
débile léger apprend plus ou moins bien à déchiffrer, mais ne peut se servir
de la lecture comme d’un outil, faute de comprendre seuls les textes ; l’enfant
normal apprend en temps et en heure. Et il y a tous ces enfants « en avance ».
Binet découvre avec étonnement que son échelle ne repère pas d’anormaux
d’école parmi les enfants des petits lycées, alphabétisés à la maison (alors qu’on
y trouve des « anormaux d’asile », lourdement handicapés, comme ceux que
Seguin avait en charge). La déficience intellectuelle des « débiles légers » est
un produit d’école, résultat de l’alphabétisation précoce généralisée.
Subrepticement, entre l’acquisition du langage naturel et l’acquisition
de l’écriture, l’échelle métrique de l’intelligence institue une continuité,
une différence de degré, non de nature. En entrant dans la langue orale
et puis dans la langue écrite, un enfant franchirait deux échelons du déve-
loppement intellectuel des humains. Pourtant, si l’acquisition d’une langue
caractérise les groupes humains, quels que soient leurs univers culturels,
chacun sait en revanche, que l’écriture est une invention historique récente
(moins de 6 000 ans), et les écoles pour tous une invention plus récente
encore. À l’époque de Ferry, la société est suffisamment imprégnée d’écrit
pour que ses élites traitent l’écriture comme une donnée de nature, non
comme un artifice, et le savoir lire-écrire comme la conséquence d’une
aptitude innée, non comme un art.
Aujourd’hui, tout le monde a intériorisé cette évidence et croit sponta-
nément, comme Binet, qu’un enfant qui apprend à lire vite est intelligent
et qu’un enfant intelligent apprendra à lire sans peine. Un enfant n’entre
de plain-pied dans la culture humaine contemporaine qu’en ayant accès à
la langue écrite. Réciproque de cette certitude, l’enfant qui n’apprend pas à
lire est-il forcément un « enfant retardé » ? Retardé dans son cursus scolaire,
sans doute, puisqu’il redouble ou triple. Est-il pour autant retardé mentale-
ment ? À la veille de la Première Guerre mondiale, la réponse « scientifique »
ne fait pas de doute : il est retardé mental puisque l’école teste justement la
normalité intellectuelle. Le chiffre donné par le Quotient Intellectuel ne fait
rien de plus que traduire cette toute-puissance de l’école sur la vie des
nouvelles générations.
Si l’échec en lecture découle d’un manque d’intelligence et que les compé-
tences intellectuelles d’une classe d’âge se distribuent selon une courbe de
Gauss (postulat invérifiable), quel pourcentage d’enfants va être pris en
charge ? En 1958, au moment où est créé un secrétariat d’État à l’enfance
inadaptée, les spécialistes pensent que les besoins sont loin d’être couverts.
Le pourcentage d’enfants concernés peut être fixé à 5 ou 6 % mais rien n’in-
terdit de penser qu’il pourrait être plus élevé46, puisqu’il n’existe pas de
« seuil naturel » mais un continuum dans lequel c’est aux autorités compé-
tentes (politiques, médicales, enseignantes) de fixer les bornes. Comme les

250
Les métamorphoses de l’échec

classes ordinaires sont surchargées, l’urgence est de les délester de ces enfants
qui y végètent sans profit, d’offrir à des maîtres titulaires une spécialisation
attractive reconnue (la formation diplômante dure un an) pour les encadrer
dans des classes à petits effectifs (15 élèves). Les syndicats s’en félicitent et
appuient l’ouverture de postes pour cette nouvelle carrière. Des 240 classes
de 1939, on passe à 2 000 en 1958, 4 000 en 1963, 12 500 en 1970 et 16 700
en 197347. La croissance des flux est telle que, faute de maîtres spécialisés,
nombre de maîtres suppléants sans formation y commencent leur métier.
L’enfant retardé est-il pour autant un inadapté social ? Certes pas. Comme
l’écrit Zazzo en 1969 :

« L’intelligence que mesure le Binet-Simon est celle qu’on exige de l’être


humain lorsqu’il est enfant. La société est alors sévère et les sanctions
sont visibles : si l’enfant ne réussit pas, il redouble, il triple sa classe, il
est renvoyé. Mais plus tard les exigences de la société changent car l’éven-
tail social est très ouvert : tel débile dont le QI est à 65-70, s’il n’a pas de
gros troubles moteurs ou caractériels, peut-être parfaitement inséré au
point de vue social. Il n’est plus en deçà de ce que la société exige de lui
en tant qu’adulte.48 »

L’enfant que l’on appelle « retardé mental » ne l’est donc qu’en fonction
des exigences définies par l’école à un moment donné de son histoire. Si les
performances moyennes de la classe d’âge augmentent, la définition du retard
mental change aussi, les mesures établies par les tests doivent être révisées :
« Les derniers textes de loi ont élevé à 80 [au lieu de 70 49] la limite supérieure
de la débilité et par conséquent les limites d’admission dans les classes de perfec-
tionnement. Je pense que cela traduit simplement l’augmentation progressive
des exigences de la société au fur et à mesure que la scolarité se prolonge.50 »
Pour Zazzo, l’élévation du niveau minimal requis pour suivre un cursus
scolaire normal manifeste les « exigences de la société ». En conséquence, il
y a davantage d’enfants déficients, non parce que le niveau baisse, comme
beaucoup le soupçonnent, mais parce que « le niveau monte ».
Par ailleurs, l’orientation en classe de perfectionnement ne lèse pas
(encore) l’avenir social de l’enfant. De la Libération à 1976 (première crise
du pétrole), la croissance économique rend facile l’entrée sur le marché du
travail. « Il y a une dizaine d’années, une grande enquête a été réalisée dans
le but de dépister, parmi les jeunes recrues de la région parisienne, tous les
débiles et d’apprécier leur insertion sociale dans le civil : 90 % étaient conve-
nablement insérés.51 » Qui pourra deviner sur le chantier ou à l’atelier qu’un
maçon ou un O.S. est un ancien élève de classe de perfectionnement ? Ou
qu’il a redoublé son CP et son CM2, n’a pas eu le certificat d’études à cause
de 5 fautes en dictée (note éliminatoire) et qu’il lit toujours avec difficulté ?
La main d’œuvre portugaise, algérienne ou marocaine qui arrive chaque

251
L’école et la lecture obligatoire

année sur le marché du travail n’a pas besoin de savoir lire pour trouver
une embauche. Les uns et les autres sont considérés comme « adaptés », puis-
qu’ils sont insérés économiquement.

LES ÉCHECS EN LECTURE DES ENFANTS NORMAUX

Si Zazzo a besoin de défendre le QI en précisant ses règles d’usage, c’est


qu’à cette date le test de dépistage subit des critiques violentes venues de
plusieurs fronts 52. L’échec en lecture concerne bien trop d’élèves pour relever
de la seule déficience intellectuelle. Même des élèves pourtant « bien classés »
dans les classes primaires se trouvent en difficulté dès la sixième. Comme
l’écrit l’inspecteur André Vistorky 53 en 1965 :

« Un des mérites imprévus de la réforme en cours est d’avoir révélé le


nombre important d’élèves de sixième qui lisent mal. Or ces élèves repré-
sentent le meilleur tiers des CM2 ; on peut donc craindre que les résul-
tats ne soient pas meilleurs pour les deux autres tiers. […] D’autre part,
les statistiques révèlent chaque année, avec une constance étonnante, un
nombre important de retardés scolaires. Les études sérieuses entreprises
ici et là par les psychologues scolaires le confirment : dès le cours prépa-
ratoire, un quart environ des enfants ne suit pas normalement. »

Normalement : tel que les Instructions l’ont prévu. Mais quelle est la
« normalité statistique », la pratique la plus fréquente, au sens de Binet ? La
revue Études et Documents publie en 1968 les résultats collectés au minis-
tère. C’est sur ces données que s’appuie l’inspecteur général Rouchette, qui
préside entre 1963 et 1968 la commission chargée de réviser les Instructions
officielles :

« Cette lecture pourrait nous conduire à d’intéressantes méditations.


Elle nous permet, en effet, de prendre une vue nette et précise du destin
scolaire des enfants admis à l’âge de 6 ans au cours préparatoire et d’ap-
précier, aussi exactement qu’il est possible, le rendement de l’enseigne-
ment dans la première étape de la scolarité obligatoire. En 1962,
362 000 garçons sont entrés au CP. Cinq ans après, en 1967, ils se répar-
tissent ainsi :
– 86 800 (soit 24 %) ont effectué une scolarité normale, sans accident,
c’est-à-dire sans redoubler ;
– 107 100 ont un an de retard ;
– 90 600 ont deux ans de retard ;
– 48 900 ont trois ans de retard ;

252
Les métamorphoses de l’échec

– 20 300 ont quatre ans de retard ;


– 8 300 ont cinq ans de retard.
Dans chaque cours, le taux de redoublement a été calculé avec préci-
sion :
– 37,5 % pour le CP ;
– 22,2 % pour le CE1 ;
– 20,3 % pour le CE2 ;
– 24,4 % pour le CM1 ;
– 19,4 % pour le CM254.
Tout commentaire affaiblirait la portée de ces chiffres.55 »

Ainsi, ce qui est devenu exceptionnel, c’est la « norme prescrite », qui ne


concerne plus qu’un garçon sur quatre. Ce qui est le destin banal, en 1968,
c’est d’effectuer le parcours en six, sept ou huit ans au lieu de cinq56. En
disant qu’un quart des enfants ne suit pas « normalement » dès le CP, André
Vistorky pèche par optimisme : les garçons sont près de 40 % en moyenne,
ce qui signifie que, dans certaines classes, ils sont 80 %. Peut-on tracer une
frontière entre les 3,2 % restés au niveau du CP, les 5,6 % arrivés au niveau
du CE1, sans doute désignés comme « retardés mentaux » et les 13,5 % de
niveau CE2 ? Quand les mauvais lecteurs sont devenus la majorité, les caté-
gories antérieures vacillent. Ne sait-on plus apprendre à lire aux petits ? se
demande Vistorky : « Le concert des lamentations de nos collègues du second
degré chargés de l’enseignement du français ne laisse subsister aucun doute : les
résultats sont lamentables, le niveau baisse régulièrement. Les élèves qui réus-
sissent à exprimer correctement quelques idées cohérentes deviennent rares… 57»
Que s’est-il passé pour que l’école, qui donnait « globalement satisfaction »
dans l’entre-deux-guerres et ne détectait que très peu d’enfants relevant des
classes spéciales, soit atteinte d’une telle épidémie d’échecs ?
Pour Marcel Rouchette, le monde est ce qu’il est, et il faut bien accepter
« les petits enfants du siècle58 » tels qu’ils sont :

« Selon toute vraisemblance, les enfants d’aujourd’hui ne sont ni meilleurs


ni pires que ceux d’hier ou d’avant-hier. Ils sont certes davantage sollicités
par le monde extérieur, plus sensibles à l’image qu’à l’écrit. De toute façon,
il est vain de gémir sur les misères de notre temps, de rêver d’un impos-
sible retour en arrière. La sagesse exige que nous nous accommodions de
ce qui existe, que nous acceptions la télévision installée dans la vie fami-
liale, la concentration urbaine, les grands ensembles et les bandes dessinées.
Les enfants d’aujourd’hui sont ce qu’ils sont et il faut les accepter tels.59 »

La société a changé, elle s’américanise à grande vitesse ; mais ce qui a le


plus brutalement changé, c’est la fonction de l’école primaire. Alors qu’elle
est toujours régie à l’époque par les Instructions de 1923 à peine retouchées

253
L’école et la lecture obligatoire

à la Libération, elle doit prendre acte de la prolongation de la scolarité obli-


gatoire : « L’ordonnance et le décret du 6 janvier 1959, ainsi que les textes posté-
rieurs, ont prolongé la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans et profondément
modifié la structure de l’enseignement traditionnel. » Le cycle élémentaire
« ouvert à partir de la 6e année, en principe d’une durée de cinq ans », n’a plus
pour vocation, comme le souhaitaient les Instructions de 1887, « d’assurer à
l’enfant tout le savoir pratique dont il aura besoin pour la vie », ni, comme le
prescrivaient les Instructions de 1923, « de préparer l’enfant à la vie ». Sa voca-
tion n’est pas de transmettre toutes les connaissances réputées autrefois
fondamentales, c’est-à-dire qui permettaient à la majorité des enfants de
douze ans, puis de quatorze ans, d’entrer avec un langage suffisant dans la
vie active. Il est devenu la première étape – et l’étape essentielle – d’une
scolarité s’étendant sur dix années.
Entre 1959 (loi de prolongation) et 1972 (date des nouveaux programmes),
treize ans s’écoulent pendant lesquels les anciens programmes sont toujours
en vigueur, mais les résultats montrent que « rien ne va plus ». Pourtant,
c’est par une réflexion sur le collège qu’aurait dû démarrer la réforme :
comment doit-il se transformer pour scolariser un public d’élèves pour qui
il n’a pas été conçu ? Au contraire, c’est à l’école que l’on demande de se
réformer pour envisager ses nouvelles fonctions et « adapter » ses élèves aux
exigences du collège.
L’école doit donc « par priorité, fournir au plus grand nombre les instru-
ments de la connaissance, permettre ou favoriser l’éclosion des aptitudes ». Que
faut-il entendre par « instruments de connaissance » ? Lecture, écriture, mais
aussi langue orale. La question n’est plus, cette fois, d’abandonner son patois
pour le français des livres comme en 1887, d’être entraîné par des exercices
d’élocution à faire des phrases complètes comme en 1923, mais de s’exprimer
et de communiquer. De ce fait, la lecture est progressivement découplée de
l’écriture, le nouveau couple important devient « expression orale-expression
écrite ». « Il convient que l’enfant de onze ans sache lire, ce qui n’est pas seule-
ment déchiffrer un texte, mais en sentir le sens et faire sentir aux autres ce que
l’on ressent en le lisant. Il est également indispensable qu’il soit capable de s’ex-
primer avec le plus d’aisance possible, oralement et par écrit. »
La lecture expressive, toujours nécessaire, n’est d’ailleurs plus suffisante :
« Demain, nos élèves auront besoin de consulter des revues, des traités, des réper-
toires, des annuaires, des bibliographies; plus souvent des modes d’emploi, des
consignes, des barèmes. Habituons-les dès maintenant à se servir (seuls évidem-
ment) des dictionnaires, tableaux de conjugaison, brochures de documentation,
atlas, tables des matières.60 » Tous ces gestes, ils doivent savoir les faire « seuls,
évidemment ». Ce qui impose tous ces savoir-faire précoces, c’est l’entrée de
tous vers l’enseignement secondaire. Au fur et à mesure que les instituteurs
intériorisent l’idée que davantage d’élèves doivent atteindre un « niveau » leur
permettant de survivre en sixième, ils modifient leur propre curseur d’exigence :

254
Les métamorphoses de l’échec

les élèves qui leur paraissent trop loin du seuil d’autonomie requis redoublent
(ou triplent) le cours moyen. L’examen d’entrée en sixième faisait le tri jusqu’en
1958, mais ensuite, c’est l’enseignant qui est responsable de « l’orientation ».
Comment se garder des foudres des professeurs qu’horrifie le nombre
d’élèves de sixième « ne sachant pas lire » ? Comment supporter d’entendre
dire que l’école « ne sait plus apprendre à lire aux enfants » ? « Bien évidem-
ment, ces élèves qui terminent leur scolarité primaire savent lire. Mais ils ne
savent pas bien lire et encore moins tout lire […] Beaucoup d’enfants qui suivent
normalement les cours et seront admis en 6e à la rentrée prochaine ne savent
pas lire avec assez d’habileté pour dégager un sens simple d’un texte facile, ou
alors ils fournissent un effort considérable qui les gêne pour une vue d’ensemble
et souvent la leur interdit.61 » Pour que les collégiens soient capables de faire
seuls leurs devoirs, « lorsque le maître de l’école primaire ne sera plus auprès
d’eux pour les guider et leur signaler les difficultés », il faut que, dès le CM2,
ils lisent vite, sans peine et en silence.
La lecture courante et expressive devient donc une pratique de CE, qui
doit être peu à peu abandonnée en CM. « La lecture à haute voix, trop exclu-
sive dans l’école élémentaire, médiocrement pratiquée ensuite, est […] un exer-
cice privilégié qui convient bien aux plus jeunes chez qui elle est un moyen de
contrôle facile et qu’on peut infléchir intuitivement, sans ces explications trop
subtiles qui dépassent le niveau de la classe.62 » Mais alors, il faut que les
enfants de cours préparatoire sachent lire couramment (et pas seulement
sur le manuel connu presque par cœur). S’ils n’y parviennent pas, comment
pourront-ils suivre l’année suivante ? La massification « démocratique » du
second degré commence en ayant pour prix l’échec scolaire de masse dans
l’école : la question de la déficience intellectuelle n’est plus qu’une question
annexe par rapport à ce changement des fonctions de l’école. Les maîtres
essayent (en vain) de préparer tous les enfants aux objectifs du secondaire
qu’ils ont connu, le secondaire sélectif des élites, au moment où il se trans-
forme en école de masse. Ce qui était le programme tracé pour huit ans
d’école (entre six et quatorze ans) doit maintenant être réalisé en cinq ans
(entre six et onze ans).
On se glorifiait dans les années 1930, en constatant qu’une minorité d’en-
fants « savait lire », c’est-à-dire syllaber sans erreur à Noël et que la majorité
parvenait à un déchiffrage syllabique à peu près assuré en juin. Ceux qui n’y
parvenaient pas ne redoublaient pas nécessairement, puisqu’ils avaient encore
deux années d’entraînement en CE pour parvenir à la lecture courante,
permettant de conjuguer l’effort du déchiffrage et la compréhension du texte.
Dans les nombreuses écoles rurales à deux classes, ils restaient souvent avec
leur maîtresse dans la classe des petits (Section enfantine-CP-CE). Dans les
années 1960, dans les classes urbaines surchargées du baby-boom, les rempla-
çants recrutés en toute hâte constatent que des élèves, qui se débrouillent
pour lire sur leur « méthode », sont incapables de lire un texte inconnu : ils

255
L’école et la lecture obligatoire

déchiffrent sans comprendre ce qu’ils lisent et s’enferrent à chaque difficulté


de déchiffrage. Ils redoublent, une fois, deux fois, puis la sanction tombe : pas
de troisième redoublement, mais la classe de perfectionnement.
On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec les élèves des années
1840, voués aux syllabes, interdits d’entrer dans la lecture de mots tant qu’ils
ne sauraient pas déchiffrer et sortant de l’école « en ne sachant rien ou si
peu ». L’augmentation du niveau d’ambition scolaire décrétée par Guizot en
1833 (introduction des « éléments de la langue française », avec la grammaire
et l’orthographe, l’enseignement de la géométrie et des « poids et mesures »)
comme la massification du second degré dans les années 1960 produisent le
double effet habituel : les meilleurs élèves en profitent, les autres payent le
prix fort. Comme l’écrit sans émoi René Zazzo, « la société est sévère : si l’en-
fant ne réussit pas, il redouble, il triple sa classe, il est renvoyé ». Mais il est
devenu impossible de renvoyer les enfants de l’école obligatoire. Il est devenu
tout aussi impossible d’accepter le diagnostic psychologique qui fait de l’échec
à l’apprentissage de la lecture un symptôme de déficience mentale. On
comprend le succès fulgurant du terme dyslexie dès les années 1960.

LA DYSLEXIE, MALADIE DU SIÈCLE63

Un dyslexique est un enfant d’intelligence normale qui n’apprend pas à lire.


Quel parent ne désire pas que son enfant soit reconnu « d’intelligence
normale » ? Devant le jugement sévère des professeurs, le diagnostic de
dyslexie est le salut, au point qu’il finit rapidement par être utilisé pour dési-
gner « la » difficulté à lire, toutes les difficultés à lire. L’étiquette « dyslexie »
permet d’abord de déjouer les discours qui imputent l’échec de l’enfant
« normalement intelligent » (son QI le prouve) à des « blocages psycholo-
giques », donc à ses parents. La vie affective des enfants, les conflits entre
parents et adolescents, les effets ravageurs des éducations rigides emplissent
les pages des magazines féminins des années 1960 : les mères sont en première
ligne. La vulgarisation de la culture psychanalytique fait proliférer les discours
interprétatifs en tout genre, habitue chacun à donner sens et valeur à des
conduites jugées auparavant « insignifiantes ». Elle conduit à une pédagogie
de la précaution (tout s’amnésie, mais rien ne s’efface) et entretient de façon
diffuse la culpabilité des mères (c’est l’époque où le travail féminin se déve-
loppe très rapidement dans les classes moyennes). Elles n’ont pas su éviter
à leur enfant les traumatismes, les chocs émotionnels, les ruptures brutales,
le non-dit. S’agissant de la lecture, les enfants seraient prisonniers d’injonc-
tions contradictoires ou de situations de « double nœud » (« deviens grand
et apprends à lire ! » et « viens sur mes genoux, que je te lise encore des
histoires »). Au moment où l’échec est si fréquent qu’il semble probable,

256
Les métamorphoses de l’échec

chaque parent doit bien convenir que, oui, l’entrée d’un enfant au CP est
un facteur d’angoisse, qu’il réactive des cauchemars et que les enfants n’en
sortent pas indemnes. Quelle pensée angoissante inhibe celui-ci devant sa
page de manuel ? Que veut « signifier inconsciemment » celle-là en ne parve-
nant pas à apprendre ? Cependant, quand un parent conduit son enfant chez
le psychologue64, bien du temps a déjà passé, et les choses vont si mal que
démêler les fils relève de la gageure : il est difficile de savoir si les blocages
constatés sont la cause ou l’effet des problèmes d’apprentissage.
L’idée qu’il pourrait y avoir des « troubles spécifiques de l’apprentissage
de la lecture », d’origine neurologique mais rééducables, soulage tous ceux
qui sentent peser sur eux le regard inquisiteur de l’environnement. De la
même façon qu’il n’existait que des « anormaux d’asile » avant que l’école
obligatoire n’ait fait surgir les « anormaux d’école », jusqu’en 1950, la
dyslexie65 a été une catégorie nosologique relevant des spécialistes des
troubles du langage. Ils étudient (et rééduquent) les adultes alexiques, ayant
perdu la capacité de lire à la suite d’un accident. Cette maladie rare, réper-
toriée aux États-Unis dès 189666, baptisée Congenital Word Blindness (cécité
verbale congénitale) intrigue les psychologues, puisque les enfants qu’on
leur présente ont toutes les compétences intellectuelles pour apprendre à
lire et n’ont subi aucun accident. L’hypothèse est que les processus mentaux
qui permettent « l’acte lexique » et qui se trouvent lésés chez l’adulte
alexique accidenté pourraient aussi être déficients pour des raisons congé-
nitales ou héréditaires. Ce handicap ne se révèle qu’au moment de l’ap-
prentissage : on parle donc non d’alexie (la perte de la lecture), mais de
dyslexie d’évolution. Or, les enfants qui se trouvent dans ce cas se multi-
plient dans les années 1960.
Le docteur Pierre Debray-Ritzen67, pédopsychiatre à l’hôpital Necker, fait
entrer la dyslexie dans la polémique publique. Il s’en prend à la fois aux
pédagogues qui prônent la méthode globale, aux psychanalystes qui font de
l’échec en lecture un symptôme ou une inhibition, aux sociologues qui voient
dans l’échec un phénomène social et non une carence individuelle. Pour lui,
l’origine neurologique de la dyslexie ne fait pas de doute. Un « MDB »
(Minimal Brain Dammage, ou Minimal Brain Dysfunction) expliquerait l’in-
capacité ou la difficulté durable des enfants à acquérir les procédures de
décodage. Mais ils peuvent être rééduqués avec patience par la méthode
traditionnelle qui a fait ses preuves, la méthode syllabique. Debray-Ritzen
met en cause la nocivité de la méthode globale « qui convient à une mino-
rité de sujets – brillants ou surlexiques – qui gagnent ainsi quelques mois dans
leur apprentissage de la lecture 68 », au détriment de tous les autres, ce qui
expliquerait l’épidémie actuelle des dyslexies.
La polémique porte d’abord sur son rejet de la méthode globale, qu’il
définit, en l’opposant à ce qu’il nomme « méthode analytique » (la méthode
syllabique ou B.A. BA), comme la méthode de photographie directe des mots

257
L’école et la lecture obligatoire

entiers. Ses contradicteurs ont beau jeu de lui rétorquer qu’elle est juste-
ment (dans la pratique française) une méthode analytique de décomposi-
tion69 et non une méthode synthétique de B-A BA, et que les méthodes
massivement employées dans les classes ne sont nullement globales, mais
syllabiques. Ces propos entrent cependant en phase avec l’inquiétude des
parents d’élèves qui ne savent à quoi imputer les difficultés de leurs enfants.
Une partie du corps enseignant trouve que les nouveaux manuels de CP
(méthode mixte), en voulant mettre d’emblée l’accent sur la compréhension,
en proposant d’emblée des petits textes70, accélèrent l’étape des mécanismes,
raccourcissent le temps consacré à leur acquisition et, en mettant trop vite
la barre trop haut, produisent des déchiffreurs incertains. D’autres s’inquiè-
tent des approches « globalistes » de l’école maternelle (étiquette des
prénoms, ou désignant les lieux de rangements de la classe) qui peuvent
induire des réflexes de lecture approximative, de procédure par devinette.

LA DYSLEXIE CONTRE LA MÉTHODE GLOBALE

Célestin Freinet, qui est un des rares pédagogues de l’époque à défendre une
approche « globaliste » de la lecture, s’est fait lui-même l’écho ironique de
ces griefs71 :

« Il faut dans toute période difficile trouver un bouc émissaire. La


Méthode Globale est aujourd’hui responsable de tous les mots dont souffre
l’École. Si les enfants lisent bien moins qu’autrefois c’est la faute à la
Méthode Globale. S’ils manquent d’attention et de concentration dans
leurs devoirs, s’ils font trop de fautes dans leurs dictées et dans leurs
lettres, c’est évidemment la méthode globale qui est en cause. […] Qu’on
en revienne donc à la bonne règle préalable du B-A BA, et aux exercices
méthodiques, qu’on enseigne les bases avant d’aborder le tout et l’édu-
cation refleurira. L’État sera sauvé. »

Pour lui, l’habitude de « lire à peu près » ne vient pas de l’école (qui
enferre au contraire les enfants dans le déchiffrage sans souci du sens). Elle
a été induite par l’omniprésence des illustrés :

« Avez-vous vu votre enfant lire son journal illustré ? Il regarde l’image


et réagit d’abord à l’image seule, donnant parfois lui-même le texte
possible du drame que ces images suscitent en lui. Ensuite, mais ensuite
seulement, il jette un coup d’œil sur le texte. […] Sur la base de cette
vision rapide, il reconstitue un texte à sa convenance. […] C’est malheu-
reusement ce mode de lecture qui risque d’imposer sa prépondérance,

258
Les métamorphoses de l’échec

parce que l’enfant y passe beaucoup plus de temps qu’aux exercices


scolaires, et qu’il s’y donne avec beaucoup plus de passion. C’est contre
ce mal à dénoncer et à combattre que nous nous évertuons. »

Dans les classes coopératives, au contraire, la correction collective de


chaque texte libre oblige à la fois à le comprendre et à en faire une lecture
littérale parfaitement fidèle. Dans les classes ordinaires, pour gagner du
temps, les maîtres aident les enfants en lisant eux-mêmes le texte à voix
haute, si bien que les deux opérations restent disjointes, illusionnant les
élèves sur leur capacité à lire. Ceux-ci acquièrent des réflexes de lecture qui
ne leur donnent ni sécurité dans l’établissement du texte, ni recul dans l’in-
terprétation.
L’école abonde donc d’élèves trop rapidement laissés à eux-mêmes,
étiquetés dyslexiques et qui ne seraient que mal instruits. Cette position est
rassurante : un enfant mal instruit peut encore être instruit, il suffit de le
confier à un « bon » pédagogue. De nombreux instituteurs, « sachant que la
lecture leur revient personnellement et ne revient pas aux médecins et aux
psychiatres, pensent que l’enfant qui a des difficultés en lecture ou en ortho-
graphe est simplement un enfant qui a mal appris à lire 72 » écrit Michel Lebrot,
formateur des instituteurs spécialisés à Beaumont-sur-Oise, dans un dossier
sur la dyslexie. Leur erreur est de penser que la rééducation va être facile :
lorsque les premiers contacts avec l’apprentissage ont produit « échec,
reproches, sanctions, punitions, ennui », se mettent en place des postures de
refus ou de rejet qui rendent les heures passées en classe totalement impro-
ductives. Il est naïf d’imaginer que des leçons particulières supplémentaires,
même menées par les meilleurs pédagogues, vont régler le problème facile-
ment. Sans convoquer la psychanalyse, sans qu’il soit nécessaire de croire
que celui « qui échoue a subi des traumatismes affectifs ou se trouve perturbé
psychiquement », « l’enfant en situation d’échec […] est un enfant qui a subi
des conditionnements tels de la part de son milieu familial et scolaire qu’il n’est
plus dans de bonnes conditions pour accomplir les apprentissages nécessaires.
Son trouble, c’est justement qu’il ne peut plus apprendre 73 ». Freinet ne pense
pas différemment : si la classe coopérative peut être pour de tels enfants un
lieu « thérapeutique », c’est qu’elle leur restitue un espace d’investissement
propre sans lequel il n’est pas de véritable apprentissage.

DYSLEXIQUES OU MAUVAIS LECTEURS

Le deuxième fer de lance du Dr Debray-Ritzen porte sur son rejet des facteurs
« environnementaux », sociaux ou psychoaffectifs : il pourfend « la psychana-
lyse, cette imposture74 », autant que la « sociologie marxiste » et sa croyance

259
L’école et la lecture obligatoire

en l’influence du milieu. « L’environnement proprement psycho-affectif et


culturel – au grand dam des idéologies régnantes, la freudienne et la marxiste 75 »
ne tient qu’une part modeste dans l’échec en lecture, écrit-il, « peut-être 10 % »,
« tant de bruit pour ce petit accessit ». D’après lui, le pourcentage des
dyslexiques dans une population est compris dans une fourchette allant de
6 % à 12 %, mais ce pourcentage montre bien le malentendu entretenu par
toute polémique : de quels élèves parle-t-on ? Si on ajoute aux élèves suscep-
tibles d’aller à la consultation de l’hôpital Necker (ils ont un QI supérieur à
80) les 6 % dont parle René Zazzo (QI compris entre 50 et 80), on arrive à
une population de 12 % à 18 % des élèves qu’on dirait aujourd’hui « en grande
difficulté », mais pas aux 75 % d’élèves en retard repérés par les statistiques
du ministère (on dirait aujourd’hui les élèves « en difficulté »).
Derrière la querelle des chiffres, on voit se profiler deux objets d’en-
quête : le phénomène social de l’échec scolaire, tel qu’il est repéré à travers
les indicateurs du temps (redoublements, orientations), ne relève pas des
mêmes approches que la question des diagnostics individuels sur l’appren-
tissage : on ne parle alors que de la compétence à déchiffrer. Car qu’ap-
pelle-t-on « échec en lecture » ? Binet s’appuyait sur les compétences
demandées par les instituteurs en 1900, mais plus personne ne s’en contente
en 1960, sans qu’il soit encore possible de créer un consensus sur une
nouvelle définition. La définition du « savoir lire », tout le monde le souligne,
est d’une grande complexité, si bien que personne ne se hasarde encore à
élaborer des indicateurs 76. Savoir lire, c’est savoir « tout lire » : la palette
des échecs est donc de plus en plus ouverte. Comme les élèves des précep-
teurs au temps des Lumières, les enfants de la communale doivent pouvoir
« déchiffrer n’importe quel mot inconnu », mais comme les amateurs de
romans de la même époque, ils doivent lire des histoires silencieusement.
Comme les élèves du Second Empire, ils doivent lire pour s’instruire, mais
comme les lecteurs du Petit Journal à un sou, ils doivent faire le tri dans
les nouvelles mises à la une. En 1960, comme au temps de Jules Ferry, ils
doivent prouver qu’ils comprennent un texte littéraire en mettant le ton,
mais comme les cadres d’entreprise avec leurs dossiers, ils doivent savoir
« consulter », « lire pour chercher ».
De ce fait, un usage flou et polémique du mot « dyslexie » va perdurer
dans le monde enseignant. Une minorité (en particulier ceux qui doivent
poser les diagnostics) essaie d’en limiter l’usage aux « troubles spécifiques de
la lecture » qui concernent des enfants ayant un QI normal, au-dessus de 80
(ce qui est plus facile à constater qu’une « intelligence normale »). Ils doivent
présenter un retard persistant, mettant en péril la suite de leur scolarité,
« quelles que soient par ailleurs les méthodes de lecture avec lesquelles on les
a enseignés », selon le protocole à suivre pour les dépistages. Quand ils arri-
vent pour être testés, on a généralement déjà essayé avec eux toutes les
méthodes possibles… Les maladies en dys- (dysorthographie, dyscalculie) élar-

260
Les métamorphoses de l’échec

gissent le protocole du repérage. Mais d’autres « troubles » (de la latéralisa-


tion, du schéma corporel, de la mémoire immédiate, etc) pourraient expli-
quer une partie des échecs.
Dans le grand public, le mot reste, jusqu’en 2000, une étiquette commode
pour désigner tous les élèves ayant du mal à lire, du fait qu’un non-spécia-
liste est incapable de tracer des lignes de démarcation claires entre les diffé-
rentes façons d’échouer. Seul symptôme supposé alarmant universellement
cité par les parents inquiets : l’enfant inverse les lettres (confond d et b, p
et q). Cette dyslexie est alors bien la maladie du siècle 77. Mot fourre-tout de
toutes les difficultés en lecture des années 1960 78, il semble impliquer un
tel déni des difficultés spécifiques aux milieux populaires qu’il devient suspect
dans le monde enseignant après 1970 (la polémique avec Debray-Ritzen date
de 1967). Certains n’hésitent pas aller plus loin : la dyslexie n’existe pas, elle
n’est qu’un artéfact entretenu par les médecins et les orthophonistes en mal
de clientèle. Alors qu’elle est un trouble reconnu par l’OMS et que les
dyslexiques d’autres pays ont droit à des soutiens spécifiques, des études
aménagées, des temps plus longs pour les épreuves écrites aux examens, l’ex-
ception française 79 durera jusqu’aux années 2000.
Dans les années 1980, l’expression « mauvais lecteur » proposée par Jacques
Fijalkow 80 se substitue à l’étiquette « dyslexique » : elle a le mérite de ne
faire aucun diagnostic et de se contenter d’un constat pédagogique modu-
lable en fonction du niveau : le mauvais lecteur de CP n’est pas le mauvais
lecteur de cours moyen. Au même moment, la sociologie de la lecture impose
l’expression de « faibles lecteurs » aux « lectures précaires 81 » pour désigner
ceux qui ne lisent pas de livres (ou très peu). La question des déterminants
sociaux des pratiques de lecture rejoint celle des déterminants sociaux des
échecs à l’apprentissage. Si l’origine du trouble était seulement neurobiolo-
gique, comment comprendre que les enfants en échec soient très massive-
ment issus des milieux populaires ? Qui peut penser que le « MDB »
neurobiologique de la dyslexie a trouvé un terreau particulièrement favo-
rable dans les cerveaux de la classe ouvrière ? Force est de penser que le
phénomène social de l’échec en lecture a des origines sociales, ou plutôt
socioculturelles. Mais reste à comprendre comment s’opère cette corrélation.

SOCIOLOGIE ET STATISTIQUES DE L’ÉCHEC SCOLAIRE

Les premières grandes enquêtes82 sur l’orientation scolaire, les redouble-


ments, les échecs mettent au jour le rôle joué par les enseignants dans cette
croissance des redoublements d’élèves dans le primaire. Pourquoi jugent-ils
inaptes à passer dans la classe supérieure des élèves qu’ils auraient proba-
blement acceptés en 1930 ? Ils conviennent que les professeurs ne sont pas

261
L’école et la lecture obligatoire

victimes d’une illusion collective : dans les classes de sixième le niveau « baisse
objectivement » du fait de l’arrivée en masse d’élèves qui n’auraient pas
rejoint le second degré sans la contrainte de la loi. Mais le collège unique
n’existe pas avant 1975, et l’orientation trie entre différents types d’établis-
sement. Les instituteurs sont donc partie prenante de cette orientation, s’ap-
puyant sur leurs représentations (l’image qu’ils se font du lycée, les souvenirs
de leur propre scolarité) mais aussi sur des critères plus empiriques.
Ils constatent à l’usage comment se débrouillent les élèves qu’ils ont
envoyés au lycée ou au collège du bourg voisin, où sévissent des « profes-
seurs ». Ils connaissent les résultats de ceux qui sont allés au cours complé-
mentaire et sont toujours encadrés par des collègues instituteurs devenus
PEGC (professeurs d’enseignement général de collège). Sachant à quel point
la survie en lycée est une épreuve psychologique autant qu’intellectuelle, ils
n’y envoient que leurs élèves les mieux armés : ceux qui « se débrouillent »,
lisent bien et écrivent sans trop fautes. Ou ceux qui pourront être aidés par
la famille. Les parents acceptent le verdict et font confiance, du moins ceux
qui demandent conseil. Ces tactiques, sans relever d’une concertation expli-
cite, ont des effets sociologiques lisibles. Diverses enquêtes montrent qu’à
réussite scolaire égale, les enfants de différentes origines sociales sont orientés
différemment83. Bien sûr, « les bons s’en tirent toujours », mais un
élève médiocre entre automatiquement en sixième si son père est ingénieur
ou médecin, alors qu’avec les mêmes résultats, un fils d’ouvrier va remplir
les dernières classes de fin d’études, ou la « classe de transition » qui tran-
site vers des sections pré-professionnelles et le marché du travail. Tenants
les plus farouches de l’égalitarisme républicain, les instituteurs découvrent
ainsi qu’ils contribuent à creuser les écarts de destin entre enfants de diffé-
rents milieux sociaux.
Cette inégalité des traitements scolaires, qui leur est imputable, ne joue
pourtant qu’à la marge. La question de l’inégalité des chances est bien plus
difficile à « imputer » à des acteurs désignables : pourquoi les élèves des
milieux populaires sont-ils bien plus fréquemment en échec que ceux des
milieux privilégiés ? À l’évidence, on ne parle plus du même phénomène
lorsqu’on passe du problème des enfants en échec au problème de l’échec
scolaire lui-même. Le concept d’héritage culturel, popularisé par Pierre
Bourdieu et Jean-Claude Passeron (Les Héritiers, 1964) désigne clairement
le lieu du problème (là où interfèrent la position sociale des familles et les
exigences de l’institution) mais ne permet pas de comprendre « spécifique-
ment » l’échec en lecture. Or, du fait qu’elle est à la fois un apprentissage
particulier et le moyen des autres apprentissages, elle pourrait donner
« transversalement » la raison scolaire de la sélection sociale par l’échec. La
lecture ne serait-elle pas cet outil de la relation aux savoirs, dont le manie-
ment plus ou moins aisé produirait « sociologiquement » la réussite des uns
et l’échec des autres ?

262
Les métamorphoses de l’échec

LECTURE, LANGAGE ET CLASSES SOCIALES

Pour donner aux élèves les habitudes de lecture qui leur manquent pour fran-
chir un cursus secondaire, les années 1970-80 démultiplient les entrées, comme
on l’a vu précédemment (chapitres 6 et 8) : lecture d’albums aux tout-petits
et entrée des coins-lecture en maternelle ; mise en place des bibliothèques
d’établissements (BCD dans le primaire, CDI dans les lycées et collèges) et
familiarisation des écoliers et collégiens avec la lecture de « consultation ».
Élargissement des références : les BD, les « livres dont vous êtes le héros », les
romans policiers, les traductions des séries américaines, les magazines illus-
trés ont désormais droit de cité dans l’école, à côté des documentaires en tout
genre. Le livre-audio, le livre-CD, les vidéos montrent que la bibliothèque
scolaire ne bannit pas les autres médias : elle aussi adopte le modèle de la
médiathèque. Modernisation rapide des références : le corpus des auteurs
vedettes change. Comme ils sont vivants, souvent jeunes, ils sont invités à
venir parler de leurs œuvres à des parterres d’enfants ; concours de lectures
et de choix de livres, tout le monde peut jouer à être membre d’un jury de
prix sur le modèle du « Goncourt des lycéens ». Quel bilan dresser, avec le
recul, de tant d’initiatives foisonnantes ? Les disparités sociales de réussite que
l’on pouvait constater dans une école centrée sur une conception restrictive
et passéiste de la lecture ne se sont pas réduites du fait de cette rénovation
pédagogique ou institutionnelle. La lecture scolaire s’est modernisée, mais
l’effet le plus spectaculaire a été d’entériner une définition plus exigeante et
plus complexe qu’avant (traiter de multiples types de textes, selon des procé-
dures « flexibles ») et donc, a priori, aussi sélective socialement, sinon plus.
Il reste donc à « comprendre » les ressorts de l’échec ordinaire. En effet,
si un « héritier » (culturel) est quelqu’un qui sait manier les codes de la
langue pour les avoir pratiqués en famille, alors la question sociale de l’échec
en lecture se trouve déportée de la lecture scolaire à la langue de l’école.
Quelles sont les conditions de la réussite ? Pour apprendre à lire, il faut
prendre la langue écrite comme objet, en désigner des constituants (les lettres,
les mots) qui n’existent pas à l’oral : posture plus facile à prendre, si les
parents ont déjà fait pratiquer à leurs enfants, dans la conversation fami-
liale, ces prises de conscience sur le fonctionnement de la langue orale
normée (« prononce comme il faut », « on ne dit pas un truc, on dit …
quoi ? »). Pour un lecteur débutant, ce n’est pas une mince différence que
d’avoir déjà découvert à la maison des postures d’analyse « métalinguis-
tiques », qu’il va retrouver dans l’énonciation écrite. La différence entre
familles vient donc des usages du langage (des performances, dit le socio-
logue anglais Basil Bernstein84, non des compétences).
L’entrée dans les savoirs (comme nous l’avons vu au chapitre 7) construit
également une nouvelle représentation du monde, qui modifie en retour les

263
L’école et la lecture obligatoire

manières de parler et de concevoir les échanges langagiers : d’où l’insistance


durable des prescripteurs sur la nécessité de « fermer les livres » pour faire
entrer les savoirs dans la langue des échanges scolaires. L’oral de la classe
visait donc moins à faire parler les enfants pour leur apprendre à commu-
niquer entre eux, qu’à les préparer aux usages de la langue écrite. Dans l’en-
semble de ces recherches, la lecture n’est pas absente, mais l’accent s’est
indéniablement déporté de la lecture vers la relation oral-écrit puisque c’est
toujours à travers leurs écrits que les élèves sont évalués.

L’IRRÉDUCTIBILITÉ DE L’ÉCHEC ET LES MUTATIONS


DE LA CULTURE DE BASE

Les performances scolaires classent, aujourd’hui comme au temps de Binet,


et on ne peut « supprimer les wagons de queue ». Quels que soient les résul-
tats objectifs, ou les progrès collectifs de l’institution, on ne peut donc
supprimer l’échec scolaire : toute la question est de savoir où est mis le
curseur de l’exigible. Le socle commun de compétences, en définissant ce
que chaque élève doit parvenir à maîtriser à seize ans, laisse d’ores et déjà
prévoir une nouvelle vague d’échecs. Entre les années 1900 et aujourd’hui,
la façon de poser la question a pourtant changé sur un point. Il ne s’agit
plus de se demander « que faire de ceux qui n’y arrivent pas ? », mais « que
faire pour ceux qui n’y arrivent pas ? ». C’est que l’échec scolaire, mesuré
aujourd’hui à l’aune de normes internationales, classe aussi les pays : parmi
les pays de l’OCDE, les résultats aux tests de PISA font de la France un élève
ayant tout juste la moyenne.
La longue durée des débats autour de l’échec en lecture des enfants – pares-
seux, anormaux, handicapés sensoriels, retardés mentaux, dyslexiques, défa-
vorisés – montre à quel point une instruction généralisée bouleverse
progressivement les catégories héritées pour penser l’enfance, la normalité, la
langue, l’intelligence, la culture. Les exigences d’éducation, définies pour
« fournir » à chaque enfant ce qui semble le bagage minimum, produisent des
effets visibles dans le court terme : de « nouveaux » échecs. À chaque réforme,
il faut inventer une pédagogie ad hoc, former de nouveaux maîtres, tout en
recyclant les gestes professionnels acquis dans un autre temps et qui sont dura-
blement inscrits dans les lieux (on habite toujours les vieilles écoles), les rythmes
de travail (le calendrier des travaux et des jours résiste durablement aux injonc-
tions institutionnelles) et les outils (on ne fait pas table rase des vieux textes
du jour au lendemain). En éducation, c’est toujours avec du vieux qu’on fait
du neuf, puisque ce sont toujours « des vieux » qui éduquent les jeunes.
L’échec scolaire, phénomène social autant qu’expérience singulière,
découle nécessairement de la durée allongée de l’école pour tous, des ajouts

264
Les métamorphoses de l’échec

faits aux programmes, de la définition de nouvelles fins. Pourtant, l’adapta-


tion à de nouvelles fins ne peut se faire qu’en abandonnant d’autres savoirs,
qui sombrent du même coup dans l’oubli, qu’en laissant s’effondrer des
compétences devenues sans objet (le niveau en couture des filles) ou en les
transformant en érudition ou en folklore (les championnats d’orthographe
de la dictée de Pivot). Pendant une génération, on se scandalise de l’incul-
ture des jeunes, puis plus personne ne se soucie que les enfants ne puissent
énumérer la date des Vigiles et des quatre-temps ou les douze tribus d’Israël,
ne sachent plus convertir des cordes en stères et des ares en arpents, qu’ils
ne puissent situer Roncevaux sur une carte, ni dater le traité de Westphalie.
Pourquoi encombrer la mémoire des enfants de tels détails ?
La question des échecs en lecture semble échapper à ces changements de
cap et traverser les siècles, puisque la lecture semble le médium obligé de
tous les apprentissages. C’est pourtant bien ce qu’il s’agit d’interroger pour
finir. Tout indique que la croyance qui a porté l’effort de la scolarisation
depuis la Renaissance (« tout le savoir du monde est dans les livres, si tu sais
lire, tu peux devenir savant ») appartient déjà au passé, et que la culture des
nouvelles élites sociales, économiques, politiques, scientifiques n’est plus une
culture du livre.

265
CHAPITRE
11

L’école et les mutations


de la culture écrite

C e qu’une traversée de l’école dans la longue durée fait percevoir avec


force, ce n’est pas seulement la pression croissante des exigences au fil des
siècles, au fur et à mesure que se démocratisent ou se banalisent des pratiques
de lecture longtemps réservées à des privilégiés. C’est tout autant le renou-
vellement des « savoirs d’écriture » imposés aux jeunes lecteurs. Les nouveaux
textes à lire infléchissent, puis disqualifient les pratiques de lecture qui
avaient été construites à grands frais pour instruire les générations anté-
rieures. Les savoirs profanes s’ajoutent aux savoirs religieux, puis les chas-
sent, les humanités classiques puis modernes sont détrônées par les savoirs
scientifiques pour former les élites, les lectures éphémères d’information
remplacent les lectures lentes de capitalisation.

RAPIDITÉ HISTORIQUE ET LENTEUR POLITIQUE


DES CHANGEMENTS : LES EFFETS DE GÉNÉRATION

Chaque configuration de savoirs implique des manières de lire qui lui sont
propres, manières de lire usuelles dans les milieux qui les ont construites ou
adoptées, mais absentes des traditions scolaires destinées aux enfants du
peuple. Pour reconfigurer ses missions qui changent en même temps que ce
qu’elle transmet, l’école doit, en premier lieu, convaincre les maîtres de faire
leur une culture scolaire nouvelle, « moderniste », les convaincre d’y voir une
chance de meilleure formation pour les enfants dont ils ont la charge. Selon
les cas, les valeurs avancées sont de promouvoir une culture plus utile, plus
proche des demandes familiales ou au contraire moins utilitaire, plus ambi-
tieuse socialement, ou encore d’accroître les fonctions « égalitaires » de l’école
ou le rôle progressiste de ses contenus. Comme ce sont les maîtres qui ont
finalement le véritable pouvoir de transmission, leur adhésion, même lorsque

267
L’école et la lecture obligatoire

leur culture professionnelle ne se confond plus avec les savoirs primaires*1,


conditionne toutes les modalités de mise en œuvre. « On ne décrète pas l’idéal,
il faut qu’il soit compris, aimé, voulu par ceux qui ont le devoir de le réaliser »,
écrit Émile Durkheim, rappelant aux futurs professeurs auxquels il s’adresse
que toutes les réformes scolaires sont « l’œuvre du corps même qui est appelé
à se refaire et se réorganiser 2 ».
Chaque maître garde cependant mémoire de sa culture d’élève dans son
enseignement, si bien que les changements irréversibles ne se produisent
qu’à l’aune de deux générations. Cette lenteur impatiente ceux qui voudraient
que les choses aillent vite. « Les décisions sont appliquées très lentement 3 »,
titre le Haut Conseil de l’Éducation dans un chapitre de ses analyses. Il faut
évidemment entendre « trop lentement », alors qu’on pourrait aussi voir dans
cette lenteur un gage de sécurité pour l’institution si on veut rendre les chan-
gements irréversibles. Ce temps permet aux maîtres chevronnés de ne pas
jeter leur expérience à la poubelle, et aux néophytes de roder les aména-
gements. Il devrait aussi permettre la mise en place des formations d’ac-
compagnement (c’est pour rendre possible la rénovation de l’enseignement
du français et des maths modernes que le samedi après-midi a été libéré
pour donner aux enseignants le temps d’un « recyclage »). Toute réforme
conduite aux pas de charge, quel qu’en soit le contenu, est presque irrémé-
diablement ressentie comme une agression par les praticiens. Ils se trouvent
mis en situation d’incompétence, alors qu’on exige d’eux de « faire mieux
qu’avant » et leur mauvaise humeur est redoublée du fait qu’elle est évidem-
ment interprétée comme le signe d’un conservatisme routinier indécrottable.
Pourtant, une fois que les nouvelles normes sont passées dans les faits,
l’amnésie recouvre le passé scolaire. Une génération plus tard, plus personne
ne se souvient que les nouveaux savoirs (orthographe et grammaire, litté-
rature et leçons de choses ou encore maths modernes et éveil scientifique,
technologie et langue vivante) ne se sont installés qu’en faisant disparaître
d’autres apprentissages (savoirs catéchétiques et connaissances liturgiques,
calligraphie et usage des anciennes unités de compte et de mesure, mais
aussi couture et travaux manuels, morale et économie domestique, calcul et
problèmes). Après plusieurs générations, les élèves de l’école laïque n’ima-
ginent même plus ce que pouvaient être les savoirs religieux de leurs aïeux,
pas plus que ceux d’aujourd’hui n’ont l’idée de ce que pouvait être la culture
classique ou l’instruction morale républicaine.
C’est à l’aune du présent qu’on juge l’école d’hier et on voit d’abord tout
ce qu’on n’y faisait pas : pas d’écriture pour les petits, pas de dictée ni de
grammaire, pas d’histoire ni de géographie, pas de lecture de livres de jeunesse,
bref, rien de ce qui apprend « vraiment » à lire et à écrire. À chaque époque,

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 340.

268
L’école et les mutations de la culture écrite

les apprentissages scolaires de l’écrit sont ainsi pris dans des cultures de réfé-
rence, sociales, extrascolaires, qui donnent naturellement sens et valeur aux
contenus et aux modalités d’enseignement. Une fois que le temps a passé, on
pense retrouver dans l’histoire de l’enseignement des constantes de longue
durée (les techniques de déchiffrage), ou les signes précurseurs de la moder-
nité (les jeux éducatifs, la pédagogie de l’image, la lecture par « mots entiers »).
S’agissant du futur proche, nul doute que les années à venir ne marque-
ront pas de pause. Les technologies numériques qui bouleversent les commu-
nications et l’accès aux savoirs dessinent de nouveaux partages du pouvoir
économique et social. Si la « société de la connaissance 4 » fait la part belle
aux apprentissages, à la réussite scolaire, à l’investissement dans les études,
c’est dans une perspective à laquelle les enseignants, même les moins idéa-
listes, ne sont pas très bien préparés. L’école sait depuis longtemps que beau-
coup de ses difficultés « éducatives » viennent justement de ce qu’elle
contraint les élèves à découvrir des valeurs et des usages qui sont aux anti-
podes de ceux qui régissent la société de consommation, laquelle use les
produits, démode les objets et pilonne les livres invendus. Les savoirs, comme
les apprentissages et les lectures d’études, se capitalisent dans la lenteur. Le
monde enseignant partage encore largement l’idée que la formation des
jeunes générations n’est pas « négociable », relève de visées non utilitaristes,
car les enfants ne sont pas des produits. En cherchant comment permettre
aux élèves, même les plus en difficulté, de trouver sens aux activités qu’on
leur impose, de s’y investir indépendamment des profits ultérieurs qu’on
peut en escompter, il s’inscrit finalement dans la lignée de la grande tradi-
tion médiévale ou humaniste.
Les savoirs qui remplissent leurs livres de classe sont considérés comme
« intéressants » par eux-mêmes et la gratification des études est moins dans le
fruit que « dans le geste même de saisir », pour reprendre l’expression de saint
Bernard. Les lettres et les sciences, comme la théologie, valaient en raison de
leur gratuité. Les œuvres les plus durables, les découvertes les plus impor-
tantes n’ont-elles pas été portées par la « libido sciendi », ce désir de connais-
sance préservé de la volonté de puissance qui anime la « libido dominandi » ?
Quand Hannah Arendt s’interroge sur le travail qui organise la vie active de
l’homme moderne5, elle en abstrait le travail intellectuel, qu’elle met du côté
de la vie contemplative, comme le faisaient Platon et saint Augustin. Or, la
société de la connaissance qui se profile traite les connaissances elles-mêmes
comme des produits jetables, « consomme les savoirs », les considère comme
périmés dès qu’ils ne sont plus facteurs d’innovation et de profit pour le monde
économique. Pour certains, ce futur est déjà notre présent.
La loi de 1989 s’engageait à conduire 100 % des jeunes à une qualification.
L’engagement européen pris à Lisbonne en mars 2000 fixe comme objectif
stratégique que l’Europe doit, d’ici 2010, « devenir l’économie de la connais-
sance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une crois-

269
L’école et la lecture obligatoire

sance économique durable, accompagnée d’une amélioration quantitative et


qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Est-ce réduire
explicitement les enseignants européens à être les pourvoyeurs d’un marché
du travail ouvert, qui demande des jeunes à la qualification accrue ? Revenant
sur les conséquences de ce programme pour l’école, le Journal officiel des
communautés européennes du 14 juin 2002 précise que « le Conseil de l’édu-
cation et la Commission insistent sur le fait que les objectifs généraux que la
société assigne à l’éducation et à la formation ne se limitent pas à doter les
Européens du bagage nécessaire à leur vie professionnelle, mais visent notam-
ment leur développement personnel pour qu’ils aient une vie meilleure et soient
des citoyens actifs au sein des sociétés démocratiques, dans le respect de la diver-
sité culturelle et linguistique ». Ce rappel maintient une marge de jeu, puisqu’il
revient à chaque système scolaire (national ou régional) de définir comment
il va combiner ces trois fins, préparer à la vie professionnelle qui semble clai-
rement l’urgence prioritaire, mais aussi à la vie civique et personnelle.
C’est dans cet espace politique de « relative indétermination » qu’il faut
concevoir les chemins à tracer pour les années qui viennent. Ou plutôt, pour-
suivre certaines voies déjà frayées, puisque les effets de « l’économie de la
connaissance » ont concerné certains pays de la communauté plus tôt que
d’autres, et en particulier la France. On a pu voir les prémices de cette trans-
formation de grande ampleur au niveau le plus bas, avec le phénomène de
l’illettrisme, comme au niveau le plus élevé, avec les pratiques culturelles
des nouvelles élites. Quelle place y tiennent la lecture et l’écriture ? Et de
quelles lectures et quelles écritures s’agit-il ? Peut-on dessiner à grands traits
le scénario qui préside à ces évolutions ?

DE L’ILLETTRISME SOCIAL…

La découverte d’un illettrisme persistant dans les sociétés développées


montre à quel point les fonctions sociales de la culture écrite se sont modi-
fiées. En France, l’école a entériné cette donnée, et l’on parle de préven-
tion de l’illettrisme, là où on parlait de lutte contre l’échec scolaire. La
promotion irrésistible du concept d’illettrisme a du même coup modifié nos
représentations, puisque les difficultés d’enfants en début de scolarité relè-
vent aujourd’hui des mêmes catégories de pensée que les difficultés rencon-
trées par des adultes dans leur vie sociale et professionnelle. Les deux
phénomènes, totalement disjoints en 1980, ont été explicitement reliés en
l’an 2000. Ce changement est une retombée imprévue de la récession écono-
mique qui, à partir de 1976, fait suite à trente années de croissance. À
l’époque des « Trente Glorieuses », les grands débats pouvaient se concen-
trer sur la scandaleuse inégalité de chances dans l’école et réclamer une

270
L’école et les mutations de la culture écrite

véritable démocratisation des études longues. L’école n’avait pas à se soucier


de l’insertion des jeunes exclus par l’échec : ils trouvaient du travail. Elle
n’avait pas davantage à valoriser son rôle d’ascenseur social, puisque tout
le monde pouvait constater qu’elle le jouait, même s’il était également
possible de prendre l’ascenseur sans elle.
En 1984, si le rapport Espérandieu6, Des illettrés en France, fait scandale,
c’est qu’en dévoilant au grand public l’existence d’une population illettrée,
incapable de se débrouiller dans des vies quotidiennes jalonnées d’écriture,
il met à mal la croyance optimiste dans le progrès social et la croissance à
perpétuité des sociétés développées. Celles-ci auraient à jamais éradiqué les
maux dont souffrent les pays pauvres, sans sécurité sociale ni école obliga-
toire et gratuite. Avant ce rapport, on connaissait l’existence d’analphabètes,
les travailleurs immigrés occupant les emplois non qualifiés, et aussi l’exis-
tence de non-lecteurs 7, parmi lesquels les mauvais élèves des années 1960-
70, ne lisant jamais de livres et préférant la télévision au journal. L’émotion
soulevée par les enquêtes qui suivent le rapport s’accroît avec le chiffrage
du phénomène : les illettrés sont-ils moins d’un million (1980), près de
deux millions (1982), six millions (1989), trois millions (2007) ? Le substantif
« illettrés » et le concept plus tardif d’illettrisme réunissent des populations
hétérogènes (retraités ruraux, tsiganes, chômeurs, jeunes exclus du collège,
femmes maghrébines au foyer, etc.) sous une même appellation permettant
de « nommer » un problème social, de se mobiliser pour le résoudre, d’en
appeler à l’intervention de l’État. Cela empêche longtemps de voir que le
facteur déterminant de son surgissement dans l’espace politique et média-
tique8 est la crise de l’emploi, le chômage, les restructurations d’entreprises.
C’est pourtant parce que les nouvelles embauches demandent de savoir
lire et écrire que le repérage des illettrés devient un problème public. Même
si les assistantes sociales constatent le poids croissant des « papiers » à rensei-
gner pour toutes les demandes d’aide, la vérité est que la plupart des illet-
trés dont s’occupent les services sociaux ou les associations de bénévoles ne
soucient guère les pouvoirs publics, du fait de leur statut marginal ou de
leur âge (les illettrés se comptent en plus grand nombre parmi les personnes
âgées9). Mais pour être embauchés ou réembauchés, les jeunes et les
chômeurs doivent remplir un curriculum vitae, suivre des stages, passer des
tests qui révèlent leur difficulté à lire et à écrire seuls. Ce sont eux que les
organismes désignent, selon la terminologie internationale, comme des « illet-
trés fonctionnels ». Ils se trouvent en difficulté pour s’adapter aux nouvelles
machines, suivre les consignes d’exécution des tâches sur les chaînes de fabri-
cation ou dans les nouveaux emplois de service10. Alors que, dans les entre-
prises, l’usage de l’écrit était jusqu’aux années 1980 réservé à la maîtrise et
aux cadres, il descend jusqu’aux postes d’opérateurs : c’est la fin du taylo-
risme, justement construit aux États-Unis pour mettre au travail des ouvriers
analphabètes ou ne parlant pas l’anglais. Pourtant, tous ceux qui s’occupent

271
L’école et la lecture obligatoire

des illettrés ne cessent de souligner la disparité des cas, l’hétérogénéité des


situations et la nécessité des aides personnalisées à apporter à chacun : il
n’existe pas un mais de multiples illettrismes. Le terme « illettrisme » au
singulier, comme le terme « dyslexie » ou l’expression « échec scolaire » dans
les années 1960, met une étiquette commode sur ce phénomène qui « fait
parler » dans les médias.

… À L’ILLETTRISME SCOLAIRE

Or, les critères spontanément adoptés par les experts, les pouvoirs publics
et les journalistes sont des critères scolaires 11. Tantôt on se réfère au savoir
lire des débutants 12 (la capacité à déchiffrer et à lire couramment), tantôt
au savoir-lire attendu en fin de scolarité obligatoire, à seize ans (traiter l’in-
formation écrite quel que soit le support 13). Entre les deux, on peut trouver
toute une échelle de compétences graduées, qui font intervenir la connais-
sance de la langue orale, la capacité à s’exprimer ou les savoirs de la vie
quotidienne. Plus la définition est exigeante, plus le nombre de personnes
étiquetées « illettrées » est élevé. La querelle des chiffres est donc sans fin
et la question du niveau « objectif » qui aurait baissé ou monté 14, finalement
sans objet. Il n’y a pas de niveau « objectif » ; ce qui importe, c’est le niveau
requis par la demande sociale. Si on définit le bon lecteur comme celui qui
recourt à l’écrit plus volontiers qu’à d’autres supports pour s’informer, se
distraire ou s’instruire, comme celui qui préfère le journal à la télévision,
les articles de revues aux documentaires filmés, et les romans aux films, alors
effectivement, bien peu de Français sont « vraiment » de bons lecteurs. Là
où les modes d’emploi techniques sont en anglais (la langue des ordinateurs),
le nombre de personnes « handicapées » par leur incompétence linguistique
est encore plus fort. Les débats autour de l’illettrisme rejouent les débats
qui ont lieu dans l’école sur ce qu’il faut entendre par « savoir lire ».
La jonction entre l’échec scolaire des enfants et l’illettrisme des adultes
est donc tentante puisque les mêmes catégories président aux deux grilles
de réussite (ou d’échec). Et les enfants en difficulté ne sont-ils pas les illet-
trés de demain ? Il faut donc « tout faire » pour leur apprendre à lire, En
1997, Jacques Chirac en prend l’engagement avec fermeté et optimisme : « Je
veux qu’au terme du septennat, tous les enfants entrant en sixième maîtrisent
les compétences de base et qu’à la fin du CE2 ils sachent lire. Au terme du
septennat, le problème [de l’illettrisme] sera réglé. 15 » En mai 2000, Ségolène
Royal, alors ministre de l’Enseignement scolaire, fait entrer l’expression « illet-
trisme scolaire », empruntée à Alain Bentolila, dans le vocabulaire de l’école.
Chacun apprend donc à prévoir le pire pour un enfant qui peine à
apprendre à lire : non seulement il redoublera, n’aura pas le bac, sera

272
L’école et les mutations de la culture écrite

« orienté », mais il est déjà en en danger d’exclusion sociale. L’imaginaire lie


aussitôt cette « difficulté » ou cette « fragilité » (les euphémismes abondent)
aux phénomènes de précarité et de pauvreté, de violence urbaine, de déviance
ou de délinquance. Les illettrés, plus encore que les déficients de Binet,
seraient dans une situation de « détresse linguistique globale » qui « rend très
difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée avec un
monde devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe. En cela, l’illet-
trisme est une sorte d’autisme social 16 ». Pourtant, le rapprochement des deux
populations montre que l’école demande plus que la société, comme au
temps de Binet et de Zazzo 17. Si les experts statisticiens ont fixé au seuil de
15 % le nombre d’enfants ayant des « difficultés », leurs collègues enquêtant
sur l’illettrisme des adultes n’ont fixé qu’à 4 % le taux d’illettrisme des jeunes
de 17 ans. On devrait donc se féliciter de l’efficacité du collège qui réduit le
taux d’échec de 11 points en cinq ans.
Si les deux résultats ne sont généralement pas mis en relation, c’est que
derrière la même étiquette, chacun sait intuitivement qu’on ne parle pas de
la même réalité : « La définition de l’échec est institutionnelle, un élève réussit
quand l’école le déclare suffisant et échoue quand elle le déclare insuffisant »,
peut-on lire dans le rapport d’André Hussenet Le Traitement de la grande
difficulté scolaire au collège et à la fin de la scolarité obligatoire 18 (2004).
Classant les différents indicateurs des « difficultés » repérées, il ajoute :

« Si la difficulté scolaire à la fin de l’école obligatoire est définie comme


la non-maîtrise de compétences générales attendues, alors 15 % des élèves
seront considérés en difficulté ou en grande difficulté.
Si elle s’apprécie à partir des notes obtenues au diplôme national du
brevet (DNB), alors on dénombrera 8 % d’élèves en grande difficulté
(moins de 7/20 au contrôle continu).
Si l’on choisit de la mesurer par la persistance de difficultés de lecture
alors, selon les moments de la prise d’information et selon les types d’en-
quêtes, ce sont entre 4 et 15 % des élèves (ou anciens élèves) que l’on
classera dans la catégorie “en difficulté” (ou sortis de la scolarité obli-
gatoire en situation d’échec).
Si l’on retient les sorties sans qualification, ce qui est à la fois fréquent
en France et dans le monde, ce seront de 14 à 20 % de jeunes qui seront
considérés en grande difficulté scolaire et en conséquence empêchés d’ac-
céder à l’emploi dans des conditions acceptables et donc en risque d’ex-
clusion sociale.19 »

Cette classification a le mérite de rappeler que les chiffres ne traitent


jamais de difficultés « objectives » des adultes ou des élèves, mais des indi-
cateurs hétérogènes sur lesquels on s’appuie pour les repérer aisément. Et
que les experts ne font jamais qu’introduire des ruptures qualitatives

273
L’école et la lecture obligatoire

(échoué/réussi, mauvais/bons) dans un continuum statistique. Qu’est-ce qui


légitime la décision de mettre la frontière entre les élèves en grande diffi-
culté et les autres à 15 % et pas à 10 % ou à 20 % ? Deuxième constat : les
difficultés en lecture (définie comme prise d’information) peuvent tantôt
produire d’autres difficultés (l’incapacité à répondre par écrit, faute de
comprendre les consignes, par exemple), tantôt s’ajouter à d’autres difficultés
(les difficultés à parler français, la pauvreté, la stigmatisation sociale), tantôt
en être disjointes (parmi les sorties sans qualification, on trouve des « lecteurs
normaux »). Troisième point : la lecture des données peut insister sur le verre
à moitié plein ou à moitié vide. Les politiques ont toujours intérêt à noircir
le tableau en début de mandat, les journalistes ont intérêt à le noircir tout
le temps 20 « pour alerter l’opinion »…

DES LETTRES ET DES CHIFFRES21 : LECTURE


ET INTERPRÉTATION DES STATISTIQUES

Ainsi, d’après le rapport du Haut Conseil de l’Éducation de 2007, « à l’issue


du primaire, 60 % obtiennent des résultats acceptables ou satisfaisants, 25 %
ont des acquis fragiles, 15 % connaissent des difficultés sévères ou très sévères 22 ».
Une addition rapide permet au Nouvel Observateur du 6 septembre 2007 de
titrer à la une : « École, le scandale de l’illettrisme. 40 % des élèves de 6e en
difficulté ». Car c’est bien « une pandémie qui frappe d’école primaire. Celle de
l’illettrisme qui touche à des degrés divers 40 % des enfants arrivant en sixième.
Sidérant : 300 000 nouveaux collégiens ne savent pas lire, écrire, calculer. Ou si
mal. Ils avanceront dans leurs études à tâtons. En aveugle. À reculons. Une
condamnation à l’échec […]. Ces faillites en cascades sapent, dans l’omerta, le
socle même de la République 23 ». Vingt après le rapport Espérandieu, le scan-
dale, le sujet tabou, ce n’est plus l’illettrisme des adultes comme dans les
années 1980, c’est l’illettrisme des élèves. On se demande ce qui empêchait
les journalistes d’aborder ce sujet « tabou », puisqu’ils disposent depuis
toujours de toutes les données publiques sur la question : elles sont éton-
namment stables, contrairement au sismographe des émotions 24 médiatisées.
Si les illettrés adultes n’ont pas disparu, pourquoi la question de l’illet-
trisme fonctionnel fait-elle (provisoirement) si peu de bruit dans l’espace
médiatique ? C’est que les instances de médiatisation gouvernementale se
sont déplacées. Les priorités politiques sont du côté de la lutte contre l’in-
sécurité, du contrôle de l’immigration, le chômage touche d’ailleurs toutes
les couches sociales, même si c’est inégalement, si bien que l’actualité n’est
plus à la bataille contre « le fléau », « la gangrène » qui cernait nos villes
dans les années 1990. Les projecteurs de télévision sont braqués sur d’autres
fléaux prioritaires. On s’est simplement habitué à l’idée qu’en un temps où

274
L’école et les mutations de la culture écrite

les manutentionnaires et les livreurs doivent utiliser un logiciel de déstoc-


kage, l’organisation du travail exige que chacun soit à même de « traiter
des informations écrites » qui ne sont pas seulement de lecture, mais de
lecture-écriture. Les automates qui fournissent aussi bien le café en gobelet
que les tickets de train demandent de savoir lire sur des écrans et de
répondre ou de « réagir » correctement aux consignes. Une déclaration d’ac-
cident, la signature d’un bail de location, l’ouverture d’un compte en banque
demandent le maniement d’imprimés dont la lecture intégrale est dissua-
sive : même ceux qui savent lire ne la font pas. Or, dans l’espace scolaire,
il existe des lectures fonctionnelles du même type, mais elles sont encore
plus redoutables : ce sont tous les écrits qui organisent les tâches (textes
d’exercices, protocoles d’évaluation, QCM, consignes de travail). Elles étaient,
il y a peu, conduites oralement par les enseignants, mais elles sont aujour-
d’hui, et de plus en plus tôt, demandées par écrit. Là encore, il ne suffit
pas de lire : il faut lire et écrire. Il faut écrire pour montrer que l’on a su
lire. Alors que, dans la vie sociale, on peut différer certaines lectures, se
faire aider, les évaluations scolaires exigent toujours des réponses immé-
diates et font de l’entraide la tricherie majeure.
Comme le rappellent tous les textes ministériels, le savoir lire-écrire est
ainsi pensé comme une compétence individuelle, qui doit être disponible
en permanence, qui s’exerce sur tous les supports et pour tous les textes et
non comme une compétence « en situation », fortement interactive, mobi-
lisant les ressources de l’environnement. Quand on sait lire, on est supposé
tout lire tout seul. Dix ans d’école obligatoire (de six à seize ans), treize
ans de scolarisation de fait (de trois à seize ans) et même seize ans d’école
pour l’immense majorité d’une classe d’âge, cela devrait « donner du temps »
pour installer calmement les acquisitions des retardataires dans la durée.
Or, c’est au contraire sous le signe de l’urgence qu’est toujours mise l’ac-
quisition de la lecture. « Tout se joue avant six ans », disaient les magazines
féminins des années 1970 qui plaidaient pour la scolarisation précoce. Les
programmes de « rattrapage » ne cessent de déplorer leur échec, puisqu’ils
ne « rattrapent » jamais les derniers en en faisant des premiers, alors que
leur seul souci devrait être de savoir s’ils ont aidé les élèves à progresser
par rapport à eux-mêmes et à venir à bout de telle ou telle difficulté. Il y
a de multiples façons d’être « dernier de la classe », comme le raconte Daniel
Pennac 25, l’ancien cancre.
Tout se passe comme si l’école éprouvait les plus grandes difficultés à
hiérarchiser ses objectifs, à distinguer ce qui relève du long terme (ce dont
les élèves auront besoin dans leur vie adulte), du moyen terme (ce qui les
prépare à faire telles études ou telle formation) et ce qui relève du court
terme et du présent (ce dont ils ont besoin dans leur enfance scolarisée). Il
faut récolter aussi vite qu’on a semé. Selon les conjonctures, les discours
ministériels insistent tantôt sur les partages culturels et les valeurs éducatives

275
L’école et la lecture obligatoire

requises pour vivre en démocratie (liant transmissions patrimoniales et


constructions identitaires), tantôt sur la maîtrise d’un savoir lire répondant
aux usages sociaux du présent et du futur proche (avec l’omniprésence des
supports numériques, hors desquels il n’est plus de salut). Mais les uns et
les autres supposent acquis « les apprentissages de base » qui sont la clef
d’entrée dans toutes les lectures, de nécessité aussi bien que d’obligation. Si
les débats sur les méthodes de lecture font tant de bruit, c’est que le cours
préparatoire semble être devenu la classe où se délivre le passeport universel
sans lequel il n’est pas de scolarité ni de vie sociale possibles.

LITTÉRACIE ET COMPARAISONS INTERNATIONALES

Cette définition universelle du savoir lire s’impose avec d’autant plus d’évi-
dence qu’elle fait partie des normes internationales et de leurs outils d’éva-
luation. La littéracie, palier de base de la culture écrite, se mesure grâce à
des épreuves (PISA, PIRLS) qui peuvent être identiques indépendamment
des contextes d’usage, des systèmes scolaires, des traditions nationales (ou
presque : elles n’adoptent pas encore l’anglais, mais les langues scolaires
usuelles). C’est bien qu’il existe un savoir lire universel, indépendant des
lieux et des temps, des contenus et des systèmes d’évaluation, qui peut et
doit se mesurer partout sur la planète. S’il existe une figure cosmopolite du
lecteur, il existe aussi une figure mondialisée de l’illettré, l’élève qui arrive
en queue de peloton dans les examens de passages internationaux26.
Du temps de Jules Ferry, les préfets aimaient aussi comparer les résultats
des départements aux épreuves du certificat d’étude ou au moment de la
conscription. Le ministère faisait des statistiques et dressait des palmarès
pour stimuler le zèle des enseignants et les pressions des édiles locaux. Ainsi,
en 1866, 33,64 % des conscrits du Gard ne savaient pas signer. Ils ne sont
plus que 24,78 % en 1875, mais malgré ces progrès remarquables, le dépar-
tement a rétrogradé de la 38e à la 41e place, alors que l’Hérault, départe-
ment voisin, est passé de la 35e à la 32e place27. Comment accepter cette
rétrogradation quand d’autres départements ont su faire mieux ?
Aujourd’hui, les comparaisons classent des nations. La France est « dans la
moyenne », ce qui permet aussi bien de conforter les optimistes que les pessi-
mistes. Pour ces derniers, ces résultats montrent la faible efficacité de l’école
française, surtout quand on connaît les dépenses d’éducation, alors que les
autres considèrent qu’avec les problèmes spécifiques que posent la lecture et
l’écriture du français, un tel classement tient de la performance. D’autres traits
sont plus intéressants : les résultats des garçons et des filles sont quasi
semblables, les écarts entre élèves faibles et forts y sont moins marqués
qu’ailleurs. Au petit jeu de ces comparaisons internationales, la Finlande s’est

276
L’école et les mutations de la culture écrite

taillé une réputation d’excellence qui a brusquement fait se déplacer vers


Helsinki des légions d’experts, cherchant à percer le secret de cette réussite,
dans une école où le redoublement est interdit. Pour les pays qui entrent ou
essaient d’entrer dans le protocole de PISA, la découverte des standards inter-
nationaux produit toujours un effet de choc. Le Mexique, l’Argentine et le
Brésil en ont fait récemment l’expérience en devenant les « derniers de la
classe » (ce qui signifie qu’ils sont classables : beaucoup de pays du monde ne
le sont pas). En effet, dans tous les pays où persistent deux réseaux de scola-
risation, les enfants des élites étant tous en école privée, le résultat final est
tiré vers le bas par les résultats faibles de « l’école du peuple ». Mais la Suisse
francophone, si fière de son réseau scolaire et de sa longue tradition pédago-
gique, a découvert, elle aussi, qu’elle avait des résultats « tout juste moyens ».
Cette scolarisation de la société conduit à accréditer comme évidente l’idée
que les normes d’un temps et d’un espace, celui des pays de l’OCDE, doivent
avoir une validité universelle. C’est l’hypothèse (ou le préjugé) de tous les
statisticiens qui dressent l’atlas de l’alphabétisation mondiale, en faisant du
savoir lire une donnée invariante. C’était aussi l’évidence non questionnée
des historiens dressant leurs courbes de lecteurs dans la longue durée 28. C’est
seulement de façon récente qu’on a pu se rendre compte que le processus
social d’alphabétisation ne relève pas d’une simple arithmétique du progrès,
mais qu’il tient aussi aux fonctions sociales de la culture écrite elle-même.
Les gestes de lecture, les modalités d’apprentissage ne peuvent être disjoints
des contenus textuels et des usages sociaux qu’ils visent historiquement 29.
Les évaluateurs internationaux, comme les pédagogues et les chercheurs
en éducation, pensent que la lecture peut être plus ou moins répandue, plus
ou moins experte, susceptible de traiter des textes plus ou moins longs et
difficiles, avec des méthodes plus ou moins modernes, mais que le « savoir
lire » ne change pas. La définition implicite est celle de l’expérience partagée
de la scolarisation contemporaine dans les pays développés. Or, même si le
processus cognitif de traitement des mots a un substrat neurologique stable,
ce n’est pas la même compétence scolaire et sociale qui est requise à toutes
les époques. Personne n’imagine plus ce qu’a pu être l’expérience, banale
en d’autres temps, d’une compétence de lecture sans maîtrise de l’écriture,
dans une langue autre que la langue maternelle et réservée à des usages
dont l’expérience nous fait défaut.

CULTURE ORALE ET CULTURE ÉCRITE

Selon une définition très récente, celle des sociétés d’écriture alphabétique
bien scolarisées de la fin du XXe siècle, celui qui apprend à lire passe du
monde de la culture orale au monde de la culture écrite. Au fur et à mesure

277
L’école et la lecture obligatoire

que l’école gagne du terrain, la culture partagée par tous devient celle de
l’écrit, caractérisée par l’autorité sociale des textes institués (textes juri-
diques, techniques, scientifiques), mais aussi par la mémoire scolaire 30 d’un
héritage commun sans cesse réactualisé qui permet le partage à distance
des lectures. Même disséminés dans l’espace, les groupes sociaux régis par
les mêmes lois écrites, imprégnés des mêmes textes, partageant les mêmes
interprétations, constituent des « communautés virtuelles » (bien avant l’in-
vention d’Internet). Dans le même temps, les cultures orales assignées à
des espaces infiniment plus restreints, mêlant la mémoire vive et l’échange
direct, la prise de parole et les gestes pratiques, la répétition, la déforma-
tion et l’oubli, deviendraient peu à peu résiduelles et folkloriques. C’est
pourquoi le retour de l’illettrisme dans les sociétés développées a aussitôt
été ressenti comme une régression. Les illettrés, réduits à un mode
archaïque de communication, ont semblé privés de la capacité de penser,
de réfléchir, de s’exprimer, comme ces primitifs que les ethnologues de la
colonisation mettaient hors de la pensée logique et de toute civilisation
« véritablement » humaine.
L’opposition entre culture orale et culture écrite est ainsi traitée comme
une réalité hors de l’histoire, un invariant anthropologique. C’est oublier
qu’il existe évidemment une forte culture orale des « lettrés 31 », culture de
groupe plus encore que culture de classe. Celui qui sait lire et écrire, bien
loin d’arrêter de parler, apprend, au contraire, à parler autrement et géné-
ralement davantage. C’est d’ailleurs l’ignorance de cette culture orale et
pratique des lettrés qui fait la naïveté et les déconvenues des bons élèves de
milieu populaire. Ils pensaient que leur appétit de lecture et leurs savoirs
livresques leur donnaient les clefs du fonctionnement social des élites, mais
ils découvrent que le sens pratique 32 ne s’apprend pas dans les livres et qu’ac-
quérir un habitus lettré est tout autre chose que réussir des examens : la
culture est toujours du côté des usages. Les visées d’une instruction élémen-
taire, telles qu’elles se disent dans la catéchisation religieuse ou dans le socle
commun, sont bien de donner à tous la littéracie d’un temps, c’est-à-dire la
culture (toujours orale et pratique) des écrits sociaux et leurs règles d’usage
et pas seulement le contenu objectif des savoirs nécessaires pour réussir les
examens. Qu’il retienne ou non le texte du catéchisme, l’élève des petites
écoles du XVIIe siècle « sait » l’extrême gravité des conflits de religion et les
rituels identitaires de son Église. L’écolier de la IIIe République, qu’il ait
retenu ou non les dates des batailles de Vaucouleurs, de Fleurus ou de
Verdun, sait qu’on ne plaisante pas avec l’amour sacré de la patrie. En même
temps qu’il écoute lire Les Contes de la rue Broca, l’élève des années 1980
découvre que les histoires pour rire font partie des valeurs d’école. Que
retiendra prioritairement l’élève du socle commun des années 2015, à part
le couplage de l’ordinateur (il aura son B2I) et de l’anglais (qui sera proba-
blement sa langue vivante étrangère) ?

278
L’école et les mutations de la culture écrite

L’histoire de la lecture montre aussi que la frontière qui sépare oral (quelle
que soit par ailleurs la maîtrise de l’écrit) et écrit (qui suppose toujours une
maîtrise de l’oral) s’est plusieurs fois déplacée, et que l’opposition entre
oralité et écriture n’est pas fixée une fois pour toutes 33. Quand le statut
symbolique de l’écriture, les fonctions sociales des lettrés, les finalités et les
usages pratiques de la lecture bougent, par effet en retour, la « culture orale »
se modifie aussi. On a pu le voir avec l’irruption des médias audiovisuels,
réhabilitant la voix et l’image, avec le téléphone l’emportant contre le cour-
rier, le film contre le roman, la télévision contre le journal. Mais l’oral du
présentateur du journal télévisé qui lit un texte écrit d’avance sur un promp-
teur, est-ce encore de l’oral ? L’écrit de celui qui inscrit « OK » pour répondre
à un courriel ou à un texto, est-ce encore de l’écrit ? Au début du XXIe siècle,
la frontière entre oral et écrit est à nouveau en train de se déplacer, et ce
déplacement est aussi difficile à vivre pour les uns (les nouveaux illettrés)
qu’à penser pour les autres (les anciens lettrés). Il imprègne déjà les expé-
riences et les évidences de beaucoup d’enfants. Les représentations de la
lecture que se font leurs maîtres sont celles qui paraissaient novatrices dans
les années 1970, mais qui sont déjà inaptes à rendre compte de nouvelles
pratiques de lecture disséminées dans la réalité sociale.

LES ÉVOLUTIONS RÉCENTES DES PRATIQUES


DE LECTURE CHEZ LES ADULTES ET LES JEUNES

Pour les enseignants, la lecture reste le geste fondamental de la scolarisa-


tion : en parlant de lecture, ils pensent en fait à la lecture de livres. Les
enquêtes ont longtemps confirmé la corrélation entre le goût de lire et la
réussite scolaire, et chacun pensait qu’une scolarisation plus longue ferait
automatiquement croître et prospérer la lecture. Cette belle certitude s’est
effritée dans les années 1980. C’est alors qu’on constate que les nouveaux
bacheliers, bien plus nombreux qu’avant, lisent moins que ceux d’autrefois.
La lecture quotidienne de la presse diminue régulièrement depuis la
Libération et, en 1997, le temps hebdomadaire passé devant la télévision
dépasse le temps de travail (en moyenne, 43 heures contre 40). Les maga-
zines les plus lus sont alors les magazines de télévision. À la même date,
les gros lecteurs de livres 34 (au moins deux livres par mois) qui étaient 22 %
du public en 1973 ont chuté à 14 %. En 2005 35, ils sont 15 %, mais c’est
parce que le décompte inclut désormais les BD. Les cadres supérieurs, les
employés et les cadres moyens qui déclarent ne pas lire de livre ont doublé
entre 1990 et 1997. Les hommes abandonnent aux femmes la lecture des
romans, mais les uns et les autres lisent de plus en plus pour leur travail.
Depuis 1997, date à laquelle ces lectures concernaient 27 % de la population,

279
L’école et la lecture obligatoire

elles n’ont cessé d’augmenter. Comme elle ne sont pas choisies, les enquê-
teurs les ont retirées des décomptes récents des « pratiques culturelles des
Français », tout comme les lectures d’études, elles aussi non « choisies ». En
2005, un Français sur cinq n’avait lu aucun livre dans l’année, pas même
de bande dessinée, ce qui peut sembler beaucoup trop. C’est pourtant mieux
qu’en 1982 où ils étaient plus d’un sur quatre.
Et les jeunes ? Tandis que les professeurs ont réussi à maintenir un assez
bon investissement scolaire dans la lecture de romans à l’école et au collège,
jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire36, la lecture ne fait pas ou plus partie
de la culture jeune, même dans les milieux privilégiés 37. Les adolescents
parlent ensemble des musiques, des films, des magazines, mais ils échangent
peu de livres, ne croient guère que lire soit efficace pour réussir en classe,
même dans les matières littéraires, et 20 % de bons, voire de très bons élèves
avouent ne pas aimer lire et ne lire que ce qu’il faut pour faire le travail de
classe 38. La lecture des fictions, qui informe toujours l’imaginaire national,
est une culture féminine, encore bien installée dans le monde enseignant,
mais pour beaucoup d’élèves elle n’est qu’un savoir scolaire dont la valeur
est formelle, bref, une culture encore pratiquée par obligation (scolaire) mais
sans ferveur. Le petit lot des élus qui sont entrés en littérature avec passion,
et sont en majorité des filles, aura d’autant plus des conduites de convertis.
Il est d’ailleurs possible que l’asymétrie des sexes soit un phénomène rési-
duel, comme ce fut le cas pour la pratique religieuse, plus longtemps fémi-
nine que masculine : le nombre des adolescentes grandes lectrices est en train
de s’aligner sur celui des garçons, c’est-à-dire de diminuer. Faut-il se réjouir
de ce progrès dans l’égalité des sexes ?
S’agissant des étudiants 39, le phénomène est encore plus flagrant : dans
les nombreuses filières scientifiques et techniques, le travail intellectuel requis
pour réussir ne passe pas forcément par une pratique intense de lecture et
encore moins par la lecture de livres. Comment lisent les futurs ingénieurs
et les futurs médecins ? Bien qu’issus de milieux privilégiés, leurs pratiques
culturelles sont proches de celles des futurs techniciens issus de milieux plus
modestes. Très faibles lecteurs de presse quotidienne, davantage portés sur
les revues scientifiques, les magazines de télévision ou de loisirs, ils mettent
en tête de leurs divertissements les sorties et le sport. Les études scienti-
fiques et techniques, fortement encadrées et guidées, à forte majorité mascu-
line, allient un faible usage de la bibliothèque, un fort usage des salles
informatiques et des loisirs ludiques, corporels, festifs, comprenant, le cas
échéant, des lectures distrayantes sans ambition culturelle (polars, BD 40, SF).
Les formes de la lecture studieuse ont tellement changé qu’on trouve des
non-lecteurs de livres parmi les futurs cadres économiques, mais aussi parmi
les futurs chercheurs et universitaires scientifiques. Les lectures de travail,
discontinues, informatives, rapides, en font des utilisateurs intensifs des
nouvelles technologies, pratiques qui apparaissent, au regard des anciens

280
L’école et les mutations de la culture écrite

critères, comme des non-lectures ou des pseudo-lectures. Tous ceux qui ont
été formés dans l’attachement aux anciens modèles, en particulier les profes-
seurs de lettres, déplorent l’inculture contemporaine des nouvelles généra-
tions. Pourtant, là où la frontière entre lecture pour soi et lecture de travail
est moins étanche qu’ailleurs, dans les filières de lettres et sciences humaines,
les étudiants disent se contenter de lectures cursives, et un sur deux seule-
ment lit les livres in extenso préférant étudier sur des notes de cours, des
manuels, des photocopies, des résumés. Pour tous, lire c’est « aller aux infor-
mations » utiles. Se trouve ainsi ébranlée l’idée que les études littéraires
passeraient nécessairement par la lecture intensive d’œuvres complètes et
que celles-ci constitueraient toujours le socle de la culture générale.

LECTURE, LIVRE ET LITTÉRATURE :


VERS DES DESTINS SÉPARÉS ?

L’avenir du livre, l’avenir de la lecture et celui de la littérature semblent


ainsi avoir des destins d’ores et déjà séparés.
Avenir du livre41 : 460 millions de livres ont été achetés en 2004 mais les
achats stagnent depuis 2005. Ce chiffre semble énorme, mais le chiffre d’af-
faires des éditeurs représente moins de 1 % de l’économie française. L’avenir
de l’édition est incertain. D’une part, l’arrivée de « géants transnationaux »
a changé la donne : « L’objectif des propriétaires n’est pas de les pérenniser,
mais de les vendre dès que les circonstances laisseront espérer une plus-value
importante.42 » Les investisseurs ne sont pas des éditeurs mais des financiers,
qui se battent pour diffuser les livres dans les grandes surfaces spécialisées
(22 % du chiffre d’affaires) ou les hypermarchés (21 %), fragilisant la librairie
traditionnelle. La France avait réussi à préserver un réseau dense, grâce au
prix unique du livre (loi Lang de 1981), contrairement à de nombreux pays
d’Europe, mais ce réseau fait aujourd’hui moins de 20 % des ventes, tandis
qu’Internet dépasse déjà les 5 %. Sans aide spécifique de l’État 43, la librairie
de proximité est condamnée. D’autre part, tout un secteur traditionnel de
l’édition est en train de disparaître du fait des consultations en ligne : les
données d’usage (catalogues, bottins, bulletins, rapports officiels, vade-mecum,
référentiels de données, etc.) qui apportaient la manne régulière et assurée
des acheteurs professionnels (commerçants, juristes, professions médicales,
fonctionnaires, particuliers) n’ont maintenant plus lieu d’être.
Avenir de la lecture. Des chiffres « optimistes » peuvent toujours être opposés
aux chiffres pessimistes : la lecture en bibliothèque a doublé depuis 1989, elle
touche aujourd’hui 21 millions d’usagers de plus de quinze ans, elle devrait
parvenir à trente millions en 2010 44. La multiplication des médiathèques, l’ef-
fort des professionnels de la lecture publique sont donc en train de porter

281
L’école et la lecture obligatoire

leurs fruits, sans que le prêt soit devenu payant pour les usagers (ce sont les
municipalités qui acquittent les taxes aux éditeurs et aux sociétés d’auteurs)
et sans que le geste d’emprunt ait fait reculer le geste d’achat. En France, les
livres s’achètent, s’offrent, ne se jettent pas. Offrir un livre est un geste social
fréquent, les albums font partie des cadeaux usuels pour les enfants, même
très jeunes. Mais la préservation de ces objets d’échanges dans l’espace des
sociabilités ordinaire n’est pas suffisante. Dans les années 1950, le grand lecteur
était un homme actif et urbain ; en l’an 2000, la lectrice est une femme retraitée
à la campagne. Pratique féminine plutôt que masculine, geste de tradition
plutôt que de conquête, conservateur plutôt qu’innovateur, la « lecture de
livre » a changé d’image, alors que le geste de lire n’a jamais été aussi solli-
cité. Ce sont d’autres supports qui ont en charge l’avenir de la lecture.
Avenir de la littérature. Lire la littérature est difficile. Si on veut toujours
y initier toute la jeunesse et « former le goût » des futurs lecteurs, ceux qui
achèteront peut-être des livres, continueront de faire vivre les librairies, on
ne peut se passer du tutorat hautement qualifié des professeurs de lettres :
les animations en bibliothèque ne suffisent pas. Tous les exercices inventés
dans la classe de français cherchent à faire voir (ou, selon les tâches, à faire
entendre, sentir, comprendre, expliquer, démontrer) que la langue littéraire
a d’autres vertus que la langue écrite ordinaire ; que c’est la littérature qui
institue la langue écrite, norme ses usages, subvertit ses codes et met en mots
nos représentations du monde. Les romans à succès contemporains n’ont géné-
ralement pas besoin d’un tel accompagnement puisqu’ils « se lisent tout
seuls » : ils sont faits pour ça. Mais sans l’école, existerait-il encore des éditeurs
de poésie ou d’œuvres de théâtre ? Leurs ventes continuent de baisser, alors
que les ventes de romans augmentent (de presque 50 % entre 1990 et 2005).
Au lycée, la lecture littéraire met toujours les élèves en difficulté et pas seule-
ment ceux de milieu populaire : c’est en classe de seconde que nombre d’ado-
lescents décrochent de la lecture de livres de fiction. Déconcertés de ne plus
pouvoir lire comme ils le faisaient au collège dans la convivialité du texte,
les lycéens sont souvent rebutés par les exigences d’analyse savante et se
soucient davantage d’assurer leurs résultats dans les matières scientifiques.
Pour leurs professeurs, l’étude de la littérature semble toujours la voie d’ex-
cellence pour faire partager les références longtemps réservées aux milieux
cultivés et pour former démocratiquement les élèves, c’est-à-dire leur
apprendre à penser et à juger. Grâce à cette liberté que donne le détour de
la fiction, ils peuvent aborder les « sujets controversés » de façon bien plus
distanciée et paisible que ne le peuvent les historiens 45. Entre les attentes des
uns et les comportements des autres, le fossé semble immense.
On se trouve donc devant une situation paradoxale. Dans le monde de la
création littéraire, la production de manuscrits est inflationniste, les auteurs
publiant leur premier roman se comptent par milliers, les titres des
nouveautés forment une liste interminable qu’aucun lecteur, même bouli-

282
L’école et les mutations de la culture écrite

mique, ne peut absorber. On peut donc dire que jamais la littérature n’a été
aussi attractive et ne s’est si bien portée : du côté de la production, il doit
forcément y avoir, dans une telle profusion, des pépites d’or que l’on étudiera
au lycée dans une ou deux générations. Du côté de la réception, c’est autre
chose : la multiplication des auteurs n’a été suivie d’aucune multiplication
des lecteurs. Comme quelques titres à succès, remarqués des critiques, portés
par un bouche à oreille efficace ou honorés par des prix littéraires absor-
bent la majeure partie du lectorat, les autres livres sont comme l’agneau de
la fable, promis à une mort prochaine. Deux mois après les dépôts en librairie,
ils sont retirés de la vente. Les écrivains ne peuvent donc espérer vivre de
leur plume : ils sont contraints d’écrire dans les marges d’une autre vie profes-
sionnelle 46 qui assure leur quotidien, même quand ils sont régulièrement
publiés et reconnus. La nouveauté est que foisonne autour d’eux tout un
vivier d’auteurs invisibles, qui éditent sur Internet des manuscrits refusés ou
inconnus des éditeurs, qui donnent à lire une œuvre en cours d’écriture, et
se contentent de ce lectorat virtuel, réseaux d’échanges semi-publics, semi-
privés, où s’effacent les séparations traditionnelles entre écrivains et lecteurs.
On croit voir se réaliser la prophétie de Julio Cortázar : « Comme le nombre
des scribes ira augmentant, les quelques lecteurs qui restent de par le monde
changeront de métier et deviendront scribes, eux aussi.47 »
Les lectures en augmentation48, plutôt masculines, plutôt scientifiques et
techniques, concernent les écrits de travail utilisant facilement les ordina-
teurs, c’est-à-dire mêlant lecture, écriture et données numériques. Elles débor-
dent les champs professionnels pour nourrir les essais, les débats, les sites,
les blogs. Les autorités scolaires des XIXe et XXe siècles attendaient des savoirs
scientifiques qu’ils construisent une représentation du monde et des cadres
de rationalité comme antidote aux superstitions religieuses, aux fantasmes
sociaux et aux fanatismes politiques. S’adressant en 1904 aux candidats à
l’agrégation de la Sorbonne, Émile Durkeim soulignait ce devoir de lucidité :
« Notre but doit être de faire de chacun de nos élèves non un savant intégral,
mais une raison complète... Aujourd’hui, nous devons rester des cartésiens en
ce sens qu’il nous faut former des rationalistes, c’est-à-dire des hommes qui tien-
nent à voir clair dans leurs idées, mais des rationalistes d’un genre nouveau,
qui sachent que les choses, soit humaines, soit physiques, sont d’une complexité
irréductible, et qui pourtant sachent regarder en face et sans défaillance cette
complexité.49» Les espoirs et les craintes suscités par les retombées de la
science et des techniques nourrissent aujourd’hui les questions de société,
de façon souvent opaque. Quel citoyen a une compétence scientifique suffi-
sante pour s’opposer « en connaissance de cause » à l’argumentaire d’un
scientifique de l’INSERM, de l’INRA ou du CNRS ? Peut-on sérieusement
« se faire une opinion » sur la question des OGM ou des cellules souches
sans avoir une formation de biologiste ? Les questions ne portent plus sur la
théorie de la relativité et la création de l’univers sans Dieu ou sur la théorie

283
L’école et la lecture obligatoire

de l’évolution et la différence de nature entre l’homme et l’animal, mais sur


l’énergie nucléaire, les manipulations génétiques et le réchauffement clima-
tique. Alors que les sciences étaient des corps de connaissances nourrissant
des problèmes métaphysiques (sur la liberté, la rationalité, le progrès), elles
sont devenues des technologies d’action sur le monde, posant concrètement
des questions éthiques et juridiques inédites (sur le stockage des déchets
nucléaires, le contrôle de la pollution, ou le brevetage des médicaments).
D’une certaine façon, les visées utilitaires des savoirs considérés aujour-
d’hui comme les savoirs d’excellence donnent une assise légitime à la concep-
tion utilitariste de l’école, qui prévaut dans les choix d’orientation des
meilleurs élèves. Le paradoxe, c’est que cet utilitarisme est le modèle de
pensée des bons élèves des milieux privilégiés et celui de leurs parents, alors
que les professeurs y décelaient jadis la vision étriquée de la culture primaire
et la prudence sociale des milieux populaires. Réussir en mathématiques et
en sciences demande un investissement coûteux mais prometteur « à terme »,
sans qu’il soit nécessaire d’avoir un projet professionnel précis. En revanche,
nombre d’élèves se trouvent dans les sections littéraires sans l’avoir choisi
et doivent s’investir « faute de mieux » dans la littérature alors qu’ils n’ont
jamais été des lecteurs assidus. Quant aux jeunes professeurs de lettres 50,
leur formation universitaire les a rarement préparés à se penser comme des
professeurs de langue, ou comme responsables de transmission 51, et ils ont
du mal à envisager que leur amour de Stendhal ou de Desnos ne sera pas
nécessairement communicatif. Entre collège et lycée, ce sont les réalités
contrastées qu’ils doivent affronter, puisqu’ils sont tantôt professeurs en école
obligatoire, tantôt chargés de préparer aux épreuves du bac des élèves répartis
dans des filières techniques ou générales, littéraires ou scientifiques : plusieurs
métiers pour un même concours de recrutement, dans une conjoncture où
le positionnement de la discipline reste incertain.

L’ÉCOLE ET LES MUTATIONS


DES TECHNOLOGIES D’ÉCRITURE

Dans ce paysage, l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et de


la communication a été un accélérateur et un formidable révélateur des chan-
gements en cours. L’ordinateur domestique, les traitements de texte ont
commencé à changer les habitudes d’écriture au cours des années 1980 : la
fonction « couper-coller » permet de modifier un texte en surface (inverser
des mots) comme en profondeur (changer un paragraphe de place). Les
recherches faites auprès des « experts en écriture » ont rapidement montré
que les premières, touchant à la cohésion du texte, étaient bien plus fréquentes
que les secondes qui modifient la logique argumentative et donc la cohérence

284
L’école et les mutations de la culture écrite

textuelle. Les logiciels ont ainsi permis l’envol des recherches sur l’écriture :
les nouvelles machines permettent aisément d’enregistrer tous essais, erreurs,
repentirs et surtout de conserver l’ordre des opérations, montrant comment
se succèdent des traitements du texte portant sur les processus rédactionnels
(comment formuler une idée) autant qu’orthographiques (rectifier une erreur)
ou lexicaux (éviter une répétition) 52. Les regards de la « génétique textuelle 53 »
sur les brouillons d’écrivains célèbres, et des didacticiens sur ceux des écoliers
anonymes 54 en ont été rapidement enrichis.
L’usage du réseau Internet en 1994 a produit des effets encore plus rapides
sur les échanges écrits, professionnels et privés et sur les modalités du travail
intellectuel. Les premiers utilisateurs ne découvrent pas tout de suite à quel
point l’outil transforme leur façon de rechercher les documents, de les
consulter, de les lire. Ils finissent par sentir, de façon confuse, que s’inflé-
chissent les gestes pour concevoir, écrire, corriger, stocker et diffuser leurs
écrits. « L’originalité – et peut-être l’inquiétant – de notre présent tient à ce que
les différentes révolutions de la culture écrite qui, dans le passé, avaient été
disjointes, s’y déploient simultanément. La révolution du texte électronique est,
en effet, tout à la fois une révolution de la technique de production et de repro-
duction des textes, une révolution du support de l’écrit et une révolution des
pratiques de lecture 55 », écrit Roger Chartier.
Révolution des techniques de production et de reproduction : concevoir
et écrire un texte, le corriger et le mettre en forme pour l’éditer, l’imprimer
et le diffuser étaient trois grandes étapes relevant de plusieurs corps de
métier, aujourd’hui réunis dans le couple ordinateur-imprimante ou ordi-
nateur-Internet.
Révolution des supports : le texte défile sur un écran bien moins confor-
table que la double page du livre, mais on peut y convoquer d’autres « pages »,
circuler d’un texte à un autre, le disque dur contient une bibliothèque et
Internet donne accès à toutes les bases de données du monde.
Révolution de la lecture : les lectures de consultation l’emportent sur les
autres, avec les interactions entre écrit et image, écrits linéaires et non linéaires,
lecture et écriture. De ce fait, ce qui devient prioritaire pour l’efficacité de la
consultation, étant donné l’abondance des possibles, ce sont les « bases de
données » stockées dans la mémoire biologique de l’internaute. C’est en réfé-
rence à ce qu’il sait déjà qu’il peut sélectionner les entrées, trier dans les infor-
mations, parvenir rapidement à ce qu’il cherche. Il faut pour cela disposer de
« techniques de mémoire » passant par des mots-clefs, des noms propres, des
références ponctuelles. Cette capacité de rappel n’a rien à voir avec la struc-
turation en mémoire d’informations discursivement ordonnées, comme lors-
qu’on demande d’apprendre une leçon ou de reconstruire le plan d’un texte.
Dans l’ordinaire des classes, les technologies « papier-crayon » sont desti-
nées à rester longtemps majoritaires, et les pédagogies futuristes promettent
davantage dans les discours que dans les pratiques. Cette pérennité, que

285
L’école et la lecture obligatoire

certains déplorent comme un pis-aller, doit au contraire être pensée comme


une chance, car elle ménage la transmission des gestes anciens qui vont
devoir très longtemps coexister avec les pratiques nouvelles. Ces dernières
gagneront progressivement la classe du seul fait qu’elles auront fait partie
des habitus étudiants des futurs professeurs. Cependant, s’agissant de ces
technologies du XXIe siècle, on ne peut s’en tenir à la question économique
de leur diffusion et à la question technique de leur utilisation. L’enjeu est
aussi politique et culturel. Comment penser les missions passées et futures
de l’école, dans cette nouvelle conjoncture ?
Selon le point de vue que l’on adopte, on peut penser que l’arrivée
d’Internet a seulement rendu manifestes des changements déjà en cours, en
leur donnant une visibilité mondiale, ou bien que ce nouveau moyen de
communication modifie la nature même du processus de lecture-écriture. Le
recul manque, car les utilisateurs d’Internet sont encore nombreux à avoir
construit leur relation à la langue écrite avant d’avoir accédé à son usage.
Quant aux jeunes générations qui ont découvert les claviers et les écrans
d’ordinateur dans leur famille, dès l’enfance, elles se recrutent essentielle-
ment dans les milieux privilégiés, pour des usages plus ludiques que contraints
par l’urgence sociale. Ces pionniers, qui se sont auto-sélectionnés, ne peuvent
témoigner pour l’ensemble d’une classe d’âge. C’est bien ce qui fait penser
que sans une initiation « gratuite et obligatoire », les nouvelles technologies
créent les conditions d’une fracture culturelle : il est préférable de faire en
sorte qu’elles ne produisent « que » de l’échec scolaire.
Dans les piliers du socle commun, il est donc bien prévu que « la maîtrise
des techniques usuelles de l’information et de la communication » (comme
la pratique d’une langue vivante étrangère) relève d’une évaluation spéci-
fique, en plusieurs étapes graduées et donnant lieu à un « brevet de capa-
cité ». À l’étape des discours dithyrambiques, suivis de prophéties
catastrophiques, a succédé l’étape de la scolarisation des outils. Il faut, d’une
part, apprendre à les faire fonctionner. Le professeur de technologie est géné-
ralement le spécialiste des initiations à cette « alphabétisation » informatique,
qui correspondrait à l’étape du « décodage » en lecture. Il faut, d’autre part,
les utiliser dans toutes les situations d’apprentissage. Tous les enseignants
sont alors concernés, exactement comme quand ils sont, de façon plus ou
moins consciente, des professeurs de « lecture et d’écriture dans leur disci-
pline ». La banalisation des usages constitue la meilleure façon de défaire le
mythe constitutif d’Internet qui entretient toujours un peu la confusion entre
accéder à des informations et maîtriser des connaissances. Lorsqu’il faut cher-
cher et confronter des données, résoudre des problèmes, illustrer un sujet
d’exposé, aucun élève ne peut croire longtemps que « cliquer, c’est savoir »
et qu’il peut se fournir en connaissances sur la toile, comme on se fournit
en épicerie dans les supermarchés en ligne, en toute liberté, sans déplace-
ment et sans effort 56.

286
L’école et les mutations de la culture écrite

MUTATIONS DANS LA PRODUCTION


ET LA RÉCEPTION DES TEXTES

En moins de dix ans, les pratiques sociales de lecture et d’écriture se sont


modifiées sous l’effet des correspondances électroniques. La quantité de
textes échangés devient exponentielle et le temps occupé par la lecture (et
le cas échéant l’écriture de réponse) pourrait aisément saturer les emplois
du temps. On supporte l’éventualité des virus et on apprend à vivre avec
les spams (deviendront-ils des pourriels ?), mais qui enseignera les tactiques
de tri, de mise en attente, de non-lecture et d’oubli ? Après un temps d’en-
thousiasme, les professeurs qui ont mis en place des plateformes de travail
collaboratif ou des échanges par courriel se trouvent débordés de demandes
qui sollicitent des réponses immédiates : comment définir et limiter les
règles d’échange ? Comment définir raisonnablement des temps de travail
acceptables mais qui n’entrent plus dans les obligations de service décou-
pées en heures de cours assignées à des salles de classe ? Dans les bureaux,
on sait que l’arrivée d’Internet a rendu poreuses les frontières entre vie
privée et vie professionnelle : on utilise l’ordinateur du bureau pour des
usages familiaux, mais on emporte du travail à faire chez soi pendant les
fins de semaine.
Les nouveaux usages qui sont en train de se mettre en place dans les
institutions scolaires 57 constituent ainsi des lieux d’expérimentation prag-
matique pour les nouvelles professionnalités enseignantes. Mais comme les
pédagogues pionniers sont toujours « surinvestis », on peut deviner que
leur mode de fonctionnement ne fixera pas des règles de travail aisément
acceptables par l’ensemble de la corporation. On se souvient que sous le
Second Empire, l’arrivée des cahiers, avec la généralisation de l’apprentis-
sage simultané de la lecture et de l’écriture, avait bouleversé le métier
d’instituteur, puisque c’est seulement à cette période que sont devenues
nécessaires les corrections des exercices ou la vérification orthographique
des copies hors du temps de classe : il faudra plus d’une génération pour
que de nouvelles habitudes se mettent en place. C’est seulement dans
l’entre-deux-guerres qu’on voit apparaître à l’encre rouge les beaux modèles
d’écriture que l’instituteur trace sur chaque cahier.
Les chercheurs sont davantage intrigués par ce que produisent sur la
langue et les modalités d’écriture-lecture, les messageries 58 instantanées
(chats, forums, textos, SMS). La rapidité des échanges introduit des formes
graphiques inédites. Toutes ces formes d’échanges ont un statut étrange,
à mi-chemin entre oralité et écriture, avec un abandon des formes scrip-
turales classiques, utilisant des graphies alternatives (phonétiques, abré-
gées), des inventions lexicales. Les nouvelles écritures inventées des textos,
illisibles pour un lecteur ordinaire, évoluent avec la rapidité des langues

287
L’école et la lecture obligatoire

orales ; alors que l’écrit, fixant les formes graphiques a eu pour effet de
ralentir l’évolution des langues, d’en fixer les archaïsmes, mais aussi de
faciliter les partages. La rapidité des échanges, le désir de les accélérer ont
des effets en retour perceptibles sur les écritures ordinaires : style ellip-
tique, simplification syntaxique, laconisme des productions, brièveté des
interactions et des temps de réaction. Ces modes d’échange qui font bon
marché de la norme orthographique obligent à réélaborer les progressions
d’apprentissage de l’écrit. La nouveauté est que l’indifférence aux fautes
d’orthographe concerne aussi toute une partie des élites, ingénieurs, tech-
niciens, cadres, politiques, qui n’ont pas le temps de relire leurs courriels
et bénéficient de secrétaires pour mettre en forme les « lettres officielles ».
Dans la foulée de la loi Guizot de 1833, les instituteurs ont progressive-
ment réussi à imposer une véritable religion de l’orthographe, qui a fini
par être l’instrument dominant de sélection aux épreuves des concours
primaires à l’époque de Jules Ferry 59. Aucune des réformes de simplifica-
tion orthographique n’a ensuite réussi à s’imposer, puisque ceux qui étaient
chargés de les appliquer (les enseignants) avaient automatisé une autre
norme et « voyaient » spontanément une faute dans les nouvelles écritures
admises. L’entrée en jeu de nouveaux logiciels de correction changera-t-il
la donne ?
Les correcteurs automatiques pourraient, en effet, ouvrir de nouvelles
aides au travail, tout comme les calculettes ont permis d’économiser les
heures passées à entraîner les enfants à faire sur des pages entières des
divisions « à trois chiffres après la virgule ». Les progrès faits par ces outils
pour le français vont se poursuivre, mais ils ne rendront évidemment pas
inutiles la connaissance de l’orthographe des mots et surtout celle des règles
de syntaxe, puisqu’il faut connaître assez la norme pour choisir entre les
propositions de la machine. Pour l’heure, la machine repère sans difficulté
les barbarismes, moins bien les solécismes, les impropriétés et certaines
erreurs de syntaxe. Même si elle demeure partielle, l’aide apportée est
pourtant considérable, surtout parce qu’elle sollicite la vigilance en segmen-
tant les tâches. L’usage des correcteurs pourrait peut-être devenir un moyen
d’apprentissage pour les enfants brouillés avec les pluriels et les homo-
phones grammaticaux : la patience des machines est sans limite. Les logi-
ciels de reconnaissance vocale ouvrent d’autres perspectives : grâce à un
simple micro, tous ceux qui sont capables de s’exprimer dans une langue
orale normée peuvent voir s’inscrire sous leurs yeux les mots et les phrases
qu’ils viennent d’articuler. On imagine les possibilités de textes longs pour
écrivains en herbe, mais bien plus précocement, on voit quel outil pour-
rait en sortir pour l’apprentissage de la lecture aux débutants. D’autant
qu’il existe le logiciel inverse de synthèse vocale déjà utilisé par les
aveugles : l’enfant qui tape une syllabe, un mot ou s’essaie à écrire une
phrase peut entendre « ce que ça fait », tandis que dans l’expérience inverse

288
L’école et les mutations de la culture écrite

il voit se réaliser sous ses yeux l’encodage écrit de ce qu’il a dit. Comme
ceci ne marche que sous certaines conditions d’énonciation (lenteur, clarté
articulatoire), l’enfant doit prêter attention à la façon dont il parle et sentir
des différences imperceptibles ordinairement : parler comme un livre, cela
s’apprend60. On ne peut encore prévoir les retombées pédagogiques de ces
outils pour apprendre à lire et à écrire, mais ils feront leur apparition en
matériel parascolaire et ils entreront dans les familles et les préceptorats
familiaux avant d’être scolarisables. Les enseignants qui les auront testés
avec leurs enfants seront les premiers à s’en servir ; ils feront peut-être
partie de la trousse à outils de remédiation pour enfants en grande diffi-
culté, quand on aura trouvé les habillages ludiques pour accompagner ces
surentraînements. Mais il est encore difficile de prévoir comment l’orga-
nisation du curriculum d’apprentissage CP-CE, installée depuis plus d’un
siècle, en sera déstabilisée.
Que souligner s’agissant de la réception des textes en ligne ? Ceux-ci recou-
rent, bien plus souvent que l’écriture traditionnelle, au collage, au montage
de documents, à la juxtaposition d’encarts et d’illustrations. Ce qui se profile,
c’est la prégnance d’un modèle d’écriture éclatée, auquel la presse nous a
habitués, mais qui ne fait pas encore partie du mode de production scrip-
turaire de l’école. La tradition scolaire et académique est encore celle d’une
écriture continue, fortement structurée (partie / sous-parties, généralité /
exemples, introduction / conclusion), induisant fortement une lecture
linéaire. Cohésion textuelle et cohérence conceptuelle ont toujours paru
être, ou devoir être, non dissociables. Or, les lectures en ligne rejettent l’idée
de clôture d’un texte, la notion d’auteur, de « propriété littéraire » pour
privilégier l’assemblage de fragments composites : construire son propre
texte grâce au patchwork du couper-coller est une pratique que l’accès aux
bases de données rend très précocement utilisable matériellement61. La géné-
ration des étudiants entrant en formation a déjà pratiqué ces modes de
travail, mais sans avoir toujours conscience des problèmes (intellectuels,
rhétoriques, juridiques) qu’ils posent. On peut prévoir qu’une réflexion sur
ces questions devra bientôt faire partie des stages de formation continue
pour les professeurs de collège et peut-être de cycle3.

DE LA LECTURE À L’ÉCRITURE OBLIGATOIRE

Dans le face-à-face avec l’écran, les jeunes acceptent sans discuter les
contraintes et verdicts de la machine, sorte de tiers neutre, sans émotion
ni jugement de valeur, infatigable dans la répétition, particulièrement
adaptée pour toutes les tâches de guidage et d’automatisation. Les
contraintes techniques leur apparaissent comme des contraintes de réalité,

289
L’école et la lecture obligatoire

incontournables et indiscutables. Mais une familiarité précoce avec les envi-


ronnements numériques ne signifie pas que soient abolis les problèmes
cognitifs qu’ils posent62. Contrairement à ce que certains discours laissent
croire sur l’aisance des jeunes générations, les enquêtes montrent la grande
sélectivité des auto-apprentissages informels : beaucoup d’utilisateurs
novices abandonnent ou se contentent d’une utilisation répétitive et très
restreinte de la machine, faute d’un tutorat individualisé à la demande.
Ceux qui deviennent experts n’y sont parvenus qu’au prix d’un investisse-
ment très lourd en temps passé devant l’écran. Dans les initiations faites
au collège ou au lycée, certains élèves expriment un fort rejet de ces
nouvelles technologies, mais y entrent par sentiment de nécessité si l’ins-
titution les prend en charge. Les formes d’apprentissage les plus efficaces
(tutorat individualisé, sur le modèle des laboratoires de langues) sont très
coûteuses en temps et en encadrement. C’est dire que la scolarisation des
technologies numériques produit déjà et produira des classements, c’est-à-
dire de l’échec. Il y aura des rapides et des lents, des premiers et des
derniers et les 15 % en queue de peloton (ou les 10 %, les 30 %) seront,
par décision institutionnelle, considérés comme « en grave difficulté ». Et
on se demandera : que faire avec eux, et comment ?
Ce qui ressort cependant des mutations en cours, c’est que les problèmes
de l’échec scolaire se sont déplacés de la lecture vers l’écriture. Alors que
le souci primordial des systèmes éducatifs était d’élargir à tous la récep-
tion inégale des textes, l’urgence est devenue celle de la production écrite.
Les gens d’Église souhaitaient que les enfants chrétiens puissent participer
au culte et lire les prières, les hommes de la Révolution que les futurs
citoyens puissent lire la constitution et se sachent membres d’une même
nation. La IIIe République laïque voulait faire apprendre la patrie, sa
langue, son histoire, sa géographie, sa littérature. De ce fait, les activités
d’écriture étaient surtout là pour aider à lire et à vérifier la compréhen-
sion et l’assimilation : exercices sur la langue, copies, restitution de cours,
rédactions inspirées des lectures, dissertations destinées à montrer l’ap-
propriation des références et des argumentaires appris dans les lectures.
Les productions personnelles, les récits d’expérience, l’expression d’opi-
nion63 sont restés le parent pauvre de la scolarisation. Freinet a bien marqué
une rupture pionnière, lui qui a fait de la prise de parole dans le conseil,
de la correspondance scolaire et du texte libre, les piliers d’une pédagogie
de la langue écrite qu’il installait dans la longue durée (entre cinq ans et
quatorze ans 64) et dans le partage des tâches entre les différents
« métiers du livre » réunis dans la classe-atelier : chacun était à tour de rôle
écrivain, correcteur, imprimeur.
En effet, le système graphique du français est ainsi fait que la maîtrise
de l’écriture est bien plus difficile encore que celle de la lecture, si on
continue d’exiger les normes habituelles : c’est un des obstacles majeurs à

290
L’école et les mutations de la culture écrite

la longueur des productions pour les écoliers et les collégiens. On peut


donc s’attendre à ce que les résultats français restent « médiocres », en
deçà de ceux d’élèves d’autres langues, plus transparentes. On peut déjà
imaginer les titres des hebdomadaires sur les scandales à venir et l’em-
barras des ministres devant ces catastrophes prévisibles. Ces remous média-
tiques seraient sans importance si les élèves, et par contrecoup leurs
maîtres, n’en faisaient les frais. Mais les retombées sur les enfants de ces
stigmatisations publiques (la pression exercée par l’école à l’égard des
« mauvais élèves » laisse des cicatrices d’apprentissage indélébiles) ne
semblent guère soucier ceux qui les profèrent. Peut-être, pour attirer davan-
tage leur attention et celle des décideurs dans une langue qu’ils compren-
nent, faudrait-il qu’un économiste calcule savamment combien de points
de PNB coûte à la nation l’apprentissage de la langue française (une ou
deux années de scolarisation de plus qu’en Finlande, probablement) ? La
société civile pourrait alors dire en connaissance de cause que l’exception
culturelle concerne aussi la langue écrite française et qu’un pays a le droit
de vouloir conserver et transmettre intact son patrimoine d’exceptions
orthographiques. On ne transige pas avec la dictée65. Est-ce cela « l’amour
du Français66 » ?
Quand les historiens de la fin du XXIe siècle se retourneront vers l’aube
du deuxième millénaire, le chemin parcouru leur fera voir avec clarté les
lignes de force qui séparent déjà, sous nos yeux de myopes, le durable et
l’éphémère, l’écume de surface et les séismes de profondeur. Leur tentation
sera de transformer la rétrospective en nécessité, l’histoire accomplie en
destin. Pourtant, ils pourront retrouver tout au long du parcours des essais
sans lendemain, des possibles non réalisés, autant que des espaces de jeu,
de conflits, de combats dans lesquels les acteurs auront joué leur partie, tracé
leur route, inscrit leur marque. Ils exhumeront ainsi un genre littéraire à
succès, qui pourra intriguer des étudiants en thèse : « Discours de déplora-
tion sur la décadence de l’école : analyse d’un corpus éditorial (1970-2020) ».
Ceux qui croient que les discours sont l’histoire imagineront une école effon-
drée, où le métier était devenu « infaisable ». D’autres sources feront voir
que, comme dans toute situation de récession, les candidats affluaient aux
concours de recrutement et que les lauréats sélectionnés ne donnaient pas
leur démission, même ceux qui délaissaient la correction des travaux d’élèves
(« nuls ») pour écrire la nostalgie de l’âge d’or, imputer l’illettrisme des collé-
giens à la méthode globale, et vouer le présent aux gémonies à la télévision.
Pendant ce temps, leurs collègues persévéraient dans la grisaille des jours à
instruire les petits et les plus grands, soucieux de leur avenir social autant
que de leur devenir scolaire, rêvant d’un monde où la violence ne serait
« que » symbolique. Ils comparaient leurs élèves, échangeaient des fichiers,
téléchargeaient des documents, bricolaient avec les anciens et les nouveaux
« moyens du bord », livres et cahiers, écrans et claviers. Loin de la fulgu-

291
L’école et la lecture obligatoire

rance poétique des lendemains qui chantent ou déchantent, ils travaillaient


« prosaïquement », inventant l’école au jour le jour.
C’est le gros des troupes : les enseignants, qui vivent au contact perma-
nent de la génération montante, représentent pour elle le monde adulte et
cela « oblige ». Obligation au sens intransitif : enfance oblige, comme
noblesse oblige. L’école obligatoire est celle qui « oblige » et sa prose patiente
la tient très loin des actions spectaculaires ou des exploits glorieux. Dans la
classe, les enseignants – même les plus jeunes – se découvrent à la fois
témoins du monde déjà ancien pendant lequel ils ont fait leurs études, et
passeurs d’enfants vers le nouveau monde ; c’est cette expérience que chacun
doit assumer « à sa façon ». Mais comment ne seraient-ils pas combatifs
pour ce temps de transit, et curieux, comme leurs élèves, de la rive inconnue ?
Ils y sont bien obligés : tous les enfants comptent sur eux pour l’aborder.

292
CONCLUSION

Q uels sont donc les défis inédits auxquels les maîtres sont aujourd’hui
confrontés s’agissant de leurs jeunes lecteurs ?
Premier constat : l’énorme quantité d’information cumulée depuis trente
ans par la recherche internationale sur l’acte de lire a produit des descrip-
tions de plus en plus complexes de la lecture et de son apprentissage.
Aujourd’hui comme hier, devant les apports de la recherche, les praticiens
« ont eu la curiosité éveillée par toutes ces promesses ; mais ceux qui ont voulu
connaître, analyser, comprendre les travaux de la nouvelle science ont été
toujours un peu déçus ; car ils n’y trouvent que des travaux très techniques, à
l’aspect barbare, dont les conclusions sont très partielles et souvent d’un intérêt
bien médiocre, d’une portée bien contestable ; ce ne sont que des fragments
épars, isolés, démembrés. Et les maîtres ont été surtout surpris de voir que
même s’ils se pénétraient de toutes ses expériences, ils n’en tireraient presque
aucun profit, aucune application pratique dans la manière dont ils font la
classe ». Ainsi, la pédagogie scientifique « a l’aspect d’une machine de préci-
sion, une locomotive brillante, mystérieuse, compliquée, qui au premier aspect
frappe d’admiration ; mais les pièces semblent ne pas tenir les unes aux autres
et la machine a un défaut, elle ne marche pas ». Dans ce texte, écrit en 1911,
le psychologue Alfred Binet, qui a consacré sa vie à enquêter « scientifi-
quement » sur les élèves, ne fait pas un constat d’échec, il définit simple-
ment les limites de validité de son travail, posant que la pédagogie n’est
pas une science appliquée. Finalement, dit-il, mieux vaut une « carriole
démodée » qui grince mais qui roule…
Ce qui frappe effectivement s’agissant de la lecture, c’est que la repré-
sentation de l’acte de lire s’est à ce point complexifiée que les débats en ont
été plus obscurcis que clarifiés. Comme tant de recherches n’ont réussi à
inventer aucune « nouvelle méthode », la tentation est grande de s’en tenir
à des oppositions commodes (syllabique/globale, phonique/visuelle), suppo-
sées connues puisqu’elles sont centenaires. Elles permettent de beaux affron-
tements en pour ou contre où chacun peut manifester son appartenance à
un camp. En revanche, la spécialisation des chercheurs a donné une légiti-
mité savante accrue à la disjonction entre « apprendre à lire » et « lire pour
apprendre ». Les multiples dispositifs mis en place pour prévenir l’échec à
court terme se sont faits au détriment des savoirs d’écriture et ont peut-être
nourri le mal qu’ils voulaient combattre.
Certains sont prêts à entériner ce partage des tâches : aux professeurs
d’école, le rodage des gestes élémentaires (lire-écrire-compter) ; aux profes-
seurs spécialisés, les transmissions culturelles qui supposent réglés ces
ennuyeux préalables. Pour une bonne propédeutique au collège, les maîtres

293
L’école et la lecture obligatoire

ont été incités à pratiquer une dialectique de l’utile et de l’agréable, en phase


avec les usages sociaux de la lecture : fonctionnalité ou divertissement. Le
couple phare des années 1970-80, « fichiers-BCD » (exercices d’entraînement
« utiles » d’un côté, lectures libres « pour le plaisir » de l’autre) a fait entrer
en force dans l’école une pédagogie des lectures éphémères, qu’elles soient
d’information ou de consommation. Lire est devenu un verbe intransitif, la
culture d’école s’est rapprochée de la culture de masse. Cette orientation est
impitoyable envers les élèves en difficulté puisque, privés par définition du
« plaisir de lire », ils sont voués aux exercices, comme les écoliers du XIXe siècle,
privés de textes tant qu’ils n’avaient pas franchi le B. A. BA. Elle a des effets
pervers sur le travail des maîtres : le temps consacré aux « activités » de
lecture à la variété innombrable déborde l’horaire prévu, d’autant plus qu’on
est dans les lieux plus menacés par l’échec. Du CP au CM, les élèves entou-
rent des sons, soulignent des mots, prélèvent des informations, repèrent les
marques temporelles, complètent des phrases, répondent à des QCM, lisent
des tableaux à double entrée, mais sur des textes n’évoquant que ce qu’ils
savent déjà. Histoire, géographie et sciences en ont fait les frais*1, les
programmes prévus ne sont plus que des répertoires indicatifs où puiser
quand il reste du temps, et aucun maître ne peut compter en ces matières
sur une capitalisation de savoirs progressivement acquis.
Deuxième constat, plus paradoxal. Pour que les lectures (les contenus de
lectures et pas seulement le geste de lire) restent en mémoire et consti-
tuent une culture, un « socle » de références partagées, l’école a dû revoir
sa pédagogie de l’oral. Dans les années 1970, on a privilégié l’expression et
les échanges spontanés, ce qui avait le défaut de profiter surtout aux « bons
parleurs » et de faire oublier les écarts existant entre langue orale et langue
écrite. En revanche, la voie tracée par Rousseau pour instruire Émile, celle
des maîtres républicains pour instruire ensemble des élèves lecteurs et non
lecteurs, celle des écoles maternelles pour enfants analphabètes, était de
faire anticiper « les savoirs d’écriture » dans des situations mobilisant l’ex-
périence vécue, la discussion, les échanges et la mémoire des textes. De
quoi constituer les référents qui donnent un sens aux mots et permettent
à un élève de comprendre et de retenir avant de (re)lire ou d’écrire seul.
La Main à la Pâte, avec ses « cahiers d’expérience » pour initier aux sciences,
a tracé des pistes dans cette direction. La littérature de jeunesse offre un
tremplin du même ordre, dès la maternelle : la lecture d’album familiarise
avec le lexique et la syntaxe de l’écrit. Les patientes relectures qui rendent
certaines histoires « mémorables », et pas seulement divertissantes, construi-
sent une culture livresque que certains (seulement certains) reçoivent aussi
à la maison. La poursuite de cette initiation systématique à l’école élémen-

* Les notes sont regroupées en fin d’ouvrage, p. 343.

294
Conclusion

taire suppose que soient très clairement fixées les priorités, qui ne sont pas
celles de la BCD ou de la médiathèque municipale, pas davantage celles de
la lecture littéraire pratiquée au collège.
Dernier constat : si la construction d’une culture est toujours aussi lente,
les mutations technologiques liées aux outils ne le sont pas. Écrans et claviers
ont d’ores et déjà produit de nouvelles pratiques d’écriture, qui dissocient
le geste manuel (sur le clavier) et le regard (sur l’écran), que réunissait depuis
toujours l’écriture manuscrite. Ces outils posent des problèmes cognitifs et
ergonomiques complexes, mais leur banalisation dans l’environnement
scolaire est irréversible. Les interactions entre écritures et lectures imposées
par les machines modifient l’ordre et les gestes d’apprentissage, changent la
représentation et les procédures mentales de la production des textes. Les
nouvelles méthodes d’entrée dans l’écrit découleront-elles des couplages
« images-son-texte » à l’écran ? À quand des claviers adaptés aux mains d’en-
fants et des logiciels d’entraînement précoce à la dactylographie ? Ou au
contraire, l’écriture manuscrite, comme la lecture oralisée, restera-t-elle la
voie la plus commode pour aider un débutant à entrer dans l’écrit ? Pour
l’heure, l’écran impose une pédagogie du « mode individuel », mais du fait
de la pénurie des machines, les enfants ont pris l’habitude de travailler à
deux, ce qui démultiplie les échanges verbaux, les interactions, les possibi-
lités d’étayage. Pour devenir une pédagogie du « mode simultané » structu-
rant un groupe-classe, il faut encore beaucoup de « tâtonnement
expérimental », comme aurait dit Freinet, qu’auraient passionné les corres-
pondances scolaires électroniques et le texte libre sur imprimante.

295
NOTES

Notes de l’introduction
1. media.education.gouv.fr/file/00/4/2004.pdf
2. www.education.gouv.fr/bo/2006/29/MENE0601554D.htm
3. Depuis 1736 en Prusse, 1764 en Saxe, 1802 en Bavière, 1842 en Suède, 1848 en
Norvège, 1868 en Espagne, 1869 en Autriche, 1872 en Écosse, 1874 en Suisse, 1877 en
Italie, 1878 au Portugal, 1880 en Angleterre, d’après le Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire, dirigé par Ferdinand Buisson, Hachette, 1887. Aux États-Unis,
l’instruction a été déclarée obligatoire dans l’État de Massachussets en 1851, mais au
moment du vote des lois Ferry, seulement une douzaine d’États de l’Union ont suivi.
4. L’instruction peut être rendue obligatoire sans être ni laïque (l’enseignement
religieux supervisé par les autorités politiques est dispensé, mais facultativement suivi
selon le vœu des familles), ni gratuite (la gratuité est garantie seulement aux familles
pauvres).
5. G. Cavallo et R. Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental,
Paris, Le Seuil, 1997 [1995].
6. F. Furet et J. Ozouf (dir.), Lire écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à
Jules Ferry, 2 vol., Paris, Minuit, 1977.
7. C’est-à-dire les lois, décrets, circulaires, programmes, réglementations des
horaires, recommandations, modalités d’examen, etc. André Chervel a collecté les
textes officiels (Histoire de l’enseignement du français à l’école primaire, textes officiels,
t.1 1791-1879, t.2 1880-1939, t.3 1940-1995, Paris, INRP-Économica, 1992-1995) et a publié
une synthèse magistrale de ses recherches (Histoire de l’enseignement du français du
XVIIe au XXe siècle, Paris, Retz, 2006).
8. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture, 1880-2000, Paris, Fayard,
2000.
9. Stanislas Dehaene, Les Neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 24.

Notes du chapitre 1
1. En l’an 2000 à Dakar, 164 pays se sont engagés à « faire en sorte que d’ici 2015,
tous les enfants, notamment les filles, les enfants en difficultés et ceux appartenant à des
minorités ethniques, aient la possibilité d’accéder à un enseignement primaire obliga-
toire et gratuit de qualité et à le suivre jusqu’à son terme » (Education For All Report :
www.efareport.unesco.org).
2. Le rapport UNESCO « Éducation pour tous » de 2007 chiffre leur nombre à
77 millions. Un grand nombre d’enfants scolarisés dans l’Afrique subsaharienne ou
dans l’Asie du Sud et de l’Ouest ne finissent pas leur scolarité élémentaire.
3. Le nombre d’enfants éduqués dans leurs familles s’élevait à 2 869 en 2005-2006,
d’après Jean-Yves Dupuis et Pierre Polivka. Audition de la commission d’enquête
parlementaire relative à l’influence des mouvements à caractère sectaire et aux

296
Notes

conséquences de leurs pratiques sur la santé physique et morale des mineurs, le


10 octobre 2006.
4. En témoigne l’ouvrage célèbre d’Ivan Illich, Une société sans école (Deschooling
Society), Paris, Le Seuil, 1971.
5. http://nces.ed.gov/pubs2006/homeschool/index.asp
6. Le 22 février 2007, le Parlement a restreint les modalités d’éducation familiale
en interdisant les regroupements de familles. Lors du contrôle prescrit par l’inspec-
teur d’académie au domicile des parents de l’enfant, la loi stipule désormais qu’« il
vérifie notamment que l’instruction dispensée au même domicile l’est pour les enfants
d’une seule famille ».
7. Le Tribunal supérieur de la Justice du Brésil, saisi en 2000 par des parents
revendiquant l’éducation à domicile, a saisi le Conseil national de l’éducation qui a
rejeté leur demande, rappelant que « les enfants n’appartiennent pas à leurs parents »
et qu’ils doivent vivre « au milieu de leurs égaux dans une convivialité formatrice de
citoyenneté ». Cf. Pr Carlos R. J. Cury, « Educação escolar e Educação doméstica,
Espaços polêmicos », Educaçao e Sociedade, 96, 2006, pp. 669-688.
8. J.-M. Gaillard, Jules Ferry, Paris, Fayard, 1989.
9. C’est toujours le cas aujourd’hui : les enfants peu ou pas scolarisés dans le
monde sont en majorité des enfants vivant dans des zones rurales et dans les ménages
les plus pauvres.
10. Ch. Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Le Seuil, 1991 ; P. Garnier,
Ce dont les enfants sont capables, Métaillé, 1995 (deuxième partie : Travailler au
XIXe siècle).
11. 100 % des enfants de cinq-six ans sont inscrits à l’école maternelle depuis 1970,
100 % des quatre-cinq ans depuis 1980, et 100 % des trois-quatre ans depuis 1995
(ministère de l’Éducation nationale, L’État de l’école, Repères et références statistiques,
2006).
12. Il existe des situations locales où l’alphabétisation recule : par exemple, au
début du XIXe siècle, quand une population rurale se prolétarise et que les enfants
employés très jeunes dans les fabriques ne vont plus du tout à l’école. Mais les statis-
tiques nationales restent croissantes, invalidant (statistiquement) aussi bien la thèse
du décollage de l’école quand l’Église obscurantiste n’en a plus la charge, que celle,
inverse, de la destruction du réseau scolaire catholique d’Ancien Régime par la
Révolution.
13. F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire. L’Alphabétisation des Français, de Calvin à Jules
Ferry, Paris, Minuit, 1977. Les données statistiques citées viennent du tome 1. Les pour-
centages sont de 30 % des hommes et 14 % des femmes vers 1700, 47 % des hommes
et 27 % des femmes vers 1800. Les hommes signant sont 54 % en 1820, 68 % en 1855,
73 % en 1865, 83 % en 1878 (derniers pourcentages disponibles). Le pourcentage des
femmes signant passe de 35 % (1820), à 54 % (1855), 59 % (1865), 73 % (1878).
14. Furet et Ozouf ont conclu que la capacité à signer était un bon indicateur de
l’alphabétisation pour l’Ancien Régime. Après d’intenses discussions idéologiques et
méthodologiques, cet indicateur a été retenu comme valide, et d’autres historiens
l’ont vérifié pour d’autres régions d’Europe, à partir d’autres types de sources (signa-
tures de témoins dans des procès, des testaments). Pour une synthèse des discussions,
R. Chartier, M.-M. Compère, D. Julia, L’Éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle,
Paris, SEDES, 1976, chap. 3 « Une culture élémentaire, la signature », pp. 87-108.

297
L’école et la lecture obligatoire

15. R. Chartier, « Les deux France, Histoire d’une géographie », Cahiers d’histoire,
1978, pp. 393-415.
16. A.-M. Chartier, « Les illettrés de Jules Ferry », B. Fraenkel (dir.), Illettrismes,
BPI-Centre Georges Pompidou, 1997, pp. 81-102.
17. Cl. Lelièvre, L’École obligatoire : pour quoi faire ? Retz, 2004.
18. Dans la mesure où la tradition française a été catholique, nous ne traitons pas
ici des instructions protestantes imposées dans les États-nations du nord de l’Europe,
sauf à titre comparatif. A.-M. Chartier, « Teaching Reading : A Historical Approach »,
in T. Nunes et P. Bryant (ed.), Handbook of Children Literacy, Dordrecht, London,
Kluwer Academic Publishers, 2004, pp. 511-538.
19. J. Delumeau (dir.), La Première Communion, Quatre siècles d’histoire, Paris,
Desclée de Brouwer, 1987. P. Colon, E. Germain, J. Jonchery et M. Venard (dir.), Aux
origines du catéchisme paroissial et des manuels diocésains de catéchisme en France,
1500-1660, Paris, Desclée de Brouwer, 1989.
20. G. Bouchard, Le Village immobile, Sennely-en-Sologne au XVIIIe siècle, Paris, Plon,
1971.
21. E. Johansson, « The History of Literacy in Sweden », in Harvey J. Graff (ed.),
Literacy and Social Development in the West : a Reader, Harvard, Cambridge University
Press, 1981, pp. 151-182.
22. P. Caspard, « Les trois âges de la première communion en Suisse », in J.-
P. Bardet, J.-N. Luc, I. Robin-Romero, C. Rollet (dirs.), Lorsque l’enfant grandit, Paris,
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, pp. 173-181.
23. G. Le Bras, Introduction à l’histoire de la pratique religieuse en France, Paris,
PUF, tome 1, 1942, tome 2, 1945. M.-H. Froeschlé-Chopard, Atlas de la réforme pasto-
rale en France de 1550 à 1790, CNRS, 1986.
24. Par exemple, les Frères de Ploërmel en Bretagne, ou les Frères maristes, dans
la région lyonnaise. Y. Poutet, Le XVIIe siècle et les origines lasalliennes, Rennes, Impr.
réunies, 1970. H.-C. Rulon, Ph. Friot, Un siècle de pédagogie dans les écoles primaires
(1820-1940). Histoire des méthodes et des manuels scolaires utilisés dans l’Institut des
Frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel, Paris, Vrin, 1962 ; A. Lanfrey, Marcellin
Champagnat et les Frères maristes. Instituteurs congréganistes au XIXe siècle, Paris, édition
Don Bosco, 1999.
25. On en a une bonne description dans L’École paroissiale de Jacques de Batencour,
1654.
26. Par exemple, entre 1667 et sa mort, en 1689, Charles Démia crée à Lyon 16
écoles gratuites pour garçons et pour filles et un Bureau des écoles pour les admi-
nistrer sous l’autorité de l’évêque.
27. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, in Œuvres complètes, Rome, éditions des
Frères des écoles chrétiennes, 1993. Cf. chapitre 3.
28. F. Buisson et al., La Lutte scolaire en France au XIXe, Paris, Alcan, 1912, p. 265.
29. J. Ozouf et M. Ozouf, La République des instituteurs, Paris, Gallimard-Le Seuil,
1992.
30. Cl. Carpentier, L’Histoire du certificat d’études primaires, Paris, L’Harmattan,
1996. P. Cabanel, La République du certificat d’études primaire. Histoire et anthropo-
logie d’un examen, Paris, Belin, 2002.
31. La circulaire de Ferry précise que l’école ne peut donner de certification de
l’instruction religieuse, qui relève des autorités religieuses. Au XIXe siècle, nombre

298
Notes

d’employeurs exigeaient un document prouvant que le jeune qu’il allait embaucher


avait fait sa communion solennelle. Ce certificat de communion était à la fois une
garantie d’âge, une preuve d’instruction élémentaire et une profession de foi catho-
lique. La mise en place du certificat au même âge que la communion (ou même un
an plus tôt, quand on peut le passer à onze ans) a aussi pour but de se substituer à
cette pratique.
32. M. Vial, Aux Origines de l’enseignement spécial en France. Les instances politiques
nationales et la création des classes et des écoles de perfectionnement : Le Parlement face
au projet de loi. 1907-1909. Paris, INRP, 1986. M. Gauchet et G. Swain, La Pratique de
l’esprit humain : l’institution asilaire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980.
33. G. Weill, Histoire de l’idée laïque en France au XIXe siècle, [Alcan, 1929], Hachette
Littérature, 2004 ; J.-M. Mayeur, La Question laïque, XIXe-XXe siècles, Paris, Fayard, 1997.
P. Cabanel, Entre religions et laïcité. La voie française, XIXe-XXe siècles, Toulouse, Privat,
2007.
34. La loi concerne les enfants entrant en septembre 1959 en CP : ils devront tous
pouvoir entrer en sixième en septembre 1964 et rester dans un établissement secon-
daire jusqu’à ce qu’ils aient seize ans, en 1968.
35. L’expression, qui désigne les années 1945-1975, a été inventée par Jean Fourastié.
36. É. Bautier, J.-Y. Rochex, L’Expérience des nouveaux lycéens. Démocratisation ou
massification ?, Paris, Armand Colin, 1998.
37. Les IUFM, créés en 1991 pour « professionnaliser » le métier d’enseignant, inter-
viennent une fois que les candidats ont réussi aux épreuves théoriques des concours
de recrutement pour le second degré, qui constituent l’étape de sélection décisive.
38. Ch. Baudelot et R. Establet, Avoir 30 ans : en 1968 et en 1998, Le Seuil, 2000 ;
S. Beaud, 80 % au bac et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La
Découverte, 2002. É. Maurin, La Nouvelle Question scolaire. Les bénéfices de la démo-
cratisation, Paris, Le Seuil, 2007.
39. J.-J. Paul, La Relation formation-emploi. Un défi pour l’économie. Paris,
Economica, 1989. L. Tanguy (dir.), L’Introuvable relation formation-emploi, Paris, La
documentation française, 1986.
40. La question ne se pose que dans les filières professionnelles devant des publics
qui ont plus souvent subi que choisi leur orientation (CAP ou BEP, Bac Pro), alors
qu’elle devrait aussi concerner les élèves des facultés de droit, de médecine, des
grandes écoles d’ingénieurs, etc.
41. Le terme « literacy », apparu dans les instances internationales (UNESCO,
OCDE) dans les années 1970 désigne « les savoirs de base » visés par l’école obliga-
toire. Longtemps traduit par le mot « alphabétisation » dans les langues romanes, il
désigne en fait davantage, même s’il inclut lire-écrire-compter. Nous avons choisi
d’adopter le mot francisé littéracie, plutôt que « lettrisme », suggéré par l’Académie,
mais encore peu usité. Sur cette question, A.-M. Chartier, J. Hébrard, « Rôle de l’école
dans la construction sociale de l’illettrisme », L’« illettrisme » en questions, sous la direc-
tion de J.-M. Besse, M.-M. de Gaulmyn, D. Ginet et B. Lahire, Lyon, Presses
Universitaires de Lyon, 1992, pp. 19-46.

299
L’école et la lecture obligatoire

Notes du chapitre 2
1. Ce schéma pourrait être complété ou complexifié : par exemple, entre Guizot
(1833) et Ferry (1881), le demi-siècle qui s’écoule est celui d’une « sécularisation » de
l’enseignement pris en charge par la puissance publique (les communes, pour l’école
primaire). Le « religieux » est toujours présent (référence au Dieu créateur, à une
instance transcendante de jugement des fautes morales, à l’au-delà, etc.), mais plus
de renvoi à la religion catholique, puisque trois cultes sont reconnus à égalité (catho-
lique, protestant, israélite).
2. Actuellement dans de nombreux pays où les enfants pauvres ne sont pas ou
sont mal pris en charge par l’école du fait des insuffisances du réseau public, de
multiples initiatives privées à but non lucratif sont portées par des associations locales,
ONG, confréries religieuses, etc. Ceux qui sont depuis longtemps habitués à la laïcité
scolaire se scandalisent en constatant la part accordée à « l’endoctrinement religieux »
de ces écoles (surtout quand il s’agit de la religion musulmane ou de l’évangélisme,
associés à des éducations obscurantistes). Il est nécessaire d’avoir à l’esprit que de
telles initiatives ont longtemps été portées par les pays occidentaux (y compris après
la laïcisation de l’école en métropole, en ce qui concerne la France) et qu’un mono-
pole d’État sur l’école ne signifie pas pour autant que l’enseignement devient neutre.
L’inculcation idéologique d’État a de multiples formes, et pas seulement religieuses.
3. La morale n’est plus une matière d’enseignement après 1968, mais selon Jean
Baubérot, elle disparaît des cahiers d’élèves entre les deux guerres. J. Baubérot, La
Morale laïque contre l’ordre moral, Paris, Le Seuil, 1997.
4. C’est en effet sur les heures de français que sont « normalement » prises les
heures consacrées aux langues vivantes, mais la plupart des enseignants, par igno-
rance ou par choix, préfèrent réduire d’autres enseignements (en particulier, le temps
consacré aux arts).
5. Il a été adopté en 2006, après le rapport Thélot de 2005.
6. C’est, par exemple, le cas des écarts tolérés entre la lettre des programmes théo-
riques et les programmes effectués : l’abandon du théâtre classique pour la poésie
romantique ou le roman réaliste a été pratiqué collectivement par les professeurs de
lettres bien avant la définition de nouveaux programmes. En revanche, la refonte des
programmes de mathématiques des années 1970 n’a pu se faire qu’à la suite d’une
décision institutionnelle.
7. Par exemple, Lire, dire, écrire, Guide pour des projets territoriaux, S. Goffard
(coord.), Argos, CRDP de Créteil, 2004. Ce répertoire très informatif des dispositifs,
partenaires et actions relevant d’élus, d’associations ou d’organismes publics met bien
en évidence la conception actuelle de la lecture qui prévaut dans toutes ces opéra-
tions : comme la santé, la lecture est indéfinissable, et, dans les exemples cités, les
contenus de lecture retenus par les partenaires ne sont pas une seule fois mentionnés.
8. La musique ne fait pas partie des disciplines du socle commun.
9. L. Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Paris, Grasset et Fasquelle, 2002.
10. Ch. Baudelot, M. Gollac et al., Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le
travail en France, Paris, Fayard, 2003.
11. J. Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Le Seuil, 1962.
12. M.-M. Compère, Du collège au lycée, 1500-1850, Paris, Gallimard, coll.
« Archives », 1985.

300
Notes

13. La présence généralisée des répétiteurs est d’ailleurs une des caractéristiques
de cette époque. Alors que les « pions » sont dans l’entre-deux-guerres peu à peu
cantonnés à des tâches de surveillance, les écoles primaires supérieures et les cours
complémentaires se caractérisent par des études encadrées, assurées par le personnel
enseignant.
14. A. Prost, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France,
volume 4 : L’école et la famille dans une société en mutation : depuis 1930, Paris, Perrin,
2004.
15. Sur la façon dont sont corrigés les versions et thèmes latins au XVIIIe siècle,
M.-M. Compère et D. Julia, Performances scolaires de collégiens sous l’Ancien Régime.
Étude d’exercices latins rédigés au collège Louis-le-Grand vers 1720, Paris, INRP-
Publications de la Sorbonne, 1992. Sous le Second Empire, une circulaire rappelle
aux professeurs qu’ils doivent corriger les travaux de tous leurs élèves et pas seule-
ment ceux des meilleurs : le rituel ancestral des corrections de copie n’a donc pris
que tardivement la forme actuelle.
16. Devenus inspecteurs généraux, nombre d’anciens élèves des classes prépara-
toires littéraires, élèves de Bellessort, d’Alain, de Lachièze-Rey, ou d’autres profes-
seurs de khâgne réputés de l’après-guerre (Beauffret, Lacroix, Debidour) ont perpétué
jusqu’aux années 1980 ce modèle du professeur éveilleur, dont l’influence est déci-
sive pour « la vie entière » de ceux qui l’ont écouté. J.-F. Sirinelli, Génération intel-
lectuelle, Khâgneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, PUF, 1988.
17. G. Vincent, L’École primaire française, Lyon, PUL, 1980.
18. Ch. Perrregaux, L. Rieben et Ch. Magnin, (dir.), « Une école où les enfants
veulent ce qu’ils font », La maison des Petits hier et aujourd’hui, Lausanne, LEP, 1996.
Créée en 1913 à Genève, La maison des petits est l’école d’application de l’Institut
Jean-Jacques Rousseau où ont travaillé Claparède et Jean Piaget.
19. É. Carles, Une soupe aux herbes sauvages, Paris, Robert Laffont, 1978.
20. Ch. Clair, Six mois d’enseignement obligatoire en France, Paris, Joseph Albanel,
1871, pp. 35-36. De nombreux projets de loi ont proposé de lier gratuité et obligation
sous la IIe République, le Second Empire. Les arguments de rejet portent sur les diffi-
cultés de coercition à l’égard des contrevenants ruraux. Le projet de Jules Simon,
Gambetta, Jules Ferry, Arago et al., le 21 février 1870, prévoyant ces difficultés d’ap-
plication en milieu rural, stipulait que « l’école ne sera obligatoire que pour la classe
du matin » (article 5), mais que « les parents ou tuteurs qui n’auront pas fait remplir
par leurs enfants ou pupilles leur devoir d’école seront poursuivis devant les tribunaux,
qui pourront prononcer l’interdiction de toutes fonctions communales électives pour un
temps qui ne pourra pas dépasser dix ans. Le tribunal pourra, en outre, prononcer une
amende de 100 à 1 000 F applicables à la caisse des écoles de la commune » (article 4).
Ce dispositif de sanction financière avait provoqué des réticences. « Où voulez-vous
que ce pauvre diable prenne de quoi payer son amende ? S’il le peut, à la rigueur, le
voilà réduit à la gêne et il trouvera dans cette pauvreté une excuse pour occuper son fils
ou sa fille à un travail lucratif », p. 42.
21. L. Chauvin, L’Éducation de l’instituteur. Pédagogie pratique et administration
scolaire, Paris, Picard et Kaan, 1889, p. 452. On lit dans Ch. Charrier, Pédagogie vécue.
Cours complet et pratique, Fernand Nathan (régulièrement réédité depuis 1861 et remis
à jour à 1948 par René Ozouf) : « Une commission scolaire composée de membres en
majorité élus, dont le Maire, devait d’après la loi de 1882, veiller à l’observance de l’obli-

301
L’école et la lecture obligatoire

gation et de la fréquentation scolaires. Elle n’a guère fonctionné que dans quelques
grandes villes. Comment demander à des élus, si proches de leurs électeurs, de prendre
contre ces derniers, le cas échéant, des mesures de coercition ? Une loi récente, celle du
22 mai 1946 supprime cette commission. Tout manquement non justifié fait maintenant
l’objet d’un avertissement de l’Inspecteur d’académie aux parents responsables. Si cet
avertissement reste sans effet, l’Inspecteur d’académie alerte le Procureur de la République
qui traduit les coupables devant le Tribunal de simple police ou même le Tribunal correc-
tionnel, aux fins de condannation à des peines d’amende ou de prison. » p. 546.
22. La SLEPE deviendra la Société Binet après la mort de celui-ci en 1911, puis la
Société Binet-Simon. Il existe 274 classes pour toute la France en 1944 (mais 4 000
en 1963, 12 000 en 1973).
23. M. Vial, Les Origines de l’enseignement spécial en France. Les instances politiques
nationales et la création des classes et des écoles de perfectionnement : le Parlement face
au projet de loi (1907-1909), Paris, INRP, 1986.
24. L’âge minimum pour passer le certificat est alors repoussé à douze ans.
25. F. Buisson, « L’organisation de l’enseignement laïque et les lois de 1881-1886 »,
in F. Buisson et al., La Lutte scolaire en France au XIXe siècle, Paris, Alcan, 1912, pp. 244-
245 et pp. 237-265. Sur le non respect de la loi d’obligation, voir par exemple J. Peneff,
Écoles publiques, écoles privées dans l’Ouest 1880-1950, Paris, l’Harmattan, 1987.
26. A.-M. Chartier et A. Cotonnec, « Voyageurs-école : le malentendu », in
P. Williams, Tsiganes, identité et évolution, Paris, Syros, 1989, pp. 268-267.
27. Ch. Amalvi, « La guerre des manuels autour de l’école primaire en France
(1899-1914) », Revue historique, octobre-décembre 1979.
28. G. Longhi et N. Guibert, Décrocheurs d’école. Redonner l’envie d’apprendre aux
adolescents qui craquent, Paris, La Martinière, 2001.
29. J.-Y. Rochex, Le Sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF, 1995.
30. F. Dubet, D. Martuccelli, À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Le
Seuil, 1996 ; A. Barrère, Les Lycéens au travail, Paris, PUF, 1997.
31. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’échec scolaire à
l’école primaire, Lyon, PUL, 1993.

Notes du chapitre 3
1. Une circulaire ministérielle du 31 janvier 1829 condamne explicitement le mode
individuel.
2. Ch. Nique, Comment l’école devint une affaire d’État. 1815-1840, Paris, Nathan,
1990.
3. R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia, L’Éducation en France du XVIe au
XVIIIe siècle, Paris SEDES, 1976. M.-M. Compère, Du collège au lycée, 1500-1850, Archives,
Gallimard Julliard, 1985.
4. V. Jamerey-Duval, Mémoires. Enfance et éducation d’un paysan au XVIIIe siècle,
Présentation et notes par J.-M. Goulemot, Paris, Le Sycomore, 1981. Sur l’apprentis-
sage de la lecture, J. Hébrard, « Comment Valentin Jamerey-Duval apprit-il à lire ?
L’autodidaxie exemplaire », in R. Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, Marseille,
Rivages, 1985, pp. 23-60.
5. M. Roggero, « L’alphabétisation en Italie : une conquête féminine ? », Annales
« Pratiques d’écriture », n° 4-5, juillet-octobre 2001, pp. 903-925.

302
Notes

6. A. Veronese, Notizie della sua vita scritte de lei medesima, Firenze, Le Monnier,
1973 [1826]. Elle écrivait sous le nom académique d’Aglaia Anassillide.
7. Cl. Brun (1844-1921), Trois plumes au chapeau, ou l’Instituteur d’autrefois,
Grenoble, B. Arthaud, 1950, réédition Montmélian, la Fontaine de Siloé, 1995.
8. Jusqu’à aujourd’hui, comme le dit explicitement un des concepteurs de la péda-
gogie par objectif, B. S. Bloom, dans « Le défi des deux sigmas : trouver des méthodes
d’enseignement collectif aussi efficaces qu’un précepteur », in M. Crahay et
D. Lafontaire (dir.), L’Art et la Science de l’enseignement, Liège, Labor, 1986, pp. 97-
128.
9. J. Hébrard, « La scolarisation des savoirs élémentaires », Histoire de l’éducation,
38, 1988, pp.7-58.
10. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, op. cit., p. 627.
11. L’École paroissiale, op. cit., p. 32.
12. L’omniprésence des châtiments corporels (férule sur les mains, martinet, verges,
etc.) est attestée par de multiples tableaux d’époque dont le musée national de l’Édu-
cation à Rouen a une belle collection. Le stéréotype du méchant maître ne doit pas
faire oublier que les pratiques familiales étaient à l’unisson et que la brutalité des
maîtres a pu être un gage d’efficacité. En témoigne Antoine Sylvère (né en 1888) :
« La classe de la sœur Saint-Vincent recevait les enfants qui pouvaient être battus, celle
de la Sœur Saint-Joseph, était réservée aux enfants qui, par la position sociale de leurs
parents, devaient être respectés à tout prix. La qualité supérieure de l’enseignement
dispensé dans la première classe était manifeste ; le marmot qui, à sept ans, sortait des
mains du monstre à lunettes, savait lire, écrire, compter et résoudre, sans faute, sur
demande, une multiplication ou une division à quatorze chiffres, avec ou sans décimales.
L’année suivante, il pouvait entrer dans la classe du certificat d’études et, sans effort,
s’y maintenir au premier rang. La vénérable nonne “faisait apprendre”, comme on le
répétait partout dans le pays. En quelques jours, l’enfant le plus borné devenait capable
de charbonner d’honorables majuscules sur tous les murs du voisinage ; en un minimum
de temps, il s’affirmait apte à déchiffrer un article de journal ou une page de caté-
chisme. » Toinou. Le cri d’un enfant auvergnat, Paris, Plon, 1980. p. 35.
13. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, op. cit., p. 9.
14. La Conduite des écoles paraît en 1720, juste après mort de Jean-Baptiste de La
Salle, soixante-seize ans après L’École paroissiale. Dispersé sous la Révolution, l’ordre
est rétabli par Napoléon Ier. Les principes de La Salle sont adoptés par une multi-
tude d’ordres religieux enseignants, aussi bien masculins que féminins, fondés après
la Restauration (Frères de Ploërmel, Frères maristes, etc.).
15. R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia, op. cit., p. 129.
16. Hélie, Nouveaux Principes de lecture, d’écriture, d’orthographe et d’arithmétique
également utiles aux maîtres et maîtresses d’école et à leurs élèves, Caen, Paris, 1784.
Les arguments sur la difficulté du français soulignent trois points : les nombreuses
lettres muettes, les multiples prononciations de certaines lettres en fonction de leur
position (s/z, g/j) ou en fonction des accents (e, è, é), le grand nombre de diphtongues
qui « n’ont pas toujours le même son dans les différents mots ».
17. J.-B. de La Salle, « Mémoire envoyé à l’évêque de Chartres », cité par Y. Poutet,
Le XVIIe siècle et les origines lasalliennes, Rennes, Imprimeries réunies, 1970, t. II, p. 160.
18. La Salle a sans doute eu le projet d’ouvrir la formation des Frères à des maîtres
laïcs que l’ordre aurait « labellisés », mais les essais n’ont pas abouti. Cf. Frère Maximin,

303
L’école et la lecture obligatoire

Les Écoles normales de saint Jean-Baptiste de La Salle. Étude historique et critique, Paris,
Procure générale, 1922.
19. L’envers de la gratuité, c’est la nécessité de trouver sans cesse des « bienfai-
teurs », des legs et dons pour bâtir les écoles et des rentrées régulières pour les frais
d’entretien. Comme les actuels responsables d’écoles privées aux États-Unis, La Salle
n’a cessé de chercher des fonds auprès des particuliers pour créer ses écoles, mais
son objectif était de faire entretenir les maîtres par les pouvoirs publics (les villes,
les communes).
20. J.-B. de la Salle, Règles communes des écoles chrétiennes, œuvres complètes,
Rome, 1995, p. 3.
21. F. Jacquet-Francillon, Naissances de l’école du peuple : 1815-1870, Paris, Éd. de
l’Atelier-Éd. ouvrières, 1995.
22. Il y a « 8 ordres d’écrivains en lettre ronde », « 5 ordres d’écrivains en lettre
bâtarde ». « La manière de leur apprendre l’orthographe sera de leur faire copier des
lettres écrites à la main, surtout des choses qui leur puissent être utiles d’apprendre à
faire et dont ils auront besoin dans la suite, comme sont des promesses, des quittances,
des marchés d’ouvriers, des contrats de notaire, des obligations, des procurations, des
baux à louage et à ferme, des exploits, procès-verbaux, etc., afin qu’ils puissent s’im-
primer ces choses dans l’imagination et apprendre à en faire de semblables » (Conduite
des écoles, p. 628). Rédiger signifie recopier un modèle ou imiter « un patron » en y
introduisant les variantes nécessaires à la situation (date, lieu, nom des personnes
concernées et données particulières).
23. Conduite des écoles, p. 717.
24. Conduite des écoles, p. 710.
25. Jean-Baptiste de La Salle a calculé le temps nécessaire à chaque activité : « Huit
écoliers peuvent facilement épeler chacun trois lignes dans le syllabaire en une demi-
heure ; dix écoliers peuvent facilement épeler et lire ensuite chacun trois lignes dans le
second livre en une demi-heure » (Conduite des écoles, p. 717). C’est là la grande diffé-
rence avec les écoles mutuelles, aux effectifs trop nombreux pour que le maître le
fasse lire lui-même, les élèves étant confiés seulement aux moniteurs, qui sont des
élèves « avancés » que le maître réunit avant la classe.
26. Alors qu’on oppose généralement l’enseignement par routine (basé sur la répé-
tition) et par principes (qui donne explications et lexique savant, comme le maître
de grammaire de Monsieur Jourdain – qui est un maître de philosophie), Jean-Baptiste
de La Salle propose de donner les principes, ces éclaircissements « théoriques » après
coup, quand l’élève sait lire « couramment ». C’est aussi à ce stade qu’il faut vérifier
si l’élève « comprend » au-delà de la répétition littérale.
27. Simplification de l’écriture : à partir de 1667, le I et le J, le V et le U sont distin-
gués, mais il faut attendre la Révolution pour que disparaissent les « S longues » (en
forme de f) au milieu des mots (on n’écrit plus iefus mais jésus). Simplifications phoné-
tiques et grammaticales : en 1709 disparaissent les finales en -y (icy devient ici) ; en
1718, je croi est remplacé par je crois ; en 1735, les pluriels en -ez (traité/traitez) devien-
nent -és, etc. André Chervel, L’Histoire de l’enseignement du français, du XVIIe au XXe siècle,
Paris, Retz, 2006, pp. 100-140.
28. D’après D. Julia, qui s’est appuyé sur le manuscrit de la Conduite des écoles
de 1706, pp. 274-276, in R. Chartier, M.-M. Compère, D. Julia, L’Éducation en France
du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 118.

304
Notes

29. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, op. cit., p. 680.


30. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, op. cit., p. 717.
31. Le jeudi est le jour de la semaine où les écoles des Frères accueillent les enfants
non scolarisés, qui viennent seulement pour se préparer à la communion. En consé-
quence, le jeudi est « vacant » pour les enseignements scolaires. Jules Ferry perpétuera
cet emploi du temps hebdomadaire, mais le catéchisme n’aura plus lieu dans l’école.
32. Dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Buisson, op. cit.,
article « Lecture ».
33. A. Sylvère, qui n’a pas eu d’autre livre de lecture dans l’école des « Frères
Quat’bras » à Ambert vers 1895, y ânonnait encore « les beautés lumineuses du mystère
de l’Incarnation ou les subtiles nuances qui séparaient les contritions parfaites des impar-
faites ». Pour lui, « ce livre de lecture, les Devoirs du Chrétien, était bien le plus odieux
que l’on pût mettre entre les mains d’un enfant de six ans (p. 91) [… et il] dut contri-
buer davantage au développement de l’anticléricalisme que toutes les forces conjuguées
de la franc-maçonnerie et de la libre pensée » (p. 122).
34. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, op. cit., p. 603.
35. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, op. cit., p. 602.
36. J. Hébrard, « Les nouveaux lecteurs », in R. Chartier et H.-J. Martin, Histoire
de l’édition française, III, Le temps des éditeurs [1985], Fayard, 1990, pp. 526-568.
37. J. Hébrard, « Les catéchismes de la première Révolution », in L. Andriès (dir.),
Colporter la Révolution, Montreuil, Ville de Montreuil et Bibliothèque Robert-Desnos,
1989, pp. 53-81. « La Révolution expliquée aux enfants : les catéchismes de l’An II »,
in M.-F. Lévy (dir.), L’Enfant, la famille et la Révolution française, Paris, Olivier Orban,
1990, pp. 171-192.
38. Hamel, L’Enseignement mutuel. Histoire de l’introduction et de la propagation
de cette méthode, Paris, 1818 ; Frère Raymond Tronchot, L’Enseignement mutuel en
France de 1818 à 1830, s.d. [1972], 3 volumes.
39. A. de Laborde, Plan d’éducation pour les enfants pauvres, d’après les méthodes
combinées du docteur Belle et de M. Lancaster, Paris, 1815.
40. Ch. Nique, Comment l’école devint une affaire d’État, op. cit. P. Rosanvallon,
Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.
41. En 1831, le ministre Montalivet estimait que 13 984 communes étaient dépour-
vues d’école et que sur 2,4 millions de garçons scolarisables, moins d’un 1,4 million
étaient scolarisés. Journal de l’Instruction élémentaire, 14, décembre 1831.
42. Le directeur du Manuel général, Matter, qui était plutôt favorable au système
mutuel, a été alors remplacé par Lorain, un proche de Guizot.
43. Entre 1833 et 1840, le nombre des écoles passe de 42 000 à 55 000, le nombre
des communes sans écoles de 14 000 à 4 000, et le nombre des élèves scolarisés en
hiver de 1,9 million à 2,9 millions.
44. Manuel général, 4, mars 1833, p. 301.
45. L’Abécédaire et Premier livre de lecture [publié de façon anonyme par Rendu
et Hachette en 1832], acheté par le ministère Guizot (un million d’exemplaires) et
envoyé aux écoles pour les enfants indigents, comporte des textes de lecture scien-
tifique, démontrant que la modernité culturelle pouvait faire bon ménage avec le
commerce et le slogan « Enrichissez-vous ! » de Guizot. Cf. chapitre 5 sur les manuels.
46. Le parcours de Martin Nadaud « maçon creusois » serait une bonne illustra-
tion de cet état d’esprit : il suit plusieurs cours pour adultes mais est déçu par un

305
L’école et la lecture obligatoire

cours sur la grammaire et l’orthographe dont il ne voit pas l’utilité, alors que « un
peu de dessin, de toisé, de coupe de pierre et de géométrie » lui auraient été bien
plus « utiles ». Je suis ici les analyses de F. Jacquet-Francillon, Naissances de l’école
du peuple : 1815-1870, Paris, éditions de l’Atelier, 1995, p. 107.
47. De fait, la philosophie de référence des Idéologues est la mathesis universalis
de Condillac, avec sa conception de l’analyse scientifique comme
décomposition/recomposition, le plus simple étant toujours supposé plus facile. Cf.
F. Jacquet-Francillon, Naissances de l’école du peuple, op. cit., chapitre 5.
48. Lamotte et Lorain, identifiés par Christian Nique, sont deux proches de Guizot.
Paul Lorain est l’auteur du Rapport au roi, présentation synthétique de l’enquête sur
l’état des écoles primaires en 1833. Sur l’entourage de Guizot pour les questions
scolaires, voir J.-Y. Mollier, Louis Hachette, Paris, Fayard, 1999 (chapitre VII, « La révo-
lution de l’école, 1830-1832 »).
49. Rapport d’inspection d’Indre-et-Loire de décembre 1833.
50. Là encore, le témoignage de Toinou sur le Frère François : « Notre classe était
pleine d’entrain. C’était une succession effrénée d’explications rapides données au tableau
noir, d’exercices exécutés à vive allure pendant que le Frère François courait de l’un à
l’autre, attentif à quelque hésitation, circulant parmi nous comme une abeille dans un
champ de luzerne, réveillant par-ci par-là, quelque tête rêveuse qu’il tirait du sommeil
par une pluie de calottes. » (Antoine Sylvère, Toinou. Le cri d’un enfant auvergnat,
op. cit., p. 163.)
51. Alors que dans les pays luthériens, calvinistes ou dans l’église anglicane, les
livres d’hymnes sont imprimés avec la partition musicale et très largement diffusés
(en Suède, chaque famille en possède plusieurs), en pays catholique, on n’imprime
que les textes, et la mémoire orale des mélodies suffit. On trouvera exactement la
même pratique, mais inversée, quand des inspecteurs laïques reprendront les chants
de Noël aux airs populaires (en particulier provençaux) pour les doter de paroles en
français acceptables en école laïque, conservant les bergers, les troupeaux et parfois
l’étoile, mais effaçant la Vierge et l’enfant Jésus.
52. Le grand souci est d’allumer des contre-feux aux fêtes païennes et aux
débauches de Carnaval.
53. Par exemple : E. Cuissart, Troisième degré de lectures courantes. Cours moyen et
supérieur, Paris, Picard et Kaan, 1894, comporte en sous-titre : Ce qu’il faut savoir. Morale.
Hygiène. Sciences physiques et naturelles. Voyages. Économie domestique. Architecture.
Sculpture. Céramique. Peinture. Le livre de E.-F. Alber, Livre de lectures courantes, Cours
moyen, Fontenay-sur-Saône, Hatier et Vitte, 1900, donne le modèle d’interrogation dans
la préface à propos de la première lecture : « Y a-t-il un Dieu ? Comment se présente son
existence ? Cette vérité s’appuie-t-elle sur des preuves ? » qui suit exactement le texte. La
même procédure doit être employée pour les autres lectures.
54. Cl. Rouzé, article « Grammaire » Dictonnaire de pédagogie, Ferdinand Buisson,
1882, I, p. 889.
55. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, op. cit., p. 681.

Notes du chapitre 4
1. Cf. le chapitre suivant consacré à la naissance du manuel moderne pour débu-
tants.

306
Notes

2. Il n’y a pas non plus de « mots », ni de « phrases » à l’oral, si on s’en tient à une
stricte définition, mais des énoncés. Cf. Cl. Blanche Benveniste, Approches de la langue
parlée en français, Paris, Ophrys, 1997. La notion de « syllabe graphique », différente
de la syllabe phonique, existe cependant pour déterminer les coupes en fin de ligne.
3. J. Hébrard, « La scolarisation des savoirs élémentaires », Histoire de l’éducation,
38, 1988, pp. 7-58.
4. E. Jennifer Monaghan, Learning to Read and Write in Colonial America, Worcester,
University of Massachussets Press, 2005.
5. Article « Lecture » de James Guillaume, Dictonnaire de pédagogie, 2e partie,
édition 1882, pp. 1534-1551.
6. « Introduction » du même.
7. J. Ballet-Baz, article « Illettrés », dans F. Buisson, Dictonnaire de pédagogie, op. cit.
8. Inventée par Grosselin en 1861, adoptée par Marie Pape-Carpentier pour les
enfants scolarisés avant sept ans, décriée par Pauline Kergomard, devenue marginale
dans l’entre-deux-guerres, elle a eu un destin imprévu, puisqu’elle a été redécouverte
par Suzanne Borel-Maisonny sous le nom de méthode phono-gestuelle pour la réédu-
cation des enfants dyslexiques dans les années 1960. Elle est exposée dans l’ouvrage
de Clotilde Sylvestre de Sacy.
9. Elle aidera aussi à déterminer les élèves inadaptés aux procédés ordinaires d’en-
seignement ou qui ne peuvent apprendre à lire, comme le fera le test de Binet en
1904. J. Gautherin, Une discipline pour la République. La science de l’éducation en
France, 1882-1914, Berne, Peter Lang, 2002.
10. Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul, Arles, Actes Sud, 1992, pp. 196-
197.
11. Id., ibid., pp. 230-231.
12. Selon la formule des programmes de 1985 (ministère Chevènement).
13. M. Fayol et al., Psychologie cognitive de la lecture, Paris PUF, 1992.
14. P. Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Paris, Minuit, 2007.
15. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture, 1880-2000, Paris, Fayard,
2000.
16. M. Carruthers, The Book of Memory, A Study of Memory in Medieval Culture,
Cambridge (UK), Cambridge University Press, 1990, p. 10. (trad. fr., Le Livre de la
mémoire, Macula, 2002, p. 22). Cette assimilation du texte a des prolongements dans
les pratiques de magie ou de possession. Cf. D. Fabre (dir.), Écritures ordinaires, BPI-
Centre Georges-Pompidou, Paris, P.O.L., 1993.
17. Mary Carruthers note que le portrait intellectuel que L. Infeld a tracé d’Albert
Einstein et celui que B. Gui a fait de saint Thomas d’Aquin sont étonnamment
proches, mais le génie scientifique d’Einstein est attribué à son imagination, celui de
Thomas à sa mémoire.
18. M. Carruthers, Le Livre de la mémoire, op. cit., p. 18.
19. Id., ibid., pp. 11-12.
20. L. Kolakowski, Chrétiens sans Église, Paris, Gallimard, 1969.
21. M. Luther, M. L. O., IX, Labor et Fides, Genève, p. 111. J.-F. Gilmont, « Réformes
protestantes et lecture », dans G. Cavallo et R. Chartier (dir.), Histoire de la lecture
dans le monde occidental, Paris, Le Seuil, 1997, pp. 249-178
22. La traduction a été faite par nous à partir de l’édition luthérienne en langue
anglaise.

307
L’école et la lecture obligatoire

23. Gustave Lanson s’y réfère explicitement : « L’explication de texte est identique
dans son essence à l’exégèse pratiquée dans les sciences religieuses et dans la philologie
grecque ou latine. […] L’explication de textes ne pouvait manquer de s’organiser lorsque
les textes français se trouveraient dans une condition analogue à celle des textes sacrés
ou des textes de l’antiquité classique. » « Quelques mots sur l’explication de texte »,
Études françaises, Paris, Les Belles Lettres, 1er janvier 1925, p. 52.
24. C’est ce qui explique qu’après un temps de foisonnement éditorial, on abou-
tisse à des catéchismes protestants « officiels », contrôlés par les Églises nationales.
I. Green, Print and Protestantism in Early Modern England, Oxford, Oxford University
Press, 2000.
25. Le temps prévu par Jean-Baptiste de La Salle est deux mois pour l’alphabet,
un mois pour « la carte des syllabes », ce qui prouve qu’il ne s’agit que de faire saisir
le « principe » de la syllabation, et non toutes les syllabes possibles.
26. N. Restif de la Bretonne (1734-1806), Monsieur Nicolas ou Le Cœur humain
dévoilé, [1796], Paris, Pauvert, 1959, t. I, p. 24.
27. J. de Batencour, L’École paroissiale, op. cit., p. 246.
28. F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à
Jules Ferry, op. cit.
29. Là où on écrit sur une planchette lavable avec un calame facile à manipuler,
l’apprentissage de la lecture se fait par la copie de texte appris par cœur. Le témoi-
gnage d’Amadou Hampâté Bâ donne une bonne description du mode individuel cora-
nique pratiqué en 1908 par son maître Tierno Kounta. Cette mémorisation intensive
a beaucoup facilité, d’après lui, son apprentissage rapide du français. Amkoullel, l’en-
fant peul, op. cit., pp. 196, 230 et 336 sq.
30. On peut ainsi lire sous la plume d’un psychologue cognitiviste : « Il fut une
période où l’on apprenait d’abord à lire, ensuite seulement à écrire. Cette conception est
dépassée. Heureusement car elle est erronée. La lecture et l’écriture ne sont pas des
compétences indépendantes », Observatoire national de la lecture, Apprendre à lire,
Paris, Odile Jacob, 1998, p. 66.
31. La légitimité institutionnelle d’un apprentissage n’a rien à voir avec son « bien-
fondé » empirique. L’imposition du latin-grec aux boursiers méritants de la IIIe et de
la IVe République pouvait à la fois être ressentie comme légitime et absurde, tout
comme l’imposition actuelle d’une sélection par les mathématiques pour devenir
médecin.
32. Ernest le Pieux, duc de Saxe-Gotha de 1640 à 1675, fait une réforme scolaire
obligeant chaque enfant, scolarisé dès cinq ans, à avoir un livre de lecture précédé
d’un syllabaire, un évangile, un livre de chant, un livre de calcul (d’après Buisson,
op. cit., p. 901).
33. On peut décliner la même question sur d’autres contenus : est-il nécessaire de
savoir lire pour être citoyen, de savoir l’histoire de France pour être français (etc.) ?
34. A. Petrucci, « Scrittura, alfabetismo, e educazione grafica nella Roma del primo
Cinquecinto : da un libretto di conti di Maddalena Pizzicarola in Trastevere »,
Scrittura e Civiltà, Torino, Bottega d’Erasmo, 2, 1978, pp. 163-207.
35. Michel Bréal, Quelques mots sur l’instruction en France, Paris, Hachette, 1872.
36. A. Viñao Frago, Leer y escribir, Historia de dos prácticas culturales, Fundación
Educación voces et vuelos, IAP, Mexico, 1999. Marina Ruggero, L’Alfabeto conquisto,
Apprendere e insegnare nelle’Italia tra Sette e Ottocento, Il Mulino, Saggi, 1999.

308
Notes

Justino Magalhães, Ler e ascrever no mundo rural do antigo regime. Um contributo


para a historia da alfabetização em Portugal, Universidade do Minho, Braga, 1994.
Rita Marquilhas, A Faculdade das Letras. Leitura e Escrita em Portugal no Século
XVII, Lisboa, Imprensa Nacional-Casa da Moeda, 2000.
37. J. Hébrard, « Des écritures exemplaires. L’art du maître écrivain en France
entre XVI e et XVIII e siècles », Mélanges de l’école française de Rome, Italie et
Méditerranée, tome 107, 1995, 2, pp. 473-523.
38. Justino de Magalhães en fait la démonstration pour le Portugal.
39. T. Guyot, Méthode en forme de préface pour conduire un écolier dans les
lettres humaines, Paris, 1668.
40. Cité par Berthaud, Le Quadrille des enfants ou Système nouveau de lecture,
[1744] ; 10e édition, 1768, p. 151.
41. Le fait de savoir lire sans peine le français ne garantit pas qu’on puisse
écrire correctement, comme le prouve l’orthographe des élèves pourtant bons lati-
nistes du collège Louis-le-Grand., qui paraît catastrophique à nos yeux, plus sévères
que ceux de leurs régents. M.-M. Compère et D. Julia, Performances scolaires de
collégiens sous l’Ancien Régime. Étude d’exercices latins rédigés au Collège Louis-le-
Grand vers 1720, Paris, INRP-Publications de la Sorbonne.
42. Berthaud, Le Quadrille des enfants, op. cit., 1768 [2e édition], p. 65.
43. Id., ibid., p. 6
44. A. Chervel, Histoire de l’enseignement du français entre XVIIe et XXe siècle, Retz,
2007 (chap. 2).
45. J.-J. Rousseau, Émile, livre II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », vol. IV,
1969, pp. 358-359.
46. Cité par James Guillaume, article « Pestalozzi », Dictonnaire de pédagogie,
p. 2293. En fait, Guillaume signale que madame Pestalozzi, inquiète de l’avenir
de son fils, lui apprit à lire en cachette de façon tout à fait traditionnelle.
47. L’opposition lecture intensive vs lecture extensive est de Rolf Engelsing.
Furet et Ozouf parlent de lecture restreinte vs lecture généralisée. Reinhard
Wittmann, « Une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle », dans G. Cavallo
et R. Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, op.cit., pp. 355-
391.
48. J. Guillaume, article « Pestalozzi », Dictionnaire de pédagogie, op. cit., p. 2308.
La méthode de lecture de Pestalozzi consistait à faire apprendre par cœur aux
débutants [5-8 ans] l’alphabet sous cinq formes différentes, en joignant successi-
vement les cinq voyelles à toutes les consonnes, en avant et en arrière (ab, ba,
ec, ce, id, di, of, fo, ug, gu, etc.). Puis venaient les combinaisons de deux consonnes
et d’une voyelle (bud, dub, bic, cib, gaf, fag) ; puis il faisait épeler des mots longs
et difficiles, en partant de la syllabe initiale et en y ajoutant successivement les
autres éléments du mot (eph, ephra, ephraïm ; buc, bucé, bucéphale ; apho, aphoris,
aphorisme ; mu, muni, munici, municipal, municipalité).
49. L’image d’un Rousseau prônant une éducation « permissive » est une fiction
contemporaine : Émile ne cesse d’obéir à son maître sans s’en rendre compte, tout
l’art du précepteur étant d’éduquer sans contrevenir aux « lois de l’enfance ».
Émile tombera même amoureux de Sophie comme celui-ci l’a prévu.
50. G. Compayré, Histoire de la pédagogie, Leçon XVIII, Pestalozzi, 1880.
51. M. Montessori (1870-1952), Antropologia pedagogica, Milano, Vallardi, 1911.

309
L’école et la lecture obligatoire

52. Y. Pellicier et G. Thuillier, Édouard Seguin (1812-1880), l’instituteur des idiots,


Paris, Économica, 1980.
53. C’est encore aujourd’hui le cas dans de nombreux pays d’Amérique latine, où
la scolarisation des enfants des milieux cultivés (les enfants d’enseignants, par
exemple) se fait hors de l’école publique populaire.
54. Les extraits sont tirés de Lavisse, Erkmann-Chatrian, Vauclin, Cuissard, etc.

Notes du chapitre 5
1. E. et J. Fijalkow, « Enseigner à lire-écrire au CP : état des lieux », Revue fran-
çaise de pédagogie, 107, Paris, INRP, 1994.
2. C’est ainsi qu’on désigne les élèves « indigents », trop pauvres pour payer l’éco-
lage.
3. J.-Y. Mollier, L’Argent et les Lettres, Paris, Fayard, 1988 ; Louis Hachette, op. cit.,
pp. 162-170. Quatre autres manuels ont été commandés chez Hachette (Vernier, Petite
Arithmétique des écoles primaires ; Lamotte et Lorain, Petite Grammaire des écoles
primaires ; Letronne, Leçons de Géographie, de Chronologie et d’Histoire ; Rendu,
Robinson dans son île, livre de lecture courante), un chez Levrault (Victor Cousin,
Livre d’instruction morale et religieuse). Ils sont tirés en bien moindre quantité (100 000
pour Robinson, le plus vendu).
4. R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), Histoire de l’édition française, t. 3, Le temps
des éditeurs, du Romantisme à la Belle Époque, op. cit.
5. Entre 1836 et 1920 aux États-Unis, les célèbres manuels de lecture de Mc Guffey
se sont vendus à 132 millions d’exemplaires.
6. Entre 1833 et 1868, le pourcentage de conscrits se déclarant illettrés diminue
de 1 % par an, entre 1868 et 1871 de 0,75 %, de 1871 à 1880 de 0,53 %. J. Ballet-Baz,
article « Illettrés », dans F. Buisson (dir.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction
primaire, Paris, Hachette, 1882, 1re partie, pp. 1316-1319.
7. J. Ballet-Baz, article « Illettrés », art. cité ; A.-M. Chartier, « Les illettrés de Jules
Ferry », dans B. Fraenckel (dir.), Illettrismes, Paris, BPI-Centre Georges Pompidou,
1993, pp. 81-102.
8. A. Chervel, La Culture scolaire, Paris, Belin, 1998, chapitre 1 : « L’histoire des
disciplines scolaires ». D. Julia, « La culture scolaire comme objet historique »,
Paedagogica Historica, Supplementary Series, volume 1, 1995, pp. 353-382.
9. A. Choppin, Les Manuels scolaires, histoire et actualité, Paris, Hachette, 1992.
10. Par exemple, en 1852 : « Maître Peigné et autres qui ont fait leurs syllabaires en
quelques heures, en tronquant un ouvrage complet en embrouillant ce qui est simple
pour masquer leur plagiat, ne savent point ces choses et ils font un tort incalculable à
la société : ils arrêtent les progrès de l’art d’enseigner à lire, art si difficile, si important
et encore si peu connu » (préface de la Citolégie de Dupont, qui est rival de Peigné
depuis 1829). Autre témoignage, cité par Bahic, dans la Préface de sa Méthode accé-
lératrice (1858) : « Un enfant de six ans allant à l’école depuis deux ans avait encore
quinze tableaux à étudier sur la méthode Peigné ; j’ai fait sur lui l’épreuve de la méthode
accélératrice ; en dix jours, il a appris à lire couramment ; il lui aurait fallu au moins
trois mois pour parcourir les quinze tableaux de l’autre méthode », Faidy, Instituteur
public à Saint-Amans-de-Pellagal (Tarn-et-Garonne).

310
Notes

11. C’est la position classique de James Guillaume dans l’article « Lecture » du


Dictionnaire de pédagogie de Buisson, comme nous l’avons vu. L’approche récurrente
dans les recherches sur les manuels scolaires (contenus, méthodes, illustrations)
continue souvent de traiter, à partir des évidences du présent (scientifiques, poli-
tiques, éthiques, didactiques), les outils contemporains ou passés. Par exemple, Jean
Guion, « Pédagogie de la lecture, dans G. Avanzini (dir.), L’Histoire de la pédagogie,
du XVIIe siècle à nos jours, Toulouse, Privat, 1981. C. Juanéda Albarède (Cent ans de
méthode de lecture, Paris, Albin Michel, 1998) classe les manuels en fonction des oppo-
sitions des années 1970-80 (méthodes centrées sur le code vs sur la compréhension).
Sur ce point, A. Choppin, « Histoire du livre et de l’édition scolaires : vers un état
des lieux », Paedagogica historica, vol. 38, 1, 2002. A.-M. Chartier, « Teaching Reading :
a Historical Approach », dans T. Nunes et P. Bryant (ed.), The Handbook of Children’s
Literacy, Dordrecht/Boston, Kluwer Academic Publishers, 2004, pp. 511-538.
12. Dès les années 1920, les changements sont visibles : format plus grand, maquette
aérée, nouvelles polices de caractères (lettres bâton), omniprésence de l’illustration
et usage de la couleur, même s’il s’agit de livrets d’avant-guerre sous de nouvelles
maquettes : le Syllabaire Regimbeau de 1932 (pour la première fois en couleurs) a été
publié en 1873, 1885, 1913.
13. A. Choppin, « Le cadre législatif et réglementaire des manuels scolaires. De la
révolution à 1939 », Histoire de l’éducation, 29, janvier 1986 ; Les Manuels scolaires en
France, Textes officiels 1791-1992 (avec M. Clinkspoor), INRP-Publications de la
Sorbonne, 1993.
14. Les livres non présentés à la commission à cause des délais prévisibles ou de
la crainte d’un refus « se sont trouvés bientôt plus nombreux et plus répandus que ceux
adoptés et prescrits », écrit Jules Delalain, libraire-imprimeur, lettre au ministre, juin
1838. Lettre citée par Alain Choppin, d’après qui, entre février 1859 et novembre
1864, pour 2 200 ouvrages reçus et 1 300 examinés, la commission délivre seulement
224 autorisations, 2 interdictions et 101 mises en attente (art. cité, pp. 36-37).
15. Les professeurs du secondaire vont aussitôt demander le même pouvoir (jusque-
là, c’est leur chef d’établissement qui choisissait les manuels).
16. N. Vauclin [pseudonyme de Léon Chauvin], Mémoires d’un instituteur français,
Paris, A. Picard et Kaan, s. d. [1895].
17. Par exemple, la méthode de Ribourt, ancien élève de l’École polytechnique et
Loriol, chef d’institution à Paris, Système complet de lecture, ou la lecture ramenée à la
connaissance de dix-huit sons élémentaires et de dix-huit sons modificatifs (1837, 2e édition).
Le paratexte indique qu’elle est destinée à un usage préceptoral aussi bien que scolaire,
mais dans des conditions qui permettent une relation maître-élève individualisée.
18. J. Glénisson, « Le livre pour la jeunesse », dans R. Chartier et H.-J. Martin (dir.),
Histoire de l’édition française, op. cit., pp. 461-495.
19. Celui qui fait un abécédaire pour tout public montre alors son archaïsme ou
son amateurisme. Par exemple, un syllabaire de 1873 propose une méthode miracle
pour enfant ou adulte, disponible chez l’auteur (aucune maison d’édition n’en a
voulu), Syllabaire Gédé, au moyen de ce syllabaire on peut facilement apprendre à lire
en quelques heures seulement à un enfant, à un adulte qui ne sait ni A ni B, Paris, chez
l’auteur, 70 p.
20. Dans les éducations familiales, le temps normal prévu pour apprendre à déchif-
frer à un enfant « désireux d’apprendre » est un ou deux mois.

311
L’école et la lecture obligatoire

21. Aux témoignages publiés en 1745 par Berthaud, on peut joindre tous ceux que
l’on trouve dans les préfaces à titre de preuve ou de publicité. Par exemple, témoi-
gnage de 1837 sur la Tabellégie d’Éd. Colomb-Ménard, avocat : « Au bout de deux mois
[une petite fille de quatre ans] lisait, lentement il est vrai, mais assez couramment pour
son âge, articulant d’une manière distincte et correcte, et opérant assez convenablement
entre les mots, les liaisons, et les repos les plus essentiels. », p. xxj.
22. Noël Vauclin fait partie de ces exceptions, pour des raisons familiales : « À
quatre ans, je fréquentais l’école de mon oncle. À cinq ans, je lisais couramment. Un
an ou deux plus tard, dès que j’eus un peu de raison, j’aimais déjà à lire en dehors des
leçons de l’école. Comment m’est venu ce goût de la lecture, qui a été l’un des grands
biens de ma vie ? Tous les soirs, je montais dans la chambre de mon grand-père et j’y
passais de longues heures à l’écouter narrer des contes, des histoires, ou bien à feuilleter
des livres illustrés qui se trouvaient sur une tablette près de la fenêtre. » (op. cit, p. 18).
23. J.-N. Luc, L’Invention du jeune enfant au XIXe siècle, Paris Belin, 1997, 2e partie :
« La première éducation domestique des classes privilégiées ».
24. La tradition instructive issue de l’Encyclopédie se retrouve dans les très
nombreux abécédaires des Animaux ou des Métiers (encyclopédies enfantines d’his-
toire naturelle et des « arts de faire » humains). Ségolène Le Men oppose ainsi un
ordre tabulaire (celui des vignettes disposées sur la page) à l’ordre alphabétique ou
méthodique qui suit le déroulement du livre.
25. S. Le Men, Les Abécédaires français illustrés du XIXe siècle, Paris, Promodis, 1984 ;
« les Abécédaires à figures en France au XIXe siècle », dans R. Chartier et H.-J. Martin,
Histoire de l’édition en France, op. cit., p. 490.
26. Si l’abécédaire ne contient qu’un alphabet illustré, on recourt à un manuel
classique, comme la Citolégie.
27. Bible Stories in Words of One Syllable, by M.A.B. London, Society of promo-
ting Christian Knowledge, (University Library, Cambridge), 1878, p. 283. Voir
R. Bottigheimer, The Bible for Children from the Age of Gutenberg to the Present, New
Haven-London, Yale University Press, 1996.
28. Lasteyrie du Saillant a fait partie de la Société d’instruction élémentaire qui
soutenait le mode mutuel. Il a publié Le Premier Livre de lecture en 1830, Le Premier
Livre de lecture composé d’un texte gradué de mots en 1848, d’où ce texte est extrait.
29. Premières lectures faisant suite à l’alphabet, par A. Gresse, officier d’académie,
Paris, 1872. À 48 pages d’exercices « monosyllabiques » succèdent 72 pages d’exercices
« polysyllabiques ». Il cite le texte de Lasteyrie du Saillant, mais expurgé de la phrase
« son corps est au deux tiers nu ». Dans certains cas, cet usage de mots d’une syllabe
est signalé, mais pas toujours, ce qui semble indiquer que la chose était à l’époque
suffisamment connue pour qu’il soit inutile de la souligner. Un siècle plus tard, on
reste perplexe devant le lexique étrange de certains textes, tant qu’on n’a pas compris
la règle de leur fabrication
30. Lasteyrie du Saillant, Le Premier Livre de lecture, 1830. Pour permettre cette
compréhension, l’auteur accepte la mémorisation littérale : « Pour rendre plus facile
la lecture des premiers exercices, on pourra commencer par leur faire apprendre par
cœur quelques-unes des premières phrases. »
31. J. Bruner, Comment les enfants apprennent à parler, Retz, 2002.
32. Le célèbre sonnet de Rimbaud « Voyelles » s’inscrit dans une tradition, puisque,
avant lui, c’est un thème récurrent chez certains linguistes.

312
Notes

33. Le musée de l’Éducation de Rouen conserve un exemplaire de 1810 qui repro-


duit une édition ancienne sans découpage syllabique (XVIIe siècle ?) Seule nouveauté,
introduite au XIXe siècle, dans un autre corps, le tableau final de syllabes (15 consonnes
en noir, 5 voyelles en rouge) imprimé sur la dernière page. Abécédaire dit La Croix
de par Dieu, Rouen, Larêne-Labbey, vers 1810, 130 x 103 mmm, 8 p. M.N.E. 3.4.03/
1983. 00299. Il comprend outre l’alphabet 5 prières (Pater, Ave, Credo, Bénédiction et
Grâces en latin), titrées en français.
34. On le trouve mentionné comme un nom commun au XIXe siècle. Par exemple,
« je rapporterai les paroles que le maître peut adresser à des enfants qui ne connais-
sent point encore leur Croix de par Dieu » (Cours analytique de lecture par enseigne-
ment mutuel et simultané inventé par M. Lecomte, Paris, chez Igonette et Louis Colas,
libraires, 1829, 30 p.). Dans le contexte, cela signifie « qui ne connaissent ni leurs
lettres, ni leurs syllabes ».
35. Le catalogue de la BNF recense, entre 1828 et 1928, 340 éditions de l’Alphabet
chrétien ou règlement pour les enfants qui fréquentent les écoles chrétiennes, titre stan-
dard des manuels utilisés dans les diocèses sous l’autorité des évêques et imprimés
dans toute la France. Entre 1835 et 1838, pas d’édition. Entre 1840 et 1847, on en
compte 48, 3 en 1848-49. Sous le Second Empire, 156 (autour de 8 par an). Entre 1871
et 1880, 35 (4 par an). Après 1880, la production a quasiment disparu. La loi Falloux
(qui étend en 1850 cette liberté aux établissements secondaires privés) a donc stimulé
un genre éditorial, en baisse dès 1865, moribond après les lois Ferry.
36. L’exemplaire le plus récent consulté à l’INRP date de 1879. Ce petit livret bleu,
cartonné, de 108 pages in-18, publié par Mame dans sa collection des « Livres clas-
siques à l’usage des maisons d’éducation », reprend à l’identique une édition de 1846.
Le livret ne comporte aucun paratexte explicatif, mais la mention en couverture
« livre de l’élève » laisse penser qu’existait un livre du maître parallèle.
37. On a cependant des témoignages montrant la persistance d’alphabétisations
quasi autodidactes, grâce à l’ancienne procédure sur le latin de la messe, comme
celui du grand-père patoisant de Toinou qui s’émerveille de l’alphabétisation précoce
de son petit-fils en français, par contraste avec la sienne : « Voilà notre savant, dit le
Grand, en m’élevant à une hauteur qui me donna le vertige. Regardez-le bien. C’est
pas plus haut que mon sabot, ce petit bougre, et déjà ça sait lire comme un notaire.
Moi, pour apprendre à lire, ça m’a demandé plus de dix ans, rien qu’en suivant la
messe dans mon livre. De longtemps, j’ai pas compris grand-chose, mais quand j’ai eu
appris à distinguer les Évangiles, ça a marché tout seul. J’y gagnais bien quatre ou cinq
mots chaque fois que j’allais à l’Église. Je lui ai volé quelques bonnes leçons, au curé…
Et il n’en savait rien, le bougre. » (p. 52) Ça m’a mangé le meilleur de mon temps,
disait-il avec mélancolie, et comme nous on ne parle pas français, si par hasard je
prends une fois le journal du dimanche, y a plus du trois quarts des mots que je peux
pas comprendre. Tu vois la belle avance que tu as, si tu veux t’en servir. Tu viens juste
de naître et tu en sais déjà plus long que ton pauvre grand-père ! » (p. 81) Toinou, op.
cit. Plon, 1980. L’apprentissage du grand-père comme enfant de chœur se situe vers
les années 1840-1850 et le dialogue rapporté en français a évidemment eu lieu en
patois.
38. Il est manifestement destiné à un public de pension privée, à voir l’âge précoce
des élèves concernés.
39. Guide des écoles à l’usage des petits-frères de Marie, rédigé d’après les règles et

313
L’école et la lecture obligatoire

instructions de l’Abbé Champagnat, Lyon, Perisse, 1853. Sur cet ordre, André Lanfrey,
Marcellin Champagnat et les Frères Maristes. Instituteurs congréganistes au XIXe siècle,
Paris, Don Bosco, 1999.
40. Lettre du fondateur, Marcellin Champagnat, au roi Louis-Philippe en 1834,
dans Lanfrey, Marcellin Champagnat et les Frères maristes, op. cit.
41. C’est-à-dire les voyelles et les consonnes.
42. I. Lanfrey, Marcellin Champagnat et les Frères maristes, op. cit., pp. 161-162.
Cette prononciation dite « de Port-Royal » est Be, Ke, De et non Bé, Cé, Dé.
43. I. Lanfrey, Marcellin Champagnat et les Frères maristes, op. cit., p. 178.
44. « On ne doit mettre les enfants à l’écriture que lorsqu’ils savent passablement lire,
sans quoi on les expose à ne le savoir jamais : car lorsqu’ils sont à l’écriture, outre qu’ils
ont moins de temps pour la lecture, l’expérience prouve que la plupart s’en dégoûtent »,
Id., ibid., pp. 184-185.
45. N. Vauclin, Mémoires d’un instituteur français, op. cit., p. 35. Noël Vauclin, alias
Léon Chauvin est né en 1839. Il doit avoir 12 ou 13 ans au moment de l’épisode.
46. J. Hébrard, « Les nouveaux lecteurs », dans R. Chartier et H.-J. Martin (dir.),
Histoire de l’édition française, op. cit., pp. 526-567.
47. Abbé de Radonvilliers, De la manière d’apprendre les langues, 1768. N. Adam
« La nouvelle manière d’apprendre à lire aux enfans », dans N. Adam, La Vraie Manière
d’apprendre une langue vivante ou morte par le moyen de la langue française, 1779.
Nicolas Adam part des mots entiers, mais assortit rapidement cette lecture « directe »
d’un apprentissage de l’écriture.
48. Abria, Méthode de lecture sans épellation, Paris, Langlois et Leclercq, Libraires,
1835, 32 p. Adoptée par l’Université le 6 février 1838. Rééditée chez les Frères Garnier.
49. L’adoption d’une méthode sans épellation n’est pas une question spécifique-
ment française : les manuels anglais ou nord-américains font état du même change-
ment, à peu près au même moment (peut-être un peu plus tôt). L’enquête doit
prendre en compte cette dimension internationale.
50. Ainsi, en 1862, J.-L. Bonhomme, instituteur public, publie à Paris la Méthode
rationnelle de lecture. Sur un plan entièrement neuf essentiellement démonstrative et
antiroutinière, à l’usage des écoles primaires et des familles. La page de garde montre
que ce livre n’a pas été édité mais seulement imprimé et déposé « chez les princi-
paux libraires ». C’est la même chose pour la Méthode phonographique, ou la lecture
et l’écriture enseignées simultanément, pour apprendre à lire et à écrire en très peu de
temps aux enfants et aux adultes. Méthode rationnelle, simple, facile et sûre, réduisant
la lecture à la seule connaissance des lettres et de trente éléments radicaux, par
Boulanger, imprimée sans nom d’éditeur et qui « se trouve à Orléans (chez l’auteur)
et dans toutes les librairies classiques » (1861).
51. N. Vauclin, Mémoires d’un instituteur français, op. cit., p. 153.
52. Jean-Jacques Rapet, directeur de l’école normale de Périgueux en 1833, inspec-
teur primaire de la Seine en 1850, inspecteur général en 1861, se rallia à l’Empire et
fonda en 1851 le Journal de l’éducation, qui fut transformé en publication officielle
sous le titre de Bulletin de l’instruction primaire, puis de Journal des instituteurs. Il
avait entrepris de collecter tous les livres utilisés dans les écoles pour enseigner la
lecture. Après sa mort en 1882, l’État racheta sa collection et le « Fonds Rapet » a
été transmis au Musée pédagogique. Il est actuellement consultable à la bibliothèque
de l’INRP, à Lyon.

314
Notes

53. Les « exercices » qui scandent ces manuels sont des étapes qui scandent l’ap-
prentissage du « code », avant de passer aux lectures.
54. La tradition scolaire française est l’héritière d’un enseignement catéchétique
catholique centré sur le dogme (Qu’est-ce que Dieu ? Quels sont les sept sacrements ?),
contrairement à la tradition luthérienne, réformée ou anglicane, centrée sur l’his-
toire sainte (Que firent les Hébreux dans le désert ? Que répondit Jésus à Pilate ?).
Le seul récit lu à l’école, avec le roman de formation qu’est le Télémaque de Fénelon,
est le Catéchisme historique, best-seller jusqu’à la fin du Second Empire, écrit par
l’abbé Fleury, précepteur des enfants de France, dont le duc de Bourgogne, père de
Louis XV (dont il sera le confesseur à partir de 1723) et gallican convaincu. Cf.
M. Lyons, « Les best-sellers », Histoire de l’édition, III, op. cit. pp. 410-437.
55. P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.
56. De l’avis commun de l’époque, les consonnes sont imprononçables seules,
puisque, comme leur nom l’indique, elles ne sonnent pas seules mais con-sonnent
avec la voix de la voyelle. Elles sont des « articulations », appuyées sur le « son-
voyelle ».
57. Pringuez, ancien instituteur, Nouvelle méthode de lecture fondée sur les articu-
lations et les sons, Amiens, Typ. Caron et Lambert, 1848, 72 p. (Introduction). Sur la
lecture à voix haute, cf. chapitre 6.
58. Première notice sur la méthode de lecture intitulée Autobaxie. Enseignement
pratique, procédés pour apprendre à lire à un élève au-dessus de l’âge de huit ans, par
M. Alphonse Comte, chef de bataillon du génie, Paris, Ladrange, libraire Paul Dupont,
directeur de la librairie normale, Amyot, libraire, 1834, 202 p. et tableaux (p. 147).
(Il s’agit du livre du maître ; le livre pour l’élève, paru en 1831, n’est qu’une suite de
tableaux combinant les syllabes en 32 pages.)
59. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture, 1880-2000, BPI-Fayard,
2000, chapitre « Lire dans les manuels de lecture », pp. 332-382.
60. Rendu et Hachette sont tous deux catholiques. Comme les autres auteurs du
temps, ils écrivent sur Dieu, l’âme, le monde créé, de façon assez floue pour se tenir
hors des croyances particulières professées par chacune des trois religions reconnues.
C’est pourquoi nous parlons d’instruction « profane » (hors du temple) et non laïque.
61. L’introduction de la littérature nationale dans les programmes de l’école
primaire en 1881 (lectures faites par le maître au cours supérieur) cherche à combler
ce manque. Les classiques français joueront le rôle de textes sacrés substitutifs, comme
l’a bien vu Gustave Lanson. Pour faire exister ce patrimoine commun au peuple et
à l’élite, au primaire et au secondaire, l’école va recourir (vers 1900) aux morceaux
choisis de grands auteurs et aux « récitations » (La Fontaine, Lamartine, Victor Hugo)
qui relèvent bien du modèle ancien de stockage des textes canoniques en mémoire,
par une lecture scolaire « intensive ». Cf. chapitres 7 et 8.
62. L’expression, employée pour stigmatiser les instituteurs issus des écoles
normales de la Monarchie de Juillet et du Second Empire, a été rendue célèbre par
l’article de V. Isambert-Jamati, « Les primaires, ces incapables prétentieux », Revue
française de pédagogie, 73, 1985.
63. Une étude rapide montre l’évolution sociale du « monde des auteurs » entre
1830 et 1860. Vers 1830, ils sont souvent praticiens (instituteur, précepteur ou même
parent proposant son matériel au public), mais aussi issus d’un large éventail de
situations sociales laïques instruites : armée, médecine ou barreau. Par exemple,

315
L’école et la lecture obligatoire

Durivau, lieutenant-colonel du génie en retraite (publie en 1830) ; Comte, chef de


bataillon du génie (1834) ; Brunet, sous-lieutenant au 30e régiment (1839) ; Aimé
Grimaud, médecin du XIe arrondissement (1839) ; Colomb-Ménard, avocat (1837) ;
Wilhorgnes Ch., avocat (1843). Vingt ans plus tard, sur 43 méthodes éditées ou
rééditées entre 1850 et 1859, 24 auteurs sont ou furent praticiens (20 le signalent
en couverture, parmi lesquels Larousse) ; 8 sont membres de l’enseignement (anciens
professeurs, ancien chef d’institution) ou de la hiérarchie scolaire (inspecteur, ancien
directeur d’École normale, ancien recteur, ancien inspecteur d’académie, ancien
rédacteur en chef du Bulletin de l’instruction primaire). Ces publications de retraités
sont peu souvent novatrices mais les préfaces donnent des aperçus intéressants sur
les innovations perçues par les auteurs au cours de leur carrière. Huit auteurs seule-
ment sur 43 sont « hors école » et écrivent à destination des familles (dont 2 abécé-
daires illustrés) : l’un se dit membre de plusieurs sociétés savantes, deux autres
pères de famille. Grosselin, inventeur de la méthode phono-mimique, est de ce
groupe, mais son ouvrage est présenté par M. Pape-Carpentier, ce qui lui donne
une légitimité scolaire incontestée pour les salles d’asile. Deux manuels sont
anonymes.
64. On a les mêmes témoignages d’échec et de « dégoût de la lecture » que dans
les éducations préceptorales du XVIIIe siècle, adeptes d’un forçage scolaire qui provo-
quait la colère de Rousseau et de Pestalozzi.
65. Journal des instituteurs 34, 19 août 1860, pp. 118, 119.
66. Comtesse de Ségur, La Fortune de Gaspard, Paris, Hachette, rééd. 1931, p. 10.
67. A. Chervel, Histoire de la grammaire scolaire, Paris, Payot, 1977 ; Histoire de
l’enseignement du Français du XVIIe au XXe siècle, op. cit.
68. A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Lire pour écrire à l’école primaire ?
L’invention de la composition française au XIXe siècle », Les Interactions lecture-écri-
ture, Actes du colloque Théodile-Crel, réunis par Y. Reuter, Berne, Peter Lang, 1994,
pp. 23-90.
69. Principe méthodique de lecture par le moyen duquel on peut apprendre à lire en
moins de 60 jours, par MM. Fouilland, instituteurs, Roanne, Durand, Lyon, Girard et
Josserand, 1856, 72 p.
70. A. Peigné, Méthode de lecture, ouvrage adopté par la société pour l’linstruction
élémentaire, 2e édition, Paris, L. Colas, Lib., 1832, in-18, XII-83 p., p. VI.
71. A. Ribière de Montagne, instituteur, La lecture en cinq leçons, Périgueux,
Imprimerie Dupont et Cie, 1856, 15 p.
72. Id., ibid.
73. M. Saillard, ancien chef d’institution, Méthode pour apprendre à lire, Besançon,
chez les libraires Tubergue, Mme Baudin, 1858, 44 p.
74. A. Lefèvre, instituteur communal, officier d’académie, chevalier de la Légion
d’honneur, membre de la commission d’examen d’instruction primaire à Paris,
Méthode de lecture applicable à tous les modes d’enseignement par cours gradué adopté
par la ville de Paris, Syllabaire, 5e édition, Paris, Lib. Louis Colas, 1860, 72 p.
75. Id., ibid.
76. Nouveau syllabaire ou méthode facile pour enseigner à lire sans épellation, par
M. Vannier, Rennes, Vatar et Jausions, 1847, 30 p.
77. Méthode pour apprendre à lire par le système phonétique. Première partie :
Lecture phonétique. Paris, Didot Frères, 1853, 30 p.

316
Notes

78. C’est la célèbre méthode d’Augustin Grosselin (1864), préconisée par M. Pape-
Carpentier pour les salles d’asile, sur laquelle ironisera Pauline Kergomard.
79. Méthode de lecture applicable à tous les modes d’enseignement par A. Lefèvre,
Paris, Librairie. Louis Colas, 1860, 72 p.
80. Méthode de lecture en quinze leçons, par Haese père, instituteur et Haese fils,
professeur, Paris, Colas, Lib. Maugars, Lib. 1856, 42 p. : « L’élève fera semblant, en
serrant légèrement les lèvres de nommer la consonne b ; il regardera attentivement le
son suivant et il prononcera la syllabe par une seule émission de voix, b… ba, b… ban,
b… bou, qu’il lira comme dans bague, ruban, boule. »
81. Alphabet pour les enfants, illustré de jolies vignettes gravées par Porret, Paris,
Langlois et Leclercq, Garnier Frères, 1860, 36 p.
82. J.-J. Rapet, article du Journal des instituteurs, 34, 19 août 1860.
83. À partir de 1867, avec l’invention du papier de cellulose fabriqué à partir de
bois, plus de risque de pénurie de matière première, comme avec le papier de chiffon.
Le prix des cahiers est divisé par dix en quelques années.
84. J. Hébrard, « Des écritures exemplaires. L’art du maître écrivain en France
entre XVIe et XVIIIe siècles », Mélanges de l’école française de Rome, Italie et Méditerranée,
tome 107, 1995, 2, pp. 473-523. Le « ductus » est l’art de conduire la plume d’oie à
main levée (sans prendre appui sur la table) pour des tracés sans bavures ni repen-
tirs, ce qui exige un long apprentissage (comme la calligraphie chinoise).
85. A. Adrien, instituteur public, Enseignement gradué et simultané de la lecture
et de l’écriture. Méthode nouvelle où les leçons de lecture et celles d’écriture sont mises
en corrélation, Paris, Hachette, 1853. Comme toutes « les inventions de terrain »,
cette articulation entre lecture et écriture est « découverte » par plusieurs auteurs,
dès que l’arrivée des ardoises ou des plumes la rend matériellement facile. Par
exemple, Méthode de lecture par Richard, 1868 : « Dès que les enfants savent lier les
éléments consonnes et voyelles qui concourent à former les syllabes, on fera lire les mots
et les phrases sans épeler ou décomposer les syllabes en leurs éléments. » « La lecture
sera donnée au tableau noir : c’est le moyen de la faire servir à toute la classe. La
lecture dans le livre devient alors une récapitulation. » « On fera reproduire la leçon
sur l’ardoise. Cette reproduction, qui a lieu d’abord en caractères imprimés, sera faite
en caractères manuscrits dès que la 1re partie du syllabaire sera parfaitement sue.
L’expérience de chaque jour démontre trop quels sont les précieux avantages de la
méthode combinée de lecture, d’écriture et d’orthographe pour que nous ne la recom-
mandions pas instamment. » Méthode simultanée d’écriture et de lecture, par Alph.
Mougeol : « Je fais mener simultanément la lecture et l’écriture. Contrairement à ce qui
se pratique habituellement, je fais même un peu précéder l’écriture. […] Les lettres qu’il
aura ainsi copiées étant les mêmes qu’on lui apprend à lire, dès le 2e tableau on peut
lui faire de petites dictées. […] De cette manière, tout l’enseignement s’enchaîne. La
leçon copiée et lue le matin sera dictée le soir sur l’ardoise, corrigée avec soin, puis
copiée dans un cahier. Après avoir été apprise par cœur, elle est transcrite de
mémoire. Etc. »
86. Méthode Cuissart. Enseignement pratique et simultané de la lecture, de l’écriture
et de l’orthographe, par E. Cuissart, 1er livret : Étude des lettres et de leurs combinai-
sons simples, 1882. Elle sera rééditée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Eugène
Cuissart a décrit dans ses souvenirs d’élève l’état catastrophique de l’école sous la
Restauration, contribuant à la légende dorée à la gloire de la République. Auteur

317
L’école et la lecture obligatoire

prolifique de manuels à succès, il a fait une brillante carrière. Instituteur, puis inspec-
teur, il fut membre du Conseil supérieur de l’éducation et député de l’Aisne.
87. Enseignement simultané de la lecture et de l’écriture, Livrets de l’élève, 1876, 28
et 32 p. La réédition de 1880, anonyme, est intitulée Méthode Schuler. Son auteur est
Maurice Block.
88. Il pourra bientôt être opposé à celui de méthode globale, dans laquelle on
fait retenir pour commencer des « mots entiers », à partir de phrases produites par
les enfants ou dites par le maître, donc « connues d’avance », comme les textes de
prières ou les phrases des abécédaires.
89. La frange d’élèves en échec d’apprentissage soit parce qu’ils sont rétifs à la
scolarisation, soit parce qu’ils sont incapables d’apprendre, entraîne de nombreuses
discussions scientifiques et politiques. Cf. chapitre 10, « Les métamorphoses de
l’échec ».

Notes du chapitre 6
1. É. Charmeux, « La lecture à haute voix, est-ce de la lecture, oui ou non ? » dans
A. Bentolila, B. Chevalier, D. Flacoz-Vigne, La Lecture. Apprentissage, évaluation, perfec-
tionnement, Nathan, 2000.
2. Quintilien rappelle ainsi à tous les futurs auteurs que « la composition devra
toujours se régler sur la manière dont on donnera voix à l’écrit ». G. Carvallo et
R. Chartier (dir.), L’Histoire de la lecture dans le monde occidental, [1995], Paris, Le
Seuil, 1997. A. Manguel, Une histoire de la lecture, Actes Sud, 1998 [A History of
Reading, Toronto, Knopf Canada, 1996].
3. Cette publicité/publication du texte par sa lecture persiste jusqu’au XXe siècle
dans ces « avant-premières » de textes littéraires lus devant un public choisi, avant
d’être disponibles chez le libraire. Gide en parle dans son Journal comme d’une
pratique habituelle. Quant à l’habitude de se réunir pour des lectures à voix haute,
elle demeure jusqu’à la première guerre mondiale une pratique sociale courante et
pas seulement une pratique familiale entre parents et enfants.
4. H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, éd. de Boccard, Paris,
1983, [1949], p. 21.
5. Il faut distinguer lecture silencieuse (tacite, submissa voce) qui peut être une
lecture intérieure ou chuchotée, à la vitesse d’une lecture vocale (c’est la lecture
« subvocalisée »), et lecture visuelle ou mentale, qui dépasse la vitesse de la voix et
permet de lire cinq ou six fois plus vite, grâce à une reconnaissance très rapide des
mots.
6. P. Saenger, « Lire aux derniers siècles du Moyen Âge », dans G. Carvallo et
R. Chartier (dir.), L’Histoire de la lecture dans le monde occidental, op. cit., p. 165.
7. J. Hamesse, « Le modèle scolastique de la lecture », dans Id., ibid., pp. 126-128.
8. J. Hébrard, « La scolarisation de savoirs élémentaires », Histoire de l’Éducation,
38, mai 1988, pp. 7-56.
9. Cité par D. Julia, « Lectures et Contre-Réforme », dans G. Cavallo et R. Chartier
(dir.), L’Histoire de la lecture dans le monde occidental, op.cit., p. 312. [Vie de Mr Grosley,
1787.]
10. R. Wittmann, « Une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle ? », dans
Id., ibid., pp. 331-364.

318
Notes

11. Cité sans référence in R. Wittman, ibid., p. 356.


12. M. Lyons, « Les nouveaux lecteurs du XIXe siècle. Femmes, enfants, ouvriers »,
dans G. Carvallo et R. Chartier, L’Histoire de la lecture dans le monde occidental,
op. cit., pp. 365-400. J. Hébrard, « Les nouveaux lecteurs », in R. Chartier et H.-
J. Martin, Histoire de l’édition française, op. cit., p. 526.
13. M.-M. Compère et A. Chervel (dir.), Histoire de l’éducation, Les Humanités clas-
siques, n° spécial, 1997, 74, p. 151.
14. F. Douay-Soublin, « Les recueils de discours français pour la classe de rhétorique »,
in M.-M. Compère et A. Chervel (dir.), Histoire de l’éducation, Les Humanités classiques,
revue citée, p. 151. P. Albertini, « Le “développement français” au concours de l’école
préparatoire en 1826 », Histoire de l’éducation, Travaux d’élèves. Pour une histoire des
performances scolaires et de leur évaluation, 1720-1830, n° 46, mai 1990, pp. 135-154.
15. M. Jay, La Littérature au lycée. Invention d’une discipline, 1880-1925, Université
de Metz, Klincksieck, 1998 ; A. Chervel, La Composition française au XIXe siècle, Paris,
Lyon, Vuibert-INRP, 1999.
16. On peut suivre cet « modernisation » dans les articles publiés par les Cahiers
pédagogiques, entre 1945 et 1968. A.-M. Chartier et J. Hébrard, op. cit.
17. Il s’agit de l’enseignement spécial (dit moderne à partir du 4 juin 1891), de
l’enseignement public pour les jeunes filles ou de celui dispensé dans les Écoles
normales pour les futurs instituteurs.
18. E. Legouvé, L’Art de la lecture, Paris, Hetzel, 1877, p. 88.
19. Toutes les familles bourgeoises du Second Empire pratiquent ce rituel où l’en-
fant récite ou joue un morceau de musique sous l’œil bienveillant du cercle familial
élargi.
20. Lettre de Jean Jaurès aux instituteurs (article de La Dépêche de Toulouse,
15 janvier 1888).
21. Éd. Colomb-Ménard, Tabellégie, méthode de lecture en tableaux, Paris, Hachette,
1837.
22. R. Milhaud, inspecteur de l’enseignement primaire, L’Éducation, n° 14, 21 avril
1955.
23. A. Mougeol, Méthode simultanée d’écriture et de lecture, 1873.
24. Éd. Colomb-Ménard, Tabellégie, méthode de lecture en tableaux, op. cit.
25. Les maîtres des petites écoles de Port-Royal ont joué un rôle pionnier en la
matière.
26. P. Boutan, « La Langue des Messieurs ». Histoire de l’enseignement du français
à l’école primaire, Paris, Armand Colin, 1996.
27. A. Chervel, Histoire de la grammaire scolaire, op. cit. ; du même (avec
D. Manesse), La Dictée, les Français et l’orthographe, 1873-1987, INRP-Calmann-Levy,
1989.
28. L. Bader, Syllabaire et premier livre de lecture à l’usage de l’école primaire
publique de Mulhouse. Mullhouse, 1858. « Dans nos départements alsaciens, la grande
majorité des enfants entre à l’école sans comprendre la langue française », d’où le recours
à des « tableaux d’images » qui au bout de 6 mois, donnent à l’enfant « un vocabu-
laire suffisant pour exprimer en français ses idées enfantines ». V. Ballu, Méthode de
lecture avec prononciation figurée, 1874 : « Ce petit livre, spécialement destiné aux enfants,
peut être d’un grand secours pour les étrangers qui veulent apprendre la prononciation
de notre langue. »

319
L’école et la lecture obligatoire

29. J.-B. Mathieu, Principes raisonnés ou théorie pour l’enseignement de la lecture,


Bordeaux, 1865.
30. Circulaire confidentielle prescrivant une enquête sur l’usage de la langue fran-
çaise dans les écoles, 9 novembre 1866, cité dans A. Chervel, L’Enseignement du fran-
çais à l’école primaire. Textes officiels, tome 1 : 1791-1879, INRP-Economica, 1992, p. 252.
31. Jusqu’aux années 1950, la pédagogie de l’élocution lie l’expression orale à la
langue écrite dont elle dépend, demandant de répondre par des phrases (« Je m’ap-
pelle François »), chose absurde pour la pédagogie de l’expression qui suit. Éric
Plaisance, L’Enfant, la Maternelle, la Société, Paris, PUF, 1986.
32. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture, 1880-2000, op. cit., chapitre :
« Lire dans les manuels de lecture », pp. 332-382.
33. G. Jost et A. Cahen, Lectures courantes extraites des écrivains français, Paris,
Hachette, 1896, 7e réédition en 1920. Jost est inspecteur général et Cahen professeur
au lycée Louis-le-Grand.
34. B. Dancel, Un siècle de rédactions. Écrits d’écoliers et de collégiens, Grenoble,
CRDP de Grenoble, coll. « Argos Références », 2001.
35. Cahier de morale, 1905, dans J. Baubérot, La Morale laïque contre l’ordre moral,
Paris, Le Seuil, 1997, p. 125.
36. Bulletin pédagogique du Pas-de-Calais, 1907.
37. Instruction sur les nouveaux programmes des écoles primaires, 20 juin 1923,
L. Bérard, dans A. Chervel, L’Enseignement du français à l’école primaire, Textes offi-
ciels, op. cit., tome 2, p. 322.
38. La méthode Decroly (1922) est traduite en anglais en 1923, en espagnol en 1924,
en dix langues en 1940.
39. C. Freinet, La Méthode naturelle, L’apprentissage de la Lecture, Neuchatel,
Delachaux et Niestlé, 1968. Élise Freinet a regroupé dans ce livre diverses publica-
tions sur l’apprentissage de la langue écrite, car Freinet ne séparait jamais lecture et
écriture.
40. D’après l’enquête de 1958 en région parisienne, citée par R. Zazzo, Le Courrier
médical, 17 mai 1969, p. 4211.
41. Ministère de l’Éducation nationale, Études et documents n° 8, 1968, cité par l’ins-
pecteur Rouchette, dans L’Éducation, n° 7, 7 novembre 1968, et n° 8, 14 novembre 1968.
42. C. Marozi, Pédagogie et organisation de l’enseignement spécialisé, Paris, ESF,
1975, p. 14.
43. R. Mucchielli et A. Bourcier, La Dyslexie, maladie du siècle, Paris, ESF, 1963.
44. C’est-à-dire la première année du cours supérieur, que les enfants sans retard
atteignent à l’âge de onze ans.
45. É. Charmeux, « La lecture à haute voix, est-ce de la lecture, oui ou non ? »,
dans A. Bentolila, B. Chevalier, D. Flacoz-Vigne, La Lecture. Apprentissage, évaluation,
perfectionnement, op. cit.
46. J.-P. Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, pp. 16-17.
47. 14 % de conscrits se déclarent illettrés en 1880, autour de 5 % en 1938, 3,6 %
en 1946.
48. R. Dubois, L’Éducation nationale, 27 janvier 1955.
49. G. Monod, Cahiers pédagogiques, 1/1, 1950 : « Il n’y a plus, parmi les enfants dont
nous avons la charge, de clientèle prédestinée. Il faut obéir sans réticence, sans arrière-
pensée, à l’exigence de justice qui veut qu’à tous les petits Français soient offertes des

320
Notes

conditions égales de formation humaine et de développement personnel. » La question


débattue est celle de la ségrégation scolaire en deux réseaux, non celle de la sélec-
tion. Ce texte est écrit après l’échec du plan Langevin-Wallon.
50. Il ne s’agit pas encore du collège unique (1975), mais des classes de 6e des
cours complémentaires, des collèges ou des lycées, dans les filières classique ou
moderne, pour un enseignement long (40 %) ou court (40 %), 20 % allant en 6e de
transition, avant d’entrer dès seize ans dans la vie active (prévision de la réforme
Fontanet). Le secteur spécialisé (classes de perfectionnement) touche 4 à 5 % d’une
classe d’âge.
51. A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Crise de l’école, crises de la lecture », dans des
mêmes (dir.), Discours sur la lecture 1880-2000, op. cit., pp. 389-493.
52. M. Mc Luhan, La Galaxie Gutenberg, trad. française 1967 [Toronto 1962].
Personne ne prévoit qu’à la veille de l’an 2000, Internet basculera toutes les tech-
nologies de l’information vers un « écrire-lire » multimédia.
53. F. de Singly, « Les jeunes et la lecture », Les Dossiers d’Éducation et formation,
24-25 janvier 1993, MEN-DEP. D’après l’enquête, 20 % de bons et très bons élèves
disent ne pas aimer lire.
54. J. Foucambert, La Manière d’être lecteur, Paris, Sermap-OCDL, 1976.
55. É. Charmeux, L’Orthographe à l’école, Cedic, 1979, p. 29
56. Au premier colloque sur la lecture scolaire, organisé par le ministère en 1979,
sont présents presque tous ceux dont les écrits feront référence pour le premier degré
dans années 1980-90 : A. Bentolila, É. Charmeux, C. Chiland, R. Cohen, C. Durand,
E. Ferreiro, J. Fijalkow, J. Foucambert, J. Hébrard, A. Inizan, G. Jean, L. Lentin,
F. Marchand, J. Martinet, G. Patte, F. Richaudeau, H. Romian, M. Touyarot, B. Zazzo,
etc. MEN, Apprentissages et pratique de la lecture à l’école, 13-14 juin 1979, CNDP,
Paris, 1979.
57. F. Richaudeau, La Lisibilité, Paris, Denoël et CEPL, 1969 ; F. Richaudeau et M.-
F. Gauquelin, Lecture rapide, Verviers, Marabout, 1969.
58. Jean Foucambert nomme « lecturation » la capacité à utiliser la lecture comme
un moyen d’information plus efficace car plus rapide que l’oral. Ce qui lui permet
de dire que « moins de 30 % des Français savent lire » ; « L’inégalité au pied de la
lettre », AFL, Dossier documentaire Formation, s. d. [1983]. Ses enquêtes sur la vitesse
de lecture des élèves sont citées dans La Réussite à l’école, Rapport à Lionel Jospin du
recteur Migeon, MEN, 1989.
59. Les évaluations en français et en mathématiques à l’entrée du cycle 3 (CE2)
et du collège (6e) ont lieu dans chaque classe et les maîtres peuvent comparer leurs
résultats à ceux de l’échantillon national, publiés par le ministère.
60. Chez le lecteur compétent, la reconnaissance visuelle d’un mot (sous toutes
ses typographies) activerait en effet mentalement son/ses référent(s) et son image
sonore, qui porte les caractéristiques phoniques du mot ; c’est cette mémoire phonique
qui permettrait de dire, quand on a un mot « au bout de la langue », que c’est un
mot à trois syllabes, ou avec des [i], etc. Quand le mot a plusieurs référents possibles,
ils sont tous activés automatiquement (pièce : d’appartement, d’or, de tissu, de théâtre,
etc.), avant d’être inhibés par le contexte. C’est ce qui permet de saisir, lorsqu’il y
en a, des jeux de mots ou des phrases à double sens.
61. B. Lahire, L’Invention de l’illettrisme, Paris, La Découverte, 1999. A.-M. Chartier
et J. Hébrard, Discours sur la lecture, 1880-2000, op. cit., chap. XXV, pp. 616-640.

321
L’école et la lecture obligatoire

62. A.-M. Chartier et J. Hébrard, ibid., chap. XXVII : « La lecture-écriture : des infor-
maticiens aux internautes », pp. 683-730.
63. J. Bonaccorsi, Le Devoir-lire, Métamorphoses du discours culturel sur la lecture.
Le cas de la lecture oralisée, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la
communication, sous la direction de D. Jacobi, Université d’Avignon, 2004.
64. A. Bentolila, De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, Paris, Plon,
1998. Du même, L’Illettrisme en France. Bilan analyse et propositions, Rapport au
Président de la République, juin 1997.
65. M. Ros-Dupont, La Lecture à haute voix du CP au CM2, Paris, Bordas, 1999.
66. B. Couté, La Lecture au cycle 2, Paris, Retz, 2003.

Notes du chapitre 7
1. L. Lévy-Bruhl, L’Âme primitive, Paris, [F. Alcan, 1922] PUF, 1963.
2. J. de Batencour, L’École paroissiale, (IIIe partie : « De ce qui se doit enseigner à
l’école qui est la Science »), 1654, p. 233.
3. A.-M. Chartier, « À la recherche des origines du protestantisme libéral : Ferdinand
Buisson, lecteur de Sébastien Castellion », in D. Denis et P. Kahn (éd.), L’École de la
Troisième République en questions. Débats et controverses dans le Dictionnaire de péda-
gogie de Ferdinand Buisson, Berne, Peter Lang, 2006, pp. 167-176
4. P. Dubois, Le Dictionnaire de Ferdinand Buisson, Aux fondations de l’école répu-
blicaine (1878-1911), Berne, Peter Lang, 2002 ; dans Le Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire de Ferdinand Buisson. Répertoire biographique des auteurs,
INRP-SHE, 2002. D. Denis et P. Kahn, L’École républicaine et la question des savoirs.
Enquête au cœur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, Paris, CNRS
éditions, 2003.
5. Article « Laïcité », Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, édition de
1911, http ://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/
6. C’est un thème rebattu jusqu’aux années 1960. Cf. A.-M. Chartier, J. Hébrard,
Discours sur la lecture, 1880-2000, BPI-Fayard, 2000.
7. E. Lavisse, Questions d’enseignement national, Paris, A. Colin, 1885. Ernest Lavisse
(1842-1922), fils de boutiquier, élève de l’École normale supérieure en 1862, précep-
teur du prince impérial, collaborateur de Victor Duruy, spécialiste de l’histoire alle-
mande qu’il part étudier après la défaite de 1870, professeur d’histoire moderne à la
faculté des lettres de Paris (1888-1919), membre de l’Académie française en 1892,
directeur de l’École normale supérieure (1904-1919), a été appelé « l’instituteur
national ». En effet, ses manuels pour le primaire ont construit une vulgate durable
du récit national, allant de « nos pères les Gaulois » au traité de Versailles, histoire
entièrement dédiée à forger le sentiment d’appartenance à une patrie. Sous le pseu-
donyme de Pierre Laloi, il a signé un Livret d’instruction civique. Ch. Amalvi (dir.),
Dictionnaire biographique des historiens français et francophones, Paris, La boutique
de l’histoire, 2004.
8. Les enfants mettaient les plumes d’oie le soir dans la cendre chaude de l’âtre
pour faire fondre la graisse qui y était attachée, et les apportaient à l’école chaque
matin. Le maître taillait un lot de plumes neuves, avec des becs de différentes largeurs
pour chaque écriture (grosse, moyenne, fine). Les plumes métalliques le libèrent de

322
Notes

cette corvée. Sur la révision matinale des leçons dans le brouhaha, cf. Hampaté Bâ,
p. 80.
9. E.-F. Alber, Livre de lectures courantes. Cours moyen (Introduction : La leçon de
lecture), op. cit. Il s’agit évidemment d’un manuel pour les écoles catholiques, mais
sa structure est en tout point identique à celle des livres laïques.
10. Cf. chapitre 4. M. Carruthers, Le Livre de la Mémoire, Paris, Macula, 2002
[1990].
11. Derrière un dispositif stable (le couple texte/questions), on trouve une formule
extrêmement évolutive. Les questionnaires qui suivent les lectures permettent de
caractériser les conceptions successives de l’acte de lire au fil du temps. Encore faut-
il ajouter aux questionnaires des manuels de français, ceux de toutes les disciplines
recourant à des livres (ou à des « textes à lire »).
12. Toutey, Lectures primaires. Cours élémentaire, Paris, Hachette, 1907, 4e édition,
p. 23.
13. G. Jost et V. Humbert, Lectures pratiques, Paris, Hachette [1878], préface à la
14e édition, 1895.
14. Émile Ract, élève de Plancherine, Savoie (collection particulière).
15. L. Boucherie, élève de Saint-Aigulin, Charente inférieure, collection particu-
lière.
16. Marie Combès a environ onze ans et elle est scolarisée à l’école des filles de
Saint-Laurent des Nières, dans l’Hérault (collection particulière Jean Calvet). Nous
n’avons pas identifié le manuel dont elle s’est servie.
17. Même si l’enseignement de la religion a été supprimé, les devoirs envers Dieu
ne disparaissent des instructions officielles qu’en 1923. Souvent, faute de livres neufs,
les écoliers copient des manuels anciens conformes aux anciens programmes.
18. E. Cuissart, Troisième degré de lectures courantes. Ce qu’il faut savoir. Cours
moyen et supérieur, op. cit., p. 4.
19. Nous laissons de côté tout ce qui concerne les débats ou conflits sur les contenus
des manuels : conflits religieux (autour des 12 manuels condamnés en chaire par les
évêques, du fait de leur position jugée offensante à l’égard de la religion), mais aussi
conflits politiques (condamnation des manuels pacifistes avant-guerre, ou des manuels
bellicistes après-guerre, rejetés par le syndicat des instituteurs en 1923).
20. Je suis les analyses de Brigitte Dancel, Histoire de l’enseignement de l’Histoire
à l’école publique de la IIIe République ; Le ministre, le maître et l’élève dans les écoles
élémentaires de la Somme 1880-1926, thèse sous la direction de Cl. Lelièvre. Enseigner
l’histoire à l’école primaire de la IIIe République, Paris, PUF, 1996.
21. Conférence pédagogique faite à Lesparre, en 1895, in Ministère de l’Instruction
publique, L’Inspection de l’enseignement primaire, Paris, Imprimerie nationale, 1900,
p. 340.
22. L. Brossolette, inspecteur de l’enseignement primaire de Paris, Histoire de
France. Cours moyen, certificat d’études, Paris, C. Delagrave, 1907.
23. L’histoire est enseignée dans les écoles primaires supérieures à partir de 1833.
Elle fait partie de la formation des élèves instituteurs, mais leur culture en Histoire
sainte est meilleure, si on en croit les sujets donnés au brevet élémentaire et au
brevet supérieur jusqu’aux lois Ferry, qui suppriment cet enseignement des
programmes des écoles normales. L’histoire devient une matière de l’école élémen-
taire sous le ministère de Victor Duruy en 1867.

323
L’école et la lecture obligatoire

24. Conférence pédagogique de M. Doliveux, inspecteur d’académie de la Meuse,


1894, in Ministère de l’Instruction publique, op. cit., p. 200.
25. La circulaire du 4 janvier 1894 est explicitement consacrée à rappeler les avan-
tages de la progression et les inconvénients de l’enseignement concentrique.
26. Conférence pédagogique de 1895, L’Inspection de l’enseignement primaire, op.
cit., p. 350.
27. Ibid. pp. 351-352. La citation de l’inspecteur est d’Irénée Carré (Pédagogie
pratique).
28. M. Doliveux, inspecteur d’académie de la Meuse, 1894, op. cit., p. 201.
29. Ibid. p. 204.
30. Ibid, p. 204.
31. Conférence pédagogique de 1895, L’Inspection de l’enseignement primaire, op.
cit., p. 354.
32. Entre 1880 et 1917, les connaissances en histoire sont évaluées à l’oral (ce qui
permet au jury de poser plusieurs questions si le candidat est en difficulté), puis
entre 1917 et 1938 à l’écrit (question d’histoire-géographie ou de sciences). On revient
à l’épreuve orale après la Libération.
33. La fameuse Histoire de France d’Ernest Lavisse éditée en 1913, cinquante fois
rééditée jusqu’aux années 1950, est déclinée en trois versions (cours élémentaire,
cours moyen, cours supérieur). Le texte cité sur la Gaule est tiré du Cours Moyen :
contrairement aux injonctions des programmes, Lavisse propose à chaque niveau un
manuel qui fait le récit des origines à nos jours (ce que font aussi les autres manuels).
34. L’édition de 1912 est complétée dès 1920 d’un chapitre sur la guerre de 1914-
1918, qui traite donc de l’actualité politique immédiate. Il s’achève sur la paix de
Versailles, « paix de justice, puisqu’elle répare les injustices du passé », et la création
de la SDN « qui promet aux hommes qui depuis des milliers de siècles ont tant souffert
du fléau de la guerre, un avenir de travail dans la paix. Puisse la Grande Guerre, d’où
la France et les Alliés sont sortis vainqueurs, avoir été la dernière des guerres ! » (p. 265).
C’est comme si les manuels primaires publiés en 1965 traitaient des accords d’Évian
et de la guerre d’Algérie.
35. D’après Brigitte Dancel, si on compte les récitations de leçons et les révisions
trimestrielles, un élève attentif a entendu chaque leçon 30 à 40 fois dans les quatre
années de scolarité.
36. D’après B. Dancel, op. cit., qui a analysé les copies.
37. Ch. Charrier, « Les leçons de choses et les leçons de sciences appliquées »,
Pédagogie vécue, Cours complet et pratique, op. cit., p. 376.
38. Id., ibid.
39. Ibid., p. 378.
40. P. Kahn, « Les sciences : trois modèles pour un enseignement nouveau »,
D. Denis et P. Kahn (éd.), L’École républicaine et la question des savoirs. Enquête au
cœur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, op. cit., p. 147 ;
« L’enseignement des sciences, de Ferry à l’éveil », Aster, 31, pp. 9-35. Pierre Kahn
souligne bien les visions hétérogènes de la science qui coexistent au sein du
Dictionnaire de pédagogie.
41. « Les leçons de choses », Conférence pédagogique de Mortagne, 1890,
L’Inspection de l’enseignement primaire, op. cit., p. 367.
42. M. Pape-Carpentier, Conférences sur l’introduction de la méthode des salles d’asile

324
Notes

dans l’enseignement primaire, Hachette, 1868. Ferdinand Buisson, Conférence sur l’en-
seignement intuitif, Delagrave, 1897.
43. Ch. Charrier, Pédagogie vécue, op. cit., p. 375.
44. Id., ibid., p. 385.
45. L’unanimisme, qui célèbre la solidarité humaine des « groupes de travailleurs
fiévreux et haletants », comme l’écrit Émile Verhaeren (1855-1916) dans La Multiple
Splendeur, n’aura aucune peine à entrer dans le répertoire poétique des écoles (« Je
vous aime, gars des pays blonds… »).
46. G. Jost et V. Humbert, Lectures pratiques, op. cit. Traduit aussitôt en espagnol,
il fait partie des ouvrages qui ont popularisé le modèle de « la leçon de choses » en
Amérique latine.
47. Les gravures (en noir et en couleurs) représentent des intérieurs bourgeois et
des extérieurs parisiens On voit ainsi les petites filles vêtues de taffetas, jouant à « la
queue au loup » ou à colin-maillard dans un parc sous l’œil de leurs maîtresses : ce
sont les élèves de l’École alsacienne, à qui le jardin du Luxembourg tient lieu de cour
de récréation…
48. Rapport de l’inspecteur général Lazerges sur les conférences pédagogiques de
1931, in C. Savard, Pages choisies de pédagogie contemporaine, Delagrave, 6e édition
1938 [1935], p. 421.
49. L’opposition n’est plus entre lire et voir, mais entre voir et agir, entre la percep-
tion et l’expérience de l’action. La psychologie de l’enfant (Wallon, Piaget) fait de
l’abstraction une conquête progressive, qui découle non d’un enseignement direct,
mais de l’incorporation progressive des « schèmes d’action » avec des moments de
prise de conscience dans et sur l’expérience. Il faut respecter les « stades de déve-
loppement » de l’enfant et ses modes particuliers d’apprentissage qui diffèrent de
ceux d’un adulte.
50. M. Orieux et M. Everaere, Leçons de choses, Cours moyen, Hachette, 1954, p. 3
et p. 49. Marcel Orieux, professeur au lycée Arago est un ancien élève de l’ENS Saint-
Cloud. Marcel Everaere, ancien maître de l’école annexe de l’EN de Paris est directeur
d’école. Le manuel, conçu pour deux années scolaires (CM1-CM2), comporte 59 leçons.
51. Freinet et les militants de l’ICEM (Institut coopératif de l’école moderne)
demandent à leurs classes de mener les observations à leur terme en passant à la
production écrite (expositions, journaux scolaires, édition de documents pour la
classe). Les fameuses BT – bibliothèque de travail – éditées par l’ICEM ne concer-
nent pas seulement les sciences (peu importantes par rapport aux enquêtes sur le
milieu social), mais tous les savoirs de l’école.
52. Sur la Main à la Pâte et ses modèles théoriques et pédagogiques, A.-
M. Chartier, « Le dispositif de formation MAP », séminaire international d’Erice,
juillet 2004.
53. Les deux psychologues de référence des années 1930 aux années 1970 sont
Piaget (La Naissance de l’intelligence chez l’Enfant, Delachaux et Niestlé, 1936 ; La
Construction du réel chez l’enfant, Paris, Delachaux et Niestlé, 1937) et Wallon
(L’Évolution psychologique de l’enfant, A. Colin, 1941 ; De l’acte à la pensée, Flammarion,
1942 ; Les Origines de la pensée chez l’enfant, Paris, PUF, 1945). L’influence que Wallon
exerce sur la psychologie scolaire et sur le monde enseignant grandit après la
Libération (il est président de la commission de réforme Langevin-Wallon et prési-
dent du GFEN – Groupe français d’éducation nouvelle – de 1946 à sa mort en 1962).

325
L’école et la lecture obligatoire

Elle est ensuite éclipsée par celle de Jean Piaget. Vygotski (mort en 1934) n’est pas
connu hors du monde des spécialistes, avant que Jerome Bruner en fasse une « réfé-
rence incontournable » (Comment les enfants apprennent à parler, 1983, trad. fran-
çaise, 1990) et avant la traduction de Pensée et langage, 1985.
54. Mme J. Guiot et Frère Mane. Nos causeries. Livre de lecture courante. Éduca-
tion du sens moral, de la volonté et de l’intelligence, Paris, Delaplane, 1907, p. 3.
55. A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Lire dans les livres de lecture », Discours sur la
lecture, 1880-2000, op. cit., pp. 332-382.
56. Albert Cahen, 1857-1937, a été professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand,
puis inspecteur général. Il fait partie en 1895 de la commission des « auteurs clas-
siques » qui émet un avis négatif sur la dissertation littéraire au baccalauréat et recom-
mande au contraire, sous l’impulsion de Gustave Lanson, le commentaire de texte.
Il intervient publiquement sur ce sujet en 1909 après Lanson et Rudler, dans le cadre
des conférences du musée pédagogique. G. Jost appartient à la culture primaire : fils
de boucher, normalien, a quitté Strasbourg, après 1870. Il a été instituteur, inspec-
teur, avant de devenir inspecteur général.
57. Lectures courantes extraites des écrivains français a été réédité jusqu’en 1920 (7e
édition). C’est un manuel « surtout » destiné aux classes des petits lycées (à partir de
la 8e) et aux classes des EPS (qui appartiennent à l’enseignement primaire, mais au-
delà du certificat d’études). Ce livre pouvait être utilisé dans toutes les classes de la
6e à la 3e. Il se présente comme pouvant être aussi utilisé en cours moyen, mais il
a servi de répertoire de textes pour les auteurs de manuels à la recherche de « litté-
rature classique » et d’anthologie littéraire pour les normaliens et les élèves prépa-
rant le brevet, son volume (570 pages) le rendant peu commode pour une utilisation
régulière en classe. Le public visé des EPS était bien plus nombreux que celui des
élèves fréquentant les classes de 6e des lycées et commercialement, la maison Hachette
avait de bonnes raisons de soutenir cette « démocratisation » de la littérature. Sur
les anthologies, qui sont un genre littéraire débordant les anthologies scolaires,
E. Fraisse, Les Anthologies en France, Paris, PUF, 1997.
58. En supprimant l’enseignement du latin avant la classe de 6e, ce qui a provoqué
un débat au parlement et des protestations indignées dans Le Figaro, Jules Ferry a
rendu cette « bifurcation » possible. C’est ainsi que Péguy, le « fils de la rempailleuse
de chaise », est entré en 6e à Orléans en 1885, ce qui lui a permis d’intégrer l’ENS
(après son service militaire) en 1894.
59. G. Jost et A. Cahen, op. cit., p. V-VII (passim).
60. A. Duchatenet, Lectures choisies, 1re année du cours moyen Rieder, (s. d.),
320 p., et Premier livre de lectures courantes, Cornély, 1903, 288 p. (collection de
M. Aulard).
61. É. Marguerin, article « Littérature », Dictionnaire de pédagogie, 2e Partie, I.,
p. 1600.
62. Journal des Instituteurs, 13 juin 1886.
63. F. Buisson, article « Littérature », Dictionnaire de pédagogie, 2e partie, op. cit.
64. Id., ibid.
65. É. Anthoine, article « Fables », Dictionnaire de pédagogie, 1re partie, 1882, p. 979.
Anthoine est normalien et biagrégé, grammaire et lettres. Il présente La Fontaine
comme un auteur à part entière et non plus comme « traducteur » de Phèdre et
d’Ésope.

326
Notes

66. A. Lyonnet et P. Besseige, Lecture et langue française, cours moyen, Strasbourg,


Istra, 1933, pp. 144-149.
67. Chaque récitation de poésie exige de connaître le nom de l’auteur.
68. M.-O. André, Les mécanismes de classification d’un écrivain : le cas de Colette,
Recherches textuelles, Université de Metz, 2000.
69. Parmi les plus récurrents, on trouve Lichtenberger, Paul et Victor Marguerite,
Jules Renard, Ernest Perrochon, Louis Pergaud, Jérome et Jean Tharaud, Albert
Thierry, Alain Fournier, Charles Vildrac, et bien d’autres dont les noms baptisèrent
certaines écoles publiques, mais ne nous disent plus rien.
70. Par exemple, Lyonnet-Besseige.
71. Retraduit sous le nom de Livre Cœur en 2001 (postface et notes par G. Pécout,
Paris, Éd. ENS rue d’Ulm, rééd. 2005), Cuore, de Edmond de Amicis, publié en 1886,
fut un classique scolaire italien de la fin du XIXe siècle aux années 1960, traduit et
adapté par de nombreux éditeurs scolaires (français, espagnols, portugais).

Notes du chapitre 8
1. « Fénelon, archevêque de Cambrai, fut aussi un grand prédicateur. Il était le précep-
teur d’un petit-fils de Louis XIV. Il a écrit pour l’instruction de son élève un livre appelé
les Aventures de Télémaque. Il conseille au jeune prince d’être bon, sage et modeste,
et de ne pas trop aimer la guerre ; c’était comme s’il lui avait conseillé de ne pas ressem-
bler à Louis XIV, son grand-père. Louis XIV s’en fâcha et Fénelon dut quitter la cour »,
écrit Ernest Lavisse dans son Histoire de France, cours moyen, Paris, Armand Colin,
1912 (éd. 1920, p. 118).
2. C’est-à-dire « à l’usage du dauphin ». Cette expression désignera des collections
soigneusement expurgées, destinées aux enfants ou à la jeunesse.
3. J. Glénisson, « Le Livre pour la jeunesse », Histoire de l’édition française, Le temps
des éditeurs, tome III, op. cit., Fayard/Promodis, 1990 [1985], pp. 461-495.
4. Des armoires-bibliothèques sont installées dans les classes depuis le ministère
Rouland, en 1862. En 1870, un quart des écoles étaient équipées ; en 1900, 64 %. Les
fonds comprenaient de 50 à plus de 150 livres, prioritairement des livres d’histoire,
de sciences, des œuvres littéraires (Corneille, Molière, Cervantès, Swift, Defoe)
puisque les lecteurs visés sont les anciens élèves ou les habitants du village. Les
ouvrages « destinés aux enfants » n’apparaissent qu’avec le catalogue de 1887. En 1915,
les bibliothèques scolaires deviennent officiellement les « bibliothèques des écoles
publiques », destinées aux élèves. J. Hébrard, « Les bibliothèques scolaires », in
D. Varry (dir.), Histoire des bibliothèques françaises, 1989-1914, Paris, éd. du Cercle de
la Librairie-Promodis, 1991, pp. 548-577.
5. Le Tour de la France par deux enfants. Devoir et Patrie. Livre de lecture courante
avec 212 gravures instructives pour les leçons de choses et 19 cartes géographiques, par
G. Bruno, Paris, Belin, 1878. Les 212 gravures qui présentent nombre de chefs-d’œuvre
architecturaux, montrent les châteaux royaux mais aucune cathédrale ou église. Les
citations sont tirées de la préface de la 411e édition.
6. F. Buisson, préface du Catalogue de livres destinés aux lectures récréatives, 1888.
7. A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Entre le ministre et l’instituteur, les discours péda-
gogiques intermédiaires », Discours sur la lecture, 1880-2000, op. cit., pp. 297-331.

327
L’école et la lecture obligatoire

8. J. Robardet. Témoignage cité dans Louis Pergaud, dossier établi par M. Lemaître,
Paris, CNDP, 1982.
9. Bulletin pédagogique du Pas-de-Calais, 1900.
10. D. Gestin, Scènes de lecture. Le jeune lecteur en France dans le première moitié
du XIXe siècle, Rennes, PUR, 1998.
11. Bulletin pédagogique du Pas-de-Calais, 1890.
12. Lettres d’institutrices rurales d’autrefois, rédigées à la suite de l’enquête de
Francisque Sarcey en 1897, introduites et commentées par Ida Berger, Paris, Association
des amis du Musée pédagogique, s. d. I. Berger et R. Benjamin, L’Univers des institu-
teurs : étude sociologique sur les instituteurs et les institutrices du département de la Seine,
Paris, Minuit, 1964.
13. Enquête de P. Larralde et P. Régérat, 2001, dactyl.
14. A.-M. Chartier, « When French Schoolchildren got involved in Literature 1920-
1940 », Yale French Studies, 2007.
15. C. Mulley, Capi et sa troupe. Épisode extrait de Sans Famille par Hector Malot.
Livre de lecture courante à l’usage des écoles primaires contenant des notes et des devoirs,
Paris, Hachette, 1892, 8e édition en 1913, 16e en 1930.
16. Bien des manuels de lecture suivie sont des livres instructifs écrits sous une forme
romancée, plus ou moins réussie. Ainsi, Histoire de trois enfants par l’inspecteur
K. Seguin, Hachette, 1927 ; Jacques le Poucet et Klapp la Cigogne au pays de Françoise,
par A. Fraysse, Colin, 1930 ; La Joie des yeux par P. Liquier, Paris, Librairies-Imprimeries
réunies, 1935 ont été fabriqués par des pédagogues et relèvent plus du genre didac-
tique que littéraire.
17. A. Lichtenberger, Mon petit Trott, Paris, Plon, 1898 (couronné par l’Académie
française, onze rééditions). Paul et Victor Margueritte, écrivains réalistes, républicains,
écrivent ensemble Zette (1903). Poum, histoire d’un petit garçon paraît en 1920, après la
mort de Paul au front, en 1918. Victor fait scandale en publiant La Garçonne en 1922.
18. L. Pergaud, La Guerre des boutons, Roman de ma douzième année, Paris, Mercure
de France, 1912.
19. L’écriture littéraire du point de vue enfantin est un champ d’investigation litté-
raire capital à cette époque, comme en témoignent les œuvres de Tolstoï, Enfance,
1852 ; H. James, What Maisie knew, 1897, The Turn of the Screw, 1898 ; V. Woolf, The
Voyage out, 1915, To the Lighthouse, 1927 ; W. Faulkner, Adolescence, 1920 ; M. Proust,
Jean Santeuil et les premiers volumes de À la Recherche du temps perdu, 1913, 1918 ;
B. Pasternak, L’Enfance de Luvers, 1918 ; V. Larbaud, Portrait d’Éliane à quatorze ans,
1918, et bien d’autres. Dans la lignée de l’enfant-poète, qui voit l’invisible, il existe une
veine littéraire féconde, avec Maeterlink (L’Oiseau bleu, 1908), Colette écrivant pour
Ravel L’Enfant et les sortilèges (1930), J. Supervielle (L’Enfant de la haute mer, 1931) et
Saint-Exupéry (Le Petit Prince, 1943).
20. Charles Vildrac (1882-1971), poète et auteur dramatique, fils d’un communard et
d’une institutrice, est le beau-frère de l’académicien Georges Duhamel. L’Île rose, roman
pour enfants qui paraît en 1924, suivi de La Colonie, enchante les bibliothécaires de
l’Heure Joyeuse qui contribuent à son succès. Le Syndicat national des instituteurs
(SNI) lui commande alors Milot puis Bridinette qui sont édités par sa maison d’édition,
SUDEL.
21. H. Lemaître (dir.), La Lecture publique : mémoire et vœux du Congrès international
d’Alger, 1931.

328
Notes

22. J. Baucomont, in H. Lemaître, ibid., p. 366.


23. M. Gruny, Id., ibid., p. 134.
24. Ch. Schmidt, L’Éducation nationale, 3 décembre 1952, p. 19. Charles Schmidt,
qui fut président de l’ABF (Association des bibliothécaires français) avant-guerre,
ajoute « 88 % des enfants délinquants sont des lecteurs de ces mauvais livres ».
25. Francs Jeux est le magazine des « Francs et franches camarades » appelés les
« Francas ».
26. A. Fourment, L’Histoire de la presse des jeunes, et des journaux d’enfants, 1768-
1987, Paris, Éole, 1987.
27. ABF, 1939, 5, p. 5. Sur les bibliothèques enfantines de cette époque, H. Veiss,
Les Bibliothèques pour enfants entre 1945 et 1975, Paris, Éd. du Cercle de la librairie,
2005.
28. Pour M. Gruny, la préparation de l’heure du conte exigeait de lire les inter-
prétations savantes du corpus dans lequel plonge la littérature orale (Van Gennep
et les folkloristes français en particulier) pour avoir en mémoire tout l’arrière-fond
englouti dont un conte garde les stigmates énigmatiques : quatre à cinq heures de
travail. Avec des albums récents, on entre au contraire de plain-pied dans une histoire
sans mystère.
29. J. Delannoy, Cahiers pédagogiques, 36, septembre 1962, p. 9.
30. Fernand Oury écrit en 1966 Chronique de l’école-caserne, terme repris par le
journal Le Monde (13-9-1966) avant de publier avec A. Vasquez Vers une pédagogie
institutionnelle, Paris, Maspero, 1967, puis De la classe coopérative à la pédagogie insti-
tutionnelle, Paris, Maspero, 1971.
31. R. Amossy et A. Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés, Paris, Nathan, 1997 ;
J.-L. Dufays, Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Liège, Mardaga, 1994.
32. O. Chesnot-Lambert, J. Hassenforder, La Bibliothèque centre documentaire :
éléments d’évaluation, Paris, Cercle de la Librairie, 1978 ; Jean Hassenforder,
O. Lambert-Chesnot, « Les expériences de l’ADACES : essai d’évaluation »,
Mediathèques publiques, n° 56, novembre 1980, pp. 17-27.
33. F. de Singly, Lire à 12 Ans, Paris, Nathan, 1989.
34. C’est le début de La Guerre des boutons. Nous avons trouvé ce texte dans un
recueil de dictées pour préparer l’examen d’entrée en sixième et le certificat, indi-
quant que le texte était de Louis Pergaud, mais non d’où il était tiré. La connais-
sance de l’attribut d’objet n’était pas exigible au cours moyen, mais au cours supérieur.
35. Sur les traces du passé dans les pratiques présentes et les caractéristiques de
la culture scolaire française comparée à d’autres traditions, voir les analyses de l’an-
thropologue E. Rockwell, « Comparing school literacy practices : examples from
Mexico and France », Paper for the 28th ISCHE Conference, Technologies of the Word,
Literacies in the History of Education, UMEA, Sweden, 16-19 August 2006.
36. Dans la pratique et parfois même dans la théorie : C. Tauveron, « Comprendre
et interpréter le littéraire à l’école : du texte réticent au texte proliférant », Repères,
INRP, 19, 1999, pp. 9-38. « Relations conjugales dans le couple infernal compréhen-
sion / interprétation : un autre drame bien parisien », in C. Tauveron (dir.), Comprendre
et interpréter le littéraire à l’école et au-delà, Paris, INRP, 2000 ; avec D. Dubois-
Marcoin, Repères 32, 2006, Les Frontières de la littérature telle qu’elle s’enseigne.
37. D’autres pays proposent pour des tests de lecture des textes de plusieurs pages.
Par exemple, les évaluations PIRLS de la literacy à dix ans.

329
L’école et la lecture obligatoire

Notes du chapitre 9
1. Sauf dans les colonies. Le départ à l’étranger des ordres enseignants religieux
chassés par la loi de séparation a assuré la domination des Français dans le vivier
des missions catholiques dans le monde, en Afrique, en Asie, ainsi qu’en Amérique
latine.
2. Les enquêtes montrent qu’un enfant sur trois va recourir à l’école privée à un
moment de son parcours pour des motifs non pas religieux mais scolaires. R. Ballion,
Les Consommateurs d’école, Paris, Stock, 1981. Cependant, dans les représentations
des enseignants, comme dans les prises de positions d’associations défendant la laïcité
(Ligue de l’enseignement, Comité national d’action laïque, syndicats), l’école privée
est restée longtemps identifiée à la seule école catholique, bourgeoise, payante, « école
des curés » qui ne peut pas être considérée comme rendant un « service public »
d’éducation. La contractualisation (accord Lang-Cloupet, 1993) a changé objective-
ment la donne, mais les débats violents autour des signes ostensibles d’appartenance
religieuse (voile) ou de l’ouverture d’écoles musulmanes montrent à quel point la
question d’un enseignement religieux à l’école (même facultatif, comme dans les
écoles d’Alsace ou de Moselle) reste vive.
3. H. Pena-Ruiz, Dieu et Marianne : philosophie de la laïcité, PUF, 1999 (ce livre a
eu le prix de l’instruction publique en 2000).
4. Dans les pays protestants qui gardent la référence à la Bible et assument une
tradition d’éducation chrétienne ou christianisée (sous des modalités très variables)
dans le cadre d’Églises nationales, il semble que se développent bien plus aisément
des programmes et des discours pédagogiques pragmatiques (adapter les écoles aux
demandes familiales et aux finalités utilitaires de la demande sociale), discours qui
ne cessent en France d’être stigmatisés (enseignement de ségrégation sociale, ou
éducation au rabais pour le peuple).
5. P. Bergounioux, Un peu de bleu dans le paysage, Lagrasse, éd. Verdier, 2001,
p. 59. Bien des récits autobiographiques font ainsi remonter à une « expérience d’ex-
tase » par la lecture, la vocation d’écrivain de leur auteur, comme Jules Vallès, dans
L’Enfant (grâce à Robinson Crusoé), ou Umberto Eco grâce à Sylvie et Aurélia de
Nerval, expérience qui abolit le temps et le monde.
6. Ratio Studiorum, Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de
Jésus, édition latin-français, présentée par A. Dumoustier et D. Julia, Paris, Belin,
1997 ; M.-M. Compère et A. Chervel (dir.), Les Humanités classiques, op. cit.
7. M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 1980 (réédition, Albin Michel,
1994) ; Héros et orateurs, Genève, Droz, 1990 (réédition, Albin Michel, 1996).
8. Les demandes ne sont pas toutes acceptées et la compagnie distinguera trois
types de collèges, les petits avec seulement des classes de grammaire, de lettres et
de rhétorique (s’achevant donc au niveau de ce qui deviendra le « premier bac ») :
les moyens, comportant les trois années de philosophie, et les grands, avec un cursus
de théologie complet. Cette expansion accompagne la croissance de la bureaucratie
monarchique, qui décuple de 1515 à 1665, passant de 8 000 à 80 000 individus (ce
qui représente, avec leur famille, 3 à 3,5 % de la population française en 1665). Cf.
M.-M. Compère, Du collège au lycée (1500-1850), op. cit.
9. On peut penser que l’héritage des écoles centrales n’a pas été perdu et se
retrouve finalement assumé en partie par les écoles normales.

330
Notes

10. A. Chervel, La Composition française au XIXe siècle, op. cit.


11. A. Chervel, Les Auteurs français, latins et grecs au programme de l’enseigne-
ment secondaire de 1800 à nos jours, Paris, INRP et Publications de la Sorbonne,
1986 ; M. Jey, La Littérature au lycée, invention d’une discipline (1880-1925), Metz,
Université de Metz, 1998.
12. G. Lanson, « Dix-septième siècle ou dix-huitième ? », Revue Bleue, 14, 5e série,
tome IV, 30 septembre 1905.
13. Cette assimilation du christianisme à la civilisation est une évidence durable au
XIXe siècle. Ainsi, Victor de Laprade, académicien : « Lors même que l’on voudrait écarter
de l’esprit des enfants les croyances et traditions religieuses, il n’y a pas moyen de former
des intelligences libres, élevées, ouvertes aux idées morales, sans admettre en première
ligne, parmi les objets d’études, l’ensemble de doctrines qui constituent le christianisme.
Sans morale chrétienne, pas d’honnête homme, sans doctrine chrétienne, pas d’homme
éclairé. Il y a donc, outre l’éducation religieuse proprement dite, une éducation chré-
tienne qui s’impose aux plus libres penseurs, s’ils veulent rester dans la civilisation. »
L’Éducation libérale, Paris, Didier, 1873, p. 1. Soulignons que l’auteur parle « des doctrines
qui constituent le christianisme » et d’éducation chrétienne, pas d’éducation catholique.
14. J. Pigeaud, Cahiers pédagogiques, « Nouvelles Critiques et enseignement litté-
raire », décembre 1969, 86, Avant propos. J. Pigeaud est alors de professeur de lettres
au lycée de la Colinière à Nantes.
15. V. Isambert-Jamati, Crises de la société, crises de l’enseignement, Paris, PUF,
1970 ; A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Crises de l’école, crises de la lecture », op. cit.,
pp. 389-494. A.-M. Chartier, « Former la jeunesse par la culture littéraire : le projet
des Cahiers pédagogiques (1945-1958) », Hermès, n° 20, 1996, pp. 205-212.
16. L. Porcher, L’École parallèle, Larousse, 1974. Ce livre n’a pas été traduit en
anglais, mais constitue une référence dans les pays latins (traduction en espagnol,
italien, portugais). Il a aussi été traduit en polonais et en russe.
17. E. Morin, L’Esprit du temps, Paris, Grasset, 1962. La même année paraît la
revue Communications ; au sommaire du numéro 1, « Enseignement et culture de
masse » et « L’industrie culturelle ».
18. H. Dieuzeide, Les Techniques audiovisuelles dans l’enseignement, Paris, PUF,
1965 ; pour une comparaison vingt ans plus tard, G. Jacquinot, L’École devant les
écrans, Paris, ESF, 1985.
19. P. Clarac, L’Enseignement du français, Paris, PUF, 1963.
20. Les différents ministères de la Culture étendent peu à peu leur tutelle, du
patrimoine des Beaux-Arts aux bibliothèques (auparavant à l’Éducation nationale) et
aux « mass-médias » (télévision, aide à l’édition, au cinéma, etc.) : la nouvelle concep-
tion de la culture se traduit en réalité institutionnelle.
21. En particulier, la revue l’Éducation et les Cahiers pédagogiques, analysées exhaus-
tivement entre la Libération et les années 1980.
22. J. Chateau, La Culture générale, Paris, Nathan, 1960.
23. On peut le voir avec l’érosion du public des émissions littéraires (« Lectures
pour tous » ou plus tard, « Apostrophe ») ou des émissions d’histoire qui eurent tant
de succès au temps de « La caméra explore le temps ». Sur ces questions, S. de Closets,
Quand la télévision aimait les écrivains. Lectures pour tous 1953-1968, Bruxelles, de
Boeck, 2004 ; I. Veyrat-Masson, Quand la télévision explore le temps. L’« Histoire au
petit écran, 1953-2000 », Paris, Fayard, 2000.

331
L’école et la lecture obligatoire

24. J. Gritti, Culture et techniques de masse, Paris, Casterman, 1968.


25. Tout un secteur éducatif se consacre alors à « scolariser l’audiovisuel » (télé-
vision scolaire, laboratoires de langue, sémiologie de l’image (à l’OFRATEM, au CAV,
etc.).
26. M. McLuhan, The Gutenberg Galaxy, Toronto, 1962 (trad. française 1967).
27. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris,
Minuit, 1964.
28. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
29. C’est un thème récurrent chez de nombreux écrivains, en particulier Annie
Ernaux dont les romans (La Place, Gallimard, 1983, prix Renaudot) ont un grand
écho dans le monde enseignant. Du côté des réflexions biographiques, A. Finkielkraut,
Le Juif imaginaire, Paris, Seuil, 1981.
30. A.-M. Chartier, « Former la jeunesse par la culture littéraire : le projet des
Cahiers pédagogiques (1945-1958) », Hermès, n° 20, 1996, pp. 205-212.
31. Cette crise a donné lieu à une littérature prolifique, cherchant tantôt à perpé-
tuer « l’esprit de Mai », tantôt à en récuser les fondements et l’héritage. Sur ce versant,
on trouve en particulier, L. Ferry et A. Renaud, La Pensée 68, Gallimard, 1985 et
A. Finkielkraut, La Défaite de la pensée. Paris, Gallimard, 1987.
32. P. Lecarme, « Tombeau de Gustave Lanson », Cahiers pédagogiques, 86,
décembre 1969. Philippe Lecarme est alors professeur de lettres au CES Gaston-
Bachelard, à Valence.
33. A. Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, éd. Réclames, 1950. A. Memmi,
Portrait du colonisé, Portrait du colonisateur, Corréa, 1957 ; Portrait d’un Juif, Paris,
Gallimard, 1962. L. S. Senghor, Liberté I ; Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964.
A. Métraux, Religions et magie indiennes d’Amérique du Sud, Paris, Gallimard, 1967.
34. Né en 1925 en Martinique, élève d’Aimé Césaire, il s’engage en 1944 dans les
Forces Françaises Libres, devient médecin psychiatre (Peau noire, masques blancs,
1952), est nommé médecin chef à Blida en 1953, démissionne en 1956, rejoint le FLN
dont il devient le porte-parole. Il meurt en Tunisie à 36 ans, atteint de leucémie, au
moment où paraissent Les Damnés de la terre, Guerre coloniale et troubles mentaux,
Maspero, 1961.
35. « Minorités nationales en France », in Les Temps modernes, août-sept. 1973, 324-
325-326. P.-J. Helias, Le Cheval d’orgueil, Mémoire d’un Breton du pays bigouden, Paris,
Plon, 1975.
36. G. Poujol, R. Labourie (dir.), Les Cultures populaires, Toulouse, Privat, 1979.
37. « Cinéma des minorités ethniques », in Image et son, 293, février 1975, pp. 17-
86.
38. G. Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
39. J. Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Gallimard, 1974.
40. A. Moles, Sociodynamique de la culture, Paris, Mouton, 1967.
41. E. Gelpi, Culture paysanne, culture ouvrière et identité culturelle, conférence de
l’UNESCO, novembre 1976.
42. P. Belleville, Les Attitudes culturelles des travailleurs manuels, Centre de culture
ouvrière, Metz, 1977.
43. J. Duvigneau, La Planète des jeunes, Paris, Stock, 1975.
44. E. Sullerot (dir.), Le Fait féminin, Paris, Fayard, 1978.
45. A.-M. Chartier, « Pédagogie interculturelle et formation des enseignants : l’école

332
Notes

laïque entre culture et savoirs », Beyond One’s Own Backyard : Intercultural Teacher
Education in Europe (De chez moi et d’ailleurs : éducation interculturelle des enseignants
en Europe), T. Dragonas, A. Frangoudaki, Ch. Inglessi (eds), Athens, 1996, pp. 75-94.
46. Toutes les discussions autour du port du foulard islamique et des « signes »
d’appartenance religieuse manifestent à partir de 1989 les contradictions du corps
enseignant et de l’institution à ce sujet.
47. M. de Certeau, La Prise de parole, Paris, Desclée de Brouwer, 1968 ; La Culture
au pluriel, Paris, UGE, 1974 ; L’Invention du quotidien, Les Arts de faire, Paris, UGE,
1980 ; (en coll. avec Luce Giard) L’Ordinaire de la communication, Paris, Dalloz, 1983.
48. « L’école peut être un des points où s’effectue, grâce à une pratique collec-
tive, le réajustement entre des modèles culturels contradictoires », La Culture au
pluriel, op. cit., p. 123.
49. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., chapitre XII, « Lire, un bracon-
nage ».
50. R. Hoggart, The Uses of Literacy, 1957, trad. La Culture du pauvre : étude sur le
style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970.
51. N. Wachtel, La Vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971.
52. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 139.
53. Les analyses issues de l’ergonomie du travail trouvent aisément place dans
cette perspective, parce qu’elles privilégient justement « la clinique du travail », « l’ac-
tivité située », « les environnements de travail ». Y. Clot, La Fonction psychologique
du travail, Paris, PUF, 1999 ; « Clinique du travail et action sur soi », in J.-M. Baudouin,
J. Friedrich (éd.), Théories de l’action et éducation, Bruxelles, De Boeck, 2001.
J.-M. Barbier, M. Durand (dir.), Sujets – activités – environnements : Approches trans-
verses, Paris, PUF, 2006.
54. B. Rey, Les Compétences transversales en question, Paris, ESF, 1996 ; Faire classe
à l’école primaire, Paris, ESF, 1998.
55. M. de Certeau, L’Absent de l’histoire, Tours, Mame, 1973 ; L’Écriture de l’histoire,
Paris, Gallimard, 1975.
56. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., 5e partie, « Manières de croire ».

Notes du chapitre 10
1. Circulaire du 7 octobre 1866.
2. Ch. Klapisch-Zuber, La Maison et le nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la
Renaissance, Paris, EHESS, 1990, en particulier chap. XV, « Les clefs florentines de
Barbe-Bleue, L’apprentissage de la lecture », p. 309. Elle relate les déboires d’une
famille dont le fils n’apprend pas, fugue, devient un « mauvais garçon », avant de
mourir accidentellement à 19 ans.
3. Dans son autobiographie Padre Padrone, L’éducation d’un berger sarde (trad.
Gallimard, 1977), Gavino Ledda raconte comment son père est venu l’arracher à son
maître en pleine classe pour l’envoyer garder les moutons (première scène du film
des frères Taviani, Palme d’or 1977) ; il a besoin de lui à la ferme, mais redoute de
perdre son pouvoir sur un fils qui réussit trop bien.
4. L’école à deux ou trois classes n’est pas seulement rurale, on en trouve à Paris
dans de nombreux quartiers au XIXe siècle. Souvent créées par des particuliers ou des

333
L’école et la lecture obligatoire

maisons religieuses, elles ont perduré en passant sous tutelle des services munici-
paux, sans pour autant pouvoir s’agrandir, faute d’espace.
5. Clément Brun (1844-1921), Trois plumes au chapeau, ou l’instituteur d’autrefois,
Grenoble, B. Arthaud, 1950, réédition Montmélian, la Fontaine de Siloé, 1995. Dans
le Dauphiné du XIXe siècle, les maîtres d’école, souvent originaires du Val d’Aoste ou
du Briançonnais qui venaient se louer pour l’hiver à une paroisse aux foires d’au-
tomne, portaient au chapeau deux ou trois plumes de couleur, selon qu’ ils pouvaient
enseigner la lecture, l’écriture et, plus rare, « la chiffre ».
6. A.-M. Chartier et A. Cotonnec, « Ils nous mettent au fond des classes », Études
tsiganes, 4, 1984, pp. 5-14 ; « Voyageurs-écoles : le malentendu », in P. Williams (dir.),
Tsiganes : identité et évolution, op. cit., pp. 258-267. Voir aussi Études tsiganes, « L’école
sur le vif », 2, 1996 ; Tsiganes et gens du voyage, du terrain à l’école, CRDP d’Auvergne,
1998 ; A.-M. Chartier, « La scolarisation des enfants tsiganes. Réflexions pour la forma-
tion des maîtres », in M. Cannizzo (coord.), Modes et stratégies d’appropriation des
savoirs : l’exemple des enfants tsiganes, CRDP de Lyon, mai 2006, pp. 179-186.
7. Les comédies de Molière qui mettent en scène les débats du temps sur les
« femmes savantes », sur ce que doivent apprendre les filles, ont pour postulat que
celles-ci peuvent (sont aptes à) être instruites de tout. La statuaire religieuse abonde
d’ailleurs en figures de sainte Anne apprenant à lire à la Vierge (et parfois même
écrire), témoignant que l’analphabétisme féminin relève d’un fait de condition, non
d’une incapacité naturelle.
8. D’où l’insistance permanente dans « la formation des maîtres », ou dans les
traités d’éducation des ordres enseignants, sur la différence entre les désobéissances
(étourderie, paresse, mauvais comportements) qui doivent être châtiées et l’incapa-
cité des enfants (manque de mémoire, incapacité à comprendre, etc.) qui peut exas-
pérer le maître, mais qui doit être acceptée. Dans la pratique, cette dissociation est
possible dans une pédagogie de la présence (on voit si l’enfant s’applique à son travail,
manifeste sa bonne volonté ou non), mais évidemment impossible à maintenir dès
qu’on évalue des « traces écrites » en différé : comment distinguer dans un devoir les
manquements relevant de la paresse, de l’étourderie, de l’ignorance, de la stupidité ?
Comment savoir si l’élève a été ou non été aidé, a copié sur son voisin… ? Les discus-
sions sur les traces qui doivent/peuvent témoigner du « travail sincère » de l’écolier
conduisent à inventer le binôme cahiers du jour-cahiers de brouillon au début de la
IIIe République.
9. J.-N. Luc, L’Invention du jeune enfant au XIXe siècle. De la salle d’asile à l’école
maternelle, Paris, Belin, 1997.
10. E. Prairat, Sanction et Socialisation, Paris, PUF, 2001.
11. N. Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1933].
12. A. Sylvère, Toinou : le cri d’un enfant auvergnat, pays d’Ambert, op. cit., p. 35.
13. Id., Ibid., p. 38 : « Chez les Dominicaines, les filles n’obéissaient nullement au règle-
ment sévère institué par la sœur Saint-Vincent. Elles recevaient un enseignement sans
violence, et on pouvait passer chez elles un certain nombre d’années sans éprouver le
moindre besoin d’apprendre à lire. Il en fut ainsi pour ma grand-mère, ma mère, et ma
cadette, la Marguerite. La mère Agnès, comme toutes les autres Dominicaines, se fatiguait
peu. Elle réussit à enseigner trois générations de notre famille sans le moindre résultat. »
14. Margaret Mead (Coming in Age in Samoa, 1928) provoqua de grandes polé-
miques dans l’Amérique puritaine, car elle décrit une société « douce » qui protège

334
Notes

les enfants sans les contraindre, qui autorise les relations sexuelles entre adolescents
et qui est permissive sans pour autant mettre la vie familiale et sociale en péril
(Adolescence à Samoa, Paris, Plon, 1972 [1927]).
15. La Contesse de Ségur condamne le knout dangereux du colérique Général
Dourakine, le fouet sadique de la Mère MacMiche ou de Madame Fichini, mais
justifie les punitions raisonnées de Madame de Réan à l’égard de « l’incorrigible »
Sophie (privations de sortie, de visite, de repas, isolement, et pour des fautes excep-
tionnelles, correction par le fouet). Les petites filles modèles sont celles qui n’ont pas
besoin d’être corrigées.
16. J. Baubérot, La Morale laïque contre l’ordre moral, op. cit.
17. Cette dernière expression montre d’ailleurs que « lire, c’est comprendre » et
pas seulement décoder et oraliser.
18. V. Haüy, Essai sur l’éducation des aveugles, 1786. Abbé de l’Épée, Les Quatre
Lettres sur l’éducation des sourds, Paris, Butard, 1774 ; La Véritable Manière d’instruire
les sourds et muets, confirmée par une longue expérience, Paris, Nyon l’aîné, 1784.
19. Pour ce qui est de l’écriture, on en restait aux deux procédés connus depuis
Haüy : le maniement de caractères typographiques pour gaufrer le papier, ou le guide-
main. Cela faisait dire à l’abbé Carton, directeur de l’école pour aveugles de Bruges :
« À Paris, il n’y a que 3 ou 4 aveugles sachant écrire. »
Pour la musique, on se contentait de faire appel à la mémoire auditive des élèves ».
http ://www.snof.org/histoire/Lbraille.html
20. D’après l’UNESCO, le braille est utilisé dans 83 pays et 65 alphabets.
L’apprentissage du braille français demande deux ans (braille intégral), plus trois ans
pour utiliser le braille abrégé, mais les nouvelles technologies informatiques sont en
train de modifier la donne. La vitesse de lecture pour un expert reste deux à trois
fois moins rapide que pour un voyant. Ph. Mousty, La Lecture de l’écriture braille :
patrons d’exploration et fonctions des mains, thèse de l’Université Libre de Bruxelles,
Bruxelles, 1986.
21. En 1881, Maurice de la Sizeranne (1857-1924) fait une « réforme orthogra-
phique » en introduisant des abréviations (« par ex », « b » pour bien) dans le braille
français (263 abréviations à l’époque, 948 un siècle plus tard), pour économiser près
de 40 % de surface dans l’édition des textes, sans compliquer la lecture. D’autres
codes seront créés ultérieurement, pour l’écriture mathématique, les symboles
chimiques, etc.
22. http ://www.injs-paris.fr/historique
23. Protégé de l’abbé Sicard, J. Massieu (1772-1846) fut le premier silencieux à
avoir une charge pédagogique de façon officielle. Après avoir été professeur à l’Institut
de Paris, il devint en 1823 directeur de l’école des sourds de Lille.
24. M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, Une politique de la langue. La Révolution fran-
çaise et les patois : l’enquête de Grégoire, Paris, Gallimard, 1975. Les débats sur l’édu-
cation des sourds sont très marqués par des enjeux révolutionnaires. L’abbé de l’Épée
meurt en décembre 1789, l’abbé Sicard est dénoncé comme prêtre réfractaire (sans
doute par Valentin Haüy), échappe de peu aux massacres de septembre, est arrêté
comme espion de Louis XVIII et proscrit par Bonaparte jusqu’en 1800, date à laquelle
il retrouve la direction de l’Institut.
25. L’instituteur Samuel Heinicke (1719-1790) devient célèbre en réussissant à dému-
tiser un jeune homme. Sa controverse avec l’abbé de l’Épée le fait remarquer du

335
L’école et la lecture obligatoire

monde savant et, en 1778, l’électeur de Saxe lui confie à Leipzig la première insti-
tution de sourds-muets. Il favorise l’introduction d’une méthode d’épellation phoné-
tique de l’allemand dans les écoles primaires (LautierMethode).
26. J. M. G. Itard (1774-1838), élève de Pinel, est célèbre pour l’étude qu’il fit sur
Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron qui lui fut confié en 1800. Mémoire sur les
premiers développements de Victor de l’Aveyron (1801) et le Rapport sur les nouveaux
développements de Victor de l’Aveyron (1806, publié en 1807, Imprimerie impériale).
Il montra que l’enfant n’était nullement inintelligent, mais ne réussit pas à lui
apprendre à parler. Lucien Malson le republia assorti d’une longue préface en 1964
(Les Enfants sauvages, éd. 10/18), donnant à Truffaut l’idée du film L’Enfant sauvage
sorti en 1970.
27. Itard publie en 1821 un Traité des maladies de l’oreille et de l’audition, qui passe
pour l’ouvrage fondateur de l’O.R.L.
28. Il exprima cette nouvelle position en 1824 (Sicard meurt en 1822) et la réaf-
firma dans son testament en 1837.
29. G. Swain, « Les infirmes du signe », Esprit, 1982.
30. Il est signé par O. Claveau (1826-1904), inspecteur général des établissements
de bienfaisance, qui, après plusieurs voyages à l’étranger, écrit au ministre le rapport
qui impose la méthode d’enseignement oral. Dictionnaire de pédagogie, 1re partie,
article « Sourds-muets », 1882, p. 2810.
31. Aujourd’hui, sur les nombreux sites des associations de sourds, cette mesure
est souvent présentée comme relevant de la même logique jacobine, positiviste et
« colonialiste » que l’interdiction des langues minoritaires, comme le breton et le
basque.
32. Le congrès international de 1900 pour l’étude des questions d’assistance et
d’éducation des sourds-muets entérine les décisions du congrès de Milan. C’est seule-
ment en 1977 que le ministère de la Santé abroge l’interdit qui pèse sur la LSF, qui
réapparaît l’année suivante dans des cours du soir, et en 1991 que la loi Fabius recon-
naît la LSF pour l’éducation des enfants.
33. Dictionnaire de pédagogie, op. cit., article « Sourds-muets », p. 2812.
34. Helen Keller (1880-1961) sourde-muette aveugle, rééduquée par Ann Sullivan,
parvint à obtenir une graduation universitaire. Son cas, rapidement célèbre, est utilisé
tantôt pour soutenir l’importance de l’accès à un langage symbolique, tantôt pour
soutenir le code écrit (Ann parvient à faire entrer Helen dans le langage en lui
épelant sur la paume le code alphabétique « water »).
35. R. Zazzo (dir.), Les Débilités mentales, Paris, Armand Colin, 1968, en particu-
lier, S. Netchine, « Idiots, débiles et savants au XIXe siècle ».
36. En 1837, un an avant sa mort, Itard l’a recommandé pour s’occuper, sous sa
direction, de l’éducation à domicile de deux enfants retardés. Après l’expérience de
Bicêtre et la publication de son livre en 1846, le fait de ne pas avoir fait d’études de
médecine le dessert en France, ce qui l’incite à émigrer aux États-Unis en 1850, où
il supervise la création de plusieurs écoles spéciales et est reçu docteur de l’Université
de New York en 1861.
37. Y. Pellicier et G. Thuillier, Édouard Seguin (1812-1880), l’instituteur des idiots,
op. cit. G. Thuillier, « Un pionnier de la psychiatrie de l’enfant, Édouard Seguin (1812-
1880). Guide de recherche »,
mediatheque.ville-nevers.fr/user/files/EDOUARDSEGUIN.pdf.

336
Notes

38. É. Seguin (1812-1880), Traitement moral, hygiène et éducation des idiots, Paris,
1846.
39. Les fameuses baguettes de bois de longueur croissante, que Seguin fit scier à
l’atelier de Bicêtre, seront bientôt présentes dans toutes les classes adoptant « le maté-
riel Montessori » et Piaget, en observant les enfants les manipuler, à Genève, a pu
y concevoir le passage du « stade sensori-moteur » au « stade des opérations
concrètes ».
40. Henri Wallon fait sa thèse sur L’Enfant turbulent en 1925. C’est lui qui fait du
jeu l’activité fondamentale de l’apprentissage enfantin.
41. D. M. Bourneville (1840-1909), « Assistance, traitement et éducation des enfants
idiots et dégénérés », rapport fait au Congrès national d’assistance publique, juin 1894
– coll. Bibliothèque d’Éducation Spéciale, 4, Alcan, Paris, 1895. Création de classes
spéciales pour les enfants arriérés (Lettre aux membres de la 3e commission du Conseil
général de la Seine), Alcan, Paris, 1897 (n° hors série édité à l’Hôpital Bicêtre-
Imprimerie des enfants).
42. A. Binet, T. Simon, « Méthodes nouvelles pour le diagnostic du niveau intel-
lectuel des anormaux », Année psychologique, 11, 1905, pp. 191-244 ; Les Enfants anor-
maux, Guide pour l’admission dans les classes de perfectionnement, [Paris, Armand
Colin, 1907], Privat, Toulouse, 1978. A. Descœudre, L’Éducation des enfants anormaux
(Observation psychologique et enseignement pratique), Neuchâtel/Paris, Delachaux et
Niestlé, 1916.
La normalité a deux acceptions, puisqu’elle désigne à la fois la fréquence statis-
tique (d’après les travaux de Galton, connus de Binet), mais aussi l’état optimal, non
pathologique, d’après la définition médicale qui voit entre santé et maladie une solu-
tion de continuité et une différence de nature. Pour Binet et Simon, la différence
est au contraire une différence de degré. G. Canguilhem, Le Normal et le patholo-
gique, Paris, Les Belles Lettres, 1950 [1943].
43. Bourneville se bat pour exclure les religieuses de l’hôpital et former des infir-
mières laïques, qui n’auront de compte à rendre qu’au médecin.
44. La SLEPE est créée par Ferdinand Buisson, alors titulaire de la chaire des
Sciences de l’Éducation à la Sorbonne. Elle deviendra la Société Binet après sa mort,
en 1911, puis la société Binet-Simon.
45. M. Vial, Les Origines de l’enseignement spécial en France, op. cit.
46. M. Prudhommeau, L’Enfance anormale : le problème pédagogique et social, Paris,
PUF, 1949 ; Les Enfants déficients intellectuels : bases psycho-pédagogiques de leur dépis-
tage et de l’enseignement spécial, Paris, PUF, 1956.
47. C. Marozi, Pédagogie et organisation de l’enseignement spécialisé, op. cit., p. 14.
48. R. Zazzo, Courrier médical, 17-5-1969, 91-20.
49. Sur les bornes 50-70 qui fixaient les bornes de la débilité scolaire, Zazzo apporte
les précisions suivantes : « Binet lui-même avait décidé d’appeler débile un individu qui
était parvenu au stade de la langue écrite (7 ans et demi ou 8 ans) et qui n’avait jamais
atteint le stade de la pensée abstraite (10 ou 11 ans). Ce sont donc ici encore des critères
scolaires. Terman a simplement traduit ces frontières en termes de QI. Le développement
s’arrêtant à l’âge de 15 ans, le QI d’un débile qui a atteint le stade du langage écrit est
7,5/15 = 50 et celui d’un sujet qui a atteint celui de la pensée abstraite est 10/15 : 70
environ. Le chiffre de 50 n’est en somme que la traduction de l’expérience pédagogique :
savoir lire et écrire. » L’élévation de la borne supérieure du QI à 80 signifie que des

337
L’école et la lecture obligatoire

enfants qui ne seraient pas allés en classe de perfectionnement avant 1968 y étaient
orientés après cette date.
50. Ibid.
51. Ibid.
52. Après 1968, toute une série d’études retracent de façon critique le processus
de ségrégation scolaire, de médicalisation de l’échec et l’élaboration d’outils « pseudo-
scientifiques » pour le légitimer. M. Tort, Le Quotient intellectuel, Paris, F. Maspero,
1974. M. Zafiropoulos, Les Arriérés, de l’asile à l’usine, Paris, Payot, 1981. P. Pinell,
M. Zafiropoulos, Un siècle d’échecs scolaires, Paris, Éditions ouvrières, 1983.
53. A. Vistorky, L’Éducation nationale, 4 mars 1965, p. 5.
54. En trente ans, les enfants en retard de deux ans et plus ont pratiquement
disparu. Entre 1987 (35,5 % d’enfants en retard d’un an au CM2) et 1997 (19,9 %),
les résultats en lecture sont restés stables. « La lecture en CM2. Comparaison des
résultats en lecture des élèves en fin de CM2 à dix ans d’intervalle », Les Dossiers de
l’éducation et de la formation, 102, novembre 1998.
55. M. Rouchette L’Éducation nationale, 7 novembre 1968.
56. Rappelons que la durée normale des études primaires était de 8 ans (entre six
et quatorze ans). Tout se passe donc comme si le butoir du Certificat d’études avait
été transféré sur la classe de sixième.
57. A. Vistorky, L’Éducation nationale, 12 janvier 1967.
58. Les Petits Enfants du siècle (1961) est un roman à succès de Christiane Rochefort,
qui met en scène l’adolescence de Josyane qui rêve de quitter le logis insalubre de
ses parents pour habiter un HLM de la cité à Sarcelles.
59. M. Rouchette, L’Éducation nationale, 14 novembre 1968.
60. A. Mareuil, L’Éducation nationale, 21 février 1963, p. 19. L’inspecteur primaire
André Mareuil fit une thèse sur la réception de la littérature dans le secondaire,
montrant la nécessité de sortir des « classiques » et de moderniser le corpus (Littérature
et jeunesse d’aujourd’hui, Paris, Flammarion, 1971).
61. P. Dumez, directeur d’école normale, L’Éducation nationale, 21 mars 1968.
pp. 12-14.
62. Id., Ibid.
63. R. Mucchielli et A. Mucchielli-Bourcier, La Dyslexie, maladie du siècle, op. cit.
64. Les centres médicaux psycho-pédagogiques (CMPP) sont les lieux de consul-
tation habituels à partir de 1964, puisque les consultations sont remboursées par la
sécurité sociale. À partir de 1970, les groupes d’aide psycho-pédagogiques (GAPP),
composés de personnels de l’éducation nationale (un psychologue et deux rééduca-
teurs), interviennent par secteurs scolaires. Parmi nombre d’études, la thèse de Colette
Chiland, L’Enfant de six ans et son avenir (Paris, PUF, 1971), reste un classique. Sur
les modifications des représentations de l’enfance dans les années qui suivent la
Libération, M.-J. Chombart de Lauwe, Un monde autre, l’enfance. De ses représenta-
tions à son mythe, Paris, Payot, 1971. Sur les métiers de l’échec scolaire des années
60, C. Dorison, Les métiers de l’échec. Face à l’échec scolaire, l’invention des métiers
spécialisés à l’école primaire en France. 1960-1990, thèse Paris-V, 2005.
65. Sur les premiers travaux parus en France : N. Granjon, « Contribution à l’étude
de la dyslexie d’évolution », Enfance, 3, 1949 ; J. Roudinesco-Aubry, « Étude de 40 cas de
dyslexie d’évolution », Enfance, 1, 1950 et le numéro spécial de la même revue déjà cité :
« La langue écrite et ses troubles », Enfance, 5, 1951. Pour une approche des recherches

338
Notes

sur la dyslexie ces dernières années, Lecocq P., Apprentissage de la lecture et dyslexie,
Bruxelles, Mardaga, 1991 ; Sprenger-Charolles l. et Colé P., Lecture et dyslexie : approche
cognitive, Paris, Dunod, 2003 ; Valdois S., Colé P., et David D., Apprentissages de la
lecture et dyslexies developpementales : de la théorie à la pratique orthophonique et péda-
gogique, Marseille, Solal, 2004 ; Gaté J.-P. et Gaux C. (dir.), Lire-écrire de l’enfance à
l’âge adulte, Rennes, PUR, 2007.
66. En 1896 par James Kerr aux États-Unis, puis en Angleterre par Hinshelwood.
La théorie ordinaire est d’y voir une atteinte cérébrale, comme l’aphasie. À partir de
1920, on émet des doutes sur le substrat constitutionnaliste, du fait des travaux de
Javal sur les mouvements oculaires (1878), qui laissent penser que ce pourrait être le
traitement les lettres/des mots qui pose problème. E. Malqvist, Factors related to
reading disabilities in First Grade of Elementary School, Stokholm, 1958. S. Borel-
Maisonny, Langage oral et écrit, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1962.
67. P. Debray-Ritzen (1922-1993) est chef de service à l’hôpital Necker entre 1972
et 1988. P. Debray-Ritzen et B. Mélékian, La Dyslexie de l’enfant, Paris, Casterman,
1970 ; P. Debray-Ritzen et F. Debray, Comment dépister une dyslexie chez un petit écolier,
Paris, Nathan, 1979.
68. « Dyslexie et méthode globale », L’Éducation nationale, 16 et 23 novembre 1967.
69. Il oppose déjà méthode phonique/méthode globale, comme plus tard les psycho-
logues cognitivistes opposeront méthode phonique/méthode idéovisuelle (assimilée à
la méthode globale) à partir des travaux américains sur le sujet. Le malentendu sur
ce que les praticiens nomment « méthode globale » est donc durable.
70. C’est le cas de la méthode de lecture Daniel et Valérie (Nathan, 1969-1980), très
répandue dans les écoles, qui comprend toute une série de livrets d’accompagnement
(Daniel et Valérie au zoo, à la campagne, en Angleterre, etc.).
71. C. Freinet, « La méthode globale, cette galeuse ! », L’Éducateur, 30 juin 1959,
pp. 25-31, texte repris comme préface au livre de L. Balesse, La Lecture par l’impri-
merie à l’école, Bibliothèque de l’école moderne, 1961.
www.lecture.org/productions/revue/AL/AL95/page94.pdf.
72. M. Lebrot, « La dyslexie », L’Éducation nationale, 10 mars 1966, pp. 7-9.
73. Id., ibid., 17 mars 1966, pp. 9-11.
74. P. Debray-Ritzen, La Psychanalyse, cette imposture, Paris, Albin Michel, 1991.
75. P. Debray-Ritzen, Lettre ouverte aux parents des petits écoliers, Paris, Albin Michel,
1978, p. 60, qui reprend des articles antérieurs (par exemple, « Dyslexie et méthode
globale », op. cit.).
76. Les commissions chargées de mettre en place les livrets d’évaluations CE2-6e,
dès 1989, élaboreront de tels indicateurs à partir d’exercices pédagogiques (et non de
tests psychologiques).
77. R. Mucchielli et A. Mucchielli-Bourcier, La Dyslexie, maladie du siècle, op. cit.
78. J. Fijalkow, Mauvais lecteurs, pourquoi ?, Paris, PUF, 1986.
79. P. Lecocq, Apprentissage de la lecture et dyslexie, op. cit. S. Dehaene, Les Neurones
de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007.
80. J. Fijalkow est de ceux qui restent sceptiques sur l’existence de la dyslexie.
81. J. Balhoul, Lectures précaires, étude sociologique sur les faibles lecteurs, BPI, Centre
Georges Pompidou, 1987. « Les faibles lecteurs : pratiques et représentations », in
M. Poulain (dir.), Pour une sociologie de la lecture, Paris, éditions du Cercle de la
librairie, 1988, pp. 103-123.

339
L’école et la lecture obligatoire

82. Conduites par l’INSEE et publiées dans la revue Population, entre 1960 et 1970,
elles sont réunies dans un volume important : INSEE, Population et l’enseignement,
PUF, 1970.
83. INSEE, op. cit. en particulier, P. Clerc « La famille et l’orientation scolaire au
niveau de la sixième », (1964), p. 143 sq ; A. Girard et A. Sauvy, « Les diverses classes
sociales devant l’enseignement », 1965, p. 189 sq.
84. B. Bernstein, Classe et pédagogie : visibles et invisibles, Paris, OCDE, 1975 ; Langage
et classes sociales, Codes sociolinguistiques et contrôle social, tr. fr., Paris, Minuit, 1975.

Notes du chapitre 11
1. En ce sens, le recrutement de maîtres bacheliers (décision du gouvernement de
Vichy entérinée à la Libération) constitue une véritable rupture : le corps enseignant
primaire perd la spécificité de sa formation et l’enseignement secondaire, puis univer-
sitaire, devient la « culture commune » de référence pour toute l’école.
2. É. Durkheim, Éducation et sociologie [1904], Paris PUF, 1992, p. 120.
3. Haut Conseil de l’Éducation, L’École primaire, Résultats 2007, PDF, p. 25.
4. Peter Drucker (1909-2005), théoricien du management crée l’expression « société
de la connaissance » (knowledge society), qui est régie par l’innovation, les connais-
sances étant le « capital immatériel » essentiel, dans une économie post-capitaliste,
divisée entre les producteurs de connaissances innovantes et les personnels de service.
« Instead of capitalists and proletarians, the classes of the post-capitalist society are
knowledge workers and service workers ». Post-Capitalist Society , Paperback, 1993.
5. H. Arendt, La Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961 [The
Human Condition, 1958].
6. V. Espérandieu, A. Lion et J.-P. Bénichou, Des illettrés en France. Rapport au
Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1984.
7. C’est la catégorie du ministère de la Culture dans les enquêtes pour désigner
ceux qui ne lisent pas de livres. L’enquête parue en 1982 évalue leur nombre à 26 %,
les faibles lecteurs (moins de dix livres par an) à 28 %. Les Pratiques culturelles des
Français : description sociodémographique. Évolution 1973-1981, Paris, Dalloz, 1982.
8. B. Lahire, L’Invention de l’illettrisme, op. cit. Ce livre comporte une abondante
bibliographie à laquelle nous renvoyons.
9. Infométrie, Illettrisme, Étude quantitative, octobre 1988. L’enquête de l’INSEE
de 2007 aboutit au même résultat : sur 3,1 millions d’illettrés, 1,5 vit dans des zones
rurales et 53 % ont plus de 45 ans. Parmi les tranches d’âge (18-25 ans, 26-35 ans, 36-
45 ans, 46-55 ans et 56-65 ans), on trouve respectivement 4,5 %, 6 %, 9 %, 13 % et
14 % d’illettrés. « Les chiffres de l’illettrisme » http://www.anlci.gouv.fr/. En octobre
2007, on dénombre également 7 millions de « pauvres ». Le lien de cause à effet
établi entre illettrisme et pauvreté n’est donc plus si évident.
10. J. Pailhous et G. Vergnaud (éd.), Adultes en reconversion, Paris, La
Documentation française, 1989.
11. A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Rôle de l’école dans la construction sociale de
l’illettrisme », in J.-M. Besse et al. (dir.), L’Illettrisme en questions, op. cit., pp. 19-46.
12. C’est la définition adoptée par ATD-Quart Monde.
13. C’est la définition adoptée par l’AFL (Association française pour la lecture).

340
Notes

C’est la définition également adoptée, implicitement, par le socle commun de connais-


sances et de compétences.
14. Elle a simplement un intérêt pour démentir ceux qui attribuent la montée de
l’illettrisme à l’effondrement des performances scolaires et à l’incompétence des ensei-
gnants.
15. Jacques Chirac, allocution télévisée du 10 mars 1997.
16. A. Bentolila, De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, op. cit., pp. 63-
65.
17. Cf. chapitre 10.
18. A. Hussenet, IGEN, en collaboration avec Ph. Santana, IPR-IA, Le Traitement
de la grande difficulté scolaire au collège et à la fin de la scolarité obligatoire, rapport
établi à la demande du Haut Conseil de l’évaluation de l’école, novembre 2004, p. 9.
19. Id., ibid., p. 32.
20. C’est seulement sur des « contre-exemples » que la presse présente des expé-
riences « formidables » (alors qu’elles sont souvent bien plus « ordinaires » qu’il n’est
dit). Mais on imagine mal un article de presse décrivant une situation pour dire
qu’elle est banale : où serait l’information ?
21. A. Blum et F. Guérin-Pace, Des lettres et des chiffres. Des tests d’intelligence à
l’évaluation du « savoir lire », un siècle de polémique, Paris, Fayard, 2000.
22. Haut Conseil de l’Éducation, L’École primaire. Bilan des résultats 2007, p. 4.
23. G. Malaurie, Le Nouvel Observateur, 6-12 septembre 2007.
24. J. Hébrard, « L’illettrisme, une émotion des classes cultivées », Bibliothèques
publiques et illettrisme, Paris, ministère de la Culture, DLL, 1986.
25. D. Pennac, Chagrin d’école, Paris, Gallimard, 2007.
26. OCDE, La Littéracie à l’ère de l’information. Rapport final sur l’enquête inter-
nationale sur la littéracie des adultes, Statistics Canada, 2000, p. 10. Pour un regard
critique sur la méthodologie, F. Guérin-Pace et A. Blum, « L’illusion comparative »,
Population, 54 (2), 1999, pp. 271-302.
27. B. Berger, article « Conscrits », in F. Buisson (dir.), Dictionnaire de pédagogie,
1882, t. 1, p. 485.
28. F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français, de Calvin à
Jules Ferry, op. cit.
29. A.-M. Chartier, « La Lecture scolaire entre histoire des disciplines et histoire
culturelle », Éducation et sociétés, 4, 1999/2, pp. 115-129.
30. A. Chervel, La Culture scolaire, une approche historique, op. cit.
31. F. Waquet, Parler comme un livre : l’oralité et le savoir, XVIe-XXe siècle, Paris, Albin
Michel, 2003. Ch. Jacob (dir.), Lieux de savoirs, espaces et communautés, Paris, Albin
Michel, 2007.
32. P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980. La Distinction, op. cit.
33. J. Goody, The Domestication of the Savage Mind, Harvard, Cambridge University
Press, 1977 ; The Interface Between the Oral and the Written, Harvard, Cambridge
University Press, 1987. D. R. Olson, The World on Paper: The conceptual and Cognitive
Implications of Writing and Reading, Harvard, Cambridge University Press, 1994.
34. O. Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, Paris, La Documentation fran-
çaise, 1998. Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, La Documentation
Française, 2003.
35. S. Barluet, Rapport Livre 2010 : pour que vive la politique du livre, juin 2007.

341
L’école et la lecture obligatoire

www.centrenationaldulivre.fr/
36. C. Baudelot, M. Cartier et C. Detrez, Et pourtant ils lisent…, Paris, Le Seuil, 1999.
S. Octobre, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, Paris, La Documentation française, 2004.
37. F. Patureau, Les Pratiques culturelles des jeunes, Paris, la Documentation fran-
çaise, 1992.
38. F. de Singly, « Les jeunes et la lecture », op. cit.
39. B. Lahire, « Les manières d’étudier », Cahiers de l’OVE (Observatoire de la Vie
Étudiante), n° 2, Paris, La Documentation française, 1997.
40. De ce fait, entre 1990 et 2005, le chiffre d’affaires des BD a été multiplié par
4 alors que le chiffre d’affaires général a crû de 32 % (même si les lectures dimi-
nuent, les achats augmentent, dont les achats dans le secteur jeunesse : + 90 %).
S. Barluet, Rapport Livre 2010, op. cit., p. 13.
41. J.-Y. Mollier (dir.), Où va le livre ?, op. cit. La 3e édition de 2007 a été « entiè-
rement refondue et mise à jour après les bouleversements qu’a connus l’univers de
l’édition en 2002-2004 ».
42. Id., ibid., p. 9.
43. S. Barluet, Rapport Livre 2010, op. cit.
44. CREDOC, n° 193, 2006.
45. L. Corbel, J.-P. Costet, B. Falaize, A. Méricskay et K. Mut, Entre mémoire et
savoir, l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation, Paris, INRP, 2003.
46. B. Lahire, La Condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La
Découverte, 2006.
47. J. Cortázar, Cronopes et Fameux, « Fin du monde de la fin » [1962], Paris,
Gallimard, 1993.
48. La croissance des essais d’actualité (+ 124 %) est portée par les ouvrages d’ac-
tualité politique mais aussi scientifico-politique sur l’écologie, la santé, le climat, etc.
49. É. Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, [1904-1905], Paris, PUF, 1990,
p. 399.
50. A.-R. de Beaudrap (dir.), Images de la littérature et de son enseignement chez
les PLC de Lettres, CNDP-CRDP des Pays de Loire, décembre 2003.
51. E. Fraisse et V. Houdart-Mérot (dir.), Les Enseignants et la littérature : la trans-
mission en question, SCEREN, CRDP de Créteil, 2004.
52. A. Piolat et A. Pélissier (dir.), La Rédaction de textes. Approche cognitive,
Lausanne : Delachaux et Niestlé, 1998. A. Piolat (dir.), Lire, écrire, communiquer et
apprendre avec Internet, Marseille, Solal, 2006.
53. L. Hay (dir.), La Naissance du texte, Paris, José Corti, 1989. M. Contat, D. Hollier
et J. Neefs (eds), « Draft », Yale French Studies, 89, juin 1996.
54. P. Clanché, L’Enfant écrivain. Génétique et symbolique du texte libre, Paris,
Centurion, 1988. C. Fabre, Les Brouillons d’écoliers, ou l’entrée dans l’écriture, Grenoble,
CEDITEL, 1990.
55. R. Chartier, « La mort du lecteur ? », in J.-Y. Mollier (dir.), Où va le livre, op.
cit., p. 252.
56. S. Alava (dir.), Cyberespace et autoformation : vers une mutation des espaces de
formation, Bruxelles, de Boeck, 2000. S. Bellier, Le e-learning, Paris, Liaisons
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2, ATIEF et INRP, 2005. http://eductice.inrp.fr/EducTice.

342
Notes

57. H. Godinet et J.-P. Pernin (éd.), Scénariser l’enseignement et l’apprentissage :


une nouvelle compétence pour le praticien ?, actes du colloque de la Biennale de l’édu-
cation 2006, eductice. inrp. fr/EducTice/ressources. H. Godinet, « Perspectives
d’“éducation équitable” ? Contribution à la constitution du réseau de chercheurs en
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http://www.resatice.org/rubrique.php3?id_rubrique=10, Tunis 15-17 novembre 2005.
Ch. Develotte et F. Mangenot, « Tutorat et communauté dans un campus numérique
non collaboratif », Distance et savoirs, 2(2-3), novembre 2004, pp. 309-333.
58. A.-M. Jeay, Les Messageries électroniques, Paris, Eyrolles, 1991. J. Anis (dir.),
Internet, communication et langue française, Paris, Hermès, 1999. Langage & Société,
Écrits électroniques : échanges, usages et valeurs, 104, 2003.
59. A. Chervel, L’Histoire de l’enseignement du français, op. cit.
60. La pratique médiévale ou humaniste des lieux communs, des florilèges de cita-
tions, extraits, anthologies relevait d’une technique du même genre.
61. E. Ferreiro, Culture écrite et éducation, Paris, Retz, 2001. La « dictée à l’adulte »
pourrait ainsi devenir une étape préparant la dictée à l’ordinateur. Elle demande une
maîtrise de la syntaxe traditionnellement repoussée après l’acquisition du code
graphique et orthographique. Les logiciels de synthèse vocale pourraient modifier
cette progression. Commentant l’usage du courrier électronique par une petite fille
de deux ans et demi, qui dicte à son père une lettre à ses grands parents situés les
uns à New York, les autres à Buenos Aires, Emilia Ferreiro écrit : « Imaginons-nous
ce que peut être l’urgence d’être en liaison (avec n’importe qui) des enfants nés à
avec l’ordinateur devenu navigateur dans l’espace Internet ? […] Ni Piaget, ni Vygotski
ne pouvaient imaginer les défis dans le construction de l’espace et du temps auxu-
quels doit faire face Camila. » Emilia Ferreiro, Langage et culture : écriture et nouvelles
technologies, in AGIEM, Enfants des villes, enfants des champs, enfants curieux du
monde, actes du congrès d’Auch, 1998, édition AGIEM, 1999.
62. Les résultats de PISA montrent que les élèves français ont des résultats signi-
ficativement inférieurs aux élèves européens dans toutes les épreuves sollicitant l’ex-
pression d’opinions ou de jugements personnels.
63. Les BT (bibliothèques de travail) éditées par l’ICEM sont le travail d’élèves
qui seraient aujourd’hui en classe de cinquième. 14 ans était l’âge de la scolarisation
obligatoire (donc pour beaucoup, l’âge du certificat d’études) depuis 1936.
64. D. Manesse et D. Cogis, Orthographe : à qui la faute ?, Paris, ESF, 2007.
65. A. Rey, L’Amour du français, Contre les puristes et autres censeurs de la langue,
Paris, Denoël, 2007.

Note de la conclusion
1. C’est une constante des rapports de l’Inspection générale. Cf. Rapport de l’IGEN
1997 (enquête 1995-96) : Polyvalence des maîtres à l’école élémentaire. Rapporteur
Alain Bouchez. Les programmes de 2002, confirmés en 2007, instaurant l’obligation
de « lire et écrire » deux heures par jour dans toutes les disciplines seront peut-être
un frein à cette dérive induite par les injonctions ministérielles elles-mêmes, au nom
de la priorité donnée à la lecture.

343
BIBLIOGRAPHIE

NB : cette bibliographie ne reprend que les ouvrages de référence. On trouvera


dans les notes en fin d’ouvrage les sources documentaires (manuels scolaires, traités
pédagogiques, textes officiels, etc.) et les références aux articles de revues et contri-
butions issues d’ouvrages collectifs.

Ouvrages
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