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L'ecole Et La Lecture Obligatoire
L'ecole Et La Lecture Obligatoire
© Retz, 2007.
ISBN : 978-2-7256-2488-4
SOMMAIRE
Introduction 5
Conclusion 293
Notes 296
Bibliographie 344
INTRODUCTION
L ’école est obligatoire. L’école est devenue obligatoire pour que chaque
enfant apprenne à lire, à écrire et à compter. Savoir lire est obligatoire. On
ajoute souvent « aujourd’hui plus que jamais », puisqu’il faut lire pour s’in-
former, s’instruire, travailler et même se divertir. Il faut savoir lire pour lire
sans y penser, quand il le faut, quand on veut, comme on veut, si on veut.
Il faut savoir lire pour décider de ne pas lire. En arrière-fond des débats
récurrents autour de la lecture, il y a cette évidence partagée : tout le monde
a besoin de savoir lire.
Faut-il donc dire que la lecture n’est pas obligatoire, mais simplement
nécessaire ? Si c’était le cas, il serait inutile d’en faire un apprentissage imposé
par la loi. Le permis de conduire est nécessaire dans un monde où tout le
monde a besoin de savoir conduire, mais personne ne réclame que les auto-
écoles fassent partie de l’Éducation nationale. En revanche, voter relève de
l’obligation, pas de la nécessité. Savoir lire relève à la fois de la nécessité
(sociale) et de l’obligation (scolaire). Parle-t-on dans les deux cas de la même
lecture ?
Par le décret du 11 juillet 2006, qui institue le socle commun de connais-
sances et de compétences, « pour la première fois depuis les lois scolaires de
Jules Ferry, en 1882, la République indique le contenu impératif de la scolarité
obligatoire*1 ». Selon l’article 9 de la loi du 23 avril 2005, « la scolarité obli-
gatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’ac-
quisition d’un socle commun constitué d’un ensemble de connaissances et de
compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa
scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et profes-
sionnel, ainsi que contribuer à réussir sa vie en société2 ». La nation « s’oblige »
donc à faire en sorte que chaque élève puisse maîtriser le socle commun à
seize ans, et les enseignants de l’école et du collège « disposent désormais
d’un texte unique, présentant l’ensemble des valeurs, des savoirs, des langages
et des pratiques » qui sont les objectifs de l’école obligatoire.
Sept piliers déclinent les « capacités de base » visées : 1. langue française,
2. langue vivante étrangère, 3. principaux éléments des mathématiques et
culture scientifique, 4. culture humaniste, 5. techniques usuelles de l’in-
formation et de la communication, 6. compétences sociales et civiques, 7.
autonomie et esprit d’initiative. Peu importe finalement que l’on vise selon
les cas, la maîtrise, la pratique, la connaissance, la possession ou l’acqui-
sition de ces connaissances et compétences. Cette définition de l’instruction
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L’école et la lecture obligatoire
obligatoire pour le XXIe siècle, c’est ce que l’UNESCO nomme literacy (les
connaissances indispensables pour se débrouiller avec les écrits de la vie
courante et être intégré dans la vie sociale de son pays). C’est ce que l’on
a souvent traduit en français par l’expression culture de base, ou savoirs
fondamentaux.
Ces savoirs ne cessent de changer au fur et à mesure que changent la
place des écrits dans la vie courante, les compétences nécessaires à la vie
sociale et le projet d’instruction imposé par l’école obligatoire. Ils débordent
de loin le lire-écrire-compter d’une alphabétisation réussie, comme le montre
le socle commun et l’ampleur des savoirs d’écriture (littéraires, scientifiques,
technologiques, humanistes, civiques) qui le constituent.
Ceux qui sont chargés de faire respecter l’engagement de la nation à
l’égard des jeunes générations sont les enseignants. Puisque le but est fixé,
leur seule question est pratique : comment faire ? Comment faire pour
« garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle
commun », ce lire-écrire-compter de notre temps ? L’ambition est si grande
que la tâche semble impossible. C’est peut-être le même sentiment de
« mission impossible » qu’ont pu ressentir les instituteurs des années Ferry,
en découvrant que l’histoire, la géographie, les sciences seraient désormais
obligatoires et évalués au certificat d’études. Quand la France vote la loi en
1882, elle ne fait pourtant que suivre avec retard les autres pays d’Europe.
L’école est obligatoire depuis déjà un siècle en Allemagne, depuis deux géné-
rations dans les pays nordiques, et les pays du sud de l’Europe – où le réseau
d’écoles est bien moins développé qu’en France – ont déjà voté la loi3. La
loi d’obligation française, célébrée comme fondatrice d’un nouveau régime
d’instruction, du fait qu’elle est couplée à la laïcité et à la gratuité4, met
simplement la France à l’unisson des législations européennes. De la même
façon, le socle commun désigné par la loi d’avril 2005 est la version fran-
çaise du texte adopté par la Communauté européenne et que chaque État
réélabore en tenant compte de ses spécificités. Pour bien des pays voisins,
il est déjà une réalité instituée.
Cependant, une loi n’est rien sans sa mise en œuvre et ceux qui auront
à la réaliser « pratiquement » ont quelque motif d’inquiétude. En effet, ce
programme s’impose à l’heure où les nouvelles technologies sont en train
de transformer toutes les relations à l’écrit, ce qui n’était pas le cas au
temps de Ferry. Ce fut le cas au temps de la presse de Gutenberg, de l’in-
dustrialisation de l’édition dans les années 1830, de l’explosion audio-
visuelle dans les années 1950. L’histoire sociale de la lecture5 et l’avenir
de la culture écrite sur laquelle est fondée l’école se trouvent (une nouvelle
fois) dans une conjoncture d’indétermination et d’incertitude. L’usage
scolaire des inventions les plus récentes (comme les environnements numé-
riques) est encore non fixé. Même si elle n’est pas totalement imprévisible,
l’histoire des pédagogies à venir n’est pas écrite d’avance. Les enseignants
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Introduction
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L’école et la lecture obligatoire
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Introduction
Aujourd’hui, les réformes décidées par les ministères sont gérées dans des
calendriers politiques de court terme, tout comme les débats médiatiques,
prisonniers de l’actualité. Du fait que toute la société est composée d’an-
ciens élèves, chaque adulte a sur l’école des souvenirs d’enfance indélébiles,
qui se trouvent renforcés ou ébranlés quand il devient « parent d’élève ». À
l’aune de cette mémoire subjective, chacun se croit spontanément capable
de savoir ce qui est pérenne dans l’institution tout entière (« c’était pareil
de mon temps ») ou quelles évolutions ont eu lieu, pour le meilleur ou le
pire. Ce savoir d’expérience croise les informations données par les médias,
qui accréditent plutôt le mythe d’une école réfractaire au changement, sauf
de façon marginale. Le corps enseignant est prisonnier d’habitudes difficiles
à défaire, mais leur teneur idéologique ou pédagogique varie avec les géné-
rations et l’air du temps : les conservateurs d’aujourd’hui sont les innova-
teurs d’hier. Pour ceux qui prônent le mouvement (le ministre qui veut
attacher son nom à une grande réforme, les mouvements militants qui le
trouvent bien frileux), il s’agit de vaincre une force d’inertie qui devra bien
finir par céder, puisque le changement, c’est le progrès, l’ouverture, l’adap-
tation aux nécessités du temps (l’espace européen, les standards internatio-
naux), ou aux nouvelles « obligations » (la démocratisation, la modernisation,
l’obligation de résultats). Sur le terrain, il y a des consentements collectifs
faciles à obtenir, des cas de résistance tantôt passive – un peu honteuse –,
tantôt active – brandie comme un drapeau – dans les conjonctures où
changer, c’est régresser, brader l’existant, consentir au pire. Les porte-parole
dénoncent avec véhémence ceux qui sont prêts à céder au chant (moder-
niste, consumériste, technocrate, autoritaire, libéral, laxiste, conservateur,
progressiste, techniciste, etc.) des sirènes. L’école est régulièrement secouée
par ces conflits de position, toujours menés « au nom des intérêts de l’en-
fant ». Ce qui se perd dans ces approches conjoncturelles, c’est la durée et
le sens de la durée. Car l’école ne cesse d’évoluer, parfois très vite, même
si son tempo n’est pas celui des législatures ministérielles.
Sans chercher à faire une histoire de l’enseignement de la lecture, nous
avons sélectionné des questions récurrentes, pour en raconter la genèse, l’évo-
lution, ou les mutations dans le passé de l’école. Selon les cas, le point de
départ a été la Libération (et l’école secondaire de masse), les années Jules
Ferry (et l’école laïque républicaine), mais aussi le siècle des Lumières ou la
Contre-Réforme catholique. Entre le XVIe et le XVIIe siècle ont eu lieu des
mutations de la culture écrite aussi importantes que celles que nous connais-
sons aujourd’hui. Les inventions pédagogiques ou didactiques que les maîtres
ont alors patiemment rodées pour apprendre à lire aux enfants, à de plus
en plus d’enfants de milieu populaire, ont affecté la lecture et son appren-
tissage jusqu’à nos jours.
C’est la deuxième dimension de la durée scolaire. Les institutions scolaires,
quand elles sont entrées dans les mœurs, constituent non seulement nos
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L’école et la lecture obligatoire
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Introduction
maîtres qui ont eu à relever ce défi ne présentent pas la même figure selon
qu’ils devaient faire mémoriser le catéchisme, inculquer les savoirs élémen-
taires de base, ou initier à toutes les lectures d’informations. En revanche,
les paradoxes qui surgissent de l’obligation (quel sort fait-on à ceux qui n’ar-
rivent pas à apprendre ?) se retrouvent de siècle en siècle : comment les ensei-
gnants y ont-ils répondu ?
Le chapitre 3, « L’invention d’une alphabétisation collective », s’interroge
sur les avantages et les limites de l’enseignement collectif de la lecture, qui
a permis de massifier la scolarisation des milieux populaires. Au moment où
la pédagogie différenciée, les aides individuelles, le soutien en tutorat sont
visés plus que pratiqués dans les classes, il faut comprendre ce qui a fait si
longtemps obstacle à la pratique d’une pédagogie collective dont les maîtres
d’aujourd’hui ont au contraire du mal à sortir. Comment cet enseignement
collectif a-t-il construit le premier curriculum de lecture, répartissant les
acquisitions en plusieurs années ?
Le chapitre 4, « Apprendre à lire au temps du B. A. BA », essaie de répondre
à cette question en considérant les méthodes d’alphabétisation sous l’angle
de leur efficacité. Combien de temps faut-il pour apprendre à lire ? À quel
âge commencer ? Au XXIe siècle, les psychologues situent l’âge « normal » de
l’apprentissage entre cinq et huit ans. En France, un enfant qui n’a pas appris
à la fin du cours préparatoire – à sept ans révolus donc – semble déjà en
danger d’illettrisme. Au XVIIIe siècle, on peut commencer à tout âge, la durée
dépend de l’élève, mais le butoir social de l’école est douze ans, âge de la
communion solennelle. Pendant que les maîtres des écoles populaires visent
de façon paradoxale à ralentir l’apprentissage, les précepteurs des familles
privilégiées inventent des « méthodes nouvelles » pour faire lire à partir de
quatre ou cinq ans. Ces innovations pour lecteurs précoces produisent les
premiers « conflits de méthodes » et les premiers « échecs scolaires » de notre
histoire. Quelles en ont été les répercussions pour l’école du peuple ?
Le chapitre 5 traite de « L’invention du manuel d’alphabétisation
moderne », entre Monarchie de Juillet et IIIe République. Il reprend la ques-
tion des « méthodes » à partir des supports inventés massivement par les
enseignants. Dans le foisonnement des outils, alphabets, livres de lecture,
matériel scolaire, tableaux de syllabes inventés par des praticiens, on peut
voir comment les maîtres ont cherché à réduire progressivement l’échec
scolaire de masse. Sous le Second Empire, d’après Victor Duruy, 40 % des
élèves sortent de l’école analphabètes ou illettrés. Une révolution pédago-
gique de grande ampleur a lieu quand les maîtres peuvent abandonner de
la méthode épellative, le B. A. BA en cours depuis l’Antiquité. Devient alors
concevable l’invention du « cours préparatoire », classe inaugurale d’initia-
tion à la langue écrite. Le dispositif, rodé entre 1880 et 1914, n’est pas ébranlé
dans l’entre-deux-guerres, ni après la Libération, mais enrichi de multiples
innovations (méthodes actives, méthode globale de lecture, écriture scripte),
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L’école et la lecture obligatoire
mais il est violemment mis en cause dans les années 1970, lorsque la lecture
silencieuse est rendue obligatoire.
Le chapitre 6 s’interroge donc sur « la crise de la lecture à voix haute »,
cette pratique de lecture aussi vieille que l’école. Alors que la lecture silen-
cieuse est une pratique sociale banale depuis la fin du Moyen Âge en milieu
lettré et qu’elle a gagné tout l’espace social au fil des siècles, elle n’est pas
devenue une pratique scolaire « obligatoire » avant les Instructions de 1972.
Son arrivée dans les classes est-elle une réponse à la crise de l’école et à
l’échec scolaire de cette époque ? Ou bien en est-elle le déclencheur et le
symptôme ? À travers cette étude de cas, c’est la question plus vaste des
situations de crise de la lecture scolaire qu’on voudrait interroger.
Le chapitre 7, « Lire pour s’instruire : les lectures scolaires entre mémoire
et intelligence du texte », s’intéresse aux contenus spécifiquement destinés
à transformer les lectures en savoirs. Avec l’école républicaine, le « lire pour
apprendre à lire » est suivi du « lire pour apprendre ». Les savoirs de l’école
qui constituent la littéracie du temps, le socle commun de connaissances et
de compétences de la IIIe République, sont des savoirs d’écriture (histoire,
sciences, orthographe et grammaire). Au moment où, sur le modèle de l’en-
seignement secondaire, se répandent des manuels spécialisés par discipline,
l’éclatement des savoirs primaires donne naissance à une nouvelle discipline,
le français. Alors que Jules Ferry recommande paradoxalement aux maîtres
de « fermer les livres » pour dialoguer avec les élèves, les maîtres résistent,
perpétuant des lectures collectives, intensives, qui sont autant de leçons à
apprendre, au grand dam de leurs inspecteurs. Nous avons cherché à
comprendre à la fois la prescription et la résistance à la prescription, qui ne
sont pas de même nature en histoire et en sciences. Et pourquoi les diffi-
cultés pour « lire en histoire » ou « lire en sciences » ne se sont-elles pas
retrouvées pour « lire en français » ?
Le chapitre 8, « Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature
de jeunesse et les limites de l’obligation », retrace comment l’école a institué
à côté du « lire pour s’instruire », un « lire pour lire », qui mobilise la litté-
rature française et, de plus en plus, la littérature de jeunesse. En effet, le
français, l’histoire, la géographie, les sciences cherchaient à faire respecter
la langue française, à faire connaître et aimer la France, à donner confiance
dans le progrès scientifique. Mais ils ne cherchaient ni à faire aimer la lecture
ni à transformer les élèves en lecteurs de livres. Comment sont reçues ces
nouvelles visées culturelles ? À quelles conditions des lectures longues ont-
elles été scolarisables ? Il est resté difficile de donner au « lire pour lire » le
même statut d’obligation qu’au « lire pour apprendre à lire » et au « lire pour
apprendre ».
Le chapitre 9 essaie de situer plus largement la lecture scolaire « entre
culture et savoirs » en retrouvant comment la conjoncture historique de
l’après-guerre a modifié la conception des transmissions scolaires. Une
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Introduction
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L’école et la lecture obligatoire
Articles dont les chapitres sont tirés sous une nouvelle version
actualisée, remaniée ou qui ont servi de matériaux de départ
pour une écriture nouvelle :
Chapitres 1 et 2 : « En quoi instruire est un métier », Esprit, 12, 1991, pp. 55-
77 ; « Les “faire” ordinaires de la classe : un enjeu pour la recherche et pour
la formation », Milieux et liens sociaux, sous la direction d’Y. Grafmeyer, Lyon,
Édition du Programme pluriannuel en sciences humaines Rhône-Alpes,
[Chemins de la recherche n° 17], 1993, pp. 177-193.
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Introduction
15
CHAPITRE
1
Ce sont ces injustices qui nous confirment davantage encore dans l’idée
que l’obligation scolaire est un droit imprescriptible, que la maîtrise de l’écrit
est une condition de la liberté individuelle et de l’émancipation collective,
et qu’il est du devoir des États de faire appliquer le droit dans les faits. En
France, on pense qu’aucun enfant n’échappe à la scolarisation. Constater le
contraire provoque toujours une certaine surprise : on se souvient, dans les
années 1980, de l’incrédulité des inspecteurs découvrant, dans leur départe-
ment, des dizaines, voire des centaines, d’enfants du voyage non scolarisés,
ou à peine. D’autres situations attirent sporadiquement l’attention des
médias : enfants de familles sans lieu de résidence personnelle, que les mairies
ne peuvent ou ne veulent enregistrer, mais aussi familles qui refusent l’école,
ou encore, enfants vivant dans des sectes ou des communautés marginales.
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L’école et la lecture obligatoire
Ces derniers cas sont si peu nombreux qu’ils n’entament guère notre repré-
sentation de la scolarité3.
Cependant cette scolarisation universelle a pu récemment être remise en
cause. Si l’obligation réside dans l’instruction de base, à savoir l’acquisition du
« lire, écrire et compter », l’État doit vérifier que tous les enfants ont été en
situation de les acquérir, à l’école (gratuitement) ou ailleurs. Aux États-Unis,
on observe depuis les années 1970 un mouvement en faveur de l’éducation
familiale, le home schooling. Né des critiques à l’égard d’une institution sclé-
rosée4, qui confond les fins (le savoir) et les moyens (l’école), ce mouvement
a d’abord touché ceux qui voulaient soustraire leurs enfants à ses dysfonc-
tionnements autant qu’à son conformisme oppressif. Les « écoles alternatives »
et le home schooling appartenaient alors à la même mouvance progressiste
anti-autoritaire. Le mouvement s’est développé en même temps que chan-
geaient sa base sociale et ses références idéologiques. D’après les rapports offi-
ciels, 750 000 enfants étaient scolarisés à domicile aux États-Unis en 1999,
1,1 million en 2003 (2,2 % des effectifs)5. Brian D. Ray, fondateur du NERHI
(National Home Education Research Institute), estime que la population scola-
risée à domicile en 2005-2006 est de 1,9 à 2,4 millions de personnes. Les parents
interrogés placent en tête des motifs invoqués à leur démarche la meilleure
qualité de l’éducation familiale et la transmission des valeurs religieuses et
morales. Ils veulent aussi préserver leurs enfants de la violence scolaire, de la
drogue, des risques de délinquance. Ces préoccupations font partie des thèmes
favoris des prédicateurs évangélistes et des politiciens de la droite nationaliste
américaine, qui prônent le retour aux valeurs familiales.
Tout un marché conçu pour aider les parents dans leurs tâches d’ensei-
gnement (presse, guides pédagogiques, matériel éducatif) a explosé avec
Internet, les ressources en ligne simplifiant considérablement les conditions
matérielles de l’apprentissage à domicile. Les associations de parents ont des
revendications politiques et insistent sur l’économie qu’ils font faire à la
collectivité. En effet, l’éducation à la maison est bien moins coûteuse que
l’éducation publique (le coût par élève est divisé par dix). Les parents deman-
dent donc aux pouvoirs publics une aide financière sous forme d’un « chèque-
éducation », ou le versement d’une indemnité à la mère (ou au parent) qui
se consacre à l’instruction de ses enfants. En France, on n’observe aucun
mouvement social de ce type pour l’instant, mais des inquiétudes se font
jour devant les dérives sectaires. Ainsi, le Parlement a légiféré en février 2007
pour durcir le contrôle de la scolarisation à domicile6, rendant aujourd’hui
presque impossibles les solutions « alternatives » qui ont fleuri dans les années
1970 (éducations familiales communautaires). Plus d’un siècle après Jules
Ferry, l’évolution des mœurs oblige à reconsidérer les attendus de la loi, en
France comme dans d’autres pays. D’autres cas litigieux entraîneront sans
doute des procès, qui obligeront à inventer des jurisprudences inédites7. Car
qu’est-ce qui est obligatoire, l’école ou l’instruction ?
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Quand lire devient obligatoire
MÉMOIRE ET HISTOIRE
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L’école et la lecture obligatoire
ans en 1841, avant douze ans en 187410, concernent les enfants employés dans
les fabriques et les ateliers, mais pas ceux qui travaillent gratuitement avec
leurs parents. La préparation de la loi d’obligation scolaire suscite de longues
discussions et polémiques, car elle remet en cause l’autorité paternelle,
sommée de plier devant l’État, pour ce qui lui appartient en propre, l’édu-
cation de ses enfants. La loi distinguera donc subtilement l’offre d’instruc-
tion (gratuite et laïque) à laquelle s’oblige l’État, et l’obligation d’instruction
que chaque père de famille doit prendre en charge, quitte à l’assurer lui-
même, à domicile ou dans des institutions privées, l’inspecteur du lieu ayant
le droit et le devoir de vérifier que les enfants apprennent bien à lire et à
écrire. Pour la majorité des familles, cette liberté est une fiction : seule l’école
est en mesure d’assurer ces apprentissages.
Insister sur la rupture, qui oppose un « avant » à un « après », c’est s’at-
tacher à l’aspect politique et législatif, qui fait de l’école pour tous un combat
et une conquête. L’exemple contemporain de l’école maternelle montre pour-
tant qu’une forte demande sociale peut imposer la scolarisation dans les faits
sans loi d’obligation11. D’après les travaux des historiens, il existe un progrès
lent mais continu12 de l’alphabétisation, de Calvin à Jules Ferry13, à travers
les vicissitudes des régimes politiques. Les courbes statistiques montrent que
cette croissance continue est finalement peu sensible aux changements de
gouvernement, aux coups d’État et aux révolutions. À l’aube de la
IIIe République, le recteur Maggiolo mobilise 16 000 instituteurs pour relever
les signatures des époux sur les actes de mariage enregistrés dans les registres
paroissiaux ou d’état civil : on voit ainsi monter régulièrement la « capacité
à signer », qui semble un bon indicateur d’une instruction élémentaire14, avec
un rattrapage progressif de l’écart entre les sexes.
À la fin du XVIIe siècle, moins d’un tiers des hommes peut signer, une
moitié y parvient à la fin du XVIIIe, trois sur quatre en 1865. Il faut attendre
la Restauration pour voir signer un tiers des femmes, le Second Empire
pour dépasser la moitié (six sur dix en 1865). L’alphabétisation réussit plus
tôt là où l’offre d’école rencontre la demande des familles, plus pressante
pour les garçons que pour les filles, plus précoce dans les villes que dans
les campagnes, dans les territoires protestants que catholiques. Les dispa-
rités géographiques sont fortes. La fameuse ligne qui relie Saint-Malo à
Genève, repérée par l’administration d’État dès 1830, marque une frontière
culturelle entre « deux France15 », celle du nord étant bien plus alphabé-
tisée que celle du sud.
La loi d’obligation de 1882, loin de créer une rupture dans les pratiques,
se donne plutôt les armes du droit pour agir à la marge, sur la minorité qui
se trouve hors de l’école, et surtout pour allonger la scolarisation de beau-
coup d’enfants, très vite soustraits du système, mais elle ne crée pas un bond
en avant qui permettrait une alphabétisation à 100 %. Les pourcentages qui
manquent portent sur les populations les plus difficiles à conquérir, sur des
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Quand lire devient obligatoire
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L’école et la lecture obligatoire
L’ENSEIGNEMENT DE LA LECTURE
PAR LE MAÎTRE CATÉCHISTE
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Quand lire devient obligatoire
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L’école et la lecture obligatoire
tait déjà des petites écoles où les enfants apprenaient à lire en latin, avant
de passer au français25 et des écoles charitables gratuites26 réservées aux indi-
gents. La double innovation de La Salle (gratuité généralisée et lecture directe
en français) rend rapidement les écoles attractives dans les villes puisque les
Frères acceptent aussi bien les enfants des familles pauvres que ceux des
artisans, des boutiquiers et des petits métiers urbains.
La Salle a compris que la formation d’un habitus chrétien pour le peuple
ne peut se faire sur la base des contenus cléricaux et savants que les collèges
ont conçus pour les enfants des élites. Il invente donc un autre curriculum
et une autre pédagogie (nous y reviendrons) qui s’appuient sur la pratique
religieuse autant que sur la lecture des savoirs doctrinaux27. Cet apprentis-
sage exige une discipline sans défaillance, que les familles acceptent en contre-
partie des profits sociaux qu’elles espèrent bien tirer d’une alphabétisation
élémentaire. Mais la règle est claire : si on peut châtier sévèrement les élèves
pour leurs fautes de conduite, on ne doit pas les punir pour leur difficulté
à apprendre. Chez les Frères, les élèves ne réussissent peut-être pas tous à
apprendre à lire, mais tous doivent pouvoir faire leur communion.
À la fin du XIXe siècle se met en place une autre figure, qui habite encore
la mémoire de l’école publique actuelle. L’enjeu en est le salut de la nation
républicaine, et le moyen, l’école laïque, gratuite et obligatoire, qui doit
former les futurs électeurs du suffrage universel. Il s’agit de « faire les élec-
teurs et non les élections », dit Jean Macé, militant laïc pour la loi d’obli-
gation scolaire et pour le développement des bibliothèques populaires. Depuis
la Restauration, une instruction élémentaire généralisée est devenue une
urgence pour ces élites qui voient dans l’ignorance du peuple un véritable
danger social. À leurs yeux, l’instruction dénouera l’emprise qu’exercent sur
des hommes sans instruction aussi bien le clergé rétrograde que les nouveaux
démagogues sociaux qui rêvent de socialisme. Grâce à elle, on fera l’éco-
nomie des révolutions qui déchirent le corps social et font le lit de la réac-
tion. Ainsi, on permettra que s’accomplisse le programme rêvé mais non
tenu par la Révolution française. Pour les républicains qui ont été exilés ou
pourchassés par un Second Empire autoritaire, la laïcité doit permettre la
réconciliation de la nation puisque, comme l’écrit Ferdinand Buisson, les
enfants issus de toutes les familles apprendront ensemble que l’école « est
faite pour aimer et pour apprendre à s’entr’aimer, par-dessus toutes les diver-
gences politiques et religieuses […] réalisant sous les yeux de tous, suivant le
mot de Ferry, une fraternité supérieure à tous les dogmes28 ». Les instituteurs
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Quand lire devient obligatoire
qui doivent faire adhérer les jeunes générations à ce projet politique, devien-
nent des fonctionnaires d’État. Désormais, leur carrière dépend uniquement
de l’inspecteur, non de l’avis que portent sur eux les curés, les maires, les
députés ou les parents d’élèves. Les maîtres deviennent ainsi des militants
de la laïcité, au nouveau sens du mot, dans un État devenu « neutre entre
les religions », selon la formule de Renan, mais non pas neutre en politique,
puisque la République est son combat29. Mais que les enfants du peuple
sachent lire, écrire et calculer en français n’est pas un projet suffisant. Il faut
qu’ils soient imprégnés des savoirs de la modernité scientifique et de la
conscience nationale, ces savoirs d’écriture et non d’oralité que sont les
sciences, l’histoire, la géographie et bien sûr la morale (qui est la « science
des devoirs ») et même la littérature française. La capacité à lire est donc
définie de façon nouvelle et les enfants, d’après la loi, doivent aller sept ans
à l’école (entre six et treize ans), ce qui allonge la fréquentation ordinaire
de plusieurs années. Les maîtres républicains autant que les responsables
ministériels seraient surpris et sans doute ulcérés d’apprendre que l’école de
Ferry, dans la mémoire collective de la fin du XXe siècle, était « seulement »
l’école du savoir lire, écrire et compter.
Là aussi, le projet de formation obligatoire se heurte vite à ses limites.
L’examen qui marque la fin de l’école est le certificat d’études primaires30.
C’est un examen que les autorités ont voulu à la fois démocratique et
exigeant, pour lui donner une forte valeur symbolique et sociale. Sous le
Second Empire, bien des départements avaient mis en place des examens
ou des concours (un peu sur le modèle d’un « concours général » du primaire)
pour rendre publique, à travers les performances de leurs meilleurs élèves,
la renommée des maîtres qui les avaient préparés. Mais c’était mettre les
écoles en concurrence. Les maîtres se trouvaient encouragés à surentraîner
les têtes de classes en délaissant le troupeau. Cette logique élitiste avait déjà
été condamnée par Victor Duruy, ministre de Napoléon III. Le certificat
institué en 1868 dans le département de la Seine par le vice-recteur Octave
Gréard est une alternative à cette logique. Jules Ferry et Ferdinand Buisson
s’inscrivent dans cette lignée. Pour Ferry, « le certificat est destiné à devenir
très général31 », il sera la garantie « d’une instruction et d’une intelligence
moyennes ». Le vœu de Ferry était de faire du certificat un rite de passage
aussi général que la communion solennelle et prenant sa place comme
épreuve d’entrée dans l’âge adulte.
Pourtant ce vœu ne se réalise pas : la moitié d’une génération seulement
réussit à sortir certifiée de l’école, après un entraînement intensif en dictée.
Les maîtres refusent de présenter des élèves trop faibles à leurs yeux, lecteurs
ou scripteurs trop malhabiles. Pourtant l’école doit bien avoir pour mission
d’instruire tous les enfants et pas seulement un sur deux. Comment faire
passer auprès de tous ceux qui restent des lecteurs besogneux les savoirs
modernes de l’instruction républicaine (l’histoire, la géographie, les sciences)
25
L’école et la lecture obligatoire
alors qu’il s’agit de « savoirs livresques » ? Pour introduire dans les écoles de
village des contenus aussi savants, les maîtres font réciter des leçons lues et
apprises par cœur, comme les règles de grammaire, et selon la méthode que
l’enfant connaît au catéchisme. Pour les décideurs ministériels, une telle
pédagogie va à l’encontre de ce qu’elle vise. Contre la pratique ordinaire
(chaque lecture est une leçon à apprendre et à réciter), le ministère recom-
mande de « fermer les livres » et de faire la leçon en français pour oraliser
les savoirs d’écriture, en sciences (avec les leçons de choses), en histoire (avec
les grandes images représentant les épisodes mémorables et les héros qui
ont fait la France), en géographie (grâce aux cartes qui situent les montagnes,
les fleuves et le tracé des frontières qui font de la France une patrie). L’école
républicaine se pense donc comme une école d’instruction par la lecture,
instruction impossible si elle n’est pas accompagnée d’une incessante refor-
mulation orale des textes à comprendre et à mémoriser.
L’école républicaine fait même davantage. Alfred Binet a mis au point
en 1904 le fameux test qui porte son nom, l’échelle métrique de l’intelli-
gence (dont les psychologues des États-Unis tireront le fameux Q.I.), afin
de détecter les enfants inaptes à suivre le cursus ordinaire. Pour tenir le
pari d’une alphabétisation généralisée, alors que certains enfants, que l’on
appelle alors arriérés, paraissent inaptes à toute scolarisation, des classes
spéciales sont créées dès 1909 pour alphabétiser à leur rythme ceux qui ne
peuvent être a priori exclus des privilèges de l’instruction. Personne ne
doit échapper à l’instruction32.
Le métier de maître d’école se trouve donc défini de façon nouvelle. D’une
part, les maîtres restent éloignés de la culture lettrée des écoles secondaires,
et, comme les Frères des écoles chrétiennes, ils n’apprendront jamais le latin.
D’autre part, ils doivent être assez instruits pour maîtriser ce qu’ils ont à
enseigner. Les programmes des Écoles normales cherchent à leur faire
acquérir ces savoirs nécessaires, plus encore qu’à les former pédagogique-
ment. Ils doivent lire, lire des livres pour s’instruire. Une multitude de revues
pédagogiques, d’ouvrages de vulgarisation est diffusée vers les écoles pour
les aider à construire cette culture primaire laïque, que les décideurs poli-
tiques parviennent à substituer en une génération à la culture catholique,
qui est encore la référence majoritaire de la France rurale. Dans un climat
de conflit violent entre l’Église et la République33, l’école publique doit
trouver une voie qui rallie les familles à un projet d’instruction imposé de
façon identique sur tout le territoire national.
26
Quand lire devient obligatoire
27
L’école et la lecture obligatoire
titution scolaire, des qualifications les plus brèves (ouvriers, employés) aux
plus longues (techniciens, ingénieurs). La représentation des études univer-
sitaires en est bouleversée. En effet, si les universités de droit et de méde-
cine se sont toujours considérées comme des lieux de formation menant
à des professions, les universités de sciences et de lettres sont restées très
attachées à l’idée du savoir gratuit, de la culture générale, de la formation
de l’esprit critique et de la recherche désintéressée. C’est avec réticence
qu’elles ont admis devoir, elles aussi, se soucier des débouchés de leurs
étudiants sur le marché du travail.
Comme les universités sont toujours les grandes pourvoyeuses des concours
pour l’enseignement qui testent la culture générale d’un étudiant dans une
discipline37, les professeurs du second degré qu’elles ont formés partagent
très largement cette vision du savoir conçu comme un objet d’intérêt choisi,
ayant « en soi » sens et valeur, indépendamment de ses usages sociaux.
Comment transmettre les disciplines scolaires à des collégiens ou à des lycéens
pour qui ces savoirs sont subis bien plus que choisis ?
De fait, la société, l’école, les enseignants, le monde du travail lui-même38
ne peuvent pas ne pas être transformés, à court et à plus long terme, par
un mouvement qui obéit à une injonction impérieuse, mais qui pourrait être
indéfinie : « Il faut plus d’école, beaucoup plus d’école, pour tout le monde. »
SECONDARISATION DU PRIMAIRE,
PRIMARISATION DU SECONDAIRE
28
Quand lire devient obligatoire
après un DEUG universitaire. Après 1990, ils doivent être titulaires d’une
licence pour présenter le concours de professeur des écoles, en candidats
libres ou après un an de préparation en IUFM.
Les années de formation professionnelle (l’année ou les années de prépa-
ration du concours, puis l’année où les lauréats stagiaires, non titulaires, se
préparent au métier) pourront-elles recevoir une validation universitaire plus
élevée (de niveau « bac plus cinq ») ? C’est une question d’actualité, avec la
mise en place des mastères, puisque c’est à ce niveau que de nombreux ensei-
gnants sont recrutés dans d’autres pays d’Europe. L’école primaire n’a plus
à préparer les enfants à la vie active mais seulement à l’enseignement secon-
daire, et la mission des nouveaux « professeurs des écoles » est de préparer
les élèves à continuer leurs études, pour une scolarité de plus en plus longue,
dont l’issue reste incertaine.
En revanche, l’enseignement secondaire général – qui, pendant trois siècles,
ne s’était jamais préoccupé de l’avenir social de ses élèves (sauf des bour-
siers, promis à l’enseignement) – doit maintenant faire face à une masse de
jeunes qui considèrent les études comme un passeport pour l’emploi39.
Comment concevoir l’enseignement obligatoire pour les générations qui ont
entre onze et seize ans ? On trouve sur les mêmes bancs des collèges ceux
qui réussissent brillamment et ceux qui sont « illettrés » en sixième, ceux qui
sont promis à de très longues études et ceux qui seront rapidement
« orientés » vers le monde du travail, ceux qui aiment étudier et ceux qui
détestent l’école, ceux que les savoirs scolaires intéressent et ceux qui oublie-
ront vite ce qu’ils auront appris dans les livres. Le collège fait partie de
« l’école obligatoire », mais il est aussi l’antichambre du lycée. Comme ce
sont les mêmes professeurs qui enseignent ici et là, rien d’étonnant à ce que
les enseignants des collèges se sentent plus proches de leurs collègues des
lycées que des professeurs d’école, même s’ils sont devenus, comme eux,
« des maîtres de l’école obligatoire ».
Or, du fait de leurs études universitaires, des contenus des programmes,
des visées de l’enseignement secondaire général débouchant sur l’enseigne-
ment supérieur, les professeurs du second degré ont gardé l’ambition de
transmettre une « culture générale ». Comme au temps où ils étaient destinés
à former les futures élites. Les professeurs recrutés pour préparer des élèves
sélectionnés en vue des divers baccalauréats n’ont pas à avoir de souci utili-
tariste à court terme. Les mathématiques qu’ils enseignent n’aident pas à
faire des comptes, ni à calculer des périmètres de champs à clore, comme
cherchaient à le faire les problèmes d’arithmétique primaire. La littérature
des professeurs de lettres ne recoupe guère le monde littéraire dont on parle
à la télévision. Les professeurs de biologie, même s’ils se sentent le droit de
parler du SIDA ou des effets du tabac, ne confondent pas leur enseignement
avec une éducation à la santé. L’usage social des savoirs scolaires n’est pas
ce qui oriente les enseignements, même techniques40. L’usage professionnel
29
L’école et la lecture obligatoire
lointain que les mathématiques auront dans le travail d’un technicien, d’un
médecin ou d’un ingénieur ne peut davantage servir de boussole pour
orienter les contenus des programmes ou les progressions disciplinaires.
Quelles sont les finalités d’une telle instruction, qui, aujourd’hui comme hier,
suppose que soit réglé en amont le problème « des apprentissages de base »,
c’est-à-dire de la lecture et de l’écriture autonomes ?
Ces trois figures de maîtres montrent que des conjonctures historiques pour-
tant bien différentes ont fait naître la même conviction forte. Pour répondre
à ce qui semble un défi social urgent (sauver son âme, bâtir la République,
s’insérer dans le monde du travail), la réponse est toujours la même : il y a
nécessité et urgence à instruire, il y a nécessité et urgence à donner à tout
le monde la maîtrise des savoirs d’écriture requis par la société environnante,
qu’elle s’appelle instruction élémentaire (chrétienne ou profane), savoirs
fondamentaux, compétences de base, SMIG culturel, socle commun de
connaissances. Derrière toutes ces appellations est désigné, de façon constante
mais floue, ce qu’on appelle aujourd’hui la « littéracie41 », qui est le savoir
lire et écrire obligatoire d’une époque, la culture écrite de base partagée par
une société.
Il y a urgence et nécessité à faire lire tout le monde, sans exception, qu’on
soit fille ou garçon. Pourtant, il faut remarquer que c’est seulement le salut
des âmes qui concerne les deux sexes de façon totalement égalitaire, même
si ce qui est vrai en théorie théologique n’a pas toujours eu d’effet en pratique
pastorale, les prêtres ou les Frères s’occupant des garçons et laissant l’édu-
cation religieuse des filles aux familles ou aux congrégations féminines. De
même, s’agissant de la formation civique, les femmes n’ont été pendant long-
temps que des citoyennes par procuration, malgré des proclamations d’éga-
lité républicaines, puisqu’elles n’ont pas eu le droit de vote avant 1945,
c’est-à-dire très tardivement par rapport aux autres pays du monde (dix ans
après la Turquie). Quant au marché du travail, il n’est toujours pas, loin s’en
faut, égalitaire pour les deux sexes.
Il y a urgence et nécessité à instruire pour toute la vie, puisque l’ins-
truction vise non seulement les enfants mais les adultes qu’ils vont devenir.
Du temps de la catéchisation de masse, les enfants n’en ont pas fini avec la
religion une fois qu’ils ont fait leur communion, ils ont à devenir meilleurs
chrétiens de leur baptême à leur extrême-onction : toute une littérature de
piété est éditée pour leur édification. Dans l’école républicaine, les garçons
ne deviennent citoyens actifs qu’à leur majorité (21 ans, puis 18 ans à partir
de 1974), c’est-à-dire bien longtemps après leur sortie de l’école. « Celui qui
30
Quand lire devient obligatoire
vend son vote se déshonore », lit-on dans des cahiers d’élèves de onze ans, qui
s’appliquent à recopier ce modèle d’écriture, mais ne feront l’expérience de
l’isoloir et du bulletin dans l’urne que dix ans plus tard, après avoir eu « l’hon-
neur de servir la patrie sous les armes ». L’école leur rappelle ainsi qu’ils
devront exprimer leurs convictions et participer aux décisions de l’espace
public de leur majorité à leur mort. Dans le monde du travail actuel, la
formation initiale est suivie de la formation « continue », « permanente »,
« en cours d’emploi ». De multiples discours ne cessent de répéter que
personne ne pourra cesser d’apprendre tout au long de sa vie profession-
nelle, car les transformations techniques ou économiques obligeront non
seulement nombre de travailleurs à changer d’emploi mais aussi à « retourner
à l’école ». Les stages, les cours, les formations diverses sont devenus d’au-
tant plus visibles dans l’environnement qu’ils ne sont plus seulement des
outils de promotion sociale mais qu’ils accompagnent tous les plans sociaux
et les situations de chômage.
Pourtant, pour la première fois, l’obligation de s’instruire n’est plus un
projet coextensif à la vie humaine, mais seulement à la vie active. Si les
savoirs à acquérir ont pour priorité de préparer à la vie professionnelle,
confondue avec le temps du travail, les retraités se trouvent exclus des grands
enjeux actuels concernant les savoirs à faire acquérir et à transmettre. Ou
plutôt, ils se trouvent libérés d’une conception utilitariste des savoirs. Certes,
ils peuvent se contenter d’être des consommateurs de biens et de services.
Mais dans le temps libéré des contraintes du travail, on les voit aussi peupler
les universités du troisième âge et viser des activités d’enrichissement intel-
lectuel et culturel gratuites : l’éducation libérale, telle que la pensaient les
professeurs attachés à la formation de l’honnête homme, serait-elle en passe
de devenir un loisir de vieillesse ? Le savoir lire, écrire et compter du XXIe siècle
est-il devenu, en fait sinon en droit, un simple outil d’embauche ?
L’obligation d’instruction, qui inclut la lecture obligatoire et qui a fini par
se confondre avec une obligation de scolarisation sans cesse accrue, produit
nombre d’effets paradoxaux.
31
CHAPITRE
2
33
L’école et la lecture obligatoire
Quand une nouvelle urgence d’instruction émerge dans l’espace social, elle
n’élimine pas pour autant les anciennes valeurs. Tout le monde veut croire,
au contraire, que les contraintes découlant du présent peuvent être prises
en charge en sus de celles héritées du passé et que l’école saura répondre
aux nouvelles demandes sociales sans abandonner ses anciennes missions.
Ainsi, les frères des Écoles chrétiennes, en même temps qu’ils apprennent à
prier, enseignent à lire à tout le monde, à écrire et à compter à une élite
populaire. Quand les républicains suppriment l’enseignement religieux, ils
doivent prouver que la mission éducatrice de l’école n’en sera pas affaiblie,
davantage, ils mettent au premier plan l’enseignement d’une morale
commune, sans se référer à une religion ou à une philosophie particulières
(ce que contestent les catholiques), en même temps qu’ils instituent une
histoire et une géographie nationales, pour apprendre à tous à aimer la
patrie. L’histoire et la géographie perdureront dans l’école, mais la morale,
qui, pas plus que le catéchisme, ne peut finalement être évaluée dans une
épreuve d’examen, disparaît progressivement des pratiques enseignantes
entre les deux guerres, bien avant d’avoir disparu des textes officiels3.
On trouve les mêmes questions lorsque de nouveaux contenus apparais-
sent dans les programmes. Les nouveaux enseignements considérés comme
« incontournables » (par exemple, apprendre à utiliser l’ordinateur) finissent
toujours par provoquer le recul ou même l’effacement d’autres activités.
Comment généraliser l’initiation précoce aux langues vivantes sans diminuer
le temps pris aux heures de français4 ? Dans l’école primaire, on peut main-
tenir la fiction d’emplois du temps « souples » où les horaires sont des four-
chettes indicatives, modulables au fil des semaines, ce qui rend leur contrôle
quasi impossible. Mais dans l’enseignement obligatoire du collège, les concur-
rences entre disciplines touchent à l’organisation des emplois du temps, donc
à la vie des élèves et des professeurs. Comment répartir des horaires qui ne
sont pas extensibles ? Comment accroître la place à accorder aux mathéma-
tiques ou à l’informatique, sans que ce soit au détriment des lettres ou des
arts ? Comment tenir compte du socle commun de connaissances5, qui est
perçu par les uns comme une charte qui vient en sus ou à côté des programmes
en vigueur, reçu par certains comme un programme alternatif, tandis que
d’autres y cherchent le « plancher » définissant un niveau minimal pour
mauvais élèves ? Comment intégrer ses injonctions dans l’ordinaire des classes ?
Toute reconfiguration des « savoirs obligatoires » met fatalement certaines
disciplines sur le chemin du cimetière, en même temps que le corps de leurs
spécialistes. Cependant, ce ne sont pas les mêmes personnes qui s’émeuvent
dans l’espace social pour dénoncer « l’assassinat » programmé des travaux
manuels ou du grec ancien, de la couture ou de la littérature. À l’intérieur
34
Les paradoxes de l’obligation
35
L’école et la lecture obligatoire
Le désir de vivre dans une institution aux normes simples et claires risque
ainsi de produire deux dérives symétriques : celle des réalistes, soucieux d’être
efficaces et celle des idéalistes qui refusent de transiger sur certains prin-
cipes. Les premiers se demandent avec pragmatisme comment tracer les
chemins les plus courts vers la demande sociale et le marché de l’emploi,
comment aider les élèves en échec à retrouver confiance en eux en réussis-
sant leur stage en entreprise, alors qu’ils détestent une école qui ne les aime
pas. Ils jugent sévèrement l’inertie d’une institution qui, sous prétexte d’éga-
lité, veut obliger tout le monde à préférer les livres aux médias et à faire
des études abstraites. Ils constatent que ces élèves n’ont rien retenu de l’his-
toire de la Première Guerre mondiale, ou, ce qui est pire, de la Seconde,
sauf l’ennui. Ils se demandent si certains collégiens n’auraient pas pu mieux
utiliser le temps perdu à échouer sur des langues étrangères que, de toute
36
Les paradoxes de l’obligation
façon, ils ne parleront pas. Pourquoi leur infliger, comme autant de puni-
tions, des lectures de romans si loin d’eux, alors qu’on pourrait les aider à
mieux comprendre ce qu’ils aiment lire, les BD et les revues de loisirs ? De
ce fait, les réalistes prônent les lectures fonctionnelles et les programmes à
la carte, acceptant de « parer au plus pressé » et de remettre à plus tard (il
y a une vie sociale après l’école) les soucis de formation identitaire, civique
ou culturelle. Faut-il pour autant s’avouer prisonnier du court terme ?
Le risque inverse est celui de la belle âme, qui ne veut rien céder sur
« l’essentiel », la formation des sensibilités et des imaginaires, la construc-
tion des identités citoyennes, les curiosités intellectuelles et la transmission
des valeurs. Si la légitimité de l’école réside dans son projet de transmission
collective, elle doit continuer à faire comprendre le monde à tous, à instruire
sans exclure, sans se soucier de la rentabilité des apprentissages à court terme,
sans se sentir culpabilisée d’être impuissante pour l’avenir des élèves sur le
marché de l’emploi. Elle doit faire partager des savoirs, des émotions et des
valeurs, pour apprendre aux jeunes générations à vivre ensemble. Sans cette
construction d’une culture partagée à l’école et par l’école, comment préparer
à la vie publique qui exige des citoyens une vigilance constante, qui leur
demande de savoir s’informer, d’interroger les positions sociales et de mani-
fester leurs engagements ? Le grand risque de ce programme auquel tout le
monde veut souscrire est de traiter par le mépris les questions naïvement
utilitaires des élèves (à quoi ça sert ?) et leurs soucis du lendemain (à quoi
ça va me servir ?). Si la grandeur du métier d’instruire consiste à éveiller les
consciences par la culture écrite, les enseignants peuvent-ils sans mystifica-
tion s’abstraire de ses servitudes, et laisser les familles porter toutes seules
les soucis prosaïques mais urgents concernant les orientations scolaires, les
débouchés professionnels, c’est-à-dire l’avenir de leurs enfants ? Les ensei-
gnants peuvent-ils sans mentir proclamer tout haut leur souci de justice
sociale, d’égalité des traitements entre élèves, leur volonté d’aide « priori-
taire » aux plus fragiles, et, dans le même temps, entériner des modes de
fonctionnement qui vont en sens contraire ? Le discours que les enseignants
tiennent en tant que professionnels de l’école et les pratiques qu’ils ont en
tant que parents d’élèves révèlent à chacun d’eux, parfois avec cruauté, à
quel point l’expérience ordinaire met leurs principes à l’épreuve et dévoile
leurs contradictions.
Quant aux élèves, ils vivent dans une école où alternent, de façon plus
ou moins arbitraire, les apprentissages sérieux, ceux dont tout le monde sait
qu’ils sont scolairement et socialement rentables, et, d’autre part, des acti-
vités de loisir éducatif. Les premiers (par exemple, les mathématiques) leur
demandent de travailler et d’apprendre, alors que les autres (éducation
physique, musique, lecture de livres de bibliothèque) sont régis par le prin-
cipe du plaisir immédiat. Dans les établissements, les rapports entre les ensei-
gnants des diverses disciplines sont ainsi marqués par une hiérarchie de
37
L’école et la lecture obligatoire
positions que tout le monde connaît mais dont personne ne parle, puisque
les disciplines sont supposées être toutes égales en statut et en dignité.
Cependant, ce qui rapproche les enseignants (être professeur) est-il plus
important que ce qui les distingue (les maths ou la musique) ? Les parents
pensent que l’un tient dans ses mains l’avenir de leurs enfants, alors que
l’autre « ne sert à rien8 » (c’est ainsi que bien des familles traduisent « visées
culturelles désintéressées »).
Ces deux positions symétriques laissent intacte l’énigme sur laquelle les
enseignants doivent s’interroger : qu’est-ce qui a pu faire qu’aujourd’hui
l’identité des individus ait pu à ce point se confondre avec leur existence
travailleuse ? Comment l’insertion professionnelle a-t-elle pu devenir une
valeur et non plus seulement une nécessité économique ? Ce glissement est
particulièrement pervers dans les lieux les plus marqués par l’échec scolaire
et fait apparaître dans toute son hypocrisie le discours qui préside aux orien-
tations. Si l’impératif social proclamé est de « choisir un métier qui plaise »,
« où l’on peut se réaliser », en fonction d’un projet exigeant investissement
personnel et espoir de gratifications, il est difficile de reprocher aux élèves
de refuser d’être orientés dans certaines filières professionnelles qui jouent
le rôle de repoussoir stigmatisant et où ils se retrouvent malgré eux.
Que s’est-il passé dans l’espace social pour que, dans les discours, le mot
« réussite » ne cesse de glisser de la réussite scolaire (testée par des évalua-
tions « papier-crayon » qui présupposent lecture et écriture) à la réussite
professionnelle (quels revenus, quel statut ?), puis à la réussite tout court,
comme si la vie était devenue un examen9. Il faudrait comprendre aussi
pourquoi le mot « formation », utilisé sans autre précision, a fini par dési-
gner non seulement la formation professionnelle mais tous les processus
d’apprentissage, des plus désintéressés aux plus utilitaires, des plus identi-
taires aux plus instrumentaux.
En effet, dans les mêmes lieux sociaux, d’autres discours10 prônent des
valeurs contradictoires, vantent l’épanouissement personnel, les équilibres
affectifs et relationnels de la vie privée, le bonheur des vacances et des
échanges conviviaux. Et on ne compte plus les œuvres de fiction qui ne
cessent de rappeler que l’argent, le prestige social, bref, la réussite, « ça ne
fait pas le bonheur ». Ces deux modèles, utilisés avec éclectisme par les spots
publicitaires, coexistent sans éclairer les choix pratiques à travers lesquels
chacun doit résoudre les conflits d’existence qu’ils engendrent. Faut-il penser
que le travail est devenu une valeur sociale du seul fait que le chômage est
une expérience durable et banale, même pour des étudiants diplômés ou
pour des cadres d’entreprise ? Dans le monde de demain, plus encore qu’au-
jourd’hui, quelle que soit sa compétence, n’importe qui pourra perdre son
emploi du fait des restructurations d’entreprises et des fluctuations écono-
miques internationales. Le travail a déjà acquis le prix symbolique des biens
rares, alors qu’il a longtemps été pensé comme une fatalité inexorable, une
38
Les paradoxes de l’obligation
L’INSTRUCTION « DE BASE »,
PRIVILÈGE ET CONTRAINTE
39
L’école et la lecture obligatoire
40
Les paradoxes de l’obligation
Dans un premier temps, il s’agit de faire entrer l’obligation dans les mœurs.
En effet, quand l’État décide de rendre l’école obligatoire, sa seule contrainte
est d’ouvrir partout des écoles gratuites. Encore faut-il qu’elles soient acces-
sibles à pied : la loi du 20 mars 1883 oblige à ouvrir des écoles dans les
hameaux ruraux à plus de trois kilomètres du chef-lieu et à subventionner
les communes pour bâtir ces écoles « déshéritées ». De là vient le réseau
dense des écoles à classe unique (et donc mixtes), qui couvre alors la France.
Les jeunes normaliens redoutaient d’y être nommés, autant que les jeunes
professeurs d’aujourd’hui redoutent certaines classes urbaines de banlieue.
Émilie Carle, bien qu’habituée à la montagne depuis son enfance paysanne,
a raconté le choc qu’a été son premier poste de remplaçante solitaire19, en
butte à une population inhospitalière, voire menaçante.
Pour les contrevenants, faut-il prévoir une législation répressive ? La pers-
pective de ces sanctions provoque nombre de réactions critiques, hostiles ou
ironiques et alimente de nombreux pamphlets publiés entre 1870 et 1882. Ils
cherchent à alarmer les instituteurs sur les conséquences néfastes qu’aura la
loi d’obligation sur la discipline scolaire. En témoigne ce texte de politique-
fiction qui imagine les propos qu’un maître tiendrait six mois après le vote
de la loi, si par malheur elle était adoptée :
« L’école est devenue une prison, prison gratuite il est vrai, où l’en-
fance est, de par la loi, condamnée aux travaux forcés. Les élèves se
peuvent par suite ranger en trois catégories : d’abord les enfants de bonne
volonté, ceux qui de plein gré, c’est-à-dire par obéissance à leurs parents,
fréquentent la classe : ils y venaient avant la loi, ils y viennent encore,
mais à quel danger ne sont-ils pas désormais exposés ! Puis, ceux que je
dois appeler les petits forçats, enfin les échappés du bagne, ou si vous
aimez mieux les écoliers réfractaires. Que dire de ces enfants condamnés
à l’école et dont les pères ont été menacés ou punis par une loi qu’ils
41
L’école et la lecture obligatoire
42
Les paradoxes de l’obligation
La question n’est donc plus du côté de la loi, mais du côté des croyances
et des mœurs. Comment convaincre ceux qui ne sont pas convaincus ?
Comment ne pas prêcher seulement les convertis ? Dans les cas litigieux qui
concernent souvent des populations marginales, démunies, la contrainte par
force, le signalement des parents aux services sociaux ou aux autorités de
police, avec des sanctions financières (suppression des allocations familiales)
ou juridiques (condamnation en justice) ne peut que provoquer l’hostilité
accrue de la famille et de l’enfant à l’encontre du maître et de l’école. Il
s’agit d’adopter une conduite « juste », qui soit au bénéfice de l’élève et qui
sache en faire ni trop ni trop peu. Aujourd’hui, l’école est devenue une insti-
tution si bien installée dans l’ordinaire des vies enfantines que les jeunes
enseignants sont très démunis lorsqu’ils se trouvent en face de familles qui,
n’ayant pas besoin du gardiennage gratuit qu’offre l’école, ne cherchent pas
à scolariser leurs enfants (familles sans papiers, ou tsiganes26, communautés
marginales ou sectes religieuses). Comme leurs collègues du début du
XXe siècle, ils perçoivent vite la limite des politiques de sanction. Jusqu’à quel
point les pressions exercées sur les familles seront-elles bénéfiques aux
enfants ? Autant il est facile de répondre à une demande d’instruction déjà
là, autant il est difficile de convaincre les familles qui ont d’autres urgences
et qui ne perçoivent pas les profits que l’école pourrait leur apporter, parce
qu’ils sont trop lointains ou trop aléatoires.
Quand les autorités insistent pour scolariser les élèves récalcitrants, les
parents trouvent d’ailleurs cela un peu suspect, puisque les maîtres n’en
tirent pas d’avantages matériels (ils ne sont pas plus payés), mais plutôt des
déboires pédagogiques (les enfants aux scolarités épisodiques sont rarement
des élèves dociles et brillants). Cette pression de l’école dans la vie privée
est alors ressentie comme une intrusion, une prise de pouvoir, une volonté
43
L’école et la lecture obligatoire
d’arracher les enfants à l’emprise familiale, pour les instruire contre leur gré,
dans une autre langue, une autre idéologie, un autre système de valeurs que
celui de leurs parents : ce qu’on appelle une entreprise d’endoctrinement.
« Les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents »,
disait Danton pendant la Révolution française, pour soutenir le projet d’école
obligatoire de l’an II. À la fin du XIXe siècle, dans un contexte de conflit entre
l’école laïque et l’Église catholique, chacune accusant l’autre d’abus de
pouvoir, ces violentes luttes d’influence ne pouvaient être ignorées des
enfants. Lorsque ces derniers étaient scolarisés dans l’école publique, les
risques d’incidents avec les familles catholiques ou avec le curé étaient perma-
nents, par contenus scolaires interposés, en particulier dès qu’on touchait à
la morale et à l’histoire. La « guerre des manuels27 » est jalonnée de discordes
qui résonnent parfois jusqu’au Sénat, comme lors de « l’affaire de Baumont-
les-Autels » en 1882 (le curé, approuvé par l’évêque, interdit aux enfants
d’étudier le très laïque Manuel d’instruction civique de Paul Bert, sous peine
de leur refuser la communion) ou en 1909 (quatorze livres scolaires sont
condamnés en chaire dans les églises de France). Les enfants se trouvent à
chaque fois pris en otages entre leur famille et les institutions.
Les livres de lecture qui paraissent entre 1880 et 1914 sont remplis d’his-
toires édifiantes qui montrent l’avantage qu’il y a à savoir lire et écrire, la
honte que procure l’ignorance, le progrès que représentent les lois scolaires,
les gratifications symboliques, mais aussi matérielles, que chacun peut tirer de
l’instruction. Au maître d’user à bon escient des « dispenses de fréquentation
scolaire » (jusqu’à trois mois sur l’année), mais au maître aussi de rappeler en
permanence que le prix de la réussite est le prix du travail. Si l’école recon-
naissait qu’une scolarité épisodique peut être aussi efficace que l’assiduité pour
apprendre à lire et à écrire (ce dont tout le monde a des exemples), elle se
disqualifierait en disqualifiant la loi d’obligation. Les instituteurs ont toujours
proclamé la coïncidence totale entre scolarisation et instruction obligatoires,
alors même qu’ils n’ont cessé de faire la part du feu, c’est-à-dire de traiter les
situations au cas par cas, avec plus ou moins de tolérance, au lieu d’appliquer
aveuglément les principes, et c’est bien cette nécessité de jugement que leur
recommandent les inspecteurs dans leurs livres de morale professionnelle. Par
leur prudente « neutralité » et en évitant toute situation de conflit ouvert,
beaucoup d’entre eux ont choisi de préserver la paix scolaire et d’éviter les
tumultes qui attirent immanquablement l’attention des autorités.
Toute une rhétorique de la persuasion se met en place, qui rappelle en
permanence le travail, l’effort, la violence sur soi qu’exigent les apprentis-
sages scolaires. De façon très didactique, il faut affirmer que la réussite
dépend de la volonté et de la persévérance. Donc d’une assistance assidue,
régulière, respectueuse des horaires. Le profit qui en découle aura d’autant
plus de valeur qu’il aura été plus chèrement conquis. De tels discours
cherchent, finalement, à réaliser dans la pratique, et non sans difficulté, le
44
Les paradoxes de l’obligation
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L’école et la lecture obligatoire
46
Les paradoxes de l’obligation
Les enseignants se trouvent ainsi pris entre deux contraintes : d’une part, ils
doivent conduire des apprentissages collectifs qui peuvent facilement se gérer
dans la longue durée, en faisant travailler tout le monde en même temps ;
d’autre part, ils ne doivent jamais, dans une classe, se résigner à l’échec des
47
L’école et la lecture obligatoire
48
Les paradoxes de l’obligation
49
CHAPITRE
3
51
L’école et la lecture obligatoire
Sous l’Ancien Régime, les élèves des collèges, qu’ils soient assis sur des bancs,
un livre ou une feuille imprimée à la main, ou à une table, lisent en même
temps que le maître commente le texte (latin) ou interroge un élève3. Autant
il est facile de concevoir une instruction collective pour un groupe qui sait
lire, en organisant des exercices que chacun exécute en même temps que
son voisin, pendant que le maître parle, commente ou interroge, autant il
paraît impossible d’apprendre collectivement à lire à un groupe d’analpha-
bètes. Comment guider à la fois dix, vingt débutants ou davantage, devant
une page dont ils ne saisissent rien ? Celui qui lit un mot avec exactitude et
celui qui se trompe ont besoin autant l’un que l’autre d’une validation exté-
rieure immédiate. Comme les difficultés des uns ne sont pas celles des autres
et que, à la fois, la vitesse de déchiffrage de chacun et le rythme auquel se
52
L’invention d’une alphabétisation collective
font les acquisitions varient, le moyen qui s’impose de lui-même est la rela-
tion duelle : celui qui sait guide celui qui ne sait pas, un lecteur guide un
non-lecteur.
Ce mode individuel d’enseignement existe sous de multiples versions.
La formule la plus économique est la version domestique des apprentis-
sages informels. Les témoignages biographiques nous en donnent de
nombreux exemples. Né en 1695, Valentin Jamerey Duval4 s’est enfui à
treize ans de son village natal où il n’y avait sans doute pas d’école. À
quinze ans, il garde les troupeaux près d’Épinal, quand, feuilletant un
recueil de Fables d’Ésope, illustrées « en forte belles tailles douces », il
éprouve un grand « dépit de ne pouvoir comprendre leurs dialogues sans le
secours d’un interprete ». « J’engageay mes confrères dans la vie bucolique a
m’aprendre a lire, ce qu’ils firent au moyen de quelques repas champetres
que je leur promis. » Ses compagnons bergers lui enseignent les lettres, il
s’exerce avec passion sur des livres de colportage, sollicite d’autres maîtres
plus lettrés, et c’est le début d’une aventure intellectuelle étonnante, puis-
qu’il finit par être bibliothécaire à la cour du duc de Lorraine et par écrire
ses Mémoires vers 1730. Même parcours exceptionnel pour Angela
Veronese5, née en 1779, fille d’un jardinier de Trévise. Elle est si indocile
qu’elle se fait renvoyer de l’école quand elle a six ans et divers adultes
essaient en vain de lui apprendre à lire. À onze ans, elle surmonte son
horreur de l’alphabet, apprend avec le fils du facteur qui lui demande des
contes de fées en échange. Elle déchiffre d’abord des ouvrages de poésie
(Pétrarque, Metastasio, l’Arioste, aussitôt confisqué par son père) et devient
une lectrice passionnée. À quatorze ans, elle s’exerce en cachette à écrire,
en appliquant contre une vitre une feuille vierge posée sur un poème
imprimé. Elle compose ensuite ses premiers sonnets, devient une acadé-
micienne reconnue, écrit l’histoire de sa vie6.
Ainsi, contrairement à ce que tous les militants de la scolarisation enfan-
tine ont réussi à croire et à faire croire, les individus ne sont pas « interdits
de lecture » dans des sociétés sans école. Il suffit que le père « montre » au
fils, le compagnon à l’apprenti, la servante à la fille des maîtres, en recou-
rant au premier livre qui se trouve sur place. Le temps sera celui qu’il faut,
en fonction des disponibilités réciproques, des progrès du novice et des talents
du tuteur. Si celui-ci a du succès et se découvre du goût pour faire apprendre,
il pourra récidiver et proposer ses services à l’entour : on peut ainsi se
retrouver valet de ferme l’été et maître de lecture l’hiver 7, en se plaçant
dans une grosse ferme où il y a plusieurs enfants ou adultes à instruire. Dans
Sans famille, entre deux spectacles de foire, Vitalis enseigne Rémi avec les
moyens du bord, sans autre pédagogie que « montrer et faire répéter », témoi-
gnant en plein XIXe siècle de la persistance (efficace) du modèle archaïque.
En lisant l’aventure de Rémi, Jean-Paul Sartre n’a pas dû être étonné :
c’est exactement de cette façon que lui aussi était en train d’apprendre à
53
L’école et la lecture obligatoire
54
L’invention d’une alphabétisation collective
Il existe en effet une troisième version du mode individuel, qui est scolaire.
Dans les petites écoles, alors que les apprentissages oraux se font avec ou
devant tout le groupe (réciter le catéchisme par questions et réponses, dire
les prières), la leçon de lecture est, conformément à l’usage ordinaire, une
« leçon particulière ». Le maître fait venir près de lui l’enfant avec son
livre, vérifie les acquis de la leçon précédente (en lui faisant lire en désordre
les syllabes déjà apprises, par exemple), lui fait une nouvelle leçon (il lui
nomme de nouvelles syllabes, ou lit devant lui la suite du texte, les lui fait
répéter plusieurs fois), puis le renvoie à sa place s’exercer et appelle un
autre enfant. Une telle façon de procéder s’impose d’elle-même quand les
enfants fréquentent l’école de façon sporadique, arrivent à des heures irré-
gulières, ont des abécédaires aux présentations variées (différences dans
les listes de syllabes, les dispositions typographiques, etc.). C’est seulement
quand ils vont se mettre à la recherche d’une pédagogie collective que les
pédagogues commencent à sentir la nécessité impérieuse d’une présence
régulière et d’un matériel standardisé. Tant que le mode demeure indivi-
duel, les marges de liberté sont plus grandes, mais si le maître n’a pas une
poigne de fer, on conçoit les murmures et risques de chahut pendant que
les élèves attendent leur tour. Plus la classe est nombreuse, plus le temps
à répartir est compté, et si l’élève piétine trop, il est renvoyé à sa place,
alors que les enfants plus doués bénéficient de plus d’attention. C’est autour
de ces deux contraintes de situation que s’inventent les pédagogies collec-
tives de la lecture.
L’inégalité des réussites entre élèves mais aussi entre les différents types
de leçons individuelles a souvent été rapportée à ces temps inégaux consa-
crés à l’apprentissage, entre les instructions particulières et ce préceptorat
« par défaut » des petites écoles : en une journée entière à l’école, un
enfant travaille souvent moins longtemps qu’en une heure de leçon avec
un maître particulier. Le préceptorat demeure un modèle d’efficacité indé-
passable8. En effet, les interactions immédiates en relation duelle aident
à franchir très rapidement les étapes. Ceux qui peinent se sentent davan-
tage aidés par un tuteur proche que par un maître peu soucieux de leur
échec, comme Angela Veronese en a fait l’amère expérience. S’il est néces-
saire d’alphabétiser quantité d’enfants en peu de temps, il faut utiliser
une autre organisation, un autre « mode » permettant de compenser les
faiblesses de l’encadrement.
Aujourd’hui, les apprentissages du cours préparatoire s’effectuent dans le
cadre d’une progression qui concerne l’ensemble de la classe, quelles que
soient par ailleurs les modulations que le maître s’autorise en fonction des
55
L’école et la lecture obligatoire
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L’invention d’une alphabétisation collective
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L’école et la lecture obligatoire
pour les enterrements. On passe ensuite du latin au français, avec les dix
commandements, le petit catéchisme par questions et réponses et, quand ils
savent bien lire, une Civilité.
En revanche, le temps dévolu à chaque étape dépend toujours de la
réussite de chacun : la durée de séjour dans une « classe » n’est pas prévue
d’avance et dès qu’un élève maîtrise bien le support de lecture de son
niveau (nomme, épelle sans faute, lit dans un mot à mot correct), il peut
changer de groupe. À l’école parisienne de Saint-Nicolas-du-Chardonnet,
d’après l’organisation décrite en 1654 par Jacques de Batencour dans l’École
paroissiale, ces passages ont lieu tous les quinze jours. Tous les ordres ensei-
gnants charitables ultérieurs puiseront dans ce traité, qui fait de la salle
de classe un lieu collectif pour des apprentissages groupés, mais où chaque
élève continue d’avancer à son rythme, ce qui implique des recompositions
permanentes des groupes.
58
L’invention d’une alphabétisation collective
didactiques d’une époque, accordent bien plus d’attention à toutes ces ques-
tions qu’aux contenus des enseignements. Les questions de discipline, en
particulier, touchent directement les mœurs sociales et familiales et inter-
fèrent en permanence avec la gestion de la classe. Faute d’y répondre avec
clarté, les incidents et conflits avec les parents risquent de se multiplier et
la scolarité des enfants en souffrir. C’est seulement quand les routines insti-
tutionnelles se sont installées qu’il devient moins nécessaire de parler de
tout ce qui semble « aller de soi ».
Si la liste des châtiments licites est impressionnante12 à nos yeux, la sévé-
rité des prescriptions est assortie d’une clause générale : traiter les enfants
à distance, s’interdire tout geste spontané (la calotte autant que la caresse),
s’adresser à eux sans familiarité (« ils se garderont de donner aux écoliers
aucun nom injurieux ou messeant », « ils ne leur parleront pas non plus en les
tutoyant13 »), sans utiliser de surnom. Ces principes sont sans cesse rappelés,
ce qui signifie qu’ils sont sans cesse oubliés et les témoignages de colère,
d’insultes ou de mauvais traitements sont innombrables. Cependant, la
montée en force de cette pédagogie collective contribue à la « civilisation
des mœurs » populaires, pour reprendre l’expression de Norbert Elias. Elle
éloigne physiquement le maître de l’élève, rend publics les agissements des
uns et des autres, organise très strictement les tâches prescrites et leur
évaluation. Le souci permanent de Jean-Baptiste de La Salle qui recrute des
Frères de milieu populaire est d’abord de policer les maîtres, de leur imposer
des comportements de « retenue », alors qu’ils ont tendance à se comporter
dans la classe aussi « spontanément » et brutalement que nombre de parents
d’élèves. En même temps (et c’est l’autre versant du même phénomène)
s’élaborent des normes d’encadrement inédites pour contenir les mouve-
ments et les paroles, obtenir le silence et l’application, pour « surveiller et
punir », comme l’a souligné Michel Foucault. Les enfants du peuple qui
sortent du droit chemin de l’école pour muser à l’aventure passent du statut
d’enfants « légers » ou « étourdis » à celui de « libertins », « fugueurs », « buis-
sonniers », « délinquants ». Plus l’école gagne du terrain, plus la stigmati-
sation s’aggrave.
On peut prendre les Écoles chrétiennes des Frères comme point d’abou-
tissement de cette pédagogie collective chrétienne14 : on y apprend à lire, à
écrire et à compter, gratuitement et en français. Plus de latin : les familles
qui envisagent d’envoyer leurs enfants au collège ne font plus partie de la
clientèle visée. En 1698, Jean-Baptiste de La Salle fait ainsi publier sans
permission un Syllabaire français, le premier du genre (hormis les ABC calvi-
nistes), malgré l’hostilité du chantre de Notre-Dame, Claude Joly15. Le point
important est que les élèves apprennent à lire la langue qu’ils « entendent »,
même si, en choisissant de faire lire d’emblée les élèves en français, Jean-
Baptiste de La Salle se prive de la simplicité logique des correspondances
entre lettres et sons en latin qui aura des défenseurs jusqu’à la fin du siècle16.
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L’école et la lecture obligatoire
« De quelle utilité peut être la lecture du latin à des gens qui n’en
feront aucun usage dans leur vie ? […] De cent garçons qui sont dans les
écoles des Frères, combien y en a-t-il qui étudient ensuite la langue latine ?
Quand il y en aurait quelques-uns, faut-il les avantager au préjudice des
autres ? L’expérience apprend que ceux et celles qui viennent aux écoles
chrétiennes ne persévèrent pas longtemps à y venir. […] Si on commence
par leur apprendre à lire en latin, voici les inconvénients qui en arrivent :
ils se retirent avant que d’avoir appris à lire en français [et comme] ils
ne savent qu’imparfaitement lire le latin, ils oublient en peu de temps ce
qu’ils savaient, d’où il arrive qu’ils ne savent jamais lire, ni en latin ni
en français.17 »
60
L’invention d’une alphabétisation collective
61
L’école et la lecture obligatoire
environ24 »). Il faut, au minimum, trois Frères pour ouvrir une école, un direc-
teur et deux maîtres. L’un d’eux se consacre à faire travailler les élèves
avancés, capables de « lire seuls » et de travailler en parallèle avec ceux qui
apprennent à écrire et à compter, l’autre s’occupe des débutants. Le grand
problème pédagogique, qui fait la différence d’habileté entre les maîtres, est
de « régler le temps que doivent durer les leçons [de lecture] » pour que le
maître ait le temps de faire lire séparément chaque écolier de chaque ordre25.
Le fait que la composition des effectifs ne cesse de varier, « lorsqu’on change
les écoliers de leçon, qu’il en vient de nouveaux ou qu’il s’en retire », demande
ainsi une certaine virtuosité.
Les théoriciens des idées pédagogiques ont souvent vu dans ce découpage
linéaire une théorie cartésienne de l’apprentissage, allant de façon métho-
dique du « simple » au « complexe ». Cette innovation reprendrait, en la ratio-
nalisant selon une stricte ordonnance, une démarche allant de la connaissance
des lettres à celle des syllabes, des syllabes aux mots, des mots aux phrases
et des phrases aux textes. De fait, le matériel utilisé dans les classes passe
directement des syllabes aux textes comme dans la tradition, sans passer par
des listes de mots. Jean-Baptiste de La Salle ne cherche d’ailleurs pas à justi-
fier théoriquement sa progression, et le faire lire en français plutôt qu’en
latin ne change ni les outils ni les procédures « didactiques » de la lecture.
Cette pédagogie de la mémoire qui s’appuie sur un texte français est plutôt
motivée par le souci d’instruction religieuse, lorsque l’élève arrive en fin de
parcours :
À l’aube du siècle des Lumières, cette innovation est possible, car l’obs-
tacle de l’écriture en français est devenu moins pesant. Les simplifications
orthographiques introduites par les imprimeurs, autant que par les gram-
mairiens, laissent penser que la langue vernaculaire peut être abordée direc-
tement. Mais on se trouve devant une sorte de paradoxe : alors que le français
plus facile à lire dans son orthographe simplifiée27 accélère l’apprentissage
de la lecture, la progression en neuf classes, au contraire, le ralentit. Quand
Jean-Baptiste de La Salle donne des indications de durée, il s’agit plutôt d’es-
timation minimale, non de prescriptions28. « Carte d’alphabet : 2 mois. Carte
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L’invention d’une alphabétisation collective
des Syllabes : 1 mois. Syllabaire : 5 mois. Épellation dans le 1er livre : 3 mois. Épel-
lation et lecture dans le 2e livre : 3 mois. Lecture seule dans le 2e livre : 3 mois.
Lecture en latin dans le psautier 6 mois. Lecture dans la Civilité : tout le temps
qu’ils restent encore à l’école. »
La méthode lasallienne institue une norme de scolarisation en trois ans
au moins. Un rythme « normal » pourrait donc être de trois classes par an,
avec une certaine souplesse qui permet de considérer les cas un par un. Si
l’école est petite (un Frère pour les débutants, un Frère pour les grands
élèves et un Frère directeur qui peut se charger des « écrivains »), les répar-
titions ne sont évidemment pas les mêmes que dans les grosses écoles à six
ou dix classes.
63
L’école et la lecture obligatoire
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L’invention d’une alphabétisation collective
65
L’école et la lecture obligatoire
dans bien des écoles sous la Monarchie de Juillet, au grand dam des inspec-
teurs, choqués qu’on fasse lire en classe à des enfants si jeunes, le détail de
certains péchés capitaux auxquels ils ne comprenaient sans doute (et heureu-
sement) rien33. Ce « livre du maître », écrit sous forme d’un discours dogma-
tique suivi, que les Frères doivent connaître par cœur, est repris dans un
texte écrit par questions et réponses (en 110 pages), qui suit le même plan
et expose exactement les mêmes contenus. Il en existe un Grand Abrégé en
50 pages pour les élèves avancés et un Petit Abrégé en 15 pages pour les
débutants. Chaque élève retrouve donc, d’année en année, le même texte,
ordonné de la même façon, mais progressivement enrichi et développé. Après
avoir fait trois fois le même parcours liturgique et catéchétique, chaque
enfant en gardait un souvenir indélébile.
Grâce à ce texte en trois versions, les Frères peuvent gérer collectivement
des groupes hétérogènes, comme on dirait dans un vocabulaire moderne,
puisque le dispositif est justement conçu pour faire apprendre ensemble des
enfants aux savoirs très inégaux. Pendant les leçons de catéchisme, les élèves
ne sont pas répartis par classes, mais travaillent en grand groupe comme
lorsqu’ils chantent ou récitent les prières. Cette méthode permet aux quatre
premières classes d’écoliers, encore analphabètes ou à peine dégrossis, de
dire les prières sans attendre : « Il n’y aura qu’un même ordre de tous les
écoliers de ces quatre leçons dans la répétition de la prière et ils répéteront tous
de suite ce qu’ils doivent en apprendre, en commençant par les lisants à la
première carte et finissant par les lisants et épelants dans le second livre.34 »
Bien avant d’avoir à les réciter eux-mêmes, les débutants entendent les ques-
tions et réponses du Petit Abrégé qui sera d’autant plus facile à lire ulté-
rieurement. Pendant que deux élèves récitent la leçon qu’ils ont apprise ou
révisée à la maison ou pendant la récréation (ils savent lire), l’un faisant les
questions et l’autre les réponses, le maître obligera « les écoliers de garder le
silence, d’écouter et d’être attentifs à ce que ceux-là réciteront ». « De temps en
temps, il fera arrêter ceux qui répéteront pour demander ce qu’ils disent à ceux
qu’il remarquera n’être pas attentifs.35 »
En revanche, les Frères ne peuvent adopter la même pédagogie concen-
trique et collective pour la lecture. En effet, ces arts profanes (lire, écrire,
compter) sont traités comme des habiletés à acquérir progressivement et à
entretenir par l’usage. La lecture, l’écriture, l’arithmétique ne sont que des
outils. Si au bout de quelques mois les enfants étaient capables de transférer
les habiletés construites sur les prières aux écrits profanes de leur environ-
nement, les parents les retireraient aussitôt. En lecture, chacun peut tester
sa compétence dans des situations courantes, alors que personne ne peut
savoir sans le recours d’un maître s’il sait assez de religion pour faire sa
communion. Le seul « contenu de savoir » à approfondir, c’est la religion.
S’instruire, c’est mémoriser les livres dans lesquels est résumée toute la
culture dont les élèves ont besoin, prières en français, répons de la messe en
66
L’invention d’une alphabétisation collective
latin, une civilité chrétienne et, pour les vérités dogmatiques, le catéchisme.
Cette pratique de lecture, restreinte et intensive, est typique des modes d’ac-
culturation pratiqués par les « nouveaux lecteurs36 » qui viennent de familles
analphabètes et sont les premiers de leur lignée à « entrer en lecture ». Elle
est loin d’être réservée aux apprentissages religieux. Quand certains Frères,
ayant abandonné l’habit pour le bonnet phrygien, imagineront une péda-
gogie pour former les futurs citoyens, ils remplaceront le catéchisme chré-
tien par des catéchismes révolutionnaires37 où on récite les Droits de l’homme
et du citoyen et les articles de la Constitution.
67
L’école et la lecture obligatoire
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L’invention d’une alphabétisation collective
écoles mutuelles. Le rapport de force leur est trop peu favorable. En 1833,
selon le Manuel général42, sur 42 000 écoles, 1 400 sont mutuelles, 24 000 sont
simultanées, 16 600 en sont donc encore au mode individuel : ce sont ces
16 600 écoles qu’il s’agit de moderniser le plus vite possible, en même temps
que les écoles créées pour les 14 000 communes qui en sont encore dépour-
vues. Or quel sens y aurait-il eu à recommander un type d’école conçu pour
scolariser de très grands groupes, alors que le modèle à implanter43 devait
au contraire s’adapter à des écoles de campagne ? Celles-ci ont plutôt besoin
de nouveaux manuels scolaires que l’édition s’emploie à tirer par millions.
D’autres réticences, qui viennent plutôt de l’entourage du ministre, portent
sur les enjeux de la lecture dans une société moderne. Dans l’école mutuelle,
si des enfants peuvent « enseigner » à d’autres enfants, c’est que les contenus
sont de purs savoir-faire. Ce qui n’était que la partie technique des appren-
tissages chez Jean-Baptiste de La Salle (les classes où l’on s’entraîne à épeler,
à syllaber, à lire, à écrire, à faire des opérations) devient la totalité de l’en-
seignement dans les écoles mutuelles. C’est d’ailleurs ce qui fait sa supério-
rité écrasante d’après les calculs de ses défenseurs. Quand il calcule le temps
« théorique » que chaque enfant passe chaque jour à lire dans les trois formes
d’enseignement, Matter montre que le mode simultané (6 minutes par jour)
est à peine supérieur au mode individuel (4 minutes), alors que dans le mode
mutuel les élèves lisent 36 minutes par jour44. C’est que tout le temps passé
à dire les prières, lire/réciter le catéchisme ou lire les Devoirs du chrétien est
évidemment supprimé au profit des exercices scolaires. On apprend donc à
lire et à écrire plus vite et mieux dans les écoles mutuelles, mais pour lire
et écrire quoi ? Quelle autre culture livresque45, profane, moderne, scienti-
fique pourrait se substituer à la culture religieuse ?
Le nouveau modèle est celui de l’homme du peuple instruit des « savoirs
utiles », des « connaissances usuelles » : arpentage, dessin linéaire, géomé-
trie, agriculture46. Il n’y a pas de livres dans les écoles mutuelles, tous les
exercices de lecture (sur l’alphabet dans les différentes écritures, les syllabes
et enfin les textes) se font sur les affiches accrochées au mur. Comme nous
le verrons au chapitre suivant, c’est une autre « philosophie » de l’appren-
tissage qui guide la progression : les tableaux font se succéder les syllabes
de deux lettres, de trois lettres, de quatre lettres, puis les mots de deux
syllabes, de trois syllabes et enfin des phrases composées de mots d’une, de
deux puis de trois syllabes. L’ordre que la postérité a qualifié de « carté-
sien47 » est cette fois clairement affiché.
En 1834 sont publiés deux ouvrages anonymes, le Manuel complet d’en-
seignement simultané et le Manuel complet d’enseignement mutuel. Sous une
présentation apparemment « objective », les auteurs, Lamotte et Lorain48,
familiers de Guizot, entreprennent de séparer, d’une part, la méthode simul-
tanée de l’ordre religieux auquel son nom est attaché et d’autre part la
méthode mutuelle de l’esprit libéral qui lui serait consubstantiel. « Non, écrit
69
L’école et la lecture obligatoire
Paul Lorain49, la méthode mutuelle n’est pas plus favorable qu’une autre au
développement des idées libérales […]. La méthode simultanée est appelée à
prendre, mais dans d’autres mains [que celles de Frères] une grande supério-
rité sur les autres modes d’enseignement. » Il nous faut donc revenir au projet
de Jean-Baptiste de La Salle et aux traces durables qu’il va laisser dans l’école
française, au moment même où il va être adopté par l’enseignement public
et dans le même temps « laïcisé ».
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L’invention d’une alphabétisation collective
71
L’école et la lecture obligatoire
de scolarité prolongée que poursuit Jules Ferry. Les élèves retrouvent les
mêmes savoirs d’année en année (histoire, géographie, sciences) et s’en-
traînent à la lecture tout au long du cursus, jusqu’à l’épreuve de lecture à
voix haute du certificat. À cette époque, les savoirs à mémoriser sont réunis
dans le livre unique de lecture53 qui a remplacé les livres de prières et le
catéchisme (les livres spécialisés en sciences, en histoire et en géographie
ne se répandent dans les classes qu’au début du XXe siècle). Le mode de
lecture ordinaire est toujours le mode catéchétique, sous forme de ques-
tions et de réponses. Apprendre sa leçon, c’est apprendre la lecture faite la
veille, de façon à pouvoir répondre aux questions du maître. Les républi-
cains vont demander aux maîtres une autre pédagogie de la lecture (fermer
les livres pour poser des questions à l’oral, sans lire les questions rédigées
du livre, parler aux élèves et les faire parler, expliquer en fonction des diffi-
cultés constatées, etc.). Mais il faudra plus d’une génération pour rompre
avec l’ancien mode de travail, si commode à faire fonctionner (il n’exige
aucune préparation), si sécurisant pour des maîtres qui n’ont qu’à « faire
lire » et à vérifier que les choses ont été comprises et retenues. Dans les
écoles rurales à une ou à deux classes, les leçons de morale, d’histoire, de
géographie, de sciences continueront jusqu’aux années 1960 à se faire de
façon collective, pour toute la classe, indépendamment des « niveaux », selon
la méthode concentrique, inventée pour permettre à des élèves plus ou
moins avancés d’apprendre ensemble, qu’ils soient ou non des lecteurs.
Ainsi, à l’aube du XIXe siècle, une innovation historique est en passe de se
banaliser : les maîtres savent « apprendre à lire » à des groupes nombreux.
Cependant, les modalités qui rendent cette pédagogie collective possible est
déjà décriée par les élites, comme un mode d’apprentissage « stupide », méca-
nique, qui transforme les enfants en perroquets. « Comme si la dignité de
celui qui enseigne et de celui qui écoute n’avait pas tout à gagner à cette révo-
lution qui substitue au mécanisme l’exercice de l’intelligence !54 » Le change-
ment essentiel vient de la didactique de la lecture : d’autres modèles pour
apprendre à déchiffrer, venus du monde des précepteurs, proposent une
entrée en lecture bien plus précoce et bien plus rapide. Bien plus « ration-
nelle » aussi, comme nous l’avons vu dans les tableaux de l’école mutuelle.
Il est donc nécessaire d’analyser de plus près la « méthode de lecture » qui
a rendu possible cette alphabétisation collective, pour saisir les points sur
lesquels ont porté les « inventions » des innovateurs. Quelle a été son effi-
cacité ? Comment a-t-elle été reçue par les enfants du peuple ?
En milieu populaire, comme le rappelle Jean-Baptiste de La Salle, la réus-
site d’une entreprise tient d’abord à l’adhésion des élèves : « Ordinairement
les enfants des pauvres ne font que ce qu’ils veulent, et les parents n’en ayant
aucun soin, étant même idolâtres de leurs enfants, ce que les enfants veulent,
les pères et mères le veulent aussi et ainsi il suffira que les enfants veuillent
venir à l’école pour que les parents soient contents de les y envoyer.55 »
72
CHAPITRE
4
73
L’école et la lecture obligatoire
vent pas de la même façon les rapports entre écrit et oral, la mise en
correspondance des différentes unités, la façon d’ordonner les acquisitions
et de conduire les entraînements. Chaque méthode met donc en œuvre
une « théorie » de l’acquisition de la langue écrite, même quand elle ne la
formule pas. Celle-ci se dégage de la façon dont les maîtres utilisent les
supports qui leur servent d’outils. Comment faire quand cette observation
directe est impossible ?
Nous connaissons les outils sur lesquels travaillaient jadis les élèves, bien
que la plupart des ABC, trop fragiles et de peu de valeur, aient disparu,
mais il est plus difficile de savoir comment s’en servaient les maîtres3. En
1999, un collaborateur de Patrice Leconte s’est adressé à l’Institut national
de recherche pédagogique : dans le film La Veuve de Saint-Pierre, la femme
du gouverneur de l’île, jouée par Juliette Binoche, apprenait à lire à un
pêcheur illettré condamné à mort. Il a été facile de trouver un livret des
années 1850 à mettre entre ses mains. Mais quels étaient les gestes et les
propos ordinaires à lui faire tenir dans cette situation ? Que faire dire à
un adulte commençant le B. A. BA de la méthode épellative, la plus
courante à l’époque, mais sur laquelle nous avons surtout les descriptions
dépréciatives ou les jugements ironiques qui ont suivi ?
Les témoignages de ceux qui l’ont pratiquée, les prescriptions de ceux
qui l’ont recommandée dans les traités destinés à instruire d’autres maîtres
sont laconiques sur sa mise en œuvre : pourquoi décrire « ce qui va de
soi » ? D’anciens élèves ont raconté leurs souvenirs d’enfance, leurs déboires
ou leurs réussites, mais ces évocations ont la fragilité des reconstructions
a posteriori. On a des images représentant les enfants en train d’apprendre,
qui informent sur la mise en espace, les positions des acteurs, les objets
présents, mais une image n’est pas une photographie, ni un film. Les docu-
ments mis bout à bout montrent les supports et les exercices qui ont permis
d’apprendre à lire à des millions d’enfants, mais ils ne permettent pas de
comprendre aisément comment s’est produit ce miracle. Car c’est bien la
première impression d’un pédagogue actuel : apprendre à lire avec la
méthode épellative tient du miracle, ou de l’énigme.
Pourtant, la méthode pratiquée dans toutes les langues alphabétiques
d’Europe est l’épellation systématique. Pour lire le Pater Noster, les enfants
apprennent à découper les syllabes du mot, à dire : pé-a pa, té-é-erre, ter,
pa-ter. Pour aller jusqu’au bout de la première phrase de leur livret, ils
doivent recommencer la même épellation, lettre après lettre, le même
découpage syllabique sur les 21 mots qui la composent : pa-ter, nos-ter, Pater
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Apprendre à lire au temps du B. A. BA
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Apprendre à lire au temps du B. A. BA
quand foisonnent les innovations en tout genre pour les éducations parti-
culières, mais à une époque où c’est l’Église et non l’État qui alphabétise le
peuple. Tout change quand l’école devient une « affaire d’État », comme
l’écrit l’article Illettrés : « la question de l’instruction populaire, mise à l’ordre
du jour par la Convention nationale de 1792, reprise sous la Monarchie de Juillet,
continuée sous la Deuxième République et le Second Empire, n’aura reçu de
solution complète que sous la Troisième République7 ».
Alors que la vulgate républicaine n’imagine que trop bien les guerres idéo-
logiques concernant les contenus et les fins de l’enseignement, elle n’ima-
gine pas possible « une guerre des méthodes ». Elle institue une règle de
prudence qui s’est perpétuée tout au long du XXe siècle. Les autorités minis-
térielles décident des programmes, qui relèvent de la compétence politique
des autorités, non des méthodes qui n’ont d’autres bien-fondés que leurs
résultats : or ceux-ci sont entre les mains des maîtres. Comme on peut le lire
dans les Instructions de 1923, « nous ne préconisons aucune méthode : la
meilleure sera celle qui donnera les résultats les plus rapides et les plus solides.
Entre les méthodes d’épellation et la méthode syllabique ou la méthode globale,
nous ne faisons aucun choix ; des expériences se poursuivent qui décideront ».
Les méthodes qui font débat entre les praticiens se rodent sur le terrain ; les
« expériences » se jugent dans les classes, d’après les constats des inspecteurs.
Les Écoles normales pourront ainsi diriger les choix préférentiels des jeunes
générations. Mais chaque maître demeure libre de sa pratique et il est légi-
timé à garder, le cas échéant, une méthode jugée « archaïque », mais qui le
rend personnellement efficace parce qu’il la maîtrise bien.
Par exemple, « la raison du succès de la méthode phonomimique, malgré sa
bizarrerie » pourrait être le plaisir des enfants aux gestes mimés, à en croire
les Instructions de 1923. Désignée comme archaïque et « bizarre », complè-
tement marginalisée à l’époque, elle n’est pour autant pas interdite8. La
vieille méthode épellative n’est toujours pas condamnée, alors qu’elle a proba-
blement déjà disparu. La méthode syllabique, dominante à l’époque et qui
a la faveur des Écoles normales, n’est pas recommandée officiellement.
Inversement, des innovations jugées impraticables ou même dangereuses (la
méthode globale est citée, mais pas encore la méthode naturelle de Freinet
qui fera débat quelques années plus tard) sont acceptables si les maîtres qui
les utilisent ont les résultats attendus. Si elles s’avèrent efficaces et d’usage
plus commode, elles se diffuseront, sinon elles resteront l’apanage d’une
minorité militante, marginale plutôt que d’avant-garde.
Ainsi, dans le cadre institutionnel qui définit les fins poursuivies (quels
savoirs enseigner ?), les innovations proposent des moyens inédits pour y
parvenir plus efficacement. En accord avec la philosophie du progrès qui
a marqué toute la IIIe République, les méthodes de lecture sont considé-
rées comme des inventions techniques, idéologiquement neutres, ce qui
permet aux républicains de reconnaître leur dette à l’égard de tous les
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1908, au Mali. Il a sept ans. Après le rituel d’accueil, le maître lui fait prononcer
la shahada (« il n’est Dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète »).
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L’école et la lecture obligatoire
COMPRÉHENSION EN LECTURE
ET MÉMOIRE LITTÉRALE DES TEXTES
Pour saisir les principes qui guident l’antique méthode de lecture (chré-
tienne ou coranique, mais aussi juive, grecque, romaine), il faut revenir sur
les pratiques contemporaines de la lecture qui constituent nos évidences et
structurent notre définition du « savoir lire », afin de pouvoir les tenir provi-
soirement en suspens. Aujourd’hui, « lire, c’est comprendre12 », c’est-à-dire
traiter les données contenues dans un texte, en extraire les informations
principales, qui varient selon l’usage que le lecteur fait du texte. Lire, c’est
passer de la lettre du texte à cette « compréhension globale » qui sélec-
tionne, hiérarchise, relie entre elles des informations dispersées (dans la
page, le chapitre, le livre), en fonction d’autres informations déjà mémori-
sées, par l’expérience ou d’autres lectures. En passant de la lecture littérale
à une compréhension sémantique, le lecteur « reformule » le texte et
« oublie » son mot à mot. On sait à quel point cette prise de distance est
difficile pour les faibles lecteurs, surtout si leur lecture littérale est enta-
chée de faux-sens sur les mots, d’incertitudes sur les phrases. Le message
d’ensemble reste flou et ils ne parviennent ni à hiérarchiser les informa-
tions, ni à se donner une représentation globale du texte13.
Mais à supposer qu’il y soit bien parvenu, un bon lecteur gardera-t-il en
mémoire ce qu’il a ainsi décanté ? Oui, tant qu’il poursuit sa lecture, faute
de quoi, il en perdrait le fil. Une fois le texte achevé, tout dépend de
l’usage. Les nouvelles lues dans les quotidiens, les articles des magazines,
les romans, les messages de nos correspondants, seront, pour la plupart,
engloutis dans l’oubli. Il est rarement besoin d’en retrouver le contenu
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Apprendre à lire au temps du B. A. BA
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L’école et la lecture obligatoire
mémoire et littéracie est en effet un lieu commun au XIXe siècle et les auto-
rités ministérielles n’ont cessé de stigmatiser la « récitation mécanique » que
produirait la mémoire littérale des textes, incompatible avec une « lecture
intelligente » permettant la compréhension.
Jusqu’au XVIIIe siècle, la certitude inverse domine. Lire, ce n’est pas extraire
des informations, c’est retenir in extenso. Une « théorie de la mémoire »
élaborée à l’époque médiévale légitime ainsi l’apprentissage par cœur, qui
n’est nullement une pédagogie réservée aux enfants ou aux ignorants. La
mémorisation littérale est pratiquée dans la formation des clercs à tous les
niveaux du curriculum. De nombreux « arts de mémoire » conçus au fil du
temps élaborent des moyens de stocker et de récupérer des savoirs engrangés.
Les novices commençaient leur formation dans le psautier : cent cinquante
psaumes à connaître, qu’ils devaient pouvoir évoquer à volonté, depuis le
premier, Beatus Vir, en passant par les sept psaumes de la Pénitence long-
temps conservés dans les abécédaires (Requiem, De Profundis, Miserere),
jusqu’à l’Alleluia de la doxologie finale. Pour tester les procédés médiévaux,
écrit Mary Carruthers :
Le fait que le psautier ait été durant des siècles le livre inaugural dans
lequel les moinillons apprenaient à « lire et retenir » explique que les ABC
destinés aux enfants aient longtemps continué à s’appeler par ce nom (salterio
en Italie et en Espagne, psalter en Angleterre, psautier en France), même
quand ils ne contenaient plus de psaumes mais d’autres prières. Avec la
Renaissance et le Grand Siècle, de nouveaux modèles de la culture lettrée
s’imposent, modèle de l’humaniste ou de l’honnête homme. Mais pour la
catéchisation et donc l’alphabétisation des fidèles, c’est ce modèle religieux,
hérité du Moyen Âge (mais remontant bien au-delà), qui reste la référence
des Églises, aussi bien protestantes que catholiques.
Il s’appuie sur deux grands modes de lecture des textes, fondamentaliste
ou textualiste, toujours en tension : « Les fondamentalistes estiment qu’une
œuvre littéraire, pour l’essentiel, se passe de l’interprétation […] Plutôt qu’à
interpréter, le lecteur n’a tout au plus qu’à reformuler la signification du docu-
ment écrit, une signification qui est en réalité transparente, simple et complète
[…]. [Au contraire] c’est dans l’institutionnalisation d’une histoire par le biais
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Apprendre à lire au temps du B. A. BA
Un point se trouve donc éclairci par ce détour : si le « savoir lire » ne vise pas
à rendre possible des lectures indéfiniment nouvelles, mais la mise en mémoire
indélébile d’un corpus fini de textes, alors il n’y a aucune absurdité à conduire
l’apprentissage de la lecture sur des textes déjà connus par cœur. L’énigme
de la méthode épellative peut être en partie levée et les premières étapes de
l’apprentissage deviennent non pas incompréhensibles mais « logiques » :
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L’école et la lecture obligatoire
apprendre le nom des lettres (qu’il faut pouvoir désigner dans n’importe quel
ordre et n’importe quel corps) ; apprendre le « principe » de la syllabation sur
un nombre restreint d’exemples25 ; passer au « psautier », c’est-à-dire au Notre
Père. Les enfants sont alors entraînés à découvrir et à apprendre comment
l’écrit « encode » des phrases qu’ils savent déjà réciter oralement.
Reprenons donc la description du procédé de l’épellation avec ce nouveau
point de vue. Le mot « pater » ou « père » est présenté sur la page, déjà
découpé en ses éléments oraux, les syllabes (pa-ter, pè-re). Pour chacune,
l’enfant est intensivement entraîné à nommer les unités de l’écrit qui la
constituent (les lettres nommées oralement, pé, a, té, e, erre ; pé, è, erre, e).
Il s’agit d’une procédure purement analytique. Ce procédé ne vise pas à faire
déchiffrer des mots inconnus, mais à mettre en correspondance un matériel
graphique (les lettres) et un texte écrit mémorisé oralement (une prière), à
travers les unités (les syllabes) qui appartiennent à la fois à l’oral (les mots
se « segmentent » en syllabes, pas en phonèmes) et à l’écrit (dans les tableaux
de syllabes et la typographie syllabée de l’abécédaire). Lorsque l’élève ne sait
pas ou ne se souvient plus quelle syllabe « produit » « enne, o », ou « emme,
e, enne », il lui suffit de revenir au texte mémorisé (sanc-ti-fi-ce-tur no-men
tu-um) pour retrouver « no » et « men ».
En témoigne ce souvenir d’écolier du milieu du XVIIIe siècle rapporté par
Restif de la Bretonne. Il fréquente la classe de maître Jacques Bérault qui
« travaillait à fendre l’osier ou préparer des échalas en faisant lire les plus
jeunes enfants dont il savait par cœur le syllabaire latin. Il les reprenait, lors-
qu’ils épelaient mal, sans regarder sur leur livret. J’en étais au Pater que je
syllabais, suivant l’ancien usage en faisant précéder la plupart des consonnes
par une voyelle qui les dénature. J’épelais noster et je disais enneoessetèerre :
je pleurai, croyant qu’il voulait se moquer de moi, en voulant me faire
prononcer noster ». Sur son psautier usé, le petit Restif lit ce qu’il voit, « tu
in » et non ce qu’il sait [nomen] tu um. « Ce fut ainsi que j’épelai vingt fois
de suite », alors que « ma sœur et tous mes camarades me soufflaient tu um,
mais je voyais matériellement tu in et j’aurais cru mentir que de dire autre-
ment »26, ce qui lui vaut le fouet. Dans cette pédagogie rurale, mixte (sa
sœur Margot est assise à côté de lui), tous les enfants écoutent l’élève qui
lit et chacun doit lire à tour de rôle. En mode individuel, l’enfant aurait
été près du maître qui aurait vu aussitôt d’où venait l’erreur et il n’aurait
pas été fouetté. Le petit Restif triomphe tout de même secrètement quand
le maître regarde la page et comprend son obstination, respectueuse de la
lettre imprimée. L’étonnement du maître vient sans doute aussi de la préco-
cité du jeune Restif. À ce stade du « psautier », les élèves sont censés
prendre appui sur la mémoire orale du texte, puisque ni la « combinatoire
syllabique », ni la « reconnaissance automatique des syllabes » ne sont
encore acquises, dirions-nous en usant de catégories contemporaines. Or,
en lisant « i-enne, ine », Restif montre qu’il sait déjà déchiffrer (avec la
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ture » est constant. Ce point doit retenir l’attention à l’heure où l’on ne cesse
de parler de l’illettrisme des adultes ou de la nouvelle fracture numérique.
Il confirme la nécessaire distinction entre culture de l’écrit et technique de
l’écrit. On peut faire partie d’une société d’écriture, en connaître les règles
de fonctionnement sans savoir tenir la plume (il y a des secrétaires pour ça),
exactement comme « nul n’est censé ignorer la loi », sans avoir la moindre
notion de droit (il y a « des hommes de lois » pour ça).
Au contraire, la catéchisation de masse par la lecture a fait entrer l’écrit
dans la conscience populaire du nord de l’Europe, en liant la langue natio-
nale à la sacralité intangible des vérités qui s’y énoncent. La sécularisation
des écoles allemandes, anglaises, hollandaises, nordiques, au cours du
XIXe siècle, ne remet pas en cause cette référence religieuse, alors que la
laïcité « à la française » s’élabore sur d’autres bases. Une fois arrachée au
monopole ecclésiastique qui a occasionné un anticléricalisme durable, l’école
devra donc en permanence combiner et/ou dissocier les fonctions utilitaristes
de l’écrit (outil de la vie professionnelle et sociale) et la valeur formatrice
de textes fondateurs ayant valeur de vérité, religieuse puis morale et scien-
tifique, sans lesquels ne peut se construire une identité commune (chrétienne
et française, puis laïque, républicaine et française).
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L’école et la lecture obligatoire
plus tôt et le plus rapidement possible : « J’atteste et certifie qu’ayant mis mon
fils, avant l’âge de quatre ans accomplis, à la méthode de M. Berthaud, j’ai eu
la satisfaction de le voir commencer à lire au bout d’un mois, et quinze jours
après, être en état de lire fort joliment dans différents livres, sans que pendant
ce temps-là il ait eu le moindre dégoût et le moindre ennui.40 » Les inventeurs
cherchent des procédés adaptés au vocabulaire des enfants. Mais les mots les
plus familiers sont remplis de pièges orthographiques (sœur, parent, enfant,
maison et non ser, paran, anfan ou mézon), car le français n’a pas, hélas, la
simplicité graphique des mots latins41. Du fait du jeune âge des enfants, le
décalage dans le temps entre apprentissage de la lecture et apprentissage de
l’écriture persiste : avec l’aide d’un précepteur, un enfant peut tenir la plume
d’oie vers six ou sept ans, mais certainement pas à quatre ou cinq ans.
Cependant, même en remettant à plus tard l’apprentissage de l’écriture, les
précepteurs ne se contentent pas des cartes syllabiques sommaires des Frères.
Pour pouvoir lire tous les mots écrits déjà connus à l’oral, la liste des combi-
naisons syllabiques à retenir s’allonge, le temps d’apprentissage aussi.
Pour pallier ces difficultés, deux voies s’ouvrent, l’une « linguistique »,
l’autre « psychologique » (pour user d’un langage anachronique). La première
voie, partant d’une analyse phonographique du français, construit des
progressions jugées commodes, ou rationnelles, allant des syllabes les plus
simples et les plus régulières (ba, be, bi, bo, bu ou ab, eb, ib, ob ub) aux
plus complexes (guez, ctum, xaille, brê, ffrois, quoir42). À côté des entrées
traditionnelles encore usitées (prières épelées, syllabées), apparaissent de
nouveaux syllabaires conçus pour des entraînements en tête à tête. Ils dérou-
lent des colonnes de syllabes artificielles, de mots classés selon leur longueur
(une, deux ou trois syllabes), de phrases qui ne composent aucun texte mais
exercent à un déchiffrage sans faille. Pour tous ces précepteurs, il va de soi
qu’on ne peut commencer à lire avant d’avoir mémorisé toutes les graphies
syllabiques, les plus régulières comme les irrégulières, les fréquentes comme
les plus rares. Ils sont ainsi conduits à faire une analyse exhaustive du système
graphique du français, à isoler les sons élémentaires de l’oral, à distinguer
les phonèmes des accents régionaux (le r roulé ou grasseyé ne sont qu’un
seul « son »), à reconnaître les valeurs changeantes des « articulations » (les
consonnes) ou des voyelles. La question des sons codés par deux ou trois
lettres (au, in, eau, ein, ou ch, ss, etc.) leur paraît mériter des procédés d’ap-
prentissages aussi attentifs que la valeur sonore changeante de certaines
lettres (c, g, s, t, etc.).
Une autre voie, non exclusive de la première, mais plus attentive à la
psychologie enfantine, cherche à transformer ces batteries d’exercices en
jeux. Pour soutenir l’intérêt de l’enfant, à un âge si tendre, on recourt aux
images, comme dans le Quadrille des enfants de Berthaud, dont la célébrité
dépasse le siècle (il sera repris jusqu’en 1858). En voyant la lune et le lit sur
l’image, le précepteur fait dire à l’enfant lune-une, lit-i, puis « on lui fera lire
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Apprendre à lire au temps du B. A. BA
tout bas la lune et tout haut une, le lit tout bas et i tout haut43 ». Les images
suivantes sont une pipe, un chat, ce qui permet de tirer ip et a, mais aussi
une femme (l’enfant doit dire tout haut emme [am]), ce qui laisse perplexe
sur les principes guidant la progression de Berthaud. Il n’a nullement l’idée
de combiner fréquence et régularité, ce que d’autres pédagogues font intui-
tivement dans les choix de mots (ici, on attendrait plutôt une « dame »).
Quatre-vingt-quatre images en couleurs permettent d’évoquer toutes les
syllabes requises pour les premiers exercices. En voyant « -euil », l’enfant
reconnaîtra la fin de « fauteuil » et prononcera sans erreur. Il aura ainsi en
tête le stock qui lui permettra de s’exercer sur les 70 pages de syllabes
ordonnées par familles. La méthode continue par la lecture de mots et de
phrases. Le premier texte est un conte de 25 pages (Le Prince chéri). La
culture enfantine fait son apparition, et la lecture en latin clôt le manuel
(pour lire le livre de messe et préparer l’entrée au collège).
Dumas préfère la manipulation de lettres imprimées sur des cartes et
invente le Bureau typographique qui permet de jouer au petit imprimeur : l’en-
fant doit reproduire un mot ou une phrase, en latin puis en français, ordre
que critique Berthaud. Il peut ainsi faire « la copie » d’une phrase, lettre après
lettre, sans avoir à tenir la plume. Pauline Kergomard, qui a utilisé dans son
enfance de telles étiquettes pour composer des mots et des phrases, les intro-
duira dans l’école maternelle. Locke a inventé en Angleterre un jeu de dés
aussitôt adopté en France, l’un de voyelles, l’autre de consonnes, qui forment
des syllabes que l’enfant doit lire pour gagner des points. En effet, malgré
des simplifications orthographiques continues44, l’anglais et le français ne sont
pas parvenus à la simplicité de l’espagnol. Les pièges dont sont hérissées ces
deux langues rendent aléatoire un enseignement par principes (les exceptions
ne cessent de perturber les règles), et fastidieux un enseignement de pure
mémoire (la liste des syllabes est bien plus longue qu’en latin).
La relation duelle du préceptorat, qui stimule les interactions autour de
ces jeux éducatifs, voit éclore les principes des « méthodes nouvelles » sur
lesquelles nous travaillons encore, méthodes ludiques et actives, alternant
encodage et décodage, liant images et mots et rapportant les sons élémentaires
à des mots illustrés. Le dessin de l’Abeille est lié au A (mais aussi à ab-) et le
Bas au B (mais aussi à ba-). Les procédés ludiques inventés ont pour but de
faire manipuler un matériel attrayant pour fixer l’attention et soutenir la
mémoire. Mais personne, à l’époque, ne sait comment on pourrait simpli-
fier ou raccourcir l’étape de démarrage, ni comment de tels procédés pour-
raient un jour passer des éducations particulières à un enseignement collectif.
Cette débauche d’inventions nouvelles provoque des querelles de méthodes
enflammées et l’ironie cinglante de Rousseau :
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L’école et la lecture obligatoire
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Apprendre à lire au temps du B. A. BA
Héloïse (1761), Les Souffrances du jeune Werther (1774) deviennent des best-
sellers européens, en passe de se substituer aux textes sacrés puisque les
lecteurs (et les lectrices) y trouvent le sens et la valeur de la vie humaine.
Kant y voit un « dérèglement de l’esprit », Fichte dénonce cette lecture
« narcotique », à laquelle cède Diderot, admirateur de Pamela. Le contraste
entre la lecture ancienne, lente, guidée par des maîtres, fondée sur la mémo-
risation, et la lecture nouvelle, profane, avide de nouveauté, fondée sur la
curiosité et l’émotion, stupéfie les contemporains, plus nombreux à dénoncer
qu’à saluer cette « rage de lire » débordant les milieux lettrés.
On voit les effets en retour de ces mutations culturelles sur les méthodes
d’apprentissage. Si l’élève doit lire d’emblée n’importe quel texte dans
l’univers infini des imprimés, le précepteur ne peut se contenter de l’exercer
à un déchiffrage élémentaire qui se consolidera au fur et à mesure qu’il
mémorisera le corpus limité des textes imposés. Un enseignement systéma-
tique et précoce de la totalité des correspondances graphies-phonies semble
le préalable nécessaire à une lecture réussie. Alors que les apprentissages
traditionnels se contentaient de viser une « lecture restreinte », qui n’abou-
tissait à une lecture généralisée que pour une fraction d’élèves, désormais
les précepteurs visent d’emblée une « lecture extensive47 », en phase avec les
bouleversements culturels de la modernité. C’est pourquoi il devient capital
d’assurer une « lecture mécanique » précoce qui ne se réfère plus à aucun
texte. La virtuosité du décodage permettra de retrouver, sous les signes écrits,
les mots d’une langue orale déjà maîtrisée.
Jeune instituteur plein d’enthousiasme, Pestalozzi raconte comment il s’est
lui-même engagé dans cet effort démesuré (et vain) pour rationaliser l’ap-
prentissage du code graphique, avant de comprendre son fourvoiement et
de devenir un émule de Rousseau :
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L’école et la lecture obligatoire
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Apprendre à lire au temps du B. A. BA
qui passe de l’éducation des enfants arriérés à la Casa dei Bambini51 adapte
pour les tout-petits le matériel pédagogique inventé pour les retardés par
Seguin, « l’instituteur des idiots ». Ces fondateurs d’institutions « postrous-
seauistes » rodent de véritables projets d’instruction collective pour de jeunes
enfants qui ne savent pas encore lire (Fröbel, Montessori), autant que pour
des enfants déficients qui ne le sauront peut-être jamais (Seguin52,
Montessori). Quant à l’école ordinaire, l’école pour apprendre à lire en temps
et heure, elle ne peut qu’être antirousseauiste « par construction » – même
si dans ses discours, elle tentera souvent de faire croire le contraire. En
entrant au panthéon des grands pédagogues, Rousseau devient le père d’une
pédagogie définitivement nouvelle, qui ne peut se banaliser en devenant la
nouvelle norme, puisque les innovations qu’elle propose sont à la fois irré-
futables en théorie et irréalisables en pratique. Il faudrait avoir des maîtres
très savants, ayant beaucoup de temps et très peu d’enfants, alors que la
réalité sociale est juste l’inverse. Son utopie reste donc sans pertinence pour
l’enseignement collectif populaire du XIXe siècle, où c’est évidemment Locke
et les inventeurs de « méthodes » qui gagnent.
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L’école et la lecture obligatoire
Les élèves entrent dans la culture écrite, d’une part, en apprenant par cœur
les textes de référence en français, dont la valeur et l’usage sont donnés par
la pratique (avec un examen final, la communion), et d’autre part, en appre-
nant à déchiffrer ces mêmes textes par une syllabation systématique qui
permet in fine de lire des textes nouveaux. Ce couplage entre mémoire des
textes et analyse des mots ralentit l’acquisition des mécanismes de la lecture,
allonge la scolarité, consolide les savoirs religieux, inscrit la fréquentation
scolaire dans la vie ordinaire des enfants et les attentes des familles.
Cependant, au moment où le mode simultané de La Salle semble triom-
pher, il est sapé dans ses fondements par les nouvelles pratiques de lecture
profane, qui érodent la pertinence sociale de la lecture intensive, limitée à
un corpus restreint. C’est ce que saisissent très vite les précepteurs du
XVIIIe siècle, qui visent d’emblée la lecture extensive. Il s’agit de rendre leurs
élèves capables de « tout lire » le plus tôt et le plus vite possible. Alors que
les écoliers des milieux populaires apprennent à lire entre sept ou huit ans
et onze ou douze ans, les enfants des milieux privilégiés sont mis aux lettres
vers quatre ou cinq ans, pour devenir des lecteurs autonomes un ou deux
ans plus tard. Les réseaux de scolarisation des uns et des autres ne se croi-
seront pas avant le milieu du XXe siècle53.
La nouvelle culture écrite, qui apparaît au siècle des Lumières, fait éclater
le couplage entre la mémorisation des textes et les techniques d’épellation,
lentement mises au point dans les écoles chrétiennes. Dans les éducations
particulières, l’épellation sans faute des syllabes et des mots devient un préa-
lable à toute lecture de message et c’est sur ce créneau que se déploie aussitôt
l’ingéniosité des inventeurs de « méthodes », pour raccourcir ou pour rendre
attrayante, amusante, ludique cette étape terriblement ingrate d’une lecture
réduite aux exercices d’entraînement. Historiquement, c’est ce modèle
synthétique que désignera l’expression « méthode épellative », passée à la
postérité sous le nom de B. A. BA. Sous la bannière de Rousseau, tout un
courant éducatif condamne ce forçage absurde qui conduit à de nombreux
échecs. Rousseau bannit également la mémorisation de textes canoniques
(qui faisait la portée limitée mais aussi l’efficacité de la « vieille » méthode
épellative), car ceux-ci sont désormais considérés comme aussi dénués de
sens pour les enfants que le déchiffrage des syllabes. La seule solution est
donc de retarder l’entrée dans la lecture-déchiffrage. Privé de textes à faire
lire ou réciter, le maître doit inventer des modes d’instruction qui se passent
des savoirs « livresques ». On en est là sous la Restauration, lorsque les ordres
religieux enseignants cherchent à reconquérir le territoire perdu sous la
Révolution. L’édition entre alors dans l’ère industrielle, livres et journaux
sortent des presses à foison, les autorités politiques n’envisagent plus d’autre
lecture que la lecture extensive de textes profanes.
Trois questions inédites se posent alors aux maîtres du XIXe siècle : quelle
nouvelle « culture commune » proposer en lecture aux écoliers ? Comment
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Apprendre à lire au temps du B. A. BA
faire entrer des débutants dans une culture écrite sans textes canoniques de
référence ? Comment leur faire franchir l’étape du déchiffrage ? Cette
dernière question est la plus urgente : si des enfants bénéficiant de précep-
teurs particuliers ont pu se trouver en difficulté et même en échec, qu’en
sera-t-il des enfants patoisants des campagnes, quand le même programme
de lecture extensive leur sera proposé en pédagogie collective ? Sur l’échec
de masse des campagnes, sur l’inefficacité du B. A. BA, sur l’horizon borné
des savoirs offerts à la curiosité des élèves dans les écoles rurales du premier
XIXe siècle, les témoignages abondent. Beaucoup proviennent d’auteurs qui
furent écoliers sous la Monarchie de Juillet, instituteurs sous le Second Empire
et qui finissent leur carrière comme inspecteurs ou directeurs d’École normale
sous Ferry. Émerveillés des progrès accomplis, ils ne cessent de noircir l’école
de leurs souvenirs d’enfance, mal équipée, décourageante, rétrograde, école
aussi bornée dans ses ambitions qu’inefficace dans ses réalisations. En oppo-
sant terme à terme, passé et présent, archaïsme et modernité, ils ont accré-
dité la propagande républicaine et l’image d’Épinal attribuant la fondation
de l’école aux lois d’obligation. Dans les manuels scolaires, on trouvera long-
temps des lectures intitulées « Une école d’autrefois54 », pour que tous les
écoliers de la République puissent mesurer le privilège de leur sort.
Cette vision rétrospective ne doit pas faire oublier le demi-siècle qui a été
le laboratoire de ces progrès. Le changement le plus spectaculaire porte sur
les manuels scolaires. En deux générations s’invente le manuel moderne,
dont la formule commence à être bien rodée vers 1860 et persiste quasi
intacte jusqu’à la fin des années 1960. Malgré le renouveau des maquettes
éditoriales, des références théoriques et des pratiques pédagogiques, cette
continuité est encore visible dans les manuels contemporains. Sa mise en
place sonne le glas de la méthode épellative et elle coïncide avec une accé-
lération spectaculaire de l’apprentissage de la lecture sous le Second Empire,
avant les lois républicaines. Qu’est-ce qui a rendu possible un tel « bond en
avant » ?
97
CHAPITRE
5
99
L’école et la lecture obligatoire
mais [y] se lit u et [e] é). Entre les leçons de départ réduites à quelques mots
(les enfants ne savent pas lire) et celles de juin (ils sont supposés savoir),
l’écart est patent, mais moins que jadis : les livrets commencent par de petits
textes, jamais par des syllabes, rarement par des mots isolés (les noms propres
des héros). Pour entrevoir les choix des auteurs, leurs options didactiques,
leur inventivité pédagogique, il faudrait suivre pas à pas le trajet de septembre
à juin. À part le maître, qui le peut ?
Reste une fiction : la classe idéale supposée par cette pédagogie collective,
qui fait avancer tout le monde par le même chemin, même si ce n’est pas
d’un pas égal. Chacun le sait, certains liront avant Noël, d’autres en mars
et d’autres piétineront encore en juin. On connaît les statistiques qui lestent
ces calendriers et font des instituteurs de CP les baromètres impitoyables de
la « fracture sociale » sur le front de l’entrée en culture écrite. Mais ce qui
fait le démarrage fulgurant d’un enfant reste imprévisible, tout comme les
blocages ou les lenteurs d’un autre qui a pourtant « tout pour réussir », même
si chacun cède après coup à la tentation de transformer une probabilité en
destin. C’est d’ailleurs le problème : s’attendre à l’échec le produit, quelle
que soit la méthode. Tous les manuels ne se valent pas, mais ce qui fait le
succès de l’un ou l’échec d’un autre n’a guère à voir avec les oppositions
qui nourrissent dans les médias les débats sur les « méthodes » désignées
comme syllabique, globale, phonique, naturelle, idéovisuelle, grapho-phoné-
tique, etc. Ces principes théoriques sont difficiles à définir sans caricature,
même si on ne cesse de s’affronter sur leur légitimité scientifique (« les cher-
cheurs », « les neurologues », « les psycholinguistes », « les orthophonistes »
disent que…) ou sur leur pertinence pédagogique (« pour un enfant
dyslexique, la méthode globale est catastrophique », « pour les non-franco-
phones, il faut des méthodes spéciales »). Chaque adulte est ainsi renvoyé à
ses amnésies d’enfance, heureuses (un jour, tout naturellement, il a su lire,
comme il a su nager ou faire du vélo) ou brûlantes (angoisses que ravivent
les difficultés d’un enfant proche).
Il est encore plus difficile de caractériser brièvement les pratiques à travers
lesquelles, à l’aube du XXIe siècle, des maîtres alphabétisent plus ou moins
bien, plus ou moins vite, des centaines de milliers d’enfants chaque année.
De fait, les modélisations braquent le projecteur sur « la » démarche qui, pour
un théoricien donné, structure intellectuellement tout le processus d’ap-
prentissage, laissant dans l’ombre les mille et une activités qui y concourent
de façon non théorisée. Telle méthode explique tout à travers la façon dont
les enfants prennent peu à peu conscience des règles de correspondances
graphème-phonème sur des textes connus, telle autre montre les progrès
qu’entraînent des exercices systématiques, l’une insiste sur les interactions
orales pendant la lecture, telle autre sur l’écriture. Mais dans la pratique, les
interactions entre enfants ou adulte-enfant d’une part, les routines scolaires
de tout enseignement collectif d’autre part, deviennent inévitablement l’es-
100
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
pace de procédures hétérogènes. Lire (que veut dire un texte dont je vois les
signes ?) n’active pas le même rapport à l’écrit qu’écrire, où ce qui pose
problème, ce n’est pas le sens (je sais ce que je veux « dire »), mais le code
(graphique, orthographique, syntaxique, rhétorique, etc.). Dans la classe, les
enfants ne cessent de passer d’une pratique à une autre, quels que soient les
exercices de leur manuel. Car le recours au manuel demeure massif. Même
si certains maîtres, adeptes de la « méthode naturelle » de Freinet ou de ses
modernes variantes, apprennent à lire à leurs élèves à partir de textes produits
dans la classe, ils sont une minorité : plus de huit maîtres de cours prépara-
toire sur dix travaillent avec un manuel, qu’ils l’aient ou non choisi, qu’ils
aient ou non l’intention d’en changer*1. Dans ce chapitre, c’est la genèse de
cet outil « ordinaire » du travail scolaire, que nous avons cherché à retracer.
Il marque l’entrée de la pédagogie dans une forme de « division du travail »
moderne, entre le ministère, les maîtres et les éditeurs. Malgré la mutation
que représente la culture numérique, elle est toujours la nôtre.
101
L’école et la lecture obligatoire
De tous les manuels, le plus demandé est celui qui fait entrer un débu-
tant dans « les rudiments de la lecture ». Dans le demi-siècle qui s’écoule
entre la loi de Guizot et les lois de Ferry, des centaines d’auteurs proposent
des ouvrages dont les tirages cumulés se chiffrent en dizaines de millions
d’exemplaires5, en même temps qu’augmente régulièrement le nombre des
conscrits qui déclarent savoir lire6. Quand les républicains héritent du grand
travail d’alphabétisation fait avant eux, ils espèrent faire disparaître rapide-
ment les derniers illettrés et croient que « le XIXe siècle finira sur une popu-
lation pouvant rayer ce mot de son dictionnaire7 ». Leur grand projet pour
l’école primaire, grâce à un savoir lire, écrire et compter généralisé, est un
programme ambitieux, rendu possible par l’utilisation de la lecture à d’autres
fins : faire acquérir des savoirs « universels » laïques (morale, sciences),
construire une conscience nationale (langue française, littérature, histoire et
géographie de la France) et une compétence d’écriture aussi utile dans la
vie sociale que dans la vie civique (rédaction).
Si ce saut d’exigence est possible, c’est que la lecture est déjà ressentie
comme quasi « obligatoire » (même si l’école ne l’est pas), ou s’est tout au
moins généralisée du fait des politiques d’offre scolaire autant que de la
demande sociale. À la chute du Second Empire, les instituteurs disposent à
la fois de dispositifs d’enseignement institués (écoles normales, presse péda-
gogique, inspection), de modèles d’apprentissage en débat (mémoire livresque
vs méthode intuitive, apprentissage « par routine » vs « par principes »,
ancienne ou nouvelle épellation, lecture avec ou sans épellation) et d’une
large panoplie d’instruments de travail (mobilier, tableaux, livres, procédés
d’enseignement collectif, notations) sans lesquels il n’existe pas de disciplines
scolaires8. L’avancée la plus spectaculaire du XIXe siècle se fait sur le front
de l’édition, et les manuels de lecture9 sont les témoins privilégiés des évolu-
tions institutionnelles.
Premier livre d’initiation culturelle, le livret d’alphabétisation met en
scène le « monde de l’écrit » proposé en référence aux lecteurs novices. Livre
introductif à la langue écrite française pour des élèves souvent patoisants,
il présente un ensemble de savoirs sur les normes de la langue et les rela-
tions entre écrit et oral. Il impose un certain découpage syllabique, la norme
des bonnes prononciations et des liaisons, la règle orthographique. Livre
d’usage, répertoire ordonné d’exercices, il peut être considéré, à côté des
livres de prières et des partitions musicales pour débutants, comme un guide
de travail à pratiquer plutôt qu’à lire.
Enfin, il s’agit d’un objet éditorial multiforme : l’alphabet à 15 centimes
côtoie l’in-folio luxe à 5 francs ; les tirages industriels de quelques best-sellers
ne peuvent faire oublier les centaines d’ouvrages jamais réédités. Leurs
auteurs ont déployé l’éventail des variations, minuscules mais pas insigni-
fiantes, qui ont été imaginées sur un canevas aussi contraint que répétitif.
Offre pédagogique d’un auteur, le manuel est aussi l’offre commerciale d’un
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Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
103
L’école et la lecture obligatoire
des conduites ou des devoirs (devoirs des enfants envers leurs parents, leurs
maîtres et envers un Dieu qui n’est plus celui d’aucune religion particu-
lière, ou des savoirs (sur le ciel, les planètes, la terre, la mer, les plantes,
les animaux), tantôt ils juxtaposent des anecdotes ou des petits récits de
vie enfantine. On aurait envie de penser qu’il s’agit de trois étapes menant
vers le manuel moderne, mais c’est une fausse piste : ces différents modèles
coexistent en parallèle entre 1830 et 1880.
Comment s’est inventé « l’outil scolaire » promis à un si bel avenir, dont
les normes éditoriales sont peu à peu adoptées dans tous les nouveaux livres ?
Certes, les nouveautés ne reflètent pas une évolution massive des usages en
cours dans les classes : certains livres « anciens », plusieurs fois révisés, font
de très longues carrières, comme le livre publié par Hachette (32 éditions
jusqu’en 1899), ou la Méthode de lecture de Peigné, rééditée de 1827 à 1893
(136 éditions), malgré les critiques de plus en plus acerbes à son encontre10.
Dans l’éventail des éditions et rééditions en concurrence, certaines présen-
tations vont perdurer, malgré d’autres transformations portant sur les
procédés11 (assortis ou non de justifications théoriques et de références aux
« grands pédagogues », sincères ou convenues), sur le médium12 (couleur,
typographie, photographie) ou sur le message. Nombre de manuels ne s’em-
barrassent guère de justifications autres qu’empiriques : l’auteur sait que sa
méthode « marche bien » pour l’avoir vu réussir, soit en la pratiquant lui-
même, soit pour l’avoir fait tester dans quelques classes. S’agissant des tirages,
les grands éditeurs parisiens (Hachette, Dupont, Garnier) écrasent déjà les
maisons provinciales, pourtant beaucoup plus nombreuses qu’aujourd’hui.
Si ces livres sont passionnants à étudier, c’est qu’ils nous informent autant
sur le passé que sur le présent : on y voit apparaître des modes de travail
inédits, des exercices nouveaux, des dispositifs de présentation en rodage.
Beaucoup d’essais et d’erreurs, dont se dégagent, à l’usage, des formes aujour-
d’hui si banales que nous ne les remarquons plus (par exemple, les exercices
de « récapitulation des acquis », ou les « pages de révision » totalement
absentes en 1830). Les qualités techniques de l’outil (facilité d’utilisation,
mise en page, sélection des mots, répertoire des exercices, organisation de
la progression) se combinent à d’autres traits aussi importants : le prix, qui
est à la charge des familles, le nombre et l’âge des élèves (classes à un ou
plusieurs cours), la durée prévisible des scolarités, l’état d’équipement de
l’école, les recommandations des inspecteurs.
Tout cela pèse plus que les prises de position « théoriques » sur l’ensei-
gnement par principe ou par routine, l’ancienne ou la nouvelle épellation,
même si certaines préfaces essaient de nous faire croire le contraire. Les
auteurs de terrain affichent souvent un éclectisme sans complexe (ils sont
pour un enseignement par principe ET par routine, leur Méthode peut être
pratiquée avec l’ancienne, la nouvelle et même sans épellation). Quant aux
destins éditoriaux qui ont promu quelques livres au rang de vedettes et fait
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Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
sombrer tant d’autres dans un oubli immédiat, ils doivent autant aux stra-
tégies commerciales et aux capacités de diffusion des éditeurs qu’à leur vertu
intrinsèque. Cependant, un titre ne pourrait être réédité régulièrement s’il
n’avait pas été ratifié par ses utilisateurs qui sont les maîtres. Avec des retards
et des contradictions, l’évolution du corpus traduit, autant qu’elle la produit,
l’évolution de la demande.
105
L’école et la lecture obligatoire
sauf à de rares exceptions, avaient leurs livres propres, souvent édités par leur
maison-mère, et elles s’y renfermaient exclusivement16 ». Il ne faut pourtant pas
réduire trop vite l’école privée à l’enseignement catholique. De nombreux
auteurs se disent « chef d’institution17 ». Le réseau des pensions privées scola-
rise aussi des élèves débutants et a besoin de livres pour commençants.
Il existe enfin un troisième marché, également libre, celui des éducations
domestiques. Dans toute famille tant soit peu instruite, les enfants appren-
nent à lire à la maison, grâce aux leçons d’un précepteur, d’un instituteur
particulier, ou encore, phénomène mis à la mode sous le romantisme, par
le père ou la mère de famille. Les livres instructifs ou récréatifs qu’on lit
aux enfants, ou dans lesquels ils s’exercent à lire seuls, constituent un genre
éditorial en plein essor sous le Second Empire18. On édite à l’usage de cette
clientèle fortunée de « beaux livres », bien distincts des livrets bon marché
destinés aux écoles populaires. Par exemple, la petite Méthode de lecture en
12 leçons et 32 pages, conçue par l’instituteur A. Donneaud en 1857, vendue
75 centimes (environ 3 euros), existe aussi dans « un magnifique volume,
grand in-folio », version de luxe qui coûte 5 francs (20 euros).
Certains auteurs des années 1830-1850 s’adressent conjointement aux deux
publics, comme Brunet avec sa Méthode naturelle de lecture, d’écriture et d’or-
thographe, manuel des instituteurs et mères de familles (1837), et bien des livres
citent des témoignages de satisfaction pour l’un et l’autre usage dans leur
préface. En 1852, Dupont publie Le Petit Syllabaire de la Citolégie, dans lequel
il annonce : « au-dessus de ce petit syllabaire, il y a la Citolégie in-16 pour les
enfants, la Citolégie in-8 pour les mères de familles et le Manuel de Citolégie
in-12 pour les maîtres où cet enseignement est raisonné » : un seul livre, mais
trois formats pour trois usages (les mères de famille ont besoin de quelques
directives, mais pas des explications « professionnelles » réservées aux insti-
tuteurs). Cependant, au cours de la décennie 1860, les auteurs ne disent plus
que leurs ouvrages peuvent être utilisés « également » en classe et en précep-
torat familial, ou avec des enfants et des adultes. Ce qui était un bon argu-
ment de vente en 1830 ne l’est plus une génération plus tard et les diverses
clientèles sont clairement disjointes19. Les manuels de lecture nous permet-
tent ainsi de voir où se situent au fil du temps les problèmes jugés priori-
taires et sur quoi portent les innovations. Au XVIIIe siècle, les inventions ont
été portées par les précepteurs et par les ordres enseignants. Qu’en reste-t-
il dans les manuels qui héritent de ces deux traditions, pour les éducations
domestiques et les écoles catholiques ?
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Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
107
L’école et la lecture obligatoire
d’abord imagier du premier âge, puis alphabet de l’enfant “mis aux lettres”,
enfin abrégé encyclopédique répondant au questionnement de l’enfant lecteur »,
« indice du rôle de tutelle pédagogique tenu par le père et la mère vis-à-vis des
enfants, et jouet pour l’aîné qui apprenait à lire au cadet25 ». C’est donc bien
avant l’initiation au « savoir lire » que commence l’initiation à la culture
livresque, dès que « Bébé », ou que « le bambin » comme on dit alors, prend
plaisir à regarder des images.
Lorsque l’enfant commence à « s’intéresser aux lettres » qui accompa-
gnent l’illustration, on conseille deux brèves séances d’un quart d’heure par
jour, dans la bonne humeur. Il doit apprendre le nom des lettres, les recon-
naître dans le désordre, mémoriser un petit stock de syllabes et de mots,
prononcés directement, puis épelés. Ces savoirs peuvent être construits direc-
tement sur l’abécédaire qui comporte une partie conçue à cette fin26. Dans
un petit Abécédaire des enfants conservé à l’INRP, on trouve ainsi l’alphabet
en 26 vignettes (A : dessin d’un enfant avec une arbalète/ phrase : Il tend
l’arbalète, etc.), puis un tableau comportant deux alphabets, l’un en capi-
tales et l’autre en bas-de-casse, deux pages de mots à épeler (pa-pa, ma-
man, fan-fan, gâ-teau, etc.) et, enfin, des petits textes [vers 1860]. Les
connaissances mémorisées sont reprises et réinvesties dans les pages déjà
connues de l’ABC illustré : chaque image comporte une légende, une phrase
ou des expressions, plus souvent qu’un mot isolé. Par exemple, au dessous
des lettres A, C, Y et Z : « Il tend l’Ar-ba-lè-te » », « Ils sau-tent à la Cor-de »,
La pou-pée de Yo-lan-de, La pe-ti-te Zo-é », plutôt que « l’Arbalète », « une
Corde », « Yolande », « Zoé ». On trouve généralement les séparations entre
syllabes comme dans la tradition. On cherche sous le dessin de la girafe,
du ramoneur, les noms écrits de l’animal, du métier représentés, faciles à
retrouver grâce à l’initiale en capitale. L’enfant retrouve des lettres ou des
syllabes connues, cherche avec sa mère les mêmes dans les pages suivantes.
La phrase sur la girafe ou le ramoneur, déjà entendue moult fois, est relue
par l’enfant, qui pointe avec une épingle ou une touche de bois les mots,
les syllabes, ou les lettres que l’adulte lui demande de désigner. Le jeu
inverse consiste à énoncer les éléments que l’adulte pointe en silence.
On peut ainsi commencer à faire « lire » des enfants de quatre ans, en
mobilisant mémoire, répétition, plaisir et jeu, mais certainement pas la
réflexion ni l’analyse systématique. Cette pédagogie de la lecture ne repose
ni sur l’apprentissage « par principes », puisque l’adulte ne fait apprendre
aucune règle systématique, ni sur l’apprentissage « par routine » puisqu’il
ne demande pas davantage de savoir épeler des listes de syllabes par cœur
(du type « Cé-A Ca, Cé-E Ce, Cé-I Ci, Cé-O Co », etc.). Le temps, les reprises
quotidiennes, les interactions qu’une situation duelle produit aisément,
suffisent pour qu’un enfant sache bientôt relire seul ce qu’on lui a appris,
en s’aidant de sa mémoire, des images et du texte. On voit qu’il s’agit
(comme dans le cas du Notre Père) de faire saisir au jeune lecteur comment
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Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
le texte écrit « encode » la phrase dite oralement, non de lui faire décou-
vrir une signification inconnue par décodage. La même procédure est
employée ensuite, toujours avec l’aide de l’adulte, sur les petits textes que
l’auteur a placés à la fin.
Voici par exemple la première « lecture » de l’Abécédaire des enfants, qui
décrit justement une scène de lecture domestique : « Viens ici Charles./ Viens
auprès de maman./ Dépêche-toi./ Assieds-toi sur les genoux de maman./
Maintenant lis ton livre./ Où est l’épingle pour indiquer les mots ? / Voici une
épingle. / Ne déchire pas le livre./ Il n’y a que les méchants garçons qui déchi-
rent les livres. / Charles aura une jolie leçon nouvelle./ Épelle ce mot : Bon Dieu.
/Maintenant va jouer. » Ce texte énonce de façon exemplaire les deux entraî-
nements qui doivent progressivement s’imbriquer. Tout d’abord, lire en poin-
tant sans erreur chaque mot d’un texte sans mystère sémantique. Il a été lu
par l’adulte, il évoque une situation parfaitement connue de l’enfant, chaque
unité de sens est brève, séparée de la suivante par les retours à la ligne.
L’enfant apprend ainsi à découper le texte oral en mots, en reconnaît certains
« par cœur » et on l’aide à prêter attention à d’autres indices (initiales, ponc-
tuation, lettres capitales). Dans ce livret sans prétention, alors que les
légendes étaient découpées en syllabes, les phrases ne sont pas prédécou-
pées, mais imprimées normalement.
Deuxième opération, il doit épeler sans erreur (ici « Bon Dieu ») en
entrant très classiquement dans l’analyse des unités constitutives du mot,
les syllabes : les deux mots cités sont monosyllabiques, la question du décou-
page ne se pose pas. La voie didactique ouverte par les précepteurs du
XVIIIe siècle a donc été abandonnée. Plus d’apprentissage « par principes »
avec la mise en mémoire a priori de toutes les syllabes possibles. Retour
à la méthode « traditionnelle » pratiquée jadis sur le Notre Père, mais sur
des textes qui préservent le sens dès l’unité syllabique. Cette voie a été
tracée par les abécédaires anglais ou américains, qui ont institué le recours
à des mots monosyllabiques bien accentués, fréquents dans leur langue,
pour aider les premiers pas des débutants. On publiera même à Londres,
en 1878, une « Bible pour enfants » en monosyllabes27.
En français, les mots monosyllabiques sont plus rares, mais des auteurs
ayant voyagé en Angleterre ont cherché à les exploiter dès les années 1830.
« Je viens de voir Jean, le fils de Luc. / Il n’a pas le sou. / Il n’a que du pain
noir dur et lourd où on a mis du son./ Jean est sans bas./ Son corps est aux
deux tiers nu./ Et il a bien froid, je le plains !/ Il m’a fait mal quand je l’ai vu
dans la rue./ Je lui ai remis trois sous pour qu’il eût du pain./ C’est très bien,
mon fils./ Je sens de la joie de ce que tu as fait pour lui. » Ce texte monosyl-
labique de Lasteyrie du Saillant28 se retrouve en extraits dans plusieurs
manuels tout au long du siècle à côté d’autres textes du type : « Dieu est bon ;
Dieu est grand. C’est lui qui a fait tout ce qui est. Il a fait le ciel, il a fait l’eau,
il a fait le feu. Dieu est en tous lieux, il sait tout, il peut tout.29 » De cette façon,
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Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
Dans les années 1870, les premiers livres de lecture courante gardent donc
un titre, alors que ceux des « abécédaires » ont disparu.
Vauclin désigne tous les manuels comme des « méthodes ». Dans le cata-
logue des titres de la collection constituée par l’inspecteur général Rapet52,
le mot apparaît dans un titre sur trois entre 1830 et 1848 (dont la fameuse
Méthode de lecture de Peigné), un titre sur deux sous le Second Empire, deux
sur trois entre 1870 et les lois Ferry. On voit ainsi s’installer un terme géné-
rique qui, en France, est toujours en vigueur. Une méthode est un ensemble
des principes et choix théoriques pour guider l’action, tels qu’ils sont exposés
dans un discours (qu’il s’agisse de la méthode cartésienne, de la méthode
expérimentale de Claude Bernard, ou de la méthode naturelle de Freinet).
Dans l’école, une méthode a d’abord été un guide pédagogique, rédigé pour
l’enseignant. La Tabellégie, méthode de lecture en tableaux, à l’aide desquels
on peut conduire rapidement les jeunes intelligences des premiers et vrais
éléments de l’art aux difficultés les plus sérieuses, est ainsi un livre du maître
sous la forme d’un traité de 320 pages. Dans l’usage qui s’impose, le mot
méthode désigne n’importe quel livret pour débutant. Dans les années 1870,
l’usage oral rapporté par Vauclin passe dans l’édition : les « méthodes » sont
publiées sous le nom de leur auteur (Méthode Néel, Méthode Menet, Méthode
Gédé, Méthode Cuissart).
Se trouvent ainsi confondus des principes (méthode épellative, méthode
syllabique, plus tard méthode globale) et le livret d’apprentissage où ils sont
mis en œuvre. Rien d’étonnant à ce qu’en France les « guerres des méthodes »
puissent se faire par manuels interposés. Malgré de multiples tentatives lexi-
cales, malgré la distinction fréquente faite entre « Livret de lecture » au singu-
lier et « Premier livre de lectures », au pluriel, la distinction anglaise
Primer/First Reader, si claire pour les utilisateurs, élèves, maîtres et parents,
ne parvient pas à s’installer dans la langue scolaire. L’Alphabet et Premier
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L’école et la lecture obligatoire
livre de lecture édité en 1831 par Hachette, exact équivalent d’un Primer and
First Reader porte un titre décalqué, mais laïcisé, de l’Alphabet chrétien et
Première Instruction chrétienne. Cependant, l’usage du mot Alphabet signe
clairement son appartenance à la période de l’ancienne épellation. Le terme
Syllabaire – dont les rares occurrences avant 1850 augmentent entre 1850
et 1870 et se stabilisent entre 1870 et 1880 – ne réussit pas davantage à se
transformer en nom commun désignant n’importe quelle « méthode ». Il
survit seulement comme adjectif pour caractériser la « méthode syllabique »
mais la postérité oubliera rapidement pourquoi, la confondant avec la
méthode du B. A. BA.
Quels autres adjectifs qualifient une « méthode » à cette période ? Dans
les années 1830, les inventeurs poursuivent des objectifs si variés qu’aucun
qualificatif n’émerge. Les uns cherchent une approche rigoureuse, logique,
raisonnée des règles de l’écriture française ; d’autres construisent un corpus
de textes laïques pouvant se substituer aux textes religieux ; d’autres se
soucient d’abord d’inventer des procédés commodes (tableaux, exercices
collectifs) pour faire travailler des classes selon le mode simultané recom-
mandé par Guizot, sans suivre pour autant la règle de Jean-Baptiste de La
Salle. Une génération plus tard, les manuels combinent ces différentes
contraintes : sous le Second Empire, une méthode se vante donc d’être
« nouvelle », puis elle se doit d’être « simple » (simplifiée, commode, pratique,
d’usage facile, aisé) avant d’être rapide, graduée, progressive, rationnelle ou
raisonnée. Dans les années 1870-1880, quelque chose semble s’être passé, car
c’est la vitesse qui semble émerveiller les auteurs. Chacun désigne sa méthode
comme rapide, accélératrice, efficace en deux mois, au bout de quelques
leçons ou de quelques dizaines d’heures, bien avant d’être nouvelle, graduée,
rationnelle. Dans les préfaces, nombre d’auteurs comparent la lenteur de
leurs apprentissages d’enfance et la rapidité aujourd’hui possible (si on adopte
leur méthode, évidemment). On est intrigué par ce phénomène qui ne
concerne pas seulement quelques méthodes d’avant-garde, mais qui semble
toucher une partie de plus en plus importante des nouvelles publications.
C’est la dynamique d’ensemble de cette évolution que nous devons
comprendre avec la montée en force de nouvelles progressions.
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Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
l’alphabet précédé d’une croix, mais par une planche « scientifique » : carte du
globe avec les continents, machines simples (levier, balance, poulie, vis) et
instruments de mesure modernes (baromètre, thermomètre). Le 1er « exer-
cice53 » présente les six voyelles simples sous trois typographies : capitale, bas-
de-casse et cursive, avec toutes les accentuations possibles (a, â, e, é, è, ê, i, y,
o, ô, u, û) ; sous chaque voyelle, un exemple où la lettre est utilisée dans un
mot (a-mi, â-ne, me-su-re, mé-ri-té, etc.). Même présentation pour les consonnes,
avec, d’une part, les « articulations ou consonnes simples » regroupées par
famille phonétique (b/p ; c/k/q ; g/j ; d/t ; f/v ; l/r, m/n s/z/x), et d’autre part les
« articulations variables » (« c comme s, devant e, i, y, comme dans ce-ci, cé-ci-
té, cy-gne », etc.). Les trois alphabets (en capitale, petit corps et lettres cursives)
viennent ensuite, puis les « sons composés » (eu/ou/ie/ue/, etc.). On entre dans
les douze pages de syllabes, des plus simples (C-V : ba, be, bé, bè, et V-C : ab,
ac, ad al) aux plus complexes (de bal à phry), toujours éclairées par un exemple
(bal-con, phry-gien). Quatre pages pour les lettres muettes, les sons équivalents
(en, an, em, am), les lettres qui changent de prononciation (c, g, s, t) et enfin,
14e et dernier « exercice », les liaisons et signes de ponctuation.
On passe alors sans transition aux lectures de la deuxième partie, qui dérou-
lent une mini encyclopédie des savoirs où chaque thème est traité en une
page (1. LES ENFANTS Les pe-tits en-fants ne sa-vent ni par-ler, ni mar-cher…,
15. LES FRUITS ET LÉGUMES, 26. LES CALCULS, 31. LES NOUVELLES
MESURES, 68. LES VOLCANS, etc.). Dans la lecture 7 (Les plan-tes ne peu-
vent se mou-voir), les lettres muettes cessent d’être imprimées en italique ;
au texte 14, plus de tirets pour séparer les syllabes. Les corps d’imprimerie
diminuent en cinq étapes, jusqu’aux maximes tirées de la Bible (74. Souvenez-
vous de votre Créateur pendant les jours de notre jeunesse…) et aux extraits de
Droit public des Français (75. Art. 1 Les Français sont égaux devant la loi, quels
que soient d’ailleurs leurs titres et leur rang). Pour finir, deux pages de lecture
du latin (Décalogue, Pater Noster et Credo). Aucune indication n’est donnée
sur le temps nécessaire pour franchir ces étapes.
Ce livre suit fidèlement la structure des alphabets chrétiens (lettres, syllabes,
textes syllabés, textes non syllabés, sans listes de mots entre syllabes et textes),
mais le déroulement des chapitres (appelés « exercices ») montre la distance
prise avec la tradition. Les lettres ne sont plus présentées dans l’ordre alpha-
bétique, mais par familles de « sons » ; le temps passé sur les syllabes, classées
par types de difficultés, s’allonge considérablement. Enfin, les textes que les
écoliers auront à lire leur sont strictement inconnus. Ils se réfèrent à une
culture savante, réécrite à leur usage, mais absente de leur environnement
social. Ils ne comportent aucun récit54. En les lisant et relisant collectivement
avec le maître, les écoliers apprendront à la fois la lecture et les savoirs moraux
et instructifs que l’école a pour mission de leur transmettre.
On voit bien les visées politiques et culturelles d’un tel choix dans le
contexte de la Monarchie de Juillet55. Pour y parvenir, le manuel de Rendu
117
L’école et la lecture obligatoire
118
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
Pour l’heure, le souci des maîtres est ailleurs. Leur confiance dans « la puis-
sance des procédés » ne les empêche pas de constater à quel point l’étape
précédant l’entrée en lecture est devenue plus ambitieuse, donc plus longue
et difficile qu’autrefois. Les témoignages abondent sur le temps passé par
certains à piétiner en vain aux portes de la lecture64 puisque, tant que les
mécanismes ne sont pas acquis, le maître ne propose à l’élève aucun texte.
En 1860, Rapet l’expose sans fard dans le Journal des Instituteurs65 :
119
L’école et la lecture obligatoire
ne l’étudiera pas, parce que cela lui est impossible. Pour étudier la lecture,
tant qu’on n’en est pas arrivé à peu près à la lecture courante, il faut
absolument le secours d’un maître. »
Alors que les élèves des Frères pouvaient s’entraîner seuls en cherchant
à reconstruire les syllabes du Notre Père, la nouvelle « méthode » rend cet
auto-apprentissage impossible. La question pratique de l’encadrement devient
donc une urgence.
Pour Rapet, les avancées méthodologiques des manuels ne peuvent
produire leur effet que par une organisation structurée du curriculum, avec
un « plan d’étude qui fera que les parents vont prendre l’habitude de faire
rentrer leurs enfants à date fixe », comme dans le secondaire, et « des récapi-
tulations mensuelles et trimestrielles ». Il faut surtout la présence d’un aide
véritable, qui peut être un jeune « qui se propose soit d’entrer plus tard à
l’École normale, soit de se présenter directement à l’examen ». Ce peut être
aussi l’épouse de l’instituteur, car « les femmes ont pour diriger les jeunes
enfants une douceur et une patience qui les font souvent mieux réussir que les
hommes dans l’instruction de ces petits êtres si sensibles et si impressionnables ».
De toute façon, il faut quelqu’un pour seconder le maître qui, lorsqu’il doit
mener trois ou quatre cours de front, néglige toujours les débutants. Le
tableau comique et accablant donné par la comtesse de Ségur dans La Fortune
de Gaspard66, paru en 1866, n’est peut-être pas si caricatural :
120
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
Le quatrième banc est celui des « ignorants » qui vont se mettre debout
devant le premier tableau, celui des voyelles (et non de l’alphabet). Le troi-
sième banc en est à la lecture syllabée et Petit Matthieu fait partie du
second « banc », celui des lecteurs. Cela ne signifie pas forcément qu’il n’a
pas de table, car l’habitude de désigner les niveaux par le mot « banc » a
survécu à l’installation des pupitres. Même si le maître ne se prive pas
« d’ouvrir l’esprit avec la gaule », les châtiments corporels sont en train
d’être remplacés par le bonnet d’âne, qui ne blesse pas l’épiderme mais
l’honneur (ce qui est parfois pire).
À cette date, c’est sur le deuxième cours que les maîtres font porter tous
leurs efforts : « Le deuxième cours comprend ce qu’on pourrait appeler l’ensei-
gnement fondamental des écoles primaires. Les matières qu’on y enseigne
embrassent essentiellement ce que tout enfant doit savoir au moins, pour ne pas
être en ce monde dans une position trop inférieure à celles des autres hommes. »
Ce que « tout enfant doit savoir », c’est bien lire, écrire et compter, mais
dans un sens plus ambitieux que jadis. Écrire, c’est savoir l’orthographe : le
couple « dictées/questions » commence à être bien rodé, grâce à des choix
de dictées graduées et au rituel de l’analyse grammaticale67, mais peu de
maîtres imaginent encore que les élèves de ce niveau pourraient rédiger68.
Compter, c’est s’exercer à toutes sortes de calculs dans des problèmes déclinés
sur des canevas bien au point. Enfin, lire, c’est s’instruire en tout, puisque
les lectures quotidiennes permettent d’apprendre toutes les « connaissances
usuelles » à retenir (divisions du temps, astronomie, pays, animaux, plantes,
histoire, inventions, etc.). Un tel programme réclame au moins deux ans,
parfois trois : « Ce n’est guère qu’à huit ans que les élèves peuvent passer au
deuxième cours, dit Rapet ; avant cet âge, ils ne seraient réellement pas capables
de bien profiter des leçons. »
Par conséquent, le cours des débutants concerne des enfants de sept à
huit ans. Les maîtres doivent refuser des enfants trop jeunes : l’école n’est
pas une garderie. Ce sacrifice financier sera compensé par la réputation que
feront au maître les familles constatant les résultats. En effet, des enfants
trop jeunes ont du mal à apprendre, perturbent la classe et, même sachant
lire, ils sont trop immatures pour suivre avec profit le deuxième cours. De
ce fait, il faudra qu’ils « doublent ». Rapet espère limiter ce phénomène par
un contrôle plus strict des âges d’entrée dans le niveau qu’il appelle « prépa-
ratoire ». Les acquisitions seront plus rapides avec des enfants raisonnables,
capables d’accepter des exigences disciplinaires et des méthodes de travail
qui ne sont pas celles des salles d’asile. Programme de travail, constitution
d’un groupe de même avancement et de même âge (ou presque) : on va vers
la mise en place du curriculum concentrique en trois étapes, que Gréard
généralise en 1868 dans le département de la Seine. Cette normalisation du
curriculum implique un programme de travail prévu sur l’année et des impé-
ratifs de rentrée qui mettent fin aux anciennes habitudes. En effet, la sépa-
121
L’école et la lecture obligatoire
122
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
123
L’école et la lecture obligatoire
124
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
ment appliquée et qu’on en tire les avantages qui doivent résulter de son appli-
cation, il est nécessaire que les exercices de vive voix durent 3 ou 4 heures par
jour, et que ce temps soit exclusivement consacré aux enfants qui apprennent
à lire ». Trois ou quatre heures d’entraînement à lire les syllabes chaque jour !
Autant dire qu’il faut demander aux enfants une résistance à toute épreuve
et un maître se consacrant à plein temps aux débutants, ce qui est un luxe
improbable dans les villages.
En 1860, A. Lefèvre74 résume la perplexité des praticiens :
Le tournant a eu lieu avant la fin du Second Empire, puisque, entre les années
1860 et les années 1870-80, les méthodes sans épellation ne paraissent plus
présenter autant de difficultés que le disait Lefèvre. Elles sont devenues
« rapides ». Celles qui ont le vent en poupe sont les méthodes « simultanées ».
125
L’école et la lecture obligatoire
C’est au cours des années 1850-60 que les ardoises entrent en force dans
les petites classes et le papier de cellulose permet la distribution en masse
de cahiers bon marché83. Dans les grandes classes, les plumes métalliques
permettent aux maîtres de ne plus passer des heures à tailler les plumes
d’oie et aux enfants débutants de s’exercer à tracer des lettres sans avoir à
vaincre tous les problèmes de ductus84 qui ont pu coûter tant d’heures de
peine aux générations antérieures. Cette entrée précoce en écriture, qui plaît
tant aux écoliers qu’ils se « dégoûtent » de la lecture, d’après le Guide des
Écoles des Frères maristes, a manifestement des effets positifs sur la mémo-
risation des lettres et des syllabes. Elle a aussi le grand avantage d’occuper
un groupe silencieusement, sur un exercice qui peut être contrôlé après coup
par le maître. Cependant, l’ordre d’apprentissage des tracés n’a rien à voir
avec les progressions conçues pour l’entrée en lecture et les deux enseigne-
ments sont donc pratiqués en parallèle.
C’est ce que perçoit bien Adrien, un instituteur adepte de la méthode non
épellative qui, dès 1853, a bouleversé la progression habituelle pour « mettre
en corrélation l’enseignement de la lecture et celui de l’écriture ». Il suffit pour
cela « d’envisager ces sons et ces articulations […] rangés d’après la forme et
la progression des difficultés du tracé […] En effet, si dans la leçon de lecture,
l’émission rapide que l’élève doit faire des sons et des articulations ne lui permet
pas de distinguer parfaitement les éléments des composés, dans la leçon d’écriture
ne pouvant reproduire que – un à un – ces éléments, il est forcé de les remar-
quer tous85 ». De cette façon, « on lève les obstacles qu’oppose aux progrès de
l’élève une mémoire récalcitrante ou une inattention trop commune aux
enfants ». Ce projet ne peut être réalisé tant que l’équipement matériel des
écoles n’est pas complet (pupitres, plumes, cahiers). Il faut aussi que les
maîtres « optimisent » les actions en retour de l’écriture sur la lecture, au
lieu de se contenter d’en constater les effets. En 1880, les générations de
normaliens scolarisées sous Victor Duruy sont prêtes à entendre ce discours
et à appliquer ce procédé.
126
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
La Méthode Cuissart86, qui a été mise au point sous l’Empire et qui triomphe
en 1881, récapitule en quelque sorte la trajectoire accomplie en quarante ans.
Elle stabilise un modèle promis à un bel avenir : en haut de la page, une
vignette sous-titrée (une île, une usine) : le luxe des abécédaires illustrés est
maintenant à la portée des enfants du peuple. Le dessin encadré par la lettre
I, ou la lettre U dans ses différentes écritures, capitale et minuscule imprimée
à gauche, majuscule et minuscule cursives à droite ; au-dessous, on trouve
une ligne de syllabes puis de mots illustrant le « son-vedette » et enfin une
petite phrase dans les deux écritures. Si la méthode commence par les lettres
I, U, puis N, et M, c’est qu’elles se tracent d’un ou de plusieurs traits obliques
enchaînés, les plus simples à réaliser. Les tracés arrondis ou les boucles qu’exi-
gent L, E, A, P ou D sont plus difficiles : « la pipe de papa » est donc remise
à plus tard. Chaque leçon s’achève sur un modèle en écriture cursive que
l’élève doit reproduire dans son cahier. Au fur et à mesure que l’on avance,
les sons appris sont combinés aux nouveaux et des leçons de révision permet-
tent des récapitulations périodiques. Quant à la Méthode Schuler87, prônée par
l’article « Lecture » de James Guillaume dans le Dictionnaire de pédagogie, elle
a choisi d’imprimer le premier livret en écriture cursive, pour éviter les confu-
sions entre les deux typographies. Dans le second livret, les enfants appren-
nent à lire l’écriture imprimée qu’ils n’écriront jamais, mais c’est en apprenant
à écrire que les écoliers doivent désormais apprendre à lire.
127
L’école et la lecture obligatoire
français. L’oralisation des textes est nécessaire pour faire acquérir une pronon-
ciation bien articulée, avant même d’avoir pour effet la compréhension du
texte par le lecteur. À la fin de l’Empire, les progrès de la langue nationale
sont tels, que la IIIe République pourra rendre son usage obligatoire dans
l’école sans soulever de passion.
L’apprentissage de la lecture va s’en trouver d’autant plus facilité qu’un
curriculum stable se met en place. Les objectifs du cours pour débutants
sont toujours de les rendre capables d’entrer dans les lectures courantes
instructives sur lesquelles se fondent les acquisitions du deuxième cours.
Les méthodes s’arrêtent donc là où les livres de lecture commencent, comme
on peut le lire dans l’unique texte porposé par la Méthode Cuissart, à la
dernière page : « Maintenant, tu sais lire et tu seras bientôt capable de lire
seul de belles histoires dans les livres. Tout le savoir humain se trouve dans les
livres. Si tu sais lire, tu peux devenir savant […].» Ce qui était réuni dans
l’Alphabet et Premier Livre de lecture courante est dissocié en deux objets,
relevant de deux cours différents.
Les nouvelles progressions d’apprentissage ont été rendues possibles par
l’arrivée de nouveaux outils bon marché (ardoises/crayons, papier/plumes
métalliques), permettant l’entrée simultanée en lecture et en écriture. C’est
ce qui a conduit, en quelques années, à l’abandon de l’épellation dans la
lecture, puisque l’épellation se fait désormais dans l’écriture, par la copie de
syllabes ou de mots, lettre après lettre. La procédure épellative continue
d’être utilisée pour la correction des dictées, qui n’est pas faite « à vue », au
tableau, mais « à l’oreille ». Le nom de méthode simultanée de lecture-écri-
ture, fréquent entre 1870 et 1890, est vite abandonné à son tour, au fur et
à mesure qu’il entre dans les mœurs scolaires. Seul survit le nom de
« méthode syllabique88 ». Le rythme d’apprentissage en est changé, mais plus
personne n’imagine, comme en 1830, que les enfants de l’école publique
puissent apprendre à lire à quatre ou cinq ans et en quelques mois, comme
les enfants des milieux privilégiés instruits par leur mère. Si certains indus-
triels des années 1850 espéraient encore pouvoir employer des enfants alpha-
bétisés précocement grâce aux salles d’asile, ces espoirs se sont révélés vains :
le travail des enfants est interdit et une scolarisation générale, lente, longue
(six ans) est désormais obligatoire.
La question des méthodes croise ainsi directement celle du curriculum
scolaire, en pleine réorganisation. En 1870, l’âge d’entrée dans le cours élémen-
taire, pour les écoliers du primaire, est sept ans. Pauline Kergomard ne cessera
de se battre contre les maîtresses d’école maternelle qui s’évertuent à vouloir
faire lire et écrire des enfants trop tôt, alors qu’ils peinent à parler, mais, en
même temps, c’est elle qui obtient, en 1887 (loi Goblet), le rattachement du
cours « préparatoire », dernière année de l’école maternelle, à la grande école.
C’est dans ce « cours », fréquenté par des enfants de six ans que les manuels
mis au point tout au long du Second Empire vont être utilisés de façon
128
Des ABC aux Méthodes de lecture : la genèse du manuel moderne
systématique. De ce fait, tous les enfants, même ruraux (les écoles mater-
nelles n’existent pas à la compagne) pourront être « débrouillés » un an plus
tôt, voire deux ans plus tôt quand ils entrent en section enfantine. Le cours
élémentaire donne un ou deux ans pour consolider les apprentissages, avant
l’entrée au cours moyen. Par rapport au plan Rapet, « le deuxième cours »,
qui fait de la lecture courante le moyen de l’instruction, est devenu ce cours
moyen précédé de deux, trois ou même quatre ans de scolarité. Au cours
préparatoire, il s’agit d’apprendre à déchiffrer, à tenir la plume et à calculer.
Au cours élémentaire, l’objectif est d’exercer à la lecture courante, assortie
de copies, de dictées, de conjugaisons, de problèmes, mais aussi des premières
leçons d’histoire, de géographie et de sciences qui entraînent à lire.
C’est à partir de cette date que la question de « l’échec scolaire » commence
à se poser pour le petit lot d’élèves qui résistent durablement aux premiers
apprentissages89 et ne peuvent accéder normalement à la lecture qui soutient
toutes les leçons. Pour la majorité des autres, l’oralisation collective des
textes, les pages de copies et de dictées, les leçons récitées construisent
toujours les savoirs élémentaires de la scolarisation. Les républicains, comme
Ferdinand Buisson, mesurent les progrès accomplis en deux générations, mais
en voient déjà les limites : trop de lectures hésitantes, trop de leçons sues
par cœur et récitées mécaniquement, trop de dictées remplies de pièges. Les
maîtres doivent fermer les livres pour parler devant leurs élèves, les faire
observer, manipuler, raisonner. Ils doivent apprendre à leurs élèves non seule-
ment à comprendre et à retenir ce qu’ils lisent, mais à le montrer indivi-
duellement. Mais comment faire, si la capacité à redire ce qu’on a lu ne
suffit plus à prouver qu’on a compris ? Qu’est-ce que comprendre un texte ?
Ces questions, qui, sous le Second Empire, ne concernent guère l’enseigne-
ment populaire – il suffit d’avoir une bonne mémoire pour être un bon
élève –, vont être au centre des critiques faites par les mouvements d’édu-
cation nouvelle à l’école primaire en général et à la méthode syllabique en
particulier, dès les années 1920. Elles vont traverser tout le XXe siècle.
129
CHAPITRE
6
A u cours des années 1970, les écoliers ne doivent plus apprendre à lire
à voix haute, mais à lire silencieusement, le plus tôt possible. La lecture à
voix haute est l’objet de critiques convergentes : linguistes, psychologues,
pédagogues, inspecteurs et formateurs d’instituteurs soulignent que la
lecture efficace est la lecture visuelle, la seule lecture pratiquée dans notre
société, celle qui libère l’œil, courant sur la page, des contraintes de l’arti-
culation. Les élèves donnant voix au texte s’enfermeraient dans une lecture
lente, focalisée sur l’effort de diction qui perturbe plus qu’il ne facilite la
compréhension, contrairement à ce qu’on croyait jusque-là. Trop attentifs
à l’exactitude littérale, ils ne pourraient saisir le sens global du texte. La
lecture magistrale, imposant sa « bonne » interprétation, ferait croire que
bien lire, c’est imiter la lecture magistrale, au lieu de comprendre par soi-
même. Bref, au moment où les professeurs déplorent qu’un nombre crois-
sant d’élèves de sixième ne sachent pas lire, cette lecture primaire semble
à bon droit une « lecture vide, responsable pour une part importante, des diffi-
cultés scolaires ultérieures rencontrées par les adolescents au collège, de l’illet-
trisme des adultes*1 ».
Vingt-cinq ans plus tard, la lecture à voix haute est de retour. Les
Programmes de 1995 affirment qu’il faut lui « conserver une place privilé-
giée », ceux de 2002 lui découvrent des vertus oubliées. La lecture magistrale
donne l’exemple d’une lecture signifiante, initie les tout-petits aux particula-
rités de la langue écrite, soutient les lecteurs novices en difficulté, résout
certains conflits d’interprétation dus à des lectures lacunaires ou fautives. Elle
pourrait donc avoir des effets retour positifs sur la lecture visuelle silencieuse,
la sécurité, l’aisance, la rapidité devant des textes nouveaux, et, donc, sur le
plaisir du jeune lecteur. Obsédés par leur souci de rendre les élèves auto-
nomes et d’en faire des lecteurs silencieux précoces, les maîtres auraient
parfois brûlé les étapes et mis en échec ceux-là même qu’ils voulaient le plus
131
L’école et la lecture obligatoire
aider. Bref, pour « lutter contre l’illettrisme » qui menace les élèves à l’entrée
au collège, la lecture à voix haute serait un des recours efficaces, si aveuglant
de simplicité que personne n’aurait osé y penser.
Comment comprendre cet aller-retour de la proscription à la prescription ?
Les pratiques de l’école évoluent, certes, mais moins vite que les discours
qui les recommandent ou les stigmatisent. Qu’est-ce qui fêle, ébranle ou
ruine la confiance qu’un enseignant a dans la pertinence d’une pratique (sa
vertu, son efficacité, son bien-fondé, sa commodité, sa justesse…), alors que
ses devanciers l’employaient d’évidence ? La lecture à voix haute a été la
plus incontournable des pratiques scolaires. Qu’est-ce qui a fait sa valeur
théorique et/ou sa pertinence pragmatique aux différentes époques où elle
a été en usage ? Les arguments avancés pour questionner ses fondements,
ou pour limiter ses fonctions, varient selon les points de vue mais ils acquiè-
rent à certains moments une force de conviction telle qu’ils sont reçus comme
une condamnation sans appel. Pourquoi et comment des critiques disjointes,
anciennes ou nouvelles, qui font partie du « bruit de fond » ordinaire à
presque toutes les époques, parviennent-elles à se constituer en réquisitoires
convergents, qui prennent alors une irrésistible force de vérité ?
La conjoncture est propice quand entrent en résonance des changements
externes et internes au système scolaire. Les pratiques sociales ou cultu-
relles qui constituaient l’horizon de référence des pratiques scolaires sont
bouleversées par des innovations techniques (les médias de masse, l’infor-
matique, Internet) ou des événements socio-économiques (la récession, le
chômage, les restructurations d’entreprises) : les discours habituels sur les
fins de l’école et de la lecture à l’école ne « tiennent » plus. Si, au même
moment, les usages scolaires sont remis en cause objectivement (les statis-
tiques d’échec) et subjectivement (l’inadéquation des méthodes primaires
pour le secondaire), c’est la crise.
Rappelons d’abord que, durant des siècles, la lecture silencieuse est restée
marginale, sinon inusitée2. La lecture à voix haute est dans l’Antiquité le
mode normal de « publication » d’un texte3, qu’on lit debout, sur un rouleau
tenu à deux mains. Lorsque le volumen est remplacé au premier siècle par
le codex (notre livre actuel qui tient seul ouvert sur une table), de nouvelles
pratiques de lecture peuvent apparaître. Mais le code graphique, la scriptio
continua des Grecs, adoptée par l’Empire romain, ne sépare pas les unités
de la phrase, mots, blocs syntaxiques, parce que la compréhension du texte
suppose sa réception auditive.
132
La crise de la lecture à voix haute
Entre les IXe et XIIe siècles, l’apparition progressive des blancs entre les
mots, des marques de ponctuation logiques (parenthèses) ou syntaxiques
(points d’interrogation, virgules) facilite une lecture directe des mots, sans
oralisation ni subvocalisation5. Au cours des XIIIe et XIVe siècles, quand les
règlements des bibliothèques exigent le silence des étudiants, on a un indice
que les clercs sont passés « d’une culture monastique orale à une culture
scolastique visuelle6 ». La trilogie monastique (lectio, ruminatio, contemplatio)
est remplacée par la trilogie scolastique : lectio (explication et commen-
taire), disputatio (art de la discussion et de l’argumentation) et praedicatio
(enseignement spirituel et moral)7. La lecture en langue vulgaire de la
société laïque en est affectée à partir de la Renaissance, quand les impri-
meurs transfèrent vers les langues vulgaires les techniques inventées pour
le latin. Mais même si la compétence à lire des yeux se répand parmi les
élites instruites, la lecture oralisée reste une pratique ordinaire et fait ainsi
entrer dans la culture écrite, essentiellement religieuse, une population pas
ou peu alphabétisée. Comme nous l’avons vu, les enfants apprennent à
lire en apprenant leurs prières, en latin, puis dans les langues vulgaires.
Leur capacité à lire se limite souvent à relire/dire8 des textes connus, plutôt
qu’à découvrir des textes inconnus.
De fait, cette mémoire orale est d’un grand secours pour le lecteur débu-
tant, lorsqu’il lit des textes qu’il a déjà entendus ou que son auditoire connaît.
C’est ainsi que le jeune Grosley s’exerce à lire devant une servante illettrée
qui sait quasi par cœur les Figures de la Bible : « J’étais obligé de recommencer
chaque phrase tant qu’elle ne l’entendait point de manière à en saisir le sens,
qu’elle m’amenait par là à sentir moi-même. Quand je lisais sans m’arrêter aux
points et aux virgules, elle frappait le livre du bout de son fuseau, en me disant
d’arrêter.9 » L’analphabète, instruite sinon lettrée, fait ainsi respecter les
marques sémantiques de l’écrit à l’alphabétisé inculte, trop absorbé par le mot
à mot, et l’oblige à dire ce qu’il lit en le comprenant. Ce sera jusqu’au XXe siècle
un des fondements de la lecture scolaire à voix haute : le débutant qui oralise
un écrit doit le « faire entendre » à son public, c’est-à-dire « comprendre ». Cet
effort fait pour autrui oblige celui qui lit à saisir lui-même le sens du texte,
sans se contenter d’en articuler les mots avec exactitude.
133
L’école et la lecture obligatoire
Lire pour comprendre, donc, mais comprendre quoi ? Ici, il ne s’agit pas
d’informations nouvelles ou des péripéties d’un récit inconnu, mais d’un
texte que l’on peut, comme les prières, indéfiniment réentendre ou relire
pour en saisir, derrière le sens littéral, la signification religieuse. On voit
en tout cas dans cet exemple que l’efficacité des tutorats d’apprentissage
ne se décline pas nécessairement selon le degré d’alphabétisation. À partir
du moment où l’école et le savoir-lire se généraliseront l’un par l’autre,
on oubliera rapidement qu’il est possible d’être « instruit » sans être lecteur.
On oubliera aussi que « le travail de lire », qui absorbe l’attention d’un bon
élève comme Grosley sur une restitution mot à mot déstructurant la phrase,
empêche un novice de porter en même temps attention au sens du texte.
Lire pour déchiffrer et relire pour comprendre, donc. Ce travail en plusieurs
temps, caractéristique des débutants, avec le recours à une oralisation
validée par l’écoute d’un public, paraîtra deux siècles plus tard comme un
des indices caractéristiques de l’illettrisme.
Cette scène se déroule dans un XVIIIe siècle qui voit changer la relation
au livre de lecteurs ordinaires10 (c’est-à-dire hors du monde des clercs et
des lettrés). Le point important n’est pas la promotion du genre roma-
nesque (Don Quichotte, L’Astrée aussi ont eu leur heure de gloire) ; c’est
que cet engouement « sans précédent » pour Pamela, Julie ou La Nouvelle
Héloïse, Les Souffrances du Jeune Werther soit perçu par les contemporains
comme un « phénomène de société » ambivalent. À côté de ceux qui s’en-
thousiasment, il y a ceux qui s’en inquiètent. À leurs yeux, les romans sont
d’autant plus dangereux que la lecture silencieuse fait que n’importe qui
peut lire n’importe quoi, sans bruit, donc sans contrôle de ses proches. Les
rationalistes des Lumières, tout comme les autorités ecclésiastiques, prédi-
sent les ravages que vont produire cette lecture réfractaire aux interdits
des autorités spirituelles ou académiques. « La lecture de romans a pour
conséquence, entre autres nombreux dérèglements de l’esprit, de rendre la
distraction habituelle », écrit Emmanuel Kant11, avec la véhémence qu’ont
eu pour le petit écran les éducateurs téléphobes. Deux ou trois généra-
tions plus tard12, les autodidactes de milieu ouvrier ou paysan ressentent
leur entrée dans les savoirs écrits ou la littérature comme un arrachement
douloureux mais émancipateur. Sous la plume impitoyable de Flaubert,
Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet seront les figures pathétiques de cet
investissement dévastateur dans la lecture, lecture de fiction (version fémi-
nine) ou lecture d’instruction (version masculine). Accompagner les lectures
du peuple devient une urgence politique, puisque la lecture silencieuse
qu’autoriserait une alphabétisation réellement généralisée est aussi grosse
de dangers que de promesses. Impossible de comprendre, hors de cette
conjoncture culturelle, les prescriptions et les condamnations concernant
les façons de lire en milieu scolaire.
134
La crise de la lecture à voix haute
Les modèles de lecture proposés aux élites du XIXe siècle viennent des huma-
nités classiques13. Dans la classe de rhétorique, les jeunes gens « lisent les
orateurs et historiens et composent force discours en prose : lettres, narrations,
éloges, harangues, controverses14 ». Autant d’écrits destinés à des auditoires
fictifs, qu’il s’agisse d’imiter des discours antiques (Cicéron, César), classiques
(Bossuet, Fénelon) ou contemporains (Guizot, Cousin). Si on ajoute que les
autres textes français à lire en classe sont la poésie et le théâtre, on voit que
l’opposition entre lecture visuelle et lecture à voix haute, qui existe évidem-
ment en pratique, n’a guère de pertinence théorique. En passant sa prose
au « gueuloir », Flaubert ne fait qu’obéir aux injonctions de ses professeurs.
Pourtant, de nouvelles générations de professeurs, amoureux des Belles
Lettres, vont discréditer ces visées rhétoriciennes et ces exercices d’imitation.
Les véritables chefs-d’œuvre ne sont-ils pas « inimitables » ?
Puisant dans la palette des genres qui constituent le patrimoine histo-
rique français, les professeurs veulent faire connaître et aimer la littéra-
ture, non « pré-professionnaliser » de futurs avocats ou députés. Brunetière,
Lanson et Péguy, malgré leurs divergences définitives, sont d’accord au
moins sur ce point : le patrimoine classique, antique ou français, est si
admirable que sa fréquentation est une fin en soi ; elle formera davantage
la jeunesse (moralement, intellectuellement, esthétiquement) qu’une initia-
tion artificielle à la rhétorique. Quand la dissertation littéraire triomphe
sous la IIIe République15, on pourrait penser que la lecture va être de facto
une lecture silencieuse. Or, les classiques du Grand Siècle qui sont l’es-
sentiel des références jusqu’aux années 1960 sont des pièces de théâtre,
avec la trilogie Corneille, Racine et Molière. La modernisation du corpus,
à partir de 1950, fait entrer en force les poètes romantiques, Musset, Vigny,
Hugo, Lamartine, avant de consacrer Baudelaire et Rimbaud16. La donne
ne change pas : les textes retenus dans le canon scolaire sont toujours à
dire autant qu’à lire et aucune étude littéraire ne peut se passer de la voix
du texte, qui est le style même.
Cependant, la théorie de la lecture qui va s’installer dans l’école primaire
trouve son origine dans les enseignements secondaires sans latin17 où « la
lecture d’un morceau français doit jouer le même rôle et rendre les mêmes
services que l’explication d’un morceau de latin ou de grec dans les études
classiques » (plan d’étude de 1866). C’est l’académicien Ernest Legouvé qui
fait de la lecture à voix haute la médiation privilégiée d’une formation
littéraire :
135
L’école et la lecture obligatoire
Il faut garder en mémoire les enjeux qui concernent la lecture à voix haute
« cultivée », car ils font partie de l’inconscient scolaire de tous ceux qui légi-
fèrent sur l’école du peuple. Pourtant, ministres et inspecteurs généraux ne
confondent pas celle-ci avec la lecture populaire à voix haute pratiquée par
impuissance, non par choix : « Si je lis haut, c’est pas pour vous, c’est pour
moi. Toutes les fois que je ne lis pas tout haut, je ne comprends pas ce que je
136
La crise de la lecture à voix haute
lis. » Cette version comique due à Labiche (La Cagnotte, 1864), avec le person-
nage de « Colladan, riche fermier », joue sur un ressort classique de la
comédie, la lettre interceptée et incomprise ou mal attribuée par un valet
« mal lettré », comme Arlequin chez Goldoni. Chez Labiche, le trait de
(dis)qualification sociale suffit à provoquer les rires. Daudet (Les Lettres de
mon moulin, 1869) donne une version attendrie quand la jeune orpheline
berce « l’assoupissement général » des Vieux de sa voix syllabante : « Aus… si…
tôt deux li… ons s’ap… pro… chè… rent de Saint I… ré-… née et le dé… vo…
rè… rent. » Zola écrit le pendant réaliste dans La Terre (1887) : « Jean avait
pris le livre, et tout de suite, sans se faire prier, il se mit à lire d’une voix blanche
et ânonnante d’écolier, qui ne tient pas compte de la ponctuation.
Religieusement, on l’écouta. »
D’où vient que l’école peine tant à instituer une compétence qui paraît
aussi élémentaire à ceux qui savent lire ? Comment fixer pour les maîtres
un niveau réaliste du lire-écrire-compter ? Pour tous les lettrés, la lecture à
voix haute est un test impitoyable où chacun dévoile à la fois sa maîtrise
de l’écrit et son intelligence des textes. Elle permet par contrecoup de juger
le maître et son enseignement : « Mon inspection serait bientôt faite dans une
école. Je ferais lire les écoliers et c’est là-dessus seulement que je jugerais le
maître », écrit Jaurès20. La variété des performances singulières se décline en
trois niveaux, qui suffisent à décrire tout le cursus primaire. La lecture-
modèle magistrale, prônée par Legouvé, est un plafond à ce point indépas-
sable qu’elle permet de détecter les futurs maîtres à pousser vers l’École
normale. L’oralisation balbutiante des débutants (syllabée ou « ânonnante »,
comme disent certains maîtres) est le plancher, phase transitoire inévitable
qu’une bonne méthode devrait abréger.
Enfin, tout ce qui s’étage entre ce « plancher » et ce « plafond » relève du
niveau intermédiaire, moins facile à définir qu’à reconnaître, celui de la
lecture courante. C’est l’étape où l’élève, délivré du déchiffrage, s’entraîne
à énoncer les mots d’un bloc, s’applique à les enchaîner entre eux, de façon
à « tirer profit » de ses lectures, en premier lieu pour apprendre ses leçons
et s’instruire. Un premier malentendu risque donc de venir de la désigna-
tion de ces niveaux scolaires qui, selon le procédé métonymique bien connu,
sont désignés dans le jargon d’école par leur visée, non par leurs acquis.
Ainsi, l’étape de la lecture courante, c’est l’étape où la lecture n’est pas
encore courante : évidence pour tous ceux qui travaillent à l’intérieur et
affrontent les enfants des cours intermédiaires, contresens fréquent pour les
contemporains extérieurs à l’école primaire ou pour les historiens de l’édu-
cation, qui prennent le texte à la lettre et imaginent toujours déjà atteint
un but encore lointain.
Car l’école est loin du compte. Dans les représentations, en tout cas. Au
banc des accusés, les pratiques routinières d’apprentissage, et l’habitude de
faire lire les élèves à voix haute tous ensemble :
137
L’école et la lecture obligatoire
D’un point de vue pragmatique, la lecture « chorale » est une merveille : elle
maintient l’ordre dans la classe des débutants inexpérimentés, un élève du
cours des grands est capable de surveiller l’exercice collectif quand le maître
est occupé avec un autre cours, de plus, elle est praticable par des élèves
qui ne parlent même pas français. Elle résout un casse-tête de l’enseigne-
ment collectif, auquel les précepteurs n’ont jamais pensé, dans leurs beaux
traités de pédagogie : si un maître peut faire écouter, lire (à voix basse) et
écrire tous les élèves d’une classe en même temps, il lui est impossible de
les faire parler tous en même temps. Or, la lecture en chœur accomplit ce
miracle, elle assouvit le besoin de « parler » inhérent au jeune âge et profite
particulièrement aux patoisants :
138
La crise de la lecture à voix haute
139
L’école et la lecture obligatoire
de la réussite, le savoir lire visé est défini par un « lire comme on parle »,
« comme on le fait dans une conversation suivie ». La difficulté, précisément,
tient au fait que les enfants qui arrivent à l’école « ne parlent pas ».
Ou plutôt, pas encore, pas tous. Grâce à la scolarisation qui fait apprendre
à lire en français, les progrès du bilinguisme sont impressionnants. Victor
Duruy cherche encore « les mesures qui, sans faire violence à l’esprit, aux habi-
tudes et aux préjugés locaux, paraîtront les plus propres à amener l’usage
uniforme de la langue française30 ». La IIIe République impose la langue natio-
nale et expulse les langues régionales de l’école pour conduire les patoisants
à un bilinguisme précoce (dialecte à l’extérieur, français en immersion dans
l’école avec l’interdiction de parler patois). Avec le rattachement du cours
préparatoire à l’école primaire en janvier 1887, la « préscolarité » n’est plus
réservée aux enfants qui fréquentent les écoles maternelles des villes ou des
bourgs. Pauline Kergomard fixe les objectifs prioritaires : élocution en fran-
çais et premiers éléments de la lecture portant « sur des mots usuels et des
phrases simples », et non « sur des syllabes inintelligibles pour l’enfant ».
L’initiation à la lecture doit, comme toujours, contribuer à une meilleure
maîtrise de la langue parlée31 et personne ne parle par syllabe.
140
La crise de la lecture à voix haute
Après le « lire pour apprendre à lire » des débutants, à côté du « lire pour
apprendre » des lectures instructives, apparaît un « lire pour lire » où les
enfants du peuple peuvent « goûter au festin des élites ». Il s’agit de fonder
une éducation qui combatte l’ignorance et forme aussi la sensibilité et le cœur :
« Ce sera cette fois une lecture tout à fait désintéressée, et non pas sans profit
pourtant, puisqu’elle aura eu l’avantage de faire aimer la lecture au lecteur.33 »
À côté de La Fontaine, classique difficile mais incontournable, des auteurs
« modernes », romantiques ou réalistes, deviennent ainsi des modèles d’élo-
cution et de rédaction34. Lamartine, Hugo, Flaubert, Maupassant et même
Zola entrent à la communale bien avant d’être agréés au lycée, fixant les
lieux communs qui seront la mémoire collective des petits ruraux pendant
plusieurs générations (départ et retour des hirondelles, scènes de foire, de
chasse, de labours et de moisson). À côté des leçons de morale qui courent
toujours le risque de se catéchiser en maximes abstraites, récitées aveuglé-
ment (Toute action méritoire augmente notre dignité, toute action mauvaise la
diminue35) ou de « s’infantiliser » en sombrant dans la mièvrerie (il ne faut
pas faire du mal aux petits oiseaux, ni peiner sa chère maman), la littérature
nationale devient un inépuisable réservoir de textes sacrés.
La voie ouverte par Legouvé, la seule vraiment praticable, est relayée dans
les revues professionnelles. « Lire, c’est presque commenter un texte ; c’est souli-
gner de la voix les mots essentiels […] : un sourire, une voix émue, des yeux où
l’on voit poindre des larmes, c’est un commentaire et qui en dit long. Le visage
parle comme la voix.36 » On ne peut disjoindre la pratique de la lecture à
voix haute de l’exercice qui en présente le point ultime : la récitation. Les
poésies permettent à chaque enfant d’emporter un stock de textes gravés en
mémoire de façon aussi indélébile que les prières. Ce répertoire appris par
cœur fixe une norme oralisée de la langue « bien orthographiée » : l’alexan-
drin exige cette parfaite syllabation (fe-nê-tre) qu’un oral négligeant omet
(fnêt’), fait entendre des finales (« Pâle é-toi-le du soir, messagè-re lointaine… »)
et des décompositions vocaliques improbables (afflicti-on, pi-été).
Ainsi les trois degrés repérés dès le Second Empire dans les pratiques
sociales, introduites dans l’école sous Ferry, deviennent les trois étapes pres-
crites pour la lecture scolaire dans les Instructions de 1923. Le premier objectif
est de parvenir, le plus rapidement possible (en un an, ou même en trois
mois), à un déchiffrage laborieux mais assuré. Les manuels « s’infantilisent » :
Riri a ri, les bébés ont des bobos et papa fume sa pipe, il n’y a rien à
comprendre, au-delà de la littéralité des petites phrases inventées pour lier
déchiffrage et clarté articulatoire du français. La deuxième étape, la lecture
courante, occupe les deux années de cours élémentaire : entraînement à la
lecture par mots entiers, sans syllabation ni hésitation, puis par groupes de
mots, en respectant la ponctuation et les constructions syntaxiques. Cette
capacité doit, comme toujours, permettre à chaque élève de faire tout seul
les exercices des manuels, après que le maître a donné la consigne.
141
L’école et la lecture obligatoire
Années 1930 : une pédagogie de la lecture répartie sur les six ans d’école obli-
gatoire, rodée avant 1914, s’institue avec les Instructions de 1923, sur les classes
creuses de l’après-guerre : déchiffrage au CP (lecture syllabée sans erreur),
lecture courante au CE (par mots et groupes de mots), lecture expressive au
CM (lire en « mettant le ton » qui prouve qu’on comprend ce qu’on lit), lecture
expliquée au cours supérieur. Les épreuves du certificat vérifient que l’école
est quitte de sa promesse et que les lauréats savent lire à voix haute, rédiger,
orthographier (en dictée, cinq fautes : zéro) et calculer. Un élève sur deux
passe cette barre de l’alphabétisation irréversible, un petit lot part vers l’école
142
La crise de la lecture à voix haute
primaire supérieure et peut-être l’École normale. Quant à ceux qui sont entrés
dans la vie active sans certificat, ils déclarent le jour de la conscription qu’ils
savent lire et écrire : contrairement aux analphabètes, ne sont-ils pas capables
de se débrouiller avec les papiers dont ils ont besoin (panneaux routiers, calen-
driers, livret militaire, carte d’identité, papiers domestiques) ? Cependant, la
barrière qui sépare primaire et secondaire est de plus en plus souvent dénoncée
comme une injustice sociale et une erreur politique. Jean Zay n’a pas le temps
d’achever la réforme qui organiserait les études en degré (premier/second
degré), pour que tous les bons élèves de la communale puissent continuer
vers des études encore réservées aux enfants des élites. Et les moins bons ?
C’est l’époque où la psychologie génétique (Wallon, Vygotski, Piaget, Gesell)
décrit l’existence de stades de développement, du rôle de l’action, du jeu et
du langage dans la construction de l’intelligence, du raisonnement logique
ou inductif. Les injonctions ministérielles, s’inspirant de ces sciences de l’en-
fance, prônent des méthodes actives appuyées sur les centres d’intérêt enfan-
tins (petites expériences scientifiques, classes promenade, activités dirigées)
qui encouragent à agir et à parler, autant qu’à copier et à réciter. Tout en
poussant les meilleurs, les maîtres peuvent ainsi intéresser et instruire ceux
qui n’aiment guère ni lire ni écrire.
En effet, la lecture-écriture précoce a ouvert des espaces de réflexion péda-
gogique inédits. La lecture s’est passé de l’épellation, ne pourrait-elle se passer
de la syllabation ? L’élève redirait les phrases lues par le maître, compare-
rait les mots entre eux, finirait par repérer les unités syllabiques et les sons
élémentaires. N’est-ce pas ainsi que bien des mères de famille procèdent sur
les abécédaires ? En Belgique, cette méthode a donné des résultats avec des
enfants déficients. Quelques « méthodes de lecture globale38 » font une timide
apparition, mais, en France, Freinet est le seul à faire de l’articulation écri-
ture-lecture le ressort de l’apprentissage. Après d’autres, il a découvert qu’un
enfant pouvait « écrire » avant de savoir lire et publie l’observation de
Baloulette, sa fille de six ans, s’appliquant à produire des messages qu’elle
ne peut relire sans aide, mais qui entrent peu à peu dans la norme phoné-
tique puis orthographique. À sept ans, on découvre qu’elle lit sans avoir
appris et par mots entiers, sans syllabation.
La « méthode naturelle » mise au point par Célestin Freinet39 après-guerre
encouragera donc les écrits individuels précoces (le texte libre, la correspon-
dance scolaire) et les productions collectives (le journal de classe). Pour faire
entrer les débutants en lecture-écriture, le maître tire des énoncés des élèves
une ou deux phrases qu’il écrit au tableau sous leurs yeux. Ce message sans
mystère est relu mot à mot, observé (père/mère/frère : qu’est-ce qui est pareil
et pas pareil ?). Sa lecture n’est donc jamais syllabée. Il est ensuite composé
à l’imprimerie par des enfants, lettre après lettre, avec les marques d’espace
et de ponctuation. Vérification par le maître avant tirage, puis on encre le
rouleau et chacun reçoit le texte, frais imprimé, à relire et à engranger. Ce
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L’école et la lecture obligatoire
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La crise de la lecture à voix haute
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L’école et la lecture obligatoire
Le texte de 1938, signé Jean Zay, fait de la « lecture à voix haute » une
épreuve de relecture, non de lecture. C’est la position que, quarante ans plus
tard, défendent des formateurs comme Évelyne Charmeux : « Celui qui dit le
texte communique aux autres, de façon orale, la lecture qu’il a faite aupara-
vant et les auditeurs construisent des significations, en fonction de leurs attentes,
sur les indices sonores que le lecteur leur envoie. Lire à haute voix n’est donc
pas une lecture, mais une communication ou une exploitation de lecture.45 » Il
faut donc la bannir des petites classes, car elle est trop difficile. La lecture
dont parlent Jean Zay et Évelyne Charmeux est-elle la lecture expressive
traditionnelle ? Non, puisque l’on se préparait à la lecture expressive en lisant
et en relisant à haute voix, comme pour préparer la lecture d’une tirade ou
d’une poésie. L’arrivée de la lecture silencieuse au certificat entérine la bana-
lisation de nouvelles habitudes sociales, nées de la fréquentation des
nouveaux supports, ceux qui exigent de « traiter des informations ».
Quand la correspondance et les journaux sont omniprésents dans tous les
milieux, quand les lunettes sont devenues aussi banales que le facteur, quand
on lit dans les transports en commun et les lieux publics, la pratique sociale
spontanée n’est plus l’oralisation. La circulaire de 1938 suppose implicite-
ment que « pour saisir le sens de la phrase dans son ensemble », il est plus
facile, plus confortable, de lire pour soi, visuellement, à son rythme, que de
lire à voix haute. Tout se passe comme si la lecture scolaire entérinait une
nouvelle donnée d’expérience : pour celui qui sait lire, il est plus fatigant
d’écouter un texte lu par autrui que de le lire soi-même. Lire soi-même, c’est
lire silencieusement, c’est-à-dire « mentalement ».
Pour un lecteur expert, cette lecture visuelle est plus efficace pour traiter
l’information et sélectionner ce qu’il veut ou doit en retenir. Voilà une étape
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La crise de la lecture à voix haute
Ce témoignage sur une éducation familiale du XXe siècle (la scène se passe
avant la Première Guerre mondiale) récapitule tous les procédés d’Ancien
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L’école et la lecture obligatoire
Régime qui ont fait les lecteurs précoces : l’écoute intense de textes lus, la
sacralité accordée au texte fixé (« j’étais à la Messe »), à ses relectures litté-
rales, si différentes des paraphrases orales aux multiples variantes, la repro-
duction ludique, par le jeune postulant à la lecture, d’une articulation
« prenant soin de prononcer toutes les syllabes », l’alphabet enseigné au
moment où l’enfant en a le plus grand désir (« donnez à l’enfant ce désir,
toute méthode sera bonne »). Et surtout, il y a cette phase décisive qu’est
l’auto-entraînement du « catéchumène » au déchiffrage à voix haute, grâce
à un livre qu’il connaît par cœur. Cette initiation finalement très « archaïque »
(lecture intensive, sur un corpus clos, de textes sacrés connus par cœur, le
conduisant à un « lire/relire seul », sinon à une lecture autonome) est célé-
brée comme un exploit inaugural, dans un récit familial héroïque que le
jeune prodige n’a cessé d’entendre redire autour de lui (ce qui lui permet
de se souvenir du lit-cage et de citer les Tribulations d’un Chinois en Chine).
Mais il n’est que la première étape d’un parcours conduisant vite vers la
bibliothèque du grand-père, vers la lecture extensive, silencieuse, rapide et
jouant avec virtuosité de tous les supports.
Inversement, dans l’école de Jules Ferry, les élèves n’ont jamais à
comprendre un texte inconnu tout seuls. Les lectures, mais aussi les
problèmes, les résumés d’histoire, de géographie ou de sciences sont toujours
préparés par une lecture magistrale ou par une leçon. L’école a réussi à scola-
riser tout l’éventail des situations de lecture à voix haute pratiquée dans la
vie sociale. On y trouve celle des milieux lettrés, avec la lecture devant des
auditeurs, rituel social destiné à faire apprécier le lecteur autant que la
lecture ; celles des milieux populaires, avec une lecture à voix haute ou basse,
que l’on pratique pour soi autant que pour les autres et qui peut être aisée,
appliquée ou besogneuse, selon le lecteur. Enfin, chacun a dans l’oreille l’ora-
lisation syllabée des débutants ou des semi-illettrés sortis de l’école sans avoir
réussi à dépasser ce cap.
Cette pédagogie s’est enorgueillie de réussites exemplaires, réjouie
d’accorder à une demi-génération un certificat prouvant une acculturation
irréversible à la culture écrite, s’est sentie quitte envers les autres qui
pouvaient déclarer sans mentir qu’ils savaient « lire et écrire » au moment
du service militaire47. Mais une fois payé le prix des conquêtes, tous leurs
acquis se banalisent. Jean Zay, au moment où il songe à rapprocher deux
ordres d’enseignement encore étanches, voit déjà le verre à moitié vide. À
la Libération, pour combler cet écart, on compte sur l’attraction exercée
« naturellement » par les bons livres. Le succès des illustrés de bas étage
laisse penser que « l’enfant et l’adolescent aiment lire » mais qu’ils « n’ont
aucun autre moyen pour apaiser leur soif de lecture48 ». L’arrivée dans le champ
scolaire d’illustrés en bandes dessinées modifie le paysage des lectures de
jeunesse : on ne peut les lire à voix haute à des tiers. La question s’était déjà
posée dans l’entre-deux-guerres, mais avait été résolue par le rejet de ces
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La crise de la lecture à voix haute
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L’école et la lecture obligatoire
La crise de la lecture qui s’ouvre alors est une crise de l’école dont les multiples
dimensions ont mainte fois été évoquées51. Pendant plus de vingt ans de polé-
miques, la lecture scolaire à voix haute a souvent été réduite à sa caricature :
conformisme de l’élève imitant la voix de son maître pour « mettre le ton » ;
ennui interminable des lectures en miettes où le lecteur change à chaque ligne ;
efforts absurdes d’enfants perroquets énonçant des suites de mots qui ne font
jamais une phrase, ou cherchant en vain le « bon bruit » d’une syllabe. Comment
ça fait en- ? Question sans réponse en dehors du mot entier (en- comme dans
ennui, ou dans ennemi ?). Inversement, dans le même mouvement de carica-
ture polémique, les procédés d’entraînement à la lecture visuelle provoquent
autant de méfiance que de dénigrements. Aux stéréotypes qui collent à la
méthode globale (lecture devinette, par à-peu-près) vont s’ajouter de nouvelles
caricatures (course de vitesse, glane aléatoire des « mots-clefs » dans une page).
Les nouveaux exercices paraissent absurdes aux uns, nuisibles aux autres. L’élève
doit par exemple balayer verticalement des colonnes de mots ou de groupes
de mots disposés en trapèze à la base élargie, dans l’espoir d’élargir « l’empan
visuel ». Les exercices sous forme de QCM sont rejetés parce qu’appartenant à
une pédagogie américaine disqualifiée a priori. Les exercices de lecture silen-
cieuse vérifiée par une reformulation des textes par les enfants « dans leurs
mots » (qui permettent au maître de saisir les incompréhensions ou les malen-
tendus) paraissent d’inacceptables paraphrases. Il est plus important de
comprendre pourquoi tous ceux qui ont prôné la trilogie « lecture sélective,
lecture rapide, lecture visuelle » ont pu si rapidement périmer la trilogie ances-
trale « lecture attentive, lecture lente, lecture à voix haute ».
De fait, dans la conjoncture ouverte par les nouvelles Instructions de 1972,
les formateurs (inspecteurs, professeurs d’École normale, conseillers péda-
gogiques) ont un besoin urgent de discours clairs, assurés, pour parler aux
instituteurs, qu’ils soient nouveaux (les remplaçants sans formation que l’on
réunit tous les mercredis), anciens (les participants aux premiers stages de
formation continue) ou futurs (les normaliens en formation professionnelle
pendant deux ans). Or, au moment où la lecture tient en échec tant d’élèves
des milieux populaires, le débat sur les causes fait rage entre spécialistes. On
évoque successivement ou simultanément la télévision, la déficience intel-
lectuelle, les blocages affectifs, la dyslexie, les handicaps socioculturels, la
culture bourgeoise de l’école, etc. L’école se « démocratise » certes, mais
moins vite que les médias audiovisuels : la télévision disqualifie les fonctions
séculaires dévolues à la lecture (information, fictions, dossiers documen-
taires), le téléphone remplace la correspondance et, pour McLuhan, l’ère
Marconi met fin à la galaxie Gutenberg52.
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La crise de la lecture à voix haute
À côté des linguistes, les psychologues. Les données issues des recherches
sur la lecture56 apportent les premiers « modèles » de l’acte de lire, made in
USA, qui bouleversent les représentations héritées en faisant de la lecture,
non pas une réception scrupuleusement attentive à la lettre du texte (défi-
nition qui convenait aussi bien à une version latine qu’à une lecture
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L’école et la lecture obligatoire
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La crise de la lecture à voix haute
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L’école et la lecture obligatoire
des phrases « comme dans les livres ». S’il sait à quoi s’attendre quand il
prend un livre. L’école maternelle s’est chargée de cette initiation au monde
l’écrit : entre 1970 et 1990, les murs de chaque classe se tapissent d’écritures
(prénoms des enfants en grosses lettres, tableau de présence, calendriers,
affiches, étiquettes, menu de cantine, etc.). Dans un coin-lecture, les petits
apprennent à manipuler des albums, à écouter des histoires lues (et non
plus racontées). Voici de nouveau la voix du maître dans sa fonction ances-
trale, lorsque la classe faisait le tour de la France avec André et Julien
pendant la « lecture du samedi ». Cette pédagogie qui s’impose pour les
enfants encore non lecteurs déborde bientôt sur l’école élémentaire : la
lecture à voix haute est de retour.
Le retour de la lecture à voix haute dans les années 1990 n’est pas un retour
en arrière (même si certains ont plaisir à le croire). Il s’inscrit dans un
nouveau contexte, culturel, technologique. Après l’émotion provoquée par
la découverte de l’illettrisme61, sont venus les rêves de communication écrite
universelle grâce à une lecture virtuelle interactive (mèls, SMS), puis les
désillusions devant ses us et abus62. Les concurrences audiovisuelles sont
devenues moins inquiétantes. On savait déjà que la radio lisait plus qu’elle
ne parlait, mais on découvre que la télévision est une usine à textes écrits
pour être dits, dialogues des séries télévisées, commentaires en voix off, textes
défilant sur les prompteurs, sans lesquels les présentateurs seraient balbu-
tiants ou muets. Loin d’être une situation sociale « rare », la lecture à voix
haute est omniprésente dans l’environnement médiatique.
Entre-temps, comme tant d’exercices scolaires devenus des artisanats
d’art nostalgiques (la calligraphie à la plume sergent-major, les ABC au
point de croix, ou la dictée devenue jeu télévisé et sport international en
francophonie), la lecture à voix haute63 est devenue le recours naturel d’in-
nombrables stages, animations, groupes de parole, ateliers d’écriture, cours
d’expression corporelle, clubs de théâtre, où on lit des auteurs, mais aussi
sa propre prose ou celle de son voisin. Nouvelles sociabilités pour une
vieille pratique qui fonctionne sans accessoires, ne coûte rien et ne tombe
jamais en panne. Enfin, elle est promue performance d’acteur. Fabrice
Luchini se lance en 1987, avec la lecture du Voyage au bout de la nuit, des
festivals suivent (comme Les Langagières de Reims, les Rencontres Lire et
Dire d’Auvergne), ainsi que des maisons d’édition (par exemple, « La
Bibliothèque des voix », CD édités par la maison d’édition Des femmes).
En 1992, avec Comme un roman, Daniel Pennac se fait le chantre
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La crise de la lecture à voix haute
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L’école et la lecture obligatoire
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La crise de la lecture à voix haute
Celui qui lit pour se divertir ou par nécessité ? La lecture est en crise quand
il n’existe plus de consensus sur les priorités scolaires, sauf sur des mots
d’ordre aussi vastes que convenus (lutter contre l’échec scolaire). Si rien ne
permet de trancher entre des objectifs multiples, tous recevables en théorie,
mais impraticables simultanément de façon réaliste, chaque praticien est
renvoyé à ses choix subjectifs ou à des priorités locales. Pour qu’une instance
(politique) d’arbitrage permette de sortir de la crise, il faut qu’elle produise
des « prescriptions » ou des « recommandations » recevables à la fois par les
praticiens et les instances de légitimation discursives. Il faut que puissent
« s’y retrouver » des chercheurs, des formateurs, des inspecteurs, mais aussi
les syndicats, les associations, les parents d’élève… Ces conditions deman-
dent du temps, ce dont disposent rarement les calendriers ministériels.
Un autre trait des situations de crise est la contradiction qui traverse les
enseignants eux-mêmes, partagés entre discours et pratiques. Nombre d’ins-
tituteurs qui ont continué de faire lire leurs élèves à haute voix, jugeant
intuitivement ce procédé utile et compatible avec l’entraînement à la lecture
visuelle, se sont trouvés en total porte-à-faux avec des discours institution-
nels auxquels ils n’avaient rien à opposer. La lecture autonome, visuelle,
rapide, est évidemment celle qu’ils visaient, eux aussi, comme toute l’école.
Pourquoi tenir alors à des pratiques dépassées ? Ne se montraient-ils pas
simplement incapables de remettre en question leurs routines ? Tout ce qui
a pu les inciter à persévérer dans l’action (la facilité des interactions lors
d’un tel enseignement, la sécurité que donne une procédure bien maîtrisée,
le plaisir des élèves, les progrès constatés chez l’un ou l’autre) constitue des
points d’appui empiriques, et pas « un argument ». Or une pratique déroga-
toire, sinon contestataire, peut se perpétuer tacitement, en marge de la
norme, mais elle ne peut se transmettre aux jeunes générations si elle ne
trouve pas sa légitimation dans un argumentaire justificatif.
L’histoire longue de la lecture à haute voix montre pourtant combien
cette pratique considérée comme allant de soi a été évolutive, au point que
la même expression, « lecture courante », n’a cessé d’être redéfinie pragma-
tiquement au fil du temps, sans jamais avoir eu besoin d’être définie concep-
tuellement. Période d’évolution sans crise, précédant la conjoncture récente
où la lecture à voix haute s’est trouvée décriée, condamnée, avant d’être
réhabilitée. Chacun a perçu alors que les mots ordinaires (lecture scolaire,
déchiffrage, lecture courante, savoir lire) désignent des réalités floues, diffi-
ciles à définir autrement que par consensus pratique. Les maîtres de CE1 qui
discutent en début d’année de leurs élèves qui « ne savent pas lire » n’ont
pas besoin de préciser ce qu’ils entendent par « ne pas savoir lire ». Avec la
même phrase, des professeurs de 6e se comprennent aussi, mais ce dont ils
parlent alors est bien différent.
De tels accords tacites volent en éclats en période de crise, du fait des
polémiques (politiques, scientifiques, pédagogiques) et des disjonctions entre
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L’école et la lecture obligatoire
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CHAPITRE
7
Comment considérer dès lors le savoir humain « hors les livres » ? Depuis les
grandes découvertes, des récits de voyages lointains ont décrit l’existence de
corps constitués de savoirs, transmis collectivement de génération en géné-
ration, dans des sociétés sans école ni culture écrite. À suivre les anthropo-
logues du XIXe siècle, ce partage entre oralité et écriture, entre âme primitive*1
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Lire pour s’instruire
Même si les maîtres se sont souvent tenus par prudence dans une laïcité
d’abstention et de stricte neutralité, nul n’a remis en cause la relation qui
« doit » exister entre instruction et éducation, savoir et moralisation. Pourtant,
ils savaient d’expérience combien est limitée l’influence des bonnes lectures
sur le comportement des enfants, tout en redoutant la séduction nuisible
des « mauvais livres6 ». Comment faire en sorte que l’école soit éducatrice,
en un temps où, selon Lavisse, elle ne peut guère compter sur « la famille
où il n’y a plus d’autorité, plus de discipline, plus d’enseignement moral, [ni
sur] la société où l’on ne parle des devoirs civiques que pour les railler7 » ?
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L’école et la lecture obligatoire
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Lire pour s’instruire
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L’école et la lecture obligatoire
Morale. La Patrie :
« Pour se faire une idée de la Patrie, il faut réunir trois éléments, le
sol natal, les lois et l’histoire nationale.
La France est notre patrie ; nous devons l’aimer comme nous aimons
notre père et notre mère.
L’histoire de France nous apprend les gloires et les malheurs de la
Patrie […]. »
Chacun devine la question à laquelle répond chaque alinéa, même
si l’élève ne les a pas recopiées, ce qu’il a fait au contraire pour cet
exercice de géographie :
« D’où tire-t-on la houille ?
On tire la houille des États-Unis, de l’Angleterre, de la France et de
l’Allemagne.
D’où tire-t-on le coton ?
On tire le coton des États-Unis et de l’Inde. […] »
L’alternance des questions et réponses occupe une page entière d’un cahier
grand format et se poursuit avec le thé, l’ivoire, le riz, le tabac, le sucre, le
café, la soie, l’étain, le cuivre, la laine. C’est que le « document » de réfé-
rence n’est pas un texte, mais une carte du monde, et que la seule question
était « où trouve-t-on… ? », que l’élève devait compléter en repérant les lieux
de production de chaque matière première, sans ordre préétabli. La réussite
de l’exercice ne dit rien de ce que l’élève a retenu au bout du compte. Une
autre interrogation (orale ou écrite, mais sans document) devient dès lors
nécessaire. Les contrôles mensuels vont rapidement être inventés pour obliger
à des « révisions ».
Enfin, beaucoup de copies reproduisent le résumé « à retenir », qui peut
être copié, mais aussi dicté ou « écrit par cœur » et corrigé par l’élève
(oubli de mots, erreurs, fautes d’orthographe), comme on peut le lire à la
date du 26 avril 1898 :
Certains textes du livre sont même copiés in extenso. C’est la seule solu-
tion pour les textes en vers ou en prose, difficiles à segmenter en questions-
réponses car ils ne se réduisent pas à une suite d’informations, mais exhortent,
blâment, font appel aux sentiments. Ainsi, le 15 juillet 1898 :
« Morale, La bonté :
Le seul moyen d’être heureux et de remplir son devoir, c’est d’être bon.
164
Lire pour s’instruire
Il faut avoir pitié de tous ceux qui souffrent et tâcher de leur apporter
quelque soulagement, fût-ce seulement une parole de sympatie (sic).
Aidons les faibles à devenir bons, donnons notre cœur à tout instant […].
Nous avons des fautes à expier, des chagrins à supporter, soyons bons
avec passion. »
Certains maîtres voient dans la dictée la solution idéale pour conserver l’unité
de ces morceaux choisis sans en pulvériser le « style ». Pas de travail supplé-
mentaire pour le maître, un gain précieux en orthographe lexicale et gram-
maticale. Ainsi, Lucien Boucherie15, élève du cours moyen, fait deux longues
dictées d’une page par semaine : ce sont à l’évidence des dictées préparées,
portant sur les lectures du manuel que l’élève a dû « apprendre », non pas
pour les restituer par cœur (ce ne sont pas des autodictées), mais pour les
orthographier correctement.
Sur les dix-sept dictées d’un de ses cahiers (du 13 mai et le 19 juillet 1892),
huit sont anonymes. Elles ont pour titre La tempête, La colère, L’importance
de la littérature au XIXe siècle, La mort de l’oiseau, La Prusse, L’art épistolaire,
La France, Le noyau de pêche. Neuf sont signées d’un nom d’auteur : Taine
(Les landes), Mignet (Le devoir professionnel), Madame de Girardin (La légion
d’honneur), Pierre Loti (L’ivresse du combat et – quinze jours plus tard –
Samuel), Michelet (La Révolution française), George Sand (Conseils d’une mère
à son fils), Henri Gréville (Présence d’esprit), Gabriel Compayré (But supé-
rieur de la discipline). Hormis les deux récits descriptifs de Pierre Loti, il s’agit
de leçons d’histoire, de morale, de géographie.
Par ce moyen, chaque texte est entendu six ou sept fois. Pendant la leçon
de lecture, le maître lit la page, puis les élèves se succèdent pour les relec-
tures par paragraphe. Pendant la dictée, le maître dicte phrase après phrase,
répétant lentement les groupes de mots, puis relit l’ensemble. Relecture silen-
cieuse par les élèves à la recherche de leurs fautes avant la correction collec-
tive qui procède mot par mot et épelle chacun lettre après lettre. Après cette
« lecture intensive », qui se fait presque naturellement, tant elle est portée
par les routines de la classe, comment ne serait pas gravée dans toutes les
mémoires la formule de Michelet : « En invitant le paysan à l’acquisition des
165
L’école et la lecture obligatoire
166
Lire pour s’instruire
167
L’école et la lecture obligatoire
L’arrivée des manuels spécialisés coïncide avec une mise en garde récur-
rente : le maître doit enseigner sans se servir du livre, les élèves doivent
comprendre (et retenir) sans lire. L’enseignement « livresque » est condam-
nable, surcharge inutilement la mémoire, transforme les enfants en perro-
quets récitant mécaniquement des formules apprises (c’est ce qu’on disait
déjà du catéchisme). Des trois « savoirs livresques » rendus obligatoires par
Ferry, histoire, géographie et sciences, l’histoire est celui qui a le plus d’af-
finité naturelle avec le mode ancien de transmission, puisqu’elle se coule
dans un récit continu. Quel traitement la pédagogie républicaine réserve-t-
elle à la lecture dans son apprentissage ?
Enseignée à l’école élémentaire depuis 1867, l’histoire est un enseigne-
ment jeune19 dont la pédagogie est encore à inventer20. Les inspecteurs répè-
tent sans se lasser que, dans une démocratie, ses enjeux sont éminemment
civiques. « En tout pays et en tout temps, les gouvernements absolus ont toujours
veillé avec le plus grand soin à tenir le peuple dans une ignorance systématique
de la politique et de l’histoire21 », et qu’une démocratie a besoin d’une histoire
qui traite « des peuples plutôt que des princes, la civilisation plutôt que les
batailles, notre époque de préférence aux époques lointaines22 ». La grande
nouveauté est l’histoire contemporaine, qui touche à des questions brûlantes
dans une France divisée entre royalistes, bonapartistes et un éventail poli-
tique très large de républicains. Le programme de 188223 définit quatre
étapes : pour les débutants, des anecdotes, des récits et des images ; au cours
élémentaire, des portraits de grands hommes et « les principaux faits de l’his-
toire nationale jusqu’à la guerre de Cent Ans » (1328) ; au cours moyen, « un
cours élémentaire d’histoire de France » en trois étapes (1328-1610 ; 1610-1789 ;
1789-1880). Au cours supérieur, la reprise de tout ce programme, en y ajou-
tant, en amont, l’Antiquité.
Cette progression vise à interdire l’enseignement concentrique qui fait
parcourir chaque année la saga nationale « des origines à nos jours », selon la
formule rodée jadis pour le catéchisme par Jean-Baptiste de La Salle. Résultat,
« trop de maîtres s’attardaient à raconter à leurs élèves les faits et gestes de nos
aïeux, et, quand ils arrivaient enfin à l’histoire de la Révolution et à notre siècle,
le temps leur manquait, les vacances les surprenaient. [… Or] il est plus impor-
tant de connaître le règne de Napoléon III que celui de Clovis ou même de
Charlemagne […]. Nous sommes à l’école primaire pour apprendre à vivre, et la
connaissance de notre temps nous est plus utile que celle des temps passés24 ».
Les rappels des textes ministériels25, les conférences pédagogiques
montrent cependant la résistance de cet ancien modèle, qui survit jusqu’aux
années 1950 dans les classes uniques. Ainsi, « lorsque ce procédé s’impose dans
168
Lire pour s’instruire
les écoles à un seul maître, il faut faire en sorte que les élèves, petits et grands,
aient des aliments appropriés à leur âge, anecdotes et faits historiques propre-
ment dits, et qu’ils participent tous à l’entretien. Dans le département de la
Somme, où les programmes d’histoire sont concentriques, en raison de l’irrégu-
larité de la fréquentation scolaire, il est possible de réunir tous les enfants de 7
à 11 ans. Mais ce n’est là qu’un pis-aller26 ».
Comment conduire l’entretien avec les élèves ? Quelle place faire au manuel ?
Les inspecteurs rappellent qu’un livre « est nécessaire », car « l’écolier a besoin
d’une page imprimée où il puisse retrouver à l’endroit précis qu’il connaît, à droite
ou à gauche, en haut ou en bas, la date, l’événement, le nom qui lui échappe ».
Le manuel est donc considéré comme un aide-mémoire à consulter, une fois
qu’on a appris et révisé. « Mais que l’on ne fasse pas du livre le maître et seigneur
de la leçon d’histoire. Il n’a d’utilité et de véritable influence que si l’instituteur
l’anime d’un langage coloré qui donne une forme aux lieux et fait vivre les person-
nages. » Le maître doit donc bannir l’exposé oral ininterrompu, que les élèves
seront incapables de rapporter, même s’ils sont intéressés, autant que « la
méthode du mot à mot, telle qu’elle a été pendant longtemps appliquée et telle
qu’elle l’est encore aujourd’hui par un certain nombre de maîtres », [méthode
qui] « n’a eu d’autre effet que développer la mémoire des enfants sans aucun
profit pour leur intelligence27 ». En effet, selon les inspecteurs, les maîtres abusent
du manuel, recourent à la « mémoire pure », ne savent pas dialoguer en classe.
Ce qui ne se dit qu’à mi-voix, ou se lit entre les lignes, c’est que les maîtres
n’ont pas les compétences (ou la formation requise) pour conduire ce dialogue
avec la classe. En effet, il nécessite du doigté psychologique pour tenir compte
de l’âge des enfants, « respecter leur liberté de conscience, éviter de froisser les
croyances et les susceptibilités des familles28 », et une véritable culture scienti-
fique pour hiérarchiser les faits, au lieu de seulement les enchaîner dans une
chronique. « Il ne faut pas apprendre l’histoire par cœur. Il faut la comprendre. »
Mais qui donnera la formule magique pour dégager clairement l’essentiel ?
Un inspecteur d’académie épingle ainsi, avec la candeur arrogante des savants,
un jeune adjoint empêtré dans une leçon sur la guerre de Sept Ans et les
batailles de Frédéric II. Que n’a-t-il dit aux enfants l’essentiel ? « Vous voyez,
la France avait alors l’Amérique du Nord et l’Inde […] L’Angleterre l’attaque
[mais la France] commet la faute de s’engager dans une guerre continentale
contre Frédéric II ; cette faute lui coûte l’empire des mers, etc. N’aurait-on pas
ainsi suffisamment expliqué la guerre de Sept Ans ? Il est parfaitement inutile de
citer d’autre bataille que celle de Rossbach.29 » Effectivement. On se demande
169
L’école et la lecture obligatoire
pourquoi le jeune adjoint inspecté n’a pas pensé à une chose aussi simple.
Se trouvent ainsi cruellement soulignées les limites de l’instruction par la
lecture, qui ne suffit pas pour « devenir savant ». Chaque savoir de l’école
pourrait donner lieu à des reproches similaires. Les maîtres savent sans doute
l’orthographe, mais l’arrivée des nouveaux programmes révèle qu’ils ne savent
pas assez d’histoire, de géographie, de sciences, de grammaire (et qu’ils ne
savent rien en littérature). En attendant les nouvelles générations mieux
formées, le problème est insoluble dans le court terme, chacun fait semblant
de croire aux progrès en cours (grâce aux lectures, bien sûr).
La seconde difficulté porte sur l’interlocution avec le groupe. Un débutant
peut sans peine faire réciter le résumé portant sur la leçon précédente, inscrire
au tableau le sommaire de la leçon du jour et clore la nouvelle leçon par un
autre résumé. Mais comment faire parler les élèves et canaliser leurs propos ?
Comment conjuguer « méthode rigoureuse » et « chaleur communicative » ?
Comment ne pas se laisser emporter par le registre trop familier de l’oral, ni
rester dépendant des formulations du manuel ? « Si l’on sait ce que l’on veut
prouver, il est inutile de faire la leçon le livre en main : le livre sert, avant la
classe, à la préparation de la leçon ; pendant la classe, il ne peut que nuire à
l’autorité du maître, à la clarté de sa démonstration.30 » En gardant le livre en
main, le maître se mettrait dans une posture (disqualifiante) d’élève. Comme
le dit, non sans perfidie, un autre inspecteur : « Il va de soi que le maître se
garde d’avoir le livre sous les yeux. Ne doit-il pas savoir ce qu’il enseigne ? 31»
Les programmes de 1923 réitèrent ces recommandations, rappellent que
l’enseignement doit être « intuitif, pratique, inductif, actif », recourir à des
documents authentiques, éliminer toutes les digressions superflues, les anec-
dotes inutiles. En même temps, il faut être vivant, parler à l’imagination des
enfants et à leur cœur autant qu’à leur intelligence. Ce qui complique ce
programme, c’est qu’il faut viser l’éveil de la conscience civique tout en
préparant au certificat d’études32 : donc, il faut bien des résumés à apprendre
et des dates à retenir. Il est facile de comprendre que, pour les maîtres, le
manuel est dès lors la seule voie sûre.
« Voici un petit livre simple et clair – au style alerte, vivant, limpide – volon-
tairement désencombré de tous les faits non indispensables et contenant néan-
moins la matière essentielle de l’histoire de France et des enseignements qu’il
convient d’en tirer », écrivent les éditeurs de Lavisse en 191333. Si le livre a
tant de succès, c’est qu’il récapitule « toute l’histoire de France » et donne
à l’instituteur la matière qui lui permettra d’élaborer ses leçons sans risque,
mêlant les moments de lecture, de commentaires oraux et de questions à la
classe. Dans le Petit Lavisse, il est facile de distinguer les phrases ou les noms
propres en gras qu’il faut faire retenir : « Il y a deux mille ans, la France
s’appelait la Gaule. » Le récit fournit au maître la trame sur laquelle il
peut développer un entretien avec la classe : « La Gaule était habitée par une
centaine de petits peuples. Chacun avait un nom particulier et souvent, ils se
170
Lire pour s’instruire
battaient les uns contre les autres. » Enfin, en italique, on trouve les commen-
taires qui permettront à chaque leçon d’avoir une dimension d’instruction
civique et morale : « Elle n’était donc pas une patrie, car une patrie est un
pays dont tous les habitants doivent s’aimer les uns les autres. »
Le récit qui retrace l’histoire nationale « depuis les origines jusqu’à nos
jours34 » est divisé en huit livres, fixant les grandes divisions de l’histoire :
Livre 1 : Gaulois, Romains et Francs. Livre 2 : Moyen Âge. Livre 3 : Du Moyen
Âge à la mort d’Henri IV. Etc. Les trente chapitres respectent le calendrier
scolaire. Au rythme d’un chapitre par semaine (deux séances d’une heure),
le livre sera parcouru en un an, même si le programme prévoit un partage
en deux étapes. Les élèves auront l’occasion de le parcourir plusieurs fois35,
en retrouvant dans la version un peu plus copieuse du niveau supérieur des
personnages ou des événements déjà rencontrés au niveau inférieur. La procé-
dure concentrique, mise au point par Jean-Baptiste de La Salle, n’est donc
pas abandonnée, même si la formule est aménagée. Le maître interrompt la
lecture à voix haute de l’élève, pose des questions à la classe, explique des
mots difficiles, fait repérer les lieux sur la carte de France, les personnages
sur les illustrations. Et fait récapituler le tout.
Que conclure ? Dans l’idéal, le ministre voudrait que les élèves n’appren-
nent pas l’histoire dans le livre, mais par la bouche du maître, et que
l’échange pédagogique ne soit pas fait pour reformuler la lecture après coup,
mais la précède pour « faire réfléchir ». Dans la pratique, une copie de certi-
ficat sur deux montre la trace du manuel utilisé et on y retrouve des formu-
lations issues du résumé appris par cœur36. Jusqu’aux années 1970, la
pédagogie de l’histoire reste donc largement une pédagogie de la « lecture
intensive », aidée par la copie et la restitution écrite de résumés. Le para-
doxe est que les maîtres n’en ont aucune conscience, du fait que cette lecture,
pourtant constitutive du travail scolaire en histoire, est le moyen et non la
fin de l’apprentissage. Ils ne cherchent pas à argumenter en sa faveur, certains
la pratiquent « naturellement », sans états d’âme, d’autres de façon plus ou
moins honteuse, « comme un pis-aller ». Recouverte par l’intitulé « histoire »
dans l’emploi du temps, elle se perpétue sans faire partie des pratiques expli-
citement programmées sous l’intitulé « lecture ». En est-il de même pour l’en-
seignement des sciences ?
171
L’école et la lecture obligatoire
régime scolaire laïque, qualifié selon les cas de positiviste, matérialiste, ratio-
naliste, scientiste, puisqu’il « écarte le surnaturel et le miracle, affranchit l’in-
telligence des préjugés et des superstitions37». Les buts (exercer les sens,
développer la faculté d’observation, former « l’esprit scientifique ») se veulent
utilitaires et éducatifs. Utilitaires, puisque « l’on doit présenter les notions scien-
tifiques élémentaires de façon à ce qu’on puisse s’en servir comme d’un point
d’appui pour l’agriculture, l’horticulture, l’hygiène et l’économie domestique »
(Instruction du 4 janvier 1897). Éducatifs, puisque l’enfant doit « prendre l’ha-
bitude de ne rien accepter sans contrôle, d’examiner toute chose avec attention,
de passer tout raisonnement au crible de la raison38».
Ce lyrisme est évidemment une fiction : on ne voit pas comment un élève
aurait les moyens de contester le maître, et quels raisonnements scientifiques
il pourrait passer au « crible de la raison » lorsqu’il décortique une noix,
observe la flamme d’une bougie ou compare, sur une affiche, le foie sain et
le foie de l’alcoolique. Mais ne suffit-il pas que le maître ait conscience des
visées ? En préparant le Brevet ou le Brevet Supérieur, le futur maître peut
(doit) percevoir qu’« en réalité, agriculture, hygiène, enseignement ménager
antialcoolisme, ne constituent pas des enseignements distincts, mais découlent
de celui des sciences et s’y rattachent étroitement 39 ». L’écart semble donc défi-
nitif entre l’ambition de ces fins proclamées et la pédagogie concrète de la
leçon de choses, avec « sa place modeste dans les programmes et son inscrip-
tion réelle dans les usages de la vie, c’est-à-dire dans la culture pratique tradi-
tionnelle de l’école primaire 40 ».
Le paradoxe de cet enseignement « progressiste », c’est qu’il demande aux
maîtres de se passer complètement du recours à l’imprimé. Peut-on imaginer
une initiation aux sciences sans le moindre secours de textes scientifiques ?
C’est pourtant l’image que devraient retenir les enfants.
« Pour toutes les leçons de choses, il faut que les objets qui en font le
sujet soient présentés aux élèves, ou si cela est impossible, le maître doit
au moins mettre sous leurs yeux des échantillons, des gravures, ou s’aider
des dessins au tableau noir. Le meilleur moyen de pouvoir se procurer
les objets nécessaires aux leçons de choses est de régler l’ordre de ces
leçons sur l’ordre même des saisons et de profiter de toutes les occasions
possibles pour renouveler ou enrichir les musées scolaires.41 »
Voici donc fixé pour longtemps le calendrier rural des leçons de choses,
allant des fruits d’automne (bogue de la châtaigne ou du marron, rafle du
raisin, cerneaux de la noix) aux fleurs du printemps (pétale, sépale, pistil,
étamine), la période hivernale étant plus propice aux observations physiques
(balance romaine et balance Roberval, thermomètre et baromètre). Ce que
les maîtres doivent inventer, c’est un oral scolaire renvoyant de l’objet à ses
fonctions sans recourir à un texte. Cet oral servira d’intermédiaire entre la
172
Lire pour s’instruire
réalité vue et les écrits qui en garderont la trace. Les journaux pédagogiques
(comme le Journal des Instituteurs qui édite des « fiches de préparation »)
jouent un rôle de relais très important pour cette pédagogie. Des « mauvais
lecteurs » peuvent suivre sans difficulté : rien d’étonnant quand on se souvient
que la leçon de choses a été inventée dans les salles d’asile, où Marie Pape-
Carpentier en faisait la méthode générale d’enseignement pour des enfants
d’âge préscolaire. En passant à l’école primaire42, elle a perdu ce statut de
méthode générale, intuitive, pour devenir un contenu, les sciences « d’ob-
servation ». C’est « par l’observation directe que le maître initie l’enfant à l’en-
seignement des sciences. Ce qu’on a seulement entendu ou lu finit par s’oublier,
mais ce qu’on a vu se fixe solidement dans l’esprit43 ».
Cette confiance faite au regard de l’enfant, qui verrait en face une réalité
qui ne ment pas, se réfère évidemment à Rousseau, dont une citation court
des annales d’examen aux conférences pédagogiques : « Les choses, les choses,
je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots ; avec
notre éducation babillarde, nous ne faisons que des babillards. » Elle permet
de conclure un discours en beauté mais, « dans la réalité », elle est vite un
peu courte. Sans avoir lu Bachelard, les maîtres constatent que les élèves
ne voient rien que ce qu’ils savent déjà, et que rien n’est plus difficile que
diriger leurs yeux où il faut et comme il le faut. Là encore, comment provo-
quer l’intérêt, diriger l’observation « selon un ordre rationnel », mais « sans
violenter leur attention » ? Comment éviter la répétition d’évidences, les
digressions, les bavardages ? Comment distinguer (comme en histoire) l’ac-
cessoire de l’essentiel ? Il faut solliciter les sens autres que la vue, mais est-
il nécessaire de savoir quel goût ont la craie ou l’encre ? La leçon s’achève
par un dessin ou un croquis, légendés de quelques mots et « s’il le juge néces-
saire, le maître écrit au tableau noir un résumé de la leçon, résumé court et
très clair, qui est ensuite copié par les élèves 44 ». Seulement s’il le juge néces-
saire. L’histoire ne peut se passer de manuel et de texte à lire, à apprendre
et à réciter, ce que les inspecteurs acceptent. Rien de tel pour la leçon de
choses. Elle semble se passer de toute lecture, hormis celle des mots mal
connus des élèves (étamine, pistil) que le maître écrit au tableau au fil de
la leçon.
173
L’école et la lecture obligatoire
enfants. L’évocation des métiers manuels, des animaux, des aliments, fait
partie du corpus ordinaire des lectures à la fois instructives (l’élève apprend
comment on sème le blé, écrase le grain et pétrit le pain) et éducatives (il
apprend à respecter le dur travail de tous ceux qui nous procurent « le
pain quotidien »45). Une fois que tous les manuels recourent à l’illustra-
tion, de tels contenus font l’essentiel du Premier livre de lectures courantes
qui suit la Méthode de lecture. « Lectures courantes » au pluriel : cet usage
indique bien qu’il ne s’agit plus de pratiquer « la lecture » pour apprendre
à lire, mais bien de faire « des lectures », de lire des textes destinés à
instruire. Le degré zéro est celui des mots : déchiffrer, sous le dessin d’une
« chose », les noms imprimés désignant les parties d’un objet, d’une plante,
d’un animal, voilà une forme de lecture sans texte, mais instructive, qui
est à la portée des débutants.
L’ambition est parfois plus haute, comme dans l’ouvrage intitulé Lectures
pratiques de Guillaume Jost, inspecteur général, et Victor Humbert, profes-
seur à l’école alsacienne. Destiné au cours élémentaire, il porte pour sous-
titre Éducation et instruction. Leçons sur les choses usuelles. Paru en 1878, il
est réédité plus de vingt fois jusqu’en 1905. À lire le sommaire, on constate
qu’au fil des lectures, l’enfant parcourt une sorte de traité de sciences natu-
relles appliquées. Mais alors qu’en histoire les épisodes s’enchaînent, en
science, chaque lecture est une sorte de fiche indépendante, si bien que les
regroupements thématiques ne sont pas systématiques. Des récits peuvent
s’intercaler entre les descriptions, des anecdotes récréatives interrompent des
lectures d’apprentissage. Ces lectures « leçons de choses » portent sur le corps
humain (la tête, l’œil, la bouche, les dents, le tronc, les bras, les jambes) ;
sur les textiles et la fabrication des vêtements (le chanvre et le lin, le rouis-
sage, le teillage et le sérançage, le filage, le tisserand, le coton) ; sur l’ali-
mentation, la maison et ses matériaux, les animaux, les végétaux, les saisons,
la division du temps. On constate ainsi que bien des « observations » directes
ne sont pas possibles en classe, en premier lieu sur le corps humain. Rien
n’interdit de lire un texte sur les dents de lait, mais qui oserait demander
aux enfants de s’inspecter mutuellement la bouche et les dents ? Et comment
fera-t-on pour les poumons ou le cœur ?
Pour Jost et Humbert, il s’agit « d’habituer l’enfant à lire correctement, à
réfléchir, à se rendre compte de ce qu’il lit, à s’instruire lui-même sous la direc-
tion de son maître 46 ». Les premiers destinataires visés sont du monde secon-
daire47, surtout quand on regarde les trois sortes de questions qui suivent
chaque lecture et la fréquence des « pourquoi ? » exigeant une réponse argu-
mentée. Les premières questions sont des questions de langue. Par exemple,
dans la lecture sur les bras : « Chercher les noms contenus dans le texte.
Distinguer ceux qui sont au singulier et ceux qui sont au pluriel. Dire pourquoi
ils sont au singulier ou au pluriel. » Les suivantes portent sur le contenu
(« Combien avons-nous de membres ? De quoi se compose un bras ? Etc.). On
174
Lire pour s’instruire
On condamne donc les instituteurs qui croient devoir imiter les profes-
seurs : faire classe, ce n’est pas faire cours. On met en garde contre la confu-
sion, inadmissible, entre leçons de choses et leçons de vocabulaire, qui « sont
deux exercices différents et qu’il ne faut pas mêler. L’objet propre de la leçon
de vocabulaire ou de langage est l’étude des mots et de leur usage. L’objet propre
des leçons de choses, c’est l’observation des choses et la découverte de leurs
propriétés et de leurs usages 48 ». Même si les mots et les choses « se prêtent
un mutuel concours », selon la formule consacrée, la distinction permet une
fois de plus de bannir le livre : « la méthode employée doit être uniquement
l’observation ».
L’enseignement des sciences passe par l’étude du milieu, les classes prome-
nades, les enquêtes, les travaux dirigés49. On encourage la réalisation d’her-
biers qui exigent des activités de classements « scientifiques ». Les maîtres
savent les réaliser (ils ont appris à l’école normale), la taxinomie est à la
175
L’école et la lecture obligatoire
portée des enfants qui peuvent ainsi constater que la botanique n’a rien à
voir avec le jardinage, ni avec les classifications usuelles de la vie rurale. Ils
savent aussi faire utiliser aux élèves le thermomètre, le pluviomètre et le
baromètre pour « mesurer » les phénomènes météorologiques. Toute la ques-
tion est de savoir comment concilier un programme construit, déroulé au
fil du temps et des activités très dépendantes de circonstances aléatoires (le
temps qu’il fait, la localisation de l’école, le jardin de l’instituteur…). De
fait, les méthodes actives viennent plutôt donner un contexte vécu à l’acti-
vité scolaire, pour « exciter la curiosité » comme on dit alors. Elles légitiment
la pratique du dialogue pédagogique, du recours aux images, aux manipu-
lations simples, aux évocations des savoirs d’expérience, pour « rendre la
classe vivante » pendant la leçon.
Dans les cahiers du jour des élèves, l’arrivée des leçons de choses a été
« spectaculaire ». Elle se marque par la présence systématique de dessins
ou de schémas, tout comme la leçon de géographie aboutit au tracé d’une
carte légendée. Mais là encore, même s’il est un adepte de la classe prome-
nade et des herbiers, un maître fera souvent copier le schéma ou le dessin
du livre de science, sans recourir aux véritables châtaignes (les élèves les
ont grillées sur le poêle à la récréation et chacun a pu le constater : non
fendues, les châtaignes éclatent), ni aux marguerites cueillies pour la leçon
sur les « composées » (les filles les ont effeuillées pour des motifs peu bota-
niques). En revanche, comme les contrôles mensuels ne peuvent exiger des
« dessins de mémoire », hors de portée, le maître se contente le plus souvent
de faire remplir des textes à trous, contrôlant que le vocabulaire scienti-
fique a été acquis.
176
Lire pour s’instruire
vue » devant l’inspecteur. Mais que gagnera-t-il vraiment à faire trouver avec
peine sur l’original ce qui est bien plus visible sur le dessin et bien plus
lisible sur un livre ?
Rien d’étonnant si le genre éditorial est florissant : les inspecteurs géné-
raux et les inspecteurs primaires rappellent donc doctement les instructions
officielles : pas de livre, uniquement l’observation directe ! Ils réclament des
leçons « concrètes et actives », les deux adjectifs clefs de l’entre-deux-guerres.
Puis ils signent des manuels de Leçons de choses qui sont édités et réédités
jusqu’à la fin des années 1950. Chaque classe en possède un stock, qui a
l’avantage d’être durable. Contrairement aux livres de géographie dont les
données numériques se périment rapidement (nombre d’habitants des villes,
longueur du réseau ferré, tonnes de blé produites par la Beauce), les données
sur les gaz ou les fleurs semblent faire partie des vérités éternelles. C’est
seulement à travers les dessins des objets techniques (aux aspects extérieurs
vite démodés) que l’on mesure l’usure du temps.
Une formule éditoriale se rode progressivement : en haut de la page, ou
sur la page de gauche, la série des illustrations assorties de légendes brèves.
On trouve des dessins, des schémas d’objets ou d’expériences, en noir ou en
couleurs, avec ou sans photos. Dans la partie inférieure ou sur la page de
droite, une suite de paragraphes brefs, indépendants (l’air est invisible, l’air
est un gaz, l’air est pesant, l’air contient de la vapeur d’eau), renvoyant aux
illustrations. Ces textes, qui « mettent en mots » les observations ou les expé-
riences « vues » sur les dessins, aboutissent à des conclusions lapidaires. In
fine, l’auteur propose souvent des prolongements, des idées d’expériences,
des travaux personnels, comme dans les illustrés pour la jeunesse (Faites une
expérience amusante !). Façon subtile de suggérer aux maîtres des activités
faciles à mener pour aider la leçon à être « active et concrète » (« Comptez
les battements de votre cœur pendant une minute, avant et après une course.
Que constatez vous ? 50 »).
Les élèves pratiquent ainsi une nouvelle façon de lire, qui conjugue image
et texte, document et explication, schéma et légende : des lectures disconti-
nues, qu’on ne peut « écouter » sans voir, qu’on ne peut « comprendre » sans
les images. C’est la grande différence avec le livre d’histoire où les illustra-
tions sont utiles, mais nullement nécessaires à la compréhension du texte.
En science, cette « navigation du regard » entre plusieurs sources d’infor-
mation induit une lecture à plusieurs niveaux (utilisant des polices et corps
multiples) qui ne pose apparemment aucun problème aux maîtres, alors
qu’ils ont souvent du mal à concentrer l’intérêt des enfants sur la « chose »,
prévue comme unique foyer d’observation par les inspecteurs. Curieusement,
cette adoption de nouvelles manières de lire passe totalement inaperçue,
tant les autorités sont polarisées par la question des observations directes et
des réactions qu’elles provoquent. Dans les années 1970, quand les docu-
mentaires entreront en nombre dans les BCD, bien des écrits pédagogiques
177
L’école et la lecture obligatoire
178
Lire pour s’instruire
Mais connaître des « mots », est-ce pour autant maîtriser des « concepts »
(chat, félin, carnivore, vertébré…) ? Depuis l’entre-deux-guerres, les
psychologues de l’enfance ont défait des illusions qui n’étaient pas seule-
ment positivistes. Non, il ne suffit pas de lire et de mémoriser un texte
pour le « comprendre ». Ni en histoire, ni en sciences. La maîtrise des
concepts, des catégories d’analyse, des procédés logiques de la déduction
ou de l’inférence, ne découle pas des lectures, mais se construit dans la
durée des actions intellectuelles. Les leçons de choses, efficaces pour fixer
des informations, visent plus haut : construire des savoirs. Or, selon les
conceptions de l’époque, la lecture n’est-elle pas tout entière du côté des
réceptions « passives » ? Contrairement à ce qui se passait avec les prières
et le catéchisme (récite-les maintenant, tu auras toute la vie pour les
comprendre), l’école se doit de proportionner ce qu’elle enseigne, non à
la mémoire de l’enfant, qui semble sans limite, mais à son intelligence.
C’est l’intelligence de l’enfant53, son développement, ses retards, ses défi-
cits, qui intéressent les spécialistes de l’enfance et les concepteurs de
programmes. Ceux qui étudient les relations entre langage et pensée ne
font à l’époque guère de place au « travail » de la réception, ni aux
procédés de capitalisation des savoirs. De ce fait, la fonction de la lecture
reste non définie et, finalement, plutôt suspecte.
En effet, les modes de lecture pratiqués lors des apprentissages scien-
tifiques n’entrent pas dans le cadre de la lecture scolaire en cours, sans
que l’on dispose encore de modèle alternatif. En « sciences », une image
informe souvent mieux qu’un texte, un schéma « conceptualise » mieux
une procédure que ne le fait un discours, les règles habituelles de la langue
naturelle « ne marchent plus » (pistil n’a pas de synonyme, les énoncés
n’ont pas d’énonciateur, les verbes sont tous au présent). La réduction
drastique de la syntaxe scientifique se trouve en porte-à-faux avec les
réflexes montés pour aborder la langue littéraire des livres de lecture.
« Décrivez les feuilles du marronnier » : les élèves savent ou doivent se
souvenir que, si la question est posée un matin, il faut dire qu’elles sont
couleur d’or, éclatantes, mordorées, car on est en leçon de vocabulaire.
L’après-midi, quand on reprend les mêmes feuilles déjà un peu flétries,
elles seront nervurées, dentelées, composées, comme il se doit dans une
leçon de sciences. Certains ont bien du mal à s’y retrouver.
Bref, en face de la documentation illustrée pour la jeunesse, qui ne
cesse de s’enrichir et d’embellir au fil du temps, quel peut être le rôle
spécifique de l’école ? Dans le siècle qui suit les lois Ferry, on ne cesse
d’éprouver les limites des procédés traditionnels, que manifeste la longue
durée des réticences symbolisées par le slogan « Fermez les livres ». Tout
le monde est d’accord pour rejeter « le bourrage de crâne » que produit
la préparation au certificat (qui ne peut évaluer qu’à travers un « texte »),
mais pour initier les enfants aux lectures scientifiques, l’école ne parvient
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Lire pour s’instruire
éveiller [… afin de] faire aimer la lecture au lecteur, de la faire aimer vrai-
ment en elle-même, non point pour les leçons qu’on en tire, mais pour les jouis-
sances et pour le délassement qu’elle procure 59 ». Perspective encore
impensable en 1876 (date du recueil de Jost et Humbert), même pour les
élèves de l’École alsacienne au public privilégié. Mais les temps ont changé
et il y a place pour de nouveaux produits éditoriaux, qui marquent une sorte
de « secondarisation » en cours de l’école primaire.
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Lire pour s’instruire
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L’école et la lecture obligatoire
Des textes littéraires, qu’il faut sentir, ne peuvent se lire comme des textes
instructifs, qu’il faut apprendre. En revanche, comment empêcher les débu-
tants de lire de la même voix appliquée l’énoncé d’un problème et les Lettres
de mon moulin ? Les Instructions de 1923 ont élaboré, comme nous l’avons
vu, une progression en trois phases : déchiffrage des débutants, lecture
courante puis lecture expressive. À ce dernier stade, pour montrer qu’il a
compris, l’élève doit marquer les pauses, les suspens, les changements de
rythme ou d’intonation qui feront sourire ou frémir. Cette lecture « en
mettant le ton » n’a pas de pertinence pour lire les leçons d’histoire ou de
géographie qui doivent seulement être articulées clairement et bien ponc-
tuées. Elle est essentielle lorsqu’il faut sentir et faire sentir à ceux qui écou-
tent l’effet recherché par un récit. Comme la plupart des élèves ne pourraient
découvrir seuls cette interprétation, une première lecture magistrale dégage
le « vrai sens » et fixe la diction à imiter, quitte à grossir un peu les effets.
Les enfants n’ont alors nul besoin de longues explications pour comprendre
que La Fontaine ne préfère pas le loup à l’agneau, ni la fourmi à la cigale.
Avec la lecture expressive, l’école a trouvé une pédagogie permettant de
faire comprendre des textes littéraires à des enfants dont les familles ne
lisent pas. Triomphe de la lecture à voix haute pour les classes rurales à
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Lire pour s’instruire
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L’école et la lecture obligatoire
France (Le Livre de mon ami), on voit apparaître Colette (Histoires de Bêtes)
qui prouve que, sans avoir fait de latin, une femme qui défraya la chro-
nique peut devenir un modèle de prose française 68. Victor Hugo reste vain-
queur toutes catégories, puisqu’on peut le lire, le relire et le réciter, des
petites classes (« Dansez, les petites filles… ») jusqu’aux plus grandes. Sans
avoir lu Les Misérables, chaque élève aura fait la connaissance de Jean
Valjean, de Cosette et de Gavroche, aura récité « Les pauvres gens », extrait
de La Légende des siècles. Enfin, il y a ceux que l’école a consacrés, malgré
leur place obscure sur la scène littéraire « officielle » : romanciers puisant
leur inspiration dans la vie du peuple, amis de l’école publique, militants
poètes, prosateurs régionaux, et bien sûr, instituteurs devenus écrivains.
Leur présence relève des « goûts » personnels des auteurs de manuels, et
aussi de leurs affinités idéologiques 69. Certains manuels de cours moyen ou
supérieur 70 prévoient une lecture « longue » par mois ou par quinzaine, en
trois ou quatre épisodes, comme un conte de Nodier, une nouvelle de
Daudet, un épisode de Sans famille d’Hector Malot, de Jean-Christophe de
Romain Rolland ou du célèbre Grands Cœurs de De Amicis 71. On retrouve
certains extraits de manuel en manuel, leurs auteurs deviennent ainsi des
auteurs scolaires, leur clarté d’écriture, leurs choix thématiques, leur goût
pour les descriptions rurales ou pour le récit d’incidents vécus ayant toutes
les vertus pédagogiques requises. Flaubert, Maupassant, Zola, Colette, ces
écrivains « scandaleux » en littérature sont consacrés auteurs pour écoliers
(alors que leurs œuvres seront longtemps interdites au lycée), dans une
gloire posthume qu’ils n’avaient pas prévue.
C’est bien l’avantage incomparable des extraits : ils permettent de baigner
les élèves dans la prose de grands stylistes, sans scandaliser la jeunesse ni
encourir les foudres des censeurs. On reste donc dans le registre des « lectures
intensives », mais inutile de mettre le texte en mémoire comme en histoire
ou en géographie. Chaque nouvel extrait chasse l’autre, car ce qui doit rester,
c’est le vocabulaire, l’orthographe et la grammaire. On peut demander pour-
quoi le texte est « admirable » (c’est toujours « parce qu’il a su exprimer,
avec des mots simples, des sentiments confus qu’il nous permet d’exprimer
à notre tour »). Quant au « plaisir du texte », il relève encore de la vie privée
des classes, et on n’a pas à parler des rires ou des larmes collectives que le
maître a su provoquer. L’important, c’est que cette forme de lecture collec-
tive, intensive, « sémantique » plus que littérale, prépare bien les meilleurs
au certificat et à l’examen d’entrée en sixième. Mais évidemment, elle ne
cherche pas à transformer les enfants en « lecteurs de livres ».
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CHAPITRE
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Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse
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mais les professeurs. L’école est chargée d’initier au monde de l’écrit les
classes d’âge de deux à onze ans, et non plus de six à quatorze ans. C’est
pourquoi, au fil du temps, prend une importance pédagogique croissante la
question des albums, longtemps absents en maternelle, ainsi que celle des
petits livres pour débutants qui ne savent pas encore lire aisément. L’école
passe ainsi d’une réflexion centrée sur la littérature pour préadolescents et
adolescents (quel que soit le nom qu’on lui donne) à une réflexion exclusi-
vement centrée, à partir des années 1970, sur la littérature enfantine. Entre
ces deux périodes, les deux appellations coexistent et seul le contexte permet
de savoir quelles classes d’âge sont concernées.
Pour fixer quelques repères chronologiques, on peut scinder cette évolu-
tion en quatre temps. Avant 1914, l’urgence est de faire entrer la lecture
d’auteurs littéraires dans la formation des maîtres. La question des lectures
récréatives est posée, mais les incitations ministérielles ne rencontrent
guère d’écho dans les classes. Dans l’entre-deux-guerres, la littérature enfan-
tine s’installe dans l’école, en même temps qu’apparaissent en ville les
premières bibliothèques spécialisées pour enfants. De la Libération aux
années 1960, le livre de jeunesse devient le fer de lance des pédagogues
pour lutter contre les (mauvais) illustrés. Enfin, nous entrons dans la
période actuelle, avec les crises de la lecture scolaire, révélée par la massi-
fication du second degré depuis les années 1970. La littérature de jeunesse
est alors considérée comme une des bases (mais pas la seule) de la culture
écrite, menacée par la puissance industrielle et commerciale des médias
audiovisuels et des nouvelles technologies.
Avant la guerre de 1914, la littérature enfantine n’a pas de place dans les
lectures primaires. Personne ne s’en émeut. Les contes de fées, les livres d’aven-
tures ou les belles histoires pour enfants sages qui inondent le marché, relè-
vent des éducations familiales, non des maîtres. Certes, on trouve des romans
(Les Voyages de Gulliver, Robinson Crusoé) dans les armoires de chêne qui
trônent au fond des salles de classe depuis le Second Empire 4, mais ils n’ont
pas été conçus pour la jeunesse. Quant au best-seller qu’est Le Tour de la France
par deux enfants, c’est un manuel conçu pour des écoliers du cours moyen,
« en groupant toutes les connaissances morales et civiques autour de l’idée de la
France ». Cette hagiographie de la patrie, blessée par la guerre mais « grande
par l’honneur, par le travail, par le respect profond du devoir et de la justice »,
remplit ainsi le programme d’histoire, de géographie, de sciences 5. Quel livre
de jeunesse pourrait remplir un tel programme ? En ces temps de vifs conflits
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Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse
scolaires, l’école ne peut choisir que des livres utiles et irréprochables, tant du
point de vue idéologique (pas de prise de position politique, ni sociale, ni reli-
gieuse) que du point de vue de la langue. Dès qu’on s’éloigne des livres stric-
tement instructifs ou de récits de vie exemplaires, les récits de fiction risquent
vite d’être perçus comme futiles (ils n’apprennent rien d’utile scolairement)
ou tendancieux (les appréciations sur les caractères sont subjectives et donc
contestables). Le seul grand récit qui vaille est donc une histoire vraie : « Il y
a deux mille ans, la France s’appelait la Gaule »…
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L’école et la lecture obligatoire
rendent attractifs, même pour des lecteurs novices, comme George Sand,
Mérimée, Gautier, Daudet, Pierre Loti, Hector Malot, Edmond About. Ce sont
tous des écrivains « contemporains ». Chacun convient qu’il existe aussi
d’autres classiques, c’est-à-dire des œuvres ayant déjà acquis une reconnais-
sance universelle : Defoe et Dickens, bien sûr, mais aussi Fenimore Cooper
(Le Dernier des Mohicans), Stevenson (L’Île au trésor, Voyage avec un âne dans
les Cévennes). À côté de ces anglophones incontournables, sont également
cités Tourgueniev, Gorki, Manzoni. Les livres de lecture avaient manifesté
leur modernité en proposant des extraits d’auteurs controversés comme
Flaubert et Maupassant. La littérature de jeunesse pour les lectures libres est
aussi moderne, puisqu’elle est d’emblée internationale, alors que les lectures
obligées s’en tiennent à la prose nationale de langue française. Pour aider les
maîtres à suivre l’actualité éditoriale, Jules Steeg crée en 1894 La Lecture en
classe, revue destinée à « mettre les bons livres, les livres utiles, attrayants, bien
écrits, bien pensés, “suggestifs”, la littérature en un mot, à la portée des élèves
de nos écoles ». C’est la ligne qui prévaudra jusqu’aux années 1960.
Que fait-on « en pratique » dans les écoles ? Comment cette incitation est-
elle reçue sur le terrain et dans les écoles normales ? À lire les conférences
pédagogiques, les bulletins départementaux, les règlements des bibliothèques
d’école normale, on voit que les libéralités parisiennes rencontrent peu d’en-
thousiasme 7. Les urgences ne sont pas encore du côté des plaisirs de bon
aloi, mais bien plutôt du côté des loisirs studieux, des conseils de prudence.
Ou même des interdits brutaux, comme Louis Pergaud, normalien à Besançon
en 1898, en fait l’amère expérience.
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Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse
C’est que les directeurs d’école normale, comme les maîtres d’école, redou-
tent l’influence délétère des mauvais livres et de la presse à grand tirage.
Les lectures libres sont difficiles à contrôler. L’isolement du lecteur silen-
cieux inquiète les éducateurs. Qui sait ce que peuvent déclencher dans l’ima-
ginaire incontrôlable d’un jeune lecteur, des pages lues en secret ? Comment
savoir si celui qui reste immobile devant la page lit réellement ou bien laisse
son « esprit errer au gré d’un texte qui le captive plus ou moins, pour l’aban-
donner ensuite à une oisive rêverie ou à des distractions étrangères au sujet 9 » ?
Les lectures à voix haute ont l’avantage de permettre un partage public et
donc un contrôle social du contenu et de la réception du texte.
Les autorités locales sont d’ailleurs confortées par les résistances fami-
liales. Un maître incitant ses élèves à « perdre » le temps bien court de la
scolarité obligatoire en lecture de délassement pour le plaisir, serait incom-
pris et blâmé. On se souvient du cri du père Sorel (« Chien de lisard ! »),
surprenant son fils absorbé dans un livre. Pour les générations rurales de la
fin du siècle, ce témoignage reste d’actualité. Les enfants des milieux cultivés
goûtent souvent très tôt aux plaisirs des lectures, dont témoignent tant de
souvenirs d’enfance, réels ou inventés 10. Cette expérience n’est pas celle des
enfants du peuple, car elle suppose des loisirs d’enfance que l’éducation fami-
liale populaire ne permet guère. Il est déjà bien beau que les parents accep-
tent les lectures d’études, valorisées pour autant qu’elles sont un dur travail,
quand bien même le profit ultérieur qu’elles apporteront reste incertain.
Comme l’écrit un instituteur qui sait que ses élèves n’iront pas lire à la biblio-
thèque, mais travailler au port :
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L’école et la lecture obligatoire
cesser de les charger de soucis d’adultes qu’ils découvriront bien assez tôt.
Dans les livres de lecture, les héros-enfants de l’avant-guerre étaient coura-
geux, débrouillards, raisonnables et fatalistes. Ceux des années 1930 sont
espiègles, remuants, insouciants et rieurs. Dans ces générations des classes
creuses, les familles sont moins nombreuses et la scolarité s’allonge à
quatorze ans en 1936. On a donc davantage de temps, avant d’entrer dans
le monde du travail. Quel rôle joue aussi la féminisation du corps ensei-
gnant dans cette conception plus maternante de la scolarité ? Les institu-
trices 12 sont, plus souvent que leurs collègues masculins, issues des classes
moyennes, certaines ont suivi un cursus secondaire avant de rejoindre l’en-
seignement primaire. Dans leur enfance, durant leurs études d’adolescentes
et leurs loisirs d’adultes (elles sont souvent célibataires), plus d’une a dû
goûter au plaisir des lectures de fiction.
Lorsqu’on regarde les pratiques recommandées dans les écoles normales,
les discours critiques à l’égard des mauvaises lectures et des effets délétères
de la prose romanesque demeurent aussi forts, mais les pratiques sont plus
permissives. On le voit, par exemple, à lire les registres de la bibliothèque
de Châlons-sur-Marne 13. Entre 1928 et 1931, les élèves-maîtres empruntent
en moyenne 40 livres durant leur trois ans de scolarité. Leurs lectures dimi-
nuent au fil du temps à cause des contraintes du Brevet Supérieur et des
stages en école (1re année, 15 livres ; 2e année, 13 ; 3e année, 12, en moyenne).
Sur le millier de titres empruntés, la part de la littérature est écrasante : 759
titres, contre 158 pour histoire, géographie et connaissance du milieu d’exer-
cice, 39 pour philosophie, pédagogie, sociologie, et 30 pour sciences et mathé-
matiques. Les lectures littéraires se partagent entre les classiques au
programme (œuvres complètes ou morceaux choisis), mais aussi des traduc-
tions (classiques latins et grecs, œuvres de Shakespeare, Goethe, Tolstoï et
Dostoïevski). Dans la littérature contemporaine, le théâtre (Courteline,
Rostand) et la poésie (Anna de Noailles, Jules Romains, Henri de Reignier
et en traduction, Tagore) pèsent peu devant les romans.
Parmi les œuvres privilégiées, les valeurs consacrées par l’Académie
française (Pierre Loti), qu’elles soient du clan laïque (Anatole France) ou
catholique (René Bazin), côtoient les écrivains issus du peuple, comme
Henri Béraud (fils de boulanger, prix Goncourt en 1922). La Gerbe d’or
(1928) qui relate ses souvenirs d’enfance est un des livres les plus
empruntés. La bibliothèque a aussi acheté le Jeune Homme (1926) de l’écri-
vain très catholique François Mauriac, ce qui aurait été impensable avant
1914. Entre les années Jules Ferry et les années Paul Lapie, un monde s’est
écroulé, un autre est en train de naître. L’institution reconnaît désormais
la valeur formatrice d’auteurs contemporains, de romans choisis selon les
goûts personnels, et qui sont sans utilité pour les examens, ou pour le
travail professionnel. Les jeunes maîtres accorderont-ils à leurs élèves la
liberté qu’on leur a reconnue ?
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Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse
Le partage est très clair entre les lectures obligatoires et les lectures récréa-
tives faites à la maison (mais seulement par certains). Les premières sont
faites pour apprendre, apprendre à mieux lire et à mieux écrire, et aussi
connaître la langue écrite française (vocabulaire, orthographe, grammaire)
et le monde (histoire, géographie, sciences). Ce programme répond bien aux
impératifs d’urgence (consolider la lecture courante et « l’intelligence des
textes », aider aux progrès en orthographe et préparer les meilleurs au certi-
ficat). Mais il n’aide en rien à passer aux lectures longues. Comment élargir
le lot des « lecteurs de livres », pour l’instant limité à certains très bons
élèves ? Malgré leur bonne volonté, nombre d’enfants sans problème sont
vite découragés par les livres de la Bibliothèque rose ou verte, sans illustra-
tions et dépassant les deux cents pages. Serait-il possible de scolariser « la
lecture longue », pour qu’ils puissent, une fois sortis de l’école, ne pas arrêter
de lire ? Dans l’entre-deux-guerres, certains enseignants cherchent comment
accompagner tous leurs élèves dans cette aventure, au moins une fois ! La
lecture du samedi maintient le suspense sur un roman découvert chapitre
après chapitre (Sans Famille, Croc-Blanc), mais c’est le maître qui lit.
Pour rééditer l’exploit du Tour de la France, il faudrait que tous les enfants
aient sous les yeux un manuel déroulant une histoire. C’est ce que cherchent
à faire les manuels de lecture suivie14, qui découpent en « feuilleton » un
livre dont les péripéties ne s’arrêtent pas au bout d’une page, avec les
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L’école et la lecture obligatoire
Parmi les livres rangés sur les rayons de (presque) toutes les bibliothèques
scolaires, on trouve ainsi de célèbres romans sur l’enfance, écrits par des auteurs
aussi reconnus que Jules Renard (Poil de Carotte, 1894), André Lichtenberger
(Mon petit Trott, 1898), Paul et Victor Margueritte (Zette, 1903)17. Cités en extraits
dans tous les livres de lecture, ils semblent avoir exactement « le format » conve-
nant au genre : chapitres brefs, prose limpide, humour. Cependant, les décon-
venues sans rémission de Poil de Carotte sont trop noires pour être scolarisées
quand on ne les lit pas « à petites doses », mais d’affilée. Et le dogme de l’amour
maternel est mis à mal avec trop de joyeuse férocité pour ne pas offusquer la
sensibilité des institutrices. Même difficulté avec Mon Petit Trott, où le narra-
teur adopte le point de vue décalé d’un enfant de quatre ans, nouveau Persan
ou nouveau Candide, sur le monde social (très bourgeois) qui l’environne. C’est
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Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse
bien là le problème. Quel petit paysan pourrait sentir l’humour des récits où
le jeune héros découvre avec stupeur, en compagnie de sa miss anglaise, les
mœurs étranges et parisiennes des adultes qui l’entourent ?
On cherche donc un roman rural, qui mettrait en scène des enfants de
10-12 ans et auquel une classe du même monde pourrait s’identifier aisé-
ment. Ce chef-d’œuvre existe, roman de formation réaliste, homérique et
burlesque, qui narre les démêlés de deux bandes rivales. Mais il est banni
des écoles et pour cause.
« Ils nous ont traités de cons, d’andouilles, de voleurs, de cochons, de pourris,
de crevés, de merdeux, de couilles molles, de… » Quand bien même de tels
propos seraient, hélas, familiers à ses élèves, aucun maître ne pourrait « en
mettant le ton » cautionner ce qu’il ne cesse de combattre : la transgression
des règles écrites de la grammaire et de la norme non écrite des convenances.
La Guerre des boutons18 (1912), grande épopée de Louis Pergaud, l’instituteur
laïc devenu prix Goncourt, mort au champ d’honneur, ce roman dont le héros
est une classe et l’univers un village, reste donc à la porte de l’école.
Si ces œuvres littéraires n’entrent pas à l’école, c’est que les personnages
« enfants », dont le registre d’actions et d’intérêts semblait faciliter la récep-
tion et l’identification pour un jeune lecteur, rendent en fait le texte plus
difficile à comprendre. Dès qu’on a affaire à un écrivain19, il joue imman-
quablement (ou presque) sur les changements de point de vue : le lecteur
ne jouit du double sens, de l’ironie ou de l’humour des situations, que s’il
a « le recul » nécessaire. Comment demander une telle compétence à des
écoliers qui n’ont jamais lu un livre, alors qu’elle est justement le résultat
de toute une culture livresque ? Il faut donc se rabattre sur des œuvres au
réalisme stylistiquement plus raisonnable.
Admiratrice de Romain Rolland (prix Nobel en 1916), Madame Hélier-
Malaurie adapte le premier tome de Jean-Christophe, paru en 1904, sans
mesurer, sans doute, toute son audace : en 1933, proposer comme héros
scolaire un jeune allemand musicien, rêveur, imaginatif, sensible, roman-
tique, qui communie avec la nature et préfère la solitude aux « jeux de
garçons ». Cette antithèse de Lebrac ou de Tigibus ne sera pas rééditée.
Succès, en revanche, pour Vildrac20 qui écrit, à la demande du syndicat des
instituteurs, Milot, Vers le travail (1933) et Bridinette (1935), où il abandonne
l’utopie sociale de L’Île rose et la fantaisie qui a fait le succès des Lunettes
du lion. Il a parfaitement compris qu’en classe, les élèves (ou les instituteurs)
ont besoin d’une prose explicite, directe et sans sous-entendus. De fait, la
commande de SUDEL (Société universitaire d’édition et de librairie) est bien
révélatrice de la relation ambivalente de la profession à l’égard des fictions
littéraires. La littérature de jeunesse prend en charge, dans une langue
garantie par le statut d’écrivain, l’éducation morale des enfants (« il n’y a
pas moyen d’être heureux si l’on ne peut aimer les gens qui vous entourent »).
La leçon de sagesse découle de l’expérience humaine comme une loi scien-
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CONTRADICTIONS PÉDAGOGIQUES
ET LIMITES D’UN GENRE
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qu’une escapade et les trois ours (« Tu as oublié ton bouquet, Boucle d’or »,
« Prends le chemin à droite ») seraient prêts à jouer les cousins de village chez
qui passer le week-end. Même retour au foyer pour la petite fille qui a
triomphé de Baba Yaga et obtient que son père chasse sa marâtre. Rose Celli
fait étrangement irruption à la première personne (ce que marque le féminin :
« invitée ») : « Depuis ce temps, la petite fille et son père vivent en paix. J’ai
passé dans leur village, ils m’ont invitée à leur table. La nappe était bien blanche,
les gâteaux bien frais et les cœurs contents. »
Au contraire, la fugue joyeuse de Michka ne le ramène pas à la maison
mais fait bifurquer son destin de façon imprévue. On est en 1941 quand
Marie Colmont écrit ce conte philosophique (« Qu’est-ce qu’une bonne
action ? »). Le jouet rebelle se grise d’une escapade sans entrave avant de
découvrir qu’il peut obéir à une autre loi qu’au principe de plaisir. Pour les
enfants de l’après-guerre, le jouet qui abandonne sa liberté juste conquise
et se fait cadeau de Noël ne paraît pas si héroïque que ça : il a fait une
bonne action, certes, mais peut-être aussi un bon choix en quittant une
enfant gâtée pour « adopter » un petit garçon pauvre et malade. Viendra le
temps où devenus jeunes parents, ils verront dans cette histoire de don de
soi un récit d’aliénation sentimentale, au message ambigu : mai 1968 sera
passé par là.
Finalement, le seul conte dont la violence perdure intacte appartient déjà
aux classiques de la tradition scolaire : la chèvre de monsieur Seguin finit
toujours mal, dans la prose intouchable d’Alphonse Daudet. À la fin de
l’album, André Pec dessine la petite chèvre agenouillée, seule devant un grand
ciel nocturne que blanchit la naissance du jour. Elle peut se rendre, soulagée
de s’être bien battue (« Pourvu que je tienne jusqu’à l’aube ! »), payant de sa
vie l’expérience d’une liberté sans prix, dans ce décor de montagne qui pour-
rait bien être le Vercors : on est en 1946. Mais aucune image n’illustre la
chute, dont la brutalité nue fait écho au Petit Chaperon rouge : « Alors le loup
se jeta sur elle et la mangea. » Si un conte si cruel (cœurs sensibles, s’abstenir)
a pu persister dans le corpus des lectures enfantines, sans adoucissement ni
censure, c’est que la prose littéraire qui le porte n’autorise pas les variantes
indéfinies de la littérature orale sans auteur. Pour l’école, un texte littéraire
est sacré, Daudet fait partie des classiques et son écriture est définitive.
La lutte contre les illustrés qualifiés de bas étage se fait à travers des livres
aux illustrations soignées, elle se fait surtout en prônant la qualité des textes.
Pour les pédagogues d’alors, la qualité ne peut être un obstacle à la compré-
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mémoire des noms et des titres, déjà rencontrés dans les extraits des manuels,
se trouveront donc en terrain connu quand ils auront à les étudier plus tard.
Les classiques de la littérature de jeunesse doivent conduire aux classiques
de la littérature, ils ont pour fonction explicite d’initier à une lecture de
formation, conçue comme le loisir studieux par excellence. Bien des profes-
seurs de lettres de second degré, conscients qu’il faut de nouvelles pratiques
pour de nouvelles fins éducatives, sont prêts à créer une meilleure conti-
nuité entre les modèles de lecture offerts aux écoliers et aux collégiens. Ils
remettent en cause ce partage entre lectures d’études et lectures de diver-
tissement. On peut ainsi lire dans Les Cahiers pédagogiques, revue que lit
l’aile marchante de la profession :
Pour mesurer l’écart entre les ambitions affichées dans les revues péda-
gogiques et les pratiques ordinaires, il faudrait comparer les prescriptions
pédagogiques, les inventaires de bibliothèque et les listes de prêts. On
saurait mieux qui lit quoi et on verrait comment les maîtres savent moduler
leurs incitations de façon pragmatique. Il doivent, certes, inculquer aux
bons élèves les normes de lecture qui les aideront à être reconnus de leurs
professeurs de lettres (c’est la pratique proclamée publiquement). Ils
peuvent dans le même temps aider les élèves plus férus de mauvais illus-
trés que de lecture studieuse, à chercher tout de même pâture à leur goût
dans le fonds scolaire. Dans les classes rurales à plusieurs cours, qui sont
encore les plus nombreuses, la situation est aisée car un unique fonds
alimente des élèves de six à quatorze ans, ce qui permet de composer des
menus selon l’appétit de chacun. Si le nombre des titres est limité, l’éven-
tail des lectures est large, des albums du Père Castor à la prestigieuse
collection Rouge et Or en passant par la Bibliothèque rose ou verte, le Coq
d’Or ou La Farandole. Une nouvelle série qui ne fera jamais partie du
corpus culturel consacré, le Club des Cinq, fournit des best-sellers promis
à une longue carrière. Grâce à Enid Blyton et à Claudie (et plus tard grâce
à Oui-Oui), certains enfants vont pour la première fois jusqu’au bout d’une
intrigue. Qui s’en plaindrait ? Dans les banlieues où s’installent des écoles-
casernes 30, exode rural aidant, certains maîtres plus hardis ont déjà
208
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse
introduit sans forcément s’en vanter, le genre encore décrié des BD, pour
que tous leurs élèves n’aient pas seulement entendu parler mais aient réel-
lement lu Tintin en Amérique ou L’Oreille cassée ; d’autres, pensant que
feuilleter un illustré vaut mieux que ne pas lire du tout, profitent des
études surveillées pour prêter la revue Francs Jeux à des garçons qui ne
lisent même pas Mickey. C’est dire que les pratiques pédagogiques ordi-
naires ne refusent ni les lectures éphémères, ni les lectures de divertisse-
ment, mêmes s’il n’est pas possible de le proclamer haut et fort dans les
journaux pédagogiques. Comme ce sont des « lectures libres », elles échap-
pent aux comptabilités des carnets de notes, se négocient de gré à gré
entre l’élève et le maître, permettent de prendre des libertés avec les stan-
dards imposés par la vie de groupe sans encourir de risque.
C’est que des soucis plus pressants les tenaillent : au fur et à mesure qu’on
avance dans les années 1960, ceux qui partent vers la sixième ne sont plus
des élèves d’excellence, mais des troupes de plus en plus nombreuses et de
moins en moins conformes au lecteur modèle décrit par les revues. De partout
s’élèvent les rumeurs inquiétantes d’élèves arrivant au collège sans savoir
lire. Devant la secondarisation de masse, le modèle de l’élitisme républicain,
qui était celui de l’ancienne bibliothèque scolaire, bascule. Dans les années
1960, la démocratisation ne peut plus être définie comme la promotion des
élèves d’élite issus du peuple, mais comme l’élévation du niveau d’études de
toute la classe d’âge. Le rôle traditionnel de la littérature de jeunesse se
trouve en quelques années totalement remis en question.
Au fur et à mesure que l’école primaire perd ses finalités intrinsèques pour
devenir le vestibule d’un second degré de masse, elle est obligée d’adopter
des normes nouvelles de scolarisation, apparemment moins ambitieuses puis-
qu’il ne s’agit plus de viser les classiques, mais finalement bien plus
exigeantes, puisque les énergies ne se mobilisent plus seulement pour la réus-
site des meilleurs mais contre l’échec des plus faibles. Tous les récits d’ex-
périences exceptionnellement gratifiantes ne pèsent rien contre des
statistiques impitoyables, qui donnent les chiffres des redoublements, des
retards scolaires et des échecs à l’apprentissage. Or, le contexte est particu-
lièrement défavorable à la lecture ou plutôt à la lecture de livres.
La télévision, rapidement présente dans les milieux populaires, en parti-
culier urbains, apporte à domicile des informations sur le monde (informa-
tions, reportages) et des œuvres de fiction (pièces de théâtre, films, dessins
animés). Les enfants assis dans le cercle de famille découvrent sans qu’il en
209
L’école et la lecture obligatoire
coûte le moindre effort des sujets autrement intéressants que ceux du manuel
ou de la Bibliothèque rose. Si l’on peut ainsi apprendre des choses à son
gré, sans lire et en se distrayant, que reste-t-il à l’école ? Les rituels de lecture
collective apparaissent comme autant de pratiques archaïques que l’audio-
visuel met en péril. Comme il ne faut surtout pas que les élèves relèguent
l’écrit au rang des vieilleries dépassées de l’ère Gutenberg, les séductions
auparavant interdites sont autorisées puis encouragées. Chaque maître doit
faire sentir combien lire est à la fois utile et agréable. Lectures utiles : ce
sera le rôle des écrits fonctionnels (lecture d’affiches, de modes d’emploi, de
consignes multiples, y compris scolaires) ; lectures agréables : on retrouve la
littérature enfantine, bien sûr, avec un mot d’ordre, le plaisir de lire, qui
devient une injonction prioritaire.
La réforme n’est pas seulement de forme mais de fonds. Le rituel de la
lecture collective oralisée est abandonné au profit de la lecture silencieuse,
seule véritable lecture, celle qu’il faut apprendre à viser et pratiquer dès
l’apprentissage (cf. chapitre 4). Il faut aussi élargir considérablement le
corpus du lisible et, pour concurrencer autant que faire se peut la moder-
nité définitive de la télévision, accepter de faire entrer dans la classe, sans
restriction, la littérature enfantine et la bande dessinée contemporaines,
les illustrés et la presse. Bibliothécaires et pédagogues innovateurs s’allient
pour disqualifier l’ancien modèle culturel élitiste, auquel l’échec scolaire
peut être globalement imputé. Tandis que certains privilégient les lectures
documentaires d’information, d’autres prônent un nouveau modèle avant-
gardiste, à l’instar de ce qui se passe dans le second degré pour la littéra-
ture. Au moment où les professeurs de lettres abandonnent Corneille et
Chateaubriand pour Ray Bradbury ou George Perec, les instituteurs ne
devraient-ils pas délaisser Daniel Defoe et son Robinson pour Michel
Tournier et son Vendredi ? S’agissant des plus jeunes, le Père Castor, qui
a fait son temps, est relayé par de jeunes collections alliant l’humour des
textes et les hardiesses plastiques, celles qu’on trouve chez Harlin Quist,
au Sourire qui Mord ou à L’école des loisirs. Max et les Maximonstres détrône
Boucle d’or et Michka.
Les auteurs et les éditeurs qui voient s’ouvrir devant eux un marché
providentiel ne peuvent qu’applaudir ce rajeunissement des références. Le
salut est dans les nouveautés éditoriales, l’école doit être en phase avec
son temps et les enfants sont supposés capables de goûter dès leur plus
jeune âge l’humour au second degré des contes de Tomi Ungerer où les
petites filles séduisent les ogres et grondent les brigands (Le Géant de
Zéralda, Les Trois Brigands). Mais si le plaisir est le meilleur guide, comment
pourrait-on imposer un corpus de lectures libres, même d’avant-garde ? Que
dire à ceux et celles qui préfèrent l’esthétique kitch des Martine aux styli-
sations de Petit Bleu et Petit Jaune et les histoires prévisibles de Oui-Oui
aux jeux sur la langue du Prince de Motordu ? Faut-il qu’ils restent à la
210
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse
porte des bibliothèques ? Derrière ces conflits de position qui engagent des
valeurs et des croyances, la question pédagogique non débattue est celle
des étapes à travers lesquelles se construit la mémoire du lecteur. Les
auteurs d’avant-garde, qui, par leurs audaces « subversives », séduisent tant
les parents diplômés, supposent déjà acquis les stéréotypes31 du récit, de
la représentation, des dénouements sur lesquels il est possible de jouer, en
les détournant, en les récusant, ou en les disqualifiant. Encore faut-il, pour
avoir le plaisir de les mettre en cause, les connaître et les avoir maîtrisés.
Le partage entre lectures obligées et lectures libres se déplace en deux
temps. S’agissant des lectures collectives, dans les années soixante, on
cherche encore à redonner sens à la lecture à voix haute : les textes choisis
privilégient les poèmes, faits pour être entendus plus que lus silencieuse-
ment, et les scènes dialoguées des romans ou des pièces de théâtre. En
revanche, la lecture silencieuse est plus difficile à scolariser. Dans les années
soixante-dix, les éditeurs proposent de nouveaux supports assortis d’exer-
cices autocorrectifs. L’ère des fichiers de lecture silencieuse commence,
privilégiant les textes courts, sans ambition d’écriture ni subtilité de
contenu : comprendre ce qu’on lit, c’est « traiter des informations », prouver
qu’on a suivi l’intrigue et saisi les enchaînements, et non se laisser séduire
par un héros ou captiver par une histoire.
C’est donc du côté des lectures libres que va se faire l’innovation
majeure. L’armoire-bibliothèque traditionnelle a fait la preuve de ses
carences pour former des enfants lecteurs. En 1976, l’Association pour le
développement des activités culturelles dans les établissements scolaires,
l’ADACES 32, publie son manifeste sur La Bibliothèque-centre documentaire
à l’école élémentaire. Vers une nouvelle pédagogie. Le dispositif permettra
de mettre en place les gestes du lecteur averti, dès le plus jeune âge (des
BCD s’ouvrent en maternelle dans les années quatre-vingt). Aux États-Unis,
c’est depuis longtemps un modèle presque banal : consultation en libre
accès, recherche documentaire, orientation dans le classement du fichier,
lecture sélective, feuilletage, identification des collections, reconnaissance
des genres ou des types de textes. Les visées de l’Heure Joyeuse, celles dont
les pionniers de la Lecture publique avaient rêvé pour le grand public avant
1914, vont-elles être enfin réalisées ? De fait, ce qui manque le plus, dans
la BCD, c’est la bibliothécaire, sans laquelle toute cette richesse risque de
rester sous-employée. Faute de personnel spécialisé, les équipes pédago-
giques doivent s’arranger avec les moyens du bord. La BCD est-elle d’abord
au service des classes (recherches documentaires collectives) ou des lectures
individuelles ? Faut-il l’ouvrir pendant les récréations, entre midi et deux
heures ? Y aller comme on va à la piscine, à heure fixe ? Compter sur le
bénévolat des parents pour y faire des animations en atelier, après la classe
ou pendant les activités désenclavées ? Faut-il dégager un demi-service
d’enseignant pour la faire entrer dans un véritable projet d’école ?
211
L’école et la lecture obligatoire
Il est trop tôt pour dresser un bilan de cette dernière période dont les muta-
tions ne sont pas terminées. Chacun connaît maintenant presque trop bien
le poids de l’environnement familial et, en particulier, l’efficacité des mères
dans le processus qui aboutit, avec ou sans l’école, à faire d’un enfant un
grand lecteur 33. Les enquêtes ministérielles ont aussi montré que réussite
scolaire et appétit de lecture pouvaient être des phénomènes partiellement
disjoints. Les nouveaux bons élèves sont des lecteurs efficaces, adeptes des
technologies permettant les consultations rapides, mais certains avouent
sans honte qu’ils n’aiment pas lire. Pour prévenir la baisse du futur lectorat,
les éditeurs ont multiplié les initiatives, tablant sur les séries, les livres inter-
actifs (Le livre dont vous êtes le héros), les collections à suspense (Souris
Grise, Chair de Poule). L’invention plébiscitée par l’école est celle de
nouveaux périodiques à mi-chemin entre le livre et l’illustré, comme J’aime
Lire ou Je Bouquine, qui clarifient le texte par de multiples aides dans la
mise en page, les rappels et les illustrations. La collection fait entrer en
douceur dans des écritures de plus en plus longues. Le courrier des lecteurs
favorise les interactions avec le couple auteur-illustrateur et la venue d’un
écrivain dans une classe n’est plus un événement exceptionnel.
Face à cette abondance, deux tendances coexistent toujours dans l’école.
Pour les uns, la littérature de jeunesse est un bon outil pour entraîner un
enfant à lire seul, selon ses goûts et désirs. Dans ce cas, dans l’école comme
212
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse
dans la vie, il faut bien distinguer loisir et travail. L’école favorise les
fictions divertissantes comme elle favorise les loisirs sportifs, mais elle sait
que ce n’est plus la clef de la réussite scolaire, fondée sur la maîtrise de
l’écriture et l’efficacité des lectures aujourd’hui plus scientifiques que litté-
raires. En revanche, elle ne peut se résigner à ce que les enfants échouent
devant les écrits fonctionnels, nécessaires à la vie scolaire (schémas,
tableaux, consignes) et à la vie sociale (ceux qui font l’illettrisme). C’est
donc sur ces apprentissages de base que portent les efforts.
Pour d’autres, la littérature de jeunesse a des vertus différentes. Elle
pourrait toujours, pour peu qu’on sache s’orienter dans le labyrinthe des
publications, receler quelques passages secrets vers la littérature, dont la
valeur n’est pas seulement de distinction culturelle ou de rentabilité
scolaire. La force de la littérature de jeunesse est de représenter et de ques-
tionner le monde par le seul pouvoir du langage. Les films nourrissent
aussi l’imaginaire et racontent aussi des histoires, mais les images ne parlent
pas, alors qu’il faut parler avec les enfants. Où trouver le répertoire des
situations qui aident à répondre à leurs questions brûlantes, à formuler
des expériences parfois indicibles, à penser et à dire les partages et les
écarts, pacifiques ou violents, qui traversent le monde où vivent les enfants,
sinon dans le monde des mots qui font exister les fictions littéraires ?
Pour ce faire, il faut que les lectures soient partagées et deviennent
mémorables. L’école ne peut donc se satisfaire de lectures éphémères, dont
il ne reste nul souvenir une fois fermée la dernière page. Elle ne peut
davantage se satisfaire des slogans consuméristes du « toujours nouveau »
et « chacun ses goûts ». Les maîtres s’essaient à mettre les textes « en
réseau », pour que chaque nouvelle lecture n’efface pas les anciennes, mais
en réactive la mémoire. Ils savent, comme les parents, le plaisir presque
indéfini des relectures réclamées par les tout-petits. L’idée que les enfants
ont « besoin de neuf » pourrait bien n’être qu’un fantasme d’adulte ou un
slogan commercial pour éditeur en recherche de clientèle. Les années 1990
voient donc un progressif retour de pratiques un temps décriées, sinon
abandonnées, en particulier la lecture à voix haute, parce qu’elle est le
moyen le plus commode pour échanger sur un texte et parce qu’elle permet
à tous les élèves, rapides ou lents, bons ou faibles lecteurs, d’échanger et
de discuter sur un texte (chapitre 6). Au moment où les enfants handi-
capés sont chaque année plus nombreux à être intégrés dans les classes,
ce temps de partage est une plage dans laquelle la plupart peuvent d’em-
blée trouver leur place.
Les questions posées à chaque élève par écrit sur les morceaux choisis
littéraires distinguaient des « niveaux » de lecture qui étaient aussi des
étapes dans l’exploitation pédagogique : vérification de la compréhension
littérale par « l’explication des mots difficiles et des expressions inconnues »
et l’analyse grammaticale. Par exemple, « Dans la phrase de Louis Pergaud :
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L’école et la lecture obligatoire
214
Lire des livres à l’école : la scolarisation de la littérature jeunesse
part belle aux productions contemporaines (avec les risques que cela
comporte) et confiant aux écoles le soin d’élaborer leur propre sélection.
Les premiers dépositaires de cette « mémoire des choses lues » sont donc
les équipes d’école (ce que, dans cette école, « on » a lu l’an dernier, il y
a deux ans, au fil du cycle 3). Que désigne ce « on » ? De fait, c’est la
nouvelle instance de légitimation de la littérature de jeunesse pratiquée
et non prescrite. C’est bien ce que visait l’adjectif « classique » employé
sous Ferry : les classiques, ce sont les auteurs et les œuvres lus dans les
classes. Dans la littérature de jeunesse comme dans la littérature tout court,
une école qui veut transmettre, et pas seulement inciter, ne cesse de
construire et de reconstruire des « classiques ».
215
CHAPITRE
9
A insi, au fil du temps, les finalités assignées à l’école ont changé. Alors
que jusqu’à la fin du XIXe siècle, les textes parlent surtout de la finalité reli-
gieuse et morale (former des chrétiens), l’école républicaine met en avant la
finalité politique et morale (former des citoyens). Au XXe siècle, les finalités
sociales (démocratisation des études, égalité des chances) deviennent priori-
taires lorsqu’il faut légitimer la scolarisation secondaire de masse. Avec la fin
de la croissance et la crise de l’emploi à partir des années 1980, les objectifs
socio-économiques prennent le devant et l’école est de plus en plus souvent
conçue comme l’institution qui doit préparer l’insertion professionnelle, à
long terme quand il s’agit de devenir juriste, médecin, ingénieur, technicien
ou enseignant, ou à court terme, quand il faut éviter aux élèves en échec
scolaire de se trouver exclus du marché de l’emploi. On peut donc observer
que le glissement des discours s’effectue en liant deux temps : finalités chré-
tiennes et morales, puis morales et politiques, puis politiques et sociales, enfin,
sociales et économiques, comme s’il fallait à chaque fois tenir ensemble « l’an-
cien et le nouveau ». Il s’agit là des fins proclamées dans les discours : qu’en
est-il dans la réalité des usages scolaires ? Une fin nouvelle abolit-elle les fonc-
tions anciennes de l’école et les usages qu’en font les familles ou les élèves ?
Le passage d’une finalité à une autre s’opère parfois de façon brutale :
l’école laïque interdit l’enseignement religieux à l’école, le catéchisme dispa-
raît, remplacé par la morale et l’instruction civique ; religieux et religieuses
n’ont plus le droit d’enseigner *1. Dans les pays catholiques où la conquête
de l’enseignement par l’État s’est faite « contre » le clergé, la laïcisation a
été une opération « chirurgicale », alors que dans les pays protestants où les
Églises sont des institutions nationales, la sécularisation qui, à considérer la
longue durée, s’est opérée également n’a pas produit les mêmes marquages
identitaires 2. Dans la laïcité « à la française », même si « Marianne » n’est ni
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L’école et la lecture obligatoire
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La lecture scolaire entre culture et savoirs
reconnue, quelles que soient les confessions et les croyances. Mais la morale
ne suffit pas à légitimer l’école ni les savoirs enseignés.
Où trouver des textes qui bousculent les évidences ou fondent des certi-
tudes, « éblouissent les sens » ou font entendre « les voix intérieures », pour
parler comme Victor Hugo, sinon dans la littérature ? En entrant dans l’école,
ces grands textes vont peu à peu devenir comme un substitut de textes sacrés.
« Je ne sache pas de livre, lorsqu’il a compté, qui n’ait fait trembler le sol de
l’existence, disloqué la vision pauvre, grossière que je prenais, avant qu’il ne
l’ébranle, pour la réalité », écrit l’écrivain Pierre Bergounioux5, racontant un
souvenir de lecture d’école primaire. Peut-on dire qu’une telle lecture s’ap-
parente à une expérience religieuse ? Que la littérature, comme l’Écriture
sainte, fait prendre conscience qu’il existe « un autre monde » ? Que sa mission
essentielle n’est pas d’informer ni de divertir, mais de « sauver les âmes » ?
Énoncer la chose aussi brutalement peut susciter des protestations ou des réti-
cences, car une entreprise religieuse de salut échappe difficilement à l’incul-
cation dogmatique. Or l’école, si elle se définit comme laïque, doit se refuser
à toute doctrine. De ce fait, le devoir de transmission culturelle qu’elle s’im-
pose reste imprécis dans ses fins, incertain dans ses modalités et chaque effort
d’explicitation provoque malentendus et polémiques. C’est ce point que nous
proposons pourtant d’examiner, non point théoriquement mais empirique-
ment, en essayant de retracer à grands traits les étapes de son histoire.
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L’école et la lecture obligatoire
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La lecture scolaire entre culture et savoirs
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L’école et la lecture obligatoire
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La lecture scolaire entre culture et savoirs
seurs, les vers de Corneille sont illisibles aux élèves des milieux populaires
qui arrivent au lycée, et les états d’âme du Cid, partagé entre amour et
honneur, procurent aux élèves des banlieues plus de stupéfaction et d’ennui
que d’enthousiasme. Tout le monde n’a pas eu la chance de vibrer en écou-
tant Gérard Philippe au festival d’Avignon. Cette crise de confiance de l’école
dans les contenus qu’elle a à transmettre est aussi une crise de la culture 15.
Crise de l’école : depuis les années 1960, l’école concerne toute la jeunesse
de plus en plus longtemps, mais ce n’est plus elle qui édicte les normes en
matière de culture et de pratique sociale. Les médias sont devenus de
multiples « écoles parallèles 16 » qui, bien mieux que les maîtres, imposent
leurs normes ou leurs modes 17. Le cinéma, la télévision 18, la presse destinée
aux jeunes enseignent comment ceux-ci doivent se conduire et se vêtir, quels
sont les mœurs, les rêves et les aspirations des vedettes du spectacle. C’est
auprès d’eux que les jeunes apprennent ce qui doit provoquer l’émotion ou
la colère, les larmes ou le rire et à qui il faut rêver de ressembler. Les profes-
seurs, qui pensaient que les héros des romans lus en classe pourraient à la
fois faire aimer la beauté de la langue et faire réfléchir sur le sens de la
vie 19, voient fondre leurs espérances.
Crise de la culture : du fait qu’elle n’est plus la référence centrale incon-
testée, l’école est en quelque sorte « marginalisée », au moment même où
elle semble avoir triomphé, puisqu’elle scolarise tout le monde. Or, ce n’est
pas parce que tous les élèves sont physiquement présents chaque jour dans
les classes que l’école a accru son influence sur leurs esprits, on pourrait
même dire, au contraire… Comme nous le disions en parlant des paradoxes
de l’obligation (chapitre 2), la généralisation de l’école la banalise et fait
apparaître comme une simple contrainte sociale ce qui relève du « devoir »
et du partage des valeurs. Que se passe-t-il lorsque ce qu’enseigne l’école
n’est plus « désirable », mais « obligé » ? Il faut aller à l’école, apprendre à
lire, savoir des maths, car, comme le disent les élèves, « c’est forcé ». La crise
de l’école est liée à une crise de la culture, ou à ce qui, jusque-là, était
désigné par ce mot.
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La lecture scolaire entre culture et savoirs
C’est dans ce contexte que les sociologues cherchent à comprendre les illu-
sions naïves de la démocratisation scolaire. Ceux qui échouent au collège
sont d’abord les enfants de milieu populaire, incapables de commenter les
textes littéraires, ce qui conduit leurs professeurs de lettres à affirmer qu’ils
ne savent pas lire. L’école primaire les a habitués à une lecture collective,
oralisée, accompagnée par le maître pas à pas, et voilà qu’arrivés en 6e, ils
doivent lire et expliquer seuls des extraits de Molière. Quelques années plus
tard, leurs dissertations doivent exposer pourquoi « Corneille peint les hommes
tels qu’ils devraient être et Racine tels qu’ils sont ». Si ces exercices d’admira-
tion obligée les découragent, ce n’est pas leur intelligence qui est en cause,
expliquent Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron 27. C’est parce qu’ils n’ont
aucune connivence culturelle avec la culture lettrée. Ils ne sont jamais allés
au théâtre, n’ont pas appris à parler dans leurs familles la langue normée
qu’ils doivent écrire dans leurs devoirs, ils n’attendent pas que la littérature
leur donne des leçons d’existence et bouleverse leur regard sur le monde.
Ils sont prêts à travailler pour obtenir le baccalauréat, qui leur ouvrira des
destins sociaux meilleurs que ceux de leurs parents, mais malgré leur bonne
volonté, ils ont le plus grand mal à adhérer aux contenus et aux formes de
la culture de l’école.
Les mouvements politiques de gauche et d’extrême gauche donnent vite
un nom à cette culture scolaire : culture bourgeoise, culture de classe, culture
des élites sociales, destinée à « faire la différence », à trier entre les héritiers
et les démunis. Le livre de Bourdieu, La Distinction 28, expose magistralement
le versant objectif et le versant subjectif de cette relation à la culture,
montrant que la culture choisit ceux qui la choisissent, rejetant les damnés
dans les ténèbres extérieures, puisqu’elle a été faite pour ça. La culture, c’est
la religion de notre monde laïcisé, qui trie entre les élus et les réprouvés.
Grâce à leur docilité, les bons élèves de milieu populaire qui « ont la voca-
tion » et croient au salut par les études peuvent réussir et devenir profes-
seurs, ingénieurs ou médecins. Salut économique, sans doute ! Mais le prix
à payer pour cette conversion est élevé. L’école leur fait renier leurs
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L’école et la lecture obligatoire
origines 29, leur apprend à avoir honte de leurs parents, leur demande d’ou-
blier ou de rejeter tout ce que ceux-ci leur ont transmis.
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L’école et la lecture obligatoire
Tous les objets sociaux deviennent ainsi des « signes » à travers lesquels une
société se donne en représentation, s’exhibe symboliquement de façon furtive
ou spectaculaire, dévoilant ses idéaux proclamés et ses refoulements. Roland
Barthes a été un des premiers à avoir défriché ce terrain (Mythologies date
de 1957, le Système de la mode de 1967, et son analyse de l’affiche des pâtes
Panzani est devenu un modèle du genre). La sémiologie est ainsi devenue
une grille universelle pour « lire » la culture, et la linguistique a été promue
science des sciences humaines, traitant les langues comme des systèmes sans
parole et sans locuteur. La littérature est passée du corpus clos des chefs-
d’œuvre au corpus indéfini des « productions » écrites, où le Britannicus de
Racine côtoie James Bond, sans jugement de valeur a priori…
Production d’écriture, fabrique de la langue : les mots issus du monde
économique pénètrent le temple des Belles Lettres. Encore un peu, et il
s’agira de « remplir des objectifs » (d’apprentissage) et de « mesurer l’effi-
cacité des dispositifs » (didactiques). L’analyse intellectuelle débouche vite
sur des critiques politiques plus radicales. Pour Guy Debord, pour Jean
Baudrillard, notre société se réduit à être une « société du spectacle38 » ou
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nissent des projets, imposent des programmes. Les cultures sont au contraire
du côté des tactiques : de la même façon que les locuteurs empruntent leurs
énoncés à une langue et conversent en fonction des rencontres, chaque acteur
impose, à sa façon, sa marque propre sur ce qui lui est donné à faire, à
comprendre ou à vivre. Mais il n’est pas maître du terrain sur lequel il se
meut, il ne constitue pas la donne de ce qu’il rencontre : la culture se joue
toujours « sur le terrain de l’autre ».
Le paradigme du geste « stratégique » serait ainsi l’écriture, dans la mesure
où les écrivains sont « fondateurs d’un lieu propre, héritiers des laboureurs
d’antan, mais sur le sol du langage 49 ». En revanche, la lecture est un bon para-
digme du geste culturel, avec ses lecteurs-voyageurs qui « circulent sur les terres
d’autrui, nomades braconnant à travers des champs qu’ils n’ont pas écrits ». De
chaque rencontre « marquante », comme on dit, chacun sort ainsi « marqué »,
transformé, c’est-à-dire ni aliéné, dépossédé de soi-même, ni intact, c’est-à-dire
inchangé, mais « altéré », c’est-à-dire transformé et assoiffé d’un nouveau
manque. La réception n’est donc pas une pure passivité. Les spectateurs de
télévision, comme les enquêtes le montrent, loin d’être seulement manipulés
par la toute-puissance de l’écran, apprennent (plus ou moins vite) à trier dans
ce qu’ils perçoivent ou retiennent. Chacun a une manière de prendre et de
recevoir qui limite singulièrement les effets du message et le pouvoir du
médium 50. Si la réception est une activité, un processus d’appropriation, il
n’est plus possible de penser les apprentissages culturels sur le modèle de l’en-
richissement économique (le lecteur cultivé resterait le même en ayant simple-
ment accru la bibliothèque mentale de ses savoirs). En lisant ou en fermant
le livre avant la fin, en regardant la télévision ou en éteignant le poste, en
parlant de ce qu’il a vu ou lu, il continue à construire son identité.
Toute la difficulté est de savoir comment la transformation de soi qui s’ef-
fectue dans un processus d’éducation imposé se nourrit de pratiques issues
de sols culturels hétérogènes ou conflictuels. Là où la vision des vainqueurs
a été imposée de force aux vaincus 51, que se passe-t-il ? Continuent-ils de
vivre une double vie, avec une identité clivée ? Comment les enfants appren-
nent-ils les règles de prudence qui séparent strictement ce qu’ils peuvent
dire et montrer en public ou à l’école et ce qui continue de normer leur vie
privée ? Deviennent-ils amnésiques ? Quels sont les effets du silence social
qui accompagne ces oublis, ces refoulements, ces auto-censures ?
Pour les anthropologues, subsistent presque toujours, de façon secrète,
certains débris d’héritage qui, comme les interdits alimentaires, les bijoux
de famille ou le culte des morts, se transmettent de génération en généra-
tion. Certains individus vivent les métissages avec plus de bonheur ou de
sagesse, jouant avec virtuosité de leur double appartenance. Mais comment
qualifier celui qui a consenti à la violence d’une acculturation forcée, qui a
si bien adopté les savoirs de l’autre qu’il est devenu « un autre homme » ?
Un assimilé ou un aliéné ? Un élu ou un traître ? Un transfuge ou un parvenu ?
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La lecture scolaire entre culture et savoirs
Ou simplement un très bon élève ? Ainsi, parce qu’elles sont, non des savoirs
objectivés, mais des « savoir faire » consubstantiels à leurs acteurs, les cultures
ne se capitalisent pas en objets, en produits, mais seulement en mémoire et
en gestes incorporés. Ce sont eux qui définissent les identités, c’est-à-dire les
manières et d’agir et d’être au monde.
La disjonction entre culture et savoir en recouvre donc une autre, plus essen-
tielle, entre sens et rationalité. La rationalité est du côté des discours
construits, qui enchaînent des opérations de façon cohérente, des prémisses
aux conclusions, des hypothèses aux résultats, des causes aux effets, des
moyens aux fins. Tous les discours théoriques des sciences humaines fasci-
nent ou séduisent parce qu’ils transforment le monde en livre, mettent dans
la confusion chaotique des événements et des phénomènes, la merveilleuse
lisibilité de l’ordre du discours, lisibilité construite, abstraite, imposée ou
désirée. Bref, c’est la théorie. Dans la pratique, chacun sait que les choses
se passent autrement, que l’ordre du discours ne suffit pas pour guider l’ac-
tion avec sécurité et efficacité. Il peut même, souvent, induire en erreur. Le
discours théorique détermine parfaitement la hiérarchie des importances et
l’ordre des raisons : sciences des espaces construits. Mais il ne sait rien sur
l’ordre des urgences, puisque celui-ci varie selon les conjonctures et les
contextes et il n’existe pas de science du temps irréversible et de ses occur-
rences imprévisibles.
Pour savoir comment agir ici et maintenant, les cultures, au contraire,
sont souveraines. Ainsi, il existe des programmes académiques de formation
qui définissent rationnellement les savoirs nécessaires à une profession, les
objectifs opératoires et les relations entre théorie et pratique. Pourtant, tout
le monde sait que les cultures professionnelles se transmettent toujours de
bouche à oreille, au fil des rencontres et des expériences. Ces arts de faire
se transmettent à l’insu des hiérarchies qui les ignorent ou les tolèrent.
Parfois, elles les dénoncent ou les combattent comme autant de routines
conservatrices : les anciens apprennent aux novices comment interpréter les
injonctions des supérieurs hiérarchiques sans s’affronter directement à eux,
comment habiller les pratiques anciennes avec les mots des nouveaux discours
officiels, comment ruser avec des prescriptions ressenties comme « impos-
sibles ». Ils savent aussi comment faire du neuf avec du vieux, innover pour
répondre à des situations non prévues par les textes et qu’il faut pourtant
bien assumer. Ces « arts de faire » s’avèrent inventifs, bricoleurs, ingénieux,
du fait qu’il faut sans cesse gérer des contradictions insolubles, inventer des
compromis, répondre à des situations aussi urgentes qu’imprévisibles.
233
L’école et la lecture obligatoire
Pourtant, la question à laquelle il nous faut revenir pour conclure est celle
de la culture scolaire que nous avons posée au départ. Quel sort cette concep-
tion de la culture en acte, définie comme pratique sociale du sens, fait-elle
à la culture patrimoine, telle que la définit et l’impose de façon autoritaire
l’institution scolaire ? Peu importe que le mot soit pris dans un sens tradi-
tionnel étroit (la culture, ce sont les Humanités littéraires) ou élargi (la
culture, c’est le corpus illimité de la littérature mondiale). On peut même
accepter de définir la culture de façon moderne, englobant les techniques
234
La lecture scolaire entre culture et savoirs
et les sciences. Dans tous les cas de figure, la culture, ce ne peut être seule-
ment les habiletés requises pour savoir lire, écrire et compter, c’est au
minimum la littéracie, c’est-à-dire les savoirs par lesquels et pour lesquels
ont été construits ces apprentissages. Ce corps constitué des savoirs imposés
par les programmes, les manuels, les examens, les traditions enseignantes
est manifestement du côté des prescriptions stratégiques et de la rationalité
discursive. Il est bien clair qu’elle n’est pas une réalité matérielle, objectivée,
mais une représentation instituée, une référence commune, qui a été décrétée
« propriété collective ». Décrétée par qui et comment ?
Ce que l’histoire de l’éducation nous apprend, c’est que cet héritage ne
cesse d’être l’objet d’âpres conflits et négociations au fil du temps. Les
chapitres précédents ont retracé certaines de ces luttes autour de la lecture
scolaire. À chaque génération, des corporations, des groupes d’intérêt, des
militants, des spécialistes se sont battus pour faire triompher leur point de
vue, imposer leurs visées ou leurs savoirs disciplinaires. D’autres acteurs
veulent maintenir leurs privilèges ou faire reconnaître leurs droits. Ces
conflits apparaissent d’autant mieux qu’on est plus près des instances de
décision (qui doivent arbitrer). Selon les conjonctures, les politiques essaient
de choisir l’objet à mettre sous les projecteurs de l’actualité, d’autant plus
si on est en période de réforme (les porte-parole écrivent dans la presse,
débattent à la télévision ou mobilisent l’opinion). Cependant, il est une règle
dont personne ne peut se départir dans un débat public sur l’école d’une
société démocratique : il n’est pas permis de dire qu’on se bat pour des inté-
rêts particuliers ou un parti pris, mais seulement pour le « bien commun ».
Qu’il s’agisse de méthode de lecture, d’initiation à l’informatique, de nouvelles
épreuves d’examen, les grands principes s’appelleront, selon les cas, intérêt
de l’enfant, défi de la modernité, démocratisation, résistance à la barbarie,
citoyenneté nationale, identité française, égalité des chances, culture
commune, maintien des exigences, ouverture au futur, humanisme, effica-
cité, innovation. Bref, il s’agit toujours de défendre la civilisation en péril.
Ce travail permanent du champ de la culture scolaire légitime ressemble
à ce que Michel de Certeau nomme une « opération historiographique », une
réécriture de l’histoire55. L’institution scolaire ne cesse de remettre en chan-
tier un corpus référentiel, à travers lequel, de façon tacite, elle règle des
comptes avec le présent. Cependant, comme il est plus facile d’ajouter que
de retrancher, de régler les conflits en donnant aux uns sans enlever aux
autres, la dernière vulgate n’efface pas toujours les anciennes. La culture légi-
timée par l’école devient ainsi un répertoire d’orientations si vaste que chaque
enseignant doit puiser et choisir, pour faire ce qu’il peut, ou ne faire que ce
qu’il veut. Devant une matière surabondante, chacun risque d’être renvoyé
à des choix subjectifs (ce que j’ai toujours fait), locaux (ce qui marche dans
ce milieu, avec ces enfants là), instables (l’an prochain, j’essaie autre chose).
Bref, la culture scolaire ressemble de plus en plus à la culture de masse.
235
L’école et la lecture obligatoire
Ainsi, comme l’Église hier, comme le pouvoir politique pour quelque temps
encore, l’école se trouve au centre des mutations liant le pouvoir et la parole.
En ce sens, la question de la culture écrite nous permet de saisir que l’enjeu
central de l’école n’est pas du côté de l’articulation entre la théorie (que puis-
je savoir ?) et la pratique (que dois-je faire ?). Ou plus exactement que les
deux premières questions de Kant n’ont de sens que par la troisième : que
m’est-il permis d’espérer ? Que m’est-il permis d’espérer, et non pas : qu’est-
il raisonnable d’escompter ? Comme les sociétés cotées en bourse, l’école ne
vit que du crédit qu’on lui fait, mais il s’agit d’un crédit métaphysique.
236
CHAPITRE
10
A u fil des chapitres, nous avons plusieurs fois rencontré des élèves en
échec : échec de ceux qui, faute de savoir assez leur catéchisme, ne peuvent
faire leur communion ; échec des fils de bonnes familles, qui fait dire à
Rousseau que « la lecture est le fléau de l’enfance » ; échec massif des enfants
du peuple voués aux syllabes, évalué par Victor Duruy : « Quarante élèves
sur cent sortent de l’école ou ne sachant rien, ou sachant si peu de choses.*1 » ;
échec des enfants arriérés ou instables, « incapables de suivre leurs condis-
ciples » par insuffisance ou indiscipline, pour qui sont créées à l’aube du
XXe siècle les classes spéciales de perfectionnement et des écoles spéciales
avec internat ; échec galopant de ceux qui triplent leur cours préparatoire
et sont orientés vers les filières spécialisées dans les années 1960 ; échec
des enfants qui arrivent aujourd’hui en sixième sans savoir lire ; échec des
adolescents sortis « sans qualification » du système scolaire, ou des jeunes
illettrés repérés lors des tests d’embauche. Est-ce à dire que l’échec scolaire
soit une constante historique qui s’amnésie et se redécouvre périodique-
ment ? Ou bien y a-t-il des époques bénies où les résultats obtenus donnent
« globalement satisfaction » (les années Ferry ou l’entre-deux-guerres, par
exemple) et d’autres temps marqués au contraire, comme le nôtre, par des
constats moroses ou inquiétants ? Pour débrouiller quelques fils, il est utile
de distinguer l’expérience singulière des apprentissages ratés, décevants,
interrompus, abandonnés, impossibles, de la façon dont les enseignants ont
pu percevoir ce phénomène social que les ministres ou les chercheurs
baptisent « échec scolaire ».
237
L’école et la lecture obligatoire
L’échec à l’apprentissage de la lecture est une expérience qui court les siècles.
Si les témoignages singuliers préfèrent parler des brillantes réussites, on a
aussi des témoignages de parents inquiets devant une progéniture rebelle
aux apprentissages. Sous l’Ancien Régime, dans les « livres de raison » où les
pères de famille tiennent leurs comptes, on repère la trace d’instructions « à
problèmes » au nombre de contrats signés avec un maître : si le père ne cesse
d’en changer, c’est que les choses se passent mal avec l’enfant. Dès le
XIVe siècle, en Italie, « beaucoup prêtent une attention sourcilleuse à l’éduca-
tion qu’ils vont donner à leurs fils et en consignent méticuleusement les étapes
et les progrès dans leurs livres personnels2 ». Les marchands investissent dans
l’instruction de leurs garçons qui doivent apprendre à lire, à l’époque en
latin, dans le Psautier puis le Donatello (la petite grammaire latine), pour
très vite apprendre à écrire et à compter en langue vulgaire afin de travailler
à la boutique. Si l’enfant s’en avère incapable, la succession est en péril.
Le registre des plaintes et des remèdes (cet enfant n’apprend pas, pour-
quoi et que faire ?) alterne et/ou conjugue trois constantes : c’est la faute aux
parents, c’est la faute aux maîtres, c’est la faute à l’enfant. C’est la faute aux
parents, disent les maîtres, si l’enfant n’est pas obéissant, ne respecte pas
l’étude ni le maître, n’est pas puni de sa paresse, se sent soutenu quand il
fait mal. Au laxisme familial pour la progéniture, les maîtres ajoutent le peu
d’intérêt pour l’étude d’un peuple qui ne peut concevoir que des profits
immédiats. Les parents ne voient pas pourquoi leur enfant devrait en savoir
plus qu’eux, craignant de voir leur autorité alors mise en péril3. C’est la faute
au maître, disent les parents, il est trop jeune (ou trop vieux) pour se faire
entendre, il est négligent (ou pointilleux), il va trop vite (ou trop lentement),
il est trop sévère (ou pas assez), il a pris l’enfant en grippe, « il ne sait pas
le prendre », il n’utilise pas « une bonne méthode », la litanie est sans fin.
Cependant, si l’expérience est aussi malheureuse avec un autre maître, puis
avec un troisième, on est bien obligé de convenir que le problème vient de
l’enfant : on se souvient d’Angela Veronese, enfant rebelle exclue par une
maîtresse dévote et inculte, mais qui décourage aussi sa bonne grand-mère
et bien d’autres maîtres, avant de « surmonter son horreur de l’alphabet » à
onze ans, grâce au tutorat du fils du facteur.
Certes, un client payant le service d’un maître particulier attend des résul-
tats rapides et n’est pas dans la position d’un « parent d’élève » n’ayant
d’autre choix que l’école du lieu. Cette contrainte de situation pèse en milieu
rural4, mais elle ne doit pas être perçue à l’aune du réseau public actuel. La
scolarisation effective des enfants reste longtemps lâche, diverses voies sont
en concurrence (école communale ou religieuse, recours à un maître saison-
nier 5, apprentissage informel avec un proche). Les familles populaires ont
238
Les métamorphoses de l’échec
239
L’école et la lecture obligatoire
font que ce qu’ils veulent, les parents n’en ayant aucun soin, étant même idolâtres
de leurs enfants. » Il sait tout ce qu’un enfant peut gagner à être obligé dès
le plus jeune âge, comme dans le monde aristocratique où le soin d’une
éducation a souvent pour prix le fouet et les larmes. Jean-Jacques Rousseau,
qui veut « laisser l’enfant vivre son enfance », demande au précepteur d’Émile
d’adopter des valeurs finalement bien plébéiennes.
Un siècle plus tard, sous le Second Empire, le discours dominant des
familles cultivées9 est d’éduquer en douceur. Par élites politiques interpo-
sées, ces nouvelles évidences éducatives pénètrent les recommandations
ministérielles. Inversement, comme l’utilité d’une instruction élémentaire
devient plus évidente, la police des familles pénètre les mœurs des plus
humbles et fait concevoir l’efficacité des châtiments pour accélérer les appren-
tissages, à l’école, comme à l’atelier ou à l’armée. La brutalité des maîtres
d’école, condamnée par les messieurs du ministère (le bonnet d’âne doit
remplacer la férule, interdite10), est peu à peu acceptée, voire réclamée des
familles. L’histoire de l’enfance n’obéit pas aux lois positivistes du progrès
se diffusant du monde éclairé vers les ignorants des basses couches de la
société, selon un processus continu de « civilisation des mœurs11 ».
La façon dont l’expérience scolaire prolonge ou contredit les normes fami-
liales ne permet pas non plus d’opposer de façon simpliste familles riches vs
familles pauvres. La terrible sœur Saint-Vincent, « monstre à lunettes » qui
apprend à lire à Toinou en 1894, est plébiscitée par les parents qui attri-
buent son efficacité à son art de manier les verges, alors que « la sœur Saint-
Joseph, réservée aux enfants qui, par la position sociale de leurs parents, devaient
être respectés à tout prix12 » a des résultats bien inférieurs. L’idée spontané-
ment admise au XXe siècle est que la violence de l’adulte révoltera ou trau-
matisera durablement l’enfant, et qu’elle aboutira au contraire de ce qu’elle
vise. Cette idée semble longtemps contredite par l’expérience ordinaire : tant
de maîtres brutaux détestés des enfants les ont fort bien instruits. Comment
les parents ne leur en sauraient-ils pas gré ? Et tant de religieuses dévouées,
pacifiques et maternantes, ont si peu instruit les filles avec leur « enseigne-
ment sans violence13 » !
Les châtiments corporels, pratiqués explicitement ou tacitement, interdits
dans les règlements mais tolérés dans la pratique, accompagnent la montée
de l’alphabétisation en milieu populaire. Les élèves chantent d’autant plus
« les cahiers au feu et le maître au milieu », qu’ils sont davantage forcés d’ap-
prendre. La violence des adultes à l’égard des jeunes générations est certes
une tradition forte en Occident : les ethnologues de l’Océanie14 ou des peuples
amérindiens laisseront leurs lecteurs stupéfaits en décrivant des cultures où
l’on élève les enfants sans les battre. En Europe, les éducateurs considèrent
qu’il y a des usages modérés et immodérés du fouet et que, pour secouer la
paresse ou l’étourderie naturelle des enfants, il n’est rien de plus efficace que
la crainte de la sanction immédiate. La grande baguette qui permet de dési-
240
Les métamorphoses de l’échec
gner les syllabes au tableau peut aussi « caresser les têtes » et le maître de
Gaspard, dans la comtesse de Ségur 15 constate que « la gaule ouvre l’esprit ».
Entre les limites naturelles d’un enfant que chaque éducateur doit s’ef-
forcer de percevoir et la contrainte destinée à agir non sur son intelligence
mais sur ses attitudes (vigilance et application), il y a place pour toute une
gamme d’interventions que, rétrospectivement, nous jugeons aussi étonnantes
qu’inacceptables. Pourtant, les modalités de la contrainte s’intériorisent, les
mises au piquet, le bonnet d’âne font moins souffrir que les verges. On
aboutit enfin à la fameuse leçon de morale de la IIIe République sur les
devoirs des écoliers envers leurs parents, envers leur maître et envers leur
travail. À partir du moment où les règlements interdisent très strictement
les châtiments corporels, parce qu’ils sont humiliants autant que douloureux,
quand l’obligation accentue la pression sur tous les élèves, seule une morale
du devoir imposé, universellement acceptée, peut baliser les comportements
scolaires. Tant que les écoliers ne conçoivent pas que la contrainte scolaire
est un élément incontournable des enfances normales, que le maître a le
droit de les punir autant que leurs parents, la leçon de morale quotidienne
s’impose. Le recul de cet enseignement entre les deux guerres 16 semble donc
indiquer que l’éducation familiale a alors pris le relais. Si les maîtres peuvent
se contenter de pratiquer la « morale occasionnelle », c’est que les normes
de conduite ont moins besoin d’être dites. Les punitions scolaires rempla-
cent les châtiments. L’enfant turbulent, négligent ou paresseux se voit
contraint de faire des lignes d’écriture, un devoir supplémentaire, des heures
d’études après la classe.
En même temps que chaque écolier apprend à respecter la loi sacrée du
travail, et donc du travail scolaire, l’apprentissage de la lecture devient une
épreuve, un défi, un rite d’initiation. La contrainte physique se transforme
en contrainte psychique, la violence réelle en violence symbolique. L’échec
doit « faire honte », la crainte de la honte galvaniser les énergies, et l’échec
devenir une blessure morale et identitaire. Dans le même mouvement, la
scolarité s’allonge. Une entrée réussie en lecture est un soulagement, mais
elle n’est plus une délivrance. De classe en classe, jusqu’aux plus hautes,
quel que soit le niveau atteint, l’échec est toujours une menace. Du moins
pour ceux qui ont adopté les valeurs de l’école. Jusqu’à tard dans le xxe siècle,
ils ne sont pas légion, mais en 1878, Jules Vallès dédie un roman à tous les
enfants « tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents ». Publié en
feuilleton, L’Enfant fait scandale, parce qu’il dénonce le prix trop cher payé
pour s’instruire : « J’aime mieux ne pas recevoir d’éducation et ne pas recevoir
d’insultes », dit Jacques Vingtras, double de l’auteur, qui a eu le malheur
d’être trop bon élève : ses parents le poussent sur le glorieux mais doulou-
reux parcours du combattant qui devrait le mener à l’École Normale
Supérieure. Il échoue. Il est donc un incapable. Subjectivité et objectivité de
l’échec scolaire sont donc bien mal corrélées. Tandis que nombre d’élèves
241
L’école et la lecture obligatoire
rient de leurs zéros en dictée, les élèves dociles, les plus soumis aux juge-
ments de l’institution sont évidemment les plus fragiles en face des sanc-
tions magistrales. On peut échouer, revers du destin, de façon aussi
traumatisante en classe préparatoire qu’au cours préparatoire.
D’autres enfants n’apprennent pas à lire, faute de le pouvoir, car ils sont
aveugles, sourds-muets ou marqués par d’autres déficiences congénitales ou
accidentelles (la rougeole, la scarlatine, les otites, la méningite laissent des
séquelles irrémédiables). Le miracle est plutôt de découvrir que ces empêche-
ments qui semblaient rédhibitoires peuvent être vaincus : les aveugles peuvent
« lire du bout des doigts », les sourds « lire sur les lèvres 17. Des procédés péda-
gogiques n’ayant qu’une diffusion locale, rodés par des praticiens attentifs mais
obscurs, deviennent visibles en s’instituant dans des écoles ayant pignon sur
rue. Elles sont d’abord ouvertes dans la mouvance d’ordres charitables fondés
pour venir en aide aux nécessiteux (malades, prisonniers, handicapés, enfants
trouvés, abandonnés, orphelins), ou à partir d’initiatives privées philanthro-
piques. Certaines de ces institutions obtiennent le soutien de la puissance
publique, comme l’Institut royal des jeunes aveugles de Paris fondé en 1786
par Valentin Haüy, ou l’Institut national des jeunes sourds créé par la
Constituante en 1791 et installé par la Convention rue du Faubourg Saint-
Jacques. Ces expériences intéressent les philosophes : les privations sensorielles
qui empêchent de lire et de s’instruire constituent des sortes de tests naturels
pour mettre à l’épreuve les théories sur les relations entre l’inné et l’acquis,
le langage et la pensée, l’intellect et les sens. Elles fascinent les gens du monde,
qui vont comme au spectacle applaudir les enfants prodiges et féliciter le
maître qui fait lire les aveugles et parler les sourds-muets. Elles nourrissent
des rumeurs flatteuses dans les dîners en ville, chose capitale pour obtenir les
protections, les dons et legs qui pérennisent une institution. Elles produisent
aussi des débats passionnés entre pédagogues, qui ont trouvé des solutions
différentes au même problème et qui, pour défendre leur « méthode » contre
toutes les mauvaises imitations, décrivent leur travail et théorisent (rétros-
pectivement) les principes sur lesquels sont bâtis leurs succès 18.
La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient valut à Diderot d’être
embastillé en 1749. Son impertinence portait sur l’origine, sensorielle ou spiri-
tuelle, matérielle ou divine, des concepts géométriques. En revanche, s’agis-
sant de la lecture de la langue, les aveugles ne sont que matériellement
empêchés. Ils parlent, ils ont la même expérience et la même représenta-
tion des mots que des voyants analphabètes, alors qu’on peut s’interroger
242
Les métamorphoses de l’échec
sur leur appréhension des formes ou des volumes et sur l’idée qu’ils se font
des couleurs. De fait, quand Valentin Haüy apprend aux jeunes aveugles à
reconnaître tactilement les lettres d’un alphabet en relief, il aménage simple-
ment les procédures habituelles conçues pour apprendre « à lire seulement ».
Écrire est tout autre chose, car comment écrire sans contrôle immédiat
du regard sur la main ? C’est pour permettre aux aveugles d’écrire19 que
Louis Braille (1809-1852), lui-même boursier de l’Institut royal et devenu répé-
titeur auprès de ses congénères, met au point vers 1825 la méthode des points
saillants. La transcription graphique se fait lettre à lettre, en respectant scru-
puleusement l’orthographe du français selon une procédure strictement épel-
lative : 64 signes pour noter, sans capitale ni italique, les 26 lettres habituelles,
les « lettres marquées » (ç, é, è, ê, à, ù, etc.), les chiffres, la ponctuation et
les autres signes typographiques. La norme de l’écriture change cependant
sur un point, puisqu’en retournant la feuille pour lire du bout des doigts les
reliefs laissés par le stylet, le sens s’inverse. La lecture se fait normalement,
de gauche à droite, mais l’écriture qui perfore le feuille se fait de droite à
gauche. Les deux apprentissages sont donc disjoints, mais c’est encore le cas,
à cette date, dans la pédagogie des voyants : les méthodes de lecture-écriture
simultanées ne se généralisent que plus tard. Les aménagements ultérieurs
pour coder la notation musicale, si importante pour les aveugles, ou pour
écrire à la machine (dès 1841) auront une audience internationale20, d’au-
tant que le braille n’exige qu’un transcodage alphabétique des langues natio-
nales. En revanche, en 1881, la notation abrégée21 qui introduit une
sténographie de mots courants constitue une véritable « réforme de l’ortho-
graphe » aussitôt acceptée comme un progrès important, mais elle n’aura
aucune répercussion sur la pédagogie des voyants.
Il n’en est pas de même pour la pédagogie des sourds-muets, à cause des
enjeux de leur rééducation bien au-delà des cercles des spécialistes. À
l’époque, nombre d’enfants sourds-muets laissés à eux-mêmes sont considérés
comme des retardés mentaux ou des fous. Prouver leur éducabilité ouvre la
voie à une réflexion de longue durée sur le rôle du langage dans le déve-
loppement de l’intelligence, sur les relations entre langue orale et langue
écrite, ou entre code gestuel et code graphique. Le langage, système symbo-
lique d’expression, de communication et de représentation, pourrait-il donc
se réaliser dans une langue non pas naturelle, mais artificielle, et non point
parlée, mais, comme diront ses adversaires, « gesticulée » ? Si l’abbé de l’Épée
prône la langue des signes, c’est qu’il la croit justement naturelle : en voyant
échanger entre elles deux jumelles sourdes, « sa philosophie augustinienne
243
L’école et la lecture obligatoire
l’autorisait à voir des signes représentant directement les idées, [… il] imagina
donc une langue de signes gestuels naturels, ordonnés selon la syntaxe française,
cette syntaxe étant aperçue comme la représentation de la logique universelle
humaine 22 ». Il garde donc la grammaire française (celle de Port-Royal), mais
brade le lexique, l’orthographe et la phonétique du français.
Toute la question est de fixer l’objectif prioritaire. S’il est de rendre ces
enfants à la communication humaine, en systématisant et en normalisant ce
système spontané (donc « naturel ») d’échanges entre les silencieux, alors les
professeurs « entendants » doivent tous apprendre cet idiome pour être
bilingues, les anciens élèves peuvent devenir professeurs dans l’Institut 23 et
grâce au mode mutuel, de jeunes moniteurs sourds-muets guideront leurs
camarades. Cette langue des signes, potentiellement universelle, semble à
ses défenseurs un « espéranto » de l’humanité. Mais l’apprentissage de la
lecture des textes imprimés dans une langue, surtout aussi difficile à écrire
que le français, reste un point noir, puisque le déchiffrage présuppose, quelle
que soit la façon dont on l’opère, un appui phonologique.
Si, au contraire, il s’agit de donner aux sourds l’accès à la langue orale
commune, de les réintégrer dans la nation, dans ce cas, la lecture sur les
lèvres est la première étape, la deuxième la démutisation, la troisième l’en-
seignement « ordinaire » de la lecture et de l’écriture. Une langue sans voix
est-elle une langue ? Peut-on accepter, en 1789, que les sourds se constituent
en nouvelle minorité linguistique au moment où l’abbé Grégoire espère la
fin des patois 24 et prône l’unification de la nation par la langue unique de
la loi ? Un être humain sans langue orale peut-il être considéré comme un
être rationnel ? Pour qui choisit cette voie « révolutionnaire », le point noir
est la difficulté de la rééducation orale : elle est si lente et demande tant
d’efforts que les enfants préfèrent communiquer entre eux par gestes, ce qui
diffère d’autant la démutisation.
À tous ces débats théoriques, l’abbé de l’Épée et Sicard, son successeur,
apportent des réponses pratiques. Ils rejettent la dactylographie, invention
espagnole à succès. Dans l’alphabet dactylographique, chaque lettre est repré-
sentée par une position des doigts. Deux personnes peuvent ainsi commu-
niquer, l’un en « écrivant gestuellement » des phrases, c’est-à-dire en
enchaînant autant de gestes qu’il y a de lettres (en espagnol, l’épellation
phonétique est très proche de l’écriture normée), l’autre en déchiffrant la
suite des mots geste après geste. Cette « méthode épellative » gestuelle, facile
à mener sur un corpus appris par cœur (les prières !), interdit en pratique
sinon en théorie toute réelle conversation : des gestes expressifs, rapides,
exprimant « directement des idées » s’avèrent bien plus efficaces.
Rejetant le procédé dactylographique espagnol, l’abbé de l’Épée rejette
aussi la voie allemande fondée sur la démutisation généralisée. Heinicke 25
conteste que les « signes vus » puissent se graver en mémoire comme les
« signes entendus ». D’après son expérience, la voie la plus sûre est
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Les métamorphoses de l’échec
classes ordinaires sont surchargées, l’urgence est de les délester de ces enfants
qui y végètent sans profit, d’offrir à des maîtres titulaires une spécialisation
attractive reconnue (la formation diplômante dure un an) pour les encadrer
dans des classes à petits effectifs (15 élèves). Les syndicats s’en félicitent et
appuient l’ouverture de postes pour cette nouvelle carrière. Des 240 classes
de 1939, on passe à 2 000 en 1958, 4 000 en 1963, 12 500 en 1970 et 16 700
en 197347. La croissance des flux est telle que, faute de maîtres spécialisés,
nombre de maîtres suppléants sans formation y commencent leur métier.
L’enfant retardé est-il pour autant un inadapté social ? Certes pas. Comme
l’écrit Zazzo en 1969 :
L’enfant que l’on appelle « retardé mental » ne l’est donc qu’en fonction
des exigences définies par l’école à un moment donné de son histoire. Si les
performances moyennes de la classe d’âge augmentent, la définition du retard
mental change aussi, les mesures établies par les tests doivent être révisées :
« Les derniers textes de loi ont élevé à 80 [au lieu de 70 49] la limite supérieure
de la débilité et par conséquent les limites d’admission dans les classes de perfec-
tionnement. Je pense que cela traduit simplement l’augmentation progressive
des exigences de la société au fur et à mesure que la scolarité se prolonge.50 »
Pour Zazzo, l’élévation du niveau minimal requis pour suivre un cursus
scolaire normal manifeste les « exigences de la société ». En conséquence, il
y a davantage d’enfants déficients, non parce que le niveau baisse, comme
beaucoup le soupçonnent, mais parce que « le niveau monte ».
Par ailleurs, l’orientation en classe de perfectionnement ne lèse pas
(encore) l’avenir social de l’enfant. De la Libération à 1976 (première crise
du pétrole), la croissance économique rend facile l’entrée sur le marché du
travail. « Il y a une dizaine d’années, une grande enquête a été réalisée dans
le but de dépister, parmi les jeunes recrues de la région parisienne, tous les
débiles et d’apprécier leur insertion sociale dans le civil : 90 % étaient conve-
nablement insérés.51 » Qui pourra deviner sur le chantier ou à l’atelier qu’un
maçon ou un O.S. est un ancien élève de classe de perfectionnement ? Ou
qu’il a redoublé son CP et son CM2, n’a pas eu le certificat d’études à cause
de 5 fautes en dictée (note éliminatoire) et qu’il lit toujours avec difficulté ?
La main d’œuvre portugaise, algérienne ou marocaine qui arrive chaque
251
L’école et la lecture obligatoire
année sur le marché du travail n’a pas besoin de savoir lire pour trouver
une embauche. Les uns et les autres sont considérés comme « adaptés », puis-
qu’ils sont insérés économiquement.
Normalement : tel que les Instructions l’ont prévu. Mais quelle est la
« normalité statistique », la pratique la plus fréquente, au sens de Binet ? La
revue Études et Documents publie en 1968 les résultats collectés au minis-
tère. C’est sur ces données que s’appuie l’inspecteur général Rouchette, qui
préside entre 1963 et 1968 la commission chargée de réviser les Instructions
officielles :
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les élèves qui leur paraissent trop loin du seuil d’autonomie requis redoublent
(ou triplent) le cours moyen. L’examen d’entrée en sixième faisait le tri jusqu’en
1958, mais ensuite, c’est l’enseignant qui est responsable de « l’orientation ».
Comment se garder des foudres des professeurs qu’horrifie le nombre
d’élèves de sixième « ne sachant pas lire » ? Comment supporter d’entendre
dire que l’école « ne sait plus apprendre à lire aux enfants » ? « Bien évidem-
ment, ces élèves qui terminent leur scolarité primaire savent lire. Mais ils ne
savent pas bien lire et encore moins tout lire […] Beaucoup d’enfants qui suivent
normalement les cours et seront admis en 6e à la rentrée prochaine ne savent
pas lire avec assez d’habileté pour dégager un sens simple d’un texte facile, ou
alors ils fournissent un effort considérable qui les gêne pour une vue d’ensemble
et souvent la leur interdit.61 » Pour que les collégiens soient capables de faire
seuls leurs devoirs, « lorsque le maître de l’école primaire ne sera plus auprès
d’eux pour les guider et leur signaler les difficultés », il faut que, dès le CM2,
ils lisent vite, sans peine et en silence.
La lecture courante et expressive devient donc une pratique de CE, qui
doit être peu à peu abandonnée en CM. « La lecture à haute voix, trop exclu-
sive dans l’école élémentaire, médiocrement pratiquée ensuite, est […] un exer-
cice privilégié qui convient bien aux plus jeunes chez qui elle est un moyen de
contrôle facile et qu’on peut infléchir intuitivement, sans ces explications trop
subtiles qui dépassent le niveau de la classe.62 » Mais alors, il faut que les
enfants de cours préparatoire sachent lire couramment (et pas seulement
sur le manuel connu presque par cœur). S’ils n’y parviennent pas, comment
pourront-ils suivre l’année suivante ? La massification « démocratique » du
second degré commence en ayant pour prix l’échec scolaire de masse dans
l’école : la question de la déficience intellectuelle n’est plus qu’une question
annexe par rapport à ce changement des fonctions de l’école. Les maîtres
essayent (en vain) de préparer tous les enfants aux objectifs du secondaire
qu’ils ont connu, le secondaire sélectif des élites, au moment où il se trans-
forme en école de masse. Ce qui était le programme tracé pour huit ans
d’école (entre six et quatorze ans) doit maintenant être réalisé en cinq ans
(entre six et onze ans).
On se glorifiait dans les années 1930, en constatant qu’une minorité d’en-
fants « savait lire », c’est-à-dire syllaber sans erreur à Noël et que la majorité
parvenait à un déchiffrage syllabique à peu près assuré en juin. Ceux qui n’y
parvenaient pas ne redoublaient pas nécessairement, puisqu’ils avaient encore
deux années d’entraînement en CE pour parvenir à la lecture courante,
permettant de conjuguer l’effort du déchiffrage et la compréhension du texte.
Dans les nombreuses écoles rurales à deux classes, ils restaient souvent avec
leur maîtresse dans la classe des petits (Section enfantine-CP-CE). Dans les
années 1960, dans les classes urbaines surchargées du baby-boom, les rempla-
çants recrutés en toute hâte constatent que des élèves, qui se débrouillent
pour lire sur leur « méthode », sont incapables de lire un texte inconnu : ils
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chaque parent doit bien convenir que, oui, l’entrée d’un enfant au CP est
un facteur d’angoisse, qu’il réactive des cauchemars et que les enfants n’en
sortent pas indemnes. Quelle pensée angoissante inhibe celui-ci devant sa
page de manuel ? Que veut « signifier inconsciemment » celle-là en ne parve-
nant pas à apprendre ? Cependant, quand un parent conduit son enfant chez
le psychologue64, bien du temps a déjà passé, et les choses vont si mal que
démêler les fils relève de la gageure : il est difficile de savoir si les blocages
constatés sont la cause ou l’effet des problèmes d’apprentissage.
L’idée qu’il pourrait y avoir des « troubles spécifiques de l’apprentissage
de la lecture », d’origine neurologique mais rééducables, soulage tous ceux
qui sentent peser sur eux le regard inquisiteur de l’environnement. De la
même façon qu’il n’existait que des « anormaux d’asile » avant que l’école
obligatoire n’ait fait surgir les « anormaux d’école », jusqu’en 1950, la
dyslexie65 a été une catégorie nosologique relevant des spécialistes des
troubles du langage. Ils étudient (et rééduquent) les adultes alexiques, ayant
perdu la capacité de lire à la suite d’un accident. Cette maladie rare, réper-
toriée aux États-Unis dès 189666, baptisée Congenital Word Blindness (cécité
verbale congénitale) intrigue les psychologues, puisque les enfants qu’on
leur présente ont toutes les compétences intellectuelles pour apprendre à
lire et n’ont subi aucun accident. L’hypothèse est que les processus mentaux
qui permettent « l’acte lexique » et qui se trouvent lésés chez l’adulte
alexique accidenté pourraient aussi être déficients pour des raisons congé-
nitales ou héréditaires. Ce handicap ne se révèle qu’au moment de l’ap-
prentissage : on parle donc non d’alexie (la perte de la lecture), mais de
dyslexie d’évolution. Or, les enfants qui se trouvent dans ce cas se multi-
plient dans les années 1960.
Le docteur Pierre Debray-Ritzen67, pédopsychiatre à l’hôpital Necker, fait
entrer la dyslexie dans la polémique publique. Il s’en prend à la fois aux
pédagogues qui prônent la méthode globale, aux psychanalystes qui font de
l’échec en lecture un symptôme ou une inhibition, aux sociologues qui voient
dans l’échec un phénomène social et non une carence individuelle. Pour lui,
l’origine neurologique de la dyslexie ne fait pas de doute. Un « MDB »
(Minimal Brain Dammage, ou Minimal Brain Dysfunction) expliquerait l’in-
capacité ou la difficulté durable des enfants à acquérir les procédures de
décodage. Mais ils peuvent être rééduqués avec patience par la méthode
traditionnelle qui a fait ses preuves, la méthode syllabique. Debray-Ritzen
met en cause la nocivité de la méthode globale « qui convient à une mino-
rité de sujets – brillants ou surlexiques – qui gagnent ainsi quelques mois dans
leur apprentissage de la lecture 68 », au détriment de tous les autres, ce qui
expliquerait l’épidémie actuelle des dyslexies.
La polémique porte d’abord sur son rejet de la méthode globale, qu’il
définit, en l’opposant à ce qu’il nomme « méthode analytique » (la méthode
syllabique ou B.A. BA), comme la méthode de photographie directe des mots
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L’école et la lecture obligatoire
entiers. Ses contradicteurs ont beau jeu de lui rétorquer qu’elle est juste-
ment (dans la pratique française) une méthode analytique de décomposi-
tion69 et non une méthode synthétique de B-A BA, et que les méthodes
massivement employées dans les classes ne sont nullement globales, mais
syllabiques. Ces propos entrent cependant en phase avec l’inquiétude des
parents d’élèves qui ne savent à quoi imputer les difficultés de leurs enfants.
Une partie du corps enseignant trouve que les nouveaux manuels de CP
(méthode mixte), en voulant mettre d’emblée l’accent sur la compréhension,
en proposant d’emblée des petits textes70, accélèrent l’étape des mécanismes,
raccourcissent le temps consacré à leur acquisition et, en mettant trop vite
la barre trop haut, produisent des déchiffreurs incertains. D’autres s’inquiè-
tent des approches « globalistes » de l’école maternelle (étiquette des
prénoms, ou désignant les lieux de rangements de la classe) qui peuvent
induire des réflexes de lecture approximative, de procédure par devinette.
Célestin Freinet, qui est un des rares pédagogues de l’époque à défendre une
approche « globaliste » de la lecture, s’est fait lui-même l’écho ironique de
ces griefs71 :
Pour lui, l’habitude de « lire à peu près » ne vient pas de l’école (qui
enferre au contraire les enfants dans le déchiffrage sans souci du sens). Elle
a été induite par l’omniprésence des illustrés :
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Les métamorphoses de l’échec
Le deuxième fer de lance du Dr Debray-Ritzen porte sur son rejet des facteurs
« environnementaux », sociaux ou psychoaffectifs : il pourfend « la psychana-
lyse, cette imposture74 », autant que la « sociologie marxiste » et sa croyance
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victimes d’une illusion collective : dans les classes de sixième le niveau « baisse
objectivement » du fait de l’arrivée en masse d’élèves qui n’auraient pas
rejoint le second degré sans la contrainte de la loi. Mais le collège unique
n’existe pas avant 1975, et l’orientation trie entre différents types d’établis-
sement. Les instituteurs sont donc partie prenante de cette orientation, s’ap-
puyant sur leurs représentations (l’image qu’ils se font du lycée, les souvenirs
de leur propre scolarité) mais aussi sur des critères plus empiriques.
Ils constatent à l’usage comment se débrouillent les élèves qu’ils ont
envoyés au lycée ou au collège du bourg voisin, où sévissent des « profes-
seurs ». Ils connaissent les résultats de ceux qui sont allés au cours complé-
mentaire et sont toujours encadrés par des collègues instituteurs devenus
PEGC (professeurs d’enseignement général de collège). Sachant à quel point
la survie en lycée est une épreuve psychologique autant qu’intellectuelle, ils
n’y envoient que leurs élèves les mieux armés : ceux qui « se débrouillent »,
lisent bien et écrivent sans trop fautes. Ou ceux qui pourront être aidés par
la famille. Les parents acceptent le verdict et font confiance, du moins ceux
qui demandent conseil. Ces tactiques, sans relever d’une concertation expli-
cite, ont des effets sociologiques lisibles. Diverses enquêtes montrent qu’à
réussite scolaire égale, les enfants de différentes origines sociales sont orientés
différemment83. Bien sûr, « les bons s’en tirent toujours », mais un
élève médiocre entre automatiquement en sixième si son père est ingénieur
ou médecin, alors qu’avec les mêmes résultats, un fils d’ouvrier va remplir
les dernières classes de fin d’études, ou la « classe de transition » qui tran-
site vers des sections pré-professionnelles et le marché du travail. Tenants
les plus farouches de l’égalitarisme républicain, les instituteurs découvrent
ainsi qu’ils contribuent à creuser les écarts de destin entre enfants de diffé-
rents milieux sociaux.
Cette inégalité des traitements scolaires, qui leur est imputable, ne joue
pourtant qu’à la marge. La question de l’inégalité des chances est bien plus
difficile à « imputer » à des acteurs désignables : pourquoi les élèves des
milieux populaires sont-ils bien plus fréquemment en échec que ceux des
milieux privilégiés ? À l’évidence, on ne parle plus du même phénomène
lorsqu’on passe du problème des enfants en échec au problème de l’échec
scolaire lui-même. Le concept d’héritage culturel, popularisé par Pierre
Bourdieu et Jean-Claude Passeron (Les Héritiers, 1964) désigne clairement
le lieu du problème (là où interfèrent la position sociale des familles et les
exigences de l’institution) mais ne permet pas de comprendre « spécifique-
ment » l’échec en lecture. Or, du fait qu’elle est à la fois un apprentissage
particulier et le moyen des autres apprentissages, elle pourrait donner
« transversalement » la raison scolaire de la sélection sociale par l’échec. La
lecture ne serait-elle pas cet outil de la relation aux savoirs, dont le manie-
ment plus ou moins aisé produirait « sociologiquement » la réussite des uns
et l’échec des autres ?
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Les métamorphoses de l’échec
Pour donner aux élèves les habitudes de lecture qui leur manquent pour fran-
chir un cursus secondaire, les années 1970-80 démultiplient les entrées, comme
on l’a vu précédemment (chapitres 6 et 8) : lecture d’albums aux tout-petits
et entrée des coins-lecture en maternelle ; mise en place des bibliothèques
d’établissements (BCD dans le primaire, CDI dans les lycées et collèges) et
familiarisation des écoliers et collégiens avec la lecture de « consultation ».
Élargissement des références : les BD, les « livres dont vous êtes le héros », les
romans policiers, les traductions des séries américaines, les magazines illus-
trés ont désormais droit de cité dans l’école, à côté des documentaires en tout
genre. Le livre-audio, le livre-CD, les vidéos montrent que la bibliothèque
scolaire ne bannit pas les autres médias : elle aussi adopte le modèle de la
médiathèque. Modernisation rapide des références : le corpus des auteurs
vedettes change. Comme ils sont vivants, souvent jeunes, ils sont invités à
venir parler de leurs œuvres à des parterres d’enfants ; concours de lectures
et de choix de livres, tout le monde peut jouer à être membre d’un jury de
prix sur le modèle du « Goncourt des lycéens ». Quel bilan dresser, avec le
recul, de tant d’initiatives foisonnantes ? Les disparités sociales de réussite que
l’on pouvait constater dans une école centrée sur une conception restrictive
et passéiste de la lecture ne se sont pas réduites du fait de cette rénovation
pédagogique ou institutionnelle. La lecture scolaire s’est modernisée, mais
l’effet le plus spectaculaire a été d’entériner une définition plus exigeante et
plus complexe qu’avant (traiter de multiples types de textes, selon des procé-
dures « flexibles ») et donc, a priori, aussi sélective socialement, sinon plus.
Il reste donc à « comprendre » les ressorts de l’échec ordinaire. En effet,
si un « héritier » (culturel) est quelqu’un qui sait manier les codes de la
langue pour les avoir pratiqués en famille, alors la question sociale de l’échec
en lecture se trouve déportée de la lecture scolaire à la langue de l’école.
Quelles sont les conditions de la réussite ? Pour apprendre à lire, il faut
prendre la langue écrite comme objet, en désigner des constituants (les lettres,
les mots) qui n’existent pas à l’oral : posture plus facile à prendre, si les
parents ont déjà fait pratiquer à leurs enfants, dans la conversation fami-
liale, ces prises de conscience sur le fonctionnement de la langue orale
normée (« prononce comme il faut », « on ne dit pas un truc, on dit …
quoi ? »). Pour un lecteur débutant, ce n’est pas une mince différence que
d’avoir déjà découvert à la maison des postures d’analyse « métalinguis-
tiques », qu’il va retrouver dans l’énonciation écrite. La différence entre
familles vient donc des usages du langage (des performances, dit le socio-
logue anglais Basil Bernstein84, non des compétences).
L’entrée dans les savoirs (comme nous l’avons vu au chapitre 7) construit
également une nouvelle représentation du monde, qui modifie en retour les
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L’école et la lecture obligatoire
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Les métamorphoses de l’échec
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CHAPITRE
11
Chaque configuration de savoirs implique des manières de lire qui lui sont
propres, manières de lire usuelles dans les milieux qui les ont construites ou
adoptées, mais absentes des traditions scolaires destinées aux enfants du
peuple. Pour reconfigurer ses missions qui changent en même temps que ce
qu’elle transmet, l’école doit, en premier lieu, convaincre les maîtres de faire
leur une culture scolaire nouvelle, « moderniste », les convaincre d’y voir une
chance de meilleure formation pour les enfants dont ils ont la charge. Selon
les cas, les valeurs avancées sont de promouvoir une culture plus utile, plus
proche des demandes familiales ou au contraire moins utilitaire, plus ambi-
tieuse socialement, ou encore d’accroître les fonctions « égalitaires » de l’école
ou le rôle progressiste de ses contenus. Comme ce sont les maîtres qui ont
finalement le véritable pouvoir de transmission, leur adhésion, même lorsque
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L’école et la lecture obligatoire
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L’école et les mutations de la culture écrite
les apprentissages scolaires de l’écrit sont ainsi pris dans des cultures de réfé-
rence, sociales, extrascolaires, qui donnent naturellement sens et valeur aux
contenus et aux modalités d’enseignement. Une fois que le temps a passé, on
pense retrouver dans l’histoire de l’enseignement des constantes de longue
durée (les techniques de déchiffrage), ou les signes précurseurs de la moder-
nité (les jeux éducatifs, la pédagogie de l’image, la lecture par « mots entiers »).
S’agissant du futur proche, nul doute que les années à venir ne marque-
ront pas de pause. Les technologies numériques qui bouleversent les commu-
nications et l’accès aux savoirs dessinent de nouveaux partages du pouvoir
économique et social. Si la « société de la connaissance 4 » fait la part belle
aux apprentissages, à la réussite scolaire, à l’investissement dans les études,
c’est dans une perspective à laquelle les enseignants, même les moins idéa-
listes, ne sont pas très bien préparés. L’école sait depuis longtemps que beau-
coup de ses difficultés « éducatives » viennent justement de ce qu’elle
contraint les élèves à découvrir des valeurs et des usages qui sont aux anti-
podes de ceux qui régissent la société de consommation, laquelle use les
produits, démode les objets et pilonne les livres invendus. Les savoirs, comme
les apprentissages et les lectures d’études, se capitalisent dans la lenteur. Le
monde enseignant partage encore largement l’idée que la formation des
jeunes générations n’est pas « négociable », relève de visées non utilitaristes,
car les enfants ne sont pas des produits. En cherchant comment permettre
aux élèves, même les plus en difficulté, de trouver sens aux activités qu’on
leur impose, de s’y investir indépendamment des profits ultérieurs qu’on
peut en escompter, il s’inscrit finalement dans la lignée de la grande tradi-
tion médiévale ou humaniste.
Les savoirs qui remplissent leurs livres de classe sont considérés comme
« intéressants » par eux-mêmes et la gratification des études est moins dans le
fruit que « dans le geste même de saisir », pour reprendre l’expression de saint
Bernard. Les lettres et les sciences, comme la théologie, valaient en raison de
leur gratuité. Les œuvres les plus durables, les découvertes les plus impor-
tantes n’ont-elles pas été portées par la « libido sciendi », ce désir de connais-
sance préservé de la volonté de puissance qui anime la « libido dominandi » ?
Quand Hannah Arendt s’interroge sur le travail qui organise la vie active de
l’homme moderne5, elle en abstrait le travail intellectuel, qu’elle met du côté
de la vie contemplative, comme le faisaient Platon et saint Augustin. Or, la
société de la connaissance qui se profile traite les connaissances elles-mêmes
comme des produits jetables, « consomme les savoirs », les considère comme
périmés dès qu’ils ne sont plus facteurs d’innovation et de profit pour le monde
économique. Pour certains, ce futur est déjà notre présent.
La loi de 1989 s’engageait à conduire 100 % des jeunes à une qualification.
L’engagement européen pris à Lisbonne en mars 2000 fixe comme objectif
stratégique que l’Europe doit, d’ici 2010, « devenir l’économie de la connais-
sance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une crois-
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DE L’ILLETTRISME SOCIAL…
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L’école et la lecture obligatoire
… À L’ILLETTRISME SCOLAIRE
Or, les critères spontanément adoptés par les experts, les pouvoirs publics
et les journalistes sont des critères scolaires 11. Tantôt on se réfère au savoir
lire des débutants 12 (la capacité à déchiffrer et à lire couramment), tantôt
au savoir-lire attendu en fin de scolarité obligatoire, à seize ans (traiter l’in-
formation écrite quel que soit le support 13). Entre les deux, on peut trouver
toute une échelle de compétences graduées, qui font intervenir la connais-
sance de la langue orale, la capacité à s’exprimer ou les savoirs de la vie
quotidienne. Plus la définition est exigeante, plus le nombre de personnes
étiquetées « illettrées » est élevé. La querelle des chiffres est donc sans fin
et la question du niveau « objectif » qui aurait baissé ou monté 14, finalement
sans objet. Il n’y a pas de niveau « objectif » ; ce qui importe, c’est le niveau
requis par la demande sociale. Si on définit le bon lecteur comme celui qui
recourt à l’écrit plus volontiers qu’à d’autres supports pour s’informer, se
distraire ou s’instruire, comme celui qui préfère le journal à la télévision,
les articles de revues aux documentaires filmés, et les romans aux films, alors
effectivement, bien peu de Français sont « vraiment » de bons lecteurs. Là
où les modes d’emploi techniques sont en anglais (la langue des ordinateurs),
le nombre de personnes « handicapées » par leur incompétence linguistique
est encore plus fort. Les débats autour de l’illettrisme rejouent les débats
qui ont lieu dans l’école sur ce qu’il faut entendre par « savoir lire ».
La jonction entre l’échec scolaire des enfants et l’illettrisme des adultes
est donc tentante puisque les mêmes catégories président aux deux grilles
de réussite (ou d’échec). Et les enfants en difficulté ne sont-ils pas les illet-
trés de demain ? Il faut donc « tout faire » pour leur apprendre à lire, En
1997, Jacques Chirac en prend l’engagement avec fermeté et optimisme : « Je
veux qu’au terme du septennat, tous les enfants entrant en sixième maîtrisent
les compétences de base et qu’à la fin du CE2 ils sachent lire. Au terme du
septennat, le problème [de l’illettrisme] sera réglé. 15 » En mai 2000, Ségolène
Royal, alors ministre de l’Enseignement scolaire, fait entrer l’expression « illet-
trisme scolaire », empruntée à Alain Bentolila, dans le vocabulaire de l’école.
Chacun apprend donc à prévoir le pire pour un enfant qui peine à
apprendre à lire : non seulement il redoublera, n’aura pas le bac, sera
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L’école et la lecture obligatoire
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L’école et la lecture obligatoire
Cette définition universelle du savoir lire s’impose avec d’autant plus d’évi-
dence qu’elle fait partie des normes internationales et de leurs outils d’éva-
luation. La littéracie, palier de base de la culture écrite, se mesure grâce à
des épreuves (PISA, PIRLS) qui peuvent être identiques indépendamment
des contextes d’usage, des systèmes scolaires, des traditions nationales (ou
presque : elles n’adoptent pas encore l’anglais, mais les langues scolaires
usuelles). C’est bien qu’il existe un savoir lire universel, indépendant des
lieux et des temps, des contenus et des systèmes d’évaluation, qui peut et
doit se mesurer partout sur la planète. S’il existe une figure cosmopolite du
lecteur, il existe aussi une figure mondialisée de l’illettré, l’élève qui arrive
en queue de peloton dans les examens de passages internationaux26.
Du temps de Jules Ferry, les préfets aimaient aussi comparer les résultats
des départements aux épreuves du certificat d’étude ou au moment de la
conscription. Le ministère faisait des statistiques et dressait des palmarès
pour stimuler le zèle des enseignants et les pressions des édiles locaux. Ainsi,
en 1866, 33,64 % des conscrits du Gard ne savaient pas signer. Ils ne sont
plus que 24,78 % en 1875, mais malgré ces progrès remarquables, le dépar-
tement a rétrogradé de la 38e à la 41e place, alors que l’Hérault, départe-
ment voisin, est passé de la 35e à la 32e place27. Comment accepter cette
rétrogradation quand d’autres départements ont su faire mieux ?
Aujourd’hui, les comparaisons classent des nations. La France est « dans la
moyenne », ce qui permet aussi bien de conforter les optimistes que les pessi-
mistes. Pour ces derniers, ces résultats montrent la faible efficacité de l’école
française, surtout quand on connaît les dépenses d’éducation, alors que les
autres considèrent qu’avec les problèmes spécifiques que posent la lecture et
l’écriture du français, un tel classement tient de la performance. D’autres traits
sont plus intéressants : les résultats des garçons et des filles sont quasi
semblables, les écarts entre élèves faibles et forts y sont moins marqués
qu’ailleurs. Au petit jeu de ces comparaisons internationales, la Finlande s’est
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L’école et les mutations de la culture écrite
Selon une définition très récente, celle des sociétés d’écriture alphabétique
bien scolarisées de la fin du XXe siècle, celui qui apprend à lire passe du
monde de la culture orale au monde de la culture écrite. Au fur et à mesure
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L’école et la lecture obligatoire
que l’école gagne du terrain, la culture partagée par tous devient celle de
l’écrit, caractérisée par l’autorité sociale des textes institués (textes juri-
diques, techniques, scientifiques), mais aussi par la mémoire scolaire 30 d’un
héritage commun sans cesse réactualisé qui permet le partage à distance
des lectures. Même disséminés dans l’espace, les groupes sociaux régis par
les mêmes lois écrites, imprégnés des mêmes textes, partageant les mêmes
interprétations, constituent des « communautés virtuelles » (bien avant l’in-
vention d’Internet). Dans le même temps, les cultures orales assignées à
des espaces infiniment plus restreints, mêlant la mémoire vive et l’échange
direct, la prise de parole et les gestes pratiques, la répétition, la déforma-
tion et l’oubli, deviendraient peu à peu résiduelles et folkloriques. C’est
pourquoi le retour de l’illettrisme dans les sociétés développées a aussitôt
été ressenti comme une régression. Les illettrés, réduits à un mode
archaïque de communication, ont semblé privés de la capacité de penser,
de réfléchir, de s’exprimer, comme ces primitifs que les ethnologues de la
colonisation mettaient hors de la pensée logique et de toute civilisation
« véritablement » humaine.
L’opposition entre culture orale et culture écrite est ainsi traitée comme
une réalité hors de l’histoire, un invariant anthropologique. C’est oublier
qu’il existe évidemment une forte culture orale des « lettrés 31 », culture de
groupe plus encore que culture de classe. Celui qui sait lire et écrire, bien
loin d’arrêter de parler, apprend, au contraire, à parler autrement et géné-
ralement davantage. C’est d’ailleurs l’ignorance de cette culture orale et
pratique des lettrés qui fait la naïveté et les déconvenues des bons élèves de
milieu populaire. Ils pensaient que leur appétit de lecture et leurs savoirs
livresques leur donnaient les clefs du fonctionnement social des élites, mais
ils découvrent que le sens pratique 32 ne s’apprend pas dans les livres et qu’ac-
quérir un habitus lettré est tout autre chose que réussir des examens : la
culture est toujours du côté des usages. Les visées d’une instruction élémen-
taire, telles qu’elles se disent dans la catéchisation religieuse ou dans le socle
commun, sont bien de donner à tous la littéracie d’un temps, c’est-à-dire la
culture (toujours orale et pratique) des écrits sociaux et leurs règles d’usage
et pas seulement le contenu objectif des savoirs nécessaires pour réussir les
examens. Qu’il retienne ou non le texte du catéchisme, l’élève des petites
écoles du XVIIe siècle « sait » l’extrême gravité des conflits de religion et les
rituels identitaires de son Église. L’écolier de la IIIe République, qu’il ait
retenu ou non les dates des batailles de Vaucouleurs, de Fleurus ou de
Verdun, sait qu’on ne plaisante pas avec l’amour sacré de la patrie. En même
temps qu’il écoute lire Les Contes de la rue Broca, l’élève des années 1980
découvre que les histoires pour rire font partie des valeurs d’école. Que
retiendra prioritairement l’élève du socle commun des années 2015, à part
le couplage de l’ordinateur (il aura son B2I) et de l’anglais (qui sera proba-
blement sa langue vivante étrangère) ?
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L’école et les mutations de la culture écrite
L’histoire de la lecture montre aussi que la frontière qui sépare oral (quelle
que soit par ailleurs la maîtrise de l’écrit) et écrit (qui suppose toujours une
maîtrise de l’oral) s’est plusieurs fois déplacée, et que l’opposition entre
oralité et écriture n’est pas fixée une fois pour toutes 33. Quand le statut
symbolique de l’écriture, les fonctions sociales des lettrés, les finalités et les
usages pratiques de la lecture bougent, par effet en retour, la « culture orale »
se modifie aussi. On a pu le voir avec l’irruption des médias audiovisuels,
réhabilitant la voix et l’image, avec le téléphone l’emportant contre le cour-
rier, le film contre le roman, la télévision contre le journal. Mais l’oral du
présentateur du journal télévisé qui lit un texte écrit d’avance sur un promp-
teur, est-ce encore de l’oral ? L’écrit de celui qui inscrit « OK » pour répondre
à un courriel ou à un texto, est-ce encore de l’écrit ? Au début du XXIe siècle,
la frontière entre oral et écrit est à nouveau en train de se déplacer, et ce
déplacement est aussi difficile à vivre pour les uns (les nouveaux illettrés)
qu’à penser pour les autres (les anciens lettrés). Il imprègne déjà les expé-
riences et les évidences de beaucoup d’enfants. Les représentations de la
lecture que se font leurs maîtres sont celles qui paraissaient novatrices dans
les années 1970, mais qui sont déjà inaptes à rendre compte de nouvelles
pratiques de lecture disséminées dans la réalité sociale.
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L’école et la lecture obligatoire
elles n’ont cessé d’augmenter. Comme elle ne sont pas choisies, les enquê-
teurs les ont retirées des décomptes récents des « pratiques culturelles des
Français », tout comme les lectures d’études, elles aussi non « choisies ». En
2005, un Français sur cinq n’avait lu aucun livre dans l’année, pas même
de bande dessinée, ce qui peut sembler beaucoup trop. C’est pourtant mieux
qu’en 1982 où ils étaient plus d’un sur quatre.
Et les jeunes ? Tandis que les professeurs ont réussi à maintenir un assez
bon investissement scolaire dans la lecture de romans à l’école et au collège,
jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire36, la lecture ne fait pas ou plus partie
de la culture jeune, même dans les milieux privilégiés 37. Les adolescents
parlent ensemble des musiques, des films, des magazines, mais ils échangent
peu de livres, ne croient guère que lire soit efficace pour réussir en classe,
même dans les matières littéraires, et 20 % de bons, voire de très bons élèves
avouent ne pas aimer lire et ne lire que ce qu’il faut pour faire le travail de
classe 38. La lecture des fictions, qui informe toujours l’imaginaire national,
est une culture féminine, encore bien installée dans le monde enseignant,
mais pour beaucoup d’élèves elle n’est qu’un savoir scolaire dont la valeur
est formelle, bref, une culture encore pratiquée par obligation (scolaire) mais
sans ferveur. Le petit lot des élus qui sont entrés en littérature avec passion,
et sont en majorité des filles, aura d’autant plus des conduites de convertis.
Il est d’ailleurs possible que l’asymétrie des sexes soit un phénomène rési-
duel, comme ce fut le cas pour la pratique religieuse, plus longtemps fémi-
nine que masculine : le nombre des adolescentes grandes lectrices est en train
de s’aligner sur celui des garçons, c’est-à-dire de diminuer. Faut-il se réjouir
de ce progrès dans l’égalité des sexes ?
S’agissant des étudiants 39, le phénomène est encore plus flagrant : dans
les nombreuses filières scientifiques et techniques, le travail intellectuel requis
pour réussir ne passe pas forcément par une pratique intense de lecture et
encore moins par la lecture de livres. Comment lisent les futurs ingénieurs
et les futurs médecins ? Bien qu’issus de milieux privilégiés, leurs pratiques
culturelles sont proches de celles des futurs techniciens issus de milieux plus
modestes. Très faibles lecteurs de presse quotidienne, davantage portés sur
les revues scientifiques, les magazines de télévision ou de loisirs, ils mettent
en tête de leurs divertissements les sorties et le sport. Les études scienti-
fiques et techniques, fortement encadrées et guidées, à forte majorité mascu-
line, allient un faible usage de la bibliothèque, un fort usage des salles
informatiques et des loisirs ludiques, corporels, festifs, comprenant, le cas
échéant, des lectures distrayantes sans ambition culturelle (polars, BD 40, SF).
Les formes de la lecture studieuse ont tellement changé qu’on trouve des
non-lecteurs de livres parmi les futurs cadres économiques, mais aussi parmi
les futurs chercheurs et universitaires scientifiques. Les lectures de travail,
discontinues, informatives, rapides, en font des utilisateurs intensifs des
nouvelles technologies, pratiques qui apparaissent, au regard des anciens
280
L’école et les mutations de la culture écrite
critères, comme des non-lectures ou des pseudo-lectures. Tous ceux qui ont
été formés dans l’attachement aux anciens modèles, en particulier les profes-
seurs de lettres, déplorent l’inculture contemporaine des nouvelles généra-
tions. Pourtant, là où la frontière entre lecture pour soi et lecture de travail
est moins étanche qu’ailleurs, dans les filières de lettres et sciences humaines,
les étudiants disent se contenter de lectures cursives, et un sur deux seule-
ment lit les livres in extenso préférant étudier sur des notes de cours, des
manuels, des photocopies, des résumés. Pour tous, lire c’est « aller aux infor-
mations » utiles. Se trouve ainsi ébranlée l’idée que les études littéraires
passeraient nécessairement par la lecture intensive d’œuvres complètes et
que celles-ci constitueraient toujours le socle de la culture générale.
281
L’école et la lecture obligatoire
leurs fruits, sans que le prêt soit devenu payant pour les usagers (ce sont les
municipalités qui acquittent les taxes aux éditeurs et aux sociétés d’auteurs)
et sans que le geste d’emprunt ait fait reculer le geste d’achat. En France, les
livres s’achètent, s’offrent, ne se jettent pas. Offrir un livre est un geste social
fréquent, les albums font partie des cadeaux usuels pour les enfants, même
très jeunes. Mais la préservation de ces objets d’échanges dans l’espace des
sociabilités ordinaire n’est pas suffisante. Dans les années 1950, le grand lecteur
était un homme actif et urbain ; en l’an 2000, la lectrice est une femme retraitée
à la campagne. Pratique féminine plutôt que masculine, geste de tradition
plutôt que de conquête, conservateur plutôt qu’innovateur, la « lecture de
livre » a changé d’image, alors que le geste de lire n’a jamais été aussi solli-
cité. Ce sont d’autres supports qui ont en charge l’avenir de la lecture.
Avenir de la littérature. Lire la littérature est difficile. Si on veut toujours
y initier toute la jeunesse et « former le goût » des futurs lecteurs, ceux qui
achèteront peut-être des livres, continueront de faire vivre les librairies, on
ne peut se passer du tutorat hautement qualifié des professeurs de lettres :
les animations en bibliothèque ne suffisent pas. Tous les exercices inventés
dans la classe de français cherchent à faire voir (ou, selon les tâches, à faire
entendre, sentir, comprendre, expliquer, démontrer) que la langue littéraire
a d’autres vertus que la langue écrite ordinaire ; que c’est la littérature qui
institue la langue écrite, norme ses usages, subvertit ses codes et met en mots
nos représentations du monde. Les romans à succès contemporains n’ont géné-
ralement pas besoin d’un tel accompagnement puisqu’ils « se lisent tout
seuls » : ils sont faits pour ça. Mais sans l’école, existerait-il encore des éditeurs
de poésie ou d’œuvres de théâtre ? Leurs ventes continuent de baisser, alors
que les ventes de romans augmentent (de presque 50 % entre 1990 et 2005).
Au lycée, la lecture littéraire met toujours les élèves en difficulté et pas seule-
ment ceux de milieu populaire : c’est en classe de seconde que nombre d’ado-
lescents décrochent de la lecture de livres de fiction. Déconcertés de ne plus
pouvoir lire comme ils le faisaient au collège dans la convivialité du texte,
les lycéens sont souvent rebutés par les exigences d’analyse savante et se
soucient davantage d’assurer leurs résultats dans les matières scientifiques.
Pour leurs professeurs, l’étude de la littérature semble toujours la voie d’ex-
cellence pour faire partager les références longtemps réservées aux milieux
cultivés et pour former démocratiquement les élèves, c’est-à-dire leur
apprendre à penser et à juger. Grâce à cette liberté que donne le détour de
la fiction, ils peuvent aborder les « sujets controversés » de façon bien plus
distanciée et paisible que ne le peuvent les historiens 45. Entre les attentes des
uns et les comportements des autres, le fossé semble immense.
On se trouve donc devant une situation paradoxale. Dans le monde de la
création littéraire, la production de manuscrits est inflationniste, les auteurs
publiant leur premier roman se comptent par milliers, les titres des
nouveautés forment une liste interminable qu’aucun lecteur, même bouli-
282
L’école et les mutations de la culture écrite
mique, ne peut absorber. On peut donc dire que jamais la littérature n’a été
aussi attractive et ne s’est si bien portée : du côté de la production, il doit
forcément y avoir, dans une telle profusion, des pépites d’or que l’on étudiera
au lycée dans une ou deux générations. Du côté de la réception, c’est autre
chose : la multiplication des auteurs n’a été suivie d’aucune multiplication
des lecteurs. Comme quelques titres à succès, remarqués des critiques, portés
par un bouche à oreille efficace ou honorés par des prix littéraires absor-
bent la majeure partie du lectorat, les autres livres sont comme l’agneau de
la fable, promis à une mort prochaine. Deux mois après les dépôts en librairie,
ils sont retirés de la vente. Les écrivains ne peuvent donc espérer vivre de
leur plume : ils sont contraints d’écrire dans les marges d’une autre vie profes-
sionnelle 46 qui assure leur quotidien, même quand ils sont régulièrement
publiés et reconnus. La nouveauté est que foisonne autour d’eux tout un
vivier d’auteurs invisibles, qui éditent sur Internet des manuscrits refusés ou
inconnus des éditeurs, qui donnent à lire une œuvre en cours d’écriture, et
se contentent de ce lectorat virtuel, réseaux d’échanges semi-publics, semi-
privés, où s’effacent les séparations traditionnelles entre écrivains et lecteurs.
On croit voir se réaliser la prophétie de Julio Cortázar : « Comme le nombre
des scribes ira augmentant, les quelques lecteurs qui restent de par le monde
changeront de métier et deviendront scribes, eux aussi.47 »
Les lectures en augmentation48, plutôt masculines, plutôt scientifiques et
techniques, concernent les écrits de travail utilisant facilement les ordina-
teurs, c’est-à-dire mêlant lecture, écriture et données numériques. Elles débor-
dent les champs professionnels pour nourrir les essais, les débats, les sites,
les blogs. Les autorités scolaires des XIXe et XXe siècles attendaient des savoirs
scientifiques qu’ils construisent une représentation du monde et des cadres
de rationalité comme antidote aux superstitions religieuses, aux fantasmes
sociaux et aux fanatismes politiques. S’adressant en 1904 aux candidats à
l’agrégation de la Sorbonne, Émile Durkeim soulignait ce devoir de lucidité :
« Notre but doit être de faire de chacun de nos élèves non un savant intégral,
mais une raison complète... Aujourd’hui, nous devons rester des cartésiens en
ce sens qu’il nous faut former des rationalistes, c’est-à-dire des hommes qui tien-
nent à voir clair dans leurs idées, mais des rationalistes d’un genre nouveau,
qui sachent que les choses, soit humaines, soit physiques, sont d’une complexité
irréductible, et qui pourtant sachent regarder en face et sans défaillance cette
complexité.49» Les espoirs et les craintes suscités par les retombées de la
science et des techniques nourrissent aujourd’hui les questions de société,
de façon souvent opaque. Quel citoyen a une compétence scientifique suffi-
sante pour s’opposer « en connaissance de cause » à l’argumentaire d’un
scientifique de l’INSERM, de l’INRA ou du CNRS ? Peut-on sérieusement
« se faire une opinion » sur la question des OGM ou des cellules souches
sans avoir une formation de biologiste ? Les questions ne portent plus sur la
théorie de la relativité et la création de l’univers sans Dieu ou sur la théorie
283
L’école et la lecture obligatoire
284
L’école et les mutations de la culture écrite
textuelle. Les logiciels ont ainsi permis l’envol des recherches sur l’écriture :
les nouvelles machines permettent aisément d’enregistrer tous essais, erreurs,
repentirs et surtout de conserver l’ordre des opérations, montrant comment
se succèdent des traitements du texte portant sur les processus rédactionnels
(comment formuler une idée) autant qu’orthographiques (rectifier une erreur)
ou lexicaux (éviter une répétition) 52. Les regards de la « génétique textuelle 53 »
sur les brouillons d’écrivains célèbres, et des didacticiens sur ceux des écoliers
anonymes 54 en ont été rapidement enrichis.
L’usage du réseau Internet en 1994 a produit des effets encore plus rapides
sur les échanges écrits, professionnels et privés et sur les modalités du travail
intellectuel. Les premiers utilisateurs ne découvrent pas tout de suite à quel
point l’outil transforme leur façon de rechercher les documents, de les
consulter, de les lire. Ils finissent par sentir, de façon confuse, que s’inflé-
chissent les gestes pour concevoir, écrire, corriger, stocker et diffuser leurs
écrits. « L’originalité – et peut-être l’inquiétant – de notre présent tient à ce que
les différentes révolutions de la culture écrite qui, dans le passé, avaient été
disjointes, s’y déploient simultanément. La révolution du texte électronique est,
en effet, tout à la fois une révolution de la technique de production et de repro-
duction des textes, une révolution du support de l’écrit et une révolution des
pratiques de lecture 55 », écrit Roger Chartier.
Révolution des techniques de production et de reproduction : concevoir
et écrire un texte, le corriger et le mettre en forme pour l’éditer, l’imprimer
et le diffuser étaient trois grandes étapes relevant de plusieurs corps de
métier, aujourd’hui réunis dans le couple ordinateur-imprimante ou ordi-
nateur-Internet.
Révolution des supports : le texte défile sur un écran bien moins confor-
table que la double page du livre, mais on peut y convoquer d’autres « pages »,
circuler d’un texte à un autre, le disque dur contient une bibliothèque et
Internet donne accès à toutes les bases de données du monde.
Révolution de la lecture : les lectures de consultation l’emportent sur les
autres, avec les interactions entre écrit et image, écrits linéaires et non linéaires,
lecture et écriture. De ce fait, ce qui devient prioritaire pour l’efficacité de la
consultation, étant donné l’abondance des possibles, ce sont les « bases de
données » stockées dans la mémoire biologique de l’internaute. C’est en réfé-
rence à ce qu’il sait déjà qu’il peut sélectionner les entrées, trier dans les infor-
mations, parvenir rapidement à ce qu’il cherche. Il faut pour cela disposer de
« techniques de mémoire » passant par des mots-clefs, des noms propres, des
références ponctuelles. Cette capacité de rappel n’a rien à voir avec la struc-
turation en mémoire d’informations discursivement ordonnées, comme lors-
qu’on demande d’apprendre une leçon ou de reconstruire le plan d’un texte.
Dans l’ordinaire des classes, les technologies « papier-crayon » sont desti-
nées à rester longtemps majoritaires, et les pédagogies futuristes promettent
davantage dans les discours que dans les pratiques. Cette pérennité, que
285
L’école et la lecture obligatoire
286
L’école et les mutations de la culture écrite
287
L’école et la lecture obligatoire
orales ; alors que l’écrit, fixant les formes graphiques a eu pour effet de
ralentir l’évolution des langues, d’en fixer les archaïsmes, mais aussi de
faciliter les partages. La rapidité des échanges, le désir de les accélérer ont
des effets en retour perceptibles sur les écritures ordinaires : style ellip-
tique, simplification syntaxique, laconisme des productions, brièveté des
interactions et des temps de réaction. Ces modes d’échange qui font bon
marché de la norme orthographique obligent à réélaborer les progressions
d’apprentissage de l’écrit. La nouveauté est que l’indifférence aux fautes
d’orthographe concerne aussi toute une partie des élites, ingénieurs, tech-
niciens, cadres, politiques, qui n’ont pas le temps de relire leurs courriels
et bénéficient de secrétaires pour mettre en forme les « lettres officielles ».
Dans la foulée de la loi Guizot de 1833, les instituteurs ont progressive-
ment réussi à imposer une véritable religion de l’orthographe, qui a fini
par être l’instrument dominant de sélection aux épreuves des concours
primaires à l’époque de Jules Ferry 59. Aucune des réformes de simplifica-
tion orthographique n’a ensuite réussi à s’imposer, puisque ceux qui étaient
chargés de les appliquer (les enseignants) avaient automatisé une autre
norme et « voyaient » spontanément une faute dans les nouvelles écritures
admises. L’entrée en jeu de nouveaux logiciels de correction changera-t-il
la donne ?
Les correcteurs automatiques pourraient, en effet, ouvrir de nouvelles
aides au travail, tout comme les calculettes ont permis d’économiser les
heures passées à entraîner les enfants à faire sur des pages entières des
divisions « à trois chiffres après la virgule ». Les progrès faits par ces outils
pour le français vont se poursuivre, mais ils ne rendront évidemment pas
inutiles la connaissance de l’orthographe des mots et surtout celle des règles
de syntaxe, puisqu’il faut connaître assez la norme pour choisir entre les
propositions de la machine. Pour l’heure, la machine repère sans difficulté
les barbarismes, moins bien les solécismes, les impropriétés et certaines
erreurs de syntaxe. Même si elle demeure partielle, l’aide apportée est
pourtant considérable, surtout parce qu’elle sollicite la vigilance en segmen-
tant les tâches. L’usage des correcteurs pourrait peut-être devenir un moyen
d’apprentissage pour les enfants brouillés avec les pluriels et les homo-
phones grammaticaux : la patience des machines est sans limite. Les logi-
ciels de reconnaissance vocale ouvrent d’autres perspectives : grâce à un
simple micro, tous ceux qui sont capables de s’exprimer dans une langue
orale normée peuvent voir s’inscrire sous leurs yeux les mots et les phrases
qu’ils viennent d’articuler. On imagine les possibilités de textes longs pour
écrivains en herbe, mais bien plus précocement, on voit quel outil pour-
rait en sortir pour l’apprentissage de la lecture aux débutants. D’autant
qu’il existe le logiciel inverse de synthèse vocale déjà utilisé par les
aveugles : l’enfant qui tape une syllabe, un mot ou s’essaie à écrire une
phrase peut entendre « ce que ça fait », tandis que dans l’expérience inverse
288
L’école et les mutations de la culture écrite
il voit se réaliser sous ses yeux l’encodage écrit de ce qu’il a dit. Comme
ceci ne marche que sous certaines conditions d’énonciation (lenteur, clarté
articulatoire), l’enfant doit prêter attention à la façon dont il parle et sentir
des différences imperceptibles ordinairement : parler comme un livre, cela
s’apprend60. On ne peut encore prévoir les retombées pédagogiques de ces
outils pour apprendre à lire et à écrire, mais ils feront leur apparition en
matériel parascolaire et ils entreront dans les familles et les préceptorats
familiaux avant d’être scolarisables. Les enseignants qui les auront testés
avec leurs enfants seront les premiers à s’en servir ; ils feront peut-être
partie de la trousse à outils de remédiation pour enfants en grande diffi-
culté, quand on aura trouvé les habillages ludiques pour accompagner ces
surentraînements. Mais il est encore difficile de prévoir comment l’orga-
nisation du curriculum d’apprentissage CP-CE, installée depuis plus d’un
siècle, en sera déstabilisée.
Que souligner s’agissant de la réception des textes en ligne ? Ceux-ci recou-
rent, bien plus souvent que l’écriture traditionnelle, au collage, au montage
de documents, à la juxtaposition d’encarts et d’illustrations. Ce qui se profile,
c’est la prégnance d’un modèle d’écriture éclatée, auquel la presse nous a
habitués, mais qui ne fait pas encore partie du mode de production scrip-
turaire de l’école. La tradition scolaire et académique est encore celle d’une
écriture continue, fortement structurée (partie / sous-parties, généralité /
exemples, introduction / conclusion), induisant fortement une lecture
linéaire. Cohésion textuelle et cohérence conceptuelle ont toujours paru
être, ou devoir être, non dissociables. Or, les lectures en ligne rejettent l’idée
de clôture d’un texte, la notion d’auteur, de « propriété littéraire » pour
privilégier l’assemblage de fragments composites : construire son propre
texte grâce au patchwork du couper-coller est une pratique que l’accès aux
bases de données rend très précocement utilisable matériellement61. La géné-
ration des étudiants entrant en formation a déjà pratiqué ces modes de
travail, mais sans avoir toujours conscience des problèmes (intellectuels,
rhétoriques, juridiques) qu’ils posent. On peut prévoir qu’une réflexion sur
ces questions devra bientôt faire partie des stages de formation continue
pour les professeurs de collège et peut-être de cycle3.
Dans le face-à-face avec l’écran, les jeunes acceptent sans discuter les
contraintes et verdicts de la machine, sorte de tiers neutre, sans émotion
ni jugement de valeur, infatigable dans la répétition, particulièrement
adaptée pour toutes les tâches de guidage et d’automatisation. Les
contraintes techniques leur apparaissent comme des contraintes de réalité,
289
L’école et la lecture obligatoire
290
L’école et les mutations de la culture écrite
291
L’école et la lecture obligatoire
292
CONCLUSION
Q uels sont donc les défis inédits auxquels les maîtres sont aujourd’hui
confrontés s’agissant de leurs jeunes lecteurs ?
Premier constat : l’énorme quantité d’information cumulée depuis trente
ans par la recherche internationale sur l’acte de lire a produit des descrip-
tions de plus en plus complexes de la lecture et de son apprentissage.
Aujourd’hui comme hier, devant les apports de la recherche, les praticiens
« ont eu la curiosité éveillée par toutes ces promesses ; mais ceux qui ont voulu
connaître, analyser, comprendre les travaux de la nouvelle science ont été
toujours un peu déçus ; car ils n’y trouvent que des travaux très techniques, à
l’aspect barbare, dont les conclusions sont très partielles et souvent d’un intérêt
bien médiocre, d’une portée bien contestable ; ce ne sont que des fragments
épars, isolés, démembrés. Et les maîtres ont été surtout surpris de voir que
même s’ils se pénétraient de toutes ses expériences, ils n’en tireraient presque
aucun profit, aucune application pratique dans la manière dont ils font la
classe ». Ainsi, la pédagogie scientifique « a l’aspect d’une machine de préci-
sion, une locomotive brillante, mystérieuse, compliquée, qui au premier aspect
frappe d’admiration ; mais les pièces semblent ne pas tenir les unes aux autres
et la machine a un défaut, elle ne marche pas ». Dans ce texte, écrit en 1911,
le psychologue Alfred Binet, qui a consacré sa vie à enquêter « scientifi-
quement » sur les élèves, ne fait pas un constat d’échec, il définit simple-
ment les limites de validité de son travail, posant que la pédagogie n’est
pas une science appliquée. Finalement, dit-il, mieux vaut une « carriole
démodée » qui grince mais qui roule…
Ce qui frappe effectivement s’agissant de la lecture, c’est que la repré-
sentation de l’acte de lire s’est à ce point complexifiée que les débats en ont
été plus obscurcis que clarifiés. Comme tant de recherches n’ont réussi à
inventer aucune « nouvelle méthode », la tentation est grande de s’en tenir
à des oppositions commodes (syllabique/globale, phonique/visuelle), suppo-
sées connues puisqu’elles sont centenaires. Elles permettent de beaux affron-
tements en pour ou contre où chacun peut manifester son appartenance à
un camp. En revanche, la spécialisation des chercheurs a donné une légiti-
mité savante accrue à la disjonction entre « apprendre à lire » et « lire pour
apprendre ». Les multiples dispositifs mis en place pour prévenir l’échec à
court terme se sont faits au détriment des savoirs d’écriture et ont peut-être
nourri le mal qu’ils voulaient combattre.
Certains sont prêts à entériner ce partage des tâches : aux professeurs
d’école, le rodage des gestes élémentaires (lire-écrire-compter) ; aux profes-
seurs spécialisés, les transmissions culturelles qui supposent réglés ces
ennuyeux préalables. Pour une bonne propédeutique au collège, les maîtres
293
L’école et la lecture obligatoire
294
Conclusion
taire suppose que soient très clairement fixées les priorités, qui ne sont pas
celles de la BCD ou de la médiathèque municipale, pas davantage celles de
la lecture littéraire pratiquée au collège.
Dernier constat : si la construction d’une culture est toujours aussi lente,
les mutations technologiques liées aux outils ne le sont pas. Écrans et claviers
ont d’ores et déjà produit de nouvelles pratiques d’écriture, qui dissocient
le geste manuel (sur le clavier) et le regard (sur l’écran), que réunissait depuis
toujours l’écriture manuscrite. Ces outils posent des problèmes cognitifs et
ergonomiques complexes, mais leur banalisation dans l’environnement
scolaire est irréversible. Les interactions entre écritures et lectures imposées
par les machines modifient l’ordre et les gestes d’apprentissage, changent la
représentation et les procédures mentales de la production des textes. Les
nouvelles méthodes d’entrée dans l’écrit découleront-elles des couplages
« images-son-texte » à l’écran ? À quand des claviers adaptés aux mains d’en-
fants et des logiciels d’entraînement précoce à la dactylographie ? Ou au
contraire, l’écriture manuscrite, comme la lecture oralisée, restera-t-elle la
voie la plus commode pour aider un débutant à entrer dans l’écrit ? Pour
l’heure, l’écran impose une pédagogie du « mode individuel », mais du fait
de la pénurie des machines, les enfants ont pris l’habitude de travailler à
deux, ce qui démultiplie les échanges verbaux, les interactions, les possibi-
lités d’étayage. Pour devenir une pédagogie du « mode simultané » structu-
rant un groupe-classe, il faut encore beaucoup de « tâtonnement
expérimental », comme aurait dit Freinet, qu’auraient passionné les corres-
pondances scolaires électroniques et le texte libre sur imprimante.
295
NOTES
Notes de l’introduction
1. media.education.gouv.fr/file/00/4/2004.pdf
2. www.education.gouv.fr/bo/2006/29/MENE0601554D.htm
3. Depuis 1736 en Prusse, 1764 en Saxe, 1802 en Bavière, 1842 en Suède, 1848 en
Norvège, 1868 en Espagne, 1869 en Autriche, 1872 en Écosse, 1874 en Suisse, 1877 en
Italie, 1878 au Portugal, 1880 en Angleterre, d’après le Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire, dirigé par Ferdinand Buisson, Hachette, 1887. Aux États-Unis,
l’instruction a été déclarée obligatoire dans l’État de Massachussets en 1851, mais au
moment du vote des lois Ferry, seulement une douzaine d’États de l’Union ont suivi.
4. L’instruction peut être rendue obligatoire sans être ni laïque (l’enseignement
religieux supervisé par les autorités politiques est dispensé, mais facultativement suivi
selon le vœu des familles), ni gratuite (la gratuité est garantie seulement aux familles
pauvres).
5. G. Cavallo et R. Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental,
Paris, Le Seuil, 1997 [1995].
6. F. Furet et J. Ozouf (dir.), Lire écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à
Jules Ferry, 2 vol., Paris, Minuit, 1977.
7. C’est-à-dire les lois, décrets, circulaires, programmes, réglementations des
horaires, recommandations, modalités d’examen, etc. André Chervel a collecté les
textes officiels (Histoire de l’enseignement du français à l’école primaire, textes officiels,
t.1 1791-1879, t.2 1880-1939, t.3 1940-1995, Paris, INRP-Économica, 1992-1995) et a publié
une synthèse magistrale de ses recherches (Histoire de l’enseignement du français du
XVIIe au XXe siècle, Paris, Retz, 2006).
8. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture, 1880-2000, Paris, Fayard,
2000.
9. Stanislas Dehaene, Les Neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 24.
Notes du chapitre 1
1. En l’an 2000 à Dakar, 164 pays se sont engagés à « faire en sorte que d’ici 2015,
tous les enfants, notamment les filles, les enfants en difficultés et ceux appartenant à des
minorités ethniques, aient la possibilité d’accéder à un enseignement primaire obliga-
toire et gratuit de qualité et à le suivre jusqu’à son terme » (Education For All Report :
www.efareport.unesco.org).
2. Le rapport UNESCO « Éducation pour tous » de 2007 chiffre leur nombre à
77 millions. Un grand nombre d’enfants scolarisés dans l’Afrique subsaharienne ou
dans l’Asie du Sud et de l’Ouest ne finissent pas leur scolarité élémentaire.
3. Le nombre d’enfants éduqués dans leurs familles s’élevait à 2 869 en 2005-2006,
d’après Jean-Yves Dupuis et Pierre Polivka. Audition de la commission d’enquête
parlementaire relative à l’influence des mouvements à caractère sectaire et aux
296
Notes
297
L’école et la lecture obligatoire
15. R. Chartier, « Les deux France, Histoire d’une géographie », Cahiers d’histoire,
1978, pp. 393-415.
16. A.-M. Chartier, « Les illettrés de Jules Ferry », B. Fraenkel (dir.), Illettrismes,
BPI-Centre Georges Pompidou, 1997, pp. 81-102.
17. Cl. Lelièvre, L’École obligatoire : pour quoi faire ? Retz, 2004.
18. Dans la mesure où la tradition française a été catholique, nous ne traitons pas
ici des instructions protestantes imposées dans les États-nations du nord de l’Europe,
sauf à titre comparatif. A.-M. Chartier, « Teaching Reading : A Historical Approach »,
in T. Nunes et P. Bryant (ed.), Handbook of Children Literacy, Dordrecht, London,
Kluwer Academic Publishers, 2004, pp. 511-538.
19. J. Delumeau (dir.), La Première Communion, Quatre siècles d’histoire, Paris,
Desclée de Brouwer, 1987. P. Colon, E. Germain, J. Jonchery et M. Venard (dir.), Aux
origines du catéchisme paroissial et des manuels diocésains de catéchisme en France,
1500-1660, Paris, Desclée de Brouwer, 1989.
20. G. Bouchard, Le Village immobile, Sennely-en-Sologne au XVIIIe siècle, Paris, Plon,
1971.
21. E. Johansson, « The History of Literacy in Sweden », in Harvey J. Graff (ed.),
Literacy and Social Development in the West : a Reader, Harvard, Cambridge University
Press, 1981, pp. 151-182.
22. P. Caspard, « Les trois âges de la première communion en Suisse », in J.-
P. Bardet, J.-N. Luc, I. Robin-Romero, C. Rollet (dirs.), Lorsque l’enfant grandit, Paris,
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, pp. 173-181.
23. G. Le Bras, Introduction à l’histoire de la pratique religieuse en France, Paris,
PUF, tome 1, 1942, tome 2, 1945. M.-H. Froeschlé-Chopard, Atlas de la réforme pasto-
rale en France de 1550 à 1790, CNRS, 1986.
24. Par exemple, les Frères de Ploërmel en Bretagne, ou les Frères maristes, dans
la région lyonnaise. Y. Poutet, Le XVIIe siècle et les origines lasalliennes, Rennes, Impr.
réunies, 1970. H.-C. Rulon, Ph. Friot, Un siècle de pédagogie dans les écoles primaires
(1820-1940). Histoire des méthodes et des manuels scolaires utilisés dans l’Institut des
Frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel, Paris, Vrin, 1962 ; A. Lanfrey, Marcellin
Champagnat et les Frères maristes. Instituteurs congréganistes au XIXe siècle, Paris, édition
Don Bosco, 1999.
25. On en a une bonne description dans L’École paroissiale de Jacques de Batencour,
1654.
26. Par exemple, entre 1667 et sa mort, en 1689, Charles Démia crée à Lyon 16
écoles gratuites pour garçons et pour filles et un Bureau des écoles pour les admi-
nistrer sous l’autorité de l’évêque.
27. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, in Œuvres complètes, Rome, éditions des
Frères des écoles chrétiennes, 1993. Cf. chapitre 3.
28. F. Buisson et al., La Lutte scolaire en France au XIXe, Paris, Alcan, 1912, p. 265.
29. J. Ozouf et M. Ozouf, La République des instituteurs, Paris, Gallimard-Le Seuil,
1992.
30. Cl. Carpentier, L’Histoire du certificat d’études primaires, Paris, L’Harmattan,
1996. P. Cabanel, La République du certificat d’études primaire. Histoire et anthropo-
logie d’un examen, Paris, Belin, 2002.
31. La circulaire de Ferry précise que l’école ne peut donner de certification de
l’instruction religieuse, qui relève des autorités religieuses. Au XIXe siècle, nombre
298
Notes
299
L’école et la lecture obligatoire
Notes du chapitre 2
1. Ce schéma pourrait être complété ou complexifié : par exemple, entre Guizot
(1833) et Ferry (1881), le demi-siècle qui s’écoule est celui d’une « sécularisation » de
l’enseignement pris en charge par la puissance publique (les communes, pour l’école
primaire). Le « religieux » est toujours présent (référence au Dieu créateur, à une
instance transcendante de jugement des fautes morales, à l’au-delà, etc.), mais plus
de renvoi à la religion catholique, puisque trois cultes sont reconnus à égalité (catho-
lique, protestant, israélite).
2. Actuellement dans de nombreux pays où les enfants pauvres ne sont pas ou
sont mal pris en charge par l’école du fait des insuffisances du réseau public, de
multiples initiatives privées à but non lucratif sont portées par des associations locales,
ONG, confréries religieuses, etc. Ceux qui sont depuis longtemps habitués à la laïcité
scolaire se scandalisent en constatant la part accordée à « l’endoctrinement religieux »
de ces écoles (surtout quand il s’agit de la religion musulmane ou de l’évangélisme,
associés à des éducations obscurantistes). Il est nécessaire d’avoir à l’esprit que de
telles initiatives ont longtemps été portées par les pays occidentaux (y compris après
la laïcisation de l’école en métropole, en ce qui concerne la France) et qu’un mono-
pole d’État sur l’école ne signifie pas pour autant que l’enseignement devient neutre.
L’inculcation idéologique d’État a de multiples formes, et pas seulement religieuses.
3. La morale n’est plus une matière d’enseignement après 1968, mais selon Jean
Baubérot, elle disparaît des cahiers d’élèves entre les deux guerres. J. Baubérot, La
Morale laïque contre l’ordre moral, Paris, Le Seuil, 1997.
4. C’est en effet sur les heures de français que sont « normalement » prises les
heures consacrées aux langues vivantes, mais la plupart des enseignants, par igno-
rance ou par choix, préfèrent réduire d’autres enseignements (en particulier, le temps
consacré aux arts).
5. Il a été adopté en 2006, après le rapport Thélot de 2005.
6. C’est, par exemple, le cas des écarts tolérés entre la lettre des programmes théo-
riques et les programmes effectués : l’abandon du théâtre classique pour la poésie
romantique ou le roman réaliste a été pratiqué collectivement par les professeurs de
lettres bien avant la définition de nouveaux programmes. En revanche, la refonte des
programmes de mathématiques des années 1970 n’a pu se faire qu’à la suite d’une
décision institutionnelle.
7. Par exemple, Lire, dire, écrire, Guide pour des projets territoriaux, S. Goffard
(coord.), Argos, CRDP de Créteil, 2004. Ce répertoire très informatif des dispositifs,
partenaires et actions relevant d’élus, d’associations ou d’organismes publics met bien
en évidence la conception actuelle de la lecture qui prévaut dans toutes ces opéra-
tions : comme la santé, la lecture est indéfinissable, et, dans les exemples cités, les
contenus de lecture retenus par les partenaires ne sont pas une seule fois mentionnés.
8. La musique ne fait pas partie des disciplines du socle commun.
9. L. Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Paris, Grasset et Fasquelle, 2002.
10. Ch. Baudelot, M. Gollac et al., Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le
travail en France, Paris, Fayard, 2003.
11. J. Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Le Seuil, 1962.
12. M.-M. Compère, Du collège au lycée, 1500-1850, Paris, Gallimard, coll.
« Archives », 1985.
300
Notes
13. La présence généralisée des répétiteurs est d’ailleurs une des caractéristiques
de cette époque. Alors que les « pions » sont dans l’entre-deux-guerres peu à peu
cantonnés à des tâches de surveillance, les écoles primaires supérieures et les cours
complémentaires se caractérisent par des études encadrées, assurées par le personnel
enseignant.
14. A. Prost, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France,
volume 4 : L’école et la famille dans une société en mutation : depuis 1930, Paris, Perrin,
2004.
15. Sur la façon dont sont corrigés les versions et thèmes latins au XVIIIe siècle,
M.-M. Compère et D. Julia, Performances scolaires de collégiens sous l’Ancien Régime.
Étude d’exercices latins rédigés au collège Louis-le-Grand vers 1720, Paris, INRP-
Publications de la Sorbonne, 1992. Sous le Second Empire, une circulaire rappelle
aux professeurs qu’ils doivent corriger les travaux de tous leurs élèves et pas seule-
ment ceux des meilleurs : le rituel ancestral des corrections de copie n’a donc pris
que tardivement la forme actuelle.
16. Devenus inspecteurs généraux, nombre d’anciens élèves des classes prépara-
toires littéraires, élèves de Bellessort, d’Alain, de Lachièze-Rey, ou d’autres profes-
seurs de khâgne réputés de l’après-guerre (Beauffret, Lacroix, Debidour) ont perpétué
jusqu’aux années 1980 ce modèle du professeur éveilleur, dont l’influence est déci-
sive pour « la vie entière » de ceux qui l’ont écouté. J.-F. Sirinelli, Génération intel-
lectuelle, Khâgneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, PUF, 1988.
17. G. Vincent, L’École primaire française, Lyon, PUL, 1980.
18. Ch. Perrregaux, L. Rieben et Ch. Magnin, (dir.), « Une école où les enfants
veulent ce qu’ils font », La maison des Petits hier et aujourd’hui, Lausanne, LEP, 1996.
Créée en 1913 à Genève, La maison des petits est l’école d’application de l’Institut
Jean-Jacques Rousseau où ont travaillé Claparède et Jean Piaget.
19. É. Carles, Une soupe aux herbes sauvages, Paris, Robert Laffont, 1978.
20. Ch. Clair, Six mois d’enseignement obligatoire en France, Paris, Joseph Albanel,
1871, pp. 35-36. De nombreux projets de loi ont proposé de lier gratuité et obligation
sous la IIe République, le Second Empire. Les arguments de rejet portent sur les diffi-
cultés de coercition à l’égard des contrevenants ruraux. Le projet de Jules Simon,
Gambetta, Jules Ferry, Arago et al., le 21 février 1870, prévoyant ces difficultés d’ap-
plication en milieu rural, stipulait que « l’école ne sera obligatoire que pour la classe
du matin » (article 5), mais que « les parents ou tuteurs qui n’auront pas fait remplir
par leurs enfants ou pupilles leur devoir d’école seront poursuivis devant les tribunaux,
qui pourront prononcer l’interdiction de toutes fonctions communales électives pour un
temps qui ne pourra pas dépasser dix ans. Le tribunal pourra, en outre, prononcer une
amende de 100 à 1 000 F applicables à la caisse des écoles de la commune » (article 4).
Ce dispositif de sanction financière avait provoqué des réticences. « Où voulez-vous
que ce pauvre diable prenne de quoi payer son amende ? S’il le peut, à la rigueur, le
voilà réduit à la gêne et il trouvera dans cette pauvreté une excuse pour occuper son fils
ou sa fille à un travail lucratif », p. 42.
21. L. Chauvin, L’Éducation de l’instituteur. Pédagogie pratique et administration
scolaire, Paris, Picard et Kaan, 1889, p. 452. On lit dans Ch. Charrier, Pédagogie vécue.
Cours complet et pratique, Fernand Nathan (régulièrement réédité depuis 1861 et remis
à jour à 1948 par René Ozouf) : « Une commission scolaire composée de membres en
majorité élus, dont le Maire, devait d’après la loi de 1882, veiller à l’observance de l’obli-
301
L’école et la lecture obligatoire
gation et de la fréquentation scolaires. Elle n’a guère fonctionné que dans quelques
grandes villes. Comment demander à des élus, si proches de leurs électeurs, de prendre
contre ces derniers, le cas échéant, des mesures de coercition ? Une loi récente, celle du
22 mai 1946 supprime cette commission. Tout manquement non justifié fait maintenant
l’objet d’un avertissement de l’Inspecteur d’académie aux parents responsables. Si cet
avertissement reste sans effet, l’Inspecteur d’académie alerte le Procureur de la République
qui traduit les coupables devant le Tribunal de simple police ou même le Tribunal correc-
tionnel, aux fins de condannation à des peines d’amende ou de prison. » p. 546.
22. La SLEPE deviendra la Société Binet après la mort de celui-ci en 1911, puis la
Société Binet-Simon. Il existe 274 classes pour toute la France en 1944 (mais 4 000
en 1963, 12 000 en 1973).
23. M. Vial, Les Origines de l’enseignement spécial en France. Les instances politiques
nationales et la création des classes et des écoles de perfectionnement : le Parlement face
au projet de loi (1907-1909), Paris, INRP, 1986.
24. L’âge minimum pour passer le certificat est alors repoussé à douze ans.
25. F. Buisson, « L’organisation de l’enseignement laïque et les lois de 1881-1886 »,
in F. Buisson et al., La Lutte scolaire en France au XIXe siècle, Paris, Alcan, 1912, pp. 244-
245 et pp. 237-265. Sur le non respect de la loi d’obligation, voir par exemple J. Peneff,
Écoles publiques, écoles privées dans l’Ouest 1880-1950, Paris, l’Harmattan, 1987.
26. A.-M. Chartier et A. Cotonnec, « Voyageurs-école : le malentendu », in
P. Williams, Tsiganes, identité et évolution, Paris, Syros, 1989, pp. 268-267.
27. Ch. Amalvi, « La guerre des manuels autour de l’école primaire en France
(1899-1914) », Revue historique, octobre-décembre 1979.
28. G. Longhi et N. Guibert, Décrocheurs d’école. Redonner l’envie d’apprendre aux
adolescents qui craquent, Paris, La Martinière, 2001.
29. J.-Y. Rochex, Le Sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF, 1995.
30. F. Dubet, D. Martuccelli, À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Le
Seuil, 1996 ; A. Barrère, Les Lycéens au travail, Paris, PUF, 1997.
31. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’échec scolaire à
l’école primaire, Lyon, PUL, 1993.
Notes du chapitre 3
1. Une circulaire ministérielle du 31 janvier 1829 condamne explicitement le mode
individuel.
2. Ch. Nique, Comment l’école devint une affaire d’État. 1815-1840, Paris, Nathan,
1990.
3. R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia, L’Éducation en France du XVIe au
XVIIIe siècle, Paris SEDES, 1976. M.-M. Compère, Du collège au lycée, 1500-1850, Archives,
Gallimard Julliard, 1985.
4. V. Jamerey-Duval, Mémoires. Enfance et éducation d’un paysan au XVIIIe siècle,
Présentation et notes par J.-M. Goulemot, Paris, Le Sycomore, 1981. Sur l’apprentis-
sage de la lecture, J. Hébrard, « Comment Valentin Jamerey-Duval apprit-il à lire ?
L’autodidaxie exemplaire », in R. Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, Marseille,
Rivages, 1985, pp. 23-60.
5. M. Roggero, « L’alphabétisation en Italie : une conquête féminine ? », Annales
« Pratiques d’écriture », n° 4-5, juillet-octobre 2001, pp. 903-925.
302
Notes
6. A. Veronese, Notizie della sua vita scritte de lei medesima, Firenze, Le Monnier,
1973 [1826]. Elle écrivait sous le nom académique d’Aglaia Anassillide.
7. Cl. Brun (1844-1921), Trois plumes au chapeau, ou l’Instituteur d’autrefois,
Grenoble, B. Arthaud, 1950, réédition Montmélian, la Fontaine de Siloé, 1995.
8. Jusqu’à aujourd’hui, comme le dit explicitement un des concepteurs de la péda-
gogie par objectif, B. S. Bloom, dans « Le défi des deux sigmas : trouver des méthodes
d’enseignement collectif aussi efficaces qu’un précepteur », in M. Crahay et
D. Lafontaire (dir.), L’Art et la Science de l’enseignement, Liège, Labor, 1986, pp. 97-
128.
9. J. Hébrard, « La scolarisation des savoirs élémentaires », Histoire de l’éducation,
38, 1988, pp.7-58.
10. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, op. cit., p. 627.
11. L’École paroissiale, op. cit., p. 32.
12. L’omniprésence des châtiments corporels (férule sur les mains, martinet, verges,
etc.) est attestée par de multiples tableaux d’époque dont le musée national de l’Édu-
cation à Rouen a une belle collection. Le stéréotype du méchant maître ne doit pas
faire oublier que les pratiques familiales étaient à l’unisson et que la brutalité des
maîtres a pu être un gage d’efficacité. En témoigne Antoine Sylvère (né en 1888) :
« La classe de la sœur Saint-Vincent recevait les enfants qui pouvaient être battus, celle
de la Sœur Saint-Joseph, était réservée aux enfants qui, par la position sociale de leurs
parents, devaient être respectés à tout prix. La qualité supérieure de l’enseignement
dispensé dans la première classe était manifeste ; le marmot qui, à sept ans, sortait des
mains du monstre à lunettes, savait lire, écrire, compter et résoudre, sans faute, sur
demande, une multiplication ou une division à quatorze chiffres, avec ou sans décimales.
L’année suivante, il pouvait entrer dans la classe du certificat d’études et, sans effort,
s’y maintenir au premier rang. La vénérable nonne “faisait apprendre”, comme on le
répétait partout dans le pays. En quelques jours, l’enfant le plus borné devenait capable
de charbonner d’honorables majuscules sur tous les murs du voisinage ; en un minimum
de temps, il s’affirmait apte à déchiffrer un article de journal ou une page de caté-
chisme. » Toinou. Le cri d’un enfant auvergnat, Paris, Plon, 1980. p. 35.
13. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, op. cit., p. 9.
14. La Conduite des écoles paraît en 1720, juste après mort de Jean-Baptiste de La
Salle, soixante-seize ans après L’École paroissiale. Dispersé sous la Révolution, l’ordre
est rétabli par Napoléon Ier. Les principes de La Salle sont adoptés par une multi-
tude d’ordres religieux enseignants, aussi bien masculins que féminins, fondés après
la Restauration (Frères de Ploërmel, Frères maristes, etc.).
15. R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia, op. cit., p. 129.
16. Hélie, Nouveaux Principes de lecture, d’écriture, d’orthographe et d’arithmétique
également utiles aux maîtres et maîtresses d’école et à leurs élèves, Caen, Paris, 1784.
Les arguments sur la difficulté du français soulignent trois points : les nombreuses
lettres muettes, les multiples prononciations de certaines lettres en fonction de leur
position (s/z, g/j) ou en fonction des accents (e, è, é), le grand nombre de diphtongues
qui « n’ont pas toujours le même son dans les différents mots ».
17. J.-B. de La Salle, « Mémoire envoyé à l’évêque de Chartres », cité par Y. Poutet,
Le XVIIe siècle et les origines lasalliennes, Rennes, Imprimeries réunies, 1970, t. II, p. 160.
18. La Salle a sans doute eu le projet d’ouvrir la formation des Frères à des maîtres
laïcs que l’ordre aurait « labellisés », mais les essais n’ont pas abouti. Cf. Frère Maximin,
303
L’école et la lecture obligatoire
Les Écoles normales de saint Jean-Baptiste de La Salle. Étude historique et critique, Paris,
Procure générale, 1922.
19. L’envers de la gratuité, c’est la nécessité de trouver sans cesse des « bienfai-
teurs », des legs et dons pour bâtir les écoles et des rentrées régulières pour les frais
d’entretien. Comme les actuels responsables d’écoles privées aux États-Unis, La Salle
n’a cessé de chercher des fonds auprès des particuliers pour créer ses écoles, mais
son objectif était de faire entretenir les maîtres par les pouvoirs publics (les villes,
les communes).
20. J.-B. de la Salle, Règles communes des écoles chrétiennes, œuvres complètes,
Rome, 1995, p. 3.
21. F. Jacquet-Francillon, Naissances de l’école du peuple : 1815-1870, Paris, Éd. de
l’Atelier-Éd. ouvrières, 1995.
22. Il y a « 8 ordres d’écrivains en lettre ronde », « 5 ordres d’écrivains en lettre
bâtarde ». « La manière de leur apprendre l’orthographe sera de leur faire copier des
lettres écrites à la main, surtout des choses qui leur puissent être utiles d’apprendre à
faire et dont ils auront besoin dans la suite, comme sont des promesses, des quittances,
des marchés d’ouvriers, des contrats de notaire, des obligations, des procurations, des
baux à louage et à ferme, des exploits, procès-verbaux, etc., afin qu’ils puissent s’im-
primer ces choses dans l’imagination et apprendre à en faire de semblables » (Conduite
des écoles, p. 628). Rédiger signifie recopier un modèle ou imiter « un patron » en y
introduisant les variantes nécessaires à la situation (date, lieu, nom des personnes
concernées et données particulières).
23. Conduite des écoles, p. 717.
24. Conduite des écoles, p. 710.
25. Jean-Baptiste de La Salle a calculé le temps nécessaire à chaque activité : « Huit
écoliers peuvent facilement épeler chacun trois lignes dans le syllabaire en une demi-
heure ; dix écoliers peuvent facilement épeler et lire ensuite chacun trois lignes dans le
second livre en une demi-heure » (Conduite des écoles, p. 717). C’est là la grande diffé-
rence avec les écoles mutuelles, aux effectifs trop nombreux pour que le maître le
fasse lire lui-même, les élèves étant confiés seulement aux moniteurs, qui sont des
élèves « avancés » que le maître réunit avant la classe.
26. Alors qu’on oppose généralement l’enseignement par routine (basé sur la répé-
tition) et par principes (qui donne explications et lexique savant, comme le maître
de grammaire de Monsieur Jourdain – qui est un maître de philosophie), Jean-Baptiste
de La Salle propose de donner les principes, ces éclaircissements « théoriques » après
coup, quand l’élève sait lire « couramment ». C’est aussi à ce stade qu’il faut vérifier
si l’élève « comprend » au-delà de la répétition littérale.
27. Simplification de l’écriture : à partir de 1667, le I et le J, le V et le U sont distin-
gués, mais il faut attendre la Révolution pour que disparaissent les « S longues » (en
forme de f) au milieu des mots (on n’écrit plus iefus mais jésus). Simplifications phoné-
tiques et grammaticales : en 1709 disparaissent les finales en -y (icy devient ici) ; en
1718, je croi est remplacé par je crois ; en 1735, les pluriels en -ez (traité/traitez) devien-
nent -és, etc. André Chervel, L’Histoire de l’enseignement du français, du XVIIe au XXe siècle,
Paris, Retz, 2006, pp. 100-140.
28. D’après D. Julia, qui s’est appuyé sur le manuscrit de la Conduite des écoles
de 1706, pp. 274-276, in R. Chartier, M.-M. Compère, D. Julia, L’Éducation en France
du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 118.
304
Notes
305
L’école et la lecture obligatoire
cours sur la grammaire et l’orthographe dont il ne voit pas l’utilité, alors que « un
peu de dessin, de toisé, de coupe de pierre et de géométrie » lui auraient été bien
plus « utiles ». Je suis ici les analyses de F. Jacquet-Francillon, Naissances de l’école
du peuple : 1815-1870, Paris, éditions de l’Atelier, 1995, p. 107.
47. De fait, la philosophie de référence des Idéologues est la mathesis universalis
de Condillac, avec sa conception de l’analyse scientifique comme
décomposition/recomposition, le plus simple étant toujours supposé plus facile. Cf.
F. Jacquet-Francillon, Naissances de l’école du peuple, op. cit., chapitre 5.
48. Lamotte et Lorain, identifiés par Christian Nique, sont deux proches de Guizot.
Paul Lorain est l’auteur du Rapport au roi, présentation synthétique de l’enquête sur
l’état des écoles primaires en 1833. Sur l’entourage de Guizot pour les questions
scolaires, voir J.-Y. Mollier, Louis Hachette, Paris, Fayard, 1999 (chapitre VII, « La révo-
lution de l’école, 1830-1832 »).
49. Rapport d’inspection d’Indre-et-Loire de décembre 1833.
50. Là encore, le témoignage de Toinou sur le Frère François : « Notre classe était
pleine d’entrain. C’était une succession effrénée d’explications rapides données au tableau
noir, d’exercices exécutés à vive allure pendant que le Frère François courait de l’un à
l’autre, attentif à quelque hésitation, circulant parmi nous comme une abeille dans un
champ de luzerne, réveillant par-ci par-là, quelque tête rêveuse qu’il tirait du sommeil
par une pluie de calottes. » (Antoine Sylvère, Toinou. Le cri d’un enfant auvergnat,
op. cit., p. 163.)
51. Alors que dans les pays luthériens, calvinistes ou dans l’église anglicane, les
livres d’hymnes sont imprimés avec la partition musicale et très largement diffusés
(en Suède, chaque famille en possède plusieurs), en pays catholique, on n’imprime
que les textes, et la mémoire orale des mélodies suffit. On trouvera exactement la
même pratique, mais inversée, quand des inspecteurs laïques reprendront les chants
de Noël aux airs populaires (en particulier provençaux) pour les doter de paroles en
français acceptables en école laïque, conservant les bergers, les troupeaux et parfois
l’étoile, mais effaçant la Vierge et l’enfant Jésus.
52. Le grand souci est d’allumer des contre-feux aux fêtes païennes et aux
débauches de Carnaval.
53. Par exemple : E. Cuissart, Troisième degré de lectures courantes. Cours moyen et
supérieur, Paris, Picard et Kaan, 1894, comporte en sous-titre : Ce qu’il faut savoir. Morale.
Hygiène. Sciences physiques et naturelles. Voyages. Économie domestique. Architecture.
Sculpture. Céramique. Peinture. Le livre de E.-F. Alber, Livre de lectures courantes, Cours
moyen, Fontenay-sur-Saône, Hatier et Vitte, 1900, donne le modèle d’interrogation dans
la préface à propos de la première lecture : « Y a-t-il un Dieu ? Comment se présente son
existence ? Cette vérité s’appuie-t-elle sur des preuves ? » qui suit exactement le texte. La
même procédure doit être employée pour les autres lectures.
54. Cl. Rouzé, article « Grammaire » Dictonnaire de pédagogie, Ferdinand Buisson,
1882, I, p. 889.
55. J.-B. de La Salle, Conduite des écoles, op. cit., p. 681.
Notes du chapitre 4
1. Cf. le chapitre suivant consacré à la naissance du manuel moderne pour débu-
tants.
306
Notes
2. Il n’y a pas non plus de « mots », ni de « phrases » à l’oral, si on s’en tient à une
stricte définition, mais des énoncés. Cf. Cl. Blanche Benveniste, Approches de la langue
parlée en français, Paris, Ophrys, 1997. La notion de « syllabe graphique », différente
de la syllabe phonique, existe cependant pour déterminer les coupes en fin de ligne.
3. J. Hébrard, « La scolarisation des savoirs élémentaires », Histoire de l’éducation,
38, 1988, pp. 7-58.
4. E. Jennifer Monaghan, Learning to Read and Write in Colonial America, Worcester,
University of Massachussets Press, 2005.
5. Article « Lecture » de James Guillaume, Dictonnaire de pédagogie, 2e partie,
édition 1882, pp. 1534-1551.
6. « Introduction » du même.
7. J. Ballet-Baz, article « Illettrés », dans F. Buisson, Dictonnaire de pédagogie, op. cit.
8. Inventée par Grosselin en 1861, adoptée par Marie Pape-Carpentier pour les
enfants scolarisés avant sept ans, décriée par Pauline Kergomard, devenue marginale
dans l’entre-deux-guerres, elle a eu un destin imprévu, puisqu’elle a été redécouverte
par Suzanne Borel-Maisonny sous le nom de méthode phono-gestuelle pour la réédu-
cation des enfants dyslexiques dans les années 1960. Elle est exposée dans l’ouvrage
de Clotilde Sylvestre de Sacy.
9. Elle aidera aussi à déterminer les élèves inadaptés aux procédés ordinaires d’en-
seignement ou qui ne peuvent apprendre à lire, comme le fera le test de Binet en
1904. J. Gautherin, Une discipline pour la République. La science de l’éducation en
France, 1882-1914, Berne, Peter Lang, 2002.
10. Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul, Arles, Actes Sud, 1992, pp. 196-
197.
11. Id., ibid., pp. 230-231.
12. Selon la formule des programmes de 1985 (ministère Chevènement).
13. M. Fayol et al., Psychologie cognitive de la lecture, Paris PUF, 1992.
14. P. Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Paris, Minuit, 2007.
15. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture, 1880-2000, Paris, Fayard,
2000.
16. M. Carruthers, The Book of Memory, A Study of Memory in Medieval Culture,
Cambridge (UK), Cambridge University Press, 1990, p. 10. (trad. fr., Le Livre de la
mémoire, Macula, 2002, p. 22). Cette assimilation du texte a des prolongements dans
les pratiques de magie ou de possession. Cf. D. Fabre (dir.), Écritures ordinaires, BPI-
Centre Georges-Pompidou, Paris, P.O.L., 1993.
17. Mary Carruthers note que le portrait intellectuel que L. Infeld a tracé d’Albert
Einstein et celui que B. Gui a fait de saint Thomas d’Aquin sont étonnamment
proches, mais le génie scientifique d’Einstein est attribué à son imagination, celui de
Thomas à sa mémoire.
18. M. Carruthers, Le Livre de la mémoire, op. cit., p. 18.
19. Id., ibid., pp. 11-12.
20. L. Kolakowski, Chrétiens sans Église, Paris, Gallimard, 1969.
21. M. Luther, M. L. O., IX, Labor et Fides, Genève, p. 111. J.-F. Gilmont, « Réformes
protestantes et lecture », dans G. Cavallo et R. Chartier (dir.), Histoire de la lecture
dans le monde occidental, Paris, Le Seuil, 1997, pp. 249-178
22. La traduction a été faite par nous à partir de l’édition luthérienne en langue
anglaise.
307
L’école et la lecture obligatoire
23. Gustave Lanson s’y réfère explicitement : « L’explication de texte est identique
dans son essence à l’exégèse pratiquée dans les sciences religieuses et dans la philologie
grecque ou latine. […] L’explication de textes ne pouvait manquer de s’organiser lorsque
les textes français se trouveraient dans une condition analogue à celle des textes sacrés
ou des textes de l’antiquité classique. » « Quelques mots sur l’explication de texte »,
Études françaises, Paris, Les Belles Lettres, 1er janvier 1925, p. 52.
24. C’est ce qui explique qu’après un temps de foisonnement éditorial, on abou-
tisse à des catéchismes protestants « officiels », contrôlés par les Églises nationales.
I. Green, Print and Protestantism in Early Modern England, Oxford, Oxford University
Press, 2000.
25. Le temps prévu par Jean-Baptiste de La Salle est deux mois pour l’alphabet,
un mois pour « la carte des syllabes », ce qui prouve qu’il ne s’agit que de faire saisir
le « principe » de la syllabation, et non toutes les syllabes possibles.
26. N. Restif de la Bretonne (1734-1806), Monsieur Nicolas ou Le Cœur humain
dévoilé, [1796], Paris, Pauvert, 1959, t. I, p. 24.
27. J. de Batencour, L’École paroissiale, op. cit., p. 246.
28. F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à
Jules Ferry, op. cit.
29. Là où on écrit sur une planchette lavable avec un calame facile à manipuler,
l’apprentissage de la lecture se fait par la copie de texte appris par cœur. Le témoi-
gnage d’Amadou Hampâté Bâ donne une bonne description du mode individuel cora-
nique pratiqué en 1908 par son maître Tierno Kounta. Cette mémorisation intensive
a beaucoup facilité, d’après lui, son apprentissage rapide du français. Amkoullel, l’en-
fant peul, op. cit., pp. 196, 230 et 336 sq.
30. On peut ainsi lire sous la plume d’un psychologue cognitiviste : « Il fut une
période où l’on apprenait d’abord à lire, ensuite seulement à écrire. Cette conception est
dépassée. Heureusement car elle est erronée. La lecture et l’écriture ne sont pas des
compétences indépendantes », Observatoire national de la lecture, Apprendre à lire,
Paris, Odile Jacob, 1998, p. 66.
31. La légitimité institutionnelle d’un apprentissage n’a rien à voir avec son « bien-
fondé » empirique. L’imposition du latin-grec aux boursiers méritants de la IIIe et de
la IVe République pouvait à la fois être ressentie comme légitime et absurde, tout
comme l’imposition actuelle d’une sélection par les mathématiques pour devenir
médecin.
32. Ernest le Pieux, duc de Saxe-Gotha de 1640 à 1675, fait une réforme scolaire
obligeant chaque enfant, scolarisé dès cinq ans, à avoir un livre de lecture précédé
d’un syllabaire, un évangile, un livre de chant, un livre de calcul (d’après Buisson,
op. cit., p. 901).
33. On peut décliner la même question sur d’autres contenus : est-il nécessaire de
savoir lire pour être citoyen, de savoir l’histoire de France pour être français (etc.) ?
34. A. Petrucci, « Scrittura, alfabetismo, e educazione grafica nella Roma del primo
Cinquecinto : da un libretto di conti di Maddalena Pizzicarola in Trastevere »,
Scrittura e Civiltà, Torino, Bottega d’Erasmo, 2, 1978, pp. 163-207.
35. Michel Bréal, Quelques mots sur l’instruction en France, Paris, Hachette, 1872.
36. A. Viñao Frago, Leer y escribir, Historia de dos prácticas culturales, Fundación
Educación voces et vuelos, IAP, Mexico, 1999. Marina Ruggero, L’Alfabeto conquisto,
Apprendere e insegnare nelle’Italia tra Sette e Ottocento, Il Mulino, Saggi, 1999.
308
Notes
309
L’école et la lecture obligatoire
Notes du chapitre 5
1. E. et J. Fijalkow, « Enseigner à lire-écrire au CP : état des lieux », Revue fran-
çaise de pédagogie, 107, Paris, INRP, 1994.
2. C’est ainsi qu’on désigne les élèves « indigents », trop pauvres pour payer l’éco-
lage.
3. J.-Y. Mollier, L’Argent et les Lettres, Paris, Fayard, 1988 ; Louis Hachette, op. cit.,
pp. 162-170. Quatre autres manuels ont été commandés chez Hachette (Vernier, Petite
Arithmétique des écoles primaires ; Lamotte et Lorain, Petite Grammaire des écoles
primaires ; Letronne, Leçons de Géographie, de Chronologie et d’Histoire ; Rendu,
Robinson dans son île, livre de lecture courante), un chez Levrault (Victor Cousin,
Livre d’instruction morale et religieuse). Ils sont tirés en bien moindre quantité (100 000
pour Robinson, le plus vendu).
4. R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), Histoire de l’édition française, t. 3, Le temps
des éditeurs, du Romantisme à la Belle Époque, op. cit.
5. Entre 1836 et 1920 aux États-Unis, les célèbres manuels de lecture de Mc Guffey
se sont vendus à 132 millions d’exemplaires.
6. Entre 1833 et 1868, le pourcentage de conscrits se déclarant illettrés diminue
de 1 % par an, entre 1868 et 1871 de 0,75 %, de 1871 à 1880 de 0,53 %. J. Ballet-Baz,
article « Illettrés », dans F. Buisson (dir.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction
primaire, Paris, Hachette, 1882, 1re partie, pp. 1316-1319.
7. J. Ballet-Baz, article « Illettrés », art. cité ; A.-M. Chartier, « Les illettrés de Jules
Ferry », dans B. Fraenckel (dir.), Illettrismes, Paris, BPI-Centre Georges Pompidou,
1993, pp. 81-102.
8. A. Chervel, La Culture scolaire, Paris, Belin, 1998, chapitre 1 : « L’histoire des
disciplines scolaires ». D. Julia, « La culture scolaire comme objet historique »,
Paedagogica Historica, Supplementary Series, volume 1, 1995, pp. 353-382.
9. A. Choppin, Les Manuels scolaires, histoire et actualité, Paris, Hachette, 1992.
10. Par exemple, en 1852 : « Maître Peigné et autres qui ont fait leurs syllabaires en
quelques heures, en tronquant un ouvrage complet en embrouillant ce qui est simple
pour masquer leur plagiat, ne savent point ces choses et ils font un tort incalculable à
la société : ils arrêtent les progrès de l’art d’enseigner à lire, art si difficile, si important
et encore si peu connu » (préface de la Citolégie de Dupont, qui est rival de Peigné
depuis 1829). Autre témoignage, cité par Bahic, dans la Préface de sa Méthode accé-
lératrice (1858) : « Un enfant de six ans allant à l’école depuis deux ans avait encore
quinze tableaux à étudier sur la méthode Peigné ; j’ai fait sur lui l’épreuve de la méthode
accélératrice ; en dix jours, il a appris à lire couramment ; il lui aurait fallu au moins
trois mois pour parcourir les quinze tableaux de l’autre méthode », Faidy, Instituteur
public à Saint-Amans-de-Pellagal (Tarn-et-Garonne).
310
Notes
311
L’école et la lecture obligatoire
21. Aux témoignages publiés en 1745 par Berthaud, on peut joindre tous ceux que
l’on trouve dans les préfaces à titre de preuve ou de publicité. Par exemple, témoi-
gnage de 1837 sur la Tabellégie d’Éd. Colomb-Ménard, avocat : « Au bout de deux mois
[une petite fille de quatre ans] lisait, lentement il est vrai, mais assez couramment pour
son âge, articulant d’une manière distincte et correcte, et opérant assez convenablement
entre les mots, les liaisons, et les repos les plus essentiels. », p. xxj.
22. Noël Vauclin fait partie de ces exceptions, pour des raisons familiales : « À
quatre ans, je fréquentais l’école de mon oncle. À cinq ans, je lisais couramment. Un
an ou deux plus tard, dès que j’eus un peu de raison, j’aimais déjà à lire en dehors des
leçons de l’école. Comment m’est venu ce goût de la lecture, qui a été l’un des grands
biens de ma vie ? Tous les soirs, je montais dans la chambre de mon grand-père et j’y
passais de longues heures à l’écouter narrer des contes, des histoires, ou bien à feuilleter
des livres illustrés qui se trouvaient sur une tablette près de la fenêtre. » (op. cit, p. 18).
23. J.-N. Luc, L’Invention du jeune enfant au XIXe siècle, Paris Belin, 1997, 2e partie :
« La première éducation domestique des classes privilégiées ».
24. La tradition instructive issue de l’Encyclopédie se retrouve dans les très
nombreux abécédaires des Animaux ou des Métiers (encyclopédies enfantines d’his-
toire naturelle et des « arts de faire » humains). Ségolène Le Men oppose ainsi un
ordre tabulaire (celui des vignettes disposées sur la page) à l’ordre alphabétique ou
méthodique qui suit le déroulement du livre.
25. S. Le Men, Les Abécédaires français illustrés du XIXe siècle, Paris, Promodis, 1984 ;
« les Abécédaires à figures en France au XIXe siècle », dans R. Chartier et H.-J. Martin,
Histoire de l’édition en France, op. cit., p. 490.
26. Si l’abécédaire ne contient qu’un alphabet illustré, on recourt à un manuel
classique, comme la Citolégie.
27. Bible Stories in Words of One Syllable, by M.A.B. London, Society of promo-
ting Christian Knowledge, (University Library, Cambridge), 1878, p. 283. Voir
R. Bottigheimer, The Bible for Children from the Age of Gutenberg to the Present, New
Haven-London, Yale University Press, 1996.
28. Lasteyrie du Saillant a fait partie de la Société d’instruction élémentaire qui
soutenait le mode mutuel. Il a publié Le Premier Livre de lecture en 1830, Le Premier
Livre de lecture composé d’un texte gradué de mots en 1848, d’où ce texte est extrait.
29. Premières lectures faisant suite à l’alphabet, par A. Gresse, officier d’académie,
Paris, 1872. À 48 pages d’exercices « monosyllabiques » succèdent 72 pages d’exercices
« polysyllabiques ». Il cite le texte de Lasteyrie du Saillant, mais expurgé de la phrase
« son corps est au deux tiers nu ». Dans certains cas, cet usage de mots d’une syllabe
est signalé, mais pas toujours, ce qui semble indiquer que la chose était à l’époque
suffisamment connue pour qu’il soit inutile de la souligner. Un siècle plus tard, on
reste perplexe devant le lexique étrange de certains textes, tant qu’on n’a pas compris
la règle de leur fabrication
30. Lasteyrie du Saillant, Le Premier Livre de lecture, 1830. Pour permettre cette
compréhension, l’auteur accepte la mémorisation littérale : « Pour rendre plus facile
la lecture des premiers exercices, on pourra commencer par leur faire apprendre par
cœur quelques-unes des premières phrases. »
31. J. Bruner, Comment les enfants apprennent à parler, Retz, 2002.
32. Le célèbre sonnet de Rimbaud « Voyelles » s’inscrit dans une tradition, puisque,
avant lui, c’est un thème récurrent chez certains linguistes.
312
Notes
313
L’école et la lecture obligatoire
instructions de l’Abbé Champagnat, Lyon, Perisse, 1853. Sur cet ordre, André Lanfrey,
Marcellin Champagnat et les Frères Maristes. Instituteurs congréganistes au XIXe siècle,
Paris, Don Bosco, 1999.
40. Lettre du fondateur, Marcellin Champagnat, au roi Louis-Philippe en 1834,
dans Lanfrey, Marcellin Champagnat et les Frères maristes, op. cit.
41. C’est-à-dire les voyelles et les consonnes.
42. I. Lanfrey, Marcellin Champagnat et les Frères maristes, op. cit., pp. 161-162.
Cette prononciation dite « de Port-Royal » est Be, Ke, De et non Bé, Cé, Dé.
43. I. Lanfrey, Marcellin Champagnat et les Frères maristes, op. cit., p. 178.
44. « On ne doit mettre les enfants à l’écriture que lorsqu’ils savent passablement lire,
sans quoi on les expose à ne le savoir jamais : car lorsqu’ils sont à l’écriture, outre qu’ils
ont moins de temps pour la lecture, l’expérience prouve que la plupart s’en dégoûtent »,
Id., ibid., pp. 184-185.
45. N. Vauclin, Mémoires d’un instituteur français, op. cit., p. 35. Noël Vauclin, alias
Léon Chauvin est né en 1839. Il doit avoir 12 ou 13 ans au moment de l’épisode.
46. J. Hébrard, « Les nouveaux lecteurs », dans R. Chartier et H.-J. Martin (dir.),
Histoire de l’édition française, op. cit., pp. 526-567.
47. Abbé de Radonvilliers, De la manière d’apprendre les langues, 1768. N. Adam
« La nouvelle manière d’apprendre à lire aux enfans », dans N. Adam, La Vraie Manière
d’apprendre une langue vivante ou morte par le moyen de la langue française, 1779.
Nicolas Adam part des mots entiers, mais assortit rapidement cette lecture « directe »
d’un apprentissage de l’écriture.
48. Abria, Méthode de lecture sans épellation, Paris, Langlois et Leclercq, Libraires,
1835, 32 p. Adoptée par l’Université le 6 février 1838. Rééditée chez les Frères Garnier.
49. L’adoption d’une méthode sans épellation n’est pas une question spécifique-
ment française : les manuels anglais ou nord-américains font état du même change-
ment, à peu près au même moment (peut-être un peu plus tôt). L’enquête doit
prendre en compte cette dimension internationale.
50. Ainsi, en 1862, J.-L. Bonhomme, instituteur public, publie à Paris la Méthode
rationnelle de lecture. Sur un plan entièrement neuf essentiellement démonstrative et
antiroutinière, à l’usage des écoles primaires et des familles. La page de garde montre
que ce livre n’a pas été édité mais seulement imprimé et déposé « chez les princi-
paux libraires ». C’est la même chose pour la Méthode phonographique, ou la lecture
et l’écriture enseignées simultanément, pour apprendre à lire et à écrire en très peu de
temps aux enfants et aux adultes. Méthode rationnelle, simple, facile et sûre, réduisant
la lecture à la seule connaissance des lettres et de trente éléments radicaux, par
Boulanger, imprimée sans nom d’éditeur et qui « se trouve à Orléans (chez l’auteur)
et dans toutes les librairies classiques » (1861).
51. N. Vauclin, Mémoires d’un instituteur français, op. cit., p. 153.
52. Jean-Jacques Rapet, directeur de l’école normale de Périgueux en 1833, inspec-
teur primaire de la Seine en 1850, inspecteur général en 1861, se rallia à l’Empire et
fonda en 1851 le Journal de l’éducation, qui fut transformé en publication officielle
sous le titre de Bulletin de l’instruction primaire, puis de Journal des instituteurs. Il
avait entrepris de collecter tous les livres utilisés dans les écoles pour enseigner la
lecture. Après sa mort en 1882, l’État racheta sa collection et le « Fonds Rapet » a
été transmis au Musée pédagogique. Il est actuellement consultable à la bibliothèque
de l’INRP, à Lyon.
314
Notes
53. Les « exercices » qui scandent ces manuels sont des étapes qui scandent l’ap-
prentissage du « code », avant de passer aux lectures.
54. La tradition scolaire française est l’héritière d’un enseignement catéchétique
catholique centré sur le dogme (Qu’est-ce que Dieu ? Quels sont les sept sacrements ?),
contrairement à la tradition luthérienne, réformée ou anglicane, centrée sur l’his-
toire sainte (Que firent les Hébreux dans le désert ? Que répondit Jésus à Pilate ?).
Le seul récit lu à l’école, avec le roman de formation qu’est le Télémaque de Fénelon,
est le Catéchisme historique, best-seller jusqu’à la fin du Second Empire, écrit par
l’abbé Fleury, précepteur des enfants de France, dont le duc de Bourgogne, père de
Louis XV (dont il sera le confesseur à partir de 1723) et gallican convaincu. Cf.
M. Lyons, « Les best-sellers », Histoire de l’édition, III, op. cit. pp. 410-437.
55. P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.
56. De l’avis commun de l’époque, les consonnes sont imprononçables seules,
puisque, comme leur nom l’indique, elles ne sonnent pas seules mais con-sonnent
avec la voix de la voyelle. Elles sont des « articulations », appuyées sur le « son-
voyelle ».
57. Pringuez, ancien instituteur, Nouvelle méthode de lecture fondée sur les articu-
lations et les sons, Amiens, Typ. Caron et Lambert, 1848, 72 p. (Introduction). Sur la
lecture à voix haute, cf. chapitre 6.
58. Première notice sur la méthode de lecture intitulée Autobaxie. Enseignement
pratique, procédés pour apprendre à lire à un élève au-dessus de l’âge de huit ans, par
M. Alphonse Comte, chef de bataillon du génie, Paris, Ladrange, libraire Paul Dupont,
directeur de la librairie normale, Amyot, libraire, 1834, 202 p. et tableaux (p. 147).
(Il s’agit du livre du maître ; le livre pour l’élève, paru en 1831, n’est qu’une suite de
tableaux combinant les syllabes en 32 pages.)
59. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture, 1880-2000, BPI-Fayard,
2000, chapitre « Lire dans les manuels de lecture », pp. 332-382.
60. Rendu et Hachette sont tous deux catholiques. Comme les autres auteurs du
temps, ils écrivent sur Dieu, l’âme, le monde créé, de façon assez floue pour se tenir
hors des croyances particulières professées par chacune des trois religions reconnues.
C’est pourquoi nous parlons d’instruction « profane » (hors du temple) et non laïque.
61. L’introduction de la littérature nationale dans les programmes de l’école
primaire en 1881 (lectures faites par le maître au cours supérieur) cherche à combler
ce manque. Les classiques français joueront le rôle de textes sacrés substitutifs, comme
l’a bien vu Gustave Lanson. Pour faire exister ce patrimoine commun au peuple et
à l’élite, au primaire et au secondaire, l’école va recourir (vers 1900) aux morceaux
choisis de grands auteurs et aux « récitations » (La Fontaine, Lamartine, Victor Hugo)
qui relèvent bien du modèle ancien de stockage des textes canoniques en mémoire,
par une lecture scolaire « intensive ». Cf. chapitres 7 et 8.
62. L’expression, employée pour stigmatiser les instituteurs issus des écoles
normales de la Monarchie de Juillet et du Second Empire, a été rendue célèbre par
l’article de V. Isambert-Jamati, « Les primaires, ces incapables prétentieux », Revue
française de pédagogie, 73, 1985.
63. Une étude rapide montre l’évolution sociale du « monde des auteurs » entre
1830 et 1860. Vers 1830, ils sont souvent praticiens (instituteur, précepteur ou même
parent proposant son matériel au public), mais aussi issus d’un large éventail de
situations sociales laïques instruites : armée, médecine ou barreau. Par exemple,
315
L’école et la lecture obligatoire
316
Notes
78. C’est la célèbre méthode d’Augustin Grosselin (1864), préconisée par M. Pape-
Carpentier pour les salles d’asile, sur laquelle ironisera Pauline Kergomard.
79. Méthode de lecture applicable à tous les modes d’enseignement par A. Lefèvre,
Paris, Librairie. Louis Colas, 1860, 72 p.
80. Méthode de lecture en quinze leçons, par Haese père, instituteur et Haese fils,
professeur, Paris, Colas, Lib. Maugars, Lib. 1856, 42 p. : « L’élève fera semblant, en
serrant légèrement les lèvres de nommer la consonne b ; il regardera attentivement le
son suivant et il prononcera la syllabe par une seule émission de voix, b… ba, b… ban,
b… bou, qu’il lira comme dans bague, ruban, boule. »
81. Alphabet pour les enfants, illustré de jolies vignettes gravées par Porret, Paris,
Langlois et Leclercq, Garnier Frères, 1860, 36 p.
82. J.-J. Rapet, article du Journal des instituteurs, 34, 19 août 1860.
83. À partir de 1867, avec l’invention du papier de cellulose fabriqué à partir de
bois, plus de risque de pénurie de matière première, comme avec le papier de chiffon.
Le prix des cahiers est divisé par dix en quelques années.
84. J. Hébrard, « Des écritures exemplaires. L’art du maître écrivain en France
entre XVIe et XVIIIe siècles », Mélanges de l’école française de Rome, Italie et Méditerranée,
tome 107, 1995, 2, pp. 473-523. Le « ductus » est l’art de conduire la plume d’oie à
main levée (sans prendre appui sur la table) pour des tracés sans bavures ni repen-
tirs, ce qui exige un long apprentissage (comme la calligraphie chinoise).
85. A. Adrien, instituteur public, Enseignement gradué et simultané de la lecture
et de l’écriture. Méthode nouvelle où les leçons de lecture et celles d’écriture sont mises
en corrélation, Paris, Hachette, 1853. Comme toutes « les inventions de terrain »,
cette articulation entre lecture et écriture est « découverte » par plusieurs auteurs,
dès que l’arrivée des ardoises ou des plumes la rend matériellement facile. Par
exemple, Méthode de lecture par Richard, 1868 : « Dès que les enfants savent lier les
éléments consonnes et voyelles qui concourent à former les syllabes, on fera lire les mots
et les phrases sans épeler ou décomposer les syllabes en leurs éléments. » « La lecture
sera donnée au tableau noir : c’est le moyen de la faire servir à toute la classe. La
lecture dans le livre devient alors une récapitulation. » « On fera reproduire la leçon
sur l’ardoise. Cette reproduction, qui a lieu d’abord en caractères imprimés, sera faite
en caractères manuscrits dès que la 1re partie du syllabaire sera parfaitement sue.
L’expérience de chaque jour démontre trop quels sont les précieux avantages de la
méthode combinée de lecture, d’écriture et d’orthographe pour que nous ne la recom-
mandions pas instamment. » Méthode simultanée d’écriture et de lecture, par Alph.
Mougeol : « Je fais mener simultanément la lecture et l’écriture. Contrairement à ce qui
se pratique habituellement, je fais même un peu précéder l’écriture. […] Les lettres qu’il
aura ainsi copiées étant les mêmes qu’on lui apprend à lire, dès le 2e tableau on peut
lui faire de petites dictées. […] De cette manière, tout l’enseignement s’enchaîne. La
leçon copiée et lue le matin sera dictée le soir sur l’ardoise, corrigée avec soin, puis
copiée dans un cahier. Après avoir été apprise par cœur, elle est transcrite de
mémoire. Etc. »
86. Méthode Cuissart. Enseignement pratique et simultané de la lecture, de l’écriture
et de l’orthographe, par E. Cuissart, 1er livret : Étude des lettres et de leurs combinai-
sons simples, 1882. Elle sera rééditée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Eugène
Cuissart a décrit dans ses souvenirs d’élève l’état catastrophique de l’école sous la
Restauration, contribuant à la légende dorée à la gloire de la République. Auteur
317
L’école et la lecture obligatoire
prolifique de manuels à succès, il a fait une brillante carrière. Instituteur, puis inspec-
teur, il fut membre du Conseil supérieur de l’éducation et député de l’Aisne.
87. Enseignement simultané de la lecture et de l’écriture, Livrets de l’élève, 1876, 28
et 32 p. La réédition de 1880, anonyme, est intitulée Méthode Schuler. Son auteur est
Maurice Block.
88. Il pourra bientôt être opposé à celui de méthode globale, dans laquelle on
fait retenir pour commencer des « mots entiers », à partir de phrases produites par
les enfants ou dites par le maître, donc « connues d’avance », comme les textes de
prières ou les phrases des abécédaires.
89. La frange d’élèves en échec d’apprentissage soit parce qu’ils sont rétifs à la
scolarisation, soit parce qu’ils sont incapables d’apprendre, entraîne de nombreuses
discussions scientifiques et politiques. Cf. chapitre 10, « Les métamorphoses de
l’échec ».
Notes du chapitre 6
1. É. Charmeux, « La lecture à haute voix, est-ce de la lecture, oui ou non ? » dans
A. Bentolila, B. Chevalier, D. Flacoz-Vigne, La Lecture. Apprentissage, évaluation, perfec-
tionnement, Nathan, 2000.
2. Quintilien rappelle ainsi à tous les futurs auteurs que « la composition devra
toujours se régler sur la manière dont on donnera voix à l’écrit ». G. Carvallo et
R. Chartier (dir.), L’Histoire de la lecture dans le monde occidental, [1995], Paris, Le
Seuil, 1997. A. Manguel, Une histoire de la lecture, Actes Sud, 1998 [A History of
Reading, Toronto, Knopf Canada, 1996].
3. Cette publicité/publication du texte par sa lecture persiste jusqu’au XXe siècle
dans ces « avant-premières » de textes littéraires lus devant un public choisi, avant
d’être disponibles chez le libraire. Gide en parle dans son Journal comme d’une
pratique habituelle. Quant à l’habitude de se réunir pour des lectures à voix haute,
elle demeure jusqu’à la première guerre mondiale une pratique sociale courante et
pas seulement une pratique familiale entre parents et enfants.
4. H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, éd. de Boccard, Paris,
1983, [1949], p. 21.
5. Il faut distinguer lecture silencieuse (tacite, submissa voce) qui peut être une
lecture intérieure ou chuchotée, à la vitesse d’une lecture vocale (c’est la lecture
« subvocalisée »), et lecture visuelle ou mentale, qui dépasse la vitesse de la voix et
permet de lire cinq ou six fois plus vite, grâce à une reconnaissance très rapide des
mots.
6. P. Saenger, « Lire aux derniers siècles du Moyen Âge », dans G. Carvallo et
R. Chartier (dir.), L’Histoire de la lecture dans le monde occidental, op. cit., p. 165.
7. J. Hamesse, « Le modèle scolastique de la lecture », dans Id., ibid., pp. 126-128.
8. J. Hébrard, « La scolarisation de savoirs élémentaires », Histoire de l’Éducation,
38, mai 1988, pp. 7-56.
9. Cité par D. Julia, « Lectures et Contre-Réforme », dans G. Cavallo et R. Chartier
(dir.), L’Histoire de la lecture dans le monde occidental, op.cit., p. 312. [Vie de Mr Grosley,
1787.]
10. R. Wittmann, « Une révolution de la lecture à la fin du XVIIIe siècle ? », dans
Id., ibid., pp. 331-364.
318
Notes
319
L’école et la lecture obligatoire
320
Notes
321
L’école et la lecture obligatoire
62. A.-M. Chartier et J. Hébrard, ibid., chap. XXVII : « La lecture-écriture : des infor-
maticiens aux internautes », pp. 683-730.
63. J. Bonaccorsi, Le Devoir-lire, Métamorphoses du discours culturel sur la lecture.
Le cas de la lecture oralisée, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la
communication, sous la direction de D. Jacobi, Université d’Avignon, 2004.
64. A. Bentolila, De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, Paris, Plon,
1998. Du même, L’Illettrisme en France. Bilan analyse et propositions, Rapport au
Président de la République, juin 1997.
65. M. Ros-Dupont, La Lecture à haute voix du CP au CM2, Paris, Bordas, 1999.
66. B. Couté, La Lecture au cycle 2, Paris, Retz, 2003.
Notes du chapitre 7
1. L. Lévy-Bruhl, L’Âme primitive, Paris, [F. Alcan, 1922] PUF, 1963.
2. J. de Batencour, L’École paroissiale, (IIIe partie : « De ce qui se doit enseigner à
l’école qui est la Science »), 1654, p. 233.
3. A.-M. Chartier, « À la recherche des origines du protestantisme libéral : Ferdinand
Buisson, lecteur de Sébastien Castellion », in D. Denis et P. Kahn (éd.), L’École de la
Troisième République en questions. Débats et controverses dans le Dictionnaire de péda-
gogie de Ferdinand Buisson, Berne, Peter Lang, 2006, pp. 167-176
4. P. Dubois, Le Dictionnaire de Ferdinand Buisson, Aux fondations de l’école répu-
blicaine (1878-1911), Berne, Peter Lang, 2002 ; dans Le Dictionnaire de pédagogie et
d’instruction primaire de Ferdinand Buisson. Répertoire biographique des auteurs,
INRP-SHE, 2002. D. Denis et P. Kahn, L’École républicaine et la question des savoirs.
Enquête au cœur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, Paris, CNRS
éditions, 2003.
5. Article « Laïcité », Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, édition de
1911, http ://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/
6. C’est un thème rebattu jusqu’aux années 1960. Cf. A.-M. Chartier, J. Hébrard,
Discours sur la lecture, 1880-2000, BPI-Fayard, 2000.
7. E. Lavisse, Questions d’enseignement national, Paris, A. Colin, 1885. Ernest Lavisse
(1842-1922), fils de boutiquier, élève de l’École normale supérieure en 1862, précep-
teur du prince impérial, collaborateur de Victor Duruy, spécialiste de l’histoire alle-
mande qu’il part étudier après la défaite de 1870, professeur d’histoire moderne à la
faculté des lettres de Paris (1888-1919), membre de l’Académie française en 1892,
directeur de l’École normale supérieure (1904-1919), a été appelé « l’instituteur
national ». En effet, ses manuels pour le primaire ont construit une vulgate durable
du récit national, allant de « nos pères les Gaulois » au traité de Versailles, histoire
entièrement dédiée à forger le sentiment d’appartenance à une patrie. Sous le pseu-
donyme de Pierre Laloi, il a signé un Livret d’instruction civique. Ch. Amalvi (dir.),
Dictionnaire biographique des historiens français et francophones, Paris, La boutique
de l’histoire, 2004.
8. Les enfants mettaient les plumes d’oie le soir dans la cendre chaude de l’âtre
pour faire fondre la graisse qui y était attachée, et les apportaient à l’école chaque
matin. Le maître taillait un lot de plumes neuves, avec des becs de différentes largeurs
pour chaque écriture (grosse, moyenne, fine). Les plumes métalliques le libèrent de
322
Notes
cette corvée. Sur la révision matinale des leçons dans le brouhaha, cf. Hampaté Bâ,
p. 80.
9. E.-F. Alber, Livre de lectures courantes. Cours moyen (Introduction : La leçon de
lecture), op. cit. Il s’agit évidemment d’un manuel pour les écoles catholiques, mais
sa structure est en tout point identique à celle des livres laïques.
10. Cf. chapitre 4. M. Carruthers, Le Livre de la Mémoire, Paris, Macula, 2002
[1990].
11. Derrière un dispositif stable (le couple texte/questions), on trouve une formule
extrêmement évolutive. Les questionnaires qui suivent les lectures permettent de
caractériser les conceptions successives de l’acte de lire au fil du temps. Encore faut-
il ajouter aux questionnaires des manuels de français, ceux de toutes les disciplines
recourant à des livres (ou à des « textes à lire »).
12. Toutey, Lectures primaires. Cours élémentaire, Paris, Hachette, 1907, 4e édition,
p. 23.
13. G. Jost et V. Humbert, Lectures pratiques, Paris, Hachette [1878], préface à la
14e édition, 1895.
14. Émile Ract, élève de Plancherine, Savoie (collection particulière).
15. L. Boucherie, élève de Saint-Aigulin, Charente inférieure, collection particu-
lière.
16. Marie Combès a environ onze ans et elle est scolarisée à l’école des filles de
Saint-Laurent des Nières, dans l’Hérault (collection particulière Jean Calvet). Nous
n’avons pas identifié le manuel dont elle s’est servie.
17. Même si l’enseignement de la religion a été supprimé, les devoirs envers Dieu
ne disparaissent des instructions officielles qu’en 1923. Souvent, faute de livres neufs,
les écoliers copient des manuels anciens conformes aux anciens programmes.
18. E. Cuissart, Troisième degré de lectures courantes. Ce qu’il faut savoir. Cours
moyen et supérieur, op. cit., p. 4.
19. Nous laissons de côté tout ce qui concerne les débats ou conflits sur les contenus
des manuels : conflits religieux (autour des 12 manuels condamnés en chaire par les
évêques, du fait de leur position jugée offensante à l’égard de la religion), mais aussi
conflits politiques (condamnation des manuels pacifistes avant-guerre, ou des manuels
bellicistes après-guerre, rejetés par le syndicat des instituteurs en 1923).
20. Je suis les analyses de Brigitte Dancel, Histoire de l’enseignement de l’Histoire
à l’école publique de la IIIe République ; Le ministre, le maître et l’élève dans les écoles
élémentaires de la Somme 1880-1926, thèse sous la direction de Cl. Lelièvre. Enseigner
l’histoire à l’école primaire de la IIIe République, Paris, PUF, 1996.
21. Conférence pédagogique faite à Lesparre, en 1895, in Ministère de l’Instruction
publique, L’Inspection de l’enseignement primaire, Paris, Imprimerie nationale, 1900,
p. 340.
22. L. Brossolette, inspecteur de l’enseignement primaire de Paris, Histoire de
France. Cours moyen, certificat d’études, Paris, C. Delagrave, 1907.
23. L’histoire est enseignée dans les écoles primaires supérieures à partir de 1833.
Elle fait partie de la formation des élèves instituteurs, mais leur culture en Histoire
sainte est meilleure, si on en croit les sujets donnés au brevet élémentaire et au
brevet supérieur jusqu’aux lois Ferry, qui suppriment cet enseignement des
programmes des écoles normales. L’histoire devient une matière de l’école élémen-
taire sous le ministère de Victor Duruy en 1867.
323
L’école et la lecture obligatoire
324
Notes
dans l’enseignement primaire, Hachette, 1868. Ferdinand Buisson, Conférence sur l’en-
seignement intuitif, Delagrave, 1897.
43. Ch. Charrier, Pédagogie vécue, op. cit., p. 375.
44. Id., ibid., p. 385.
45. L’unanimisme, qui célèbre la solidarité humaine des « groupes de travailleurs
fiévreux et haletants », comme l’écrit Émile Verhaeren (1855-1916) dans La Multiple
Splendeur, n’aura aucune peine à entrer dans le répertoire poétique des écoles (« Je
vous aime, gars des pays blonds… »).
46. G. Jost et V. Humbert, Lectures pratiques, op. cit. Traduit aussitôt en espagnol,
il fait partie des ouvrages qui ont popularisé le modèle de « la leçon de choses » en
Amérique latine.
47. Les gravures (en noir et en couleurs) représentent des intérieurs bourgeois et
des extérieurs parisiens On voit ainsi les petites filles vêtues de taffetas, jouant à « la
queue au loup » ou à colin-maillard dans un parc sous l’œil de leurs maîtresses : ce
sont les élèves de l’École alsacienne, à qui le jardin du Luxembourg tient lieu de cour
de récréation…
48. Rapport de l’inspecteur général Lazerges sur les conférences pédagogiques de
1931, in C. Savard, Pages choisies de pédagogie contemporaine, Delagrave, 6e édition
1938 [1935], p. 421.
49. L’opposition n’est plus entre lire et voir, mais entre voir et agir, entre la percep-
tion et l’expérience de l’action. La psychologie de l’enfant (Wallon, Piaget) fait de
l’abstraction une conquête progressive, qui découle non d’un enseignement direct,
mais de l’incorporation progressive des « schèmes d’action » avec des moments de
prise de conscience dans et sur l’expérience. Il faut respecter les « stades de déve-
loppement » de l’enfant et ses modes particuliers d’apprentissage qui diffèrent de
ceux d’un adulte.
50. M. Orieux et M. Everaere, Leçons de choses, Cours moyen, Hachette, 1954, p. 3
et p. 49. Marcel Orieux, professeur au lycée Arago est un ancien élève de l’ENS Saint-
Cloud. Marcel Everaere, ancien maître de l’école annexe de l’EN de Paris est directeur
d’école. Le manuel, conçu pour deux années scolaires (CM1-CM2), comporte 59 leçons.
51. Freinet et les militants de l’ICEM (Institut coopératif de l’école moderne)
demandent à leurs classes de mener les observations à leur terme en passant à la
production écrite (expositions, journaux scolaires, édition de documents pour la
classe). Les fameuses BT – bibliothèque de travail – éditées par l’ICEM ne concer-
nent pas seulement les sciences (peu importantes par rapport aux enquêtes sur le
milieu social), mais tous les savoirs de l’école.
52. Sur la Main à la Pâte et ses modèles théoriques et pédagogiques, A.-
M. Chartier, « Le dispositif de formation MAP », séminaire international d’Erice,
juillet 2004.
53. Les deux psychologues de référence des années 1930 aux années 1970 sont
Piaget (La Naissance de l’intelligence chez l’Enfant, Delachaux et Niestlé, 1936 ; La
Construction du réel chez l’enfant, Paris, Delachaux et Niestlé, 1937) et Wallon
(L’Évolution psychologique de l’enfant, A. Colin, 1941 ; De l’acte à la pensée, Flammarion,
1942 ; Les Origines de la pensée chez l’enfant, Paris, PUF, 1945). L’influence que Wallon
exerce sur la psychologie scolaire et sur le monde enseignant grandit après la
Libération (il est président de la commission de réforme Langevin-Wallon et prési-
dent du GFEN – Groupe français d’éducation nouvelle – de 1946 à sa mort en 1962).
325
L’école et la lecture obligatoire
Elle est ensuite éclipsée par celle de Jean Piaget. Vygotski (mort en 1934) n’est pas
connu hors du monde des spécialistes, avant que Jerome Bruner en fasse une « réfé-
rence incontournable » (Comment les enfants apprennent à parler, 1983, trad. fran-
çaise, 1990) et avant la traduction de Pensée et langage, 1985.
54. Mme J. Guiot et Frère Mane. Nos causeries. Livre de lecture courante. Éduca-
tion du sens moral, de la volonté et de l’intelligence, Paris, Delaplane, 1907, p. 3.
55. A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Lire dans les livres de lecture », Discours sur la
lecture, 1880-2000, op. cit., pp. 332-382.
56. Albert Cahen, 1857-1937, a été professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand,
puis inspecteur général. Il fait partie en 1895 de la commission des « auteurs clas-
siques » qui émet un avis négatif sur la dissertation littéraire au baccalauréat et recom-
mande au contraire, sous l’impulsion de Gustave Lanson, le commentaire de texte.
Il intervient publiquement sur ce sujet en 1909 après Lanson et Rudler, dans le cadre
des conférences du musée pédagogique. G. Jost appartient à la culture primaire : fils
de boucher, normalien, a quitté Strasbourg, après 1870. Il a été instituteur, inspec-
teur, avant de devenir inspecteur général.
57. Lectures courantes extraites des écrivains français a été réédité jusqu’en 1920 (7e
édition). C’est un manuel « surtout » destiné aux classes des petits lycées (à partir de
la 8e) et aux classes des EPS (qui appartiennent à l’enseignement primaire, mais au-
delà du certificat d’études). Ce livre pouvait être utilisé dans toutes les classes de la
6e à la 3e. Il se présente comme pouvant être aussi utilisé en cours moyen, mais il
a servi de répertoire de textes pour les auteurs de manuels à la recherche de « litté-
rature classique » et d’anthologie littéraire pour les normaliens et les élèves prépa-
rant le brevet, son volume (570 pages) le rendant peu commode pour une utilisation
régulière en classe. Le public visé des EPS était bien plus nombreux que celui des
élèves fréquentant les classes de 6e des lycées et commercialement, la maison Hachette
avait de bonnes raisons de soutenir cette « démocratisation » de la littérature. Sur
les anthologies, qui sont un genre littéraire débordant les anthologies scolaires,
E. Fraisse, Les Anthologies en France, Paris, PUF, 1997.
58. En supprimant l’enseignement du latin avant la classe de 6e, ce qui a provoqué
un débat au parlement et des protestations indignées dans Le Figaro, Jules Ferry a
rendu cette « bifurcation » possible. C’est ainsi que Péguy, le « fils de la rempailleuse
de chaise », est entré en 6e à Orléans en 1885, ce qui lui a permis d’intégrer l’ENS
(après son service militaire) en 1894.
59. G. Jost et A. Cahen, op. cit., p. V-VII (passim).
60. A. Duchatenet, Lectures choisies, 1re année du cours moyen Rieder, (s. d.),
320 p., et Premier livre de lectures courantes, Cornély, 1903, 288 p. (collection de
M. Aulard).
61. É. Marguerin, article « Littérature », Dictionnaire de pédagogie, 2e Partie, I.,
p. 1600.
62. Journal des Instituteurs, 13 juin 1886.
63. F. Buisson, article « Littérature », Dictionnaire de pédagogie, 2e partie, op. cit.
64. Id., ibid.
65. É. Anthoine, article « Fables », Dictionnaire de pédagogie, 1re partie, 1882, p. 979.
Anthoine est normalien et biagrégé, grammaire et lettres. Il présente La Fontaine
comme un auteur à part entière et non plus comme « traducteur » de Phèdre et
d’Ésope.
326
Notes
Notes du chapitre 8
1. « Fénelon, archevêque de Cambrai, fut aussi un grand prédicateur. Il était le précep-
teur d’un petit-fils de Louis XIV. Il a écrit pour l’instruction de son élève un livre appelé
les Aventures de Télémaque. Il conseille au jeune prince d’être bon, sage et modeste,
et de ne pas trop aimer la guerre ; c’était comme s’il lui avait conseillé de ne pas ressem-
bler à Louis XIV, son grand-père. Louis XIV s’en fâcha et Fénelon dut quitter la cour »,
écrit Ernest Lavisse dans son Histoire de France, cours moyen, Paris, Armand Colin,
1912 (éd. 1920, p. 118).
2. C’est-à-dire « à l’usage du dauphin ». Cette expression désignera des collections
soigneusement expurgées, destinées aux enfants ou à la jeunesse.
3. J. Glénisson, « Le Livre pour la jeunesse », Histoire de l’édition française, Le temps
des éditeurs, tome III, op. cit., Fayard/Promodis, 1990 [1985], pp. 461-495.
4. Des armoires-bibliothèques sont installées dans les classes depuis le ministère
Rouland, en 1862. En 1870, un quart des écoles étaient équipées ; en 1900, 64 %. Les
fonds comprenaient de 50 à plus de 150 livres, prioritairement des livres d’histoire,
de sciences, des œuvres littéraires (Corneille, Molière, Cervantès, Swift, Defoe)
puisque les lecteurs visés sont les anciens élèves ou les habitants du village. Les
ouvrages « destinés aux enfants » n’apparaissent qu’avec le catalogue de 1887. En 1915,
les bibliothèques scolaires deviennent officiellement les « bibliothèques des écoles
publiques », destinées aux élèves. J. Hébrard, « Les bibliothèques scolaires », in
D. Varry (dir.), Histoire des bibliothèques françaises, 1989-1914, Paris, éd. du Cercle de
la Librairie-Promodis, 1991, pp. 548-577.
5. Le Tour de la France par deux enfants. Devoir et Patrie. Livre de lecture courante
avec 212 gravures instructives pour les leçons de choses et 19 cartes géographiques, par
G. Bruno, Paris, Belin, 1878. Les 212 gravures qui présentent nombre de chefs-d’œuvre
architecturaux, montrent les châteaux royaux mais aucune cathédrale ou église. Les
citations sont tirées de la préface de la 411e édition.
6. F. Buisson, préface du Catalogue de livres destinés aux lectures récréatives, 1888.
7. A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Entre le ministre et l’instituteur, les discours péda-
gogiques intermédiaires », Discours sur la lecture, 1880-2000, op. cit., pp. 297-331.
327
L’école et la lecture obligatoire
8. J. Robardet. Témoignage cité dans Louis Pergaud, dossier établi par M. Lemaître,
Paris, CNDP, 1982.
9. Bulletin pédagogique du Pas-de-Calais, 1900.
10. D. Gestin, Scènes de lecture. Le jeune lecteur en France dans le première moitié
du XIXe siècle, Rennes, PUR, 1998.
11. Bulletin pédagogique du Pas-de-Calais, 1890.
12. Lettres d’institutrices rurales d’autrefois, rédigées à la suite de l’enquête de
Francisque Sarcey en 1897, introduites et commentées par Ida Berger, Paris, Association
des amis du Musée pédagogique, s. d. I. Berger et R. Benjamin, L’Univers des institu-
teurs : étude sociologique sur les instituteurs et les institutrices du département de la Seine,
Paris, Minuit, 1964.
13. Enquête de P. Larralde et P. Régérat, 2001, dactyl.
14. A.-M. Chartier, « When French Schoolchildren got involved in Literature 1920-
1940 », Yale French Studies, 2007.
15. C. Mulley, Capi et sa troupe. Épisode extrait de Sans Famille par Hector Malot.
Livre de lecture courante à l’usage des écoles primaires contenant des notes et des devoirs,
Paris, Hachette, 1892, 8e édition en 1913, 16e en 1930.
16. Bien des manuels de lecture suivie sont des livres instructifs écrits sous une forme
romancée, plus ou moins réussie. Ainsi, Histoire de trois enfants par l’inspecteur
K. Seguin, Hachette, 1927 ; Jacques le Poucet et Klapp la Cigogne au pays de Françoise,
par A. Fraysse, Colin, 1930 ; La Joie des yeux par P. Liquier, Paris, Librairies-Imprimeries
réunies, 1935 ont été fabriqués par des pédagogues et relèvent plus du genre didac-
tique que littéraire.
17. A. Lichtenberger, Mon petit Trott, Paris, Plon, 1898 (couronné par l’Académie
française, onze rééditions). Paul et Victor Margueritte, écrivains réalistes, républicains,
écrivent ensemble Zette (1903). Poum, histoire d’un petit garçon paraît en 1920, après la
mort de Paul au front, en 1918. Victor fait scandale en publiant La Garçonne en 1922.
18. L. Pergaud, La Guerre des boutons, Roman de ma douzième année, Paris, Mercure
de France, 1912.
19. L’écriture littéraire du point de vue enfantin est un champ d’investigation litté-
raire capital à cette époque, comme en témoignent les œuvres de Tolstoï, Enfance,
1852 ; H. James, What Maisie knew, 1897, The Turn of the Screw, 1898 ; V. Woolf, The
Voyage out, 1915, To the Lighthouse, 1927 ; W. Faulkner, Adolescence, 1920 ; M. Proust,
Jean Santeuil et les premiers volumes de À la Recherche du temps perdu, 1913, 1918 ;
B. Pasternak, L’Enfance de Luvers, 1918 ; V. Larbaud, Portrait d’Éliane à quatorze ans,
1918, et bien d’autres. Dans la lignée de l’enfant-poète, qui voit l’invisible, il existe une
veine littéraire féconde, avec Maeterlink (L’Oiseau bleu, 1908), Colette écrivant pour
Ravel L’Enfant et les sortilèges (1930), J. Supervielle (L’Enfant de la haute mer, 1931) et
Saint-Exupéry (Le Petit Prince, 1943).
20. Charles Vildrac (1882-1971), poète et auteur dramatique, fils d’un communard et
d’une institutrice, est le beau-frère de l’académicien Georges Duhamel. L’Île rose, roman
pour enfants qui paraît en 1924, suivi de La Colonie, enchante les bibliothécaires de
l’Heure Joyeuse qui contribuent à son succès. Le Syndicat national des instituteurs
(SNI) lui commande alors Milot puis Bridinette qui sont édités par sa maison d’édition,
SUDEL.
21. H. Lemaître (dir.), La Lecture publique : mémoire et vœux du Congrès international
d’Alger, 1931.
328
Notes
329
L’école et la lecture obligatoire
Notes du chapitre 9
1. Sauf dans les colonies. Le départ à l’étranger des ordres enseignants religieux
chassés par la loi de séparation a assuré la domination des Français dans le vivier
des missions catholiques dans le monde, en Afrique, en Asie, ainsi qu’en Amérique
latine.
2. Les enquêtes montrent qu’un enfant sur trois va recourir à l’école privée à un
moment de son parcours pour des motifs non pas religieux mais scolaires. R. Ballion,
Les Consommateurs d’école, Paris, Stock, 1981. Cependant, dans les représentations
des enseignants, comme dans les prises de positions d’associations défendant la laïcité
(Ligue de l’enseignement, Comité national d’action laïque, syndicats), l’école privée
est restée longtemps identifiée à la seule école catholique, bourgeoise, payante, « école
des curés » qui ne peut pas être considérée comme rendant un « service public »
d’éducation. La contractualisation (accord Lang-Cloupet, 1993) a changé objective-
ment la donne, mais les débats violents autour des signes ostensibles d’appartenance
religieuse (voile) ou de l’ouverture d’écoles musulmanes montrent à quel point la
question d’un enseignement religieux à l’école (même facultatif, comme dans les
écoles d’Alsace ou de Moselle) reste vive.
3. H. Pena-Ruiz, Dieu et Marianne : philosophie de la laïcité, PUF, 1999 (ce livre a
eu le prix de l’instruction publique en 2000).
4. Dans les pays protestants qui gardent la référence à la Bible et assument une
tradition d’éducation chrétienne ou christianisée (sous des modalités très variables)
dans le cadre d’Églises nationales, il semble que se développent bien plus aisément
des programmes et des discours pédagogiques pragmatiques (adapter les écoles aux
demandes familiales et aux finalités utilitaires de la demande sociale), discours qui
ne cessent en France d’être stigmatisés (enseignement de ségrégation sociale, ou
éducation au rabais pour le peuple).
5. P. Bergounioux, Un peu de bleu dans le paysage, Lagrasse, éd. Verdier, 2001,
p. 59. Bien des récits autobiographiques font ainsi remonter à une « expérience d’ex-
tase » par la lecture, la vocation d’écrivain de leur auteur, comme Jules Vallès, dans
L’Enfant (grâce à Robinson Crusoé), ou Umberto Eco grâce à Sylvie et Aurélia de
Nerval, expérience qui abolit le temps et le monde.
6. Ratio Studiorum, Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de
Jésus, édition latin-français, présentée par A. Dumoustier et D. Julia, Paris, Belin,
1997 ; M.-M. Compère et A. Chervel (dir.), Les Humanités classiques, op. cit.
7. M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 1980 (réédition, Albin Michel,
1994) ; Héros et orateurs, Genève, Droz, 1990 (réédition, Albin Michel, 1996).
8. Les demandes ne sont pas toutes acceptées et la compagnie distinguera trois
types de collèges, les petits avec seulement des classes de grammaire, de lettres et
de rhétorique (s’achevant donc au niveau de ce qui deviendra le « premier bac ») :
les moyens, comportant les trois années de philosophie, et les grands, avec un cursus
de théologie complet. Cette expansion accompagne la croissance de la bureaucratie
monarchique, qui décuple de 1515 à 1665, passant de 8 000 à 80 000 individus (ce
qui représente, avec leur famille, 3 à 3,5 % de la population française en 1665). Cf.
M.-M. Compère, Du collège au lycée (1500-1850), op. cit.
9. On peut penser que l’héritage des écoles centrales n’a pas été perdu et se
retrouve finalement assumé en partie par les écoles normales.
330
Notes
331
L’école et la lecture obligatoire
332
Notes
laïque entre culture et savoirs », Beyond One’s Own Backyard : Intercultural Teacher
Education in Europe (De chez moi et d’ailleurs : éducation interculturelle des enseignants
en Europe), T. Dragonas, A. Frangoudaki, Ch. Inglessi (eds), Athens, 1996, pp. 75-94.
46. Toutes les discussions autour du port du foulard islamique et des « signes »
d’appartenance religieuse manifestent à partir de 1989 les contradictions du corps
enseignant et de l’institution à ce sujet.
47. M. de Certeau, La Prise de parole, Paris, Desclée de Brouwer, 1968 ; La Culture
au pluriel, Paris, UGE, 1974 ; L’Invention du quotidien, Les Arts de faire, Paris, UGE,
1980 ; (en coll. avec Luce Giard) L’Ordinaire de la communication, Paris, Dalloz, 1983.
48. « L’école peut être un des points où s’effectue, grâce à une pratique collec-
tive, le réajustement entre des modèles culturels contradictoires », La Culture au
pluriel, op. cit., p. 123.
49. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., chapitre XII, « Lire, un bracon-
nage ».
50. R. Hoggart, The Uses of Literacy, 1957, trad. La Culture du pauvre : étude sur le
style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970.
51. N. Wachtel, La Vision des vaincus, Paris, Gallimard, 1971.
52. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 139.
53. Les analyses issues de l’ergonomie du travail trouvent aisément place dans
cette perspective, parce qu’elles privilégient justement « la clinique du travail », « l’ac-
tivité située », « les environnements de travail ». Y. Clot, La Fonction psychologique
du travail, Paris, PUF, 1999 ; « Clinique du travail et action sur soi », in J.-M. Baudouin,
J. Friedrich (éd.), Théories de l’action et éducation, Bruxelles, De Boeck, 2001.
J.-M. Barbier, M. Durand (dir.), Sujets – activités – environnements : Approches trans-
verses, Paris, PUF, 2006.
54. B. Rey, Les Compétences transversales en question, Paris, ESF, 1996 ; Faire classe
à l’école primaire, Paris, ESF, 1998.
55. M. de Certeau, L’Absent de l’histoire, Tours, Mame, 1973 ; L’Écriture de l’histoire,
Paris, Gallimard, 1975.
56. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., 5e partie, « Manières de croire ».
Notes du chapitre 10
1. Circulaire du 7 octobre 1866.
2. Ch. Klapisch-Zuber, La Maison et le nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la
Renaissance, Paris, EHESS, 1990, en particulier chap. XV, « Les clefs florentines de
Barbe-Bleue, L’apprentissage de la lecture », p. 309. Elle relate les déboires d’une
famille dont le fils n’apprend pas, fugue, devient un « mauvais garçon », avant de
mourir accidentellement à 19 ans.
3. Dans son autobiographie Padre Padrone, L’éducation d’un berger sarde (trad.
Gallimard, 1977), Gavino Ledda raconte comment son père est venu l’arracher à son
maître en pleine classe pour l’envoyer garder les moutons (première scène du film
des frères Taviani, Palme d’or 1977) ; il a besoin de lui à la ferme, mais redoute de
perdre son pouvoir sur un fils qui réussit trop bien.
4. L’école à deux ou trois classes n’est pas seulement rurale, on en trouve à Paris
dans de nombreux quartiers au XIXe siècle. Souvent créées par des particuliers ou des
333
L’école et la lecture obligatoire
maisons religieuses, elles ont perduré en passant sous tutelle des services munici-
paux, sans pour autant pouvoir s’agrandir, faute d’espace.
5. Clément Brun (1844-1921), Trois plumes au chapeau, ou l’instituteur d’autrefois,
Grenoble, B. Arthaud, 1950, réédition Montmélian, la Fontaine de Siloé, 1995. Dans
le Dauphiné du XIXe siècle, les maîtres d’école, souvent originaires du Val d’Aoste ou
du Briançonnais qui venaient se louer pour l’hiver à une paroisse aux foires d’au-
tomne, portaient au chapeau deux ou trois plumes de couleur, selon qu’ ils pouvaient
enseigner la lecture, l’écriture et, plus rare, « la chiffre ».
6. A.-M. Chartier et A. Cotonnec, « Ils nous mettent au fond des classes », Études
tsiganes, 4, 1984, pp. 5-14 ; « Voyageurs-écoles : le malentendu », in P. Williams (dir.),
Tsiganes : identité et évolution, op. cit., pp. 258-267. Voir aussi Études tsiganes, « L’école
sur le vif », 2, 1996 ; Tsiganes et gens du voyage, du terrain à l’école, CRDP d’Auvergne,
1998 ; A.-M. Chartier, « La scolarisation des enfants tsiganes. Réflexions pour la forma-
tion des maîtres », in M. Cannizzo (coord.), Modes et stratégies d’appropriation des
savoirs : l’exemple des enfants tsiganes, CRDP de Lyon, mai 2006, pp. 179-186.
7. Les comédies de Molière qui mettent en scène les débats du temps sur les
« femmes savantes », sur ce que doivent apprendre les filles, ont pour postulat que
celles-ci peuvent (sont aptes à) être instruites de tout. La statuaire religieuse abonde
d’ailleurs en figures de sainte Anne apprenant à lire à la Vierge (et parfois même
écrire), témoignant que l’analphabétisme féminin relève d’un fait de condition, non
d’une incapacité naturelle.
8. D’où l’insistance permanente dans « la formation des maîtres », ou dans les
traités d’éducation des ordres enseignants, sur la différence entre les désobéissances
(étourderie, paresse, mauvais comportements) qui doivent être châtiées et l’incapa-
cité des enfants (manque de mémoire, incapacité à comprendre, etc.) qui peut exas-
pérer le maître, mais qui doit être acceptée. Dans la pratique, cette dissociation est
possible dans une pédagogie de la présence (on voit si l’enfant s’applique à son travail,
manifeste sa bonne volonté ou non), mais évidemment impossible à maintenir dès
qu’on évalue des « traces écrites » en différé : comment distinguer dans un devoir les
manquements relevant de la paresse, de l’étourderie, de l’ignorance, de la stupidité ?
Comment savoir si l’élève a été ou non été aidé, a copié sur son voisin… ? Les discus-
sions sur les traces qui doivent/peuvent témoigner du « travail sincère » de l’écolier
conduisent à inventer le binôme cahiers du jour-cahiers de brouillon au début de la
IIIe République.
9. J.-N. Luc, L’Invention du jeune enfant au XIXe siècle. De la salle d’asile à l’école
maternelle, Paris, Belin, 1997.
10. E. Prairat, Sanction et Socialisation, Paris, PUF, 2001.
11. N. Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1933].
12. A. Sylvère, Toinou : le cri d’un enfant auvergnat, pays d’Ambert, op. cit., p. 35.
13. Id., Ibid., p. 38 : « Chez les Dominicaines, les filles n’obéissaient nullement au règle-
ment sévère institué par la sœur Saint-Vincent. Elles recevaient un enseignement sans
violence, et on pouvait passer chez elles un certain nombre d’années sans éprouver le
moindre besoin d’apprendre à lire. Il en fut ainsi pour ma grand-mère, ma mère, et ma
cadette, la Marguerite. La mère Agnès, comme toutes les autres Dominicaines, se fatiguait
peu. Elle réussit à enseigner trois générations de notre famille sans le moindre résultat. »
14. Margaret Mead (Coming in Age in Samoa, 1928) provoqua de grandes polé-
miques dans l’Amérique puritaine, car elle décrit une société « douce » qui protège
334
Notes
les enfants sans les contraindre, qui autorise les relations sexuelles entre adolescents
et qui est permissive sans pour autant mettre la vie familiale et sociale en péril
(Adolescence à Samoa, Paris, Plon, 1972 [1927]).
15. La Contesse de Ségur condamne le knout dangereux du colérique Général
Dourakine, le fouet sadique de la Mère MacMiche ou de Madame Fichini, mais
justifie les punitions raisonnées de Madame de Réan à l’égard de « l’incorrigible »
Sophie (privations de sortie, de visite, de repas, isolement, et pour des fautes excep-
tionnelles, correction par le fouet). Les petites filles modèles sont celles qui n’ont pas
besoin d’être corrigées.
16. J. Baubérot, La Morale laïque contre l’ordre moral, op. cit.
17. Cette dernière expression montre d’ailleurs que « lire, c’est comprendre » et
pas seulement décoder et oraliser.
18. V. Haüy, Essai sur l’éducation des aveugles, 1786. Abbé de l’Épée, Les Quatre
Lettres sur l’éducation des sourds, Paris, Butard, 1774 ; La Véritable Manière d’instruire
les sourds et muets, confirmée par une longue expérience, Paris, Nyon l’aîné, 1784.
19. Pour ce qui est de l’écriture, on en restait aux deux procédés connus depuis
Haüy : le maniement de caractères typographiques pour gaufrer le papier, ou le guide-
main. Cela faisait dire à l’abbé Carton, directeur de l’école pour aveugles de Bruges :
« À Paris, il n’y a que 3 ou 4 aveugles sachant écrire. »
Pour la musique, on se contentait de faire appel à la mémoire auditive des élèves ».
http ://www.snof.org/histoire/Lbraille.html
20. D’après l’UNESCO, le braille est utilisé dans 83 pays et 65 alphabets.
L’apprentissage du braille français demande deux ans (braille intégral), plus trois ans
pour utiliser le braille abrégé, mais les nouvelles technologies informatiques sont en
train de modifier la donne. La vitesse de lecture pour un expert reste deux à trois
fois moins rapide que pour un voyant. Ph. Mousty, La Lecture de l’écriture braille :
patrons d’exploration et fonctions des mains, thèse de l’Université Libre de Bruxelles,
Bruxelles, 1986.
21. En 1881, Maurice de la Sizeranne (1857-1924) fait une « réforme orthogra-
phique » en introduisant des abréviations (« par ex », « b » pour bien) dans le braille
français (263 abréviations à l’époque, 948 un siècle plus tard), pour économiser près
de 40 % de surface dans l’édition des textes, sans compliquer la lecture. D’autres
codes seront créés ultérieurement, pour l’écriture mathématique, les symboles
chimiques, etc.
22. http ://www.injs-paris.fr/historique
23. Protégé de l’abbé Sicard, J. Massieu (1772-1846) fut le premier silencieux à
avoir une charge pédagogique de façon officielle. Après avoir été professeur à l’Institut
de Paris, il devint en 1823 directeur de l’école des sourds de Lille.
24. M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, Une politique de la langue. La Révolution fran-
çaise et les patois : l’enquête de Grégoire, Paris, Gallimard, 1975. Les débats sur l’édu-
cation des sourds sont très marqués par des enjeux révolutionnaires. L’abbé de l’Épée
meurt en décembre 1789, l’abbé Sicard est dénoncé comme prêtre réfractaire (sans
doute par Valentin Haüy), échappe de peu aux massacres de septembre, est arrêté
comme espion de Louis XVIII et proscrit par Bonaparte jusqu’en 1800, date à laquelle
il retrouve la direction de l’Institut.
25. L’instituteur Samuel Heinicke (1719-1790) devient célèbre en réussissant à dému-
tiser un jeune homme. Sa controverse avec l’abbé de l’Épée le fait remarquer du
335
L’école et la lecture obligatoire
monde savant et, en 1778, l’électeur de Saxe lui confie à Leipzig la première insti-
tution de sourds-muets. Il favorise l’introduction d’une méthode d’épellation phoné-
tique de l’allemand dans les écoles primaires (LautierMethode).
26. J. M. G. Itard (1774-1838), élève de Pinel, est célèbre pour l’étude qu’il fit sur
Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron qui lui fut confié en 1800. Mémoire sur les
premiers développements de Victor de l’Aveyron (1801) et le Rapport sur les nouveaux
développements de Victor de l’Aveyron (1806, publié en 1807, Imprimerie impériale).
Il montra que l’enfant n’était nullement inintelligent, mais ne réussit pas à lui
apprendre à parler. Lucien Malson le republia assorti d’une longue préface en 1964
(Les Enfants sauvages, éd. 10/18), donnant à Truffaut l’idée du film L’Enfant sauvage
sorti en 1970.
27. Itard publie en 1821 un Traité des maladies de l’oreille et de l’audition, qui passe
pour l’ouvrage fondateur de l’O.R.L.
28. Il exprima cette nouvelle position en 1824 (Sicard meurt en 1822) et la réaf-
firma dans son testament en 1837.
29. G. Swain, « Les infirmes du signe », Esprit, 1982.
30. Il est signé par O. Claveau (1826-1904), inspecteur général des établissements
de bienfaisance, qui, après plusieurs voyages à l’étranger, écrit au ministre le rapport
qui impose la méthode d’enseignement oral. Dictionnaire de pédagogie, 1re partie,
article « Sourds-muets », 1882, p. 2810.
31. Aujourd’hui, sur les nombreux sites des associations de sourds, cette mesure
est souvent présentée comme relevant de la même logique jacobine, positiviste et
« colonialiste » que l’interdiction des langues minoritaires, comme le breton et le
basque.
32. Le congrès international de 1900 pour l’étude des questions d’assistance et
d’éducation des sourds-muets entérine les décisions du congrès de Milan. C’est seule-
ment en 1977 que le ministère de la Santé abroge l’interdit qui pèse sur la LSF, qui
réapparaît l’année suivante dans des cours du soir, et en 1991 que la loi Fabius recon-
naît la LSF pour l’éducation des enfants.
33. Dictionnaire de pédagogie, op. cit., article « Sourds-muets », p. 2812.
34. Helen Keller (1880-1961) sourde-muette aveugle, rééduquée par Ann Sullivan,
parvint à obtenir une graduation universitaire. Son cas, rapidement célèbre, est utilisé
tantôt pour soutenir l’importance de l’accès à un langage symbolique, tantôt pour
soutenir le code écrit (Ann parvient à faire entrer Helen dans le langage en lui
épelant sur la paume le code alphabétique « water »).
35. R. Zazzo (dir.), Les Débilités mentales, Paris, Armand Colin, 1968, en particu-
lier, S. Netchine, « Idiots, débiles et savants au XIXe siècle ».
36. En 1837, un an avant sa mort, Itard l’a recommandé pour s’occuper, sous sa
direction, de l’éducation à domicile de deux enfants retardés. Après l’expérience de
Bicêtre et la publication de son livre en 1846, le fait de ne pas avoir fait d’études de
médecine le dessert en France, ce qui l’incite à émigrer aux États-Unis en 1850, où
il supervise la création de plusieurs écoles spéciales et est reçu docteur de l’Université
de New York en 1861.
37. Y. Pellicier et G. Thuillier, Édouard Seguin (1812-1880), l’instituteur des idiots,
op. cit. G. Thuillier, « Un pionnier de la psychiatrie de l’enfant, Édouard Seguin (1812-
1880). Guide de recherche »,
mediatheque.ville-nevers.fr/user/files/EDOUARDSEGUIN.pdf.
336
Notes
38. É. Seguin (1812-1880), Traitement moral, hygiène et éducation des idiots, Paris,
1846.
39. Les fameuses baguettes de bois de longueur croissante, que Seguin fit scier à
l’atelier de Bicêtre, seront bientôt présentes dans toutes les classes adoptant « le maté-
riel Montessori » et Piaget, en observant les enfants les manipuler, à Genève, a pu
y concevoir le passage du « stade sensori-moteur » au « stade des opérations
concrètes ».
40. Henri Wallon fait sa thèse sur L’Enfant turbulent en 1925. C’est lui qui fait du
jeu l’activité fondamentale de l’apprentissage enfantin.
41. D. M. Bourneville (1840-1909), « Assistance, traitement et éducation des enfants
idiots et dégénérés », rapport fait au Congrès national d’assistance publique, juin 1894
– coll. Bibliothèque d’Éducation Spéciale, 4, Alcan, Paris, 1895. Création de classes
spéciales pour les enfants arriérés (Lettre aux membres de la 3e commission du Conseil
général de la Seine), Alcan, Paris, 1897 (n° hors série édité à l’Hôpital Bicêtre-
Imprimerie des enfants).
42. A. Binet, T. Simon, « Méthodes nouvelles pour le diagnostic du niveau intel-
lectuel des anormaux », Année psychologique, 11, 1905, pp. 191-244 ; Les Enfants anor-
maux, Guide pour l’admission dans les classes de perfectionnement, [Paris, Armand
Colin, 1907], Privat, Toulouse, 1978. A. Descœudre, L’Éducation des enfants anormaux
(Observation psychologique et enseignement pratique), Neuchâtel/Paris, Delachaux et
Niestlé, 1916.
La normalité a deux acceptions, puisqu’elle désigne à la fois la fréquence statis-
tique (d’après les travaux de Galton, connus de Binet), mais aussi l’état optimal, non
pathologique, d’après la définition médicale qui voit entre santé et maladie une solu-
tion de continuité et une différence de nature. Pour Binet et Simon, la différence
est au contraire une différence de degré. G. Canguilhem, Le Normal et le patholo-
gique, Paris, Les Belles Lettres, 1950 [1943].
43. Bourneville se bat pour exclure les religieuses de l’hôpital et former des infir-
mières laïques, qui n’auront de compte à rendre qu’au médecin.
44. La SLEPE est créée par Ferdinand Buisson, alors titulaire de la chaire des
Sciences de l’Éducation à la Sorbonne. Elle deviendra la Société Binet après sa mort,
en 1911, puis la société Binet-Simon.
45. M. Vial, Les Origines de l’enseignement spécial en France, op. cit.
46. M. Prudhommeau, L’Enfance anormale : le problème pédagogique et social, Paris,
PUF, 1949 ; Les Enfants déficients intellectuels : bases psycho-pédagogiques de leur dépis-
tage et de l’enseignement spécial, Paris, PUF, 1956.
47. C. Marozi, Pédagogie et organisation de l’enseignement spécialisé, op. cit., p. 14.
48. R. Zazzo, Courrier médical, 17-5-1969, 91-20.
49. Sur les bornes 50-70 qui fixaient les bornes de la débilité scolaire, Zazzo apporte
les précisions suivantes : « Binet lui-même avait décidé d’appeler débile un individu qui
était parvenu au stade de la langue écrite (7 ans et demi ou 8 ans) et qui n’avait jamais
atteint le stade de la pensée abstraite (10 ou 11 ans). Ce sont donc ici encore des critères
scolaires. Terman a simplement traduit ces frontières en termes de QI. Le développement
s’arrêtant à l’âge de 15 ans, le QI d’un débile qui a atteint le stade du langage écrit est
7,5/15 = 50 et celui d’un sujet qui a atteint celui de la pensée abstraite est 10/15 : 70
environ. Le chiffre de 50 n’est en somme que la traduction de l’expérience pédagogique :
savoir lire et écrire. » L’élévation de la borne supérieure du QI à 80 signifie que des
337
L’école et la lecture obligatoire
enfants qui ne seraient pas allés en classe de perfectionnement avant 1968 y étaient
orientés après cette date.
50. Ibid.
51. Ibid.
52. Après 1968, toute une série d’études retracent de façon critique le processus
de ségrégation scolaire, de médicalisation de l’échec et l’élaboration d’outils « pseudo-
scientifiques » pour le légitimer. M. Tort, Le Quotient intellectuel, Paris, F. Maspero,
1974. M. Zafiropoulos, Les Arriérés, de l’asile à l’usine, Paris, Payot, 1981. P. Pinell,
M. Zafiropoulos, Un siècle d’échecs scolaires, Paris, Éditions ouvrières, 1983.
53. A. Vistorky, L’Éducation nationale, 4 mars 1965, p. 5.
54. En trente ans, les enfants en retard de deux ans et plus ont pratiquement
disparu. Entre 1987 (35,5 % d’enfants en retard d’un an au CM2) et 1997 (19,9 %),
les résultats en lecture sont restés stables. « La lecture en CM2. Comparaison des
résultats en lecture des élèves en fin de CM2 à dix ans d’intervalle », Les Dossiers de
l’éducation et de la formation, 102, novembre 1998.
55. M. Rouchette L’Éducation nationale, 7 novembre 1968.
56. Rappelons que la durée normale des études primaires était de 8 ans (entre six
et quatorze ans). Tout se passe donc comme si le butoir du Certificat d’études avait
été transféré sur la classe de sixième.
57. A. Vistorky, L’Éducation nationale, 12 janvier 1967.
58. Les Petits Enfants du siècle (1961) est un roman à succès de Christiane Rochefort,
qui met en scène l’adolescence de Josyane qui rêve de quitter le logis insalubre de
ses parents pour habiter un HLM de la cité à Sarcelles.
59. M. Rouchette, L’Éducation nationale, 14 novembre 1968.
60. A. Mareuil, L’Éducation nationale, 21 février 1963, p. 19. L’inspecteur primaire
André Mareuil fit une thèse sur la réception de la littérature dans le secondaire,
montrant la nécessité de sortir des « classiques » et de moderniser le corpus (Littérature
et jeunesse d’aujourd’hui, Paris, Flammarion, 1971).
61. P. Dumez, directeur d’école normale, L’Éducation nationale, 21 mars 1968.
pp. 12-14.
62. Id., Ibid.
63. R. Mucchielli et A. Mucchielli-Bourcier, La Dyslexie, maladie du siècle, op. cit.
64. Les centres médicaux psycho-pédagogiques (CMPP) sont les lieux de consul-
tation habituels à partir de 1964, puisque les consultations sont remboursées par la
sécurité sociale. À partir de 1970, les groupes d’aide psycho-pédagogiques (GAPP),
composés de personnels de l’éducation nationale (un psychologue et deux rééduca-
teurs), interviennent par secteurs scolaires. Parmi nombre d’études, la thèse de Colette
Chiland, L’Enfant de six ans et son avenir (Paris, PUF, 1971), reste un classique. Sur
les modifications des représentations de l’enfance dans les années qui suivent la
Libération, M.-J. Chombart de Lauwe, Un monde autre, l’enfance. De ses représenta-
tions à son mythe, Paris, Payot, 1971. Sur les métiers de l’échec scolaire des années
60, C. Dorison, Les métiers de l’échec. Face à l’échec scolaire, l’invention des métiers
spécialisés à l’école primaire en France. 1960-1990, thèse Paris-V, 2005.
65. Sur les premiers travaux parus en France : N. Granjon, « Contribution à l’étude
de la dyslexie d’évolution », Enfance, 3, 1949 ; J. Roudinesco-Aubry, « Étude de 40 cas de
dyslexie d’évolution », Enfance, 1, 1950 et le numéro spécial de la même revue déjà cité :
« La langue écrite et ses troubles », Enfance, 5, 1951. Pour une approche des recherches
338
Notes
sur la dyslexie ces dernières années, Lecocq P., Apprentissage de la lecture et dyslexie,
Bruxelles, Mardaga, 1991 ; Sprenger-Charolles l. et Colé P., Lecture et dyslexie : approche
cognitive, Paris, Dunod, 2003 ; Valdois S., Colé P., et David D., Apprentissages de la
lecture et dyslexies developpementales : de la théorie à la pratique orthophonique et péda-
gogique, Marseille, Solal, 2004 ; Gaté J.-P. et Gaux C. (dir.), Lire-écrire de l’enfance à
l’âge adulte, Rennes, PUR, 2007.
66. En 1896 par James Kerr aux États-Unis, puis en Angleterre par Hinshelwood.
La théorie ordinaire est d’y voir une atteinte cérébrale, comme l’aphasie. À partir de
1920, on émet des doutes sur le substrat constitutionnaliste, du fait des travaux de
Javal sur les mouvements oculaires (1878), qui laissent penser que ce pourrait être le
traitement les lettres/des mots qui pose problème. E. Malqvist, Factors related to
reading disabilities in First Grade of Elementary School, Stokholm, 1958. S. Borel-
Maisonny, Langage oral et écrit, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1962.
67. P. Debray-Ritzen (1922-1993) est chef de service à l’hôpital Necker entre 1972
et 1988. P. Debray-Ritzen et B. Mélékian, La Dyslexie de l’enfant, Paris, Casterman,
1970 ; P. Debray-Ritzen et F. Debray, Comment dépister une dyslexie chez un petit écolier,
Paris, Nathan, 1979.
68. « Dyslexie et méthode globale », L’Éducation nationale, 16 et 23 novembre 1967.
69. Il oppose déjà méthode phonique/méthode globale, comme plus tard les psycho-
logues cognitivistes opposeront méthode phonique/méthode idéovisuelle (assimilée à
la méthode globale) à partir des travaux américains sur le sujet. Le malentendu sur
ce que les praticiens nomment « méthode globale » est donc durable.
70. C’est le cas de la méthode de lecture Daniel et Valérie (Nathan, 1969-1980), très
répandue dans les écoles, qui comprend toute une série de livrets d’accompagnement
(Daniel et Valérie au zoo, à la campagne, en Angleterre, etc.).
71. C. Freinet, « La méthode globale, cette galeuse ! », L’Éducateur, 30 juin 1959,
pp. 25-31, texte repris comme préface au livre de L. Balesse, La Lecture par l’impri-
merie à l’école, Bibliothèque de l’école moderne, 1961.
www.lecture.org/productions/revue/AL/AL95/page94.pdf.
72. M. Lebrot, « La dyslexie », L’Éducation nationale, 10 mars 1966, pp. 7-9.
73. Id., ibid., 17 mars 1966, pp. 9-11.
74. P. Debray-Ritzen, La Psychanalyse, cette imposture, Paris, Albin Michel, 1991.
75. P. Debray-Ritzen, Lettre ouverte aux parents des petits écoliers, Paris, Albin Michel,
1978, p. 60, qui reprend des articles antérieurs (par exemple, « Dyslexie et méthode
globale », op. cit.).
76. Les commissions chargées de mettre en place les livrets d’évaluations CE2-6e,
dès 1989, élaboreront de tels indicateurs à partir d’exercices pédagogiques (et non de
tests psychologiques).
77. R. Mucchielli et A. Mucchielli-Bourcier, La Dyslexie, maladie du siècle, op. cit.
78. J. Fijalkow, Mauvais lecteurs, pourquoi ?, Paris, PUF, 1986.
79. P. Lecocq, Apprentissage de la lecture et dyslexie, op. cit. S. Dehaene, Les Neurones
de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007.
80. J. Fijalkow est de ceux qui restent sceptiques sur l’existence de la dyslexie.
81. J. Balhoul, Lectures précaires, étude sociologique sur les faibles lecteurs, BPI, Centre
Georges Pompidou, 1987. « Les faibles lecteurs : pratiques et représentations », in
M. Poulain (dir.), Pour une sociologie de la lecture, Paris, éditions du Cercle de la
librairie, 1988, pp. 103-123.
339
L’école et la lecture obligatoire
82. Conduites par l’INSEE et publiées dans la revue Population, entre 1960 et 1970,
elles sont réunies dans un volume important : INSEE, Population et l’enseignement,
PUF, 1970.
83. INSEE, op. cit. en particulier, P. Clerc « La famille et l’orientation scolaire au
niveau de la sixième », (1964), p. 143 sq ; A. Girard et A. Sauvy, « Les diverses classes
sociales devant l’enseignement », 1965, p. 189 sq.
84. B. Bernstein, Classe et pédagogie : visibles et invisibles, Paris, OCDE, 1975 ; Langage
et classes sociales, Codes sociolinguistiques et contrôle social, tr. fr., Paris, Minuit, 1975.
Notes du chapitre 11
1. En ce sens, le recrutement de maîtres bacheliers (décision du gouvernement de
Vichy entérinée à la Libération) constitue une véritable rupture : le corps enseignant
primaire perd la spécificité de sa formation et l’enseignement secondaire, puis univer-
sitaire, devient la « culture commune » de référence pour toute l’école.
2. É. Durkheim, Éducation et sociologie [1904], Paris PUF, 1992, p. 120.
3. Haut Conseil de l’Éducation, L’École primaire, Résultats 2007, PDF, p. 25.
4. Peter Drucker (1909-2005), théoricien du management crée l’expression « société
de la connaissance » (knowledge society), qui est régie par l’innovation, les connais-
sances étant le « capital immatériel » essentiel, dans une économie post-capitaliste,
divisée entre les producteurs de connaissances innovantes et les personnels de service.
« Instead of capitalists and proletarians, the classes of the post-capitalist society are
knowledge workers and service workers ». Post-Capitalist Society , Paperback, 1993.
5. H. Arendt, La Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961 [The
Human Condition, 1958].
6. V. Espérandieu, A. Lion et J.-P. Bénichou, Des illettrés en France. Rapport au
Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1984.
7. C’est la catégorie du ministère de la Culture dans les enquêtes pour désigner
ceux qui ne lisent pas de livres. L’enquête parue en 1982 évalue leur nombre à 26 %,
les faibles lecteurs (moins de dix livres par an) à 28 %. Les Pratiques culturelles des
Français : description sociodémographique. Évolution 1973-1981, Paris, Dalloz, 1982.
8. B. Lahire, L’Invention de l’illettrisme, op. cit. Ce livre comporte une abondante
bibliographie à laquelle nous renvoyons.
9. Infométrie, Illettrisme, Étude quantitative, octobre 1988. L’enquête de l’INSEE
de 2007 aboutit au même résultat : sur 3,1 millions d’illettrés, 1,5 vit dans des zones
rurales et 53 % ont plus de 45 ans. Parmi les tranches d’âge (18-25 ans, 26-35 ans, 36-
45 ans, 46-55 ans et 56-65 ans), on trouve respectivement 4,5 %, 6 %, 9 %, 13 % et
14 % d’illettrés. « Les chiffres de l’illettrisme » http://www.anlci.gouv.fr/. En octobre
2007, on dénombre également 7 millions de « pauvres ». Le lien de cause à effet
établi entre illettrisme et pauvreté n’est donc plus si évident.
10. J. Pailhous et G. Vergnaud (éd.), Adultes en reconversion, Paris, La
Documentation française, 1989.
11. A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Rôle de l’école dans la construction sociale de
l’illettrisme », in J.-M. Besse et al. (dir.), L’Illettrisme en questions, op. cit., pp. 19-46.
12. C’est la définition adoptée par ATD-Quart Monde.
13. C’est la définition adoptée par l’AFL (Association française pour la lecture).
340
Notes
341
L’école et la lecture obligatoire
www.centrenationaldulivre.fr/
36. C. Baudelot, M. Cartier et C. Detrez, Et pourtant ils lisent…, Paris, Le Seuil, 1999.
S. Octobre, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, Paris, La Documentation française, 2004.
37. F. Patureau, Les Pratiques culturelles des jeunes, Paris, la Documentation fran-
çaise, 1992.
38. F. de Singly, « Les jeunes et la lecture », op. cit.
39. B. Lahire, « Les manières d’étudier », Cahiers de l’OVE (Observatoire de la Vie
Étudiante), n° 2, Paris, La Documentation française, 1997.
40. De ce fait, entre 1990 et 2005, le chiffre d’affaires des BD a été multiplié par
4 alors que le chiffre d’affaires général a crû de 32 % (même si les lectures dimi-
nuent, les achats augmentent, dont les achats dans le secteur jeunesse : + 90 %).
S. Barluet, Rapport Livre 2010, op. cit., p. 13.
41. J.-Y. Mollier (dir.), Où va le livre ?, op. cit. La 3e édition de 2007 a été « entiè-
rement refondue et mise à jour après les bouleversements qu’a connus l’univers de
l’édition en 2002-2004 ».
42. Id., ibid., p. 9.
43. S. Barluet, Rapport Livre 2010, op. cit.
44. CREDOC, n° 193, 2006.
45. L. Corbel, J.-P. Costet, B. Falaize, A. Méricskay et K. Mut, Entre mémoire et
savoir, l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation, Paris, INRP, 2003.
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47. J. Cortázar, Cronopes et Fameux, « Fin du monde de la fin » [1962], Paris,
Gallimard, 1993.
48. La croissance des essais d’actualité (+ 124 %) est portée par les ouvrages d’ac-
tualité politique mais aussi scientifico-politique sur l’écologie, la santé, le climat, etc.
49. É. Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, [1904-1905], Paris, PUF, 1990,
p. 399.
50. A.-R. de Beaudrap (dir.), Images de la littérature et de son enseignement chez
les PLC de Lettres, CNDP-CRDP des Pays de Loire, décembre 2003.
51. E. Fraisse et V. Houdart-Mérot (dir.), Les Enseignants et la littérature : la trans-
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342
Notes
Note de la conclusion
1. C’est une constante des rapports de l’Inspection générale. Cf. Rapport de l’IGEN
1997 (enquête 1995-96) : Polyvalence des maîtres à l’école élémentaire. Rapporteur
Alain Bouchez. Les programmes de 2002, confirmés en 2007, instaurant l’obligation
de « lire et écrire » deux heures par jour dans toutes les disciplines seront peut-être
un frein à cette dérive induite par les injonctions ministérielles elles-mêmes, au nom
de la priorité donnée à la lecture.
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