Vous êtes sur la page 1sur 192

Gérard CHAUVEAU

Comment
l’enfant devient
lecteur
Pour une psychologie culturelle de la lecture
petit forum

72562994_Lecteur_PdT.indd 1 1/12/10 18:01:48


72562994_001-012_XPress 14/12/10 11:23 Page 2

© Retz, 1997 pour la première édition


© Retz, 2011 pour la présente édition
ISBN 978-2-7256-2994-0
72562994_001-012_XPress 30/11/10 14:49 Page 3

À Mathieu, Romain et Sarah,


mes enfants apprentis lecteurs préférés
72562994_001-012_XPress 14/12/10 11:23 Page 4

LES AUTEURS

Gérard Chauveau est chercheur honoraire à l’institut national de


recherche pédagogique (INRP, Paris).
Éliane Rogovas-Chauveau † a été chercheur(e) à l’INRP.
Margarida Alves Martins est responsable du Département de psy-
chologie de l’éducation, Institut supérieur de psychologie appliquée
(ISPA, Lisbonne).
72562994_001-012_XPress 30/11/10 14:49 Page 5

SOMMAIRE

Avant-propos Un nouveau regard sur l’apprentissage


de la lecture 7
Introduction Qu’est-ce que lire ? 13

Première partie
APPROCHE HISTORIQUE ET CULTURELLE
Chapitre 1 Écriture et culture 21
• La naissance de l’écriture 22
• La seconde naissance de l’écriture 28
Chapitre 2 L’enfant, l’école et la lecture 31
• Les « petites écoles » de l’Ancien Régime 32
• L’école primaire de Jules Ferry 36
• Les leçons d’une évolution 43

Chapitre 3 La lecture aujourd’hui 47

Deuxième partie
QUESTIONS DE MÉTHODE
Chapitre 4 Pour une psychologie de l’enfant apprenti lecteur 55
Chapitre 5 Problèmes de recherche et question de méthodes 63
• La méthode d’analyse « chimique » 63
• La méthode d’analyse « syncrétique » 68
• La méthode d’analyse « réductrice » 71
• La méthode d’analyse de l’activité 73

Troisième partie
LES PROCESSUS DE LA LECTURE

Chapitre 6 Les spécificités de l’écrit 81


• La représentation écrite 82
– Traiter des signes écrits, 82. – Traiter des mots écrits,
84. – Traiter de l’information écrite, 85. – Traiter l’espace
écrit, 87.
• Le système d’écriture alphabétique 88
– Le code phonographique, 88. – Le code morphogra-
phique, 90. – Le code logographique, 91.
72562994_001-012_XPress 30/11/10 14:49 Page 6

• Les codes non alphabétiques 91


• Les productions écrites 92
• Trois conceptions biaisées de l’écrit 94
– La conception perceptivo-motrice, 94. – La conception
idéographique, 95. – La conception phonocentriste, 97.

Chapitre 7 La capacité de lecture 101


• L’acte de lecture 103
– Les trois actions de l’acte de lecture, 104.
• Le savoir-lire de base 105
– Les huit opérations cognitives, 107.
• Les compétences de base du lecteur débutant 109
• La relation entre comprendre et décoder 111
• Quelques vérifications expérimentales 114

Chapitre 8 La maîtrise des compétences « méta » 117


• Les compétences métalinguistiques 119
• Les compétences conceptuelles 125
• Les compétences culturelles 127
• Les relations entre les trois champs de compétences 129

Chapitre 9 Les mauvais lecteurs 133


• Les difficultés de lecture 134
• Le rapport à la lecture 138
• Les cinq traits caractéristiques des mauvais lecteurs 142

Quatrième partie
L’ENTRÉE DANS LA LECTURE ET L’ÉCRITURE

Chapitre 10 Les jeunes enfants et l’entrée dans la culture écrite 147


• Le développement culturel du langage écrit 151
• Il y a plusieurs entrées dans l’écrit 153

Chapitre 11 Les processus d’acquisition de la lecture 155


• Une acquisition culturelle 155
– Fonctions des écrits et pratiques lecturales, 156. – Le
processus d’acculturation à la lecture, 158.
• Une acquisition conceptuelle 160
– La découverte du savoir-écrire, 161. – La découverte du
savoir-lire, 166. – Un double pilotage, 169.
Chapitre 12 Les enfants apprentis lecteurs « fragiles » 171
– L’exemple de Mélanie, 173. – L’exemple d’Alexis, 177.
Conclusion Le psychologue, l’enfant et la lecture 179
Bibliographie 187
72562994_001-012_XPress 30/11/10 14:49 Page 7

AVANT-PROPOS

Un nouveau regard
sur l’apprentissage de la lecture

A lfred Binet fut sans doute le premier psychologue à s’intéresser


à l’apprentissage de la lecture. En 1905, il constate qu’à la fin du cours
préparatoire (première année de l’école élémentaire), trois écoliers
parisiens sur dix ont un niveau « nul » en lecture et que deux sur
trois n’ont atteint que le degré de la « lecture syllabique » : ils savent
syllaber ou ânonner un court texte écrit (Binet [1907], 1978*).
Il inaugurait une très longue période d’une soixantaine d’années au
cours de laquelle la psychologie dite scientifique se préoccupa essen-
tiellement de deux questions : la lecture-oralisation (la lecture-pro-
duction de sons) et les difficultés d’apprentissage de la lecture,
c’est-à-dire les difficultés à faire correspondre des signes graphiques
et des formes sonores (la dyslexie).
Il faut attendre 1970 environ pour voir apparaître une nouvelle dis-
cipline scientifique – la psycholinguistique – s’intéresser à une autre
conception de la lecture : la lecture mentale (silencieuse), la lecture-
compréhension. C’est alors le temps du « grand débat » (Chall, 1967 ;
1979) entre deux théories opposées de l’acte de lire, entre deux cou-
rants psycholinguistiques qui proposent des analyses contraires des
mécanismes de la lecture.
Pour la première thèse, la conduite du lecteur, linéaire et hiérar-
chisée, va des mécanismes primaires (perception puis assemblage des
lettres) vers des processus cognitifs supérieurs (décisions sémantiques).
L’acte de lire se déroulerait de la manière suivante : analyse percep-

* Les références signalées entre parenthèses renvoient à la bibliographie présentée


en fin de volume.
72562994_001-012_XPress 30/11/10 14:49 Page 8

8 Comment l’enfant devient lecteur

tive des graphèmes → transformation en phonèmes → appréhension


des unités lexicales → opérations et calculs syntaxico-sémantiques →
traitement de la signification (Gough, 1972). C’est le modèle ascen-
dant ou de bas en haut (bottom up).
Pour la thèse inverse, les processus mentaux supérieurs sont déter-
minants : raisonnement, mobilisation des connaissances, prédictions
sémantiques, utilisation du contexte, formulation d’hypothèses. Les
formules « lire c’est prévoir » ou « la lecture est un jeu de devinette
psycholinguistique » (Goodman, 1967 ; 1970 – Smith, 1971 ; 1973) résu-
ment la priorité accordée aux opérations cognitives « de haut niveau ».
C’est le modèle descendant ou de haut en bas (top down).
Dans les années 1980, deux courants de pensée donnent des ver-
sions radicalisées de ces modèles psycholinguistiques de la lecture-
compréhension. Le premier est une tendance de la psychologie
cognitive1 expérimentale : il considère que le décodage phonologique
est la pièce maîtresse, voire unique, de la lecture ; pour lui, les seuls
mécanismes spécifiques de la lecture et de son acquisition sont ceux
qui concernent l’identification des mots ; savoir lire c’est savoir trans-
former une forme écrite en son équivalent sonore (Morais, 1994).
C’est le courant cognitiviste phonocentriste.
Le second courant est issu de certains mouvements de la pédagogie
nouvelle. Il affirme que lire c’est prendre directement du sens ; le
décodage (ou déchiffrage) et les procédures graphophoniques sont,
dit-il, « aux antipodes » de la « vraie lecture » (Foucambert, 1976 ;
1980). C’est le courant pédagogiste idéovisuel.
Ces deux écoles se focalisent sur le décodage (ou déchiffrage), la
première en soutenant que la méthode phonique est « la voie royale »
pour accéder à la lecture autonome (Morais, 1994, p. 279), la seconde
en appelant au contraire à « se détourner radicalement de l’ensei-
gnement des sons » (Foucambert, 1980, préface p. 18).

1. La psychologie cognitive étudie le fonctionnement mental des sujets, les opéra-


tions et les stratégies cognitives mises en jeu dans l’effectuation de tâches, la résolu-
tion de problèmes… Nous appelons cognitivisme la conception unifactorielle (ou
unilatérale) de la lecture fondée sur les deux postulats : a) l’écrit c’est (ou ce n’est
que) le code phonographique ; b) la lecture c’est (ou ce n’est que) le décodage des
mots. Les cognitivistes (ou psychocognitivistes) excluent les autres aspects de l’écrit et
les autres dimensions de l’acquisition de la lecture.
72562994_001-012_XPress 30/11/10 14:49 Page 9

Avant-propos 9

LES PROGRÈS DE LA PSYCHOLOGIE COGNITIVE


DE LA LECTURE

Pendant ce temps, la psychologie cognitive de la lecture progresse


dans trois grandes directions.
Un premier mouvement traverse la psychologie computationnelle de la
lecture. Celle-ci conçoit le fonctionnement de l’esprit sur celui de
l’ordinateur et des machines à calculer (computer) ; elle étudie la
« machine à lire » (Fayol, 1992 ; Gombert, 1993) c’est-à-dire l’en-
semble des mécanismes, des procédés, des procédures, des calculs
(computations 2) mobilisés par le lecteur. Classiquement, cette approche
mécaniciste privilégiait l’idée que le fonctionnement cognitif du lec-
teur est séquentiel ou sériel, qu’il va des données perceptives aux
concepts, qu’il effectue d’abord un traitement phonologique de l’in-
formation écrite, puis un traitement syntaxique et enfin un traite-
ment sémantique.
Une partie des psychologues « computationnalistes » se tourne main-
tenant vers des modèles pluralistes, voire systémiques de l’activité cogni-
tive (Lautrey, 1990 ; Reuchlin, 1989 ; 1990). Ceux-ci mettent l’accent
sur la pluralité des processus en jeu dans la réalisation d’une tâche
et ils font de leur interaction l’un des principaux moteurs du déve-
loppement cognitif. Ils recherchent, non plus un facteur isolé, mais
l’organisation d’ensemble de variables, c’est-à-dire « des systèmes de
variables » capables de rendre compte de la complexité et de la struc-
ture des conduites observées. La « nouvelle » psychologie computa-
tionnelle considère par conséquent que la lecture « renvoie à une
multiplicité d’opérations complexes, difficiles à saisir. Elle requiert
notamment la maîtrise d’activités dites de « bas niveau » (accès au
lexique, maîtrise de la correspondance grapho-phonologique, direc-
tionnalité haut/bas, gauche/droite…) et d’activités dites de « haut
niveau » (calcul des significations, adoption de stratégies, activités méta-
linguistiques…) (Gombert, 1992).
Le second changement dans la façon d’aborder l’acquisition de la
lecture vient de la psychologie constructiviste, et en particulier de la psy-
cholinguistique piagétienne, qui a entrepris l’étude de l’activité intel-

2. Computation : du latin computare, qui a donné compter ; signifie calcul (sens


large), traitement par l’ordinateur ou les procédures de l’ordinateur (sens restreint).
72562994_001-012_XPress 30/11/10 14:49 Page 10

10 Comment l’enfant devient lecteur

ligente du jeune enfant sur la langue écrite. (Ferreiro et al., 1979 ;


[1982]-1988). Elle montre qu’avant l’âge officiel de l’enseignement
formel de la lecture (vers 6 ans), l’enfant essaie de penser et de com-
prendre ce qu’est l’écriture. La « chose écrite » est pour lui un objet
de connaissance, c’est-à-dire un objet qui suscite son intérêt, sa curio-
sité, ses questions, ses hypothèses. Et c’est quand il a reconstruit ou
« réinventé » la complexité du système d’écriture – par exemple celle
du système français d’écriture – qu’il devient capable de maîtriser les
principales composantes du lire-écrire. Mais cette (re)découverte de
notre écriture ne va pas de soi car elle soulève des « problèmes de
nature logico-mathématique » (Ferreiro). La psychologie constructi-
viste tente donc de savoir par quelles élaborations conceptuelles suc-
cessives et en résolvant quels problèmes, l’enfant « perce le mystère »
de notre écriture alphabétique.
La troisième avancée est due à la psychologie culturelle de la lecture.
Celle-ci repose sur l’idée qu’on ne peut étudier (et savoir) comment les
enfants apprennent à lire si on n’étudie pas (et si on ne sait pas) pour-
quoi ils apprennent à lire. Elle se propose donc d’examiner « quel sens »
les apprentis lecteurs donnent à la lecture et à son acquisition.
Apprendre à lire ce n’est pas seulement acquérir des mécanismes et
des savoir-faire, ce n’est pas seulement entrer dans le système écrit, c’est-
à-dire comprendre le fonctionnement d’une écriture particulière ; c’est
également entrer dans la culture écrite ou entrer dans le monde de l’écrit.
C’est découvrir et s’approprier les pratiques diversifiées du lire et de
l’écrire, connaître et manipuler les objets culturels de l’écrit (livres,
albums, dictionnaires, journaux, magazines, etc.), s’intéresser et parti-
ciper aux activités de lecture et d’écriture de ceux qui savent, s’intégrer
dans la communauté des lecteurs et des écriveurs (« entrer dans le
cercle des lettrés »). Le travail cognitif de l’enfant apprenti-lecteur porte
autant sur les fonctions et les usages de l’écrit (aspects culturels) que
sur le fonctionnement de la langue écrite (aspects linguistiques) et le
montage des mécanismes de la lecture (aspects techniques).
La psychologie culturelle essaie par conséquent de comprendre
comment l’enfant devient un usager de l’écrit et un pratiquant de la
lecture, comment, par exemple, grâce à la médiation de l’adulte lec-
teur, il peut « entrer en littérature » avant de savoir lire. Et elle tente
de saisir comment ces expériences culturelles de l’écrit se transfor-
ment en capacité de lecture autonome, c’est-à-dire comment l’enfant
s’approprie nos pratiques du lire-écrire (Vygotski).
72562994_001-012_XPress 30/11/10 14:49 Page 11

Avant-propos 11

Ces trois grandes approches de la psychologie cognitive de la lec-


ture vont nous aider à mieux connaître l’enfant lecteur et l’enfant qui
apprend à lire. Chacune attire notre attention sur l’une des dimen-
sions essentielles du fonctionnement mental de l’enfant confronté à la
lecture-écriture :
• la maîtrise des mécanismes et des habiletés en jeu dans la lecture ;
• l’activité conceptualisatrice face à l’écrit et la découverte des pro-
priétés – ou de la nature – de notre système d’écriture ;
• l’assimilation des buts et des pratiques de la lecture.
Les recherches que nous présentons ici sont inspirées par ces trois
perspectives. Elles visent toutes à mieux comprendre les trois visages de
l’enfant qui apprend à lire ou qui accède à la lecture : la face « tech-
nique » de celui qui installe les savoir-faire (les habiletés) indispen-
sables pour traiter de l’information écrite ; la face « conceptualisatrice »
de celui qui réfléchit, hésite, change de point de vue pour comprendre
l’écriture et la lecture ; la face « culturelle » de celui qui s’engage et
voyage dans « la galaxie Gutenberg ». En d’autres termes, elles ont
pour but de jeter les bases d’une psychologie cognitive et culturelle de la
lecture et de son acquisition.
72562994_001-012_XPress 30/11/10 14:49 Page 12
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 13

INTRODUCTION

Qu’est-ce que lire?

E n 1975, Roland Barthes soulignait dans une rencontre sur la lec-


ture que « lire appelle mille compléments d’objets : je lis des textes,
des images, des villes, des visages, des gestes, des scènes, etc. » (Congrès
de l’Association française des enseignants de français). On peut aussi
lire dans les yeux, dans les pensées, dans les lignes de la main, dans
le marc de café… Même si on se limite à la « chose écrite », la poly-
sémie du mot lire apparaît redoutable.
Les dictionnaires reflètent bien les difficultés et les discordances,
voire les contradictions, qui se manifestent lorsqu’on veut cerner
la nature de l’acte de lire et du savoir-lire. Le Petit Robert men-
tionne :
1) Suivre des yeux en identifiant des caractères, une écriture : lire des lettres,
des caractères, des numéros… Voir déchiffrer, épeler… Lire mal. Voir ânonner.
2) Prendre connaissance du contenu d’un texte…
3) Énoncer à haute voix un texte écrit soit pour s’en pénétrer, soit pour en
faire connaître à d’autres le contenu… Voir prononcer.
Plus ancien, le Petit Littré indique :
1) Connaître les lettres et savoir les assembler en mots.
2) Prononcer à haute voix ce qui est écrit ou imprimé.
3) Prendre connaissance du contenu d’un écrit, d’un livre.
4) Parcourir rapidement un livre : lire des doigts, lire des yeux.
5) Expliquer : lire Virgile à des écoliers.
Dans son édition de 1964, Le Petit Larousse note :
1) Identifier et assembler les lettres.
2) Parcourir des yeux ce qui est écrit ou imprimé, en prononçant ou non
les mots.
3) Prendre connaissance du contenu d’un écrit.
4) Faire connaître à d’autres.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 14

14 Comment l’enfant devient lecteur

Vingt ans après, les acceptions 2 et 3 sont modifiées :


2) Parcourir des yeux ce qui est écrit ou imprimé en prenant connaissance
du contenu.
3) Énoncer à haute voix un texte écrit (Le Petit Larousse, 1984).
Et à partir de 1986, la première définition (identifier et assembler les
lettres) disparaît de ce dictionnaire ; à sa place on trouve : Reconnaître
les signes graphiques d’une langue, former mentalement ou à voix haute les
sons que ces signes ou leurs combinaisons représentent et leur associer un sens.
Que constate-t-on ? Le sens numéro 1 du Robert est absent du Littré.
Plusieurs opérations sont hiérarchisées ou reliées entre elles diffé-
remment selon le dictionnaire ou sa date de parution, par exemple :
• Parcourir un texte des yeux.
• Le prononcer à haute voix.
• Identifier et assembler des lettres,
• Saisir le contenu d’un texte écrit.
Enfin, une définition « traditionnelle1 » n’est plus présente dans les
dictionnaires récents ; et une « nouvelle » la remplace.
La situation peut sembler étrange. Tout le monde parle de la lecture
et de son apprentissage ; on reconnaît partout l’extrême importance
de son acquisition ; depuis des lustres, on lui accorde le statut de « savoir
de base » ; on la ressent comme une pratique « simple » ou tout au
moins familière. Et dans le même temps, ce savoir-faire « élémentaire »
donne toujours lieu à des descriptions aussi instables que variées.
On rencontre évidemment les mêmes problèmes de définition avec
les mots lecteur, non-lecteur, enfant lecteur… Dans le secteur psycho-médi-
cal, « non-lecteur » désigne généralement une personne qui ne maîtrise
pas « les mécanismes de base » (le déchiffrage). Pour les professionnels
de l’action culturelle, un « non-lecteur » est celui qui ne lit pas de livres.
Pour éviter ou dépasser les confusions et les malentendus, certains cher-
cheurs ont proposé de distinguer enfant liseur et enfant lecteur : « On
ne peut être lecteur sans être liseur, on peut être liseur sans être lec-
teur. » (Chiland, 1976). Être liseur, ce serait reconnaître les signes lin-
guistiques écrits, les assembler, déchiffrer les mots et même comprendre
un message écrit ; le liseur serait « un sachant lire »... qui « ne lit pas ».
Être lecteur, ce serait connaître le goût de lire, le plaisir de se plonger
dans toutes sortes de textes écrits, la joie de pratiquer « la lecture volon-

1. Elle figurait en première position dans le dictionnaire Larousse depuis le milieu


du XIXe siècle.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 15

Introduction 15

taire » (J. Dumazedier). L’inconvénient de ce dernier distinguo est que


le terme liseur s’applique aussi, depuis des siècles, à une personne qui
lit beaucoup et qui aime lire, celle qu’on appelle aussi « gros lecteur ».
Bref, tous les mots qui sont à notre disposition – lire, lecture, lec-
teur, liseur – sont des « faux amis ». Leur fréquence et leur familiarité
n’ont d’égale que leur ambiguïté.
Ces usages multiples de lire soulèvent de nombreuses questions.
Premièrement, pourquoi n’existe-t-il pas de consensus sur une défi-
nition de base de l’acte de lire ? D’où vient cette disparité dans les
définitions usuelles, « ordinaires », et dans les représentations collec-
tives du savoir-lire ? Comment se fait-il que telle conception soit pré-
dominante à tel moment et semble obsolète par la suite ?
Deuxièmement, ces différentes significations du mot lire sont-elles
conciliables et complémentaires ou, au contraire, opposées ? Y a-t-il un
lien, une continuité entre, d’un côté, le fait de reconnaître et com-
biner des lettres et/ou transformer des formes graphiques en formes
sonores et, de l’autre, le comportement qui consiste à interpréter et
à expliquer des textes écrits ? Les cinq définitions retenues par le Littré,
par exemple, concernent-elles des modalités particulières d’un seul et
même objet (la lecture) ou désignent-elles des conduites qui n’ont
aucun rapport entre elles ?
Troisièmement, quels sont les effets de cette polysémie sur l’acqui-
sition de la lecture par les enfants et sur son enseignement ? Les divers
aspects de lire présentés par les dictionnaires peuvent-ils être consi-
dérés comme des éléments (des étapes) de l’évolution du savoir-lire
ou/et d’une progression pour la didactique de la lecture qui irait de
l’épellation et du déchiffrage à l’interprétation-explication ? Ou s’agit-
il d’un assemblage hétéroclite, d’une sorte de cacophonie qui ris-
querait de perturber et d’entraver à la fois l’apprentissage (par
l’enfant) et l’enseignement (par l’adulte) de la lecture ?
On peut prolonger notre réflexion en regardant comment l’école
définit elle-même la lecture. Dans les années 1880-1920 (et même bien
au-delà), la position de l’école primaire est claire : lire c’est dire. D’après
les programmes officiels de 1887, apprendre à lire c’est avant tout
épeler, déchiffrer, répéter, prononcer, « syllabiser » puis dire « sans
ânonner » et enfin dire « avec expression » ou « en mettant le ton »2.

2. Voir plus loin le chapitre 2.


72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 16

16 Comment l’enfant devient lecteur

Un siècle plus tard (1985), les instructions officielles pour l’école


élémentaire annoncent que lire c’est comprendre.
Certes, en l’an 2000 comme en 1900, la lecture fait partie des
« matières » de base de l’institution scolaire, mais a-t-on affaire à la
même matière ? N’assiste-t-on pas plutôt à l’émergence d’une « nou-
velle discipline » à l’école ? Faut-il penser la lecture comme une acti-
vité à deux faces : oraliser et comprendre (= lire) ? Ou doit-on supposer
qu’il y a conflit et antinomie entre deux activités : oraliser (= lire I)
ou comprendre (= lire II) ? Ou bien, troisième possibilité, le « lire I »
(oraliser) est-il une première étape, un passage obligé et provisoire
avant/vers le « lire II » (comprendre) ?
Les choses se compliquent encore si l’on prend en compte les autres
usages de lire : lire des images, des paysages, les lignes de la main, lire
dans les yeux, dans les pensées, etc. Appliqués à un énoncé écrit, ils
conduisent à une tout autre conception de la lecture (le lire III) : lire
c’est faire du sens, interpréter, prédire, deviner. On ne met plus l’ac-
cent sur le traitement et l’identification des informations linguistiques
écrites (lettres, syllabes, mots, phrases, ponctuation...) mais sur la simi-
litude avec les activités interprétatives et imaginatives face à des objets
extra-linguistiques (visage, image, cartes, boule de cristal...). « La lec-
ture courante est un véritable travail de divination. » (Bergson, 1897)
Au-delà de cette grande diversité des significations données au verbe
lire, on peut dégager deux grandes conceptions spontanées ou deux
théories naïves de la lecture.
La première, la plus répandue et la plus « traditionnelle », s’articule
autour du déchiffrage (ou déchiffrement).
• La lecture se conçoit à partir du PPDC (plus petit dénominateur
commun) présent dans tous les actes de lire : identifier et assembler
des lettres, associer des lettres et des sons, traiter des informations gra-
pho-phoniques.
• Les mots lire, épeler, déchiffrer, écrire (= orthographier) sont en
grande partie interchangeables.
• La lecture mécanique est la base ou la première étape de la lec-
ture-compréhension.
La seconde, plus « nouvelle », est axée sur l’attribution de sens (ou
la divination3).

3. Au sens de deviner, prévoir, prédire, présager.


72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 17

Introduction 17

• Le jeune enfant est « lecteur à sa manière » quand il feuillette un


livre en « fabriquant du sens » à partir des dessins ou de l’histoire
qu’on lui a lue auparavant.
• Chez le lecteur expérimenté, « l’esprit cueille ça et là quelques
traits caractéristiques et comble tout l’intervalle par des souvenirs ima-
gés qui, projetés sur le papier, se substituent aux caractères réellement
imprimés et (lui) en donnent l’illusion. » (Bergson)
Nous nous sommes surtout intéressés aux mécanismes ou aux pro-
cédés cognitifs en jeu dans l’acte de lire (lire I, lire II, lire III). Mais
la lecture est également une pratique sociale et culturelle. Peut-on
assimiler les lectures « utilitaires » (ou ordinaires) de l’épicier de vil-
lage qui lit des livres de compte et celles des pratiques « cultivées »
(ou « savantes ») de l’écrivain ou de l’universitaire qui habite le même
village ? L’un et l’autre lisent et savent lire mais s’agit-il de la même
compétence et de la même activité ? Faut-il penser un lire A (lecture
utilitaire ou ordinaire) et un lire B (lecture savante) qui renverraient
à deux sortes de pratiques lecturales indépendantes l’une de l’autre ?
La première tâche du chercheur est d’essayer de répondre à toutes
ces interrogations et de mettre un peu de « clarté » dans les usages et
les sens multiples de lire. Définir la lecture, appréhender sa nature et
ses limites – ce qu’est/ce que n’est pas lire – constitue un préalable aux
recherches qui veulent décrire « les mécanismes » de la lecture ou « la
manière » de devenir lecteur. Avant de se poser la question du com-
ment – comment s’y prend le lecteur ? comment l’enfant apprend-il
à lire ? – il faut se poser la question du quoi : c’est quoi lire ? qu’est-
ce que la lecture ? quelle est sa « substance » (ou son essence) ? Les
remarques précédentes suggèrent que la réponse ne va pas de soi :
la lecture n’existe pas en soi, dans l’absolu ; la lecture n’est pas d’em-
blée un concept scientifique. Une bonne partie du travail scientifique
consiste précisément à délimiter l’objet d’étude, c’est-à-dire à exami-
ner, choisir et justifier ce que l’on va appeler lire ou lecture.
On ne peut donner une définition de la lecture stable, « éternelle »
ou « universelle », une définition qui ignore la façon dont les mots lire,
lecture, savoir-lire sont utilisés dans une culture donnée. La définition
de la lecture dépend du contexte historique et culturel.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 18
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 19

PREMIÈRE
PARTIE

Approche historique
et culturelle
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 20
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 21

CHAPITRE
1

Écriture
et culture

N ous sommes tellement habitués de nos jours à vivre avec l’écrit


et au milieu de l’écrit que nous pouvons être tentés de voir dans l’écri-
ture et dans son usage « une chose naturelle » ou plus précisément un
mode d’expression et de communication de même nature que la
parole, l’image ou la trace qui existent depuis la nuit des temps. On
en oublierait presque qu’il s’est écoulé près de trente mille années
entre l’apparition du langage parlé chez l’homo sapiens et l’invention
des premiers systèmes d’écriture au Proche-Orient et que la plupart
des centaines de langues parlées à travers le monde n’ont jamais été
écrites.
Très souvent, y compris parmi les spécialistes et les chercheurs, l’écri-
ture n’est pensée qu’en termes d’outil et de code. On la définit alors
« scientifiquement » comme une technique de conservation d’un mes-
sage ou comme un procédé de représentation de la parole (et de la
pensée). Cette vision formaliste et techniciste néglige deux faits, essen-
tiels à nos yeux : d’une part, un tel procédé n’est présent que dans
certaines cultures (ou civilisations) et n’a pas été emprunté par
d’autres cultures pourtant proches géographiquement ; d’autre part,
les utilisations de cet outil ont parfois considérablement varié, à tra-
vers le temps, dans un même espace et dans une même communauté.
Peut-on vraiment comprendre ce qu’est l’écriture si on n’essaie pas
de comprendre quand, pourquoi et comment elle est née ? Étudier
l’écriture n’est-ce pas aussi tenter de comprendre les actions des hommes
qui l’ont inventée et utilisée, comprendre la signification qu’elle avait
pour eux, comprendre leurs mobiles et leurs buts ?
Allons plus loin. Mieux saisir à quels besoins a répondu l’invention
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 22

22 Comment l’enfant devient lecteur

de l’écriture, n’est-ce pas utile pour éclairer la place de l’écrit aujour-


d’hui ? Mieux saisir les raisons et les circonstances de sa naissance et
de son évolution, n’est-ce pas un bon moyen pour s’interroger sur les
problèmes que pose actuellement l’acquisition de la lecture-écriture ?
Notre réflexion peut se résumer en deux propositions :
• Si l’on veut saisir les problèmes particuliers que vont poser aux
enfants la découverte et la maîtrise d’un objet de connaissance donné
(ici l’écriture), il faut au préalable se demander ce qui est à apprendre
(ici ce qu’est l’écriture).
• Or, pour définir et comprendre l’écriture, il convient de com-
prendre pourquoi on écrit et pourquoi on lit, et en particulier, pour-
quoi on a inventé et utilisé l’écriture (voir aussi Besse, 1995).

LA NAISSANCE DE L’ÉCRITURE

L’invention de l’écriture est souvent présentée comme un fait uni-


versel, voire naturel. On nous explique qu’on trouve des écritures
(plus ou moins élémentaires) de tout temps et un peu partout dans
le monde. Selon ce point de vue, l’écriture née il y a plus de 5 000
ans en Mésopotamie puis en Égypte serait l’une des grandes étapes
de l’évolution humaine, étape qui se situerait « entre les essais primi-
tifs et notre système alphabétique » (Higounet, 1955, p. 7).
Pour de nombreux auteurs, les dessins magiques des grottes de
l’époque magdalénienne représentent le premier stade « embryon-
naire » de l’écriture. Les peintures rupestres des sites préhistoriques,
qu’on trouve sur plusieurs continents, montrent une stylisation pro-
gressive qui exprimerait un cheminement vers l’écriture. De même,
les dessins incisés dans la pierre (les pétroglyphes), qu’on rencontre
aussi bien en Europe ou en Amérique du Sud que dans les îles du
Pacifique, prépareraient, par leur symbolique rituelle (plantes, ani-
maux, roues, croix, formes géométriques), la naissance de l’écriture.
Une autre source de l’écriture est fréquemment mentionnée : les
marques et les signes utilisés, dès la préhistoire, à travers le monde
comme indications numériques et aide-mémoire. On cite, entre autres,
l’utilisation à cet effet de cordelettes à nœuds, de galets peints (par
exemple ceux du sud de l’Europe qui datent d’environ 9 000 ans
avant J.-C.) et de bâtons à encoches (par exemple ceux des aborigènes
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 23

Écriture et culture 23

d’Australie en usage depuis les temps préhistoriques). La naissance de


l’écriture est pensée comme une « invention de l’Homme » qu’il faut
placer dans la continuité des autres modes de représentation gra-
phique (dessins, images, formes géométriques), et/ou des autres sys-
tèmes de signes et de marques employés à travers le monde de la
préhistoire. Faire l’histoire de l’écriture revient à faire l’histoire « des
progrès de l’esprit humain » (Février, 1959 ; Higounet, 1955). Plus pré-
cisément, il s’agit de retracer le processus unique qui conduirait pro-
gressivement « l’espèce humaine » à passer de la pictographie (l’image
concrète) à l’abstraction (les écritures actuelles). Le fait que l’inven-
tion de l’écriture ait eu lieu au Proche-Orient, entre le Tigre et
l’Euphrate, est considéré comme un accident ou un épiphénomène.
Cette vision des choses ne résiste guère aux travaux des historiens.
Ceux-ci montrent au contraire que l’écriture inventée en Mésopotamie
vers 3300 ans avant J.-C. est une création tout à fait originale, une
« innovation révolutionnaire » qu’on ne peut comprendre en l’isolant
de son contexte culturel, lui-même tout à fait original, et de son cadre
historique et géographique fort particulier : celui de la Mésopotamie
du quatrième millénaire avant J.-C. « L’écriture est d’abord un fait de
la civilisation mésopotamienne ancienne. » (Bottéro, 1982 ; 1987) ; elle lui
est « parfaitement intrinsèque » (ibid.).
Au milieu du quatrième millénaire avant J.-C. (vers – 3500), la com-
munauté de Sumer puis celle d’Akkad deviennent des « sociétés fabu-
leuses » (Chignier et al., 1989, p. 74). Le « pays entre les fleuves » (la
Mésopotamie des Grecs) vit une série de mutations en profondeur.
L’agriculture connaît un essor considérable ; culture céréalière et éle-
vage passent à une phase intensive. Le commerce s’étend et se com-
plexifie. Les Sumériens échangent les produits de leur agriculture avec
les matières premières venues des montagnes voisines ou d’au-delà ;
ils envoient des colons-marchands jusqu’en Syrie du Nord et au cœur
de l’Iran ; des quantités de marchandises s’accumulent dans les réserves
et les greniers ou circulent le long du Tigre et de l’Euphrate. Les
transactions, les productions et les stocks sont si importants que le
besoin d’en conserver les traces devient impérieux.
Dans le même temps, la population se sédentarise et les premières
villes apparaissent : c’est le début d’une « civilisation proto-urbaine ».
De véritables cités-États centralisées se constituent, comme celles
d’Uruk et de Suse. Chacune est dirigée par un roi-prêtre, chef poli-
tique et religieux, délégué du grand dieu local. Il gouverne le temple-
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 24

24 Comment l’enfant devient lecteur

palais qui est aussi centre administratif. Le pouvoir centralisé gère les
biens produits et mis en circulation ; leur « contrôle méticuleux »
semble indispensable ; il faut noter, mémoriser, archiver tous ces « mou-
vements infinis et infiniment compliqués » (Bottéro) ; et il faut préle-
ver et répartir les impôts.
L’invention de l’écriture est l’expression de ces changements qui
s’opèrent simultanément dans plusieurs domaines : agricole, mar-
chand, démographique, politique et administratif. Il faut compter et
décrire les denrées et les animaux, établir des listes et des comptes,
consigner des états et des inventaires, enregistrer des opérations mar-
chandes. Les premiers écrits sumériens sont tous de même nature :
tant d’huile, tant d’orge, tant de chèvres, tant de moutons, tant de
personnes travaillant à tel endroit, etc. Pendant plusieurs siècles, ce sera
le seul usage de l’écriture. À ses origines, celle-ci appartient entière-
ment au monde de la comptabilité et de l’administration. « Inventée
pour elle, l’écriture fut l’outil par excellence de la bureaucratie, celle
des palais comme celle des temples. » (Arnaud, 1982, p. 202)
Sur le plan fonctionnel, cette première écriture est intimement liée
aux autres créations et transformations de la civilisation qui l’a pro-
duite, civilisation fondée sur l’agriculture céréalière et l’élevage « en
grand », le tout entre les mains d’un pouvoir centralisé. À Uruk et à
Suse, l’écriture fait partie intégrante d’un ensemble : production agri-
cole importante, commerce prospère, sédentarisation, urbanisation,
cités-États, organisation sociale (et politique) hiérarchisée, codifiée…
C’est l’époque des « gouvernements de production » : des monarchies
centralisées accumulent et gèrent les richesses. L’écriture est à la fois
le fruit et l’un des rouages de ce système culturel (ou social). Elle
répond à des besoins bien précis : ceux de la comptabilité dans une
communauté d’agriculteurs et une organisation sociopolitique déter-
minées.
Sur le plan social, l’écriture sumérienne est exclusivement l’activité
de professionnels : les scribes. Au début (entre – 3300 et – 2800),
ceux-ci se divisent en deux corporations : les « écrivains publics », qui
sont les intermédiaires entre producteurs et marchands, et les « fonc-
tionnaires », qui sont au service du prêtre-roi. Ils ont le monopole de
ce nouvel outil et de cette nouvelle pratique « socioprofessionnelle » :
noter des inscriptions comptables et établir des documents adminis-
tratifs.
Sur le plan matériel, l’écriture est associée à un autre aspect de la
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 25

Écriture et culture 25

civilisation mésopotamienne : la civilisation de l’argile. L’argile est par-


tout. Elle fournit le limon fertile pour l’agriculteur, le matériau pour
la construction des maisons et pour le mobilier, la matière pour le
peintre, le potier et le graveur. Elle est également présente dans la
vie spirituelle : dans les croyances des anciens Mésopotamiens,
l’homme créé d’argile retourne à l’argile dans le royaume des morts.
C’est ce qui explique que l’écriture a comme supports le pain d’ar-
gile fraîche (la tablette) et le stylet de bois ou de roseau (le calame).
C’est ce qui explique aussi l’évolution de son graphisme : d’abord
faite de droites et de courbes (écriture linéaire ou cursive), elle est
ensuite faite de « coins » ou de « clous » (écriture cunéiforme). Ce pas-
sage du tracé à l’impression affecte alors sa valeur significative elle-
même : les signes pictographiques se schématisent, deviennent moins
expressifs puis abandonnent toute ressemblance avec les objets repré-
sentés initialement. Ils sont « prêts » à une systématisation : le réper-
toire des signes passe de plus de mille (vers – 3000) à trois cents
environ (vers – 2400) ; deux nouvelles catégories de signes apparais-
sent : les déterminatifs qui précisent à quelle classe appartient le mot
écrit (homme, femme, astre, oiseau, dieu…) et les phonogrammes
(les syllabes-sons) qui servent à noter les outils grammaticaux et les
noms propres (André-Leicknam, 1982, p. 93).
Sur le plan linguistique, dès le début du IIIe millénaire, l’écriture
sumérienne est donc fondamentalement idéographique (écriture de
mots) ou logographique. Mais elle comporte en plus des signes séman-
tiques (les déterminatifs de classification) et des signes phoniques syl-
labiques (le syllabisme). L’écriture pictographique primitive (écriture
de choses) conservait du langage seulement ce qui pouvait être rendu
par des images se rapportant à des objets concrets et dessinables. Le
nouveau « code », complexe, permet de transcrire l’articulation de la
phrase. Restituer par l’écrit tous les domaines de « la pensée » des
anciens Mésopotamiens devient techniquement possible.
Sur le plan intellectuel, l’invention de l’écriture traduit une nouvelle
façon de penser : la logique mathématique. On a souvent souligné
que l’invention et le développement des mathématiques supposaient
l’écriture (voir par exemple Goody, 1979). Mais nous pouvons aussi
remarquer que la première écriture, à sa naissance, s’inscrit elle-même
dans le registre de l’arithmétique et de la géométrie. Les premiers
écrits comptent, mesurent, additionnent, divisent et distribuent les
richesses. Dans le même temps, on fabrique et on emploie en grand
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 26

26 Comment l’enfant devient lecteur

nombre de petits jetons de terre qui servent à compter (les calculi :


« cailloux », en latin). Partout, on a recours à l’arpentage, c’est-à-dire
à la géométrie agraire (géométrie : mesure de la terre, des terrains).
Pour délimiter un champ, le comparer et le juxtaposer à ses voisins
selon des surfaces régulières, faciles à composer et à partager, on uti-
lise calcul, instruments et cadastre ; et on développe la science des
parallèles et de la segmentation en carrés ou rectangles. En résumé,
écriture et mathématiques voient « le jour en même temps » dans la
Basse-Mésopotamie du IVe millénaire (Ritter, 1982, p. 243).

Une nouvelle démarche intellectuelle


Ces données historiques sont précieuses si l’on veut saisir la nature
de la plus vieille écriture connue : l’écriture sumérienne. Quels en
sont les caractères essentiels ? Comment la présenter et la définir ?
On peut voir en elle la première « manifestation de la langue sous
la forme d’unités disposées linéairement sur une surface » (Arrivé et
al., 1986). On signalera que cette première représentation graphique
de la parole est cunéiforme et en grande partie idéographique. Et on
pourra préciser qu’elle contient aussi une part de phonétisme.
On peut la considérer en tant que nouveau langage ou « nouvelle
technologie de communication ». Pour la première fois, elle fixe des
messages verbaux sur un support indépendant des personnes – auteurs
et messagers – qui les transmettent. Elle permet aussi de conserver
ces messages dans leur intégrité, d’en assurer la généralité ou l’ano-
nymat (ils existent en dehors de leurs producteurs « en chair et en
os ») et de supprimer la proximité physique – à la fois temporelle et
spatiale – entre l’émetteur et le récepteur. Elle permet en particulier
de fixer « le dit » jugé important et de le garder en mémoire : listes,
contrats, inventaires…
On peut mettre l’accent sur son contenu et son usage entièrement
utilitaires : elle ne note que des informations comptables de la vie
économique et administrative. On peut ajouter qu’elle se présente
sous la forme d’inscriptions, de listes, d’inventaires et de tableautins.
On peut souligner qu’il s’agit d’un procédé et d’un savoir-faire de
professionnels : c’est l’outil de travail privilégié d’une seule catégorie
(les scribes) et c’est, indirectement, un outil de travail pour les agri-
culteurs, les commerçants et les employés administratifs du temple ou
du palais. Se servir de l’écriture « c’est un métier » et cela ne concerne
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 27

Écriture et culture 27

que certaines activités professionnelles : compter et stocker des pro-


duits agricoles, vendre et acheter, payer des impôts, enregistrer et
archiver. On peut noter en outre que l’écriture restera absente, pen-
dant 3 000 ans, dans d’autres secteurs et dans d’autres métiers : c’est
le cas notamment de l’irrigation qui est pourtant à la base du déve-
loppement en Basse-Mésopotamie.
On peut dire que l’écriture sumérienne est avant tout un élément
ou un composant d’une culture particulière : la civilisation orientale
ancienne. Elle est le produit et l’instrument d’un certain type d’or-
ganisation sociale, économique, politique. Écriture, ville et politique
(au sens de politês et politikos : vie et gestion de la cité) sont « sœurs
jumelles » (Herrenschmidt et al., 1996 ; voir aussi Goody, 1979 ; Calvet,
1996).
On peut enfin insister sur le fait que c’est une nouvelle démarche
intellectuelle qui annonce la pensée mathématique. À sa naissance et
pendant plusieurs centaines d’années, elle est indissociable d’un esprit
comptable et des premières formes d’arithmétique. Elle n’est employée
que pour compter, additionner, diviser. Système d’écriture et système
de numération vont de pair.
En définitive, qu’est-ce que l’écriture sumérienne ? C’est tout cela,
c’est-à-dire un objet pluriel ou multidimensionnel. On a trop tendance à
ne retenir de ce premier système d’écriture que ses aspects formels :
les cunéiformes et les idéogrammes. Les travaux des historiens, des
archéologues et des anthropologues montrent que la réalité est bien
plus complexe et bien plus riche.
Mais étudier la naissance de l’écriture en Mésopotamie voici plus de
5 000 ans nous permet aussi – et surtout – de dégager certains traits
essentiels de toute écriture. Ce qui vaut pour cette écriture particu-
lière vaut probablement pour les autres. Un certain nombre de
remarques faites à propos de l’invention de l’écriture semblent être
généralisables et s’appliquer à l’écriture.
• « Une langue écrite n’est pas une langue orale transcrite. C’est un
nouveau phénomène, linguistique autant que culturel. » (Hagège,
1985, p. 92). C’est également un nouveau phénomène cognitif. Non
seulement l’écriture peut enregistrer le réel par des signes, mais elle
aide aussi à le classer, à mettre de l’ordre dans le désordre du monde
réel grâce aux listes et aux inventaires. Un nouveau « modèle de la
connaissance » (Goody, 1979 ; Herrenschmidt, 1996) naît avec les cata-
logues de signes (clous, syllabes…) et de choses (bétail, plantes,
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 28

28 Comment l’enfant devient lecteur

métiers, mots…).
• L’écriture n’est pas une création ou une pratique « naturelle ». La
faculté de langage et l’aptitude à la vie de groupe, par exemple, carac-
térisent l’espèce humaine : elles font partie du développement natu-
rel de l’homo sapiens. L’écriture, elle, ne peut exister que dans certaines
communautés et certains systèmes culturels. « Dans tous les cas, elle
semble étroitement liée à une complexité particulière de rapports
humains et à un réseau finement tissé de hiérarchies, caractéristiques
de sociétés sédentaires à économie fortement structurée. » (Hagège,
1985, p. 73)
• L’écriture n’est pas le prolongement des représentations gra-
phiques si nombreuses aux temps préhistoriques : dessin, peinture,
stylisation, schématisme, géométrisme. Celles-ci représentent des objets,
des idées, des émotions, des sentiments esthétiques et artistiques…
L’écriture se construit plutôt en rupture avec elles. À l’origine, elle
note tout à la fois « les comptes » et « le dit » qu’on juge importants.
Elle se situe d’emblée dans un double registre : linguistique et arith-
métique.

LA SECONDE NAISSANCE DE L’ÉCRITURE

Mais « l’écriture n’est pas seulement sortie de la civilisation méso-


potamienne : elle lui a conféré sa marque propre, son ampleur, sa
profondeur, son originalité et sa force » (Bottéro, 1982, p. 30). La civi-
lisation mésopotamienne a donné lieu « à une production écrite gigan-
tesque » (ibid.). Son épanouissement et celui de la vie intellectuelle
des « lettrés » sont inséparables de l’évolution de l’écriture.
Les Mésopotamiens atteignirent un niveau remarquable en mathé-
matiques et en astronomie. En médecine, ils accumulèrent un trésor
d’observations cliniques. Ils produisirent des manuels, des nomencla-
tures, des dictionnaires, des catalogues de plantes, des gloses et des
commentaires, des florilèges de proverbes, des recueils d’astrologie ou
de pharmacologie, des codes juridiques, des correspondances officielles
et privées, des traités diplomatiques, etc.
Ils ont laissé toute une littérature qui va de l’historiographie au roman,
de l’hymne royal au poème et au chant d’amour, de la fable au conte…
Les thèmes de la littérature sumérienne « font figure de précurseurs »
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 29

Écriture et culture 29

des grands thèmes de la mythologie orientale et occidentale (André-


Leicknam, 1982, p. 260). Ils annoncent certains épisodes de l’Ancien
Testament et donnent à penser que les racines de la Bible plongent
dans le passé lointain de l’Orient de Sumer (Kramer, 1975).
Mais la naissance de la littérature mésopotamienne est tardive. C’est
au début du IIe millénaire – plus de mille ans après l’invention de
l’écriture – qu’on trouve les premières tablettes et les premiers textes
relatant les grands mythes sumériens : la création de l’homme, l’ordre
du monde, l’histoire du déluge. Et c’est encore plus tard, au milieu
du IIe millénaire (vers – 1400), qu’apparaissent les premiers récits his-
toriques : de nouveaux professionnels de l’écriture (les historio-
graphes) commencent à rédiger des annales et des chroniques à la
gloire du monarque et de la cité.
Pendant des siècles et des siècles, l’écriture mésopotamienne n’a eu
que des emplois « utilitaires » : écrits comptables et administratifs, listes
d’objets, inscriptions. Elle s’étend ensuite à la vie juridique : contrats
passés devant notaire, bilans de récoltes, codes de lois… Mais il faut
attendre des centaines d’années pour qu’apparaisse la première ins-
cription historique et encore plusieurs centaines d’années pour que
soit écrite la première « épopée » historique.
« Les Sumériens répugnèrent, semble-t-il, à utiliser l’écriture à des
fins proprement intellectuelles ; ce n’est que plusieurs siècles après
son invention qu’apparaissent en petit nombre sur argile de petits
textes littéraires. » (Arnaud, 1982, p. 235) Durant une longue période
initiale, elle est réservée à la vie pratique : vie économique (tenues de
compte, bilans), vie juridique (contrats, codes, lois) et vie politique
ou religieuse. Il faut une « deuxième naissance », une deuxième révo-
lution, pour qu’elle devienne véritablement un instrument de la vie
intellectuelle et spirituelle.
Quelle « leçon » peut-on tirer de l’histoire de cette seconde naissance
de l’écriture mésopotamienne ? En quoi nous aide-t-elle à aborder la
question de l’acquisition de la lecture-écriture aujourd’hui ?
• Contrairement à ce que les lettrés ont tendance à croire, écriture
et littérature ne sont pas nécessairement associés. Une « civilisation de
l’écrit » peut exister sans donner à l’écriture un emploi littéraire
(Hagège, 1985, p. 84).
• Par conséquent, la notion de culture écrite mérite d’être relativisée.
Il semble plus juste de penser que peuvent coexister, de façon indé-
pendante, une culture écrite ordinaire qui aurait une visée pratique ou
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 30

30 Comment l’enfant devient lecteur

utilitaire et une culture écrite cultivée qui aurait des fins proprement intel-
lectuelles et spirituelles.

• Et lorsque l’on parle de l’entrée dans l’écrit, il serait peut-être plus


pertinent de supposer qu’il y a deux entrées distinctes : « entrer » dans
les écrits ordinaires, pratiques, quotidiens et « entrer » en littérature.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 31

CHAPITRE
2

L’enfant, l’école
et la lecture

L’ approche historique est l’un des moyens de comprendre la diver-


sité et la variabilité des définitions actuelles de la lecture. On sait par
exemple, que des pratiques qui nous semblent « naturelles » aujour-
d’hui sont apparues tardivement dans l’histoire de la diffusion de
l’écrit. On raconte que Saint-Augustin fut fort étonné de voir une per-
sonne lire « sans remuer les lèvres ». C’est seulement à la Renaissance
que se généralise, chez « les intellectuels », la lecture privée (ou indi-
viduelle). La « lecture extensive » (lire des types d’écrits très variés) est
un phénomène bien plus récent encore (Chartier, 1985 ; 1987).
Autrement dit, la lecture n’a rien « d’un invariant » (Chartier) ; sa
définition et sa pratique varient en fonction des époques et des milieux
sociaux (voir aussi Queniart, 1984 ; Postman, 1983).
Pendant des siècles, presque toutes les lectures (des adultes lettrés)
étaient à la fois orales et collectives. L’un prononçait les mots à voix
haute et les autres écoutaient ; ou bien, tous oralisaient, répétaient et
commentaient en même temps. Souvent on pratiquait cette lecture
pour s’entraîner à parler en public. Avec l’avènement de l’imprime-
rie et de l’imprimé, la lecture (des lettrés) change radicalement : le
lecteur, à l’écart des autres, lit sans bruit pour lui seul. C’est une autre
lecture – certains diront « la vraie lecture » – qui naît alors. Tout se
renverse, tout est bouleversé : l’oralité est « réduite au silence », le lec-
teur « se retire dans le secret de son esprit » et la lecture devient « un
acte antisocial » (Postman).
Si l’on s’intéresse à quelques moments-clés de l’enseignement de la
lecture (pour les enfants du peuple), le constat général est analogue.
La lecture à l’école élémentaire n’est pas « un ensemble de pratiques
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 32

32 Comment l’enfant devient lecteur

d’emblée identifiables et identifiées, constantes dans la longue durée »


(Hébrard, 1988). Un rapide voyage dans le temps montre que c’est
une illusion de croire que la lecture est le bien commun et le savoir
commun à tous les systèmes scolaires de France, quels que soient la
période, la nature de l’institution, le régime politique et le contexte
social et culturel. Au contraire, on s’aperçoit que les termes lire et
apprendre à lire peuvent avoir des significations totalement différentes
d’une époque à l’autre ou d’une école à l’autre. Certaines définitions
de la lecture et de son apprentissage qui ont régi les écoles « d’hier »
sembleront même bien étranges aux lecteurs « d’aujourd’hui ».

LES « PETITES ÉCOLES » DE L’ANCIEN RÉGIME

L’instruction « des masses » connaît un grand développement en


France dans la seconde moitié du XVIe siècle. C’est le moment où se
multiplient un peu partout « les petites écoles chrétiennes ». Ce mou-
vement est la conséquence directe de la lutte d’influence acharnée
qui oppose catholiques et protestants. Au cours des guerres de reli-
gion, la Réforme calviniste et la Contre-Réforme catholique mettent
au point leurs dogmes et décident de les diffuser massivement. Au
catéchisme de Calvin répondent bientôt le catéchisme, le bréviaire et
le missel romains (vers 1565-70). Dans ces conflits confessionnels qui
ébranlent et déchirent la France, les enfants et l’enseignement de la
lecture deviennent deux urgences. Scolarisation et alphabétisation sont
des pièces maîtresses de cette (re)conquête religieuse. (Furet et Ozouf,
1977 ; Chartier et al., 1976).
Du côté catholique, à la suite du Concile de Trente, il s’agit d’im-
poser le dogme et le rituel romains, de combattre « l’ignorance et l’hé-
résie ». L’Église décide la création d’« écoles de la doctrine chrétienne »
(1581) qui ont pour but de « réapprendre sa religion (la catholique)
à tout un peuple » (de Viguerie, 1978, p. 45). En 1584, le curé Micaut,
fondateur d’une « école pour pauvres », explique le sens de son action :
« former les enfants au service de l’Église, à chanter et à servir Dieu »
(ibid., p. 156). Le programme de ces écoles se limite à réciter, en latin
puis en français, les prières (le Pater Noster, l’Ave, le Credo), la signi-
fication des sacrements et les commandements de Dieu. La leçon de
lecture n’est rien d’autre qu’un cours de catéchisme.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 33

L’enfant, l’école et la lecture 33

La révocation de l’Édit de Nantes (1685) constitue le second temps


fort de l’enseignement – populaire et catholique – de la lecture. En
1698, l’ordonnance de Louis XIV vise à accroître le nombre d’écoles
catholiques, à éliminer complètement le protestantisme et à assurer
la mainmise de « la religion d’État » : « Voulons que l’on établisse
autant qu’il sera possible des maîtres et des maîtresses dans les paroisses
où il n’y en a point, pour instruire tous les enfants, et nommément
ceux dont les pères et les mères ont fait profession de la religion pré-
tendument réformée, du catéchisme et des prières qui sont néces-
saires, pour les conduire à la messe tous les jours ouvriers, comme
aussi pour apprendre à lire et à écrire à ceux qui paraissent en avoir
besoin. » Les écoles protestantes sont toutes fermées et remplacées par
des écoles catholiques. Là où l’implantation calviniste était forte, de
nouvelles écoles catholiques s’ouvrent rapidement en grand nombre.
Ainsi, Montauban comptait dix maîtres en 1685 ; un an après, il y en
a trois fois plus. À Paris, les « petites écoles » de Jean-Baptiste de La
Salle se multiplient au cours de l’année 1688 (de Viguerie, 1978).
Lire c’est dire les prières, chanter à l’église, mémoriser-réciter les
formules liturgiques et les règles de politesse (« les civilités »). Les pra-
tiques de lecture et les méthodes pédagogiques vont de pair. Celle de
Charles Démia, fondateur des petites écoles de Lyon en 1666, prévaut
jusqu’au cœur du XIXe siècle. L’instruction de la lecture s’étale sur
trois ans. Les élèves sont répartis en huit niveaux. Première classe :
les lettres ; on apprend d’abord l’alphabet par cœur, à l’endroit et à
l’envers ; puis on apprend à nommer et à reconnaître chaque lettre.
Deuxième classe : les syllabes. Troisième : les mots latins. Quatrième :
les phrases latines. Cinquième : les mots français. Sixième : les phrases
françaises. Septième : la lecture de manuscrits. Huitième : on com-
mence l’écriture (calligraphie) dans l’ordre : lettres, syllabes, mots,
phrases. (Chervel, 1987).
Du XVIIe au XIXe siècle, l’enseignement primaire de la lecture pré-
sente, sur le plan méthodologique, plusieurs traits qui méritent l’at-
tention. Lire c’est dire des lettres, des syllabes, des mots, des phrases.
L’enseignement de l’écriture est absent, sauf dans le meilleur des cas,
en fin de scolarité après plusieurs années ; il se limite à la copie et au
geste (tracer des lettres). À aucun moment, le sens n’est une préoc-
cupation. On lit d’abord en latin, langue qu’on ne connaît pas et qu’on
n’étudie pas, puis en français après un ou deux ans d’école. Mais même
dans ce cas, il n’est pas question de « comprendre » ; les textes propo-
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 34

34 Comment l’enfant devient lecteur

sés aux élèves « les plus avancés » – L’Instruction de la jeunesse en la piété


chrétienne, l’Imitation de Jésus-Christ, Les Devoirs du chrétien, le Psautier, la
Civilité chrétienne – sont des livres pieux pour adultes, hermétiques aux
écoliers. « Beaux livres assurément, se souvient un ancien élève en 1854,
écrits en français et en bon français. Mais nous étions de petits enfants,
et tout cela était au-delà de notre jeune intelligence. Ainsi, après le
latin, on nous donnait autant dire de l’hébreu. » (Perdiguier, 1977).
Les procédés et les comportements des lecteurs sont en confor-
mité avec les intentions et les façons de faire de leurs maîtres. Jusque
sous Napoléon III, dans les écoles des Frères, les élèves ne sont auto-
risés à lire que debout et tête nue, comme pendant les prières et le
catéchisme (Guide des Écoles, 1853, cité par M. Crubellier, 1979, pp.
94 et 244). Le jeune écolier se sert d’un abécédaire appelé Croix de
Jésus ou Croix de Dieu. Avant de commencer à lire, il touche les
quatre branches de la croix dessinée sur la première page en décla-
rant : « Sainte Croix, aidez-moi à bien lire ma leçon » ; puis il se signe
et dit : « s’il vous plaît. » (de Viguerie, 1978, p. 148). Dans les classes
« type Démia », l’épellation est reine. Pour lire « bon », l’élève doit
dire « b, o, n, bon » ; quand il lit le Pater Noster, il épelle « n, o, s,
t, e, r, noster ».
Cette longue période – au moins deux siècles – connaît, elle aussi,
ses controverses pédagogiques et ses « querelles de méthodes » qui n’en
finissent pas. Celles-ci portent sur trois points : faut-il lire d’abord en
latin ou en français ? faut-il épeler les lettres par leur nom ou par leur
son ? faut-il associer l’écriture à la lecture ?
À la fin du XVIIe siècle, Jean-Baptiste de La Salle inverse l’ordre tra-
ditionnel : dans les écoles, on lit d’abord en français puis en latin.
L’évêque de Chartres, entre autres, lui reproche de détourner les jeunes
enfants du service d’enfants de chœur, de les éloigner de la liturgie et
de l’Église. Dès 1660, les maîtres de Port-Royal remplacent « l’ancienne
épellation » (ou « épellation longue ») par la « nouvelle épellation » pho-
nétique ». Les congréganistes s’opposent longtemps à ce changement
qui, selon eux, remet en cause leur finalité missionnaire.
Seules, quelques « petites écoles » pratiquent l’enseignement simul-
tanée de la lecture et de l’écriture. Pour la majorité d’entre elles c’est
inutile. D’abord parce qu’il ne sert à rien d’écrire pour réciter ses
prières ou ses règles de politesse. Ensuite parce que l’écriture est consi-
dérée comme « un métier, presque un art » réservé à des artisans spé-
cialisés, les maîtres-écrivains.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 35

L’enfant, l’école et la lecture 35

Durant deux cents ans environ, malgré ces débats, c’est la même
ligne qui guide l’enseignement de la lecture « pour les classes néces-
siteuses ». C’est essentiellement un moyen – le moyen – de diffuser
et d’inculquer la liturgie et les pratiques religieuses. On a souvent
dit que les écoles chrétiennes avaient deux missions : la lecture et
l’instruction religieuse. C’est inexact : lecture et instruction religieuse
ne sont qu’une seule et même chose. Instruire c’est « instruire à loisir
des obligations de la religion chrétienne » (Adrien Bourdoise, fon-
dateur des petites écoles de Saint-Nicolas du Chardonnet, 1640).
L’ignorance c’est uniquement celle des « choses de l’Église » et des
« bonnes mœurs ». Les termes apprendre à lire, instruire, scolariser sont
synonymes de catholiciser et catéchiser. Le rôle de l’enseignement de
la lecture se résume à « former des enfants de chœur » (Chervel,
1987). La lecture c’est la lecture-catéchisme, l’alphabétisation c’est l’al-
phabétisation-christianisation. « Et on serait bien en peine de dire,
quand un enfant ânonne le Pater Noster dans son abécédaire, s’il
s’agit d’une leçon de lecture ou d’une leçon de religion. » (Hébrard,
1988, p. 7).
Encore en 1860, un directeur d’école normale insiste sur cette fina-
lité de la lecture : « La lecture du latin, la langue de l’Église, doit être
aussi l’objet de soins attentifs, afin que les élèves prennent une part
active aux chants religieux. » (J. Dalimier, cité par Chervel, 1987)
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, dans les écoles paroissiales, une seule
fonction de la lecture est privilégiée : l’inculcation des règles religieuses
et morales (« l’instruction doctrinale »). Lire c’est les répéter, les
apprendre par cœur, « les graver dans sa tête ». Jean-Baptiste de La
Salle est l’un des plus grands « théoriciens » de cette lecture-endoctri-
nement : « L’homme est si sujet au relâchement et même au chan-
gement qu’il lui faut des règles par écrit pour le retenir dans les bornes
de son devoir et pour l’empêcher d’introduire quelque chose de nou-
veau ou de détruire ce qui a été sagement établi. » (Conduite des écoles
chrétiennes, 1717, cité par Clausse, 1951, p. 72).
Les méthodes et les pratiques scolaires sont tout à fait adaptées à
cette « philosophie » de la lecture. Tant qu’il s’agit de prier, commu-
nier avec les siens, mémoriser et répéter les formules liturgiques et
les règles de morale, il suffit de savoir épeler, prononcer des syllabes,
ânonner, réciter. La lecture-diction (le lire-réciter) est l’aspect « tech-
nique » de cette lecture-catéchèse (le lire-endoctriner).
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 36

36 Comment l’enfant devient lecteur

L’ÉCOLE PRIMAIRE DE JULES FERRY

La loi du 28 avril 1882 dresse la liste des « matières » de « l’ensei-


gnement élémentaire, laïque, gratuit et obligatoire » :
– l’instruction morale et civique ;
– la lecture et l’écriture ;
– la langue et les éléments de la littérature française ;
– la géographie, particulièrement celle de la France ;
– l’histoire, particulièrement celle de la France ;
– quelques notions usuelles de droit et d’économie politique ;
– les éléments des sciences naturelles, physiques, mathématiques ;
leurs applications à l’agriculture, à l’hygiène, aux arts industriels ; tra-
vaux manuels et usage des outils des principaux métiers ;
– les éléments du dessin, du modelage et de la musique ;
– la gymnastique ;
– les exercices militaires pour les garçons ; les travaux à l’aiguille
pour les filles.
On peut relever, d’entrée de jeu, trois caractéristiques de ce pré-
programme. Premièrement, l’instruction morale et civique occupe la
première place. Deuxièmement, la trilogie lire-écrire-compter n’ap-
paraît pas. Troisièmement, l’éventail des matières d’enseignement est
large (on évoque même le droit et l’économie politique). « Le temps
n’est plus où “la lecture, l’écriture et le calcul au jet et à la plume”
composaient, avec le catéchisme, tout le programme de l’instruction
primaire », commente Octave Gréard1.
Le décret du 18 janvier 1887 précise, modifie et développe le contenu
et la progression de l’école primaire. Il commence par établir « défi-
nitivement » (au moins jusqu’aux programmes et instructions officielles
de 1923) l’ordre des matières :
– enseignement moral et civique ;
– lecture et écriture ;
– langue française ;
– calcul et système métrique ;
– histoire et géographie, spécialement de la France ;

1. Octave Gréard, vice-recteur de l’académie de Paris, directeur de l’enseignement


primaire de la Seine, membre de l’Institut et de l’Académie française. L’un des prin-
cipaux inspirateurs des programmes de 1882 et 1887.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 37

L’enfant, l’école et la lecture 37

– leçons de choses et premières notions scientifiques ;


– éléments du dessin, du chant et du travail manuel (travaux d’ai-
guille pour les écoles de filles) ;
– exercices gymnastiques (et militaires pour les garçons).
L’école élémentaire comprend quatre niveaux (ou degrés) :
– section enfantine2 (enfants de 5 à 7 ans);
– cours élémentaire (7 à 9 ans) ;
– cours moyen (9 à 11 ans) ;
– cours supérieur (11 à 13 ans) ;
La section enfantine, « à cheval » sur l’école maternelle, deviendra
plus tard classe enfantine puis grande section de maternelle (enfants
de 5 à 6 ans) et cours préparatoire (6 à 7 ans). Les élèves passent le
certificat d’études à l’issue du cours moyen vers 11 ans ; et la moitié
d’entre eux seulement est présentée à cet examen. Le cours supérieur
accueille ceux qui ont réussi le certificat d’études, en particulier ceux
qui sont destinés à préparer le brevet élémentaire, c’est-à-dire une
minorité : « les bons élèves ».
Les programmes de 1887 répartissent les matières et le temps d’en-
seignement de la façon suivante :
– Instruction morale : au moins une leçon par jour.
– Enseignement du français : environ 2 heures par jour (« l’ensei-
gnement du français : exercices de lecture, lectures expliquées, leçons
de grammaire, exercices orthographiques, dictées, analyses, récitations,
exercices de composition, etc., occupera tous les jours environ deux
heures »).
– Enseignement scientifique : 1 heure ou 1 heure 1/2 par jour dont
45 minutes à 1 heure pour l’arithmétique
– Enseignement de l’histoire et de la géographie, plus l’instruction
civique : environ 1 heure par jour.
– Exercices d’écriture : au moins 1 heure par jour au cours élé-
mentaire (moins au cours moyen et au cours supérieur, mais plus de
devoirs dictés ou rédigés).
– Enseignement du dessin : leçons très courtes au cours élémen-
taire, 2 ou 3 séances par semaine au cours moyen et au cours supé-
rieur.

2. En principe, la section enfantine dépend administrativement de l’école mater-


nelle. Dans les faits, elle est très souvent « intégrée » à l’école élémentaire.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 38

38 Comment l’enfant devient lecteur

– Leçons de chant : 1 à 2 heures par semaine plus deux exercices


de chant par jour, à la rentrée et à la sortie des classes.
– La gymnastique : 1 séance par jour ou 1 séance tous les deux jours,
l’après-midi.
– Travaux manuels : 2 ou 3 heures par semaine.
Les présentations officieuses de ces programmes donnent des indi-
cations sur le temps consacré à la lecture : une heure par jour au
cours élémentaire, soit deux leçons d’une demi-heure ; une demi-heure
au cours moyen3. Mais il n’y a aucune proposition pour la section enfan-
tine (le futur CP).
Les programmes officiels eux-mêmes comportent une trentaine de
pages divisées en trois parties :
– éducation physique : 5 pages ;
– éducation intellectuelle : 18 pages ;
– éducation morale : 8 pages.
Plusieurs pages sont consacrées à la langue française, plusieurs aux
leçons de choses et même plusieurs au dessin ou aux travaux manuels.
Par contre, la lecture occupe en tout et pour tout à peine 3 lignes :
– Section enfantine : premiers exercices de lecture. Lettres, syllabes,
mots.
– Cours élémentaire : lecture courante avec explications
– Cours supérieur : lecture expressive.
Le programme du cours supérieur accorde 50 lignes à la morale,
30 à la langue française, 12 à l’arithmétique, 15 à la gymnastique, plus
de 50 aux travaux manuels et davantage encore aux contenus scien-
tifiques et techniques. Mais tout le programme de la lecture tient en
deux mots : « lecture expressive ».
Les « conseils et directions » qui accompagnent ces programmes ne
contiennent aucun commentaire sur la lecture. Celle-ci n’intéresse guère
les auteurs de ces premières instructions officielles de « l’école de la
République ».
C’est seulement à partir de 1923 – trente-trois ans plus tard – que
la lecture devient « une priorité ».
Le cours préparatoire est alors défini comme « un cours de lecture » ;
le temps réservé aux leçons de lecture augmente très sensiblement :
deux heures par jour. Au cours élémentaire, il passe d’une heure à

3. M. Brouard et M. Defodon, Les Nouveaux Programmes des écoles primaires, Hachette,


1901 (7e éd.).
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 39

L’enfant, l’école et la lecture 39

une heure et demie et le nombre d’exercices de lecture doit y deve-


nir « considérable » (Instructions officielles, 1923). Et il faut attendre
environ trois quarts de siècle pour que la lecture obtienne le statut
de « discipline clef » de l’école primaire (Instructions officielles du
2 janvier 19584).
Vers 1887, les préoccupations sont ailleurs. La première, c’est l’édu-
cation morale (voir, par exemple, Nique et Lelièvre, 1993). Comme
par le passé, l’école primaire de la IIIe République associe enseigne-
ment/apprentissage de la lecture et « moralisation ». Les premiers
ouvrages manipulés par les jeunes écoliers sont fréquemment des
« livres de lecture et de morale ». À travers l’exercice de la lecture,
l’enfant de 7 à 9 ans doit surtout répéter et mémoriser des « phrases
de morale ».
Le deuxième souci c’est les matières d’enseignement. On délimite
« la somme de connaissances appropriées » aux futurs besoins des
élèves : « L’objet de l’enseignement primaire n’est pas d’embrasser sur
les diverses matières auxquelles il touche tout ce qu’il est possible de
savoir, mais de bien apprendre, dans chacune d’elles, ce qu’il n’est
pas possible d’ignorer. » (Gréard, repris dans les Instructions officielles
de 1887 et dans celles de 1923). On souligne le double caractère des
apprentissages élémentaires, « utilitaire et désintéressé », « réaliste et
idéaliste » : « Ces connaissances sont choisies de telle sorte que non
seulement elles assurent à l’enfant tout le savoir pratique dont il aura
besoin dans la vie, mais encore elles agissent sur ses facultés, forment
son esprit, le cultivent, l’étendent et constituent vraiment une éduca-
tion » (Instructions officielles, 1887 et 1923).
Mais la grande affaire, la grande « rénovation », « l’idéal de l’école
laïque » (Carpentier, 1994), c’est « la méthode », c’est-à-dire la démarche
pédagogique. Il s’agit de rompre avec « la routine » et « l’éducation
doctrinale » (l’endoctrinement) des anciennes écoles grâce à « la
méthode générale de l’enseignement primaire » qui se veut ration-
nelle, concrète, inductive et intuitive.
La lecture – de même que l’écriture – se situe en amont de la
« méthode » et des matières d’enseignement (langue française, arith-
métique, histoire et géographie, leçons de choses). Au moins pendant

4. C’est la première circulaire du ministère de l’Éducation nationale consacrée à la


lecture.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 40

40 Comment l’enfant devient lecteur

les trois premières années du primaire, le but premier (voire unique)


c’est « la lecture simple », qu’on appelle aussi « lecture mécanique » ou
« lecture matérielle » (Giolitto, 1984). La « lecture expressive » est réser-
vée au cours supérieur, c’est-à-dire à la minorité d’élèves qui a obtenu
le certificat d’études et qui continue des études. C’est seulement en
fin de scolarité élémentaire qu’on exige des élèves de « savoir lire avec
intelligence », c’est-à-dire « d’après les règles d’une bonne prononcia-
tion5. »
La lecture est d’abord pensée comme un outil, une activité pré-intel-
lectuelle, comme le préalable « mécanique, matériel », des apprentissages
scolaires et culturels. « L’épellation et la numération, le tracé des lettres
et des chiffres, sont les exercices de même degré et à peu près de
même nature6. » Son enseignement vise en premier lieu à préparer, à
« initier » les enfants à l’acquisition des connaissances et à l’éducation
intellectuelle proprement dites. « Dans le cours élémentaire, se trou-
vent naturellement rangés les enfants (de 7 à 9 ans) qui sont encore
à initier aux choses de l’instruction primaire 7, (...) qui ne sont que fort
peu susceptibles d’être livrés à un travail personnel et d’y demeurer
appliqués pendant quinze ou vingt minutes.8 » La lecture (déchiffrer)
et l’écriture (tracer, copier) sont en quelque sorte des pré-savoirs ou
des pré-apprentissages qui préparent les enfants à devenir écoliers.
Avec l’École de Jules Ferry, se généralisent l’idée et la pratique d’une
lecture-préalable, d’une lecture-initiation scolaire. Cette conception est
clairement réaffirmée par les Instructions officielles de 1923 : l’ensei-
gnement de la lecture « met entre les mains de l’enfant l’un des deux
outils – l’autre étant l’écriture – indispensables à toute éducation sco-
laire ».
À la fin du XIXe siècle, lecture et écriture constituent « la première
base » ou « le fond » de l’instruction-éducation (Brouard et Defodon,
1901). Elles se situent dans une zone intermédiaire – un entre-deux
– entre le physiologique et le psychique, entre le corporel et le cogni-
tif, entre le geste et l’activité mentale, entre le savoir-faire matériel,
mécanique et « le savoir ».

5. S.M., Programmes de l’enseignement primaire, Delagrave, 1877.


6. M. Brouard et M. Defodon, op. cit.
7. Souligné par nous.
8. M. Brouard et M. Defodon, op. cit.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 41

L’enfant, l’école et la lecture 41

C’est ce qui explique les aspects techniques et méthodologiques de


l’enseignement-apprentissage de la lecture à cette époque. La lecture
est d’abord une activité « sonore », articulatoire : syllaber, bien pro-
noncer, lire-dire à haute voix, lire-dire avec expression. C’est égale-
ment un « outil » qui mue et évolue. Selon l’âge ou le niveau scolaire
des enfants, le savoir-lire prend trois grandes formes : déchiffrer-syl-
laber, puis lire à voix haute, enfin lire « en saisissant le sens » (et éven-
tuellement, « en rendant compte ») de ce qui est lu.
Bien que très succincts, les textes officiels de 1887 reflètent une
théorie de la lecture et de son acquisition promise à un grand ave-
nir. « Dès 1887, tout est dit, ou à peu près, pour un siècle. » (Chartier
et Hébrard, 1989). Cette théorie établit une succession d’étapes dans
l’enseignement (par l’école) et dans l’apprentissage (par l’enfant)
qui va de l’étude des « éléments de la lecture » (les lettres, les syl-
labes) jusqu’à la lecture à haute voix expressive et intelligente, en
passant par la reconnaissance des mots puis l’oralisation de phrases.
La progression indiquée par les programmes de 1887 est reprise, vers
1905, par Alfred Binet et son laboratoire de pédagogie expérimen-
tale. Devenue « barème de Vaney »9, elle fixe l’évolution « normale »
du savoir-lire et permet d’évaluer le « degré de lecture » atteint par
les enfants :

Âge Classe Degré de lecture

6 à 7 ans CP Sous-syllabique
Syllabique

7 à 8 ans CE1 Hésitant

8 à 9 ans CE2 Hésitant-courant

9 à 10 ans CM1 Courant

10 à 11 ans CM2 Courant-expressif

11 à 12 ans Cours supérieur Expressif

9. Du nom de V. Vaney, instituteur collaborateur de Binet.


72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 42

42 Comment l’enfant devient lecteur

Les pratiques pédagogiques quotidiennes des maîtres sont des appli-


cations de cette conception « instrumentale » et « transitionnelle » de
la lecture. Au niveau du cours préparatoire, un inspecteur d’acadé-
mie décrit, en 1907, une leçon-type : « tracer au tableau l’élément à
étudier (la lettre-son), écrire ensuite quelques mots où se retrouve cet
élément, faire reconnaître cet élément dans d’autres mots », puis le
faire écrire par les élèves. Il note que cette « méthode active de lec-
ture par l’écriture (la copie) tend de plus en plus à se substituer aux
procédés routiniers et ennuyeux de simple répétition » (Rapport annuel
de l’inspecteur d’académie de la Somme, cité par Carpentier, 1994). Et en
1923, les Instructions officielles soulignent que « l’enfant (de CP) n’a
pas besoin d’autre livre que du syllabaire ».
Au cours élémentaire, les présentateurs-commentateurs des pro-
grammes de 1887 demandent d’accorder « dans chaque leçon, la plus
grande partie du temps à l’exercice mécanique10 ». Ils signalent que
« la lecture dans un livre est d’abord collective, lente et syllabée. Les
mêmes passages sont relus une seconde fois couramment par tous les
élèves ensemble et ensuite individuellement » (Brouard et Defodon,
1901). Quant à « la phrase d’exercice », elle doit être « lue préalable-
ment par le maître qui appelle l’attention des élèves sur les repos, les
intonations, et avant tout sur le sens de la phrase et la signification
des mots » (ibid.).
Au cours moyen11, « le maître doit toujours lire en totalité ou en par-
tie, le morceau qu’il a choisi et préparé pour servir de texte à la leçon
de lecture. Il fait remarquer aux élèves l’intonation générale qu’il
convient de donner ; il appelle leur attention sur les repos et les liai-
sons. Il explique le sens du morceau et en fait faire le résumé par les
élèves, soit oralement, soit, lorsqu’il y a lieu, par écrit. Il procède ensuite
à la lecture proprement dite, collective ou individuelle » (ibid.).
La seule modalité de cette lecture scolaire est la lecture-prononcia-
tion (ou la lecture-oralisation). La compréhension y est toujours
seconde, au double sens du mot. D’une part, au cours élémentaire,
elle n’apparaît qu’après la maîtrise de la lecture mécanique (le déchif-

10. F. Muselet et A. Dangueuger, Programmes officiels des écoles primaires élémentaires,


Hachette, 1910.
11. « Le cours moyen est la classe la plus élevée d’une école ordinaire : il doit
conduire à l’examen du certificat d’études. » (Organisation pédagogique et plan d’études
des écoles primaires, arrêté du 18 janvier 1887).
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 43

L’enfant, l’école et la lecture 43

frage). D’autre part, elle n’occupe pas la première place dans les pra-
tiques d’enseignement et les moyens d’évaluation. Même lorsqu’on
parle de « lecture intelligente », à partir du cours moyen, on se réfère
d’abord à la manière de dire le texte « avec intelligence ». Enfin, si
l’élève est « mis en présence du sens », c’est le plus souvent à la suite
de l’intervention du maître (lecture modèle et explications). L’enfant
lui-même est rarement dans la position de « chercheur de sens » face
à un texte inconnu.
Il faudra d’ailleurs attendre les Instructions officielles de 1938 pour
voir apparaître la lecture silencieuse à l’école primaire… et unique-
ment au cours supérieur deuxième année (la dernière année). Vingt
ans après, en 1958, elle s’étend… au cours moyen. C’est à la même
date que les administrateurs de l’institution scolaire notent pour la
première fois que la lecture expressive ne coïncide pas forcément avec
la compréhension : « Un enfant moyennement habile peut lire avec
expression un texte qu’il ne comprend pas ; nous entendons par là
un texte dont il a saisi certains détails non l’ensemble. » (circulaire
du 2 janvier 1958).

LES LEÇONS D’UNE ÉVOLUTION

Ces deux coups de sonde dans l’histoire de la lecture à l’école ont


mis en évidence deux modèles socio-historiques – deux probléma-
tiques historico-culturelles – de la lecture qui sont complètement dis-
tincts l’un de l’autre et qui n’ont pas grand chose à voir avec la
conception de la lecture et de l’enfant lecteur défendue par les péda-
gogues et les éducateurs d’aujourd’hui.
Dans le premier modèle, il n’est pas du tout question de former des
lecteurs-compreneurs et encore moins des enfants lecteurs de récits,
de livres, de journaux, etc. L’unique but de la lecture (la lecture-caté-
chèse) est de faire « assimiler un peu mieux la liturgie catholique »
(Crubellier, 1979, p. 96) et de former « des enfants de chœur ». La
seule modalité de cette lecture est la lecture-récitation.
Dans le second modèle, la lecture est essentiellement (avec l’écri-
ture) un outil, un prérequis instrumental à la transmission-acquisi-
tion des connaissances scolaires. Sa seule finalité est d’être « la base
matérielle » nécessaire aux matières d’enseignement, à commencer
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 44

44 Comment l’enfant devient lecteur

par la morale et l’orthographe. On est très loin de l’idée d’enfants


lecteurs de littérature enfantine ou d’écrits sociaux. Avec cette lec-
ture-préparation scolaire, il s’agit avant tout de former de futurs écoliers.
La technique correspondant le mieux à cette lecture est la lecture-
oralisation.
Chacun de ces deux modèles apparaît comme un ensemble cohé-
rent de fonctions, d’idées forces, d’objectifs, de façons de faire, de
procédures et de techniques d’enseignement. L’un et l’autre sont
appropriés aux finalités sociales et culturelles – politiques même – de
l’enseignement « populaire », adaptés au rôle de la diffusion de la lec-
ture – d’une certaine lecture – parmi « les enfants du peuple » à une
époque déterminée : la société de l’Ancien Régime pour le premier,
la France des débuts de la IIIe République pour le second. Dans chaque
cas, les aspects techniques du savoir-lire (déchiffrement, syllabation,
oralisation, lecture-récitation, lecture mécanique, lecture-prononcia-
tion, lecture à voix haute avec ou sans sens) sont en harmonie avec
les finalités de ce qu’on appelle alors la lecture : soit la lecture-catéchi-
sation, soit la lecture-scolarisation.
Comment le passé que nous venons d’évoquer peut-il éclairer le pré-
sent et nous aider à mieux l’appréhender ? Quelles leçons le cher-
cheur actuel peut-il tirer de l’examen de ces deux anciens modèles ?
En quoi des éléments de l’histoire de la lecture à l’école contribuent
à mieux poser le problème de la lecture aujourd’hui et celui de son
acquisition par l’enfant d’aujourd’hui ?
Plusieurs conclusions sont à retenir.
• On trouve dans l’étude de ces deux modèles les racines des défi-
nitions divergentes de la lecture qu’on rencontre actuellement (voir,
par exemple, celles des dictionnaires cités dans l’introduction). Après
avoir régné pendant de longues périodes, ces modèles ont laissé des
traces. Il est indispensable de les repérer avant de/afin de parler de
la lecture et de l’enfant lecteur « en l’an 2000 ».
• La définition concrète de la lecture proposée par chacun de ces
deux modèles est conditionnée par le projet politique qui les a engen-
drés : la catholicisation des enfants d’un côté, l’alphabétisation et la
scolarisation de tous les petits Français de l’autre. On ne peut donc
pas donner une définition stable, unique ou « universelle » de la lec-
ture.
• Comme les diverses acceptions usuelles contemporaines (celles des
dictionnaires), les deux modèles examinés ont un point commun :
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 45

L’enfant, l’école et la lecture 45

dans tous les cas, lire implique évidemment de traiter « des choses
écrites » ou des « informations écrites » : lettres, syllabes, mots, phrases,
textes. Mais ce caractère ne suffit en aucun cas à définir la lecture
(ou l’activité de lecture) puisqu’il renvoie à des pratiques, des procé-
dés et des buts radicalement différents et même souvent opposés.
• Les méthodes d’enseignement et les manières de devenir lecteur
développées par ces deux modèles sont étroitement liées au « sens »
que la société – ou les institutions impliquées : Église, État, École –
donnait à l’apprentissage et à l’enseignement de la lecture. On ne
saurait par conséquent étudier (ou enseigner) les mécanismes de la
lecture et les processus de son acquisition en les séparant des fins, des
fonctions et des usages de la lecture chez les enfants dans tel ou tel
contexte historique et culturel déterminé.
• Les concepts et les techniques utilisés autrefois étaient pertinents
ou fonctionnels tant que/parce qu’ils étaient conformes au modèle
qui triomphait à leur époque. On commettrait un anachronisme si on
les jugeait, avec nos yeux d’aujourd’hui, « stupides » ou « inefficaces ».
Et il serait au moins aussi anachronique de les prendre comme cri-
tères ou comme références pour étudier (ou enseigner) la lecture
aujourd’hui.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 46
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 47

CHAPITRE
3

La lecture
aujourd’hui

I l suffit d’ouvrir l’un des nombreux ouvrages pédagogiques destinés


à la formation des maîtres pour avoir une idée de ce qu’est la concep-
tion moderne (ou actuelle) de la lecture chez l’enfant-élève1. L’un d’eux,
consacré à l’enseignement du français, pose dès les premières lignes
qu’apprendre à lire c’est « entrer dans les livres ». Et les auteurs préci-
sent : « De la découverte balbutiante des tout premiers albums à la
lecture solitaire d’un roman ou à la recherche autonome de docu-
ments, le livre doit être pour l’enfant un compagnon privilégié et pour
le maître un recours permanent2 ». Tout au long de la scolarisation
initiale, de la maternelle à l’entrée au collège, le livre est censé être
à la fois un moyen important et le but du processus d’enseigne-
ment/apprentissage de la lecture.
Le discours politique officiel va dans le même sens. Ainsi, la préface
ministérielle d’une brochure sur la maîtrise de la langue à l’école com-
mence par souligner que « lire et savoir lire c’est lire des livres. Et le
ministre ajoute : « J’ai à cœur qu’il devienne (le livre) un objet fami-
lier pour tous, et dès le plus jeune âge3. »
La lecture n’est plus pensée comme une « base matérielle, méca-
nique » aux autres matières scolaires ni même comme « un instrument
pour apprendre » mais comme une pratique culturelle (ou cultivée) :
celle du livre. Elle cesse d’être définie en termes de prérequis4 comme

1. Dans les pays comme la France du moins.


2. Enseigner le français à l’école, Hachette Éducation, 1992.
3. La Maîtrise de la langue à l’école, préface de Jack Lang, CNDP-Savoir lire, 1992, p. 4.
4. Au moins jusqu’au cours moyen.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 48

48 Comment l’enfant devient lecteur

à la fin du XIXe siècle ou en termes d’apprentissage instrumental comme


pendant une grande partie du XXe siècle ; elle quitte définitivement le
domaine des simples outils, techniques, habiletés, mécaniques ou méca-
nismes préparatoires à l’enseignement/acquisition des connaissances.
Elle devient une activité culturelle et intellectuelle « de haut niveau ».
Une nouvelle conception des processus et des modalités techniques
de la lecture en découle. Dès le début de l’enseignement/apprentis-
sage systématique, vers 6 ans, on insiste sur quatre points. La compré-
hension est à présent l’objectif immédiat et impérieux. La lecture
silencieuse et la lecture à haute voix « qui permet de prêter vie à un texte
et de préparer à une lecture expressive de qualité5 » sont les deux
formes principales de cette lecture-compréhension. Elles s’exercent
aussi bien sur des textes littéraires (très simples pour le niveau CP) que
dans des situations fonctionnelles qui « portent sur l’acquisition d’une
information ou d’un savoir (en rapport, par exemple, avec l’ensei-
gnement de l’histoire, des sciences, des mathématiques) ; sur la lec-
ture de consignes relatives à la vie de la classe, de modes d’emploi,
de règles de jeux ; sur la demande de renseignements dans les pre-
mières lettres collectives d’une correspondance entre classes ou écoles ;
sur l’exploitation des écrits présents autour de l’école6 ». Enfin, la lec-
ture (silencieuse ou à haute voix) s’applique à des supports variés : le
livre, le manuel scolaire ; des instruments et des documents divers :
les dictionnaires, l’ordinateur, la presse, certains jeux éducatifs ; les
références élaborées en classe : tableaux, répertoires, panneaux d’af-
fichage7…
Bien sûr, un nouveau portrait de l’enfant lecteur se dessine8. Vers
7 ans, le lecteur présente quatre grandes caractéristiques (ou quatre
grandes compétences). Il comprend ce qu’il lit : il sait résumer som-
mairement le texte lu, donner des renseignements ponctuels sur son
contenu, retrouver et identifier les personnages d’un récit quels que
soient les procédés utilisés pour les désigner (noms, pronoms, sur-
noms, périphrases). Il sait lire oralement en le comprenant et avec

5. Programmes de l’école primaire, 1995.


6. Programmes et instructions pour l’école élémentaire, 1985.
7. Programmes 1995, partie cycle des apprentissages fondamentaux. Ou cycle 2 :
niveau grande section maternelle, cours préparatoire, cours élémentaire 1re année ;
enfants de 5 à 8 ans.
8. D’après les textes officiels de l’Éducation nationale.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 49

La lecture aujourd’hui 49

l’intonation un texte déjà lu auparavant : texte narratif ou informa-


tif ou poétique. Il sait utiliser une bibliothèque ou une BCD (biblio-
thèque-centre documentaire), repérer et identifier les ouvrages qu’il
rencontre. Et il aime lire.
Vers 10 ou 11 ans, l’enfant lecteur possède cinq qualités ou cinq
grandes compétences. Premièrement, c’est un lecteur compreneur : il
sait saisir l’essentiel d’un texte et y prélever des informations ponc-
tuelles ; il sait accéder à une compréhension fine : avoir une bonne
connaissance des enchaînements de l’écrit (enchaînement chronolo-
gique, logique et analogique, jeu de pronoms, ponctuation), mettre
en relation des informations prélevées dans différentes parties du texte,
découvrir l’implicite. Deuxièmement, c’est un lecteur polyvalent : il
est capable de traiter différents types de texte (narratifs, descriptifs,
informatifs, argumentatifs…) et de traiter des thèmes ou des conte-
nus divers ; il lit des écrits de la vie courante (journaux, revues…), des
textes documentaires et surtout, il maîtrise la lecture longue, celle de
la littérature de jeunesse ou des textes littéraires accessibles à des
enfants de cet âge ; il sait lire un livre et se servir de la table des
matières d’un document important. Troisièmement, c’est un lecteur
flexible ou modulable : il sait adopter le mode de lecture qui convient
à la situation, il développe des attitudes différentes de lecture (sélec-
tion des informations, lecture découverte, lecture intégrale, lecture
critique…) ; en particulier, il sait choisir entre lecture intégrale et lec-
ture sélective. Quatrièmement, c’est un lecteur usager des lieux de
lecture : il sait choisir dans une bibliothèque ou dans une librairie,
un livre, une revue, une bande dessinée, un journal ou un article.
Enfin, c’est un lecteur amateur : il aime lire ; il sait les plaisirs que
procure la lecture9.
Bref, être un enfant lecteur aujourd’hui c’est « savoir lire, lire sou-
vent, aimer lire10 ».
La généralisation de ce nouveau modèle de la lecture a une raison
majeure. L’enfant, ou plutôt l’écolier, est maintenant traité en tant
que futur étudiant. La conception de la lecture à l’école et chez l’en-
fant a profondément changé en même temps que l’organisation et les
missions du système scolaire. Sa définition moderne correspond à la

9. Voir Programmes de l’école primaire, 1995.


10. La Maîtrise de la langue à l’école, op. cit., p. 163.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 50

50 Comment l’enfant devient lecteur

prolongation de la scolarité – au collège et au lycée – pour presque


tous les jeunes jusqu’à 18 ans au moins.
À partir de la fin des années 1970, en France, l’école primaire est
devenue « la propédeutique » du collège. Depuis le début de la décen-
nie 1990, elle est aussi celle du lycée. Maintenant, quasiment 100 %
des élèves du primaire vont au collège et bientôt 80 % accéderont au
niveau du baccalauréat. À partir du moment où le souci des maîtres
du primaire est l’entrée en 6e pour tous, et peut-être même l’entrée
au lycée pour tous, « il leur faut former des élèves aptes, non seule-
ment à lire mais, aussi, à se servir de l’écrit pour aborder les activités
intellectuelles que requiert la scolarisation au collège11 » : exposé, réso-
lution de problème, mémorisation des points les plus importants d’une
leçon, prise de notes, étude d’une œuvre littéraire, recherche docu-
mentaire, travail autonome…
Les programmes et les méthodes de l’école élémentaire sont à pré-
sent nettement influencés par l’enseignement secondaire. C’est ce
qu’exprime la présentation des programmes de 1995 : chaque élève
qui fréquente l’école élémentaire doit pouvoir y « construire progres-
sivement les apprentissages que requiert sa scolarité ultérieure. Il lui
faut intégrer les savoirs, savoir-faire et méthodes de travail personnels
indispensables au collège (…), acquérir les premiers éléments d’une
autonomie intellectuelle et la capacité à se représenter dans une struc-
ture nouvelle12 » (celle du collège).
Les directives concernant la lecture au cycle des approfondisse-
ments13 sont tout aussi explicites : « on réservera, dans la perspective
du collège, une part accrue à la lecture longue, à la littérature de jeu-
nesse et aux textes littéraires accessibles aux élèves (œuvres complètes,
extraits) ».
Cette définition nouvelle de la lecture (chez les enfants) est donc
étroitement liée à la démocratisation du système scolaire. La lecture et
son apprentissage ont changé de contenus et de modalités parce qu’ils
ont changé de fonction à la fin du XXe siècle. Leur finalité, c’est à pré-
sent – comme nous l’avons souligné – la formation de futurs étudiants,
la préparation à l’enseignement secondaire pour (presque) tous.

11. Ibid., p. 116.


12. Programmes, 1995, p. 38.
13. Ou cycle 3 : cours élémentaire 2e année, cours moyen 1re et 2e année ; enfants
de 9 à 11 ans environ.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 51

La lecture aujourd’hui 51

Cette lecture-formation de futurs étudiants, cette lecture-préparation à


l’enseignement secondaire présente deux caractères essentiels. C’est
une pratique intellectuelle interdisciplinaire : elle est « au cœur des
apprentissages », elle se développe dans toutes les disciplines scolaires ;
c’est un « instrument de travail et de recherche ; c’est aussi « un moyen
d’accéder à des mondes nouveaux de connaissances ». Et c’est une
pratique culturelle : c’est « vivre au milieu des livres et des autres
écrits », c’est se « préparer aux activités littéraires ultérieures, celles
que prendront en charge le collège et le lycée14 ».
De nouveau, nous venons de constater à quel point l’objet lire ou
savoir lire dépend étroitement du contexte culturel et sociopolitique,
en particulier des finalités et de l’organisation de l’école. Quand ce
contexte se transforme, la lecture et l’enfant lecteur se transforment.
La lecture « nouvelle » – la lecture-préparation à une scolarité longue
et à l’enseignement secondaire – n’a plus grand chose à voir avec la
lecture-préparation à la scolarité primaire… et encore moins évidem-
ment avec la lecture-catéchisation. Le chercheur ou le spécialiste qui
se centrerait sur l’élément commun à ces trois types historico-culturels de
la lecture enfantine – à savoir la saisie des correspondances gra-
phie/phonie, l’identification des signes graphiques, l’assemblage des
lettres – ferait un énorme contresens. Il ne verrait pas qu’en réalité
la lecture et le savoir-lire ont changé de nature et que l’élève-lecteur a
changé de visage.
La faiblesse d’un grand nombre de discours et de travaux sur « l’en-
fant et la lecture » est de méconnaître et d’escamoter les dimensions
historiques et culturelles de la question. La psychologie scientifique qui
veut étudier la lecture et l’enfant lecteur de l’an 2000 ne saurait appré-
hender son objet d’étude comme le faisait Alfred Binet vers 1900. Elle
ne peut pas davantage se contenter d’une définition atemporelle et
techniciste du genre : lire c’est traiter de l’information écrite.
Adopter le premier point de vue conduirait à réaliser des recherches
sur le schéma suivant :
• lire (et apprendre à lire), c’est d’abord acquérir les mécanismes
de la combinatoire et du déchiffrage (lecture orale syllabique) ;
• puis c’est rendre courante cette lecture mécanique ;
• et, dans un troisième temps, c’est accéder à la lecture orale expres-

14. D’après La Maîtrise de la langue à l’école, op. cit. et Programmes de l’école primaire,
op. cit.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 52

52 Comment l’enfant devient lecteur

sive… qu’on confond généralement avec la lecture-compréhension.


Or, ce modèle est largement obsolète.
Accepter la seconde optique amènerait à limiter les investigations
aux procédés de reconnaissance des mots écrits ou, dans le meilleur
des cas, à quelques phrases isolées et plus ou moins factices.
Le chercheur doit au contraire tenir compte des conceptions et des
conditions actuelles de la lecture, en particulier celles que retient
aujourd’hui l’institution scolaire. Étudier le développement de la lec-
ture chez l’enfant et étudier les processus en jeu dans la lecture sup-
posent qu’on s’intéresse à celle-ci en tant que pratique lecturale,
c’est-à-dire en tant que pratique intellectuelle et culturelle.
Il faut nécessairement prendre en compte au moins deux caractères
essentiels de toute pratique lecturale et de toute situation de lecture.
Lire, c’est lire pour : pour s’informer, se divertir, apprendre, agir, se
cultiver, s’émouvoir, résoudre une situation-problème, répondre à une
question, etc. Et lire c’est lire dans ou sur : dans/sur un livre, un
album, un journal, une lettre d’un correspondant, une fiche tech-
nique, une affiche, etc.
La lecture – au sens moderne du mot15 – n’existe pas en dehors de
l’intention du lecteur et en dehors du support (ou de l’objet cultu-
rel) porteur du message écrit.
Mais tous les chercheurs et tous les spécialistes l’ont-ils compris ?

15. Et officiel : voir les Instructions et programmes de l’Éducation nationale en


France.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 53

DEUXIÈME
PARTIE

Questions
de méthode
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 54
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 55

CHAPITRE
4

Pour une psychologie de l’enfant


apprenti lecteur

C omment les enfants apprennent-ils à lire ? Quels sont les princi-


pales difficultés qu’ils rencontrent pour maîtriser le savoir-lire ?
Comment s’y prennent-ils pour les surmonter et (s’) apprendre à lire ?
Depuis des décennies, ces questions ont été soulevées – et plus ou
moins bien traitées – par les pédagogues et les psychologues.
Les tentatives de réponses les plus fréquentes ont généralement pré-
senté deux grands défauts : le pédagocentrisme et l’adultocentrisme.
On a longtemps confondu les méthodes de l’enseignant et celles de
l’apprenant. Le même mot, apprendre ou apprentissage1, désigne aussi
bien l’activité de celui qui reçoit, acquiert, construit, élabore des
connaissances et des compétences que l’intervention de celui qui
enseigne, transmet ou aide l’élève. On a fait comme si l’enfant apprenti
lecteur se contentait de recevoir (ou enregistrer) plus ou moins bien
les savoirs et savoir-faire transmis (ou inculqués) par le maître. On a
fait des procédés et des démarches de l’enfant une copie, une réplique
des techniques du maître. Cette conception fort ancienne a fait de
l’enfant-élève un simple reflet de l’enseignant et de son matériel.
Même lorsqu’on disait parler de l’enfant ou de l’apprenant, on par-
lait en fait du pédagogue. Derrière l’enfant imaginé (fictif), se cachait
la controverse sur les méthodes (d’enseignement) de lecture. Au lieu
de regarder les comportements et les processus mis en œuvre par celui
qui essaie de lire ou d’apprendre à lire, on analysait et discutait les

1. C’est vrai dans de nombreuses langues, mais pas en anglais qui distingue teaching
et learning.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 56

56 Comment l’enfant devient lecteur

pratiques et les outils des professionnels, on exprimait les croyances


et les opinions des adultes sur l’apprentissage de la lecture.
On assimile encore très souvent la méthode de l’enfant qui lit ou
apprend à lire à celle de l’adulte qui enseigne (ou rééduque) la lec-
ture. Si le formateur utilise une méthode syllabique, il pensera que
les lecteurs débutants lisent en déchiffrant syllabe après syllabe ; si, au
contraire, il emploie une méthode idéovisuelle, il croira que ses élèves
lisent globalement ou « par le sens ». Certains « experts » ne cessent de
répéter que le lecteur néophyte lit en identifiant toutes les lettres et
en les assemblant soigneusement, tandis que d’autres prétendent inlas-
sablement qu’il prend directement du sens dans les phrases et les
textes écrits. Ce ne sont en réalité que des suppositions qui ne repo-
sent sur aucune observation des jeunes lecteurs débutants. Les péda-
gogues et les spécialistes déterminent seuls la manière d’être lecteur.
De nombreuses théories « psychologiques » (ou psycholinguistiques)
de la lecture et de son apprentissage s’appuient uniquement sur les
façons de faire et de penser – réelles ou supposées – de l’adulte let-
tré et du lecteur accompli. On fait alors comme si les capacités et les
stratégies attribuées au bon lecteur étaient aussi celles du jeune enfant
qui apprend à lire.
Autrefois, beaucoup pensaient que les connaissances et les savoir-
faire jugés « simples ou évidents » par un adulte lettré étaient égale-
ment simples et évidents pour un enfant de 6 ans. C’est ainsi que
l’équation b, a = ba est devenue une connaissance dite élémentaire
et le principe de base de l’enseignement de la lecture : on a ensei-
gné d’abord les lettres, puis les syllabes, puis l’assemblage des syllabes
en mots, puis l’association des mots en phrases ayant éventuellement
du sens. Cette méthode présumée cartésienne – accessible à un adulte
sachant lire et écrire – a été appliquée (imposée) à des enfants de 6
ans encore non lecteurs et non écriveurs.
Plus récemment, des travaux sur la lecture rapide chez des adultes
déjà bons lecteurs et, le plus souvent, déjà cultivés ont été transpo-
sés tels quels à l’acquisition de la lecture par l’enfant. On fait comme
si l’apprenti lecteur de 6 ans était un lecteur lettré « en plus petit »
ou un lecteur expérimenté modèle réduit. On lui attribue a priori les qua-
lités et les manières de faire du lecteur expert ; la seule différence
envisagée entre les deux est une aisance plus ou moins grande. On
fabrique ainsi des théories cognitives et linguistiques du « devenir lec-
teur » qui se contentent d’une psychologie spéculative parlant de –
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 57

Pour une psychologie de l’enfant apprenti lecteur 57

et à la place de – celui qui apprend à lire. L’observation minutieuse


et répétée est inutile puisqu’il suffit de déduire les idées et les
conduites de l’apprenant ou du jeune débutant de celles du lecteur
rapide et efficace.
Il existe une autre façon – quasiment inverse – d’ignorer les enfants
apprentis lecteurs : elle consiste à nier ou à occulter leurs acquis et
leurs pratiques de l’écrit. On pense et on décrète que l’enfant encore
non lecteur est « trop petit » ou « incompétent » pour avoir des notions
et des activités intéressantes dans le domaine de l’écrit. L’enfant appre-
nant à lire n’est qu’un enfant hors de la lecture et de l’écrit. On décide
par conséquent qu’il est inutile, voire absurde, d’observer son « tra-
vail » sur/avec l’écrit et ses essais de lecture dans un album ou un
livre pour enfants… puisqu’il ne sait ni lire ni écrire. On fait comme
si, avant la maîtrise du savoir-lire, il n’y avait « rien à voir », comme
s’il n’y avait que du pré-apprentissage de la lecture, que des activités
préparatoires à la lecture-écriture : par exemple l’habileté à manipu-
ler les sons du langage. On peut même élaborer des thèses sur le
développement de la lecture chez le jeune enfant presque entière-
ment réservées à l’art d’associer ou de séparer les phonèmes.
Dans tous les cas, on aboutit à dénier toute originalité, toute spécifi-
cité à l’enfant apprenti lecteur dans sa conquête de l’écrit et de la lec-
ture. Il est tout simplement « déjà lecteur » dans le premier cas ou
« manipulateur de sons » dans le deuxième.
Mais il ne suffit pas d’examiner l’enfant apprenti lecteur pour mieux
le comprendre et pour mieux saisir ce qu’est apprendre à lire.
Certaines méthodes psychologiques consistent à « saucissonner » l’ap-
prenant, à le « couper en rondelles » si séparées les unes des autres
qu’on perd à la fois la personne et la démarche d’apprentissage. Une
partie de la psycholinguistique et de la psychologie cognitive expéri-
mentales se focalise sur des habiletés si étroites, si « pointues », dans
des dispositifs de laboratoire si sophistiqués, qu’on est fort loin des
pratiques réelles de la lecture. Certes, on sait ce qu’on observe et ce
qu’on mesure, mais on ne sait pas si cela a encore un rapport avec
la « vraie » lecture et de « vrais » enfants qui apprennent à lire.
On examine, par exemple, les comportements d’enfants dans des
tâches précises de para-lecture 2 (segmenter un mot, prononcer un

2. Tâches associées à la lecture ou auxiliaires de la lecture.


72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 58

58 Comment l’enfant devient lecteur

pseudo-mot écrit, repérer une erreur typographique sur une étiquette)


pour en inférer les processus en jeu dans la lecture et dresser le por-
trait de l’apprenti lecteur. Ces travaux fournissent des connaissances
tout à fait utiles sur plusieurs constituants de la capacité de lecture
ou sur des savoir-faire qui lui sont associés, mais il n’est pas légitime
d’en déduire ce qu’est le savoir-lire et ce qu’est l’enfant qui lit ou
apprend à lire.
D’autres méthodes psychologiques « coupent l’enfant en deux » selon
le vieux modèle de la psychologie dualiste qui séparait, isolait com-
plètement perception et cognition (ou compréhension, interpréta-
tion). On décrète que l’enfant lecteur utilise deux traitements de l’écrit
indépendants l’un de l’autre : d’un côté, le traitement perceptif qui
serait le propre de la lecture et, de l’autre, le traitement interprétatif
qui, lui, relèverait de la cognition en général ou des capacités cogni-
tives générales du sujet. On examine par conséquent, non pas un
enfant qui lit ou un apprenti lecteur, mais un enfant hémiplégique
ou à moitié amputé, un être seulement perceptif et privé de sa par-
tie « intelligente ».
Notre approche psychologique est tout autre. C’est en observant
comment s’y prennent des enfants pour (s’) apprendre à lire et à
écrire, en les regardant en train d’essayer de comprendre et de pro-
duire des messages écrits qu’on parviendra le mieux à appréhender
les mécanismes et l’évolution de l’acquisition (ou appropriation) du
lire-écrire. Entreprendre un travail de ce genre suppose qu’on adopte
« un certain regard » sur l’enfant en train d’apprendre : celui de psy-
chologues comme Piaget, Vygotski, Wallon, Bruner.
Cela signifie pour nous, regarder et écouter un sujet apprenant et
connaissant, c’est-à-dire un enfant qui cherche, s’interroge, comprend
plus ou moins bien, change de point de vue, élabore des conceptua-
lisations nouvelles et provisoires, construit progressivement des connais-
sances et des stratégies…
Cela veut dire aussi regarder et écouter un acteur social et culturel,
c’est-à-dire un enfant qui s’engage dans des situations et des expé-
riences nouvelles, qui interagit et coopère avec d’autres personnes,
qui partage certaines de leurs activités, qui s’approprie et échange des
savoirs, qui s’intègre dans des groupes divers.
C’est regarder et écouter un être qui se cultive, c’est-à-dire un enfant
qui se transforme en s’élevant, un enfant qui s’approprie plus ou moins
bien des outils et des expériences culturelles transmis par les adultes,
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 59

Pour une psychologie de l’enfant apprenti lecteur 59

un enfant qui intègre avec plus ou moins de facilité la communauté


des pratiquants du lire-écrire.
C’est enfin regarder et écouter un sujet historique, c’est-à-dire un
enfant qui entre dans le monde de l’écrit à un moment donné de
son histoire, un enfant qui découvre la lecture dans un contexte social
et culturel particulier. L’enfant apprenti lecteur n’est sans doute pas
le même à Paris et au Mali. Et l’enfant lecteur du vingt-et-unième
siècle sera certainement très différent de celui de 1900, et peut-être
même de celui de 1990.

Mais la psychologie scientifique de la lecture ne peut se contenter


de ce « regard sur l’enfant ». Il lui faut en même temps adopter un
certain regard sur l’écrit. Depuis longtemps, les psychologues qui s’inté-
ressent à l’enfant en train d’apprendre à lire (et à écrire) ont ten-
dance à oublier qu’il ne s’agit pas de l’enfant « en général » mais d’un
enfant « particulier » : l’enfant confronté au monde de l’écrit. Ainsi, cer-
tains auteurs commencent par dresser un portrait psychologique de
l’enfant et en déduisent une théorie de l’apprentissage de la lecture.
Ils étudient son développement intellectuel, socio-affectif, psychomo-
teur, sa capacité à résoudre des problèmes logico-mathématiques ou
à traiter de l’information, etc. ; et ils établissent ensuite le tableau des
caractéristiques et des difficultés de l’acquisition de la lecture ; par-
fois, ils fixent même de cette façon « l’âge de la lecture » et « l’apti-
tude à la lecture ». Pour nous, étudier l’enfant et la lecture c’est
nécessairement étudier les contacts et les rapports de l’enfant avec le
monde écrit, c’est étudier sa manière d’entrer dans le monde écrit.
Une telle démarche implique qu’on « regarde » de près ce qu’est ce
monde de l’écrit. Pour certains, c’est le monde de l’alphabet (pour
les écritures alphabétiques, bien sûr), des marques écrites, du code et
de l’orthographe. Pour d’autres, c’est le monde des livres. Pour
d’autres encore, c’est l’ensemble des messages écrits, etc.
En réalité, le monde de l’écrit est bien plus vaste et plus complexe.
Et il n’est pas seulement composé de « choses écrites ». C’est un
monde vivant, un monde de « pratiquants » : les lettrés, ceux qui lisent
et qui écrivent. C’est aussi un monde d’idées, un monde fait d’atti-
tudes mentales, d’activités intellectuelles, de façons de penser parti-
culières. C’est également un monde de pratiques et d’actions, un
monde qui permet de manipuler et traiter « les choses écrites » de
toutes sortes de façons.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 60

60 Comment l’enfant devient lecteur

Schématiquement, on peut dire que le monde de l’écrit est consti-


tué de huit grands domaines :
• le code écrit (ou les codes écrits) ;
• la langue écrite (les structures spécifiques de la langue écrite) ;
• les écrits et les types de textes ;
• les supports et les techniques (les objets) ;
• les lieux (et les équipements) ;
• les usagers (et les professionnels) ;
• les pratiques (les façons de faire) ;
• la pensée écrite (les façons de penser avec l’écrit).
Et il faut ajouter que ce monde de l’écrit est un monde en mou-
vement, un monde en constante évolution. Les objets et les techniques
d’aujourd’hui ne sont plus la tablette d’argile et le stylet de la
Mésopotamie antique. Et de nouvelles technologies apparaissent qui
vont probablement « révolutionner » le monde de l’écrit, comme il
l’avait été, voici cinq siècles, avec l’invention et la diffusion de l’im-
primerie : informatique, Internet, cédéroms, multimédia… Les prati-
quants de l’écrit se sont considérablement multipliés et diversifiés :
nous ne sommes plus au temps de l’écrit monopolisé par les scribes…
ni au temps d’une France « en voie d’alphabétisation ». Les lieux cul-
turels de l’écrit – écoles, bibliothèques, librairies, centres de docu-
mentation, ateliers de lecture et d’écriture, etc. – se sont multipliés
et démocratisés.
Un phénomène récent bouleverse la façon d’aborder l’enfant
apprenti lecteur. À la fin des années 1970, de nombreux spécialistes
pouvaient encore affirmer que « l’enfant rencontre l’écrit vers 6 ans ».
C’est à partir de cette date que l’attitude des adultes et du corps
social à l’égard des jeunes enfants a profondément changé. On a vu
foisonner les livres et les magazines pour « les tout-petits », on a vu
se développer une multitude d’actions « lecture » en direction des
enfants d’âge préscolaire (ou pré-élémentaire), à l’école, à la mai-
son, dans des bibliothèques publiques, les crèches, les associations,
les équipements sociaux et culturels. On a même vu naître un
concept inimaginable auparavant : celui de « bébé lecteur ». Les
jeunes enfants ont fait une entrée massive et spectaculaire dans le
monde de la culture écrite, dont ils étaient exclus depuis la nais-
sance de l’écriture.
L’observateur et l’éducateur sont face à une situation inédite et para-
doxale : des sujets peuvent être intégrés au monde de l’écrit alors
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 61

Pour une psychologie de l’enfant apprenti lecteur 61

qu’ils ne savent pas encore lire et écrire. Certains parents et certains


spécialistes ont d’ailleurs du mal à saisir cette « révolution culturelle » :
pourquoi, disent-ils, donner de « vrais livres » à des enfants qui ne
savent pas encore lire ? Pourquoi s’intéresser à leurs pratiques de « lec-
ture et d’écriture » puisqu’ils ne savent ni lire ni écrire ?
Ces quelques remarques suffisent à dégager deux caractéristiques
essentielles du monde de l’écrit : premièrement, c’est un monde plu-
ridimensionnel ; deuxièmement, c’est un monde en mutation et en
expansion. La psychologie scientifique doit en tirer au moins deux
leçons.
• Étant donné que le monde de l’écrit va bien au-delà de l’écrit au
sens linguistique du mot, la recherche sur l’enfant et la lecture ne
peut se limiter à examiner seulement les aspects linguistiques de l’en-
trée dans l’écrit. Elle doit aller au-delà des approches classiques de la
psychologie cognitive et de la psycholinguistique et prendre aussi en
compte les autres « entrées » et les autres dimensions de l’intégration dans
le monde de l’écrit : comment et pourquoi l’enfant entre dans la com-
munauté des lecteurs-scripteurs, comment et pourquoi il découvre les
nombreux objets de la culture écrite, comment et pourquoi il expé-
rimente des pratiques diversifiées de lecture ou d’écriture, comment
et pourquoi il acquiert de nouvelles façons de penser avec l’écrit, etc.
• Étant donné que le monde de l’écrit est un monde en mouve-
ment et en mutation, on ne peut plus étudier l’entrée dans ce monde
en l’an 2000 – et par exemple la manière de devenir lecteur ou scrip-
teur (écriveur) – comme on le faisait hier ou avant-hier. La recherche
sur la lecture doit aller au-delà des études sur le traitement de l’in-
formation écrite et examiner les pratiques actuelles (et « réelles ») de
la lecture chez l’enfant.
Et, le moment et les modalités de l’entrée dans le monde de l’écrit
ayant eux aussi beaucoup évolué, notamment chez les jeunes enfants
de 0 à 6 ans, on ne peut plus étudier l’enfant apprenti lecteur comme
en 1970. La recherche ne peut plus ignorer que de très nombreux
« petits » ont fréquenté des livres, des textes littéraires, des écrits envi-
ronnementaux et qu’ils ont produit des messages et des textes écrits
bien avant l’âge de 6 ans3. Elle doit aller au-delà de l’apprentissage

3. En particulier en France, grâce à l’école maternelle fréquentée par 100 % des


enfants à partir de 4 ans.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 62

62 Comment l’enfant devient lecteur

de la lecture-écriture – au sens strict ou étroit – et regarder les diffé-


rents chemins qu’emprunte l’enfant pour découvrir et « s’approprier »
le monde de l’écrit.
Évidemment, la tâche est immense. Et pour se lancer dans une telle
entreprise, nous avons besoin d’une nouvelle psychologie de l’acqui-
sition de la lecture, une psychologie qui soit à la fois cognitive, histo-
rique et culturelle.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 63

CHAPITRE
5

Problèmes de recherche
et question de méthodes

C omment s’y prendre pour aborder et analyser les processus en


jeu dans la lecture ? Ce problème n’est pas nouveau et il ne concerne
pas que la lecture. Il renvoie à une question fondamentale en psy-
chologie, question qui s’applique – ou devrait s’appliquer – à n’im-
porte quelle étude de n’importe quelle activité psychique : Quelle
méthode utiliser ? Quelles sont les « meilleures » méthodes scienti-
fiques ? Y a-t-il des méthodes scientifiques « dangereuses », c’est-à-dire
non pertinentes, mal adaptées au but de la recherche ? Vers 1930,
Vygotski a mené cette réflexion méthodologique « de fond » et il nous
fournit des éléments de réponse qui sont toujours d’une grande actua-
lité.

LA MÉTHODE D’ANALYSE « CHIMIQUE1 »

Un objet physique (par exemple l’eau) peut être analysé de plu-


sieurs façons2. La première est la méthode chimique qui décompose
l’eau en deux éléments : l’hydrogène et l’oxygène. Mais cette méthode
est incapable d’expliquer certaines propriétés importantes et spéci-
fiques du tout analysé (l’eau) : l’eau éteint le feu, par exemple. Bien
au contraire, le « démembrement » en éléments séparés (eau = H2

1. Ou « méthode élémentiste » (Reuchlin, 1994).


2. Nous reprenons la démonstration de Vygotski : cf. « Problème et méthode de
recherche », chapitre 1 de Pensée et Langage, pp. 34-36.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 64

64 Comment l’enfant devient lecteur

+ O), en produits « étrangers » au tout analysé, en composants qui ont


perdu les caractères spécifiques du tout, risque fort d’empêcher de com-
prendre cette particularité concrète de l’eau (éteindre le feu) puisque
l’hydrogène brûle et que l’oxygène entretient la combustion. Celui
qui veut à tout prix expliquer cette propriété de l’eau en recourant
à la méthode d’analyse en éléments en est réduit à toutes sortes de
spéculations plus ou moins hasardeuses pour retrouver la propriété…
perdue du fait de la méthode qu’il a employée !
C’est ce qui se passe aussi dans l’analyse du langage (par exemple,
celle du mot) si le linguiste commence par dissocier l’étude du son
(la phonétique) et celle de la signification (la sémantique). En déta-
chant le son du sens et de la pensée, on perd de vue toutes les carac-
téristiques qui en font un son du langage humain et qui le distinguent
du reste des sons existant dans la nature. En étudiant ainsi ce son
dépourvu de sens pour soi-disant mieux en décrire les traits physiques
et psychiques, on ne peut plus savoir pourquoi et comment ce son est
un son du langage humain. Et parallèlement, si on étudie la signifi-
cation coupée de l’aspect phonétique du mot, on la transforme en
un pur acte de la pensée, en un pur concept qui se développerait
indépendamment de son support matériel : la parole. Il n’y a plus
d’analyse du langage mais, d’un côté, une analyse acoustique et, de
l’autre, une analyse des concepts et de la pensée. Le linguiste est alors
contraint de chercher, dans un deuxième temps, une interaction méca-
nique et externe entre ces deux éléments pour reconstruire, de façon
artificielle et aléatoire, l’unité du tout (le mot, le langage) qu’il a lui-
même détruite au départ.
Et le même type de problème se pose quand on veut « seulement »
étudier les sons du langage. Le savant qui utilise « la méthode des élé-
ments » prétend rendre compte de la dimension phonique du langage
ou décrire les sons d’une langue particulière en se préoccupant exclu-
sivement des faits phoniques et en éliminant donc toute référence à
la signification. En réalité, en examinant le son isolé, le son détaché
du sens et de la communication verbale, il le met au rang des autres
sons et perd de vue, dès le départ, tout ce qui en fait un son du lan-
gage humain. Comme l’abbé Rousselot qui, à la fin du XIXe siècle,
muni d’un « microscope phonétique » (Saussure), recensait entre
autres sept sons « a » en français, il sera à la fois submergé par une
avalanche de faits phoniques et incapable d’établir le système pho-
nologique de la langue étudiée ou de dégager le caractère essentiel
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 65

Problèmes de recherche et question de méthodes 65

des sons du langage. Ceux-ci se caractérisent en effet d’abord, non


par leurs traits physiques (phoniques) mais par leur fonction, qui est
de distinguer les énoncés les uns des autres dans une langue donnée.
On ne peut donc décrire ou définir les sons du langage sans tenir
compte de leur contribution à la signification, à la communication et
à la compréhension entre locuteurs appartenant à un même groupe
linguistique.
De même, certains psychologues étudient le développement du lan-
gage chez l’enfant en proposant d’un côté, une histoire de la pho-
nétique enfantine et, d’un autre côté, une histoire autonome de la
pensée. En refusant d’examiner ces deux phénomènes comme un
tout, ils passent en fait à côté de l’histoire du langage chez l’enfant.
Aujourd’hui, les mêmes erreurs sont commises par les psychologues
« cognitivistes » dans le domaine de la lecture. Ils commencent par
décomposer la lecture (ou l’acte de lire) en deux éléments disjoints :
le déchiffrage d’un côté, la compréhension générale (ou l’intelligence)
de l’autre. Par conséquent, ils dissocient la conduite du lecteur en
deux parties bien séparées : dans un premier temps, le lecteur iden-
tifie chaque mot écrit ; puis il mobilise « son intelligence », c’est-à-dire
les ressources et les procédures cognitives « générales », ce qui abou-
tit à la compréhension du message. Étant donné, disent-ils, que cette
« compréhension générale » (l’intelligence) s’applique de la même
façon quels que soient la tâche et le support (image, cubes, message
oral, énoncé écrit…), les problèmes spécifiques de la lecture se situent
uniquement au niveau du déchiffrage et de l’identification du mot3.
L’acquisition de la lecture par l’enfant comprendrait donc, elle aussi,
deux éléments indépendants : le développement de la compréhen-
sion générale (l’intelligence) d’une part, la mise en place de l’habi-
leté à traiter et identifier les mots (le déchiffrage) d’autre part. Comme
l’enfant de 5-6 ans dispose de la moitié de ces deux éléments – il com-
prend le langage parlé – son seul problème est d’apprendre à recon-
naître les mots écrits4.
Les applications pratiques de ce type d’analyse sont simples : la péda-
gogie de la lecture se résume à déchiffrage, déchiffrage et encore

3. Alegria et Morais ; Velutino ; Gough et Juel ; Bryant ; Liberman ; Mann ; Sprenger-


Charolles et Khomsi dans L’Apprenti lecteur, Delachaux et Niestlé, 1989.
4. P. Gough et C. Juel, in L’Apprenti lecteur, op. cit., p. 86.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 66

66 Comment l’enfant devient lecteur

déchiffrage ou, dans sa version anglo-américaine, « phonics, phonics,


phonics » (voir Mann). Ce genre de raisonnement (ou de démons-
tration) présente au moins deux graves défauts.
Premièrement, il fait de l’intelligence ou de la compréhension
« générale » une entité qui fonctionnerait indépendamment de la
situation, du problème à résoudre, du matériau ou de l’objet d’étude.
La plupart des psychologues et des pédagogues savent qu’il n’en est
rien. Un élève peut se révéler « doué » en français ou en histoire et
« ne rien comprendre » en mathématiques. Un individu brillant en
mathématiques peut, à l’inverse, se comporter « comme un imbécile »
devant une situation-problème dans la vie de tous les jours. La
méthode des tests d’intelligence – quand elle est bien comprise et
bien utilisée – permet de mettre en évidence et de mesurer ces dif-
férences intra-individuelles d’efficience intellectuelle. Au WISC
(Wechsler Intelligence Scale Children), on constate que tel enfant a
un bon niveau d’intelligence ou de compréhension dans tel sub-test
et un résultat médiocre dans tel autre ; il n’est pas rare de noter un
décalage important chez le même sujet entre la réussite aux épreuves
d’intelligence non verbales (niveau intellectuel « de performance »)
et le score d’intelligence verbale. Avec la NEMI (nouvelle échelle
métrique de l’intelligence), l’évaluation du niveau mental ne se
résume pas à l’attribution du QI ; elle implique aussi l’étude de la
dispersion, c’est-à-dire l’écart entre le premier item échoué et le der-
nier item réussi5. Seul l’examen, à la fois quantitatif et qualitatif, de
la répartition des réussites ou des insuccès aux différents items ou
sous-épreuves du WISC ou de la NEMI peut permettre d’apprécier
le fonctionnement cognitif (ou les dysfonctionnements) d’un indi-
vidu. Par exemple, la connaissance du QI « non verbal » (ou de per-
formance) d’une personne n’autorise aucune extrapolation quant à
sa compréhension ou à son niveau mental dans le domaine du lan-
gage et de la logique verbale.
Deuxièmement, il est pour le moins hâtif d’affirmer que la personne
en train de lire mène séparément ou successivement deux sortes d’ac-
tivités : d’une part (ou d’abord) déchiffrer, d’autre part (ou ensuite)

5. Voir R. Zazzo et al., Nouvelle Échelle métrique de l’intelligence, A. Colin, 1966.


Wechsler, Manuel du WISC, Éditions du Centre de psychologie appliquée. R. Zazzo,
P. Dague et al., « WISC et NEMI : Premiers résultats d’une étude comparative », Enfance,
3-4, 1975.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 67

Problèmes de recherche et question de méthodes 67

comprendre. On peut tout aussi bien supposer que le lecteur effec-


tue conjointement, en association (ou en interaction), ces deux
actions. Le déchiffrage et l’identification des mots seraient influencés
par la compréhension, c’est-à-dire par son travail de recherche du
sens. La compréhension du texte écrit ne serait pas seulement l’ap-
plication des mécanismes relevant de la compréhension-intelligence
générale ; elle devrait s’adapter au matériau (la langue écrite, un mes-
sage verbal écrit), au support (un livre, un journal…) et se connec-
ter constamment avec le déchiffrage. Imaginer le déchiffrage en dehors
de la compréhension n’a guère de sens et confondre (assimiler) la
compréhension générale avec la compréhension en jeu dans le trai-
tement d’un énoncé écrit, et notamment en dehors de son articula-
tion avec le déchiffrage, n’en a pas davantage.
Ces deux erreurs deviennent manifestes lorsque des psychologues
« cognitivistes » appliquent cette méthode d’analyse à l’examen-
diagnostic des enfants mauvais lecteurs. En voici une illustration (voir
Casalis et Lecocq, 1992, p. 233) : M. est en échec scolaire grave et
désigné comme très mauvais lecteur par les enseignants. L’examen
individuel comprend deux parties. La première, le WISC montrerait
un niveau de compréhension « normal » puisque M. a un quotient
intellectuel de performance de 95. La seconde met en évidence de
sérieuses difficultés pour « lire » (déchiffrer) les mots à orthographe
irrégulière et les non-mots complexes. L’examinateur conclut à un
trouble spécifique de la lecture de mots, en l’occurrence une « dys-
lexie morphémique ».
Il oublie simplement que M. a un QI verbal de 60 ce qui semble
indiquer un déficit important, soit dans le domaine de la pensée ver-
bale, soit dans celui des compétences langagières. Cette donnée suf-
firait amplement à expliquer son retard dans l’apprentissage de la
lecture.
On peut ajouter que M. a en réalité un quotient intellectuel d’à
peine 75 (moyenne entre le QI verbal et le QI performance), ce qui
autoriserait à le ranger dans la catégorie des « déficients intellectuels
légers ». En général, les psychologues scolaires savent que de nom-
breux élèves en grande difficulté à l’école, notamment ceux des classes
spéciales, présentent ce type de caractéristique : un niveau intellec-
tuel de performance normal et un niveau intellectuel verbal faible.
Chercher l’explication de la non-maîtrise de la lecture par M. uni-
quement du côté du traitement-décodage des mots isolés et faire de
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 68

68 Comment l’enfant devient lecteur

cet enfant un « dyslexique morphémique » nous semblent donc à côté


du sujet.

LA MÉTHODE D’ANALYSE « SYNCRÉTIQUE »

Pour un deuxième courant de recherche, la lecture se résume à la


compréhension. Considérant que lire c’est comprendre, expliquent
ses représentants, tous les mécanismes et tous les constituants de la
lecture appartiennent à la compréhension. Analyser l’activité de lec-
ture consiste par conséquent à rechercher dans chaque procédé ou
dans chaque processus le résultat de cette activité : la compréhension.
Cette méthode d’analyse par division6 suppose que chaque ingrédient
est identique (en plus petit) au tout et que chaque processus mis en
œuvre est la reproduction (en plus petit) du produit de l’action. Elle
aboutit « logiquement » à considérer l’acte de lire comme une suc-
cession de « ponctions » ou « de prises de sens » (par exemple, Legrand,
1979) ou comme une suite de micro-procédures d’« accès direct au
sens » (Foucambert, 1976a, Richaudeau, 1979).
C’est comme si l’on voulait analyser l’eau en refusant toute analyse
chimique, toute analyse moléculaire, etc. On en arriverait à conclure
que dans les échantillons étudiés, il n’y a que de l’eau… et donc ni
hydrogène, ni oxygène, ni molécules… Cette position « syncrétique »
appliquée à l’activité humaine est tout aussi erronée que la méthode
« élémentiste ». Elle repose sur la confusion entre la fin et les moyens,
entre les outils et le résultat de leur manipulation, entre les proces-
sus et le produit. Elle revient à penser qu’une activité intelligente ne
peut être qu’entièrement – exclusivement – composée de gestes intel-
ligents, réfléchis, raisonnés… Tout prouve le contraire. Par exemple,
lorsqu’un chasseur élabore une stratégie très sophistiquée pour pié-
ger un cerf ou un sanglier, il ne fait pas seulement appel à des rai-
sonnements hypothético-déductifs (si…, alors…) ; il met également en
jeu un certain nombre d’habitudes, de routines, d’automatismes, de
réflexes, à commencer par marcher, courir, se déplacer dans une forêt
qu’il connaît bien, identifier des bruits familiers. On peut même pen-

6. Au sens arithmétique du mot : chaque processus est une petite part du produit,
chaque élément est une portion de l’ensemble.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 69

Problèmes de recherche et question de méthodes 69

ser que l’intelligence dont il fait preuve est grandement facilitée par
sa bonne maîtrise de « mécanismes élémentaires » et de « sous-com-
pétences » sensorielles et matérielles.
Dans un tout autre domaine, celui du calcul, le comptage (1,2,3,4…)
peut être un outil efficace – mais pas toujours – qui permet au jeune
enfant de résoudre des petits problèmes (Fayol, 1985 ; Brissiaud, 1989).
Ainsi, à propos de l’acquisition des notions de nombre et de conser-
vation des quantités, on constate que :
• confrontés à des tâches de construction et de comparaison, tous
les enfants conservants recourent au dénombrement (mais la réci-
proque n’est pas vrai) ;
• le comptage préalable tend à accroître de manière importante la
fréquence des réponses de conservation (mais il ne la conditionne pas)7.
Et un peu plus tard, l’écolier devra à la fois maîtriser « le sens » et
« les mécanismes » de l’addition ou de la multiplication pour trouver
la solution exacte des problèmes arithmétiques.
Le même courant de pensée redouble son erreur quand il essaie
d’analyser la lecture silencieuse (ou lecture mentale). Puisqu’elle est
silencieuse, nous explique-t-on, c’est qu’elle est exclusivement
« visuelle » (Richaudeau, 1979), c’est-à-dire « sans référence à la langue
orale » ; elle « exclut » notamment toute « mise en correspondance de
la chaîne écrite avec une chaîne sonore » (Foucambert, 1976b, p. 84).
« Savoir lire c’est lire des yeux, c’est attribuer directement un sens aux
signes graphiques » (Foucambert, 1976a, p. 19). Ainsi, la méthode
d’analyse syncrétique conduit cette fois à attribuer aux processus et
aux procédés (invisibles) de la lecture tous les traits de sa forme maté-
rielle ou corporelle (visible) : lire des yeux, lire en silence (Lieury,
1996). Elle confond la forme avec le fond, le contenant avec le
contenu, l’apparent avec l’essentiel. En observant uniquement la moda-
lité que prend (généralement) la lecture-compréhension, en analysant
exclusivement sa manifestation la plus apparente ou le résultat phy-
sique du travail mental du lecteur (lire des yeux, lire silencieusement),
elle passe probablement à côté des mécanismes et des compétences
en jeu dans la lecture.
En réalité, de nombreuses activités intellectuelles se réalisent silen-
cieusement. Et pourtant, le langage – ce que Vygotski appelait lan-

7. M. Fayol, « Nombre, numération et dénombrement : Que sait-on de leur acqui-


sition ? », Revue française de Pédagogie, 70, 1985.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 70

70 Comment l’enfant devient lecteur

gage pour soi ou langage égocentrique – y joue souvent un rôle


important. Dans de nombreuses situations de résolution de pro-
blèmes, par exemple, l’enfant se sert de cette forme de langage –
outil intellectuel : il « se parle » pour guider, réguler, accompagner,
soutenir le travail de sa « pensée ». Pour construire la figure souhai-
tée avec son jeu de cubes, un enfant se dit des « choses » : « Et après,
le bleu… ici, le rouge… maintenant, je cherche… qu’est ce qu’il me
faut… ça va… non, c’est pas ça,… ». Ce n’est pas parce que le lan-
gage parlé n’est pas (toujours) extériorisé qu’il n’existe pas. De
même, si quelqu’un veut mémoriser un numéro de téléphone, il sait
qu’un bon moyen consiste à se le dire et se le répéter. Lorsqu’un
professeur réfléchit au cours ou à la conférence qu’il doit donner,
il recourt assez fréquemment à une sorte de répétition-préparation
pour lui-même. On voit mal pourquoi le langage « parlé » n’inter-
viendrait pas aussi comme organisateur de l’activité cognitive au cours
de la lecture-compréhension « silencieuse », surtout si le lecteur est
peu expérimenté.
Par ailleurs, une autre implication de « l’oral » dans l’acte de lire est
tout à fait possible. Le lecteur effectuerait « en silence » l’identifica-
tion des phonogrammes (les lettres-sons) et le traitement grapho-
phonique des mots écrits. Il doit en effet identifier, non pas des formes
graphiques, des images, des indices visuels, des silhouettes, mais un
matériau particulier : de la langue, de la langue écrite française. On
voit mal pourquoi il ne recourrait pas au traitement des informations
phonographiques alors que celles-ci représentent environ 80 % d’un
message écrit en français. On peut même envisager l’existence d’une
médiation phonologique entre la perception des signes écrits et l’ac-
cès au sens tout au long de la lecture silencieuse.
Bref, contrairement à ce qu’affirment des auteurs comme Richaudeau
et Foucambert, il n’y a aucune raison – bien au contraire – de penser
que la lecture chez l’enfant est un processus direct entre l’œil et le
cerveau, une liaison immédiate entre la perception visuelle de formes
graphiques et des concepts, des idées. Et sur le plan pédagogique, il
est impossible de les suivre lorsqu’ils refusent (et dénoncent) tout tra-
vail sur les correspondances graphie-phonie au moment du CP.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 71

Problèmes de recherche et question de méthodes 71

LA MÉTHODE D’ANALYSE « RÉDUCTRICE8 »

L’« illusion réductionniste » (Reuchlin, 1990, p. 18) a depuis toujours


été une menace pour la psychologie scientifique. Elle considère que
les différences entre individus qu’on observe au niveau d’un proces-
sus global (par exemple, lire-comprendre un message, un texte écrit)
sont entièrement explicables par les différences individuelles dans
quelques processus élémentaires (par exemple, percevoir des lettres,
prononcer des syllabes, identifier un mot). Elle consiste à ne retenir
que l’un des facteurs ou l’un des composants (par exemple, savoir
établir des correspondances entre phonèmes et graphèmes, assembler
plusieurs sons ou plusieurs lettres) qui sont en jeu dans la capacité
de lecture.
Vygotski a pris (entre autres) l’exemple de l’étude de l’écriture pour
critiquer les dangers du réductionnisme. La psychologie traditionnelle
ne conçoit l’écriture, disait-il en 1930, que comme un savoir-faire moteur,
une habileté gestuelle plus ou moins complexe. Simultanément, l’en-
seignement traditionnel de l’écriture a insisté uniquement sur les méca-
nismes ou la technique de l’écriture (le tracé graphique). De la même
façon, l’enseignement traditionnel du piano consiste à entraîner la dex-
térité des doigts et l’habileté à lire les notes, mais l’apprenant n’est
jamais engagé « dans l’essence de la musique elle-même » (Vygotsky,
[1930]/1978). Par conséquent, la psychologie traditionnelle ne s’est pas
intéressée à la question du langage écrit en tant que tel ; elle n’a pas
regardé l’écriture en tant que « système particulier de symboles » ou de
signes et en tant que « pratique culturelle complexe » (ibid.).
Un procédé réducteur voisin a été souvent appliqué à la lecture. La
psychologie et l’enseignement traditionnels ont laissé de côté la com-
préhension (la recherche du sens) et la communication (entre le lec-
teur et le producteur du message écrit) pour s’intéresser exclusivement
au déchiffrage (la « lecture mécanique »), c’est-à-dire à la prononcia-
tion des syllabes ou des groupes de lettres.
Cette réduction – cette simplification – est encore pratiquée aujour-
d’hui par bon nombre de psychologues cognitivistes. L’un d’entre eux
l’exprime avec force à partir d’un exemple : celui de John Milton, le
grand poète anglais du XVIIe siècle. « Étant devenu aveugle, il avait

8. Ou « méthode réductionniste » (Reuchlin, 1994).


72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 72

72 Comment l’enfant devient lecteur

appris à ses filles à décoder du grec, elles qui n’en comprenaient pas
le moindre mot ! En les écoutant, il pouvait « relire » les auteurs clas-
siques par l’intermédiaire de décodeuses. Qui lisait réellement dans
ce cas, Milton ou ses filles ? Au sens précis des termes de lecture et
écoute de la parole, les filles de Milton lisaient, c’est-à-dire transfor-
maient des signes graphiques en parole (souligné par nous), et Milton
lui-même écoutait la parole émise par ses filles. (…) Milton ne lisait
pas » (Morais, 1994, p. 121). Pour ce courant de pensée, « les proces-
sus spécifiques de la lecture ne sont pas des processus de compré-
hension » (ibid.). La compréhension est « au-delà de la lecture » (Morais,
1993, p. 19).
Il est tentant pour le psychologue expérimentaliste de ne proposer
aux sujets que des tâches simples plus facilement observables et objec-
tivables (par exemple, dire une suite de lettres-sons ou un mot). Mais
il passe alors à côté de l’activité réelle et complexe qu’il prétend étu-
dier : lire une aventure dans un album, un article de journal, un docu-
ment dans un livre de biologie… Certains cognitivistes étudient
précisément comment les enfants identifient une série de mots isolés
ou comment ils perçoivent certaines erreurs graphiques sur des éti-
quettes (par exemple, pantalin au lieu de pantalon, falise à la place
de valise) pour en déduire une théorie de la lecture (Sprenger-
Charolles, 1986, 1989).
D’autres vont encore plus loin dans le réductionnisme. « Apprendre
l’analyse phonémique c’est aussi apprendre la lecture. » (Morais,
1994.) Apprendre à lire se résume de fait à apprendre l’analyse pho-
némique, c’est-à-dire à décomposer un mot oral en phonèmes. La
capacité à traiter des textes écrits, de la langue écrite, des matériaux
écrits (page, livre, cahier, journal, document…) se ramène entière-
ment à un savoir-faire extérieur au monde écrit : l’habileté à mani-
puler les sons de l’oral.
Le paradoxe de nombreuses études de la psychologie cognitiviste est
de proposer des modèles théoriques de la lecture sans jamais étudier
un enfant en train de lire – ou d’essayer de lire – un énoncé ou un
texte écrit. Certes, il est utile, et sans doute nécessaire, d’examiner la
manière dont les enfants traitent un mot ou un pseudo-mot… à condi-
tion de savoir qu’il ne s’agit que d’un aspect ou d’un composant de la
lecture et non de la lecture elle-même. Et à condition de savoir que
le composant ou le processus étudié pourra prendre une autre forme
dans une vraie situation de lecture.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 73

Problèmes de recherche et question de méthodes 73

En résumé, ces trois méthodes de recherche présentent de sérieuses


insuffisances sur le plan scientifique. Elles deviennent franchement
pernicieuses quand on les applique à l’action pédagogique. Ainsi,
quand certains auteurs affirment que les meilleures méthodes d’en-
seignement de la lecture sont les « méthodes phoniques » (c’est-à-dire
syllabiques ou axées sur le déchiffrage), c’est la conséquence d’une
analyse « chimique » par démembrement qui commence par dissocier
radicalement les deux composantes essentielles et inséparables de la
lecture : décoder et comprendre. C’est parfois le résultat d’une
démarche excessivement simplificatrice qui, répétons-le, réduit « l’art
de lire » à l’art de manier les sons de l’oral. L’analyse « syncrétique »
qui assimile tous les processus en jeu dans la lecture à son produit
(comprendre) aboutit à des conclusions pédagogiques inverses mais
tout aussi discutables : en n’imaginant que des « prises directes de
sens » (ou des « accès directs au sens »), elle prive les enfants appren-
tis lecteurs d’outils indispensables au traitement de la langue écrite.

LA MÉTHODE D’ANALYSE DE L’ACTIVITÉ

L’un des problèmes théoriques et méthodologiques majeurs pour la


psychologie scientifique est le choix de ce que Vygotski appelle « l’unité
de base ». La difficulté est de décomposer un tout complexe en uni-
tés de base qui conservent les propriétés de l’objet ou du phénomène
étudié.
Comment par exemple, demande Vygotski, étudier et caractériser
les sons du langage humain ? Leur caractéristique essentielle est que,
tout en remplissant une fonction de son en tant que tel (aspects pho-
niques et acoustiques), ils sont liés à une certaine signification (aspects
symboliques et sémantiques). L’unité de base pour étudier les sons du
langage n’est pas le son isolé mais le phonème, c’est-à-dire une unité
linguistique qui ne peut être décomposée et qui garde les traits fon-
damentaux et spécifiques du langage, à savoir les aspects phonétiques
et les aspects sémantiques. Dès que le son cesse d’être un son qui per-
met de faire du sens, dès qu’il est séparé de la signification et de la
communication verbale, il perd aussitôt tous les caractères spécifiques
du langage humain. Ainsi, en français, le son/b/n’existe en tant que
son du langage que parce qu’il s’oppose à d’autres « sons »/p/, /m/,
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 74

74 Comment l’enfant devient lecteur

/v/et permet de distinguer des mots (unités significatives) comme bal,


pal, mal, val ou bile, mille, pile, ville, etc. La différence entre les deux
« sons »/b/et/p/n’existe que parce qu’elle signale une différence de sens
entre deux mots d’une paire minimale : pal/bal ou pelle/belle ou
poule/boule.
Comment transposer cette démarche – « la méthode de l’unité de
base » (Vygotski) – à l’analyse des conduites humaines, et en parti-
culier des « processus psychiques supérieurs » ? Quelle est « l’unité de
base » pour la recherche psychologique ? L’activité, répond Vygotski.
La psychologie scientifique traditionnelle a un défaut fondamen-
tal : elle commence par séparer radicalement intellect et affect, elle
disjoint l’aspect intellectuel de la conscience ou la pensée de son
aspect affectif et volitif (la volonté, l’intention, l’intérêt, la motivation
du sujet). Elle étudie d’un côté le cognitif et d’un autre côté l’af-
fectif. La pensée est coupée de toute la plénitude de la vie réelle,
des impulsions, des penchants, des mobiles de l’homme qui pense.
Celui qui, dès le début, dissocie pensée et affect s’ôte à jamais la pos-
sibilité d’expliquer les causes – et une partie du fonctionnement –
de la pensée. Et il rend d’avance impossible l’étude de l’influence
que la pensée exerce en retour sur le caractère affectif, volitif de la
vie psychique.
Au contraire, l’activité est l’unité de base qui représente l’unité des
processus affectifs et des processus intellectuels. C’est elle qui va per-
mettre de découvrir le mouvement qui va des besoins et des impul-
sions de l’homme à telle direction ou telle forme que prend sa pensée,
et le mouvement inverse qui va de la dynamique de la pensée à la
dynamique du comportement et à l’activité concrète de l’individu.
Leontiev reprend et développe la réflexion et la perspective de
recherche esquissées par Vygotski. L’activité se définit par son mobile
(ce qui incite le sujet à agir), par une action (qui oriente, dirige, vise
un but) et par des opérations (les moyens, le mode d’exécution). Ces
trois « étages » ou ces trois dimensions sont indissociables (Leontiev,
1976 ; 1984).
Donnons-en trois exemples, tous empruntés à Leontiev lui-même
(1976, pp. 69-71 et pp. 288-289).
Premier exemple : Un homme avance dans une forêt en criant et
en frappant le sol ou les broussailles avec un bâton. C’est la partie
opérations, qui a une fonction de réalisation.
Cet homme est un rabatteur ; il effraie le gibier et le fait fuir hors
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 75

Problèmes de recherche et question de méthodes 75

de la forêt vers les chasseurs qui sont à l’affût. C’est la partie action,
qui a une fonction d’orientation.
Cet homme participe à cette partie de chasse parce qu’il espère ainsi
se nourrir et nourrir sa famille. C’est la partie mobile, qui a une fonc-
tion d’incitation.
L’activité de cet homme est la chasse (ou une partie de chasse) ;
vouloir se nourrir et nourrir les siens est son mobile ; le fait de lever
le gibier est son action ; le fait de marcher, crier, frapper est le mode
d’exécution ou l’opération.
L’observateur – y compris le plus minutieux et le plus « scientifique »
– qui s’intéresserait seulement aux comportements objectifs de notre
sujet (marcher, crier, frapper…) ne nous aiderait pas du tout à com-
prendre qui il est et ce qu’il fait. Même si on ajoutait à cette des-
cription l’effet immédiat de l’action (effrayer le gibier, le faire fuir),
on risquerait de faire un contresens énorme. Inversement, celui qui
se posterait à l’orée du bois risquerait de ne saisir que l’action des
tireurs et le résultat final de la partie de chasse. Il négligerait ou occul-
terait « l’étage » rabattage et la part prise par le(s) rabatteur(s).
Pour saisir la nature de l’intervention observée, il faut l’insérer dans
le processus entier (le déroulement) de la partie de chasse : lever et
rabattre le gibier, être à l’affût, tirer, tuer la proie, partager le butin.
Il faut intégrer cette activité individuelle dans une activité collective
(un travail socialement organisé) : division technique des tâches et
des rôles entre rabatteurs et tireurs, accord sur la distribution des
proies tuées.
Analyser l’activité du sujet (le rabatteur), c’est en particulier relever
le lien qu’il établit entre le résultat immédiat de son intervention (faire
fuir le gibier) et son résultat final (capturer et manger le gibier). Si
l’individu n’a pas conscience du rapport entre le résultat immédiat
de l’action qu’il accomplit personnellement et le résultat final de la
partie de chasse, s’il n’a pas conscience du lien qui le rattache aux
autres membres du groupe de chasseurs, son action est impossible ou
proprement insensée.
Deuxième exemple : Un élève, préparant un examen, lit un livre
d’histoire. Il reçoit la visite d’un camarade qui lui dit que la lecture de
ce livre n’est pas du tout nécessaire pour la préparation de l’examen.
Deux réactions de notre élève sont possibles : soit il pose aussitôt le
livre, ne s’y intéresse plus et regrette même d’avoir perdu son temps à
entamer sa lecture, soit il continue à le lire, ou bien il le met de côté
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 76

76 Comment l’enfant devient lecteur

à contrecœur en se disant qu’il le reprendra plus tard. Dans les deux


derniers cas, ce vers quoi était dirigée la lecture, à savoir le contenu
du livre, était ce qui incitait à le lire et constituait le mobile. La décou-
verte et l’appropriation de son contenu satisfaisait directement un
besoin particulier de l’élève : le besoin de savoir, de comprendre ce
dont parle le livre. L’activité était bel et bien la lecture du livre.
Dans le premier cas, au contraire, le mobile qui incitait l’élève à lire
était non pas le contenu du livre en tant que tel, mais la nécessité de
réussir son examen. La lecture n’était pas, dans ce cas précis, une acti-
vité à proprement parler. L’activité était la préparation à l’examen, et
non la lecture du livre.
À la suite de Vygotski et Leontiev, on désignera par activité des pro-
cessus caractérisés par le fait que ce vers quoi ils tendent dans leur
ensemble (leur objet, leur but) coïncide avec l’élément, « la raison »
qui incite le sujet à une activité donnée (le mobile). Dans notre
exemple, la lecture du livre est-elle une activité ? Il est impossible de
répondre a priori à cette question car la caractérisation psychologique
du processus étudié exige que soit précisé ce qu’il représente pour le
sujet lui-même (l’aspect subjectif). Si le mobile de l’élève est l’intérêt
pour le contenu du livre, son désir d’élucider tel ou tel point traité
par l’auteur, il y a effectivement activité de lecture. Si, par contre, il lit
uniquement en pensant à l’examen et s’arrête dès qu’il apprend que
le livre ou le thème n’est pas au programme, il s’agit d’une action de
lecture. Ce vers quoi tend sa lecture (prendre connaissance du contenu
du livre) n’est pas le mobile de l’élève ; ce qui l’incite à lire ce livre
est seulement la volonté de réussir son examen ; il y a discordance entre
les motifs (le mobile) du sujet et le but de l’action de lire (s’appro-
prier le contenu du livre)9.
Une même action (par exemple, lire tel livre d’histoire) peut servir
des mobiles divers et donc appartenir à des activités différentes : acti-
vité de lecture quand c’est le contenu du livre qui incite le lecteur à
le lire, activité de préparation de l’examen quand c’est seulement la
nécessité de réussir l’épreuve qui le motive.
Et il est probable qu’en fonction de l’activité, les opérations mises en
œuvre par le lecteur – le « troisième étage » de l’activité : le mode opé-

9. Insistons sur les termes uniquement et seulement. Bien souvent, un élève peut être
« poussé » à lire le livre en question par une double volonté ou une double néces-
sité : réussir à l’examen et accroître ses connaissances ou sa compétence en histoire.
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 77

Problèmes de recherche et question de méthodes 77

ratoire, les procédés, les procédures – ne seront pas identiques. Dans


le premier cas, il se peut que l’élève recoure à une lecture plus
« réflexive » : s’arrêter pour élucider un point délicat, retourner en
arrière pour vérifier ou rectifier une interprétation, traiter avec soin cer-
tains passages. Dans le deuxième cas, il peut avoir un mode de lecture
plus « utilitaire » : privilégier les informations qui lui semblent indis-
pensables pour l’examen, celles qui pourraient plaire à l’examinateur.
Mais le rapport entre mobile, objet (but) de l’action et moyens n’est
pas à sens unique. Le mobile du lecteur peut se transformer sous l’in-
fluence de l’action et des opérations. L’élève qui, dans un premier
temps, lisait le livre d’histoire avec comme seul motif la préparation
de son examen peut éprouver de plus en plus d’intérêt pour le contenu
du livre. Le résultat de l’action (connaître le contenu) compte main-
tenant autant ou plus que le mobile qui l’a suscitée (réussir l’exa-
men). C’est alors ce résultat qui l’incite à lire. L’action se change en
activité de lecture.
Prenons un troisième exemple. Voici un enfant de 6 ans qui débute
sa scolarité élémentaire (CP) en ayant « très envie » d’apprendre à lire ;
mais ce qui l’incite à s’investir dans cet apprentissage (le mobile « agis-
sant réellement ») peut être plus ou moins éloigné des pratiques de
lecture elles-mêmes : devenir grand, faire plaisir à ses parents ou à la
maîtresse, aller à la grande école, imiter son frère aîné. Puis la maî-
trise de plusieurs opérations en jeu dans la lecture – déchiffrage, iden-
tification de mots, compréhension de courtes phrases… – peut l’aider
à se former de nouveaux mobiles à propos de la lecture : vouloir lire
tel conte, tel magazine, tel récit d’aventures, tel texte documentaire,
etc. L’acquisition de savoir-faire et de procédés peut permettre à l’en-
fant apprenti lecteur de se détacher de ses mobiles initiaux et de pas-
ser à « un type supérieur » de mobiles (Leontiev, 1976 p. 291). La
possibilité d’utiliser avec succès certains moyens ou certaines modali-
tés de la lecture va faciliter l’apparition de mobiles proprement intel-
lectuels et culturels qui vont se substituer aux premiers mobiles
davantage socio-affectifs. Ce changement de mobiles, s’appuyant sur
la possession et l’usage de certaines « compétences de base » en lec-
ture, peut être un puissant moteur du développement de l’enfant
apprenti lecteur.

Pour la psychologie (expérimentale ou clinique) traditionnelle – y


compris chez la plupart des cognitivistes d’aujourd’hui – les recherches
72562994_013-078_XPress 30/11/10 15:08 Page 78

78 Comment l’enfant devient lecteur

sur les mécanismes ou les processus de la lecture se sont limitées à


certaines opérations, c’est-à-dire à une partie seulement du « troisième
étage ». Elles se sont focalisées sur l’habileté à faire correspondre des
graphies et des phonies (le déchiffrage ou le déchiffrement) et sur
l’identification de mots écrits. Elles ont largement délaissé le second
« étage » (l’accès à la compréhension du texte) et davantage encore
le premier : la manière dont le lecteur aborde le texte, son rapport
au texte, le sens qu’il donne à sa lecture…
À l’opposé, un autre courant de recherche s’est beaucoup intéressé
à l’objet même de l’acte de lire (comprendre, saisir le contenu) et
aux mobiles du lecteur (ses intentions, sa motivation, son projet). Mais
il a négligé l’étude du « troisième étage », en particulier chez les jeunes
apprentis lecteurs et les lecteurs débutants.
La démarche qui nous semble la plus féconde et la plus complète
consiste à étudier (ou à essayer d’étudier) toute la structure de l’acti-
vité de lecture, c’est-à-dire les « trois étages ». Les processus de la lec-
ture sont à rechercher à plusieurs niveaux : celui du mobile ou de la
finalité de l’acte de lire, celui de l’objet ou de l’objectif immédiat de
l’action (comprendre le texte) et celui des modalités ou du mode opé-
ratoire (les procédés, les façons de faire).
Mais l’activité est aussi mouvement. Ce n’est pas une simple addition
de plans et de registres indépendants ou étanches. Elle est aussi com-
posée de rapports, de tensions, d’interactions entre les trois étages. Par
conséquent, l’analyse de l’activité de lecture nécessite également la mise
au jour des « rapports intérieurs qui la caractérisent » (Leontiev, 1984).
C’est cette démarche, proposée par Vygotski et Leontiev, que nous
avons essayé d’utiliser pour étudier les processus de la lecture chez
l’enfant. Pour nous, l’examen des « mécanismes de la lecture » ne sau-
rait se faire en dehors d’une activité concrète de lecture.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 79

TROISIÈME
PARTIE

Les processus
de la lecture
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 80
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 81

CHAPITRE
6

Les spécificités
de l’écrit

N ous avons vu que préciser la nature de l’acte de lire constituait


un préalable à l’étude des « mécanismes » de la lecture et à celle des
processus d’acquisition de la lecture par l’enfant. Il y a un second
préalable à ces recherches : avoir une vue aussi précise que possible
de « la chose écrite », du matériau graphique sur lequel porte l’activité
du lecteur ou de l’enfant qui apprend à lire. Si l’on veut comprendre
comment cet objet est appréhendé et traité par les enfants, il est néces-
saire de commencer par mieux comprendre ses caractéristiques et ses
spécificités. Pour aborder le problème de « l’entrée dans l’écrit », il
faut d’abord savoir ce qu’est l’écrit ; pour analyser les caractéristiques
et les spécificités de la lecture, il faut d’abord connaître celles de l’écri-
ture. Il n’est pas possible de faire avancer la psycholinguistique de
l’écrit ou la psychologie cognitive de la lecture sans une réflexion
approfondie – et théorique – sur le fonctionnement de l’écriture et sur les
aspects matériels de l’écrit. Ce travail d’analyse est tout aussi impor-
tant sur le plan pédagogique et méthodologique.
En fait, la question est double : de quoi se compose le matériau écrit ?
quelles sont ses spécificités ? Pour beaucoup, y compris parmi les spé-
cialistes de la lecture-écriture, la réponse est simple et évidente : l’écrit
c’est les lettres, c’est l’alphabet, c’est le code graphophonique. Pour
d’autres, c’est un matériau visuel. La réalité est bien plus diverse et
bien plus complexe.
Très souvent – trop souvent – la recherche psychologique se foca-
lise sur le code écrit. Elle oublie d’abord qu’un système d’écriture comme
celui du français comprend d’autres codes que le code graphopho-
nique. Elle oublie ensuite que le lecteur ou l’enfant apprenti lecteur
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 82

82 Comment l’enfant devient lecteur

n’a pas seulement devant lui des mots écrits et un système d’écriture
mais aussi des textes et des types de textes. La langue écrite ce n’est
pas que de la langue transcrite, c’est également de la langue à lire.
Et cette langue à lire a ses propres codes : typographique, spatio-gra-
phique, textuel, etc. En plus du code alphabétique – celui de l’écri-
ture au sens strict, celui de la mise en mots –, il faut prendre en
compte les codes de la langue à lire et de la mise en textes, codes
qui sont souvent liés à la culture technique imprimée. Et la recherche
psychologique classique oublie enfin que « la chose écrite » ne se limite
pas au(x) codes(s) et au(x) systèmes(s). Elle relève tout autant de la
signification et de la communication ; c’est le plus souvent un énoncé
verbal, une « pensée1 » confiée à l’écrit par une personne (l’émetteur)
et destinée à une autre personne (le récepteur ou le lecteur).
Nous examinerons les principales spécificités de « la chose écrite »
dans quatre domaines :
• la représentation écrite,
• l’espace écrit,
• les codes de l’écrit,
• les énoncés écrits.
Pour chacun d’eux, nous essaierons de repérer les traitements par-
ticuliers que ces aspects spécifiques de l’écrit induisent chez le lec-
teur. Notre hypothèse générale est que la façon d’appréhender l’écrit
– la manière d’être lecteur ou de devenir lecteur – dépend en partie
des aspects matériels propres à la chose écrite.

LA REPRÉSENTATION ÉCRITE

Traiter des signes écrits


Une forme graphique (lettres, mots) ne se traite pas du tout comme
les autres représentations graphiques : dessin schématisé d’un objet,
formes géométriques, traces… Les règles et les méthodes efficaces et
« évidentes » pour percevoir et identifier les secondes sont inadéquates
lorsqu’on a affaire à des marques écrites.

1. Au sens large du mot, un message : par exemple, « Les deux petits ours sautent
dans la neige. »
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 83

Les spécificités de l’écrit 83

Exemple 1

L’enfant doit reconnaître qu’il s’agit d’un seul et même objet : une
chaise ; il doit savoir que la position de la barre ou des deux traits ne
modifie pas la nature de l’objet : c’est toujours la même chaise.
bdpq
D’un point de vue « physique » ou grapho-perceptif, c’est la même
tâche. Et pourtant ! L’enfant doit comprendre qu’il y a quatre objets
(b, d, p, q) et que la position de la barre ou du rond « o » modifie
complètement la nature de l’objet.

Exemple 2

L’enfant doit noter qu’il y a cinq objets puisqu’il y a cinq formes


très distinctes.
AaaaA
Apparemment, la tâche est identique. Pas du tout ! L’enfant doit
admettre qu’il s’agit d’un seul objet bien qu’il y ait cinq formes contras-
tées.

Exemple 3

L’enfant doit comprendre qu’une chaise est toujours une chaise,


même si on la retourne ou si on la met à l’envers sur le dessin.
chaise cahise hcaise
Il doit maintenant comprendre que le mot chaise n’est le mot chaise
que si tous les éléments sont dans un ordre strict et fixe. Si on en
déplace un, ce n’est plus le mot chaise, « ça ne veut plus rien dire ».

Exemple 4 a a
et o a
Dans ces deux paires, il y a un petit détail qui différencie les deux
graphies : « une petite queue » ou « une petite boucle ». L’enfant doit
saisir que ce détail n’a pas la moindre importance dans le cas de a
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 84

84 Comment l’enfant devient lecteur

et a alors qu’il en a une très grande pour distinguer o et a. Son


habileté à discriminer des formes graphiques très proches lui est ici
d’un piètre secours. Ce qui est en jeu ce n’est pas la perception visuelle
mais la notion de pertinence linguistique 2. Il s’agit de comprendre ce
qui est ou non pertinent pour la lecture et l’écriture.
L’enfant apprenti lecteur doit par conséquent saisir qu’il existe deux
mondes de la représentation graphique, deux mondes qui n’ont rien
à voir l’un avec l’autre : celui du figuratif (les dessins même schéma-
tisés, les formes géométriques) et celui du linguistique (l’écrit). Il lui
faut apprendre que les règles ou les conventions du second – son code
– sont à la fois particulières et « antinaturelles », c’est-à-dire contraires
à ses acquis psychomoteurs ou à l’expérience qu’il a des espaces
grapho-perceptifs.
Pour entrer dans l’écrit, et donc être capable de traiter des « choses
écrites », l’enfant doit passer du seul point de vue perceptif au point
de vue linguistique : il n’a plus à traiter des indices visuels, des élé-
ments concrets, mais des informations linguistiques : traits distinctifs,
signes phono-graphiques, caractères typographiques…

Traiter des mots écrits


On peut représenter graphiquement un objet (par exemple, un train,
un wagon, une locomotive) de deux façons : soit par une image ou
un pictogramme, soit par un mot écrit.

train
wagon
locomotive

Entre, d’un côté, les objets physiques et leur image ou un pictogramme


et, de l’autre côté, les formes écrites train, wagon, locomotive, il n’y a stric-
tement aucun rapport. Entre l’image ou le pictogramme et le mot train
lui-même (qu’il soit prononcé ou écrit), il n’y a toujours aucun rap-
port. Par contre, la forme écrite train a une relation très étroite et très

2. Trait pertinent ou distinctif : trait qui permet de distinguer (ou d’opposer) deux
phonèmes (à l’oral) ou deux graphèmes (à l’écrit).
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 85

Les spécificités de l’écrit 85

stricte avec la forme orale du mot train :/tre`/ou « train ». L’image ou


le pictogramme est la représentation directe de l’objet (le train ou le
wagon ou la locomotive). Le mot écrit train ou wagon ou locomotive est
la représentation de la succession des « sons » (phonèmes) qui compo-
sent le mot entendu ou prononcé : « train », « wagon » ou « locomotive »3.
La forme écrite d’un mot n’est pas du tout une représentation, même
symbolique, de l’objet lui-même ; elle n’est pas davantage la représen-
tation du concept ou du mot (l’unité lexicale ou sémantique). Elle est
la transcription de la parole ; elle est la notation du signifiant – c’est-à-
dire la face sonore – du mot4. L’enfant qui ne l’a pas compris croit que
le mot écrit train doit être plus long que le mot locomotive, ou que le
mot ours doit s’écrire avec plus de lettres que le mot papillon.

Traiter de l’information écrite


Un même événement peut faire l’objet d’une représentation gra-
phique écrite (par exemple, une phrase) ou d’une représentation gra-
phique iconique (une image, un dessin, par exemple). Le traitement
du message écrit et le traitement de l’image sont pourtant très diffé-
rents : comprendre, prendre connaissance du contenu de chacun (ou
essayer) ne met pas en jeu le même type d’opérations cognitives ou
les mêmes méthodes de travail ou de traitement de l’information.

Exemple 1

L’image peut être observée et analysée de plusieurs façons par l’en-


fant : ou bien il perçoit globalement la scène, ou bien il s’intéresse
d’abord à l’ours de droite, ou bien à l’ours de gauche, ou bien au
décor et à la neige, ou bien à l’action commune aux deux ours, etc.
Si on lui demande de dire ce que montre cette image ou ce qui se
passe, plusieurs productions langagières sont possibles : par exemple,

` et /lokomotiv/.
3. Ou si l’on préfère /tre`/, /vagO/
4. Nous verrons plus loin que la forme écrite d’un mot note parfois d’autres élé-
ments linguistiques.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 86

86 Comment l’enfant devient lecteur

« Le premier ours est debout, l’autre est à quatre pattes. Ils s’amusent
(on dirait qu’ils s’amusent. Ils sont dans la neige » ; ou bien « Y a deux
ours. Y a de la neige qui tombe. Les ours ils jouent. (Peut-être qu’)
ils sont contents de jouer dans la neige » ; ou bien « Ça c’est un ours,
ça aussi c’est un ours. Celui-là, il lève les bras (les pattes). Et celui-là,
il marche. Ils sont en train de jouer (ou de s’amuser). Ils jouent à
sauter », etc.

Exemple 2
Les deux petits ours sautent dans la neige.
La réalité physique (des objets, un événement) est maintenant mise
en mots, représentée sous une forme « abstraite » linéaire, segmentée
et ordonnée. L’enfant n’est plus face à une représentation directe,
immédiate de cette réalité (l’image), mais face à un énoncé écrit (une
phrase) qui se déroule sur une ligne de gauche à droite et qui se com-
pose d’une succession ordonnée de mots ou de groupes de mots :
d’abord les, à la fin neige ; au début, le sujet (ou les acteurs), puis le
verbe (ou l’action) et enfin le complément (ou le lieu de l’événement).
Si on demande à l’enfant de dire ce qui est écrit ou ce qui se passe,
il n’a que deux possibilités : soit lire à haute voix, reproduire fidèle-
ment l’énoncé « Les deux petits ours sautent dans la neige. » ; soit refor-
muler la phrase « Les deux petits ours, ils sautent dans la neige. » ou
« C’est (y a) deux petits ours qui sautent dans la neige. ». La conduite
qui consisterait à montrer l’énoncé en disant, par exemple, « là y a un
ours et là y a un autre ours » serait complètement inadaptée.
Pour traiter des informations écrites (par exemple, une phrase), l’en-
fant doit rompre avec les façons de faire qu’il utilise habituellement
dans le traitement d’informations iconiques. « Lire » une image et lire
une phrase écrite ayant « le même contenu » sont deux activités cogni-
tives qui font appel à des procédures et à des connaissances de nature
radicalement différente.
Comparons à présent la lecture d’un message écrit, soit avec des pic-
togrammes, soit avec l’écriture conventionnelle.

(loup) (manger)(grand-mère)
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 87

Les spécificités de l’écrit 87

La lecture à haute voix peut donner au moins six versions accep-


tables :
« C’est le loup,
Ya le loup,
Un loup
{ il mange
il a mangé…
qui a mangé
} la grand mère. »

ou Le loup mange la grand-mère.


Le loup a mangé la grand-mère.
La lecture de l’énoncé « Le loup mangea la grand-mère » ne peut
donner lieu qu’à une seule oralisation : « Le loup mangea la grand-
mère. »
Pour lire « vraiment », l’enfant doit utiliser une tout autre méthode que
pour lire des pictogrammes. Premièrement, il n’identifie pas des signes
(ou des symboles) représentant directement l’objet ou l’action mais
des formes abstraites, composées d’éléments linguistiques (lettres, pho-
nogrammes) mis dans un certain ordre. Deuxièmement, il ne traite
pas une suite de mini-images ou une suite de formes graphiques notant
des idées ou des mots concrets (loup, manger, grand-mère) qu’il doit
ensuite transformer lui-même en énoncé verbal ; il traite directement
un énoncé verbal donné entièrement – y compris ses marques gram-
maticales, relationnelles, temporelles – qu’il n’a pas à produire à sa
façon mais à reproduire avec précision.

Traiter l’espace écrit


La production langagière (par exemple, un récit) prend une forme
matérielle tout à fait nouvelle lorsqu’elle est transcrite dans un livre (ou
une revue, un journal, un cahier). La chaîne orale se déroule dans un
« canal » à une dimension (le temps) tandis que le récit écrit est réparti
dans un espace à plusieurs dimensions : celui de la page (gauche/droite,
haut/bas), celui de la feuille (recto/verso) et celui du livre (composé
de n pages). L’organisation de l’espace graphique écrit varie selon les
systèmes d’écriture : dans le cas du français, par exemple, le message
écrit se distribue de gauche à droite et de haut en bas et les pages d’un
livre se parcourent dans un certain sens. Elle change aussi avec le sup-
port : le texte écrit n’est pas présenté du tout de la même façon dans
un journal et dans un livre de la littérature de jeunesse.
En entendant l’histoire du Petit Chaperon rouge, s’il veut savoir ou
deviner ce qui arrive après tel mot ou telle péripétie, l’enfant n’a qu’une
possibilité : se placer dans le prolongement du continuum sonore. « Ce
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 88

88 Comment l’enfant devient lecteur

qui arrive après » a un seul sens : ce qui est dans la lignée du flux ver-
bal. La situation est tout autre devant la même histoire écrite. Après
peut vouloir dire plusieurs choses : à droite, sur la ligne du dessous,
en bas de la page, derrière la page ou encore sur une page plus loin-
taine. Chercher ce qui se passe après recouvre en fait une grande diver-
sité de comportements de lecteur : parcourir la ligne vers la droite,
regarder des lignes inférieures, passer du bas de la page de gauche au
haut de la page de droite, tourner la page, feuilleter le livre.
Cette « gymnastique visuo-spatiale » est aussi le propre de la lecture.
Pour lire l’histoire du Petit Chaperon rouge dans un livre, l’enfant
doit savoir explorer le texte et l’espace écrit du livre.

LE SYSTÈME D’ÉCRITURE ALPHABÉTIQUE

Les travaux de la linguistique de l’écrit (Catach, 1978, 1980, 1988)


montrent que le système du français d’écriture est pluriel : c’est un
plurisystème. En d’autres termes, « le code écrit » comprend en fait
trois codes (ou trois sous-systèmes).

Le code phonographique
Il est constitué de phonogrammes, c’est-à-dire de lettres ou groupes
de lettres qui notent des sons du langage. Ainsi le phonème/b/est
transcrit par la lettre b, /a/ par la lettre a, /u/ par ou, /O`/ par on.
Un même son peut être « traduit » par plusieurs phonogrammes ou
par plusieurs variantes d’un même phonogramme :
/o/—- > o, au, eau ; /e`/—- > in, ein, ain ;
/f/—- > f, ph ; /k/—- > c, qu, k, ch ; /ε/—- > è, ê, ai, ei, es, e.*
Un même graphème peut, selon la configuration, transcrire plu-
sieurs sons :
c —- >/k/ ou /s/; g —- >/g/ ou /∆/.
Parfois, son rôle phonique est ambigu :
ch —- >/∫/ ou /k/(chocolat, chorale).
Quelquefois, le phonogramme « déborde » le phonème :
x —- >/ks/(taxi) ; oi —- >/wa/ ; oin —- >/we`/.

* Par exemple : vert, terre, reste, belle, merci.


72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 89

Les spécificités de l’écrit 89

Ce code grapho-phonique est compliqué et imparfait. Mais cette carac-


téristique ne doit pas masquer l’essentiel : l’ossature du français écrit
est « phonique ». Notre écriture est d’abord phonographique : notre oral
tout entier (ce qui se dit ou s’entend dans les mots) se retrouve dans
l’écrit ; ou, si l’on préfère, notre écriture transcrit tout l’oral5.
Par exemple, la chaîne écrite Les deux petits ours sautent dans la neige
reproduit tous les phonèmes ou tous les sons du langage de la chaîne
orale « Les deux petits ours sautent dans la neige ».
Le code phonographique rend compte de 80 % environ de l’écri-
ture d’un texte ; ou, si l’on préfère, 80 % des éléments de la chaîne
écrite sont des phonogrammes.
Le code phonographique de base comprend une quarantaine de pho-
nogrammes (les plus fréquents). Les unités de base de notre écriture
ne sont donc pas les 26 lettres de l’alphabet mais les phonogrammes.
Par exemple, vélo est constitué de quatre phonogrammes (v, é, l, o)
parce que sa forme orale comprend quatre sons du langage : /v/,
/e/, /l/, /o/ ;
oiseau comprend trois phonogrammes : oi s eau
/wa/ /z/ /o/
et chanson, quatre : ch an s on
| | | |
/∫/ /ã/ /s/ /O`/
Ce code – le premier sous-système français écrit – repose donc sur
une règle générale et fondamentale : notre écriture reproduit tous
« les sons » de tous les mots6 ; tous « les sons » (phonèmes ou sons du
langage) s’écrivent. Mais il contient aussi des règles précises concer-
nant l’assemblage des « lettres-sons » (phonogrammes) et leur pro-
nonciation : la combinatoire. Les combinaisons oi + s + eau, ch + an
+ s + on ou v + é + l + o, par exemple, se prononcent nécessairement
et respectivement/wazo/, /∫ãsO`/et/velo/.
La graphie « an » (ou sa variante ann) se prononce toujours/an/
quand elle est suivie d’une voyelle : ananas, banane, canal, caniche.
Elle se prononce toujours /ã/ lorsqu’elle est à la fin d’un mot ou sui-
vie d’une consonne (autre que n) : ban, bande, banque, bancal.

5. Plus précisément tous les aspects phonologiques (ou phonémiques).


6. Le mot monsieur peut être considéré comme une exception presque unique ou
comme un mot hors système.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 90

90 Comment l’enfant devient lecteur

La forme sonore /ba/ s’écrit toujours b + a. Cette connaissance doit


devenir « mécanique », « automatique » chez l’enfant qui veut écrire
bateau, banane, abattu. Mais la graphie « ba » ne se prononce/ba/que
dans 85 % des cas. L’enfant en train de lire doit donc adopter un
comportement probabiliste lorsqu’il voit b + a ; il doit tenir compte
des lettres suivantes. Il y a 85 chances sur 100 que « le son » corres-
pondant soit effectivement/ba/, mais une fois sur six ou sept ce n’est
pas le cas : baiser, bain, baudet, bandit.
Connaître la valeur phonique de « b », savoir que le son /a/s’écrit
« a7 », savoir que b + a correspond en général à /ba/, savoir que « eau »
transcrit /o/, tout cela est indispensable pour traiter efficacement et
rapidement les mots écrits « banane, bateau, abattu ». L’enfant de 6
ou 7 ans qui possède cette compétence grapho-phonétique est bien mieux
armé pour lire avec succès que celui qui en est privé.

Le code morphographique
La chaîne écrite ne se limite pas à transcrire la chaîne orale (les
sons). Elle transcrit la chaîne orale plus autre chose. Certains graphèmes
ne traduisent pas du son mais du sens. C’est la partie visuelle et notion-
nelle des mots. Elle s’ajoute à la fin de la partie phonique de certains
mots : grand, petit, (faire un) bond, les petits ours sautent, une jolie
mariée, tu sautes, des bateaux. Ces lettres porteuses de sens appar-
tiennent à deux catégories :
• Les morphogrammes lexicaux indiquent l’appartenance d’un mot à une
famille de mots (un ensemble lexical) : petit rappelle petite et peti-
tesse ; grand évoque grande et grandeur ; bond relie le mot à bondir.
Enfant est constitué de trois phonogrammes (en, f, an) qui notent la
totalité de la forme sonore du mot et d’un morphogramme lexical (t)
qui signale sa parenté sémantique avec enfanter, enfantin, infantile.
• Les morphogrammes grammaticaux marquent les différences de genre,
de nombre, de mode ou de temps : une amie, une robe bleue, tu
joues, les poules couvent, je cours, que je coure. Ils sont souvent redon-
dants par rapport à l’oral : dans les poules couvent, il y a trois marques
du pluriel à l’écrit (s, s, nt) contre une seule à l’oral (/ε/de « les »).
Ces morphogrammes représentent environ 10 % des unités consti-
tuant un énoncé écrit.

7. Sauf un très petit nombre d’irrégularités : femme et les adverbes comme intelligemment.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 91

Les spécificités de l’écrit 91

Le code logographique
Les logogrammes sont des indices visuels qui permettent de diffé-
rencier « à l’œil » des mots qui se prononcent de la même manière
(les homophones) : se/ce, s’est/c’est, vin/vingt, cou/coup, tant/temps,
houx/ou/où, a/à. Ces lettres de différenciation constituent moins de
5 % des éléments graphiques d’un texte écrit8.
Pour pouvoir traiter – et a fortiori maîtriser – le système (français)
d’écriture, un enfant de 6 ou 7 ans ne peut en ignorer les principes de
base. Il doit avoir à peu près compris « comment ça marche » et notam-
ment avoir saisi l’existence et l’importance respective des deux prin-
cipaux codes : celui des « lettres-sons » et celui des « lettres-sens ». Il
doit par exemple savoir que la graphie ent peut avoir deux valeurs et
seulement deux à la fin d’un mot : soit le/ã/de « un moment », « rapi-
dement », soit la marque des verbes à la troisième personne du plu-
riel.

LES CODES NON ALPHABÉTIQUES

Mais l’écrit ce n’est pas qu’un système d’écriture (le système du fran-
çais écrit, par exemple). Le lecteur ou l’apprenti lecteur n’a pas seu-
lement devant lui des mots écrits mais des objets culturels (livre, journal,
courrier, affiche…) ainsi que des textes et des types de textes. C’est
pourquoi en plus du code alphabétique, celui de la mise en mots, il lui
faut prendre en compte, en même temps, d’autres codes – extra-alpha-
bétiques – de l’écrit.
• Le code typographique permet de donner plusieurs formes à chaque
a
lettre : par exemple a, a, , A, A, a. Un même texte peut être pré-
senté avec diverses calligraphies : cursive, script, romain, italique, capi-
tales… À l’école et hors de l’école, les enfants sont, très tôt, confrontés
à toutes ces « écritures ».
• Le code des supports permet de repérer les différents supports et les
différents types d’écrits. Ainsi, avant de prendre connaissance de son
contenu, le lecteur peut savoir qu’il a affaire à une lettre car elle com-
porte des éléments spatio-graphiques – « une silhouette » – tout à fait

8. D’autres lettres sont hors système : beaucoup, perdrix, shampooing.


72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 92

92 Comment l’enfant devient lecteur

particuliers : la date, la signature, l’en-tête, la formule de politesse, etc.


De même, un texte scientifique peut être reconnu comme tel avant
d’être lu grâce à la présence de schémas, graphiques, tableaux, etc.
Un manuel scolaire de français ne ressemble pas à un livre de littéra-
ture enfantine, ni un faire-part de mariage à l’avis de passage de l’em-
ployé du gaz. La mise en page d’un journal (colonnes, encarts, renvois
en page intérieure…) a peu à voir avec celle d’un roman. Des normes
précises de fabrication et de présentation régissent la production et la
diffusion des textes écrits, et notamment les textes imprimés.
• Le code textuel règle, organise la cohérence et la lisibilité du texte :
paragraphes, espaces, titres, sous-titres, intertitres, ponctuation, souli-
gnements, caractères différents (majuscules/minuscules, gras, ita-
liques…) et repères (A, 1, *, •). L’apprenti lecteur doit apprendre à
se servir de cet ensemble de signes textuels destinés à guider ou faci-
liter sa lecture.
Très tôt, il doit être capable de traiter non seulement ce qui est com-
pris entre deux blancs (le mot) mais aussi, en même temps, ce qui
est compris entre deux points (la phrase). Le point et la majuscule
sont le « b. a-b a » de ce code de la mise en texte. Que pourrait faire
un bon déchiffreur (ou décodeur) de mots s’il ne possédait pas aussi
les éléments de base de ce code-là ?

LES PRODUCTIONS ÉCRITES

Vygotski a été l’un des premiers à souligner la double abstraction


du langage écrit : celle de l’aspect sonore du langage et celle de l’in-
terlocuteur (Vygotski [1931] 1978 ; [1934] 1985). Les différences entre
un énoncé écrit et un énoncé oral ne sont pas seulement techniques
ou matérielles (sonores/graphiques) ; ce sont aussi des différences de
nature.
D’une part, le langage écrit est un langage sans l’intonation, sans
l’expression, sans son aspect sensible ; c’est un langage privé de son
habillage habituel et du trait le plus caractéristique du langage oral :
le son. L’enfant qui apprend à lire et à écrire – ou celui qui essaie
de lire et écrire – doit faire face à un langage seulement imaginé et
pensé, à un langage qui utilise non les mots mais les représentations
des mots. C’est un « langage dans la pensée », un langage abstrait.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 93

Les spécificités de l’écrit 93

Face à la phrase écrite Les deux petits ours sautent dans la neige, l’en-
fant doit traiter des formes écrites qui ne dénotent pas directement
des objets ou des actions mais qui sont une représentation de la parole ;
il est confronté à un « symbolisme au second degré », à un système de
signes traduisant les sons et les mots de la langue parlée qui, eux-
mêmes, sont les signes d’objets et d’événements réels. Pour traiter des
mots écrits inconnus (non mémorisés) comme ours ou neige, il doit
avoir saisi que ces deux formes graphiques ne sont pas des images ou
des symboles des deux objets physiques (un ours, de la neige), mais
qu’elles notent la forme sonore de deux mots ; « ours » et « neige »9.
Ce ne sont pas directement ces deux mots « concrets » (qui s’enten-
dent et se prononcent) qu’il doit traiter, mais leur représentation « abs-
traite ».
D’autre part – deuxième abstraction – l’enfant est confronté à un
discours ou à un message verbal sans interlocuteur physique ; l’émet-
teur ou le destinataire de la production écrite est absent. L’enfant se
trouve impliqué dans une forme de communication – dite différée –
inhabituelle pour lui : il doit « dialoguer » avec un partenaire ima-
giné ou imaginaire, engager « la conversation » avec la page impri-
mée.
La situation de communication orale courante – la communication
directe – peut créer à tout instant la motivation (ou la mobilisation)
de l’enfant. C’est la dynamique même du dialogue qui le maintient
en éveil et en action : offre et demande, question et réponse, énoncé
et réplique, incompréhension et explication ; c’est ce jeu à deux qui
détermine et règle le cours de l’activité du locuteur.
Pour lire, l’enfant est obligé de créer lui-même la situation de com-
munication et sa propre motivation (mobilisation) : « Que veut (me)
dire l’auteur ? Ça raconte quoi ? Et après, que va-t-il se passer ? » Il doit
être plus indépendant, plus volontaire que dans la situation où il écoute
le même récit raconté ou lu à voix haute par une autre personne.
Bref, le traitement d’un énoncé écrit exige de l’enfant deux sortes
d’abstraction par rapport aux situations de communication orale
directe (« ordinaire »).
Pour ces deux raisons, le langage écrit (lire et écrire) est « l’algèbre
du langage » (Vygotski, 1985). C’est ce qui en fait la forme la plus

9. Ou si l’on préfère/urs/et/nε∆/.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 94

94 Comment l’enfant devient lecteur

ardue et la plus complexe de l’activité verbale. C’est pourquoi il est


plus difficile pour l’enfant que le langage oral, tout comme l’algèbre
est plus difficile que l’arithmétique.

TROIS CONCEPTIONS BIAISÉES DE L’ÉCRIT

Le relevé et l’analyse des principaux caractères spécifiques du maté-


riau écrit (« la chose écrite ») nous permettent du même coup de
mettre en lumière les insuffisances de trois thèses sur l’écriture et sur
l’acquisition de la lecture qui ont profondément marqué la psycho-
logie et la pédagogie de la lecture.

La conception perceptivo-motrice
Certains chercheurs considèrent que « la lecture s’appuie principa-
lement sur l’analyse auditive et visuelle » ou que le « développement
sensoriel et moteur est un élément fondamental dans l’acte de lire ».
D’autres décrivent l’acte de lire en termes de mouvements oculaires,
de points de fixation, d’éventail de vision.
Ces conceptions ont fortement influencé les pratiques pédagogiques
dans et hors l’école. La première a été à l’origine de multiples acti-
vités de « prélecture » et de rééducation qui visent à développer l’équi-
pement psychomoteur ou les « instruments » censés être la base ou le
fondement du savoir-lire : sens du rythme, organisation spatio-
temporelle, discrimination visuelle et auditive, coordination oculo-
motrice, etc. La seconde a produit une quantité d’exercices qui
prétendent former de bons lecteurs en entraînant l’habileté visuelle
et la vitesse du balayage oculaire : élargir l’empan visuel, réduire les
points de fixation, prélever des indices visuels, mémoriser des formes
et des « silhouettes » graphiques, etc.
Ces deux courants négligent deux faits essentiels : la nature lin-
guistique de l’objet à traiter (l’écrit) et la nature langagière et « intel-
ligente » de l’action à effectuer (comprendre l’énoncé écrit). On ne
dira jamais assez – même si cela ressemble à une lapalissade – que
l’enfant qui apprend à lire ne traite pas des formes graphiques et des
indices visuels mais de la langue qui est écrite et des productions lan-
gagières qui sont mises par écrit (Huot, 1985).
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 95

Les spécificités de l’écrit 95

La conception idéographique
Elle soutient que le codage phonie-graphie « n’est probablement pas
la plus importante » des formes de passage d’un mot oral à sa nota-
tion écrite (Foucambert, 1976a, p. 49). Elle en conclut que la forme
écrite d’un mot et sa forme orale relèvent de « deux symbolismes dif-
férents, dont l’un ne doit rien à l’autre » [souligné par nous] (ibid).
Ou bien elle affirme que notre écriture « ne restitue point la pro-
nonciation » et qu’elle « fonctionne d’une manière idéographique et
non phongraphique » (Charmeux, 1976, p. 59). Elle va même jusqu’à
prétendre « qu’il n’y a pas un mot qui s’écrit comme il se prononce »
(Foucambert, 1976b, p. 89). C’est nier la réalité, c’est refuser d’ad-
mettre qu’en français, 80 % des éléments d’un mot écrit ou d’un texte
écrit sont des unités grapho-phoniques et que l’écriture française est
d’abord – et non exclusivement – phonographique.
Cette description du système du français écrit va bien sûr se réper-
cuter sur la théorie de la lecture. La lecture ferait appel, nous dit-on
à « deux processus » – et seulement deux – « identification et antici-
pation des formes écrites » (Foucambert, 1976a, p. 48). Qu’est-ce que
l’anticipation ? « Le contexte, la nature des derniers mots, ainsi que la
quête proprement dite du lecteur, tout cela conduit à anticiper le mot
écrit ou le groupe de mots qui vont suivre10 ». Qu’est-ce que l’identi-
fication ? « Le lecteur a en mémoire des milliers de mots écrits, ce qui
lui permet d’associer instantanément une signification à une forme
ou à un ensemble de formes écrites » (ibid). Une vision idéographique
de l’écrit génère donc une vision idéovisuelle de la lecture et de son
apprentissage : l’enfant lecteur ne se servirait – ou n’aurait besoin –
ni des lettres, ni des relations lettres-sons, ni du déchiffrement. Et il
faudrait donc apprendre à lire aux petits Français comme aux petits
Chinois en leur faisant « mémoriser des milliers de formes écrites »
(ibid., p. 50). Et il ne faudrait pas leur donner des connaissances de
base sur le fonctionnement de l’écriture française ni l’un des outils
qui semblent pourtant nécessaires pour devenir un vrai lecteur : maî-
triser la combinatoire, savoir décoder les mots.
D’autres auteurs prétendent que « la prononciation (d’un mot écrit)
dépend du sens et non des lettres utilisées » (Charmeux, 1992, p. 37).
Le but (ou la conséquence) est de soutenir que le « déchiffrage » et

10. Le rôle de l’anticipation dans la lecture est discuté au chapitre 8.


72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 96

96 Comment l’enfant devient lecteur

la combinatoire phonographique sont en grande partie inutiles pour


l’enfant qui apprend à lire. Cette thèse repose sur deux erreurs.
Première erreur : regardez, nous dit-on, la phrase les poules du cou-
vent couvent (ibid.). Pour prononcer et identifier (le) couvent et (elles)
couvent, il faut effectivement se servir du sens et du contexte. Mais on
peut aussi remarquer que seule une personne sachant déchiffrer –
c’est-à-dire qui connaît la combinatoire c, ou, v, ent – peut poser et
résoudre ce problème. Et il importe surtout de souligner que les cas
d’ambiguïtés graphémiques11 sont très rares : on en trouve à peine
deux ou trois dizaines sur les milliers de mots de la langue écrite fran-
çaise. Il n’est donc pas possible de fonder une règle générale sur un
tout petit nombre d’« exceptions ». Dans 95 % des cas environ, il n’y
a aucune ambiguïté sur la prononciation d’un mot écrit et celle-ci ne
dépend pas du sens : par exemple, banane, banque, bateau, chanson,
train, oiseau…
Seconde erreur : prenez, nous demande-t-on, les lettres m et o,
« Comment puis-je savoir de quelle manière je dois prononcer « mo »
si je n’ai pas d’abord appréhendé le sens du mot dans lequel ces
lettres sont incluses. C’est parce que j’ai compris le sens de mot, moins,
et moine que je lis « mo » comme/mo/, /mwe`/et/mwa/respective-
ment » (Charmeux, 1991, p. 206). C’est inexact. La preuve c’est que
les graphies des pseudo-mots vot, voins, voine, seront prononcées « vo »,
« voin », « voine » ; de même l’oralisation de chot, choin, choine donnera
« cho », « choin », « choine », alors que nous avons affaire à des non-
mots, à des formes écrites dénuées de sens. Et on peut ajouter qu’un
enfant qui ne connaît pas le mot moine mais qui connaît la combina-
toire pourra le déchiffrer et le prononcer sans hésitation « moine ».
Dans l’immense majorité des cas, c’est la combinatoire et non le
sens qui décide de la prononciation des mots écrits. Les phono-
grammes sont associés à leur prononciation non seulement par des
règles simples (m, o → « mo ») mais aussi par des règles qui tiennent
compte de leur entourage et du découpage du mot en syllabes. Ainsi,
les graphies isolées mo ou mot (t en position finale) se prononcent
« mo » ; oi en position finale ou oi suivi d’une consonne autre que n
se prononce « oi » ; oin en position finale ou oin suivi d’une consonne
se prononce « oin » ; oin suivi d’une voyelle se prononce « oine ».

11. On parle d’homographes hététophones : tu as/un as, il est/à l’est, nous por-
tions/des portions, un bon fils/des fils de fer.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 97

Les spécificités de l’écrit 97

On peut en conclure que les thèses idéovisuelles de la lecture sont


largement sujettes à caution – pour ce qui est des pays francophones
– dans la mesure où elles sont basées sur une grande méconnaissance
du système de l’écriture française. Ou bien elles sous-estiment l’im-
portance de sa dimension phonographique. Ou bien elles ne pren-
nent pas en compte les fréquences et les règles d’assemblage des
éléments grapho-phoniques : la combinatoire.
On ne peut pas élaborer une théorie pertinente de la lecture et de
son apprentissage si on s’appuie sur une théorie inadéquate de l’écri-
ture. Les théoriciens de la lecture ne sauraient se passer des recherches
linguistiques sur les systèmes d’écriture.

La conception phonocentriste
Nombre de psychologues cognitivistes commencent par faire l’er-
reur inverse. Ils reprennent telle quelle la vision « naïve » (Ferreiro,
1992) qui ne retient de l’écrit que le code grapho-phonique. Ils ne
tiennent pas du tout compte des aspects non grapho-phoniques des
systèmes d’écriture alphabétique (par exemple, celui du français). Ils
ne tiennent pas plus compte des autres composantes, non alphabé-
tiques, de l’écrit : ponctuation, typographie, mise en texte, mise en
page. L’un d’entre eux, par exemple, ne voit dans l’écrit que « l’at-
tribution d’une représentation écrite à un mot parlé » (Morais, 1994,
p. 48) et il intitule un chapitre consacré aux rapports oral/écrit « le
langage et l’alphabet » (ibid.).
La définition de la lecture qui en découle est étroitement et exclu-
sivement « phonique » : « phonics, phonics, phonics » (Mann). Et dans
la version française, on affirme que la lecture est et n’est que « la trans-
formation de signes graphiques en parole » ; et on ajoute que « bien
évidemment (souligné par nous), les autres processus de traitement
et de compréhension du texte écrit » ne sont pas spécifiques de la lec-
ture (Morais, 1993, p. 12). La seule spécificité de la lecture serait l’uti-
lisation de la combinatoire phonographique (le déchiffrage). Il n’en
est rien.
Certes, le décodage – c’est-à-dire l’activité d’analyse-synthèse et
d’identification des mots – est l’une des principales opérations cogni-
tivo-linguistiques spécifiques de la lecture. Mais ce n’est pas la seule.
D’autres modalités de traitement de l’écrit, et donc d’autres spécifi-
cités de la lecture, interviennent. Pour lire Les deux petits ours sautent
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 98

98 Comment l’enfant devient lecteur

dans la neige, l’enfant doit aussi traiter les lettres qui ne notent pas du
son mais du sens : petits, sautent. Dans la phrase écrite Mika, l’amie
de la maîtresse, a renversé les étiquettes12, il doit traiter les deux virgules
pour savoir que c’est Mika et non la maîtresse qui a renversé les éti-
quettes. Et il doit de plus être capable de traiter plusieurs graphies
possibles : Mika, MIKA, Mika,.
La compréhension d’un texte écrit pose, elle aussi, des problèmes
particuliers. D’abord parce que, justement, l’enfant lecteur doit faire
deux choses en même temps : se centrer sur des fragments écrits
(déchiffrer, décoder) et suivre ou reconstituer « l’histoire » (com-
prendre). Quand il écoute l’histoire du Petit Chaperon rouge, il n’a
pas à effectuer ce double travail, cette double centration sur les consti-
tuants des mots et, parallèlement ou simultanément, sur le contenu
du récit.
Par ailleurs, le message verbal prend une forme matérielle tout à
fait nouvelle lorsqu’il est transcrit dans un album ou un livre. Pour
suivre et comprendre l’histoire écrite du Petit Chaperon rouge, l’en-
fant doit maîtriser l’espace écrit : après avoir parcouru la première
ligne de gauche à droite, il lui faut passer au début – à gauche – de
la deuxième ligne et ainsi de suite, puis passer du bas de la page au
haut de la page suivante ou tourner la page. Pour comprendre la
même histoire lue ou racontée par un adulte, il n’a pas besoin d’une
technique ou d’une « gymnastique » comparable.
Et quand il écoute l’aventure du Petit Chaperon rouge, l’enfant peut
être stimulé, maintenu en éveil et aidé dans sa compréhension par la
prosodie et « les effets de voix » du conteur. Un changement d’into-
nation, une pause, une modification du rythme de diction attirent son
attention sur les passages « à ne pas manquer », sur les mots ayant une
forte charge sémantique ou émotionnelle (mangea, se sauva, bondit) ou
sur les marques structurant et relançant le récit (et, alors, à ce moment-
là). Le lecteur, lui, n’a que des lettres noires sur une page blanche.
Dans certains cas, la prosodie facilite même le découpage syntaxico-
sémantique, et donc la compréhension, de l’énoncé entendu. C’est,
par exemple, l’intonation et une légère pause du locuteur qui per-
mettent de saisir que dans « La balle qui est sur la table/est blanche. »,
il est question d’une balle blanche et non d’une table blanche. À

12. Voir G. Chauveau (sous la dir. de), C. de Santi-Gaud, M. Usséglio, Mika, cahier
de lecture 1, Retz, 1996.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 99

Les spécificités de l’écrit 99

l’écrit, le lecteur doit traiter avec ses seuls moyens la structure syn-
taxique de cette phrase pour éviter de lire la table est blanche.
En revanche, pour traiter et comprendre un texte écrit, le même
lecteur peut utiliser une autre propriété du matériau écrit : sa fixité13.
Il peut régler, réguler, moduler, varier tout seul ses façons de traiter
et comprendre l’histoire du Petit Chaperon rouge, ce qui n’est guère
possible quand il est en situation d’auditeur. Il peut lui-même contrô-
ler son activité de lecture et de compréhension : ralentir, aller plus
vite, revenir en arrière, s’arrêter, repartir…
Contrairement à ce que soutient un certain courant cognitiviste, les
aspects spécifiques de la lecture – et donc les difficultés spécifiques
de son acquisition – ne se situent pas au seul niveau du déchiffrage.
Nous venons de relever une demi-douzaine de particularités du traitement
de l’information écrite autres que le déchiffrage.
Et du coup, c’est toute la doctrine pédagogique de ces psycho-cogni-
tivistes qui se trouve invalidée puisqu’elle découle d’une définition
tout à fait simplificatrice de l’écrit. Leur raisonnement est en effet le
suivant :
• l’écrit n’est qu’un simple codage phonographique ;
• quand nous traitons de l’écrit, « nous traitons essentiellement des
structures phonologiques » ;
• la capacité de lecture est « la capacité de décoder des séquences
de lettres en séquences de parole » (des sons) ;
• quand nous voulons décrire l’acquisition de la lecture, c’est l’ac-
quisition du déchiffrage « que nous devons examiner avant toute
chose » (souligné par nous) ; le déchiffrage est « la notion clé, le moteur
principal de l’acquisition de la lecture » ;
• quand nous intervenons dans l’enseignement de la lecture, nous
devons d’abord apprendre « la phonétique » aux enfants ;
• quand nous avons affaire à des mauvais lecteurs d’intelligence nor-
male, « seule une rééducation au niveau phonologique et au niveau
du déchiffrage peut se révéler utile » (citations tirées de Morais, 1993,
p. 12, p. 19)14.

13. Sauf dans le cas de certains écrits mobiles et éphémères : par exemple, ceux
des écrans de cinéma ou du téléviseur, des panneaux lumineux.
14. Les autres citations sont de P. Bryant, Les Actes de la Villette, 1993, p. 177 ;
J. Morton et U. Frith, op. cit., p. 38 ; I. Liberman et D. Shankweiller, L’Apprenti lecteur,
1989, p. 23.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 100

100 Comment l’enfant devient lecteur

En conclusion, on peut dire qu’il est indispensable de retenir au


moins quatre caractères essentiels de l’écrit qui vont être déterminants
pour l’acquisition de la lecture.
1. L’écriture est une représentation graphique linguistique. Ce n’est
pas simplement un système de signes graphiques permettant de trans-
mettre de l’information (par exemple, chiffres, pictogrammes, nota-
tions musicales, symboles visuels, code de la route). C’est de la langue
qui est écrite.
2. L’écriture est un outil de communication. Elle transmet un mes-
sage verbal d’un émetteur vers un récepteur. Elle n’a pas pour mis-
sion de noter du son pour du son mais un contenu linguistique, une
production langagière.
3. L’écriture est un système mixte. Elle se compose essentiellement
de deux types de codes :
– un code phonographique, c’est-à-dire un mode de notation qui
transcrit les sons du langage ;
– un code sémiographique, c’est-à-dire un ensemble de procédés
graphiques, sans relation avec l’oral, qui indiquent du sens : espaces,
blancs, ponctuation, majuscules, marques grammaticales, marques lexi-
cales.
4. L’écriture n’est pas toute « la chose écrite ». Le matériau écrit com-
prend également des composants techniques : typographie, organisa-
tion de l’espace écrit, disposition du texte écrit. C’est la partie non
linguistique de l’écrit.
Et il importe de tenir compte également des modes de traitement
de l’information propres à l’écrit. On ne traite pas des « choses écrites »
comme on traite d’autres objets : images, puzzles, formes géométriques,
cubes… Et on ne traite pas des informations écrites comme on trai-
terait les mêmes informations présentées oralement. Il existe des
conduites de chercheur de sens spécifiques à l’écrit.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 101

CHAPITRE
7

La capacité
de lecture

N ous avons consacré plusieurs recherches à étudier l’activité de


lecture chez des lecteurs débutants de 6 ou 7 ans. L’une des méthodes
d’investigation consiste à observer les comportements de l’enfant face
à de courts textes écrits et à dialoguer ensuite avec lui. Cette méthode
de l’observation vise à décrire le déroulement de l’acte de lire et à repé-
rer certains des principaux processus (ou mécanismes) de la lecture.
Une seconde méthode essaie de comparer les performances de deux
groupes contrastés de jeunes lecteurs – par exemple bons lec-
teurs/mauvais lecteurs – dans un domaine particulier. Cette méthode
expérimentale permet de vérifier le rôle de certaines compétences de
base censées être en jeu dans la lecture et son acquisition. L’ensemble
de ces travaux a comme objectif de mieux saisir ce qu’est la capacité
de lecture : quels sont les savoirs et les savoir-faire spécifiques de la lec-
ture ?
Parler de capacité de lecture, c’est d’abord rappeler que, pour nous,
il n’y a lecture que s’il y a :
• situation de communication entre deux interlocuteurs (le lecteur
traite un message verbal produit par un auteur) ;
• recherche de sens et « compréhension » de cet énoncé écrit jusque
là inconnu1.
Certaines actions du sujet sur l’écrit peuvent être en deça de la lec-
ture : nous les appelons paralecture.

Exemple : Les deux petits ours sautent dans la neige.

1. Voir chapitre 5.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 102

102 Comment l’enfant devient lecteur

Il y a lecture quand l’enfant est capable de lire (silencieusement ou


à peu près) cette phrase écrite et de dire ensuite : « C’est l’histoire
de deux petits ours qui sautent dans la neige. » ou « Y a deux petits
ours, ils sautent dans la neige. » ou « Ça raconte deux… ».
Il y a paralecture quand l’enfant identifie et dit des mots (« les »,
« deux », « petits », etc.) l’un après l’autre sans se centrer sur le contenu
du texte. C’est un enfant alphabétisé et non un enfant lecteur : il
effectue une mise en correspondance terme à terme (une forme écrite
→ une forme sonore, un mot écrit → un mot oral) ; mais il n’est pas
en situation de communiquer avec l’émetteur du message et il n’est
donc pas en position de compreneur.
Mais parler de capacité de lecture c’est aussi signaler que lecture et
compréhension ne se confondent pas. Il n’y a lecture que si les phrases
ou les textes proposés ne présentent pour l’enfant aucune difficulté
de compréhension extérieure à la lecture elle-même : ni du point de
vue des situations et des événements évoqués, ni sur le plan syntaxique
ou lexical (Noizet, 1982).
Certaines actions du sujet sur le texte écrit peuvent être au-delà de
la lecture : nous les appelons métalecture.

Exemple : 1. Nous devrions ramener Toto au zoo.


2. Nous devrions ramener le lion au zoo2.
Ces deux phrases écrites sont difficiles à comprendre…, mais elles
le sont tout autant lorsqu’elles sont présentées oralement.
Dans les deux cas, il s’agit de comprendre que nous désigne des parents
et que Toto est un enfant. Il faut ensuite comprendre que ramener au
zoo est une récompense pour l’enfant nommé Toto et une menace pour
le lion. Ceci suppose que l’on sache que les parents aiment générale-
ment conduire les jeunes enfants au zoo parce que ceux-ci sont géné-
ralement contents de voir des animaux sauvages ; et que l’on sache
qu’un lion ne se promène pas en liberté dans les lieux publics et que,
dans nos contrées, on le trouve dans un zoo ou dans un cirque. Cela
veut dire enfin que ces deux phrases – à l’oral comme à l’écrit – s’adres-
sent à des personnes vivant dans nos régions et qu’elles n’auraient pas
de sens pour des individus vivant dans la savane africaine.
Il convient par conséquent de distinguer deux niveaux de compré-
hension d’un texte écrit. L’un appartient à la lecture : accéder au sens

2. Voir Umberto Eco, Lector in fabula.


72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 103

La capacité de lecture 103

littéral de la proposition (nous devrions ramener x au zoo), com-


prendre que quelqu’un veut ramener Toto – ou le lion – au zoo.
L’autre relève de la métalecture : saisir l’implicite, le non-dit, les sous-
entendus, les présupposés, interpréter une situation…
Ainsi, quand un élève ne comprend pas un énoncé écrit de problème
mathématique, un résumé de biologie ou un document d’histoire
ancienne, on ne peut en conclure qu’il a des difficultés de lecture. Son
échec est peut-être dû à un manque de connaissances ou de « culture
générale », à une défaillance du raisonnement logico-mathématique, à
une mauvaise maîtrise du vocabulaire ou du langage technique des
mathématiques, de la biologie, de l’histoire. Pour mettre en cause sa
capacité de lecture, il faudrait d’abord vérifier que le même texte pré-
senté oralement ne soulève pas de difficulté de compréhension.
Par conséquent, le chercheur ou le pédagogue qui veut évaluer la
capacité de lecture des enfants et examiner les mécanismes spécifiques
de la lecture doit commencer par choisir des énoncés écrits qui ont
une double caractéristique :
• avoir un contenu ou « un sens » (par exemple, relation d’un évé-
nement, d’un récit) ;
• ne pas susciter des problèmes de compréhension à l’oral.

L’ACTE DE LECTURE

Novembre, CP : ce jour-là, dès son entrée en classe, Julien s’ap-


proche du poster affiché au tableau. Il le regarde puis parcourt en
silence le début du texte : Ce matin, Petit Oiseau est de retour dans la
classe 3.
Il se tourne alors vers la maîtresse en souriant.
La maîtresse : « Tu as lu ce qui est écrit ici ? (elle montre le texte
imprimé) Tu as compris ? »
Julien : « Oui. »
La maîtresse : « Qu’est-ce que tu as compris ? »
Julien : « Ça raconte que Petit Oiseau, il est revenu ce matin dans
la classe. » (Il regarde la maîtresse.)

3. Voir Mika : Méthode interactive d’apprentissage de la lecture, Retz, 1996. Extrait de


l’album Pique le hérisson.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 104

104 Comment l’enfant devient lecteur

Les trois actions de l’acte de lecture


Julien vient de réaliser un acte de lecture. Tout acte de lecture com-
prend trois volets – ou trois actions – qui sont indissociables.

Une action culturelle


Julien prend et manipule un objet culturel de l’écrit (par exemple,
un album, un livre pour enfants). Il l’explore, explique-t-il, parce qu’il
s’intéresse aux écrits qui « racontent des histoires » ou qui « parlent
des animaux » (Pique le hérisson). Ce matin-là, il est pressé de savoir
« ce qui arrive » à Petit Oiseau et à Pique le Hérisson.

Une action compréhensive


Julien veut savoir « de quoi ça parle », « ce qui se passe ». Il extrait
les quatre informations sémantiques de ce petit texte :
• l’acteur : Petit Oiseau,
• l’action : revenir (être de retour),
• le lieu : dans la classe,
• le moment : ce matin.
Puis il organise ces quatre informations pour reconstruire le texte,
pour accéder à sa compréhension littérale : « Ça raconte que Petit Oiseau,
il est revenu ce matin dans la classe. »
Sollicité par la maîtresse, il est aussi capable de le lire à voix
haute sans hésitation : « Ce matin, Petit oiseau est de retour dans
la classe. »

Une action instrumentale


Julien utilise des procédés et des savoir-faire spécialisés qui lui per-
mettent de traiter avec efficacité ce texte écrit. Il explique « sa
méthode » à la maîtresse : « Il faut lire toute la ligne avec les yeux (il
montre toute la phrase et le point). J’ai cherché les mots que je
connais… après j’ai trouvé des mots qu’on connaît pas… après j’ai
trouvé toute l’histoire ». Il précise ensuite qu’il faut « se servir des
lettres et se servir de l’histoire » pour identifier les termes inconnus
ou difficiles et pour comprendre.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 105

La capacité de lecture 105

Les trois niveaux de l’acte de lire


L’activité mentale de l’enfant doit s’appliquer aux trois niveaux de
l’acte de lire : la finalité (pourquoi lire ce texte), l’objectif immédiat
(le comprendre), les procédures de traitement de l’information gra-
phique (comment faire).

Avoir un mobile
Quelle raison l’enfant a-t-il de lire ce texte ? Quel est pour lui l’inté-
rêt ou le sens de la tâche qu’on lui propose ? Dans quelle pratique cul-
turelle de l’écrit, dans quelle pratique lecturale s’engage-t-il ? : lire un
ouvrage littéraire, la lettre d’un correspondant, un panneau d’affichage,
un manuel ou un cahier de mathématiques, etc. Lit-il pour apprendre,
s’informer, agir, se distraire… ? Quel est son projet de lecture ?

Questionner le contenu du texte


Comment se centre-t-il sur la signification de l’énoncé ? Quelle
conduite de chercheur de sens adopte-t-il ? S’agit-il pour lui de comprendre
intégralement le texte, d’en saisir approximativement le thème, d’en
extraire quelques renseignements, d’en prendre connaissance le plus
vite possible ? etc.

Traiter les informations graphiques


Quelles sont les modalités de son travail cognitif ? Quels indices ou
quels éléments linguistiques utilise-t-il ? Comment parcourt-il le texte ?
Comment identifie-t-il les termes de chaque proposition ? Comment
intègre-t-il les informations recueillies ? etc.

LE SAVOIR-LIRE DE BASE

Quand peut-on dire qu’un enfant de 6 ou 7 ans « sait lire » ? Julien


peut comprendre et relire à voix haute un très court récit ou un écrit
événementiel. La tâche lui semble aisée. Il a atteint le niveau du savoir-
lire de base.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 106

106 Comment l’enfant devient lecteur

D’autres enfants sont moins avancés. Ils parviennent cependant au


même résultat que Julien : comprendre et relire « une petite histoire »
qui parle de Mika ou de Petit Oiseau par exemple. Mais leur activité
de lecture est lente, laborieuse et elle ne peut se faire sans le contexte
(par exemple, l’image). Ces enfants savent « tout juste lire », ils sont
au niveau du savoir-lire minimum ou du tout juste savoir-lire.
Quelles sont les façons de faire de ces néolecteurs (ou lecteurs néo-
phytes) ? Quels sont les « mécanismes » de cette lecture débutante (ou
lecture d’apprentissage) ?
Exemple : Laura veut lire le petit texte suivant accompagné d’une
image : Les trois petits cochons sautent dans la flaque.
Son activité de lecture dure près d’une minute et se déroule en une
dizaine d’étapes :
• Elle balaie des yeux l’ensemble du texte.
• Elle se dit à mi-voix : « Les…la…dans. »
• « Dans la f… flaque. »
• « Jouent dans la flaque. Non, s…sa…s’amusent. »
• « Pe…ti…petits. »
• « Petits cochons. »
• « Les petits cochons s’amusent. »
• « Les trois petits cochons. »
• « Ça y est ! Les trois petits cochons s’amusent dans la flaque. »
• « Ah ! ici c’est sautent ».
• « Les trois petits cochons, ils sautent dans la flaque ». (Elle ne
regarde plus la page et se tourne vers la maîtresse).
Le comportement des enfants qui commencent à savoir lire montre
bien la complexité de l’acte de lire, même quand celui-ci semble appa-
remment « très simple ».

Le caractère composite du savoir-lire minimum


Le savoir-lire minimum et le savoir-lire de base se caractérisent d’abord
par leur aspect composite (ou hétérogène). On le voit chez Laura :
• balayage du texte ;
• reconnaissance immédiate de quelques mots appartenant à son
vocabulaire visuel (son « capital de mots ») : la, les, dans ;
• décodage d’un mot par analyse-synthèse (déchiffrage) : petits ;
• anticipation d’une unité lexicale : cochons ;
• identification de mots en combinant plusieurs procédures ou plu-
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 107

La capacité de lecture 107

sieurs sources d’informations (indices grapho-phoniques, contexte lin-


guistique, contexte iconique) : flaque, s’amusent puis sautent ;
• sauts d’obstacles et retours en arrière : trois ;
• oralisation à mi-voix, pour elle-même, de parties de l’énoncé (auto-
langage ou langage pour soi) : dans la f…flaque, jouent dans la flaque,
les petits cochons jouent… non, s’amusent…

Son caractère interactif


Le second caractère fondamental de cette lecture débutante est son
aspect interactif (ou dialectique4). L’acte de lire exige des synthèses
entre des opérations de sens contraire. Laura doit articuler constam-
ment le repérage de marques écrites (par exemple p ou pe) et la
recherche de sens (l’idée de petitesse ou d’infantilité des personnages).
Elle doit sans cesse faire le va-et-vient entre des micro-unités linguis-
tiques (f, la, pe, ti, au…) et la réalité extra-linguistique (le jeu des
petits cochons). Il lui faut se centrer à la fois sur des fragments écrits
(lettres, syllabes, mots) et sur la scène ou l’événement (« l’histoire »).

Les huit opérations cognitives


Pendant de nombreuses années, nous avons observé individuelle-
ment plus de 250 enfants de première année élémentaire (enfants
francophones de la région parisienne et enfants lusophones de la
région de Lisbonne).
D’une manière générale, le savoir-lire de base apparaît composé de
huit opérations cognitives :
• Repérer le support et le type d’écrit : par exemple, « c’est une his-
toire », « c’est l’histoire de X. »
• Interroger le contenu du texte : par exemple, « que se passe-t-il ?
que fait X ? qu’arrive-t-il à X ? »
• Explorer une quantité d’écrit porteuse de sens : par exemple, une
phrase (ce qui est compris entre une majuscule et un point).

4. D’après Piaget, il y a dialectique quand la solution exige des synthèses et la


construction d’interdépendances entre des procédés conçus au départ « soit comme
opposés, soit simplement comme étrangers l’un à l’autre ». (J. Piaget, Les Formes élé-
mentaires de la dialectique, Idées, Gallimard, 1980.)
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 108

108 Comment l’enfant devient lecteur

• Identifier des formes graphiques : phonogrammes (« lettres-sons »),


syllabes, mots.
• Reconnaître des mots « globalement », c’est-à-dire ceux qui font
partie du « capital de mots » (vocabulaire visuel).
• Anticiper des éléments syntaxiques ou sémantiques : classes de
mots (un verbe, un nom, un déterminant…) ou unités lexicales.
• Organiser logiquement les éléments identifiés, reconstruire
l’énoncé.
• Mémoriser l’ensemble des informations sémantiques.
L’acte de lire est une activité stratégique. Laura, par exemple, met au
point une stratégie de lecture, c’est-à-dire une conduite coordonnant
plusieurs opérations ou plusieurs « outils » en vue d’un but : com-
prendre. Malgré les obstacles et la lenteur du travail, elle ne perd pas
de vue l’objectif (« ce qui se passe » ou « ce que font » les petits cochons
du dessin) et elle mène de manière interactive identification des mots
et compréhension du texte.
L’enfant qui atteint le tout juste savoir-lire est capable de traiter conjoin-
tement trois types d’unités linguistiques écrites :
• les micro-unités non significatives (les graphèmes, les syllabes) ;
• les unités lexicales (les mots),
• les macro-unités significatives (les propositions et les phrases).
Il peut connecter des opérations ponctuelles ou sectorielles : iden-
tifier des formes graphiques, prédire des éléments sémantiques, décou-
vrir le thème ou la trame du récit, etc. Il réussit à associer des
savoir-faire encore fragiles : connaissance des phonogrammes, analyse-
synthèse des syllabes, utilisation du contexte écrit, vocabulaire visuel.
Pour un enfant de 6 ou 7 ans, lire c’est en même temps – en interaction
– décoder et comprendre. L’activité de lecture peut être définie, sur le
plan instrumental, comme le va-et-vient constant entre le traitement
grapho-phonique des mots (le décodage) et le traitement sémantique
et conceptuel du texte (l’exploration et la reconstruction du message
écrit). Le bon lecteur de 6 ans « sait marcher sur deux jambes » : il
est à la fois un bricoleur de lettres (habile dans le décorticage des
mots) et un explorateur de textes (habile dans la découverte de l’or-
ganisation et du contenu des écrits) ; il est simultanément un décodeur
et un chercheur de sens.
Le déchiffrage n’est pas « la base » ou l’étape première de la lecture.
L’enfant devient vraiment lecteur si, justement, il cesse de se focali-
ser sur « les lettres » et le déchiffrement (la prononciation des « sons »)
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 109

La capacité de lecture 109

pour questionner le contenu du texte écrit. Il peut vraiment lire quand


il comprend que le savoir-décoder est un moyen et non une fin, quand
il met son savoir-faire dans les mécanismes de base au service de la
compréhension.
Le savoir-lire n’est pas davantage le simple prolongement de la capa-
cité de l’enfant à faire du sens avec de l’écrit (interpréter, formuler
des hypothèses). Les bons lecteurs (compreneurs) de 6 ou 7 ans sont
également de bons décodeurs (et déchiffreurs). Quand il prend en
compte le p de petit et le j de jouent, le lecteur novice qui accède au
savoir-lire minimum (Laura par exemple) ne traite pas des indices
visuels mais des éléments linguistiques, phono-graphiques : il sait que
p correspond à /p/ et j à /∆/. Celui qui, comme Julien, lit avec aisance
de petits textes (niveau du savoir-lire de base) sait aussi identifier rapi-
dement de nombreux mots isolés et inconnus ou déchiffrer des suites
de syllabes.

LES COMPÉTENCES DE BASE DU LECTEUR DÉBUTANT

Le savoir-lire minimum est une étape importante – un passage obligé


– vers le savoir-lire de base. L’enfant, dans cette phase de maîtrise,
sait tout juste lire. Son traitement des mots et du texte est lent, hési-
tant, malhabile. Il a souvent recours à l’oralisation pour soi (l’auto-
langage) qui l’aide à réguler, contrôler sa recherche du sens. Il a
besoin de s’appuyer sur l’image.
Le savoir-lire de base caractérise le lecteur débutant qui est entré
dans la phase d’automatisation. Il maîtrise mieux les automatismes
(les mécanismes de décodage) et est plus habile dans l’exploration
du texte. Il ne recourt plus (ou très peu) à l’autolangage. Il peut « se
passer » de l’image.
Le savoir-lire de base est pour l’essentiel la résultante – l’interaction
– de deux compétences « de base » : l’habileté à décoder les mots et
l’habileté à explorer les textes.
• L’habileté à décoder. C’est l’habileté à traiter des ensembles de pho-
nogrammes : c’est savoir déchiffrer (sens 1). C’est aussi savoir identi-
fier des mots isolés et avoir accès à leur signification (sens 2).
• L’habileté à explorer un texte. C’est la capacité de questionner, d’inves-
tiguer le contenu et l’organisation d’un texte écrit. Elle intègre plusieurs
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 110

110 Comment l’enfant devient lecteur

procédures : balayage du texte, utilisation de la ponctuation, recours au


contexte linguistique, repérage d’éléments à forte charge sémantique,
détection de structures syntaxiques et sémantiques, mise en relation d’in-
formations distantes l’une de l’autre, formulation d’hypothèses…
À ces deux compétences « de base » – savoir décoder les mots et
savoir explorer un texte – s’ajoute une troisième composante du savoir-
lire : la richesse du vocabulaire visuel (le capital de mots). Chaque
enfant lecteur ou apprenti lecteur dispose d’un stock personnel de
formes écrites qu’il a mémorisées. Ceci lui permet de reconnaître
immédiatement (« globalement ») les mots qui appartiennent à son
vocabulaire visuel lorsqu’il les rencontre. Les élèves de CP ont bien
sûr besoin d’enrichir ou d’étendre ce capital de mots à condition que
ce travail de la mémoire visuelle ne se fasse pas à la place ou au détri-
ment du développement des deux composantes fondamentales de la
lecture : décoder les mots et explorer les textes.
Décoder, explorer, reconnaître sont les trois constituants de la par-
tie instrumentale de l’acte de lire. Mais, nous l’avons vu, l’acte de lec-
ture comprend aussi une partie compréhensive et une partie culturelle.
Celles-ci exigent une autre compétence : la capacité stratégique.
L’enfant doit combiner, faire interagir les « trois activités instrumen-
tales » : décoder, explorer, reconnaître. Il doit être capable de les uti-
liser « ensemble », c’est-à-dire en alternance et en interaction
permanentes. Il lui faut, par exemple, être un décodeur « intelligent » :
ce n’est pas le décodage ou l’identification du mot qu’il recherche
mais sa contribution à la compréhension du texte. Réciproquement, il
doit être un chercheur de sens « bon en mécanique » : le déchiffrage
et le décodage. C’est la partie compréhensive de l’acte de lecture.
Le lecteur débutant doit de plus adapter ses conduites à la tâche :
comprendre l’intégralité du texte, extraire l’idée principale, trouver
le renseignement demandé, etc. C’est la partie culturelle de l’acte de
lecture.
On peut distinguer deux formes de cette capacité stratégique ou
deux types de stratégie de lecture :
• L’une intervient au niveau de la partie compréhensive de l’acte de
lecture : elle assure l’interaction (ou la combinaison, « la fusion ») des
procédés et des habiletés mobilisées par l’enfant lecteur.
• La seconde intervient au niveau de la partie culturelle de l’acte de
lecture : elle adapte (ou règle, modifie) la conduite du lecteur selon
son « projet de lecture ».
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 111

La capacité de lecture 111

En résumé, savoir lire c’est mobiliser et faire interagir des opéra-


tions cognitives diverses : décoder, identifier, reconnaître, explorer,
anticiper, mémoriser, contrôler, comprendre…
Le savoir-lire de base est, pour l’essentiel, la synthèse de deux capa-
cités : l’une spécialisée dans le traitement (graphophonique) des
formes écrites : le décodage ; la seconde dans le traitement (du
contenu) des textes écrits : l’exploration.
C’est pour l’essentiel, l’interaction (la combinaison) de deux sortes
de procédures : les unes de « bas niveau » – identifier et assembler des
phonogrammes, déchiffrer, décoder ; les autres de « haut niveau » –
explorer, chercher du sens, découvrir « la pensée » de l’émetteur.
Plus précisément, le savoir-lire de base met en jeu cinq savoir-faire
tels qu’indiqués dans le tableau ci-dessous.

Les cinq savoir-faire du savoir-lire de base

Trois savoir-faire sectoriels ou basiques

• décoder Partie
• explorer instrumentale
• reconnaître

Deux savoir-faire transversaux ou stratégiques

• coordonner les divers procédés Partie


et les différentes sources « compréhensive »
d’informations
• adapter la conduite en fonction Partie
de la tâche et des intentions du « culturelle »
lecteur (ou du projet de lecture)

LA RELATION ENTRE « COMPRENDRE » ET « DÉCODER »

Cette présentation de l’acte de lire et du savoir-lire de base appelle


quelques précisions ou mises au point à propos de la terminologie
usuellement employée par les psychologues et les pédagogues.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 112

112 Comment l’enfant devient lecteur

Lire/comprendre
Il est de plus en plus admis que lire c’est comprendre 5. La psycho-
logie scientifique de la lecture ne peut reprendre cette formule telle
quelle pour deux raisons.
D’une part, de nombreux aspects de la compréhension (ou de l’in-
compréhension) d’un message ou d’un texte écrit ne relève pas de la
lecture. Dans nos études sur la capacité de lecture, c’est-à-dire sur les
processus et les habiletés spécifiques de la lecture, nous ne prenons en
compte que la compréhension littérale de l’énoncé (et non la com-
préhension de l’implicite que nous appelons métalecture) et n’utili-
sons que des écrits ne soulevant pas de difficultés de compréhension
lorsqu’ils sont présentés oralement.
Cela signifie qu’un bon nombre de difficultés présentées habituel-
lement comme des difficultés de lecture sont, pour nous, extérieures
à la lecture. Par exemple, « la pauvreté du vocabulaire » et « le manque
de connaissances » sur l’histoire de France au début du XXe siècle vont
évidemment entraver la compréhension d’un chapitre de La Gloire de
mon père (M. Pagnol) proposé aux élèves de 6e de collège. Mais ce ne
sont pas des problèmes de lecture.
D’autre part, « lire c’est comprendre » est souvent interprété de la
manière suivante : lire c’est faire du sens, produire du sens, attribuer
du sens. Or celui qui fait du sens ce n’est pas l’enfant lecteur (récep-
teur) du message écrit, mais le producteur de ce message. Dans la
situation de lecture, c’est-à-dire dans une situation de communication
(différée ou à distance), le lecteur re-produit du sens : il découvre et
reconstruit le sens produit par l’auteur. Lire ce n’est pas seulement
traiter des formes écrites, c’est aussi respecter la volonté, « la pensée »
ou « le message » de l’émetteur. Lire c’est comprendre le plus préci-
sément et le plus fidèlement possible le sens produit par un autre.
Par exemple, si l’enfant « lit » chaussure au lieu de soulier, chapeau à la
place de béret, il n’est pas vraiment lecteur.

5. Il faut rappeler que nombre de psychocognitivistes récusent cette définition de


la lecture.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 113

La capacité de lecture 113

Lire par le code/lire par le sens


On entend parfois dire que tel enfant « lit par le code » alors que
tel autre « lit par le sens ». Dans nos centaines d’observations, nous
n’avons jamais vu d’enfants bons lecteurs qui lisaient soit par le code,
soit par le sens. Tous les bons lecteurs de 7 ans environ lisent à la fois
« par le code et par le sens ». Tous se servent de la combinatoire et
du déchiffrage-décodage et tous savent aussi utiliser le contexte lin-
guistique, anticiper, élaborer des significations, chercher et construire
du sens.

Déchiffrage/décodage
De nombreuses controverses ont lieu à propos du déchiffrage : cer-
tains pensent que c’est la pièce maîtresse de la lecture chez l’enfant
ou la première étape indispensable vers la lecture-compréhension ;
d’autres estiment au contraire qu’il est néfaste parce qu’antinomique
à la prise de sens. Ces débats risquent d’être confus et stériles si on
ne voit pas que le même terme déchiffrage (ou décodage) sert à dési-
gner trois sortes de procédures différentes.
La première consiste à prononcer en syllabant ou en « ânonnant »
un mot, une suite de mots ou une phrase écrite. Dans la deuxième,
le sujet fait le traitement graphophonique – et uniquement le traite-
ment graphophonique – d’un mot écrit (ou d’un pseudo-mot comme
pable, tureau, bivre). Il s’agit de faire correspondre la forme écrite d’un
mot (ou d’un pseudo-mot) avec sa forme sonore. Cette opération peut
se faire mentalement ou silencieusement.
La troisième comprend un mécanisme supplémentaire : l’identifi-
cation du mot. L’enfant sait que c’est le mot table ou le mot bureau ;
et il sait que tureau n’est pas un mot (ou il sait qu’il ne connaît pas
ce mot-là). C’est cette troisième opération qui est une composante indis-
pensable (et insuffisante) du savoir-lire de base. C’est elle que nous
appelons décodage (ou décoder) alors que nous gardons le mot déchif-
frage (ou déchiffrer) pour nommer la seconde. On peut donc dire
que, de ce point de vue, le décodage est un « déchiffrage intelligent » :
l’enfant met le traitement graphophonique du mot au service de « la
compréhension » (l’accès lexical) du mot. Le décodeur est déjà dans
le sens.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 114

114 Comment l’enfant devient lecteur

Oralisation/lecture orale
De la même façon, le mot oralisation peut renvoyer en fait à trois
conduites fort distinctes. Dans un cas, l’enfant prononce chaque frag-
ment écrit, il « sonorise » son travail de lecture (ou de déchiffrage).
Dans le deuxième cas, il se sert du langage pour soi (ou autolangage)
comme outil intellectuel, comme instrument de l’exploration intelli-
gente de l’énoncé et de découverte de son contenu. L’enfant se parle
à mi-voix pour s’aider à mieux mémoriser, à mieux organiser les infor-
mations sémantiques, à mieux contrôler ou soutenir son travail de
chercheur de sens. Le recours à l’autolangage semble nécessaire (et
provisoire) chez l’enfant apprenti lecteur avant l’accès au savoir-lire
de base (voir aussi Fijalkow, 1989).
Dans le troisième cas, il s’agit de la lecture à haute voix destinée à
transmettre des informations écrites à une autre personne. Vers 6 ou
7 ans, cette activité devrait toujours être seconde, c’est-à-dire interve-
nir après une première lecture-compréhension de l’enfant. Son but
premier est de communiquer à autrui un message que l’enfant lec-
teur connaît déjà, mais elle peut avoir un effet en retour sur le lec-
teur lui-même : améliorer ou conforter sa compréhension du texte
déjà lu (pour lui-même) une première fois.
Les discours, les directives et les pratiques pédagogiques mélangent
parfois ces trois registres dans une seule rubrique : la lecture orale.
Certains experts font de même avec ce faux problème ou cette ques-
tion mal posée : pour ou contre l’oralisation. Mieux vaut donc parler
d’autolangage dans la deuxième situation et de lecture pour autrui
dans la troisième.

QUELQUES VÉRIFICATIONS EXPÉRIMENTALES

Nous avons fait passer deux épreuves de la Batterie de lecture Inizan


à 100 enfants vers la fin du CP. La première est appelée par André
Inizan compréhension de lecture silencieuse ; la deuxième, lecture
(oralisation) de mots étranges : jabiru, marabout, naja, colibri… Le
premier constat est que les bons lecteurs-compreneurs de phrases sont
également de bons déchiffreurs de mots étranges. Réciproquement,
les mauvais déchiffreurs sont également de mauvais compreneurs.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 115

La capacité de lecture 115

Mais on peut relativiser ces résultats en remarquant que ce type d’étude


mesure peut-être surtout l’effet des méthodes d’enseignement de la lec-
ture : en France, elles accordent presque toutes une large place à l’étude
de la combinatoire et au travail d’analyse-synthèse des mots.
C’est pourquoi nous avons repris le même dispositif expérimental
avec 50 enfants en fin de CP scolarisés dans deux classes dont les
maîtres utilisaient une méthode de lecture (« une démarche ») idéo-
visuelle : ils ne faisaient pas de travail systématique sur le code gra-
phophonique et la combinatoire. Les résultats sont identiques à ceux
de la première étude. Sur les 15 enfants qui obtiennent un bon score
en lecture-compréhension silencieuse, 14 ont aussi de bonnes per-
formances en déchiffrage. Sur les 18 enfants faibles en déchiffrage,
16 sont aussi faibles en compréhension.
Les mêmes épreuves ont été appliquées à 50 enfants en fin de CP
qui avaient reçu un enseignement de lecture basé sur une méthode
syllabique (ou phonique) de type Borel-Maisonny. Sur les 20 meilleurs
déchiffreurs, 11 seulement se situent parmi les bons compreneurs.
Le savoir-déchiffrer apparaît bien comme une composante à la fois
nécessaire et insuffisante du savoir-lire (comprendre).
Une quatrième étude a concerné l’autre composante qui nous sem-
blait essentielle dans le savoir-lire de base : l’exploration de la phrase,
le traitement de ses constituants syntaxiques et sémantiques. En milieu
d’année scolaire, 50 enfants de CP ont passé une épreuve de lecture-
compréhension silencieuse et une épreuve de « lecture de phrases à
trous ». Celle-ci comprend entre autres l’item Le coq chante… la cour,
il fait un grand bruit. Chaque enfant est invité à lire la phrase en silence
et à « trouver » (deviner) le mot qui manque ; l’examinateur donne
tous les mots que l’enfant n’a pas identifiés seul.
Tous les bons lecteurs trouvent dans avec beaucoup de facilité et de
rapidité ; leur réponse est immédiate. En revanche, cet item met en
difficulté la majorité des enfants faibles lecteurs. Certains donnent la
bonne réponse, mais il leur faut du temps et de la réflexion. D’autres
ne trouvent pas (« je ne sais pas ») ou fournissent des réponses erro-
nées : « cocorico », « avion » (ou « un avion »), par exemple.
Ces données confirment que le savoir-lire de base comprend au
moins une deuxième compétence indispensable : savoir explorer une phrase
écrite, traiter ses aspects syntaxiques et sémantiques, utiliser le contexte
linguistique pour anticiper un mot abstrait (un connecteur) qui met
en relation deux groupes de mots ou deux parties de la phrase.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 116

116 Comment l’enfant devient lecteur

Les résultats de ces études expérimentales complètent ceux obtenus


grâce à l’observation d’un grand nombre d’enfants de 6 ou 7 ans
essayant de lire-comprendre de très courts textes ne présentant a priori
aucune difficulté de compréhension. Méthode expérimentale et
méthode clinique sont complémentaires pour examiner les méca-
nismes de base ou les aspects spécifiques de la lecture chez les lec-
teurs débutants.
Toutes les deux montrent que l’enfant en train d’apprendre à lire
doit, au minimum, « monter » deux sortes d’automatismes : l’une dans le
traitement des éléments phonographiques des mots, l’autre dans le
traitement des éléments syntaxico-sémantiques des phrases. L’accès au
savoir-lire – en particulier le passage du tout juste savoir-lire au savoir-
lire de base – semble dépendre en grande partie de cette double auto-
matisation : au niveau du déchiffrage (décodage des mots) et au niveau
du repérage des connecteurs et de la structure syntaxico-sémantique
de l’énoncé (exploration de la phrase). Comparés aux faibles lecteurs
ou aux apprentis lecteurs moins avancés, les bons lecteurs de 6 à 7
ans (première année) ont au moins deux traits communs : ils maî-
trisent bien les mécanismes de déchiffrage et les mécanismes d’ex-
ploration de la phrase.
Il s’agit là, nous semble-t-il, du cœur ou du noyau dur de la partie
instrumentale du savoir-lire de base. Mais celui-ci mobilise bien d’autres
processus et bien d’autres savoir-faire spécialisés dans la lecture : iden-
tifier le type d’écrit, questionner son contenu, reconnaître des mots,
organiser les éléments sémantiques, associer déchiffrage et élabora-
tion de signification, mettre et garder en mémoire les informations
recueillies, contrôler son activité (par exemple en régulant la vitesse,
en relisant), maintenir l’objectif (comprendre)…
Même la plus simple des activités de lecture est une activité cogni-
tive complexe.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 117

CHAPITRE
8

La maîtrise
des compétences « méta »

N os travaux et nos analyses laissent penser que l’installation du


savoir-lire de base requiert un certain nombre de compétences (savoir-
faire) spécialisées dans le traitement de l’écrit et de l’information écrite.
Nous avons par exemple souligné le rôle que jouent deux compétences
de base « contrastées » : savoir décoder les mots et savoir explorer les
phrases (et les textes). Mais quelles sont les sources de ces deux com-
posantes de la lecture débutante ? Chacune prend-elle appui sur
d’autres compétences sous-jacentes1 (« souterraines ») qui seraient, elles
aussi, spécifiques de l’acquisition de la lecture ? Ou sont-elles l’expres-
sion de capacités plus générales, non spécifiques de l’écrit et de la lec-
ture ?
De nombreux experts pensent qu’il n’y a pas vraiment de problème
ou d’habileté spécifique de la lecture. Certains en concluent que « dès
l’âge de trois ans et certainement avant, l’enfant a sans nul doute les
capacités cognitives pour apprendre à lire ». D’autres avancent que la
seule chose importante c’est que l’enfant « soit capable de trouver du
sens et du plaisir dans ses contacts multiples avec l’écrit ». Pour un
troisième groupe, les conditions d’un apprentissage réussi de la lec-
ture se situent essentiellement dans la maîtrise de la parole et le déve-
loppement des pratiques et des compétences langagières à l’oral. Étant
donné, dit un quatrième groupe, que les performances en lecture-
compréhension sont fortement corrélées avec le niveau de compré-
hension verbale ou avec les capacités cognitives générales de l’enfant,

1. Ou sous-compétences (par rapport aux compétences directement observables


dans l’acte de lire).
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 118

118 Comment l’enfant devient lecteur

il n’y a donc pas de procédures et de capacités spécifiques à la lec-


ture-compréhension.
Une bonne partie des psychocognitivistes plaide en faveur d’une seule
spécificité du savoir-lire : « les mécanismes spécifiques à la lecture – et
à son acquisition – sont ceux qui concernent l’identification des mots »
(Sprenger-Charolles, 1993, p. 108). Ce courant de pensée privilégie
exclusivement dans ses études et ses réflexions le traitement phono-
graphique (ou le « décodage phonologique ») et la compétence qui lui
est sous-jacente : la conscience phonique. La seule conception retenue
des difficultés de lecture et de la lecture déficiente « est donc une
conception en termes de déficit phonologique » (Morais, 1994, p. 234).
Certains auteurs, José Morais par exemple, aboutissent à cette affir-
mation péremptoire après avoir examiné uniquement le rôle de la
conscience phonique dans l’accès au savoir-lire… et donc sans avoir
essayé d’évaluer l’impact d’autres compétences possibles : savoir gérer
l’espace graphique, traiter en même temps des signes écrits et du sens,
organiser des informations écrites, utiliser le contexte sémantique et
syntaxique de la phrase (ou de plusieurs phrases), réguler et contrô-
ler son activité de lecteur-compreneur, etc.
Quelques-uns ont voulu démontrer que d’autres procédures ou
d’autres habiletés – par exemple le recours au contexte linguistique et
la capacité à « travailler » les aspects sémantico-syntaxiques du texte –
ne sont pas (ou peu) mobilisées par les enfants bons lecteurs. C’est le
cas de Liliane Sprenger-Charolles dans une étude intitulée Rôle du
contexte linguistique, des informations visuelles et phonologiques dans la
lecture et son apprentissage 2 (1986). Le dispositif expérimental est le sui-
vant : l’enfant est face à une étiquette composée d’un dessin et d’un
mot ; le mot comporte souvent une erreur typographique (pantalin
pour pantalon, falise au lieu de valise…) ou une erreur lexicale (limace
au lieu d’escargot…) ; l’enfant doit répondre à la question « Est-ce le
bon mot ? Regarde si c’est le bon mot ? » L’auteur conclut que ce sont
les mauvais lecteurs et non les bons qui utilisent le contexte : le déco-
dage des mots est donc la seule spécificité de l’apprentissage de la lec-
ture. Cette « démonstration » n’est pas recevable pour deux raisons :
• on ne peut évoquer le rôle du contexte linguistique puisqu’il n’y
a pas de contexte linguistique… mais un mot isolé associé à une image ;

2. Souligné par nous.


72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 119

La maîtrise des compétences « méta » 119

• on ne peut parler de la lecture puisque ce n’est pas une situation


de lecture… mais une tâche de correction orthographique ou lexi-
cale.
Les prises de position en faveur d’une non-spécificité des compé-
tences sous-jacentes à la maîtrise du savoir-lire nous paraissent peu
convaincantes. Bien sûr, « donner du sens » à ses fréquentations nom-
breuses et variées de l’écrit et en retirer « du plaisir » sont des condi-
tions importantes d’une entrée réussie en lecture. Bien sûr, sortir de
« l’insécurité linguistique » et conquérir « le pouvoir du verbe » sont
indispensables pour une bonne maîtrise de la langue écrite. Bien sûr,
le développement de « l’intelligence » et des moyens de « comprendre »
est un puissant moteur de l’appropriation du lire-écrire.
Mais ceci n’empêche pas que des savoirs « spécialisés » et des compé-
tences propres à l’écrit se mettent en place au cours de l’acquisition de
la lecture et « conditionnent » le savoir-lire. Et il est probable que ces
compétences spécifiques nécessaires à l’apprentissage de la lecture ne
se limitent pas à la seule analyse phonémique.
C’est ce que nous avons essayé d’étudier dans une série de
recherches3 qui reprennent parfois des études réalisées par d’autres
chercheurs (Gombert, 1992, 1993). L’originalité de notre démarche
est de prendre en compte trois types de capacités : métalinguistiques,
conceptuelles et culturelles (G. Chauveau, 1989 ; G. Chauveau et
R. Rogovas-Chauveau, 1990 ; 1991).

LES COMPÉTENCES MÉTALINGUISTIQUES

Les activités métalinguistiques portent sur les activités linguistiques


« naturelles » telles que parler ou écouter. La capacité métalinguistique4
c’est l’aptitude à réfléchir sur les aspects formels et fonctionnels de la
langue et l’aptitude à manipuler délibérément certains traits de la
langue ou du discours : syntaxe, phonologie, structure, cohérence…
Le comportement de questionneur de contenu et de chercheur de
sens implique une prise de conscience de la fonction communicative

3. Certaines ont été réalisées en collaboration avec Jean-Marie Besse (université de


Lyon II) et Jacques Fijalkow (université de Toulouse-Le Mirail).
4. On parle aussi de conscience linguistique ou métalinguistique.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 120

120 Comment l’enfant devient lecteur

de l’écrit et de la situation de communication différée : l’enfant doit


avoir saisi que l’ensemble de mots écrits qu’il va traiter n’est pas seu-
lement des signes ou des formes graphiques, mais une pensée confiée
à l’écrit par quelqu’un et destinée à un interlocuteur. Le lecteur doit
donc commencer par adopter une attitude énonciative.

L’attitude énonciative
L’enfant doit, au-delà des éléments graphiques, se centrer sur l’énon-
ciation5 de l’émetteur : « qu’est-ce que ça veut dire ? que veut-il (l’au-
teur) dire ? que veut-il me dire ? » Le jeune lecteur doit en fait
s’intéresser à deux objets :
• les marques et les informations écrites,
• le producteur de l’énoncé.
Sa tâche n’est pas de produire du sens, comme dans l’interpréta-
tion d’images par exemple, mais de re-produire du sens, c’est-à-dire
de reconstruire le message verbal conçu et produit par un autre
(l’émetteur). Sans cette volonté de savoir ce que veut dire ou ce que veut
lui dire son interlocuteur invisible, l’enfant se contente de pratiquer
soit la devinette ou la compréhension approximative, soit la syllaba-
tion-ânonnement ou l’identification de mots « à la queue leu leu ».

Le savoir décoder suppose lui-même l’existence des deux sous-com-


pétences métalinguistiques suivantes.

La conscience phonique
C’est l’habileté à segmenter les phonèmes constituant un mot ora-
lisé6 (l’analyse phonémique). L’enfant apprenti lecteur doit par
exemple savoir décomposer et ordonner vélo (oralisé) →/v/ /e/ /l/
/o/
Dans notre étude, le résultat à ce type de tâche au début du cours
préparatoire (CP) a une forte corrélation avec le résultat en lecture-

5. Énoncé : suite finie de mots émise par un locteur. Énonciation : acte de pro-
duction d’un énoncé.
6. On dit aussi conscience phonémique (ou phonologique) ou compétence méta-
phonologique. Au sens large, la conscience phonique est la sensibilité aux formes
sonores de la langue.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 121

La maîtrise des compétences « méta » 121

compréhension en fin de CP (voir aussi, par exemple, Stanovich, 1988 ;


Liberman et Shankweiler, 1989 ; Goswami et Bryant, 1990 ; Tunmer et
Rohl, 1991 ; Morais, 1994).

La compétence grapho-phonétique
C’est la connaissance de « la valeur phonique » des lettres ou groupes
de lettres : b ↔/b/ ; o, (e)au ↔/o/ ; ou ↔/u/ ; et c’est la connais-
sance des règles de leur assemblage : /ba/ → ba ; /je`/ → ien ; /to/
→ to, teau ou tau. L’enfant apprenti lecteur doit connaître les élé-
ments de base du code de correspondance graphophonique (ou code
phonographique) et de la combinatoire.
Dans notre étude, le résultat à une épreuve de dénomination de
lettres (a, p, e, t, f, o, b, m, d, u) passée à l’entrée du CP a une forte
corrélation avec le résultat à une épreuve de lecture-compréhension
en fin de CP (voir aussi Samuels, 1972 ; Calfee, 1977 ; Share, 1984 ;
Ehri, 1985).

Le savoir explorer un texte écrit court a, de son côté, deux points


d’ancrage principaux :

La compétence verbo-prédictive7
C’est la capacité à se servir du contexte linguistique, à tenir compte
des contraintes syntaxiques et sémantiques pour anticiper un mot
manquant dans un énoncé oral ou écrit. L’enfant doit être capable
de compléter des « phrases à trous » du genre : Les enfants jouent
dans la…… Le… saute par la fenêtre. La poule se promène… ses pous-
sins.
Dans notre étude, nous trouvons une bonne corrélation entre la
capacité à compléter une phrase présentée oralement et la réussite
en lecture, surtout lorsqu’il s’agit de trouver un connecteur ou un
mot peu prévisible situé au milieu ou au début de la phrase. On peut
penser que « les performances métasyntaxiques [celles liées à la com-
pétence verbo-prédictive par exemple] contribuent autant aux per-
formances en lecture que les performances métaphonologiques »

7. D’une manière plus générale, on parle de compétence métasyntaxique : par


exemple, remettre en ordre une phrase « mélangée », corriger un énoncé.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 122

122 Comment l’enfant devient lecteur

(Gombert, 1993, p. 250). Et on peut ajouter que la capacité verbo-


prédictive semble complémentaire de la capacité métaphonologique ;
l’une ne remplace pas l’autre. L’enfant apprenti lecteur a besoin et
de l’une et de l’autre.

La compétence textuelle
C’est la capacité à contrôler la structure du texte, à faire le lien
entre « les parties » et le « tout ». Le lecteur doit, par exemple, agen-
cer les « morceaux » de texte en unités linguistiques plus larges, décou-
vrir le thème du texte, sélectionner les éléments les plus importants
d’un récit… Sans cette capacité à gérer un texte écrit, à la fois sur le
plan conceptuel (les idées) et sur celui des constituants linguistiques
(les mots, groupes de mots, propositions…), l’enfant peut être capable
d’établir des correspondances terme à terme entre un mot écrit et sa
forme sonore, ou même de comprendre chaque unité lexicale sans
comprendre ce qu’il lit. L’enfant doit, par exemple, remettre en ordre
les phrases « mélangées » d’un récit, trouver un titre à l’histoire enten-
due, proposer une suite, résumer…

La maîtrise des compétences métalinguistiques


On peut aussi reprendre l’ensemble de ces données pour comparer
les résultats de deux groupes d’enfants : celui des bons lecteurs et
celui des faibles lecteurs à la fin de la première année élémentaire
(CP). Les faibles lecteurs étaient faibles dans presque toutes les acti-
vités métalinguistiques examinées. C’est l’inverse pour les enfants qui
sont bons lecteurs dès le milieu de l’année scolaire. On remarque par
exemple que les futurs bons lecteurs réussissent généralement à la fois
l’épreuve de conscience phonique et l’épreuve de compétence verbo-
prédictive (phrases lacunaires à compléter). La quasi-totalité des futurs
mauvais lecteurs est en difficulté dans ces deux types de tâches.
Plusieurs recherches étrangères confortent et complètent nos
constats. Les enfants qui sont de bons utilisateurs des contraintes tex-
tuelles sont aussi de bons décodeurs de mots inconnus hors contexte
(Murray et Maliphant, 1982). Les bons lecteurs (compreneurs) de 9
ans sont aussi les meilleurs dans l’identification de mots isolés et dans
le complètement de phrases à trous. (Perfetti, 1982). Les faibles lec-
teurs sont plus lents dans le traitement des mots isolés, plus dépen-
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 123

La maîtrise des compétences « méta » 123

dants du contexte linguistique (pour essayer de compenser leur


manque de vitesse dans l’identification des mots) et moins capables
de prédire les mots à partir du contexte discursif. Dans les textes de
contrainte modérée8, « les bons lecteurs peuvent prédire la cible mieux
que les lecteurs moins habiles » (ibid.). Les enfants doivent compléter
de courts textes du genre : Quand je suis rentré à la maison de mon tra-
vail, j’ai voulu manger un fruit. Je suis allé au réfrigérateur et j’ai pris…
Les mauvais lecteurs ont tendance à oublier ou négliger la contrainte
sémantique fruit appartenant à la phrase précédente pour ne retenir
que la contrainte additionnelle réfrigérateur située dans la phrase qu’ils
sont en train de traiter. L’auteur en conclut que les faibles lecteurs
ont autant de problèmes avec le contexte discursif qu’avec l’identifi-
cation des mots, même s’il pense que c’est cette dernière procédure
qui crée le plus de différence entre bons et mauvais lecteurs.
On peut ajouter que si les bons lecteurs sont les plus efficaces dans
le recours au contexte linguistique, notamment le contexte postérieur
(Potter, 1982), ils en sont les moins dépendants car les plus capables
de traiter dans un texte des mots très peu prédictibles (Stanovich,
1981 ; Perfetti, 1985).
Une autre étude fournit des indications supplémentaires sur le rôle
du contexte linguistique dans le déchiffrage de pseudo-mots chez des
bons et des mauvais lecteurs de 9 ans (enfants anglophones). En
anglais, le non-mot mive peut être prononcé/maiv/comme five
ou/miv/comme give. Comment un enfant va-t-il l’oraliser lorsque le
pseudo-mot est placé dans un énoncé écrit à la place du verbe give
(donner) ou à la place du nombre five (cinq) ? L’enfant est-il capable
de modifier son déchiffrage (son oralisation) en fonction de l’envi-
ronnement linguistique ? Dans une épreuve de prononciation de
pseudo-mots isolés, les bons lecteurs réussissent 74 % des items, les
mauvais lecteurs 57 %. Dans l’épreuve d’oralisation de pseudo-mots
en contexte régulier9, les bons lecteurs donnent 88 % de prononcia-
tions acceptables (ou régulières) ; les mauvais lecteurs n’en donnent
que 54 % (Stainthorp, 1995).
D’un côté, les bons lecteurs sont meilleurs que les mauvais lecteurs
dans le déchiffrage de pseudo-mots. Mais ils sont encore meilleurs

8. Le mot à prédire est modérément prédictible.


9. Les pseudo-mots en contexte régulier respectent les règles de la langue écrite
concernée. Par exemple, le pseudo-mot pable pour table.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 124

124 Comment l’enfant devient lecteur

dans l’utilisation du contexte linguistique pour faciliter leur déchif-


frage-décodage de mots. L’écart entre les deux groupes double : il
passe de 17 points à 34 points. Les mauvais lecteurs sont peu capables
de déchiffrer beaucoup de mots isolés et ils sont encore moins capables
d’utiliser le contexte linguistique pour améliorer leurs performances
en décodage.
La compétence verbo-prédictive pourrait ainsi jouer un double rôle.
Elle assisterait le lecteur dans sa reconnaissance de mots et faciliterait
même la découverte de nouvelles correspondances graphophoné-
miques. Et elle améliorerait la capacité du lecteur à piloter sa propre
compréhension du texte (Tunmer, 1990).
Pour résumer, on peut dire que l’acquisition de la lecture « est par
définition une acquisition métalinguistique » (Jaffré, 1993). La maîtrise
de la lecture (et de l’écriture) nécessite « la connaissance consciente
et le contrôle délibéré de nombreux aspects du langage » (Gombert, 1990,
p. 246). La maîtrise métalinguistique – l’analyse consciente du lan-
gage – s’avère étroitement liée à la maîtrise du savoir-lire de base chez
l’enfant de 6 ou 7 ans.
Depuis longtemps, quelques spécialistes de la psychologie expliquent
que si l’apprentissage de la lecture se réalise dans des « situations fonc-
tionnelles » (ou « authentiques »), s’il s’effectue avec de « vrais livres »,
s’il s’inspire des conditions « naturelles » de l’acquisition du langage
parlé, alors lire c’est vraiment simple. D’autres experts expliquent que
« la langue est un tout ; que sa forme soit orale ou écrite, il s’agit d’un
seul et même instrument de communication ; les règles qui régissent
l’oral et l’écrit sont identiques ». Ils en déduisent qu’il n’y a pas de
différence essentielle entre apprendre à parler et apprendre à lire-
écrire ; bien parler aujourd’hui, c’est bien lire demain.
Même si nous sommes convaincus de l’importance de ces deux condi-
tions d’un apprentissage réussi de la lecture, il importe d’en montrer
les limites. Ces deux points de vue méconnaissent le fait que l’entrée
dans la communication écrite exige « un travail métalinguistique » de la
part de l’enfant apprenti lecteur. Entrer dans la langue écrite impose
d’adopter un point de vue « spécial » sur la langue : ce n’est plus seu-
lement un outil ou un moyen de communication, c’est aussi un objet
d’étude, un objet de réflexion et de manipulation volontaire. C’est en
ce sens qu’on peut dire que l’apprentissage de la lecture est anti-naturel.
Pour les «modèles métalinguistiques» de l’acquisition de la lecture, les
connaissances et la réflexion explicites de l’enfant sur les comportements
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 125

La maîtrise des compétences « méta » 125

langagiers et communicatifs ainsi que sur les aspects formels de la langue


jouent un rôle déterminant dans les progrès du lecteur débutant. Il peut
utiliser chaque jour dans ses échanges oraux le mot «petit» sans savoir
qu’il est composé de quatre sons du langage :/p/, /´/, /t/, /i/. Il peut
entendre, comprendre et dire la phrase «le loup mangea la grand-mère
du Petit Chaperon rouge» sans avoir conscience que l’énoncé verbal
contient le mot le, puis loup, puis mangea et ainsi de suite. Par contre,
pour lire et écrire, il devra avoir saisi parfaitement comment se découpe
et s’organise la chaîne parlée et écrite. Et, dans le même temps, il devra
savoir que «derrière» cette suite de mots, il n’y a pas seulement du sens
– les tout-petits le savent déjà – mais une production langagière qu’il
s’agit de reconstituer avec précision ou/et fidélité.

LES COMPÉTENCES CONCEPTUELLES

Mais l’enfant en train d’apprendre à lire n’a pas seulement besoin


de l’éventail de savoir-faire (ou d’habiletés) métalinguistiques. Il lui
faut aussi penser et comprendre ses deux objets d’étude : la langue écrite
et le savoir-lire. Quelles idées a-t-il sur l’un et l’autre ? Quelle activité
intelligente ou conceptualisatrice a-t-il face à l’écrit et à la lecture ?
(Besse, 1993) Quel est son degré de clarté cognitive (Downing et
Fijalkow, 1984) sur la nature même de l’instrument à maîtriser (l’écri-
ture) et de la tâche à accomplir (la lecture) ? Quel niveau de concep-
tualisation a-t-il atteint à propos des formes écrites qu’il voit (ou
produit) et à propos de la manière de les traiter ?

Comprendre la langue écrite


L’enfant qui s’engage dans l’enseignement/apprentissage de la lec-
ture a-t-il compris le principe alphabétique de notre écriture ? Pour
le savoir, pour apprécier sa façon de concevoir le système écrit, nous
lui dictons une série de mots ou de courtes phrases : par exemple
chat, chatte, chaton, fourmi, lapin, le chaton mange la souris. Nous
l’invitons à écrire « comme il croit » ou « comme il peut ». Puis, après
chaque production écrite, nous lui demandons de « lire » (dire) et de
montrer ce qu’il a écrit et, si possible, d’expliquer comment il a fait
(voir les travaux d’Emilia Ferreiro).
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 126

126 Comment l’enfant devient lecteur

Les productions recueillies auprès d’enfants non lecteurs entrant au


CP ont été classées en quatre catégories :
• les écritures prélinguistiques ou grapho-perceptives,
• les écritures segmentées,
• les écritures phoniques,
• les écritures (presque) alphabétiques.
Dans notre étude, nous trouvons une forte corrélation entre les
conceptualisations initiales sur l’écrit et les résultats de fin de CP en
lecture-compréhension (voir aussi E. Ferreiro, 1988, section V).

Comprendre l’acte de lire


L’enfant qui aborde le CP a-t-il compris que pour lire il faut traiter de
concert trois types d’unités linguistiques : les micro-unités (lettres, syl-
labes, phonogrammes), les unités lexicales (mots) et les macro-unités
(phrases, textes) ? A-t-il compris qu’il faut mobiliser et coordonner des
procédés variés : déchiffrer, identifier, explorer, mémoriser, antici-
per… ? A-t-il saisi le principe stratégique de la lecture ?
Pour le savoir, nous l’avons interrogé : « Comment tu fais pour lire
ce qui est écrit ici, dans ce livre ? Comment il faut faire pour lire ce
qui est écrit là ? Comment tu crois que je fais moi, pour le lire ? etc. »
Des conceptions floues ou parcellaires sur la nature de la tâche (l’acte
de lire) accompagnent souvent l’apprentissage – en réalité, le mal-
apprentissage – des nouveaux écoliers de CP. Des contresens sont fré-
quents ; certains apprentis lecteurs confondent lire avec réciter par
cœur, répéter l’énoncé après (ou en même temps que) l’adulte, redire
(relire) une phrase déjà connue, prélever quelques éléments (« la pêche
aux mots »), deviner ou inventer à partir d’une image ou de l’envi-
ronnement, associer des lettres et des sons (« produire du son »), etc.
Ce manque de clarté cognitive – voire cette « confusion cognitive » –
entrave la progression de ces enfants. C’est précisément l’une des carac-
téristiques des enfants mauvais lecteurs de 11 ou 12 ans (voir chapitre 9).
Et c’est celle des non-lecteurs qui présentent tous « une conception aber-
rante de l’acte de lire » (Auzanneau, 1996 ; Meljac, 1992).
Au contraire, les bons lecteurs de 6 ans ou les futurs bons lecteurs
« proches » ou « imminents » sont capables d’expliciter les principales
opérations en jeu dans la lecture.
Pour les « modèles conceptuels » de l’acquisition de la lecture,
apprendre à lire ce n’est pas seulement apprendre, au sens d’acqué-
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 127

La maîtrise des compétences « méta » 127

rir des connaissances, des savoir-faire, des techniques ; c’est également


comprendre, conceptualiser l’écriture et la lecture. C’est être capable
de répondre à deux questions : comment ça marche (l’écriture) ? et com-
ment faire (pour lire) ?

LES COMPÉTENCES CULTURELLES

Nous avons vu que toute activité de lecture est une activité culturelle ;
celui qui lit s’engage dans une pratique culturelle particulière : lire
(comprendre) un récit d’aventures dans un livre ou un album, lire le
compte rendu d’un fait divers ou d’un événement sportif dans un jour-
nal, lire un mode d’emploi, lire un texte documentaire, lire une lettre
d’informations, etc. Nous avons vu aussi que le savoir-lire de base com-
prend une partie culturelle : c’est le mobile, l’intention, « le projet » du
lecteur à un moment donné face à un énoncé écrit donné. On peut
par conséquent penser que la maîtrise de ce savoir-lire par l’enfant de
6 ou 7 ans est facilitée – ou conditionnée – par la maîtrise d’un cer-
tain nombre d’aspects culturels de la lecture : savoir identifier différents
supports écrits et savoir pourquoi on les utilise (livres, journaux, revues,
dictionnaires, affiches, publicités, cartes, lettres, écrits documentaires,
« papiers » administratifs, etc.) ; savoir se servir d’un livre pour enfants ;
comprendre et expliciter les finalités de la lecture et de son apprentis-
sage.
En entrant au CP, un enfant sait-il reconnaître de nombreux sup-
ports écrits ? Sait-il comment fonctionne un livre de littérature enfan-
tine et sait-il s’en servir ? Sait-il expliquer les divers usages possibles
du savoir-lire ? A-t-il compris les bénéfices qu’il pourra en retirer ?
Autrement dit, sait-il comment on se sert de l’objet symbolisant la lec-
ture (le livre) et pourquoi (pour quoi) on lit ?

Connaître les supports écrits


Nous présentons à chaque enfant dix supports écrits. L’enfant est
invité à nommer chacun des objets et surtout à expliquer « à quoi ça
sert », « ce qu’on peut faire avec », « pourquoi on le lit ».
Les résultats à cette épreuve ont une assez bonne corrélation avec
les résultats en lecture neuf mois plus tard. En particulier, la non-
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 128

128 Comment l’enfant devient lecteur

réussite (au maximum trois réponses sur dix) est un bon indicateur
de la non-réussite future en lecture (voir aussi Hiebert, 1981).

Savoir se servir d’un livre


La méthode consiste à évaluer les savoir-faire de chaque enfant sur
l’objet culturel livre : sait-il anticiper le thème ou le contenu du livre
en se servant de la couverture ? Sait-il repérer le titre et indiquer son
rôle ? Sait-il faire des hypothèses sur le récit après avoir feuilleté le
livre et regardé les illustrations ?
On constate effectivement que la plupart des enfants qui « possè-
dent » ces trois savoir-faire en arrivant au CP ont de bons résultats en
lecture en fin d’année. Et on note des différences importantes en lec-
ture entre ce groupe d’enfants et ceux qui n’avaient pas la maîtrise
de l’objet livre en début d’année scolaire (voir aussi Louvet-Schmauss
et Prêteur, 1993).

Expliciter les fonctions de la lecture


La méthode que nous avons utilisée est celle de l’entretien. Chaque
enfant est invité à réfléchir et à dialoguer avec l’examinateur : pour-
quoi lire et apprendre à lire ?
Un premier groupe d’enfants fournit une série de réponses fonc-
tionnelles (ou culturelles), c’est-à-dire des explicitations qui manifestent
leur goût de lire et leur appropriation des principales fonctions de
l’écrit : informative, imaginative, formative, injonctive, etc. Ces enfants
connaissent les trois grands types de pratiques lecturales : utilitaires,
intellectuelles, patrimoniales (voir chapitre 11). Nous disons que ces
enfants, capables d’expliciter cinq raisons culturelles d’apprendre à lire
ou cinq usages différents de la lecture, ont un projet de lecteur.
À l’opposé, un autre groupe d’enfants a beaucoup de mal à saisir
(ou à verbaliser) les objectifs et les pratiques de la lecture, à expri-
mer les bénéfices (émotionnels, intellectuels, relationnels, symbo-
liques) qu’ils pourraient en retirer. Presque tous disent que « c’est
bien » d’apprendre à lire et qu’ils veulent savoir lire, mais ils ne savent
pas dire l’intérêt ou le contenu des activités de lecture. Certains, par
exemple, disent que c’est « pour lire des livres » ou « lire dans les
livres », mais sans pouvoir dire pourquoi c’est bien de lire des livres
et sans pouvoir citer des livres qu’ils aimeraient lire.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 129

La maîtrise des compétences « méta » 129

Dans notre étude, les enfants du premier groupe (existence d’un


projet de lecteur) ont, plus de huit fois sur dix, appris à lire sans pro-
blème. Ceux du second groupe (une réponse culturelle au maximum)
ont eu, dans la majorité des cas, de sérieuses difficultés pour atteindre
le savoir-lire de base en fin de CP10.
Pour les « modèles culturels » (ou plus exactement cognitivo-
culturels) de l’acquisition de la lecture, les connaissances explicites de
l’enfant sur les usages et les fonctions de l’écrit jouent un rôle impor-
tant dans la maîtrise du savoir-lire. Celle-ci implique que l’apprenti
lecteur ait saisi l’éventail des possibilités qu’offre la lecture et qu’il ait
acquis des savoirs et des savoir-faire sur les pratiques et les objets de
la culture écrite.

LES RELATIONS
ENTRE LES TROIS CHAMPS DE COMPÉTENCES

Nos recherches confirment les résultats d’autres recherches qui étu-


dient les facteurs – ou certains facteurs – déterminant la réussite en
lecture. Elles tendent à montrer que le savoir-lire se met en place ou
se construit en prenant appui sur trois sortes de compétences : métalin-
guistiques, conceptuelles, culturelles. Ce sont les sous-compétences de
la lecture ou les compétences sous-jacentes au savoir-lire.
On peut remarquer ensuite – et regretter – que de nombreux tra-
vaux de psychologie cognitive de la lecture n’explorent que l’un de
ces trois domaines, qu’un facteur unique. La psychologie cognitiviste
s’est consacrée exclusivement aux aspects métalinguistiques et « tech-
niques » : conscience phonologique, conscience du mot, conscience
syntaxique, par exemple. La psychologie constructiviste, d’inspiration
piagétienne, s’est attachée à l’activité réflexive et aux hypothèses
conceptuelles de l’enfant sur ses productions écrites. La psychologie
pragmatique s’est intéressée aux connaissances sur la culture écrite, à
la conscience de la culture écrite11.

10. Dans des conditions scolaires ordinaires et sans interventions particulières.


11. On parle aussi en anglais de print awareness.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 130

130 Comment l’enfant devient lecteur

La première caractéristique de notre démarche a été de rapprocher


ces trois perspectives qui, depuis une vingtaine d’années, sont habi-
tuellement complètement séparées, sinon opposées.
Mais on peut aller plus loin et essayer de les croiser. En effet, il nous
semble nécessaire d’étudier les relations qui existent entre ces trois
sortes de compétences. On peut penser, par exemple, qu’il y a un lien
entre l’habileté à manipuler des phonèmes (qui relève des savoir-faire
métalinguistiques) et la découverte du principe alphabétique de notre
système d’écriture (qui traduit l’activité conceptuelle, le travail de la
pensée sur la langue écrite). On peut aussi se demander quelle est la
nature de ce lien. Est-ce la capacité à traiter les aspects sonores de la
langue orale qui précède et détermine la capacité à comprendre le
fonctionnement des écritures alphabétiques ? Ou est-ce l’inverse ? Ou,
troisième possibilité, ces deux compétences sont-elles toutes les deux
dépendantes d’un troisième facteur : les compétences culturelles sur
la lecture, et en particulier le degré d’appropriation des fonctions et
des pratiques sociales et culturelles de l’écrit ?
Une première étude concerne la relation entre le niveau de
conscience phonémique et le niveau de conceptualisation de l’écrit.
Elle montre qu’en plus du rôle indéniable de chacune de ces variables
sur le niveau de lecture en fin de première année élémentaire, il faut
tenir compte de leur interaction. Premièrement, on constate que cha-
cune d’entre elles n’est pas le simple reflet de l’autre. Certains enfants
ont un niveau de conscience phonémique bas et un niveau de concep-
tualisation de l’écrit moyen ; d’autres ont un niveau de conscience
phonémique élevé et un niveau de conceptualisation de l’écrit moyen.
Deuxièmement, on note que le développement de l’une des deux
capacités peut compenser la seconde capacité si celle-ci est moins déve-
loppée. Quand les enfants ont un niveau moyen de conceptualisation
de l’écrit, leur niveau de conscience phonémique joue un rôle impor-
tant pour l’apprentissage de la lecture. Mais cela n’est plus vrai quand
les enfants se situent déjà à un niveau élevé de conceptualisation, c’est-
à-dire à un niveau d’écriture syllabico-alphabétique (Alves Martins,
1993, 1994).
Une seconde étude a pour but d’évaluer les effets d’un entraîne-
ment, soit dans le domaine de la conscience phonique, soit dans celui
des conceptualisations de l’écrit. Chaque entraînement a impliqué des
enfants de 5/6 ans ayant tous un niveau de conceptualisation de l’écrit
peu élevé (écriture prélinguistique ou présyllabique).
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 131

La maîtrise des compétences « méta » 131

Un premier groupe a été entraîné à des tâches d’analyse syllabique


ou phonologique de mots oralisés (8 séquences). Comparé à un
groupe contrôle, on note des effets significatifs de cet entraînement
aussi bien sur le niveau de conscience phonémique que sur le niveau
de conceptualisation de l’écrit (deux semaines après). Un deuxième
groupe d’enfants a été entraîné à réfléchir sur leurs productions écrites
et leurs hypothèses conceptuelles à propos de la structure de la langue
écrite. Comparé à un groupe contrôle, ces enfants ont progressé sen-
siblement dans leur conceptualisation de l’écrit et dans leur habileté
à traiter la forme sonore de la parole (deux semaines après).
Et lorsqu’on compare les deux groupes expérimentaux, on s’aper-
çoit que les deux entraînements ont eu des effets analogues à la fois
sur le niveau de conscience phonémique et sur le niveau de concep-
tualisation de la langue écrite (Silva, 1997).
Dans une troisième étude (en cours), nous avons « entraîné » les
compétences culturelles d’enfants de 5/6 ans. Avec l’aide du cher-
cheur, chacun a fréquenté et « lu » de nombreux livres de littérature
enfantine (8 séances). Les premiers résultats semblent indiquer que
les progrès au niveau de la conscience phonique et au niveau de la
conceptualisation de l’écrit sont comparables à ceux des deux autres
groupes expérimentaux (voir aussi Louvet-Schmauss et Prêteur, 1993).

On aboutit ainsi à l’idée que les processus de prise de conscience


(méta)linguistique peuvent être activés par trois voies différentes qui
paraissent s’assister ou se renforcer mutuellement. L’une est basée sur
le traitement des sons du langage, la seconde sur la réflexion appliquée
aux productions écrites de l’enfant, la troisième sur la fréquentation de
« vrais livres ».
Ce type de recherche illustre une nouvelle approche psycholo-
gique (ou psycholinguistique) des compétences en jeu dans l’ap-
prentissage de la lecture. C’est un premier essai pour saisir la
complexité et l’interaction des facteurs déterminants de l’installation
réussie du savoir-lire. Cette « nouvelle psychologie » tente d’intégrer
les diverses connaissances disponibles aujourd’hui dans ce domaine.
Elle s’efforce de dépasser les perspectives cloisonnées et unidi-
mensionnelles qui dominent actuellement la psychologie cognitive
de la lecture. En d’autres termes, elle s’efforce d’explorer les trois
dimensions essentielles de l’accès au savoir-lire : métalinguistique,
conceptuelle et culturelle.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 132
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 133

CHAPITRE
9

Les mauvais
lecteurs

P endant cinq années, nous avons mené deux recherches concer-


nant les enfants-élèves qui sont désignés par les enseignants comme
« mauvais lecteurs » ou « en difficulté » dans l’apprentissage de la lec-
ture. Les enquêtes réalisées en France depuis 1980 montrent que
cette catégorisation est appliquée à plus de 20 % des enfants à l’is-
sue du CP. À l’entrée du CE2, en 1994, 17 % des élèves ne maîtri-
saient pas les « compétences de base » de la lecture lors des épreuves
de l’évaluation nationale en français et mathématiques. À l’issue du
CM2, une étude de la DEPl de 1988 indiquait que 20 % des élèves
n’avaient pas accès à la compréhension globale (ou générale) d’un
récit écrit de vingt lignes. Les évaluations récentes à l’entrée en 6e
font apparaître que 10 à 15 % des néocollégiens sont de très mau-
vais lecteurs : ils échouent à au moins 8 items sur 12 censés mesu-
rer les « compétences de base » de la lecture au cours moyen. Toutes
les études signalent par ailleurs que 80 % de ces faibles lecteurs de
7 à 11 ans appartiennent aux catégories sociales les moins favorisées.
Dans la première recherche, nous avons examiné 100 de ces mau-
vais lecteurs à la sortie du CP ou au début du CE1. Notre but était
de repérer les principales difficultés que rencontrent ces enfants de
7 ans dans la maîtrise du savoir-lire de base. La seconde recherche
a concerné une centaine d’enfants qui venaient d’entrer au collège
dans une classe de 6e « aménagée » à « option lecture ». Elle visait
davantage à apprécier le rapport à la lecture de ces mauvais lecteurs

1. Direction de l’évaluation et de la prospective, ministère de l’Éducation natio-


nale.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 134

134 Comment l’enfant devient lecteur

de 11 à 12 ans.
Tous les enfants choisis pour constituer les deux échantillons étaient
déclarés « faibles » ou « très faibles » en lecture par les maîtres ; tous
étaient francophones ; aucun n’était signalé pour des troubles psy-
chiques.

LES DIFFICULTÉS DE LECTURE

La méthode consiste à observer l’enfant qui a été invité à lire silen-


cieusement puis à voix haute un texte écrit « simple et court ». Il s’agit
par exemple d’écrits événementiels du genre : Les trois petits cochons sau-
tent dans la flaque ou Les deux petits ours cherchent leur maman ou de récits
de quelques lignes mettant en scène Boucle d’Or ou l’ours Michka, par
exemple. Les consignes, sont les suivantes : « Tu lis pour toi, tu lis pour
comprendre, tu essaies de lire et de comprendre dans ta tête, tu ne me
dis rien à moi. » (premier temps) ; puis « Qu’est-ce que c’est écrit ? qu’est-
ce que tu as compris ? » (deuxième temps) ; et « Maintenant tu peux lire
pour moi, tu lis à voix haute. » (troisième temps).
Nous avons vu que le savoir-lire de base comprend huit composants
ou huit opérations mentales. Les difficultés du mauvais lecteur peuvent
se situer sur l’une ou sur chacune de ces opérations. Il existe par conséquent
huit causes possibles de l’insuccès dans 1a tâche de lecture proposée.
• L’enfant « attaque » le texte écrit (les mots) sans avoir identifié le
type d’écrit. Il ne sait pas qu’il a « une histoire » à lire (ou une aven-
ture avec plusieurs péripéties). Il ne se dit pas, par exemple, « c’est une
histoire d’ours parce que j’ai vu des ours dessinés sur la couverture ».
• Il commence le travail d’identification des mots et le traitement
de la phrase (ou des phrases) sans s’interroger sur le contenu du
texte, sans la volonté de découvrir « quelle histoire ça raconte ». Par
exemple, il ne se pose pas la question « Que font les ours ? » ou « Où
sont-ils ? Vont-ils revenir ? ».
• Il traite chaque mot écrit (ou chaque groupe de mots : article
+ nom) l’un après l’autre, séparément, sans regarder et sans jamais
parcourir des yeux l’ensemble de la phrase (ou de la ligne). Il ne
prend pas en compte les deux points qui délimitent le message (la
phrase) au début et à la fin.
• Il a du mal à déchiffrer-décoder de nombreux mots. Soit il ne par-
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 135

Les mauvais lecteurs 135

vient pas à les identifier, soit «la lecture du mot» est longue et hésitante.
• Il reconnaît immédiatement un petit nombre de mots. Son « capi-
tal mots » est si restreint qu’il ne trouve au début que les petits mots
(le, la, un…) ou des mots très familiers (papa, maman…)
• Il essaie de traiter chaque mot sans tenir compte du contexte et
des contraintes syntaxiques et sémantiques. Il bute, par exemple, sur
un terme sans tenter de l’anticiper à partir des éléments phonogra-
phiques reconnus (une syllabe, le début du mot…) et de l’environ-
nement linguistique. Ou bien il propose des mots incongrus « qui ne
vont pas » avec l’énoncé
• Il établit difficilement la mise en relation des informations séman-
tiques qu’il a recueillies. Par exemple, il a découvert qu’il est ques-
tion d’ours, qu’il est question de neige, mais « il n’ose pas » penser le
rapport entre les deux. Souvent, il a du mal à réaliser l’enchaînement
de deux phrases.
• Il « oublie » au fur et à mesure ce qu’il vient de lire. En abordant
la deuxième phrase (ou la deuxième ligne), il ne se rappelle plus le
contenu de la première.
L’absence d’une seule de ces opérations suffit pour produire l’échec
de la tentative de lecture. Mais cette absence peut elle-même s’expli-
quer de trois façons différentes.
Soit l’enfant est incapable de réaliser l’opération en question ; il ne
sait pas déchiffrer-décoder les mots ou il ne sait pas explorer une
phrase écrite, c’est-à-dire traiter son organisation sémantique et syn-
taxique ou il ne sait pas mettre en mémoire (ou garder en mémoire)
les informations ou il ne sait pas élaborer les liaisons logiques entre
plusieurs informations ponctuelles, etc.
Soit l’enfant ne sait pas mobiliser toutes ces procédures et toutes
ces habiletés « en même temps » ; il se concentre sur l’une ou quelques-
unes, mais néglige les autres ; à la limite, l’hyper-concentration sur une
ou deux opérations l’empêche de se fixer sur les autres.
Soit l’enfant ne sait pas que cette procédure est indispensable pour
lire ; par exemple, il possède « les outils » pour déchiffrer et identifier
tel mot, mais il ne mobilise pas son savoir-déchiffrer car il croit qu’il
faut (re)trouver le mot en se servant uniquement de sa mémoire ; ou
bien, il sait explorer une phrase écrite, mais il ne sait pas que c’est
indispensable pour lire ; il croit que lire c’est simplement lire un mot
et puis un autre et ainsi de suite.
Repérer l’absence ou la déficience de l’une des huit opérations en
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 136

136 Comment l’enfant devient lecteur

jeu dans la lecture ne suffit donc pas à établir un diagnostic perti-


nent. Il faut poursuivre l’examen de l’enfant pour savoir si cette
absence (ou cette déficience) est due à une incapacité dans ce
domaine particulier, à une mauvaise gestion de l’ensemble des opé-
rations mobilisées ou à une incompréhension de 1a tâche de lecture.
Plusieurs techniques peuvent nous y aider : l’observation de ses
conduites dans d’autres situations de lecture, l’évaluation de ses per-
formances à des épreuves spécifiques (par exemple déchiffrage,
phrases à trous…), l’entretien sur ses façons de faire et de penser
l’acte de lire (voir chapitre 8).
Cette première série de difficultés tient à la nature composite (hété-
rogène) du savoir-lire de base. Une seconde série est relative à son
aspect dialectique. Le sujet doit notamment mener de concert et en
interaction deux sortes d’opérations « opposées » : se centrer sur les
signes graphiques et leur assemblage (déchiffrer, décoder) et se cen-
trer sur l’événement extra-linguistique qui est relaté (comprendre).
Chez l’enfant mauvais lecteur, trois cas de figure sont possibles.
• Il ne maîtrise pas assez le déchiffrage pour l’associer, le coordon-
ner efficacement et en permanence au travail de recherche de sens.
La compréhension est freinée ou parasitée par un déchiffrage lent
et/ou imprécis.
• Il maîtrise assez bien la mécanique du déchiffrage, mais il ne la
met pas au service du sens. Il ne réussit pas à l’intégrer dans une
démarche d’explorateur-compreneur du texte écrit. Il ne parvient pas
à maintenir l’équilibre entre déchiffrage et recherche du sens et « la
balance » penche constamment du côté du déchiffrage.
• Il n’a pas la compétence stratégique nécessaire pour combiner
deux types d’opérations aussi contrastées. Il les utilise en alternance,
il passe de l’une à l’autre : Tantôt il lit « par le code » et est alors un
déchiffreur borné. Tantôt il lit « par le sens » et se comporte en devi-
neur incontrôlé. Dans les deux cas, il ne comprend pas (ou mal) ce
qu’il lit.

Quelles sont les erreurs ou les insuffisances les plus fréquentes ?


• Il est très rare de trouver chez les mauvais lecteurs un enfant qui
a des défaillances dans une seule des huit opérations constitutives du
savoir-lire de base. Le plus souvent, ces enfants cumulent les difficultés :
ils sont faibles dans la majorité des procédures et des habiletés exa-
minées. Ils identifient mal les mots et, en même temps, ils explorent
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 137

Les mauvais lecteurs 137

mal les phrases ou le texte.


• Il existe plusieurs manières d’être mauvais lecteur ; les principales
conduites de « mal lecture » sont les suivantes :
– L’enfant s’efforce uniquement de déchiffrer au lieu d’essayer de
comprendre.
– Il pratique « la pêche aux mots » ou ne saisit que des informations
ponctuelles éparpillées.
– Il se limite à une compréhension très sommaire ou approximative
de l’ensemble de l’énoncé.
– Il accède seulement à la compréhension locale – c’est-à-dire très
partielle – de la phrase ou du groupe de phrases. Il comprend une
proposition, un morceau de phrase sans parvenir à 1a compréhension
globale (et encore moins littérale) de l’énoncé.
– Il identifie des mots ou des groupes de mots, extrait certaines
informations sémantiques et « bouche les trous » en devinant les par-
ties intermédiaires.
– Il comprend assez bien le début d’un récit de quelques lignes.
Puis la compréhension se dégrade de plus en plus. Plus il avance dans
le texte et moins il comprend.
Des chercheurs québécois, travaillant avec des élèves débutants, éta-
blissent des « profils de lecteurs en difficulté » voisins de ceux que nous
avons dégagés (Van Grunderbeeck, 1994). Deux études françaises concer-
nant des publics particuliers aboutissent à des résultats qui vont dans le
même sens. La première a étudié « le phénomène de non-lecture » chez
des enfants âgés de 9 ans ou plus et qui se situent par ailleurs dans la
« zone de normalité ». Le « nœud du problème » pour ces enfants non-
lecteurs paraît se situer « dans l’analyse des chaînes phoniques, dans l’uti-
lisation de l’information contextuelle et électivement dans l’interaction
de ces deux aspects » (Auzanneau, 1996, p. 54). On peut résumer leur
impossibilité de lecture en quatre traits : ce sont des déchiffreurs « très
lents et inefficients » ; ils « devinent » un mot sans proximité sémantique
avec le mot écrit (ils ne tiennent pas compte des contraintes syntaxiques
et sémantiques) ; ou bien ils « devinent » en se servant exclusivement du
contexte (ils ne tiennent pas compte des éléments graphiques du mot) ;
ils manifestent une « importante rigidité avec fixité sur l’une ou l’autre
des procédures utilisées » (Auzanneau, ibid.).
La seconde recherche a analysé les conduites de lecteurs chez des
adultes dits illettrés. Elles se caractérisent par « la difficulté à articu-
ler des informations de nature diverse (code, signification, contexte
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 138

138 Comment l’enfant devient lecteur

linguistique, nature des supports de l’écrit), à agencer des procédures,


à adopter une stratégie efficace, mobilisant de manière souple les pro-
cédures d’accès au sens du message et les procédures de décodage »
(Besse, 1992, p. 154).
Nous avons vu précédemment que l’acte de lecture de base était
une activité cognitive complexe. De la même façon, on peut dire que
les difficultés de lecture – les difficultés spécifiques de la lecture – ren-
contrées par les mauvais lecteurs sont bien plus variées et complexes
qu’on ne le croit habituellement. On a presque toujours affaire à une
conjonction de « troubles » relevant de plusieurs composantes de l’acte
de lire de base.

LE RAPPORT À LA LECTURE

Mais le fait que les difficultés des mauvais lecteurs sont très souvent
plurielles ou associées, et non limitées à un seul secteur, permet de
supposer que c’est la conception même de la lecture, le rapport à la lec-
ture qui est en cause chez ces enfants (Chauveau et al., 1993).
C’est ce que nous avons voulu étudier chez des enfants qui sont « en
difficulté de lecture » depuis au moins cinq années. Quelle est leur
position face à la culture écrite ? Comment entrent-ils – ou comment
sont-ils entrés – en lecture ? Quelles connaissances ont-ils sur la lec-
ture ? Comment pensent-ils son apprentissage et ses pratiques ? Pour
essayer de le savoir, nous avons utilisé la méthode de l’entretien2 (voir
la grille d’entretien présentée en fin de chapitre p. 144).
Pour mieux dégager les caractéristiques des réponses des néocollé-
giens mauvais lecteurs, nous avons réalisé les mêmes entretiens avec
une vingtaine d’élèves d’une « bonne 6e » de collège. En voici quelques
extraits, tout à fait représentatifs des discours des bons lecteurs. Nicolas
affirme « pouvoir lire n’importe quoi… Pour lire, il suffit de rassem-
bler, mettre ensemble les mots, deviner pour aller plus vite, et
connaître la suite ». Pour Naama, « lire c’est comprendre ce qu’écri-
vent les autres ». C’est Kamel qui résume le mieux les points de vue
exprimés dans cette classe : « Lire c’est le plaisir de s’imaginer dans

2. Étude réalisée avec Sylvie Sylvanise, professeur associé à la recherche, formatrice


à la MAFPEN et à l’IUFM d’Orléans-Tours.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 139

Les mauvais lecteurs 139

l’histoire, d’imaginer des trucs beaux, merveilleux… de s’instruire, de


s’informer, de régler les problèmes de la vie quotidienne… ou bien
un moyen de penser à autre chose. »
Comme on pouvait s’y attendre, on ne trouve aucune réponse de
ce type chez les mauvais lecteurs.

Les connaissances sur la lecture

Qu’est-ce que lire ou savoir lire ?


Les enfants mauvais lecteurs ont du mal à verbaliser (silences,
bafouillages, hésitations…) et à donner une définition de l’acte de
lire. Des confusions (amalgames, contresens) apparaissent fréquem-
ment. Pour la plupart, lire c’est « dire » : il s’agit de bien restituer les
sons, de bien associer graphie et phonie. « C’est bien dire les mots
durs… bien prononcer, bien articuler. » (Catherine). Une confusion
voisine existe entre l’écrit et l’oral : « Lire c’est bien parler. »
(Sébastien) ; « C’est bien parler, connaître le vocabulaire, les mots »
(Ayse). Une autre confusion porte sur la nature des différentes
matières – et des différentes activités – du français à l’école : « Bien
lire c’est être bon en dictée, en grammaire. » ; « La lecture aide à la
dictée, pour les mots, à faire des phrases complètes. » (Pascal).
Interrogés sur leurs difficultés en lecture, beaucoup répondent à côté
et mélangent tous « leurs problèmes » avec l’écrit : « Moi, je fais trop
de fautes en dictée. », « En conjugaison, j’y arrive pas. », « J’aime pas
la grammaire. » Le dernier trait qu’on trouve dans la majorité des
réponses est la focalisation sur les mots : lire c’est seulement lire des
mots. Alexis explique brièvement son souhait : « Mieux dire les mots. »
Pour Stéphane, « bien lire c’est faire rentrer des mots dans le cer-
veau. »
Tous ces essais de définition du savoir-lire s’attachent principalement
– voire exclusivement – à l’oralisation (ou à la diction) et aux unités
lexicales (trouver les mots). Il y a très peu de références au texte et
à la compréhension. C’est en fait toute la discipline « français » qui est
massivement décrite comme une juxtaposition de tâches sur le mot
ou, au mieux, la phrase.
Plus de la moitié des réponses accordent de nouveau la priorité à
la prononciation et à la reconnaissance des mots au détriment du
contenu du texte et de la lecture mentale. Le bon lecteur « c’est celui
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 140

140 Comment l’enfant devient lecteur

qui sait bien prononcer », « qui ne bute pas sur les mots » (Jamel) ;
« qui cause bien, ça va tout seul » (Chy-Vang), « qui comprend bien
les mots ».
Certains insistent sur les aspects physiques et quantitatifs de l’écrit :
le bon lecteur « comprend quand c’est écrit tout petit, tout de suite ;
moi je dois lire plusieurs fois » (Mickaël) ; « Il peut lire plein de pages,
moi ça me donne mal à la tête. » (Patrick).
D’autres décrivent plusieurs éléments de la lecture à voix haute :
« C’est quelqu’un qui met le ton… qui s’arrête quand il faut… qui
comprend les mots. » (Naama), « qui s’arrête aux points, aux ponc-
tuations… qui n’écorche pas les mots » (David).
Un petit nombre parle des pratiques de la lecture et de la « distance
culturelle » qui les sépare du bon lecteur : « Il passe son temps à lire. »
(Laurence) ; « C’est son plaisir de lire, pour moi, c’est une obligation. »
(Cyril) ; « Si on lit bien on écrit bien… il est capable d’écrire des
livres. » (Isabelle).

Comment progresser en lecture ?


Plusieurs. présentent « la méthode » d’épellation-déchiffrage qu’ils
utilisent pour améliorer leurs performances : « Je prends une lettre,
puis une autre, je les mets ensemble ; je prends une autre lettre… je
mets ensemble les syllabes pour faire un mot, puis je fais pareil avec
un autre mot. » (Christophe). Une autre stratégie mentionnée à plu-
sieurs reprises est celle du retour systématique au point de départ à
chaque obstacle : « Quand je bute sur un mot, je m’arrête et je recom-
mence la phrase ou le paragraphe. » (Karim). Dans de tels cas, aucun
ne parle de continuer la lecture en laissant de côté – au moins pro-
visoirement – le mot difficile ou en essayant de le « deviner ».
Quelques-uns disent s’exercer régulièrement mais sans résultat et
sans comprendre pourquoi ils ne comprennent pas mieux ce qu’ils
lisent : « Je lis bien les mots, les lettres, mais pour comprendre c’est
ça qui est dur, ça m’énerve. » (Stéphane) ; « Je lis une page chaque
soir, je m’arrête en bas… » même si la phrase n’est pas terminée ou
si c’est au milieu d’un mot. (Xavier)
On peut effectivement en conclure que les difficultés techniques de
ces mauvais lecteurs de 11 ou 12 ans sont presque toujours associées
à un manque de « clarté cognitive » (Downing et Fijalkow, 1984) quant à
l’activité de lecture. Une conception inadéquate de 1a manière d’être
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 141

Les mauvais lecteurs 141

lecteur accompagne généralement les « troubles » de la lecture. Un


diagnostic qui s’arrêterait à la détection des insuffisances ou des défi-
ciences au niveau des composants de l’acte de lire serait incomplet.
Il faut aussi repérer les insuffisances ou les déficiences de l’activité
réflexive de l’enfant mauvais lecteur sur l’acte de lire.
Mais ce n’est pas tout. Une autre partie de l’entretien concerne les
finalités de la lecture et les réponses des enfants mauvais lecteurs sont,
là aussi, fort intéressantes.

Pourquoi lire ?
Aux questions sur les finalités de la lecture, les réponses s’organi-
sent le plus souvent autour de représentations « utilitaristes » : lire sert
la vie quotidienne et immédiate. Tous signalent des usages pratiques :
« pour faire les courses », « pour faire la cuisine, lire les recettes, regar-
der le programme de la télévision », « pour ne pas se perdre, les pan-
neaux ». Les enfants d’origine étrangère (mais pas les autres)
mentionnent la lecture comme un moyen de communication et
d’échange avec des proches : « On peut lire les lettres de la famille
ou des amis. » Les usages professionnels sont souvent cités : « pour son
métier », « pour faire le plan de sa maison », « pour être ordinaticien »
(Alexis). Le rôle de la lecture dans la sanction scolaire est fréquem-
ment évoqué : « pour avoir son brevet, son bac », « pour pas aller en
SES », « pour passer dans la classe au-dessus ».
La presse écrite (journaux, magazines, revues…) est à peu près
absente des entretiens. La lecture loisir apparaît chez un enfant sur
cinq : « pour lire un livre de contes, des BD » (Pascal). Il en est de
même pour la lecture outil d’appropriation des savoirs : « pour être
bien instruit » (Akima). La littérature (romans, livres d’aventures…)
mais aussi les ouvrages documentaires et scientifiques ne sont presque
jamais nommés.
Ces réponses spontanées ne signifient pas que les mauvais lecteurs
rejettent la lecture, le livre et la littérature. Les réactions à d’autres
questions (par exemple : Aimes-tu certaines lectures ? certains livres ?)
le montrent. Même ceux qui disent ne pas lire et ne pas aimer lire
citent un nombre non négligeable de lectures qui leur plaisent. Et,
ce qui peut sembler a priori étrange, c’est le roman (ou les contes, les
légendes, les récits d’aventures) et le livre de bibliothèque qui sont
cités en premier. Et tous apprécient beaucoup les moments où le pro-
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 142

142 Comment l’enfant devient lecteur

fesseur de français leur lit des chapitres de Michel Tournier, Marcel


Pagnol ou Molière (entre autres). Ils aiment certains types d’écrits, ils
aimeraient lire plus s’ils savaient mieux lire, ils aimeraient qu’on leur
lise plus souvent « de belles histoires ». Comme le déclarent certains,
on peut ne pas aimer lire et aimer les livres : « Je n’aime pas lire,
j’aime bien les livres, mais je préfère qu’on me lise. » (Cyril)
Il serait faux de dire que leurs difficultés vont de pair avec un manque
de « goût » ou de « motivation » pour la lecture. Ce qui est vrai, par
contre, c’est que leurs « problèmes » en lecture sont liés à une vision
essentiellement pratique de la lecture. La plupart ne semblent pas avoir
intégré sa dimension symbolique : la lecture est pour eux une néces-
sité, une obligation, mais ils ne la ressentent pas comme un moyen de
développement culturel, intellectuel et personnel. Leur mauvaise maî-
trise des compétences de base de la lecture apparaît inséparable de
leur mauvaise maîtrise des fonctions culturelles (cultivées) de la lec-
ture. Il y a concomitance entre des « troubles » (ou des difficultés tech-
niques) de la lecture et un manque de « clarté cognitive » au sujet des
finalités culturelles et des profits symboliques de la lecture.

LES CINQ TRAITS CARACTÉRISTIQUES


DES MAUVAIS LECTEURS

À l’école élémentaire, on dit souvent que les mauvais lecteurs sont


« trop déchiffreurs » ou au contraire « qu’ils ne savent pas déchiffrer ».
À l’entrée au collège, on prétend fréquemment « qu’ils n’ont pas une
vitesse de lecture suffisante » ou bien « qu’ils ne maîtrisent pas les méca-
nismes de base », ceux de la combinatoire et du décodage. Les résul-
tats de nos deux recherches permettent de dépasser ces discours usuels
sur les « troubles » ou les « difficultés instrumentales » de la lecture.
Nous en retiendrons cinq points qui nous semblent fondamentaux.
• Les difficultés techniques peuvent être fort diverses. Elles peuvent
se situer à tous les niveaux de l’acte de lire : déchiffrage des mots,
exploration de la phrase (ou du texte), identification du type d’écrit,
questionnement du contenu, utilisation de la ponctuation, organisa-
tion des informations sémantiques, contrôle de l’activité, mise en
mémoire des informations…
• L’enfant mauvais lecteur présente presque toujours plusieurs diffi-
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 143

Les mauvais lecteurs 143

cultés associées. Il est souvent à la fois mauvais décodeur et trop centré


sur le déchiffrage. Il est en même temps faible déchiffreur et faible
explorateur de la phrase ou du texte. Il identifie mal les mots et il
les anticipe mal…
• Les « stratégies » de lecture des mauvais lecteurs peuvent être variées.
La majorité ne se cantonne pas dans la lecture mécanique ou le déchif-
frement.
D’autres conduites sont assez fréquentes : pratiquer « la pêche aux
mots », se limiter à une compréhension succincte ou très approxima-
tive du message, « faire du sens » (interpréter, inventer) à partir de
quelques mots ou de quelques informations ponctuelles, passer d’une
conduite de déchiffreur à une conduite de devineur, abandonner pro-
gressivement des façons de faire (relativement) efficaces…
• La mauvaise maîtrise du savoir-lire s’accompagne généralement
d’une mauvaise compréhension du contenu ou de la nature de l’ac-
tivité de lecture.
• Elle est aussi très souvent reliée à une conception restreinte, « uti-
litariste », des fonctions et des pratiques de la lecture.
72562994_079-144_XPress 1/12/10 11:05 Page 144

144 Comment l’enfant devient lecteur

Grille d’entretien

Thèmes abordés

• Aimes-tu lire ?
• À quoi ça sert de lire ? De savoir lire ?
• Comment ça se passe pour toi la lecture ?
• Quels problèmes rencontres-tu en lecture ? Et quand tu lis pour
toi, pour comprendre, toi, as-tu des problèmes ? Lesquels ?
• Comment fais-tu pour lire ? (donner un exemple)
• Que faut-il faire pour devenir un bon lecteur ?
• Comment as-tu appris à lire ? Comment ça s’est passé ?
• Que faut-il pour savoir lire ?
• Comment fais-tu pour comprendre un texte ? (donner un
exemple)
• Si tu veux apprendre à lire à quelqu’un, qu’est-ce que tu fais ?
Qu’est-ce que tu lui fais faire ?
• Y-a-t-il des lecteurs autour de toi ?
Que lisent-ils ?
Quand ?
Qu’en penses-tu ?
• Parlez-vous de vos lectures ?
À la maison ?
À l’école ?
• As-tu envie de faire comme eux ?
• Aimes-tu des livres ?
Quel type de livres préfères-tu ?
Quel type de lectures ?
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 145

QUATRIÈME
PARTIE

L’entrée dans la lecture


et l’écriture
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 146
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 147

CHAPITRE
10

Les jeunes enfants et l’entrée


dans la culture écrite

A u cours de l’une de nos recherches, nous nous sommes intéres-


sés aux activités de lecture et d’écriture d’enfants de 4 ans dans un contexte
non scolaire. Cette approche aurait semblé incongrue à beaucoup, il
y a une vingtaine d’années. Les grands débats de l’époque étaient :
« À quel âge faut-il commencer l’apprentissage (c’est-à-dire l’ensei-
gnement systématique) de la lecture : 5 ans, 6 ou 7 ans ? » ou bien
« Quelle est la bonne méthode d’apprentissage (c’est-à-dire d’ensei-
gnement) : la syllabique, la globale ou la mixte ? » Ces questions parais-
sent aujourd’hui tout à fait insuffisantes, sinon mal posées. Nous savons
en effet que, chez de nombreux enfants, l’entrée dans l’écrit, la fré-
quentation des « choses écrites » et des « pratiquants de la lecture-écri-
ture » commence bien avant 6 ans, bien avant la rencontre des maîtres
de CP et de leurs méthodes. Le processus d’apprentissage – d’acqui-
sition de la maîtrise du lire-écrire par l’enfant – ne se confond pas
avec le processus d’enseignement de l’école.
Des psychologues comme Piaget et Vygotski nous ont appris que
pour comprendre la nature d’une activité cognitive ou les formes de
pensée les plus évoluées, il faut suivre leur histoire et leur évolution
chez l’enfant. C’est pourquoi l’observation des comportements pré-
scolaires des enfants avec l’écrit nous semble une voie privilégiée pour
saisir certains aspects essentiels de l’activité de lecture-écriture.
Par ailleurs, ce que Vygotski propose pour décrire le processus du
développement mental de l’enfant s’applique particulièrement à celui
du langage écrit : c’est « un processus d’appropriation d’expériences
sociales préexistantes ». Pour comprendre comment l’enfant acquiert
la lecture-écriture, il importe donc de savoir comment il s’approprie
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 148

148 Comment l’enfant devient lecteur

nos pratiques culturelles de l’écrit, comment il les fait siennes. On


peut dire au sujet du langage écrit ce que Bruner énonce à propos
du langage parlé : « Un enfant n’apprend pas d’abord à parler ; il
apprend d’abord les usages du langage dans son commerce quotidien
avec le monde, en particulier avec le monde social. »
Cela signifie qu’on ne peut réduire l’acquisition de la lecture-écriture
au montage de mécanismes de base et de savoir-faire instrumentaux
(combinatoire, déchiffrage). Il faut aussi – ou d’abord – la considé-
rer comme une acquisition socioculturelle, étudier comment l’enfant
utilise l’écrit, explorer de quelle manière il découvre ses usages sociaux
et culturels, de quelle manière « ses fonctions se développent » (Bruner,
1987).
Chacun d’entre nous a pu observer « dans la vie de tous les jours »,
notamment en famille, les tentatives de lecture et d’écriture chez de
très jeunes enfants. En voici quelques exemple recueillis auprès d’ap-
prentis lecteurs de 4 ans.
Cédric prend un livre qu’il aime et connaît bien (Boucle d’Or) et
redit, en regardant les pages, le texte qu’il a souvent entendu : « Il
était une fois une petite fille qui s’appelait Boucle d’Or. »
Julien, au moment du petit déjeuner, « lit » les inscriptions sur la
boite de cacao posée sur la table (cacao est lu « chocolat » de même
que les autres mots de l’inscription) :

Cacao chocolat Poulain chocolat


non sucré chocolat

Dans une situation analogue, Isabelle montre Stentor sur le


paquet de café et dit « ca-fé ».
Fanny regarde sa mère en train d’écrire une liste de commissions :
« Qu’est-ce que tu fais ? » « J’écris la liste de tout ce que je vais ache-
ter. » ; et la mère lit à l’enfant ce qu’elle a noté. Puis toutes les deux
partent faire les courses. À leur retour, Fanny prend une feuille, un
feutre et écrit une suite de marques disposées en colonne : « Moi aussi,
je fais ma liste… » explique-t-elle à sa mère.
La mère de Franck est occupée à la même tâche. Elle commente ce
qu’elle fait et lit à haute voix pour son fils tout ce qu’elle a inscrit.
« Qu’est-ce qu’il faut encore ? » « Des gâteaux. » dit Franck ; et il observe
sa maman qui note sa proposition. Puis il dit « gâteaux » en posant
son doigt sur la dernière ligne de la liste.
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 149

Les jeunes enfants et l’entrée dans la culture écrite 149

En vacances, Ève regarde ses parents qui écrivent des cartes postales.
« Tu veux écrire à Mémé Rose ? » « Oui » Ève choisit une carte et la
remplit complètement de lignes brisées ou ondulantes. « Qu’est-ce que
tu as écrit ? » « J’apprends à nager avec papa. J’ai une bouée. »
Dans des circonstances similaires, Bastien s’y prend autrement. Il
dicte à sa mère : « Mémé je t’embrasse très fort. »
Alain est en train d’écrire son nom : A. « J’ai écrit Alain. » Puis il
commence à « dessiner » des cercles qui recouvrent le A. « Qu’est-ce
que tu as fait ? » « Alain est sur le vélo ».
Aurélie est présente quand son frère de 7 ans lit pour sa mère un
extrait de son livre de bibliothèque. Quelques minutes après, elle
prend un petit livre dans les affaires de son frère (Le Chiot et le cane-
ton) et appelle sa mère. Elle regarde l’image de la première page et
se met à « lire » en jetant un œil au texte imprimé : « Le chien court
après le petit canard. » La maman lit à son tour (ce qui est vraiment
écrit) : « Viens t’amuser avec moi, Sam », dit Couac le petit caneton.
Un peu plus tard, Aurélie recommence à « lire » le même livre à son
père. « Le petit canard dit : viens t’amuser avec moi. »
Cyril (Boutin) « lit » à ses parents son nom sur l’étiquette collée sur
un cahier :
Cyril puis Cyril
<—
<—

<—
<—
<—

Cy-ril Bou-tin C’est moi

Nicolas regarde son père lire le journal. « Qui c’est ? » demande-t-il


en montrant la photo d’un tennisman en première page. Son papa
lui explique que c’est le vainqueur du tournoi de Roland Garros et
lui lit le titre : Courier, le doublé. Satisfait, Nicolas retourne à son jeu.
Axel est assis sur la lunette des W-C, il feuillette un magazine. « Je fais
comme papa. » dit-il en souriant à sa tante qui l’a aidé à s’installer.
Une heure plus tard, il « lit » à sa maman le titre d’un livre qu’il
connaît bien : Valérie chez le photographe. « Où c’est écrit photographe ? »
chez le photographe
<—

<—

<—

pho – to – graphe
Tous ces comportements, pendant longtemps, ont été délaissés par
les chercheurs, qui étudiaient la genèse du langage écrit chez l’en-
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 150

150 Comment l’enfant devient lecteur

fant, et par les spécialistes de l’apprentissage de la lecture. Ils nous


indiquent pourtant qu’au lieu d’être de simples reflets de la « méthode
de lecture » (celle du maître ou celle des parents), les apprentis lec-
teurs sont des « usagers » qui découvrent et utilisent progressivement
une grande variété d’actes de lecture et d’écriture.
Ces quelques exemples nous montrent également que l’entrée dans
le monde écrit comporte trois dimensions essentielles : linguistico-
conceptuelle (comprendre notre système écrit et la nature de l’acte
de lire), culturelle (multiplier les expériences d’écriture ou de lec-
ture, développer des pratiques culturelles spécifiques de l’écrit) et
sociale (agir avec des partenaires qui savent lire et écrire). L’acquisition
de la lecture n’est donc pas seulement un « problème technique ».
C’est tout autant « une affaire de réflexion cognitive ». Tous les jeunes
enfants que nous avons cités ne comprennent pas la nature même de
notre écriture ou celle de l’activité de lecture. Comment expliquer
autrement qu’ils puissent penser que trois configurations différentes
(cacao, non sucré, Poulain) correspondent toutes à un seul objet ou
à un seul sens (chocolat) ? Ou que la même forme graphique (Cyril)
signifie tantôt « Cyril », « Cyril Boutin » ou « c’est moi » ?
C’est une affaire d’acculturation : l’enfant s’intègre peu à peu dans
un univers nouveau qui a ses objets et ses pratiques spécifiques. Il lui
arrive de rencontrer des récits littéraires lus par des proches, de com-
pléter ses dessins par des marques écrites, de transmettre ou de rece-
voir un message écrit, de participer aux activités de lecture ou
d’écriture « des grands », d’apprendre ou de s’amuser grâce à des
écrits… Il découvre le contenu et le rôle des livres, des journaux, des
cartes postales, des prospectus, des encyclopédies, des revues enfan-
tines… Il s’intéresse à des écrits ou à des pratiques de l’écrit qu’il ne
remarquait pas auparavant : « Qu’est-ce que c’est marqué ? Qu’est-ce
que tu lis ? C’est quoi (ce livre, ce journal…) ? »
C’est enfin une affaire d’échanges et de collaboration avec des lecteurs
et des scripteurs. La pratique du lire-écrire chez ces jeunes enfants est
avant tout une activité partagée avec d’autres personnes qui savent lire
et écrire ; elle se réalise dans des contextes interactifs – ou des inter-
actions communicatives – qui permettent aux apprentis lecteurs d’agir
à la fois sur l’écrit et sur leurs proches. La rencontre des petits se fait
par la médiation de l’adulte (ou d’un enfant « expert ») et c’est le
couple adulte-enfant qui est au cœur de chaque événement (ou occa-
sion) de lecture-écriture.
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 151

Les jeunes enfants et l’entrée dans la culture écrite 151

LE DÉVELOPPEMENT CULTUREL DU LANGAGE ÉCRIT

Le problème posé au jeune enfant n’est pas seulement celui de la


maîtrise de la langue écrite : son activité ne se limite pas à apprendre
un système de signes et de règles, un « code » ou un « outil ». Il lui
faut développer la capacité d’élaborer une langue écrite et d’avoir une
activité langagière écrite (Schneuwly, 1985) ; il doit apprendre à se ser-
vir de l’écrit dans deux grands types de situations : soit comme des-
tinataire (récepteur), soit comme producteur (émetteur) d’énoncés
et de textes écrits.
Comment se forme et évolue cette capacité qu’on appelle le lan-
gage écrit ? Pour tenter de comprendre comment des jeunes enfants
découvrent progressivement les fonctions et les pratiques culturelles
de l’écriture, nous donnerons quelques exemples de productions
écrites d’autres enfants de 4 ans observés dans leur milieu familial.

Agir sur les autres


Baptiste écrit STOP en grosses lettres sur une feuille en copiant sur
un panneau en plastique de son garage. Puis il se place à l’entrée du
salon en brandissant sa feuille pour interdire l’entrée aux membres
de sa famille.
Anne-Cécile dessine un camion. Sur un côté, elle inscrit AL dans un
carré. Quand son père lui demande : « Qu’est-ce que c’est ça ? », elle
explique : « Ça dit qu’il faut pas approcher du camion parce que y a
un monstre dedans. »
Ces enfants savent qu’ils peuvent produire des écrits (des consignes,
des injonctions, des mises en garde) qui influenceront ou modifieront
la conduite de ceux qui les liront.

Identifier ou personnaliser des objets


Céline a pris l’habitude de marquer son nom – les premières fois
elle notait CIL – sur chacun de ses dessins. Un jour, elle écrit Céline
sur un carton qu’elle scotche sur la porte de sa chambre.
Pascal a constitué, en collaboration avec ses parents, un jeu d’éti-
quettes portant le nom de chaque membre de son entourage, y com-
pris le chat de la maison. L’un de ses jeux consiste à placer ces
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 152

152 Comment l’enfant devient lecteur

étiquettes sur des objets appartenant aux différents acteurs : son petit
fauteuil ou son coffre à jouets, le panier du chat, les dossiers du père…

Expliquer un dessin
Après une visite au zoo, Denis dessine un lion en cage. Il demande
ensuite à son frère (8 ans) comment on écrit lion. Et il recopie LION
à la gauche de son dessin.
Linda dessine une maison et son intérieur. Puis elle trace des sortes
de ronds à trois reprises. « Qu’est-ce que c’est ? » demande sa mère.
« Ici c’est le grand lit, ici c’est l’armoire, ici c’est la douche. » Chaque
fois, elle montre le dessin et la marque placée en dessous.
Ces enfants ont saisi l’intérêt de compléter un dessin par des nota-
tions écrites pour faciliter son interprétation par autrui ou pour expri-
mer la même information sous deux formes graphiques : l’une
iconique et l’autre écrite (voire graphémique ou linguistique).

Produire des récits


Marilyn a un album où elle range les dessins qu’elle veut garder. Ses
parents ont d’abord transcrit les récits que Marilyn produisait orale-
ment. Puis celle-ci a commencé à prolonger ses dessins par « des écri-
tures » (suite de pseudo-lettres ANIMPM) qu’elle fait « traduire »
ensuite par un parent. Elle achève un dessin où l’on reconnaît trois
personnages et une maison. En haut elle a aligné sept marques qui
ressemblent à des lettres capitales d’imprimerie. « Qu’est-ce que je dois
écrire ? » interroge la mère. « Le papa et la maman sont partis dans la
forêt. La petite fille reste à la maison… »
L’oncle de Kader l’invite à lui « écrire une histoire ». L’enfant com-
mence par un tracé plus ou moins sinueux et tortueux qu’il com-
mente (ou interprète) : « Les petits cochons i ferment la porte parce
que le loup i veut les manger. » Puis il continue par un dessin qui
recouvre partiellement son essai de production écrite.
Ces « écrivains en herbe » commencent à mettre leur imagination
par écrit. Ce peut être un récit tiré d’une expérience vécue, une his-
toire inventée ou inspirée par un conte qu’on leur a lu ou raconté.
« L’écrit » est souvent accompagné de dessins ; quelquefois il est délaissé
en cours de route au profit de la représentation dessinée.
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 153

Les jeunes enfants et l’entrée dans la culture écrite 153

Communiquer à distance avec les autres


C’est souvent au cours de vacances que certains envoient pour la
première fois des messages écrits à une personne qui leur est chère.
Ils s’aperçoivent que l’écrit peut être utilisé quand la communication
physique n’est pas possible, pour dire je t’embrasse ou pour partager
une expérience nouvelle (nager…).
Tous ces enfants ne savent pas écrire et pourtant ils « écrivent ». Ils
ne maîtrisent pas l’outil (la langue écrite), mais ils ont déjà des acti-
vités culturelles (ou fonctionnelles) d’écriture : écrire des listes de
courses, des légendes de dessins, des cartes postales, des étiquettes,
des récits… Il semble que toutes ces pratiques culturelles ne se déve-
loppent pas en même temps (Goodman, 1990). L’apprenti scripteur
s’approprierait graduellement les diverses fonctions de l’écriture qui
seraient largement indépendantes l’une de l’autre. Dans notre échan-
tillon, par exemple, aucun ne participe à toutes les activités d’écriture
relevées. L’un peut avoir l’habitude de recourir à l’écrit « étiquetage »
sans avoir l’idée ou le désir d’utiliser d’autres types de productions
écrites. Un autre peut produire pendant des mois des écrits utilitaires
sans se lancer dans des textes narratifs ou de fiction. Ou vice versa.

IL Y A PLUSIEURS ENTRÉES DANS L’ÉCRIT

L’examen de ces jeunes producteurs d’écrits fait apparaître la cul-


ture écrite comme une culture mosaïque, comme un ensemble de
domaines et de pratiques hétérogènes. Il n’y aurait pas d’extension
ou de transfert spontané, automatique, d’une pratique (ou d’une fonc-
tion) à l’autre. L’intégration culturelle – « l’entrée dans le monde de
l’écrit » – ne serait pas un processus linéaire et uniforme : l’enfant
devrait plutôt effectuer plusieurs entrées dans l’écrit et accéder à plu-
sieurs mondes de l’écrit. En d’autres termes, il n’y aurait pas un appren-
tissage de la lecture-écriture mais plusieurs.
Nous nous sommes intéressés aux utilisations de l’écrit chez les jeunes
enfants de 4 ans, et notamment à leurs productions écrites. Mais il ne
faut pas oublier que ce ne sont pas là leurs premières rencontres avec
« la culture de l’écrit ». Pour nombre de jeunes enfants, devenir lec-
teur c’est d’abord entrer en littérature. Pour eux, la première étape
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 154

154 Comment l’enfant devient lecteur

de l’acquisition du lire-écrire, c’est la fréquentation répétée avec des


textes littéraires, ceux des récits et des contes lus à voix haute par un
proche. Puis peu à peu, les livres et les magazines leur deviennent des
compagnons familiers. C’est en se faisant lire des histoires que les
jeunes enfants commencent à apprendre à lire. Comme le montrent
nos observations et comme le soutiennent des psychanalystes (R.
Diatkine, M. Bonnafé) ou des psychologues du langage écrit (B. Kroll,
D. Durkin, G. Wells), il est probable que l’écoute des « belles histoires »
et le dialogue avec un lecteur autour/à propos de livres soient une
condition de base de la maîtrise du lire-écrire et d’un commerce
durable avec l’écrit.
Que nous apprennent toutes ces pratiques – domestiques et fami-
liales – de la lecture-écriture ?
Les enfants doivent acquérir des rôles de lecteur et de scripteur
avant d’avoir la maîtrise des compétences techniques. L’installation du
statut d’utilisateur d’écrits précède celle des savoir-faire : l’apprenti
est en position de lecteur et de scripteur alors qu’il ne sait ni lire ni
écrire. Il devient un pratiquant de l’écrit dans ses manifestations les
plus ordinaires (un prospectus, une liste de courses, un emballage
imprimé…) comme dans ses formes les plus cultivées (la littérature
enfantine, les ouvrages scientifiques…). Il devient aussi un membre
actif de groupes de lecteurs-scripteurs : il participe aux activités des
« grands » qui lisent et écrivent, Il s’intègre dans la « communauté »
des lecteurs scripteurs, il communique et interagit avec des partenaires
usagers ou experts de la chose écrite (« Lis-moi une histoire », etc.).
Au-delà de la mise en place d’une habileté de décodeur ou d’un
savoir-faire scolaire, l’apprentissage de la lecture pourrait être défini
comme un « voyage dans la galaxie Gutemberg ». Or, cette « galaxie »
se caractérise, non seulement par son étendue et sa multitude, mais
aussi par sa dualité : dualité entre la culture ordinaire (celle de « la
vie de tous les jours », de la pratique sociale quotidienne) et la cul-
ture savante (celle de la vie intellectuelle et cultivée), entre les tech-
niques classiques (le papier-crayon ou le stylo, l’imprimé) et les
techniques nouvelles du lire-écrire (l’ordinateur, le minitel, le téléco-
pieur).
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 155

CHAPITRE
11

Les processus d’acquisition


de la lecture

N ous venons de voir que des enfants de 4 ans peuvent avoir des
pratiques de l’écrit, aussi bien en position de chercheur de sens (« lec-
teur ») que de producteur de messages (« écriveur »). Mais comment
ces essais précoces de lecture et d’écriture évoluent-ils vers le savoir-
lire ? Comment les jeunes enfants découvrent-ils et maîtrisent-ils pro-
gressivement le système écrit (le fonctionnement de la langue écrite)
et la culture écrite (les fonctions, les usages, les objets de l’écrit) ?
Autrement dit, quelle est l’histoire – la genèse – du savoir-lire de base
chez l’enfant ?
Nous allons nous intéresser aux deux composantes essentielles de
cette première période – entre 2 et 6 ans – de l’acquisition de la lec-
ture : sa dimension culturelle et sa dimension conceptuelle. Vygotski
a été le premier à concevoir l’acquisition du lire-écrire comme un
processus d’appropriation par l’enfant des expériences et des pratiques
culturelles du lire-écrire qui lui préexistent et qui sont celles des adultes
(ou des « grands ») lettrés. C’était poser qu’apprendre à lire est simul-
tanément une affaire culturelle et une affaire de réflexion et d’in-
telligence.

UNE ACQUISITION CULTURELLE

L’acquisition de la lecture ne pose pas simplement des problèmes


techniques qu’on résoudrait avec un manuel scolaire et un tableau
noir. Un enfant devient lecteur en devenant un pratiquant de la cul-
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 156

156 Comment l’enfant devient lecteur

ture écrite, en fréquentant des livres et toutes sortes de supports de


l’écrit (depuis le journal jusqu’à l’ordinateur en passant par la fiche
technique ou le dictionnaire), en questionnant des textes nombreux
et variés (du menu de la cantine aux contes de Perrault et aux aven-
tures de Jules Verne), en produisant, seul ou avec d’autres, des textes
écrits, en discutant de ses lectures et des lectures de ses proches…
Le processus technique (la maîtrise du savoir-lire) prend son sens
et son efficacité en s’inscrivant dans un processus d’acculturation1, ou
d’intégration culturelle. Toute acculturation, toute intégration
culturelle est à double sens : il y a simultanément processus d’extério-
risation (s’intégrer dans, entrer dans, s’incorporer à, s’assimiler à, aller
vers les pratiques culturelles du nouveau groupe culturel ou de la nou-
velle culture) et processus d’intériorisation (intégrer, faire entrer en
soi, intérioriser, incorporer, assimiler les pratiques du nouveau groupe
culturel ou de la nouvelle culture). Apprendre à lire c’est, en même
temps, entrer dans le monde de l’écrit, le découvrir, le fréquenter et
le pratiquer (dimension pragmatique) et le faire entrer en soi, le faire
sien, le transformer en attitudes, en modes de pensée et en disposi-
tions réflexives personnelles (dimension psychique).
Pour nous, étudier l’évolution de l’acquisition de la lecture (et/ou de
l’écriture) chez l’enfant implique d’étudier comment il entre dans le
monde de l’écrit, comment il entre dans la culture écrite (Chartier,
1991 ; Fijalkow, 1993 ; Bernardin, 1997) et comment il se l’approprie
(Besse, 1995).

Fonctions des écrits et les pratiques lecturales


Pour devenir lecteur, l’enfant doit acquérir cette compétence cultu-
relle. Il lui faut s’approprier – c’est-à-dire comprendre et intégrer, inté-
rioriser – les principales fonctions des écrits qu’il côtoie :
• la fonction informative : ce sont les prospectus, comptes rendus,
affiches, journaux, panneaux…
• la fonction formative : ce sont les documents, les textes techniques
et didactiques, les ouvrages scientifiques, les manuels scolaires…

1. Acculturation : a) processus par lequel un individu ou un groupe assimile la cul-


ture d’un autre groupe ; b) adaptation d’un individu à une culture étrangère avec
laquelle il est en contact.
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 157

Les processus d’acquisition de la lecture 157

• la fonction imaginative : ce sont les textes fictionnels et littéraires,


les contes, les légendes, les romans…
• la fonction interpersonnelle : c’est la correspondance individuelle ou
collective, la lecture à voix haute pour transmettre des informations
à quelqu’un…
• la fonction injonctive : ce sont les consignes, les modes d’emploi, les
recettes, les règles du jeu, les règlements…
• la fonction régulatrice : ce sont les prises de notes, les emplois du
temps, les plannings, les agendas, les journaux de bord…
Il lui faut découvrir et s’investir dans les trois grands types de pra-
tiques lecturales :
• la lecture utilitaire : lire pour « se débrouiller » dans la vie scolaire
et sociale quotidienne ;
• la lecture intellectuelle : lire pour apprendre, comprendre, se former,
réfléchir ;
• la lecture patrimoniale : lire pour découvrir le patrimoine littéraire
ou culturel.
De nombreux observateurs et chercheurs ont souligné l’importance
des expériences culturelles précoces de l’écrit et de la lecture dans l’ap-
prentissage de la lecture. Avec eux, on peut dire que « les livres c’est
bon pour les bébés » (Bonnafé, Diatkine, 1994).
Déjà, au milieu des années 1960, une enquête concernant plu-
sieurs milliers d’enfants américains montrait que la plupart des enfants
qui ont des parents lecteurs et qui ont été familiarisés avec les livres
dans leur famille apprennent facilement à lire vers 6 ans (Durkin,
1966). Une recherche sur l’origine des différences de capacité en lec-
ture-écriture chez des enfants d’âge scolaire indiquait que, parmi plu-
sieurs variables prises en compte, le facteur déterminant était le rapport
des parents à l’écrit et la pratique de l’écrit (et les connaissances sur
l’écrit) qu’ont les enfants avant l’enseignement « officiel » de la lec-
ture à l’école (Kroll, 1983).
Une recherche anglaise a permis de mieux cerner le rôle de cer-
taines pratiques culturelles autour du livre et de l’écrit. On a observé
32 enfants pendant deux ans (entre 5 et 7 ans) et on a évalué l’im-
pact de trois sortes de pratiques domestiques sur le niveau de lecture :
dessiner et colorier des albums, regarder des livres, écouter des his-
toires lues par un adulte. Seule la dernière pratique a un lien avec
les résultats en lecture et se révèle un bon prédicteur de la réussite
en lecture en deuxième année scolaire (Wells, 1985).
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 158

158 Comment l’enfant devient lecteur

Plus récemment, des observations faites en France pendant plusieurs


années montrent que le fait de lire des histoires à des petits de 2 ans
environ et le fait de parler avec eux des livres et des textes lus est un
facteur décisif de la prévention des difficultés de lecture (Bonnafé,
Diatkine, 1994).
Traditionnellement, la psychologie a cherché les origines ou les pré-
curseurs du savoir-lire chez l’enfant à l’extérieur de la lecture et de
l’écrit : par exemple, dans les savoir-faire psychomoteurs ou phoné-
tiques. Les travaux que nous venons de citer vont dans le même sens
que les nôtres : les sources de la lecture chez l’enfant de 6 ou 7 ans
se situent d’abord à l’intérieur du monde de l’écrit, et en particulier
dans les pratiques précoces de la lecture en compagnie de l’adulte.

Le processus d’acculturation à la lecture


Mais que se passe-t-il entre ces premières expériences culturelles –
autour du livre, du texte littéraire, de la langue écrite, de l’acte de
lire et du lecteur – et la conquête des pratiques de lecture des « grands »
de l’école élémentaire ? Comment l’enfant découvre-t-il et intègre-t-il
d’autres fonctions et d’autres pratiques de la lecture ?
Chez les jeunes enfants que nous avons examinés, cette appropria-
tion des finalités et des usages de la lecture2 (processus d’accultura-
tion) semble se dérouler en trois temps.

La phase pragmatique
L’enfant apprenti lecteur est surtout, dans un premier temps, un
« consommateur heureux » : il aime qu’on lui lise des histoires, il aime
regarder et commenter un livre de littérature enfantine avec un proche
qui sait lire, il découvre et éprouve le plaisir des « belles histoires et
des beaux livres ».

La phase compréhensive
Il devient un « observateur curieux » des lecteurs et des écriveurs. Il
s’intéresse à leurs pratiques de l’écrit. Il leur pose de nombreuses ques-
tions : « Qu’est-ce que tu fais ? qu’est-ce que tu lis ? qu’est-ce que tu

2. Notre recherche est centrée sur les phases d’appropriation de la lecture et non
de l’écrit en général.
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 159

Les processus d’acquisition de la lecture 159

écris ? qu’est-ce que c’est marqué ? comment tu le sais ? c’est quoi ton
livre ? ça raconte quoi ? pourquoi tu lis le journal ? à qui tu écris ?
qu’est-ce que tu écris ? » etc.
À l’épreuve de « connaissance des supports », il fournit des réponses
plus nombreuses qu’auparavant ; il « sort » des livres et des lectures
pour enfants ; il sait de mieux en mieux « à quoi sert » un journal ou
un dictionnaire, un livre scolaire de sciences, une note d’information
aux parents, etc.

La phase projective
L’enfant apprenti lecteur élabore un projet personnel de lecteur : il peut
maintenant expliciter au moins quatre ou cinq raisons culturelles (ou
fonctionnelles) d’apprendre à lire.
« Moi, j’aime bien les histoires, comme ça je pourrai lire plein de
livres d’aventures… Je pourrai lire des histoires à mon petit frère…
Pour savoir s’il y a des émissions à la télé qui sont pour les enfants…
Pour faire des mathématiques et de la géographie, il faut savoir lire. »
« On pourra bien travailler à l’école… pour bien apprendre… On
peut lire des histoires dans les livres… Quand les gens sont malades,
on peut lire qu’est-ce qu’il faut prendre… On peut lire des mots…
les feuilles que les gens écrivent au bureau… Des « journals »… Pour
apprendre quelque chose qu’on n’a pas appris encore… Les pro-
grammes de télévision. »
« Pour devenir un docteur (plus tard, elle veut être un « docteur des
bébés »)… Pour lire les mots des autres docteurs… Des livres avec des
histoires… par exemple, l’enfant qui se lave… Des livres avec la cui-
sine… Des livres de bibliothèque… Lucky Luke… Des livres de doc-
teur… Les panneaux dans la rue. »
Dans ce troisième temps, il effectue une double projection. Il se pro-
jette dans le futur : « Quand je serai grand, je lirai telle chose. » ; et il
se projette dans le savoir : « Quand je saurai ce que je ne sais pas
aujourd’hui, j’apprendrai ou je ferai telle chose. » Il est capable de se
représenter (de se penser) en tant que futur pratiquant de la lecture
et en tant que futur détenteur du savoir-lire.
Étant donné que plus de huit fois sur dix, il « annonce » un appren-
tissage réussi de la lecture au CP, le projet personnel de lecteur appa-
raît comme l’une des principales composantes de la construction du
savoir-lire de base (Chauveau, Rogovas-Chauveau, 1994, pp. 82-84).
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 160

160 Comment l’enfant devient lecteur

Apprendre à lire c’est comprendre et s’approprier les fonctions et


les pratiques sociales-culturelles de la lecture.

UNE ACQUISITION CONCEPTUELLE

Nous avons vu que des enfants de 4 ans (et même moins) peuvent
avoir des pratiques régulières de « lecture » ou d’« écriture ». Mais
nous avons aussi remarqué que leurs conceptions sur ces deux objets
– l’écriture et la lecture – étaient bien souvent des « idées très
étranges » (Piaget).
Emilia Ferreiro a été l’une des premières à souligner, que les jeunes
enfants n’attendaient pas d’avoir 6 ans pour penser l’écriture et la lec-
ture et que, en même temps, l’entrée dans l’écriture et la lecture leur
posait des problèmes conceptuels redoutables.
Elle a été aussi l’une des premières psychologues à montrer que cette
découverte du système écrit par les enfants était une «réinvention» qui
s’effectuait progressivement, en plusieurs étapes (Ferreiro, 1977; 1979).
L’accès au savoir-lire serait l’aboutissement d’un long travail concep-
tuel – réflexif, cognitif, intelligent – sur la nature de l’objet graphique
(l’écriture, le système ou le code écrit) et de la tâche à effectuer (la
lecture, l’acte de lire). Au début, l’enfant apprenti lecteur « ne voit
pas » ce qui semble évident à l’enfant de 7 ans qui sait lire. Par la
suite, certains de ses « succès » peuvent être trompeurs. Antoine recon-
naît le mot isolé petit, mais il « lit » la phrase : Les trois petits cochons
sautent dans la flaque, accompagnée d’une image : « Les cochons courent
se cacher dans la maison ». Romain « sait reconnaître » son prénom au
milieu d’une liste ou parmi des étiquettes. Mais il le « reconnaît » aussi
quand on lui présente les graphies Ramooin et Rmin. Et quand on
cache le début de son prénom, il dit « Romain » en regardant main ;
et lorsque l’on masque la fin, il « lit » « Romain » en montrant Rom.
Anna « sait lire » à voix haute la phrase : La petite fille est malade qui a
déjà été vue et lue plusieurs fois. Mais quand on lui demande de
« montrer où c’est écrit », elle « lit » :
La petite fille est malade
<—

<—

<—

<—

<—

la petite fille est ma lade


72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 161

Les processus d’acquisition de la lecture 161

William sait écrire son prénom de deux façons : William et


WILLIAM. Mais quand l’adulte examinateur lui demande d’écrire
William, « le prénom d’un monsieur qui est mon ami ; il s’appelle
comme toi », William ne sait pas :
« Essaie. Comment peux-tu faire ? Écris comme tu crois.
– (Après quelques secondes de réflexion) : Quel âge il a ton copain ?
– Il a environ 50 ans, je le connais depuis longtemps, au moins
20 ans.
– Ah non ! Alors là, je sais pas. »
Ces quatre enfants ont certes des acquis en lecture-écriture. Mais ils
n’ont pas encore mené à bien leur activité conceptualisatrice qui leur
permettra de comprendre comment fonctionne l’écriture et donc d’entrer
pour de bon dans le système alphabétique.
Quelle est la logique des façons de faire et de penser de ces quatre
enfants apprentis lecteurs ? Quelle en est l’origine ? Comment vont-
elles évoluer vers le savoir-lire (et écrire) ?
Et, d’une manière générale, quels sont les préludes du savoir-lire
chez l’apprenti lecteur ? Peut-on retracer les principales étapes de l’his-
toire – de la psychogenèse – de l’écriture chez l’enfant qui vont le
conduire des premiers « gribouillages » à l’écriture (l’orthographe)
conventionnelle de l’école ? Comment retrouver la succession des
paliers qu’il doit franchir pour accéder à la lecture ?

La découverte du savoir-écrire
À la suite d’Emilia Ferreiro, nous avons utilisé plusieurs méthodes
pour étudier l’évolution des idées des enfants non lecteurs sur l’écriture et
la lecture (Ferreiro, 1979 ; 1982-1988). Nos recherches ont porté sur
plusieurs centaines d’enfants français et portugais de 4 à 6 ans
(Chauveau et al., 1993 ; Chauveau et Rogovas-Chauveau, 1989 ; 1994 ;
Alves Martins et Quintas Mendes, 1986 ; 1987 ; Alves Martins, 1994).
Nous n’en présentons ici que deux.
Pour apprécier la manière dont l’enfant conçoit l’écriture (le système
écrit), nous lui « dictons » une série de mots, ou de courtes phrases
inconnus. Par exemple : un papillon, le vélo, la farine, un gâteau, le
chat a bu le lait. Ou bien : chat, chatte, chaton, fourmi, girafe, lapin,
le chaton mange la souris. On demande à l’enfant : « Écris comme tu
crois, comme tu peux, écris avec ton écriture à toi. Si tu te trompes
ce n’est pas grave, après je te montrerai, j’écrirai le mot. » Après chaque
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 162

162 Comment l’enfant devient lecteur

production écrite, on invite l’enfant à dire (lire) et à montrer avec son


doigt ce qu’il a écrit et, si possible, à expliquer comment il a fait.
Les productions recueillies – qu’on appelle parfois écritures pro-
ductives ou écritures inventées – sont d’une grande variété. Nous les
avons classées en cinq grandes catégories (voir aussi Besse, 1993 ; 1995).

Niveau 1 : Traces ou simili-écriture


L’enfant produit des vagues, des zigzags, des ondulations ou des petits
ronds. Ces traces occupent parfois toute la largeur de la feuille (21 x
29 cm). L’enfant a parfois « oublié » le mot dicté ; il peut aussi attri-
buer plusieurs significations à une marque écrite ou donner un mot
(ou un groupe de mots) sans rapport avec le mot dicté. Il montre d’un
geste rapide tout ce qu’il a tracé ou il pointe un fragment quelconque.
Il saisit la différence écriture/dessin, mais il semble se préoccuper essen-
tiellement de la trace matérielle et non du contenu sémantique.

Niveau 2 : Écriture prélinguistique (ou grapho-perceptive)


Chaque production écrite est pensée comme une marque se rap-
portant au référent (l’objet). L’enfant produit une forme graphique
pour chaque item : chacune est une sorte de logo (une image écrite)
correspondant directement à l’objet. Il sait qu’il faut « une écriture »
différente pour représenter un objet différent des items précédents ;
mais les critères qu’il utilise sont seulement grapho-perceptifs (visuels)
et non linguistiques. Pour lui, l’écriture est un « système » complète-
ment indépendant du langage. L’enfant ignore toute mise en relation
entre la forme écrite d’un message et sa forme orale. Par exemple, il
n’établit aucun lien entre la longueur ou la quantité des éléments
entendus ou prononcés (nombre de mots ou de syllabes) et celle de
la production écrite. Il écrit à peu près autant de marques quel que
soit l’énoncé à écrire : « chat » ou « le chaton mange la souris », par
exemple. Il ne produit que des séquence ininterrompues (sans sépa-
ration, sans blanc). Et quand il « relit », il traite sa production écrite
comme un tout indivisible : il la montre d’un geste rapide du doigt.
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 163

Les processus d’acquisition de la lecture 163

Exemple3 n°1
ORI∃7
———————->
chaton

BRPOI
———————->
le chaton mange la souris

Exemple n° 2
lonot
—————->
le chat

tdlon
——————>
le chat a bu le lait

Niveau 3 : Écriture segmentée


L’enfant produit un écrit qui tient compte de l’émission sonore. La
différence de longueur est très nette entre la graphie d’un mot (par
exemple chat) et celle d’une phrase (le chaton a mangé la souris).
L’enfant commence à noter des mots séparés par un blanc et à repro-
duire « les petits mots » : un, la, le. Quand il « relit » son écrit, il essaie
de le segmenter en mots ou en groupes de mots, parfois en syllabes.
Il utilise déjà des critères linguistiques pour écrire. Son attention se
porte sur la chaîne sonore (l’énoncé verbal) et non sur le référent
(l’objet), mais il ne peut prendre en compte que ses aspects quanti-
tatifs : longueur, nombre de mots, nombre de syllabes. Il établit un
rapport de proportion entre l’oral et l’écrit : au moment de la « relec-
ture », il essaie de faire coïncider le nombre de segments écrits avec
le nombre de segments oralisés.

3. On trouvera de nombreux exemples dans G. Chauveau et E. Rogovas-Chauveau,


Les Chemins de la lecture, Magnard, 1994, pp. 69-80 ; et dans J.M. Besse, L’Écrit, l’école
et l’illettrisme, Magnard, 1995, pp. 66-74. Voir aussi E. Ferreiro, Lire-écrire ; Comment s’y
apprennent-ils ?, CRDP Lyon, 1988. Les flèches → et ↑ indiquent le mouvement du
doigt de l’enfant.
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 164

164 Comment l’enfant devient lecteur

Exemple n° 1
u ftorh

——>
>
>
>
——
——

–—
un pa pi llon

semruunos
———>————->
four - mi

Exemple n° 2
AOI
—>

—>
—>
la fa rine

OOE
—>
—>
—>

un vé lo

Niveau 4 : Écriture phonique


La production écrite correspond à une analyse phonique de
l’énoncé. L’enfant commence par écouter ce qui est à écrire. Il réus-
sit à isoler un ou plusieurs phonèmes, souvent en se disant à mi-voix
le mot ou une partie du mot : « Chat… a » ou « Ça commence par un
a » (chat), « Y a deux choses… i » (fourmi). Il commence à employer
des phonogrammes (lettres-sons) à bon escient. Ce travail d’analyse
phonique est encore partiel : il ne s’effectue, par exemple, que sur
l’initiale des mots ou sur les voyelles.

Exemple n° 1
fnan
farine
« Ça commence par /f/. (Il écrit f puis nan). C’est ça. »
vaba
vélo
«/v/ (il écrit v puis aba). C’est vélo. »
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 165

Les processus d’acquisition de la lecture 165

Exemple n° 2
A
chat

AE
chatte

AO
chaton

IAI
la souris
« En dernier c’est i. Avant c’est la. »

Niveau 5 : Écriture (presque) alphabétique


L’écrit est pensé comme transcription d’une succession ordonnée des
sons de l’énoncé écrit. L’enfant traite en même temps la séquence
phonétique et la séquence graphique. Il note des groupes de pho-
nèmes en se servant de plus en plus d’un large éventail de phono-
grammes. Il utilise une écriture phonétique (ou presque phonétique).
Exemples n° 1

nu F bi on
——>
——>

——>
——>

un pa pi llon

la Jari
——>
>
>
>

——>

——
——


la /f/ /a/ /r/ /in/

Exemple n° 2

jiraF
girafe
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 166

166 Comment l’enfant devient lecteur

La qA
(il barre son premier essai)

Laqun
lapin

La découverte du savoir-lire
Pour examiner la façon dont l’enfant non lecteur essaie de lire –
ou traite de l’information écrite –, nous lui proposons de regarder et
feuilleter un album : Deux petits ours (OCDL). Puis nous lui présen-
tons un texte d’une phrase, accompagné d’une image : Deux petits
ours jouent dans la neige.
Nous lui demandons, en suivant l’énoncé avec l’index, « Qu’est-ce
que tu crois qui est marqué ici ? À ton avis, qu’est-ce qui est écrit ici ? »
Nous avons regroupé les conduites de traitement ou d’interpréta-
tion de la relation texte/image en trois catégories (voir aussi Ferreiro,
1977, 1979, 1982-1988).

Niveau 1 : L’interprétation centrée sur l’image


L’enfant fait souvent l’hypothèse que l’écrit est une « étiquette » qui
sert à nommer l’objet présent sur l’image. Ou bien il « invente » un
récit basé exclusivement sur l’illustration. Dans les deux cas, il pro-
jette du sens sur l’écrit sans traiter l’écrit lui-même ; il pratique une
sorte de lecture iconique.

Exemple n° 1
Deux petits ours
————————->
ours

jouent dans la neige.


——————————->
ours
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 167

Les processus d’acquisition de la lecture 167

Exemple n° 2
Deux petits ours
————————>
L’ours est debout

jouent dans la neige.


——————————->
L’autre est par terre

Niveau 2 : L’interprétation/segmentation du texte


L’enfant prend en compte la longueur de l’énoncé, le nombre de
segments séparés par un blanc. Parfois, il fait correspondre un nom,
un groupe nominal ou un groupe verbal à chaque mot écrit et énu-
mère une suite d’éléments sans lien syntaxique. Il peut aussi associer
une syllabe à un fragment écrit ou « inventer une histoire » compre-
nant à peu près autant de mots que le texte écrit. Dans tous les cas,
il ne traite que les aspects quantitatifs de l’énoncé.

Exemple n° 1
Deux petits ours
—>
—>

>

les ours les ours

jouent dans la neige.


>

—————->

les ours les ours

Exemple n° 2
Deux petits ours
—>

—>
—>

l’ours dit bon

jouent dans la neige.


>

—————->

jour à l’autre
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 168

168 Comment l’enfant devient lecteur

Niveau 3 : Le conflit déchiffrage/compréhension


L’enfant s’intéresse aux aspects qualitatifs de l’écrit, c’est-à-dire à la
forme des mots, aux lettres ou aux syllabes. Il reconnaît des mots iso-
lés ou établit des correspondances grapho-phoniques. Mais il y a sou-
vent conflit ou divorce (Ferreiro, 1977) entre déchiffrage (ou
épellation) et recherche de sens. Ou bien l’enfant se concentre sur
la forme graphique et ne porte pas attention à l’image et au contenu
du texte. Ou bien il agit comme s’il y avait deux façons de lire : l’une
qui consiste à « bricoler » les lettres et les mots, l’autre où l’on pro-
duit du sens en se servant de l’image. Ou bien il essaie en vain d’as-
socier l’identification de petites unités linguistiques (lettres, syllabes,
mots isolés) et l’élaboration de la signification du texte.

Exemple n° 1
Deux petits ours
—>

toilette
jouent dans la neige.
—>
—>

dans la
(?4) L’enfant fait une moue dubitative et se tait.
Exemple n° 2
Deux petits ours
—>
>

de ti

jouent dans la neige.


—>
—>
—>

de la ne
(?) « Les ours s’amusent. »
Les premières conceptualisations de l’enfant questionneur d’écrit ne
sont jamais directement ou spontanément de type alphabétique. La
découverte du principe alphabétique de notre écriture est « tardive »

4. (?) note les questions et les relances de l’expérimentateur : « Et tout ça, qu’est-
ce qui est écrit ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu as une idée ? »…
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 169

Les processus d’acquisition de la lecture 169

chez l’enfant au sens où elle est toujours précédée d’hypothèses à la


fois intelligentes et inadéquates que l’apprenti lecteur va « éliminer »
peu à peu : hypothèses de l’écriture logo, de l’écriture syllabique, par
exemple. De la même façon, sa façon de traiter un message écrit ne
prend pas en compte d’entrée de jeu la dualité de l’écrit – à la fois
porteur de sens et transcription de la parole – et donc la dualité (la
dialectique) de la lecture : comprendre et décoder, décoder et com-
prendre. Dans un premier temps, il semble assimiler, lire un texte écrit
et « lire » une image, lire et interpréter (« deviner », projeter du sens),
lire et raconter. Dans un second temps, sa conception de la lecture peut
osciller entre plusieurs façons de traiter l’information écrite : se focali-
ser uniquement sur les indices formels, trouver une suite de mots (iso-
lés), osciller entre deviner sans contrôle et déchiffrer sans comprendre.
On a cru pendant longtemps que l’écriture et la lecture étaient deux
objets d’enseignement et d’acquisition « transparents » : on pensait
qu’il suffisait que l’adulte éducateur transmette bien les connaissances
et les mécanismes de la lecture-écriture ou que l’enfant fréquente
l’écrit pour « faire » un lecteur. On s’aperçoit au contraire, en obser-
vant les enfants, y compris ceux qui reçoivent un enseignement de la
lecture depuis des mois, que notre système d’écriture et l’activité de
lecture sont longtemps opaques à l’apprenti lecteur. Celui-ci ne peut
vraiment entrer dans l’écrit tant qu’il n’en possède pas deux « clés
conceptuelles » : comprendre la nature alphabétique de notre écriture
et comprendre la nature communicative et dialectique de la lecture.
Apprendre à lire, c’est comprendre l’écriture et la lecture.

Un double pilotage
La construction du savoir-lire de base dépend de la pertinence des
idées – des conceptualisations – que l’apprenti lecteur élabore à pro-
pos des différents aspects de la lecture-écriture : ses buts, ses fonctions
et ses pratiques, le « code » ou le système d’écriture et enfin la tâche ou
l’activité. D’autres chercheurs, avec d’autres méthodes5, aboutissent à
des conclusions voisines : la conscience de la lecture-écriture – ce qu’on
appelle aussi clarté cognitive ou clarté de pensée relative à la lecture-écri-
ture (Downing et Fijalkow, 1984 ; Fijalkow, 1993) – joue un rôle capital
dans l’accès à la lecture. L’enfant doit « avoir une pensée claire » dans

5. Par exemple, le test de langage technique de la lecture-écriture mis au point par


J. Downing et adapté en français par E. Fijalkow.
72562994_145-170_XPress 1/12/10 11:11 Page 170

170 Comment l’enfant devient lecteur

trois domaines : reconnaissance des conduites de lecture et d’écriture,


compréhension des fonctions de l’écrit, connaissance du langage tech-
nique de la lecture-écriture (comprendre le vocabulaire de base de l’en-
seignement/apprentissage de l’écrit : lettre, mot, phrase, ligne, point…).
Nous venons de voir que cet « élargissement de la clarté cognitive »
se réalise en plusieurs étapes. Mais quel est le lien entre les deux pro-
cessus fondamentaux de l’entrée dans l’écrit que nous avons exami-
nés : d’un côté l’appropriation des fonctions et des pratiques de la
lecture, l’élaboration du projet personnel de lecteur et, de l’autre, la
découverte des propriétés essentielles de l’écriture et de la lecture ?
Quelle relation y a-t-il entre la dimension « culturelle » et la dimen-
sion « conceptuelle » de l’accès au savoir-lire ?
Nos données montrent que, neuf fois sur dix, les enfants qui ont éla-
boré un projet personnel de lecteur ont en même temps un niveau avancé
de conceptualisation sur l’écriture et l’activité de lecture. Inversement,
neuf fois sur dix, ceux qui ne peuvent donner plus d’une raison «cultu-
relle» d’apprendre à lire sont également à un niveau de conceptualisa-
tion peu avancé quant à la nature de l’écriture et de la lecture.
On peut faire l’hypothèse que les expériences culturelles de la lecture
et de l’écriture constituent le fondement ou le moteur principal de
la progression de l’enfant. Celui-ci n’aurait d’appétit réel pour l’écrit
qu’après avoir vécu et éprouvé le plaisir des textes, le plaisir des his-
toires lues par un adulte, le plaisir de « la chose écrite » partagé avec
un lecteur. Il ne pourrait apprendre à connaître la langue écrite
qu’après avoir connu le plaisir d’imaginer qu’elle procure.
On peut aussi faire l’hypothèse que la curiosité de l’enfant pour le
code écrit – c’est-à-dire « le secret » et « l’outil » des grands – est le sti-
mulant le plus puissant. L’habitude et l’intérêt que prend l’enfant à
essayer d’écrire et à réfléchir sur « ses écritures » seraient la voie royale
pour évoluer et progresser dans le monde de l’écrit.
Dans l’état actuel de nos recherches, ces hypothèses nous semblent
toutes les deux valables. Et nous sommes enclins à considérer que l’ac-
quisition du lire-écrire est commandée par un double pilotage : elle serait
dirigée, guidée à la fois par les pratiques positives de la culture écrite et
par le travail cognitif sur le fonctionnement de la langue écrite. Et c’est
grâce à ce double pilotage – intériorisation des fonctions et des buts de
la lecture; connaissance du code – que l’enfant apprenti lecteur devien-
drait cet explorateur de textes capable aussi bien de décoder les mots
inconnus que de chercher le sens de toutes sortes de messages écrits.
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 171

CHAPITRE
12

Les enfants apprentis lecteurs


«fragiles»

V ers 6 ans, à l’entrée de l’école élémentaire, les enfants apprentis


lecteurs peuvent se caractériser de deux façons :
• ils ont déjà des idées, des expériences et des acquis dans le domaine
de l’écrit,
• ils sont déjà très différents les uns des autres quant à leurs connais-
sances et leurs compétences en lecture-écriture.
Le même statut social et scolaire – celui d’enfants dits non lecteurs
ou apprentis lecteurs – recouvre en réalité deux situations fort
contrastées. D’un côté, on trouve « les petits Champollions » qui sont
sur le point de découvrir le secret de notre écriture et qui sont par-
tis joyeusement et efficacement à la conquête du lire-écrire. Mais à
l’autre extrême, il y a les « enfants perdus », ceux qui sont à peine
entrés dans le monde de l’écrit, ceux qui ont des idées tout à fait
vagues ou confuses sur les fonctions et le fonctionnement de la
langue écrite.
Pendant longtemps, on a cru que les enfants de 6 ans « ne savaient
rien » de la langue écrite au moment de commencer la scolarité obli-
gatoire. On a donc eu tendance à penser qu’ils étaient à égalité devant
l’enseignement/apprentissage de la lecture au CP puisqu’ils étaient
supposés partir du même point : le point zéro. Aujourd’hui, on com-
met fréquemment la même erreur en partant du raisonnement
inverse : tous les enfants de 6 ans ont des expériences et des compé-
tences à propos de l’écrit puisqu’ils vivent entourés d’écrits et qu’ils
sont capables d’être actifs sur l’écrit. Beaucoup s’arrêtent au constat
que « les enfants savent des choses » sur l’écrit quand ils abordent l’en-
seignement/apprentissage systématique de la lecture au CP.
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 172

172 Comment l’enfant devient lecteur

En réalité, en matière de lecture-écriture, les différences entre les


enfants de 6 ans sont considérables. La « révolution culturelle » qui a
produit l’entrée spectaculaire de la petite enfance dans l’écrit, depuis
une vingtaine d’années, est inégale et inégalitaire.
Il faut d’abord rappeler qu’un nombre non négligeable d’enfants
de 6 ans a eu peu de contacts avec l’écrit et avec des personnes lisant
et écrivant avant l’entrée à l’école élémentaire. Et il faut souligner
que le fait de vivre dans un environnement d’écrits, de côtoyer des
écrits « sociaux » ou « fonctionnels » dans la rue, à la maison, à l’école
ne suffit pas à stimuler le questionnement et l’utilisation de l’écrit.
On peut, par exemple, être au milieu ou au contact de l’écrit sans
« le voir ». Cette cécité culturelle touche l’adulte « non cultivé » qui passe
chaque jour devant une librairie sans savoir ce qu’il y a dans la vitrine ;
elle touche aussi, mais autrement, « l’intellectuel » qui vient y acheter
régulièrement son journal et qui ne remarque pas la presse du cœur
ou les hebdomadaires à sensation pourtant placés sur le même pré-
sentoir. De la même façon, des enfants peuvent « se promener » dans
une salle remplie d’écrits ou dans une bibliothèque sans jeter un œil
aux choses écrites.
On peut aussi manipuler de l’écrit sans le « travailler », sans pro-
gresser dans sa compréhension et sa maîtrise. Autrefois, les moines
copistes du Moyen Âge et les imprimeurs coréens du XVIe siècle res-
taient souvent analphabètes toute leur vie. Aujourd’hui, des enfants
« lisent » des BD et feuillettent des livres de littérature enfantine sans
jamais interroger l’écrit lui-même. D’autres copient « mécaniquement »
des mots ou pianotent sur l’ordinateur sans jamais réfléchir sur la
structure de la langue écrite. Quelques-uns manient des lettres mobiles
ou des mots étiquettes comme s’il s’agissait de billes ou de jetons.
Tous ces apprentis lecteurs sont très éloignés, d’une part, des acquis
et des méthodes de travail de leurs pairs les plus avancés en lecture-
écriture et, d’autre part, des attentes et des exigences de l’école et
des maîtres de CP dans le domaine de l’écrit. Pour ces deux raisons
– l’écart par rapport au groupe d’enfants familiers du monde écrit et
l’écart par rapport aux normes pédagogiques modernes concernent
la lecture – une partie des jeunes écoliers de 6 ans sont, dès leur arri-
vée au CP, des enfants apprentis lecteurs « fragiles » ou en difficulté.
Leur situation est largement méconnue et a été très peu étudiée
(voir aussi Ouzoulias, 1995 ; Goigoux, 1996). Bien sûr, on parle beau-
coup, et depuis des décennies, des élèves de 6 ans en difficulté ou
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 173

Les enfants apprentis lecteurs « fragiles » 173

des enfants en difficulté dès l’école maternelle ou au début du CP,


mais les difficultés mentionnées concernent peu le langage écrit. Bien
sûr, on parle beaucoup, et depuis des décennies, des troubles d’ap-
prentissage de la lecture-écriture – les dyslexies – qu’on repère géné-
ralement chez des enfants âgés de plus de 7 ou 8 ans et ayant au
moins une ou deux années d’enseignement élémentaire. Nous par-
lons ici d’un autre phénomène : les difficultés normales, ordinaires
propres à la lecture-écriture qui se manifestent au tout début de l’en-
seignement formel et obligatoire de la langue écrite.
Les enfants apprentis lecteurs « fragiles » représentent, d’après nos
recherches et nos observations dans les classes, environ 15 à 20 % de
la population des élèves de 6 ans entrant au CP. Dans 80 % des cas,
ils appartiennent à des groupes socioculturels défavorisés. Ce sont des
enfants qui ont eu, avant l’école élémentaire, peu d’expériences et de
pratiques de l’écrit, mais surtout qui ont eu peu d’activités de lecture
ou d’écriture partagées avec des lecteurs-écriveurs et peu d’échanges cogni-
tifs sur/autour de l’écrit avec des adultes1.
Ces écoliers de 6 ans sont en difficulté dans quatre secteurs concep-
tuels : comprendre l’écriture, comprendre l’activité de lecture, com-
prendre les fonctions de la lecture-écriture, comprendre leur rôle
d’apprenti lecteur (ou d’apprenant). Ils sont aussi en difficulté dans
les tâches métalinguistiques : conscience phonique, compétence verbo-
prédictive, compétence textuelle (voir chapitre 8). Même le vocabu-
laire de base de l’enseignement de la lecture les met en difficulté :
ils ne saisissent pas ce que veulent dire lire, apprendre à lire, mot,
phrase, lettre, ligne, texte écrit, son (du langage), point…

L’exemple de Mélanie
Comprendre l’écriture
Première épreuve : Interpréter un énoncé écrit accompagné d’une
image. Le chercheur donne à Mélanie un petit livre ayant pour thème
la vie des jeunes animaux à la campagne. La couverture est illustrée :
on voit un veau, un agneau, un chat, deux petits chiens, un âne, un
cochon, des canards. Le titre est Bébés animaux de la ferme.

1. Comparaison avec des enfants apprentis lecteurs plus favorisés.


72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 174

174 Comment l’enfant devient lecteur

• Question : Qu’est-ce qui est écrit ici ? Montre-moi où c’est écrit ?


(le chercheur montre le titre).
• Réponse de Mélanie :
BÉBÉS ANIMAUX
———————->
le veau

DE LA FERME
———————->
le cochon
Puis Mélanie feuillette le livre pendant près de deux minutes.
• Question : Et ici (le titre sur la couverture) qu’est-ce que c’est
écrit ?
• Mélanie :
BÉBÉS ANIMAUX
<---

<---
-—-> ——->
-

le chat le chien le petit âne le petit veau

DE LA FERME <---
--- ---–
<---

——->
-

le cochon encore le chien la chèvre

Le premier récit du livre est associé à un dessin représentant quatre


chatons, un papillon, un insecte, des fleurs.
• Question : Qu’est-ce que c’est écrit ? Qu’est-ce que tu crois qui est
écrit ici ? (le chercheur suit avec l’index chacune des quatre lignes)

• Mélanie : Les petits chats aiment jouer. Ils aiment


———————————————->
un chat
aussi le bon lait frais que le fermier leur donne
——————————————————->
une fleur
le soir. Lorsqu’ils ont tout bu, ils se roulent en
———————————————––––—->
un papillon
boule pour dormir sur la paille de l’étable.
————————————————->
une araignée
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 175

Les enfants apprentis lecteurs « fragiles » 175

Deuxième épreuve : Segmenter et ordonner une phrase écrite en mots.


Le chercheur écrit devant l’enfant : Le petit éléphant joue dans la rivière.
Il lit l’énoncé à voix haute puis le fait répéter par l’enfant. Il montre
un mot écrit (par exemple, rivière) en demandant « Qu’est-ce que
c’est écrit ici ? »
Mélanie dit « éléphant » quand on pointe petit, puis « le petit » quand
on montre le, « joue dans la rivière » en regardant joue et continue
d’elle-même en oralisant « ses oreilles/sont cassées » et en mettant le
doigt sur la puis rivière.
Le petit éléphant joue dans la rivière.
<–––

<–––

<–
<–––––
<–

––
––

––
––

le petit joue dans

––
éléphant la rivière ses oreilles sont cassées
2. 1. 3. 4. 5.

Troisième épreuve : Écrire sous la dictée de l’adulte.


• Question : Comment tu fais pour écrire… (par exemple, un
papillon) ? Comment tu crois que ça s’écrit ? Écris-le comme tu crois,
comme tu peux, écris-le avec ton écriture à toi. Après, je te montre-
rai comment je l’écris… Dis-moi, montre-moi comment tu as fait ?
• Mélanie :
Liatec
——>
un papillon
Lictatce
———>
la farine
elatiec
——>
le gâteau
liteliec
——>
un vélo
lilisil
–—>
un papillon vole sur les fleurs
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 176

176 Comment l’enfant devient lecteur

Comprendre l’acte de lire


• Question : Comment tu fais pour lire ce qui est écrit ici ? (Le cher-
cheur montre un court texte du manuel de lecture utilisé en classe.)
Comment tu crois qu’il faut faire pour lire ce qui est écrit dans ce
livre ?
• Mélanie : La maîtresse elle le dit ; nous on écoute et on s’en rap-
pelle.
• Question : Regarde bien ce que je fais. Des fois je lis le livre
(Martine au cirque) pour de vrai, mais des fois je lis en trichant, je fais
exprès de me tromper. Fais bien attention, regarde bien si je lis pour
de vrai ou si je triche.
Mélanie ne remarque pas « la triche » lorsque l’adulte lit à haute
voix chaque ligne de droite à gauche et qu’il suit avec son doigt de
droite à gauche.
« J’ai bien lu ? J’ai lu comme il faut ?
– Oui.
– Je n’ai pas triché ?
– Non.
– Tu as compris ce que j’ai lu ?
– Oui.
– Tu peux me raconter ce qui se passe ?
– Ça parle de Martine, elle est au cirque. »

Comprendre les buts et les fonctions de la lecture


Mélanie est contente, dit-elle, d’être au CP et d’apprendre à lire.
• Questions : Pourquoi tu aimes ça ? Pourquoi ça te plaît d’apprendre
à lire ? C’est bien d’apprendre à lire ? Pourquoi ? À quoi ça sert de
savoir lire ? Qu’est-ce que tu liras quand tu sauras lire ?, etc.
• Mélanie : Ça sert à connaître des mots… papa, maman, Mélanie,
joue, Ratus…
« À quoi ça sert de connaître ces mots ?
– Ça sert à les écrire.
– Et à quoi ça sert de les écrire ?
– Ça sert à apprendre à lire ?
– Ça sert à apprendre lire quoi ?
– Des mots… papa, Ratus, maman (etc.). »
Dans la suite de l’entretien, Mélanie ne réussit pas à « sortir » de ces
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 177

Les enfants apprentis lecteurs « fragiles » 177

réponses circulaires ; elle « tourne en rond » : lire des mots, écrire des
mots, apprendre à lire des mots, apprendre à écrire des mots, pour
lire, apprendre à lire, écrire…

Comprendre la manière d’apprendre à lire


• Question : Comment tu fais pour apprendre à lire ? Comment tu
crois qu’il faut faire pour apprendre à lire ? Par exemple, quand c’est
la leçon de lecture en classe, comment tu fais ? Qu’est-ce que tu fais ?
• Mélanie : On regarde la maîtresse et on l’écoute. Quand elle le
dit (ce qui est écrit), moi, je le dis.
– (?2)
– Et il faut regarder le livre.
– Pourquoi ?
– (silence)
– Regarder quoi ?
– (silence).
Ces quelques extraits du protocole suffisent à montrer que Mélanie
aborde le CP pleine de bonne volonté, mais avec une conscience de la
lecture-écriture et une conscience de soi en tant qu’apprenant très floues
ou très insuffisantes.

L’exemple d’Alexis
Dans ce second protocole, il suffit de retenir trois brèves réponses
pour avoir une idée des difficultés d’Alexis après un mois au CP.
Il reconnaît bien le mot papa à chaque fois qu’il le voit, mais bute
et hésite régulièrement sur maman. Au cours de l’entretien, il nous
explique sa conduite et « son problème » :
papa
– Ça c’est papa, parce qu’il y a les deux jambes.
(Il montre les barres de p.)
maman
– Ça je sais pas. Y a pas les jambes.
Dans le même échange, il nous dit que « c’est bien » d’apprendre à
lire « pour passer au CE1 et puis au CE2 et après au CM6 ». Et il pré-

2. (?) note les questions et les relances de l’examinateur.


72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 178

178 Comment l’enfant devient lecteur

sente ainsi « sa méthode » pour apprendre : « Je copie dans le livre…


Quand j’en aurai copié beaucoup, je saurai lire. »

Mélanie et Alexis sont représentatifs de ces débutants du CP qui n’ont


pas un rapport négatif à l’école et à la lecture – ou pas encore –, mais
qui sont « dans le flou » (ou « dans le brouillard ») sur les questions
fondamentales : les propriétés de l’écriture alphabétique, les princi-
pales pratiques de la lecture, les manières de lire et de devenir lecteur.
Il est frappant de remarquer que les enfants apprentis lecteurs en
difficulté ont un niveau de conceptualisation de la langue écrite « peu
avancée », qu’ils n’ont pas encore élaboré un projet personnel de lec-
teur et qu’ils n’ont pas encore compris le travail cognitif nécessaire
pour accéder au savoir-lire.
Sur un seul point – comment apprendre à lire – leurs discours se
distinguent radicalement de ceux des « bien partis ».
Anne, malgré plusieurs sollicitations, répète simplement :
« Il faut être sage et gentille avec la maîtresse.
– Oui, d’accord, mais qu’est-ce qu’il faut faire encore ?
– C’est tout. »
Karine décrit son comportement en classe pendant les séquences de
lecture : « Je ferme les yeux, je fais le vide dans ma tête et je pense
plus à rien. »
À l’opposé, Chloé nous explique comment elle fait quand elle joue
à la maîtresse avec Marie (5 ans).
« Comment fais-tu pour lui apprendre à lire ?
– Par exemple, c’est écrit papa joue du piano (Le chercheur écrit la
phrase). Je lui dis « ça c’est piano » (elle montre le dernier mot). Je
lui explique que p. a ça fait pa et encore pareil ça fait papa (elle
montre les lettres et les deux syllabes de papa). Après j. ou, ça fait
joue.
– Tu peux faire autrement pour l’aider à trouver joue ?
– Oui. (Elle cache le mot joue avec deux doigts.) On peut pas dire
« papa mange du piano » ou « papa boit du piano. »
Anne, Karine et Chloé nous démontrent qu’il y a effectivement
apprentis lecteurs et apprentis lecteurs au début de l’enseignement
« officiel » de la lecture à l’école.
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 179

CONCLUSION

Le psychologue,
l’enfant et la lecture

D epuis longtemps, un bon nombre de spécialistes et de psycho-


logues expérimentalistes étudient le savoir-lire en tant que maîtrise
des mécanismes de base de la langue écrite. C’est ce qui les amène,
par exemple, à préconiser une « méthode de lecture phonique […]
qui commencerait par M, I et A, ce qui permettrait ainsi d’écrire
MIMI, MAMI, AMI et MA » (Morais, 1994, p. 279).
Pour nous, devenir lecteur c’est devenir lecteur de textes. C’est dans
cette perspective que nous avons étudié le développement de la lec-
ture chez l’enfant. Nous nous sommes beaucoup intéressés à la
construction du savoir-lire de base, c’est-à-dire à la capacité de traiter-
comprendre un très court texte événementiel. Mais le savoir-lire, y
compris chez un enfant de 6 ou 7 ans ou chez un lecteur débutant,
ne se limite pas – ou se limite de moins en moins – à ce seul savoir-
faire. Il comprend aussi – ou s’étend – à deux autres compétences :
savoir lire de différentes façons et savoir lire des textes plus longs et
plus complexes. Le processus d’acquisition de la lecture ne s’arrête
pas au savoir-lire de base (ou basique).
Comment se développe la lecture en tant que compétence polyva-
lente ? Quand et comment l’enfant peut-il recourir à plusieurs types
ou à plusieurs modes de lecture : lecture de survol, lecture sélective,
lecture de recherche, lecture de travail, etc. ? Les recherches psycho-
logiques sur cette question sont quasiment inexistantes.
Nous avons observé que les jeunes enfants – encore non lecteurs –
prennent souvent l’habitude de feuilleter et de parcourir des livres et
des albums de littérature enfantine pour avoir « une idée générale »
de l’histoire ou, au contraire, pour rechercher une information pré-
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 180

180 Comment l’enfant devient lecteur

cise ou s’intéresser de près à l’une des péripéties ou à l’un des per-


sonnages. Très tôt, en compagnie d’un adulte, l’enfant peut, par
exemple, « lire » Le Petit Chaperon rouge de plusieurs façons : du début
à la fin sans sauter ou changer un mot ; en s’arrêtant sur deux ou
trois passages et en parcourant rapidement le reste ; en se dépêchant
d’aller à la fin de l’histoire ; en voulant trouver quelques renseigne-
ments ou en s’attachant à tel ou tel détail...
Parallèlement à l’installation du savoir-lire de base, beaucoup d’en-
fants mettent en place un second savoir-lire : comprendre à peu près
la trame d’un récit de six ou sept lignes en se servant à la fois de
l’illustration et de l’exploration partielle du texte. Voici, par exemple,
le début d’une aventure de Mika et de son ami Petit Oiseau1 :
Les deux amis se mirent en route et arrivèrent bientôt dans la forêt.
– Quel silence ! chuchota Mika en avançant sous les arbres. On n’entend
pas un bruit.
– Chut ! souffla soudain Petit Oiseau. Je crois que j’entends quelque chose.
Viens voir par ici.
Mika s’approcha et découvrit un vieux loup allongé sur le sol.
Le texte est sur la page de gauche et l’illustration occupe toute la
page de droite. Certains lecteurs débutants peuvent repérer les
ensembles sémantiques essentiels du texte :
• les deux amis (Mika et Petit Oiseau) sont dans la forêt ;
• ils trouvent un loup qui est couché.
Ces enfants ont atteint le savoir-lire de base n° 2.
Le savoir-lire de base n° 1 exige que l’enfant pratique la lecture
intégrale d’un énoncé-événement et accède à sa compréhension lit-
térale.

Exemple : Les trois petits cochons sautent dans la flaque.


Il doit traiter la totalité des mots et du texte, découvrir et organiser
toutes les informations sémantiques (cinq) : les cochons (acteurs), sau-
ter (action), dans la flaque (lieu), trois (nombre d’acteurs), petits (un
trait des personnages).
Dans le second cas (savoir-lire de base n° 2), c’est une méthode de
travail – une méthode de lecture – très différente qui est requise :

1. Album Mika, Docteur Magique. Voir Mika, Méthode interactive d’apprentissage de


la lecture, Retz.
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 181

Conclusion 181

s’appuyer sur l’image et sur le texte, rechercher les deux moments-


clés (les deux événements) de ce court récit, l’un au début, l’autre à
la fin, comprendre grosso modo la situation. L’enfant pratique la lec-
ture partielle du texte et accède à sa compréhension globale.
Depuis une vingtaine d’années, la psycholinguistique et la psycho-
logie cognitive parlent presque toujours du savoir-lire ou de l’acqui-
sition de la lecture. En réalité, l’enfant apprenti lecteur avance au
moins dans deux directions, vers deux savoir-lire de base.
Et, bien sûr, le processus d’acquisition continue. L’enfant accède
ensuite à un savoir-lire plus « élaboré ». Il est alors capable de lire et
de comprendre intégralement un texte narratif de quatre ou cinq
lignes.

Exemple :
D’un bond, Mika sauta sur le dos de Poilépais et se cacha au milieu de ses
poils. Le chat monta dans la chambre de Croquelimace. En le voyant entrer,
la sorcière grogna…
L’enfant lecteur débutant est passé du savoir-lire de base n° 1 (com-
prendre intégralement, littéralement un texte-événement composé de
cinq ou six informations sémantiques) et du savoir-lire de base n° 2
(comprendre la trame d’un récit de cinq ou six lignes) à la compré-
hension littérale d’un récit de plusieurs lignes. C’est le savoir-lire élé-
mentaire.
L’enfant est maintenant capable de traiter et comprendre « totale-
ment » la succession de quatre ou cinq événements ; il peut du même
coup traiter et organiser au moins une douzaine d’informations séman-
tiques :
• les acteurs : Mika, Poilépais le chat, Croquelimace la sorcière ;
• les actions : sauter, bondir, se cacher, monter, voir, grogner ;
• les lieux : le dos du chat, les poils du chat, la chambre de la sorcière.
Il peut enfin traiter une présentation particulière de ces informa-
tions sémantiques : la structure des phrases commençant par un com-
plément (d’un bond), les anaphores2 (le chat/Poilépais, la
sorcière/Croquelimace, le/le chat).
La lecture – celle du lecteur débutant – est donc constituée d’au
minimum trois savoir-lire. Tous les trois impliquent deux compétences

2. Mot qui est mis à la place d’un autre. On dit aussi reprise anaphorique.
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 182

182 Comment l’enfant devient lecteur

de base qui posent problème à un grand nombre d’enfants : décoder


les mots « automatiquement » et explorer le texte « intelligemment ».

Le développement du langage écrit (le lire-écrire) chez l’enfant ne


se fait pas tout seul. Il est autant le fruit de l’activité personnelle de
l’apprenti lecteur sur/avec l’écrit que de son activité sur/avec des per-
sonnes qui lisent et qui écrivent. La dynamique de l’accès au(x) savoir-
lire est à la fois individuelle et sociale (collective). Dès le début de
son entrée dans l’écrit, le jeune enfant est accompagné et assisté par un
adulte qui sait lire et écrire. Il commence à lire et à écrire par per-
sonne interposée : entre lui et le texte écrit (à lire ou à produire), il
y a la médiation et le guidage d’un lettré, ou de plusieurs. L’enfant
commence à lire ou à écrire, grâce à l’expert qui lit ou écrit pour lui
et avec lui. Il continue à lire et à écrire alors qu’il est très malhabile,
grâce à l’expert qui l’aide, le soutient, l’encourage. Ses premières pra-
tiques de lecture et d’écriture sont des pratiques partagées avec des
« grands ». Il élabore son projet personnel de lecteur, il acquiert des
connaissances et des compétences sur la lecture et l’écriture à travers
les échanges avec les pratiquants de l’écrit. Par définition, l’acquisi-
tion de la lecture est une co-opération, le produit du couple adulte-
enfant3.
La psychologie et la pédagogie traditionnelles l’oublient trop sou-
vent. C’est l’une des raisons qui les pousse à ne proposer à des appren-
tis lecteurs de 6 ans que « des choses simples » du genre A, I, M, AMI,
MAMI, MIMI, MA. On peut bien plus et bien mieux si on fait tra-
vailler ensemble sur des textes l’enfant (ou un groupe d’enfants) et
un adulte. Comme le disait Vygotski, il y a plus de soixante ans, ce
que l’enfant sait faire aujourd’hui avec l’aide et sous la direction de
l’adulte, il saura le faire seul demain.

Nous avons beaucoup parlé dans cet ouvrage du lecteur débutant


de 6 ou 7 ans. En réalité, il n’existe pas. Vers 6 ans, à l’entrée à l’école

3. Ou un processus d’auto-socio-construction selon la terminologie du GFEN


(groupe français d’éducation nouvelle).
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 183

Conclusion 183

élémentaire, au moment d’aborder l’enseignement systématique de la


lecture, il y a déjà de très grandes différences dans les « niveaux » de
lecture-écriture des enfants. Tous ont le même statut social et scolaire
de « non lecteur ». Et pourtant, dans les différentes épreuves ou situa-
tions que nous avons présentées dans les chapitres précédents, les
connaissances sur l’écrit varient considérablement d’un enfant à
l’autre. Certains enfants ont déjà bénéficié d’une formation ou d’une
éducation à l’écrit de trois ou quatre années ; ils viennent pour la plu-
part « terminer » d’apprendre à lire au CP. D’autres ont eu, en
revanche, peu de contacts avec l’écrit et peu de contacts avec des lec-
teurs-écriveurs. Les premiers ont déjà eu des centaines et des cen-
taines d’expériences de l’écrit et d’échanges avec des lettrés. Les
seconds n’ont pas eu cette chance.

Le fait que la plupart des sociétés de l’écrit (ou des communautés


lettrées) ont créé une institution spécialisée dans la transmission d’une
partie de ces pratiques – l’école – a empêché de voir que ce proces-
sus d’appropriation pouvait « déborder » l’école, c’est-à-dire s’effectuer
aussi, en partie, avant l’école et en dehors de l’école. Et du même
coup, cela a conduit à penser ce processus uniquement en termes
d’apprentissage (au sens scolaire du terme), c’est-à-dire comme la réac-
tion de l’enfant-écolier répondant à l’enseignement « formel » de
l’école.
Pour étudier l’évolution du savoir-lire (ou l’accès à la lecture) chez
l’enfant, il faut commencer par considérer qu’il ne s’agit pas seule-
ment d’un processus de transmission-réception des particularités de
notre écriture par l’intermédiaire d’un enseignement « institutionna-
lisé », mais le résultat de « l’activité singulière de l’apprenant » (Besse,
1995, p. 47) sur/avec l’écrit et sur/avec des partenaires lecteurs/scrip-
teurs. C’est cette activité de l’enfant sur/dans le monde de l’écrit – dont
l’école et les enseignants constituent un pôle très important – qu’il
faut tenter de repérer et de décrire. Et l’on sait maintenant que cette
appropriation de l’écrit commence généralement bien avant 6 ans.
La vision scolarocentriste ne prend en compte que l’aspect scolaire
du processus et elle en occulte donc la richesse et la diversité. Elle
aboutit en particulier à négliger la partie préscolaire (ou pré-élémen-
taire) de l’acquisition du lire-écrire, à ignorer la première période du
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 184

184 Comment l’enfant devient lecteur

développement du langage écrit chez l’enfant entre 2 et 6 ans. Que


se passe-t-il entre l’installation du langage parlé autour de 2 ou 3 ans
et celle du savoir-lire vers 6 ou 7 ans ? Les thèses scolarocentristes sup-
posent qu’il y a un stade intermédiaire entre ces deux moments-clés
du développement de l’enfant.
Une première thèse a prétendu, à partir de 1950-1960, que cette
étape intermédiaire était une étape psychomotrice : celle du déve-
loppement des habiletés perceptives (discrimination auditive et
visuelle), du développement de la motricité fine (traces, gestes gra-
phiques), du développement de l’organisation spatio-temporelle ou
de la coordination visuo-motrice. Une seconde thèse, dans les années
1970, a imaginé qu’entre l’étape du savoir-parler et celle du savoir-
lire-écrire se trouvait l’étape sémiologique, celle de l’écriture figura-
tive ou écriture pictogrammique. On a même parfois parlé de « l’âge
des pictos » pour qualifier la période de 4 à 6 ans. Puis, vers 1980-
1990, une troisième thèse a avancé que ce stade intermédiaire entre
le développement du langage parlé et l’émergence du langage écrit
était celui de la conscience phonique.
Dans les trois cas, on postule que l’entrée dans l’écrit a lieu vers 6
ans et qu’elle est précédée par une étape préalable ou préparatoire.
On prétend qu’une capacité instrumentale extérieure au monde de
l’écrit est un passage obligé – un prérequis – avant de commencer à
apprendre à lire et écrire, avant d’être en contact avec l’écrit lui-
même.
L’optique scolarocentriste s’applique aussi, évidemment, au problème
des difficultés (ou des troubles) d’apprentissage de la lecture en pre-
mière année élémentaire. On explique l’échec de l’apprenti lecteur
de 6 ou 7 ans par une déficience instrumentale extérieure à l’écrit :
soit au niveau psychomoteur (premier courant), soit dans la capacité
à se servir de symboles ou de codes (deuxième courant), soit dans
l’habileté à segmenter les mots en sons (troisième courant).
Si l’on reconnaît que l’entrée dans l’écrit se fait avant l’entrée à
l’école élémentaire, avant la rencontre avec l’enseignement formel de
la lecture-écriture, on arrive à une analyse fort différente. Par exemple,
on considérera que le développement de la conscience phonique n’est
pas un préalable à l’activité sur l’écrit, mais une composante de cette
activité et donc la conséquence des contacts précoces de l’enfant avec
l’écrit. Par ailleurs, on se demandera si de nombreuses difficultés dans
l’apprentissage de la lecture vers 6-7 ans ne s’expliquent pas par un
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 185

Conclusion 185

manque d’expérience ou de pratique de l’écrit avant les débuts de la


scolarité obligatoire et non – ou pas seulement – par un déficit ins-
trumental (psychomoteur, phonologique...) qui se traiterait4 en dehors
et avant toute fréquentation de l’écrit.

D’une manière générale, les réflexions – et la recherche elle-même –


sur l’enfant et l’acquisition de la lecture sont envahies et faussées par
« la question scolaire ». On regarde l’enfant apprenti lecteur selon le
point de vue de l’école. Nous avons essayé de faire l’inverse. Mettre
l’enfant lecteur ou l’enfant apprenti lecteur au centre de nos réflexions
et de nos recherches – et non l’école et l’écolier – est pour nous un
préalable à tout débat pédagogique serein et rigoureux sur la lecture
et son apprentissage.
C’est commencer par regarder et écouter l’enfant qui apprend à
lire.
Cela veut dire voir qu’un faible déchiffreur ne peut jamais être un
bon lecteur-compreneur et connaître le plaisir de lire. Cela veut dire
voir que la majorité des lecteurs débutants – et pas seulement ceux
que l’on dit en difficulté – ont deux points faibles : ils sont malha-
biles dans le décodage et l’identification des mots et malhabiles dans
l’exploration et la compréhension des textes.
Cela veut dire écouter Mehdi par exemple. Depuis des semaines, il
étudie chaque jour « Nathalie » : Nathalie a une belle poupée, Nathalie
a une grande maison, Nathalie va à l’école, Nathalie va à l’école à
vélo.
« Ça va être comme ça tout le temps ? Moi je croyais que j’allais lire
des histoires. »

4. Dans les deux sens du mot : a) étudier, examiner ; b) soigner.


72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 186
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 187

Bibliographie

ALVES MARTINS M., 1993, « Conceptualisations enfantines sur la langue écrite,


conscience phonémique et apprentissage de la lecture », in CHAUVEAU G. et
al, L’Enfant apprenti lecteur, INRP-L’Harmattan.
ALVES MARTINS M., 1993, « Évolution des conceptualisations d’un groupe d’en-
fants d’âge préscolaire sur l’écriture portugaise », Études de Linguistique
Appliquée, 91.
ALVES MARTINS M., 1994, Pré-historia da aprendizagem da leitura, Université de
Coimbra, ISPA Lisbonne.
ALVES MARTINS M. et QUINTAS MENDES A., 1986, « Leitura da imagem e lei-
tura da escrita », Análise Psicológica, V, 1.
ALVES MARTINS M. et QUINTAS MENDES A., 1987, « Evolução das conceptuali-
zações infantis sobre a escrita », Análise Psicológica, V, 4.
ANDRÉ-LEICKNAM B., 1982, Contributions, in Naissance de l’écriture, Éd. de la
Réunion des musées nationaux.
ARNAUD D., 1982. Contributions, in Naissance de l’écriture, Éd. de la Réunion
des musées nationaux.
AUZANNEAU M., 1996, «Des enfants hors du lire», Les Cahiers de Beaumont, 71-72.
BERNARDIN J., 1997, Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Retz.
BESSE J.-M., 1990, « L’Enfant et la construction de la langue écrite », Revue
française de Pédagogie, 90.
BESSE J.-M., 1992, « Procédures et stratégies de traitement de l’information
écrite : l’illettrisme manifesté ? » in L’Illettrisme en questions, PUL Lyon.
BESSE J.-M., 1993, « De l’écriture productive à la psychogenèse de la langue
écrite », in CHAUVEAU G. et al., L’Enfant apprenti lecteur, INRP-L’Harmattan.
BESSE J.-M., 1994, L’Écrit, l’école et l’illettrisme, Magnard.
BINET A., 1978, Les Enfants anormaux – Guide pour l’admission des enfants anor-
maux dans les classes de perfectionnement, Privat (1re éd. 1907).
BONNAFÉ M., 1994, Les Livres c’est bon pour les bébés, Calmann Lévy.
BOTTÉRO J., 1982, Contributions, in Naissance de l’écriture, Éd. de la Réunion
des musées nationaux.
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 188

188 Comment l’enfant devient lecteur

BOTTÉRO J., 1987, Mésopotamie : l’écriture, la raison et les dieux, Gallimard.


BRISSIAUD R., 1989, Comment les enfants apprennent à calculer, Retz.
BRUNER J., 1987, Comment les enfants apprennent à parler, Retz.
CALFEE R., 1977, « Assessment of individual reading skills », in REBER A. et al.
(eds), Toward a psychology of reading, NY, Erlbaum.
CALVET L.J., 1996, Histoire de l’écriture, Plon.
CARPENTIER C., 1994, « Un obstacle à l’émergence d’une pédagogie centrée sur
l’élève : le formalisme. Approche historique », Revue française de Pédagogie, 108.
CASALIS S. et LECOCQ P., 1992, « Les dyslexies », in FAYOL M. et al. Psychologie
cognitive de la lecture, PUF.
CATACH N., 1978, L’Orthographe, PUF, Que sais-je ? (1re éd.)
CATACH N., 1980, L’Orthographe française, Nathan (1re éd.)
CHALL J., 1967, Learning to read. The great debate, NY, Mc Graw-Hill.
CHALL J., 1979, The great debate. Ten years later with a modest proposal for reading
stages, in RESNICK L. et WEAVER P. (eds), Theory and practice for early reading,
Hillsdale, Erlbaum.
CHARMEUX E., 1976, « Construire une pédagogie de la lecture », in
A. BENTOLILA (éd.), Recherches actuelles sur l’enseignement de la lecture, Retz.
CHARMEUX E., 1991, « Faut-il passer par la combinatoire pour comprendre ? »
in BENTOLILA A. et al. (éd.), La Lecture, apprentissage, évaluation, perfection-
nement, Nathan.
CHARMEUX E., 1992, Apprendre à lire et à écrire, Sedrap.
CHARTIER A.M., CLESSE C., HÉBRARD J., 1991, Lire-Écrire : entrer dans le monde
de l’écrit, Hatier.
CHARTIER A.M. et HÉBRARD J., 1989, Discours sur la lecture (1880-1980), BPI,
Centre G. Pompidou.
CHARTIER R. et al., 1976, L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, SEDES.
CHARTIER R. (éd.), 1985, Pratiques de la lecture, Rivages, (1re éd.).
CHAUVEAU G., 1989, « Des difficultés d’apprendre à lire : perspective psycho-
linguistique », Handicaps et inadaptations, Les Cahiers du CTNERHI, 47-48.
CHAUVEAU G. et ROGOVAS-CHAUVEAU É., 1989, « Les Idées des enfants de 6 ans
sur la lecture-écriture », Psychologie scolaire, 68.
CHAUVEAU G. et ROGOVAS-CHAUVEAU É., 1990, « Les Processus interactifs dans
le savoir-lire de base », Revue française de Pédagogie, 90.
CHAUVEAU G. et ROGOVAS-CHAUVEAU É., 1991, « Des enfants de six ans et le
développement de la lecture », Les Dossiers de l’éducation, Université de
Toulouse le Mirail, 18.
CHAUVEAU G. et ROGOVAS-CHAUVEAU É., 1994, Les Chemins de la lecture, Magnard.
CHAUVEAU G., RÉMOND M., ROGOVAS-CHAUVEAU É. (éd.), 1993, L’enfant Apprenti
lecteur, INRP-L’Harmattan.
CHERVEL A., 1987, « Remarques sur l’histoire de l’enseignement de la lec-
ture », in La Lecture, passeport pour la réussite, CRDP Amiens.
CHIGNIER J., HAAS G. et al., 1990, Les Systèmes d’écriture, CRDP Dijon.
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 189

Bibliographie 189

CHILAND C., 1976, Des diverses manières de ne pas lire, in BENTOLILA A. (éd.),
Recherches actuelles sur l’enseignement de la lecture, Retz.
CLAUSSE A., 1951, Introduction à l’histoire de l’éducation, A. de Boeck.
CRUBELLIER M., 1979, L’Enfance et la jeunesse dans la société française : 1800-
1950, A. Colin.
DOWNING J. et FIJALKOW J., 1984, Lire et raisonner, Privat.
DURKIN D., 1966, Children who read early, NY Teacher’s College Press, 1966.
FAYOL M. et al., 1992, Psychologie cognitive de la lecture, PUF.
FERREIRO E., 1977, « Vers une théorie génétique de l’apprentissage de la lec-
ture », Revue suisse de Psychologie, 36, 2.
FERREIRO E., 1992, « Psycholinguistique et conceptualisation de l’écrit », in
BESSE J.-M. et al. (éd.), L’Illettrisme en questions, PUL.
FERREIRO E. et GOMEZ PALACIO M., 1988, Lire-écrire à l’école : comment s’y appren-
nent-ils, CRDP Lyon, (Version originale, Mexico, 1982).
FERREIRO E. et TEBEROSKY A., 1979, Los sistemas de escritura en el desarrollo del
niño, Siglo XXI, Mexico.
FÉVRIER J., 1959, Histoire de l’écriture, Payot, (1re éd.)
FIJALKOW E., 1993, « Clarté cognitive en grande section maternelle et lecture
au cours préparatoire », in CHAUVEAU G. et al. (éd.), L’Enfant apprenti lec-
teur, INRP-L’Harmattan.
FIJALKOW J., 1989, « Auto-langage et apprentissage de la lecture », Enfance,
42, 1-2
FIJALKOW J., 1993, Entrer dans l’écrit, Magnard.
FOUCAMBERT J., 1976 a, La Manière d’être lecteur, OCDL-Sermap.
FOUCAMBERT J., 1976 b, « Apprentissage et enseignement de la lecture »,
in A. Bentolila (éd.), Recherches actuelles sur l’enseignement de la lecture,
Retz.
FURET F. et OZOUF J., 1977, Lire et écrire : l’alphabétisation des Français de Calvin
à Jules Ferry, Éd. de Minuit.
GIOLITTO P., 1984, Histoire de l’enseignement primaire au XIXe siècle, Nathan.
GOIGOUX R., 1996, « Entrée dans l’écrit : objectifs pédagogiques et situations
d’évaluation à la fin du cycle des apprentissages premiers », in 69e Congrès
AGIEM.
GOMBERT J.E., 1990, Le Développement métalinguistique, PUF.
GOMBERT J.E., 1992, Développement métalinguistique et acquisition de la lec-
ture, in J.-M. Besse et al. (éd.), L’Illettrisme en questions, PUL Lyon.
GOMBERT J.E., 1993, « Formalisation de la langue et manipulation de l’écrit »,
in Les actes de la Villette, Nathan.
GOODMAN K. 1967, « Reading : A psycholinguistic guessing game », Journal of
the reading specialist, 6.
GOODMAN K. et NILES O. (eds), 1970, « Reading : Process and Program »,
Urbana III, National Council of teachers of english.
GOODMAN Y., « El desarrollo de la escritura en niños muy pequeños », in
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 190

190 Comment l’enfant devient lecteur

FERREIRO E. et GOMEZ PALACIO M., 1982, Nuevas perspectivas sobre los procesos
de lectura y escritura, Siglo XXI, Mexico.
GOODMAN Y. (éd.), 1990, How children construct literacy, Newark Del.
GOODY J., 1979, La Raison graphique, Éd. de Minuit.
GOSWAMI U. et BRYANT P., 1990, Phonological skills and learning to read, Hove,
Erlbaum.
GOUGH P., 1972, One Second of Reading, in KAVANAGH J. et MATTINGLY I. (eds),
Language by ear and by eye, Cambridge, MIT Press.
HAGÈGE C., 1985, L’Homme de paroles, Fayard.
HÉBRARD J., 1988, « La scolarisation des savoirs élémentaires à l’époque
moderne », Histoire de l’éducation, 38.
HERRENSCHMIDT C. ET AL, 1996, Sur le seuil de l’invisible. L’Orient ancien et nous,
Albin Michel.
HIEBERT E., 1981, « Developmental patterns and interrelationship of preschool
children’s print awareness », Reading Research Quaterly, 2.
HIGOUNET V., 1955, L’Écriture, PUF, Que sais-je ?
HUOT H., 1985, « Apprendre à lire une langue qui est écrite », Psychologie sco-
laire, 55.
JAFFRÉ J.-P., 1993, « L’Entrée dans l’écrit : problématiques », in BOUDREAU G.
(éd.), Réussir dès l’entrée dans l’écrit, éd. du CRP, Université de Sherbrooke,
Québec.
KRAMER S.N., 1975, L’Histoire commence à Sumer, Arthaud, (2e éd.)
KROLL B., et WELLS G. (ed.), 1983, Explorations in the development of writing,
Chichester, Wiley.
LAUTREY J., 1990, Esquisse d’un modèle pluraliste du développement cogni-
tif, in REUCHLIN M. et al., Cognition : l’individuel et le collectif, PUF.
LEGRAND L., 1979, Contribution, in Apprentissage et pratique de la lecture à l’école,
CNDP, MEN.
LEONTIEV A., 1976, Le Développement du psychisme, Éditions Sociales.
LEONTIEV A., 1984, Activité, conscience, personnalité, Éd. du Progrès, Moscou.
LIEURY A., 1996, Mémoire et apprentissage, in LIEURY A. et coll., Manuel de psy-
chologie de l’éducation et de la formation, Dunod.
LOUVET-SCHMAUSS E., et PRÊTEUR Y., 1993, Conceptualization of the writing
system and knowning how to use a children’s book…, European Journal of
Psychology of Education, VII, 3.
MELJAC C., 1992, « Sous le toit de l’école, l’illettré », in BESSE J.-M. et al. (éd.),
L’Illettrisme en questions, PUL Lyon, 1992.
MORAIS J., 1993, « Compréhension/décodage et acquisition de la lecture », in
Les actes de la Villette, Nathan.
MORAIS J., 1994, L’art de lire, O. Jacob.
MURRAY L. et MALIPHANT R., « Developmental aspects of linguistic and gra-
phemic informations during reading », British Journal of Educational
Psychology, 52, 2, 1982.
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 191

Bibliographie 191

NIQUE C. et LELIÈVRE C., 1993, La République n’éduquera plus : La fin du mythe


Ferry, Plon.
NOIZET G., 1982, « La Capacité de lire à la fin de la scolarité primaire », Revue
française de Pédagogie, 58.
OUZOULIAS A., 1995, L’Apprenti-lecteur en difficulté, Retz.
PERDIGUIER A., 1977, Mémoires d’un compagnon, Maspero.
PERFETTI C., 1982, « Contexte discursif, identification de mots et capacité de
lecture », Bulletin de Psychologie, 356.
PERFETTI C., 1985, Reading ability, Oxford University Press.
PIAGET J., 1980, Les Formes élémentaires de la dialectique, Idées, Gallimard.
POSTMAN N., 1983, Il n’y a plus d’enfance, Insep éditions.
POTTER F., 1982, The use of the linguistic context, British Journal of Educational
Psychology, 52, 1.
QUENIART J., 1984, « De l’oral à l’écrit : les modalités d’une mutation », Histoire
de l’éducation, 21.
REUCHLIN M. (éd.), 1990, Cognition : l’individuel et le collectif, PUF.
REUCHLIN M., 1994, « Épreuves analytiques ou globales, cognitives ou cona-
tives », L’Orientation scolaire et professionnelle, 23, 1.
RICHAUDEAU F., 1979, Contribution, in Apprentissage et pratique de la lecture à
l’école, CNDP, MEN.
RIEBEN L. et PERFETTI C., 1989, L’Apprenti lecteur, Delachaux et Niestlé.
RITTER J., 1982, Contribution, in Naissance de l’écriture, Éd. de la Réunion des
musées nationaux.
SAMUELS S., 1972, « The effect of letter-name knowledge on learning to read »,
American Educational Research journal, 9.
SCHEUNWLY B., 1985, La construction sociale du langage écrit chez l’enfant,
in SCHEUNWLY B. et BRONCKART J.P. (eds), Vygotsky aujourd’hui, Delachaux
et Niestlé.
SHARE D. et al., 1984, « Sources of individual differences in reading acquisi-
tion », Journal of Educational Psychology, 76.
SILVA A.C., 1997, « Consciéncia fonologica e aprendizagem da leitura », Análise
Psicológica, XV, 2.
SMITH F., 1971, Understanding reading, NY, Holt, Rinehart et Winston, tra-
duction française, 1986, Devenir lecteur, A. Colin.
SMITH F. (ed.), 1973, Psycholinguistic and Reading, adaptation française, 1980,
Comment les enfants apprennent à lire, préface de J. FOUCAMBERT, Retz.
SPRENGER-CHAROLLES L., 1986, « Rôle du contexte linguistique, des informa-
tions visuelles et phonologiques dans la lecture et son apprentissage »,
Pratiques, 52.
SPRENGER-CHAROLLES L., 1993, « Acquisition de la lecture-écriture en français.
Étude longitudinale », in Les actes de la Villette, Nathan.
STAINTHORP R., 1995, Some effects of context on reading, in OWEN P. et
PUMFREY P. (eds), Emergent and developing reading, The Falmer Press.
72562994_171-192_XPress 30/11/10 14:54 Page 192

192 Comment l’enfant devient lecteur

STANOVICH K., 1981, Attentional and automatic context effects in reading, Lawrence
Erlbaum.
TUNMER W., 1990, « The role of language prediction skills in beginning rea-
ding », New Zealand Journal of Educational Studies, 25.
TUNMER W. et ROHL M., 1991, Phonological awareness and reading acquisi-
tion, in SAWYER D. et FOX B. (eds), Phonological awareness in reading, NY,
Springer.
VAN GRUNDERBEECK N., 1994, Les Difficultés en lecture, Gaëtan Morin.
VIGUERIE DE J., 1978, L’institution des enfants, Calmann Lévy.
VYGOTSKI L., 1985, Pensée et langage, Éditions Sociales.
VYGOTSKY L., 1978, « The prehistory of written », in Mind in Society, Harvard
University Press.
WELLS G., 1985, Language, learning and education, Cambridge University Press.

Composition et mise en page AGD Dreux


N° de projet : 10173055
Dépôt légal : janvier 2011
Achevé d’imprimer en France en janvier 2011 sur les presses de l’imprimerie Chirat

Vous aimerez peut-être aussi