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Comment Les Enfants Entrent Dans La Culture Écrite
Comment Les Enfants Entrent Dans La Culture Écrite
SOMMAIRE
Remerciements 7
Préface de Jean-Yves Rochex 9
INTRODUCTION 15
• L’enfant au centre ? 16
• Approcher la complexité d’une classe 17
• À travers l’écrit, l’ensemble du rapport au savoir en jeu… 18
• Une certaine conception de l’activité 18
Première partie
L’ÉCOLE FACE À LA DIVERSITÉ 21
Deuxième partie
L’ACTIVITÉ DES ÉLÈVES, QUELS REPÈRES ? 55
– Construire du sens 61
– La langue telle qu’elle est : des réflexions
« sauvages » à la systématisation 62
• Progression 63
• Des usages sociaux différenciés 65
• L’écrit à la maison et dans la rue 67
Troisième partie
LA CULTURE ÉCRITE NE S’ARRÊTE PAS À L’ÉCRIT 153
Sommaire 5
Conclusion 213
• L’activité, tremplin de la mobilisation scolaire 214
• Pour une approche anthropologique du savoir 219
Glossaire 223
Bibliographie 225
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À Nicole,
Stève et Fanny
Remerciements
M a gratitude va d’abord aux élèves et à aux parents qui, avec gentillesse, ont
accepté de collaborer aux recherches à l’origine de ce livre.
Version remaniées d’une thèse soutenue en juin 1995 à l’université VIII sous la
direction attentive de Bernard Charlot, cet ouvrage ne serait pas ce qu’il est sans l’aide
amicale et patiente de Jean-Yves Richex aux différentes phases du projet. Mes remer-
ciements vont aussi à Elisabeth Bautier, Jacques Fijlkow, Jean Hébrard et Philippe
Meirieu, pour l’intérêt qu’ils ont porté à cette approche.
La réflexion et les pratiques exposées ici sont redevables aux échanges et travaux
menés dans le cadre du Groupe Français d’Éducation Nouvelle (GFEN). Merci tout
particulièrement à Marie Serpereau, François Quilbeuf et Jean Bernardin pour leur
avis critique et leur soutien sans faille…
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Préface
de Jean-Yves Rochex*
Préface 11
* Cf. les travaux d’anthropologie culturelle menés par Jack Goody et ceux de socio-
logie des pratiques langagières menés par Élisabeth Bautier et Bernard Lahire.
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cites, non conscients. Une telle disposition générale à l’égard des pra-
tiques, langagières ou autres, semble aller de pair non seulement avec
la construction progressive des connaissances, mais surtout avec l’éla-
boration d’un rapport au savoir permettant de construire le monde
et l’expérience comme objets de connaissance et soi-même comme
sujet connaissant.
« La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit », nous démontre Jacques
Bernardin en nous donnant à voir, là encore à partir de l’analyse de
l’activité des élèves, combien cette disposition réflexive est nécessaire
à la réussite dans la plupart des domaines disciplinaires. L’analyse des
séquences portant sur la représentation et le fonctionnement du vélo
est exemplaire de ce point de vue ; elle nous montre un réel travail
technologique qui, à partir d’un usage, d’un « faire » familier à tous les
élèves, permet la construction d’un véritable savoir. Là encore, la
confrontation des premières représentations que les élèves donnent
du vélo avec les étapes historiques qui ont permis de passer de la drai-
sienne à notre bicyclette se révèle non seulement riche de surprises
mais extrêmement féconde et heuristique pour la réflexion didactique.
Modifiant le rapport au langage et au monde, l’entrée dans l’écrit
ne saurait donc avoir lieu sans transformations cognitives. Mais elle
ne saurait pas non plus s’effectuer sans transformations (et résistances)
subjectives de celui qui apprend et de ses rapports à autrui, sans évo-
lution du sens qu’il donne à son expérience scolaire et des mobiles
qu’il y investit. Le sens de l’expérience scolaire ne se noue pas seu-
lement autour des significations sociales et culturelles des savoirs et
des pratiques qui y sont enseignés et appris ; il s’élabore également à
partir des modalités toujours singulières selon lesquelles ces savoirs et
pratiques, cette expérience s’inscrivent et se négocient dans la famille
et dans l’histoire du sujet.
Tel est le troisième déplacement que nous propose Jacques Bernardin
concernant l’entrée dans la culture écrite, en montrant combien les
conduites des enfants, mais aussi les propos recueillis auprès des
parents, permettent de penser que l’appropriation de l’écrit participe
indissociablement de l’élaboration de soi et de la redéfinition de sa
place dans la famille et s’inscrit nécessairement dans les rapports inter-
générationnels et intersubjectifs constitutifs de l’histoire familiale. Ce
processus ne va pas de soi, particulièrement pour les élèves dont la
famille est peu familiarisée avec l’écrit ou avec la langue française. La
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Préface 13
* Cf. sur ce point les travaux convergents de Lev Semionovitch Vygotski et de Henri
Wallon.
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Introduction
L’ENFANT AU CENTRE ?
Introduction 17
Le terrain qui sert de point d’appui à ce propos est situé dans une
école implantée en lisière du centre-ville, bordée à sa périphérie par
un quartier ouvrier. Le recrutement est donc socialement hétérogène :
une classe « ordinaire » de ville moyenne en somme, où l’enfant dont
les parents squattent un appartement promis à la démolition côtoie
celui qui habite une maison bourgeoise, où celui dont les parents sont
au chômage ou divorcés a un voisin dont le père est cadre et la mère
au foyer…
Ni recherche de laboratoire, ni description d’une méthode, ni
« modèle » qui vaudrait à tout coup, il s’agit ici plus modestement d’ap-
procher la complexité d’une classe en s’efforçant d’en restituer les
différentes dimensions, objectives et subjectives : s’attacher à com-
prendre le sens de ce qui s’y passe, suivre les évolutions singulières,
apprécier l’effet des interactions dans — comme hors — la classe (des
différents acteurs entre eux, mais aussi en relation avec des savoirs) et
le tout dans la durée, de l’intérieur même. Différents moyens ont servi
cet objectif : entretiens semi-directifs avec les enfants d’une part, avec
les parents d’autre part, à différents moments (début du CP, décembre,
juin, puis en décembre du CE1 pour certains) ; analyses d’activités ;
observations au quotidien de la classe et témoignages des parents sur
les déplacements constatés à la maison ; résultats aux évaluations ;
comptes rendus de réunions de parents 3.
Cette pratique réflexive cherche à éclairer les processus d’appren-
3. L’essentiel de ce qui est exposé ici s’appuie sur une recherche menée dans une
classe de 1993 à 1995 (J. Bernardin, Lire-écrire au CP / CE1 : le rôle de l’activité dans
l’évolution des mobiles d’apprendre, thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation, uni-
versité Paris VIII-Saint-Denis, 1995), la première partie croise les éléments obtenus
en 1993 avec ceux relevés en 1990 d’une part (à l’occasion d’un DEA sur le même
thème), et des entretiens réalisés à la rentrée 1995 avec un autre CP d’autre part.
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Si l’on sait que les enfants de six ans ont « des idées » sur l’écrit 4,
il semble que celles-ci ne soient pas indépendantes d’un rapport au
savoir plus large, constitué en grande partie depuis l’espace socio-fami-
lial. Ce rapport au savoir a une forme identitaire (quand savoir prend
sens par rapport à des attentes familiales, à des modèles identifica-
toires, à l’avenir projeté, à l’image qu’on a de soi-même) et une forme
épistémique (sens lié à la conception de l’apprentissage, à la nature de
l’acte d’apprendre et du fait de savoir) 5. Saisir les éléments constitu-
tifs du rapport au savoir aide à comprendre les manières d’être et
d’agir… mais soulève d’autres questions. S’il est en distance vis-à-vis
de l’école, ce rapport au savoir peut-il changer ? Comment le prendre
en compte et éventuellement le faire évoluer ? Comment engager les
enfants — tous les enfants — dans l’activité, quelles que soient leurs
compétences et leur « envie de faire » ?
Introduction 19
activité »). Ici, l’activité ne se réduit pas à l’acte, à son expression tan-
gible, extériorisée. Elle est d’abord mouvement de la pensée, réflexion,
manière d’investir la tâche, dimensions internes qui se dérobent à
l’observation sensible. On dira d’un enfant qu’il est « dans l’activité »
ou « en activité » quand il est mobilisé sur celle-ci, qu’il intervienne
ou non, que son activité (mentale donc) se traduise par des actes ou
pas. Mais allons plus avant, afin d’en saisir plus précisément les dif-
férentes dimensions.
L’activité est définie par un but (représentation consciente du résul-
tat de l’action), nécessite la mise en œuvre d’opérations (moyens, pro-
cédés opératoires pour l’atteindre), mais surtout est soutenue par un
mobile (ce qui pousse à agir) 6. Si le but a une fonction d’orientation
de l’activité et les opérations une fonction de réalisation, le mobile
remplit lui la fonction d’incitation. Processus caractérisé par des trans-
formations constantes, l’activité évolue grâce à plusieurs niveaux de
régulation.
Le premier niveau est celui de l’efficacité, définie par le rapport entre
le but et le résultat, ce qui va permettre la régulation non seulement
après, mais aussi en cours d’activité (ainsi abandonne-t-on tel moyen
lorsqu’il ne produit pas l’effet escompté, pour essayer autre chose).
Un deuxième niveau juge du rapport entre les moyens utilisés et le
but auquel parvenir, donc évalue l’efficience, c’est-à-dire le degré d’op-
timisation des efforts déployés au regard du but à atteindre (si je peux
réaliser mon but avec un moindre effort, j’ai tendance à privilégier le
« principe d’économie »). Le troisième niveau est celui du sens, rap-
port entre le mobile et le but, donc entre le versant objectif de l’ac-
tivité (jaugeable concrètement du point de vue de son efficacité et de
son efficience) et son versant subjectif (les mobiles du sujet, liés à son
identité, son histoire personnelle, son rapport au monde, initiateurs
de l’activité).
Le sens n’est ni un donné, ni un pré-requis. Il se négocie, se rema-
nie au gré des expériences. Engagé dans l’activité, on peut ne pas en
ressortir tel qu’on y est entré, car celle-ci est caractérisée par des trans-
formations constantes : elle « peut perdre le motif qui l’a fait naître et se
PREMIÈRE
PARTIE
L’école
face à la diversité
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CHAPITRE
1
3. Il faut toutefois signaler des cas atypiques, qui échappent à la typologie bipolaire
proposée ci-dessus : ces enfants disent essentiellement qu’il faut « travailler », mais
sont capables de nommer en les associant « lire / écrire / compter ».
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sages : s’il est soigné, le travail n’est souvent que copie de ce qu’ont
fait les voisins. Mais tous ne sont pas aussi calmes : d’autres ont du
mal à être attentifs, à rester assis. Facilement distraits, ils oscillent entre
l’apathie et l’agitation. Peu attentifs aux consignes, ils font fréquem-
ment appel à l’adulte pour ré-expliquer ou vérifier le travail. Quelques-
uns sont très dispersés, manquent visiblement d’organisation,
d’autonomie, ont du mal à se concentrer. Chez quelques-uns, le désir
d’intervenir à tout prix l’emporte sur la réflexion préalable, signe
d’une « bonne volonté » évidente, mais qui s’abîme dans une activité
sans repères.
Deux idéaltypes semblent donc caractéristiques à la rentrée :
– Les « actifs-chercheurs », pour lesquels l’apprentissage est un outil
d’autonomie (accès aux connaissances sans intermédiaire, devenir réel-
lement grand, avoir plus tard un métier satisfaisant). Les acteurs sont
engagés dans un processus, savent que l’apprentissage nécessite plusieurs
opérations et s’inscrit dans le temps (donc acceptent l’incomplétude
momentanée). Ils sont en outre capables d’en nommer quelques élé-
ments.
Ces enfants ont une attitude d’attention volontaire, et qui plus est,
ciblée. L’activité peut se structurer sur les points d’appuis conjoints
que constituent d’une part les mobiles, d’autre part une représenta-
tion (même partielle) du but et des opérations pour y parvenir.
Engagés dans l’activité, la stratégie de ces enfants va pouvoir s’affiner
à partir des expériences réfléchies autour de l’écrit, qu’ils anticipent.
À la recherche d’optimisation des moyens à mettre en œuvre, ils vont
— dans une démarche adaptative — progressivement sélectionner les
points d’appui les plus sûrs et les stratégies les plus efficaces. En retour,
les succès participeront à nourrir leur envie d’apprendre, multipliant
les gratifications qui nourrissent l’estime de soi, démultipliée par le
regard des autres…
– Les « passifs-récepteurs », dont les mobiles ne sont pas constitués,
ou sont clos sur eux-mêmes (« j’aime bien », « pour apprendre »). Ils
ne savent pas ce qu’il faut faire, attendent tout de l’école, pour cer-
tains comme s’ils pouvaient faire l’économie de leur engagement, de
la prise de risque pour apprendre (« aller à l’école », « bien écouter »).
Pour d’autres, il y a décalage entre ce qu’ils croient qu’il faut faire et les
demandes de l’école. Le plus souvent, ils ont du mal à pouvoir nom-
mer des objets d’apprentissage, semblent ne pas savoir exactement où
porter leur attention.
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attentif (« très, très bien écouter » ; « bien écouter la maîtresse, après on saura ») ;
de refaire comme l’adulte, de répéter (« le maître, il nous montre, et
après, nous on lit. Des fois, ils font un modèle » ; « les parents lisent. Si on le
lit beaucoup de fois, on peut le lire après »). Autrement dit, pour la majo-
rité des élèves à la rentrée, apprendre à lire est dans une nébuleuse
tant au niveau des objets sur lesquels il convient de porter l’attention
qu’au niveau des opérations intellectuelles à mettre en œuvre.
L’apprenant est, là encore, dans une forte dépendance à l’adulte, l’ac-
tivité semble se réduire à la reproduction du même.
Ce porte-à-faux quant à l’apprentissage n’est pas sans lien avec la
conception de la lecture elle-même. À la rentrée, plusieurs confon-
dent lire avec interpréter ou se remémorer : « il faut tenir le livre et parler
dans sa tête, on sait tout seul » ; « lire des trucs. Je sais déjà lire un livre. C’est
maman qui me l’a dit quand j’étais petite. Elle me lit et après, moi, je lis » ;
« je sais lire des histoires des Trois Ours. Parce que maman, quand j’étais bébé,
elle m’avait acheté l’histoire et après, elle m’avait montré le livre… Maman,
elle m’avait raconté ». Si apprendre, c’est se remémorer ou deviner, cela
est parfois doublé par l’idée que « quand on est grand, on sait », de
nature à renforcer la position d’attente, la passivité. Seuls quelques-
uns nomment des éléments constitutifs de l’écrit comme points d’ap-
pui de l’activité d’apprentissage (lettres à reconnaître et/ou écrire ;
sons). Certains évoquent même des opérations d’association entre ces
éléments : « d’abord une lettre, une autre, après on lit tout haut. On sait un
peu, après tous les mots » ; « mettre ensemble les lettres » ; « on construit les mots
et après on lit ». Ils semblent mieux projeter ce qu’apprendre exige (« il
faut savoir lire seule »), ce qui nécessite acceptation de la non-
maîtrise provisoire, et engagement (« je regarde, j’essaye »). Ils acceptent
l’incomplétude (« faut lire souvent, des choses de plus en plus difficiles »)
et inscrivent l’apprentissage dans un processus temporel (« d’abord… »,
« et puis après ») 4.
Quelle est l’origine du rapport à l’activité des enfants ? S’il ne fait
pas de doute qu’il se nourrit des expériences singulières tant fami-
liales que scolaires, les parents semblent y prendre une place pré-
pondérante. Quelles attentes et représentations ont-ils vis-à-vis de leur
Les entretiens de rentrée ont été menés deux fois sur trois en pré-
sence des deux parents, selon leur souhait. Le canevas suivant a servi
de trame pour ces premières rencontres : 1) Comment avez-vous présenté
le CP à votre enfant ? 2) Avez-vous déjà fait des pré-apprentissages avec lui
(elle) à la maison ? 3) Comment voyez-vous votre enfant (autonomie ; attitude
devant l’inconnu ; rapport à l’effort, à l’exigence) ? 4) Pour les apprentissages,
comment voyez-vous votre aide en tant que parents ? 5) Qu’attendez-vous de
la scolarité de votre enfant ? Avez-vous un souhait pour son avenir ?
Ici aussi, la prudence s’impose pour l’interprétation. La situation
d’entretien est marquée par une relation dissymétrique (où jouent les
images et statuts respectifs réels ou supposés) pouvant renforcer les
effets différenciateurs, et les réponses peuvent être influencées par l’ef-
fet de légitimité 5. Toutefois, certaines permanences contrastées dans les
manières de se positionner face à l’école et aux apprentissages méri-
tent d’être soulignées. Quels sont les repères proposés par la famille
à l’enfant qui entre au CP ?
Le passage au CP : un rite ?
Discours initiatique parfois chargé de gravité, conseils de la famille
au postulant, préparation à la rupture dans les habitudes, préparation
rituelle minutieuse du cartable… Autant d’éléments qui sacralisent
l’expérience de rentrée à la « grande école » :
– Je lui ai dit que c’était la grande école, qu’il fallait travailler. C’était plus
la maternelle. […] Déjà quand elle fait des bêtises, à la maison, son frère lui
dit : « Tu vois, ça, à l’école, tu pourras pas le faire ! Te lever de table, tout
ça… » ;
– Que ça serait différent, qu’elle allait apprendre des choses totalement dif-
férentes. Plusieurs fois elle nous a dit : « Ah ! là, là ! Maman, j’ai peur d’al-
ler au CP ! » ;
– « Tu vois, tu vas savoir lire toute seule ! » […] Cela dit, elle était un peu
terrorisée, parce que chez la nourrice, il y avait un garçon plus grand qui lui
disait : « Tu verras, c’est dur ! ». Elle s’en faisait une montagne ;
– On lui a dit qu’il allait grandir, que ça allait être une très grande étape
pour lui, parce qu’il allait devenir indépendant… ;
– C’était devenir comme les autres, entrer dans le circuit des grands ;
– Maintenant, la maternelle, c’est fini. Tu rentres à la grande école. Il faut
que tu apprennes comme il faut pour avoir un bon métier plus tard… ;
–… en d’autres termes, le socle de connaissances sur lequel tout le reste pou-
vait être bâti. Si ce socle n’était pas bon, le reste ne tiendrait pas debout. […]
Que c’était peut-être la classe la plus importante de toute l’école primaire…
Le passage au CP renvoie au rite (spatialement, socialement, et dans
l’énoncé des parents) : il marque un temps fort de la vie, maximise
la différenciation des rôles et sacralise l’institution. Le CP a un rôle
initiatique, qui permet de devenir grand, d’échapper à la sphère
« maternante » de la famille et « maternelle » de l’école du même nom.
L’essentiel du message parental renvoie à cette notion de passage, en
termes plus ou moins dramatisés, qui permettra à l’enfant de chan-
ger de statut, d’accéder aux savoirs des adultes, de gagner la recon-
naissance comme sujet à part entière. Ce passage au CP est — de
manière convergente pour tous les adultes qui entourent l’enfant —
une étape importante, seuil d’initiation aux codes symboliques fon-
damentaux (savoir lire, écrire, compter), gage d’indépendance. Mais
le CP est aussi présenté comme socle sur lequel toute la suite de la
scolarité repose. Lieu de passage obligé pour la réussite sociale, espace
de légitimation de cette réussite, il est chargé de tous les enjeux.
Qu’est-ce qui se joue dans l’espace familial ? Quels apprentissages y
sont amorcés ? Sans doute, la préparation à l’école est-elle différente
selon les familles. Mais sur quels points se spécifie-t-elle ?
6. On trouve aussi dans ce groupe des familles d’origine étrangère, à faible statut
socioprofessionnel.
7. P. Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de socio-
logie, XV-1, 1974.
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Sera-t-on étonné que les initiations du second type aient touché les
enfants dits « passifs-récepteurs » ? Concernant le rapport à l’avenir, les
attentes vis-à-vis de la scolarité peuvent être exprimées bien différem-
ment dans les milieux populaires, y compris lorsqu’on a soi-même peu
fréquenté l’école. Pour autant, on ne peut qu’être frappé par la fra-
gilité des repères proposés, dans ces familles plus que dans les autres.
Actualisé dans chacune des histoires individuelles, le rapport à l’école
et au savoir s’avère néanmoins social, marqué par l’expérience tant
objective que subjective des parents. La difficulté des conditions de
vie, la proximité du chômage rendent pressante l’attente d’une sco-
larité finalisée par le « bon métier ». Les itinéraires scolaires des adultes,
comme ceux des frères et sœurs, pèsent sur l’anticipation de soi, de
ses capacités. On peut aisément comprendre qu’ayant peu — et dif-
ficilement — fréquenté l’école, les adultes aient du mal à proposer
des repères, tant institutionnels (filières, cursus, etc.) que symboliques
(contenus travaillés, méthodes utilisées, mais aussi légitimité des savoirs
et attitudes « convenues »… susceptibles de convenir face aux appren-
tissages spécifiques proposés par l’école).
Aux missions peu explicites et aux attentes limitées des parents répon-
dent les mobilisations incertaines des enfants, plus fragilisés que d’autres
par l’intériorisation des expériences scolaires et sociales de la famille.
Quand les apprentissages sont peu ou pas désignés et que leur usage,
leur rôle formatif s’effacent devant les renoncements qu’ils exigent (qui
plus est pour un bénéfice incertain), on peut comprendre que les
enfants aient du mal à les identifier comme à en percevoir le sens.
Enfin, quand le travail est vécu avec âpreté par les adultes comme exé-
cution dans des modalités injonctives, lorsque l’apprentissage passe par
l’imitation, on peut comprendre chez les enfants la prégnance d’une
conception de l’activité attachée à la reproduction et à la répétition.
Autrement dit, pour les uns, il y a familiarité avec les normes de
l’école, acquises dans le milieu familial ; pour les autres, l’école est un
monde étranger. Certains aspects convergent avec les constats faits
auprès d’élèves plus âgés 8 :
8. En particulier, par l’équipe ESCOL, (Cf. École et savoir dans les banlieues… et ailleurs,
op. cit.).
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9. Ainsi pour Naïké : « on prend le linge, après on lavait, après on regardait les livres ».
10. Attitude différenciatrice jouant dans la scolarité des collégiens de milieux popu-
laires, relevée par Alice Davaillon, « Les collégiens en difficulté : portraits de familles »,
Éducation & Formations n° 36, octobre 1993, p. 47-53.
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uniformément de tous ceux qu’il accueille qu’ils aient ce qu’il ne donne pas,
c’est-à-dire le rapport au langage et à la culture que produit un mode d’in-
culcation particulier et celui-ci seulement 11. »
L’expérience scolaire va ainsi être déterminante, venant soit confir-
mer les images et attentes préalables, soit troubler (pour le meilleur
ou pour le pire) les repères initiaux. De quelle manière ? Plusieurs
possibilités sont envisageables :
– si l’école ne peut agir directement sur les missions assignées par
les familles, les succès scolaires de l’enfant sont néanmoins de nature
à remanier les images et attentes, pouvant contredire les pronostics
négatifs et à terme transformer le rapport à l’avenir ;
– s’il y a rupture entre l’école et la maison, de quelle nature est-
elle ? Rupture sociale, rupture culturelle, rupture des habitus (règles,
usages, manières de faire, langage, etc.) ? Cette rupture, pour autant
qu’elle puisse être nécessaire, ménage-t-elle une continuité ou exige-
t-elle subjectivement un déni radical de son passé par l’enfant ?
– Enfin, si les difficultés proviennent du flou autour des compo-
santes de l’apprentissage, ne peut-on faire un effort particulier pour
accroître leur « lisibilité » ?
11. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, Paris, Éd. de Minuit, 1970, p. 163.
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CHAPITRE
2
L’élaboration de repères
Dès le premier jour, chacun choisit sa place dans la classe, où les
tables sont installées par groupes. Outre le repérage des différents
espaces et de leur fonction, dans la classe comme dans l’école, les pre-
miers échanges collectifs auront pour thème le sens de la présence à
l’école, ce qu’on vient y faire, ce qu’on sait déjà faire. Toutefois, très
vite, l’accent sera mis sur l’activité. L’emploi du temps est succincte-
ment présenté au début de chaque demi-journée, noté dans un coin
du tableau, ce qui permet d’inscrire l’activité dans un cadre repérable
(telle notion dans tel champ disciplinaire) et une temporalité structu-
rante (une pendule dans la classe permet à chacun de participer à
cette organisation temporelle). Pour chaque séquence, sont présentés
l’objet de l’activité, éventuellement l’enjeu qui le légitime, et les formes
de travail. Les consignes sont l’objet d’une attention toute particulière.
La disposition spatiale favorise et légitime l’interaction entre pairs,
mais dans une fonction précise : l’échange opère sur des objets parti-
culiers, à des fins particulières. Dans un souci de cohérence et de clarté,
les formes de travail sont précisées aux enfants à chaque séquence,
en articulation avec les objectifs qui en légitiment les modalités. Telle
recherche nécessite un travail d’échange, mais qui ne peut être pro-
ductif que s’il s’appuie sur une recherche individuelle préalable, et
sera lui-même poursuivi par une synthèse collective. Pour telle
séquence de renforcement ou d’évaluation, le travail individuel est
plus approprié… L’identification du but à atteindre, dans des moda-
lités pratiques et une durée données, permet d’inscrire l’activité dans
un cadre où la pensée peut se déployer sans se perdre.
Au début de l’année, de nombreux enfants sont dépendants de
l’adulte, redemandent la consigne, ont peur de se tromper. Ils tentent
par là de réduire leur sentiment d’insécurité. En cohérence avec la
conception de l’apprentissage, un des objectifs prioritaires est de chan-
ger le rapport à l’erreur, d’en modifier le statut. Dédramatisée, elle est
même valorisée comme l’occasion d’un retour réflexif, les recherches
se nourrissant du dépassement des impasses ainsi identifiées.
Chaque problème posé (situation de conflit, demande de réexplici-
tation, de confirmation) est renvoyé à l’enfant, à son groupe ou à la
classe, afin de solliciter l’initiative, la responsabilité, l’autonomie. En
ce qui concerne la relation adulte-enfants, si elle est empreinte d’em-
pathie et d’attention compréhensive, elle signifie néanmoins l’exi-
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12. D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1981, extraits
pp. 139, 151.
13. A. Guy, Savoir jouer. Du jeu d’adresse à l’adresse du jeu, Laboratoire de Recherche
ethnométhodologique, université de Paris VIII, 1993, pp. 7, 11.
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On peut faire l’hypothèse que les enfants ont eu, dans ce champ,
l’expérience (plusieurs fois renouvelée sans danger) de l’impossibilité
de communiquer avec les autres en dehors d’un code commun, de
conventions auxquelles il est nécessaire de se plier, faute de quoi l’on
ne peut ni exister, ni a fortiori se situer dans l’espace social, étant mis
— car se mettant — alors « hors-jeu ». Or, « toute “mise en jeu” suppose
une part de non-jeu préalable : l’accord sur le contrat, l’assimilation des règles
surtout, parfois fastidieuse et longue » avance Michel Picard, qui définit le
jeu dans ces termes : « Quant à ses fonctions, le jeu, en relation manifeste
avec la symbolisation, serait à la fois défensif et constructif ; procurant une maî-
trise particulière (“s’irréaliser pour se réaliser”), il remplirait un rôle intégrateur
capital, tant externe qu’interne. Quant à ses formes, il s’agirait d’une activité,
absorbante, incertaine, ayant des rapports avec le fantasmatique, mais égale-
ment avec le réel, vécue donc comme fictive, mais soumise à des règles 14 ».
Faut-il insister sur le fait que ces « coutumes », le climat de classe
et la méthodologie n’ont de sens que référés aux contenus abordés ?
Si la construction du cadre tente de prendre en compte les indica-
teurs qui valent pour l’apprentissage, c’est parce qu’il nous semble
s’y jouer des possibilités de transfert : le souci de sollicitation de cha-
cun, l’éclaircissement des « lois » et de leur nécessité par l’échange
avec les pairs y sont de même nature. Nous avons vu qu’en EPS, les
contraintes sont plus appréhendables par les élèves, plus directement
lisibles comme dimensions structurantes de la vie en commun.
Autrement dit, « le groupe est l’initiateur de pratiques sociales. Il dépasse
les rapports purement subjectifs de personne à personne 15 ». La socialisation
n’est pas ici préalable, mais contemporaine aux apprentissages, quels
qu’en soient les objets.
14. M. Picard, La Lecture comme jeu, Éd. de Minuit, Coll. « Critique », Paris, 1986,
pp. 45, 30.
15. H. Wallon, « Les milieux, les groupes et la psychogenèse de l’enfant », in Cahiers
internationaux de Sociologie, 1954. (Repris dans la revue Enfance n° spécial H. Wallon,
7e éd., 1985, pp. 95-104).
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LE RAPPORT ÉCOLE/FAMILLE
tales des adultes à son égard quant au but de la scolarité : si les places
et rôles diffèrent, il y a accord sur le désir qu’il réussisse. Effet de
reconnaissance qui peut se poursuivre et se concrétiser à travers des
enquêtes menées à la maison (ainsi que nous le verrons à propos des
usages de l’écrit par exemple).
20. Situations élaborées dans le cadre du GFEN, afin de mettre en cohérence les
demandes faites aux enfants et les pratiques de formation d’adultes. Initialement mises
au point pour les réunions de parents, certaines de ces situations ont été réinves-
ties… dans la formation d’enseignants. Ainsi par exemple la fameuse démarche du
texte en polonais, qui vise à montrer l’activité réelle du lecteur, largement utilisée dans
nombre de formations institutionnelles (IUFM, MAFPEN, etc.) ! Cf. J. Bernardin, « Le
travail avec les parents », in GFEN (coll.), Chartres, Spécial Lecture, 1982, pp. 50-69.
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21. Limpidité d’autant plus appréciée qu’elle suivait l’expérience difficile de l’aîné
dans un apprentissage où il fallait « chanter les syllabes », pratique dont il n’avait pas
compris l’intérêt à l’époque et qui visiblement, lui, ne l’avait pas vraiment enchanté !…
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DEUXIÈME
PARTIE
L ire ou déchiffrer ? Les polémiques qui depuis vingt ans ont mar-
qué le paysage pédagogique ont perdu de leur intérêt, même si des
débats se poursuivent entre psychologues cognitivistes et tenants de
la recherche-action sur la place de la conscience phonologique dans
l’apprentissage 1. Actuellement, les recherches convergent vers une
définition de la lecture qui, semble-t-il, ne peut être réduite ni au
strict décodage (modèle ascendant), ni à une pure anticipation
(modèle descendant). L’accord se fait autour d’un modèle probabi-
liste et interactif : « L’apprenti lecteur doit mettre en place une stratégie pro-
babiliste d’exploration de l’écrit ; il doit notamment combiner, coordonner deux
opérations psycho-linguistiques tout à fait distinctes : 1) produire des intui-
tions sémantiques (anticipations, prévisions du signifié) ; 2) picorer (grappiller)
des indices graphiques divers (lettres, syllabes, mots, ponctuation, marqueurs
grammaticaux…) pour élaborer et vérifier ses prédictions 2 ». Ce qui importe
désormais, c’est d’éclairer la manière dont les enfants peuvent prendre
conscience des usages sociaux, et construire des stratégies de lecture
pertinentes. Afin d’en comprendre le sens et la portée, nous verrons
comment les difficultés rencontrées par les apprentis lecteurs ren-
voient à un certain nombre d’impasses socio-historiques. C’est donc
plus l’activité des élèves qui constituera l’objet principal de ce qui va
suivre… encore faut-il pour cela donner auparavant des repères au
sujet de l’activité enseignante qui la sollicite.
CHAPITRE
3
Une démarche
de découverte de l’écrit
Construire du sens
Les écrits, s’ils se complexifient (et petit à petit « décollent » de la
proximité temporelle et affective des élèves), sont toujours explorés
sous forme de recherche faisant alterner travail individuel et travail
de groupe. L’adulte gère la confrontation des hypothèses comme des
indices qui les ont provoquées. L’argumentation induite par la diver-
gence des hypothèses oblige au retour à la matérialité de l’écrit.
De quels indices se servent les enfants ? Ils peuvent être typogra-
phiques (spécifiant alors le type de support), lexicaux (mots recon-
nus), linguistiques ou non. Ils ne peuvent prendre valeur d’indices
que s’ils réfèrent au « connu » de l’enfant. D’où l’importance de la
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PROGRESSION
LE TEMPS D’APPRENDRE
« leçons du réel », être persuadé que le savoir est aussi dans les livres,
et pas seulement dans les pratiques, savoir-faire et discours du groupe
d’appartenance.
Quelles conséquences de ce rapport spécifique à l’écrit ?
S’il est important d’aider les élèves à reconnaître la palette des pra-
tiques sociales où l’écrit s’avère indispensable, certaines fonctions méri-
tent d’être plus clairement identifiées : agir d’une part ; apprendre,
acquérir des connaissances d’autre part. Agir, parce qu’il y a là un point
d’appui possible sur les usages en milieux populaires 6. Incorporées à
des actes finalisés, ces pratiques de lecture méritent d’être reconnues
en tant que telles, par l’école comme par les parents eux-mêmes. Par
ailleurs, nous avons vu l’importance des questionnements sur le monde,
qui nourrissent le besoin d’information et multiplient les occasions de
rencontre avec le livre. Dépositaire du savoir accumulé par les généra-
tions antérieures, remplissant une fonction patrimoniale, celui-ci doit
être perçu par l’enfant comme un objet privilégié pouvant répondre à
ses préoccupations tant culturelles qu’existentielles (documentaires et
ouvrages spécialisés, mais aussi mythes, contes, récits initiatiques, etc.).
Reconnaître doit donc être compris dans sa double acception. Pour re-
connaître, encore faut-il avoir connu une première fois, avoir une expé-
rience référente : si l’enfant ne l’a pas eue auparavant, il revient à l’école
de lui proposer. Mais reconnaître c’est aussi donner place et valeur…
6. Je pense ici à ce que développe Bernard Lahire quant aux écritures domestiques
(petits mots, listes des commissions, carnet de comptes, usages du calendrier, de
l’agenda), à travers lesquelles s’établit tout un rapport au temps et qui permettent
de gérer, de planifier l’économie domestique. B. Lahire, La Raison des plus faibles.
Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, PUL, 1993.
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L’ÉCRIT À LA MAISON
CHAPITRE
4
côte à côte sur une grande bande de papier, avant d’être invités à pré-
senter leur classement en le justifiant.
D C
A
B E
Comment classer les écrits anciens ?
Devant l’extrême difficulté à justifier les classements hors de critères bipolaires
(fonds sombres ou clairs ; dessins ou « lettres », capitales ou pas…), une nou-
velle consigne est donnée à l’ensemble de la classe à partir de grandes repro-
graphies fixées au tableau.
On va maintenant essayer de les classer du plus vieux au plus récent… Alors
d’après vous, quelles ont été les premières traces qu’ont faites les hommes ?
Florian : (E), ils ont écrit sur les murs… Ils ont fait des formes, des ani-
maux.
Clélia : Ils ont écrit sur des pierres (critère « support »).
Est-ce que vous voyez ce que ça représente ?
Des animaux, des bonhommes…
Que font-ils ?
Ils sont en train de tuer des animaux…
Florian : Je vois une mitraillette…
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(Plusieurs) : Non !
Ils sont en train de tuer des animaux avec quoi, d’après vous ?
Aurélien : Avec un fusil ! (les réponses témoignent de repères temporels mal
assurés).
(Plusieurs) : Non ! Ils avaient pas d’armes.
Ils n’avaient pas d’armes ?
Des bâtons, des pierres, des lances…
Bon, vous avez raison. Vous connaissez le nom de cette époque ?
L’âge de pierre.
… La préhistoire. Et dans ce qui reste ?
Flavien : Celui qui est là (B), parce qu’avant, ils dessinaient sur les
pierres. (critère « support »)
(D’autres) : C’est là (A) où ils commençaient à écrire… (critère « signe »,
non figuratif).
Lequel est le plus vieux des deux d’après vous ?
Romain : Là (B), parce qu’il y a des animaux, alors que là (A), il y a
pas de dessin (reprise du critère « signe », tracé non figuratif).
Mélanie : Moi, je pense que c’est plutôt celui-là (A) le plus vieux,
parce qu’il est noir (retour au critère « support »).
(Grand débat entre les deux points de vue, la classe reste partagée…)
On va les mettre côte à côte puisqu’on ne peut pas les départager… Et
après ?…
Claire : (D), parce qu’il est noir… (reprise du critère « support »).
Aurélien : Non, les deux (C/D) sont vieux (critère « signe », différencia-
tion temporelle avec l’écriture actuelle).
Clélia : Là (C), on dirait une écriture d’ici.
Là (D), on dirait une écriture de quand ?
Aurélien : D’aujourd’hui.
Et l’autre ?
Non.
Donc, laquelle est la plus vieille ? Celle qui ressemble le moins à la nôtre ?
(La classe est à nouveau partagée…)
Mélanie/Benjamin : Là (C), c’est le moins vieux, parce qu’ils com-
mencent à faire l’écriture (critère « type de graphisme », en comparaison
avec l’écriture actuelle, le tracé proche de l’écriture cursive de C pouvant sem-
bler plus « moderne » aux yeux des enfants).
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Pas là ?
Non !
Rémi : Celui-là (C) a des noms, des mots (hypothèse d’une langue-signes,
et plus seulement langue-symboles, avec conscience d’unités spécifiques : les mots).
Harmonie : Celui d’en bas (D), c’est comme on écrit maintenant (atten-
tion non plus au tracé seulement, mais aux éléments de celui-ci : critère « lettres »).
Alors, (D), c’est le plus vieux ou le plus jeune ?
(La classe) : Le plus jeune !
Bravo ! Vous avez tout trouvé !… Et c’est bien normal que vous ayez hésité…
(Apport magistral de synthèse, légitimant leur classification ) : (E), c’est effec-
tivement ce qui a été retrouvé dans une grotte, qui date de l’époque
néolithique, il y a environ… 6 000 ans. (« Oh ! »… des enfants). Ce n’est
pas encore de l’écriture, on représentait des scènes de la vie quoti-
dienne. Ensuite, dans un coin du monde, il y a eu les Égyptiens, qui
avaient aussi une écriture avec des dessins (B), écriture qu’on a retrouvé
dans des tombes, dans des temples. Cela s’appelle des hiéroglyphes. Et
en même temps, mais dans une autre région du monde, on est passé
du dessin à ça (A), il y a environ 5 000 ans (écriture cunéiforme des
Sumériens). Puis il y a eu une autre écriture (C), il y a environ 3 000
ans (« Oh ! »… de la classe). Les gens cultivaient, faisaient du commerce,
voyageaient, et ils ont dû inventer une écriture : c’étaient les Phéniciens.
Ensuite, les Grecs (D) ont repris leur invention en la modifiant, il y a
2 800 ans. Pour l’adapter à leur langue, ils ont inventé autre chose.
Maintenant, je vous montre l’écriture de deux autres époques. D’après vous,
laquelle de ces deux écritures vient après (D) 11 ?
G
H
11. Extrait de « Histoire de l’écriture », revue Périscope, op. cit. Sur la même problé-
matique, cf. J. Chignier et al., Les Systèmes d’écriture : un savoir sur le monde, un savoir
sur la langue, Dijon, CRDP, 1990.
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mais aussi une majuscule au début ; et que le mot « pari » existe bien,
quand je fais un pari…)
On essaie un deuxième mot : « MALADE ».
Henri : « malade ».
Tu veux bien venir nous expliquer ?
Parce que un « m » et un « a », ça fait [ma].
(Je cache alors la fin du mot pour que les autres puissent identifier « ma »).
On essaie un autre mot : « PIPE ».
Aurélien : C’est encore le même truc du « pain »…
(Plusieurs) : « papa ».
Clélia : « papi »…
Est-ce que d’autres proposent autre chose ?
Claire : C’est « pipe », parce que là, il y a un « p » et un « i », et là un
« p » et un « e ».
Comme certains des premiers écrits utilisés en classe ont été com-
posés collectivement (comptines des prénoms), les enfants ont com-
pris à cette époque que l’écrit représentait non seulement le sens, mais
aussi la langue orale (hypothèse de la langue-signes). Si quelques-uns
sont au-delà, beaucoup interrogent l’écrit à partir de la langue orale
et, après avoir été dans la confusion pour y trouver des repères, explo-
rent l’hypothèse d’un principe de représentation graphique syllabique
(ils « lisent » en montrant un mot pour chaque syllabe énoncée).
Le positionnement des uns et des autres vis-à-vis de l’apprentissage
continue d’être contrasté : dans la passivité réceptive (Mélodie : « il
faut écouter les autres ») ou l’engagement (« il faut essayer » : Clélia,
Florian, Claire, Sandy). Quant aux moyens à utiliser, ils peuvent être
dans la toute-puissance du matériel pédagogique (« il faut avoir un livre
pour apprendre à lire » dit Henri, imprégné de son expérience person-
nelle avec la grande sœur initiatrice de la méthode Boscher), dans les
conditions externes à l’activité (« regarder le cahier au lieu de regarder la
télé », avance Rémi, qui restitue les injonctions parentales, comme
Aurélien : « on doit faire un effort »). Au sujet des opérations à effec-
tuer, s’il y a accord sur le fait qu’« il faut reconnaître les mots », l’inter-
prétation de la question (s’agit-il de ce qu’il faut faire pour lire, ou
pour apprendre ?) fait dire à Jérémy et Claire, sur le second terme, qu’il
s’agit de « reconnaître des lettres sur des livres ». Ce qu’amende Benjamin
à leur suite : « reconnaître des mots sur le livre ».
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12. Signalons les limites de l’échange, animé dans le souci de suivre « au pied de
la lettre » les propositions des enfants. Puisque pour eux, lire c’était reconnaître des
mots, ils n’ont eu à traiter que l’identification de mots isolés. Percevoir l’ensemble
des stratégies de lecture aurait nécessité la confrontation avec des unités linguistiques
plus larges (texte, ou au moins phrase), comme nous le verrons plus loin.
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16. Notion établie par l’équipe CNRS-HESO. Les graphèmes de base se distinguent
par leur fréquence d’apparition (ex. : o, au, eau représentent à eux trois 99 % des
graphies utilisées pour coder le phonème [O]). L’archigraphème est le graphème
fondamental, représentant d’un ensemble de graphèmes correspondant au même
phonème (ex. : « O » pour o, ô, au, eau, etc.). N. Catach, L’Orthographe (1978), Paris,
PUF, 2e éd. 1982, p. 119.
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UN SYSTÈME HYBRIDE 18
18. Cf. N. Catach, L’Orthographe, op. cit. ; L’Orthographe française, Paris, Nathan, 1986
et E. Charmeux, L’Orthographe à l’école, Paris, CEDIC Nathan, 1979 (citation, p. 66).
Cf. aussi H. Walter, Le Français dans tous les sens, Paris, Robert Laffont, 1988 et L’Aventure
des langues en Occident. Leur origine, leur histoire, leur géographie, Paris, Robert Laffont,
1994.
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Découverte du texte 1
18. Ce qui ne facilite pas la tâche aux enfants, d’autant qu’ici, sans les illustrations,
nous sommes plus devant une addition de phrases que devant un véritable texte !
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PHASE 1 :
Dans un premier temps, on regarde en silence la totalité du texte, et on
cherche à comprendre de quoi il parle… […]
D’après vous, de quoi ça parle ?… Sans entrer dans les détails…
Sandy (1) : Ça parle de la fête.
Clélia (1) : D’une petite fille qui s’appelle D. (nom de sa petite sœur qui
vient d’être baptisée… ce dimanche !)
Mélodie : C’est une comptine des prénoms.
Morgane (1) : C’est la peinture avec les mains…
Henri (1) : Il y a « Dimanche »…
Harmonie (1) : J’ai vu « tête »…
PHASE 2 :
Eh bien, pour commencer, comme vous n’êtes pas d’accord, on va d’abord
pointer les mots que l’on connaît avec des craies de couleur…
Sandy (2) : « fête » (a confondu avec « tête »).
Va chercher la fiche…
(Aurélien trouve et montre « maison ».)
Henri (3) : Il y a un « s », il y a plusieurs maisons…
(Florian (1) vient comparer avec « les » dans les phrases affichées, en notant
dans nos phrases parfois le « L » majuscule, dû au début de phrase, et entoure
tous les « les » du texte…).
Harmonie (2) : « Dans »…
Quelle différence ?
(Plusieurs) : Là, c’est une majuscule…
Mickaël (1) : « Dimanche ».
Ensuite ?
(Plusieurs) : « m » – « i »…[mi]… « r »
(Plusieurs) : « Dinomir » !…
Eh ! oui. C’est le nom du héros de la série de petits livres noirs (que je montre
de loin)…
On revient au texte… Vous connaissez d’autres mots ?
Clélia (2) : « Regarder »… parce qu’on a déjà vu la phrase : « Mélodie
a regardé la télé »…
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PHASE 3 :
Il n’y a plus qu’à chercher ce qu’on ne connaît pas encore… (lecture inté-
grale).
(On commence) : « Dinomir va à la… ville ».
Pourquoi dites-vous ça ?
Florine (2) : Parce que j’ai reconnu le mot « ville »…
Comment avez-vous fait ?
Harmonie (3) : La fin, ça commence comme « fille »…
Mickaël (2) : Non, c’est pas la même lettre (sous-entendu « au début »),
c’est un « v ».
(La classe poursuit) : « Dinomir est un… »
Morgane (3) : « Grand ».
Florian (2) : Il y a un « g » (!) et un « é » comme dans « Jérémy »…
(Plusieurs) : Un « géant ».
Flavien : « Mais »… parce que ça commence comme « maison » (mot
du fichier).
Clélia (4) : « Méchant »… Il y a un « m »… et comme dans « cha »…
(« chasse »).
(Je reprends le texte à voix haute, pour que la classe puisse apprécier si « ça
va »…) :
« Il est très… »
Henri (5)/Claire (1) : « Grand », parce que dans un autre livre, on
avait « un grand frère »…
(Plusieurs) : « Et… »
Sandy (3) : « Se »…
(Plusieurs) : Non, « sa », parce que dans « se », il y a un « e » à la place
du « a »… « sa tête est »…
Florine (3) : « Toute »… ça commence par un « t » (et avait repéré le mot
suivant : « petite »).
« Dinomir… (Je cache le mot “visite”)… la ville ».
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Florian (3) : « Visite » parce qu’il y a cette lettre comme dans « Vi… »
(son nom de famille).
« Il regarde la… et les maisons ». (Je cache le mot, puis en dévoile le début.)
Harmonie (4)/Henri (6)/Claire (2) : [ri]…
(D’autres enfants) : … « Rivière ».
« Il regarde les… »
Florian (4) : « Voitures », parce qu’il est dans notre petite comptine :
« Il passe une voiture… »
« … dans les… »
(Les enfants proposent) : « Routes », « garage » (les voitures, c’est dans
les garages !), « rues » (parce que c’est « r » – « u »…).
En ville, il y a des rues ou des routes ?…
(Plusieurs) : Des rues…
Où trouve-t-on plutôt les routes, alors ?
… En dehors de la ville…
Sandy (2)
(2) :: «fête»
«fête»(confondu
(confonduavec «tête») ➡ (Reprise).
avec«tête»).
• (On compare avec le mot du fichier, repérage des similitudes et différence discriminante : « t »
et non « f »).
• (Prétexte pour que la classe formalise le mot indice « les », comme déterminant l’usage
du pluriel.)
Harmonie (2)
Harmonie (2) : : ««dans
dans»». ➡ Mémoire lexicale (mot-outil
du corpus des phrases)
Mélanie (2)
Mélanie (2) : : ««va
va»». ➡ idem (corpus des phrases).
Morgane (2)
Morgane (2) : : ««ilil»,», ««IlIl»». ➡ idem (corpus des textes et phrases).
Mickaël (1)
Mickaël (1) : : ««Dimanche
Dimanche»». ➡ (retour hypothèse) analyse
phonétique partielle.
• (Les deux mots écrits au tableau : « Dimanche »/« Dinomir » : mise en valeur des éléments
discriminants, et occasion de stratégies plus fines. Aide à l’analyse comparative et à la conscience
alphabétique.)
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(Plusieurs enfants)
(Plusieurs enfants) : : ««di di»». ➡ Analyse phonétique partielle.
Henri (4)
Henri (4) :: ««Dimanche,
Dimanche, c’est c’est un
un “m”
“m”etetlà,
là,
c’est un
c’est un “n”,
“n”, avec
avec deux
deux ponts…
ponts… »» ➡ Discrimination graphique fine
(m/n).
(Plusieurs) : : ««NN»» –– ««oo»…
(Plusieurs) »… [no]
[no]. ➡ Mise en jeu du principe alphabétique.
(Plusieurs) : : ««m
(Plusieurs) m»» –– ««i i»…
»… [mi]…
[mi]… «« rr»»
«« Dinomir
Dinomir»»!… !… ➡ et confirmation.
Clélia (2)
Clélia (2) : : ««regarder
regarder»». ➡ Mémoire lexicale (référence phrase
d’un texte).
•(À nouveau, écriture de deux termes : « a regardé »/« regarde » pour aider à la précision
grâce à l’indice grammatical : « a » — > passé composé et à l’indice graphique : accent.)
Clélia (3)
Clélia (3) : : C’est
C’est ««ee»,», c’est
c’est ««regarde
regarde».».
Phase 3 : Élaboration d’hypothèses et lecture intégrale (Mise en relation des indices lexicaux
désormais identifiés, vérifiés)
(La classe)
(La classe) : : Dinomir
Dinomir va
va àà la…
la… ville
ville»…
»…
Florine (2)
Florine (2) : : Parce
Parce que
que j’ai
j’ai reconnu
reconnu ➡ Place du mot dans la phrase.
lele mot
mot ««ville
ville»». + corrélation logique sémantique ?
Harmonie (3)
Harmonie (3) : : La
La fin,
fin, ça
ça commence
commence ➡ Comparaison de mots.
comme ««fille
comme fille».».
Mickaël (2)
Mickaël (2) : : Non,
Non, pas pas lala même
même lettre…
lettre… ➡ Indice alphabétique
au début
au début : : ««vv»». (première lettre).
Morgane (3)
Morgane (3) : : ««grand
grand»» (pour
(pour ««géant
géant»)
»). ➡ Indices visuels (forme globale + « g »
/« an »).
Florian (2)
Florian (2) : : un
un ««gg»» (!)
(!) et
et un
un ««éé»» ➡ construction alphabétique
((// dans ««Jérémy
//dans Jérémy»)»). (assimilation nom de la lettre
et valeur phonique).
(Plusieurs) : : un
(Plusieurs) un ««géant
géant»».
Flavien : : ««mais
Flavien mais»…»… (comme
(comme ««maison
maison»,», ➡ Analyse phonétique
mot du
mot du fichier)
fichier). (par comparaison de mots).
Clélia (4)
Clélia (4) : : ««méchant
méchant»… »… «« m
m »…
»… ➡ Idem, mixée avec élaboration
++ «« cha
cha»» (//«
(// «chasse
chasse
»)»). alphabétique.
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•(Reprises du texte à voix haute, qui aident à réactiver la mémoire à court terme, à apprécier
la cohérence textuelle et à se restituer dans l’univers sémantique.)
« Il est très… »
Henri
Henri(5)/Claire
(5) / Claire (1)(1)
: «grand»…
: «grand»… ➡ Référence expérience culturelle
(autre
(autrelivre)
livre). (mémoire).
Sandy
Sandy (3)(3) : : ««se
se»» (pour
(pour ««sa
sa»)
»). ➡ (confirme un repérage global).
•(Erreur qui permet, à partir de deux mots connus globalement, de pousser à l’attention
alphabétique.)
(Plusieurs)
(Plusieurs) : : Non, Non, ««sasa»,», dans
dans ««sese»,», ««ee»»
àà lala place
place dudu ««aa».».
Florine
Florine(3) (3) : «toute»… commence
commencepar parun un«t».
«t» ➡ Indice alphabétique partiel.
Florian
Florian (3) (3) : : ««visite
visite»» : : lettre
lettre («
(«vv»)
») ➡ Analyse phonétique + sémantique.
comme
comme ««Vi… Vi…»» (nom)(nom).
Harmonie
Harmonie(4)/Henri
(4) / Henri(6)/Claire
(6) / Claire (2)(2)
: [ri]
: [ri]. ➡ Déchiffrement.
(Dautres)
(D’autres): :« rivière
« rivière» ». ➡ Hypothèse sémantique.
Florian
Florian (4) (4): :« voitures
« voitures », », (dans comptine ➡ Référence expérience culturelle
(dans
apprise).comptine apprise) (mémoire).
(Les
(Les enfants)
enfants) : : ««routes
routes»». ➡ Hypothèse sémantique/grammaire
intuitive.
•(Hypothèse contrariée par le trouble des voitures dans les routes… expression incorrecte.)
(Les enfants)
(Les enfants) : : ««garage
garage»» (les
(les voitures,
voitures,
c’est dans
c’est dans les
les garages
garages!)!) et « rues » (parce ➡ Référence sémantique.
que
et c’est» (parce
« rues « r » – «que
u »…).
c’est « r » – « u »…) ➡ Déchiffrement.
•(Retour sur « rue »/« routes », réflexion provoquée sur le vocabulaire. Le texte est relu par des
enfants volontaires, puis par l’adulte.)
Clélia :
(1) : histoire d’une petite fille : éléments situationnels (origine des
textes).
(2) : « regarder » : référence phrase d’un texte (mémorisation).
(3) : « e »… c’est « regarde » : prise en compte d’un élément alpha-
bétique.
(4) : « méchant » : « m » et « cha » comme dans « chasse » (mot du
fichier).
Henri :
(1) : « Dimanche » (pour « Dinomir ») : analyse phonétique partielle.
(2) : « petite » parce que « te » à la fin : attention aux lettres diffé-
renciatrices.
(3) : « s » : … plusieurs maisons : connaissance marqueurs grammati-
caux.
(4) : « m »/« n » : deux ponts : discrimination graphique fine.
(5) : autre livre (« grand frère ») : référence au capital culturel.
(6) : « r » et « i »… [ri] : maîtrise de la combinatoire.
Découverte du texte 2
Dinomir va à la gare
et il regarde les trains.
Il regarde aussi les gens.
Il va au jardin,
il joue avec les enfants.
Il regarde les vitrines des magasins.
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On laisse, on continue.
Mickaël (1) : J’ai reconnu « il joue avec les enfants » (vient montrer où).
« Il regarde les… »
Olivier (2) : « Voitures »…(va vérifier avec le fichier)… Non, c’est pas
ça…
Romain (2) : « Vi »…
(Plusieurs) : Ça commence comme « ville »…
Claire (3) : « Vitres »…
Émilie : « Maisons » (montre « magasins »).
(Plusieurs) : Non !… (on va vérifier avec le mot du fichier.)
Pourquoi ?
Aurélien (1’) : Parce que sur les arbres, il y a des feuilles. On pour-
rait aussi mettre le « sapin » avec l’« ours »… parce que le Père Noël,
il apporte des fois des ours…
D’autres idées ?…
Mélanie (1) : « Fille » avec « lettre »… parce qu’à Noël, la fille écrit au
Père Noël…
Florian (2) : « Ours », « cheval », « chien »… parce que c’est des ani-
maux.
Mélodie (1) : « Étoile » avec « lune »… avec « ciel » parce que tout ça,
c’est dans le ciel…
Mélanie (2) : « Bébé » et « maison », parce que le bébé joue dans la
maison…
Sandy (3) : Et « joue » (en fait : « jouer ») avec… et « enfant » parce qu’il
y a des enfants dedans…
(Plusieurs) : … Et « maman »… parce que c’est la maman du bébé et
des autres enfants…
D’autres propositions ?
Corinne (1) : « Lune » avec l’« eau » et « souris »…
Pourquoi ?
Florian (4) : C’est des aliments !
Mélanie (4’) : Parce que ça se mange…
Sandy (4) : On peut mettre « chapeau » avec « ami », parce que le cha-
peau est sur la tête…
Aurélien (3) : … Et avec « tête » !
Florian (5) : « Souris », « lune » et puis « feuille » parce que la souris,
des fois elle regarde la mare, et puis elle mange des feuilles…
Moi, je mets ensemble ce que vous me dites… Mais je vous signale que tout
à l’heure, vous m’avez dit que « feuille », on allait le mettre plutôt avec « jar-
din » !…
On continue d’écouter vos idées…
Mélanie (5) : « Joue » avec « maison » et avec « jardin »… parce qu’on
peut jouer dans la maison ou dans le jardin…
D’autres idées ?
Émilie (2) : « fête » avec « tête »…
(Moment d’arrêt interrogatif dans la classe.)
Pourquoi ?
Émilie (2’) : Parce que ça ressemble…
Florian (6) : Non, il y a une lettre (dans « fête ») qui est pareille que
dans « tête », le « e » avec un accent…
(Plusieurs) : « … Ête »…
Florian (6’) : … Mais dans « tête », il y a un « t » au début.
On continue…
Mélanie (6) : On pourrait mettre « bateau » et « eau »… parce que le
bateau va dans la mer…
(Plusieurs) : … Avec « mer » aussi !
Mélodie (4) : « Lit » avec « tête »… parce qu’on met la tête sur le lit…
Je vous signale qu’on avait mis «tête» avec «chapeau», avec «école» et «ami»…
Mélodie (5) : « Voiture » avec « ville »… parce que les voitures sont
dans la ville.
Mélanie (7) : On pourrait mettre « lait » avec tout ce qui se mange…
et « fenêtre » avec « maison »…
Gwendoline (2) : « Mer » avec « bateau »… parce que les bateaux vont
sur l’eau…
Mélodie (6) : « Voir » avec « regarder »… parce que ça veut dire presque
la même chose…
Sandy (6) : « Chasse » avec « bois » parce qu’on va à la chasse dans les
bois…
Florian (7) : Oh, la, la !… Ben et l’« eau » ?…
Florian (8) : Eh ben non ! Parce que la souris, ça vit pas dans le bois…
Alors, il faut changer, il faut trouver autre chose : « fête », on n’a pas réussi
à le ranger ; « eau », on ne sait pas si c’est avec « bateau » et « mer » ou si
c’est avec « feuille » ; « chasse », on ne sait pas où le mettre… Ça ne va pas
vraiment bien, notre classement…
(Moment d’essais où l’on continue de balbutier sur les mêmes critères…)
On n’arrive pas à classer toutes les fiches d’une part, et des fiches se pro-
mènent entre différentes « familles » d’autre part, ça ne va pas…
Florian (9) : Moi, je propose « chasse » avec « cheval », « chien » parce
que des fois, il y a des chasseurs qui ont des chiens…
(J’affiche.)
Sandy, tu veux bien expliquer pourquoi tu avais proposé de mettre ces mots
ensemble ? Montre précisément.
Sandy (9) : Parce que c’est pareil…
(Corinne (3) vient montrer plus précisément ce qui est vraiment semblable).
Mélanie (10) : « Fenêtre » et « fête »… (montre ce qui est pareil)… et aussi
« fille » et « feuille ».
Florian (11) : … Et « enfant » aussi.
(Les autres) : Non… C’est pas au début !
Aurélien (4) : « Ville » et « voiture »… (montre ce qu’il trouve semblable)…
Gwendoline (4) : … Avec « vélo »…
Mélodie (9) : Et « voir »… Au début, on a les mêmes…
Corinne (4) : « Maman », « main »…
Aurélien (5) : On peut mettre « manger » aussi…
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Oui, pourquoi ?
Florian (12’) : Parce que « r », « r »…
Sandy (11) : « Bateau » avec « boule »… avec « bois » et « bébé »…
Florian (3) : parce que « La souris et la lune » (Titre de l’histoire travaillée avant l’his-
toire lue actuellement qui s’intitule : « Petit Ours Brun attend Noël »…) .
Mélodie (2) : « manger »/« gâteau ». idem ➡ couplage par thème : manger.
Aurélien (2) : « ami »/« école »…
(amis à l’école). idem ➡ idem (logique « spatiale »).
• (La classe est à nouveau partagée, je propose une nouvelle fois de continuer…).
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• Mais là, il y a un problème. Comment va-t-on faire ? (Le trouble s’installe. Les enfants sont
bien ennuyés…)
(Plusieurs) : Oui !…
Émilie (2’) : Parce que ça ressemble.
Florian (6) : lettre «e» avec un
accent. ➡ Arrêt réflexif du groupe sur la
comparaison des FORMES
➡ (Plusieurs) : « … ête »
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• Je vous signale qu’on avait mis « tête » avec « chapeau », avec « école » et « ami »…
• (Récapitulatif des problèmes : classement par Thèmes — alors lesquels — ou par Catégories ?)
• Alors, il faut changer, il faut trouver autre chose : « fête », on n’a pas réussi à le ranger ;
« eau », on ne sait pas si c’est avec « bateau » et « mer » ou si c’est avec « feuille » ; « chasse »,
on ne sait pas où le mettre…
(Moment d’essais où l’on continue de balbutier sur les mêmes critères…)
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• On n’arrive pas à classer toutes les fiches d’une part, et des fiches se promènent entre dif-
férentes « familles » d’autre part, ça ne va pas…
Glissement au
Sandy (7) : C’est pareil. critère graphique ➡ Forme des mots.
Mélodie (8) : C’est presque ➡ Remise en cause.
pareil.
De l’implicite à l’explicitation
• Sandy, tu veux bien expliquer pourquoi tu avais proposé de mettre ces mots ensemble ?
Montre précisément.
• Tu veux bien mettre le nom de la famille ? (J’entoure les fiches du tableau et accroche à l’en-
semble ainsi constitué une « étiquette » avec la craie…)
(Plusieurs) : « b » !
Mélanie (12) : C’est comme
l’alphabet. Prise de conscience
du principe alphabétique
Alice (1) : « école »/« étoile » (« e »
avec accent). idem ➡ «é»
Aurélien (7) : « lait », « lettre », « lit ». idem ➡ «l»
• Montre nous ce qui te fait dire que c’est une même famille… (Montre le « l ».)
Gwendoline :
(1) : maman/boule/sapin : thème familial d’actualité (Noël) ;
(2) : mer/bateau… : thème « la mer » ;
(3) : « Bébé mange un bout de pain » : mise en lien par critère à nou-
Mélodie :
(1) : étoile/lune/ciel… : thème « le ciel » ;
(2) : manger/gâteau… : couplage par thème (« manger ») ;
(3) : petit/vélo ;
(4) : lit/tête ;
(5) : voiture/ville ;
(6) : voir/regarder :
} permanence de couplages sémantiques ;
conteste les autres (6e, 7e, 8e). Il sera seul à proposer un classement par
catégories, qu’il est en mesure de nommer (2e : animaux ; 4e : aliments).
Puis, emporté par la dynamique de l’échange, il fera incidemment por-
ter l’attention sur un indice graphique discriminant (6e : « mais dans
“tête” il y a un “t” au début… »). Conscient de l’impasse, il propose un
dépassement par intégration de double critère, regroupant chasse/che-
val/chien (d’ailleurs repris en partie dans la proposition (7) de
Mélodie), mais sur une justification sémantique. L’affichage permettra
alors à Sandy de formuler ce qui deviendra le critère dominant. Mais
Florian n’acceptera pas pour autant d’emblée ce critère, qu’il conteste
(10e : « ça se ressemble pas trop… »), ou enraye (11e : « enfant » proposé
avec mots en « f » ; 13e avec « lait »). La pression du groupe, de plus en
plus convergente pour le choix qui s’affirme, l’obligera à se plier à
l’ordre des lettres, ce qu’il fera en justifiant la proposition d’une famille
(12e : « regarder/rue, parce que “r”… »). Et — définitivement gagné — il
se laissera aller à la jubilation en justifiant le regroupement proposé
par Corinne (14e : « parce que y a le “t”… »), signant par là son inté-
gration par la « loi » du groupe, désormais acceptée.
Y a-t-il similitude avec l’activité du groupe constitué par les élèves
plus prolixes, souvent plus avancés comme plus engagés dans l’ap-
prentissage ? C’est ce que nous allons voir maintenant, avant de pro-
poser une reprise réflexive quant à la place et aux enjeux spécifiques
de cette séquence.
Pourquoi le proposes-tu ?
Olivier (6) : Parce que ça commence pareil…
Morgane (5) : « étoile » et « école »… parce que ça a des accents…
Claire (5) : Ah, oui, ça a les mêmes accents !
Jérémy (1) : « bateau » et « eau »…
Henri (4) : Ah, non, c’est pas pareil… Ça commence pas par la même
lettre !
(On vérifie en rapprochant les fiches.)
Harmonie (3) : « jardin », « jouet »…
Romain (4) : « chambre », « cheval »…
Henri (5) : … J’allais dire quelque chose pour ça… On pourrait aussi
mettre « chien »…
(Les autres) : Oui, ça commence pareil.
Olivier (7) : « vélo », « voiture ».
Harmonie (4) : On pourrait mettre « voir » avec…
Florine (5) : « bébé », « bateau »…
Benjamin (5) : « jour » avec « jouer »…
(Plusieurs) : On pourrait les mettre avec « jouet » et « jardin » ! (Ce qui
est fait.)
On continue
Mickaël (3) : « boule », « bébé »…
(Les autres) : Avec « bateau » et « bois » !
Romain (5) : « chapeau » avec « chien »…
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activité jusqu’ici centrée sur leur sens à une activité centrée sur leur
forme, indépendamment de leur signification, c’est-à-dire de permettre
un changement de nature de l’activité. Si le rôle de l’illustration des
fiches est d’aider à la mémorisation, le rôle du classement est de per-
mettre que le mot apparaisse en tant que tel, et non plus comme sub-
stitut symbolique de l’objet qu’il signifie, ce qui exige une rupture avec
l’expérience passée du mot (à la fois attaché à l’image et perçu comme
tel) : « Les actions intérieures qu’il faut construire chez les élèves exigent de
faire abstraction du contenu concret des images. […] L’établissement d’un rap-
port entre le mot et l’objet signifié par lui, suscité chez les élèves par le dessin,
et les processus psychologiques qui conduisent à distinguer dans les mots leurs
racines communes, sont des processus d’orientation, pour ainsi dire, opposée 23. »
L’intérêt des enfants, pendant une heure, n’a pas faibli, voire s’est
renouvelé en cours de séquence dans chacun des deux groupes.
Pourquoi ? La consigne engageait à faire, mais l’impasse des différentes
propositions a fait naître l’insatisfaction et le besoin d’aller plus loin
pour résoudre le problème. Ici, la tâche consistait à classer le fichier
(motif créé), mais le but cognitif correspondant, progressivement iden-
tifié par les enfants au cours de l’activité, a été l’élaboration d’un cri-
tère de classement précis, fiable et pertinent. C’est à travers ce
déplacement que la véritable mobilisation s’est opérée.
À partir de la consigne initiale (classer des mots essentiellement vec-
teurs de signifié), le besoin s’est progressivement imposé d’objectiver
le rapport aux formes écrites, de devenir attentif au signifiant, aux
formes pour elles-mêmes. Cette rupture dans le rapport à l’écrit n’est
pas sans rappeler le rôle que la liste a pu jouer historiquement il y a
5 000 ans, à Sumer comme en Égypte ! (Voir encadré page suivante.)
L’écriture a ainsi fait ressortir un nouveau principe de classement,
qui échappe aux significations : la ressemblance morphologique. Cette
mise en liste n’est donc pas seulement une « nouvelle habileté tech-
nique », elle génère une nouvelle aptitude intellectuelle : le langage
est alors considéré comme objet pour lui-même, indépendamment de son
usage oral-pratique 24. Avec l’ordre alphabétique, chaque mot reçoit une
position définie, mais logiquement arbitraire dans le système, ce qui
permet de retrouver quelque chose à l’intérieur d’une masse désor-
donnée d’informations.
Dès 3000 avant J.-C., on note un effort de regroupement des données. Les
listes lexicales, qui étaient jusqu’alors moins fréquentes que les listes admi-
nistratives, vont permettre « non seulement de fixer en l’état le savoir, mais aussi de
poser des problèmes de classification au point d’atteindre les limites extrêmes d’un cer-
tain type de compréhension du monde » (p. 169). Les listes de l’époque (listes d’ob-
jets par catégories : arbres, animaux, parties du corps, à Sumer comme en
Égypte) sont le signe d’un travail d’abstraction, de décontextualisation, elles
permettent de concrétiser les problèmes de classification, comme d’enrichir
le savoir et d’ordonner l’expérience. Mais elles amènent parallèlement à une
« sémantique structurale », à une autre logique de relation entre les mots, qui
s’émancipe de leur signification.
CHAPITRE
5
Les évolutions
sur l’année
taires. Pour ceux-ci, bien que le chemin parcouru soit notable (tous
ont progressé, les progressions les plus fortes sont notées chez ceux
qui avaient initialement les résultats les plus faibles), une continuité
des apprentissages reste donc nécessaire. Qu’en pensent les parents ?
En ce qui concerne la lecture, le niveau est jugé bon voire très bon
par la majorité des familles. Mais attardons-nous sur les propos des
parents d’enfants plus fragiles : « très satisfaits, vraiment très contents […],
la lecture, ça lui plaît énormément » ; « il est sur une voie positive, comprend le
sens du texte » ; « on la sent à l’aise, elle veut faire des performances, étonner ses
parents » ; « il est toujours très lent », mais « ne fait que progresser… ça lui plaît.
La lecture, là, c’est vraiment parti. Il comprend, met le ton ». Un certain
nombre évoque l’investissement des enfants (« c’est parti, elle cherche à
lire » ; « elle lit, écrit toute seule » ; elle « cherche vraiment »), y compris si des
difficultés subsistent (« malgré ses difficultés, elle VEUT. Elle essaye de lire »).
Les apprentissages sont évoqués en termes dynamiques. La quasi-
totalité des parents parlent des progrès (« de gros progrès en peu de
temps »), sont « étonnés par les progrès », ou du fait que leur enfant « gère
son travail tout seul ». Sur le plan du rapport à l’écrit, ils relèvent dif-
férentes attitudes qui peuvent être conjointes chez certains :
– l’attitude exploratoire, prospective (« lit tout, n’importe quoi !… ») ;
– la pratique autonome (« lit le soir, seul, de lui-même ») ;
– le « débordement » sur la pratique d’écriture à la maison ;
– l’attitude active (« cherche, aime bien, s’intéresse, a envie ») ;
– la volonté de prendre en charge son apprentissage, ses progrès.
Le plaisir de lire est explicité en termes forts (« il s’est pris une affec-
tion pour lire » ; « il adore lire les livres, je peux plus l’arrêter »). Il y a un
développement très net de la pratique de l’écrit. Avec la progression
du sentiment de maîtrise, la compétence développe l’appétence : il y
a plus de diversité dans les types d’écrits explorés, plus de quantité
aussi. On lit partout (« tout l’intéresse », « tout est bon »), mais aussi beau-
coup (l’un « demande le gros livre d’histoires », un autre « essaye d’aller plus
loin que ce qui est demandé », certains veulent lire aux plus jeunes : « elle
est fière de lire à sa sœur »).
La majorité des familles signale une ouverture de leur enfant aux
multiples écrits de l’environnement : livres (parfois gros et difficiles),
étiquettes (à table et dans les magasins), programmes de télévision,
documentaires, panneaux et affiches, encyclopédies, atlas, articles de
journaux, prospectus publicitaires, boîtes aux lettres, magazines, cartes
de jeux, emballages, bandes dessinées, enseignes de magasins…
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– « Elle est plus… raisonnable. Quand je m’énerve après la petite sœur, elle
essaye de temporiser mes emportements, elle réfléchit, et elle essaye de raisonner
sa sœur… c’est souvent, hein !… Elle fait la grande, elle fait l’aînée. Alors
qu’avant, elle revendiquait un peu sa place de petite… » ;
– « Il devient indépendant… Trop parfois ! Il se sent grand, il se sent capable
de faire plein de choses tout seul, sans demander l’avis des parents » ;
– « Alors là, c’est vraiment l’ouverture totale ! C’est extraordinaire… Elle
prend des positions par rapport à nous, s’affirme, argumente… » ;
– « Je trouve que c’est plus du tout… le bébé, quoi ! Ça devient vraiment la
petite fille. Même des fois, il faut un peu la freiner… » ;
– « Je dirais même trop… Des fois, elle croit que c’est bon, qu’elle n’a plus
besoin de nous ; elle veut faire comme nous… Pour tout » ;
– « Elle est à un cap, elle veut plus dessiner, elle veut ranger ses jouets de
bébé dans sa chambre. Elle a des jouets qu’elle veut plus voir !… ».
Les parents signalent différentes manifestations du rapport à l’école
et au savoir. Le plaisir de venir à l’école est explicite pour certains
(« à la maternelle, elle y allait à reculons, parce qu’elle s’ennuyait énormément.
Tandis que là, elle y va avec plaisir. Elle aime l’école » ; « il dit toujours :
“j’aime bien l’école”… »). Mais ce qui frappe dans ce que rapportent les
familles, c’est la convergence des propos révélant la curiosité des
enfants. Si elle prend appui sur des thèmes initiés depuis l’école
(comme les dinosaures, alors que nous préparions la visite du Muséum
national d’histoire naturelle de Paris ; en sciences, géographie ou en
mathématiques pour certains), cette curiosité s’exerce parfois au-delà,
à tout propos, embarrassant parfois les parents :
– « Mais c’est vrai qu’en histoire, en sciences, quelquefois elle pose des ques-
tions !… Moi, je vais chercher le dictionnaire, hein ! » ;
– « Dès le début, curieux. […] Il lit les petites encyclopédies » ;
– « Pose des questions sur tout, même parfois des questions gênantes » ;
– « Une très grande curiosité sur la géographie, les connaissances générales,
passe son temps à regarder l’atlas ». Par rapport aux aînés, il a « le sens de
l’observation », « un esprit très concentré » et « passe son temps à écrire » ;
– « Les questions pleuvent de partout… […] “Quand est-ce que l’homme a
existé ? et avant ? et après ?… ») ;
– « Culturellement, c’est incroyable ! L’ouverture totale » ;
– « S’intéresse davantage à ce qui se passe autour… “Pourquoi ça ? Pourquoi
la guerre ?” S’intéresse, pose des questions sur tout » ;
– Olivier écoute la radio : « Tout, il est curieux de tout, s’intéresse à tous
les sujets » ;
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L’ACTIVITÉ TRANSFORME
avec les enfants et leurs parents, mais aussi avec les résultats aux dif-
férentes évaluations 26.
26. En ce qui concerne la lecture, celles-ci portaient sur différents points. Jusqu’à
Pâques : identification des mots du fichier ; anticipation (phrases à trous) ; maîtrise
syntaxique (phrases à reconstituer) ; écriture de mots dictés. En juin, les épreuves
comprenaient : reconnaître 20 mots parmi d’autres proches ; associer 20 phrases avec
autant d’images ; lire deux textes de quinze lignes chacun et rédiger les réponses aux
questions de compréhension. En orthographe, dictée de 30 mots (20 pris dans le
cahier-dictionnaire, 10 choisis parmi le vocabulaire fréquent). En écriture, récit d’un
voyage récent (en prévision de l’exposition pour la réunion de parents de fin d’an-
née) et suite dessinée à raconter.
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navigue entre deux stratégies. Elle cherche, fait des progrès dans tous
les domaines. Ses parents notent des progrès sensibles en lecture, une
« volonté d’associer les sons plus que d’inventer ». Selon eux, elle « aime la
lecture, demande à lire le soir en plus des devoirs, qu’elle exige de faire »,
montre une « autonomie grandissante, ne fait plus référence à la difficulté
d’apprendre ».
En juin, les résultats sont satisfaisants. Corinne travaille de façon
autonome, intervient davantage. Elle donne plus de sens à l’écrit, est
capable d’expliciter son utilisation complémentaire de la combinatoire
et des dessins, explique que c’est d’« apprendre à lire et à écrire » qui lui
a donné envie d’apprendre. Ce qui lui plaît, c’est le sentiment d’avoir
réussi (« je me dis : “J’ai bien lu, j’ai bien écrit, j’ai bien fait du sport”… »).
Ses parents remarquent ce gain d’assurance (« on la sent à l’aise ») et
un rapport positif à l’écrit, une volonté de se dépasser : « ça l’intéresse,
elle VEUT. Elle commence à écrire, veut faire des performances » (lire vite, un
livre entier), elle est fière de lire à sa sœur, et lit tout ce qui l’entoure : éti-
quettes, publicités, enseignes, à la télévision ». Son comportement a très
sensiblement changé et les étonne : elle « fait la grande, est plus rai-
sonnable, réfléchit, essaye de raisonner sa petite sœur »… et sa maman qui
parfois perd patience !
Menés patiemment dans le temps, les apprentissages ont permis la
restauration de l’image de soi, les premières réussites en appelant
d’autres par rebond, nourrissant les mobiles d’apprendre depuis l’ac-
tivité. Sur la base de cette « restauration cognitive », c’est toute la per-
sonnalité qui s’est modifiée, Corinne négociant — à travers son
comportement — un nouveau statut face à sa famille.
des trucs, ou le nom de quelqu’un ». Les parents « lisent des trucs que les
enfants ramènent de l’école ». Sa maman lui a expliqué qu’il « faut savoir
lire tout seul, on construit les mots », ce que Mélodie répète sans pouvoir
le faire. Pour apprendre, « il faut écouter le maître ».
En classe, elle ne se manifeste pas souvent, se montre taciturne et
cherche souvent dans son sac. Lors de l’échange sur « Comment faire
pour lire ? » elle dira : « écouter les autres », ce qui témoigne à nouveau
de sa conception passive et réceptrice de l’apprentissage. Lors de la
lecture du texte 1 (lire p. 87), elle propose « une comptine des prénoms »,
s’appuyant plus sur des éléments situationnels (auparavant, nous avions
travaillé sur ce type d’écrit) que linguistiques. Sur le texte 2 (lire p. 96),
elle propose « grand » pour « géant » par ressemblance globale, et
« magasin » en s’appuyant sur le contexte, ce qui atteste une concep-
tion pré-linguistique. Les résultats à la Toussaint sont très faibles : seu-
lement 28 % de mots reconnus ; difficulté pour ordonner les phrases
mais aussi pour décomposer et calculer.
Début décembre, Mélodie intervient dix fois dans la séquence de
classement des mots. Quand Florian rapproche « chasse/chien/che-
val », elle reprend le « c’est pareil » de Sandy par : « c’est presque pareil ».
On peut penser qu’elle ne voit alors pas la même chose : elle reste atta-
chée à la comparaison globale et exhaustive quand le groupe com-
mence à s’en dégager pour opérer des comparaisons plus fines sur
des unités plus petites et d’autres bases. Ses deux dernières interven-
tions compléteront des familles (L et V), mais elle sera néanmoins
capable de justifier ses propositions : « au début, on a les mêmes… ». Si
elle reconnaît 58 % des mots à Noël (gain de 30 points), l’ensemble
reste faible (1/11 en dictée). Elle est toujours passive en classe, le tra-
vail du soir est rarement fait. À partir de cette époque, elle fera par-
tie du groupe prioritairement sollicité, avec qui l’exigence (appelant
à la responsabilité personnelle) sera resignifiée.
À Pâques, Mélodie identifie 79 % des mots, triplant ainsi son score
de la Toussaint. L’analyse phonique et l’orthographe restent difficiles
pour elle (8,5/20 en dictée). De plus en plus d’enfants devenant auto-
nomes, elle va être sollicitée plus fréquemment. En mai, je lui pro-
poserai d’essayer seule la lecture des textes.
En juin, elle est autonome face à des écrits simples. Ses résultats
sont assez bons en lecture (mots : 15/20 ; phrases : 18/20), et s’amé-
liorent en orthographe (16 mots justes sur 30). Selon son père, « en
calcul, elle a progressé plus qu’en français ». Néanmoins, « elle essaye de lire
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autour d’elle ou toute seule dans un coin » et « veut aller à l’école ». Pour
Mélodie, ce qui donne envie d’apprendre, c’est « l’école… d’écrire et lire
des livres de bibliothèque, ça parle d’Espagne, de tous les pays ». Elle a envie
de « savoir beaucoup lire, savoir parler aux gens, savoir écrire », ce qu’elle
a vu « dans la classe ». Autrement dit, plusieurs facteurs ont opéré : le
livre, médiateur culturel qui a fourni l’occasion d’une reconnaissance
de l’étrangeté (lien avec l’identité culturelle), mais aussi le spectacle
des pairs, qui permettent la projection identificatoire.
Grâce à l’activité, Mélodie voit plus clairement ce dont il s’agit : « Si
je connais les mots, je les lis. Si je bute, je regarde les lettres, les dessins, une
autre phrase, je prends les deux lettres devant, je les mets ensemble ». Plus effi-
cace grâce à cette stratégie multiforme, elle a non seulement éclairci
les moyens de faire, mais surtout compris la nécessité de son enga-
gement (« je… »).
la rentrée, rien qu’au point de vue tenue des cahiers — parce qu’elle était un
peu fouillis, là-dessus — les écritures sont plus petites, je trouve que c’est pas
mal ». Étonnée que sa fille n’abandonne pas malgré les difficultés
(« comme elle arrêtait pas de buter sur ce truc-là, je pensais qu’elle allait aban-
donner. Eh bien non, elle en veut !… »), elle dira pour le travail du soir :
« elle m’aide bien du côté scolaire ». Mais c’est le comportement de Sandy
qui l’étonne le plus : « je trouve qu’elle est plus calme à la maison » ; elle
range sa chambre, plie ses affaires, fait son lit toute seule, lave son
bol le matin : « c’est dingue, parce qu’avant, le souk ! Elle s’en foutait, il y
avait maman derrière […]. Elle est… plus grande, fait des trucs qu’elle fai-
sait pas avant… Enfin, il y a beaucoup de trucs qui ont progressé depuis la
rentrée ».
À la Toussaint, Sandy reconnaît 41,5 % des mots du fichier, anticipe
peu et remet difficilement les phrases en ordre. Elle fera trois inter-
ventions à propos des usages de l’écrit dans la rue, toutes explicitant
les fonctions des supports recensés. Lors du travail sur le fichier-mots,
elle interviendra onze fois et proposera trois familles. Son implication
va croître progressivement, malgré la durée de la séquence. Nous
l’avons vu, elle passera d’interventions très contextualisées (en proxi-
mité affective et temporelle) à une prise de conscience de similitudes
graphiques échappant au sens, avant d’affiner ses comparaisons par
l’attention à l’ordre des lettres (excitée : chien/chambre, « le début,
c’est le même ! »), puis d’« opérationnaliser » cette règle en proposant la
famille B.
En décembre, elle reconnaît 79 % de mots (gain de 37,5 points).
Toujours volontaire, Sandy progresse, est de plus en plus attentive,
concentrée. Elle dit alors que lire sert « à apprendre, quand on est grande ;
à écrire ; à lire les livres qu’on connaît pas et les panneaux dans la rue ».
Pour lire, « il faut bien regarder les mots qu’on connaît. On voit les “u”, les
“s” les lettres ». Si les usages de l’écrit sont mieux perçus, les moyens à
mettre en œuvre plus clairs, la stratégie est trop parcellaire pour
accroître notablement son efficacité (« On dit les lettres… C’est maman
qui m’a dit »).
À Pâques, elle réalise une progression de 9 points (88 % de mots
reconnus), compare plus systématiquement les mots, est dans la phase
d’analyse phonétique partielle. Les progrès, bien que lents, sont continus.
Sa mère note « une écriture plus soignée », qu’elle a « du mal en lecture
mais voudrait bien faire ». Si elle montre « plus de confiance en elle », elle
a néanmoins toujours « besoin de l’adulte ».
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J. Downing et J. Fijalkow 27, l’enfant est dans la clarté cognitive s’il sait
qu’il apprend, s’il sait ce qu’il apprend, pourquoi il apprend et com-
ment il l’apprend. Cela semble difficilement réalisable a priori, si l’on
considère la spécificité de l’activité telle que nous l’entendons, carac-
térisée par le processus (relativement lent) de prise de conscience des
buts 28, où ne sont déterminés en préalable ni le pourquoi, ni le com-
ment on va apprendre (puisqu’ils vont être en actes au cours de l’ap-
prentissage). Aussi faut-il entendre cette clarté non seulement comme
préalable, mais aussi comme principe à mettre en œuvre pendant et
après l’activité. Cela explique la place importante faite à l’échange,
favorisé entre pairs dans l’espace des petits groupes, et systématisé au
moment des élaborations collectives. Outre la mise en place des situa-
tions et le soin apporté aux consignes, le rôle de l’enseignant consiste
à favoriser la confrontation et l’explicitation en usant des propositions
divergentes, conditions pour que chacun ait non seulement la possi-
bilité d’entrer dans l’activité, mais aussi puisse éprouver les limites de
ses réponses et s’approprier les richesses de la réflexion collective. Il
s’agit de faire en sorte que l’approbation ne vienne pas — d’abord
ni seulement — de l’enseignant, mais essentiellement du sentiment
de pertinence et d’opérationnalité face au problème à traiter.
Les outils collectifs sont témoins des avancées de l’apprentissage
(tout comme les stratégies mises à jour), médiateurs facilitant l’inté-
gration individuelle de l’expérience et des acquis de la classe. Certains
d’entre eux seront enrichis (corpus–textes, fichier–lexique), puis modi-
fiés (classement des mots), et parfois abandonnés lorsqu’ils devien-
nent obsolètes (ainsi, le fichier-mots sera progressivement abandonné,
concurrencé d’abord par le cahier-dictionnaire, puis par le « vrai » dic-
tionnaire, plus performant).
langue elle-même. S’ils font des réflexions sur des aspects grapho-
phonétiques, ils remarquent tout autant des éléments syntaxiques et
orthographiques. Ainsi, la conscience linguistique intègre mais déborde
la conscience phonologique. Stratégie de lecture et connaissance de
l’écrit interagissent : lors du questionnement des textes, la fréquen-
tation d’écrits multiples permet au lecteur de construire des connais-
sances sur la langue (identification de supports, mémorisation de mots,
repérage d’éléments morphologiques, de constantes phono-
graphiques, mises en relation) et en retour, ces compétences sur l’écrit
démultiplient sa capacité de prise d’indices comme de vérification des
hypothèses. Autrement dit, on devient lecteur en étant à la fois « cher-
cheur de sens » et « chercheur de code 30 ».
Ainsi, le travail dans la classe gagne-t-il à s’organiser conjointement
sur ces deux aspects, dans une progression allant non pas du pré-
supposé « simple » (la lettre, le graphème) au « plus difficile » (le texte
et sa signification), mais qui part de la réalité complexe telle que les
enfants la perçoivent dans sa globalité pour évoluer vers une organi-
sation et une structuration progressives à la fois des stratégies des lec-
teurs et des savoirs sur l’écrit. Il s’agit de raisonner en termes d’unité
de base de l’activité 31 (qui en lecture, activité signifiante, est le texte),
et non en termes d’éléments fragmentaires. L’approche se caractérise
donc par le souci d’accompagner les phases successives de (re)
construction du système écrit, en essayant de ménager pour chacun
le temps nécessaire pour apprendre, tout en créant les conditions de
dépassement, d’accélération de prises de conscience.
Si la dénomination d’étape orthographique est pertinente pour dési-
gner la phase ultime de reconstruction du système graphique, il est
préférable de la disjoindre de ce qui caractérise la stratégie de lecture
elle-même. À terme, l’enfant est capable de faire jouer de manière
dialectique informations de « haut niveau » (attentes, hypothèses, infé-
rences) et de « bas niveau » (prélèvement d’indices). Il maîtrise alors
la combinatoire, mais n’utilise celle-ci que de manière partielle le plus
souvent, y associant d’autres prises d’indices, d’ordre linguistique (titre,
contexte, autres phrases, mots en proximité) ou non (illustrations,
37. Cf. GFEN (coll.), Quelles pratiques pour une autre école ?, Paris, Casterman, col-
lection E3, 1982.
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Ne pas attendre
Si l’histoire culturelle aide à anticiper les obstacles conceptuels inhé-
rents au savoir lui-même, elle ne dit rien des différentes étapes de son
appropriation par l’enfant. Aussi la psychogenèse de l’écrit constitue-
t-elle le second point d’appui de cette approche, attentive aux itiné-
raires singuliers. Elle est un repère appréciable pour accompagner la
reconstruction du système écrit, pour évaluer les progrès, identifier
des étapes. Autrement dit, elle aide à suivre la conceptualisation de
l’écrit.
« Suivre la conceptualisation » ?… La formule, ambiguë, appelle un
éclaircissement. Une certaine lecture de la théorie piagétienne a pu
conforter l’idée selon laquelle, les enfants n’étant pas « mûrs », il était
prématuré de leur proposer des activités anticipant sur leur dévelop-
pement. Or, celui-ci n’est pas une donnée biologique, indépendante
des conditions externes. Pour Vygotski, « l’apprentissage scolaire peut non
seulement suivre le développement […], mais il peut le devancer, le faire pro-
gresser ». Il contribue alors à « faire naître toute une série de fonctions qui
se trouvent au stade de la maturation, qui sont dans la zone de proche déve-
loppement 38 ».
Si le concept de zone proximale ouvre de nouveaux horizons, il peut
aussi être entendu de manière réductrice, invitant à une stratégie des
petits pas. Or, il est parfois utile de confronter les élèves à des situa-
tions relativement éloignées de ce qu’il sont prêts à comprendre afin
de déstabiliser profondément leurs conceptions et de leur permettre
d’accéder à d’autres niveaux de compréhension, à de nouvelles com-
pétences 39.
Autrement dit, ne pas attendre… et pourtant s’inscrire dans la durée.
TROISIÈME
PARTIE
La culture écrite
ne s’arrête pas à l’écrit
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tualisées, à des fins réflexives ? C’est ce que nous allons voir à travers
d’autres objets que l’apprentissage de l’écrit, car la question du rap-
port au langage et au monde traverse l’ensemble des disciplines et se
joue dans chacune d’entre elles. Terrains parfois délaissés alors qu’ils
sont de puissants points d’appui pour solliciter l’expérience sociale et
culturelle des enfants, la technologie et la géométrie permettent plus
ostensiblement de faire. Si ce faire est en phase avec le rapport au
savoir dominant dans les milieux populaires, reste entière la question
du passage à la conceptualisation. En effet, il en est du rapport à l’ob-
jet technique comme du rapport à l’objet langue, l’activité « s’oublie »
dans l’usage. Visée pratique ou visée compréhensive : n’ayant pas les
mêmes buts, l’activité n’est alors pas de même nature, et ne sont donc
pas développés les mêmes moyens. Comment passer d’une visée à une
autre, d’une activité à une autre ?
Faire, dire, savoir : c’est autour de ce triptyque que se joue la ques-
tion de la maîtrise. Suffit-il de savoir faire pour savoir ? C’est ce qui
sera au centre des activités en technologie. Cette question cognitive
est chargée d’enjeux sociaux, dans un domaine où les représentations
collectives ne voient dans la technologie que tâches d’exécution, et
où les mécanismes d’orientation tendent à faire de l’enseignement
technologique une filière pour élèves en difficulté.
Pouvoir dire signifie-t-il savoir ? L’activité géométrique permettra
d’aborder plus particulièrement cette question. Parfois, le mot peut
faire écran : utilisé par l’enfant, est-il toujours signe d’une appro-
priation du concept qu’il désigne ? Par ailleurs, suffit-il de leur dire
pour qu’ils comprennent ? Si certains résistent à ce qui leur apparaît
une exigence formelle, comment travailler la question du vocabulaire
spécifique ?
Ensuite, nous reprendrons la question de la culture écrite. Débordant
le lire/écrire (qui ne sont qu’instruments), elle concerne l’ensemble
des domaines de connaissance. Pourquoi et comment l’écrit participe-
t-il au réaménagement du rapport au monde ? Un éclairage historique
essaiera de cerner les incidences de son usage sur les façons d’ap-
préhender le réel.
Enfin, nous suivrons l’itinéraire de quelques élèves afin d’identifier
les éléments qui participent à des déplacements significatifs, avant de
terminer par une analyse plus générale des facteurs servant la mobi-
lisation scolaire.
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CHAPITRE
6
L’accrochage à la vis, c’est pour la roue avant d’après ce que vous me dites…
Est-ce que c’est la même chose pour la roue arrière ?
Certains : Non…
D’autres : Si… Jérémy
C’est accroché au bord de la roue ?
(Plusieurs) : Non.
Sandy : Si, ça tourne, parce que c’est avec une
vis au milieu et après ça tient…
Donc, les deux roues sont reliées de la même
manière au cadre.
Revenons à la chaîne. Benjamin et Jérémy l’ont
accrochée où, leur chaîne ?
(Plusieurs) : Entre les deux roues…
Vous pensez que c’est réellement comme ça ?
Non !…
Est-ce que quelqu’un pourrait nous redire avec plus de précision où elle est
accrochée ?
Romain : Il y a un rond qui est au milieu… Un gros rond…
Tu peux nous montrer sur un dessin ? Sur celui de Flavien par exemple ?…
Alice : Ou celui d’Harmonie… (Cette dernière a effectivement représenté le
« rond ».)
Ce « rond » tourne avec quoi ?
Romain : Avec la chaîne
derrière.
Le rond peut-il tourner ?
(Les avis sont partagés…)
Amandine : Non, parce que
dans les chaînes, il y a des petits Harmonie
Alors pour monter, vous mettez sur plus vite ou moins vite ?…
(Plusieurs) : Moins vite !…
(Chacun y va de son expérience référante, resituant le contexte : la côte à grim-
per…).
Nous allons vérifier avec un vrai vélo…
d’étonnant alors que personne n’ait oublié les roues, la selle et le gui-
don ! Les premiers dessins ont été les témoins de cette conception
attachée à la fonction utilitaire.
La mise à distance provoquée par l’affichage de ces dessins, et l’ap-
pel à une observation critique de la classe ont déporté l’attention des
enfants vers une autre fonction de l’objet : la fonction technique (com-
ment ça marche ?), c’est-à-dire vers les relations qui existent entre les
différents organes, leurs dispositions, leurs formes, leurs montages 7.
Première séquence
Chaque groupe a deux ou trois plaques, deux roues de taille iden-
tique. La consigne est simple : « Faites marcher… ». Très vite, les enfants
disent : « On ne peut pas faire tenir les roues ! » et demandent de quoi
les fixer sur les plaques (prise de conscience de la nécessité des axes).
Chaque groupe en demande autant qu’il veut. Les enfants font leurs
montages, puis les montrent à la classe : certains ont superposé les
roues, mais le plus souvent, les groupes ont réussi par tâtonnement à
articuler l’ensemble. Ils réalisent ensuite des dessins, qui sont affichés
et soumis à l’observation critique de la classe, sur la consigne : « Tel
qu’il est représenté, le montage peut-il marcher ? » (Ne sont présen-
tés ici que quelques dessins parmi les plus représentatifs, qui furent
l’objet de discussions fructueuses).
(Corinne – Sandy)
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Émilie/Claire
Par la suite, nous réaliserons des montages avec trois, quatre, cinq
roues dentées. À cette occasion, un élève remarquera que « Toutes les
deux roues, ça tourne dans le même sens ». Après avoir réfléchi à la raison
des vitesses différentes (le nombre de tours des roues en rapport inver-
sement proportionnel avec leurs nombres de dents respectifs), nous
ferons quelques projections avec des données chiffrées simples (mul-
tiples de 10). Les enfants trouveront les réponses… et reparleront du
dérailleur du vélo.
Ces séquences ont permis de travailler en parallèle :
– le concept de démultiplication, par l’entremise des engrenages (il
semble difficile d’aller plus loin dans la mathématisation, surtout en
début de CE1) 8 ;
– la notion de schéma technique, qui — contrairement au dessin —
vise à rendre compte de l’essentiel d’un principe (ici mécanique), dans
une représentation soucieuse de précision et de concision, débarrassée
des détails annexes du réel (configuration externe au mécanisme : sup-
port, aspect du matériau lui-même). Les différentes représentations
illustrent les étapes de ce dégagement du perçu vers le représenté (au
sens littéral), qui exige une codification. Ce travail de formalisation pro-
gressive demande du temps, mais ce temps est indispensable : au-delà
de la représentation, il forme les enfants à la pensée réflexive, à la
compréhension interne des règles du codage. Ce mouvement autour
L’ÉVOLUTION DU CYCLE :
QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES 10
LA DRAISIENNE : 1795
Doit son nom à son inventeur, l’allemand K. L. Drais. Cette machine
avait deux roues à jantes, reliées par un cadre en bois et une selle rudi-
mentaire. Le conducteur, assis à califourchon, se propulsait en frappant
le sol de ses pieds. La roue arrière était fixe, la roue avant était montée
sur une fourche pivotante qui portait un guidon. Cet engin, rudimentaire,
allait néanmoins quatre fois plus vite qu’un piéton.
9. Y. Deforge, intervention à la table ronde sur l’Histoire des sciences et des techniques
dans l’enseignement, (Cité des Sciences), novembre 1994.
10. Éléments historiques et iconographiques extraits de Jan Tuma, Encyclopédie illus-
trée des transports, Paris, Gründ, 1980, pp. 168-171.
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LE GRAND BI : 1855
Le mécanicien français P. E. Michaux eut l’idée d’ajouter des pédales à
la roue avant. Ces véhicules n’étaient pas suspendus et leur utilisation
offrait un côté pénible ; on les appelait des « boneshakers » (« secoue-os » ou
« briseur d’os ») à l’époque. Pour augmenter la vitesse, on donna à la roue
avant des dimensions toujours plus grandes (de 1,5 m à 3 m de diamètre !).
Comme ils étaient dangereux, on se mit à fabriquer, pour les dames et
les personnes âgées, des tricycles qui offraient moins de danger.
LAWSON : 1873
Cet Anglais construisit un vélocipède dont les pédales étaient placées à
la partie inférieure du cadre, entre les deux roues ; une chaîne transmet-
tait l’énergie du pédalage à une petite roue dentée, reliée à la roue arrière :
le pignon.
– 1877 : on utilisa pour la première fois les roulements à billes.
– 1889 : l’Anglais James Starley fabriqua un cadre dont la forme était à
peu près celle utilisée actuellement et réduisit le diamètre des roues jus-
qu’à la mesure des roues actuelles : 28 pouces. Ses vélocipèdes s’adjugè-
rent les premières places dans les courses et se montrèrent également
excellents pour le cyclotourisme : la bicyclette était née 11.
11. Le vélocipède avec deux roues de tailles différentes est appelé bicycle. La bicy-
clette a, elle, deux roues d’égal diamètre, sa roue arrière est actionnée par un système
(pédalier) agissant sur une chaîne.
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12. G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1969, p. 19.
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« Au Moyen Âge apparaissent des ouvrages imprimés (et illustrés) qui sont
des recueils de pratiques algorithmisées. On passe d’un mode de transmission
oral et ésotérique à un exposé écrit dont la présentation nécessite une mise en
ordre des pratiques décrites et la mise au point d’un vocabulaire écrit et gra-
phique. C’est un nouvel effort de réflexion que l’on peut retenir comme ayant
produit un peu plus de culture pour les lecteurs de ces ouvrages et une approche
plus raisonnée des pratiques pour les praticiens. Bien que le terme n’ait été
employé que plus tard, on peut déjà parler d’une technologie pratique ou pro-
fessionnelle qui vient surmonter les savoir-faire primitifs 13. » Il faudra
attendre le XVIIe siècle pour voir apparaître des ouvrages qui se déga-
gent des cas particuliers pour présenter inductivement des lois, des
principes, des préceptes, des règles. Toutefois, cela se fera à partir de
la réflexion sur les résultats précédents.
Ce qu’ont vécu les enfants a quelque chose à voir avec ce mouve-
ment. Partis de leur savoir-faire pour arriver à une mise en forme
réfléchie (s’efforçant de traduire les relations entre les éléments), ils
sont passés du vécu au représenté. Ensuite, ils se sont confrontés à la
nécessité de la mise au point d’un vocabulaire graphique. La réflexion
historique a permis d’enrichir le sens du travail réalisé, tout en renou-
velant leur rapport aux objets du quotidien.
CHAPITRE
7
Approche de la rationalité
(géométrie)
CLASSEMENT DE SOLIDES
1. 2. 3.
4. 5. 5’.
6.
NAISSANCE DE LA GÉOMÉTRIE
16. M. Serres, Les Origines de la géométrie, Paris, Flammarion, 1993, p. 127 (Les cita-
tions suivantes sont extraites du même ouvrage, respectivement p. 210 et p. 172).
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CHAPITRE
8
Déplacement cognitif
et résistances subjectives
L’ACTIVITÉ DE CONCEPTUALISATION
Faire et savoir
Avec la bicyclette, nous avons vu que savoir exigeait une rupture avec
l’expérience sensible, pragmatique. Pris dans un rapport d’usage à
l’objet, l’enfant doit s’en dégager pour comprendre le principe à
l’œuvre. Faire (du vélo par exemple) et comprendre (la manière dont
il fonctionne) sont des activités qui ne mobilisent pas sur les mêmes
buts (seule la panne oblige à descendre du vélo… changeant alors
l’orientation de l’activité). Autrement dit, passer de l’usage pragma-
tique à la compréhension exige réflexivité, mise à distance, décon-
textualisation. Lors de la construction du cube, la démarche initiale
a été celle du bricoleur : il y a eu résolution progressive des problèmes
qui se sont posés dans une logique guidée par la résistance du réel,
du matériau. Les difficultés rencontrées (les erreurs, les « pannes »)
ont permis une réflexion sur les règles de construction. Par la suite,
la démarche tendait à être plus proche de celle de l’ingénieur : les dif-
ficultés étaient anticipées, les différents éléments prenaient place dans
une cohérence globale, vis-à-vis d’un projet et dans une procédure
plus nettement définis. Au lieu d’avancer « en aveugles », les enfants
avaient pré-vu.
Dans les deux cas, savoir a demandé une pause (après ou entre les
différents faire). Selon la langue grecque, savoir signifie : « placer, poser,
[…], faire halte, s’arrêter ». Ainsi, « L’épistémè, savoir ou science, requiert un
lieu stable où le sujet s’arrête, en repos. Et le logos rapporte ou transporte vers
cette station ou cet habitat 18 ».
L’activité a transité par l’analyse des éléments (rôle de la chaîne,
des pignons ; caractéristiques des faces) et par l’identification de traits
distinctifs (rapport de démultiplication pédalier/pignon ; spécificités
des solides par rapport aux figures planes). Puis il y a eu synthèse et
retour à la complexité : reprise du vélo, reconstruction des solides,
afin d’éprouver ce qui s’était construit (« Décomposer et réunir constituent
dans une égale mesure les moments internes à la construction du concept 19. »).
S’il faut s’en détacher, le faire est néanmoins indispensable pour
construire le concept (faire n’impliquant pas toujours réalisation maté-
rielle). Encore faut-il qu’il y ait problème, obstacle, impasse (ou sen-
timent d’incomplétude), grâce auxquels le concept s’imposera autant
comme besoin (comprendre comment ça marche… ou pourquoi ça
ne marche pas), que par son caractère opératoire (grâce à lui, l’obs-
tacle peut être dépassé). Vygotski insiste sur le caractère productif,
créateur du concept et souligne le rôle essentiel joué par l’élément
fonctionnel dans son apparition. C’est seulement lors de l’émergence
Dire et savoir
Tant pour la bicyclette que pour le cube, il y a eu reconstruction
intellectuelle : suite aux premiers dessins du vélo (mais aussi pour
analyser les représentations des engrenages), suite aux difficultés ren-
contrées lors de la construction du premier cube. À chaque fois, c’est
grâce à la médiation du groupe que cela a pu se faire. Celui-ci était
l’espace d’interactions critiques ouvrant par la réflexivité à de nou-
velles élaborations plus complexes, soumises à la rigueur de la vali-
dation collective, à l’argumentation, dans une démarche ayant à voir
avec le débat scientifique (débat de preuves).
Par l’intermédiaire du langage, il y a eu passage de l’expression des
difficultés à la problématisation : quelles caractéristiques des objets ?
(Identification de leurs éléments constitutifs comme des relations entre
ces derniers). Dans le même temps, le choc avec la pensée des autres
a poussé chacun à la prise de conscience des faiblesses des proposi-
tions singulières et — progressivement — de la nécessité d’une « codi-
fication » commune : ce qui doit être représenté et sous quelle forme,
tri entre l’indispensable et l’accessoire, mise au point de techniques
et d’un langage spécifiques. Ainsi, au cours des différentes activités,
le langage a joué comme opérateur cognitif pour différentes fonctions
primitives (classification, analyse, symbolisation, synthèse), s’intégrant
à une nouvelle fonction complexe : la formation des concepts.
Autrement dit, le dire a été lui aussi un faire, mais un faire opératoire
pour la pensée : s’exprimer, argumenter ses hypothèses, problémati-
ser, nommer des entités spécifiques (catégoriser).
Dans ce processus, si les mots ont été des médiateurs, nous avons
vu que leurs significations ont évolué. Lors des séquences en géomé-
trie tout particulièrement, nous avons pu noter à plusieurs occasions
ce que Vygotski appelle des pseudo-concepts. Ainsi, les termes employés
par les enfants lors de la première classification, apparentés au voca-
bulaire spécifique de la géométrie plane (ronds, triangles, rectangles,
Tous ces éléments ne font que confirmer — s’il était encore besoin —
l’impossibilité de l’apprentissage de concepts « tout prêts », car « l’en-
fant assimile alors non pas des concepts mais des mots, il acquiert par la
mémoire plus que par la pensée et s’avère impuissant dès qu’il s’agit de tenter
d’employer à bon escient la connaissance assimilée ». L’élaboration concep-
tuelle doit donc précéder la nomination, le vocabulaire suivre la com-
préhension, car « presque toujours ce n’est pas le mot lui-même qui est
incompréhensible mais c’est le concept exprimé par le mot qui fait totalement
défaut à l’élève. Le mot est presque toujours prêt lorsque le concept l’est 21 ».
On peut ainsi comprendre l’incompréhension fréquente chez cer-
tains élèves, mais qui ne se dévoile pas toujours. L’écume des mots
entretient l’illusion de la clarté et de la transparence. Or, l’expérience
humaine le montre, les concepts, codes et langages ne vont pas de soi.
Leur simplicité apparente occulte les processus historiques laborieux
et complexes faits d’essais, d’erreurs, de régression parfois. À travers
les différents domaines abordés (écriture, technologie, géométrie) 22,
nous avons vu que le passage par la représentation constituait un pre-
mier dégagement de l’expérience.
Pourtant, le savoir ne s’est véritablement constitué qu’avec un second
niveau de représentation, qui « décolle » de la référence au réel et ins-
titue des idéalités (signifiant détaché du signifié ; concept incorporé
dans l’objet qui ne se donne pas à voir dans l’usage pratique, schéma
technique qui doit s’éloigner de l’objet pour ne rendre compte que
du principe ; idéalités des figures géométriques indifférentes aux tailles,
formes, matériaux et configurations). Y compris dans le domaine tech-
nologique, le passage par l’écriture a cristallisé ces transformations,
imposé de nouvelles formes aux savoirs.
Cette modification de la connaissance par l’écriture n’a pas que des
incidences sur le rapport au monde physique. L’histoire montre que
l’usage de l’écrit contribue dans le même temps à remanier l’organi-
sation sociale.
Dès l’origine, l’écrit sert les rapports de pouvoir. Qui manie l’écrit
peut gérer de plus vastes échanges commerciaux, mais aussi organi-
ser l’espace social par des lois et des codes juridiques. La vie religieuse
n’échappe pas à l’influence de l’écrit : les livres sacrés assoient l’au-
torité du prêtre.
Par la mise en forme qu’il impose, l’écrit codifie les pratiques, pro-
pose une autre vision du réel. Grâce aux traces du passé, l’histoire
peut naître, mais aussi une autre forme de transmission, hors de l’ex-
périence directe. L’invention de l’imprimé rend les sources plus nom-
breuses et plus accessibles, ce qui donne un nouvel élan à la
récapitulation critique des savoirs. Lus par un plus vaste lectorat, les
livres requièrent une standardisation de la typographie et la codifica-
tion de l’orthographe, mais aident aussi à l’expression d’une nouvelle
rationalité. Au XVIIe siècle, les savoirs sont systématiquement interro-
gés, on assiste à un essor scientifique considérable. Désormais, aux
savoirs « locaux » se substituent des lois et des principes plus généraux.
23. Cf. J. Bernardin, « Culture écrite et pouvoir », Dialogue n° 83-84, printemps 1996,
pp. 14-20.
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24. Cf. F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules
Ferry, Tome 1, Paris, Éd. de Minuit, 1977, p. 176.
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vant une maîtrise pratique), les autres sont dans un rapport scriptural
au langage (utilisé pour formaliser, objectiver, mettre à distance, etc.),
qui permet de s’émanciper de l’ici et maintenant de cette pratique,
au service d’une maîtrise symbolique. Or, qui connaît et peut jouer des
règles est (se met) en situation de pouvoir vis-à-vis de celui qui fonc-
tionne sans principe explicite : l’écrit constitue ainsi une « ligne de
démarcation » formée socio-historiquement dans des rapports de domi-
nation. Les difficultés de certains élèves pourraient provenir du sen-
timent d’étrangeté éprouvé dans les formes de relations sociales
particulières promues par l’école, être l’expression d’une résistance à
celles-ci.
Ainsi, apprendre exige une rupture cognitive (pour passer de l’ex-
périence première aux concepts), mais engage aussi l’identité, épreuve
subjective pouvant être vécue comme exigeant une rupture avec le
passé (changer, au risque de ne plus « parler le même langage » que
ses proches). Comment faciliter l’accès de tous à la culture écrite ?
Si pour certains, le langage vaut pour son contenu plus que pour
sa forme, et trouve sa raison d’être dans l’accompagnement des situa-
tions référantes, il revient à l’école de mettre en place des situations
diversifiées, alternant expérience et réflexivité. Plus inhabituel pour
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les uns que pour les autres, l’usage du langage dans l’ensemble de
ses fonctions et en particulier dans ses fonctions cognitives mérite d’être
plus systématique. C’est la pratique de la théorisation qui permet de
construire réellement des savoirs : trop souvent, y compris lorsque les
élèves ont résolu la situation-problème, la formalisation leur échappe,
reprise par l’enseignant. C’est pourtant là que se joue l’essentiel de
la transformation des points de vue, là où l’empirisme doit céder la
place à une rationalisation progressive. Le rôle que peut jouer le lan-
gage dans le processus de conceptualisation, quels que soient les
champs considérés, a déjà été évoqué.
26. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture (1880-1980), Paris, BPI-Centre
Georges-Pompidou, 1989, p. 402.
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CHAPITRE
9
Pour Aurélien, outre l’exigence signifiée par ses parents pour qu’il
« s’y mette », la mobilisation a essentiellement opéré à partir de l’ex-
périence scolaire. L’intérêt provoqué pour de nouveaux objets, le sta-
tut qu’a pris le livre (support projectif), mais aussi les différentes
activités ont convergé pour le confronter de manière exigeante au
réel. La diversité des terrains d’activité lui a permis de multiplier les
occasions de gratifications, qui donnent envie de progresser, et à terme
génèrent le sentiment de compétence. Ces réussites ont nourri l’es-
time de soi et suscité de nouveaux besoins. Situées dans la zone de
proche développement, les sollicitations des activités ont permis, grâce aux
interactions multiples avec les autres enfants, l’accélération du déve-
loppement.
LE RÔLE DE L’ÉCRIT
souvent citée est importante tant pour les contenus et les capacités
opératoires qu’elle contribue à développer que comme point d’appui
fréquent des premières réussites, il faut reconnaître un rôle central à
l’écrit.
30. Au CE1 en janvier, de plus en plus d’enfants arrivent le matin porteurs d’écrits
(narratifs ou poétiques) composés librement à la maison. Les effets de « contagion »
sont manifestes.
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Conclusion
Conclusion 215
32. Pour Bachelard, on connaît contre ce que l’on sait déja, par rupture avec les
connaissances antérieures. Les principaux obstacles à la pensée scientifique sont l’ex-
périence première, la connaissance générale (souvent marquée d’empirisme), l’obs-
tacle substantialiste (attachant nos sensations aux objets).
33. « La détermination et la prise de conscience des buts n’est en aucun cas un acte auto-
matique et instantané, mais un processus relativement long d’approbation des buts par l’action,
au cours duquel […] ils acquièrent un contenu concret. », A. Leontiev, Activité, conscience,
personnalité, op. cit., p. 117.
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Conclusion 217
– Psychogénétique :
La confrontation, tant aux autres qu’au réel, accélère le dévelop-
pement. Nous l’avons pointé lors du classement du fichier-mots chez
Aurélien en particulier : l’activité lui a permis de dépasser la pensée
par couples et l’égocentrisme, en créant les conditions d’une décen-
tration, d’une prise en compte des autres, ouvrant sur la deuxième
période des opérations concrètes et de nouvelles capacités de séria-
tion (dont les effets-incidents seront relevés notamment en mathé-
matiques). Cela corrobore la pertinence d’apprentissages qui
précèdent le développement, ainsi que l’avançait Vygotski, appelant à
solliciter des fonctions qui ne sont encore qu’au stade de la matura-
tion, dans la zone proximale de développement.
Conclusion 219
Si ces savoirs, sous leur forme achevée, peuvent être utilisés par le
plus grand nombre, ils peuvent aussi être mystificateurs et discrimi-
nants. Leur apparente simplicité comme la banalisation de leur usage
occultent leur complexité, leur sophistication intrinsèque. Ceux qui
ont des difficultés à en comprendre d’emblée la logique ont tôt fait
de croire à leur incapacité. Mystification doublée du côté du sens :
transmis comme des évidences, ils sont coupés de leur signification
originelle, des questions auxquelles ils répondent. Ainsi, les pouvoirs
nouveaux de compréhension et d’action qu’ils permettent sur le réel,
facteurs de développement symbolique, s’effacent devant la valeur
d’échange (pour « passer » dans la classe supérieure, pouvoir prétendre
au « bon métier »…).
Cette approche des savoirs n’est pas sans effet sur les élèves. Si pour
les uns, leur appropriation s’inscrit dans un projet qui les transcende
(mobilisation sur et à l’école articulée à un avenir anticipé, à un sens
identitaire : être autonome, etc.), pour les autres leur caractère for-
mel est un obstacle, et seuls des mécanismes basés sur la répétition
peuvent assurer une fragile maîtrise pratique, qui ne résistera pas à
l’épreuve du transfert créatif. Certains abandonneront face à ce qui
représente un non-sens, d’autant plus quand l’enseignement fait la
double impasse, sur les significations sociales (à quoi ça sert ?) et sur
le processus de conceptualisation (comment ça marche ?). Ceux-ci fini-
ront par se penser « nuls en maths », « pas doués pour la techno » ou
« n’aimant pas lire », intériorisant alors leur dépossession.
N’y a-t-il pas là des éléments essentiels pour élaborer d’autres pra-
tiques ?
Conclusion 221
Faire en sorte que tous puissent réussir bien sûr… Pour cela per-
mettre une expérience de l’altérité qui n’exige pas (confusément) le
reniement d’une part de soi : tel est l’enjeu de cette approche anthro-
pologique.
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Glossaire
Archigraphèmes :
Graphèmes fondamentaux, présentant le plus haut degré de fréquence (Ex. :
I couvre 98 % des transcriptions du phonème [i] ; O couvre 75 % des trans-
criptions de [o] ou [ ], etc.).
c
Écritures idéographiques :
Systèmes d’écriture utilisant des pictogrammes (dessins représentant directe-
ment le réel présent ou mythique) ou des idéogrammes (signes notant globa-
lement une idée, mais ayant perdu toute trace figurative). Chaque mot est
représenté par un signe unique et étranger aux sons dont il se compose.
Écritures sémiographiques :
Systèmes d’écriture utilisant le principe de double représentation. L’expression
graphique distingue chaque contenu de tous les autres et reproduit en même
temps des éléments phoniques qui les distinguent (usage figuré des idéo-
grammes primitifs et compléments phoniques pour pallier les risques d’am-
biguïté et de confusion. Ex. : le rébus en Égypte).
Écritures phonographiques :
Systèmes d’écriture où les signes représentent exclusivement la suite des sons
se succédant dans le mot; écritures pouvant être syllabiques (à chaque syllabe
orale correspond un signe), consonantiques (chaque graphème représente une
consonne, parfois accompagnée d’une voyelle) ou alphabétiques (consonnes et
voyelles sont toutes représentées). La forme la plus simple établirait une rela-
tion bi-univoque entre le signe oral et le signe écrit, ce qui est rarement le cas.
Graphèmes de base :
Graphèmes les plus fréquents chargés de transcrire les sons, hors des variantes
positionnelles (Ex. : o - au - eau pour transcrire [o]).
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Phase logographique :
Phase pendant laquelle l’enfant identifie les mots grâce à des indices extra-
linguistiques (forme, couleur, contexte) ou des traits visuels saillants (pre-
mière lettre, accent, etc.) sans prise en compte de l’ordre des lettres ni des
aspects phonologiques.
Plurisystème :
Nom proposé par Nina Catach et l’équipe CNRS-HESO (HESO : Histoire et
Structure de l’Orthographe) pour caractériser notre système écrit, système
comportant :
– des phonogrammes (graphèmes transcrivant les phonèmes, comprenant les
archigraphèmes et leurs variantes positionnelles — Ex. : g dans garçon, gu
dans bague —, dont l’usage est réglé par les lois de position) ;
– des morphogrammes (marques de série ou de sens situées, pour les renfor-
cer, aux jointures des mots, maintenus graphiquement identiques qu’ils soient
prononcés ou non : préfixes, suffixes, lettres dérivatives — temps/temporel- sou-
riant/souriante —, etc.) ;
– des logogrammes (compléments de type « idéographiques » permettant de
distinguer les mots qui se prononcent de la même manière : sept/cette —
poids/pois…) ;
– des lettres étymologiques et historiques (certaines consonnes doubles, l’ac-
cent circonflexe, graphies d’origine grecque ou latine : sculpter, théâtre…).
Valeurs conventionnelles :
Valeurs courantes des graphèmes d’un système linguistique donné, compre-
nant éventuellement des variantes positionnelles (Ex. : g pouvant se pro-
noncer [g] ou [J]).
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Bibliographie
Bibliographie 227