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Forum Éducation Culture


Collection dirigée par Jean-Yves Rochex

Au centre de multiples débats, les questions d’éducation – et celles


qui concernent plus particulièrement l’École – gagnent à être pen-
sées et éclairées à partir des travaux et des résultats de recherche
produits dans différents domaines disciplinaires : histoire, anthro-
pologie, sociologie, psychologie, didactique…

L’ambition de la collection Forum Éducation Culture est de conjuguer


ces différentes approches et d’offrir au lecteur non-spécialiste les
meilleures synthèses permettant de comprendre l’Éducation comme
processus multidimensionnel où se jouent de façon indissociable les
rapports de la société et de la culture à elles-mêmes, ainsi que le
processus de développement des sujets humains.

L’École prend aujourd’hui une part essentielle dans ce processus.


D’où la nécessité de mieux la connaître dans son histoire, ses pra-
tiques et ses modes de fonctionnement, pour mieux en percevoir
les dynamiques d’évolution, et mieux analyser les problèmes qu’elle
rencontre.

Mais l’Éducation ne se réduit pas à l’École ; elle intéresse la société


tout entière. Comme l’a écrit Jerome Bruner, elle est la tentative
complexe d’adapter la culture aux besoins de ses membres, et
d’adapter ceux-ci et leur manière d’apprendre aux besoins de la
culture ; elle n’est pas seulement une préparation à l’entrée dans
la culture, mais une des incarnations majeures du mode de vie de
cette culture.

Appréhender l’École et les phénomènes éducatifs à partir d’une


approche culturelle, telle est donc l’ambition de la collection Forum
Éducation Culture. Le lecteur y trouvera non seulement des travaux
de synthèse, français et étrangers, sur les problématiques essen-
tielles en Éducation, mais aussi des ouvrages rendant compte de
manière réflexive de leur mise en œuvre dans la pratique péda-
gogique et éducative d’aujourd’hui.

© Éditions RETZ, 1997


© RETZ/VUEF, 2002 pour la présente édition
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SOMMAIRE

Remerciements 7
Préface de Jean-Yves Rochex 9

INTRODUCTION 15
• L’enfant au centre ? 16
• Approcher la complexité d’une classe 17
• À travers l’écrit, l’ensemble du rapport au savoir en jeu… 18
• Une certaine conception de l’activité 18

Première partie
L’ÉCOLE FACE À LA DIVERSITÉ 21

Chapitre 1 L’« état des lieux » à la rentrée au CP 23


• À l’écoute des élèves 24
– Le rapport à l’activité : des différences significatives 25
– Ce qu’ils viennent apprendre 28
– Les idées sur l’écrit, la lecture et son apprentissage 29
• À l’écoute des parents 32
– Le passage au CP : un rite ? 32
– Des initiations contrastées 33
• Les effets du discours familial 37

Chapitre 2 Quelles réponses de l’école ? 41


• La mise en place des « coutumes » de la classe 41
– L’élaboration de repères 42
– Le rapport aux « règles du jeu » 43
– Développer l’intérêt pour de nouveaux objets 45
• Le rapport école / famille 48
– Éclaircir attentes, rôles et « missions » 49
– Visibilité et lisibilité des activités scolaires 51

Deuxième partie
L’ACTIVITÉ DES ÉLÈVES, QUELS REPÈRES ? 55

Chapitre 3 Une démarche de découverte de l’écrit 59


• Ce qu’ils savent déjà 60
• De la mise en ordre dans le complexe 60
– Le repérage dans l’espace de l’écrit 60
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4 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

– Construire du sens 61
– La langue telle qu’elle est : des réflexions
« sauvages » à la systématisation 62
• Progression 63
• Des usages sociaux différenciés 65
• L’écrit à la maison et dans la rue 67

Chapitre 4 Nature du système écrit et stratégies de lecture 73


• Une représentation qui échappe au figuratif 73
• D’où partent-ils ? (fin septembre) 78
• Les étapes de la conceptualisation 81
• Découverte de textes (début octobre) 87
• Le classement des mots du fichier (début décembre) 100

Chapitre 5 Les évolutions sur l’année 127


• Une organisation qui se différencie 127
• Le déplacement des conceptions 129
• Compétences et rapport à l’écrit 130
• Comportements et envie d’apprendre 132
• L’activité transforme 134
– Corinne : « J’avais peur… » 135
– Mélodie : « Faut écouter, faire des trucs » 136
– Sandy : « Elle est jamais à sa place, elle est pas
“attentionnée”… » 138
• Le souci de clarté cognitive 142
• Peut-on parler de méthode ? 144
• Une conception de l’apprentissage 149
– Une activité pensée depuis les contenus 149
– Ne pas attendre 151

Troisième partie
LA CULTURE ÉCRITE NE S’ARRÊTE PAS À L’ÉCRIT 153

Chapitre 6 Modifier le rapport aux objets (technologie) 159


• « Dessine-moi un vélo… » 160
• Partir de l’objet pour se centrer sur son principe 168
• Le retour au vélo : approche historique 172
• Technologie ou culture technique ? 175

Chapitre 7 Approche de la rationalité (géométrie) 177


• Classement de solides 177
• Décrire un solide sans le voir 180
• Construire un cube sans modèle 181
• Imaginez le développement du cube… 182
• Naissance de la géométrie 185
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Sommaire 5

Chapitre 8 Déplacement cognitif et résistances subjectives 187


• L’activité de conceptualisation 187
– Faire et savoir 187
– Dire et savoir 189
• L’écrit, ligne de démarcation symbolique et sociale 192
• Des points particulièrement sensibles 195

Chapitre 9 Les processus de mobilisation 197


• Des trajectoires singulières 197
– Émilie : « Il faut travailler, très, très bien travailler » 197
– Mélanie : « Je la vois plus chahuter que se fixer
sur quelque chose… » 198
– Aurélien : « Il allait falloir être calme, attentif,
se discipliner. » 200
– Naïké : «À la maison, tu peux lui parler en français,
elle n’aime pas… » 203
• Les facteurs de mobilisation 206
• Le rôle de l’écrit 209

Conclusion 213
• L’activité, tremplin de la mobilisation scolaire 214
• Pour une approche anthropologique du savoir 219

Glossaire 223
Bibliographie 225
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À Nicole,
Stève et Fanny

Remerciements

M a gratitude va d’abord aux élèves et à aux parents qui, avec gentillesse, ont
accepté de collaborer aux recherches à l’origine de ce livre.
Version remaniées d’une thèse soutenue en juin 1995 à l’université VIII sous la
direction attentive de Bernard Charlot, cet ouvrage ne serait pas ce qu’il est sans l’aide
amicale et patiente de Jean-Yves Richex aux différentes phases du projet. Mes remer-
ciements vont aussi à Elisabeth Bautier, Jacques Fijlkow, Jean Hébrard et Philippe
Meirieu, pour l’intérêt qu’ils ont porté à cette approche.
La réflexion et les pratiques exposées ici sont redevables aux échanges et travaux
menés dans le cadre du Groupe Français d’Éducation Nouvelle (GFEN). Merci tout
particulièrement à Marie Serpereau, François Quilbeuf et Jean Bernardin pour leur
avis critique et leur soutien sans faille…
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Préface
de Jean-Yves Rochex*

L es injonctions, les affrontements et les polémiques sur le « com-


ment faire » ne manquent pas dès lors que l’on touche aux questions
de l’École et des apprentissages, tout particulièrement pour ce qui
concerne l’entrée dans l’écrit, l’apprentissage du lire et écrire. Les dis-
cours institutionnels, politiques ou médiatiques manquent rarement de
prôner ou, plus souvent, de mettre en cause telle ou telle « méthode »,
le plus souvent sans beaucoup d’égards ni pour ce qu’est la réalité des
classes, ni pour ce qu’est la spécificité des contenus et des techniques
intellectuelles enseignées, ni pour l’analyse rigoureuse des difficultés
rencontrées par les élèves sur le chemin de leur appropriation.
L’ouvrage que nous propose Jacques Bernardin, consacré à l’entrée
dans la culture écrite d’élèves de Cours préparatoire, se situe fort heu-
reusement hors des querelles de méthode et des rivalités d’école. Ce
qui ne signifie évidemment pas que son auteur, enseignant chevronné
et militant pédagogique, n’ait pas de convictions fortes. Il en a, les-
quelles sont solidement ancrées tout à la fois dans son expérience pro-
fessionnelle et militante et dans l’importante culture théorique et le
travail d’analyse réflexive à partir desquels cette expérience s’est éla-
borée et transformée au fil des années. Mais — et c’est un des mérites
de cet ouvrage — ces conceptions ne sont pas défendues ou affirmées
pour elles-mêmes ; elles sont données à voir, ou plutôt à lire, « en
actes », elles sont mises à l’épreuve non seulement du travail mené
par l’enseignant, mais surtout de celui qu’il obtient de ses élèves.

* Jean-Yves Rochex est maître de conférences à l’Université Paris VIII, membre de


l’équipe de recherche ESCOL.
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10 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

Se tenant donc à distance des querelles de méthode, l’auteur n’en


est que plus disponible pour donner à voir et analyser l’activité des
élèves confrontés à cet instrument complexe qu’est notre système écrit
et à ses différentes fonctions, pour décrire et rendre intelligibles leurs
représentations de ce système et de ce que requiert son appropriation
et les stratégies qu’ils mettent en œuvre dans et hors l’école. Le maté-
riau est puisé à la source : dans la vie ordinaire de la classe, dans l’ob-
servation et l’analyse de séquences de travail et dans des entretiens
recueillis tant auprès des élèves que de leurs parents à différents
moments de l’année. Il concerne un même groupe-classe, socialement
hétérogène, dont l’auteur a eu la charge en tant qu’enseignant et qu’il
a ainsi pu suivre durant deux années (CP et CE1), sans que cela soit
préjudiciable à la rigueur nécessaire au travail d’analyse.
Tel est le premier déplacement qu’opère ce livre par rapport à
nombre de ceux qui portent — en apparence — sur le même objet :
focaliser le regard sur l’activité des élèves, sur ses heurs et malheurs,
pensés et analysés à partir d’une réflexion historique et linguistique
sur la spécificité de notre système écrit et de ses évolutions. Ici l’ap-
port de Jacques Bernardin est double.
D’une part, il nous montre que des enfants en début d’apprentis-
sage du lire et écrire peuvent — individuellement et collectivement —
redécouvrir et conceptualiser, pour leur compte et à leur mesure, des
étapes cruciales de l’histoire de l’écriture (renoncement à la figura-
tion, invention de principes de classement qui conduisent à l’alpha-
bet, etc.), et en retirer d’importants bénéfices pour leurs apprentissages
scolaires et leur développement personnel. Sont ici mises à profit de
manière extrêmement heuristique et féconde aussi bien les connais-
sances historiques et anthropologiques concernant l’écriture que ce
que nous apprend la psychologie génétique sur les étapes de la concep-
tualisation du système écrit par l’enfant.
D’autre part, les analyses de séquences enregistrées qu’il nous livre
(portant sur cette redécouverte, sur l’exploration de textes inconnus
ou encore sur le dessin du vélo et l’analyse de son fonctionnement)
sont des modèles du genre, genre qui, il faut bien le dire, n’est mal-
heureusement guère fréquenté. Le décryptage de ces séances, l’ana-
lyse pas à pas de la dynamique intellectuelle collective qui s’y
développe, l’examen minutieux des interventions et apports successifs
de certains élèves à cette dynamique collective nous donnent à voir,
bien mieux que n’importe quel discours, comment l’activité collective
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Préface 11

et l’activité individuelle s’enrichissent mutuellement tout en se nour-


rissant l’une et l’autre de la confrontation rigoureuse au réel de leur
objet, dans une démarche que l’auteur, avec le GFEN, qualifie d’« auto-
socio-construction » du savoir. À charge pour l’enseignant de mettre
en œuvre les situations et de choisir les consignes de travail les mieux
à même de susciter chez les élèves une réelle activité cognitive et un
réel échange intellectuel portant sur les contenus d’apprentissage visés
(et non la multiplication de tâches sans réel contenu à laquelle don-
nent trop souvent lieu certaines vulgates des pédagogies « actives »),
d’être le garant de l’exigence de rigueur nécessaire à l’apprentissage,
de savoir relancer la réflexion et l’échange en prenant appui sur telle
intervention précise, en en sollicitant l’explicitation ou la justification
par son auteur…
Concevoir et analyser — dans le feu de l’action comme dans l’après-
coup — l’activité des élèves à partir d’un regard rénové sur les conte-
nus : le rôle et la responsabilité de l’enseignant n’en sont en rien
diminués. Tout le travail que nous donne à voir Jacques Bernardin
témoigne du contraire. Celui-ci ne se limite d’ailleurs pas à la pré-
sentation de séquences primordiales mais ponctuelles. Il inscrit celles-
ci dans une progression sur l’année. Il nous présente non seulement
l’évolution des performances évaluées des élèves à divers moments de
l’année, mais aussi celle de leurs représentations de la lecture, de ses
usages et de son apprentissage, nuançant par l’étude de cas singuliers
ce qu’une analyse portant sur l’ensemble de la classe pouvait avoir de
trop général.
Le deuxième déplacement qu’opère cet ouvrage tient à son objet :
l’entrée dans la culture écrite. Celle-ci ne se limite pas à l’appropria-
tion du lire-écrire. Elle requiert et construit, tout à la fois, une maî-
trise symbolique, seconde, réflexive, explicite, consciente, qui prend
le langage comme objet, rompant ainsi avec les modes d’usage où il
demeure une pratique qui s’ignore comme telle, qui s’oublie dans son
fonctionnement et se fond dans les actes, les événements et les situa-
tions*. Entrer dans la culture écrite, c’est modifier son rapport au lan-
gage et son rapport au monde, c’est se construire des modes de pensée
qui viennent ordonner, raisonner et donc transformer ce qui, dans
l’expérience ordinaire, peut relever de l’usage et de la pratique impli-

* Cf. les travaux d’anthropologie culturelle menés par Jack Goody et ceux de socio-
logie des pratiques langagières menés par Élisabeth Bautier et Bernard Lahire.
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12 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

cites, non conscients. Une telle disposition générale à l’égard des pra-
tiques, langagières ou autres, semble aller de pair non seulement avec
la construction progressive des connaissances, mais surtout avec l’éla-
boration d’un rapport au savoir permettant de construire le monde
et l’expérience comme objets de connaissance et soi-même comme
sujet connaissant.
« La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit », nous démontre Jacques
Bernardin en nous donnant à voir, là encore à partir de l’analyse de
l’activité des élèves, combien cette disposition réflexive est nécessaire
à la réussite dans la plupart des domaines disciplinaires. L’analyse des
séquences portant sur la représentation et le fonctionnement du vélo
est exemplaire de ce point de vue ; elle nous montre un réel travail
technologique qui, à partir d’un usage, d’un « faire » familier à tous les
élèves, permet la construction d’un véritable savoir. Là encore, la
confrontation des premières représentations que les élèves donnent
du vélo avec les étapes historiques qui ont permis de passer de la drai-
sienne à notre bicyclette se révèle non seulement riche de surprises
mais extrêmement féconde et heuristique pour la réflexion didactique.
Modifiant le rapport au langage et au monde, l’entrée dans l’écrit
ne saurait donc avoir lieu sans transformations cognitives. Mais elle
ne saurait pas non plus s’effectuer sans transformations (et résistances)
subjectives de celui qui apprend et de ses rapports à autrui, sans évo-
lution du sens qu’il donne à son expérience scolaire et des mobiles
qu’il y investit. Le sens de l’expérience scolaire ne se noue pas seu-
lement autour des significations sociales et culturelles des savoirs et
des pratiques qui y sont enseignés et appris ; il s’élabore également à
partir des modalités toujours singulières selon lesquelles ces savoirs et
pratiques, cette expérience s’inscrivent et se négocient dans la famille
et dans l’histoire du sujet.
Tel est le troisième déplacement que nous propose Jacques Bernardin
concernant l’entrée dans la culture écrite, en montrant combien les
conduites des enfants, mais aussi les propos recueillis auprès des
parents, permettent de penser que l’appropriation de l’écrit participe
indissociablement de l’élaboration de soi et de la redéfinition de sa
place dans la famille et s’inscrit nécessairement dans les rapports inter-
générationnels et intersubjectifs constitutifs de l’histoire familiale. Ce
processus ne va pas de soi, particulièrement pour les élèves dont la
famille est peu familiarisée avec l’écrit ou avec la langue française. La
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Préface 13

mobilisation des élèves n’est jamais sans embûches ni contradictions,


tenant parfois aux attentes et aux angoisses des parents, à leur propre
expérience (ou absence d’expérience) scolaire et à leurs représenta-
tions de l’école et des apprentissages, voire aux ambivalences dont est
tissée l’histoire familiale. D’où l’importance de l’écoute et de la recon-
naissance de ces attentes et de ces angoisses, voire de celle du tra-
vail — nécessairement partiel et prudent — d’élaboration et
d’élucidation des modes d’inscription de l’histoire et de la scolarité
de chaque enfant dans la constellation familiale, du sens dont elles
sont investies par chacun des protagonistes de l’histoire de la lignée.
Les processus singuliers de transformation cognitive et subjective
qu’étudie plus spécifiquement Jacques Bernardin (le cas de Naïké
mérite à cet égard une attention particulière) témoignent de ce que
les rapports entre développement cognitif et développement affectif,
loin d’être constants, sont évolutifs et font eux-mêmes l’objet d’un
développement* ; ils montrent bien qu’apprendre — et sans doute plus
particulièrement apprendre à lire, entrer dans la culture écrite —,
c’est grandir. À preuve cet entretien, recueilli par l’auteur lors d’un
précédent travail, où une maman, après avoir fait un bilan positif de
l’année de CP qui vient de s’achever et qui a permis à sa fille non
seulement d’entrer dans l’écrit mais de faire de la lecture une affaire
personnelle, ajoute pour conclure : « Maintenant, elle est à un cap où
elle veut plus dessiner, elle veut ranger ses jouets de bébé dans sa
chambre. Elle a des jouets de bébé qu’elle veut plus voir ! »
Il est d’ailleurs permis de penser qu’un tel processus de « subjecti-
vation » a d’autant plus de chances de se produire pour le maximum
d’élèves que les apprentissages proposés et réalisés à l’école ont une
réelle épaisseur anthropologique permettant à chaque enfant de « vivre
le savoir comme aventure humaine », selon l’expression qu’affectionne
Jacques Bernardin, et d’inscrire son devenir propre dans un dialogue
avec l’histoire des hommes, avec les concepts, les techniques, les signi-
fications et les œuvres dont elle est tissée. Telle est du moins la pers-
pective que cet ouvrage nous invite à poursuivre en le refermant, ce
qui est le propre des travaux riches et stimulants, pour la pensée
comme pour l’action.

* Cf. sur ce point les travaux convergents de Lev Semionovitch Vygotski et de Henri
Wallon.
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Introduction

V ingt ans de débat critique sur l’apprentissage de la lecture ont-ils


suffi pour modifier les pratiques de manière significative ? Si le rap-
port 1 de l’Inspection générale (1995) note un souci assez partagé d’as-
socier accès au sens et maîtrise de la combinatoire au CP, il relève
toutefois parmi les points faibles, « l’absence quasi générale d’articulation
entre les activités concernant la combinatoire, celles portant sur la reconnais-
sance des mots et leur sens, et celles portant sur la signification des textes […]
le peu d’attention accordée aux procédures utilisées par l’élève pour reconnaître
les mots et accéder au sens », ainsi que « le peu d’importance attachée à la
production de textes ». Stratégie de l’entre-deux d’un hypothétique juste
milieu, c’est ce qui émerge d’une autre étude réalisée par Éliane et
Jacques Fijalkow 2 pour qui les pratiques déclarées apparaissent plus
marquées par la tradition que par le changement. Autrement dit, le
« nouveau » côtoie souvent l’« ancien » sans que soit évidente la cohé-
rence générale de l’apprentissage. Mais les hésitations des recom-
mandations officielles et le manque de repères dont se plaignent les
enseignants n’y contribuent-ils pas ? Cela interroge la formation, elle-
même troublée par les positions théoriques qui apparaissent contra-
dictoires. Est-il possible de sortir des querelles de position autour des
méthodes ?
L’ambition ici est de proposer un changement de point de vue : sus-
pendre la question des méthodes et regarder ce qui se passe dans le

1 . MEN-Inspection générale de l’Éducation nationale, L’apprentissage de la lecture à


l’école primaire. Bilan et perspectives : analyse des difficultés, des échecs et des réussites, jan-
vier 1995.
2. Cf. É. et J. Fijalkow, « Enseigner à lire-écrire au CP : état des lieux », in Revue
française de pédagogie n° 107, avril-mai-juin 1994, p. 63-79.
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16 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

concret de la classe, s’attacher aux processus d’apprentissage. Comment


les enfants font-ils pour apprendre ?

L’ENFANT AU CENTRE ?

« Mettre l’enfant au centre du système éducatif », certes, mais


encore faut-il disposer de repères pour cela. Dès les premiers jours
de classe, l’investissement des uns et des autres comme les façons
d’agir sont fort divers : certains sont attentifs, calmes et posés, quand
d’autres ont du mal à se concentrer, ou semblent indifférents…
Pourquoi ? Quels éléments pourraient expliquer ces différences d’at-
titudes et de comportements ? Les enfants arrivent porteurs d’une
double expérience, familiale et scolaire. Qu’est-ce qui fait trace, est
signifiant pour eux ? En particulier, comment les parents préparent-
ils leur enfant à la « grande école », quels points d’appui lui propo-
sent-ils ?…
Quoi qu’il en soit, l’école doit s’adresser à tous. Comment prendre
en compte ces singularités sans renoncer aux objectifs communs,
accueillir la diversité tout en spécifiant les exigences propres à l’école ?
Qu’est-ce qui est de nature à développer des envies de faire, de savoir
et d’apprendre lorsque celles-ci sont aléatoires ou fugaces ?
D’où qu’il parte, chacun va être confronté à l’apprentissage et ajus-
ter ses propositions face aux demandes qui lui sont faites. Bien sûr,
la divergence est fréquente, faite d’essais, de propositions pertinentes,
mais aussi d’erreurs. Si l’on veut entrer dans une démarche moins
normative que compréhensive, accompagner leur apprentissage plus
que sanctionner la « faute », il est nécessaire de comprendre les
logiques à l’œuvre : de quoi les différentes réponses des élèves sont-
elles significatives ? Comment les interpréter ?
Mais cela ne suffit pas encore, car l’école doit permettre l’évolution
des conceptions et des stratégies, tendre à la maîtrise des apprentis-
sages. Tenir à distance les querelles de méthode, ce n’est pas oublier
la question de l’activité, ici pensée à partir d’une analyse des conte-
nus et des pratiques sociales en jeu, resitués dans une perspective his-
torique. L’ensemble de ces repères éclaire les stratégies mises en œuvre
par les enfants, permet d’anticiper sur les étapes ultérieures et d’adap-
ter les demandes.
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Introduction 17

Concrètement, comment faire ? Cette préoccupation majeure est au


centre de l’ouvrage : donner à voir différentes séquences pédago-
giques, et suivre les déplacements individuels et collectifs qu’elles per-
mettent.

APPROCHER LA COMPLEXITÉ D’UNE CLASSE

Le terrain qui sert de point d’appui à ce propos est situé dans une
école implantée en lisière du centre-ville, bordée à sa périphérie par
un quartier ouvrier. Le recrutement est donc socialement hétérogène :
une classe « ordinaire » de ville moyenne en somme, où l’enfant dont
les parents squattent un appartement promis à la démolition côtoie
celui qui habite une maison bourgeoise, où celui dont les parents sont
au chômage ou divorcés a un voisin dont le père est cadre et la mère
au foyer…
Ni recherche de laboratoire, ni description d’une méthode, ni
« modèle » qui vaudrait à tout coup, il s’agit ici plus modestement d’ap-
procher la complexité d’une classe en s’efforçant d’en restituer les
différentes dimensions, objectives et subjectives : s’attacher à com-
prendre le sens de ce qui s’y passe, suivre les évolutions singulières,
apprécier l’effet des interactions dans — comme hors — la classe (des
différents acteurs entre eux, mais aussi en relation avec des savoirs) et
le tout dans la durée, de l’intérieur même. Différents moyens ont servi
cet objectif : entretiens semi-directifs avec les enfants d’une part, avec
les parents d’autre part, à différents moments (début du CP, décembre,
juin, puis en décembre du CE1 pour certains) ; analyses d’activités ;
observations au quotidien de la classe et témoignages des parents sur
les déplacements constatés à la maison ; résultats aux évaluations ;
comptes rendus de réunions de parents 3.
Cette pratique réflexive cherche à éclairer les processus d’appren-

3. L’essentiel de ce qui est exposé ici s’appuie sur une recherche menée dans une
classe de 1993 à 1995 (J. Bernardin, Lire-écrire au CP / CE1 : le rôle de l’activité dans
l’évolution des mobiles d’apprendre, thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation, uni-
versité Paris VIII-Saint-Denis, 1995), la première partie croise les éléments obtenus
en 1993 avec ceux relevés en 1990 d’une part (à l’occasion d’un DEA sur le même
thème), et des entretiens réalisés à la rentrée 1995 avec un autre CP d’autre part.
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18 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

tissage, s’attache à construire des repères, des outils pour comprendre.


Bien qu’elle ait un ancrage particulier, il me semble qu’un certain
nombre d’éléments échappent à la contingence, et peuvent prendre
valeur dans d’autres contextes, avec d’autres publics.

À TRAVERS L’ÉCRIT, L’ENSEMBLE DU RAPPORT


AU SAVOIR EN JEU…

Si l’on sait que les enfants de six ans ont « des idées » sur l’écrit 4,
il semble que celles-ci ne soient pas indépendantes d’un rapport au
savoir plus large, constitué en grande partie depuis l’espace socio-fami-
lial. Ce rapport au savoir a une forme identitaire (quand savoir prend
sens par rapport à des attentes familiales, à des modèles identifica-
toires, à l’avenir projeté, à l’image qu’on a de soi-même) et une forme
épistémique (sens lié à la conception de l’apprentissage, à la nature de
l’acte d’apprendre et du fait de savoir) 5. Saisir les éléments constitu-
tifs du rapport au savoir aide à comprendre les manières d’être et
d’agir… mais soulève d’autres questions. S’il est en distance vis-à-vis
de l’école, ce rapport au savoir peut-il changer ? Comment le prendre
en compte et éventuellement le faire évoluer ? Comment engager les
enfants — tous les enfants — dans l’activité, quelles que soient leurs
compétences et leur « envie de faire » ?

UNE CERTAINE CONCEPTION DE L’ACTIVITÉ

« Pédagogie active », « pédagogie de l’activité »… Les termes semblent


faire consensus, mais servent des pratiques fort diverses. Bien souvent,
l’usage commun prévaut : l’activité se donne à voir, est mouvement
(parfois, il suffit que les enfants « bougent » pour qu’ils soient dits « en

4. G. Chauveau et É. Rogovas-Chauveau, « Les idées des enfants de 6 ans sur la lec-


ture–écriture », Psychologie scolaire n° 68, 1989. (Le questionnaire utilisé plus loin s’ins-
pire de ces travaux.)
5. Cf. B. Charlot, É. Bautier, J.-Y. Rochex, École et savoir dans les banlieues… et ailleurs,
A. Colin, 1992.
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Introduction 19

activité »). Ici, l’activité ne se réduit pas à l’acte, à son expression tan-
gible, extériorisée. Elle est d’abord mouvement de la pensée, réflexion,
manière d’investir la tâche, dimensions internes qui se dérobent à
l’observation sensible. On dira d’un enfant qu’il est « dans l’activité »
ou « en activité » quand il est mobilisé sur celle-ci, qu’il intervienne
ou non, que son activité (mentale donc) se traduise par des actes ou
pas. Mais allons plus avant, afin d’en saisir plus précisément les dif-
férentes dimensions.
L’activité est définie par un but (représentation consciente du résul-
tat de l’action), nécessite la mise en œuvre d’opérations (moyens, pro-
cédés opératoires pour l’atteindre), mais surtout est soutenue par un
mobile (ce qui pousse à agir) 6. Si le but a une fonction d’orientation
de l’activité et les opérations une fonction de réalisation, le mobile
remplit lui la fonction d’incitation. Processus caractérisé par des trans-
formations constantes, l’activité évolue grâce à plusieurs niveaux de
régulation.
Le premier niveau est celui de l’efficacité, définie par le rapport entre
le but et le résultat, ce qui va permettre la régulation non seulement
après, mais aussi en cours d’activité (ainsi abandonne-t-on tel moyen
lorsqu’il ne produit pas l’effet escompté, pour essayer autre chose).
Un deuxième niveau juge du rapport entre les moyens utilisés et le
but auquel parvenir, donc évalue l’efficience, c’est-à-dire le degré d’op-
timisation des efforts déployés au regard du but à atteindre (si je peux
réaliser mon but avec un moindre effort, j’ai tendance à privilégier le
« principe d’économie »). Le troisième niveau est celui du sens, rap-
port entre le mobile et le but, donc entre le versant objectif de l’ac-
tivité (jaugeable concrètement du point de vue de son efficacité et de
son efficience) et son versant subjectif (les mobiles du sujet, liés à son
identité, son histoire personnelle, son rapport au monde, initiateurs
de l’activité).
Le sens n’est ni un donné, ni un pré-requis. Il se négocie, se rema-
nie au gré des expériences. Engagé dans l’activité, on peut ne pas en
ressortir tel qu’on y est entré, car celle-ci est caractérisée par des trans-
formations constantes : elle « peut perdre le motif qui l’a fait naître et se

6. A. Leontiev, Activité, conscience, personnalité (1975), Moscou, Éd. du Progrès, trad.


franç., 1984. Si Leontiev utilise le terme de motif, celui de mobile renvoie davantage
au ressort interne (en partie inconscient) qu’à la fluctuation des « motivations » qui
agiraient le sujet de l’extérieur.
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20 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

transformer alors en une action réalisant peut-être un tout autre rapport au


monde, une autre activité ; à l’inverse, l’action peut acquérir une force moti-
vante autonome et devenir une activité particulière 7 ». La maîtrise de l’ac-
tion peut ouvrir de nouvelles perspectives d’activité, mais aussi le
résultat peut excéder le but visé et engendrer de nouveaux mobiles.
Imaginons cet enfant qui apprend pour faire plaisir à ses parents ou
pour avoir une bonne note. Le contenu de la leçon peut prendre
valeur au regard des questions qu’il se posait sans jusqu’ici avoir pu
y trouver réponse, ce qui va modifier son rapport à la leçon, et le sens
qu’il donnait à cet apprentissage. De même, celui qui se pense « nul
en maths » et qui fait l’expérience de réussites est-il amené à repen-
ser l’image qu’il a de ses compétences et finalement à reconsidérer
son investissement vis-à-vis de cette matière. Pour tel autre, réussir
quand les aînés ont échoué, ouvre à de nouveaux possibles pour l’ave-
nir, permet d’échapper au « destin familial »… Ainsi, « (l’) identité n’est
pas seulement exprimée dans le rapport au savoir, elle y est aussi en jeu : être
confronté à un apprentissage, à un savoir, à l’école, c’est y engager son iden-
tité et la mettre à l’épreuve 8 ».
Nous entrerons donc au cœur d’activités, dans leurs dispositifs
concrets, afin de suivre les différentes formes d’investissements, les
cheminements individuels et collectifs, les processus de mobilisation
qui s’y nouent.

7. A. Leontiev, op. cit., p. 121.


8. B. Charlot, É. Bautier, J.-Y. Rochex, École et savoir…, op. cit., p. 30. Pour un déve-
loppement de ce point, voir J.-Y. Rochex, Le Sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF,
1995.
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PREMIÈRE
PARTIE

L’école
face à la diversité
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CHAPITRE
1

L’« état des lieux »


à la rentrée au CP

«S ois sage et écoute bien à l’école ! »… Si les élèves, pour la


plupart, ont entendu cette recommandation parentale et désirent
réussir, leurs comportements à la rentrée vont rapidement se diffé-
rencier, brisant le vernis des attitudes convenues. Les uns sont atten-
tifs, participent activement, interviennent de façon pertinente ;
certains, bien que plus effacés, gardent une attention soutenue ;
d’autres paniquent et vont systématiquement redemander les
consignes ou reproduire les réponses des voisins. Quelques-uns,
droits sur leurs sièges, semblent excessivement soigneux et se sécu-
risent dans un rituel de rangement incessant de leurs petites affaires.
Bien que leur comportement extérieur réponde aux exigences fami-
liales, ils tardent visiblement à s’engager dans l’apprentissage.
Certains participent, mais dans un activisme confus : tel enfant veut
absolument prendre part à tout propos mais, interrogé, oublie fré-
quemment ce qu’il avait à dire ; tel autre intervient sans qu’on puisse
le faire patienter, mais avec des propositions qui « tombent à plat »,
le souci de pertinence semblant s’effacer devant l’impératif de se
signaler. Celui-ci semble absent, le pouce en bouche, nostalgique
du monde douillet de la maison ; celui-là est fréquemment plongé
dans son casier ou son cartable. Quelques-uns ont du mal à rester
en place, sont facilement distraits, oscillent entre apathie et agita-
tion. Devant cette diversité, qui bouscule l’« évidence » de leur pré-
sence à l’école, on ne peut que s’interroger : pourquoi ont-ils de
telles attitudes ? Qu’est-ce qui pourrait expliquer ces différences de
comportement face aux apprentissages et à l’activité scolaire de
manière générale ?
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24 L’école face à la diversité

À L’ÉCOUTE DES ÉLÈVES

Quels repères structurent le rapport à l’école et au savoir des enfants


qui entrent au CP ? Pour avancer sur ce point, j’ai réalisé plusieurs
séries d’entretiens individuels semi-directifs dès la rentrée, sur plu-
sieurs années, auprès de différentes classes. Ces entretiens ont été
menés à partir du canevas suivant : 1) As-tu envie d’apprendre ? Pourquoi ?
2) Qu’est-ce que tu penses apprendre cette année ? Sais-tu déjà certaines choses ?
Où l’as-tu appris ? 3) Comment fait-on pour apprendre ? On apprend surtout
à la maison ou surtout à l’école ? 4) Lire, d’après toi, ça sert à quoi ?… Et
pour les adultes ? 5) Que faut-il faire pour apprendre à lire ?
Un premier traitement de chacun des points abordés (nature des
mobiles, clarté sur les objets d’apprentissages, identification des usages
de l’écrit, conception de l’apprentissage) a permis de dégager des
ensembles de réponses différenciées. Puis, une reprise transversale a
révélé une agrégation de certains types de réponses. Ces polarisations
convergentes ont servi de base à la proposition d’idéaltypes contras-
tés, moins photographies du réel qu’outils permettant la mise en
lumière de facteurs apparaissant plus ou moins favorables à la réus-
site des apprentissages scolaires 1.
Précisons d’emblée qu’il importe de lire les réponses avec prudence,
pour plusieurs raisons (et il en sera de même pour les entretiens avec
les parents). Les entretiens ne disent pas le réel : il peut y avoir déca-
lage entre ce que les enfants disent et ce qu’ils font réellement (le
dire pouvant excéder le faire, ou inversement). Cette situation parti-
culière crée des effets qu’il est difficile de mesurer, y compris si l’on
s’efforce de dédramatiser l’échange (inhibition, incompréhension face
à une situation ressentie comme artificielle, étrangère à son habitus) 2.
Toutefois, l’évolution des propos notée à l’occasion des entretiens ulté-

1. L’idéaltype est à comprendre comme constellation d’éléments qui ne sont pas


une description ou une explication de groupes réels ni d’individus qui les consti-
tuent. Ce sont des mises en forme des données, utilisables comme outils conceptuels
pour penser les groupes et les individus, sans épuiser leur singularité (des tableaux de
pensée homogènes, selon les termes de Max Weber). Cf. B. Charlot, É. Bautier, J.-
Y. Rochex, op. cit., p. 41.
2. Depuis les travaux de William Labov (Le Parler ordinaire, Paris, Éd. de Minuit,
1978) et de Pierre Bourdieu (Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982), on sait mieux
« ce que parler veut dire ».
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L’« état des lieux » à la rentrée au CP 25

rieurs est un indicateur pertinent des prises de conscience, et le croi-


sement des réponses avec l’observation quotidienne est troublant.

Le rapport à l’activité : des différences significatives…


De la mise en relation des données se dégagent deux constellations
d’élèves qui éclairent les attitudes en classe. Ce type de regroupe-
ment comporte des limites : certains élèves sont mobilisés, mais ne
peuvent articuler leurs mobiles avec les moyens qu’ils pensent devoir
mettre en œuvre ; d’autres ont des mobiles « fragiles », mais montrent
plus de clarté face à l’apprentissage, ce qui peut être gage d’efficience
plus rapide.
À de rares exceptions près, tous disent avoir envie d’apprendre. Les
choses se compliquent au moment d’expliciter pourquoi. Dans la pre-
mière constellation, la présence à l’école s’étaye sur des visées de déve-
loppement personnel : apprendre permet de devenir grand, d’être
autonome, d’accéder à une quantité de connaissances (« pour lire des
histoires, à la maison, j’ai plein de livres » ; « comme ça, je pourrai lire les
livres… Y a plein de choses ! » ; « pour savoir des choses »), parfois — en
plus, mais pas essentiellement — d’avoir un métier. Les apprentissages
sont donc finalisés, soit à cause de leur caractère opératoire, soit parce
qu’ils sont liés à un projet personnel.
Mais la mobilisation sur l’école ne suffit pas, encore faut-il qu’il y
ait mobilisation à l’école pour réaliser ses projets. Qu’en est-il du rap-
port épistémique au savoir ? Pour ces élèves, il est nécessaire d’essayer,
de s’engager (« faut essayer » ; « j’ai essayé seule, sans modèle » ; « j’y suis
arrivée toute seule ! »). S’il y a imitation des aînés plus compétents, l’ap-
prentissage exige néanmoins l’activité intellectuelle de re-création de
la part de l’apprenant (« il faut bien écouter […] mais après, je suis obli-
gée de répéter toute seule » ; « chez moi, je prends un livre, je regarde et puis
après je dis à ma sœur de le lire. Elle lit, après je regarde et j’essaye de le lire »).
L’apprentissage passe par la mise en œuvre de plusieurs opérations,
à partir d’éléments identifiés. C’est un processus inscrit dans la durée
(« écouter, puis après bien regarder les lettres, après lire beaucoup de fois, après
s’en rappeler, et puis écrire » ; « d’abord une lettre, une autre, après on lit tout
haut. On sait un peu, après tous les mots » ; « faut lire souvent, des choses de
plus en plus difficiles »). En outre, on trouve ici ceux qui sont capables
de citer le plus grand nombre de supports écrits, référant à des fonc-
tions diversifiées.
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26 L’école face à la diversité

Les enfants concernés sont de manière générale attentifs, calmes


voire effacés. Ils s’impliquent, leurs interventions sont posées et le plus
souvent pertinentes. En outre, ils prennent en compte les autres
(écoute ou aide), même si ceux qui n’ont pas six ans à la rentrée
montrent plus de fragilité : attention limitée, moindre résistance à la
frustration.
Dans la seconde constellation, les mobiles sont moins ancrés, plus
ténus. Parfois, les enfants ne savent pas justifier leur présence à l’école,
font usage d’arguments qui tournent en rond (« parce que je trouve
bien ») ou expriment des motifs externes (faire plaisir aux parents,
répondre aux demandes institutionnelles : « parce qu’il faut que je fasse
mes devoirs » ; « ne pas avoir “zéro”, ne pas être “nul” au collège et au lycée »).
Pour apprendre, certains ne savent que faire, d’autres pensent qu’il
faut écrire, travailler, aller à l’école. Beaucoup précisent qu’il suffit
d’écouter, de répéter, de refaire (« on va à l’école et le maître nous dit ce
qu’il faut faire » ; « on écoute, on nous dit, on fait pareil » ; « elle nous montre,
on fait pareil »). Imitation, reproduction du modèle, répétition à l’iden-
tique renvoient à l’idée de passivité exploratoire de l’apprenant, dans
une forte dépendance à l’adulte. Les usages de l’écrit sont générale-
ment mal repérés. Des constantes se dégagent : pas de repères ou
grande confusion (tant sur les objets à investir que sur les modalités
pour le faire) ; passivité face à l’apprentissage, l’imitation n’étant ici
pas créative, mais signe d’une extériorité (« il faut écouter les choses qu’ils
disent (les maîtres). On construit les mots, après on lit. [Comment ?] Ce qui
va avec l’autre, il le prend, après il le construit. [Qui t’a dit ça ?] C’est ma
maman »). Une attention aux termes dans lesquels s’expriment ces pro-
pos est assez révélatrice du « positionnement » des apprenants face à
l’apprentissage. Ces élèves disent fréquemment : « Il faut », « on », « ça
nous… » (on est agi), voire n’utilisent pas de pronom (on apprend
par injonction : « faut… ») ; alors que pour les précédents, le « il faut »
a souvent une portée générale, doublé par « moi, je… » (qui posi-
tionne comme acteur) 3.
Plusieurs attitudes coexistent. Certains ne se manifestent pas sou-
vent, sont taciturnes, nostalgiques de la maison ; parfois, l’excessive
normativité des comportements s’exerce en dehors des apprentis-

3. Il faut toutefois signaler des cas atypiques, qui échappent à la typologie bipolaire
proposée ci-dessus : ces enfants disent essentiellement qu’il faut « travailler », mais
sont capables de nommer en les associant « lire / écrire / compter ».
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L’« état des lieux » à la rentrée au CP 27

sages : s’il est soigné, le travail n’est souvent que copie de ce qu’ont
fait les voisins. Mais tous ne sont pas aussi calmes : d’autres ont du
mal à être attentifs, à rester assis. Facilement distraits, ils oscillent entre
l’apathie et l’agitation. Peu attentifs aux consignes, ils font fréquem-
ment appel à l’adulte pour ré-expliquer ou vérifier le travail. Quelques-
uns sont très dispersés, manquent visiblement d’organisation,
d’autonomie, ont du mal à se concentrer. Chez quelques-uns, le désir
d’intervenir à tout prix l’emporte sur la réflexion préalable, signe
d’une « bonne volonté » évidente, mais qui s’abîme dans une activité
sans repères.
Deux idéaltypes semblent donc caractéristiques à la rentrée :
– Les « actifs-chercheurs », pour lesquels l’apprentissage est un outil
d’autonomie (accès aux connaissances sans intermédiaire, devenir réel-
lement grand, avoir plus tard un métier satisfaisant). Les acteurs sont
engagés dans un processus, savent que l’apprentissage nécessite plusieurs
opérations et s’inscrit dans le temps (donc acceptent l’incomplétude
momentanée). Ils sont en outre capables d’en nommer quelques élé-
ments.
Ces enfants ont une attitude d’attention volontaire, et qui plus est,
ciblée. L’activité peut se structurer sur les points d’appuis conjoints
que constituent d’une part les mobiles, d’autre part une représenta-
tion (même partielle) du but et des opérations pour y parvenir.
Engagés dans l’activité, la stratégie de ces enfants va pouvoir s’affiner
à partir des expériences réfléchies autour de l’écrit, qu’ils anticipent.
À la recherche d’optimisation des moyens à mettre en œuvre, ils vont
— dans une démarche adaptative — progressivement sélectionner les
points d’appui les plus sûrs et les stratégies les plus efficaces. En retour,
les succès participeront à nourrir leur envie d’apprendre, multipliant
les gratifications qui nourrissent l’estime de soi, démultipliée par le
regard des autres…
– Les « passifs-récepteurs », dont les mobiles ne sont pas constitués,
ou sont clos sur eux-mêmes (« j’aime bien », « pour apprendre »). Ils
ne savent pas ce qu’il faut faire, attendent tout de l’école, pour cer-
tains comme s’ils pouvaient faire l’économie de leur engagement, de
la prise de risque pour apprendre (« aller à l’école », « bien écouter »).
Pour d’autres, il y a décalage entre ce qu’ils croient qu’il faut faire et les
demandes de l’école. Le plus souvent, ils ont du mal à pouvoir nom-
mer des objets d’apprentissage, semblent ne pas savoir exactement où
porter leur attention.
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28 L’école face à la diversité

Sans repères ou dans la confusion, l’activité est essentiellement récep-


tive et reproductrice, davantage qu’engagée et créatrice. Elle peut aussi
être comprise comme référée à une normativité externe (« il faut bien
écouter ») ou apparaître comme tâche, indifférente au contenu sur
lequel elle s’exerce, aux buts incertains (« travailler » étant entendu
comme faire à tout prix, quels que soient le contenu et les modalités
de ce faire). L’activité, d’une part sous-tendue par des mobiles fragiles,
a d’autre part peu de points d’appui pour s’opérationnaliser valable-
ment. Ne sachant pas comment s’y prendre, que faire et surtout dans
quel but, ces enfants en sont réduits à deux attitudes : soit signaler
leur présence à tout prix… mais dans des modalités « brouillonnantes »
et peu pertinentes ; soit s’installer dans l’attitude mimétique du bon
élève, dont le modèle est véhiculé largement par la famille (« il fau-
dra bien écouter, être sage »). Pour ces élèves, si les essais infructueux
sont trop nombreux et systématiques, les premiers pas au CP risquent
de fragiliser l’image de soi et de désespérer la volonté d’apprendre,
confirmant alors l’expérience familiale déjà souvent ingrate en matière
de scolarité.
Au-delà de leur rapport à l’activité, quelles idées les uns et les autres
ont-ils sur ce qu’ils viennent apprendre et sur l’utilité de l’écrit ? Est-
ce si « évident » pour tous, y compris après une scolarisation pré-élé-
mentaire de trois à quatre années ?

Ce qu’ils viennent apprendre


Si la lecture et l’écriture sont citées par la majorité des élèves, ils
sont beaucoup moins nombreux (ici, un tiers seulement) à parler des
mathématiques. Quelques-uns pensent qu’ils vont dessiner, colorier,
peindre et très peu, « faire du sport ». Plus étonnant, certains ne citent
pas la lecture, d’autres ne citent pas l’écriture. Des élèves viennent
« travailler » ou « faire des devoirs, des leçons », sans pouvoir nommer
les objets d’apprentissage, d’autres sont dans le flou ou la confusion
à ce sujet : « Coller des choses. Écrire de la musique. On dessine des trucs…
faut écrire dans le tableau » ; « À lire… les cahiers… avec les papiers ». En
1990, une enfant pensait apprendre au CP « à téléphoner, à coudre, à
dessiner des sièges », une autre « à parler en allemand », une troisième « un
métier » ! Si l’on peut repérer à travers ces réponses étranges les signes
d’une temporalité mal maîtrisée — somme toute assez normale à cet
âge (certains enfants n’ont pas six ans à la rentrée) —, les réponses
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L’« état des lieux » à la rentrée au CP 29

précédentes renvoient plutôt à une indistinction entre tâches et appren-


tissages. D’autres réponses renvoient à une normativité plus liée aux
comportements qu’aux apprentissages eux-mêmes : « faire bien, regar-
der la maîtresse qui fait bien au tableau » ; « à ne pas dire de gros mots, à être
jamais en retard ».
Que savent-ils déjà ? Si un nombre important d’élèves pensent savoir
écrire (surtout son nom et son prénom ; « papa », « maman »), seuls
quelques-uns ont le sentiment de savoir « un peu » lire, mais avec par-
fois une conception erronée de la lecture, comme nous le verrons
plus loin. Certains disent ne pas savoir lire, mais être capables d’iden-
tifier des éléments et des opérations qui y participent (« je sais des lettres,
je sais les écrire et les reconnaître » ; « je sais reconnaître un peu des mots, parce
que je vois comment ça s’écrit »). Un petit groupe dit ne rien savoir ou
ne savoir que peu de choses.
Où ceux qui disent savoir déjà des choses les ont-ils apprises ? Les
élèves citent très majoritairement la famille : parents, aînés, oncles ou
tantes. Un petit nombre dit avoir appris à l’école à écrire (mots, pré-
nom, lettres), très peu à lire : « reconnaître des lettres » ; « un peu lire ». Et
pourtant, selon eux, on apprend surtout à l’école — faite « pour
apprendre », « travailler », « faire beaucoup de choses » — parfois en articu-
lation avec la maison. Propos qui pourraient sembler contradictoires
à première vue (la plupart des apprentissages qui ont de la valeur aux
yeux des enfants étant initiés depuis la maison), mais qui en fait sont
assez cohérents avec les représentations opposant la maternelle à la
« grande école », où l’on « travaille ». Dans les images que les enfants
ont de leurs compétences, peu se sentent déjà engagés dans les « vrais »
apprentissages (au sens où ils l’entendent, c’est-à-dire à forte valeur
reconnue… d’abord par leurs parents : lire, écrire, compter). Cela
nous laisse imaginer le déficit de légitimation de l’école maternelle,
toujours victime des représentations sociales l’attachant à la sphère du
jeu, dans ses connotations ludiques plus que formatives. On trouve
aussi quelques élèves qui pensent qu’on apprend surtout… à la mai-
son !

Leurs idées sur l’écrit, la lecture et son apprentissage


À quoi sert l’écrit ? Outre ceux qui disent n’en rien savoir, d’autres
donnent des réponses tautologiques (« Lire, ça sert à apprendre à lire » ;
« à savoir lire »), que l’on peut interpréter comme signe d’une vision
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30 L’école face à la diversité

limitée : lire ne trouverait son utilité que dans le cadre scolaire, le


but se confondant avec la tâche ou des compétences partielles
(« apprendre des prénoms, des mots » ; « connaître des mots, des lettres » ; « écrire
des mots »), pour un usage ludique (« jouer à la maîtresse »), pour
répondre à des exigences externes (« faire voir aux autres qu’on sait » ;
« aller au CE1 »). Pour d’autres encore, l’usage de l’écrit se limite à
« savoir ce qui est écrit sur une feuille » ou à « lire le nom de quelqu’un sur
la boîte à lettres ». Ainsi, pour près d’un tiers des élèves interrogés, lire
ne semble pas avoir beaucoup de sens. Si la moitié de la classe peut
citer le livre, c’est souvent à l’exclusion de tout autre support. En
outre, celui-ci n’est souvent perçu qu’à travers sa fonction distractive,
dans un usage restreint à la sphère domestique (« lire des histoires aux
enfants »). Si l’on considère les supports cités, très peu d’élèves sont
en mesure d’en nommer au moins deux différents. Les documentaires
sont rarement cités (« des trucs rigolos… sur la musique, des livres intéres-
sants » ; « des livres sur les animaux »).
Faut-il y voir les effets d’une conception de l’école « coupée du
monde », indifférente aux pratiques sociales de référence, où l’écrit
prendrait une signification différente ? Ou la conséquence du manque
d’occasions de s’interroger sur les usages sociaux, présupposés « évi-
dents » ? Interrogés sur les pratiques des adultes qui les entourent, si
les enfants sont un peu plus prolixes sur les usages sociaux, on peut
néanmoins noter des similitudes : les uns n’ont toujours aucune idée ;
pour d’autres, lire sert uniquement pour les devoirs des enfants : « ça
sert de regarder… son cahier. Ils [les parents] regardent si on a bien écrit. Ils
lisent sur un cahier à nous » ; « ma mère, elle aide un peu mon frère à lire et
ma mère, elle lit aussi un petit peu… quand il se trompe ; […] Papa, il lit
jamais. Peut-être au travail ? ». Si pour plus de la moitié des élèves inter-
rogés, lire pour les adultes sert à lire des livres (pour les enfants ou
pour eux-mêmes), selon certains, lire sert uniquement à cela. Assez peu
sont capables de nommer plus de deux supports (la moyenne arith-
métique, tous supports confondus, est d’environ 1,5 par enfant).
Autrement dit, pour la plupart, la signification sociale de l’écrit est
lacunaire, voire inconnue.
Comment faut-il faire pour apprendre à lire ? À la rentrée, si cer-
tains n’ont aucune idée de la manière dont cela peut se passer, la
moitié des classes interrogées en a une représentation très floue. Il
suffirait : d’aller à l’école ; de travailler (« faut très, très bien travailler » ;
« faire ses devoirs ») ; d’écrire (« faut écrire plein de choses ») ; d’être surtout
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L’« état des lieux » à la rentrée au CP 31

attentif (« très, très bien écouter » ; « bien écouter la maîtresse, après on saura ») ;
de refaire comme l’adulte, de répéter (« le maître, il nous montre, et
après, nous on lit. Des fois, ils font un modèle » ; « les parents lisent. Si on le
lit beaucoup de fois, on peut le lire après »). Autrement dit, pour la majo-
rité des élèves à la rentrée, apprendre à lire est dans une nébuleuse
tant au niveau des objets sur lesquels il convient de porter l’attention
qu’au niveau des opérations intellectuelles à mettre en œuvre.
L’apprenant est, là encore, dans une forte dépendance à l’adulte, l’ac-
tivité semble se réduire à la reproduction du même.
Ce porte-à-faux quant à l’apprentissage n’est pas sans lien avec la
conception de la lecture elle-même. À la rentrée, plusieurs confon-
dent lire avec interpréter ou se remémorer : « il faut tenir le livre et parler
dans sa tête, on sait tout seul » ; « lire des trucs. Je sais déjà lire un livre. C’est
maman qui me l’a dit quand j’étais petite. Elle me lit et après, moi, je lis » ;
« je sais lire des histoires des Trois Ours. Parce que maman, quand j’étais bébé,
elle m’avait acheté l’histoire et après, elle m’avait montré le livre… Maman,
elle m’avait raconté ». Si apprendre, c’est se remémorer ou deviner, cela
est parfois doublé par l’idée que « quand on est grand, on sait », de
nature à renforcer la position d’attente, la passivité. Seuls quelques-
uns nomment des éléments constitutifs de l’écrit comme points d’ap-
pui de l’activité d’apprentissage (lettres à reconnaître et/ou écrire ;
sons). Certains évoquent même des opérations d’association entre ces
éléments : « d’abord une lettre, une autre, après on lit tout haut. On sait un
peu, après tous les mots » ; « mettre ensemble les lettres » ; « on construit les mots
et après on lit ». Ils semblent mieux projeter ce qu’apprendre exige (« il
faut savoir lire seule »), ce qui nécessite acceptation de la non-
maîtrise provisoire, et engagement (« je regarde, j’essaye »). Ils acceptent
l’incomplétude (« faut lire souvent, des choses de plus en plus difficiles »)
et inscrivent l’apprentissage dans un processus temporel (« d’abord… »,
« et puis après ») 4.
Quelle est l’origine du rapport à l’activité des enfants ? S’il ne fait
pas de doute qu’il se nourrit des expériences singulières tant fami-
liales que scolaires, les parents semblent y prendre une place pré-
pondérante. Quelles attentes et représentations ont-ils vis-à-vis de leur

4. Il serait prématuré de parler de « niveaux de conscience » au seul vu de ces entre-


tiens, car il peut y avoir distance entre ce qui est exprimé et la mise en œuvre. Ainsi,
certains ne font que rapporter les propos des parents ou des aînés, sans pouvoir les
concrétiser.
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32 L’école face à la diversité

enfant, de la scolarité, de leur propre rôle ? Par ailleurs, les enfants


évoquent divers pré-apprentissages. Ont-ils tous le même contenu, le
même caractère, la même portée ? Mais d’abord, comment s’est faite
concrètement la présentation du CP ?

À L’ÉCOUTE DES PARENTS

Les entretiens de rentrée ont été menés deux fois sur trois en pré-
sence des deux parents, selon leur souhait. Le canevas suivant a servi
de trame pour ces premières rencontres : 1) Comment avez-vous présenté
le CP à votre enfant ? 2) Avez-vous déjà fait des pré-apprentissages avec lui
(elle) à la maison ? 3) Comment voyez-vous votre enfant (autonomie ; attitude
devant l’inconnu ; rapport à l’effort, à l’exigence) ? 4) Pour les apprentissages,
comment voyez-vous votre aide en tant que parents ? 5) Qu’attendez-vous de
la scolarité de votre enfant ? Avez-vous un souhait pour son avenir ?
Ici aussi, la prudence s’impose pour l’interprétation. La situation
d’entretien est marquée par une relation dissymétrique (où jouent les
images et statuts respectifs réels ou supposés) pouvant renforcer les
effets différenciateurs, et les réponses peuvent être influencées par l’ef-
fet de légitimité 5. Toutefois, certaines permanences contrastées dans les
manières de se positionner face à l’école et aux apprentissages méri-
tent d’être soulignées. Quels sont les repères proposés par la famille
à l’enfant qui entre au CP ?

Le passage au CP : un rite ?
Discours initiatique parfois chargé de gravité, conseils de la famille
au postulant, préparation à la rupture dans les habitudes, préparation
rituelle minutieuse du cartable… Autant d’éléments qui sacralisent
l’expérience de rentrée à la « grande école » :
– Je lui ai dit que c’était la grande école, qu’il fallait travailler. C’était plus
la maternelle. […] Déjà quand elle fait des bêtises, à la maison, son frère lui

5. Tendance à ne livrer que ce qui paraît légitime et avouable. Cf. P. Bourdieu, La


Distinction, Paris, Éd. de Minuit, 1979 et « La lecture : une pratique culturelle. Débat
entre Pierre Bourdieu et Roger Chartier », in R. Chartier (sous la dir. de), Pratiques
de la lecture (1985), Paris, Éd. Payot & Rivages, 1993, pp. 273-274.
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L’« état des lieux » à la rentrée au CP 33

dit : « Tu vois, ça, à l’école, tu pourras pas le faire ! Te lever de table, tout
ça… » ;
– Que ça serait différent, qu’elle allait apprendre des choses totalement dif-
férentes. Plusieurs fois elle nous a dit : « Ah ! là, là ! Maman, j’ai peur d’al-
ler au CP ! » ;
– « Tu vois, tu vas savoir lire toute seule ! » […] Cela dit, elle était un peu
terrorisée, parce que chez la nourrice, il y avait un garçon plus grand qui lui
disait : « Tu verras, c’est dur ! ». Elle s’en faisait une montagne ;
– On lui a dit qu’il allait grandir, que ça allait être une très grande étape
pour lui, parce qu’il allait devenir indépendant… ;
– C’était devenir comme les autres, entrer dans le circuit des grands ;
– Maintenant, la maternelle, c’est fini. Tu rentres à la grande école. Il faut
que tu apprennes comme il faut pour avoir un bon métier plus tard… ;
–… en d’autres termes, le socle de connaissances sur lequel tout le reste pou-
vait être bâti. Si ce socle n’était pas bon, le reste ne tiendrait pas debout. […]
Que c’était peut-être la classe la plus importante de toute l’école primaire…
Le passage au CP renvoie au rite (spatialement, socialement, et dans
l’énoncé des parents) : il marque un temps fort de la vie, maximise
la différenciation des rôles et sacralise l’institution. Le CP a un rôle
initiatique, qui permet de devenir grand, d’échapper à la sphère
« maternante » de la famille et « maternelle » de l’école du même nom.
L’essentiel du message parental renvoie à cette notion de passage, en
termes plus ou moins dramatisés, qui permettra à l’enfant de chan-
ger de statut, d’accéder aux savoirs des adultes, de gagner la recon-
naissance comme sujet à part entière. Ce passage au CP est — de
manière convergente pour tous les adultes qui entourent l’enfant —
une étape importante, seuil d’initiation aux codes symboliques fon-
damentaux (savoir lire, écrire, compter), gage d’indépendance. Mais
le CP est aussi présenté comme socle sur lequel toute la suite de la
scolarité repose. Lieu de passage obligé pour la réussite sociale, espace
de légitimation de cette réussite, il est chargé de tous les enjeux.
Qu’est-ce qui se joue dans l’espace familial ? Quels apprentissages y
sont amorcés ? Sans doute, la préparation à l’école est-elle différente
selon les familles. Mais sur quels points se spécifie-t-elle ?

Des initiations contrastées


La présentation du CP, si elle marque bien un passage important
pour tous, n’est pas faite par tous dans les mêmes termes, et ne « parle »
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34 L’école face à la diversité

pas de la même école. Là aussi, les initiations familiales constituent


des constellations convergentes autour de deux idéaltypes nettement
différenciés.
Dans le premier, le CP est une étape, banalisée, dédramatisée, où il
y a valorisation de l’apprentissage, dont on nomme les contenus. En
outre, l’expérience est présentée à travers les bénéfices qu’elle peut
apporter : grandir, être autonome, avoir un métier intéressant plus
tard. Les qualificatifs positifs prédominent dans les propos : « un apport
pour elle » ; « c’était très bien, plus intéressant » ; « lire : un outil qui permet
d’apprendre, de comprendre beaucoup de choses » ; « quelque chose d’attrayant,
une année de découverte » ; « dédramatisé, ça coulerait de source » ; « c’était
pour lui un progrès » ; « lire, c’est une découverte, une fascination, quelque
chose de très amusant, captivant, d’utile aussi [père]… sans que ça le prive
de jeu ! [mère] ». Les modèles identificatoires proches (pairs, adultes)
sont en réussite, maîtrisent ces apprentissages.
Sont évoqués des pré-apprentissages associés, de manière systéma-
tique ou occasionnelle, souple (ce qui signifie accueil et disponibilité
des adultes vis-à-vis des demandes des enfants), pouvant porter sur des
domaines variés : lecture (lettres, mais aussi lecture du soir) ; écriture ;
jeux avec la langue orale ; jeux de construction ; apprentissages domes-
tiques ; éveil au monde environnant.
Les enfants sont présentés comme autonomes, curieux, tenaces ou
assez indépendants, capables de persévérer « quand ils l’ont décidé ».
Si un parent est seul pour l’aide aux devoirs, c’est moins par obliga-
tion que par choix familial, et les deux parents sont prêts à accom-
pagner l’enfant dans ses apprentissages. L’aide consiste soit à soutenir
(à la fois « tenir » et « motiver »), soit à donner confiance et à dédra-
matiser, soit à aider pour les devoirs. Elle est entendue comme accom-
pagnement, guidage, suivi, sans jamais se substituer à l’école, dans un
rôle clairement complémentaire. Il s’agit de « superviser », d’être « roue
de secours », voire de renforcer ou de compléter. Pour cela, les parents
disent s’efforcer de ne pas faire à la place de l’enfant (« qu’il travaille
seul » ; « qu’elle cherche sans moi ») ; aider à la recherche, à la persévé-
rance ; permettre la prise de recul, la réflexivité (discussion avec l’en-
fant à propos de ce qu’il a appris).
On attend majoritairement de la scolarité des apprentissages réus-
sis, assurant de « bonnes bases ». Au-delà, certains souhaitent l’auto-
nomie, le développement de capacités d’adaptation, des méthodes de
travail, qui permettent le libre choix et l’exercice de l’esprit critique.
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L’« état des lieux » à la rentrée au CP 35

En plus de cet outillage cognitif associant contenus et méthodes, on


souhaite parallèlement que se développe une « manière d’être » (« bien
dans sa peau », confiance en soi). Quant à l’avenir, si l’on peut sou-
haiter explicitement la réussite sociale (parent représentant de com-
merce), ou au moins autant que les parents (ingénieur, médecins,
professeurs), majoritairement on n’a pas de projet, l’enfant fera « ce
qu’il voudra » (cadres supérieurs, professions libérales, cadres moyens,
employés comme ouvriers qualifiés). Ainsi, le projet scolaire non seu-
lement désigne les apprentissages, mais les inscrit dans une visée gra-
tifiante de développement personnel, y compris à court terme.
Dans le deuxième idéaltype, si le CP peut être présenté comme lieu
d’apprentissages spécifiques (lire, écrire, quelquefois compter), ces
derniers ne sont parfois pas nommés, et sont surtout non finalisés
explicitement. L’expérience est annoncée essentiellement comme rup-
ture exigeant renoncement : « j’ai pas voulu la traumatiser » ; « la grande
école, il voulait pas se mettre ça dans la tête » ; « fallait travailler, plus jouer » ;
« plus “papillonner”, se lever de table comme à la maison » ; « fallait y aller,
plus dire : “j’ai pas envie, je veux dormir” » ; « qu’elle allait avoir des devoirs
le soir, vraiment plus de travail » ; « fallait être calme, attentif, se discipliner,
davantage apprendre, travailler ». Les aînés, les parents ont souvent eu
des aventures scolaires douloureuses qui les rendent « pas chauds »
pour l’école — quand elles n’ont pas été vécues comme des trauma-
tismes.
Les pré-apprentissages évoqués portent essentiellement sur les lettres
(à écrire ou à reconnaître), avec quelquefois tentative d’initiation à
la combinatoire ou au comptage (jusqu’à 10 le plus souvent). Parfois,
il n’y a pas de pré-apprentissage du tout, comme si certaines familles
s’en remettaient totalement à l’école pour ce qu’elles considèrent
comme des apprentissages « scolaires ».
Leurs enfants sont présentés comme fragiles, ayant peur de l’initia-
tive, se décourageant facilement, devant être fréquemment rassurés,
parfois velléitaires, manquant d’attention ou immatures : il « faut les
pousser », « être exigeant »… Les aides parentales sont anticipées
comme difficiles (à cause de l’image de soi, de ses compétences ou
des horaires de travail), le plus souvent assurées par un parent seul,
non par choix mais par obligation (famille monoparentale ou horaires
de travail du conjoint). Quand elle n’est pas dans le flou (« ça dépend » ;
« je sais pas trop » ; « on verra »), l’aide consiste à surveiller, contrôler,
vérifier, en faisant répéter, retravailler, reprendre.
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36 L’école face à la diversité

On attend de la scolarité qu’« ils apprennent bien », « plein de choses ».


On espère que les enfants vont aller « jusqu’au bout des études », « le plus
loin possible » mais sans pouvoir identifier précisément ce terme. Parfois
l’avenir est impensable (« quoi leur dire ? Je sais plus à force »). L’école
doit permettre l’accès à un « bon métier » (les termes employés sont
significatifs des limites fixées aux aspirations : « un bon métier dans les
mains » ; « si on n’a rien dans les mains » ; [un père à sa fille :] « méde-
cin ? Oh ! C’est difficile pour toi. On verra ça après mais… je pense pas » ;
« pour moi, elle fera le métier [manuel] plus tard »).
On voit bien l’influence directe de la précarité sociale sur le contenu
et le caractère des initiations (familles d’ouvriers le plus souvent sans
qualification, dont certains sont au chômage 6). Fragilité face à l’ave-
nir, intériorisation du « destin social » tout autant que réalité des condi-
tions de vie pèsent lourd pour l’enfant qui va entrer au CP. On pense
ici aux travaux de Bourdieu sur l’habitus produit par la socialisation
familiale. Système de valeurs, de dispositions et d’attitudes à l’égard
de l’école, des contenus qu’on y enseigne et de la langue qu’on y
parle, cet habitus structure aussi le rapport à l’avenir : l’expérience ou
l’anticipation des limites favorise l’auto-exclusion comme « intériorisa-
tion des probabilités objectives en espérances subjectives 7 ». Par ailleurs, la
méconnaissance des règles du jeu scolaire participe au flou, rend dif-
ficile le repérage (tant au niveau des contenus d’apprentissage qu’au
niveau institutionnel des filières d’orientation).
Le souvenir de l’expérience scolaire tourmentée rend les parents
méfiants vis-à-vis de leurs enfants, qu’ils entendent surveiller… pour
qu’ils ne fassent pas comme eux. Ils savent que ce sera difficile, et le
signifient au futur écolier, d’autant que leur expérience du travail est
souvent attachée à la pénibilité et à la contrainte. Cette fragilité face
à l’école s’exprime dans les images que ces familles renvoient de leurs
enfants, présentés comme se décourageant facilement ou ayant l’in-
térêt fugace, et manquant plus souvent que les autres de confiance
en eux.

6. On trouve aussi dans ce groupe des familles d’origine étrangère, à faible statut
socioprofessionnel.
7. P. Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de socio-
logie, XV-1, 1974.
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L’« état des lieux » à la rentrée au CP 37

LES EFFETS DU DISCOURS FAMILIAL

Sera-t-on étonné que les initiations du second type aient touché les
enfants dits « passifs-récepteurs » ? Concernant le rapport à l’avenir, les
attentes vis-à-vis de la scolarité peuvent être exprimées bien différem-
ment dans les milieux populaires, y compris lorsqu’on a soi-même peu
fréquenté l’école. Pour autant, on ne peut qu’être frappé par la fra-
gilité des repères proposés, dans ces familles plus que dans les autres.
Actualisé dans chacune des histoires individuelles, le rapport à l’école
et au savoir s’avère néanmoins social, marqué par l’expérience tant
objective que subjective des parents. La difficulté des conditions de
vie, la proximité du chômage rendent pressante l’attente d’une sco-
larité finalisée par le « bon métier ». Les itinéraires scolaires des adultes,
comme ceux des frères et sœurs, pèsent sur l’anticipation de soi, de
ses capacités. On peut aisément comprendre qu’ayant peu — et dif-
ficilement — fréquenté l’école, les adultes aient du mal à proposer
des repères, tant institutionnels (filières, cursus, etc.) que symboliques
(contenus travaillés, méthodes utilisées, mais aussi légitimité des savoirs
et attitudes « convenues »… susceptibles de convenir face aux appren-
tissages spécifiques proposés par l’école).
Aux missions peu explicites et aux attentes limitées des parents répon-
dent les mobilisations incertaines des enfants, plus fragilisés que d’autres
par l’intériorisation des expériences scolaires et sociales de la famille.
Quand les apprentissages sont peu ou pas désignés et que leur usage,
leur rôle formatif s’effacent devant les renoncements qu’ils exigent (qui
plus est pour un bénéfice incertain), on peut comprendre que les
enfants aient du mal à les identifier comme à en percevoir le sens.
Enfin, quand le travail est vécu avec âpreté par les adultes comme exé-
cution dans des modalités injonctives, lorsque l’apprentissage passe par
l’imitation, on peut comprendre chez les enfants la prégnance d’une
conception de l’activité attachée à la reproduction et à la répétition.
Autrement dit, pour les uns, il y a familiarité avec les normes de
l’école, acquises dans le milieu familial ; pour les autres, l’école est un
monde étranger. Certains aspects convergent avec les constats faits
auprès d’élèves plus âgés 8 :

8. En particulier, par l’équipe ESCOL, (Cf. École et savoir dans les banlieues… et ailleurs,
op. cit.).
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38 L’école face à la diversité

– la valeur d’échange de la scolarité au détriment de sa valeur forma-


tive ;
– la difficulté à préciser les objets d’apprentissage (non cités, ou
dans la confusion tâche/savoir-faire/pratique culturelle 9) et les opé-
rations à mettre en œuvre (apprendre, c’est « travailler », dans la mime-
sis : répéter, refaire, redire, bien écouter) ;
– l’attitude des parents de milieux populaires, qui revendiquent un
contrôle fréquent du travail scolaire quand d’autres font plus confiance
à l’enfant, et gèrent l’accompagnement en souplesse et avec un souci
d’autonomie et de responsabilisation 10.
Un tableau si contrasté ne risque-t-il pas de réactiver des attentes
négatives ? N’alimente-t-il pas la thèse du trop fameux « handicap socio-
culturel » ?… Rappelons d’abord qu’il n’y a pas d’effet mécanique des
caractéristiques sociofamiliales. L’appartenance sociale n’a jamais signé
la réussite ou l’échec, produits d’un processus singulier laissant de la
« marge » à chaque sujet, capable d’infléchir sa trajectoire personnelle :
les nombreux cas de « transfuges » en témoignent. Pour autant, il serait
illusoire de nier les effets réels des expériences antérieures, sociale-
ment différenciées, de l’enfant. Certains renforceront leurs certitudes
fatalistes, mais tel n’est pas le point de vue soutenu ici, fondé sur le
pari d’éducabilité (défi du Tous capables cher au militant pédagogique).
Il s’agit donc moins de cumuler les justificatifs des éventuelles diffi-
cultés des élèves que de comprendre les médiations fines par lesquelles
ils peuvent être « étrangers » à l’école.
Fragilité des mobiles, hiatus sur les enjeux de l’école, flou sur la
légitimité des apprentissages qui s’y réalisent, manque de repères sur
les objets et conception peu opératoire de l’activité à mettre en œuvre :
ce rapport au savoir, acquis par l’élève dans sa famille et son envi-
ronnement social, va être mis à l’épreuve des pratiques de l’école,
elles-mêmes s’inscrivant dans un certain rapport au savoir, en filiation
ou en « étrangeté » avec celui de l’élève. On peut comprendre que la
disqualification s’opère (et se perpétue) à travers la violence symbolique
d’une école indifférente aux différences qui lui préexistent, d’un ensei-
gnement qui, « en ne donnant pas explicitement ce qu’il exige, […] exige

9. Ainsi pour Naïké : « on prend le linge, après on lavait, après on regardait les livres ».
10. Attitude différenciatrice jouant dans la scolarité des collégiens de milieux popu-
laires, relevée par Alice Davaillon, « Les collégiens en difficulté : portraits de familles »,
Éducation & Formations n° 36, octobre 1993, p. 47-53.
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L’« état des lieux » à la rentrée au CP 39

uniformément de tous ceux qu’il accueille qu’ils aient ce qu’il ne donne pas,
c’est-à-dire le rapport au langage et à la culture que produit un mode d’in-
culcation particulier et celui-ci seulement 11. »
L’expérience scolaire va ainsi être déterminante, venant soit confir-
mer les images et attentes préalables, soit troubler (pour le meilleur
ou pour le pire) les repères initiaux. De quelle manière ? Plusieurs
possibilités sont envisageables :
– si l’école ne peut agir directement sur les missions assignées par
les familles, les succès scolaires de l’enfant sont néanmoins de nature
à remanier les images et attentes, pouvant contredire les pronostics
négatifs et à terme transformer le rapport à l’avenir ;
– s’il y a rupture entre l’école et la maison, de quelle nature est-
elle ? Rupture sociale, rupture culturelle, rupture des habitus (règles,
usages, manières de faire, langage, etc.) ? Cette rupture, pour autant
qu’elle puisse être nécessaire, ménage-t-elle une continuité ou exige-
t-elle subjectivement un déni radical de son passé par l’enfant ?
– Enfin, si les difficultés proviennent du flou autour des compo-
santes de l’apprentissage, ne peut-on faire un effort particulier pour
accroître leur « lisibilité » ?

11. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, Paris, Éd. de Minuit, 1970, p. 163.
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CHAPITRE
2

Quelles réponses de l’école ?

A ccueillir la diversité des élèves, tout le monde est d’accord sur le


principe, mais concrètement, comment faire ? Les mobiles, les attentes,
les réponses, les manières d’être et d’agir sont divers : comment
prendre en compte cette hétérogénéité multiforme sans rien abdiquer
des exigences d’apprentissage ?
Bien sûr, la question de l’activité des élèves (et donc du type de
démarche la plus à même de l’optimiser) est centrale, et fera l’objet
d’un développement conséquent. Par ailleurs, le flou des repères de
certaines familles appelle à penser l’accompagnement parental, afin
de ne pas redoubler la distance sociale par la défiance culturelle vis-
à-vis des propositions scolaires. Mais tout d’abord, replaçons-nous à la
rentrée. Les premiers moments de l’année sont particulièrement
importants pour signifier les règles qui vont prévaloir : comment se
mettent en place les « coutumes » de la classe ?

LA MISE EN PLACE DES « COUTUMES »


DE LA CLASSE

Nous avons vu la fragilité et l’insécurité qui caractérisaient nombre


d’élèves à la rentrée. Au début de l’année (jusqu’à la Toussaint sur-
tout), un soin particulier est donc accordé à la construction de repères
de toute nature : institutionnels, organisationnels, socio-affectifs,
méthodologiques, cognitifs.
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42 L’école face à la diversité

L’élaboration de repères
Dès le premier jour, chacun choisit sa place dans la classe, où les
tables sont installées par groupes. Outre le repérage des différents
espaces et de leur fonction, dans la classe comme dans l’école, les pre-
miers échanges collectifs auront pour thème le sens de la présence à
l’école, ce qu’on vient y faire, ce qu’on sait déjà faire. Toutefois, très
vite, l’accent sera mis sur l’activité. L’emploi du temps est succincte-
ment présenté au début de chaque demi-journée, noté dans un coin
du tableau, ce qui permet d’inscrire l’activité dans un cadre repérable
(telle notion dans tel champ disciplinaire) et une temporalité structu-
rante (une pendule dans la classe permet à chacun de participer à
cette organisation temporelle). Pour chaque séquence, sont présentés
l’objet de l’activité, éventuellement l’enjeu qui le légitime, et les formes
de travail. Les consignes sont l’objet d’une attention toute particulière.
La disposition spatiale favorise et légitime l’interaction entre pairs,
mais dans une fonction précise : l’échange opère sur des objets parti-
culiers, à des fins particulières. Dans un souci de cohérence et de clarté,
les formes de travail sont précisées aux enfants à chaque séquence,
en articulation avec les objectifs qui en légitiment les modalités. Telle
recherche nécessite un travail d’échange, mais qui ne peut être pro-
ductif que s’il s’appuie sur une recherche individuelle préalable, et
sera lui-même poursuivi par une synthèse collective. Pour telle
séquence de renforcement ou d’évaluation, le travail individuel est
plus approprié… L’identification du but à atteindre, dans des moda-
lités pratiques et une durée données, permet d’inscrire l’activité dans
un cadre où la pensée peut se déployer sans se perdre.
Au début de l’année, de nombreux enfants sont dépendants de
l’adulte, redemandent la consigne, ont peur de se tromper. Ils tentent
par là de réduire leur sentiment d’insécurité. En cohérence avec la
conception de l’apprentissage, un des objectifs prioritaires est de chan-
ger le rapport à l’erreur, d’en modifier le statut. Dédramatisée, elle est
même valorisée comme l’occasion d’un retour réflexif, les recherches
se nourrissant du dépassement des impasses ainsi identifiées.
Chaque problème posé (situation de conflit, demande de réexplici-
tation, de confirmation) est renvoyé à l’enfant, à son groupe ou à la
classe, afin de solliciter l’initiative, la responsabilité, l’autonomie. En
ce qui concerne la relation adulte-enfants, si elle est empreinte d’em-
pathie et d’attention compréhensive, elle signifie néanmoins l’exi-
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Quelles réponses de l’école ? 43

gence. Exigence non pas externe (à travers une attitude normative et


formelle qui sanctionne le déviant), mais interne aux apprentissages :
rappel de la tâche, gestion rigoureuse du temps, demande d’argu-
mentation des hypothèses exprimées, conditions d’écoute de l’autre
lors des échanges, rappel du défi cognitif à relever.
Un certain nombre de repères balisent l’accès à l’autonomie, tant
dans l’ordre des savoir-faire (repérage entre les différents cahiers, usage
et rangement du matériel, habillage rapide pour le sport, etc.) que
des apprentissages eux-mêmes. À cet égard, les rendez-vous institu-
tionnels périodiques pour s’évaluer deviendront particulièrement
attendus, tant par les enfants que par les parents, prévenus à l’avance
des différents items et dates de passation. Les dossiers constitués sont
assortis d’une synthèse mettant l’accent sur les déplacements consta-
tés, sur les dynamiques personnelles.

Le rapport aux « règles du jeu »


Le sport est cité par plusieurs enfants parmi les choses qui plaisent
à l’école. Dès la Toussaint, la place privilégiée de cette activité est
signalée par les parents. Le sport joue un rôle fortement intégrateur ;
il peut en outre produire des effets positifs sur la socialisation et l’image
de soi. L’expérience du dépassement de soi est particulièrement impor-
tante pour certains, les défis assumés non seulement affermissent
l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, mais aussi ouvrent à d’autres audaces,
dans d’autres domaines. Des parents notent l’influence des étayages
mutuels que constituent les divers apprentissages, et leur influence sur
la personnalité globale (« c’est surtout au niveau du sport que c’est le plus
flagrant. Pour tout ce qui est lecture, il est sûr de lui, mais la question phy-
sique surtout : il a de plus en plus confiance en lui, et ça, c’est important,
ça va de pair… »). Plusieurs enfants intègrent progressivement la notion
d’équipe, et deviennent capables de se situer dans un collectif (« c’était :
“j’ai gagné la course”, alors que maintenant, elle dit : “mon équipe a
gagné”… »).
Mais au-delà de ces aspects touchant à l’image de soi ou à la socia-
lisation aidant à dépasser l’égocentrisme enfantin, il semble que le
sport facilite l’intégration des « règles du jeu scolaire », déplace le rap-
port à la loi symbolique pour certains. Selon Winnicott, le jeu a une
place essentielle dans la genèse du rapport à la culture. Grâce à lui,
le jeune enfant peut gérer la frustration du sevrage, soulager la ten-
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44 L’école face à la diversité

sion suscitée par la mise en relation de la réalité interne et de la réa-


lité externe. Dans la réalité psychique, « l’expérience culturelle commence
avec un mode de vie créatif qui se manifeste d’abord dans le jeu ». Étant un
produit des expériences de chacun dans son environnement, l’aire du
jeu est, à son avis, variable suivant les individus. Dans cette expérience
du jeu, se développe le sentiment de fiabilité, s’institue une confiance
croissante (en la mère, puis en les autres personnes et les autres
choses), « qui rend possible le mouvement de séparation entre le moi et le non-
moi. Dans le même temps, cependant, on peut dire que la séparation est évi-
tée, grâce à l’espace potentiel qui se trouve rempli par le jeu créatif, l’utilisation
des symboles et par tout ce qui finira par constituer la vie culturelle 12 ».
S’il permet l’émergence du sujet, du « je », cet espace permet aussi
de se confronter à des obstacles. Dans le jeu, le sujet s’éprouve dans
des contraintes, dans des règles, bute sur du réel. Comme le dessin,
le jeu ouvre au symbolique, mais il en diffère par la présence de par-
tenaires. Le corps est engagé, mais le rapport à l’autre est codifié à
travers des règles « qui ne sont pas faites pour condamner à mort mais pour
inclure des partenaires qui peuvent jouer avec une même référence. Ces règles
permettent d’échouer. [Elles] sont sans danger, elles organisent la réussite ou
l’échec. C’est pourquoi on peut recommencer et s’essayer plusieurs fois 13 ».
En EPS, à côté du travail autour des gestes naturels (courses, sauts,
lancers), certaines séquences sont plus axées sur la coordination
motrice (parcours à obstacles) ou initient à la capacité de travailler
en autonomie (ateliers fonctionnant en parallèle, avec rotation des
groupes, l’adulte étant alors en observation distanciée). D’autres sont
plus directement réservées à l’initiation à des jeux collectifs. Or à la
rentrée, il apparaît de manière flagrante que les enfants qui ne res-
pectent pas les règles dans l’espace du jeu sont bien souvent ceux qui
explorent les limites ou sont « hors jeu » dans les domaines scolaires
les confrontant à une symbolisation fortement codifiée (comme l’écrit
ou la numération). Ceux-ci semblent éprouver les règles des jeux en
EPS, se confrontent à la loi, afin de s’éprouver sur un plan symbo-
lique : l’intériorisation progressive des règles de l’école ira de pair
avec la modification de l’attitude lors des jeux sportifs.

12. D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1981, extraits
pp. 139, 151.
13. A. Guy, Savoir jouer. Du jeu d’adresse à l’adresse du jeu, Laboratoire de Recherche
ethnométhodologique, université de Paris VIII, 1993, pp. 7, 11.
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Quelles réponses de l’école ? 45

On peut faire l’hypothèse que les enfants ont eu, dans ce champ,
l’expérience (plusieurs fois renouvelée sans danger) de l’impossibilité
de communiquer avec les autres en dehors d’un code commun, de
conventions auxquelles il est nécessaire de se plier, faute de quoi l’on
ne peut ni exister, ni a fortiori se situer dans l’espace social, étant mis
— car se mettant — alors « hors-jeu ». Or, « toute “mise en jeu” suppose
une part de non-jeu préalable : l’accord sur le contrat, l’assimilation des règles
surtout, parfois fastidieuse et longue » avance Michel Picard, qui définit le
jeu dans ces termes : « Quant à ses fonctions, le jeu, en relation manifeste
avec la symbolisation, serait à la fois défensif et constructif ; procurant une maî-
trise particulière (“s’irréaliser pour se réaliser”), il remplirait un rôle intégrateur
capital, tant externe qu’interne. Quant à ses formes, il s’agirait d’une activité,
absorbante, incertaine, ayant des rapports avec le fantasmatique, mais égale-
ment avec le réel, vécue donc comme fictive, mais soumise à des règles 14 ».
Faut-il insister sur le fait que ces « coutumes », le climat de classe
et la méthodologie n’ont de sens que référés aux contenus abordés ?
Si la construction du cadre tente de prendre en compte les indica-
teurs qui valent pour l’apprentissage, c’est parce qu’il nous semble
s’y jouer des possibilités de transfert : le souci de sollicitation de cha-
cun, l’éclaircissement des « lois » et de leur nécessité par l’échange
avec les pairs y sont de même nature. Nous avons vu qu’en EPS, les
contraintes sont plus appréhendables par les élèves, plus directement
lisibles comme dimensions structurantes de la vie en commun.
Autrement dit, « le groupe est l’initiateur de pratiques sociales. Il dépasse
les rapports purement subjectifs de personne à personne 15 ». La socialisation
n’est pas ici préalable, mais contemporaine aux apprentissages, quels
qu’en soient les objets.

Développer l’intérêt pour de nouveaux objets


Interrogés en décembre, plusieurs enfants ont dit trouver intérêt à
l’école pour tout ce qu’on y apprend : l’écriture, la lecture, les livres,
les mathématiques, « tout ce qu’on fait », la science (« t’apprends plein de

14. M. Picard, La Lecture comme jeu, Éd. de Minuit, Coll. « Critique », Paris, 1986,
pp. 45, 30.
15. H. Wallon, « Les milieux, les groupes et la psychogenèse de l’enfant », in Cahiers
internationaux de Sociologie, 1954. (Repris dans la revue Enfance n° spécial H. Wallon,
7e éd., 1985, pp. 95-104).
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46 L’école face à la diversité

choses ! » ; « c’est très intéressant »). Essayons de dresser un rapide relevé


de ce qui a été travaillé lors du premier trimestre, inventaire succinct
dont nous tenterons d’identifier quelques caractéristiques transver-
sales.
Dans le domaine de l’écrit, le premier trimestre a démarré — entre
autres — par une enquête autour de ses utilisations sociales et, dans
une perspective historique, sur les origines et les différentes étapes de
l’écriture (sur lesquelles nous reviendrons).
En mathématiques, jusqu’en novembre, le travail était centré sur
l’approche des nombres naturels (construction de la notion, décom-
position, mise en ordre). En décembre a débuté l’élaboration du
concept de numération positionnelle, prenant appui sur l’épistémo-
logie, autour des impasses historiques qui en ont jalonné la genèse 16.
En parallèle, alternaient dans le domaine de la géométrie : construc-
tion du tableau à double entrée, repérage et déplacement dans un
quadrillage.
Le travail en géographie s’est amorcé à partir des lieux de vacances
des enfants (y compris de ceux qui ne sont pas partis), dont la clas-
sification a permis l’identification des différents milieux et de leurs
caractéristiques (éléments de paysage, faune, activité humaine et loca-
lisation). Le trimestre s’est clos sur une mise en relation de ces dif-
férents milieux, à travers la reconstitution de l’itinéraire d’une rivière.
En sciences, l’année a commencé par l’étude du corps : identifica-
tion des différentes parties, travail plus approfondi sur la tête et les
sens, repérage des articulations ouvrant à la confection de pantins arti-
culés. À partir de la Toussaint, nous avons entamé une réflexion sur
la croissance, à partir des indices de transformations corporelles (tailles
— prises régulièrement — qui changent, dents de lait qui tombent…),
réflexion qui s’est poursuivie par l’observation de radiographies
(apportées par les enfants) et la reconstitution du squelette, ce qui
nous amènera à réfléchir au rôle de l’alimentation lors du deuxième
trimestre.
Chacun des domaines abordés a été l’occasion de recherches à l’école
et à la maison, les livres documentaires ayant alors une place privilé-
giée dans l’espace de la classe (avec un respect tout particulier pour
les documents ramenés de la maison). Cet écrit venait s’adjoindre aux

16. Travail empruntant largement à O. Bassis, Mathématique : les enfants prennent le


pouvoir, Nathan, 1984.
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Quelles réponses de l’école ? 47

nombreux livres du coin-lecture, dont le fonds est constitué de col-


lections adaptées aux apprentis lecteurs et de dépôts renouvelés régu-
lièrement provenant de la bibliothèque municipale. Librement
consultables à tous moments, faisant parfois l’objet de lectures magis-
trales, il apparaît que les livres ont pris une place particulière pour
les enfants. D’après les entretiens de décembre, ce qui plaît à l’école,
c’est : « regarder les livres » ; « lire les livres de la bibliothèque » ; « on raconte
des livres » ; « ça sert beaucoup de lire ». Ce qui donne envie d’apprendre
(et ce sont ici des enfants parmi les plus éloignés de l’univers scolaire
qui parlent) : « les livres » ; « les petits livres de l’école » ; « lire des livres de
bibliothèque » ; « les livres, ça me plaît… ».
Quelles caractéristiques peut-on relever à partir de ce rapide tour
d’horizon ?
Si le point d’appui dans chaque domaine abordé a été l’expérience
proche des enfants (sociale, culturelle, corporelle), le travail à l’école
a eu le double souci d’une part de légitimer les pratiques de l’espace
familial, d’autre part de s’en dégager pour essayer d’identifier des
constantes, des catégories, grâce à divers classements. Activité ouvrant
à une autre conscience de soi et de son environnement (social et phy-
sique), une autre attention aux objets culturels particuliers que sont
l’écrit et les nombres — à leur fonction comme à leur histoire — de
nature à développer le besoin de leur maîtrise.
Le questionnement à propos des origines personnelles (croissance)
et des objets culturels (l’écrit, les nombres) peut aider l’enfant à se
situer dans une histoire, elle-même inscrite dans une Histoire plus
large. Cette double temporalité est de nature à faciliter pour chacun
la conscience de son identité en construction : voir que l’on change,
et comprendre que les hommes n’ont pas arrêté de se « tromper »,
cela peut rassurer, faire relativiser les difficultés qu’on rencontre et
donner envie de progresser 17.
Enfin, les questions posées à travers les différents champs discipli-
naires ouvrent à un autre usage du livre, jusqu’ici appréhendé essen-
tiellement dans sa fonction de distraction. Dépositaire des savoirs
accumulés par les hommes, le livre va devenir progressivement res-

17. Peut-être est-ce l’une des raisons du changement de comportement de Sandy,


plus calme, plus ordonnée et plus autonome à la maison, selon sa mère rencontrée
fin septembre qui explique, étonnée : « Elle m’aide bien du côté scolaire, parce qu’elle veut
aussi ! Même si elle y arrive pas ! Elle “en veut” tout le temps… ».
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48 L’école face à la diversité

source privilégiée permettant l’acquisition de connaissances, en tant


que lieu d’archivage des expériences passées, de la pensée humaine.
Nous rejoignons ici la critique faite par Bourdieu quand il dénonce
l’« effet d’éradication du besoin de lecture comme besoin d’information », alors
que les témoignages d’autodidactes attestent que « l’apprentissage de la
lecture s’appuie beaucoup plus sur des questionnements pré- ou extra-scolaires,
liés à la découverte par l’enfant de problèmes qui tiennent à la difficile com-
préhension de l’ordre du monde, que sur une scolarisation ou un apprentis-
sage scolaire 18 ». Autrement dit, il semble que les problèmes
d’apprentissage occultent trop souvent la question du besoin de lec-
ture. « Naturel » pour les uns, qui réinvestissent les pratiques cultu-
relles de leur milieu, il peut aussi se développer à partir des questions
que l’on se pose, pratique renouvelant alors le regard sur le monde,
dont la fonction principale est d’élargir les pouvoirs de compréhen-
sion et d’action. Il s’agit donc de restituer à l’écrit sa fonction d’outil
là où trop souvent il n’est qu’objet d’apprentissage… L’enjeu est en
effet moins l’apprentissage de l’écrit qu’à travers lui, l’accès à la cul-
ture écrite.

LE RAPPORT ÉCOLE/FAMILLE

La famille joue un rôle prépondérant dans la socialisation de l’en-


fant, elle est le lieu où se construit le rapport initial à l’école et au
savoir. Quels éléments sont de nature à perturber la scolarité ?
Nous l’avons vu, le rapport à l’avenir est marqué par l’expérience
sociale. Pour les familles populaires, le défaitisme est plus fréquent.
Parfois, les attentes n’osent s’exprimer, balancent entre le rêve non
assumé (« qu’elle soit médecin ou avocat !… Je vois peut-être un peu grand…
Qu’elle ait déjà un bon métier, qu’elle soit pas au chômage, comme moi ! ») et
la projection qui borne l’horizon socioprofessionnel. Mais la mobili-
sation sur l’école peut aussi être contrariée par l’angoisse qui paralyse
l’enfant, le fait douter ; les injonctions contradictoires (demandes para-

18. Débat entre P. Bourdieu et R. Chartier, « La lecture : une pratique culturelle »,


in R. Chartier (sous la dir. de), Pratiques de la lecture (1985), op. cit., pp. 278-279.
Référence est faite à la contribution pour le même ouvrage de Jean Hébrard :
« L’autodidaxie exemplaire. Comment Jamerey-Duval apprit-il à lire ? ».
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Quelles réponses de l’école ? 49

doxales déstructurantes) ou l’indifférence familiale qui génère le sen-


timent d’abandon.
Si ces éléments sont de nature à troubler le rapport identitaire à
l’école, d’autres facteurs sont constitutifs d’un rapport épistémique au
savoir pouvant être en décalage avec les demandes scolaires. Ils tou-
chent aux contenus et à l’attitude face à l’apprentissage. Au niveau
des initiations, certains pré-apprentissages se centrent sur le code, par-
fois au détriment de la fonctionnalité de l’écrit (livres et autres usages
sociaux) plus à même de donner sens à l’apprentissage. Au-delà, cela
est de nature à installer une conception réductrice de l’écrit, polari-
sant l’attention sur le système alphabétique strict, au risque d’en élu-
der la dimension orthographique signifiante. Quant à l’aide à la
maison, conçue comme surveillance et répétition, elle peut renforcer
la dépendance et retarder l’engagement, l’implication de l’enfant lui-
même dans l’activité.
Suffit-il de changer la pédagogie pour résoudre les problèmes ? Les
familles populaires étant déjà plus fréquemment dans un sentiment
d’étrangeté face au monde scolaire, l’innovation — paradoxalement —
peut davantage les priver de points de repères : à la distance vis-à-vis
des pratiques culturelles « légitimées » à l’école (usages spécifiques de
l’oral et de l’écrit, supports et modalités de lecture), s’ajoute parfois
l’opacité des référents d’apprentissage (types d’activités, progression,
demandes faites à l’enfant, objectifs visés) 19. Pour les parents ayant
eu une scolarité courte, il est difficile de donner des indications et
des conseils pertinents. Bien qu’aspirant au « mieux » pour leur enfant,
ils ont tendance à s’en remettre à l’école.

Éclaircir attentes, rôles et « missions »


La rencontre avec chaque famille permet de faire connaissance, mais
aussi d’opérer une reconnaissance de part et d’autre : reconnaissance
de la place des parents dans la scolarité, comme de la légitimité de
leurs attentes et projections — ce qui pour certains fait rupture par

19. B. Bernstein, Classe et pédagogies : visibles et invisibles, Paris, CERI-OCDE, 1975 ;


P. Perrenoud, « Les pédagogies nouvelles sont-elles élitaires ? Réflexions sur les contra-
dictions de l’école active », Communication au colloque « Classes populaires et péda-
gogies », université de Haute Normandie, Rouen, mars 1985 et « La triple fabrication
de l’échec scolaire », in Psychologie française n° 34-4, décembre 1989, pp. 237-245.
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50 L’école face à la diversité

rapport à leurs expériences et images de l’école ; reconnaissance en


retour des demandes de l’enseignant. Ces échanges aident à cerner
les rôles et attentes respectives, à accroître ainsi les repères distinctifs
pour l’enfant (d’autant plus quand il est présent). Les parents ont là
l’occasion de parler de la scolarité de leur enfant telle qu’ils l’antici-
pent, de verbaliser leurs attentes comme jamais peut-être ils n’ont eu
l’occasion de le faire. Sans doute ce désir exprimé par les parents est-
il la première condition pour que leur enfant lui-même investisse
l’école avec quelque désir…
L’enjeu de ces rencontres est non seulement de diminuer la dis-
tance, voire de forcer l’indifférence, mais aussi parfois de réduire ce
qui est vécu comme des missions contradictoires qui mettent l’enfant
en situation de double contrainte.
Telle cette petite Zaïroise dont le père est resté au pays, qui se voit
imposer de parler français par sa maman… et refusera pendant trois
mois de parler cette langue. Là où la maman voyait émancipation, sa
fille avait peut-être le sentiment que l’apprentissage exigeait d’elle une
rupture identitaire. Le fait de proposer l’usage de la langue mater-
nelle à la maison et de réserver le français à l’école a permis le déblo-
cage de la situation.
Pour cette autre enfant d’origine portugaise, quel sens pouvait avoir
l’apprentissage du français quand l’espoir d’un proche retour au pays
étayait les échanges familiaux ? (Mère : « Je sais pas si on va rester ici,
toute notre vie en France. [Vous comptez rentrer ?] J’aimerais bien, oui !…
Mais mon mari, des fois il dit “oui, on va rentrer tout de suite”, des fois, il
veut pas y aller, ça dépend des jours… Donc on sait pas encore. »). Rapport
au français d’autant plus difficile qu’il semblait être en concurrence
avec la langue d’origine (« moi, je lui dis tout ce que je sais en portugais.
Quand elle aura sept ans, elle ira à l’école portugaise, deux fois par semaine,
parce que si on décide de partir… ») et mettait en danger les rapports de
filiation (« cet été, mes parents n’étaient pas contents, parce qu’elle savait pas
[parler convenablement le portugais]. »). Ici, la demande faite à la
maman d’éclaircir le projet familial (non, le retour au pays n’était pas
si imminent) et d’expliciter auprès de sa fille l’importance qu’elle
accordait à l’apprentissage du français a contribué au démarrage de
celle-ci.
À travers ce dialogue avec les familles, se fait une double recon-
naissance en miroir qui, pour le bénéfice de l’enfant, explicite tout
autant les singularités structurantes que les convergences fondamen-
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Quelles réponses de l’école ? 51

tales des adultes à son égard quant au but de la scolarité : si les places
et rôles diffèrent, il y a accord sur le désir qu’il réussisse. Effet de
reconnaissance qui peut se poursuivre et se concrétiser à travers des
enquêtes menées à la maison (ainsi que nous le verrons à propos des
usages de l’écrit par exemple).

Visibilité et lisibilité des activités scolaires


Pour autant, cette convergence des buts ne suffit pas et appelle la
mise en œuvre de moyens et procédés (ici comme ailleurs) sur les-
quels il peut y avoir divergence. C’est pourquoi d’autres modalités
font lien avec les familles au service d’un accompagnement tendant
à la cohérence : le cahier du soir, les évaluations et les réunions de
parents.
Le cahier du soir assure la fonction de pont permanent permettant
l’échange souple de correspondance. Premières traces de l’activité en
classe, repère pour la famille, le travail du soir risque toujours d’être
objet de « malentendu » où se polarise le ressentiment, d’un côté
comme de l’autre… Afin d’éviter que l’apprenant soit écartelé entre
des injonctions contradictoires qui nourrissent l’anxiété et l’insécurité
tant affective que cognitive, le plus grand soin est accordé dès les pre-
miers jours à l’explicitation des demandes scolaires. En retour, l’exi-
gence est signifiée par l’attention systématique, en début de journée,
à ce qui est réalisé (ou doit être signé, aux retours d’enquêtes, etc.),
ritualisation en signe de respect de ce qui s’est travaillé dans l’espace
familial.
Les évaluations périodiques sont le deuxième pont « institutionnel »
avec la famille, permettant à cette dernière de suivre les progrès de
l’enfant comme d’avoir une vision claire des objectifs poursuivis, des
contenus, des compétences attendues et du sentiment de l’enseignant
sur l’évolution de l’enfant. Mais conjointement, des rendez-vous pren-
nent une place particulièrement importante dans ce lien : les réunions
de parents. Celles-ci se situent à des périodes charnières (fin sep-
tembre, décembre, Pâques, fin juin), et accompagnent les phases essen-
tielles de l’apprentissage.
Ces contacts ont pour objectif d’informer, d’éclaircir les contenus
travaillés et la démarche mise en œuvre. Afin de transformer les
conceptions dominantes à propos des apprentissages (où l’enfant
reçoit de celui qui sait) et tout particulièrement de la lecture, des
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52 L’école face à la diversité

« mises en situation » sont proposées aux adultes (vécus permettant


d’interroger les a priori implicites à propos de la place de la combi-
natoire, les impasses d’une lecture conçue comme déchiffrement, la
spécificité de la lecture à haute voix et l’activité réelle du lecteur) 20.
Ces vécus référents et les comptes rendus de séquences donnent à
voir l’activité des enfants et visent à montrer la cohérence de la
démarche engagée. À travers ces réunions, se donnent à lire les règles
de l’école et la spécificité du rapport à l’activité qui y prévaut. Entre
autres, la réussite dans l’apprentissage est présentée comme liée à l’im-
plication et à la nature de l’activité déployée par l’enfant (travail sur
le volet identitaire et sur le volet épistémique du rapport au savoir).
Les résultats des évaluations sont présentés avec une mise en valeur
des évolutions, témoignant d’apprentissages conçus comme processus
dynamiques inscrits dans la durée, nécessitant la reconnaissance des
parcours singuliers. Resignifiée à chaque réunion, la confiance dans
les capacités des enfants vise à renforcer les attentes positives à leur
égard, tout en essayant d’instrumenter l’accompagnement parental.
Les échanges organisés entre parents permettent une régulation souple
qui dédramatise les avatars des trajectoires d’apprentissage. La dis-
cussion sur les aides contribue à ce que les différentes interventions
adultes (à l’école, dans la famille) convergent tout en préservant leur
spécificité et leur légitimité.
À l’écoute des entretiens de fin d’année, on peut percevoir la place
que prennent ces échanges pour les parents. Plusieurs étaient cir-
conspects à la rentrée et « attendaient de voir à la réunion » (« ce qui m’in-
quiétait au début, c’est qu’il n’y avait pas de livre, ni quelque chose de structuré
qu’on puisse suivre »). Face à cette inquiétude, fort légitime d’ailleurs,
la lisibilité des progrès a rassuré (« mais dans la mesure où il avançait,
bon… c’était pas grave »). Le passage d’un regard normatif à une lec-
ture plus attentive aux évolutions a participé au sentiment de sécurité
pour plusieurs parents, ce qui n’a probablement pas été pour rien

20. Situations élaborées dans le cadre du GFEN, afin de mettre en cohérence les
demandes faites aux enfants et les pratiques de formation d’adultes. Initialement mises
au point pour les réunions de parents, certaines de ces situations ont été réinves-
ties… dans la formation d’enseignants. Ainsi par exemple la fameuse démarche du
texte en polonais, qui vise à montrer l’activité réelle du lecteur, largement utilisée dans
nombre de formations institutionnelles (IUFM, MAFPEN, etc.) ! Cf. J. Bernardin, « Le
travail avec les parents », in GFEN (coll.), Chartres, Spécial Lecture, 1982, pp. 50-69.
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Quelles réponses de l’école ? 53

dans la confiance signifiée à l’enfant, si importante pour les enfants


fragiles. Ainsi, pour la mère de Sandy, « ça évoluait doucement, mais enfin
ça évoluait, donc… Moi, je trouve qu’elle a fait de gros progrès » ; pour celle
d’Aurélien, « ça a toujours progressé, on peut pas dire qu’il a stagné ». Le
rôle des bilans dans l’institutionnalisation des progrès est signalé par
plusieurs familles : « ça allait bien dès le départ. Ses premiers bilans ont été
bons » ; « ce qui m’encourage, c’est qu’à chaque fois, il y a un plus. Ça évo-
lue toujours dans le bon sens, donc il n’y a pas lieu de s’inquiéter… ».
La fonction de régulation de ces rencontres est explicitée par plu-
sieurs familles, dans le souci d’harmoniser les interventions face au
sentiment de stagnation (« la dernière réunion, on voulait venir, mais on
n’était pas disponibles. On s’est dit qu’on aurait bien l’occasion de vous voir
après ») ou d’impasse persistante (« vous nous aviez dit : “Ça va venir, il
faut la laisser”. Donc, on a suivi vos conseils, et c’est vrai que… c’est venu,
d’un coup. Heureusement qu’on est venu vous voir »).
L’importance des repères pour un accompagnement convergent est
évoquée par le père d’Émilie : « Pour moi, ça a été limpide, tout, impec-
cable… 21 ».
Viennent-ils tous ? Les choses, on le sait, ne sont pas si simples. Les
facteurs objectifs (disponibilité, garde des enfants) mais aussi subjec-
tifs pèsent lourd parfois. Venir à l’école reste une épreuve difficile
pour qui n’a eu, pour soi ou pour les aînés, que des expériences néga-
tives. Il est toujours possible de multiplier les conditions pour néan-
moins faciliter les rencontres : invitation plus personnalisée sur la base
des premiers déplacements positifs de l’enfant ; contacts informels à
la grille de l’école ou à l’occasion d’événements prêtant à la convi-
vialité (projet, fête d’école ou de quartier) ; invitation des parents sur
la base de leurs compétences (professionnelles ou pas) ; négociation
des horaires de réunion ; organisation de la garde des enfants, etc.
L’expérience montre que les familles les plus démunies ne sont pas
indifférentes à la scolarité de leurs enfants, y compris si la manière
de le signifier ou les moyens mis en œuvre peuvent sembler discu-
tables. À cet intérêt répondent les choix de l’enseignant (significatifs
de ses propres mobiles) : respect et parti pris éthique ne sont pas
étrangers au lien qui peut se tisser…

21. Limpidité d’autant plus appréciée qu’elle suivait l’expérience difficile de l’aîné
dans un apprentissage où il fallait « chanter les syllabes », pratique dont il n’avait pas
compris l’intérêt à l’époque et qui visiblement, lui, ne l’avait pas vraiment enchanté !…
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DEUXIÈME
PARTIE

L’activité des élèves,


quels repères ?
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L ire ou déchiffrer ? Les polémiques qui depuis vingt ans ont mar-
qué le paysage pédagogique ont perdu de leur intérêt, même si des
débats se poursuivent entre psychologues cognitivistes et tenants de
la recherche-action sur la place de la conscience phonologique dans
l’apprentissage 1. Actuellement, les recherches convergent vers une
définition de la lecture qui, semble-t-il, ne peut être réduite ni au
strict décodage (modèle ascendant), ni à une pure anticipation
(modèle descendant). L’accord se fait autour d’un modèle probabi-
liste et interactif : « L’apprenti lecteur doit mettre en place une stratégie pro-
babiliste d’exploration de l’écrit ; il doit notamment combiner, coordonner deux
opérations psycho-linguistiques tout à fait distinctes : 1) produire des intui-
tions sémantiques (anticipations, prévisions du signifié) ; 2) picorer (grappiller)
des indices graphiques divers (lettres, syllabes, mots, ponctuation, marqueurs
grammaticaux…) pour élaborer et vérifier ses prédictions 2 ». Ce qui importe
désormais, c’est d’éclairer la manière dont les enfants peuvent prendre
conscience des usages sociaux, et construire des stratégies de lecture
pertinentes. Afin d’en comprendre le sens et la portée, nous verrons
comment les difficultés rencontrées par les apprentis lecteurs ren-
voient à un certain nombre d’impasses socio-historiques. C’est donc
plus l’activité des élèves qui constituera l’objet principal de ce qui va
suivre… encore faut-il pour cela donner auparavant des repères au
sujet de l’activité enseignante qui la sollicite.

1. Cf. J. Foucambert, L’Enfant, le maître et la lecture, Nathan, 1994.


2. G. et É. Chauveau, « Les processus d’acquisition ou d’échec en lecture au CP »,
Revue française de pédagogie n° 70, février-mars 1985.
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CHAPITRE
3

Une démarche
de découverte de l’écrit

N ous avons vu la faiblesse de certains mobiles d’apprendre. Le


désir de « faire plaisir » aux adultes risque d’être insuffisant à soute-
nir l’effort dans la durée s’il n’est pas relayé par d’autres mobiles.
L’implication dépend du sens donné à l’apprentissage. Or, en ce qui
concerne l’écrit, le besoin n’est pas évident. Le langage écrit est un
langage dans la pensée, dans la représentation. Ce caractère abstrait
caractérise aussi la situation : absence de l’interlocuteur, ce dernier
étant imaginaire ou seulement figuré. Contrairement au langage oral,
« naturellement » employé dans la communication dès la prime
enfance, il faut en créer le besoin car, ainsi que le remarque Vygotski,
« l’écolier qui aborde l’apprentissage de l’écriture non seulement ne ressent pas
le besoin de cette nouvelle fonction verbale, mais n’a encore qu’une idée extrê-
mement vague de sa nécessité en général 3 ». Alors que l’apprentissage de
l’un est informel, l’apprentissage de l’autre doit être explicite et
conscient. Par ailleurs, à la rentrée, le flou ou la confusion ne sont
pas rares au sujet des opérations à mettre en œuvre et quant au but
de l’activité : s’agit-il de se remémorer, de dire, de comprendre ?
L’approche s’organise donc autour des deux questions constitutives du
sens : à quoi ça sert, comment ça marche? En prenant appui sur l’ex-
périence des enfants, sont construits au pas à pas des repères tant au
niveau de l’acte lexique qu’en ce qui concerne la réalité de l’écrit, dont
la connaissance est rendue de plus en plus nécessaire au fil du temps.
La présentation de l’organisation générale des activités menées en classe
permettra d’avoir une vue d’ensemble de la stratégie mise en place.

3. L. S. Vygotski, Pensée et langage, op. cit., p. 261.


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60 L’activité des élèves quels repères ?

CE QU’ILS SAVENT DÉJÀ

La première étape consiste à mettre à jour, recenser et capitaliser


pour la classe ce que chacun connaît. Triple objectif : permettre l’im-
plication du maximum d’élèves par l’activation des expériences per-
sonnelles ; rompre avec la conception attentiste de l’apprentissage ;
légitimer des pratiques habituellement non reconnues à l’école. Cet
inventaire se fait à partir des questions suivantes :
• «Lire, pour vous, ça sert à quoi?» Question suffisamment équivoque
qui permet la confrontation de différentes conceptions. Ensuite, un pre-
mier inventaire des supports connus aide à faire le point sur ce qui est
repéré comme sur les zones d’ombre… et de lancer les enquêtes sur les
écrits sociaux. Ce travail, réalisé en tout début d’année, est prolongé par
la question : «Quand et pourquoi les hommes ont-ils inventé l’écriture?»,
donnant lieu à une recherche historique exploitée jusqu’à la Toussaint;
• « Qu’est-ce que vous savez lire ? » (À la maison, recherche sur les
livres, publicités, journaux, emballages, etc.) Ce matériau est l’occa-
sion de faire expliciter les acquis et manières de faire, les indices et
stratégies utilisés par les uns et les autres.
Depuis ces écrits, et à travers ceux que l’on aura l’occasion de ren-
contrer en cours d’année (menus, calendriers, lettres, affiches, jour-
naux, recettes, contes, dictionnaires, etc.), les enfants vont explorer
les fonctions de l’écrit en situation et prendre conscience de ses carac-
téristiques : à chaque support correspond un type d’écrit et une fonc-
tion spécifique ; ce n’est pas la langue de l’oral (lexique plus précis,
phrases plus denses, complètes et structurées, etc.). Ce travail porte
donc, d’une part, sur la variété des supports et types d’écrits, en les
replaçant dans leurs fonctions spécifiques, d’autre part sur un premier
« débroussaillage » des rapports entre l’oral et l’écrit.

DE LA MISE EN ORDRE DANS LE COMPLEXE

Le repérage dans l’espace de l’écrit


Une fois amorcées la réflexion autour des significations sociales et
la construction de la compétence fonctionnelle (qui se poursuit tout
au long de l’année), le travail porte en priorité sur la mise en place
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Une démarche de découverte de l’écrit 61

de la compétence grammaticale : comment fonctionne l’écrit par rap-


port à l’oral ? Quelle est sa spécificité ? (Registre de langue, structure,
notion de mot, de phrase). Pour ce faire, dès le début de l’année,
des textes sont proposés à la lecture, d’abord très proches de l’uni-
vers affectif des élèves, composés d’après les moments d’entretien ou
basés sur le vécu de la classe. Ces textes sont écrits en silence par
l’adulte au tableau, reprenant les éléments de sens, tout en étant éla-
borés avec les exigences spécifiques de l’écrit (référents explicites :
dates, lieux, protagonistes de l’action ; vocabulaire plus « soutenu » qu’à
l’oral ; phrases complètes et structurées ; articulation textuelle ; mar-
queurs de temps ; logique narrative repérable dans l’organisation spa-
tiale).
Puis les enfants sont invités à chercher la signification de l’écrit. Les
mots connus (prénoms, jours de la semaine, date, mots simples déjà
rencontrés) vont permettre une première identification du sens géné-
ral. Grâce à la connaissance de l’oral et à leur mémoire (du fait ou
du récit-support), ils vont petit à petit ajuster leurs interventions à la
réalité arbitraire de l’écrit, ajustement exigé par la divergence de leurs
propositions ou par le renvoi de l’adulte qui — au moins au début
de l’année — les avalise ou les invalide. Le travail sur ces premiers
textes permet aux élèves d’apprendre à se repérer dans l’espace de
l’écrit, de découvrir qu’il est du langage, qu’il signifie toujours quelque
chose, en des formes stables (points d’appui pour retrouver telle
phrase ou tel mot), mais aussi que son découpage est différent de
celui de l’oral (mots et non groupes de souffle), toutes choses qui ne
sont pas évidentes pour de nombreux élèves.

Construire du sens
Les écrits, s’ils se complexifient (et petit à petit « décollent » de la
proximité temporelle et affective des élèves), sont toujours explorés
sous forme de recherche faisant alterner travail individuel et travail
de groupe. L’adulte gère la confrontation des hypothèses comme des
indices qui les ont provoquées. L’argumentation induite par la diver-
gence des hypothèses oblige au retour à la matérialité de l’écrit.
De quels indices se servent les enfants ? Ils peuvent être typogra-
phiques (spécifiant alors le type de support), lexicaux (mots recon-
nus), linguistiques ou non. Ils ne peuvent prendre valeur d’indices
que s’ils réfèrent au « connu » de l’enfant. D’où l’importance de la
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62 L’activité des élèves quels repères ?

résonance affective et culturelle des écrits auxquels sont confrontés


les apprentis lecteurs, comme de la multiplicité des expériences lan-
gagières permettant la familiarité avec des écrits variés. Nous verrons
plus précisément quels types d’indices et de stratégies sont utilisés à
travers les séquences pédagogiques présentées plus loin.

La langue telle qu’elle est : des réflexions « sauvages »


à la systématisation
En parallèle, les réflexions et observations sur la langue écrite elle-
même permettent de fixer progressivement des repères plus fiables, à
différents niveaux.
– Au niveau syntaxique. Jusqu’à la Toussaint, des phrases sont extrai-
tes des textes lus, découpées et soumises à des activités de permuta-
tion, de re-création. Amenés à explorer les limites des transformations
que l’écrit peut supporter, les enfants construisent progressivement la
notion de phrase, comme unité signifiante d’une part (« ça veut dire
quelque chose »), constituée d’un ensemble de mots ordonnés d’autre
part : si certains groupes de mots peuvent être permutés, tout n’est
néanmoins pas possible. Cette activité contribue à fixer l’idée de per-
manence de l’écrit et va favoriser la mémorisation de formes gra-
phiques (mots ou expressions). On apprend à se repérer dans l’écrit,
un mot peut être retrouvé grâce au reste de la phrase, puis petit à
petit indépendamment de son contexte d’origine.
– Au niveau lexical. Des textes lus sont tirés des mots, qui vont consti-
tuer notre fichier-mots, « mémoire » de la classe, à côté des textes et
phrases affichés. Au début, ce sont deux mots, puis ultérieurement
trois ou quatre, qui sont l’objet de divers jeux de mémorisation. Ils
restent à la disposition de tous, pour vérifier les hypothèses en lec-
ture ou permettre la production écrite. Le choix des mots est guidé
par leur fréquence dans le vocabulaire des enfants (les listes de fré-
quence peuvent être des repères appréciables). Les mots sont pré-
sentés initialement en vrac, mais vient un moment où leur nombre
rend leur recherche longue et fastidieuse. Le problème est alors sou-
mis aux enfants, qui proposent de les classer (séquences que l’on sui-
vra ultérieurement en détail).
– Au niveau des correspondances grapho-phonétiques. À travers l’activité
de lecture, et sur la base de la mémorisation des mots (du fichier,
mais pas seulement), les enfants font des comparaisons entre les formes
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Une démarche de découverte de l’écrit 63

écrites (« ça commence ou finit comme… », « ça ressemble à… »). Lorsque


ces réflexions se multiplient, portées par un nombre de plus en plus
important d’enfants (généralement vers novembre-décembre, après le
classement du fichier-mots), les découvertes sont fixées dans un cahier-
dictionnaire (ou répertoire), nouvel outil de référence venant s’ajou-
ter au fichier-mots et au corpus des textes.
Alternant avec les séquences de découverte de textes, lors de ces
séquences non de lecture mais d’orthographe, ce sont les sons
« voyelles » qui sont travaillés en priorité, plus facilement identifiés et
différenciés à l’écoute. Après un recensement oral de mots contenant
le son (écrits au tableau), leur classement est fait par les enfants, sui-
vant les graphies. Le cahier-dictionnaire recueille ces découvertes, une
double page recensant d’emblée différentes graphies du même son,
relevé non exhaustif qui sera complété tout au long de l’année… et
au-delà. L’ordre d’étude dépend à la fois du matériau « mots » dispo-
nible et des remarques des enfants. Cette approche, souple dans la
progression, mais rigoureuse dans la forme et le fond, « cristallise » les
relations (à ce niveau) entre l’oral et l’écrit. Ce qui se fixe est donc
plus un aboutissement des rencontres avec l’écrit qu’un préalable pro-
grammé à la lecture et à l’écriture.

PROGRESSION

La constitution des outils-ressources par les enfants eux-mêmes est


capitale. Que ce soit le corpus de textes, le fichier-mots ou le cahier-
dictionnaire, chaque outil concrétise l’activité commune. Traces du
travail passé, ces outils participent à la structuration temporelle. Outre
leur ancrage affectif, ils objectivent de manière lisible ce qui est
engrangé depuis l’activité quotidienne (matériau, mais aussi classe-
ments opérés), ce qui facilite l’appropriation. Matérialisations de la
mémoire référente, ils offrent à chacun la possibilité de mobiliser ce
qui s’est construit avec les autres (les enfants se montrent d’ailleurs
extrêmement performants pour retrouver rapidement tel texte dans
le cahier, telle phrase ou tel mot travaillé en classe… mais aussi pour
rappeler les « principes » dégagés collectivement).
Les séquences analysées plus loin ont été choisies en fonction de
leur importance, pour différentes raisons :
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64 L’activité des élèves quels repères ?

LE TEMPS D’APPRENDRE

1er trimestre : Entrée dans l’univers de l’écrit


Septembre-octobre :
– Inventaire de ce que savent les élèves (sur la fonction et la nature
de l’écrit) ;
– Éclaircissement à propos :
• des usages, fonctions (signification sociale) ;
• de la nature de l’écrit (porteur de sens, mais aussi en rapport
avec l’oral) ;
– se repérer dans le texte ;
– construire l’idée de phrase ;
– constitution d’un premier corpus (textes, phrases, lexique).
– Parallèlement, mise en place d’un comportement de lecteur.
(Échange des stratégies de lecture : prise d’indices, hypothèses,
vérification, etc.)
Novembre-décembre :
– Élargissement du corpus référent ;
– Multiplication des réflexions sur l’écrit par les enfants à l’occasion
de découvertes de textes (marques graphiques : ponctuation, pluriel,
comparaisons de mots…) ;
– Prise de conscience des limites de nos moyens (usage strict
de la mémoire), et de nos outils (usage plus laborieux du fichier-mots) ;
➝ • Classement du fichier-mots
• Ouverture du cahier-dictionnaire

2e trimestre : Inventaire plus systématique des découvertes

– Cristallisation des découvertes sur les rapports oral / écrit ;


multiplication des occasions d’usage de la combinatoire.
(➝ Intégration du principe alphabétique et des valeurs conventionnelles).
– Enrichissement, diversification, affinement des stratégies de lecture.
(➝ Encouragement systématique à l’autonomie).

3e trimestre : Aboutissement d’un processus continu, progressif ou « bond qualitatif »


– Processus d’automatisation des conduites : l’usage de la combinatoire
est plus assuré, la mobilisation cognitive peut se libérer d’autant
pour les processus d’inférence (depuis : contexte, autres phrases,
ponctuation, éléments non linguistiques, etc.) ;
– Le plaisir du contenu (comme de la difficulté vaincue) prend le pas sur
le renoncement initial qu’exigeait l’effort à fournir lors de la phase précédente;
– Accélération due à :
• une plus grande pratique (lire est moins difficile, plus agréable) ;
• une meilleure compréhension ;
• … qui génèrent l’envie d’éprouver ses nouveaux pouvoirs (lire partout,
à tout propos).
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Une démarche de découverte de l’écrit 65

– soit comme témoins de ce que « savent » les élèves à la rentrée,


révélant différents niveaux de conceptualisation de l’écrit (que faut-il
faire pour apprendre à lire ?) ;
– soit parce qu’elles ont permis ou accéléré des prises de conscience,
au niveau des fonctions de l’écrit (l’écrit à la maison et dans la rue)
ou de sa nature (comment classer les écrits anciens ? classements du
fichier-mots) ;
– soit comme « prototypes » de séquences de lecture, donnant à voir
les types de stratégies mises en œuvre et les argumentations dévelop-
pées pour inférer l’inconnu depuis le « connu » (découvertes de
textes).
Nous avons vu le lien entre ce que disaient les enfants et les initia-
tions familiales, plus ou moins explicites. Il est probable que la
conscience des usages de l’écrit soit en rapport avec ce qu’ils ont vu
opérer comme pratiques réelles dans l’environnement social proche.
Est-ce en terme de manque qu’il convient de penser les différences sur
ce sujet ?

DES USAGES SOCIAUX DIFFÉRENCIÉS

Tous les supports sont-ils également pratiqués par les différents


groupes sociaux ? L’écrit est-il toujours utilisé pour les mêmes raisons ?
Quelles fonctions sont « reconnues » par les uns et les autres ? Plusieurs
travaux renouvellent les approches compréhensives.
Pour Bernard Lahire, la différence porte moins sur les produits cul-
turels que sur les appropriations sociales différenciées de ces produits.
Loin de se réduire à des lectures pauvres (moins fréquentes, moins
complexes, moins habiles, moins virtuoses), les lectures populaires met-
tent en œuvre des modes d’appropriation spécifiques des imprimés
(journaux, revues, livres divers), qui se caractérisent fondamentalement
par la volonté d’ancrage des textes dans une autre réalité que la seule
réalité textuelle. Cet ancrage s’opère surtout dans une configuration
pratique (livres et revues pratiques), dans un espace connu, vécu (jour-
naux locaux, rubriques « décès-naissances-mariages », « faits divers »),
dans les cadres, les schémas de l’expérience passée ou présente
(romans, biographies et autobiographies) ou dans le monde naturel
et physique (livres, revues de vulgarisation scientifique qui « énoncent
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66 L’activité des élèves quels repères ?

le réel ») 4. Ces pratiques ne signent pas une incapacité à l’analyse ou


à la théorie, mais une demande de référence plus directe à l’expé-
rience, au réel (goût profond pour la participation et l’identification).
Cela pose autrement qu’en termes déficitaires les problèmes de lecture,
et interroge les usages scolaires de l’écrit, hypertrophiant souvent l’ins-
trumentation — au détriment du contenu et du sens — et l’esthétisme,
au nom de la culture… «légitime»! (Pour autant, reconnaître ne signifie
pas enfermer. Si la scolarité doit développer chez tous la souplesse, l’adap-
tabilité, la diversité des conduites de lecture et d’écriture, y compris la
capacité à appréhender un texte sur des critères esthétiques, théoriques
ou formels, nous gagnerions probablement à prendre d’abord appui sur
d’autres modalités, ne serait-ce que pour des raisons stratégiques.)
Par ailleurs, ne considérer les élèves et leur famille qu’en terme de
manques fait l’impasse sur les logiques à l’œuvre, sur la rationalité y com-
pris des conduites d’évitement. Ainsi que le développe Élisabeth Bautier
à propos des «illettrés», «chercher à résoudre les problèmes au seul plan des
manques, des incapacités à lire et à écrire, risque de n’être qu’un palliatif […]
à terme inefficace si cette démarche ne tient pas compte des représentations et des
résistances à l’égard de ce qui est, en fait, une profonde transformation de la per-
sonne, de sa place sociale comme familiale5 ». Outre la valeur de transgres-
sion que peut prendre l’apprentissage par rapport à la culture d’origine
(nous reviendrons ultérieurement sur ce point), le statut qu’a l’écrit pour
l’apprenant détermine l’attitude et le comportement à son égard.
Pourquoi et à quelles occasions écrit-on ? Où la lecture et l’écriture
sont-elles indispensables ? Si l’on observe les pratiques, la signification
sociale de l’écrit s’organise autour de cinq pôles. À côté de la fonc-
tion de distraction, l’écrit sert à (s’) informer, à agir, à acquérir des
connaissances (lecture, prise de notes) et à construire une pensée
(analyse critique, argumentation, élaboration de concepts).
Or, ces fonctions de l’écrit peuvent être occultées par des repré-
sentations, des usages, un rapport au langage, au savoir et au monde
dans lesquelles elles prennent plus ou moins sens et place. Pour uti-
liser l’écrit dans une visée d’acquisition de connaissances tout parti-
culièrement, encore faut-il avoir perçu les limites de l’expérience, des

4. B. Lahire, « Lectures populaires : les modes d’appropriation des textes », in Revue


française de pédagogie, n° 104, juillet-août-septembre 1993, pp. 17-26.
5. É. Bautier, « Caractéristiques sociocognitives et illettrisme », J.-M. Besse et al.
(sous la dir. de), L’« Illettrisme » en questions, Lyon, PUL, 1992, p. 110.
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Une démarche de découverte de l’écrit 67

« leçons du réel », être persuadé que le savoir est aussi dans les livres,
et pas seulement dans les pratiques, savoir-faire et discours du groupe
d’appartenance.
Quelles conséquences de ce rapport spécifique à l’écrit ?
S’il est important d’aider les élèves à reconnaître la palette des pra-
tiques sociales où l’écrit s’avère indispensable, certaines fonctions méri-
tent d’être plus clairement identifiées : agir d’une part ; apprendre,
acquérir des connaissances d’autre part. Agir, parce qu’il y a là un point
d’appui possible sur les usages en milieux populaires 6. Incorporées à
des actes finalisés, ces pratiques de lecture méritent d’être reconnues
en tant que telles, par l’école comme par les parents eux-mêmes. Par
ailleurs, nous avons vu l’importance des questionnements sur le monde,
qui nourrissent le besoin d’information et multiplient les occasions de
rencontre avec le livre. Dépositaire du savoir accumulé par les généra-
tions antérieures, remplissant une fonction patrimoniale, celui-ci doit
être perçu par l’enfant comme un objet privilégié pouvant répondre à
ses préoccupations tant culturelles qu’existentielles (documentaires et
ouvrages spécialisés, mais aussi mythes, contes, récits initiatiques, etc.).
Reconnaître doit donc être compris dans sa double acception. Pour re-
connaître, encore faut-il avoir connu une première fois, avoir une expé-
rience référente : si l’enfant ne l’a pas eue auparavant, il revient à l’école
de lui proposer. Mais reconnaître c’est aussi donner place et valeur…

L’ÉCRIT À LA MAISON ET DANS LA RUE

On se souvient que les premiers entretiens individuels avaient révélé


une absence de repères pour certains élèves (pas ou peu d’usages
cités), et une signification sociale de l’écrit assez largement incom-
plète pour le reste de la classe au-delà du livre. Suite aux lacunes dont
les enfants ont pris conscience lors des premiers échanges à ce sujet,
une enquête a été lancée, d’abord sur l’écrit à la maison. Avec l’aide
de leurs parents, les enfants devaient relever dans chaque pièce les

6. Je pense ici à ce que développe Bernard Lahire quant aux écritures domestiques
(petits mots, listes des commissions, carnet de comptes, usages du calendrier, de
l’agenda), à travers lesquelles s’établit tout un rapport au temps et qui permettent
de gérer, de planifier l’économie domestique. B. Lahire, La Raison des plus faibles.
Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, PUL, 1993.
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68 L’activité des élèves quels repères ?

différents supports d’écrit (entrée, cuisine, salle de séjour/salon,


bureau ou chambre) et réfléchir à leur utilisation.
À l’école, l’inventaire des supports a été fait pièce par pièce, à par-
tir de la mémoire des enfants (afin que personne ne se sente pénalisé d’un
recueil trop sommaire) et noté sur affiches. Cela fut l’occasion d’une
réflexion collective portant sur les fonctions de ces écrits, ce qui abou-
tira, après une exploitation sur une semaine, à l’affiche suivante.

L’ÉCRIT À LA MAISON

DANS… ON TROUVE… CE QUI SERT POUR…


L’entrée – Des tableaux Le nom des peintres.
– Le téléphone : le carnet / Retrouver le numéro de tél. des
l’annuaire gens.
– Le calendrier Se rappeler les jours.
– Le numéro à la porte (dehors) Pour le facteur.
La cuisine – Le livre de recettes Pour faire à manger.
– Les appareils (réfrigérateur, Marques des appareils et boutons
cuisinière, machine à laver…) pour les faire marcher.
– La pendule (chiffres) Pour savoir l’heure.
– Les casseroles et ustensiles La notice (comment ça marche,
qu’on achète comment c’est fait…) + le prix
(en chiffres).
– Les boîtes de conserves Ce que c’est, ce qu’il y a dedans.
– Le papier écrit pour les courses Pour se souvenir, se rappeler.
– Le menu (plutôt au restaurant) Ce qu’on va manger.
La salle – La télévision (les chaînes) Pour allumer, mettre les chaînes
de séjour – Les livres Apprendre des choses ou
raconter des histoires.
Le salon – Les journaux Parlent des choses graves, servent
à « lire ce qu’il y a dans la vie ».
– Les dictionnaires Si on ne sait pas quelque chose.
– Les affiches/posters
– Les CD/les disques Savoir quelle musique
on écoute.
Le bureau – Des feuilles Pour écrire.
– Les cahiers des enfants Pour travailler.
(ou la – Les jouets Leur nom et la règle du jeu.
chambre) – Le calendrier Pour se rappeler les jours.
La salle – Les boîtes de parfum, savons, Le nom du produit.
de bains shampooing, dentifrices
– Les médicaments Comment s’en servir.
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Une démarche de découverte de l’écrit 69

Grâce à cette enquête, de nouveaux supports seront identifiés et, à


travers eux, de nouveaux usages (agir et surtout apprendre, acquérir des
connaissances), permettant aux enfants de percevoir, à côté de sa fonc-
tion informative, la fonction cognitive de l’écrit. Le livre, essentielle-
ment à valeur distractive une semaine plus tôt, devient aussi support
de connaissances, outil d’apprentissage.
L’éclaircissement sur les usages de l’écrit aide à en défricher la signi-
fication sociale, ce qui est de nature à nourrir le sens d’apprendre.
Mais au-delà, en les prenant en compte, ce travail a contribué à légi-
timer les pratiques familiales, tout en élargissant ce premier point
d’appui. Élargissement quantitatif (par l’addition des différents
apports), mais aussi qualitatif (réflexion poussant à se dégager de leur
matérialité ; mise à distance d’objets de l’environnement qui leur
donne ainsi un statut particulier, privilégié, les écrits devenant supports
de réflexion sur l’écrit et ses fonctions).
Par cette demande « saugrenue » 7, le problème a été posé aux parents
eux-mêmes, leur donnant l’occasion d’échanger avec l’enfant autour
de cet outil particulier, mettant ainsi l’écrit en valeur. Cela a permis
de nouer des liens entre l’école et la famille autour des objets d’ap-
prentissage, tout en spécifiant le rôle éducatif complémentaire des
deux instances. L’école montrait son intérêt — sans jugement — pour
les usages réels des uns et des autres, signifiant la reconnaissance de la
diversité des pratiques sociales. La lecture débordait ainsi les concep-
tions « légitimistes » (où lire, c’est lire un livre… et plutôt un roman)
pour envahir le quotidien, dans des fonctions multiples. Si, à la mai-
son, les parents se voyaient sollicités, donc reconnus dans leur rôle
éducatif, l’école spécifiait son rôle dans la mise à distance réflexive
de l’ensemble des usages sociaux.
Quant aux effets incidents, certains parents m’ont rapporté leur sur-
prise face aux conceptions de leurs enfants (tel le père de Mélanie,
qui en la questionnant sur les écrits présents dans la salle de séjour
— où se trouve la bibliothèque — fut suffoqué de constater que sa
fille n’avait pas « vu »… les livres !). Ces étonnements ont provoqué en
retour des interrogations, sur lesquelles nous avons pu échanger lors
de la première réunion.
Cette enquête sur les usages sociaux se poursuivra en novembre sur

7. Plusieurs parents m’ont contacté afin d’avoir des éclaircissements sur la


demande…
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70 L’activité des élèves quels repères ?

l’écrit dans la rue, dans les mêmes formes. Au cours de l’exploitation,


apparaîtra une difficulté à nommer les catégories (« on trouve des choses
écrites au-dessus des cafés » ; « pour reconnaître les gens… les portes » ; « il y a
aussi sur les immeubles »). Outre l’inventaire proprement dit, la séquence
permettra de nommer les catégories de supports et de réfléchir à leurs
fonctions, parfois diverses pour un même support (ainsi les panneaux
peuvent-ils être de circulation, publicitaires, de signalisation ou d’in-
formation).
Quel effet notable ces activités auront-elles ? S’il est difficile d’ap-
précier leur incidence sur la mobilisation, les entretiens de décembre
montreront une évolution sensible de la conscience des usages de
l’écrit : vingt-cinq supports différents pourront être cités par la classe
(contre dix à la rentrée), la moyenne arithmétique passera d’un peu
moins de un et demi à trois par enfant. Tous seront en mesure d’en
citer au moins un, les deux tiers de la classe seront en mesure d’en
nommer de deux à sept différents.
Mais revenons au contenu des échanges afin d’analyser leur signifi-
cation. Appelés à relever les supports utilisant l’écrit, plusieurs enfants
citeront les panneaux de signalisation routière usant des logos (« pour
dire qu’il y a des cerfs » ; « s’il y a le droit d’avoir des camions » ; « s’il y a du
feu » ; « sur la voiture de l’hôpital, il y a une croix »). D’autres évoqueront
ceux utilisant des chiffres : « le numéro de notre maison » ; « la pendule » ;
« derrière la voiture » ; « sur l’autoroute pour pas dépasser les vitesses ».
Il est possible d’y voir une caractéristique de la pensée enfantine,
fonctionnant par proximité sémantique, l’idée de l’un jouant un rôle
de signal pour évoquer de nouvelles associations aux autres, faisant
progressivement oublier les exigences de la consigne initiale. Cela est
caractéristique de la pensée par complexe, ici plus particulièrement
phase du complexe en chaîne, qui « se construit selon le principe de la réunion
dynamique et temporaire de maillons isolés en une chaîne unique et du trans-
fert de signification d’un maillon de la chaîne à un autre » 8. Ainsi, alors
que le travail démarrait avec le critère « écrit », l’évocation du « STOP »
a fait progressivement dériver la classe sur l’ensemble des panneaux
de signalisation. Ce qui est marqué sur les voitures de police ou d’auto-
école a amené à la croix de l’ambulance après que le mot « voiture »
eut fait déraper sur les numéros d’immatriculation…

8. L. S. Vygotski, Pensée et langage, op. cit., p. 168.


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Une démarche de découverte de l’écrit 71

Mais l’ensemble de ces propositions peut aussi être interprété comme


indice d’une relative indistinction de l’écrit par rapport à d’autres
signes. La permanence de cette confusion chez certains élèves laisse
penser qu’à l’entrée du CP, quelques-uns sont encore sur l’hypothèse
d’une langue-symboles. Cela est fréquent en maternelle : non seulement
les enfants disent « lire » en racontant le livre qu’ils ont en main, mais
ils pensent que le mot — dans son principe de représentation — a à
voir avec la chose désignée (à un « grand » animal sera associé un
« grand » mot). Nous y reviendrons ultérieurement.
Or, ce qui pourrait être pris comme mots d’enfants est en résonance
avec des évolutions historiques de la langue. Ainsi, le passage à un
mode d’écriture arbitraire n’est apparu qu’assez tardivement, au terme
d’une longue genèse consacrant la rupture avec les représentations
figuratives (voir encadré). L’enfant doit donc transformer ses concep-
tions pour accéder à la « logique » de l’arbitraire des signes. Sur cette
hypothèse, on peut imaginer des séquences aidant à la construction
de cette rupture.

L’INVENTION D’UN PRINCIPE ÉCONOMIQUE…

Si l’oral, le langage, sont liés à l’hominisation et existent depuis 3 ou 4 mil-


lions d’années, l’écriture est née « seulement » vers 3 300 ans avant J.-C. La
communication à distance s’est d’abord faite à l’aide d’objets. Peu commode
et équivoque, ce moyen fut rapidement remplacé par la représentation (des-
sin, peinture, gravure), plus facile à transmettre et permettant de dépasser les
obstacles de l’espace et du temps. Dans le « croissant fertile » du Proche-Orient,
les communautés humaines vont développer l’agriculture et l’élevage, donnant
naissance à de grandes civilisations. Les échanges commerciaux (puis l’orga-
nisation sociale exigeant la codification par des lois) vont amener à inventer
des signes conventionnels de manière à réduire les risques d’interprétation. Il
y aura alors passage de la représentation figurative à l’écriture, par évolution
simplificatrice des peintures ou des dessins concrets.
Les écritures idéographiques apparaissent en Mésopotamie (où l’écriture
sumérienne pictographique, née vers — 3 300, devient cunéiforme et efface
progressivement tout vestige de figuration), en Égypte avec les hiéroglyphes
vers — 3 150 (on garde le tracé pictographique), et en Chine (schématisation
du tracé conservant un reste de figuration). Se référant directement à la signi-
fication, ces systèmes sont peu économiques, exigent une grande quantité de
signes (jusqu’à 1 500). En outre, comment représenter les notions abstraites,
les noms propres ou les relations grammaticales ? Ainsi dès le début doivent-
elles être accompagnées d’autres méthodes de notation.
En Mésopotamie, les Sumériens vont faire un usage figuré des idéogrammes
primitifs (système comportant près de 500 graphèmes). Le nombre important
de monosyllabes et d’homonymes multiplie les risques d’ambiguïté et de confu-
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72 L’activité des élèves quels repères ?

sion, et obligera à introduire des compléments phoniques. La double repré-


sentation (caractérisant les écritures sémiographiques) se fera dans l’écriture
akkadienne (– 2 900/– 1 800 : 300 signes), qui aura un rayonnement interna-
tional, y compris en Égypte, où l’écriture hiératique et la démotique noteront
les éléments grammaticaux par le procédé phonographique du rébus.
Mais « la représentation graphique du langage se transforme radicalement lorsque le
procédé de référence phonique se développe dans toute son ampleur et que toute allusion
directe au contenu est écartée » 9. Les écritures phonographiques nécessiteront
beaucoup moins de signes. Elles se différencient quant à leur niveau de repré-
sentation : syllabique, consonantique ou alphabétique.
Dans les écritures syllabiques, à chaque syllabe phonétique correspond un
caractère. Dans la région égéenne, les écritures (– 1 500/– 1 200) ne com-
porteront plus que 60 à 65 signes (consonne + voyelle ou voyelle unique).
Dans la représentation consonantique, chaque graphème représente une
consonne, parfois accompagnée d’une voyelle. Utilisées d’abord en Égypte,
ces écritures gagneront le Proche-Orient. Grands commerçants, les Phéniciens
(vers – 1 000) inventeront ainsi un alphabet de 22 caractères. Mais le véritable
alphabet ne naît que lorsque l’analyse en consonnes et voyelles apparaît dans
l’écriture, avec pour chacune d’elles un caractère différent. C’est ce que réa-
lisent les Grecs (– 800), qui adoptent le système graphique des Phéniciens en
l’aménageant aux exigences de leur propre langue, dont beaucoup de syllabes
sont constituées par des voyelles. Ils profiteront des graphèmes correspondant
à des consonnes inexistantes en grec pour représenter leurs voyelles. Ainsi naî-
tra un alphabet de 24 signes. En outre, les Grecs ne représenteront plus la sépa-
ration entre les mots, ce qui fera disparaître définitivement la dernière trace
idéographique. Ce procédé alphabétique se propagera définitivement. Les
adaptations les plus importantes seront réalisées par les Romains, avec l’al-
phabet latin (– 750). Les différentes imitations, jamais aveugles ou mécaniques,
se firent dans tous les cas en se pliant aux exigences du système phonique de
la langue à transcrire. Les caractères ont pu varier, certains étant créés, d’autres
éliminés, non seulement lors des emprunts d’une langue à une autre, mais
aussi dans le mouvement d’évolution de chacune des langues elles-mêmes.
Entre les premiers signes sumériens et le phénicien, il aura fallu environ
vingt-deux siècles pour que soit mis au point le principe alphabétique, décol-
lant de façon radicale signifiant et signifié, pour réaliser une représentation
graphique sur la base d’une analyse phonologique de l’oral. Comment ce qui
a résulté d’une élaboration si laborieuse pour l’humanité pourrait-il être « évi-
dent » pour un enfant de six ans ?

9. E. Alarcos Llorach, « Les représentations graphiques du langage », in A. Martinet


(sous la dir. de), Le langage, Encyclopédie de la Pléiade, vol. XXV, Paris, Gallimard, 1973,
p. 537.
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CHAPITRE
4

Nature du système écrit


et stratégies de lecture

A fin de compléter nos investigations à propos des usages de l’écrit,


l’approche des pratiques sociales référentes s’est enrichie d’une mise
en perspective historique. Pourquoi les hommes ont-ils inventé l’écri-
ture ? Après que la question eut été posée comme « travail du soir »
dans le cadre de l’enquête sur l’origine de l’écriture, un échange fut
organisé entre les enfants, sur la base de ce dont ils se souvenaient.
Après discussion, l’accord s’est fait sur les points suivants : pour trans-
mettre des messages à quelqu’un qui est très loin ; pour fabriquer des
livres, y mettre des choses que les gens ne connaissent pas…

UNE REPRÉSENTATION QUI ÉCHAPPE AU FIGURATIF

Devant la diversité et la complexité des documents rapportés de la mai-


son à cette occasion (entre autres par des enfants initialement peu pro-
lixes sur les usages de l’écrit), deux séquences spécifiques furent
organisées autour de l’histoire de l’écriture : la première portant sur le
classement des écrits, la seconde sur celui des alphabets anciens. À l’is-
sue de chacune de ces séquences, une intervention magistrale a légitimé
les résultats en fournissant des éléments historiques. Ce sont les traces
de la première séquence que nous rapportons ici. Par groupes de deux,
les enfants avaient à découper et classer, sans aucune autre précision,
cinq «écritures» (nommées A, B, C, D, E 10), puis devaient les coller

10. Documents extraits de la revue Périscope, « Histoire de l’écriture », Éd. de l’ICEM,


1984.
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74 L’activité des élèves quels repères ?

côte à côte sur une grande bande de papier, avant d’être invités à pré-
senter leur classement en le justifiant.

D C
A

B E
Comment classer les écrits anciens ?
Devant l’extrême difficulté à justifier les classements hors de critères bipolaires
(fonds sombres ou clairs ; dessins ou « lettres », capitales ou pas…), une nou-
velle consigne est donnée à l’ensemble de la classe à partir de grandes repro-
graphies fixées au tableau.
On va maintenant essayer de les classer du plus vieux au plus récent… Alors
d’après vous, quelles ont été les premières traces qu’ont faites les hommes ?
Florian : (E), ils ont écrit sur les murs… Ils ont fait des formes, des ani-
maux.
Clélia : Ils ont écrit sur des pierres (critère « support »).
Est-ce que vous voyez ce que ça représente ?
Des animaux, des bonhommes…
Que font-ils ?
Ils sont en train de tuer des animaux…
Florian : Je vois une mitraillette…
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 75

(Plusieurs) : Non !
Ils sont en train de tuer des animaux avec quoi, d’après vous ?
Aurélien : Avec un fusil ! (les réponses témoignent de repères temporels mal
assurés).
(Plusieurs) : Non ! Ils avaient pas d’armes.
Ils n’avaient pas d’armes ?
Des bâtons, des pierres, des lances…
Bon, vous avez raison. Vous connaissez le nom de cette époque ?
L’âge de pierre.
… La préhistoire. Et dans ce qui reste ?
Flavien : Celui qui est là (B), parce qu’avant, ils dessinaient sur les
pierres. (critère « support »)
(D’autres) : C’est là (A) où ils commençaient à écrire… (critère « signe »,
non figuratif).
Lequel est le plus vieux des deux d’après vous ?
Romain : Là (B), parce qu’il y a des animaux, alors que là (A), il y a
pas de dessin (reprise du critère « signe », tracé non figuratif).
Mélanie : Moi, je pense que c’est plutôt celui-là (A) le plus vieux,
parce qu’il est noir (retour au critère « support »).
(Grand débat entre les deux points de vue, la classe reste partagée…)
On va les mettre côte à côte puisqu’on ne peut pas les départager… Et
après ?…
Claire : (D), parce qu’il est noir… (reprise du critère « support »).
Aurélien : Non, les deux (C/D) sont vieux (critère « signe », différencia-
tion temporelle avec l’écriture actuelle).
Clélia : Là (C), on dirait une écriture d’ici.
Là (D), on dirait une écriture de quand ?
Aurélien : D’aujourd’hui.
Et l’autre ?
Non.
Donc, laquelle est la plus vieille ? Celle qui ressemble le moins à la nôtre ?
(La classe est à nouveau partagée…)
Mélanie/Benjamin : Là (C), c’est le moins vieux, parce qu’ils com-
mencent à faire l’écriture (critère « type de graphisme », en comparaison
avec l’écriture actuelle, le tracé proche de l’écriture cursive de C pouvant sem-
bler plus « moderne » aux yeux des enfants).
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76 L’activité des élèves quels repères ?

Pas là ?
Non !
Rémi : Celui-là (C) a des noms, des mots (hypothèse d’une langue-signes,
et plus seulement langue-symboles, avec conscience d’unités spécifiques : les mots).
Harmonie : Celui d’en bas (D), c’est comme on écrit maintenant (atten-
tion non plus au tracé seulement, mais aux éléments de celui-ci : critère « lettres »).
Alors, (D), c’est le plus vieux ou le plus jeune ?
(La classe) : Le plus jeune !
Bravo ! Vous avez tout trouvé !… Et c’est bien normal que vous ayez hésité…
(Apport magistral de synthèse, légitimant leur classification ) : (E), c’est effec-
tivement ce qui a été retrouvé dans une grotte, qui date de l’époque
néolithique, il y a environ… 6 000 ans. (« Oh ! »… des enfants). Ce n’est
pas encore de l’écriture, on représentait des scènes de la vie quoti-
dienne. Ensuite, dans un coin du monde, il y a eu les Égyptiens, qui
avaient aussi une écriture avec des dessins (B), écriture qu’on a retrouvé
dans des tombes, dans des temples. Cela s’appelle des hiéroglyphes. Et
en même temps, mais dans une autre région du monde, on est passé
du dessin à ça (A), il y a environ 5 000 ans (écriture cunéiforme des
Sumériens). Puis il y a eu une autre écriture (C), il y a environ 3 000
ans (« Oh ! »… de la classe). Les gens cultivaient, faisaient du commerce,
voyageaient, et ils ont dû inventer une écriture : c’étaient les Phéniciens.
Ensuite, les Grecs (D) ont repris leur invention en la modifiant, il y a
2 800 ans. Pour l’adapter à leur langue, ils ont inventé autre chose.
Maintenant, je vous montre l’écriture de deux autres époques. D’après vous,
laquelle de ces deux écritures vient après (D) 11 ?

G
H
11. Extrait de « Histoire de l’écriture », revue Périscope, op. cit. Sur la même problé-
matique, cf. J. Chignier et al., Les Systèmes d’écriture : un savoir sur le monde, un savoir
sur la langue, Dijon, CRDP, 1990.
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 77

(Plusieurs) : (G) ! On voit des mots… des écritures un peu pareilles


que ça (D). (H), c’est comme nous… c’est juste avant nous.
(Nouvelle intervention ) : Effectivement, après les Grecs, ce sont les
Romains qui, il y a environ 2 300 ans, se sont dits : « On va reprendre
ces lettres et on va en inventer d’autres ». Là (H), c’est un manuscrit
du Moyen Âge, qui n’a que (!) 1 000 ans environ.

Cette séquence a permis d’approcher, à travers l’affinement des cri-


tères de classification, ce qui distingue l’écriture actuelle des autres écri-
tures. D’abord, l’attention s’est portée sur le support. Puis, bien que
n’ayant pu les départager quant à leur apparition chronologique, la
classe a distingué l’écriture idéographique (ce sont des dessins, mieux
faits, mais on ne comprend pas aussi simplement que dans le figuratif)
et sémiographique (ce n’est pas de l’écriture comme la nôtre, mais plus
du dessin non plus, on utilise des signes). Ensuite venaient les écritures
alphabétiques qui n’avaient plus rien à voir avec la représentation figu-
rative. Une autre séquence, autour de différents alphabets (qui dura
dix minutes, mais que nous ne pouvons développer ici), compléta la
reconstitution chronologique de notre filiation culturelle avec les
Phéniciens, les Grecs et les Romains, histoire vieille de 3 000 ans.
Ce qui a été frappant, c’est l’implication très forte des enfants (il a
fallu être ferme pour organiser la prise de parole, ce qu’ils avaient à
dire ne supportait pas d’attendre !) et — en contraste apparent — la
qualité d’écoute et d’attention lors de l’intervention magistrale qui
venait valider leur travail. Les exclamations spontanées laissaient pen-
ser qu’au-delà de l’apport de connaissances historiques, ce dont il
s’agissait, c’était d’abord d’émotion. Sentiment d’inscription dans une
histoire humaine qui nous dépasse et nous fascine, émotion fonda-
mentale du questionnement des origines. Les séquences n’ont fait
qu’ouvrir un chantier. Leur effet a pu être apprécié à travers l’inté-
rêt nouveau qu’il a fait naître, incontestable à en juger par les livres
apportés de la maison (sur les Égyptiens en particulier), ou de la
bibliothèque (sur les civilisations anciennes).
Quels étaient les enjeux conceptuels ? Tout d’abord, faire porter l’at-
tention des enfants sur l’objet « langue » lui-même, indépendamment
du contenu. Ensuite, accélérer la prise de conscience à propos de la
représentation graphique, décollée de tout aspect figuratif. Toutefois,
si une telle activité aide à la prise de conscience du caractère arbi-
traire de l’écrit, elle ne dit encore rien du principe qui régit cette
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78 L’activité des élèves quels repères ?

représentation. Autrement dit, reste à construire comment l’arbitraire


fonctionne.
Or, les élèves ont déjà des idées à ce sujet.

D’OÙ PARTENT-ILS ? (FIN SEPTEMBRE)

Les entretiens individuels avaient montré qu’à la rentrée les enfants


avaient peu à dire sur la manière d’apprendre à lire. La question a
été reposée à la classe moins de trois semaines après, afin de confron-
ter les acquis et les conceptions.

Que faut-il faire pour apprendre à lire ?


Que faut-il faire pour apprendre à lire ? Nous allons échanger nos idées…
Sandy : Il faut reconnaître les mots.
Rémi : Il faut écrire.
Mélodie : Il faut écouter les autres.
Clélia : Il faut essayer de lire.
Florian : Il faut essayer de reconnaître des mots.
Il faut faire autre chose ?
Henri : Il faut avoir un livre pour apprendre à lire.
Est-ce que quelqu’un a d’autres idées encore ?
Jérémy : Il faut reconnaître les lettres.
Aurélien : On doit faire un effort…
Rémi : Regarder le cahier au lieu de regarder la télé.
Claire : Essayer de reconnaître des lettres sur des livres.
Benjamin : Reconnaître des mots sur le livre.
Sandy : Essayer d’écrire des mots.
Vous m’avez dit « écrire », ça on le fait. Vous m’avez dit également « recon-
naître », reconnaître quoi ?…
(Plusieurs) : Des mots.
Des mots que l’on connaît ?…
(Plusieurs) : Non, des mots qu’on connaît pas.
Les mots qu’on connaît, comment faites-vous pour les reconnaître ?
Claire : Eh ben, si on regarde bien…
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 79

Rémi : On regarde bien le cahier.


Clélia : On regarde bien les lettres.
Vous me dites les lettres : est-ce que quelqu’un les connaît dans la classe ?
(Plusieurs) : Oui !…
Où sont-elles regroupées, ces lettres ?
Jérémy : Dans l’alphabet.
(Huit enfants se signalent, initiés le plus souvent par «maman» ou «la grande
sœur».)
Certains ont dit qu’il fallait reconnaître les lettres, mais d’autres qu’il fal-
lait reconnaître les mots. Quelqu’un pourrait-il expliquer comment il se
débrouille par rapport à des mots ? J’en écris un, et vous essaierez de nous
expliquer comment vous faites si vous arrivez à le trouver : « PARI ».
- (Plusieurs) : « pain ».
- (Certains) : « pris ».
- (D’autres) : « pari ».
Comment faites-vous pour trouver les choses ?
Aurélien : J’ai dit que c’était « pain » (mot de notre fichier).
(D’autres) : Parce que c’est presque « pain »… à la fin, il y a un « i »,
et à la fin, un « n ».
Est-ce que c’est bien la même chose ?
(Classe très partagée)… Presque…
Oui, mais « presque », ce n’est pas la même chose.
(Plusieurs) : Il manque le « n »…
Morgane, comment as-tu fait ? Viens nous montrer.
Morgane : J’ai regardé jusque-là (« pa »)…
(Plusieurs) : … ça fait comme dans « papa »…
Et après, comment as-tu trouvé ? (« ri »)
(Certains) : Comme dans « La souris mange du riz » (comptine tra-
vaillée quelques jours auparavant).
(D’autres) : Il y a un « r » et un « i »…
Claire : Mais c’est pas « Paris », parce que dans « Paris », il y a un « s »
à la fin !
Comment sais-tu cela ?
Claire : Ma mamie, elle habite à Paris…
(Je valide et explique que si c’est la ville, il y a non seulement un « s »,
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80 L’activité des élèves quels repères ?

mais aussi une majuscule au début ; et que le mot « pari » existe bien,
quand je fais un pari…)
On essaie un deuxième mot : « MALADE ».
Henri : « malade ».
Tu veux bien venir nous expliquer ?
Parce que un « m » et un « a », ça fait [ma].
(Je cache alors la fin du mot pour que les autres puissent identifier « ma »).
On essaie un autre mot : « PIPE ».
Aurélien : C’est encore le même truc du « pain »…
(Plusieurs) : « papa ».
Clélia : « papi »…
Est-ce que d’autres proposent autre chose ?
Claire : C’est « pipe », parce que là, il y a un « p » et un « i », et là un
« p » et un « e ».
Comme certains des premiers écrits utilisés en classe ont été com-
posés collectivement (comptines des prénoms), les enfants ont com-
pris à cette époque que l’écrit représentait non seulement le sens, mais
aussi la langue orale (hypothèse de la langue-signes). Si quelques-uns
sont au-delà, beaucoup interrogent l’écrit à partir de la langue orale
et, après avoir été dans la confusion pour y trouver des repères, explo-
rent l’hypothèse d’un principe de représentation graphique syllabique
(ils « lisent » en montrant un mot pour chaque syllabe énoncée).
Le positionnement des uns et des autres vis-à-vis de l’apprentissage
continue d’être contrasté : dans la passivité réceptive (Mélodie : « il
faut écouter les autres ») ou l’engagement (« il faut essayer » : Clélia,
Florian, Claire, Sandy). Quant aux moyens à utiliser, ils peuvent être
dans la toute-puissance du matériel pédagogique (« il faut avoir un livre
pour apprendre à lire » dit Henri, imprégné de son expérience person-
nelle avec la grande sœur initiatrice de la méthode Boscher), dans les
conditions externes à l’activité (« regarder le cahier au lieu de regarder la
télé », avance Rémi, qui restitue les injonctions parentales, comme
Aurélien : « on doit faire un effort »). Au sujet des opérations à effec-
tuer, s’il y a accord sur le fait qu’« il faut reconnaître les mots », l’inter-
prétation de la question (s’agit-il de ce qu’il faut faire pour lire, ou
pour apprendre ?) fait dire à Jérémy et Claire, sur le second terme, qu’il
s’agit de « reconnaître des lettres sur des livres ». Ce qu’amende Benjamin
à leur suite : « reconnaître des mots sur le livre ».
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 81

L’intervention magistrale permet de recentrer la réflexion collective


sur la lecture elle-même, essayant de faire expliciter ce qui apparaît
en filigrane comme une ambiguïté sur son but : s’agit-il d’une acti-
vité de remémoration ou de recherche ? Ne s’agit-il que d’identifier
des mots déjà connus, ou de prendre appui sur ceux-ci pour essayer
d’en identifier d’autres, inconnus ? Il s’agit bien de lire « des mots qu’on
connaît pas », diront les enfants 12.
Les stratégies d’identification des mots nouveaux sont diverses.
Aurélien fonctionne par identification globale (forme générale du
mot, lettre servant d’indice). Il se satisfait de l’« à-peu-près » à la fois
pour « pari » et « pipe », tous deux identifiés comme étant « pain », mot
référent de notre fichier-mots. D’autres, comme Clélia (qui propose
« papi » pour « pipe »), comparent les mots nouveaux avec d’autres
mots, mais de manière encore partielle (proposent « pris » pour « pari »
par exemple, ou savent dire que c’est « presque… »), enfants attentifs
à l’ordre des lettres (« à la fin, il y a… ») et à la nécessité de la com-
plétude du mot (« il manque… »).
Si ces enfants identifient «ri» à partir de la comparaison avec un mot
connu servant de référent (le «riz» de notre comptine), d’autres le font
à partir de la succession des lettres («Il y a un “r” et un “i”… ») et évo-
quent la mise en œuvre de la combinatoire, tels Morgane («j’ai regardé
jusque-là : “pa”… ») ou Henri («parce que un “m” et un “a” ça fait [ma]»).
Claire quant à elle signifie qu’elle est au-delà, donnant valeur aux lettres
muettes («c’est pas “Paris” parce que dans “Paris”, il y a un “s” à la fin»).
De fait, l’ensemble de ces stratégies constitue une palette assez repré-
sentative des différents niveaux de conceptualisation de l’écrit.

LES ÉTAPES DE LA CONCEPTUALISATION

Pour Émilia Ferreiro, les études psycholinguistiques obligent à aban-


donner deux « mythes » : le mythe selon lequel l’acquisition de l’écrit
commence avec l’école (ce qui avait fait confondre les méthodes d’en-

12. Signalons les limites de l’échange, animé dans le souci de suivre « au pied de
la lettre » les propositions des enfants. Puisque pour eux, lire c’était reconnaître des
mots, ils n’ont eu à traiter que l’identification de mots isolés. Percevoir l’ensemble
des stratégies de lecture aurait nécessité la confrontation avec des unités linguistiques
plus larges (texte, ou au moins phrase), comme nous le verrons plus loin.
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82 L’activité des élèves quels repères ?

seignement avec les processus d’apprentissage) ; et le mythe « selon


lequel la transparence des principes alphabétiques est telle qu’il suffit d’une
explication adéquate pour qu’ils soient saisis 13 ». Ainsi, certains enfants
sont-ils en mesure de rapporter les explications qu’ils ont entendues
(de la part de leurs aînés ou de leurs parents), sans pour autant être
en mesure de les opérationnaliser. Aussi clairs que puissent être les
objectifs didactiques, les opérations à mettre en œuvre, voire les élé-
ments sur lesquels prendre appui, tout contenu d’enseignement fait
nécessairement l’objet d’une (re)construction par chacun des enfants.
Des situations d’enseignement aux processus d’apprentissages singu-
liers, des repères sont nécessaires, tant pour adapter les demandes
faites aux élèves que pour évaluer les progrès réalisés.
Plusieurs recherches actualisent les repères proposés par Émilia
Ferreiro 14. Nous proposons ici une synthèse croisant ses résultats avec
des travaux menés dans le domaine de la psychologie cognitive à pro-
pos des stratégies d’identification des mots 15.
En début d’année, les enfants sont conscients que l’écrit médiatise
une signification (qu’il est constitué d’objets symboliques : hypothèse
de la langue-symbole). Ils « inventent », reconstituent cette signification
à partir de quelques mots ou illustrations, tel l’enfant de maternelle
qui « lit » son livre à partir des images. Ces conduites caractérisent une
conception pré-linguistique de l’écrit. Les mots sont identifiés comme
des logos ayant à voir avec l’objet représenté (appelés à désigner les
mots qui représentent « ours » et « coccinelle », les enfants ont ten-
dance à désigner l’un pour l’autre, sur la base de leur taille). Phase
logographique où les mots sont reconnus par « coup de filet », associa-
tion sélective, globalement ou à partir d’indices graphiques saillants :

13. É. Ferreiro, « Psycholinguistique et conceptualisation de l’écrit », J.-M. Besse et


al. (sous la dir. de), L’« Illettrisme » en questions, op. cit., pp. 89-99.
14. É. Ferreiro, M. Gomez-Palacio, Lire-écrire à l’école, comment s’y apprennent-ils ?, Lyon,
CRDP, 1988. Travaux repris en France par J.-M. Besse, Cf. « L’enfant et la construc-
tion de la langue écrite », in Revue française de pédagogie n° 90, janvier-février-mars 1990,
pp. 17-22 et J. Fijalkow, « Conscience linguistique et apprentissage de la lecture », in
Dossiers de l’Éducation, 3-4, III, 1987, pp. 77-91 ; « Y a-t-il une psychogenèse de l’écrit ?,
in Dossiers de l’Éducation n° 18, 1992.
15. L. Rieben et C. A. Perfetti (sous la dir. de), L’Apprenti lecteur, Neuchâtel-Paris,
Delachaux et Niestlé, 1989, et L. Sprenger-Charolles, « L’évolution des mécanismes
d’identification des mots », in M. Fayol, J.-E. Gombert et al. (sous la dir. de), Psychologie
cognitive de la lecture, PUF, 1992, pp. 141-193.
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 83

forme, taille, première lettre ou accents (accent circonflexe ; « f »/« ê »


pour « fête »… comme pour « forêt » !)
Puis ils comprennent que l’écrit représente la langue parlée. La réa-
lité de la langue écrite est alors plus systématiquement élaborée à par-
tir de la comparaison avec l’oral. C’est la phase d’ajustement du
repérage dans l’écrit à partir de celui-ci, où différentes hypothèses
émergent (par exemple, celle du mot codifiant une syllabe orale,
annonçant l’entrée dans une conception linguistique). Il y a construc-
tion progressive de la notion de phrase, comme ensemble signifiant
constitué de mots ordonnés, prise de conscience du caractère indis-
pensable de certaines unités : déterminants, mots de liaison, etc. En
parallèle, l’idée de mot comme représentation d’une entité (personne,
animal, objet) conforte parfois une conception sémiographique (hypo-
thèse de la langue-signes, où le mot n’est encore qu’un signe substitu-
tif du signifié), source de nombreuses approximations insensibles à
l’ordre des lettres (confusion entre : « main »/« ami »/« aime »).
Cette hypothèse d’une langue-signes précède la conception linguis-
tique proprement dite, qui comprend plusieurs étapes.
Il y a d’abord une phase d’analyses phonétiques partielles, où les mots
nouveaux sont reconnus grâce à un trait servant d’indice pour un mot
ancien (« mais », c’est comme le début de « maison » ; « visite », comme « ville »).
C’est le moment de comparaison plus systématique entre les mots,
mais sur la base d’indices encore partiels (surtout début ou fin de
mots), ce qui est source d’erreurs (ex. : « grand » pour « géant »).
Puis la comparaison s’affine. Dans l’ajustement essais/erreurs, les
enfants sont amenés à repérer des permanences au niveau d’unités
plus petites : les graphèmes de base 16 (pour les sons voyelles : « o », « au »
et « eau » pour [O], repérés à partir de leur multiplicité dans le cor-
pus qui leur sert de point d’appui, plus aisément repérables à cause
de leur valeur sonore en fin de mots ; pour les sons consonnes : « ch »
par exemple, qui prend rapidement valeur d’archigraphème). C’est la
phase d’hypothèse alphabétique, où les enfants construisent le système

16. Notion établie par l’équipe CNRS-HESO. Les graphèmes de base se distinguent
par leur fréquence d’apparition (ex. : o, au, eau représentent à eux trois 99 % des
graphies utilisées pour coder le phonème [O]). L’archigraphème est le graphème
fondamental, représentant d’un ensemble de graphèmes correspondant au même
phonème (ex. : « O » pour o, ô, au, eau, etc.). N. Catach, L’Orthographe (1978), Paris,
PUF, 2e éd. 1982, p. 119.
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84 L’activité des élèves quels repères ?

alphabétique/phonématique, parfois d’abord sur l’hypothèse d’une


correspondance univoque phonème/lettre (ex. : [maJa] pour « maga-
sin »), puis progressivement avec les valeurs conventionnelles (« “g” –
“a”, ça fait [ga] ; mais dans “gens”, il y a un “g” comme dans “manger” »).
Il y a, pour les enfants arrivés à ce niveau de conscience, changement
dans la qualité des représentations, selon deux critères : le degré de pré-
cision (par rapport à la phase précédente des indices partiels : « mon-
tagne » est identifié au-delà de « m*ta* ») et la redondance (il y a non
seulement connaissance des correspondances des deux phonèmes [m]
et [~O] avec les graphèmes « m » et « on », mais aussi « mon » est perçu
comme un tout, correspondant à [m~O]) 17.
La phase orthographique marque l’achèvement de cette (re)construc-
tion par l’enfant du système écrit. Il y a alors prise en compte des
morphogrammes grammaticaux et lexicaux comme unités signifiantes
(conscience de l’importance des lettres muettes, de graphèmes diffé-
rents distinguant les homophones, des marques du pluriel, etc.), qui
permettent une identification plus sûre et ouvrent de nouvelles pos-
sibilités : production écrite plus autonome, mais aussi vigilance ortho-
graphique (« dans “Paris” il y a un “s” à la fin ; “petite” parce qu’il y a “t
- e” ; un “s” : il y a plusieurs maisons »).
Cette dernière phase semble échapper au principe alphabétique
strict. A-t-elle réellement à voir avec le principe qui règle les rapports
de l’écrit avec l’oral ? Là encore, un détour historique permet d’avan-
cer sur cette question.
Un système alphabétique à l’état pur ferait correspondre un gra-
phème et un seul à chaque phonème existant dans la langue repré-
sentée. Or, cela est rare. Pourquoi ?
Le respect des usages dans l’écrit, alors que des changements pho-
niques s’opèrent dans l’oral par ailleurs, amène à de fréquentes rup-
tures entre phonie et graphie, à une rechute partielle vers d’autres
procédés d’écriture, sémiographique et idéographique. Comment s’est
faite cette évolution en ce qui concerne notre orthographe actuelle,
provisoirement définitive ?

17. C. A. Perfetti, « Représentations et prise de conscience au cours de l’appren-


tissage de la lecture », L’Apprenti lecteur, op. cit., pp. 61-82.
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 85

UN SYSTÈME HYBRIDE 18

Avant la conquête de la Gaule, de 125 à 51 avant J.-C., les Gaulois par-


laient différents idiomes (langue celtique). Les Romains vont introduire
le latin, langue du pouvoir, du commerce et de la religion qui va rapide-
ment supplanter les anciens dialectes. Les grandes invasions du Ve siècle
(Wisigoths, Burgondes, Francs) vont apporter des modifications, tant au
niveau lexical qu’au niveau phonologique. À la période mérovingienne
(VIIe et VIIIe siècles), la langue est devenue très éloignée du latin d’origine.
Elle est alors appelée lingua romana rustica (ou roman), et se divise en deux
parlers différents : la langue d’Oc au Midi et la langue d’Oï au Nord, à
l’origine du français. Jusqu’aux XIe et XIIe siècles, cette langue est exclusi-
vement parlée, tous les écrits sont rédigés en latin. Le Serment de Strasbourg
(842) est considéré comme le premier écrit en « français », transcrit à par-
tir de l’alphabet latin.
Si le latin servait à la sphère cultivée dans toute l’Europe dans de très
nombreux domaines (droit, science, philosophie, littérature, etc.), et sera
utilisé jusqu’au XVIe siècle pour l’écriture des actes notariés, le français —
langue populaire — n’a gagné son statut de langue écrite que progressi-
vement. Pour conserver et transmettre des œuvres orales (les épopées et
les vies des saints), on faisait une transcription à caractère phonétique grâce
à l’alphabet latin disponible, dans un « à-peu-près » dû aux différences pho-
nétiques entre les deux langues. Cette approximation était sans consé-
quence à l’époque, pour des textes bien connus où l’écrit, fait pour être
dit, avait pour unique fonction de soutenir la mémoire. Peu à peu, le fran-
çais a concurrencé le latin dans les domaines administratifs et juridiques,
puis dans le monde des affaires, ce qui a exigé une plus grande rigueur
pour pallier l’ambiguïté fréquente de sa graphie. On ajoute alors des lettres
supplémentaires pour donner des indications de lecture (« uile » pouvant
se lire [vil] ou [uil], on ajoute « h »), et pour distinguer les homonymes.
Bien que l’arbitraire des choix soit tempéré par la référence à l’étymologie
latine, ces initiatives désordonnées augmentent la complexité de l’écrit.
L’édit de Villers-Cotterêts en 1539, qui prescrit l’emploi exclusif du fran-
çais pour tous les textes administratifs, actes officiels, décrets et lois du
royaume, précipite les évolutions. De cette époque datent les premières

18. Cf. N. Catach, L’Orthographe, op. cit. ; L’Orthographe française, Paris, Nathan, 1986
et E. Charmeux, L’Orthographe à l’école, Paris, CEDIC Nathan, 1979 (citation, p. 66).
Cf. aussi H. Walter, Le Français dans tous les sens, Paris, Robert Laffont, 1988 et L’Aventure
des langues en Occident. Leur origine, leur histoire, leur géographie, Paris, Robert Laffont,
1994.
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86 L’activité des élèves quels repères ?

propositions de simplification. Robert Estienne compose en 1540 un dic-


tionnaire latin-français qui jette les bases fondatrices de l’orthographe
actuelle, à travers quatre principes : distinguer les homophones ; consti-
tuer des familles de mots (« grant » abandonne alors son « t », malgré
l’usage oral, pour être rapproché de « grandeur/grandir ») ; référer à l’ori-
gine latine… tout en respectant la tradition, l’usage. Ainsi que le note
Eveline Charmeux, il « opte délibérément pour une “graphie du sens” aux dépens
de la “graphie du son”, ceci étant encore confirmé par la recherche de familles
sémantiquement soudées visuellement par la graphie ». Cette rupture entre le
« dit » et le « lu » réintroduit la composante sémiographique dans le prin-
cipe alphabétique, et consacre le caractère hybride de l’orthographe fran-
çaise. Les choix, faits initialement pour le scripteur qui oralise, vont
désormais être pensés pour l’œil du lecteur, les graphies fonctionnant
comme signaux visuels différenciant le sens des mots. Au XVIIe siècle, on
introduit deux nouvelles lettres, le V et le J, qui étaient jusqu’alors notées
U et I, et on prend l’habitude de marquer les différentes valeurs du E à
l’aide d’accents.
Il avait fallu plus de vingt-deux siècles pour que s’impose le principe
alphabétique. Quatre siècles s’écouleront avant qu’apparaisse l’alphabet
latin, mais il faudra encore vingt-trois siècles pour que soient inventés les
principes de l’orthographe actuelle. Débutée il y a environ 5 300 ans, l’aven-
ture prend un nouveau tournant il y a 450 ans.

Permettant de générer une gamme infinie de significations à l’aide


d’un nombre restreint de signes arbitraires, le principe alphabétique
s’est avéré économique pour le scripteur, quand l’infléchissement de
l’orthographe vers un caractère sémiographique est devenu indispen-
sable, car économique pour le lecteur. Élaboration historique com-
plexe, qui induit des comportements dissemblables, d’un côté, pour
le scripteur qui doit user d’une redondance de signes, tout penser et
écrire et, de l’autre, pour le lecteur qui doit, pour être efficace, aban-
donner certaines marques graphiques au profit d’autres qui fonction-
nent comme « signaux » de sens, afin de concentrer son attention sur
la signification à ré-élaborer, faute de quoi il peut s’aveugler sur la
surface matérielle des mots et s’engluer dans une oralisation parasite.
Comment gérer cette tension ?
C’est ce que nous allons voir concrètement à travers les séquences
suivantes.
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 87

DÉCOUVERTE DE TEXTES (DÉBUT OCTOBRE)

Deux séquences ont été enregistrées à ce propos, environ un mois


après la rentrée. Chacune dure vingt minutes. Ces écrits sont parmi
les premiers textes composés non plus à partir de thématiques initiées
par les enfants ou les événements de la classe, mais à partir de petits
livres de littérature enfantine (repris comme tels, ou réaménagés). Ici,
le support utilisé est un des livres de la série « Dinomir » (OCDL),
dont les personnages se prêtent à l’identification, autour de scripts
faisant référence au quotidien ou à valeur initiatique.
Parfois, les livres sont étudiés avec les illustrations originales (qui
constituent alors une aide), ce qui n’a pas été le cas ici. La lecture a
été proposée sans qu’il y ait eu présentation préalable ni du contenu,
ni du livre-support d’où est extrait le texte18.
Comment font-ils pour explorer un texte ? Quels sont les points d’ap-
pui utilisés et comment l’enseignant peut-il optimiser les interactions ?
Pour éclaircir ces points, une reprise analytique suivra la présentation
de chacune des séquences.
Que révèlent-elles des niveaux de conscience de l’écrit ? Face à un
texte, chacun des enfants utilise-t-il toujours la même stratégie ? Nous
essaierons de suivre l’itinéraire de quelques-uns d’entre eux, grâce aux
interventions dont l’ordre d’apparition est noté [Sandy (1), Sandy (2),
etc.], excepté lorsque l’enfant n’apparaît qu’une fois.

Découverte du texte 1

Dinomir va à la ville. (1)

Dinomir est un géant,


mais il n’est pas méchant.
Il est très grand,
et sa tête est toute petite.
Dinomir visite la ville.
Il regarde la rivière et les maisons.
Il regarde les voitures dans les rues.

18. Ce qui ne facilite pas la tâche aux enfants, d’autant qu’ici, sans les illustrations,
nous sommes plus devant une addition de phrases que devant un véritable texte !
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88 L’activité des élèves quels repères ?

PHASE 1 :
Dans un premier temps, on regarde en silence la totalité du texte, et on
cherche à comprendre de quoi il parle… […]
D’après vous, de quoi ça parle ?… Sans entrer dans les détails…
Sandy (1) : Ça parle de la fête.
Clélia (1) : D’une petite fille qui s’appelle D. (nom de sa petite sœur qui
vient d’être baptisée… ce dimanche !)
Mélodie : C’est une comptine des prénoms.
Morgane (1) : C’est la peinture avec les mains…
Henri (1) : Il y a « Dimanche »…
Harmonie (1) : J’ai vu « tête »…

PHASE 2 :
Eh bien, pour commencer, comme vous n’êtes pas d’accord, on va d’abord
pointer les mots que l’on connaît avec des craies de couleur…
Sandy (2) : « fête » (a confondu avec « tête »).

Va chercher le mot « fête » de notre fichier…


(On compare, repère similitudes et différence discriminante : « t » et non « f ».)
Émilie : C’est « tête ».
Olivier : « Est » (vérifie dans les phrases et textes affichés dans la classe).

S’il y en a plusieurs, tu nous les montres…


(Ce qu’il fait, sous le « contrôle » de la classe.)
Florine (1) : « La » (idem). Je pense avoir reconnu « chasse » (en fait,
c’est « méchant »).
(Elle va chercher le mot « chasse » du fichier… et abandonne, ce n’est pas
« chasse »…)
Romain : « Petit » (il vient le montrer).
Henri (2) : Non, c’est « petite », parce qu’il y a « te » à la fin !
Mélanie (1) : « À » (vient montrer, compare et valide avec les phrases affi-
chées du tableau).
Aurélien (1) : « Maison »… (les autres confirment).

Va chercher la fiche…
(Aurélien trouve et montre « maison ».)
Henri (3) : Il y a un « s », il y a plusieurs maisons…

Est-ce qu’il y a un mot qui indique qu’il y a plusieurs maisons ?


(Plusieurs) : Oui ! « les »…
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 89

(Florian (1) vient comparer avec « les » dans les phrases affichées, en notant
dans nos phrases parfois le « L » majuscule, dû au début de phrase, et entoure
tous les « les » du texte…).
Harmonie (2) : « Dans »…

Est-ce qu’on l’a déjà vu ?


Harmonie (2’) : Oui, dans la phrase : « Le bébé est dans la maison
avec maman ».
Mélanie (2) : « Va » (vérifie avec la phrase : « Virginie va au lit »).
Morgane (2) : « Il », « Il »…

Quelle différence ?
(Plusieurs) : Là, c’est une majuscule…
Mickaël (1) : « Dimanche ».

Tu penses l’avoir vu à quel endroit ?


(La classe est partagée…)
Je vous écris les deux mots au tableau : voilà « DIMANCHE » et le mot du
texte… « DINOMIR » (sans le dire bien sûr).
Aurélien (2) : Je l’ai vu autre part… (montre les trois endroits où est le
mot).

Au début, ça fait comment ?


(Plusieurs enfants) : « Di »…
Henri (4) : « Dimanche, c’est un “m” et là, c’est un “n”, avec deux
ponts… »

Juste après, nous avons ceci :


(Plusieurs) : « n » – « o »… [no].

Ensuite ?
(Plusieurs) : « m » – « i »…[mi]… « r »
(Plusieurs) : « Dinomir » !…

Eh ! oui. C’est le nom du héros de la série de petits livres noirs (que je montre
de loin)…
On revient au texte… Vous connaissez d’autres mots ?
Clélia (2) : « Regarder »… parce qu’on a déjà vu la phrase : « Mélodie
a regardé la télé »…
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90 L’activité des élèves quels repères ?

(On cherche et vérifie dans nos textes).


Je vous écris les deux : « a regardé »/« regarde ».
Clélia (3) : C’est « e », c’est « regarde ».
Est-ce qu’il y en a d’autres ?
Oui !…
(On les cherche).

PHASE 3 :
Il n’y a plus qu’à chercher ce qu’on ne connaît pas encore… (lecture inté-
grale).
(On commence) : « Dinomir va à la… ville ».
Pourquoi dites-vous ça ?
Florine (2) : Parce que j’ai reconnu le mot « ville »…
Comment avez-vous fait ?
Harmonie (3) : La fin, ça commence comme « fille »…
Mickaël (2) : Non, c’est pas la même lettre (sous-entendu « au début »),
c’est un « v ».
(La classe poursuit) : « Dinomir est un… »
Morgane (3) : « Grand ».
Florian (2) : Il y a un « g » (!) et un « é » comme dans « Jérémy »…
(Plusieurs) : Un « géant ».
Flavien : « Mais »… parce que ça commence comme « maison » (mot
du fichier).
Clélia (4) : « Méchant »… Il y a un « m »… et comme dans « cha »…
(« chasse »).
(Je reprends le texte à voix haute, pour que la classe puisse apprécier si « ça
va »…) :
« Il est très… »
Henri (5)/Claire (1) : « Grand », parce que dans un autre livre, on
avait « un grand frère »…
(Plusieurs) : « Et… »
Sandy (3) : « Se »…
(Plusieurs) : Non, « sa », parce que dans « se », il y a un « e » à la place
du « a »… « sa tête est »…
Florine (3) : « Toute »… ça commence par un « t » (et avait repéré le mot
suivant : « petite »).
« Dinomir… (Je cache le mot “visite”)… la ville ».
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 91

Florian (3) : « Visite » parce qu’il y a cette lettre comme dans « Vi… »
(son nom de famille).
« Il regarde la… et les maisons ». (Je cache le mot, puis en dévoile le début.)
Harmonie (4)/Henri (6)/Claire (2) : [ri]…
(D’autres enfants) : … « Rivière ».
« Il regarde les… »
Florian (4) : « Voitures », parce qu’il est dans notre petite comptine :
« Il passe une voiture… »
« … dans les… »
(Les enfants proposent) : « Routes », « garage » (les voitures, c’est dans
les garages !), « rues » (parce que c’est « r » – « u »…).
En ville, il y a des rues ou des routes ?…
(Plusieurs) : Des rues…
Où trouve-t-on plutôt les routes, alors ?
… En dehors de la ville…

Analyse de la séquence lecture (Texte 1)


PROPOSITIONS DES ÉLÈVES STRATÉGIES et/ou INDICES UTILISÉS

Phase 1 : Élaboration d’hypothèses et mise en commun :


• « De quoi ça parle ? »

Sandy (1) : … de la fête…(pour «tête») ➡ Identification globale de mot


(indices : ête ?).
Clélia (1) : … d’une petite fille
D…
qui s’appelle D ➡ Analyse phonétique partielle
(sœur baptisée… ce dimanche !) (Dimanche/Dinomir) + éléments
situationnels (habitude/textes
proches du vécu des enfants).
Mélodie : C’est une comptine
des prénoms ➡ Idem (textes récents : comptine
des prénoms).
Morgane (1) :C’est
C’estlalapeinture
peinture
avec les mains.
mains ➡ Idem (séquence peinture récente).
Henri (1) : Il y a « Dimanche ». » ➡ Retour indice « di » (analyse
phonétique partielle).
Harmonie (1) : J’ai vu « tête ».
» ➡ Indice lexical.
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92 L’activité des élèves quels repères ?

Phase 2 : Vérification des indices et relevé du connu

Sandy (2)
(2) :: «fête»
«fête»(confondu
(confonduavec «tête») ➡ (Reprise).
avec«tête»).

• (On compare avec le mot du fichier, repérage des similitudes et différence discriminante : « t »
et non « f »).

Émilie : C’est « tête ».


Olivier : « est ».
» ➡ Mémoire lexicale (de textes,
phrases référents).
Florine (1)
Florine (1) : : ««lala»» (idem)…
(idem)… ««chasse chasse»»
(pour ««méchant
(pour méchant») »). ➡ indice graphique partiel (« cha »).
Romain : : ««petit
Romain petit»» (il (il vient
vient lele montrer)
montrer). ➡ Mémoire lexicale (mot du corpus
des phrases).
Henri (2)
Henri (2): :Non,
Non,c’est c’est« petite
« petite
»…»… il y a
il«te» à la fin!
y a «te» à la fin! ➡ Indice syllabique (et/ou grammatical).
Mélanie (1)
Mélanie (1) : : ««àà»». ➡ Mémoire lexicale (mot du corpus
des phrases affichées).
Aurélien (1)
Aurélien (1) : : ««maison
maison»». ➡ Mémoire lexicale (fichier-mots).
Henri (3)
Henri (3) :: IlIl yy aa un
un ««ss»,
», il y a plusieurs
ilmaisons…
y a plusieurs maisons… ➡ Indice nettement grammatical.

• (Prétexte pour que la classe formalise le mot indice « les », comme déterminant l’usage
du pluriel.)

Harmonie (2)
Harmonie (2) : : ««dans
dans»». ➡ Mémoire lexicale (mot-outil
du corpus des phrases)
Mélanie (2)
Mélanie (2) : : ««va
va»». ➡ idem (corpus des phrases).
Morgane (2)
Morgane (2) : : ««ilil»,», ««IlIl»». ➡ idem (corpus des textes et phrases).

• (Prétexte pour que soient nommés la majuscule et son usage.)

Mickaël (1)
Mickaël (1) : : ««Dimanche
Dimanche»». ➡ (retour hypothèse) analyse
phonétique partielle.

• (Les deux mots écrits au tableau : « Dimanche »/« Dinomir » : mise en valeur des éléments
discriminants, et occasion de stratégies plus fines. Aide à l’analyse comparative et à la conscience
alphabétique.)
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 93

(Plusieurs enfants)
(Plusieurs enfants) : : ««di di»». ➡ Analyse phonétique partielle.
Henri (4)
Henri (4) :: ««Dimanche,
Dimanche, c’est c’est un
un “m”
“m”etetlà,
là,
c’est un
c’est un “n”,
“n”, avec
avec deux
deux ponts…
ponts… »» ➡ Discrimination graphique fine
(m/n).
(Plusieurs) : : ««NN»» –– ««oo»…
(Plusieurs) »… [no]
[no]. ➡ Mise en jeu du principe alphabétique.
(Plusieurs) : : ««m
(Plusieurs) m»» –– ««i i»…
»… [mi]…
[mi]… «« rr»»
«« Dinomir
Dinomir»»!… !… ➡ et confirmation.
Clélia (2)
Clélia (2) : : ««regarder
regarder»». ➡ Mémoire lexicale (référence phrase
d’un texte).

•(À nouveau, écriture de deux termes : « a regardé »/« regarde » pour aider à la précision
grâce à l’indice grammatical : « a » — > passé composé et à l’indice graphique : accent.)

Clélia (3)
Clélia (3) : : C’est
C’est ««ee»,», c’est
c’est ««regarde
regarde».».

Phase 3 : Élaboration d’hypothèses et lecture intégrale (Mise en relation des indices lexicaux
désormais identifiés, vérifiés)

(La classe)
(La classe) : : Dinomir
Dinomir va
va àà la…
la… ville
ville»…
»…

Florine (2)
Florine (2) : : Parce
Parce que
que j’ai
j’ai reconnu
reconnu ➡ Place du mot dans la phrase.
lele mot
mot ««ville
ville»». + corrélation logique sémantique ?

• Comment avez-vous fait ?

Harmonie (3)
Harmonie (3) : : La
La fin,
fin, ça
ça commence
commence ➡ Comparaison de mots.
comme ««fille
comme fille».».
Mickaël (2)
Mickaël (2) : : Non,
Non, pas pas lala même
même lettre…
lettre… ➡ Indice alphabétique
au début
au début : : ««vv»». (première lettre).
Morgane (3)
Morgane (3) : : ««grand
grand»» (pour
(pour ««géant
géant»)
»). ➡ Indices visuels (forme globale + « g »
/« an »).
Florian (2)
Florian (2) : : un
un ««gg»» (!)
(!) et
et un
un ««éé»» ➡ construction alphabétique
((// dans ««Jérémy
//dans Jérémy»)»). (assimilation nom de la lettre
et valeur phonique).
(Plusieurs) : : un
(Plusieurs) un ««géant
géant»».
Flavien : : ««mais
Flavien mais»…»… (comme
(comme ««maison
maison»,», ➡ Analyse phonétique
mot du
mot du fichier)
fichier). (par comparaison de mots).
Clélia (4)
Clélia (4) : : ««méchant
méchant»… »… «« m
m »…
»… ➡ Idem, mixée avec élaboration
++ «« cha
cha»» (//«
(// «chasse
chasse
»)»). alphabétique.
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94 L’activité des élèves quels repères ?

•(Reprises du texte à voix haute, qui aident à réactiver la mémoire à court terme, à apprécier
la cohérence textuelle et à se restituer dans l’univers sémantique.)

« Il est très… »

Henri
Henri(5)/Claire
(5) / Claire (1)(1)
: «grand»…
: «grand»… ➡ Référence expérience culturelle
(autre
(autrelivre)
livre). (mémoire).
Sandy
Sandy (3)(3) : : ««se
se»» (pour
(pour ««sa
sa»)
»). ➡ (confirme un repérage global).

•(Erreur qui permet, à partir de deux mots connus globalement, de pousser à l’attention
alphabétique.)

(Plusieurs)
(Plusieurs) : : Non, Non, ««sasa»,», dans
dans ««sese»,», ««ee»»
àà lala place
place dudu ««aa».».
Florine
Florine(3) (3) : «toute»… commence
commencepar parun un«t».
«t» ➡ Indice alphabétique partiel.
Florian
Florian (3) (3) : : ««visite
visite»» : : lettre
lettre («
(«vv»)
») ➡ Analyse phonétique + sémantique.
comme
comme ««Vi… Vi…»» (nom)(nom).
Harmonie
Harmonie(4)/Henri
(4) / Henri(6)/Claire
(6) / Claire (2)(2)
: [ri]
: [ri]. ➡ Déchiffrement.
(Dautres)
(D’autres): :« rivière
« rivière» ». ➡ Hypothèse sémantique.
Florian
Florian (4) (4): :« voitures
« voitures », », (dans comptine ➡ Référence expérience culturelle
(dans
apprise).comptine apprise) (mémoire).
(Les
(Les enfants)
enfants) : : ««routes
routes»». ➡ Hypothèse sémantique/grammaire
intuitive.

•(Hypothèse contrariée par le trouble des voitures dans les routes… expression incorrecte.)

(Les enfants)
(Les enfants) : : ««garage
garage»» (les
(les voitures,
voitures,
c’est dans
c’est dans les
les garages
garages!)!) et « rues » (parce ➡ Référence sémantique.
que
et c’est» (parce
« rues « r » – «que
u »…).
c’est « r » – « u »…) ➡ Déchiffrement.

•(Retour sur « rue »/« routes », réflexion provoquée sur le vocabulaire. Le texte est relu par des
enfants volontaires, puis par l’adulte.)

Comme nous pouvons le voir, plusieurs niveaux sont à l’œuvre dans


cette découverte de texte. Certaines hypothèses sont liées à la situa-
tion (les enfants ont pris l’habitude de textes proches de leur vécu),
d’autres prennent appui sur des indices lexicaux, qui se multiplient
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 95

avec l’accroissement du corpus référent : textes étudiés, phrases,


fichier-mots, et fréquentation de livres plus personnelle.
Les mots nouveaux sont identifiés selon plusieurs procédures.
Certaines sont contextuelles (hypothèses sémantiques à partir du monde
du texte, prenant appui sur le vraisemblable, en référence à l’expé-
rience des enfants), d’autres linguistiques. Parmi ces dernières, on peut
relever :
– la connaissance d’une « grammaire » de la langue elle-même
(grammaire intuitive de l’oral, ou usage explicite de marques gram-
maticales) ;
– la comparaison avec d’autres mots (identification globale essen-
tiellement visuelle ou début d’analyse syllabique comparative souvent
en début de mot) ;
– la mise en jeu du système alphabo-phonétique (déchiffrement sou-
vent partiel, qui suffit pour inférer la suite).
Revenons sur quelques cas d’enfants, qui semblent caractériser des
étapes dans la conceptualisation de l’écrit (est noté l’ordre de leurs
différentes propositions) :
– Sandy propose d’abord « fête » (pour « tête »), puis « sa » (pour
« se »). La convergence de ces propositions confirme une identifica-
tion strictement visuelle, à partir soit d’une ressemblance globale, soit
d’indices partiels (ex. : « ê » ou première lettre), ce qui est sympto-
matique de l’étape pré-linguistique. Mélodie et Aurélien, à partir de ce
qu’ils expriment, semblent également dans ce cas.

Clélia :
(1) : histoire d’une petite fille : éléments situationnels (origine des
textes).
(2) : « regarder » : référence phrase d’un texte (mémorisation).
(3) : « e »… c’est « regarde » : prise en compte d’un élément alpha-
bétique.
(4) : « méchant » : « m » et « cha » comme dans « chasse » (mot du
fichier).

Clélia mêle une analyse phonétique partielle et la prise en compte


de l’entrée dans le mot. Cette dernière proposition est caractéristique
de la première phase de l’étape linguistique, dite d’analyses phonétiques
(qui vaut aussi pour Florine, Florian, Mickaël et Flavien).
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96 L’activité des élèves quels repères ?

Henri :
(1) : « Dimanche » (pour « Dinomir ») : analyse phonétique partielle.
(2) : « petite » parce que « te » à la fin : attention aux lettres diffé-
renciatrices.
(3) : « s » : … plusieurs maisons : connaissance marqueurs grammati-
caux.
(4) : « m »/« n » : deux ponts : discrimination graphique fine.
(5) : autre livre (« grand frère ») : référence au capital culturel.
(6) : « r » et « i »… [ri] : maîtrise de la combinatoire.

Henri est très sûrement dans la deuxième phase de l’étape linguis-


tique dite d’hypothèse alphabétique, et est en train de construire ou plu-
tôt de valider le système alphabétique/phonématique. Si d’autres sont
dans ce cas (au moins Harmonie), lui se montre sensible à des élé-
ments grammaticaux, ce qui laisse supposer une phase orthographique
de la conceptualisation de l’écrit.
Notons que ces enfants, pour autant, n’abandonnent pas les autres
procédures, toujours disponibles dans un souci d’efficience. Ces capa-
cités viennent élargir, enrichir la palette des stratégies possibles, mais
semblent utilisées dans un constant principe d’économie. Pour les uns
comme pour les autres, l’attention explicite aux éléments alphabétiques
est provoquée essentiellement quand il y a impasse des autres stratégies.
Tous les enfants ne sont pas intervenus. Retrait dû à la timidité dans
le groupe, attitude d’observation plus que d’engagement dans des
formes patentes, ou extériorité vis-à-vis de l’activité ? Nous allons voir
à travers la deuxième séquence, qui s’est déroulée trois jours plus tard,
s’il y a des permanences nous permettant d’avancer sur cette question.

Découverte du texte 2

Dinomir va à la ville. (2)

Dinomir va à la gare
et il regarde les trains.
Il regarde aussi les gens.
Il va au jardin,
il joue avec les enfants.
Il regarde les vitrines des magasins.
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 97

Henri (1) : C’est l’épisode 2, je vois le numéro !


Harmonie : C’est le deuxième épisode…

On lit d’abord en silence…


Romain (1) : « Dinomir visite la ville ».
(Plusieurs) : Non… C’est pas « visite ».
(Henri (2) vient montrer « visite » dans l’autre texte.)
Sandy (1) : C’est « va » ! (elle vient montrer « va » dans la phrase : « Virginie
va au lit ».)

« Dinomir va à la… » (pour identifier « gare »).


(Plusieurs) : C’est « géant »…
Olivier (1) : Non. (va montrer le mot « géant » dans l’autre texte.)
Mélodie (1) : C’est « grand ».
Sandy (2) : Oui, c’est le même…

Regardons de plus près…


(Plusieurs enfants) : La deuxième lettre est pas pareille…

« Dinomir va à la grand »… Est-ce que ça va ?…


(La classe) : Non !…

On laisse, on continue.
Mickaël (1) : J’ai reconnu « il joue avec les enfants » (vient montrer où).

(Reprise deuxième ligne) « … et il regarde les… »


(Virginie montre « regarde » dans le texte 1, puis cherche les autres « regarde »
du texte 2.)
Claire (1) : … « Trains ».
(Plusieurs, revenant au début) : … « Dinomir va à la gare »…
Mélanie : Parce qu’il y a des trains à la gare…
Henri (3) : « G » – « a », ça fait [ga] et « r » – « e », ça fait [R´].
(Plusieurs) : « Il regarde… ».
Morgane (1) : … « Aussi » ! Parce que « au », ça fait [O]… et après « s »
et « i » [si].
(D’autres enfants) : … Oui, c’est comme dans la phrase : « Virginie
va au lit ».

« et il regarde aussi les… »


(Plusieurs) : « Gens »…
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98 L’activité des élèves quels repères ?

Pourquoi dites-vous cela ?


(Certains) : Parce qu’il y a des gens à la gare, dans les trains…
Claire (2) : Parce qu’il y a un « g », comme dans « manger » (mot du
fichier)…
Henri (4) : Comme il est un géant, il peut regarder tout. Comme il
est dans la gare, il y a beaucoup de gens…
(Reprise par un enfant de la première partie, afin de remémorer le sens général
du texte.)
Sandy (3) : Il y a « jeudi »… (montre « jardin »).
(Plusieurs) : Non !…
Florine : C’est le début de « joue » (mot du fichier), de « jeudi » (date
écrite au tableau)…
Morgane (2) : « j » – « a » – « r », ça fait [JaR] et « d » – « i » – « n », ça
fait [d~En] : « jardin ».
Clélia : … C’est le jardin des enfants, où il y a des jeux… (lit la suite…).

« Il regarde les… »
Olivier (2) : « Voitures »…(va vérifier avec le fichier)… Non, c’est pas
ça…
Romain (2) : « Vi »…
(Plusieurs) : Ça commence comme « ville »…
Claire (3) : « Vitres »…
Émilie : « Maisons » (montre « magasins »).
(Plusieurs) : Non !… (on va vérifier avec le mot du fichier.)

(J’écris en gros au tableau : « MAGASIN »)


Mickaël (2) (appelé après plusieurs demandes de sa part, vient au tableau,
et cache la fin du mot) : « M » – « a », ça fait [ma], comme dans
« maman »… [maJa]…

(« ga » est isolé visuellement…)


Claire (4) : Ça fait [ga], comme dans « gare ».
Mélodie (2) : « Il regarde les vitres du magasin » !
Claire (5) : C’est pas « vitres », c’est « vitrines » !… Parce qu’il y a un
deuxième « i », là (montre)…

(On explicite ce qu’on trouve en ville, et pourquoi c’est fait…).

On note ici une redondance dans les justifications proposées, signe


d’un enrichissement des procédures de vérification, d’argumentation :
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 99

– « gare » est proposé par inférence sémantique depuis le contexte ;


Mélanie se réfère à son expérience : « parce qu’il y a des trains à la gare »
(son père travaille à la SNCF) et Henri use de la combinatoire (« g »
– « a », ça fait [ga] et « r » – « e », ça fait [R´]) ;
– « aussi » est identifié depuis le même mode par Morgane (« au »,
ça fait [O] et après « s » et « i » [si]), mais également par analyse pho-
nétique depuis le capital référent de la classe par d’autres (« oui, c’est
comme dans la phrase : Virginie va au lit ») ;
– « gens » est proposé par inférence sémantique sur la base de l’ex-
périence (« parce qu’il y a des gens à la gare, dans les trains ») ; Henri
prend appui sur la situation évoquée dans le texte (« comme il est un
géant… ») et Claire utilise le principe alphabétique de manière perti-
nente quant à la valeur positionnelle du « g » en faisant référence à
un mot connu du fichier (« comme dans “manger” »).
Comme précédemment, le rôle de l’enseignant consiste à organiser
l’échange, à utiliser l’impasse (voire la provoquer), à dépasser l’im-
plicite par le renvoi en miroir.
Ce qui apparaît entre les deux séquences, c’est la permanence d’en-
viron 20 % seulement d’interventions usant de la combinatoire. On
constate par ailleurs un fléchissement du nombre d’interventions fai-
sant jouer une reconnaissance globale au profit de plus fréquentes
analyses phonographiques à partir de comparaisons de mots, celles-ci
devenant plus systématiques et précises, avec une meilleure prise en
compte de l’ordre des lettres. Les hypothèses liées au contexte sont
deux fois plus nombreuses.
Ces évolutions sont compréhensibles, du fait de la connaissance du
« monde du texte » lors de la deuxième découverte, dans laquelle on
note par ailleurs un appui sur les éléments lexicaux de la première.
Un texte court peut ainsi s’avérer plus difficile à explorer, ce qui plaide
pour des supports de facture assez complexe, susceptibles de permettre
des inférences à partir d’indices diversifiés. Le degré de complexité
dépend de la quantité potentielle d’appuis, à tel moment (ce qui est
alors susceptible d’être « connu » par la classe sur le plan sémantique
et linguistique).
Nous avons ici une expression condensée de ce qui va permettre
l’évolution dans l’accès à l’écrit : l’expérience de différents supports,
la pratique d’exploration collective où s’échangent les stratégies et les
indices utilisés, l’explicitation des procédures de vérification croisées,
mais aussi la capitalisation conjointe de savoirs sur l’écrit lui-même, à
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100 L’activité des élèves quels repères ?

différents niveaux. Ainsi, outre la maîtrise de l’organisation textuelle


et de la phrase comme unité de sens qui rendent l’inconnu plus pré-
visible, l’accroissement du capital-mots référents va ouvrir à des com-
paraisons de plus en plus fines et exigeantes.
Certains enfants, là encore, ne sont pas intervenus. Ne se serait-il « rien
passé » pour eux ? Les signes tangibles de l’implication ne peuvent se
confondre avec l’activité intellectuelle réelle qui nous préoccupe ici, car
parfois « l’écolier est intérieurement actif, bien qu’extérieurement il puisse rester
parfaitement immobile » 19… Malgré ces réserves interprétatives, l’organi-
sation des activités aura pour souci d’essayer de « forcer » la passivité de
certains enfants, en multipliant les sollicitations et les occasions d’in-
tervenir (travail plus fréquent en demi-classe, en petits groupes).

LE CLASSEMENT DES MOTS DU FICHIER


(DÉBUT DÉCEMBRE)

Ces séquences se sont déroulées à une époque où le nombre crois-


sant de mots du fichier finissait par rendre fastidieuse la recherche
des fiches, référentes pour la lecture ou la production d’écrits. Ce
classement a été réalisé par deux groupes différents, le premier consti-
tué sciemment des enfants les plus en retrait et/ou les moins avancés
dans l’apprentissage. Il a duré… une heure à chaque fois, sans que
l’intérêt faiblisse !
Chaque séquence sera d’abord livrée dans son intégralité avant une
analyse des divers types de critères proposés. Nous verrons les dépla-
cements opérés tant au niveau collectif qu’individuel, à travers l’évo-
lution des propositions de quelques enfants.

Classement des mots du fichier (1)


Nous avons maintenant tellement de mots qu’il devient difficile de s’y retrou-
ver… Je vous propose d’essayer de classer notre fichier…
Sandy (1) : On peut mettre les « boule » à côté du « sapin »… et aussi
les « jouet ».
Florian (1) : Oui, parce qu’il y a les jouets sous le sapin à Noël !
Sandy (2) : … Et même « étoile ».

19. A. Leontiev, Activité, conscience, personnalité ; op. cit., pp. 282-283.


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Nature du système écrit et stratégies de lecture 101

Donc tout ce qui touche à Noël. On va écouter d’autres idées de classement.


Émilie (1) : On peut mettre « jardin » à côté de… « bois ».
Aurélien (1) : Et « feuille » avec…

Pourquoi ?
Aurélien (1’) : Parce que sur les arbres, il y a des feuilles. On pour-
rait aussi mettre le « sapin » avec l’« ours »… parce que le Père Noël,
il apporte des fois des ours…

D’autres idées ?…
Mélanie (1) : « Fille » avec « lettre »… parce qu’à Noël, la fille écrit au
Père Noël…
Florian (2) : « Ours », « cheval », « chien »… parce que c’est des ani-
maux.
Mélodie (1) : « Étoile » avec « lune »… avec « ciel » parce que tout ça,
c’est dans le ciel…
Mélanie (2) : « Bébé » et « maison », parce que le bébé joue dans la
maison…
Sandy (3) : Et « joue » (en fait : « jouer ») avec… et « enfant » parce qu’il
y a des enfants dedans…
(Plusieurs) : … Et « maman »… parce que c’est la maman du bébé et
des autres enfants…

D’autres propositions ?
Corinne (1) : « Lune » avec l’« eau » et « souris »…

Pourquoi propose-t-elle cela d’après vous ?


Florian (3) : parce que « La souris et la lune » (Titre de l’histoire travaillée
avant l’histoire lue actuellement qui s’intitule : «Petit Ours Brun attend Noël»…).

Florian se rappelle que c’était notre texte !…


Gwendoline (1) : « maman », « boule » et « sapin »…
Mélanie (3) : aussi « lettre », parce qu’on écrit dans la maison…

Je les affiche donc, comme vous me l’avez proposé :


– « fille » « lettre », « enfant », « maison », « bébé », « maman » et « jouet »
d’un côté ;
– les animaux : « ours », « cheval », « chien » ensemble ;
– ce qui est dans le ciel : « lune », « étoile » et « ciel » ;
– d’autres ont dit : « sapin », « boule » et « jouet »…
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102 L’activité des élèves quels repères ?

Mais il y a un problème : on ne peut à la fois mettre « jouet » avec « mai-


son » et avec « sapin » !
(La classe est partagée, je propose de laisser et de continuer…)
Mélodie (2) : « Manger » avec « gâteau »… parce qu’on mange le gâteau.
Aurélien (2) : « Ami » avec « école »… parce que les amis sont à
l’école…
Corinne (2) : « Jouet » avec « sapin » et « boule »…
(D’autres) : Non !… c’est avec « maison » !…
(La classe est à nouveau partagée, je propose une nouvelle fois de continuer…)

Je vous rapproche les autres fiches. On doit, je vous le rappelle, essayer de


toutes les classer…
Mélanie (4) : « Pain » avec « soupe » et avec « manger »…

Pourquoi ?
Florian (4) : C’est des aliments !
Mélanie (4’) : Parce que ça se mange…
Sandy (4) : On peut mettre « chapeau » avec « ami », parce que le cha-
peau est sur la tête…
Aurélien (3) : … Et avec « tête » !
Florian (5) : « Souris », « lune » et puis « feuille » parce que la souris,
des fois elle regarde la mare, et puis elle mange des feuilles…

Moi, je mets ensemble ce que vous me dites… Mais je vous signale que tout
à l’heure, vous m’avez dit que « feuille », on allait le mettre plutôt avec « jar-
din » !…
On continue d’écouter vos idées…
Mélanie (5) : « Joue » avec « maison » et avec « jardin »… parce qu’on
peut jouer dans la maison ou dans le jardin…

Ah, oui, mais là, il y a un problème. Tu proposes de changer le classement


de tout à l’heure… Comment va-t-on faire ?
(Le trouble s’installe… Les enfants sont bien ennuyés…)

Tant pis, on laisse et on continue…


Mélodie (3) : On met « petit » avec « vélo »… parce que le petit fait
du vélo.
Sandy (5) : On peut mettre « chambre » avec « monter », parce que la
fille, elle monte dans sa chambre…
(Allusion à l’épisode d’une histoire lue en classe : «Boucles d’Or et les trois ours».)
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 103

D’autres idées ?
Émilie (2) : « fête » avec « tête »…
(Moment d’arrêt interrogatif dans la classe.)

Vous voyez pourquoi elle propose cela ?


(Plusieurs) : Oui !…

Pourquoi ?
Émilie (2’) : Parce que ça ressemble…
Florian (6) : Non, il y a une lettre (dans « fête ») qui est pareille que
dans « tête », le « e » avec un accent…
(Plusieurs) : « … Ête »…
Florian (6’) : … Mais dans « tête », il y a un « t » au début.

On continue…
Mélanie (6) : On pourrait mettre « bateau » et « eau »… parce que le
bateau va dans la mer…
(Plusieurs) : … Avec « mer » aussi !
Mélodie (4) : « Lit » avec « tête »… parce qu’on met la tête sur le lit…

Je vous signale qu’on avait mis «tête» avec «chapeau», avec «école» et «ami»…
Mélodie (5) : « Voiture » avec « ville »… parce que les voitures sont
dans la ville.
Mélanie (7) : On pourrait mettre « lait » avec tout ce qui se mange…
et « fenêtre » avec « maison »…
Gwendoline (2) : « Mer » avec « bateau »… parce que les bateaux vont
sur l’eau…
Mélodie (6) : « Voir » avec « regarder »… parce que ça veut dire presque
la même chose…
Sandy (6) : « Chasse » avec « bois » parce qu’on va à la chasse dans les
bois…
Florian (7) : Oh, la, la !… Ben et l’« eau » ?…

Vous voyez, il y a plusieurs problèmes : on ne sait plus si « bois » va avec


« chasse » ou avec « ours », « cheval » et « chien » ; vous me dites, ici, ce sont les
animaux, et en même temps, « souris », vous le mettez avec « eau » et « chasse »…
Mélodie (7) : On met « souris » avec « bois », « chasse », « cheval » et
« chien »…
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104 L’activité des élèves quels repères ?

Florian (8) : Eh ben non ! Parce que la souris, ça vit pas dans le bois…
Alors, il faut changer, il faut trouver autre chose : « fête », on n’a pas réussi
à le ranger ; « eau », on ne sait pas si c’est avec « bateau » et « mer » ou si
c’est avec « feuille » ; « chasse », on ne sait pas où le mettre… Ça ne va pas
vraiment bien, notre classement…
(Moment d’essais où l’on continue de balbutier sur les mêmes critères…)

On n’arrive pas à classer toutes les fiches d’une part, et des fiches se pro-
mènent entre différentes « familles » d’autre part, ça ne va pas…
Florian (9) : Moi, je propose « chasse » avec « cheval », « chien » parce
que des fois, il y a des chasseurs qui ont des chiens…
(J’affiche.)

Sandy (7) : C’est pareil…


Mélodie (8) : C’est presque pareil…

Qu’est-ce qui est pareil ?…


Mélanie (8) : La première lettre…
Sandy (8) : On peut mettre « jour » avec « jouer » parce que ça se res-
semble…
Florian (10) : Ça se ressemble pas trop…
Mélanie (9) : Si, les premières lettres ! Et aussi « jouet », ça se res-
semble…
Gwendoline (3) : Bébé mange un bout de pain…
(Les autres) : Non !…

Sandy, tu veux bien expliquer pourquoi tu avais proposé de mettre ces mots
ensemble ? Montre précisément.
Sandy (9) : Parce que c’est pareil…
(Corinne (3) vient montrer plus précisément ce qui est vraiment semblable).
Mélanie (10) : « Fenêtre » et « fête »… (montre ce qui est pareil)… et aussi
« fille » et « feuille ».
Florian (11) : … Et « enfant » aussi.
(Les autres) : Non… C’est pas au début !
Aurélien (4) : « Ville » et « voiture »… (montre ce qu’il trouve semblable)…
Gwendoline (4) : … Avec « vélo »…
Mélodie (9) : Et « voir »… Au début, on a les mêmes…
Corinne (4) : « Maman », « main »…
Aurélien (5) : On peut mettre « manger » aussi…
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 105

Sandy (10) (excitée) : On peut mettre « chien » avec « chambre » ! Le


début, c’est le même !…
Aurélien (6) : Y a même « chapeau » !
Mélanie (11) : On pourrait mettre aussi « jardin » avec « jour »… c’est
le même début.
Corinne (5) : Là, il y a « soupe » et « souris »…
Florian (12) : Ce qui serait bien, c’est « regarder » et « rue »…

Oui, pourquoi ?
Florian (12’) : Parce que « r », « r »…
Sandy (11) : « Bateau » avec « boule »… avec « bois » et « bébé »…

Tu veux bien mettre le nom de la famille ?


(J’entoure les fiches du tableau et accroche à l’ensemble ainsi constitué une
« étiquette » avec la craie…)
(Plusieurs) : « B » !
Mélanie (12) : C’est comme l’alphabet.
Alice (1) : « École » et « étoile »… parce qu’il y a un « e » avec un
accent.
Aurélien (7) : « Lait », « lettre », « lit »…

Montre-nous ce qui te fait dire que c’est une même famille…


(Montre le « l »).
Mélodie (10) : … Et « lune » !
(Les autres) : Oui !…
(Aurélien (7’) complète en écrivant le « nom » de la famille : « l », ce qui sera
le cas désormais pour chaque famille constituée…)
Florian (13) : Moi, je suis pas du tout d’accord sur la famille des « l »,
parce qu’à « lait », il y a un « a »…

Attention, qu’est-ce qu’on a choisi de faire ?…


Mélanie (13) : La première lettre, elle est bonne…
(Les autres) : Oui.

On peut faire d’autres familles ?


Alice (2) : « Montre » et « mer »… avec « maison », « main », « maman »,
« manger »… (« m »)
Mélanie (14) : … C’est moi qui l’avait dit !…
(Il y avait doute sur l’indice discriminant : était-ce « m » ou « ma » ?…)
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106 L’activité des élèves quels repères ?

Corinne (6) : « train » et « tête »…


Florian (14) (excité) : … Parce que y a le « t » !
Émilie (3) : « Pain » avec « ami »…
(Je montre les deux fiches côte-à-côte.)
(Les autres) : Non !…
Émilie (4) : Plutôt « pain » et « petit »… parce que la première lettre,
c’est pareil : « p ».
Mélanie (15) : « Enfant » et « eau »… C’est « e ».

On n’a pas mis de nom à la famille ici : « chien », « cheval », « chasse »,


« chambre », « chapeau »…
(Alice (3) vient écrire « ch »… Les autres enfants sont d’accord.)

Et pour les autres ? (« ours » ; « gâteau » ; « ami » ; « ciel »)


(Les enfants) : Ils ont pas de famille ! Ils sont tous seuls…

Et si on voulait — même s’ils sont seuls — mettre le nom de leur famille ?…


(Les enfants viennent inscrire le nom des dernières familles : « g », « o », « c »,
Virginie (1) ayant été sollicitée pour le nom de la famille « a »…).

Analyse de la séquence classement des mots (1)

INTERVENTIONS CRITÈRES DE CLASSEMENT

Mettre les critères en débat : la prégnance du sens…

Sandy (1) : les « boule »/« sapin »


/« jouet ». Critère (texte lu actuellement
sémantique + « actualité »)
Sandy (2) : … Et même « étoile ». ➡ par thème : Noël.
Émilie (1) : « jardin »/« bois ». idem ➡ par thème : nature.
Aurélien (1) : Et « feuille » avec idem ➡ poursuite du thème précé-
dent.
Aurélien (1’) : « sapin »/« ours »
(réf. Père Noël). idem ➡ poursuite du thème Noël.
Mélanie (1) : « fille »/« lettre ». idem ➡ idem.
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 107

Florian (2) : « ours »/« cheval »


/« chien » (animaux). idem ➡ par catégorie (explicite : animaux).
Mélodie (1) : « étoile »/« lune »
/« ciel ». idem ➡ par thème : éléments célestes.
Mélanie (2) : « bébé »/« maison »
(joue dans la). idem ➡ par thème : dans la maison.
Sandy (3) : et « joue »/« enfant ». idem ➡ poursuite du thème.
(Plusieurs) : … Et « maman ». idem ➡ idem.
Corinne (1) : « lune » avec l’« eau »
et « souris ». idem ➡ (appris en même temps, thème
conjoncturel : livre lu en classe).

• Pourquoi propose-t-elle cela d’après vous ?

Florian (3) : parce que « La souris et la lune » (Titre de l’histoire travaillée avant l’his-
toire lue actuellement qui s’intitule : « Petit Ours Brun attend Noël »…) .

Gwendoline (1) : « maman »


/« boule » et « sapin ». idem ➡ reprise du thème de Noël.
Mélanie (3) : « lettre »
(écrite dans la maison). idem ➡ mélange avec le thème : maison.

• Mais il y a un problème : on ne peut à la fois mettre « jouet » avec « maison »


et avec « sapin » !
(La classe est partagée, je propose de laisser et de continuer…).

Mélodie (2) : « manger »/« gâteau ». idem ➡ couplage par thème : manger.
Aurélien (2) : « ami »/« école »…
(amis à l’école). idem ➡ idem (logique « spatiale »).

Explorer toutes les impasses

Corinne (2) : « jouet »/« sapin »


et « boule ». idem ➡ retour thème : Noël.
(D’autres) : Non !…c’est avec
« maison » ! idem ➡ concurrence avec un autre thème.

• (La classe est à nouveau partagée, je propose une nouvelle fois de continuer…).
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108 L’activité des élèves quels repères ?

Mélanie (4) : « pain »/« soupe »


/« manger ». idem ➡ thème récurrent : « manger ».
Florian (4) : C’est des aliments ! idem ➡ justification par une catégorie :
les aliments.
Mélanie (4’) : Parce que ça se mange. retour au thème.
Sandy (4) : « chapeau »/« ami »
(sur la tête) idem ➡ couplage (logique « spatiale »).
Aurélien (3) : … et avec « tête » ! idem ➡ thème conjoncturel.
Florian (5) : « souris »/« lune »
et « feuille ». idem ➡ mélange de thèmes : réf. texte lu.
+ logique conjoncturelle.

• Tout à l’heure, « feuille » allait plutôt avec « jardin » !…

Mélanie (5) : « joue »/« maison »


/« jardin ». idem ➡ reprise thème : maison.

• Mais là, il y a un problème. Comment va-t-on faire ? (Le trouble s’installe. Les enfants sont
bien ennuyés…)

Mélodie (3) : « petit »/« vélo » idem ➡ logique conjoncturelle


(fait du vélo). (//vécu).
Sandy (5) : « chambre »/« monter ». idem ➡ idem (//livre lu).
(Allusion à « Boucles d’Or
et les trois ours ».)
Émilie (2) : « fête » avec « tête ». Critère➡ Ressemblance des mots.
Graphique

(Moment d’arrêt interrogatif dans la classe.)

• Vous voyez pourquoi elle propose cela ?

(Plusieurs) : Oui !…
Émilie (2’) : Parce que ça ressemble.
Florian (6) : lettre «e» avec un
accent. ➡ Arrêt réflexif du groupe sur la
comparaison des FORMES
➡ (Plusieurs) : « … ête »
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 109

Florian (6’) : Mais « tête », un « t »


au début.
Mélanie (6) : « bateau »/« eau » Retour au
(dans la mer). critère ➡ par thème : la mer.
(Alors que mots en consonance) sémantique
(Plusieurs) : … Avec « mer » aussi ! idem ➡ poursuite du thème.
Mélodie (4) : « lit »/« tête »…
(tête sur le lit). idem

• Je vous signale qu’on avait mis « tête » avec « chapeau », avec « école » et « ami »…

Mélodie (5) : « voiture »/« ville »


(dans la ville). idem ➡ par thème : dans la ville.
Mélanie (7) : « lait » avec tout
ce qui se mange. idem ➡ thème récurrent (2) : manger.
Gwendoline (2) : « mer »/« bateau »
(sur l’eau)… idem ➡ thème récurrent : la mer.
Mélodie (6) : « voir »/« regarder »
(même sens). idem ➡ couplage sémantique (verbes).
Sandy (6) : « chasse »/« bois ». idem ➡ par thème : chasse.
Florian (7) : Oh, la, la !… Ben, et
l’« eau » ?…

• (Récapitulatif des problèmes : classement par Thèmes — alors lesquels — ou par Catégories ?)

Mélodie (7) : « souris »/« bois »,


« chasse », « cheval », « chien ». idem ➡ thèmes mêlés.
Florian (8) : non ! la souris, ça vit
pas dans le bois. idem ➡ proposition mise en cause.

• Alors, il faut changer, il faut trouver autre chose : « fête », on n’a pas réussi à le ranger ;
« eau », on ne sait pas si c’est avec « bateau » et « mer » ou si c’est avec « feuille » ; « chasse »,
on ne sait pas où le mettre…
(Moment d’essais où l’on continue de balbutier sur les mêmes critères…)
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110 L’activité des élèves quels repères ?

Où l’on est condamné à inventer…

• On n’arrive pas à classer toutes les fiches d’une part, et des fiches se promènent entre dif-
férentes « familles » d’autre part, ça ne va pas…

Florian (9) : « chasse »


/« cheval »/« chien ». idem ➡ par thème : chasse.
(Anticipation implicite
du critère graphique ?)

(J’affiche, ce qui favorise la comparaison visuelle.)

Glissement au
Sandy (7) : C’est pareil. critère graphique ➡ Forme des mots.
Mélodie (8) : C’est presque ➡ Remise en cause.
pareil.

• Qu’est-ce qui est pareil ?…

Mélanie (8) : la première lettre. Explicite le (nouveau)


critère.
Sandy (8) : « jour »/« jouer »
(ça se ressemble)… Critère
graphique ➡ Ressemblance
globale ?
Florian (10) : Ça se ressemble
pas trop… Remise en cause.
Mélanie (9) : Si, premières lettres !
(+ « jouet »). idem ➡ Début de mot
(« jou… »).
Gwendoline (3) : Bébé mange Critère
un bout de pain. sémantique Régression.
(Les autres) : Non !…
Refus de la régression.

De l’implicite à l’explicitation

• Sandy, tu veux bien expliquer pourquoi tu avais proposé de mettre ces mots ensemble ?
Montre précisément.

Sandy (9) : Parce que Critère Graphique


c’est pareil… ou Phonologique ? ➡ « j »/« jou » ?
(Corinne (3) vient montrer
plus précisément.) «j»
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 111

Mélanie (10) : « fenêtre » / Critère


« fête »/« fille ». graphique ➡ « f »
Florian (11) : … et « enfant »
aussi… idem Indice graphique « f » central.
(Les autres) : Non… C’est pas au
début !… Précision sur l’ordre.
Aurélien (4) : « ville »/« voiture ». idem ➡ «v»
Gwendoline (4) : … avec « vélo ». idem ➡ Complément
Mélodie (9) : Et « voir ». idem ➡ …et systématisation.
Corinne (4) : « maman », « main ». idem ➡ «m»
Aurélien (5) : On peut mettre
« manger ». idem ➡ Complément.
Sandy (10) (excitée) : « chien »
/« chambre » !… idem Indice « ch »
(//phonographique).
Aurélien (6) : Y a même « chapeau » ! idem ➡ Complément.
Mélanie (11) : « jardin » avec « jour ». idem ➡ «j»
Corinne (5) : Là, il y a « soupe »
et « souris ». idem ➡ «s»
Florian (12) : Ce qui serait bien,
c’est « regarder » et « rue ». idem ➡ « r » (intègre le critère ?)
Florian (12’) : Parce que « r », « r ».
Sandy (11) : « bateau »/« boule ».
/« bois »/« bébé ». idem ➡ «b»

• Tu veux bien mettre le nom de la famille ? (J’entoure les fiches du tableau et accroche à l’en-
semble ainsi constitué une « étiquette » avec la craie…)

(Plusieurs) : « b » !
Mélanie (12) : C’est comme
l’alphabet. Prise de conscience
du principe alphabétique
Alice (1) : « école »/« étoile » (« e »
avec accent). idem ➡ «é»
Aurélien (7) : « lait », « lettre », « lit ». idem ➡ «l»

Précision et redondance ne sont pas inutiles…

• Montre nous ce qui te fait dire que c’est une même famille… (Montre le « l ».)

Mélodie (10) : … Et « lune » ! idem ➡ Systématisation.


Florian (13) : Pas d’accord
(« lait », il y a un « a »). ➡ Confusion, retour en arrière.
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112 L’activité des élèves quels repères ?

• Attention, qu’est-ce qu’on a choisi de faire ?…

Mélanie (13) : La première lettre,


elle est bonne. ➡ Rappel du critère.
(Les autres) : Oui… ➡ (+ ordre des lettres)
Alice (2) : « montre »/« mer
et « maison », « main » (« m »). idem ➡ «m»
Mélanie (14) : … C’est moi qui
l’avait dit !…

• (Doute alors sur l’indice discriminant : « m » ou « ma » ?)

Corinne (6) : « train » et « tête ». idem ➡ «t»


Florian (14) (excité) : … Parce que
y a le « t » !… ➡ Verbalisation de l’indice.
Émilie (3) : « pain » avec « ami ». Critère
Graphique ➡ Mais flou (ain/ami).

• (Je montre les deux fiches côte à côte)

(Les autres) : Non !… ➡ Appel à rectification.


Émilie (4) : Plutôt « pain » et « petit »
(1re lettre : « p »). idem ➡ Prise en compte de l’ordre.
Mélanie (15) : « enfant » et « eau »…
C’est « e ». idem ➡ «e»

(Alice (3) vient écrire « ch », nommant la famille…)

• Et pour les autres ? (« ours » ; « gâteau » ; « ami », « ciel ».)

(Les enfants) : pas de famille !


Ils sont tous seuls… idem ➡ Indice de l’intégration
du critère alphabétique.

• Et si on voulait — même s’ils sont seuls — mettre le nom de leur famille ?

( inscrivent le nom des dernières familles : « g », « o », « c »,


Virginie (1) sollicitée pour le nom de la famille « a »…). ➡ Preuve redondante.

Les premières propositions ont, de manière très convergente, utilisé


le critère sémantique, en proposant des regroupements quelquefois
par catégories (animaux, aliments), mais le plus souvent par thèmes
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 113

(Noël ; la maison ; le ciel ; la nature ; l’alimentation ; la ville ; la mer ;


la chasse…), thèmes pouvant trouver leur logique par rapport à une
conjoncture particulière (en référence à des livres lus). Là encore, il
y a eu pensée par complexes, d’abord par complexe-collection (« généra-
lisation des choses sur la base de leur participation à une opération pratique
unique, sur la base de leur collaboration fonctionnelle » 20), avant qu’il y ait
complexe en chaîne (réunion de maillons isolés en une chaîne unique
avec transfert de signification d’un maillon à l’autre).
Ce n’est que très progressivement, sur un trajet parsemé de troubles,
de remises en cause, de régressions parfois, que s’est imposé un autre
critère. Face aux difficultés rencontrées (concurrence ou mélange de
thèmes rendant l’accord impossible), il s’est agi d’inventer un critère
plus fiable sur lequel a pu s’établir le consensus : le critère graphique.
Dans un premier temps, cette attention nouvelle a porté sur la forme
globale des mots (« tête »/« fête » ; « jour »/« jouer »/« jouet »), avant
que le matériau écrit lui-même n’impose une nouvelle exigence quant
à l’endroit de cette ressemblance (début ou fin ?). Les indices visuels
aidant à assurer jusqu’ici l’identification des mots ont été mis à
l’épreuve : le « f » d’« enfant » et le « a » de « lait » (Florian), « ain » (de
« pain »)/« ami » (Émilie), exigeant la prise en compte de l’ordre des
lettres. La première lettre s’est ainsi progressivement imposée comme
règle de classement, à l’exclusion de toutes les autres, établissant défi-
nitivement le principe alphabétique comme le plus approprié (et sur-
tout le seul fiable) pour un classement sûr et pratique des mots.
Excepté Virginie qui n’est intervenue qu’une fois pour noter le nom
d’une « famille », tous les enfants sont intervenus de trois à quinze
fois. Sept des dix enfants ont proposé de une à trois « familles » sur
les treize constituées. Les autres ont-ils réellement intégré le critère
de classification ? Si, pour Virginie, il est légitime de se poser la ques-
tion, les interventions de Gwendoline et de Mélodie accréditent un
tel déplacement positif.

Gwendoline :
(1) : maman/boule/sapin : thème familial d’actualité (Noël) ;
(2) : mer/bateau… : thème « la mer » ;
(3) : « Bébé mange un bout de pain » : mise en lien par critère à nou-

20. Cf. L. S. Vygotski, Pensée et langage, op. cit., p. 167.


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114 L’activité des élèves quels repères ?

veau sémantique (mais peut-être assonance intuitive :


bébé/bout ?), quand le groupe commence à porter l’attention
sur le critère graphique (premières lettres : « jou… ») ;
(4) : Complète la collection d’Aurélien (ville/voiture) avec « vélo »,
signe qu’elle est « entrée dans le jeu » (l’association peut être
néanmoins conjointement sémantique…).

Mélodie :
(1) : étoile/lune/ciel… : thème « le ciel » ;
(2) : manger/gâteau… : couplage par thème (« manger ») ;
(3) : petit/vélo ;
(4) : lit/tête ;
(5) : voiture/ville ;
(6) : voir/regarder :
} permanence de couplages sémantiques ;

(7) : souris/bois avec chasse/cheval/chien : mélange de thèmes ;


(8) : « C’est presque pareil » (chasse/cheval/chien) : attention qui se
porte sur la comparaison graphique ;
(9) : (ville/voir/vélo). Elle ajoute… « voir » : « Au début, on a les
mêmes… » : attention à la comparaison prenant en compte l’ordre
des lettres.
(10) : (lait/lettre/lit). Elle ajoute « lune » : attention à la première lettre.

Les parcours de quelques enfants ayant habituellement des difficul-


tés soit à se mobiliser, soit à entrer dans l’activité de façon pertinente,
méritent d’être reconstitués.
Sandy sera très présente (onze interventions), intervenant la première,
et ne relâchant pas son attention — au contraire — malgré la longueur
de la séquence. Ses premières propositions sont très liées au contexte
proche (aux niveaux temporel et affectif : Noël… également thème pro-
jectif de la lecture de l’époque : « Petit Ours Brun attend Noël »), et
jusqu’à sa sixième intervention, elle utilise le critère sémantique (thèmes
en référence à l’expérience personnelle ou aux lectures de la classe).
C’est elle qui, la première, fait une remarque à caractère graphique,
suite au rapprochement proposé par Florian sur la base du sens
(chasse/cheval/chien : « c’est pareil… »). Dans ses trois interventions sui-
vantes, elle formule avec redondance cette attention portée à la forme
des mots. Elle propose la première famille sur ce nouveau critère
(jour/jouer… « parce que ça se ressemble »), a d’abord du mal à justifier
plus clairement cette proposition (« … parce que c’est pareil »), avant d’ex-
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 115

primer un nouveau pas dans la prise de conscience du critère discri-


minant lors de sa proposition d’une nouvelle famille (chien avec
chambre, « le début, c’est le même ! »), dans une excitation jubilatoire. Sa
dernière intervention porte sur un nouveau regroupement
(bateau/boule/bois/bébé), qui confirme l’opérationnalité de cette prise
de conscience.
Aurélien commence par faire des ajouts aux regroupements propo-
sés par d’autres, sur des critères sémantiques (ajoute « feuille » à « jar-
din »/« bois », puis « sapin »/« ours » par glissement sur le thème
prégnant de Noël). Par la suite, ses propositions s’inscrivent dans une
justification « spatiale » (l’ami est à l’école ; le chapeau va sur la tête),
suggérant un mode de pensée caractéristique de la première étape de
la pensée par complexes, dite du complexe associatif, qui a pour base
une liaison concrète (ici, liaison par contiguïté) 21. Ce fonctionnement
« de proche en proche » par couples est caractéristique de la période
des représentations symboliques et pré-opératoires, marquée par l’égo-
centrisme intellectuel. Confronté à une impasse conceptuelle
(conscientisée comme telle), il finit néanmoins par prendre en compte
le point de vue des autres enfants du groupe, et propose la troisième
famille (ville/voiture) lors de sa quatrième intervention, en étant
capable de montrer ce qui est semblable. Puis il systématise le classe-
ment en complétant les propositions faites par d’autres (ajoute « man-
ger », puis « chapeau »). Lors de sa dernière intervention, il constitue
la dixième famille (lait/lettre/lit) et fait la première nomination écrite
des familles du tableau, signe d’une réelle appropriation du critère,
comme d’une accélération du passage à la deuxième période des opé-
rations concrètes, permettant de nouvelles capacités de mises en rela-
tion 22.
Florian est d’abord dans la toute-puissance du langage, qui assure son
statut, avant de se plier à la loi du groupe. Ses premières interventions
sont fréquemment dans une distance réflexive vis-à-vis des propositions
des autres enfants, plus que dans la prise de risque qui engage. Ainsi,
il justifie les propositions de Sandy (1re intervention), de Corinne (3e),
de Mélanie (4e) puis d’Émilie (6e) ; argumente ses choix
(souris/lune/feuille) y compris s’ils sont difficilement soutenables (5e) ;

21. L. S. Vygotski, Pensée et langage, op. cit., pp. 165-166.


22. En parallèle, c’est à cette période qu’il a pu dépasser certaines impasses en
mathématiques…
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116 L’activité des élèves quels repères ?

conteste les autres (6e, 7e, 8e). Il sera seul à proposer un classement par
catégories, qu’il est en mesure de nommer (2e : animaux ; 4e : aliments).
Puis, emporté par la dynamique de l’échange, il fera incidemment por-
ter l’attention sur un indice graphique discriminant (6e : « mais dans
“tête” il y a un “t” au début… »). Conscient de l’impasse, il propose un
dépassement par intégration de double critère, regroupant chasse/che-
val/chien (d’ailleurs repris en partie dans la proposition (7) de
Mélodie), mais sur une justification sémantique. L’affichage permettra
alors à Sandy de formuler ce qui deviendra le critère dominant. Mais
Florian n’acceptera pas pour autant d’emblée ce critère, qu’il conteste
(10e : « ça se ressemble pas trop… »), ou enraye (11e : « enfant » proposé
avec mots en « f » ; 13e avec « lait »). La pression du groupe, de plus en
plus convergente pour le choix qui s’affirme, l’obligera à se plier à
l’ordre des lettres, ce qu’il fera en justifiant la proposition d’une famille
(12e : « regarder/rue, parce que “r”… »). Et — définitivement gagné — il
se laissera aller à la jubilation en justifiant le regroupement proposé
par Corinne (14e : « parce que y a le “t”… »), signant par là son inté-
gration par la « loi » du groupe, désormais acceptée.
Y a-t-il similitude avec l’activité du groupe constitué par les élèves
plus prolixes, souvent plus avancés comme plus engagés dans l’ap-
prentissage ? C’est ce que nous allons voir maintenant, avant de pro-
poser une reprise réflexive quant à la place et aux enjeux spécifiques
de cette séquence.

Classement des mots du fichier (2)


Comme nous avons un gros paquet de fiches dans lequel il est difficile de se
retrouver, je vous propose d’essayer de classer les mots. Nous écoutons d’abord
toutes les idées…
Olivier (1) : « lit » avec « chambre »…
Flavien (1) : « jouer » avec « jouet ».
Florine (1) : « fenêtre » avec « maison ».
Harmonie (1) : « ours », « bois ».
Mickaël (1) : « fête » avec « tête ».
Henri (1) : Les « h » avec les « h »… Les deux lettres pareilles…
Flavien (2) : … Les lettres qui commencent pareil, alors…
Benjamin (1) : « étoile » avec « ciel ».
Romain (1) : « main » avec « pain ».
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 117

Claire (1) : « vélo » avec « rue »…


Morgane (1) : « manger » avec « soupe ».
Florine (2) : « étoile » avec « sapin ».
Romain (2) : « vélo » avec euh… « fille ».
Bien. Nous allons maintenant essayer ce que vous avez dit. Je vais afficher
vos propositions en les regroupant au tableau… et vous nous expliquerez
pourquoi vous proposez cela…
Olivier (2) : « lit », « chambre »… parce que le lit est dans la chambre.
Florine (3) : « sapin » avec « boule »… parce que ça va avec.
Harmonie (2) : « ours », « bois », parce que les ours, c’est dans les bois.
Mickaël (2) : « fête » avec « tête »… parce que ça se ressemble. Sauf
que c’est un « f »…
Benjamin (2) : « étoile » avec « ciel », parce que les étoiles, c’est dans
le ciel.
Morgane (2) : « sapin » avec « étoile »…
Alors, « étoile » avec « sapin » ou avec « ciel » ?… (Pas de proposition des
enfants.)
Flavien (3) : « maman » avec « maison »… Ça va avec. Maman est dans
la maison.
Claire (2) : « vélo » avec « ville »… les vélos, des fois, ça va dans les
villes… En plus, c’est la même lettre…
On continue…
Henri (2) : « enfant » et « soupe »… parce que des fois, le soir, on
mange de la soupe.
Olivier (3) : « gâteau », « mange »… On mange le gâteau…
Claire (3) : « chasse », « bois »…
(Plusieurs) : Il est déjà pris, « bois » !
Ah, oui, ça pose problème… Tant pis, on continue…
Benjamin (3) : « mer », « bateau »… parce que le bateau va sur la mer.
Florine (4) : « feuille » avec « jardin »…
Romain (3) : « voiture » avec « rue »…
Morgane (3) : « lune » avec « ciel »…
(Plusieurs) : on a déjà « étoile » avec…
Olivier (4) : « jouer », « jouet »…
(Plusieurs) : Ah, oui, c’est pareil !…
Comment trouvez-vous notre classement ?
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118 L’activité des élèves quels repères ?

Flavien (4) : Ça va pas très, très bien…


Essayons de trouver autre chose alors… de manière à les classer d’une
manière sûre, afin qu’on puisse facilement les retrouver, sans se tromper.
(Les fiches sont décollées du tableau, afin de reprendre entièrement le classe-
ment.)
Henri (3) : On pourrait mettre « s »… « soupe » avec « souris ».
Flavien (5) : Ça finit pareil… pas pareil je veux dire… Mais ça com-
mence pareil !
Benjamin (4) : Faut entendre le même son !
Morgane (4) : « lait », « lettre »…
Claire (4) : Ah, non…
Flavien (6) : Si, ça va bien.
Olivier (5) : « maman », « maison »…
Flavien (7) : On l’a déjà dit ça…

Pourquoi le proposes-tu ?
Olivier (6) : Parce que ça commence pareil…
Morgane (5) : « étoile » et « école »… parce que ça a des accents…
Claire (5) : Ah, oui, ça a les mêmes accents !
Jérémy (1) : « bateau » et « eau »…
Henri (4) : Ah, non, c’est pas pareil… Ça commence pas par la même
lettre !
(On vérifie en rapprochant les fiches.)
Harmonie (3) : « jardin », « jouet »…
Romain (4) : « chambre », « cheval »…
Henri (5) : … J’allais dire quelque chose pour ça… On pourrait aussi
mettre « chien »…
(Les autres) : Oui, ça commence pareil.
Olivier (7) : « vélo », « voiture ».
Harmonie (4) : On pourrait mettre « voir » avec…
Florine (5) : « bébé », « bateau »…
Benjamin (5) : « jour » avec « jouer »…
(Plusieurs) : On pourrait les mettre avec « jouet » et « jardin » ! (Ce qui
est fait.)

On continue
Mickaël (3) : « boule », « bébé »…
(Les autres) : Avec « bateau » et « bois » !
Romain (5) : « chapeau » avec « chien »…
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 119

Flavien (8) : Oui.


Claire (6) : … et « cheval », « chambre »…
Flavien (8’) : Ça commence pareil !
Benjamin (6) : « train » avec « tête ».
Olivier (8) : « sapin » avec « soupe » et « souris »…
(Les autres) : Oui !!!
Mickaël (4) : « chasse » avec « chapeau ».
Jérémy (2) : « mer » et « regarder »…
(Plusieurs) : Non !…
Flavien (9) : C’est un petit peu parce que…

Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas les mettre ensemble ?


Morgane (6) : Il y a un « m » et un « r ».

Expliquez à Jérémy, il n’a pas l’air convaincu…


Claire (7) : Il faut qu’il soit au début !
Benjamin (7) : … En premier.
Romain (6) : « pain » et « petit »…
Flavien (10) : Ça commence pareil.
Florine (6) : « rue », « regarder ».
Olivier (9) : « main », « mer », et « manger ».
(Plusieurs) : Oui !…
Florine (7) : « main », ça va pas, y a pas de « r ».
Flavien (11) : Ça commence tout pareil.
(Plusieurs, très impliqués) : Oui !
Mickaël (5) : C’est le début qui compte !
Harmonie (5) : Y a aussi « monter ».

Quelle est notre règle de classement ?


(Plusieurs) : La même lettre… La lettre au début.
Harmonie (5’) : La première lettre.

Alors, si on dit que ce qui compte, c’est la première lettre…


Morgane (7) : Il y a « maman » et « maison » qui va avec…
(Repris avec véhémence par plusieurs autres…)
Romain (7) : « bois » avec « bateau » et « bébé », « boule »…
Henri (6) : On pourrait mettre « feuille » avec « fenêtre »…
Mickaël (6) : On pourrait mettre « enfant » avec…
Henri (7) : Non, y a pas de « e »… y a pas de « f »…
(Le ton monte, plusieurs veulent intervenir, excités par la recherche.)
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120 L’activité des élèves quels repères ?

Morgane (8) : y a le « f » dans le milieu !…


On ne comprend plus rien. Jérémy va nous expliquer ce qu’il faut faire…
Jérémy (3) : C’est la première lettre…
Olivier (10) : « fille » et « fête », on va les mettre avec.
Florine (8) : « lit » et « lune »…
Flavien (12) : « ville » avec « voiture »…
(Plusieurs) : Oui !…
Henri (8) : « ours » avec « boule » et « bébé ».
Oui, c’est bien ça…
Benjamin (8)/Mickaël (7) : Non !
Henri (9) : Non, plutôt à côté…
Il dit que ça irait plutôt avec « souris » et avec « soupe ». Qu’en pensez-vous ?
(Plusieurs) : Non !…
Henri (10) : C’est parce que ça fait [U]…
(Plusieurs) : Non !… C’est « s » dans « soupe » et « souris » et celui-là
(« ours »), c’est « o »…
Donc, on ne peut pas ?
(Le groupe) : Non !…
Mickaël (8) : « enfant », « eau »…
Florine (9) : « ami », « manger »…
(Les autres) : Non !… Parce que c’est « a » au début…
Morgane (9) : Le « gâteau », il sera tout seul…
(Plusieurs) : « ciel », « ours »… aussi.
Voilà ce que je vais maintenant vous demander, c’est le nom de chaque
famille…
(À tour de rôle, les enfants vont venir inscrire le « nom » des familles consti-
tuées, c’est-à-dire les graphèmes distinctifs… sans aucun problème !) […]
Morgane (10) : « e », « é », c’est presque pareil.
Flavien (13) : « ciel », on pourrait le mettre avec « cheval », « chien »,
c’est le « c »…

Comme lors de la séquence précédente, le critère sémantique a été


premier. Le critère graphique a mis autant de temps à s’imposer, tout
comme la place particulière de la première lettre instituant le prin-
cipe alphabétique du classement. À cet égard, le travail par groupes
différenciés ainsi compris peut avoir sa place, s’il n’est pas entendu
comme proposant « moins » à ceux qu’on pense en termes de « moins »
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 121

(rapides, « abstraits », intelligents, conceptuels). Ce sont probablement


moins leurs capacités qui font preuve de faiblesse, que les mises en
activités qu’on ne sait pas toujours leur proposer…
Ce qui a été caractéristique de cette deuxième séquence, c’est l’op-
portunité d’une différenciation plus poussée du critère graphique
exclusif, par rapport à ce qui pouvait apparaître résiduellement pho-
nographique dans le groupe précédent. En effet, on n’y a jamais pro-
posé le rapprochement des mots en « ch » avec ceux en « c », signe
d’une relative indistinction persistant entre critère visuel et auditif
(« ch » ou [S] ?), bien qu’il y ait eu accord sur la famille « e » (regrou-
pant « enfant » et « eau » malgré leurs entrées phonologiques diffé-
rentes). En revanche, cela a été clairement réglé dans le second groupe
en fin de séquence par Flavien d’une part, mais aussi par Morgane,
qui à travers sa proposition (« e » avec « é ») pose le problème de la
pertinence de l’indice discriminant.
Tous les enfants sont intervenus, de trois à treize fois chacun. Seuls
trois enfants n’ont pas eu l’occasion de proposer des « familles-mots » :
Flavien, Claire et Jérémy. Se sont-ils appropriés le critère ?
Flavien montre avec la dernière réflexion qu’il a très sûrement inté-
gré la règle graphique, son itinéraire est néanmoins intéressant à suivre :
(1) : jouer/jouet : couplage sémantique ET ressemblance graphique ;
(2) : (à la suite d’Henri) « les lettres qui commencent pareil alors ? » : for-
mule un critère en le décontextualisant, montrant ainsi qu’il est
capable d’entrer dans le point de vue, la logique de l’autre ;
(3) : maman/maison : à nouveau double critère (sens et graphique
« m + a »), mais ici justifié par le sens ;
(4) : « ça va pas très, très bien… » : verbalise le sentiment d’impasse ;
(5) : « ça finit pareil… pas pareil je veux dire, mais ça commence pareil » :
explicite les repères (graphiques) discriminants, liés à l’ordre ;
(6), (7), (8),
(9), (10), (11) : valide les propositions des autres, comme s’il s’instituait
«gardien de la loi», et reformule la règle à l’occasion…
(12) : ville/voiture : proposition sur la base graphique ;
(13) : ciel : « on pourrait le mettre avec “cheval”, “chien”, c’est le “c”… ».
Il pousse ainsi le groupe à assumer jusqu’au bout la logique du
critère alphabétique, dans un souci de cohérence et de préci-
sion très pertinent.

Jérémy sera moins prolixe, comme à son habitude, préférant se


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122 L’activité des élèves quels repères ?

mettre en situation d’observateur que d’acteur. Ses deux premières


interventions seront convergentes, sur la base de comparaisons de fin
de mot. La première se fera sur une justification grapho-phonétique
ambiguë (bateau/eau), alors que la deuxième sera, elle, exclusivement
graphique (mer/regarder). À l’invite de l’enseignant, les critères lui
ayant été reprécisés par plusieurs enfants sous différentes formes (dans
des explicitations contextualisées ou pas, portant sur le repère spatial
ou plus précis d’ordre des lettres), il sera capable par la suite de for-
muler lui même le principe adopté (« c’est la première lettre… »).
Claire fait une première proposition sur la base d’un couplage
sémantique (vélo/rue), mais aussi très tôt semble comprendre le dépas-
sement à opérer en associant deux mots (vélo/ville), tout en formu-
lant une double justification à la fois sémantique et graphique (« … et
en plus, c’est la même lettre »). Non reprise par le groupe, elle retourne
au critère sémantique (chasse/bois), puis montre le caractère biface
des repères dont elle se sert, à dominante phonologique (refuse
« lait »/« lettre », sur la base des premières syllabes sonores [le]/[lE]).
Elle intègre, suite aux remarques de ses camarades, le critère gra-
phique dominant (légitime le choix de Morgane des mots en « é », et
complète la famille des mots en « ch »), puis est en mesure d’explici-
ter le repère spatial qui légitime l’abandon du regroupement de
Jérémy : mer/regarder (« il faut qu’il soit au début »).
Ce qui est notable dans ces séquences, c’est le caractère souvent ambi-
valent des repères utilisés, qui se révèle à travers des propositions par-
fois incompréhensibles sur le moment. Ainsi Florine, qui conteste le
choix d’Olivier (de mettre « main » avec « mer »/« manger », « parce qu’il
n’y a pas de “r”… ») et qui indique par là son double repère graphique
de début et de fin de mot, mais aussi Henri qui a du mal à se décol-
ler de la prégnance du « ou », à valeur graphique fortement discrimi-
nante, mais surtout parce que repéré comme phonème [U] opératoire
pour la lecture… Ces aberrations apparentes sont autant d’opportu-
nités à saisir pour affiner ce qu’une évaluation hâtive pourrait faire
croire assimilé, révélant les logiques sous-jacentes au double bénéfice
de leur auteur et du groupe, qui y trouve ainsi l’occasion — justifiée —
de reformuler ses critères, de trancher face à l’ambigu, de sélection-
ner l’important contre l’accessoire, de reprendre les formulations afin
de les rendre plus sûres.
Ces séquences ont pour objet d’inciter les enfants à se pencher sur
la double nature des mots. Pour cela, il est nécessaire de basculer d’une
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 123

activité jusqu’ici centrée sur leur sens à une activité centrée sur leur
forme, indépendamment de leur signification, c’est-à-dire de permettre
un changement de nature de l’activité. Si le rôle de l’illustration des
fiches est d’aider à la mémorisation, le rôle du classement est de per-
mettre que le mot apparaisse en tant que tel, et non plus comme sub-
stitut symbolique de l’objet qu’il signifie, ce qui exige une rupture avec
l’expérience passée du mot (à la fois attaché à l’image et perçu comme
tel) : « Les actions intérieures qu’il faut construire chez les élèves exigent de
faire abstraction du contenu concret des images. […] L’établissement d’un rap-
port entre le mot et l’objet signifié par lui, suscité chez les élèves par le dessin,
et les processus psychologiques qui conduisent à distinguer dans les mots leurs
racines communes, sont des processus d’orientation, pour ainsi dire, opposée 23. »
L’intérêt des enfants, pendant une heure, n’a pas faibli, voire s’est
renouvelé en cours de séquence dans chacun des deux groupes.
Pourquoi ? La consigne engageait à faire, mais l’impasse des différentes
propositions a fait naître l’insatisfaction et le besoin d’aller plus loin
pour résoudre le problème. Ici, la tâche consistait à classer le fichier
(motif créé), mais le but cognitif correspondant, progressivement iden-
tifié par les enfants au cours de l’activité, a été l’élaboration d’un cri-
tère de classement précis, fiable et pertinent. C’est à travers ce
déplacement que la véritable mobilisation s’est opérée.
À partir de la consigne initiale (classer des mots essentiellement vec-
teurs de signifié), le besoin s’est progressivement imposé d’objectiver
le rapport aux formes écrites, de devenir attentif au signifiant, aux
formes pour elles-mêmes. Cette rupture dans le rapport à l’écrit n’est
pas sans rappeler le rôle que la liste a pu jouer historiquement il y a
5 000 ans, à Sumer comme en Égypte ! (Voir encadré page suivante.)
L’écriture a ainsi fait ressortir un nouveau principe de classement,
qui échappe aux significations : la ressemblance morphologique. Cette
mise en liste n’est donc pas seulement une « nouvelle habileté tech-
nique », elle génère une nouvelle aptitude intellectuelle : le langage
est alors considéré comme objet pour lui-même, indépendamment de son
usage oral-pratique 24. Avec l’ordre alphabétique, chaque mot reçoit une
position définie, mais logiquement arbitraire dans le système, ce qui
permet de retrouver quelque chose à l’intérieur d’une masse désor-
donnée d’informations.

23. A. Leontiev, Activité, conscience, personnalité, op. cit., pp. 293-294.


24. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit.
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124 L’activité des élèves quels repères ?

DU RÔLE DE LA LISTE DANS L’HISTOIRE

L’écriture de type « pictographique » commença à se développer en


Mésopotamie vers la fin du IVe millénaire. Comme à l’époque assyrienne, la
plupart des inscriptions retrouvées sont des documents économiques et admi-
nistratifs. Dans ces phases initiales des civilisations de l’écriture, au cours des
1 500 premières années de l’histoire écrite de l’humanité, les textes sont sous
une forme différente de la parole ordinaire : « Ce ne sont pas les œuvres litté-
raires, mais les listes d’ordre administratif qui dominent dans l’usage qu’on fait de
l’écriture en Mésopotamie ancienne 25. » Or, les listes ont ceci de particulier qu’elles
disjoignent les éléments en les traitant arbitrairement. Cela ne sera pas sans
effet sur l’évolution de la nature de l’écrit comme de la manière de l’utiliser.

Dès 3000 avant J.-C., on note un effort de regroupement des données. Les
listes lexicales, qui étaient jusqu’alors moins fréquentes que les listes admi-
nistratives, vont permettre « non seulement de fixer en l’état le savoir, mais aussi de
poser des problèmes de classification au point d’atteindre les limites extrêmes d’un cer-
tain type de compréhension du monde » (p. 169). Les listes de l’époque (listes d’ob-
jets par catégories : arbres, animaux, parties du corps, à Sumer comme en
Égypte) sont le signe d’un travail d’abstraction, de décontextualisation, elles
permettent de concrétiser les problèmes de classification, comme d’enrichir
le savoir et d’ordonner l’expérience. Mais elles amènent parallèlement à une
« sémantique structurale », à une autre logique de relation entre les mots, qui
s’émancipe de leur signification.

L’inventaire du vocabulaire sumérien par les scribes mésopotamiens fut un


lent processus s’étalant sur des siècles, face au problème à résoudre : fallait-
il classer les entrées thématiquement, par sujets, ou les ranger en séries sur
la base des caractéristiques graphiques ou phonologiques des mots ?

Plus on avance dans le temps, plus cette caractéristique devient évidente :


« On en vint bientôt à regrouper les entrées ayant le même signe initial sans s’occuper
de leur sens, et dans certains cas, les regroupements menèrent à des considérations mor-
phologiques. » Sur la tablette en cunéiforme la plus ancienne, trouvée à Byblos,
datant de 2000 avant J.-C., le vocabulaire est rangé phonétiquement. Dans un
système d’écriture qui représente les mots par des signes, les logogrammes
obtenus peuvent être rangés en fonction soit d’une ressemblance de forme,
soit d’une ressemblance de son. Or, comme le remarque Jack Goody, « le fait
de mettre en liste […] en disposant les signes en fonction du son de la consonne ini-
tiale, peut suggérer le passage à l’étape suivante dans l’analyse des sons, celle qui conduit
à l’alphabet ». Si pendant longtemps, ont coexisté les deux principes de ran-
gement lexical, selon le son initial et selon le signe initial, ce dernier est pro-
gressivement devenu plus important.

25. J. Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éd. de


Minuit, 1979, pp. 148-152.
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Nature du système écrit et stratégies de lecture 125

Grâce à la perception visuelle, la liste amène à observer la langue


pour elle-même, ouvrant sur l’invention d’un principe indépendant du
contenu. Initialement inventaire, elle provoque, par le biais des critères
de classification, une réflexion sur le langage lui-même, dont la forme
écrite va progressivement s’émanciper de sa référence sémantique.
Rien d’étonnant à ce que cette rupture entre signifiant et signifié
(qui s’est étalée sur des siècles) s’avère être un problème concep-
tuellement redoutable pour l’apprenti lecteur. Le cheminement des
enfants, que nous avons suivi à travers le classement du fichier, avait
de troublantes similitudes avec ce dégagement laborieux.
Les effets d’une telle séquence sont délicats à évaluer. Toutefois les
entretiens menés en décembre témoignent d’évolutions sensibles quant
à la prise de conscience de la nature du système écrit : les enfants sont
alors trois fois plus nombreux qu’en septembre à parler de lettres, et
le principe alphabétique est cité comme point d’appui pour au moins
la moitié des enfants de la classe, qui disent : « lire »/« dire les lettres » ;
« séparer », « couper le mot » ; « associer » face aux mots inconnus.
Comment cela évolue-t-il ultérieurement ?
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CHAPITRE
5

Les évolutions
sur l’année

L e premier trimestre est capital : c’est la mise en place des repères


de toute nature, nous l’avons vu, et surtout d’un rapport à l’activité
faisant une large place à la recherche, à l’engagement de chacun. Si
les interactions entre élèves favorisent la mise à distance des concep-
tions initiales singulières, permettent le dégagement d’indices et de
principes d’action plus efficaces, il reste de la marge entre « ce qu’on
sait devoir faire » et « ce qu’on est capable de faire »…
Cela évolue-t-il et de quelle manière ? Outre les compétences, y a-t-
il des modifications du rapport à l’écrit et au-delà, du rapport au savoir
et à l’école ? Mais d’abord, comment s’organise la classe pour opti-
miser l’activité des uns et des autres ?

UNE ORGANISATION QUI SE DIFFÉRENCIE

Même si des activités comme le classement du fichier accélèrent les


prises de conscience, celles-ci n’opèrent pas de manière semblable
pour tous. Ainsi, les élèves qui étaient questionneurs de l’écrit et mobi-
lisés sur les apprentissages dès la rentrée vont-ils rapidement sélec-
tionner les éléments les plus opératoires, être de plus en plus impliqués
et performants lors des découvertes de texte. Mais d’autres restent
plus distants.
Il y a toujours intérêt à prendre appui sur l’hétérogénéité de la
classe. La multiplicité des façons de faire et des propositions oblige
chacun à questionner ses hypothèses, à en affiner l’étayage face à l’exi-
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128 L’activité des élèves quels repères ?

gence du groupe. Quelle soit induite par les demandes de l’ensei-


gnant ou rendue nécessaire par le besoin de choisir, l’explicitation
met en scène les différentes stratégies et interroge leur pertinence.
Les élèves vont apprendre non seulement à argumenter, mais aussi
progressivement à s’enrichir d’autres appuis, et à sélectionner les
indices les plus fiables.
Toutefois, lors des découvertes de texte, comme certains deviennent
rapidement capables de lire seuls (et piaffent d’impatience en se déses-
pérant de n’être pas interrogés, quand d’autres leurs laisseraient volon-
tiers la place), de nouvelles modalités de travail sont mises en place.
Afin de permettre l’échange ultérieur, le support reste le même pour
tous, mais les manières de le travailler diffèrent : ceux qui le désirent
peuvent lire le texte de manière autonome (puis l’illustrer ou réali-
ser des exercices de compréhension à son propos) pendant que l’ex-
ploration se poursuit collectivement avec le reste de la classe. La
sollicitation croissante des enfants les moins avancés accélère la dyna-
mique d’apprentissage, d’autant que la fierté de ceux qui lisent seuls
fait contagion et donne aux autres l’envie de les rejoindre ! Ceux qui
n’osent pas encore s’y risquer (par fragilité ou autodévalorisation par-
fois) sont invités à explorer les textes en doublettes ou par petits
groupes, sans l’enseignant dans un premier temps.
Parallèlement au classement du fichier-mots, lors des séquences de
lecture, les comparaisons de mots sont plus fréquentes sur les aspects
grapho-phonétiques (« dans “cadeau”, à la fin c’est pareil que dans “châ-
teau” et “eau” »). C’est à cette époque qu’est ouvert le cahier-diction-
naire, fixant les réflexions à ce sujet. L’inventaire qui est
progressivement constitué multiplie les points d’appui pour la lecture
et la production de textes.
Les activités d’écriture existent dès la rentrée : lettres pour inviter,
informer ou organiser une visite ; affiches ; écrits accompagnant les
dessins ; production d’albums à partir d’une visite, d’un événement,
ou à caractère poétique (albums qui circulent dans les autres classes
et dans les familles), etc. Ces productions, collectives ou individuelles,
s’appuient sur les outils-ressources : textes étudiés, corpus-phrases en
début d’année, fichier-mots, cahier-dictionnaire. Face aux impasses
(comment « dire » telle idée ? Comment écrire tel mot ?), il est fré-
quent que l’ensemble de la classe soit mobilisé. Cette activité d’écri-
ture contribue puissamment aux prises de conscience des différents
niveaux d’organisation de l’écrit. Lorsqu’ils font appel à la segmen-
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Les évolutions sur l’année 129

tation, aux comparaisons de mots et au démontage phonologique, ces


échanges contribuent à l’intégration du principe alphabétique et des
valeurs conventionnelles.
Vers février ou Pâques, la convergence des acquis sert un processus
d’automatisation des conduites. Le coin-lecture est de plus en plus
investi, le désir de présenter des livres à la classe fréquent. Le prêt de
livres pour la maison comme les échanges organisés avec les élèves de
l’école maternelle sont autant d’occasions de tester les capacités des
nouveaux lecteurs. Devoir affronter un public exigeant incite à des
préparations plus systématiques, plus spécifiques (pour que les plus
jeunes « restent attentifs », ne s’ennuient pas… et comprennent bien !).
Comment évoluent les conceptions, les capacités et les attitudes face
à l’écrit ? Le souci d’éclaircissement systématique des objets et enjeux
d’apprentissage, des points d’appui et des stratégies les plus efficientes
a-t-il des répercussions pour tous ? Est-il judicieux de ne pas hâter l’éla-
boration afin qu’elle soit l’affaire des enfants eux-mêmes ?

LE DÉPLACEMENT DES CONCEPTIONS

Flous, confus et souvent limités à la rentrée, les usages de l’écrit sont


de mieux en mieux perçus. En fin d’année, il n’y a plus de non-
réponse à ce sujet. 87 % des élèves citent au moins deux supports, et
plus de la moitié de la classe (57 %) entre quatre et sept différents.
Si tous parlent du livre, ce support privilégié est désormais spécifié :
par son volume (des livres « grands » et « gros »), par son degré de com-
plexité (« des livres durs… de grands »), par son genre (histoires ou docu-
mentaires). En outre, les enfants précisent les possibilités en termes
quantitatifs (on peut lire « plein de livres ») et qualitatifs (« des livres
entiers »). Les usages sociaux sont mieux identifiés, par quatre fois plus
d’élèves. Les significations sociales de l’écrit s’élargissent : à côté de
la fonction de distraction, celle d’information est mieux repérée, de
même que celles d’action et surtout d’apprentissage, d’acquisition de
connaissances (évoquée par 65 % de la classe).
L’activité de lecture s’est notablement éclaircie. Plusieurs évoquent
des comportements de recherche. Il faut selon eux : essayer, réfléchir,
chercher, mettre en relation différents éléments, et réguler l’activité
(« faire attention », « vérifier »). La majorité (83 %, six fois plus qu’à la
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130 L’activité des élèves quels repères ?

rentrée) signifie son investissement et cite de multiples opérations


(« je… regarde, cherche, sépare, réfléchis, essaye, lis, mets ensemble, retrouve,
fais, trouve »). Se dégageant progressivement de la conception répéti-
tive où dominait la passivité de l’apprenant (alors récepteur docile se
soumettant à la voix/voie de son maître), les enfants ont perçu la
nécessité de l’engagement personnel.
L’activité a trouvé ses moyens opératoires. Tous les élèves sont en
mesure de citer des points d’appui. Les éléments évoqués sont les
lettres, les mots, les sons. En outre, la phrase est prise en compte par
certains, ce qui est nouveau. Trois enfants sur quatre font référence
à l’usage de la combinatoire (« associer les lettres » et/ou « séparer, couper
les mots »). Toutefois, cela ne se fait pas au détriment d’autres straté-
gies. Le but de la lecture est lui-même progressivement affiné : loin
de se limiter à l’identification des mots, lire consiste à élaborer une
signification. À cette fin, les enfants utilisent des éléments linguistiques
contextuels (autres mots ; reprise de l’ensemble de la phrase ; attention
à la ponctuation, aux autres phrases, à l’histoire) et/ou des éléments
iconographiques, qui permettent l’inférence de manière complémentaire
avec le déchiffrement (qui peut être partiel, portant souvent sur le
début du mot). Ces opérations débordent le déchiffrement (ou plu-
tôt en modulent l’importance sans l’annuler), enrichissent la palette
des stratégies du lecteur, signant l’entrée des enfants dans une nou-
velle étape de la maîtrise. La redondance de moyens pour affronter
l’inconnu permet une activité plus efficace, plus efficiente, donc plus
gratifiante. Libéré de la matérialité des mots, le lecteur peut plus faci-
lement gérer les processus de compréhension, prendre du champ face
au texte, opérer des choix (de supports, d’interprétation), se posi-
tionner face au contenu.

COMPÉTENCES ET RAPPORT À L’ÉCRIT

Les résultats aux évaluations de fin d’année sont satisfaisants, voire


très performants pour les enfants initialement désignés comme actifs-
chercheurs. Si on s’attache aux enfants passifs-récepteurs en début d’an-
née, deux attitudes les caractérisent : les uns ont pris confiance en
eux et demandent à travailler seuls ; d’autres sont encore fragiles, ce
qui exige la poursuite de l’« étayage », mais sont néanmoins volon-
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Les évolutions sur l’année 131

taires. Pour ceux-ci, bien que le chemin parcouru soit notable (tous
ont progressé, les progressions les plus fortes sont notées chez ceux
qui avaient initialement les résultats les plus faibles), une continuité
des apprentissages reste donc nécessaire. Qu’en pensent les parents ?
En ce qui concerne la lecture, le niveau est jugé bon voire très bon
par la majorité des familles. Mais attardons-nous sur les propos des
parents d’enfants plus fragiles : « très satisfaits, vraiment très contents […],
la lecture, ça lui plaît énormément » ; « il est sur une voie positive, comprend le
sens du texte » ; « on la sent à l’aise, elle veut faire des performances, étonner ses
parents » ; « il est toujours très lent », mais « ne fait que progresser… ça lui plaît.
La lecture, là, c’est vraiment parti. Il comprend, met le ton ». Un certain
nombre évoque l’investissement des enfants (« c’est parti, elle cherche à
lire » ; « elle lit, écrit toute seule » ; elle « cherche vraiment »), y compris si des
difficultés subsistent (« malgré ses difficultés, elle VEUT. Elle essaye de lire »).
Les apprentissages sont évoqués en termes dynamiques. La quasi-
totalité des parents parlent des progrès (« de gros progrès en peu de
temps »), sont « étonnés par les progrès », ou du fait que leur enfant « gère
son travail tout seul ». Sur le plan du rapport à l’écrit, ils relèvent dif-
férentes attitudes qui peuvent être conjointes chez certains :
– l’attitude exploratoire, prospective (« lit tout, n’importe quoi !… ») ;
– la pratique autonome (« lit le soir, seul, de lui-même ») ;
– le « débordement » sur la pratique d’écriture à la maison ;
– l’attitude active (« cherche, aime bien, s’intéresse, a envie ») ;
– la volonté de prendre en charge son apprentissage, ses progrès.
Le plaisir de lire est explicité en termes forts (« il s’est pris une affec-
tion pour lire » ; « il adore lire les livres, je peux plus l’arrêter »). Il y a un
développement très net de la pratique de l’écrit. Avec la progression
du sentiment de maîtrise, la compétence développe l’appétence : il y
a plus de diversité dans les types d’écrits explorés, plus de quantité
aussi. On lit partout (« tout l’intéresse », « tout est bon »), mais aussi beau-
coup (l’un « demande le gros livre d’histoires », un autre « essaye d’aller plus
loin que ce qui est demandé », certains veulent lire aux plus jeunes : « elle
est fière de lire à sa sœur »).
La majorité des familles signale une ouverture de leur enfant aux
multiples écrits de l’environnement : livres (parfois gros et difficiles),
étiquettes (à table et dans les magasins), programmes de télévision,
documentaires, panneaux et affiches, encyclopédies, atlas, articles de
journaux, prospectus publicitaires, boîtes aux lettres, magazines, cartes
de jeux, emballages, bandes dessinées, enseignes de magasins…
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132 L’activité des élèves quels repères ?

Observés hors de la classe, dans des situations libres de toute demande


adulte, les enfants investissent une pratique et une multiplicité d’objets
à lire, signe d’un rapport positif à l’écrit («Tout, il est curieux de tout, inté-
ressé par tout»). On peut y lire un intérêt pour le contenu (lectures théma-
tiques sur le sport, les dinosaures ; lectures d’encyclopédies, d’atlas et
de documentaires), mais aussi une dynamique interne qui trouve sa
propre finalité : la découverte et l’expérimentation de nouveaux pou-
voirs (lire/écrire) que l’on «teste» à tout propos. Tout comme l’enfant
qui refait les mêmes gestes, les mêmes jeux pour les «assimiler», les inté-
grer afin d’élargir son champ d’action sur le monde, il est possible que
les enfants mettent en œuvre ce nouvel outil dans une finalité person-
nelle jubilatoire, d’autant plus quand sa maîtrise modifie l’image ren-
voyée par l’entourage (étonner les parents, faire le grand face aux plus
jeunes, revendiquer un autre statut dans l’espace familial).

COMPORTEMENTS ET ENVIE D’APPRENDRE

Les parents notent un développement de l’autonomie quasi géné-


ral. Nous l’avons vu, la volonté de prendre en charge ses apprentis-
sages est relevée, y compris chez les enfants initialement
« passifs-récepteurs », plus fragiles (« elle cherche vraiment à lire » ; « mal-
gré tout, elle va essayer quand même de le faire » ; « elle cherche plus à lire…
elle se lance bien » ; « Elle VEUT faire… des performances » ; « avant, il s’en
foutait… Là, il y a une VOLONTÉ d’aller chercher l’information » ; « tenace,
a envie de montrer qu’il sait. Si ça ne lui plaît pas, il recommence. Il faut
que ce soit bien fait »).
Certains ont pris confiance en eux. L’image de soi s’est déplacée
grâce aux compétences qui s’affinent. Cela se traduit par le sentiment
de fierté : « elle voulait lire deux livres, c’est arrivé plusieurs fois, elle était
fière » ; « fière de lire à sa sœur » ; « fière avec ses bilans de Pâques » ; l’un avait
étonné sa grand-mère en lisant un livre aux vacances de février puis
« a commencé à lire des histoires à sa sœur, la fierté était là… » ; pour une
autre, c’est l’entraide pratiquée en classe qui a jouée (« Vous leur délé-
guez en fait votre… euh… ça, c’est bien, ça fait plaisir… Elle était fière ! »).
Au-delà, c’est la personnalité qui s’affirme, ce qui n’est pas sans éton-
ner les parents… qui parfois trouvent excessives ces revendications
d’indépendance, d’égalité de statut avec les adultes :
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Les évolutions sur l’année 133

– « Elle est plus… raisonnable. Quand je m’énerve après la petite sœur, elle
essaye de temporiser mes emportements, elle réfléchit, et elle essaye de raisonner
sa sœur… c’est souvent, hein !… Elle fait la grande, elle fait l’aînée. Alors
qu’avant, elle revendiquait un peu sa place de petite… » ;
– « Il devient indépendant… Trop parfois ! Il se sent grand, il se sent capable
de faire plein de choses tout seul, sans demander l’avis des parents » ;
– « Alors là, c’est vraiment l’ouverture totale ! C’est extraordinaire… Elle
prend des positions par rapport à nous, s’affirme, argumente… » ;
– « Je trouve que c’est plus du tout… le bébé, quoi ! Ça devient vraiment la
petite fille. Même des fois, il faut un peu la freiner… » ;
– « Je dirais même trop… Des fois, elle croit que c’est bon, qu’elle n’a plus
besoin de nous ; elle veut faire comme nous… Pour tout » ;
– « Elle est à un cap, elle veut plus dessiner, elle veut ranger ses jouets de
bébé dans sa chambre. Elle a des jouets qu’elle veut plus voir !… ».
Les parents signalent différentes manifestations du rapport à l’école
et au savoir. Le plaisir de venir à l’école est explicite pour certains
(« à la maternelle, elle y allait à reculons, parce qu’elle s’ennuyait énormément.
Tandis que là, elle y va avec plaisir. Elle aime l’école » ; « il dit toujours :
“j’aime bien l’école”… »). Mais ce qui frappe dans ce que rapportent les
familles, c’est la convergence des propos révélant la curiosité des
enfants. Si elle prend appui sur des thèmes initiés depuis l’école
(comme les dinosaures, alors que nous préparions la visite du Muséum
national d’histoire naturelle de Paris ; en sciences, géographie ou en
mathématiques pour certains), cette curiosité s’exerce parfois au-delà,
à tout propos, embarrassant parfois les parents :
– « Mais c’est vrai qu’en histoire, en sciences, quelquefois elle pose des ques-
tions !… Moi, je vais chercher le dictionnaire, hein ! » ;
– « Dès le début, curieux. […] Il lit les petites encyclopédies » ;
– « Pose des questions sur tout, même parfois des questions gênantes » ;
– « Une très grande curiosité sur la géographie, les connaissances générales,
passe son temps à regarder l’atlas ». Par rapport aux aînés, il a « le sens de
l’observation », « un esprit très concentré » et « passe son temps à écrire » ;
– « Les questions pleuvent de partout… […] “Quand est-ce que l’homme a
existé ? et avant ? et après ?… ») ;
– « Culturellement, c’est incroyable ! L’ouverture totale » ;
– « S’intéresse davantage à ce qui se passe autour… “Pourquoi ça ? Pourquoi
la guerre ?” S’intéresse, pose des questions sur tout » ;
– Olivier écoute la radio : « Tout, il est curieux de tout, s’intéresse à tous
les sujets » ;
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134 L’activité des élèves quels repères ?

– Harmonie cherche à la bibliothèque des livres « pas vraiment de son


âge »…
Nous avons ici des éléments supplémentaires pour accréditer l’hy-
pothèse d’influences mutuelles des pôles cognitifs et identitaires. Les
compétences s’élargissent (on sait mieux, il devient possible d’explo-
rer le monde environnant, à côté ou en dehors des demandes adultes),
ce qui conforte l’appétence (c’est plus facile et surtout, on choisit les
objets à investir) et dans le même temps la confiance en soi. La valo-
risation est parfois renforcée grâce au regard des autres (les pairs dans
la classe, les plus jeunes ou les adultes, qu’on peut désormais éton-
ner), contribuant à modifier l’image de soi. Renouvellement de l’image
de soi comme du rapport au monde qui dégagent de nouvelles pistes,
d’autres possibles, élargissant les centres d’intérêt d’une part et pro-
voquant un changement de statut, une volonté croissante d’indépen-
dance d’autre part.
Autrement dit, l’appropriation de l’écrit accélère le processus d’in-
dividuation. Grâce au partage de cet outil symbolique avec une com-
munauté élargie au-delà du cercle familial, il devient possible de
communiquer hors du contrôle de celui-ci. La prise de conscience par
l’enfant de ce nouveau pouvoir lui fait revendiquer une autre place
dans son microcosme social : d’assujetti à sa famille, il devient sujet
de la société, donc à statut égal de ses parents au vu de ce pouvoir
symbolique.

L’ACTIVITÉ TRANSFORME

Les incidences de l’activité sont diverses, car les enfants ne partent


pas tous du « même endroit ». Les niveaux de développement, les rap-
ports à l’école et au savoir étant contrastés à la rentrée, il n’est pas
étonnant que l’implication et la nature de l’activité soient multiples,
venant eux-mêmes renforcer la singularité des itinéraires. Qu’est-ce
qui participe exactement aux déplacements ? C’est ce que nous allons
voir à travers la reconstitution de quelques processus d’apprentissage
rendant compte d’évolutions particulières tout en permettant de
moduler ce qui aurait pu apparaître exagérément optimiste dans le
tableau brossé précédemment.
Les observations en classe sont croisées avec les entretiens réalisés
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Les évolutions sur l’année 135

avec les enfants et leurs parents, mais aussi avec les résultats aux dif-
férentes évaluations 26.

Corinne : « J’avais peur… »


Les parents de Corinne (père : technico-commercial, mère : secré-
taire) lui avaient présenté le CP « comme quelque chose d’attrayant », « une
année de découverte », qui lui permettrait de savoir lire toute seule. Leur
fille était selon eux « un peu terrorisée », parce que chez la nourrice, un
plus grand lui disait : « tu verras, c’est dur », et elle « s’en faisait une mon-
tagne ». Jeune (5 ans 9 mois), elle est décrite comme « craintive, anxieuse,
un peu angoissée » (« j’y arriverai jamais »). À la rentrée, ses mobiles ont
un caractère tautologique (« je trouve bien d’apprendre »), le sens per-
sonnel donné à l’apprentissage est fragile (« à faire voir aux autres qu’on
sait, sinon on retourne à la petite école ») et elle n’a aucune idée sur la
manière de s’y prendre. En classe, elle semble perdue, nostalgique de
la maison. Sa mémorisation des mots est assez bonne, mais des diffi-
cultés subsistent pour reconstituer des phrases. Elle a un comporte-
ment immature, son attention est limitée.
Début décembre, lors du classement des mots, elle fera six inter-
ventions : les deux premières très contextualisées (référant à un texte
étudié, au thème de Noël), puis petit à petit s’insérera dans l’activité
et proposera les 4e, 6e et 11e « familles » : M, S, T. Elle commence à
utiliser des indices phonétiques partiels, dit qu’elle « regarde la lettre de
la fin et du début » (« je dis les lettres »), mais reste en retrait lors des
découvertes de texte et sollicite souvent l’adulte. L’investissement et
le temps de concentration s’améliorent néanmoins. Ce qui l’incite à
travailler : « Maman, elle aimerait bien ». Ce qui lui plaît, c’est qu’« on
fait des choses en plus » (de la maternelle ?).
À Pâques, elle identifie 95 % des mots, commence à combiner et

26. En ce qui concerne la lecture, celles-ci portaient sur différents points. Jusqu’à
Pâques : identification des mots du fichier ; anticipation (phrases à trous) ; maîtrise
syntaxique (phrases à reconstituer) ; écriture de mots dictés. En juin, les épreuves
comprenaient : reconnaître 20 mots parmi d’autres proches ; associer 20 phrases avec
autant d’images ; lire deux textes de quinze lignes chacun et rédiger les réponses aux
questions de compréhension. En orthographe, dictée de 30 mots (20 pris dans le
cahier-dictionnaire, 10 choisis parmi le vocabulaire fréquent). En écriture, récit d’un
voyage récent (en prévision de l’exposition pour la réunion de parents de fin d’an-
née) et suite dessinée à raconter.
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136 L’activité des élèves quels repères ?

navigue entre deux stratégies. Elle cherche, fait des progrès dans tous
les domaines. Ses parents notent des progrès sensibles en lecture, une
« volonté d’associer les sons plus que d’inventer ». Selon eux, elle « aime la
lecture, demande à lire le soir en plus des devoirs, qu’elle exige de faire »,
montre une « autonomie grandissante, ne fait plus référence à la difficulté
d’apprendre ».
En juin, les résultats sont satisfaisants. Corinne travaille de façon
autonome, intervient davantage. Elle donne plus de sens à l’écrit, est
capable d’expliciter son utilisation complémentaire de la combinatoire
et des dessins, explique que c’est d’« apprendre à lire et à écrire » qui lui
a donné envie d’apprendre. Ce qui lui plaît, c’est le sentiment d’avoir
réussi (« je me dis : “J’ai bien lu, j’ai bien écrit, j’ai bien fait du sport”… »).
Ses parents remarquent ce gain d’assurance (« on la sent à l’aise ») et
un rapport positif à l’écrit, une volonté de se dépasser : « ça l’intéresse,
elle VEUT. Elle commence à écrire, veut faire des performances » (lire vite, un
livre entier), elle est fière de lire à sa sœur, et lit tout ce qui l’entoure : éti-
quettes, publicités, enseignes, à la télévision ». Son comportement a très
sensiblement changé et les étonne : elle « fait la grande, est plus rai-
sonnable, réfléchit, essaye de raisonner sa petite sœur »… et sa maman qui
parfois perd patience !
Menés patiemment dans le temps, les apprentissages ont permis la
restauration de l’image de soi, les premières réussites en appelant
d’autres par rebond, nourrissant les mobiles d’apprendre depuis l’ac-
tivité. Sur la base de cette « restauration cognitive », c’est toute la per-
sonnalité qui s’est modifiée, Corinne négociant — à travers son
comportement — un nouveau statut face à sa famille.

Mélodie : « Faut écouter, faire des trucs »


Son père (maçon d’origine zaïroise) l’avait prévenue : « En mater-
nelle, vous étiez dans la classe des petits. Maintenant, plus question de dire :
“J’ai envie de dormir, j’ai pas envie d’y aller”… ». Il avait essayé de l’ini-
tier à l’écriture, de lui apprendre les lettres, pensant que c’était prio-
ritaire (« moi, j’ai trouvé ça bizarre ; je pense qu’il fallait leur apprendre
d’abord l’alphabet. Après ils apprennent comment construire un nom »). Les
attentes vis-à-vis de l’école ? « Ça reste à réfléchir ». Même flou quant au
souhait pour l’avenir : « Je ne peux pas, parce que je ne sais pas bien. Mon
souhait, c’est qu’elle va un peu plus loin ». Mélodie (5 ans 10 mois) a
échangé avec sa grande sœur, elle sait à la rentrée que lire « sert à lire
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Les évolutions sur l’année 137

des trucs, ou le nom de quelqu’un ». Les parents « lisent des trucs que les
enfants ramènent de l’école ». Sa maman lui a expliqué qu’il « faut savoir
lire tout seul, on construit les mots », ce que Mélodie répète sans pouvoir
le faire. Pour apprendre, « il faut écouter le maître ».
En classe, elle ne se manifeste pas souvent, se montre taciturne et
cherche souvent dans son sac. Lors de l’échange sur « Comment faire
pour lire ? » elle dira : « écouter les autres », ce qui témoigne à nouveau
de sa conception passive et réceptrice de l’apprentissage. Lors de la
lecture du texte 1 (lire p. 87), elle propose « une comptine des prénoms »,
s’appuyant plus sur des éléments situationnels (auparavant, nous avions
travaillé sur ce type d’écrit) que linguistiques. Sur le texte 2 (lire p. 96),
elle propose « grand » pour « géant » par ressemblance globale, et
« magasin » en s’appuyant sur le contexte, ce qui atteste une concep-
tion pré-linguistique. Les résultats à la Toussaint sont très faibles : seu-
lement 28 % de mots reconnus ; difficulté pour ordonner les phrases
mais aussi pour décomposer et calculer.
Début décembre, Mélodie intervient dix fois dans la séquence de
classement des mots. Quand Florian rapproche « chasse/chien/che-
val », elle reprend le « c’est pareil » de Sandy par : « c’est presque pareil ».
On peut penser qu’elle ne voit alors pas la même chose : elle reste atta-
chée à la comparaison globale et exhaustive quand le groupe com-
mence à s’en dégager pour opérer des comparaisons plus fines sur
des unités plus petites et d’autres bases. Ses deux dernières interven-
tions compléteront des familles (L et V), mais elle sera néanmoins
capable de justifier ses propositions : « au début, on a les mêmes… ». Si
elle reconnaît 58 % des mots à Noël (gain de 30 points), l’ensemble
reste faible (1/11 en dictée). Elle est toujours passive en classe, le tra-
vail du soir est rarement fait. À partir de cette époque, elle fera par-
tie du groupe prioritairement sollicité, avec qui l’exigence (appelant
à la responsabilité personnelle) sera resignifiée.
À Pâques, Mélodie identifie 79 % des mots, triplant ainsi son score
de la Toussaint. L’analyse phonique et l’orthographe restent difficiles
pour elle (8,5/20 en dictée). De plus en plus d’enfants devenant auto-
nomes, elle va être sollicitée plus fréquemment. En mai, je lui pro-
poserai d’essayer seule la lecture des textes.
En juin, elle est autonome face à des écrits simples. Ses résultats
sont assez bons en lecture (mots : 15/20 ; phrases : 18/20), et s’amé-
liorent en orthographe (16 mots justes sur 30). Selon son père, « en
calcul, elle a progressé plus qu’en français ». Néanmoins, « elle essaye de lire
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138 L’activité des élèves quels repères ?

autour d’elle ou toute seule dans un coin » et « veut aller à l’école ». Pour
Mélodie, ce qui donne envie d’apprendre, c’est « l’école… d’écrire et lire
des livres de bibliothèque, ça parle d’Espagne, de tous les pays ». Elle a envie
de « savoir beaucoup lire, savoir parler aux gens, savoir écrire », ce qu’elle
a vu « dans la classe ». Autrement dit, plusieurs facteurs ont opéré : le
livre, médiateur culturel qui a fourni l’occasion d’une reconnaissance
de l’étrangeté (lien avec l’identité culturelle), mais aussi le spectacle
des pairs, qui permettent la projection identificatoire.
Grâce à l’activité, Mélodie voit plus clairement ce dont il s’agit : « Si
je connais les mots, je les lis. Si je bute, je regarde les lettres, les dessins, une
autre phrase, je prends les deux lettres devant, je les mets ensemble ». Plus effi-
cace grâce à cette stratégie multiforme, elle a non seulement éclairci
les moyens de faire, mais surtout compris la nécessité de son enga-
gement (« je… »).

Sandy : « elle est jamais à sa place, elle est pas “attentionnée”… »


Sandy avait entendu sa maman (secrétaire au chômage, qui vit seule)
la prévenir que « c’était la grande école. C’était plus la maternelle, il y avait
plus à dormir, à jouer, il fallait écrire, qu’il fallait… travailler, quoi ! ». Sandy
est la dernière d’une famille de trois enfants, dont les aînés ont eu
une scolarité difficile. À la maison, Sandy « ne reste pas en place », se
lance dans des tâches mais s’arrête en chemin, « elle est pas “attention-
née” à ce qu’elle fait », a du mal à écouter une histoire. Même les des-
sins animés, « elle va pas les regarder jusqu’au bout, jusqu’à la fin ». Sa
maman ajoute : « en maternelle, la maîtresse était obligée de lui mettre du
scotch sur la bouche tellement elle parlait ! ». Elle attend de la scolarité
« qu’elle ait un bon métier, qui marche… qu’elle soit pas au chômage ». À la
rentrée, Sandy ne sait pas à quoi sert l’écrit, et fournit une réponse
à caractère tautologique (« … parce qu’on aime bien lire »). En ce qui
concerne les lectures des adultes, elle dira : « je sais pas, j’ai pas écouté »,
réponse montrant sa difficulté à identifier des pratiques sociales. À
propos de ce qu’elle pense apprendre, c’est la confusion des objets :
« écrire, coller des trucs, écrire de la musique, dessiner des trucs, écrire dans le
tableau, peindre », signe d’une indistinction entre tâche, savoir et savoir-
faire. Pour apprendre à lire, « faut écrire ». Sandy donne des motifs
autojustificatifs (« Parce que… J’ai envie de travailler »). En classe, elle est
très dispersée, a du mal à se concentrer, est dans un activisme
brouillonnant, écrit son prénom avec peine. Elle n’arrête pas d’in-
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Les évolutions sur l’année 139

tervenir sans demander la parole, redemande fréquemment les


consignes et recherche systématiquement la validation de ce qu’elle a
commencé. Il est fréquent qu’elle oublie ce qu’elle voulait dire. Ses
interventions sont rarement pertinentes, ce qui ne semble pas la décou-
rager.
Ainsi que nous l’avons vu précédemment, dès la rentrée, le plus
grand soin est donné à l’explicitation du sens de l’école, de ce qu’il
faut y faire et des modalités de travail. Afin d’accroître l’attention, les
consignes ne sont explicitées qu’une fois, au risque pour celui qui n’y
a pas été attentif de ne pas pouvoir participer à l’activité (de fait, la
proximité du groupe favorisera l’entraide). L’autorégulation se fera
alors rapidement… Les différentes phases de l’activité sont nettement
différenciées : après la turbulence de la recherche individuelle puis
de l’échange en doublette ou en petit groupe, le temps de recherche
est impérativement arrêté (quitte à ce qu’un groupe n’ait pas terminé
sa production), et l’écoute respectueuse des autres organisée pour la
structuration collective. Ces formes d’échange aideront à restaurer la
valeur de la parole ! L’expérience du jeu et de ses contraintes amena
Sandy à progressivement mieux prendre en compte les règles, afin
d’échapper au « hors-jeu » qu’elle ne supporte pas.
Fin septembre, à propos de ce qu’il faut faire pour lire, Sandy avance
qu’il faut « reconnaître les mots, essayer d’écrire », signifiant l’engagement
(essayer), mais dans une mise en œuvre d’opération inadéquate
(écrire) au but pour le moins incomplet (il ne suffit pas d’identifier
les mots pour lire… sauf si lire, c’est dire). Lors de la recherche sur
l’histoire de l’écriture, les documents qu’elle rapportera de la maison
seront présentés, commentés. Elle fera avec Florian une proposition
de regroupement « des choses qui se ressemblent », exécutant là des opé-
rations de classement, de mise en ordre. En octobre, lors de la décou-
verte du texte 1 (lire p. 87), elle propose « fête » (pour « tête »), puis
« se » (pour « sa »), signe d’une identification globale pré-linguistique.
Cela est confirmé par ses interventions sur le texte 2 (lire p. 96) :
« va » (mot du corpus de phrases affichées), « jeudi » (pour « jardin »).
Elle est très intervenante, mais souvent « barrée » par les autres enfants
à cause de la non-pertinence de ses propositions, ce qui ne semble
pas la décourager.
Sa mère, rencontrée début octobre, dit : « moi, je suis bien contente
parce qu’elle “en veut” tout le temps. Elle veut toujours travailler, elle me montre
ses cahiers, elle en est fière ». Elle note des progrès dans le soin : « depuis
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140 L’activité des élèves quels repères ?

la rentrée, rien qu’au point de vue tenue des cahiers — parce qu’elle était un
peu fouillis, là-dessus — les écritures sont plus petites, je trouve que c’est pas
mal ». Étonnée que sa fille n’abandonne pas malgré les difficultés
(« comme elle arrêtait pas de buter sur ce truc-là, je pensais qu’elle allait aban-
donner. Eh bien non, elle en veut !… »), elle dira pour le travail du soir :
« elle m’aide bien du côté scolaire ». Mais c’est le comportement de Sandy
qui l’étonne le plus : « je trouve qu’elle est plus calme à la maison » ; elle
range sa chambre, plie ses affaires, fait son lit toute seule, lave son
bol le matin : « c’est dingue, parce qu’avant, le souk ! Elle s’en foutait, il y
avait maman derrière […]. Elle est… plus grande, fait des trucs qu’elle fai-
sait pas avant… Enfin, il y a beaucoup de trucs qui ont progressé depuis la
rentrée ».
À la Toussaint, Sandy reconnaît 41,5 % des mots du fichier, anticipe
peu et remet difficilement les phrases en ordre. Elle fera trois inter-
ventions à propos des usages de l’écrit dans la rue, toutes explicitant
les fonctions des supports recensés. Lors du travail sur le fichier-mots,
elle interviendra onze fois et proposera trois familles. Son implication
va croître progressivement, malgré la durée de la séquence. Nous
l’avons vu, elle passera d’interventions très contextualisées (en proxi-
mité affective et temporelle) à une prise de conscience de similitudes
graphiques échappant au sens, avant d’affiner ses comparaisons par
l’attention à l’ordre des lettres (excitée : chien/chambre, « le début,
c’est le même ! »), puis d’« opérationnaliser » cette règle en proposant la
famille B.
En décembre, elle reconnaît 79 % de mots (gain de 37,5 points).
Toujours volontaire, Sandy progresse, est de plus en plus attentive,
concentrée. Elle dit alors que lire sert « à apprendre, quand on est grande ;
à écrire ; à lire les livres qu’on connaît pas et les panneaux dans la rue ».
Pour lire, « il faut bien regarder les mots qu’on connaît. On voit les “u”, les
“s” les lettres ». Si les usages de l’écrit sont mieux perçus, les moyens à
mettre en œuvre plus clairs, la stratégie est trop parcellaire pour
accroître notablement son efficacité (« On dit les lettres… C’est maman
qui m’a dit »).
À Pâques, elle réalise une progression de 9 points (88 % de mots
reconnus), compare plus systématiquement les mots, est dans la phase
d’analyse phonétique partielle. Les progrès, bien que lents, sont continus.
Sa mère note « une écriture plus soignée », qu’elle a « du mal en lecture
mais voudrait bien faire ». Si elle montre « plus de confiance en elle », elle
a néanmoins toujours « besoin de l’adulte ».
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Les évolutions sur l’année 141

En juin, les résultats sont moyens (lecture de mots : 11/20 ; de


phrases : 11/20 ; dictée : 13/20). Sandy commence à utiliser la com-
binatoire, mais doute encore assez systématiquement. Elle semble avoir
des difficultés, d’une part, à dépasser le « on dit les lettres » (de sa
maman), d’autre part, à coordonner les différentes opérations : la
prise d’indices de « bas niveau » reste disjointe de l’inférence à partir
du « déjà lu », du contexte, de l’illustration. Quand Sandy fait l’une,
l’autre n’est pas prise en compte… Sa mère pense alors qu’elle a « fait
beaucoup de progrès […] malgré ses difficultés, elle VEUT, elle essaye de lire »
et « prend de l’assurance avec les petits livres de l’école ». À son avis, « elle a
envie, mais peut-être encore pas assez de force pour pouvoir apprendre », mais
« elle y va avec plaisir, elle aime l’école. Ses copines qui lisent bien lui font
envie ». Interrogée, Sandy expliquera que ce qui lui donne envie d’ap-
prendre, ce sont « les gros livres… parce que j’aime bien lire. Les “Dinomir”
de l’école, j’aime bien… » ; ce qui lui plaît : « les livres et les maths, parce
que j’y arrive un peu mieux ». On retrouve ici trois composantes capi-
tales de l’expérience scolaire, qui propose des objets culturels, des
expériences gratifiantes par l’entremise de l’activité (la jubilation de
réussir étant d’autant plus importante que la tâche est difficile), des
modèles d’identification donnant à voir des pratiques sociales et un
degré de maîtrise enviable, modèles proches permettant à l’enfant de
projeter d’autres dépassements et de nouveaux défis.
Sur le plan du comportement, sa mère dira : « Je trouve que ça s’est
amélioré. À la maison, elle est plus réfléchie, fait plus attention à ce qu’elle
fait ». La confrontation avec les autres a été l’occasion de nombreuses
« remises en place ». Imposées entre autres par l’activité autour de « la
loi de la langue », ces remarques l’ont poussée à différer ses inter-
ventions, à réfléchir, à être… plus attentive.
Si Sandy doit parfaire ses compétences, il semble qu’elle prenne en
main leur amélioration. En ce qui concerne la stratégie à utiliser, elle
dit « essayer de lire les lettres et les sons ». Pour lire un livre, elle regarde
aussi les images ; il s’agit de bien « comprendre ». But, opérations et sens
donné à l’écrit sont plus clairs, mieux identifiés. Mais le « pas assez de
force » proposé par sa mère comme facteur explicatif de ses difficultés
n’est-il pas une des sources de fragilisation ? Ne signifie-t-il pas des
attentes limitées à son égard, qui contribuent à fissurer l’image qu’elle
a d’elle-même ? Cela doublant la difficulté à coordonner déchiffrage
et anticipation, on pourrait mieux comprendre le doute systématique
qui l’envahit et fait stagner sa progression en lecture.
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142 L’activité des élèves quels repères ?

Nous avons vu la difficulté de certaines familles à se repérer dans


le monde scolaire, tant au niveau des structures qu’au niveau des
contenus et des manières de faire. Missions parfois restreintes ou non
explicites, attentes incertaines, initiations crispées autour du code,
apprentissage valorisant l’imitation et la mémoire : cet invisible consti-
tue la grille de lecture d’écoliers manifestement plus fragiles, cher-
chant leurs marques dans cet univers étrange.
L’échec trouvant ses racines en partie dans cette opacité des règles
du jeu scolaire, auxquelles les uns sont initiés dans le milieu familial,
mais qui demeurent problématiques pour les autres, il est nécessaire
d’avoir un souci constant d’éclaircissement, à différents niveaux. Cela
vaut pour les élèves, mais gagne à s’élargir aux parents.
Reconnaissance, complémentarité et convergence démultiplient les
effets de l’accompagnement. Celui qui apprend est sensible au par-
tage des attentes positives, des buts, mais aussi des conceptions de l’ap-
prentissage et des aides opératoires : encore faut-il trouver les moyens
pour qu’il puisse en être ainsi.

LE SOUCI DE CLARTÉ COGNITIVE

Au début du CP, la mise en place de repères institutionnels (rôle


de l’école), organisationnels (cadre de travail), socio-affectifs (statut
de l’erreur, groupes, explicitation des exigences) et cognitifs (objets
de travail, buts opératoires, soin donné aux consignes, repères d’éva-
luation) permet de structurer l’univers scolaire en le spécifiant par
rapport à d’autres lieux d’apprentissages, d’éclaircir les règles qui y
prévalent (contrat éducatif, dialectique compréhension — exigence),
aidant ainsi au sentiment de sécurité.
Par ailleurs, l’identification tant des objets d’apprentissage que de
leur signification sociale est incertaine, mal assurée, fréquemment
limitée à l’entrée au CP. Cela peut être le centre des premiers
échanges collectifs, entre autres à partir d’enquêtes autour des usages
et fonctions de l’écrit, qui sont autant d’occasions de légitimer les
pratiques familiales et d’élargir le sens que chacun donne à l’ap-
prentissage.
Mais nous avons vu qu’une autre source de difficulté — non des
moindres — provenait de la conception de ce qu’est apprendre. Pour
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Les évolutions sur l’année 143

J. Downing et J. Fijalkow 27, l’enfant est dans la clarté cognitive s’il sait
qu’il apprend, s’il sait ce qu’il apprend, pourquoi il apprend et com-
ment il l’apprend. Cela semble difficilement réalisable a priori, si l’on
considère la spécificité de l’activité telle que nous l’entendons, carac-
térisée par le processus (relativement lent) de prise de conscience des
buts 28, où ne sont déterminés en préalable ni le pourquoi, ni le com-
ment on va apprendre (puisqu’ils vont être en actes au cours de l’ap-
prentissage). Aussi faut-il entendre cette clarté non seulement comme
préalable, mais aussi comme principe à mettre en œuvre pendant et
après l’activité. Cela explique la place importante faite à l’échange,
favorisé entre pairs dans l’espace des petits groupes, et systématisé au
moment des élaborations collectives. Outre la mise en place des situa-
tions et le soin apporté aux consignes, le rôle de l’enseignant consiste
à favoriser la confrontation et l’explicitation en usant des propositions
divergentes, conditions pour que chacun ait non seulement la possi-
bilité d’entrer dans l’activité, mais aussi puisse éprouver les limites de
ses réponses et s’approprier les richesses de la réflexion collective. Il
s’agit de faire en sorte que l’approbation ne vienne pas — d’abord
ni seulement — de l’enseignant, mais essentiellement du sentiment
de pertinence et d’opérationnalité face au problème à traiter.
Les outils collectifs sont témoins des avancées de l’apprentissage
(tout comme les stratégies mises à jour), médiateurs facilitant l’inté-
gration individuelle de l’expérience et des acquis de la classe. Certains
d’entre eux seront enrichis (corpus–textes, fichier–lexique), puis modi-
fiés (classement des mots), et parfois abandonnés lorsqu’ils devien-
nent obsolètes (ainsi, le fichier-mots sera progressivement abandonné,
concurrencé d’abord par le cahier-dictionnaire, puis par le « vrai » dic-
tionnaire, plus performant).

27. J. Downing, J. Fijalkow, Lire et raisonner, Toulouse, Privat, 1984.


28. Nous parlons ici des buts cognitifs (les objectifs conceptuels au centre de l’acti-
vité : ce qu’il y a à comprendre), et non des buts opératoires (ce qu’il faut faire). Nous
reviendrons ultérieurement sur les différentes dimensions de l’activité.
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144 L’activité des élèves quels repères ?

PEUT-ON PARLER DE MÉTHODE ?

La psychogenèse de la langue écrite nous aide à comprendre (et


ainsi à mieux accompagner) la reconstruction du plurisystème gra-
phique par l’enfant. Toutefois, elle ne livre que partiellement les stra-
tégies du lecteur face aux textes et laisse ouverte la question des
interventions pédagogiques pouvant la favoriser.
Or, il existe une question vive sur le champ pédagogique, celle du rôle
et de la place à accorder à la conscience phonologique, dont les travaux
des psychologues cognitivistes ont montré l’importance. Beaucoup y ont
trouvé une nouvelle légitimité «scientifique» permettant de faire per-
durer la primauté de la combinatoire. Élément fondateur de notre sys-
tème graphique, le principe alphabétique devrait ainsi être présenté le
plus tôt possible aux enfants, incapables paraît-il de le reconstruire seuls.
Ainsi les enseignants se trouvent confrontés à des discours contra-
dictoires. Pour les uns, ne pas mettre le principe alphabétique au cœur
de l’apprentissage, c’est laisser les enfants jouer aux devinettes. Pour
les autres, trop le favoriser, c’est risquer de retomber dans les ornières
du déchiffrement, qui parasite l’anticipation, la mise en relation, la
compréhension… Comment faire ?
Si la conscience phonologique marque une étape incontournable dans
la maîtrise du savoir-lire, elle n’induit pas, sur le plan pédagogique, la
nécessité d’une présentation préalable du code. Pourquoi ? D’abord,
parce que tous les enfants ne sont pas forcément prêts à en intégrer la
logique d’emblée ; ensuite parce que cela risque d’induire une concep-
tion de l’écrit rendant aveugle à sa dimension orthographique (tels ces
enfants qui « écrivent comme ils parlent ») ; enfin, parce que, comme
l’explique C. Perfetti, « la conscience phonémique n’est plus un prérequis qui
doit être atteint (et ne peut être atteint par de nombreux enfants), mais une réus-
site de l’apprentissage qui permet, en retour, de nouveaux apprentissages ».
Lecture des mots et connaissance phonémique sont deux habiletés qui
« se développent conjointement […] les progrès de l’une se répercutent sur les pro-
grès de l’autre, dans une relation de facilitation bidirectionnelle 29 ».
Lorsque les élèves sont confrontés d’emblée à l’écrit dans sa com-
plexité, ils sont amenés par la situation à interroger la nature de la

29. C. Perfetti, « Représentations et prise de conscience au cours de l’apprentissage


de la lecture », article cité, pp. 76, 82.
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Les évolutions sur l’année 145

langue elle-même. S’ils font des réflexions sur des aspects grapho-
phonétiques, ils remarquent tout autant des éléments syntaxiques et
orthographiques. Ainsi, la conscience linguistique intègre mais déborde
la conscience phonologique. Stratégie de lecture et connaissance de
l’écrit interagissent : lors du questionnement des textes, la fréquen-
tation d’écrits multiples permet au lecteur de construire des connais-
sances sur la langue (identification de supports, mémorisation de mots,
repérage d’éléments morphologiques, de constantes phono-
graphiques, mises en relation) et en retour, ces compétences sur l’écrit
démultiplient sa capacité de prise d’indices comme de vérification des
hypothèses. Autrement dit, on devient lecteur en étant à la fois « cher-
cheur de sens » et « chercheur de code 30 ».
Ainsi, le travail dans la classe gagne-t-il à s’organiser conjointement
sur ces deux aspects, dans une progression allant non pas du pré-
supposé « simple » (la lettre, le graphème) au « plus difficile » (le texte
et sa signification), mais qui part de la réalité complexe telle que les
enfants la perçoivent dans sa globalité pour évoluer vers une organi-
sation et une structuration progressives à la fois des stratégies des lec-
teurs et des savoirs sur l’écrit. Il s’agit de raisonner en termes d’unité
de base de l’activité 31 (qui en lecture, activité signifiante, est le texte),
et non en termes d’éléments fragmentaires. L’approche se caractérise
donc par le souci d’accompagner les phases successives de (re)
construction du système écrit, en essayant de ménager pour chacun
le temps nécessaire pour apprendre, tout en créant les conditions de
dépassement, d’accélération de prises de conscience.
Si la dénomination d’étape orthographique est pertinente pour dési-
gner la phase ultime de reconstruction du système graphique, il est
préférable de la disjoindre de ce qui caractérise la stratégie de lecture
elle-même. À terme, l’enfant est capable de faire jouer de manière
dialectique informations de « haut niveau » (attentes, hypothèses, infé-
rences) et de « bas niveau » (prélèvement d’indices). Il maîtrise alors
la combinatoire, mais n’utilise celle-ci que de manière partielle le plus
souvent, y associant d’autres prises d’indices, d’ordre linguistique (titre,
contexte, autres phrases, mots en proximité) ou non (illustrations,

30. Selon la formule de G. Chauveau et E. Rogovas-Chauveau, « Les processus inter-


actifs dans le savoir-lire de base », Revue française de pédagogie n° 90, janvier-février-
mars 1990, pp. 23-30.
31. Cf. L. S. Vygotski.
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146 L’activité des élèves quels repères ?

indices de situation, etc.), au service d’une redondance des possibili-


tés mises en œuvre dans une économie de moyens. Écoutons les expli-
cations d’une enfant interrogée sur ses stratégies : « S’il y a un mot
qu’on connaît pas, par exemple “spécialement”, on dit “spé”… ensuite “ment”,
ensuite normalement on trouve tout seul. Il faut couper les mots, surtout le
début du mot qu’on connaît pas. [On déchiffre tous les mots ?] Pas tous…
Des mots, je les trouve à toute vitesse. Par exemple “terre” », je me dis dans
ma tête : ben… la terre, avec le soleil ; “il regarde”… » par exemple “le ciel”…
ou autre chose qui va avec le début de la phrase ». À cette redondance des
possibilités s’adjoint un élargissement de la mémorisation lexique,
parallèle à l’évolution des stratégies d’identification des mots : « Les
grands, grands mots, comme “anniversaire”… Au début j’avais du mal à le
lire. Au début, je le découpais, pis maintenant, je l’ai en tête… Quand je vois
les lettres, je le regarde et puis je dis : Ben, c’est “anniversaire” !… ».
La prise en compte de la ponctuation est une des caractéristiques
de cette phase. En effet, selon É. Ferreiro, au début de la période
alphabétique, les enfants « tentent de “régulariser” l’orthographe, en lais-
sant de côté l’ensemble des marques étrangères aux principes alphabétiques :
les espaces entre les mots, les signes de ponctuation, la distribution de majus-
cules et minuscules, etc. 32 ». Que disent-ils à la fin du CP ?
– « Faut couper les mots, il faut lire la phrase. [Fait attention aux] :
Points, virgules, points d’exclamation, points d’interrogation ; aux lettres,
accents, dessins. » ;
– «Je regarde les phrases… Je lis dans ma tête. On peut s’aider avec les dessins,
des lettres (dans l’ordre), les mots. Je découpe les mots, je regarde les autres mots.»;
– «Je me sers des mots. Je regarde les lettres, je vérifie parfois, sinon je fais des
erreurs. Je lis jusqu’à un point, après tout d’un coup. Je peux regarder les images.» ;
– « Si je connais les mots, je les lis. Si je bute sur les mots, je regarde les
lettres, les dessins, une autre phrase. Je prends les deux lettres devant, je les
mets ensemble . »
Cette étape peut être qualifiée de phase post-alphabétique, en réfé-
rence à la rupture susdite du XVIe siècle, aidée par la diffusion du livre
imprimé qui contribua à libérer la lecture de l’oralisation. L’adaptabilité
des conduites de lecture libère le lecteur, ouvre à l’exploration éco-
nome et féconde des écrits : le gain en vitesse permet de nouvelles
mises en relation et une disponibilité plus grande vis-à-vis du contenu.

32. É. Ferreiro, « Psycholinguistique et conceptualisation de l’écrit », article cité,


p. 97 (souligné par J. Bernardin).
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Les évolutions sur l’année 147

PETIT HISTORIQUE DES PRATIQUES DE LECTURE

Au niveau des supports, l’antique volumen (rouleau) imposait le rythme


de la parole et la lecture continue. Le codex (ensemble de cahiers réunis
par une couture) va permettre d’échapper à l’affrontement linéaire du
texte. Toutefois, dans l’Antiquité et pendant le Haut Moyen Âge, la gra-
phie « parlait à l’oreille », obligeant les lecteurs à oraliser leur texte pour
le comprendre. Le contenu pouvait concourir à cette pratique, lorsqu’il
était fait pour être dit ou chanté (ainsi, connus souvent par cœur, les textes
religieux ont-ils servi de supports de lecture dans les milieux populaires
jusqu’à la mise en place de l’école publique).
Dès le XIIe siècle, l’évolution des besoins (repères visuels pour le chan-
teur dans les textes liturgiques, procédés pour retrouver rapidement une
information dans les livres universitaires) avait amené diverses propositions
typographiques tendant à multiplier les indices de lisibilité : hiérarchisa-
tion des textes, titres, tables, index, signes diacritiques…
L’invention du livre imprimé a accéléré les transformations, de la mise
en texte (découpage en parties et chapitres, ponctuation, etc.), mais aussi
de la langue, qui a dû être épurée et codifiée : c’est de cette époque que
datent les propositions orthographiques dont nous avons parlé. Le livre
imprimé se prête en outre à la reproduction des illustrations sans défor-
mation, avec la possibilité de multiplier les détails. Rendant possible un
mode particulier de lecture et d’apprentissage, reposant sur l’interaction
des chiffres, du texte et des images, l’imprimerie constituera un atout
majeur pour le développement des sciences aux XVIe et XVIIe siècles (archi-
tecture, géométrie, géographie, médecine, botanique, etc.). Le livre devient
alors indispensable dans de nombreux domaines, il libère l’élève du maître
et permet d’apprendre seul, aidant à la constitution d’une sphère du privé,
mais aussi de nouveaux espaces communautaires.
On pratique alors la lecture « intensive » de livres peu nombreux, lec-
ture référentielle et respectueuse appuyée sur l’écoute et la mémoire. À
partir du XVIIIe siècle, on va pratiquer de plus en plus la lecture « exten-
sive ». Les textes étant plus nombreux, on passe plus facilement de l’un à
l’autre, les écrits sont moins chargés de valeur religieuse, et les pratiques
de lecture elles-mêmes aident à une moindre sacralité de la chose lue 33.
Indices typographiques, marques orthographiques, ponctuation, illustra-
tions : tout fait sens désormais et fait échapper la lecture à l’ordre du dis-
cours oral. L’évolution des supports, puis des repères typographiques et
de la langue écrite elle-même, mais aussi l’évolution des fonctions de la
lecture en ont réaménagé les modalités.

33. R. Chartier, L’Ordre des livres. Auteurs, lecteurs et bibliothèques en Europe du


XIVeau XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1992. Voir aussi sur ce sujet : H.-J. Martin
(avec la collaboration de B. Delmas), Histoire et pouvoirs de l’écrit, Albin Michel, 1996.
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148 L’activité des élèves quels repères ?

Dès le Moyen Âge, se développe dans la sphère lettrée une capacité de


lecture visuelle et silencieuse qui deviendra la norme de lecture. D’abord
pratiquée dans le milieu monastique (IXe-XIe s.), elle gagnera l’Université
et le milieu scolastique (XIIe-XIIIe s.), puis les aristocrates laïques des XIVe-
XVe siècles. Du XVIe au XVIIIe siècle, la lecture silencieuse sera bien établie
parmi les élites, alors qu’en parallèle, la lecture oralisée persistera jusqu’au
XIXe siècle dans les milieux populaires 34…

Comment cela se passe-t-il pour les enfants ? S’il est extrêmement


difficile de le saisir, le témoignage des parents sur la période du
« démarrage » en lecture livre quelques indications : si pour certains
les progrès sont perçus comme continus et progressifs, beaucoup (plus
de la moitié de la classe) évoquent un bond qualitatif 35. Pour les parents
de Flavien, « ça faisait miracle » ; pour ceux d’Olivier : « il lisait mot à
mot, un peu difficilement et d’un seul coup, il a compris tout… Et là, il a
commencé à lire beaucoup plus rapidement. J’étais étonné… Et en compre-
nant ! ». Mickaël, « d’un seul coup, il s’est mis à lire comme ça. La décom-
position des mots, c’était pas toujours évident, et puis une fois qu’il a bien
compris le système, il s’est mis à lire… comme ça ». Benjamin, « au départ,
il avait des difficultés à lire les mots. Il essayait mais… Et là, d’un seul coup,
il lit tout, n’importe quoi… »
Cet effet de bascule, de saut qualitatif souvent noté par les parents
plaide pour la thèse d’une élaboration complexe, réalisée par l’enfant
à partir de la mise en lien d’éléments qui s’organisent en système.
Cela invite à penser l’apprentissage de la lecture moins comme addi-
tion, compilation de différents éléments que comme synthèse singu-
lière organisant le rapport entre les différents « niveaux » : entre la
pensée qui pilote la recherche, élabore des hypothèses et la matéria-
lité de l’écrit où le lecteur prend appui, à partir d’indices en inter-
action dialectique avec le processus d’inférence de sens.
Situation que nous pourrions qualifier de paradoxale où — pour
accéder au savoir-lire — l’enfant doit reconstruire le principe alphabétique
qui fonde l’écrit, sans entrer d’abord ni essentiellement par la combinatoire.

34. R. Chartier (Entretien avec), « Les pratiques de lecture », Préfaces n° 1, mars-


avril 1987, pp. 78-80.
35. Pour quelques-uns, l’apprentissage a été très rapide (en novembre ou à Noël).
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Les évolutions sur l’année 149

UNE CONCEPTION DE L’APPRENTISSAGE

L’expérience permet de soutenir la pertinence d’une approche basée


sur la recherche de signification, recherche qui génère elle-même la
nécessité d’affiner les indices et qui amène les enfants à reconstruire
le plurisystème de l’écrit.
Ne pourrait-on en faire l’économie, aller plus vite en leur enseignant
la « solution » ? Plusieurs travaux montrent que l’échec d’un certain
nombre d’élèves — dont ceux n’ayant pas de difficultés de décodage
— est dû « en grande partie […] à une relative “passivité” dans l’approche
des textes », ce qui proviendrait « du fait qu’on n’a pas sollicité leur acti-
vité de mise en relation au cours des situations d’apprentissage ». Pour y remé-
dier, certaines procédures semblent produire des effets positifs :
clarifier le but, activer les connaissances préalables, solliciter sélecti-
vement l’attention, faire des hypothèses et les tester, avec autorégula-
tion par les lecteurs, amenés « à identifier, mettre en œuvre et évaluer
l’efficacité des procédures utilisées 36 ». N’y a-t-il pas là leçon qui vaut pour
tous ?
Cela rejoint les besoins déjà évoqués en matière d’évolution des pra-
tiques, invitant à repenser l’articulation entre les différentes activités,
à prendre en compte les stratégies des élèves. Ceux qui sont le plus
rapidement autonomes sont ceux qui n’attendent pas tout des adultes,
mais ont une attitude active de recherche. Ne pourrait-on pas favori-
ser ce rapport au monde quels que soient les objets d’apprentissages ?
« Oublier » la querelle des méthodes, ce n’est donc pas oublier la ques-
tion de l’activité des élèves… organisée par l’activité de l’enseignant.
Quels en sont les principaux points d’appui ?

Une activité pensée depuis les contenus


L’activité ne peut être indépendante du contenu sur lequel elle
s’exerce, lui-même spécifié par une histoire et des usages. Élaborés
socio-historiquement, les concepts, outils et significations cristallisent
l’activité humaine passée et préexistent à l’enfant, qui ne peut y accé-

36. M. Fayol, « Comprendre ce qu’on lit : de l’automatisme au contrôle », in


M. Fayol, P.-E. Gombert et al. (sous la dir. de), Psychologie cognitive de la lecture, op. cit.,
pp. 102-103.
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150 L’activité des élèves quels repères ?

der que dans l’échange avec d’autres : Vygotski voit là le fondement


du processus d’hominisation. Pour s’en approprier l’essence, l’enfant
doit effectuer à l’égard de chaque objet une activité (pratique ou
cognitive) qui réponde de façon adéquate à l’activité humaine qu’il
incarne. Afin de solliciter une telle activité, outre la réflexion sur les
pratiques sociales, l’épistémologie constitue un point d’appui privilé-
gié (genèse de l’écrit qui éclaire sa nature et celle de la lecture).
La question du sens des apprentissages n’est pas résolue pour
nombre d’enfants. Peut-elle l’être par un habillage de surface ? Si la
pédagogie s’est jusqu’alors efforcée de mettre en scène la « réponse »
(le savoir déjà constitué), cela signifie qu’il importe désormais de
mettre en scène la question qui l’a fait naître et l’a rendue indispen-
sable. Cela passe par l’élaboration d’une situation-impasse, dont la
caractéristique est d’obliger rien moins qu’à la rupture avec les concep-
tions antérieures, à l’invention d’autres moyens pour résoudre le pro-
blème posé. Situation qui doit être à la fois suffisamment complexe
(à la hauteur des conditions problématiques qui ont présidé à la
construction de l’outil) et accessible à tous. Situation incitant à l’ac-
tion sur le réel, où la pensée de chacun s’engage et s’éprouve et où
la confrontation à la pensée d’autrui permet la prise de distance,
l’échange des conceptions, des conduites opératoires et des hypo-
thèses. Le langage est alors outil réflexif, utilisé à chaque phase de
l’apprentissage. Il aide à passer du « réussir » au « comprendre » à tra-
vers la prise de conscience, qui permet à chacun en retour de modi-
fier son rapport à l’activité.
Si cette démarche opère à travers l’appropriation patrimoniale (de
savoirs, d’outils, de significations), elle sert l’auto-socio-construction37 du
sujet. Espace de mise en jeu, de défi cognitif derrière lequel se pro-
file un défi identitaire (risquer l’image de soi à travers l’abandon de
ses « certitudes » anciennes) qui ne peut être relevé que dans la liberté
intellectuelle et dans la sécurité affective, où l’erreur est non pas accep-
tée (par compassion charitable), mais pleinement intégrée, point d’ap-
pui et témoin du travail de la pensée.

37. Cf. GFEN (coll.), Quelles pratiques pour une autre école ?, Paris, Casterman, col-
lection E3, 1982.
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Les évolutions sur l’année 151

Ne pas attendre
Si l’histoire culturelle aide à anticiper les obstacles conceptuels inhé-
rents au savoir lui-même, elle ne dit rien des différentes étapes de son
appropriation par l’enfant. Aussi la psychogenèse de l’écrit constitue-
t-elle le second point d’appui de cette approche, attentive aux itiné-
raires singuliers. Elle est un repère appréciable pour accompagner la
reconstruction du système écrit, pour évaluer les progrès, identifier
des étapes. Autrement dit, elle aide à suivre la conceptualisation de
l’écrit.
« Suivre la conceptualisation » ?… La formule, ambiguë, appelle un
éclaircissement. Une certaine lecture de la théorie piagétienne a pu
conforter l’idée selon laquelle, les enfants n’étant pas « mûrs », il était
prématuré de leur proposer des activités anticipant sur leur dévelop-
pement. Or, celui-ci n’est pas une donnée biologique, indépendante
des conditions externes. Pour Vygotski, « l’apprentissage scolaire peut non
seulement suivre le développement […], mais il peut le devancer, le faire pro-
gresser ». Il contribue alors à « faire naître toute une série de fonctions qui
se trouvent au stade de la maturation, qui sont dans la zone de proche déve-
loppement 38 ».
Si le concept de zone proximale ouvre de nouveaux horizons, il peut
aussi être entendu de manière réductrice, invitant à une stratégie des
petits pas. Or, il est parfois utile de confronter les élèves à des situa-
tions relativement éloignées de ce qu’il sont prêts à comprendre afin
de déstabiliser profondément leurs conceptions et de leur permettre
d’accéder à d’autres niveaux de compréhension, à de nouvelles com-
pétences 39.
Autrement dit, ne pas attendre… et pourtant s’inscrire dans la durée.

38. L. S. Vygotski, Pensée et langage, op. cit., pp. 254, 275.


39. Cf. G. Vergnaud, « La formation des concepts scientifiques. Relire Vygotski et
débattre avec lui aujourd’hui », Enfance, n° 1-2, 1989, p. 115.
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TROISIÈME
PARTIE

La culture écrite
ne s’arrête pas à l’écrit
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L a double articulation de l’écrit échappe à l’évidence. Il faut « arra-


cher » le signifiant au signifié pour accéder à l’arbitraire du signe, au
principe de représentation graphique : telle est la première difficulté,
d’ordre instrumental. S’il importe d’aborder l’écrit à travers les usages
qui le légitiment sans occulter sa dimension signifiante, il est tout aussi
nécessaire pour l’apprenti lecteur et scripteur de rompre avec la
logique d’usage pour comprendre la logique interne du système. Ce
décalage ne va pas de soi.
À l’école, l’enfant doit se familiariser avec un usage du langage non
plus seulement de et dans la pratique, mais aussi sur la pratique et sur
le langage lui-même. D’outil pour communiquer et accompagner l’acti-
vité, le langage change de fonction en servant l’apprentissage, quand l’étude
de l’écrit modifie son statut en l’instituant comme objet d’observation.
Accéder à l’écrit suppose un rapport particulier au langage, en rup-
ture avec l’expérience première. Si, pour l’enfant, le langage oral
médiatise des significations en accompagnant la pratique, le langage
écrit fait échapper au contexte habituel de la communication, par
l’absence du lien direct entre les interlocuteurs : qu’on soit lecteur
ou scripteur, il n’est pas évident d’imaginer celui qui est de l’autre côté
de l’écrit. Par ailleurs, la réalité y est représentée d’une façon singu-
lière, reconstruite : contenu structuré par des contraintes spécifiques à
l’outil lui-même 1, mais surtout par des contraintes situationnelles par-

1. L’écrit impose une « mise en forme » particulière : linéarité, hiérarchisation du


propos, logique expositive, cohérence interne (qui doit obéir au principe de non-
contradiction), etc.
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156 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

ticulières, qui exigent la mise en œuvre d’un langage décontextualisé,


plus explicite, plus précis 2.
Pour l’anthropologue Jack Goody 3, l’écrit a produit une rupture
dans le rapport des hommes au réel, ouvrant à de nouveaux modes
de pensée. Le rapport lettré au monde se caractérise par l’émanci-
pation à l’égard du concret, du contexte, de l’ici et maintenant, par
une forme de rationalité spécifique que médiatise un usage particu-
lier du langage. Autrement dit, la culture écrite dont l’école fait la
promotion échappe au familier, à l’usage pragmatique du langage et
au rapport empirique au monde qui lui est attaché. Ainsi, la difficulté
d’ordre instrumental est redoublée par une difficulté d’un autre ordre,
liée au rapport au monde spécifique qu’exige et qu’instaure tout à la
fois l’écrit qui, dans la forme et dans le contenu, est à distance de
l’expérience.
Dès la prime enfance, dans l’échange quotidien avec ses parents,
« sans y penser », l’enfant apprend la signification de son environne-
ment et la valeur des choses, il s’initie à des manières de faire et à
un usage du langage spécifiques. Différenciées, les pratiques langa-
gières sont des pratiques sociales, solidaires d’un rapport au réel, de
manières de penser le monde 4. C’est dans la rencontre avec les usages
scolaires, étroitement liés à l’écrit (historiquement et institutionnelle-
ment), que va parfois émerger le sentiment de distance. Connivence
pour les uns, étrangeté pour les autres : les difficultés de certains
enfants s’enracinent dans la rupture que présuppose la culture écrite
vis-à-vis du rapport pragmatique (oral-pratique) au langage et au
monde constitutif de la première socialisation 5.
Comment gérer cette tension entre la socialisation familiale et la
culture scolaire ? Comment prendre appui sur le rapport au savoir des
élèves et mettre en œuvre le langage dans des modalités décontex-

2. B. Schneuwly, « La construction sociale du langage écrit chez l’enfant », in


B. Schneuwly et J.-P. Bronckart (sous la dir. de), Vygotsky aujourd’hui, Neuchâtel-Paris,
Delachaux & Niestlé, 1985, pp. 169-201.
3. J. Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éd. de
Minuit, 1979.
4. É. Bautier, Pratiques langagières, pratiques sociales. De la sociolinguistique à la sociolo-
gie du langage, Paris, L’Harmattan, 1995.
5. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à l’école
primaire, op. cit.
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La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit 157

tualisées, à des fins réflexives ? C’est ce que nous allons voir à travers
d’autres objets que l’apprentissage de l’écrit, car la question du rap-
port au langage et au monde traverse l’ensemble des disciplines et se
joue dans chacune d’entre elles. Terrains parfois délaissés alors qu’ils
sont de puissants points d’appui pour solliciter l’expérience sociale et
culturelle des enfants, la technologie et la géométrie permettent plus
ostensiblement de faire. Si ce faire est en phase avec le rapport au
savoir dominant dans les milieux populaires, reste entière la question
du passage à la conceptualisation. En effet, il en est du rapport à l’ob-
jet technique comme du rapport à l’objet langue, l’activité « s’oublie »
dans l’usage. Visée pratique ou visée compréhensive : n’ayant pas les
mêmes buts, l’activité n’est alors pas de même nature, et ne sont donc
pas développés les mêmes moyens. Comment passer d’une visée à une
autre, d’une activité à une autre ?
Faire, dire, savoir : c’est autour de ce triptyque que se joue la ques-
tion de la maîtrise. Suffit-il de savoir faire pour savoir ? C’est ce qui
sera au centre des activités en technologie. Cette question cognitive
est chargée d’enjeux sociaux, dans un domaine où les représentations
collectives ne voient dans la technologie que tâches d’exécution, et
où les mécanismes d’orientation tendent à faire de l’enseignement
technologique une filière pour élèves en difficulté.
Pouvoir dire signifie-t-il savoir ? L’activité géométrique permettra
d’aborder plus particulièrement cette question. Parfois, le mot peut
faire écran : utilisé par l’enfant, est-il toujours signe d’une appro-
priation du concept qu’il désigne ? Par ailleurs, suffit-il de leur dire
pour qu’ils comprennent ? Si certains résistent à ce qui leur apparaît
une exigence formelle, comment travailler la question du vocabulaire
spécifique ?
Ensuite, nous reprendrons la question de la culture écrite. Débordant
le lire/écrire (qui ne sont qu’instruments), elle concerne l’ensemble
des domaines de connaissance. Pourquoi et comment l’écrit participe-
t-il au réaménagement du rapport au monde ? Un éclairage historique
essaiera de cerner les incidences de son usage sur les façons d’ap-
préhender le réel.
Enfin, nous suivrons l’itinéraire de quelques élèves afin d’identifier
les éléments qui participent à des déplacements significatifs, avant de
terminer par une analyse plus générale des facteurs servant la mobi-
lisation scolaire.
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CHAPITRE
6

Modifier le rapport aux objets


(technologie)

I l y a du savoir incorporé dans ce qui constitue notre environne-


ment. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les objets qui
nous entourent, dont l’intérêt premier est d’accroître nos pouvoirs
d’action (ce qui importe d’abord, c’est de savoir s’en servir).
Les séquences qui suivent prennent appui sur le vécu, l’expérience
des enfants à propos d’un objet familier : la bicyclette. Ce n’est pas
la maîtrise de l’objet qui est visée. Celui-ci n’est qu’un prétexte à réflé-
chir au principe de démultiplication, à l’œuvre dans d’autres confi-
gurations techniques. L’enjeu de ce travail, lié à la modification du
rapport à l’objet, est le changement de regard sur le quotidien. Il
s’agit d’élargir leur maîtrise de l’environnement en habituant les
enfants à chercher « le secret des choses ».
Nous nous situons ici au tout début du CE1, dans la continuité du
cycle des apprentissages fondamentaux. Débuté avec une mise à plat
des conceptions des enfants à partir de représentations graphiques, le
travail s’est poursuivi autour du principe des engrenages, avant de
revenir à la bicyclette dans une perspective historique.
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162 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

L’accrochage à la vis, c’est pour la roue avant d’après ce que vous me dites…
Est-ce que c’est la même chose pour la roue arrière ?
Certains : Non…
D’autres : Si… Jérémy
C’est accroché au bord de la roue ?
(Plusieurs) : Non.
Sandy : Si, ça tourne, parce que c’est avec une
vis au milieu et après ça tient…
Donc, les deux roues sont reliées de la même
manière au cadre.
Revenons à la chaîne. Benjamin et Jérémy l’ont
accrochée où, leur chaîne ?
(Plusieurs) : Entre les deux roues…
Vous pensez que c’est réellement comme ça ?
Non !…
Est-ce que quelqu’un pourrait nous redire avec plus de précision où elle est
accrochée ?
Romain : Il y a un rond qui est au milieu… Un gros rond…
Tu peux nous montrer sur un dessin ? Sur celui de Flavien par exemple ?…
Alice : Ou celui d’Harmonie… (Cette dernière a effectivement représenté le
« rond ».)
Ce « rond » tourne avec quoi ?
Romain : Avec la chaîne
derrière.
Le rond peut-il tourner ?
(Les avis sont partagés…)
Amandine : Non, parce que
dans les chaînes, il y a des petits Harmonie

trous, alors c’est accroché


dans…
Sandy : Si, parce qu’il y a une vis dedans, et après ça tient les
pédales…
Donc les pédales ne bougent pas non plus ?
(Plusieurs) : Ah, si ! Si, si !…
(D’autres) : C’est accroché, mais c’est pas serré…
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Modifier le rapport aux objets (technologie) 163

Alors le rond du milieu ne bouge pas…


Romain : Non.
Flavien : Si !
Il n’y a que les pédales qui bougent, le rond ne bouge pas ?
(La classe est partagée à nouveau. Les discussions s’engagent entre les
enfants…)
Reprenons ce que vous m’avez dit : la chaîne est sur le rond qui n’est pas
loin des pédales. Cet ensemble, c’est le « pédalier » (qui comprend les pédales
et le grand pignon).
Et après, où est la chaîne ?
Benjamin : Sur la roue arrière.
Quelqu’un peut nous expliquer à quel endroit ? (Clélia vient montrer.)
Alors, elle est autour de la roue arrière, cette chaîne ?
(Plusieurs) : Non ! Au milieu.
Romain : Parce qu’il y a un truc en fer… un truc en fer qui tient
pour les vitesses…
Ah ? Il y a un autre truc en fer ?…
(Plusieurs) : Oui…
Jérémy : Où il y a des piques et comme la chaîne…
Clélia : Il y a des machins qui tournent…
Romain : Ça a des piques et comme la chaîne a des trous, ça avance
et quand on change les vitesses…
Eh bien, le deuxième rond de la roue arrière avec des dents, c’est le « pignon ».
Romain (de plus en plus excité) : Est-ce qu’il y en a qui ont fait le
dérailleur, là ?…
Qu’est-ce que c’est que ça ? Ça permet de faire quoi le dérailleur ?
Certains : De dérailler, de pédaler…
Clélia : De changer de vitesse.
Mickaël : Et parfois la chaîne s’enlève quand je change les vitesses…
Pourquoi est-ce que vous changez, vous ? Quand vous changez les vitesses,
qu’est-ce que ça fait ?
Clélia : La chaîne, elle descend…
Pourquoi changez-vous ?
(Plusieurs) : Pour aller plus vite !…
(D’autres) : … Ou moins vite. Parfois pour monter…
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164 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

Alors pour monter, vous mettez sur plus vite ou moins vite ?…
(Plusieurs) : Moins vite !…
(Chacun y va de son expérience référante, resituant le contexte : la côte à grim-
per…).
Nous allons vérifier avec un vrai vélo…

Les enfants, soumis à la seule question de la fonctionnalité (« Est-ce


que ça peut marcher ? ») ont été amenés à faire l’inventaire des éléments
indispensables (pédales, guidon, selle, freins… puis chaîne), et à en
reconstituer mentalement les fonctions (pour que ça soit un vrai vélo
qui marche, il faut au moins…), sans que cela soit explicite. Les dif-
férents organes étaient initialement juxtaposés, tant dans les dessins
que dans l’inventaire, avant que ne soient réfléchies leurs relations,
en particulier au travers de la réflexion sur la chaîne, mais aussi à pro-
pos des axes (des roues comme des pignons).
Ainsi, la chaîne est accrochée : (Fonctions sous-jacentes.)
1- (Plusieurs) : … Avec les pédales. (Entraînement.)
2- Mickaël : Avec autre chose. (Hypothèse d’une fonction.)
3- Romain : … À une roue. (Relation à un autre organe :
transmission.)
4- Claire : … À la roue arrière. (Positionnement.)
5- Harmonie : C’est pour les vitesses. (Transmission différentielle.)

Une deuxième intervention magistrale va obliger les enfants à réflé-


chir à la notion d’axe, à partir du problème de l’accrochage des roues.
S’ils s’appuient dans un premier temps sur leur mémoire visuelle et
kinesthésique (« au guidon, il y a une sorte de barre »), l’interpellation
critique (le bord de la roue accrochée au cadre ?) va relancer l’in-
terrogation. Flavien nous sortira alors de l’impasse, grâce à son expé-
rience réfléchie : « c’est une barre comme ça qui tient aux vis. Ça tient la
roue et ça tourne… ». On peut faire l’hypothèse d’une attention aux
objets mécaniques qui est peut-être en lien avec l’expérience fami-
liale : son père est ajusteur-mécanicien… et adore bricoler !
On voit pourtant par la suite que son intervention ne suffit pas à
ce que tous comprennent. Claire, en reprenant l’idée de milieu (de
la roue avant jusqu’alors), déporte l’attention sur le milieu du vélo
(« il y a un autre machin… le rond »), reprise par Flavien (« Et en plus,
il y a la chaîne aussi »). Tous deux contribuent à brouiller l’endroit de
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Modifier le rapport aux objets (technologie) 165

l’attention (endroit au sens spatial et conceptuel) : ici encore, la pen-


sée par complexes en chaînes. Lorsqu’est posée la question de l’at-
tache de la roue arrière, certains enfants, d’emblée, ne sont pas sûrs
que ce soit la même chose que pour l’avant. Il faudra que Sandy expli-
cite : « Si, ça tourne, parce que c’est une vis au milieu et après ça tient ».
Le problème des axes permettant la rotation des roues tout en les
reliant de manière fixe au cadre étant résolu, je propose alors de reve-
nir à la chaîne, en prenant appui sur les deux seuls dessins où elle est
représentée. Là encore, l’« erreur » va être tremplin pour relancer la
réflexion, permettre la découverte du grand pignon, puis la liaison de
celui-ci avec les pédales. Un nouveau problème va émerger : la ques-
tion du mouvement de ce pignon par rapport aux pédales. La classe
restera partagée. Pourquoi ? Sandy a bien réinvesti la notion d’axe pour
expliciter la liaison entre le « rond » (grand pignon), où s’accroche la
chaîne (« la chaîne, il y a des petits trous, alors c’est accroché dedans »), et
les pédales : « Si, parce qu’il y a une vis dedans, et après ça tient les pédales ».
Pourtant, le mécanisme est complexe à comprendre : les pédales ont
un mouvement plus ostensible que le grand pignon, surtout quand
l’observateur est sur le vélo, à la verticale de ce dernier !
Nous mesurons ici la prégnance de l’expérience qui, selon Bachelard,
est un des obstacles majeurs au mouvement de la pensée : « En fait,
on connaît contre une connaissance antérieure […]. Dans la formation d’un
esprit scientifique, le premier obstacle, c’est l’expérience première 6 ». Autrement
dit, pour parvenir à savoir, il faut opérer une rupture avec l’expé-
rience, avec ce qu’on sait déjà, en particulier avec ce que nous ensei-
gnent nos sens. Si tous pratiquent, savent faire du vélo, tous ne
« savent » pas le vélo. Pris dans un rapport d’usage, les enfants ne
connaissent l’objet qu’à travers sa fonction pragmatique, utilitaire (à quoi
ça sert ?) qui en constitue le sens, alimenté et légitimé par leur expé-
rience : faire du vélo permet d’aller plus vite qu’à pied… en se fati-
guant moins. Entretenant un rapport pratique à l’objet, l’enfant ne
l’a pas « mentalisé » (s’il avait eu à réparer des pannes, il aurait pro-
bablement développé une autre attitude : le dysfonctionnement l’au-
rait obligé à problématiser en retour… le fonctionnement). Englué
dans son expérience, l’enfant ne « sait » du vélo que ce que ses sens
lui enseignent : ça roule, on peut s’asseoir et aller où l’on veut. Rien

6. G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique (1938), Librairie philosophique


J. Vrin, 15e éd., 1993, pp. 14, 23.
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166 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

d’étonnant alors que personne n’ait oublié les roues, la selle et le gui-
don ! Les premiers dessins ont été les témoins de cette conception
attachée à la fonction utilitaire.
La mise à distance provoquée par l’affichage de ces dessins, et l’ap-
pel à une observation critique de la classe ont déporté l’attention des
enfants vers une autre fonction de l’objet : la fonction technique (com-
ment ça marche ?), c’est-à-dire vers les relations qui existent entre les
différents organes, leurs dispositions, leurs formes, leurs montages 7.

Si les enfants s’appuyaient initialement sur leur mémoire visuelle et


kinesthésique, l’interaction critique a poussé à l’argumentation. Il y a
eu ainsi reconstitution de la fonction de la chaîne, qui a elle-même
suscité une compréhension des fonctions du pédalier et du pignon,
de leur relation. Cette réflexion a fait appel à la notion d’axe, et la
(re)découverte du dérailleur a sensibilisé au principe de démultipli-
cation. S’il réactivait les savoirs et expériences individuelles, ce travail
a surtout aidé au dépassement des manières de voir (au sens premier
du terme).
L’observation qui suivait a « revisité » le vélo, grâce à un regard plus
aiguisé, car le moment précédent avait permis la constitution d’une grille
d’interrogation. La critique des premiers dessins a provoqué étonne-
ments, questions et hypothèses explicatives. L’observation permettrait
(éventuellement) de les justifier. Chacun étant alors en recherche de
validation, le moment fut très attendu. Les seconds dessins montrent
le chemin parcouru par les enfants, passés du dessin figuratif (chargé
de subjectivité, où les éléments sont juxtaposés) à ce qui ressemble
plus à un dessin d’observation (décentration de l’observateur, souci
de précision), qui essaie d’« expliquer », dans l’esprit du schéma tech-
nique, visant la lisibilité des relations entre les différents organes (les
deux productions sont mises côte-à-côte afin de pouvoir apprécier les
déplacements produits). Comme précédemment en lecture, on trouve
les évolutions les plus remarquables chez les enfants initialement « pas-
sifs-récepteurs » : tous ont réinvesti l’accrochage des roues au cadre,
et pour un certain nombre, la place de la chaîne.

7. La mobilisation sur le principe de fonctionnement exige la suspension de l’usage


pratique. Ici comme à propos de l’écrit, l’activité n’est pas de même nature, n’a pas
le même but et ne met pas en œuvre les mêmes moyens (visée pragmatique : se
déplacer ; visée compréhensive : réfléchir sur le principe).
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168 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

PARTIR DE L’OBJET POUR SE CENTRER


SUR SON PRINCIPE

Si les enfants ont opéré une première mise à distance réflexive à


propos du vélo, la séquence précédente n’a fait qu’effleurer le prin-
cipe qui permet d’aller plus vite tout en se fatiguant moins. La réflexion
s’était terminée sur le rôle du dérailleur, qui permet « de changer de
vitesse (et parfois notre chaîne saute à cette occasion)… pour aller plus vite
ou moins vite (pour monter) ». Afin d’affermir la notion d’axe et le
concept de démultiplication, trois séances ont suivi, au cours desquelles
il s’agissait de réaliser des montages avec le matériel suivant : roues
dentées de différentes tailles, supports plastiques (plaques emboîtables
à trous), et axes enfichables. Le travail était réalisé par groupes de
deux, sur des consignes à chaque fois semblables.

Première séquence
Chaque groupe a deux ou trois plaques, deux roues de taille iden-
tique. La consigne est simple : « Faites marcher… ». Très vite, les enfants
disent : « On ne peut pas faire tenir les roues ! » et demandent de quoi
les fixer sur les plaques (prise de conscience de la nécessité des axes).
Chaque groupe en demande autant qu’il veut. Les enfants font leurs
montages, puis les montrent à la classe : certains ont superposé les
roues, mais le plus souvent, les groupes ont réussi par tâtonnement à
articuler l’ensemble. Ils réalisent ensuite des dessins, qui sont affichés
et soumis à l’observation critique de la classe, sur la consigne : « Tel
qu’il est représenté, le montage peut-il marcher ? » (Ne sont présen-
tés ici que quelques dessins parmi les plus représentatifs, qui furent
l’objet de discussions fructueuses).

« Ça ne peut pas marcher, parce que


les roues ne se touchent pas. »
Ce à quoi plusieurs rétorquent :
« Si !… S’il y avait une chaîne, comme
sur le vélo ! »

(Corinne – Sandy)
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Modifier le rapport aux objets (technologie) 171

vite. Les représentations graphiques sont alors techniquement cor-


rectes, et centrées sur l’essentiel du mécanisme.

Émilie/Claire

Par la suite, nous réaliserons des montages avec trois, quatre, cinq
roues dentées. À cette occasion, un élève remarquera que « Toutes les
deux roues, ça tourne dans le même sens ». Après avoir réfléchi à la raison
des vitesses différentes (le nombre de tours des roues en rapport inver-
sement proportionnel avec leurs nombres de dents respectifs), nous
ferons quelques projections avec des données chiffrées simples (mul-
tiples de 10). Les enfants trouveront les réponses… et reparleront du
dérailleur du vélo.
Ces séquences ont permis de travailler en parallèle :
– le concept de démultiplication, par l’entremise des engrenages (il
semble difficile d’aller plus loin dans la mathématisation, surtout en
début de CE1) 8 ;
– la notion de schéma technique, qui — contrairement au dessin —
vise à rendre compte de l’essentiel d’un principe (ici mécanique), dans
une représentation soucieuse de précision et de concision, débarrassée
des détails annexes du réel (configuration externe au mécanisme : sup-
port, aspect du matériau lui-même). Les différentes représentations
illustrent les étapes de ce dégagement du perçu vers le représenté (au
sens littéral), qui exige une codification. Ce travail de formalisation pro-
gressive demande du temps, mais ce temps est indispensable : au-delà
de la représentation, il forme les enfants à la pensée réflexive, à la
compréhension interne des règles du codage. Ce mouvement autour

8. Au cycle 3, les engrenages peuvent être le support d’un travail en mathématiques


sur le concept de proportionnalité. Voir à ce sujet GFEN-28 (coll.), Spécial géométrie,
Chartres, 1993.
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Modifier le rapport aux objets (technologie) 173

Le travail précédent avait permis de découvrir de nombreuses utili-


sations d’engrenages : jouets, montres, horloges, essoreuses à salade,
ancien batteur à œufs, etc. Après avoir modifié le rapport aux objets
par un dégagement de la vision utilitaire (afin d’accéder au « secret
des choses »), le dernier volet proposait une mise en perspective his-
torique. Individuellement, il s’agissait de classer différents cycles (ini-
tialement, sans indication de date ni de nom).

Après la confrontation par groupes, la présentation des résultats fut


l’occasion d’une explicitation des critères qui avaient prévalu. Si la
Draisienne fut reconnue incontestablement comme la plus vieille (car
en bois, « sans pédale et avec un drôle de guidon »), suivie par le grand Bi
à la roue démesurée, les autres choix ont exigé des enfants une obser-
vation plus attentive des différents systèmes de transmission. Le paral-
lèle avec les premières représentations des enfants était troublant,
donnant à voir les balbutiements techniques dont ces objets aussi
étaient témoins. Au-delà de la validation de leur classement, les enfants
se sont montrés passionnés par cette dimension historique, les intro-
duisant dans l’aventure humaine. « L’histoire des techniques et la techno-
logie dans toute l’acceptation du terme ne seraient-elles pas qu’une seule et
même discipline 9 ? ».
Une fois le classement réalisé, une intervention magistrale a validé
leur choix, occasion d’un apport d’informations historiques, sur la
base des éléments suivants.

L’ÉVOLUTION DU CYCLE :
QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES 10

LA DRAISIENNE : 1795
Doit son nom à son inventeur, l’allemand K. L. Drais. Cette machine
avait deux roues à jantes, reliées par un cadre en bois et une selle rudi-
mentaire. Le conducteur, assis à califourchon, se propulsait en frappant
le sol de ses pieds. La roue arrière était fixe, la roue avant était montée
sur une fourche pivotante qui portait un guidon. Cet engin, rudimentaire,
allait néanmoins quatre fois plus vite qu’un piéton.

9. Y. Deforge, intervention à la table ronde sur l’Histoire des sciences et des techniques
dans l’enseignement, (Cité des Sciences), novembre 1994.
10. Éléments historiques et iconographiques extraits de Jan Tuma, Encyclopédie illus-
trée des transports, Paris, Gründ, 1980, pp. 168-171.
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174 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

LE GRAND BI : 1855
Le mécanicien français P. E. Michaux eut l’idée d’ajouter des pédales à
la roue avant. Ces véhicules n’étaient pas suspendus et leur utilisation
offrait un côté pénible ; on les appelait des « boneshakers » (« secoue-os » ou
« briseur d’os ») à l’époque. Pour augmenter la vitesse, on donna à la roue
avant des dimensions toujours plus grandes (de 1,5 m à 3 m de diamètre !).
Comme ils étaient dangereux, on se mit à fabriquer, pour les dames et
les personnes âgées, des tricycles qui offraient moins de danger.

LE ROTARY : 1875/LE SOCIABLE : 1880 (tricycles)


Le Rotary était un tricycle, qui conserve la grande roue… mais latérale
(NB : non présent dans les documents à classer). Le Sociable offrait deux
places, entre ses roues latérales, à deux passagers qui pédalaient. Une petite
roue, placée à l’avant, servait à la direction. Pour la légèreté et la vitesse,
les tricycles ne pouvaient lutter avec les vélocipèdes et on cessa de s’y inté-
resser quand parurent les premiers vélocipèdes bas.
Leur ancêtre est le vélocipède Kangaloo, dont la force motrice était trans-
mise des pédales sur l’axe de la roue avant par deux chaînes, alors que
ces tricycles ont une transmission sur les côtés. Sur le Kangaloo, l’indé-
pendance des pédales et de l’axe de la roue avant permit d’abaisser la
selle et l’on put monter et descendre plus facilement de l’engin ; la machine
était plus stable. La transmission par chaîne permit également d’augmen-
ter la vitesse de l’engin tout en diminuant la rapidité pénible du péda-
lage.

LAWSON : 1873
Cet Anglais construisit un vélocipède dont les pédales étaient placées à
la partie inférieure du cadre, entre les deux roues ; une chaîne transmet-
tait l’énergie du pédalage à une petite roue dentée, reliée à la roue arrière :
le pignon.
– 1877 : on utilisa pour la première fois les roulements à billes.
– 1889 : l’Anglais James Starley fabriqua un cadre dont la forme était à
peu près celle utilisée actuellement et réduisit le diamètre des roues jus-
qu’à la mesure des roues actuelles : 28 pouces. Ses vélocipèdes s’adjugè-
rent les premières places dans les courses et se montrèrent également
excellents pour le cyclotourisme : la bicyclette était née 11.

11. Le vélocipède avec deux roues de tailles différentes est appelé bicycle. La bicy-
clette a, elle, deux roues d’égal diamètre, sa roue arrière est actionnée par un système
(pédalier) agissant sur une chaîne.
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Modifier le rapport aux objets (technologie) 175

Ainsi, il apparaît que les procédés techniques inventés l’ont été en


réponse à des problèmes : gain de vitesse, recherche d’économie (opti-
miser le rendement de l’effort par la mise au point du système de
transmission puis l’amélioration du régime), souci parallèle de per-
mettre l’usage de l’engin par le plus grand nombre (réduire la pénibilité,
améliorer la sécurité et le confort).

TECHNOLOGIE OU CULTURE TECHNIQUE ?

Nous avons vu que si la bicyclette était objet d’expériences parta-


gées par les enfants, il avait néanmoins fallu sortir de l’usage pratique
pour « éduquer leur regard ». L’activité a permis d’enrichir leur
manière de voir, de soulever des problèmes conceptuels. Outre leur
passage de l’acte (de l’usage) à la compréhension, ils ont pris
conscience de l’évolution de cet objet technique. Ils ont été très atten-
tifs à cette dimension historique, surpris que l’objet soit lui aussi « sou-
mis à une genèse 12 ».
On ne peut qu’être troublé par les similitudes de la démarche com-
préhensive des enfants avec l’élaboration historique de l’objet : les
enfants ont représenté la draisienne (roues, selle, guidon) avant de
prendre conscience de l’absence de la chaîne, ont initialement atta-
ché celle-ci aux roues (avant et arrière) avant de redécouvrir le péda-
lier, le pignon… puis le dérailleur !
Comment la culture technique s’est-elle constituée historiquement ?
Les plus anciennes techniques (visant à assurer la subsistance
d’abord) ont été inventées puis transmises par l’exemple et l’imita-
tion. Mais elles auraient peu évolué s’il n’y avait pas eu réflexion sur
elles. Lente dans un premier temps, l’évolution témoigne d’un pre-
mier étage réflexif qui amena une amélioration des résultats. Mais un
bond qualitatif a été fait avec l’apparition de l’imprimé. Par ce que
Bernard Lahire appelle la scripturalisation des pratiques, les savoirs
changent alors de nature, échappent à l’expérience, et ouvrent à un
autre rapport au monde, moins immédiat et plus distancié.

12. G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1969, p. 19.
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176 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

« Au Moyen Âge apparaissent des ouvrages imprimés (et illustrés) qui sont
des recueils de pratiques algorithmisées. On passe d’un mode de transmission
oral et ésotérique à un exposé écrit dont la présentation nécessite une mise en
ordre des pratiques décrites et la mise au point d’un vocabulaire écrit et gra-
phique. C’est un nouvel effort de réflexion que l’on peut retenir comme ayant
produit un peu plus de culture pour les lecteurs de ces ouvrages et une approche
plus raisonnée des pratiques pour les praticiens. Bien que le terme n’ait été
employé que plus tard, on peut déjà parler d’une technologie pratique ou pro-
fessionnelle qui vient surmonter les savoir-faire primitifs 13. » Il faudra
attendre le XVIIe siècle pour voir apparaître des ouvrages qui se déga-
gent des cas particuliers pour présenter inductivement des lois, des
principes, des préceptes, des règles. Toutefois, cela se fera à partir de
la réflexion sur les résultats précédents.
Ce qu’ont vécu les enfants a quelque chose à voir avec ce mouve-
ment. Partis de leur savoir-faire pour arriver à une mise en forme
réfléchie (s’efforçant de traduire les relations entre les éléments), ils
sont passés du vécu au représenté. Ensuite, ils se sont confrontés à la
nécessité de la mise au point d’un vocabulaire graphique. La réflexion
historique a permis d’enrichir le sens du travail réalisé, tout en renou-
velant leur rapport aux objets du quotidien.

13. Y. Deforge, « Technique et culture », document inédit, reprenant le propos de


son ouvrage : De l’éducation technologique à la culture technique, ESF, 1993. (Souligné par
J. Bernardin).
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CHAPITRE
7

Approche de la rationalité
(géométrie)

P iaget insiste sur la primauté de l’expérience dans la genèse de la


connaissance, mais celle-ci (rassembler sous un critère unique des objets
différents, les comparer entre eux, etc.) doit devenir objet de prise de
conscience et de pensée par abstraction réfléchissante 14. La réflexion épis-
témologique converge sur la nécessité de prendre appui sur le carac-
tère empirique qui a caractérisé les premiers objets de la géométrie, car
son refus « constitue un blocage qui met l’apprenant dans l’incapacité de s’ini-
tier à la rationalité géométrique ». Pour Rudolf Bkouche, « celle-ci, réduite au
discours rationnel, perd sa signification 15 ». Partir de l’expérience, au double
sens de prendre appui sur elle et de s’en éloigner afin d’accéder aux
concepts, c’est ce qu’a tenté le présent travail, limité ici aux toutes pre-
mières séquences sur les solides, en début de CE1. Faute de place, seules
les analyses de ces séquences seront présentées, de manière succincte.

CLASSEMENT DE SOLIDES

Les enfants disposent, par groupes de quatre, de différents solides.


Les collections sont constituées d’objets du quotidien, de formes réa-
lisées en carton fort ou de solides en bois. La consigne est : « classez

14. J. Piaget, Recherches sur l’abstraction réfléchissante, 1, PUF, 1977.


15. R. Bkouche, « Enseigner la géométrie, pourquoi ? », in Repères-Irem, octobre 1990,
repris dans R. Bkouche, B. Charlot, N. Rouche, Faire des mathématiques : le plaisir du
sens, A. Colin, 1991, p. 161.
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Approche de la rationalité (géométrie) 179

« ronds » (boîtes arrondies et « barreau »), les « arrondis » (verre et objet


ovoïde), les « rectangles » (parallélépipèdes rectangles). Le troisième
groupe reprend cette généralisation (« rond » pour : récipient, boule,
pot de colle). Le quatrième groupe hésite : il y a les « formes rondes »
(boîtes de camembert) et les ronds « normaux » (cylindres divers,
pleins). Faut-il mettre avec eux les cylindres évidés ? Finalement, le
groupe choisira de les regrouper (« On les a mis ensemble… Ceux un peu
plus allongés, et ceux plus larges »), reconnaissant une même « famille »
(les cylindres).
3 – Éprouver les limites de ces critères.
Bien sûr, les enfants fonctionnent à partir de leurs référents, de leur
« connu ». Au niveau des formes, ce sont essentiellement des déno-
minations afférentes à la géométrie plane, dont ils ont largement
entendu parler à la maison et à l’école maternelle : carré, rond, rec-
tangle, triangle. Le classement les amène à la conscience d’une
impasse : peut-on classer les carrés « plats » avec les autres « carrés » ?
Et les différents « ronds » ? Ils se rendent alors compte de l’insuffisance
de leur désignation, et de la nécessité d’affiner le vocabulaire pour
rendre compte de ces différences. D’abord, ils vont utiliser des adjec-
tifs pour les qualifier : « plus larges », « plus gros », « plus fins » ; « arron-
dis » ; « ronds normaux », « plus allongés, plus larges » ; « plus fins, plus
aplatis ». Par la suite, le quatrième groupe ayant une famille innom-
mable (prisme droit à base hexagonale) va aller chercher un référent
dans des objets du quotidien : « comme le panneau “Stop” ». Exemple
que suivra le cinquième groupe (« les boules » [sphères et demi-sphères] ;
« les barreaux » [cylindres]).
4 – Inventer un vocabulaire spécifique.
Par la suite, cela sera repris pour différencier plusieurs formes, nom-
mées jusqu’ici de façon semblable (« triangle », « carré », « rond »…). Par
la proximité qui met en valeur leurs différences, les enfants réalisent
que ces singularités exigent plus qu’un qualificatif (qui les laisse dans
la « famille » initiale), et méritent une appellation spécifique, afin de
les désigner sans équivoque, en tant que catégories. Un enfant pro-
posera « pyramide » pour différencier celle-ci du prisme droit, d’autres
essaieront de nommer le prisme droit à base trapézoïdale : « comme
un toit ou une maison ». Lors de la récapitulation collective, « cube » sera
proposé à la place de ce qui était nommé jusqu’alors « carré » ou « dé »
et le « cône » finira par être différencié de la pyramide à cause de ses
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180 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

arrondis (le prisme droit à base triangulaire restera provisoirement


nommé « toit de maison »).
Le problème de la différenciation entre réalités de la géométrie
plane et solides étant posé (et en partie résolu), l’acquisition du voca-
bulaire géométrique s’arrêtera là.

DÉCRIRE UN SOLIDE SANS LE VOIR

Dans un premier temps, chaque groupe de quatre classe différents


polyèdres. À partir de ces classements, rapides et très convergents,
sont nommés : le cube (différencié du « carré plat ») ; le parallélépipède
rectangle ou pavé (distingué du « rectangle ») ; la pyramide (opposée au
cône, « arrondi ») ; le « toit de maison » (provisoirement). Puis il s’agit
de reconnaître par stéréognosie : retourné et mains dans le dos, un
enfant reçoit un solide et doit le décrire — sans le nommer — afin
qu’un autre puisse retrouver le solide correspondant. Cette situation
va contraindre à l’exploration tactile et à une verbalisation plus pré-
cise. Suite à plusieurs essais infructueux montrant les difficultés d’une
description claire et non ambiguë, nous faisons le point. L’accord se
fait sur la nécessité de donner le nombre de « côtés » (en fait, de faces),
le nombre de « pointes ». Après une mise en parallèle avec la déno-
mination utilisée en géographie, est validé le vocabulaire spécifique
proposé par les enfants, désignant les sommets. En revanche, le voca-
bulaire différenciant face et arête n’est pas abordé, la notion de « côté »
suffisant ici à désigner une réalité commune. Toutefois, après plusieurs
nouveaux essais, les enfants prennent conscience de la persistance de
nombreux « à-peu-près » dans le comptage des éléments susdits qu’il
nous faudra régler : la pyramide a-t-elle quatre ou cinq « côtés » ? Et
le cube : cinq, six ?…
Cette séquence, après avoir renforcé la nomination des solides, a
posé un nouveau problème de vocabulaire, afférent cette fois aux
caractéristiques descriptives des polyèdres. Le fonctionnement « en
aveugle » de ceux qui étaient chargés de les décrire (comme de ceux
qui devait rechercher à partir des indications) a montré la nécessité
de s’entendre sur une codification descriptive, et d’en définir les
termes. Cette exigence ayant été perçue, le terme « sommet » désignant
désormais une réalité bien cernée, identifiée sans ambiguïté, pouvait
se substituer à celui de « pointe ».
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Approche de la rationalité (géométrie) 181

CONSTRUIRE UN CUBE SANS MODÈLE

Après un court rappel de la séquence précédente, les enfants sont


invités à construire un cube avec du papier-dessin à gros carreaux et
des ciseaux, sans autre aide que leur « mémoire » du cube, qui leur
est présenté de loin. Une fois réalisées, les productions sont soumises
à l’examen critique de la classe. Invités à échanger à propos des ava-
tars de leurs constructions, les enfants parlent d’abord des aspects
annexes d’assemblage : « on n’arrivait pas à l’attacher », « c’était dur à col-
ler », puis abordent les problèmes d’éléments constitutifs, révélés « en
creux » grâce aux difficultés rencontrées. Cela commence par Clélia :
« la dernière pièce, vers le haut, elle était dure »… En fait, elle révèle alors
l’oubli quasi général de la sixième face, celle qui ne se voit pas ! On
peut relier cet oubli au fait qu’il est difficile d’imaginer au-delà de ses
sens, que savoir exige un dépassement de l’expérience sensible (obs-
tacle que nous avons déjà évoqué). Sandy parle de sa difficulté à assem-
bler, amorçant par là le problème des dimensions des faces. Flavien
continue en posant implicitement celui des arêtes : « ça ne voulait pas
rester droit quand je collais ». Repris par d’autres, cela va créer le besoin
du dépassement. L’échange sur ces aspects techniques — qui ont per-
mis d’éprouver dans le réel, le faire — amènera à passer de l’expres-
sion des difficultés à la problématisation des « règles » de construction.
(Là encore, il s’agissait de dépasser la centration sur l’action pour
accéder aux principes).
Les façons d’assembler avaient été diverses. Ceux qui avaient com-
mencé à résoudre certains problèmes d’assemblage proposeront des
techniques : « plier les côtés » ; « plier et coller avec les autres côtés »… Puis,
invités à parler des éléments constitutifs, les enfants insisteront sur
les six « morceaux », l’impasse de la construction en ayant révélé la
nécessité. Va être alors posé le problème du vocabulaire, amenant
plusieurs à reprendre le terme « côté ». L’intervention de Mickaël,
qui éprouve le besoin de préciser (« côtés plats »), peut être inter-
prétée comme un symptôme du trouble ressenti intuitivement, par
rapport à ce qu’il connaît des côtés du carré (qui sont ici arêtes et
non faces).
Ayant un référent commun, les enfants n’auront aucune difficulté
à s’entendre à propos des sommets, dénombrés rapidement. L’analyse
du cube le mieux réussi, grâce aux contrastes avec les autres, nous
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182 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

permettra d’avancer dans la problématisation. Grâce à la médiation


du langage, va s’opérer une conceptualisation progressive des carac-
téristiques du cube : « les côtés sont bien faits » (arêtes nettes) ; « les côtés
bien plats » (faces plates) ; « il n’a pas de trou » (isométrie des faces) ; « il
est bien carré » (spécificité du cube) ; « un VRAI carré ! Ici, ici, ici… »
(Toutes les faces sont des carrés).
La suite nous obligera à affiner d’autres caractéristiques. Certains
ajoutent qu’il faut que les sommets soient « bien faits, pointus et droits ».
Appelés à expliciter avec un des cubes construits, ils remarquent que
pour qu’il en soit ainsi, il ne faut pas que ce soit « arrondi ». En fait,
on va alors s’apercevoir qu’il nous manque un mot pour désigner ce sur
quoi un enfant passe son doigt : jusqu’ici, nous n’avions eu besoin
que de « côté », car les situations n’exigeaient pas plus de précision et
les référents semblaient clairs, sans ambiguïté. Replaçons-nous dans
l’échange :
Comment appeler cela ?
(plusieurs) : « Comme une ligne » ; « … un côté droit. »
Et ça ?
Mickaël (reprenant sa désignation précédente) : « Un côté plat. »

À nouveau, devant le manque, les enfants utilisent des adjectifs (droit,


plat) pour nommer ce qui mérite une appellation spécifique désignant
des catégories différentes. Le moment sera venu d’apporter le voca-
bulaire spécifique qui différencie les deux concepts désormais « recons-
truits » par la classe : face et arête.

IMAGINEZ LE DÉVELOPPEMENT DU CUBE…

Suite à la confection des cubes, et après avoir eu une réflexion cri-


tique sur les difficultés rencontrées, les enfants étaient appelés à en
imaginer le développement (« Pour pouvoir le refaire, mais à partir
d’UN SEUL morceau de papier… »). Après que proposition ait été
faite de représenter les endroits à plier par des pointillés, les pro-
ductions sont affichées pour l’avis critique de la classe (ici, elles sont
numérotées selon leur ordre d’affichage… ordre soigneusement choisi
par le maître !).
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Approche de la rationalité (géométrie) 183

1. 2. 3.

4. 5. 5’.

6.

Dans cette séquence, il était demandé aux enfants un effort de


conceptualisation supérieur : après avoir manipulé et classé différents
solides, puis reconstruit un cube matériellement, il s’agissait de le recons-
truire mentalement. La séquence avait pour objectif de renforcer ce qui
avait été vu la fois précédente, mais à travers un réinvestissement créa-
tif. Après être passé de deux dimensions (la feuille de papier) à trois
(le cube), il s’agissait d’opérer le mouvement inverse : « déconstruire »
mentalement les trois dimensions pour revenir au plan. Au cours de
l’analyse de la construction, s’était imposée la nécessité de décompo-
ser en éléments, de préciser, de se donner des repères communs en
nommant ce qui méritait d’être différencié. Comment ces repères sont-
ils réinvestis ? C’est ce que nous allons voir en suivant les échanges
autour des différentes propositions, numérotées dans l’ordre de l’af-
fichage au tableau.
1 – Il est clair pour tous que cela ne peut faire un cube. Les enfants
y reconnaissent une figure de géométrie plane (« un carré »). Pour
Claire, « on n’a qu’une face ».
2 – La proposition est refusée, car les faces ne sont pas de la même
taille. D’autre part, la partie centrale n’a pas la forme convenue (« en
bas, c’est rond »), et constitue même une face supplémentaire (« Il y a
trop de côtés… [repris]… de faces »).
3 – Proposition plus précise, mais pas retenue (« il faudrait encore une
face… »).
4 – Ce tracé soulèvera beaucoup de réactions, montrant par ses
manques la nécessité : de faces identiques (« Y en a des petites et des
grosses »), en nombre suffisant (« que cinq »), articulées dans un agen-
cement précis, qui préserve pour chacune la possibilité d’un pliage
indépendamment de toute autre face (« Y a un truc qu’on peut pas plier »).
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184 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

5 et 5’– La classe est plus partagée, le débat s’amplifie : il y a bien


six faces, facilement pliables, mais ces faces ne sont pas identiques.
6 – Il y a unanimité. La proposition est satisfaisante, et répond à
toutes les exigences précitées : six faces carrées de dimensions sem-
blables, articulées dans une organisation spatiale qui permet un mon-
tage aisé (plusieurs enfants avaient fait une proposition identique).
Les procédés répondant aux problèmes spécifiques d’assemblage
ayant été reprécisés (ajout de languettes et pliages nets), la construc-
tion du cube à partir d’un patron préparé à l’avance se fera rapi-
dement.

La séance qui avait précédé partait du faire pour ensuite réfléchir,


analyser difficultés et réussites. Prenant appui sur le global complexe,
les enfants avaient fini par décomposer les caractéristiques des diffé-
rents éléments constitutifs. Cette fois-ci, il fallait repartir des éléments
de base pour les ré-assembler. L’ensemble des séances faisait ainsi alter-
ner construction, déconstruction et reconstruction, afin de permettre
un étagement conceptuel de plus en plus élaboré : démarré dans le
tâtonnement intuitif, le travail se poursuivait jusqu’à l’élaboration men-
tale, la reconstruction pensée, réfléchie, conceptualisée. Y a-t-il eu des
effets consécutifs à cette activité ? Plusieurs éléments permettent de le
penser :
– La rapidité avec laquelle les enfants ont pu réaliser le cube au
terme de ce travail, qui laisse supposer que leurs gestes, intégrés dans
un projet défini, étaient plus précis, plus directement opératoires. Les
impasses précédemment rencontrées — que ce soit pour les caracté-
ristiques des éléments constitutifs ou les problèmes d’assemblage —
leur avaient probablement servi à anticiper les difficultés, donc à les
éviter.
– La constitution de la « carte d’identité » du cube (qui s’est faite
ultérieurement), essayée d’abord sans que les enfants puissent le mani-
puler, s’est faite très rapidement. Cela semblait étonnant, surtout lors-
qu’il s’est agi de donner le nombre d’arêtes. Jubilants de leur capacité
à trouver la bonne réponse et appelés à expliquer comment ils avaient
fait pour découvrir, plusieurs enfants ont dit : « Je l’ai vu dans ma tête ! »
(Pour le pavé, ils ont tout de suite dit : « C’est comme le cube… »).
– Le réinvestissement — à nouveau créatif — au sujet d’autres solides
(pyramide, pavé, prisme) a, lui aussi, été démonstratif des effets struc-
turants de l’activité précédente.
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Approche de la rationalité (géométrie) 185

NAISSANCE DE LA GÉOMÉTRIE

Ce cheminement intellectuel des enfants a-t-il à voir avec la construc-


tion historique des concepts géométriques ? Revenons aux moments
fondateurs de la géométrie.
En même temps qu’ils mettent au point l’alphabet en menant à son
terme une analyse phonologique de leur langage oral, les Grecs repen-
sent l’espace, le rationalisent. Vers 600 avant J.-C., Thalès et l’école de
Milet vont reprendre l’héritage des Babyloniens et des Égyptiens. Au
fatras des observations consignées dans des tables astronomiques, vont
faire place des lois instituant une idéalité de l’espace, grâce à l’in-
vention de la représentation permettant d’« admirer, à partir d’un point
de mire, le monde-spectacle ou théâtre 16 ».
Ne pouvant accéder à la mesure immédiate de la grande pyramide
de Gizeh, Thalès a dû chercher à en déterminer indirectement la
grandeur. Ce qu’il fit grâce à la reproduction de la pyramide.
Autrement dit, la géométrie résulte d’une ruse, d’un détour, consis-
tant à construire une réduction de la pyramide, activité pratique per-
mettant de « voir » — de théoriser donc — sans contact direct avec
l’objet. La géométrie naît de l’étude d’un solide, justement parce qu’il
résiste à la clarté, à la transparence, et exige l’invention d’une nou-
velle grille de lecture.
Comment connaître la pyramide autrement qu’en attaquant ses dif-
férentes faces ? Comme la technique architecturale et la pratique du
maçon, la géométrie de Thalès s’attache à « traiter un solide par réunion
de toutes les informations recueillies sur les divers plans qui peuvent en par-
ler ». Parallèlement au système alphabétique de l’écrit, qui s’émancipe
de la représentation figurative et permet de prendre du champ par
rapport à la réalité qu’il désigne, la géométrie grecque va discourir
sur le dessin, formaliser la forme, établir des conventions. Thalès va
ainsi désigner « ce que dit le mot écrit : la classe des formes semblables de
toutes tailles ».

Si l’on considère l’activité des élèves, on peut repérer des analogies


quant au mode d’approche de la rationalité géométrique :

16. M. Serres, Les Origines de la géométrie, Paris, Flammarion, 1993, p. 127 (Les cita-
tions suivantes sont extraites du même ouvrage, respectivement p. 210 et p. 172).
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186 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

– le classement des solides, initialement par le classement d’objets


usuels de factures et de tailles différentes, a permis aux enfants de
distinguer des formes semblables indépendamment de tout autre cri-
tère (occasion de rompre avec le rapport pratique aux objets, pour
ne plus considérer que leur forme) ;
– la construction du solide qu’on ne peut pas toucher, et qu’il faut
donc traiter de façon pratique, activité empirique intuitive suivie d’un
temps de réflexion qui permit de revenir sur les différentes informa-
tions le singularisant, dans un souci d’exhaustivité et de précision ;
– le passage par le langage (logos des Grecs), qui opère la décons-
truction/reconstruction intellectuelle, choisissant pour ce faire conven-
tions, codes et mots pour désigner les réalités formelles qui concourent
à informer sur ces idéalités.
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CHAPITRE
8

Déplacement cognitif
et résistances subjectives

S i une information peut se transmettre, savoir ne va pas de soi. Sur


le plan cognitif, l’accès au concept exige de pouvoir se dégager de la
connaissance subjective (idée préconçue, opinion, expériences pou-
vant constituer autant d’obstacles épistémologiques 17). Comme nous
allons l’examiner à la lumière des activités précédentes, savoir faire ou
savoir dire n’est pas savoir…
Comment transformer le rapport au monde mis en œuvre dans la
socialisation familiale où, de manière dominante, l’empirisme prévaut ?
Si l’accès à la culture écrite suppose une forme de rationalité parti-
culière, s’il doit y avoir rupture avec l’expérience passée, de quelle
nature peut-elle être afin que cette remise en cause ne soit pas per-
çue comme abandon des repères faisant lien avec les proches ?
Au-delà de la dimension cognitive, on retrouve ici la question iden-
titaire. L’activité scolaire permet-elle de conjuguer permanence et
changement ?

L’ACTIVITÉ DE CONCEPTUALISATION

Faire et savoir
Avec la bicyclette, nous avons vu que savoir exigeait une rupture avec
l’expérience sensible, pragmatique. Pris dans un rapport d’usage à
l’objet, l’enfant doit s’en dégager pour comprendre le principe à

17. Cf. G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, op. cit.


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188 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

l’œuvre. Faire (du vélo par exemple) et comprendre (la manière dont
il fonctionne) sont des activités qui ne mobilisent pas sur les mêmes
buts (seule la panne oblige à descendre du vélo… changeant alors
l’orientation de l’activité). Autrement dit, passer de l’usage pragma-
tique à la compréhension exige réflexivité, mise à distance, décon-
textualisation. Lors de la construction du cube, la démarche initiale
a été celle du bricoleur : il y a eu résolution progressive des problèmes
qui se sont posés dans une logique guidée par la résistance du réel,
du matériau. Les difficultés rencontrées (les erreurs, les « pannes »)
ont permis une réflexion sur les règles de construction. Par la suite,
la démarche tendait à être plus proche de celle de l’ingénieur : les dif-
ficultés étaient anticipées, les différents éléments prenaient place dans
une cohérence globale, vis-à-vis d’un projet et dans une procédure
plus nettement définis. Au lieu d’avancer « en aveugles », les enfants
avaient pré-vu.
Dans les deux cas, savoir a demandé une pause (après ou entre les
différents faire). Selon la langue grecque, savoir signifie : « placer, poser,
[…], faire halte, s’arrêter ». Ainsi, « L’épistémè, savoir ou science, requiert un
lieu stable où le sujet s’arrête, en repos. Et le logos rapporte ou transporte vers
cette station ou cet habitat 18 ».
L’activité a transité par l’analyse des éléments (rôle de la chaîne,
des pignons ; caractéristiques des faces) et par l’identification de traits
distinctifs (rapport de démultiplication pédalier/pignon ; spécificités
des solides par rapport aux figures planes). Puis il y a eu synthèse et
retour à la complexité : reprise du vélo, reconstruction des solides,
afin d’éprouver ce qui s’était construit (« Décomposer et réunir constituent
dans une égale mesure les moments internes à la construction du concept 19. »).
S’il faut s’en détacher, le faire est néanmoins indispensable pour
construire le concept (faire n’impliquant pas toujours réalisation maté-
rielle). Encore faut-il qu’il y ait problème, obstacle, impasse (ou sen-
timent d’incomplétude), grâce auxquels le concept s’imposera autant
comme besoin (comprendre comment ça marche… ou pourquoi ça
ne marche pas), que par son caractère opératoire (grâce à lui, l’obs-
tacle peut être dépassé). Vygotski insiste sur le caractère productif,
créateur du concept et souligne le rôle essentiel joué par l’élément
fonctionnel dans son apparition. C’est seulement lors de l’émergence

18. M. Serres, Les Origines de la géométrie, op. cit., pp. 137-138.


19. L. S. Vygotski, Pensée et langage, op. cit., p. 192.
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Déplacement cognitif et résistances subjectives 189

d’un besoin déterminé, « dans le processus d’une activité appropriée à une


fin, douée de sens, orientée vers un but déterminé à atteindre ou la solution
d’un problème donné, que peut apparaître et prendre forme le concept 20 ».

Dire et savoir
Tant pour la bicyclette que pour le cube, il y a eu reconstruction
intellectuelle : suite aux premiers dessins du vélo (mais aussi pour
analyser les représentations des engrenages), suite aux difficultés ren-
contrées lors de la construction du premier cube. À chaque fois, c’est
grâce à la médiation du groupe que cela a pu se faire. Celui-ci était
l’espace d’interactions critiques ouvrant par la réflexivité à de nou-
velles élaborations plus complexes, soumises à la rigueur de la vali-
dation collective, à l’argumentation, dans une démarche ayant à voir
avec le débat scientifique (débat de preuves).
Par l’intermédiaire du langage, il y a eu passage de l’expression des
difficultés à la problématisation : quelles caractéristiques des objets ?
(Identification de leurs éléments constitutifs comme des relations entre
ces derniers). Dans le même temps, le choc avec la pensée des autres
a poussé chacun à la prise de conscience des faiblesses des proposi-
tions singulières et — progressivement — de la nécessité d’une « codi-
fication » commune : ce qui doit être représenté et sous quelle forme,
tri entre l’indispensable et l’accessoire, mise au point de techniques
et d’un langage spécifiques. Ainsi, au cours des différentes activités,
le langage a joué comme opérateur cognitif pour différentes fonctions
primitives (classification, analyse, symbolisation, synthèse), s’intégrant
à une nouvelle fonction complexe : la formation des concepts.
Autrement dit, le dire a été lui aussi un faire, mais un faire opératoire
pour la pensée : s’exprimer, argumenter ses hypothèses, problémati-
ser, nommer des entités spécifiques (catégoriser).
Dans ce processus, si les mots ont été des médiateurs, nous avons
vu que leurs significations ont évolué. Lors des séquences en géomé-
trie tout particulièrement, nous avons pu noter à plusieurs occasions
ce que Vygotski appelle des pseudo-concepts. Ainsi, les termes employés
par les enfants lors de la première classification, apparentés au voca-
bulaire spécifique de la géométrie plane (ronds, triangles, rectangles,

20. Ibid., p. 151.


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190 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

carrés) pour définir les critères de regroupement des différents solides,


ou le mot « côté » utilisé pour leur description. Cela incite à la plus
grande prudence face à l’utilisation des mots, que ce soit par l’ensei-
gnant ou par les enfants, car ces mots s’avèrent être parfois des écrans
à la compréhension. Pourquoi ? Il nous faut ici revenir sur quelques
étapes de la formation des concepts.
Plusieurs mots (désignant des objets de l’environnement surtout)
peuvent coïncider avec les mots des adultes. Mais si leur signification
se recoupe souvent pour un même objet concret, elle est le produit
d’un mélange syncrétique chez l’enfant.
Avant d’arriver au concept, la pensée passe par différentes étapes.
Dans la première, il y a construction d’images syncrétiques, en liaison
avec les impressions et perceptions de l’enfant. Lors de la seconde, il
y a formation de liaisons, de rapports entre les différentes impressions
concrètes, réunion et généralisation d’objets isolés, organisation et sys-
tématisation de toute l’expérience de l’enfant : c’est la pensée par com-
plexes, les objets ne sont plus réunis sur la base des seules liaisons
subjectives qui s’établissent dans l’impression de l’enfant mais sur la
base des liaisons objectives existant réellement entre eux. Lors des
classements, des critères étaient ainsi privilégiés (la forme des objets,
indépendamment de leur composition matérielle, de leur usage, de
leur taille). Cependant, ces critères restaient empiriques et indiffé-
renciés (« c’est carré », « arrondi », etc.). Les mots des enfants coïnci-
daient avec ceux des adultes dans leur référence concrète, mais pas dans
leur signification.
Après l’opération de classement sur la base des ressemblances, ce
n’est que l’impasse provoquée par la proximité qui appellera à la dif-
férenciation, ouvrant ainsi au concept : les objets sont alors générali-
sés selon un trait distinctif unique. Ainsi, le concept reflète la liaison
et le rapport essentiels, uniformes entre les objets et non plus la liai-
son de fait, fortuite, concrète. Conceptuellement construite, cernée et
différenciée, la signification peut alors être symbolisée par le mot, qui
vient parachever l’élaboration collective. Nous l’avons vu pour le cube
(différencié du carré, jusqu’alors seulement concept potentiel), pour la
face (différenciée de l’arête grâce à l’ambiguïté du terme « côté »). Cela
a aussi été le cas pour les concepts d’axe, de pédalier (« un rond qui
tourne avec la chaîne, il y a une vis qui tient les pédales avec »), de pignon
(« un truc en fer… pour les vitesses » ; « ça a des piques… et quand on change
les vitesses… »).
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Déplacement cognitif et résistances subjectives 191

Tous ces éléments ne font que confirmer — s’il était encore besoin —
l’impossibilité de l’apprentissage de concepts « tout prêts », car « l’en-
fant assimile alors non pas des concepts mais des mots, il acquiert par la
mémoire plus que par la pensée et s’avère impuissant dès qu’il s’agit de tenter
d’employer à bon escient la connaissance assimilée ». L’élaboration concep-
tuelle doit donc précéder la nomination, le vocabulaire suivre la com-
préhension, car « presque toujours ce n’est pas le mot lui-même qui est
incompréhensible mais c’est le concept exprimé par le mot qui fait totalement
défaut à l’élève. Le mot est presque toujours prêt lorsque le concept l’est 21 ».
On peut ainsi comprendre l’incompréhension fréquente chez cer-
tains élèves, mais qui ne se dévoile pas toujours. L’écume des mots
entretient l’illusion de la clarté et de la transparence. Or, l’expérience
humaine le montre, les concepts, codes et langages ne vont pas de soi.
Leur simplicité apparente occulte les processus historiques laborieux
et complexes faits d’essais, d’erreurs, de régression parfois. À travers
les différents domaines abordés (écriture, technologie, géométrie) 22,
nous avons vu que le passage par la représentation constituait un pre-
mier dégagement de l’expérience.
Pourtant, le savoir ne s’est véritablement constitué qu’avec un second
niveau de représentation, qui « décolle » de la référence au réel et ins-
titue des idéalités (signifiant détaché du signifié ; concept incorporé
dans l’objet qui ne se donne pas à voir dans l’usage pratique, schéma
technique qui doit s’éloigner de l’objet pour ne rendre compte que
du principe ; idéalités des figures géométriques indifférentes aux tailles,
formes, matériaux et configurations). Y compris dans le domaine tech-
nologique, le passage par l’écriture a cristallisé ces transformations,
imposé de nouvelles formes aux savoirs.
Cette modification de la connaissance par l’écriture n’a pas que des
incidences sur le rapport au monde physique. L’histoire montre que
l’usage de l’écrit contribue dans le même temps à remanier l’organi-
sation sociale.

21. Ibid., p. 212.


22. Il en est de même pour le principe de numération positionnelle (que nous ne
pouvons développer ici), au regard des travaux de Georges Ifrah (Histoire universelle
des chiffres, Paris, Robert Laffont, 1994).
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192 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

L’ÉCRIT, LIGNE DE DÉMARCATION SYMBOLIQUE


ET SOCIALE23

Dès l’origine, l’écrit sert les rapports de pouvoir. Qui manie l’écrit
peut gérer de plus vastes échanges commerciaux, mais aussi organi-
ser l’espace social par des lois et des codes juridiques. La vie religieuse
n’échappe pas à l’influence de l’écrit : les livres sacrés assoient l’au-
torité du prêtre.
Par la mise en forme qu’il impose, l’écrit codifie les pratiques, pro-
pose une autre vision du réel. Grâce aux traces du passé, l’histoire
peut naître, mais aussi une autre forme de transmission, hors de l’ex-
périence directe. L’invention de l’imprimé rend les sources plus nom-
breuses et plus accessibles, ce qui donne un nouvel élan à la
récapitulation critique des savoirs. Lus par un plus vaste lectorat, les
livres requièrent une standardisation de la typographie et la codifica-
tion de l’orthographe, mais aident aussi à l’expression d’une nouvelle
rationalité. Au XVIIe siècle, les savoirs sont systématiquement interro-
gés, on assiste à un essor scientifique considérable. Désormais, aux
savoirs « locaux » se substituent des lois et des principes plus généraux.

L’ÉCRIT DANS LES RAPPORTS DE POUVOIR

En Mésopotamie la recherche des procédés d’écriture a transformé le


rapport au langage lui-même, mais elle a aussi émancipé la signification
de la situation intersubjective, du vécu, du contexte. Noms, durées, quan-
tités, codes juridiques et « traités » ont contribué à abstraire les pratiques
sociales de la population, opérant de véritables ruptures par rapport aux
« savoirs » et aux droits coutumiers des traditions orales. Fixés par l’écri-
ture, les mythes et les rites deviennent affaire de spécialistes. L’écrit va
ainsi, dès l’origine, installer, objectiver et légitimer les rapports de pou-
voir (temporels et religieux).
Les Grecs organisent la Cité et donnent une nouvelle impulsion à la
connaissance (en philosophie, géométrie, géographie, histoire, grammaire,
etc.) à l’aide de « lois » à portée plus générale, soumises à l’inventaire cri-
tique de la raison. Le lien social, auparavant assuré par le mythe transmis,
est désormais codé sous le nom de République par Platon.

23. Cf. J. Bernardin, « Culture écrite et pouvoir », Dialogue n° 83-84, printemps 1996,
pp. 14-20.
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Déplacement cognitif et résistances subjectives 193

L’imprimé impulse un nouveau mouvement. Des choix s’imposent pour


la typographie et pour la langue écrite, mais aussi pour la mise en forme
des savoirs : présentation, hiérarchisation, vocabulaire écrit et graphique,
etc. En France, du XVIe au XIXe siècle, se met en place une nouvelle confi-
guration sociale, en même temps que se généralise l’usage de l’écrit.
L’Église, l’État, mais aussi les communautés urbaines et rurales alimentent
la demande scolaire : l’écrit sert la religion, le commerce et l’organisation
sociale, non sans effets en retour. Avec la Réforme, la lecture de la Bible
est désormais possible sans intermédiaires, ce qui favorise un remaniement
des façons de penser et de vivre la relation au sacré. La reprise des écrits
de l’Antiquité sous une forme plus accessible, crée les conditions d’un tra-
vail critique, exigeant et créatif. La parution de l’Encyclopédie démulti-
plie les cercles lettrés, transforme non seulement les contenus, mais aussi
l’accessibilité des savoirs, et contribue à un nouveau regard sur le monde
physique. Cette nouvelle vision du réel, tout autant que ce rapport cri-
tique à la hiérarchie ecclésiastique vont s’étendre à l’organisation sociale,
que l’on s’autorise désormais à interroger. Le pouvoir temporel, assis sur
la tradition et le sacré, ne va pas échapper à ce mouvement. La légitimité
de l’organisation sociale, déjà mise à mal par le pouvoir économique crois-
sant de la bourgeoisie qui revendique sa place, sera déstabilisée sur le plan
symbolique par la critique généralisée de la tradition. Ces déplacements
de la façon de se situer face à l’ordre du monde trouveront leur expres-
sion dans les nouveaux modes de pensée scientifique du XVIIe et idéolo-
gique du XVIIIe siècle, ouvrant sur la Révolution.
La révolution industrielle du XIXe siècle va accroître la demande d’école.
Les lois sur l’école obligatoire vont consacrer la domination du modèle
d’alphabétisation centralisé et dirigé par l’État qui — dans un vaste pro-
jet d’intégration culturelle et politique — institue l’école à partir du som-
met. La diffusion de la lecture et de l’écriture va renforcer les clivages de
la société, ceux qui séparent les riches des pauvres, les instruits des illet-
trés, les villes des campagnes, « car si tous les hommes doivent savoir lire et
écrire, alors ceux qui persistent dans l’ignorance sont marqués d’un déficit supplé-
mentaire de considération 24 ». Avec la généralisation des pratiques d’écriture,
se constituent de nouveaux rapports de domination culturels et politiques.
Les cultures, traditions et savoirs populaires sont désormais stigmatisés,
assignés à ignorance…

24. Cf. F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules
Ferry, Tome 1, Paris, Éd. de Minuit, 1977, p. 176.
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194 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

La période révolutionnaire et le début du XIXe siècle voient se dis-


soudre les particularismes régionaux au profit de codifications à por-
tées universalisantes, tant pour ce qui concerne l’espace politique et
juridique que pour les savoirs. Décontextualisés, ceux-ci perdent la
trace de leur origine et des besoins qui les ont fait naître.
Cette réorganisation liée à la logique de l’écrit (cette scripturalisa-
tion) va non seulement porter sur la codification des savoirs, mais aussi
avoir des incidences sur la relation sociale d’apprentissage. Ainsi, les
initiateurs des écoles — que ce soient les frères des écoles chrétiennes
des XVIIe et XVIIIe siècles ou les promoteurs de l’école mutuelle du
XIXe siècle — vont dégager des règles et des principes, isoler les diffi-
cultés, diviser les leçons, faire pratiquer de manière répétitive des exer-
cices progressifs (du « simple » au « complexe »). Désormais, l’école
doit transmettre des savoirs qui ont conquis leur cohérence dans/par
l’écriture (à travers un travail de classification, de découpage, d’arti-
culation, de hiérarchisation, etc.), et elle le fait dans des modalités
marquées par cette nature scripturale : « la formalité des savoirs et les
formes de relations sociales au sein desquelles ils sont “transmis” sont profon-
dément liés 25 ».

Or, cette forme scolaire s’oppose à l’apprentissage par et dans la


pratique, transmis par l’expérience. Cela vaut pour toute connaissance,
mais prend un relief particulier en ce qui concerne la langue. Alors
qu’elle est indissociable des rapports intersubjectifs dans la famille,
liée aux contextes d’énonciation dans des fonctions pratiques, elle
devient autre chose à l’école et, pour certains enfants, apparaît à la
fois semblable et différente, étrangère à plusieurs niveaux : plus proche
de l’énonciation écrite que des relations habituelles d’échange oral
supportant les silences et sous-entendus, l’implicite ; présentant des
savoirs « mis en forme », avec la distance dont nous avons parlé par
rapport à l’expérience pratique devenant support d’étude, pour elle-
même, ce qui exige de suspendre le rapport d’usage habituel.
Autrement dit, l’usage scolaire suppose une prise de distance, une
rupture avec l’habitude. Cet usage n’est pas aussi familier pour tous.
Si les uns sont dans un rapport oral-pratique au langage et au monde
(le langage prenant sens dans son usage interactif, en contexte, ser-

25. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, op. cit., p. 37.


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Déplacement cognitif et résistances subjectives 195

vant une maîtrise pratique), les autres sont dans un rapport scriptural
au langage (utilisé pour formaliser, objectiver, mettre à distance, etc.),
qui permet de s’émanciper de l’ici et maintenant de cette pratique,
au service d’une maîtrise symbolique. Or, qui connaît et peut jouer des
règles est (se met) en situation de pouvoir vis-à-vis de celui qui fonc-
tionne sans principe explicite : l’écrit constitue ainsi une « ligne de
démarcation » formée socio-historiquement dans des rapports de domi-
nation. Les difficultés de certains élèves pourraient provenir du sen-
timent d’étrangeté éprouvé dans les formes de relations sociales
particulières promues par l’école, être l’expression d’une résistance à
celles-ci.
Ainsi, apprendre exige une rupture cognitive (pour passer de l’ex-
périence première aux concepts), mais engage aussi l’identité, épreuve
subjective pouvant être vécue comme exigeant une rupture avec le
passé (changer, au risque de ne plus « parler le même langage » que
ses proches). Comment faciliter l’accès de tous à la culture écrite ?

DES POINTS PARTICULIÈREMENT SENSIBLES

Dans le domaine de l’apprentissage de la langue comme dans


d’autres, lorsque l’école propose des savoirs déjà formalisés, sans lien
avec les pratiques sociales, déconnectés des conditions historiques ou
des contextes problématiques qui leur ont donné naissance, elle pro-
pose rien moins qu’un changement de monde pour ces élèves, tant
sur le plan cognitif que social. Elle présuppose évident ce qui ne l’est
pas (au vu de la genèse historique de ces savoirs), et apporte des
réponses sans avoir pris le temps de constituer les questions qui leur
donnent sens. En outre, la forme des savoirs et de leur transmission
(du « simple » au « complexe ») s’inscrit dans une logique scripturale
en distance de l’expérience et du rapport au monde de certains élèves.
Rien d’étonnant dans ces conditions à ce qu’ils balancent entre l’in-
compréhension et le refus.

Si pour certains, le langage vaut pour son contenu plus que pour
sa forme, et trouve sa raison d’être dans l’accompagnement des situa-
tions référantes, il revient à l’école de mettre en place des situations
diversifiées, alternant expérience et réflexivité. Plus inhabituel pour
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196 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

les uns que pour les autres, l’usage du langage dans l’ensemble de
ses fonctions et en particulier dans ses fonctions cognitives mérite d’être
plus systématique. C’est la pratique de la théorisation qui permet de
construire réellement des savoirs : trop souvent, y compris lorsque les
élèves ont résolu la situation-problème, la formalisation leur échappe,
reprise par l’enseignant. C’est pourtant là que se joue l’essentiel de
la transformation des points de vue, là où l’empirisme doit céder la
place à une rationalisation progressive. Le rôle que peut jouer le lan-
gage dans le processus de conceptualisation, quels que soient les
champs considérés, a déjà été évoqué.

Apprendre à lire, c’est accéder aux livres, à la culture dominante.


La lecture ne s’exerce pas à vide, elle médiatise des contenus, une
manière d’être et de voir le monde. Bien sûr, les supports et modali-
tés d’appropriation peuvent être divers, mais « Si lire vraiment c’est pou-
voir lire ce qu’on ne connaît pas déjà, il faut à ceux qui ne sont pas nés dans
le monde du livre rien moins qu’une restructuration de leur horizon culturel
pour y parvenir 26 ». Outre la reconnaissance de l’ensemble des pra-
tiques sociales autour de l’écrit, de nature à valoriser et légitimer les
usages familiaux, cela implique l’élaboration de questions à poser au
monde, une ouverture de l’horizon d’attente où le livre peut trouver
une place privilégiée.

Toutefois, si l’on peut créer toutes les conditions pour qu’apprendre


apparaisse comme un processus de développement symbolique, celles-
ci rencontrent la question du rapport identitaire au savoir, où se mêlent
image de soi, aspirations et projets d’avenir, mais aussi attentes et
« autorisations » familiales. Si le travail avec les parents trouve là toute
sa place, il n’est qu’accompagnement de ce qui reste, de manière irré-
ductible, l’affaire de chaque élève.

Comment s’opère la mobilisation, quels en sont les facteurs ?

Avant de voir ce qu’évoquent l’ensemble des parents et des élèves


d’une classe, nous nous attacherons à suivre quelques itinéraires sin-
guliers.

26. A.-M. Chartier et J. Hébrard, Discours sur la lecture (1880-1980), Paris, BPI-Centre
Georges-Pompidou, 1989, p. 402.
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CHAPITRE
9

Les processus de mobilisation

DES TRAJECTOIRES SINGULIÈRES

Émilie : « Il faut travailler, très, très bien travailler . »

«I l faut travailler parce que maintenant, si on ne sait pas lire ou écrire,


on pourra rien faire dans la vie » a dit le père d’Émilie (régleur) à ses
enfants, trouvant que ce serait bien « qu’elle aille loin dans les études ».
L’aider, ça serait difficile, d’autant qu’il y a les horaires de travail
contraignants et « le niveau aussi, on sait pas trop comment faire ». En
écho, Émilie à la rentrée affirme qu’« il faut travailler, très, très bien tra-
vailler ». Elle a une attitude tendue, conforme à l’image du bon élève,
mais se montre fragile face à la nouveauté, l’inconnu : la situation de
recherche l’affole, l’insécurise…
À la Toussaint, son score d’identification des mots est très honorable
(94,5 %). À la maison, « elle est plus volontaire ». En classe, Émilie par-
ticipe un peu à la découverte des textes. Lors du classement des mots
en décembre, elle fera trois interventions : d’abord sur le critère sens
(jardin/bois), ensuite en rapprochant « fête » et « tête » — ce qui sera
la première intervention proposant un critère propre à la seconde
articulation — mettant l’accent sur la similitude grapho-phonétique.
Ensuite, rapprochant « pain » de « ami », elle se montrera capable de
comprendre rapidement son erreur : « plutôt “pain” et “petit”, parce que
c’est la première lettre, c’est pareil, “p”… » reprendra-t-elle, signe de son
attention à l’ordre des lettres (au moins pour le début du mot).
L’évaluation confirmera son attention aux indices phonétiques partiels,
avec déjà les prémisses d’un affinement (« On essaye de lire un mot, deux
mots, trois mots. On regarde les écritures, les mots, les lettres. »). Elle évoque
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198 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

l’idée de mise en risque (« on essaye »), de progressivité, tout autant


que de précision croissante dans les points d’appui pour ce faire.
Pour ses parents, « elle a toujours progressé de manière continue ». Émilie
va ainsi gagner en assurance, demander à travailler seule, devenir plus
autonome. En juin, « elle cherche vraiment à lire, tout ce qu’elle peut […],
n’importe quoi, tout est bon ». Sur l’ensemble de l’année, « par rapport à
l’expérience qu’on a eue avec son frère, il n’y a pas eu de problème. […] pour
moi, ça a été limpide, tout, impeccable », dira son père. Quant à elle, inter-
rogée sur ce qui lui donne envie d’apprendre, elle se montrera fière
d’avoir accompli la mission désignée par la famille : « parce qu’elle est
bien l’école. Je vais apprendre, faire toutes les classes, j’espère bien travailler,
pour que mes parents soient heureux ». Ce qui lui a plu ? « Aller à l’école…
Les livres… et les maths, parce qu’il y a des choses qui sont pas très difficiles,
j’y arrive . »
Au CE1, selon ses parents, Émilie « s’intéresse beaucoup à la lecture »,
elle « lit partout » et prend souvent des livres. L’école ? « C’est naturel, elle
y va… gaiement ! ». D’après son père, « on n’a pas le souci de la faire tra-
vailler en fait », elle a « envie de regarder des livres, de chercher ». Émilie dit
d’ailleurs : « C’est bien d’apprendre des choses. Je veux apprendre plein, plein,
plein de choses . » À la maison, elle est « entreprenante à tous niveaux », et
même, « il faut plutôt la freiner !… »

Émilie est ainsi passée d’une normativité externe (attitude excessi-


vement « conforme », mais extérieure à l’apprentissage) à la maîtrise
de la normativité interne des langages symboliques (principe de l’écrit,
système de numération positionnel), grâce à la compréhension pro-
gressive du volet épistémique de l’apprentissage, exigeant moins tension
qu’attention « ciblée » du sujet qui doit s’y risquer. Dans cette entre-
prise, l’expérience des réussites gratifiantes a joué un rôle moteur.

Mélanie : « Je la vois plus chahuter que se fixer


sur quelque chose… »
À la rentrée, le père de Mélanie (agent SNCF), la voit « très superfi-
cielle, ayant du mal à se fixer sur quelque chose », sa mère (ASEM) pense
surtout qu’elle « manque de confiance en elle ». Avant l’entrée au CP, les
attentes vis-à-vis de la scolarité sont mal définies (« certaines valeurs,
qu’elle soit bien dans sa peau »), le papa n’a pas osé trop « la traumati-
ser », ayant un « très mauvais souvenir » de l’école. Mélanie a eu peu de
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Les processus de mobilisation 199

pré-apprentissages (« on n’a jamais poussé »). Elle sera dans le flou au


début de l’année, ne pouvant dire à quoi sert l’écrit, ni que faire pour
apprendre (sinon « écrire »), et ne sera pas plus en mesure de dire ce
qui motive sa présence à l’école. En classe, comme son père le pres-
sentait, elle papillonne, regarde fréquemment par la fenêtre. Lors des
jeux, elle « triche » régulièrement, ce que les autres enfants ne man-
quent pas de lui faire remarquer.
Lors des enquêtes sur les usages de l’écrit et l’invention de l’écri-
ture, elle ramènera de nombreux documents de la maison, ce dont
elle sera visiblement fière. Elle interviendra deux fois lors du travail
sur l’histoire de l’écrit. Lors des découvertes de textes en octobre, elle
met en œuvre sa mémoire lexicale (propose « à », « va », mots fixés au
tableau dans nos phrases affichées à l’époque), et fait une proposi-
tion référée à son capital d’expérience (« … “gare”, parce qu’il y a des
trains à la gare » : monde qu’elle connaît bien par le métier de son
père). Pour les parents, rencontrés fin septembre, « la rentrée s’est bien
passée », Mélanie est « fière par rapport à son frère, plus autonome ». À la
Toussaint pourtant, elle ne reconnaît qu’un peu plus de la moitié des
mots du fichier, usant d’une identification globale, signe d’une
approche pré-linguistique.
En décembre, elle fait quinze interventions lors du classement des
mots ! À la huitième, après affichage de la proposition de Florian
(chasse/chien/cheval), elle formule le critère (« c’est la première lettre ») ;
à la neuvième, elle rajoute « jouet » à « jour/jouer » ; lors de la dixième,
propose la famille F (fenêtre/fête/fille/feuille) ; aux onzième et dou-
zième, explicite à nouveau (« jardin, jour, c’est le même début »/les éti-
quettes : « c’est comme l’alphabet ! ») puis elle justifie un classement face
à la contestation de Florian (treizième : « c’est la première lettre, elle est
bonne ») et propose en quinzième la famille E avec « enfant/eau », expli-
quant « c’est E », témoignant par là son attention au critère graphique
exclusif.
Mélanie est capable en décembre de citer quatre supports d’écrit
différents (livres, dictionnaire, journal, affiches), et à propos de ce
qu’il faut faire, elle passera de « faut apprendre à écrire » (réponse de
rentrée) à : « Je réfléchis. Je vois le livre, je cache le mot, au début, ça fait
“le” ou “la”, après on trouve ». À travers cette expression à la première
personne, nous pouvons voir le signe d’une implication nouvelle, en
même temps qu’un éclaircissement des moyens de l’activité. Ce qui
lui donne envie d’apprendre ? « Apprendre à lire, à écrire » et « aussi les
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200 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

petits livres de l’école » avec lesquels « on réfléchit et on sait ». Ses résul-


tats augmentent de plus de vingt points (de 55,5 % à 76 % de mots
identifiés), néanmoins ses capacités de restitution sous dictée sont
faibles (3/11). Si elle a plus d’assurance, sa capacité d’anticipation
est fragile.
À Pâques, la stagnation des résultats est troublante, les progrès pié-
tinent en ce qui concerne la capacité d’analyse phonologique. Les
parents m’expliqueront alors qu’ils se sont rendus compte d’un pro-
blème d’audition. « Avant l’opération (paracentèse), elle était bloquée, main-
tenant, elle évolue bien ». Ils ne notent « aucun problème pour le reste ». S’il
y a eu « une baisse de confiance avant l’opération », Mélanie est depuis
« toute surprise de réussir » et « en règle générale, aime toutes les matières étu-
diées ».
À la fin du CP, les progrès sont nets. Mélanie est bien plus auto-
nome, demande à travailler seule, semble plus à l’aise, se concentre
mieux. Les progrès sont réguliers et continus. Ses parents trouvent
qu’« elle cherche plus à lire » ; en mathématiques, ils « la voient bien ». « Le
soir, elle lit des histoires à son frère », et de manière générale « lit tout ce
qu’il y a autour d’elle : publicités, étiquettes, cartes de jeux ; recherche dans
l’atlas et “Tout l’Univers”… ». Déjà « fière de son bilan de Pâques », ils la
trouvent « plus sûre d’elle ». En outre, « la personnalité s’affirme », elle
résiste parfois à la demande des adultes.

Grâce à l’appui sur son expérience personnelle, Mélanie a progres-


sivement identifié l’intérêt de sa présence à l’école. Ayant trouvé place
pour son implication, elle a progressivement modifié son rapport à
l’activité, et éclairci les moyens d’apprendre. Une fois son problème
auditif réglé, les progrès seront rapides. Elle déplacera son investisse-
ment sur d’autres objets : en juin, c’est « le dictionnaire » qui lui donne
envie d’apprendre. L’ouverture à de nouveaux supports va de pair
avec l’exploration d’autres fonctions de l’écrit, pour d’autres buts,
d’autres projections (« Comme ça, quand on sera grand, on pourra
apprendre. » dira-t-elle alors).

Aurélien : « Il allait falloir être calme, attentif, se discipliner. »


Le père d’Aurélien (cadre technique) est peu présent à la maison,
à cause de ses obligations professionnelles. Sa mère lui avait expliqué
qu’il lui faudrait « être calme, attentif, se discipliner… encore plus qu’avant
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Les processus de mobilisation 201

puisqu’il jouerait moins » et devrait « davantage apprendre, travailler, se


concentrer ». Les attentes des parents étaient assez vagues : une « ouver-
ture pour l’enfant, que ça l’intéresse, qu’il soit heureux plus tard, et puisse
s’assumer », sans que soit fait explicitement le lien avec la place des
apprentissages pour ce faire. Petit dernier de la famille, Aurélien (5 ans
10 mois à la rentrée) est, d’après eux, « quand même resté assez bébé » ;
il n’avait « rien voulu faire en maternelle »…
Selon Aurélien, à l’école, on fait « beaucoup de choses ». Il vient « lire
et travailler », a peu d’idées sur le sens de l’écrit (« Ma mère aide mon
frère, elle lit quand il se trompe. Papa, il lit jamais… Peut-être au travail ? »)
et pense que pour apprendre, « faut écrire des choses… plein de choses ».
À l’école par obligation (contrainte extérieure), dans le flou des
attentes parentales et des objets à investir, Aurélien a peu de raisons
d’apprendre, si ce n’est « de lire », sans qu’il puisse accrocher cet
apprentissage à des pratiques sociales, sans que ses parents fonction-
nent comme repères identificatoires lui permettant d’en percevoir la
légitimité. En classe, il se signale par son immaturité. Bruyant, il
papillonne, a des problèmes d’attention et d’organisation, sollicite sys-
tématiquement l’adulte.
« Feu follet », il fait partie des enfants qui en sport s’investissent sans
compter… mais qui se confrontent à la codification du rapport aux
autres par des règles. Volontiers participant, c’est dans l’espace de l’ac-
tivité que des choses vont bouger. En septembre, lors de la séquence
d’échange autour de ce qu’il faut faire pour lire, il dira : « on doit faire
un effort », et plus loin, proposera deux fois « pain » (pour « pari » et
« pipe »), en disant « c’est la même chose », signe d’une approche globale
prenant essentiellement appui sur la forme générale des mots ou des
indices partiels (ici, « p », « i »). En octobre, lors de la découverte du
texte 1, il ne proposera que « maison », à partir de sa mémoire lexi-
cale, et sera uniquement spectateur pour le texte 2.
À la Toussaint, si Aurélien identifie 78 % des mots du fichier, il conti-
nue d’avoir un rapport mitigé à l’écrit, et a du mal à identifier les
nombres naturels jusqu’à 7. Son attention est limitée. Selon ses parents,
« il aime l’école, est content de l’environnement, de son maître », il « commence
à mieux se reconnaître, veut apprendre davantage ».
Il fait sept interventions sur l’écrit dans la rue, toutes très contex-
tualisées, et semble assimiler l’écrit avec l’ensemble des autres sym-
boles. Dans la séquence sur l’histoire de l’écriture, il intervient quatre
fois : cette séquence a probablement aidé Aurélien à différencier l’écri-
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202 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

ture alphabétique des autres. Début décembre, il interviendra sept fois


lors du classement des mots, proposant deux familles. Lors de la qua-
trième intervention, il regroupe « ville/voiture » et montre « v » ; à la
cinquième et sixième, il complète deux « familles » ; à la septième, il
propose « lait/lit/lettre » et montre « l » pour le justifier. Ainsi que nous
l’avons vu précédemment, cette séquence confrontera Aurélien à une
impasse conceptuelle, dont la prise de conscience sera le tremplin
pour qu’il dépasse son égocentrisme intellectuel, accélérant le passage
à la deuxième période des opérations concrètes. Il gagne 6 points en
décembre (84 % de mots identifiés), arrive à graphier correctement
neuf mots dictés sur onze. Il progresse dans le classement des nombres
naturels. S’il a toujours du mal à gérer la complexité de l’écrit, il est
plus concentré. Les usages de l’écrit sont mieux cernés (« à lire des
belles choses dans les livres, ce qu’il y a dans les magasins, dans les livres,
dans les rues »), mais la stratégie est encore floue (« Je me rappelle, sinon
je cherche… avec les dessins. »). Ce qui lui plaît à l’école, c’est qu’« on fait
des belles choses : des dessins, de l’écriture, on raconte des livres, on fait des
maths », mais Aurélien est encore dans le sentiment de toute-puissance
(« J’ai appris tout seul, je lis des grands livres… »).
À Pâques, il fait un gain de 2 points (86 %), et commence l’analyse
phonétique partielle, en comparant plus systématiquement les mots.
Ses décrochages restent fréquents, il a toujours besoin de l’adulte pour
étayer ses efforts. Néanmoins, les progrès sont là. Selon ses parents,
« il a une meilleure évolution en calcul, avance plus lentement dans la lec-
ture » et « devient de plus en plus autonome à la maison ».
À la fin du CP, Aurélien a construit le système alphabétique, mais
demeure encore hésitant. Toutefois, ses résultats continuent d’évoluer
positivement. D’après sa mère, s’il est « toujours lent, il ne fait que pro-
gresser, ça lui plaît. La lecture, là, c’est vraiment parti. Il comprend, met le
ton, ça m’étonne ». Aurélien a modifié son rapport à l’écrit : « Il prend
le paquet de bonbons (ou de cigarettes) et déchiffre. Il s’interroge, lit les prix ».
S’il se cantonne encore aux petits livres, il « lit tous les soirs ». D’après
ses parents, il a désormais « volonté d’aller chercher l’information lui-même »,
ce qui est nouveau. « À Pâques, c’est là où il a commencé, après avoir eu
ses premières réussites en mathématiques ». En fin d’année, Aurélien citera
sept supports de lecture différents et sera en mesure d’expliquer sa
stratégie : « Je regarde les histoires écrites et après le dessin… les lettres, les
mots. Je dis les lettres. ». Sachant mieux que faire, il se situe plus per-
sonnellement dans l’activité. Ce qui lui a plu, ce sont les petits livres
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Les processus de mobilisation 203

de l’école, et Hulul (d’A. Lobel, l’École des Loisirs), livre lu dans la


classe, car les histoires étaient « même pas longues, et c’était marrant »…
En décembre au CE1, Aurélien est « plus rapide », plus sûr de lui. Ses
parents sont étonnés, car « il comprend ce qu’il lit (!), est capable d’expli-
quer ». Malgré ses difficultés, son goût de venir à l’école n’a jamais été
entamé : « il adore l’école ». Très immature au début du CP, il est devenu
autonome et « s’affirme face à son frère », afin de « ne plus être considéré
comme le bébé, le petit » à la maison. Le sentiment de progression étaye
cette volonté : « J’aime bien faire le travail. Maintenant, j’y arrive encore
mieux… ».

Pour Aurélien, outre l’exigence signifiée par ses parents pour qu’il
« s’y mette », la mobilisation a essentiellement opéré à partir de l’ex-
périence scolaire. L’intérêt provoqué pour de nouveaux objets, le sta-
tut qu’a pris le livre (support projectif), mais aussi les différentes
activités ont convergé pour le confronter de manière exigeante au
réel. La diversité des terrains d’activité lui a permis de multiplier les
occasions de gratifications, qui donnent envie de progresser, et à terme
génèrent le sentiment de compétence. Ces réussites ont nourri l’es-
time de soi et suscité de nouveaux besoins. Situées dans la zone de
proche développement, les sollicitations des activités ont permis, grâce aux
interactions multiples avec les autres enfants, l’accélération du déve-
loppement.

Naïké : « À la maison, tu peux lui parler en français,


elle n’aime pas… »
Arrivée l’année précédente du Zaïre, Naïké avait du mal à parler le
français. Sa mère qui l’élève seule avait essayé de le lui imposer, mais
la fillette résistait à cette acculturation forcée, et restait muette tant à
l’école qu’à la maison. Par ailleurs, plusieurs otites mal soignées contri-
buaient à son incompréhension. Indisponible pour le suivi, la maman
disait avoir du mal à identifier les structures scolaires, différentes de
celles du Zaïre. À ce flou du repérage des structures s’ajoutait le flou
des missions, la faiblesse des attentes à l’égard de Naïké : « qu’ils étu-
dient jusqu’à la fin de leurs études… Pour moi, Naïké, c’est une fille qui va
faire tôt ou tard le métier ». Il y avait eu peu de pré-apprentissages : écrire
les lettres (« jusqu’à D »), compter de 1 à 10. Interrogée sur les utili-
sations de l’écrit à la rentrée, Naïké dira : « je sais pas », et restera
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204 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

muette sur la manière de s’y prendre. Lorsque je lui demanderai si


elle a envie d’apprendre, elle sera la seule à répondre : « Non ». Refus
ou incompréhension ? Selon elle, on apprend surtout à la maison (« On
prend le linge, après on le lavait, après regardait les livres »), signe d’indis-
tinction des différents lieux et de leurs fonctions, et de perception
confuse des apprentissages, entendus essentiellement comme savoir-
faire trouvant légitimité dans des pratiques sociales.
En classe, Naïké est peu attentive aux consignes, elle suce son pouce
et fait fréquemment appel à l’adulte. Ses interventions, bruyantes, sont
le plus souvent décalées. J’ai souvent à prendre position contre les
rires qu’elles provoquent et à faire en sorte que la classe s’interroge
sur leurs causes… comme sur les solutions possibles : il sera convenu
que nous aidions Naïké à mieux maîtriser le français en jouant avec
elle, en lui parlant plus doucement et distinctement. En sport, elle est
assez systématiquement en dehors des consignes… Parfois, fatigués de
réexpliquer les règles, nous mettrons Naïké « hors-jeu », en observa-
tion des autres enfants.
À la Toussaint, Naïké a le plus faible score de la classe, elle ne recon-
naît que cinq mots sur trente-six (soit 14 %). Bien sûr, il lui est impos-
sible de remettre une phrase en ordre. Elle aussi a du mal à
reconnaître les nombres jusqu’à 7. Les mots sur le cahier du soir ne
sont pas signés, le travail n’est pas fait… La maman m’expliquera les
raisons de son indisponibilité. Trouvant sa fille désinvolte en classe,
et suite aux confusions répétées, je lui demanderai d’expliciter ses
attentes en matière de scolarité auprès de Naïké.
En décembre, celle-ci fait un gain de dix-neuf points (33 % de mots
identifiés), mais l’ensemble est toujours très insuffisant. La maman
ayant trouvé un travail est toujours indisponible, à cause de ses
horaires. S’il n’y a pas d’amélioration pour le suivi, elle a inscrit ses
enfants à la bibliothèque municipale. Interrogée alors sur ce qu’on
fait à l’école, Naïké répondra : « On écrit, on dessine, on apprend à lire
des livres, après on fait sport et on joue… Après on lit une histoire. ». L’école,
ça lui plaît : « j’aime bien lire… et le sport ». Elle a envie d’apprendre à
cause « des livres ». Mise à part la question touchant aux stratégies à
mettre en œuvre, il n’y a plus de non-réponse. Naïké s’est « installée »
dans l’école, la fréquentation des livres a développé de nouveaux appé-
tits.
À Pâques, son score fait un bond de trente-quatre points, passant
de 33 % à 67 % de mots identifiés. Elle « s’amuse » volontiers à cette
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Les processus de mobilisation 205

période avec le fichier-mots, en compagnie d’autres enfants, peu sûrs


d’eux (jeu d’identification). Mais hormis cette meilleure mémorisa-
tion, les résultats sont peu probants. Le problème de concentration
perdure… Le travail en petit groupe, plus systématique grâce à l’au-
tonomie croissante des autres enfants, va permettre de multiplier les
sollicitations individuelles. Naïké va alors mieux comprendre comment
fonctionne l’écrit, puis demander à faire ses premiers essais autonomes.
J’en prendrai le risque, afin d’encourager cet envol.
Son bilan de fin d’année s’améliore de dix-neuf points par rapport
à avril (86 % de mots identifiés). Elle est capable de remettre en ordre
de petites phrases simples. Sans aide, ses résultats sont faibles. Avec
la présence adulte qui l’encourage, elle lit pratiquement seule six des
dix phrases à relier à des dessins. D’après sa mère : « vraiment, il y a
du progrès, parce que Naïké avait commencé ses études ici en France.
Maintenant, elle sait lire… Bon, elle a un peu des difficultés de parler le fran-
çais, mais elle commence ». Elle avoue avoir eu peu l’occasion d’aider sa
fille : « par mois, pas plus de dix fois sûrement, parce que quand j’arrive du
boulot, je suis fatiguée ». Depuis mai, elle a constaté un progrès plus net :
« maintenant elle prend les livres, toute seule ». Même chose pour le travail
du soir : « On ne commande pas. Elle fait elle-même, elle se débrouille. ». En
plus de ceux ramenés de l’école, « à la bibliothèque, elle prend des petits
livres d’aventures, et elle les lit toute seule. Des fois, elle regarde les journaux,
l’autre jour, elle a pris une boîte de petits pois, elle lisait : “petit po…” ». Y
compris le samedi quand sa maman est là, Naïké veut aller à l’école :
« elle est contente d’être avec ses copines, et d’étudier aussi ».
En juin, les livres continuent d’étayer son envie d’apprendre. Si la
stratégie n’est pas encore précisée, Naïké a désormais identifié le type
d’activité à mettre en œuvre, qui passe par l’engagement, la recherche.
Les interactions de tutelle, tant avec les autres enfants qu’avec l’adulte,
ont contribué à son démarrage, encore fragile en fin de CP.
En décembre, au CE1, la mère de Naïké remarque « un très grand
changement ». À la maison, sa fille « a toujours envie de faire ses devoirs et
puis de lire ». De plus, elle écrit. Pendant les vacances, Naïké a « fait
une lettre qu’elle a envoyé au Zaïre, elle a écrit ça en français, ce que son
grand frère n’arrive pas à faire ! ». Lettre de douze à quinze lignes, don-
nant des nouvelles de leur vie en France, qui a étonné sa famille, car
« elle a tout écrit », seule (« il y avait des petites fautes d’orthographe, mais
quand tu lis, tu comprends qu’est-ce qu’elle voulait parler, vraiment »). Cette
performance, saluée à juste titre par la famille, a probablement valo-
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206 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

risé Naïké, l’encourageant à poursuivre malgré les conditions maté-


rielles (opérée, sa maman était à nouveau indisponible). Selon sa
mère : « elle a confiance en son maître, elle écoute bien et elle comprend bien…
parce qu’elle a l’amour d’étudier ! ». Naïké parlera de ce goût pour la lec-
ture (« j’aime lire »), surtout quand il y a possibilité de reconnaissance
(« les livres… pour les présenter à l’école »). Tout autant, l’écriture a pris
une place importante, elle a d’ailleurs « fait une histoire avec ses copines ».

Sans doute, l’atmosphère de confiance qu’elle a trouvée à l’école,


les activités, tout comme l’étude du soir (signalée comme facteur posi-
tif par sa mère), l’ont aidée. Cela a accompagné la « mission » resi-
gnifiée à Naïké : « je lui avais donné beaucoup de conseils […] : il faut
faire des efforts, demander, ne pas avoir honte. Et puis être attentif… ».
Autrement dit, l’autorisation de changer 27, d’apprendre, signifiée
explicitement à Naïké, a été matérialisée par l’épisode de la lettre.
L’écrit, vecteur de l’expression de la famille, ne faisait alors plus seu-
lement rupture, mais lien avec ses attaches culturelles et affectives.
Valorisée par ses performances (statut de « savante » face à son frère
aîné), et expérimentant dans la réalité le pouvoir de l’écrit, Naïké a
redoublé d’implication, développant ses compétences en retour. Le
double accompagnement (instrumental à l’école : activités, attentes
positives ; plus symbolique à la maison) a créé une dynamique conver-
gente dans laquelle Naïké a pu s’inscrire sans avoir subjectivement le
sentiment de se perdre.

LES FACTEURS DE MOBILISATION

Si l’envie d’apprendre semble très largement partagée à la fin du


CP, qu’est-ce qui a été déterminant pour la développer ? Nous évo-
querons l’avis des parents avant d’écouter celui des enfants eux-mêmes.

L’expérience scolaire est déterminante selon la grande majorité des


familles (huit sur dix), de manière complémentaire avec d’autres fac-
teurs pour quelques-unes d’entre elles : aînés, modèles parentaux.

27. Cf. J.-Y. Rochex, Le Sens de l’expérience scolaire, op. cit.


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Les processus de mobilisation 207

Parmi ces facteurs influents depuis l’école, mis à part l’identification


à l’enseignant et les modèles de pairs qui engagent à « faire mieux »,
les activités d’apprentissage tiennent une place prépondérante à divers
titres :
– les livres et la lecture y prennent un statut et une place privilégiés
les signifiant comme « objets de désir » ;
– l’activité sollicite la recherche, ce qui comporte un double inté-
rêt : cela banalise (ou initie à) l’usage des supports documentaires,
des fonctions informatives et « met en scène » le besoin de l’écrit comme
mémoire des hommes ;
– les contenus et les thèmes travaillés contribuent en retour à nour-
rir d’autres questions, à développer ou élargir les centres d’intérêt ;
– l’activité d’apprentissage dédramatise l’erreur, développe des com-
pétences et le sentiment qu’on « peut y arriver » (les progrès qu’on
est en mesure de conscientiser — de manière informelle ou à travers
les bilans périodiques — engageant les enfants à poursuivre leurs
efforts, à ne pas désespérer malgré les difficultés) ;
– cette activité d’apprentissage n’est pas obligatoirement synonyme
d’ennui, de fatigue, de pénibilité (ainsi pour Florian, en mathéma-
tiques, « le maître leur fait des farces » ; pour Henri, « l’orthographe est un
jeu » ; certains se posent des défis ; d’autres produisent des écrits à la
maison par plaisir ou jeu…) ;
– chacun peut y trouver sa place (père de Benjamin : « Ça, le savoir…
Et puis ils s’aperçoivent que quand ils savent quelque chose, ils peuvent l’ex-
primer aux autres, et les autres vont compléter aussi ce savoir… J’ai l’impres-
sion que pour eux, c’est important. Une idée est lancée, et puis ils vont en
rapporter autre chose… »).

Qu’en disent les enfants eux-mêmes ?


Flous voire inconsistants pour près de la moitié des enfants à la ren-
trée, les mobiles d’apprendre vont progressivement émerger, se modi-
fier, s’enrichir, se complexifier pour l’ensemble d’entre eux. En juin,
la plupart seront en mesure d’expliciter plusieurs mobiles. Quels sont-
ils et comment évoluent-ils ?
Pratiquement absents de l’inventaire de début d’année, les modèles
d’identification apparaissent peu à la conscience des enfants : quelques-
uns seulement en parlent (surtout des frères et sœurs aînés) ; l’un dira
en décembre : « J’avais hâte… J’ai vu des enfants qui savaient lire. », fai-
sant alors référence aux échanges avec des élèves plus âgés qu’ils
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208 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

avaient vécus l’année précédente à l’école maternelle (présentation


de livres, d’histoires ; écriture de petits « livres » pour les enfants de
grande section, échanges divers voire activités en commun). En
revanche, les parents seront trois fois plus nombreux à noter l’in-
fluence des aînés, des amis de la classe « qui lisent bien », des adultes.
Mais ce sont les apprentissages qui vont prendre une part croissante.
Cités par un quart des élèves à la rentrée, par plus d’un tiers en
décembre, c’est la quasi-totalité de la classe à la fin du CP qui y fait
référence. En début d’année, c’est le « lire/écrire » qui remportait l’ad-
hésion. Si la lecture et les livres vont garder une place prépondérante
pour pratiquement trois fois plus d’enfants, les mathématiques,
absentes jusqu’en décembre, seront citées fin juin par presque la moi-
tié de la classe. Toutefois, il semble que ces objets aient servi de trem-
plins à partir desquels s’est élargie l’envie d’apprendre vis-à-vis de tout
sujet. En juin, plus de la moitié des enfants évoque cette envie de
savoir, de connaître, d’apprendre (importante curiosité corroborée par
les parents). Pourquoi ?
Au début de l’année, seul un tiers d’entre eux finalisait ces appren-
tissages à travers leur caractère opératoire à court terme (pouvoir
lire des histoires, des livres éventuellement au petit frère ; savoir des
choses), ou en liaison avec un projet personnel. En fin d’année, la
moitié de la classe évoque les apprentissages comme outils pour
d’autres visées : continuer d’apprendre, en liaison avec l’avenir social
ou professionnel parfois ; et/ou pouvoir faire seul, être autonome.
Mais un autre ressort va fonctionner de manière croissante, à partir
des réussites obtenues, des progrès conscientisés, de l’image de soi
qui s’en trouve modifiée, rendant les enfants toujours plus audacieux
et plus volontaires, nourrissant l’envie d’apprendre par effet « boule
de neige » : le sentiment de compétence. En décembre, un tiers de
la classe l’évoque (« j’arrive à écrire les mots sans modèle » ; « les mathé-
matiques, c’est facile » ; « on se rend compte qu’on commence à lire, compter,
écrire »). Si pour certains, le fait d’« y arriver » conforte une image de
soi préalablement positive au dire des parents, pour d’autres, il faut
y voir le rôle de l’expérience scolaire qui a infléchi la fragilité, contri-
bué à stabiliser et renforcer l’envie de prendre en charge l’appren-
tissage.
Ce qui plaît à l’école, en décembre : on s’y fait plein de copains,
mais surtout on apprend certaines matières, « j’aime bien les choses qu’on
fait », « j’y arrive ». En juin, on aime l’école : pour les livres, pour les
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Les processus de mobilisation 209

apprentissages qu’on y fait, parce qu’ils sont utiles pour maintenant


ou plus tard, mais surtout parce qu’on « y arrive bien ». On trouve ici
les enfants initialement peu mobilisés.

Ainsi, l’activité répond simultanément à plusieurs mobiles. « En effet,


les actions humaines réalisent toujours objectivement une somme de rapports :
au monde matériel, aux personnes de l’entourage, à la société, à soi-même 28 ».
L’enfant désire investir l’apprentissage soit par imitation de son entou-
rage (enfants ou adultes), soit pour répondre à la demande de ses
parents, soit pour être moins dépendant des autres. Plus il entre de
manière pertinente dans l’activité, plus celle-ci en retour nourrit le
besoin. Prenant conscience de son aptitude à y arriver, l’enfant peut
modifier non seulement son image, mais aussi son rapport au monde
et à l’entourage : les succès croissants le poussent à d’autres investi-
gations (lit tout, n’arrête pas de poser des questions), et servent par-
fois de point d’appui pour revendiquer un autre statut dans la famille.
À la lumière de l’évolution des mobiles, nous ne pouvons que
reprendre le propos de Leontiev, pour qui « le besoin en tant que force
intérieure ne peut se réaliser que dans l’activité ». Comme nous venons de
le voir, « plus l’activité se développe, plus sa prémisse — le besoin — se trans-
forme en résultat de l’activité 29 », ce qui renverse les conceptions usuelles
sur la « motivation », qui manquerait aux élèves alors qu’il s’agit de la
construire !

LE RÔLE DE L’ÉCRIT

Pour les enfants initialement « passifs-récepteurs », plus fragiles que


d’autres à la rentrée, il faut souligner le rôle de la permanence des
repères cognitifs, et l’importance du facteur temps dans les appren-
tissages. La continuité (au niveau des contenus et des formes d’acti-
vité) permet des évolutions notables tant sur le plan cognitif que sur
le plan identitaire, dans des processus en continuité avec ceux amor-
cés précédemment. Au CE1 comme au CP, la diversité des activités
multiplie les possibilités de gratification. Si l’activité mathématique

28. A. Leontiev, Activité, conscience, personnalité, op. cit., p. 224.


29. Ibid., p. 212.
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210 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

souvent citée est importante tant pour les contenus et les capacités
opératoires qu’elle contribue à développer que comme point d’appui
fréquent des premières réussites, il faut reconnaître un rôle central à
l’écrit.

La maîtrise de la lecture ouvre à la curiosité sur l’environnement,


au monde des livres, objets de projections imaginaires, mais aussi de
plus en plus perçus comme vecteurs de connaissances nouvelles : la
fonction cognitive de l’écrit (apprendre, savoir, comprendre, travailler)
prend une importance croissante pour les enfants. Autrement dit,
l’écrit — et les livres tout particulièrement — prennent valeur comme
lieux de cristallisation de l’expérience humaine, que ce soit sur le plan
des mythes ou des connaissances : on peut s’y réfugier et changer de
monde, mais aussi provoquer rires ou interrogations chez les autres,
maîtriser ses angoisses (identifier le loup, l’ogre ou le monstre…),
chercher des réponses aux questions que l’on se pose.
Plus encore, l’écriture (entendue ici comme activité de production,
de création et non de copie) est progressivement investie par les
enfants initialement fragiles : au CE1, tous citent l’écriture comme
participant, à côté de la lecture, à leur envie d’apprendre. Au CP, dès
les premiers écrits, on perçoit l’excitation d’être soi-même producteur
d’un message signifiant. Puis progressivement, s’exprime la jubilation
de pouvoir produire des effets sur les destinataires : capacité de les
amuser, de faire preuve d’originalité… mais aussi de provoquer l’ad-
miration (des autres, de la famille) par la quantité ou la qualité des
écrits, par son degré d’autonomie face à cette activité 30. Outre ces
effets sur les autres, l’écrit a des effets en retour sur soi, à plusieurs
niveaux.

Cette activité permet d’accélérer la prise de conscience de la nature


de l’écrit. Au début du CP, la notion de phrase est élaborée dans un
va-et-vient : essai, erreur, ajustement, à l’aide du feed-back (de l’adulte,
des voisins) qui renvoie à l’enfant l’énoncé de ce qu’il a produit avec
ses étiquettes-mots. La nécessité de construire la phrase comme
ensemble signifiant dont les éléments sont ordonnés s’impose à par-

30. Au CE1 en janvier, de plus en plus d’enfants arrivent le matin porteurs d’écrits
(narratifs ou poétiques) composés librement à la maison. Les effets de « contagion »
sont manifestes.
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Les processus de mobilisation 211

tir des impasses rencontrées. Les activités de production suscitent hypo-


thèses, mises en relation (c’est comme dans…), analyse phonologique
(on entend…), sans oublier réminiscences orthographiques (il faut telle
lettre en plus, je l’ai vu dans tel livre, etc.). Autrement dit, l’encodage
appelle le démontage du système graphique. Enfin, la présentation
des productions à la classe est l’occasion de conscientiser des dimen-
sions macrotextuelles de l’écrit : cohérence interne du propos (on ne
comprend pas ce que tu veux dire), nécessité d’explicitation des référents
(temps, lieux, protagonistes), réglage syntaxique (on ne dit pas comme
ça…).
Mais la pratique de l’écrit a d’autres répercussions sur les processus
psychiques. Elle met en œuvre (donc développe) les capacités d’anti-
cipation, de planification et de distanciation. L’enfant a une activité
plus intellectuelle, il est « contraint à prendre conscience du processus même
de la parole ». Grâce au langage écrit, il apprend à « prendre conscience
de ce qu’il fait et, par conséquent, à utiliser volontairement ses propres savoir-
faire. Il y a transfert de son savoir-faire d’un plan inconscient, automatique,
sur un plan volontaire, intentionnel et conscient 31 ». Or, cette prise de
conscience ouvre à la maîtrise : maîtrise de l’outil (l’écrit), maîtrise
de ses processus mentaux (ce qui permet de modifier stratégies et atti-
tudes, donc de réguler sa propre conduite).
Autrement dit, la pratique de l’écrit influe sur les compétences, mais
aussi sur le rapport à la langue, au savoir, au monde environnant.
Plusieurs paroles des enfants et/ou de leurs parents expriment ce
changement, mêlant confiance en soi et volonté : « Je veux apprendre
plein, plein, plein de choses. » ; « Elle fait avec courage, essaie, s’intéresse. » ;
« C’est elle qui demande, veut faire seule […]. Elle fait un effort, c’est conscient
chez elle » ; « Je veux faire… » ; « Ils (grands frères) vont arrêter de me dire
“bébé”, je suis sûr… ».
Selon les parents, au-delà, d’autres dimensions ont participé aux pro-
grès et à la mobilisation des enfants qui étaient encore fragiles en fin
de CP : les référents identificatoires (adultes, aînés, enfants du même
âge), l’« atmosphère » de travail mise en place dans un souci de favo-
riser le sentiment de sécurité propice à l’apprentissage (« elle a confiance
en son maître » ; « il adore l’école » ; « on dirait que c’est comme une distrac-
tion pour eux »).

31. L. S. Vygotski, Pensée et langage, op. cit., pp. 263-265.


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212 La culture écrite ne s’arrête pas à l’écrit

Ainsi, l’appropriation de l’écrit joue un rôle central dans la mobili-


sation (patente dans les propos), mais cela est facilité par les condi-
tions internes des activités d’apprentissage (diversité des contenus et
des champs abordés qui démultiplient les occasions de réussites ; moda-
lités de travail qui en créent les conditions) et externes (environne-
ment sollicitateur, modèles référents, atmosphère de classe propice à
la confiance réciproque, attentes positives).
Tout particulièrement pour les enfants en difficulté, il est nécessaire
d’inscrire cette dynamique dans une continuité cognitive et une tem-
poralité souple, gages de la restauration du sentiment de sécurité affec-
tive et cognitive, qui signifient l’« autorisation » pour l’enfant de se
tromper, d’essayer, voire de régresser, conditions pour qu’il ose se ris-
quer dans les turbulences de l’apprentissage. L’exigence n’y est pas
absente, mais peut alors être lue moins comme stigmatisation de l’en-
fant (derrière la « faute » relevée) que comme appel au dépassement
de soi.
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Conclusion

S i tous les enfants, et tout particulièrement ceux du groupe initia-


lement « passif-récepteur », citent les apprentissages comme étant à
l’origine de leur mobilisation, quels éléments ont contribué à ces trans-
formations ?
Les difficultés semblaient se situer tant sur le versant identitaire (fragi-
lité des supports d’identification familiaux, missions incertaines; mobiles
flous ou non constitués ; insécurité affective et culturelle vis-à-vis de
l’école) que sur le versant cognitif (identification vague des pratiques
sociales référantes ; confusion des objets ; indistinction tâche/savoir-
faire/savoir) et épistémique (conception erronée ou inopératoire de l’ac-
tivité, le « travailler » étant sans objet ni contenu, dans un modèle
majoritairement répétitif où le sujet demeurait, dans l’attente réceptive).

La priorité a été de fixer des repères tant pour structurer l’espace


scolaire (dans ses spécificités) que pour développer le sentiment de
sécurité. Cela est passé par une réflexion collective sur le sens de notre
présence à l’école, par un souci permanent de clarifier les attentes de
l’enseignant. Par ailleurs, si l’activité prenait très vite une place cen-
trale dans la classe, le même souci de clarté s’efforçait d’en situer les
cadres : éventuellement enjeu, but opératoire, consignes, formes de
travail et temps. Dans ce souci de repérage structurant, l’exigence de
différer son intervention, d’écouter les autres, avait pour objectif de
restaurer la valeur de la parole : quel que soit son propos, celui qui
s’exprimait méritait le respect, mais en retour la parole engageait
devant le groupe, chacun étant appelé à justifier sa proposition (ou
à respecter ses engagements).
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214 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

Mais c’est dans l’activité d’apprentissage elle-même que l’essentiel


des évolutions s’est fait. Essayons d’en saisir les facteurs déterminants.

L’ACTIVITÉ, TREMPLIN DE LA MOBILISATION SCOLAIRE

Au niveau du contenu tout d’abord, le double point d’appui sur


l’expérience des enfants et sur l’histoire des savoirs a contribué à
nourrir (voire provoquer) leur intérêt, le travail en classe permettant
une prise de champ vis-à-vis des objets d’apprentissage, les inscrivant
dans une perspective sociale et humaine de nature à accroître le sens
personnel donné par chacun à « apprendre ». L’école, loin de propo-
ser un autre monde que la maison s’instituait espace spécifique de réflexion
sur le réel, non pour l’annuler, mais pour permettre de construire
d’autres pouvoirs de compréhension, donc d’action.
Les livres ont eu une place particulière. Présents dès la rentrée, ils
ont acquis un statut privilégié : au rendez-vous quotidien de lecture
magistrale s’est ajouté le recours de plus en plus fréquent aux livres
pour trouver réponse à nos interrogations. Puis progressivement les
apprentis lecteurs ont désiré présenter eux-mêmes des histoires leur
ayant plu, ou « tester » leurs capacités devant la classe. Ainsi, le livre
a pu être investi pour diverses raisons : comme univers de projection
imaginaire au pouvoir évocateur, comme médiateur culturel favorisant
la reconnaissance de l’étrangeté (enfants d’origine étrangère), pour
son contenu intéressant ou amusant, ou parce qu’il permet les pre-
mières expériences gratifiantes (lire seul, un livre entier).
Par ailleurs, la pluralité des activités a pu multiplier les occasions de
gratification, constituant autant de champs de réussites, points d’ap-
pui à de nouvelles audaces.

Au niveau de la méthodologie de travail, quels aspects ont joué ?

Par son aspect de défi, la situation de départ provoquait l’engage-


ment personnel, appelait à réactiver savoirs et expériences singulières,
sans exclusive. Le caractère ludique et opératoire de la consigne allait
de pair avec l’instauration d’un espace d’échange sans dramatisation.
On y retrouvait les caractéristiques du jeu : liberté d’engagement,
appel à l’initiative, possibilité pour chacun de s’essayer sans danger,
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Conclusion 215

défi à relever, aventure collective… avec des règles néanmoins, qui


garantissent l’égalité des partenaires face à la situation. Libéré d’élé-
ments parasites (tels que la note, l’encensement de la « bonne
réponse » et la stigmatisation de la « faute »), l’investissement pouvait
se faire plus sereinement sur l’objet, véritable enjeu de la situation
proposée.
Pour autant, celle-ci amenait à la prise de conscience d’une impasse,
appelant à interroger les conceptions anciennes, à modifier les stra-
tégies et les manières de penser, en bref créait les conditions d’une
rupture épistémologique 32 dans une démarche en filiation avec les
impasses historiques rencontrées par l’humanité. Par le déséquilibre
qu’elle provoquait, cette interrogation forte était de nature à alimen-
ter l’envie de savoir. La question était posée à chacun… et appelait
une réponse. On passait alors de la tâche (classer les différents écrits ;
classer les mots du fichier ; dessiner le vélo, un montage ; construire
un cube) à l’activité, par l’identification progressive du but 33 : prise
de conscience de la rupture avec le signifié (figuratif), élaboration du
principe alphabétique, compréhension du principe de fonctionnement
(bicyclette, démultiplication), formalisation des éléments constitutifs
du solide.
Le groupe avait alors une fonction déterminante. L’interaction entre
les élèves favorisait le conflit socio-cognitif, provoquait la mise à dis-
tance des approches singulières et la relance des hypothèses, remet-
tait la réfutation des propositions non pertinentes, renvoyant au
problème posé, au réel référent. Tout autant, c’est lui qui portait l’exi-
gence du dépassement : parvenir à une solution consensuelle par la
construction de règles, codes et significations communs. Ainsi, le
groupe est à la fois limite (frein à la « toute-puissance » de l’individu,
il oblige chacun à argumenter ses choix, à justifier ses classements, à
légitimer ses hypothèses) et aide, point d’appui (à la fois pour éclair-
cir, intégrer, interpréter les consignes, pour dépasser les obstacles et

32. Pour Bachelard, on connaît contre ce que l’on sait déja, par rupture avec les
connaissances antérieures. Les principaux obstacles à la pensée scientifique sont l’ex-
périence première, la connaissance générale (souvent marquée d’empirisme), l’obs-
tacle substantialiste (attachant nos sensations aux objets).
33. « La détermination et la prise de conscience des buts n’est en aucun cas un acte auto-
matique et instantané, mais un processus relativement long d’approbation des buts par l’action,
au cours duquel […] ils acquièrent un contenu concret. », A. Leontiev, Activité, conscience,
personnalité, op. cit., p. 117.
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216 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

résoudre le problème). Loin de s’y diluer, l’individu y élabore un sta-


tut, une reconnaissance grâce au miroir multiple des autres, appelant
chacun à aller « au-delà de lui-même », de ce qu’il savait déjà. Le lent
cheminement alors nécessaire a l’avantage de permettre à chacun
essais, erreurs, retrait, déconstruction… avant de créer les conditions
d’une reconstruction, d’une ré-élaboration.

Cela a eu des effets structurants à plusieurs niveaux :


– Symbolique :
Ainsi que nous l’avons vu dans les jeux collectifs, mais aussi lors des
séquences de classement des mots, l’activité aide à la prise de
conscience du caractère indispensable des règles, de la nécessité de
l’arbitraire (symbolique) pour codifier les relations sociales. Cet arbi-
traire est d’autant mieux accepté que chacun a pu en ré-élaborer les
données, que ces codes ont une portée universalisante et obéissent à
du « nécessaire » (ils s’avèrent à ce jour être les moyens optimaux pour
résoudre les problèmes posés sur des critères d’efficacité et d’écono-
mie). Si, de l’extérieur, ces règles semblent souvent contraignantes,
l’individu trouve reconnaissance, place et possibilité d’expression grâce
à l’acceptation de leur principe, faute de quoi il est « hors-jeu » (car
« hors-la-loi »).
– Cognitif :
Dans l’espace de l’activité, si la situation amène de la perturbation,
de la turbulence dans ce qu’on savait déjà (sinon, elle ne construit
rien), le travail d’élaboration opère graduellement une mise en ordre
de ce chaos, grâce à la clarification du but, nous l’avons vu, mais aussi
des moyens. Lors de la résolution, s’inventent non seulement l’objet
(le contenu conceptuel) mais aussi les opérations et points d’appui
les plus pertinents pour y parvenir. Plus encore, il y a mise en rela-
tion entre les différents éléments, qui trouvent leur place dans un sys-
tème : cela vaut pour la stratégie du lecteur, mais aussi pour la
conception de l’écrit ou de la numération.
– Psychologique :
À travers l’appel aux expériences singulières, grâce à l’accueil sans
jugement de chaque proposition, quand l’erreur n’est plus faute mais
tremplin, chacun peut plus facilement se risquer dans l’apprentissage.
Mais plus encore, le déplacement opéré par l’identification progres-
sive du but, la prise de conscience de l’impasse conceptuelle du groupe
avivent la curiosité et stimulent l’implication.
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Conclusion 217

– Psychogénétique :
La confrontation, tant aux autres qu’au réel, accélère le dévelop-
pement. Nous l’avons pointé lors du classement du fichier-mots chez
Aurélien en particulier : l’activité lui a permis de dépasser la pensée
par couples et l’égocentrisme, en créant les conditions d’une décen-
tration, d’une prise en compte des autres, ouvrant sur la deuxième
période des opérations concrètes et de nouvelles capacités de séria-
tion (dont les effets-incidents seront relevés notamment en mathé-
matiques). Cela corrobore la pertinence d’apprentissages qui
précèdent le développement, ainsi que l’avançait Vygotski, appelant à
solliciter des fonctions qui ne sont encore qu’au stade de la matura-
tion, dans la zone proximale de développement.

Développement du sens personnel, clarification des buts et des


moyens opératoires les plus pertinents concourent à une meilleure
efficacité, élargissent la compréhension et permettent plus de réus-
sites. De manière implicite ou plus explicitement (par les encoura-
gements verbaux dans la classe, voire plus institutionnellement par
l’intermédiaire des bilans périodiques), la conscientisation des pro-
grès amène à une restauration de l’image de soi (« j’y arrive » ; « j’ai
bien fait »…).
Ce sentiment de maîtrise permet l’investissement de nouveaux objets
(lire tout, partout), l’enfant y éprouve ses compétences « en vrai », les
testant tout autant qu’il les intériorise par cette systématisation : plus
je lis en quantité et en diversité, mieux je lis ; plus j’écris, mieux j’écris
et de plus en plus aisément ; plus je manipule les nombres, mieux je
les maîtrise, etc. Ce qui donne en retour envie de continuer l’ex-
ploration — à travers ces objets — de ses pouvoirs de compréhen-
sion et d’action.
Au-delà, l’accès à ces objets ouvre l’enfant à de nouveaux buts. Les
parents sont nombreux à noter l’élargissement de la curiosité, mais
aussi la volonté, l’autonomie, la revendication d’un autre statut dans
la famille. Autrement dit, la restauration cognitive a participé au remo-
delage identitaire, accélérant le processus d’individuation. Le senti-
ment de partager les outils symboliques des adultes permet à l’enfant
de se positionner autrement, moins dans l’assujettissement familial ou
scolaire (« il faut ») que dans l’affirmation individuelle (« je »), qui aspire
à la parité avec les aînés et les adultes (« je ne suis plus un bébé », « elle
fait la grande », « la personnalité s’affirme », « il devient indépendant »).
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218 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

Dans le même mouvement, on note une complexification et un élar-


gissement des mobiles d’apprendre, nourrissant désormais l’activité
tant sur le versant cognitif (savoir plus, curiosité au-delà des demandes
externes de l’école ou des parents, plaisir d’y arriver et de comprendre)
que sur le versant identitaire (maîtriser mieux pour accroître l’estime
de soi, être autonome, dans une projection temporelle élargie : être
grand, pouvoir apprendre plus tard, avoir un métier). Différents pro-
cessus qui remanient donc le rapport au monde environnant, aux per-
sonnes de l’entourage comme à soi-même.

Pourquoi l’échec devant les apprentissages reste-t-il socialement sélec-


tif ?

L’apprentissage met en risque les acquis anciens, la culture orale de


l’enfant et, pour certains, les repères culturels constitutifs de leur iden-
tité sociale. En effet, lors de la première socialisation, s’est construit
dans l’interaction avec l’entourage un rapport au monde et au lan-
gage permettant à l’enfant de structurer son environnement, de s’y
situer, d’être sujet reconnu d’un espace socio-familial singulier.
L’expérience scolaire exige le remaniement de ces repères culturels
qui étayaient le rapport au réel, à travers des outils (systèmes symbo-
liques, codes, représentations graphiques) appartenant à la culture
écrite, à distance de cette première « expérience du monde ».
L’enfant qui entre à la « grande école » — parce qu’il y est confronté
à l’écrit d’une part, aux objets symboliques et aux apprentissages
conceptuels d’autre part — va vivre cette expérience comme une rup-
ture, à la fois cognitive et identitaire. Non seulement c’est difficile sur
le plan des apprentissages, mais ça l’est également sur le plan identi-
taire, car l’école exige de se confronter à de l’« Autre », tant au niveau
des contenus (significations élargies, à portée plus universelle) que
des formes (usage spécifique du langage, plus précis, structuré,
condensé, termes échappant aux modalités de l’usage courant).

Comment travailler ce passage de la socialisation familiale à la culture


scolaire ? Est-il fatal que l’appropriation des savoirs soit vécue par l’élève
de milieu populaire comme une exigence de rupture, de distance sub-
jective avec les valeurs et les usages de son groupe d’appartenance ?
Pourquoi ce qui est une conquête humaine serait-il objectivement
moins accessible aux uns qu’aux autres ? Si les savoirs réifiés et réduits
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Conclusion 219

à leur valeur marchande (servant l’« excellence scolaire ») voient leur


portée émancipatrice falsifiée, sans doute faut-il, pour en restituer le
sens, retrouver l’essence de leur genèse.

POUR UNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE DU SAVOIR

Que ce soit à propos de l’écrit, de la technologie (ici à partir de la


bicyclette), de la géométrie (ici avec les solides) ou de la numération,
il est possible de repérer des dimensions permanentes dans l’histoire,
qui peuvent servir de repères.

Dans tous ces cas, le savoir s’impose comme un besoin, en réponse


à un problème posé par le réel. Il est donc initialement caractérisé
par son aspect opératoire (pour comprendre, agir sur le réel).
Produit de l’invention humaine, fruit d’échanges, d’emprunts, d’in-
teractions multiples entre les hommes, il finit par transcender les situa-
tions et contextes socio-historiques particuliers et s’impose
progressivement par son efficacité et son efficience (le maximum d’ef-
fets pour un « coût » minimum). S’émancipant du contexte (histo-
rique, culturel, social) qui lui a donné naissance, il prend à son
« terme » valeur universelle.
Son élaboration est caractérisée par différents aspects : un lent pro-
cessus d’objectivation partant du réel complexe (global) pour abou-
tir à des éléments différenciés (apparemment simples) organisés dans
un système ; le rôle productif des impasses et des obstacles ; la mise
au point conjointe de langages spécifiques (codes, règles de repré-
sentation graphique, vocabulaire spécifique).
Ainsi, partant d’une exigence sociale (garder trace, communiquer à
distance, délimiter un terrain, établir des impôts, construire des édi-
fices, pouvoir se déplacer plus loin), et devant d’abord répondre à
chaque fois à une question centrale (comment transcrire des idées sans
ambiguïté ? comment compter et calculer sans tout dénombrer ? com-
ment aller plus vite tout en se fatigant moins ? comment mesurer pré-
cisément quand je ne peux pas accéder directement à l’objet ?), le
savoir a vu son contenu et ses formes s’imposer progressivement
comme nécessités cognitives (mise au point de codes arbitraires mais
conventionnels et répondant à du « nécessaire », à la fois pour des rai-
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220 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

sons opératoires, mais aussi pour des aménagements permettant une


utilisation par le plus grand nombre).

Si ces savoirs, sous leur forme achevée, peuvent être utilisés par le
plus grand nombre, ils peuvent aussi être mystificateurs et discrimi-
nants. Leur apparente simplicité comme la banalisation de leur usage
occultent leur complexité, leur sophistication intrinsèque. Ceux qui
ont des difficultés à en comprendre d’emblée la logique ont tôt fait
de croire à leur incapacité. Mystification doublée du côté du sens :
transmis comme des évidences, ils sont coupés de leur signification
originelle, des questions auxquelles ils répondent. Ainsi, les pouvoirs
nouveaux de compréhension et d’action qu’ils permettent sur le réel,
facteurs de développement symbolique, s’effacent devant la valeur
d’échange (pour « passer » dans la classe supérieure, pouvoir prétendre
au « bon métier »…).
Cette approche des savoirs n’est pas sans effet sur les élèves. Si pour
les uns, leur appropriation s’inscrit dans un projet qui les transcende
(mobilisation sur et à l’école articulée à un avenir anticipé, à un sens
identitaire : être autonome, etc.), pour les autres leur caractère for-
mel est un obstacle, et seuls des mécanismes basés sur la répétition
peuvent assurer une fragile maîtrise pratique, qui ne résistera pas à
l’épreuve du transfert créatif. Certains abandonneront face à ce qui
représente un non-sens, d’autant plus quand l’enseignement fait la
double impasse, sur les significations sociales (à quoi ça sert ?) et sur
le processus de conceptualisation (comment ça marche ?). Ceux-ci fini-
ront par se penser « nuls en maths », « pas doués pour la techno » ou
« n’aimant pas lire », intériorisant alors leur dépossession.

N’y a-t-il pas là des éléments essentiels pour élaborer d’autres pra-
tiques ?

Pour légitimer l’apprentissage et les savoirs, ne pourrait-on pas mettre


l’accent plus essentiellement sur leur valeur opératoire, formative et
émancipatrice dans l’espace scolaire, dans une approche en phase avec
cette signification socio-historique les attachant à l’aventure de l’hu-
manité ? La formalité des langages utilisés (pour leur « mise en forme »
aboutie : codes, règles, vocabulaires spécifiques), souvent perçue
comme formalisme verbal imposé de l’extérieur, pourrait alors être
plus justement appréhendée comme résultat d’une formalisation opéra-
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Conclusion 221

toire indispensable, dans le cadre d’une résolution vécue jusqu’à son


terme, jusqu’à la conceptualisation, qui impose — pour identifier l’ou-
til construit — de le distinguer de manière spécifique, en le nommant.

Nous avons pu mesurer la force mobilisatrice d’une telle approche,


quel que soit le passé des enfants auxquels on s’adresse. Plusieurs élé-
ments semblent y concourir :
– d’abord, le sens que prend l’activité d’apprentissage quand il s’agit
de trouver la réponse à un problème que chacun a eu le temps de
clairement identifier ;
– le point d’appui sur le faire, mobilisant les capacités, l’expérience
de chacun (d’autant plus quand il est en phase avec les pratiques
sociales des enfants de milieux populaires), intégrant l’usage pragma-
tique du langage dans l’univers intellectuel (nécessité dans l’interaction
face au problème à résoudre) ;
– les modalités d’une élaboration collective, chacun (quel que soit son
passé, ses acquis et ses connaissances) trouvant place d’autant plus
facilement qu’il y a égalité devant l’impasse, et conceptualisation pro-
gressive par le groupe : choix des termes, code (schématisation), voca-
bulaire précis qui ne vient que comme point d’orgue nommant le
concept cerné ;
– l’impact jamais démenti de toute question touchant les origines
(voir le succès, quel que soit l’âge des élèves, des thèmes sur la pré-
histoire, la naissance, la filiation, etc.), qui demeurent des interroga-
tions philosophiques fondamentales participant à l’élaboration
identitaire. Ici, les enfants ont été introduits dans une filiation humaine
depuis l’activité cognitive. Les validations de leurs recherches au filtre
de l’histoire des hommes (sur l’écrit, en mathématique, à propos de
la bicyclette entre autres) a provoqué à chaque fois émotion et fierté
(mais cela n’est guère quantifiable !).

L’histoire culturelle et l’épistémologie des savoirs sont centrales dans


cette approche : la notion de rupture est constitutive de l’activité en
classe, sur la base de l’analyse historique des savoirs. Nous avons vu
des parallèles saisissants entre les genèses individuelles et historiques.
Toutefois, la dimension épistémologique mérite d’être englobée plus
largement dans ce que l’on peut qualifier d’approche anthropolo-
gique : pour qu’apprendre prenne sens, il s’agit de (faire) vivre le
savoir comme aventure humaine, dans des modalités d’appropriation en
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222 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

phase avec sa filiation historique, jusqu’à y compris la conscience (pour


l’enfant) de l’inscription dans cette histoire.

Si l’épistémologie permet l’aménagement de ruptures sur le plan


cognitif (penser autrement le réel, transformer ses conceptions), cette
approche essaie de les poursuivre, de les accompagner, par une rup-
ture sur le plan identitaire : déborder la filiation socio-familiale par
l’inscription dans une filiation élargie temporellement et socialement,
le sentiment de double historicité — de l’évolution humaine et de la
sienne propre — permettant à l’enfant de remodeler son rapport à
l’école et au savoir, de vivre l’apprentissage comme développement
symbolique l’autorisant à de nouveaux possibles.

Recréer les conditions problématiques qui ont historiquement pré-


sidé à l’avènement du concept ; ménager le temps de la prise de
conscience de l’impasse (permettre que s’élabore le but cognitif) ; faire
la part du périmé et du sanctionné dans l’interaction entre pairs ; utili-
ser le langage dans sa fonction cognitive (d’opérateur conceptuel pour
échanger, expliciter, argumenter, classer, catégoriser…) : tout cela opti-
mise les conditions cognitives pour que chacun réussisse.
Mais la mise en parallèle du travail d’élaboration mené par les élèves
sur le concept avec des éléments de sa genèse historique — outre l’ef-
fet de légitimation — permet d’inscrire l’appropriation patrimoniale
dans une filiation historique de nature à déplacer l’épreuve subjective
qu’apprendre suppose : ce n’est pas « trahir », parler le langage des
« autres », c’est participer à une aventure humaine où les outils et
savoirs ont valeur émancipatrice. Cette dimension historique trans-
cende le quotidien, le contingent.

Faire en sorte que tous puissent réussir bien sûr… Pour cela per-
mettre une expérience de l’altérité qui n’exige pas (confusément) le
reniement d’une part de soi : tel est l’enjeu de cette approche anthro-
pologique.
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Glossaire

Archigraphèmes :
Graphèmes fondamentaux, présentant le plus haut degré de fréquence (Ex. :
I couvre 98 % des transcriptions du phonème [i] ; O couvre 75 % des trans-
criptions de [o] ou [ ], etc.).
c

Écritures idéographiques :
Systèmes d’écriture utilisant des pictogrammes (dessins représentant directe-
ment le réel présent ou mythique) ou des idéogrammes (signes notant globa-
lement une idée, mais ayant perdu toute trace figurative). Chaque mot est
représenté par un signe unique et étranger aux sons dont il se compose.

Écritures sémiographiques :
Systèmes d’écriture utilisant le principe de double représentation. L’expression
graphique distingue chaque contenu de tous les autres et reproduit en même
temps des éléments phoniques qui les distinguent (usage figuré des idéo-
grammes primitifs et compléments phoniques pour pallier les risques d’am-
biguïté et de confusion. Ex. : le rébus en Égypte).

Écritures phonographiques :
Systèmes d’écriture où les signes représentent exclusivement la suite des sons
se succédant dans le mot; écritures pouvant être syllabiques (à chaque syllabe
orale correspond un signe), consonantiques (chaque graphème représente une
consonne, parfois accompagnée d’une voyelle) ou alphabétiques (consonnes et
voyelles sont toutes représentées). La forme la plus simple établirait une rela-
tion bi-univoque entre le signe oral et le signe écrit, ce qui est rarement le cas.
Graphèmes de base :
Graphèmes les plus fréquents chargés de transcrire les sons, hors des variantes
positionnelles (Ex. : o - au - eau pour transcrire [o]).
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224 Comment les enfants entrent dans la culture écrite

Phase logographique :
Phase pendant laquelle l’enfant identifie les mots grâce à des indices extra-
linguistiques (forme, couleur, contexte) ou des traits visuels saillants (pre-
mière lettre, accent, etc.) sans prise en compte de l’ordre des lettres ni des
aspects phonologiques.
Plurisystème :
Nom proposé par Nina Catach et l’équipe CNRS-HESO (HESO : Histoire et
Structure de l’Orthographe) pour caractériser notre système écrit, système
comportant :
– des phonogrammes (graphèmes transcrivant les phonèmes, comprenant les
archigraphèmes et leurs variantes positionnelles — Ex. : g dans garçon, gu
dans bague —, dont l’usage est réglé par les lois de position) ;
– des morphogrammes (marques de série ou de sens situées, pour les renfor-
cer, aux jointures des mots, maintenus graphiquement identiques qu’ils soient
prononcés ou non : préfixes, suffixes, lettres dérivatives — temps/temporel- sou-
riant/souriante —, etc.) ;
– des logogrammes (compléments de type « idéographiques » permettant de
distinguer les mots qui se prononcent de la même manière : sept/cette —
poids/pois…) ;
– des lettres étymologiques et historiques (certaines consonnes doubles, l’ac-
cent circonflexe, graphies d’origine grecque ou latine : sculpter, théâtre…).
Valeurs conventionnelles :
Valeurs courantes des graphèmes d’un système linguistique donné, compre-
nant éventuellement des variantes positionnelles (Ex. : g pouvant se pro-
noncer [g] ou [J]).
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Mise en page et composition : studio AGD


Achevé d’imprimer en France en juin 1997
par l’imprimerie France-Quercy, à Cahors
Dépôt légal : juin 1997

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