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Comprendre et aider
les enfants
en difficulté scolaire
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Sous la direction de
Gérard TOUPIOL, président de la FNAME,
et de Louis PASTOR, membre du bureau national de la FNAME

Comprendre et aider
les enfants
en difficulté scolaire
Mireille Brigaudiot, Alain Brun, Philippe Cormier,
Monique Croizier-Pré, Guy Hervé, Yves de La Monneraye,
Jacques Lévine, André Ouzoulias

FNAME RETZ
http://federationame.multimania.com www.editions-retz.com
22, rue Saint-Michel 1, rue du Départ
66490 Saint-Jean-Pla-de-Corts 75014 Paris
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La Fédération Nationale des Associations de Maîtres E (FNAME)


regroupe les enseignants spécialisés chargés de l’aide à dominante
pédagogique dans les écoles maternelles et élémentaires, et a pour
but de promouvoir l’information, la recherche, la formation et l’inno-
vation pédagogique. Elle s’est fixé pour objectif de favoriser la recon-
naissance de la spécificité du travail et de l’identité des enseignants
spécialisés, option E et assimilés, travaillant sur des postes spéciali-
sés dans le cadre de l’école publique.
Voir http://federationame.multimania.com

© Retz / S.E.J.E.R., 2004.


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Sommaire

Présentation des auteurs 7

Introduction 9

Partie I LA RELATION DU MAÎTRE E AVEC L’ENFANT


EN DIFFICULTÉ SCOLAIRE 13
• N’ajoutons pas par une aide intempestive, aux difficultés
de l’enfant !, Yves de La Monneraye 15
• Maître E : quels élèves, quelle place, quelles actions ?,
Guy Hervé 23
• « Il y a toujours un métro sous le boulevard »,
Jacques Lévine 35

Partie II DES DISPOSITIFS SPÉCIFIQUES POUR


LES ÉLÈVES EN DIFFICULTÉ SCOLAIRE 53
• La dimension relationnelle dans l’aide spécialisée
à dominante pédagogique, Alain Brun 55
• Les dimensions du cognitif et du symbolique dans
les aides spécialisées à l’école, Philippe Cormier 73
• Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED,
Philippe Cormier 89
• Le questionnement d’explicitation : un outil
pour accompagner l’enfant dans l’accès aux savoirs,
Monique Croizier-Pré 121

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Partie III DES APPROCHES SPÉCIFIQUES ET PRÉVENTIVES


DANS LE CADRE DES APPRENTISSAGES
FONDAMENTAUX 127
• Savoir-faire et représentations sur l’écrit
en maternelle : noyaux durs pour réussir un CP,
Mireille Brigaudiot 129
• La production de textes courts pour prévenir
les difficultés dans l’apprentissage de la lecture
et / ou y remédier, André Ouzoulias 149
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Présentation des auteurs

Mireille Brigaudiot Maître de conférences à l’IUFM de Versailles,


membre du laboratoire LEAPLE CNRS-Paris 5.

Alain Brun Professeur au CNEFEI (Centre national d’études


et de formation pour l’enfance inadaptée),
Formateur ARECE (Association de Recherche et
d’Étude sur la Communication à l’École).

Philippe Cormier Responsable du Centre de formation AIS de


l’IUFM des Pays de la Loire (Nantes).

Monique Croizier-Pré Directrice adjointe chargée du développement de


la formation tout au long de la carrière à l’IUFM
de Lyon.

Guy Hervé Rééducateur.

Yves de Professeur de philosophie formateur à l’IUFM


La Monneraye de Nantes.

Jacques Lévine Psychanalyste, co-fondateur du CIPA (Collège


international de psychanalyse et d’anthropologie)
et fondateur de l’AGSAS (Association des groupes
de soutien au soutien).

André Ouzoulias Professeur à l’IUFM de Versailles.

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Introduction

L a difficulté de l’apprentissage scolaire interpelle de plus en plus notre


société. En visant la réussite scolaire pour tous, les partenaires de l’école
investissent les différents axes de la compréhension des difficultés, sans
éviter, malheureusement, quelques dérives. À ce jour, l’entrée neurolo-
gique, ou médicale, prend de l’importance et risque de transformer la dif-
ficulté ordinaire en maladie. D’autant plus que les sciences neurologiques
modélisent le fonctionnement cérébral sur des cerveaux adultes. La trans-
position vers des cerveaux d’enfants en cours de construction n’est pas
aisée, ni toujours valide. L’entrée psychologique, qui tente de comprendre
le sujet dans sa complexité de personne, s’impose dans notre société.
Ces deux entrées, bien que nécessaires, risquent de laisser sur le bord
du chemin l’entrée conceptuelle, cognitive, la seule qui transforme les
théories en réalités didactiques, pour accompagner l’élève dans un pro-
cessus d’apprentissage. Car le concept structuré en une combinaison
d’attributs est l’élément commun organisant toute connaissance, dont font
partie les contenus des programmes scolaires à tous les niveaux1. Au début
du XIXe siècle, le médecin Jean Itard a posé le principe d’éducabilité en
accueillant l’enfant sauvage de l’Aveyron : toute personne peut apprendre,
quel que soit son niveau de compréhension ou de handicap, dans la
mesure où on lui propose un cadre éducatif et didactique adapté. La ques-
tion qu’il convient de se poser est donc : quelles sont les conditions de
mise en œuvre d’une aide à dominante pédagogique, susceptible de
prendre en compte chaque apprenant, et ce, dans le cadre de dispositifs
différenciés ?

1. Britt-Mari Barth, L’Apprentissage de l’abstraction, Paris, Retz, 1987.

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Comprendre et aider les enfants en difficulté scolaire

Les composantes personnelles de l’élève


Chez tout être humain, l’aspect psychologique ne peut se dissocier
de l’aspect cognitif ou social. Un élève, surtout en difficulté, avec une
histoire scolaire difficile et perturbée engage en parallèle ses composantes
affectives, psychologiques et cognitives. Vouloir les délier, ignorer l’une
d’elles, c’est refuser de prendre en compte la personne globale à laquelle
s’adresse l’aide. Après une série d’échecs, l’élève se trouve en situation
de fragilité psychologique, ou « impuissance conditionnée », et est moins
armé pour affronter une nouvelle situation. C’est là que les maîtres E
interviennent, le rencontrent et travaillent avec lui de façon à lui deman-
der de recommencer autrement, en se libérant de son passé négatif, pour
aller vers la réussite. Cette rencontre est nécessaire. Les enfants qui ne
sont pas « portés » par leur famille en entrant dans l’école ont besoin
d’un temps intermédiaire de parole personnelle pour se mobiliser vers
les apprentissages et investir leur métier d’élève. Ce temps de parole, qui
permet la rencontre et la reconnaissance de deux personnes, est une com-
posante fondamentale de la relation pédagogique. Pour Boris Cyrulnik,
après l’appareil cérébral ou neuronal, le deuxième étage de l’appareil à
comprendre est constitué par les niveaux affectif et cognitif, ces derniers
se conjuguant pour stimuler le cerveau. Il précise qu’un enfant qui n’est
pas affecté (touché par une émotion) ne peut rien apprendre2.

Les composantes de l’aide personnalisée


La pédagogie adaptée suppose une relation pédagogique de qua-
lité, une aide à l’entrée dans les apprentissages qui ne peut se caractéri-
ser ni comme une compilation de tâches pour combler les lacunes, ni
comme un simple rattrapage, ni comme un soutien (dans le sens d’une
répétition de notions ou d’acquisition de mécanismes), ni comme un enfer-
mement dans une pédagogie à base essentiellement de manipulations
concrètes3.
L’aide à dominante pédagogique sous-tend une connaissance du proces-
sus d’apprentissage avec ses composantes cognitives, affectives, sociales. Les
aspects psychologiques ne peuvent être pris comme le vecteur essentiel de
l’aide, mais ils éclairent les actions d’aide spécialisée à dominante pédago-

2. Boris Cyrulnik, La Naissance du sens, Paris, Hachette, 2002.


3. Voir Brigitte Bayet, in Joëlle Pojé-Crétien et José Seknadjé-Askénazi, dir., Élèves en
difficulté : les aides spécialisées à dominante pédagogique, CNEFEI, 2001.

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Introduction

gique du maître E, ainsi que le précise la circulaire de 1990 : « [Ces actions]


impliquent la cohérence entre les caractéristiques psychologiques de l’enfant
d’une part, les méthodes mises en œuvre et les finalités de l’enseignement
d’autre part. » La circulaire ministérielle d’avril 2002 précise :

Toute forme d’aide spécialisée revêt une signification aux yeux des élèves et
suscite en même temps une inquiétude face aux difficultés reconnues. Il est
donc essentiel que l’élève soit associé à la démarche et en perçoive clairement
le sens et l’utilité.

Le traitement de la difficulté d’apprentissage repose donc sur deux fon-


dements :
– la verbalisation ou la prise de conscience, par l’enfant, de la diffi-
culté ;
– le statut qu’il donne à cette difficulté.

L’aide apportée au sujet ne vise pas seulement à résoudre technique-


ment ses problèmes d’apprentissage, mais lui permet d’affronter cette dif-
ficulté4.

Aider un élève, c’est donc l’accompagner dans un processus de recherche


personnelle, qui l’amène à comprendre par lui-même la situation. C’est le
questionner dans un entretien pédagogique, qui, sans sombrer dans les
pièges des questionnements illusoires, l’aidera à mieux se comprendre.
Cela nécessite une situation sécurisante, un dialogue pédagogique iden-
tique sur les réponses justes ou erronées, qui laisse l’erreur se dérouler
pour lui donner du sens, qui permet à l’élève de vivre en conscience le
processus d’apprentissage sans être jugé. Ne sous-estimons pas le danger
de l’acharnement pédagogique. Les risques d’une aide sauvage qui ne tien-
drait pas compte de toutes les composantes de l’élève sont incontestables.
Les explications successives qui n’amènent pas à la compréhension aug-
mentent le sentiment d’incompétence de l’élève et peuvent affaiblir un
peu plus sa propre estime. De même, une confrontation frontale et non
aménagée à sa difficulté risque d’amener l’élève au dégoût de l’effort cogni-
tif. Bien au contraire, à la base de la relation entre l’enseignant et l’élève
en difficulté, se trouvent la relation de bienveillance et un climat affectif
neutralisé, qui permettent à l’élève de se confronter à sa ou à ses diffi-
cultés, en dépassant les aspects déstabilisants de son apprentissage.

4. Voir José Seknadjé-Askénazi, in Joëlle Pojé-Crétien et José Seknadjé-Askénazi, dir.,


Élèves en difficulté : les aides spécialisées à dominante pédagogique, CNEFEI, 2001.

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Comprendre et aider les enfants en difficulté scolaire

Il est ainsi nécessaire d’engager une réflexion sur les conditions de mise
en œuvre d’une aide spécialisée à dominante pédagogique, mission essen-
tielle du système scolaire, afin de la caractériser, dans toute la complexité
de ses références théoriques et de ses applications didactiques.

Apprendre, une aventure


Le confort intellectuel conduit d’instinct à rester sur ce qui rassure
et limite tout engagement vers la nouveauté. L’enfant en processus
d’apprentissage demande principalement à être rassuré sur lui-même
contre ce qui risque de déstabiliser ses convictions provisoires. Si nous
concevons le développement d’un enfant, la vie d’une personne, comme
une succession d’adaptations et de découvertes dans un environnement
général et personnel en constant mouvement (nos rencontres, nos expé-
riences, etc., en évolution perpétuelle), il devient plus important d’ana-
lyser des situations, de procéder à des créations et à des découvertes
communes, plutôt que de se limiter à mettre en œuvre le même savoir,
acquis au départ de l’aventure. Il vaut mieux alors « apprendre à
apprendre », que d’accumuler des savoirs provisoires et non transférables.
Cette question d’apprendre en conscience, contre les idées toutes faites,
touche la condition humaine depuis son plus jeune âge.

Cet ouvrage poursuit et précise la réflexion amorcée lors du colloque


organisé par la F.N.A.M.E, à l’IUFM d’Antony, en 2003. Les auteurs ont
tenté de répondre à diverses problématiques, centrées sur l’aide à appor-
ter aux élèves en difficulté d’apprentissage ; ils en ont défini les aspects
théoriques et pratiques, tels que mis en œuvre par les psychopédagogues5.
D’autres questions restent ouvertes, qui interpellent moins la relation à
l’élève et ses particularités, que l’analyse de la situation de l’élève avec
ses composantes institutionnelles et sociales.

Louis Pastor, F.N.A.M.E.

5. Psychopédagogue : membre du Réseau d’Aide Spécialisé aux élèves en difficulté, chargé


de l’aide à dominante pédagogique.

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PREMIÈRE
PARTIE

La relation du maître
avec l’enfant
en difficulté scolaire
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N’ajoutons pas, par une aide


intempestive, aux difficultés
de l’enfant !

Yves de La Monneraye

L e plus grand danger, pour un élève en difficulté scolaire un peu impor-


tante, est de se trouver confronté à une sorte de machination qui unit les
adultes face à lui pour lui faire apprendre coûte que coûte ce qu’il n’arrive
pas à apprendre. Qu’un enfant en difficulté ne soit pas pour autant un
être sans désir, mais que ce désir soit le plus souvent caché derrière l’échec
apparent est une idée difficile à admettre pour la plupart de ceux qui veu-
lent aider cet enfant. Un élève en échec est d’abord un enfant qui en a
« ras le bol », de l’école et des apprentissages. Le piège qu’il nous tend
est de nous faire réagir en pensant qu’il a besoin plus qu’un autre d’être
aidé, ce qui nous pousse à lui donner, voire à lui imposer, toute une série
d’exercices supplémentaires plus ou moins individualisés, supposément
adaptés aux difficultés qu’il rencontre. On a beau savoir depuis Célestin
Freinet qu’on ne fait pas boire un cheval qui n’a pas soif, on ne peut
s’empêcher d’essayer quand même, à tout hasard. C’est ainsi qu’on écrase
le désir (qui est bloqué) sur le besoin (qui est manifeste). Et les mêmes
causes produisant les mêmes effets, la répétition des procédures qui ont
montré leur inefficacité pour ces élèves en échec, bien loin de les aider à
en sortir, ne peut que renforcer l’échec lui-même.

Maître E et enseignant : une alliance à établir


La question première qui se pose au maître E est de ne pas entrer
dans le complot qui lui est proposé et qui consiste à analyser, par toute
une série de bilans et tests, les besoins d’élèves ainsi traités en objets. Ce

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

qui le caractérise plutôt et ce qui, de mon point de vue, spécifie d’abord


son identité de maître E, c’est le soin tout particulier avec lequel il construit
une alliance avec le professeur de la classe dont proviennent les élèves qu’il
va aider. Cette alliance a pour objet de construire un dispositif visant à
faire émerger le désir des élèves en difficulté grâce à un cadre articulé avec
la classe. Le premier « sujet » avec qui le maître E travaille n’est pas ainsi
l’élève, mais son professeur. En commençant par approfondir la vision qu’a
de la difficulté ce dernier, le maître E rencontre un interlocuteur ; se met
en place dès lors pour l’élève une « triangulation » fondamentale : maître
et élève ne sont plus seuls, face à face dans une difficulté dont ni l’un ni
l’autre ne viennent à bout ; leur relation est désormais médiatisée par un
tiers, le maître E, à la fois « hors de » et « articulé » à la classe.
Pour que cette triangulation fonctionne, il est évidemment essentiel
que le maître E ne se considère pas comme un professeur substitutif, mais
comme le tiers qu’il est nécessaire de placer entre l’élève en difficulté et
son enseignant. Si j’ai parlé d’alliance, c’est parce que l’élève doit décou-
vrir que ce « maître tiers » est l’allié de son propre maître et que cette
alliance a été conclue pour que lui, élève en difficulté, réussisse dans sa
classe, en travaillant différemment. Un point sur lequel on ne réfléchit
pas assez, parce qu’on est trop centré sur les techniques d’apprentissage,
est celui de savoir si le fonctionnement institutionnel quotidien de l’école
permet aux élèves de parler et d’apprendre. Sans que cela soit forcément
dit ouvertement, les élèves interrogent leurs enseignants : « Mais qui êtes-
vous ? Le monde fonctionne-t-il comme vous fonctionnez entre ensei-
gnants ? Grandir, est-ce devenir comme vous ? » Évidemment, ils posent
rarement ces questions en ces termes. Plus généralement, ils nous oppo-
sent ou nous mettent en contradiction et observent le résultat. C’est parce
qu’il nous faut d’abord répondre à des questions de ce genre que je pro-
pose l’idée d’une alliance entre maître E et professeur de la classe. Cette
alliance, si elle devient effective, permettra aux élèves de découvrir que
l’un comme l’autre habitent leur fonction et se sentent responsables de
ce qu’ils font, mais que chacun reconnaît également comme indispen-
sable la fonction de l’autre (auquel il ne cherche pas à se substituer).

Établissement d’un dialogue singulier avec l’élève


en difficulté
L’alliance entre maître E et professeur de la classe une fois établie,
il convient d’aborder la question de la spécificité du travail du maître E
avec les élèves. Toute la difficulté consiste à redonner – voire, pour

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N’ajoutons pas aux difficultés de l’enfant !

certains, à donner tout court – la parole aux élèves dans une rencontre
singulière. Même si l’on travaille en petit groupe, il s’agit toujours de
construire un dispositif permettant un dialogue singulier. C’est dans ce
dialogue que l’enseignant suivra pas à pas dans sa démarche l’élève tel
qu’il est avec ses difficultés, sans lui imposer, une nouvelle fois, une
démarche de l’extérieur. On peut considérer qu’il s’agit là d’une approche
clinique, au sens où le maître E est prêt à apprendre de cet élève comme
le clinicien apprend de son malade en se mettant à son chevet. Pour le
maître E, il ne s’agit donc pas d’appliquer une méthode ou une théorie,
mais d’apprendre à entendre ce que lui dit ou lui exprime l’élève. S’il est
question d’écoute, il n’est pas pour autant question de passivité : le
maître E est l’interlocuteur actif de l’élève ; il répond à ses questions et
lui fait même certaines propositions. Il soutient, à sa manière, le dialogue
pédagogique dont il laisse l’initiative à l’élève.
Au départ donc, un élève est désigné par l’enseignant pour l’« aide
spécialisée » dont il aurait besoin. C’est ainsi que cela se passe la plupart
du temps. On ne dit pas que l’élève désire ou ne désire pas lire mais qu’il
a besoin qu’on lui apprenne à lire. Tout le travail préalable du maître E
consiste, au contraire, à introduire, lors de la première rencontre avec
lui, quelque chose de l’ordre du désir, de son désir d’élève. C’est pour-
quoi, il est indispensable que l’on se soit préalablement mis d’accord avec
le professeur : il n’y aura d’aide que pour les élèves qui, désireux d’entre-
prendre un tel travail, sont volontaires. L’objet de cette première ren-
contre est de permettre que l’élève, objet d’une demande, puisse deve-
nir le sujet d’un travail. Pour cela, il faut bien qu’il ait la possibilité de
refuser ce qu’il n’a pas demandé. Cette manière de s’intéresser à son désir
est si inattendue pour lui qu’elle crée une rupture dans ses habitudes.
Cette rupture va permettre que s’instaure une relation de confiance
nouvelle à la fois en l’autre et en soi.
L’important est que l’élève se rende compte qu’on l’accueille avec sa dif-
ficulté et non malgré elle. De fait, il y a derrière toute difficulté scolaire
et, a fortiori, tout échec scolaire, un trésor qu’il s’agit de faire fructifier.
Encore faut-il chercher à le découvrir et, pour ce faire, être persuadé de
son existence. En ce sens, on peut considérer la difficulté ou l’échec sco-
laire comme un symptôme, c’est-à-dire quelque chose qui « tombe avec »
autre chose que l’on ne perçoit pas. Le sens de ce qui se passe est ailleurs
que dans ce qui est présenté. Plus simplement, il s’agit d’un appel, qui
essaie de s’exprimer et de dire à peu près : « Je suis là où vous m’avez mis,
mais j’y suis mal. » Ces mots ne sont jamais prononcés ; ils sont pris en
charge par la difficulté scolaire, qui manifeste ce mal-être et nous dérange.

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

Mais, comment entendre ce qui nous gêne comme un appel à une ren-
contre ? L’énorme difficulté présentée par ces symptômes que sont les
échecs scolaires est la suivante : non seulement le sujet lui-même est en
difficulté, mais encore – et c’est ce qui est le plus difficile à entendre –, s’il
est comme cela, c’est pour nous déranger. Évidemment le réflexe premier
consiste à le rejeter et à dire que, puisqu’il nous gêne, il ne relève pas de
nos services. L’autre tentation consiste à le choyer et à le materner.
Autrement dit, on se trouve confronté aux phases typiques d’une relation
duelle, d’une relation qui ne peut pas sortir du duel. La première phase
consiste généralement à essayer de l’envelopper, de l’englober totalement.
C’est ce que l’on commence par faire spontanément ; sinon, on se sent tout
de suite coupable. Puis, dès le moment où l’on constate que cela ne génère
aucun effet positif et que la situation se dégrade, on se résigne, comme on
dit, à « l’éjecter ». Si l’on en arrive là, c’est que, en général, l’on n’a pas
réussi à analyser la situation : ce sujet, qui est en difficulté, nous a pris
dans sa difficulté, c’est-à-dire nous a fait entrer dans sa structure.
S’il nous y a mis si facilement, c’est qu’il a repéré, soit dans notre fonc-
tionnement personnel, soit dans le fonctionnement institutionnel de la
classe, de l’école ou du réseau – ou, plus fréquemment encore, dans les
deux à la fois – ce qui correspondait à sa problématique personnelle. Il y
a une sensibilité intuitive – inconsciente – très forte au dysfonctionnement
de leurs interlocuteurs chez les sujets qui sont en difficulté. Les élèves
connaissent nos fragilités et c’est là qu’ils nous attaquent. Il nous revient
de travailler sur nous-mêmes et de façon institutionnelle si nous voulons
faire autre chose qu’entrer dans un système de répétition de l’échec.

Se prémunir contre le mythe de l’élève vierge


Il convient de se méfier également d’un symptôme plus spécifi-
quement scolaire. De fait, les enseignants doivent, par définition, ensei-
gner à des élèves un certain savoir. Or, il y a toujours chez nous ce mythe
de l’élève vierge : puisqu’il n’a pas de savoir, ce dernier n’est pas encom-
bré, donc on démarre de zéro. Hélas, sur le plan du psychisme, ce pos-
tulat est complètement faux. L’enfant, quasiment dès les premiers ins-
tants de sa vie, commence à entrer dans l’œuvre du savoir. Dès qu’il
arrive à l’école, même à deux ans, il a un savoir constitué. C’est son savoir.
Et tout savoir nouveau, qu’on lui apprend, entraîne chez lui un désé-
quilibre. Nous lui demandons, en effet, à chaque fois, de renoncer au
savoir antérieur pour pouvoir assimiler un savoir nouveau. La difficulté
se comprend ainsi : sur le plan psychologique, cette séparation ne sera

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N’ajoutons pas aux difficultés de l’enfant !

possible que si son ancien savoir est reçu, accueilli par la personne même
qui va lui donner le savoir nouveau. Il faut qu’il puisse dire ce qu’il sait
alors même que nous pensons qu’il ne s’agit pas d’un savoir. Si nous ne
lui permettons pas d’exprimer tout cela, il se trouve avec un problème
psychologique énorme à résoudre, qui consiste à assumer lui-même la
contradiction entre ces deux savoirs. Cette situation étant peu ou prou
invivable, il en reste donc à son savoir ancien.
Cela est d’autant plus difficile à vivre pour lui, que nous lui imposons
une deuxième séparation. En effet, l’enfant n’est pas autodidacte. Ce
fameux savoir, qui, pour nous, n’est pas considéré comme un savoir mais
comme une croyance, il l’a appris d’une personne à qui il tient au moins
autant qu’à son savoir. Nous-mêmes avons des savoirs constitués (qui ne
sont probablement plus toujours très adéquats aujourd’hui) ; nous
sommes souvent très marqués par l’image, par le souvenir de ceux qui
nous l’ont appris : tel professeur ou telle personne que l’on a rencon-
trée un jour et qui a transformé notre vie, etc. L’enfant est aussi comme
cela : si l’on jette son savoir antérieur à la poubelle, on jette à ses yeux
tous les êtres chers qui le lui ont donné. En ce sens, il s’agit bien, pour
devenir disponible à l’abstraction intellectuelle, de pouvoir s’abstraire
des situations antérieures.
Pour accueillir et écouter le sujet tel qu’il est, il convient d’abord de
le rencontrer personnellement (individuellement ou en tout petit groupe)
et d’axer la discussion sur sa difficulté, ce qui le met immédiatement en
position de sujet. Immédiatement, car on le considère a priori comme
quelqu’un de sensé. Il a construit son échec selon une logique qui lui est
personnelle et qui est intransmissible, voilà ce qui nous pose problème.
Il s’agit alors de l’inviter à nous transmettre cette logique. Pour ce faire,
il convient de devenir son accompagnateur ou, mieux, son élève. Nous
qui sommes supposés savoir, nous devons commencer par apprendre de
lui ce que lui-même pense ne pas savoir. De fait, lorsque l’on commence
à aider les élèves, ils commencent par dire : « Je ne comprends rien ; de
toutes façons, je suis nul ! » Notons au passage le drame du sujet qui dit
« Je suis nul ». Est-il véritablement sujet de sa phrase ? Est-ce une parole
personnelle ou la répétition d’un discours qu’il tient à son interlocuteur
pour se protéger de façon à ce qu’on le laisse tranquille ? Car il convient
de garder en mémoire que le symptôme, s’il est le signe d’une souffrance,
est aussi une sécurité pour le sujet. Mieux vaut vivre avec son symptôme
que pas du tout. Paradoxalement, si l’on est mal avec son symptôme, on
le connaît bien malgré tout car on est habitué à vivre avec et il évite
d’avoir à se confronter à des situations angoissantes

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

Nous sommes donc obligés, dans un premier temps, de nous adresser


au sujet souffrant, qui est un sujet comme nous, c’est-à-dire un sujet divisé :
divisé entre son être conscient et son être inconscient ou, plus simplement
encore, entre ce qu’il voudrait faire et ce qu’il arrive à faire, comme nous
tous. L’élève en difficulté n’arrive pas à réaliser ses intentions. Face à cette
incapacité, la tentation que l’on a aujourd’hui consiste d’abord à objecti-
ver cette incapacité, à la mesurer, à faire le bilan de ses compétences, etc.
En d’autres termes, on fait de l’élève un objet. Il y a là quelque chose de
terriblement inhumain. À ce propos, je voudrais citer ici Henri Maldiney :
« Toute tentative de perception intégrale est pathologique… Là où il s’agit
non d’une chose mais d’un homme, l’idéal d’une perception intégrale est
celui d’une possession.1 » Autrement dit, alors que l’on croit, avec une
armada terrible d’instruments, pouvoir « mettre à plat » – l’expression est
très appropriée – ce qu’est l’autre et sa difficulté, on en fait un objet. À
partir de là, il est évident que la seule possibilité qu’a le sujet de conti-
nuer à exister et de se rendre désirable consiste : soit à se conformer à
l’image d’objet que l’on a créée de toutes pièces à partir des données qu’il
voulait bien nous montrer (c’est le versant de la soumission, voire de la
débilité) ; soit à s’y opposer (c’est le versant de la confrontation caracté-
rielle). Mais, ces deux tentatives ne sont que des tentatives de survie face
à quelqu’un qui ne lui donne que le statut d’objet.
« N’est pas un objet, dit encore Maldiney, l’être humain avec lequel
on communique vraiment, à qui on dit TOI et non de qui on dit
LUI. L’objectivation abolit la communication. Dès qu’un être reçoit de
nous sa définition, dès qu’il devient pour nous un thème, nous avons
cessé de l’aimer et de le comprendre comme un ensemble de possibilité
ouvertes.2 » Nous pouvons évoquer ici certaines réunions de synthèse ou
certains conseils de maîtres où l’on parle des élèves et de leurs familles
de manière pas toujours très respectueuse. Au fond, tout le travail de la
rencontre avec l’élève en difficulté scolaire est que, bien que ce sujet
souffrant se présente comme fermé ou bloqué comme s’il n’avait pas de
capacités, il nous faut réussir à construire avec lui une relation qui en
fasse à nouveau un « ensemble de possibilités ouvertes », pour reprendre
l’expression de Maldiney. Il faut ainsi notamment essayer de repenser la
dimension du temps. Un élève a mis des années à construire sa difficulté.
Il ne faut pas penser que, par une simple parole et un accueil chaleu-

1. Henri Maldiney, Regard Parole Espace, Éditions de L’Âge d’Homme, 1973, p. 49.
2. Id., p. 17.

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N’ajoutons pas aux difficultés de l’enfant !

reux, tout va se transformer du jour au lendemain. Il s’agit bien plutôt


de construire dans la durée une relation où l’on va commencer par s’appri-
voiser. L’élève découvrira petit à petit que les adultes en général, les ensei-
gnants en particulier, ne veulent pas systématiquement faire son bien à
sa place, mais qu’ils peuvent l’aider en travaillant avec lui.

Être le « répondant » de l’élève


Une fois que l’on a échappé à la tentation de l’objectivation et de
la mesure par des évaluations, bilans et autres tests, une seconde ten-
tation consiste à prendre au mot le sujet, au lieu de prendre au sérieux
ce qu’il nous dit. Prendre au mot l’élève, c’est prendre à la lettre, au
premier degré ce qu’il dit, sans plus s’interroger ; alors que le prendre
au sérieux nécessite de l’écouter, de l’aider à trouver les mots pour dire
ce qu’il a à dire et, pour cela, de l’accompagner dans la découverte de
son fonctionnement personnel, dans la découverte de son être au monde.
Il ne s’agit pas de lui apporter des réponses immédiates, mais de lui faire
sentir que sa parole nous intéresse et que nous l’invitons à continuer
son récit. Imaginez par exemple que vous aidez un élève qui a des dif-
ficultés en lecture, et que, lors d’une séance, cet élève vous dise qu’il
aimerait jouer au jeu de l’oie qu’il a repéré dans un coin de la salle.
Que faire ? Faut-il lui dire non, et justifier ce refus par le fait que l’un
et l’autre, vous êtes là pour lire ? Ou faut-il lui dire oui et le laisser jouer
à son aise ? En réalité, le problème ne se pose pas sous la forme de cette
alternative. Il s’agit bien plutôt d’adopter le raisonnement suivant : le
chemin de traverse par lequel il est obligé de passer est celui du jeu de
l’oie. Il a des raisons, je les ignore, mais je vais le suivre. Autrement dit,
dans un premier temps au moins, le maître E n’est pas le guide mais le
« répondant » de l’élève, selon l’expression de Maldiney. Être le répon-
dant de l’autre, c’est répondre de l’humanité de la situation dans laquelle
on a mis cet autre : il est notre interlocuteur, nous sommes son inter-
locuteur. Mais le chemin, c’est lui qui nous l’indique et nous le suivons.
On me fait souvent remarquer : « Tout cela est bien beau, mais il va
nous feinter. » Ce à quoi je réponds : « En ce cas, c’est gagné ! » C’est
gagné, parce que, précisément, une situation est humaine si l’on a la
possibilité de feinter.
Pour en revenir à notre point de départ, beaucoup d’élèves en diffi-
culté scolaire sont l’objet d’un grand nombre d’attentions et de pres-
sions qui, quoique bien intentionnées, ne font que les maintenir dans
leurs problèmes, en mobilisant leur résistance aux « gavages » de toutes

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

sortes. Les enfants en difficulté d’apprentissage ne sont pas des objets


à maîtriser qu’il faudrait traiter malgré eux ; ce sont des sujets qui sont
à reconnaître dans leurs singularités. Aussi, Maîtres E, puisque telle est
la dénomination qui désigne votre autorité, permettez-moi de vous
adresser cette supplique : si vous voulez aider les élèves en difficulté,
n’en rajoutez pas !

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Maître E : quels élèves,


quelle place, quelles actions ?

Guy Hervé

T oute action centrée sur l’aide aux élèves en difficulté s’inscrit dans une
complexité professionnelle. Elle concerne de fait un professionnel distinct
dont l’intervention entre en résonance avec diverses conduites de
l’ensemble du milieu éducatif de l’élève. Certaines de ces conduites, gérées
à l’école par l’équipe des enseignants, sont volontaires, techniques, a priori
convergentes. D’autres sont plus spontanées, parfois divergentes, plus ou
moins ciblées sur les contenus culturels véhiculés par l’école : il s’agit des
actions parentales. Toutes ces conduites interagissent et constituent le
milieu éducatif de l’enfant. La difficulté scolaire est le signe d’un dys-
fonctionnement dans la manière dont l’enfant a, pour sa part et toujours
activement, mis ou non en cohérence les divers pôles de son milieu édu-
catif. Lorsqu’un nouvel acteur, le maître E par exemple, intervient dans
cette économie, il doit avant tout prendre du recul, essayer de voir la
situation dans son ensemble, ne pas se précipiter dans l’action stérile. Il
s’agit en conséquence de créer les conditions qui vont permettre à l’élève
de dire ou de montrer (à sa manière, autrement qu’en échouant) une
part de l’inadéquation qu’il a construite dans ses représentations. Cette
relation à établir avec l’élève en difficulté dépasse le bon sens commun.
Puisqu’il est avant tout question d’identité d’élève, il convient, en écho,
de s’interroger sur l’identité du professionnel qu’est le maître E.

Revenir à son identité professionnelle


Le bon sens incite souvent à privilégier les outils ou les techniques.
Ainsi, dès que l’on se réunit pour construire un projet d’école, de RASED,
de fonctionnement autour de telle ou telle démarche, les moyens utilisés

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

ou susceptibles de l’être émergent aussitôt. C’est, le plus souvent, au


détriment d’une indispensable réflexion sur leur mise en cohérence avec
divers préalables identitaires, divers objectifs. Il semble pourtant tout à
fait fantaisiste de laisser entendre qu’il suffirait au maître E de recourir
à telle évaluation ou encore à tel matériel ou outil pédagogique avec des
élèves pour « tenir » son rôle. Tenir un rôle professionnel disqualifie
d’emblée de telles stratégies « simplifiantes », celles qui sont précisément
restreintes aux moyens, aux outils. Même si, ponctuellement, ces derniers
peuvent donner sens, ils ne l’ont obtenu qu’enchâssés dans un projet
d’une autre envergure.
Quel est ce projet et de quel rôle est-il question ? Sans doute la ques-
tion est-elle de première importance, puisque le premier Congrès FNAME
a été intitulé « L’identité professionnelle du maître E ». Quitte à emprun-
ter quelques chemins de traverse, je voudrais dire quelques mots de cette
identité : elle donne sens à tout discours sur les actions, dans une logique
qu’il convient de souvent ré-interroger, en trouvant le bon angle
d’approche. Je choisis pour ma part l’angle de l’éthique professionnelle.
Le premier contenant identitaire du maître spécialisé se situe dans sa
position éthique, celle qu’il s’est ou non donné les moyens de repérer, de
construire, de « tenir », puisqu’il était précisément question de « tenir
un rôle ». Rappelons que l’éthique professionnelle du spécialisé peut ren-
voyer à trois pôles : le pôle des valeurs personnelles, le pôle des théories
et le pôle des techniques1.

• Le pôle des valeurs personnelles


En amont de son identité professionnelle, chacun est un sujet, au sens
psychanalytique du terme. Doté d’une identité conflictuelle (consciente
et inconsciente), de lignes de fractures affectives, de défenses affectives
et intellectuelles, tout être s’est construit des options philosophiques et
politiques. Se définir uniquement par son rôle institutionnel en niant
cette position d’individu, de sujet irréductible, tient de l’irrationnel, peut
confiner au délire ou susciter, a minima, des tumultes personnels et rela-
tionnels parasitant toute efficacité professionnelle.

1. Voir Charlotte Herfray, La psychanalyse hors les murs, Paris, Desclée de Brouwer, 1993,
et, plus particulièrement, le chapitre 3 : « Pour une théorie de l’acte ».

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Maître E : quels élèves, quelle place, quelles actions ?

• Le pôle des théories


La notion de « théories » couvre des champs divers, aussi bien péda-
gogiques, affectifs, que cognitifs, sociologiques, etc. Certaines théories
s’entrecroisent, se complètent ; d’autres sont incompatibles entre elles.
Aucune théorie ne saurait être toute puissante. Nous sommes par ailleurs
conduits à les métaboliser car elles sont rarement initiées par des prati-
ciens au fait des spécificités de nos fonctions dans l’institution scolaire.
Nous devons aussi être en mesure de les critiquer, de les remettre en
cause lorsque nos valeurs personnelles (notre identité) ou encore l’expé-
rience clinique (individuelle ou collective) tend à les infirmer. Je pense
qu’il faut littéralement « se battre » avec les théories pour qu’elles ne
deviennent pas un système clos, celui des dogmes, celui des croyances,
« se battre » également pour ne pas naviguer d’une théorie à l’autre sans
garder un cap, une direction cohérente.

• Le pôle des techniques


Le pôle des techniques est le versant concret et manifeste de nos
actions : la manière dont nous choisissons de gérer les échanges dans un
RASED, les modalités d’observation, les médiations (nature, déroulement,
évaluation) que nous choisissons de partager avec les élèves, les outils
que nous utilisons, le moment où nous les utilisons, etc. Les techniques
devraient toujours être la traduction visible de l’équation que chacun est
amené à résoudre entre ses valeurs personnelles et ses frictions avec les
théories. Sans interaction avec les deux pôles précédents, ces techniques
sont de simples « savoir-faire », des recettes, opérantes ou non, presque
par hasard. Une technique devrait donc toujours résulter d’une construc-
tion de celui qui l’utilise : ainsi comprise, une technique peut faire signe
d’une identité professionnelle.

L’éthique professionnelle résulte d’une mise en cohérence de ces trois


pôles. Cette cohérence reste à interroger, en amont de toute démarche,
de toute rencontre avec un adulte partenaire professionnel ou avec un
élève. Quel que soit l’acte professionnel projeté, s’il nous est impossible
de discerner cette cohérence, ou encore si telle technique séduit mais
semble manifestement aller à l’encontre de nos options théoriques ou à
l’encontre de nos principes personnels, nous risquons fort de nous situer
dans une dynamique d’incohérence éthique. Dans le meilleur des cas, cet
écueil produit des démarches artificielles et inefficaces, à moyen et long
terme.

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

Aborder les pratiques du maître E


Pour quels élèves ? Le sens de la difficulté scolaire
Le maître spécialisé s’adresse à des élèves en difficulté, mais quel
sens accorde-t-il à la difficulté scolaire ? Si la notion de « difficulté sco-
laire » constitue la base de toute action spécialisée, l’exigence de cohé-
rence éthique bute nécessairement sur ce problème précis : ce problème
concerne d’ailleurs chacun des trois pôles isolés précédemment.
Historiquement, mais cette représentation reste très vivace dans les pré-
supposés des partenaires éducatifs, l’élève en difficulté était envisagé selon
un mode d’approche étiologique, plus précisément celui de la déficience :
« La toile de fond théorique dominante conduisait à réduire le trouble
instrumental, interprété en termes de manque…2 ». Il s’agissait d’adresser
l’élève en difficulté – auquel il « manquait » donc quelque chose – à une
structure spécialisée. Pendant vingt ans, le GAPP fut cette structure spé-
cialisée dans les écoles. Il était composé d’un psychologue scolaire et de
deux rééducateurs aux spécificités électives désormais confondues, appré-
hendées dans une logique différente (psychomotricité, psychopédagogie).
Cette structure, dans une dynamique compensatoire plus ou moins ségré-
gative, devait repérer les élèves qui franchissaient une frontière imagi-
naire tracée entre le « normal » et le « pathologique ». Les modèles
théoriques sous-jacents induisaient dans la description et la réparation
des difficultés un morcellement de l’enfant et, en écho, un morcellement
des fonctions des personnels spécialisés. Les stratégies mises en œuvre
rappelaient le modèle sanitaire :

1. Diagnostic : l’enfant était l’objet de tel ou tel type électif de difficulté


instrumentale ou fonctionnelle, par exemple un problème spécifique de
latéralité, de dyslexie, de représentation de l’espace, de bégaiement
tonique, de bégaiement clonique, etc.

2. Traitement : un spécialiste possédait les outils, les techniques


instrumentales susceptibles de décrire (bilans) puis de remédier à ce
dysfonctionnement électif.

2. Michèle Dupuy, « Aide pédagogique, aide rééducative », in Cahier de Beaumont spé-


cial RASED, 1992. Plusieurs autres auteurs opèrent cette lecture : Frigara, Fernandez, Lacoste
etc. Voir Cahiers de Beaumont et publications FNAREN.

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Maître E : quels élèves, quelle place, quelles actions ?

Dans un tel fonctionnement, l’enseignant n’était pas acteur : il


exprimait son impuissance face à l’élève ; il déléguait au spécialiste des
compétences spécifiques qu’il ne détenait pas. On peut également se poser
des questions sur son implication dans des démarches d’aide dont il se
trouvait écarté dès la phase de signalement.
Dans une telle optique, les « spécialistes » ont dépensé beaucoup
d’énergie. Certains ont tenté de fonctionner dans ce modèle, initié par
la plupart des centres de formation spécialisée. D’autres ont tenté de
s’en distancier. Ils ont alors estimé que les modèles théoriques sous-
jacents à de telles démarches étaient dépassés. Ils ont mis en avant les
conceptions envisageant l’enfant dans sa globalité de développement,
conceptions « relativement » novatrices puisque l’on peut situer leurs
origines au début du siècle avec le développement des théories psy-
chanalytiques. Les chercheurs, les rééducateurs, les psychologues qui
ont contribué à la diffusion de ces conceptions globales des processus
de développement ont en quelque sorte obtenu gain de cause. L’ins-
tauration des RASED en 1990, par une nouvelle définition des fonc-
tions professionnelles (des enseignants, des intervenants spécialisés),
est l’indicateur de cette évolution, inscrite dans la logique de la Loi
d’Orientation 89, du concept d’élève au centre du système scolaire.
Dans la « logique RASED », les difficultés scolaires sont depuis
treize ans comprises en termes d’économie évolutive, liée au fonc-
tionnement global du psychisme de l’enfant, niveaux relationnel,
cognitif, affectif, émotionnel, psychomoteur pris en compte. Désormais,
la difficulté scolaire est appréhendée comme une difficulté statutaire
et temporaire, liée à l’évolution de chaque enfant dans sa singularité.
Le RASED n’est plus une structure mais un dispositif d’actions concer-
tées impliquant chaque acteur de l’environnement de l’enfant. Mais
des « bégaiements » institutionnels (qui ont résisté pendant vingt ans !)
ont cristallisé des représentations encore d’actualité sur le terrain. Des
représentations qui viennent parasiter en tout premier lieu l’instaura-
tion et le développement d’actions partenariales efficaces, puis les mises
en actes professionnelles (celles qui sont susceptibles de remettre en
jeu les dynamiques d’apprentissage de l’élève). Ainsi :

– les membres spécialisés des RASED restent trop souvent perçus


comme des spécialistes de la déficience (par leurs collègues, par les
parents) ;
– l’aide à apporter évacue trop souvent d’emblée l’enfant dans une
position d’objet ;

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

– la collaboration entre professionnels, qui permettrait de construire


les conditions d’émergence d’un enfant-élève sujet de son histoire, reste
difficile à instaurer ;
– certaines approches spécialisées, même si elles ne s’y réfèrent pas
explicitement, renvoient directement aux options ancrées dans la défi-
cience comme source de la difficulté : cette dérive, souvent voilée, reste
génératrice d’incohérence, d’inefficacité.

À quelle place ? La position du maître E


Les actions du maître E en RASED peuvent constituer un pôle du
dispositif d’accueil de l’élève. Tant que la Loi d’Orientation 89 ne sera pas
remise en question sur le concept « d’élève au centre du système scolaire »,
l’intervenant spécialisé comme l’enseignant de la classe d’origine seront
censés accueillir un élève qui progresse à son rythme. Pour respecter ce
rythme individuel, en liaison avec des données théoriques globales excluant
toute référence à la notion de déficit, il convient d’aborder cet élève comme
un sujet en construction constante, un sujet dont les conduites affectives
et intellectuelles sont intentionnelles, mues par un désir.

Qu’en résulte-t-il du côté des positions et actions du maître E ?

En termes de positions et d’options théoriques, le maître E trouvera


des réponses en adéquation avec son rôle dans les discours intégrant la
notion d’enfant-sujet : l’enfant n’est pas en position de récepteur passif
de contenus, mais en position d’acteur de son évolution personnelle et
affective, d’une part, et cognitive, d’autre part, les deux pôles étant indis-
sociables. L’enfant n’est jamais passif dans ses difficultés d’avancée cogni-
tive, jusque dans son apparent refus d’adhésion. Les théories cognitives
constructivistes confirment ce postulat. Elles s’entrecroisent ainsi avec les
théories psychanalytiques centrées sur le développement affectif du sujet
pour constituer l’ancrage descriptif de l’économie psychique mise en fonc-
tionnement dans toute phase d’auto-construction, d’individuation. Dans
ses actions, le maître E ne peut se mobiliser (et mobiliser l’élève) sur des
actions dites d’observation, d’évaluation destinées à repérer en termes de
déficits instrumentaux électifs les difficultés d’un élève. Un grand nombre
d’outils et d’approches se trouvent disqualifiés par cette simple remarque.
Il convient, par contre, de privilégier les approches susceptibles de cher-
cher les sens que revêt pour l’élève l’expression de ses difficultés, de cher-
cher surtout où (en) sont ses capacités. Il s’agit d’offrir un cadre et des

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Maître E : quels élèves, quelle place, quelles actions ?

situations d’expression, puis de remise en jeu des compétences. De fait,


même reliées aux objectifs scolaires, les remédiations pédagogiques du
maître E ne peuvent se réduire à une suite d’interventions ponctuelles
compensatoires visant la restauration de tel ou tel déficit, de telle ou telle
« compétence requise » supposée (ou formellement évaluée) manquante,
« dysfonctionnelle » ou mal maîtrisée par l’élève. Par contre, en écho à
cette économie interne disqualifiée, les théories du développement s’atta-
chent depuis des décennies à montrer comment les champs affectivo-
cognitifs sont interdépendants : il convient donc de les mobiliser de front.
On sait aussi comment les conduites cognitives sont en formation réti-
culaire, soumise à un système d’étayage compensatoire. En clair, en tra-
vaillant sur une capacité ou un domaine investi et réussi par l’élève, il
est possible d’accroître l’efficience des domaines contigus. Si le lien ne
s’opère pas, la remédiation pédagogique doit précisément se centrer sur
cette interface.

Comment traduire ces options théoriques en termes d’actions ?

Avec quelles actions ? La remédiation pédagogique


Il est désormais possible de repérer concrètement la remédiation
pédagogique. À plusieurs reprises, j’ai tracé le cadre de cette démarche.
À mon sens, seule une approche intégrant les activités de l’enfant dans
une dynamique de projet de production finalisée peut permettre d’éviter
les écueils repérés. Seule cette approche permet en effet à l’enfant de
s’engager dans une activité affectivo-cognitive respectant le postulat d’un
sujet social, en quête d’individuation, acteur de son auto-construction.
Il s’agit donc de réellement quitter le discours tacite ou explicite adressé
à l’élève – « Tu ne sais pas faire cela, je vais te montrer comment on
peut savoir le faire (autrement, en jouant, etc.) » –, discours du déficit
et de la compensation. Il s’agit de tenir un nouveau discours, qui réson-
nera en chaque élève d’un groupe restreint, discours tacite ou explicite :
« Vous avez des difficultés en classe, mais vous savez aussi faire des
choses. Nous allons ensemble nous lancer dans une activité, nous allons
produire quelque chose, pour la classe. Vous vous servirez de ce que
vous savez faire ; parfois, pour avancer, il faudra utiliser des notions que
vous avez du mal à comprendre ou à maîtriser en classe, vous vous aide-
rez, je vous aiderai. » Ce discours est en cohérence avec les théories
auto- et socio-constructivistes ; il intègre la dynamique motivationnelle
(a minima, on pourrait aussi parler de « désir » en explorant le champ

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

théorique), ne serait-ce que par les idées de production commune, de


situation de communication différée, par les résonances affectives
internes inconscientes suscitées pour chacun via une telle dynamique.

Les six phases de la remédiation pédagogique


Maître E, j’ai toujours abordé les élèves en leur proposant un chemine-
ment précis dont j’ai déjà synthétisé les six phases dans l’ouvrage Intervenir
en RASED, histoire d’Hugo, Paul et Pierre3.

1. La première phase consiste à présenter un matériel de base réel,


manipulable, centré sur la lecture ou les mathématiques : jeu de cartes4,
jeux de stratégie, etc. Elle peut également permettre de faire vivre une
situation particulière dans laquelle l’écrit ou des notions mathématiques
jouent un rôle fonctionnel : chasse au trésor, circuits codés, jeu d’adresse
avec cible numérotée, jeu de société (Monopoly Junior, jeu de l’oie amé-
nagé, etc.). Il s’agit de susciter la motivation affective des enfants par le
biais d’une activité ludique, d’éveiller chez eux le désir d’utiliser un jeu
ou de s’impliquer dans une situation qui joue ici un double rôle : média-
tion entre les enfants et médiation entre les enfants et l’adulte, cataly-
seur affectivo-cognitif, dans la mesure où jouer requiert la mise en œuvre
de différentes compétences, stratégies et acquisitions.

2. La deuxième phase est la mise en forme, par les enfants, d’un projet
contractualisé qui, la plupart du temps, consiste à fabriquer un matériel
ou à préparer une situation semblable à celle qui a été vécue afin de la
transposer en classe d’origine. Les enfants sont ainsi conduits à s’organi-
ser, à prévoir, à concevoir une activité dans laquelle les interrelations entre
enfants et adulte resteront médiatisées par ce contrat, objectivées par la
qualité de communication différée qu’il recèle. Les élèves, guidés, ou, plus
souvent, accompagnés par l’adulte, imaginent les différentes étapes à
franchir pour voir aboutir cette production. Cette étape donne lieu à la
rédaction d’un projet clair, en cinq ou six points, signé par tous (aspect
contractuel). Dès lors, les élèves travaillent et mettent en fonctionnement
diverses compétences d’anticipation, de structuration temporelle, d’élabo-

3. Guy Hervé, Intervenir en RASED, histoire d’Hugo, Paul et Pierre, séquences de suivi
d’un groupe, propositions d’activités dans le cadre d’une démarche de projet, synthèse théo-
rique, Paris, Armand Colin, 1997.
4. Voir Lire pour jouer, Paris, MDI, 1986.

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Maître E : quels élèves, quelle place, quelles actions ?

ration orale de schèmes syntaxiques corrects qui respectent les structures


spécifiques de l’écrit (on dicte à l’adulte les différentes phases du projet).
On offre ainsi aux enfants une finalité sensible pour toutes les activités à
venir. À ce stade, le maître E prévoit les obstacles que vont rencontrer les
enfants, en atténue ou non certains, en fonction des objectifs visés avec
le groupe ou certains élèves précis (différencier les exigences).

3. La troisième phase est la réalisation du projet point par point. Il est


ici question d’un retour à la situation ou au support initiaux : à ce stade,
il ne s’agit plus d’en maîtriser le fonctionnement superficiel (suffisant
pour jouer) mais la structure profonde et ses caractéristiques dynamiques
(qu’il devient indispensable d’appréhender pour reproduire le jeu avec
de nouveaux corpus). Les acquisitions nécessaires à la création d’un nou-
veau matériel dans le cadre d’une situation donnée sont alors mises en
œuvre. Suit une longue phase de réalisation pas à pas du projet : les
élèves mettent en fonctionnement les acquisitions requises pour la créa-
tion du nouveau matériel, de la nouvelle situation. Cette étape est très
riche pour l’enseignant : il se trouve en interaction constante avec les
élèves, repère les difficultés, les compétences, etc. Il procède ainsi à une
évaluation précise, en situation, du niveau de développement cognitif de
chacun et il en facilite la progression. Cette étape est également très riche
pour les élèves, qui élaborent plusieurs stratégies pour franchir les obs-
tacles rencontrés. On observe une réelle diversité de ces stratégies.
Chacune d’elles fait écho à des modèles théoriques spécifiques. Pour tel
obstacle, les enfants, sans recours apparent à l’adulte, s’appuient sur les
interactions entre pairs, sur les ressorts sociaux recelés par la médiation.
Dans ce cas, le conflit socio-cognitif constitue le mécanisme essentiel du
développement. Pour tel obstacle, l’enfant est amené à réorganiser ses
connaissances. Dans ce cas, le conflit opératoire constitue le mécanisme
opérant du développement, tel qu’il est explicité par le modèle construc-
tiviste piagétien, caractérisé par la primauté de l’activité intrapsychique
individuelle dans l’évolution cognitive. Il est certain que ce type de remé-
diation tend à privilégier les thèses interactionnistes de Vygotski5. Ces
thèses ne rejettent pas la part importante jouée par la maturation intra-
individuelle, mais révèlent toute l’importance de ce que Vygotski nomme
« zone de développement proximal ». Si l’enfant est trop loin – par défi-
cit en savoir ou par niveau de développement cognitif trop en amont –

5. L. Vygotski, Langage et pensée, Messidor, 1986.

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

des solutions requises, il ne peut progresser. Par ailleurs, Vygotski met


l’accent sur les activités menées sous la tutelle de l’adulte : celle-ci permet
la mise en relation des actions et des résultats. Même lorsque les solu-
tions émergent par effet d’interactions entre pairs, ce rôle de l’adulte
demeure essentiel pendant toute la mise en forme du projet de produc-
tion.

4. Dans la quatrième phase, le groupe restreint d’adaptation présente


les réalisations à la classe d’origine (parfois à d’autres classes). Cette étape
permet l’auto-évaluation des élèves, qui constatent comment leur pro-
duction « fonctionne » avec les autres. Cette phase de présentation en
classe, qui intervient environ cinq à six semaines après la séquence ini-
tiale, est très fructueuse. Elle interagit sur le regard porté sur l’élève en
difficulté par l’enseignant et par les autres élèves, intrigués par la qua-
lité de la production finale présentée. Il en résulte donc une restauration
narcissique manifeste pour le groupe restreint d’enfants en difficulté, pour
les individualités. Cette prise de confiance sociale et personnelle renforce
l’appropriation et la motivation à l’égard des compétences spécifiques
contenues dans le médiateur-jeu (lecture, dénombrement ou autres). Ces
champs scolaires prennent un autre sens dans les représentations de
chaque élève, parce qu’une liaison concrète vient d’être agie entre les
notions et l’investissement personnel.

5. Dans la cinquième phase, on propose à l’ensemble de la classe une


fiche de contrôle parfois préparée avec le groupe restreint. Cette phase
est importante car elle est menée en direction de tous les élèves de la
classe d’origine par le maître d’adaptation ; elle permet d’identifier ce
dernier comme un « enseignant » en attente d’activités de type scolaire,
ce qui aurait pu être mal perçu si l’on en restait au jeu. Elle permet en
outre, après avoir suivi et observé les élèves pendant la présentation du
projet, de repérer leurs compétences et leurs capacités à se prendre en
charge. Ces renseignements, complétés par les observations de l’ensei-
gnant, faciliteront la phase de régulation.

6. Enfin, quelques séquences sont consacrées à l’exercice systématique


de compétences précises, repérées pendant toute la démarche. La plupart
des élèves en difficulté suivent un ou deux cycles de six semaines de ce
type de production. Les progrès en classe d’origine se font sentir le plus
souvent en termes d’adhésion aux objectifs d’apprentissage ; ces progrès
se font très rapidement, parfois de façon spectaculaire (rappelons que ces

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Maître E : quels élèves, quelle place, quelles actions ?

élèves ne relevaient pas d’ASDR et gardaient, de ce fait, un rapport au


savoir relativement présent et actif). Ils sont aussi repérables en termes
d’efficience par le biais des évaluations pédagogiques mises en œuvre
dans les classes. Toutes les notions relatives à l’ancrage cognitif que consti-
tue le niveau de conceptualisation de l’écrit sont bien sûr travaillées au
fil de la mise en forme du projet. L’utilisation du matériel présenté lors
du Congrès6 s’inscrit logiquement dans la dernière phase du continuum
d’actions, puisqu’il s’agit ici d’y recourir dans le cadre d’une remédiation
spécialisée à dominante pédagogique. Nous avions vu, par contre, qu’à
l’issue d’une évaluation axée sur le niveau de conceptualisation de l’écrit,
ce matériel pouvait se retrouver au centre d’un dispositif d’actions pré-
ventives, conduites par les intervenants spécialisés, en partenariat avec
les enseignants des classes de cycle 2, GS et CP. Le processus d’évalua-
tion et les actions préventives conduites sur un secteur ZEP ont été décrits
en détail dans un précédent article7.

Conclusion
Il est ainsi certain qu’un outil, une stratégie d’évaluation peuvent
concourir à étayer les pratiques de RASED, pour peu que cet outil, cette
stratégie restent en cohérence avec les principes qui ont initié ce dispo-
sitif. J’ai insisté sur la conception de la difficulté scolaire, les liens à inter-
roger entre options théoriques inhérentes à toute pratique, à tout objet
remédiateur et cette conception de la difficulté scolaire, ancrée dans une
approche globale du développement de l’enfant.
Il est de coutume dans l’AIS de fantasmer sur les textes officiels à venir,
ceux qui vont bouleverser ou annihiler nos professions. Chacun d’entre
nous doit effectivement rester très attentif : il est en particulier vrai-
semblable que le concept révolutionnaire d’enfant au centre du système
scolaire soit, à terme, remis en question ; les attaques contre la forma-
tion n’en sont sans doute, en effet, qu’un préalable. Pourtant, à ce jour,
et depuis une dizaine d’années, les RASED existent, et des actions par-
tenariales, tissées au cœur du dispositif, peuvent permettre à de nom-
breux élèves de progresser. N’est-il pas envisageable qu’un grand nombre
des potentialités des circulaires actuelles restent sous-exploitées ? Par

6. Voir Guy Hervé, fichiers « Conceptualiser l’écrit », « Les bonnes idées d’Alex »,
« Six contes de tous les jours », Paris, Hatier, 1999.
7. Guy Hervé et A. Beaumet, « La conceptualisation de l’écrit pour un réel accès au
savoir lire », Nouvelle Revue de l’AIS, « L’intelligence en débat », n° 6, 1999.

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

exemple, l’approche de la remédiation du maître E présentée ici n’est pas


sans rapport avec ces quelques phrases de la circulaire 2002 :

Ces deux formes d’aides (E et G) ne doivent pas être considérées comme des
spécialisations cloisonnées. Ainsi, le maître chargé des aides à dominante péda-
gogique doit prendre en considération le découragement induit par des diffi-
cultés persistantes, voire les moments de désaffection ou de rejet de l’école.
Le maître chargé des aides à dominante rééducative ne peut refuser de prendre
en compte les demandes scolaires des enfants. Les médiations utilisées dans
l’un et l’autre cas peuvent être partiellement identiques mais prennent un sens
différent en fonction du projet propre à chaque enfant.

Ce passage d’une circulaire très récente, d’autres encore, m’incitent


à penser, sans faire de pari sur l’avenir de nos fonctions, que les richesses
du RASED restent pour partie à conquérir. Ce dispositif nous met en/au
travail. Les ressources RASED restent pour longtemps encore suscep-
tibles de maintenir chacun d’entre nous en recherche, les plus anciens
comme les nouveaux collègues victimes de formations plus annexées
aux contraintes économiques qu’aux exigences éthiques. Heureusement,
soumises aux mêmes difficultés, aux mêmes dynamiques internes que
nos élèves, nos formations résultent pour une très large part d’une
construction personnelle, d’une auto-formation. Pressentir qu’il reste à
chacun d’entre nous du « pain sur la planche » pour affermir, scruter
ou mettre en danger ses conceptions n’est pas nécessairement morti-
fère, ni mauvais signe.

Au moins, cette histoire nous appartient-elle.

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« Il y a toujours un métro
sous le boulevard »

Entretien avec Jacques Lévine,


réalisé et retranscrit par M. Mautret

R ééducation et psychanalyse sont des domaines dont la spécificité doit


être respectée au plus haut point. À la rigueur, s’il vient au psychana-
lyste la fantaisie de modifier la conception de son travail et d’y intro-
duire des modalités en provenance de l’expérience rééducation, libre à
lui d’assumer ce genre de pérégrination. À la limite, il peut imaginer ce
que pourrait être une rééducation d’inspiration psychanalytique. Par
contre, le rééducateur, qu’il soit maître E ou G, ne peut se permettre de
transformer ses séances en séances de psychanalyse. Nous sommes donc
invités à êtres attentifs aux frontières. Mais nous savons aussi que les
domaines sont appelés à s’interpénétrer, notamment parce que les pro-
grès dépendent des échanges d’expériences. Il ne faut donc pas verser,
sous prétexte de maintenir une absolue pureté des genres, dans un mani-
chéisme stérile. Ce qui compte, ce sont les réalités et les besoins. Si bien
que le bon sens, même si ce n’est pas la chose du monde la mieux par-
tagée, comme l’a imprudemment assuré Descartes, consiste à refuser l’idée
que les domaines d’activité formeraient des blocs monolithiques, chacun
étant fait d’une seule et unique composante.
L’idée que « sous le boulevard, il y a un métro » suggère qu’à côté du
visible, il y a l’invisible, que sous l’apparence des choses, il y a un au-delà
de l’apparence, bref qu’une autre organisation de notre système de désirs,
de nos préoccupations, de nos représentations, circule sous l’organisation
qu’il est convenu d’appeler le Moi social. Cette organisation nous vient
à la fois de notre primo-histoire de bébé et d’enfant et de notre passé
phylogénétique – nous fûmes poissons, mammifères, vivant en meutes,

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

puis en hordes. Nous sommes engagés dans un long voyage qui nous a
menés à l’humanité via l’hominisation. Il a déposé en nous des traces
impérissables, notamment la curieuse double structure de notre psychisme
qui explique que, si souvent, Mister Hyde coexiste avec le Docteur Jekyll.

Quel rapport avec le travail du maître E ? On ne peut éluder le fait


que chaque enfant qui est à « rééduquer » est un être porteur à la fois
de son histoire et de celle de l’humanité. Ne pas en tenir compte est une
occultation qui risque de faire basculer le travail dit de « rééducation »
en « dressage ». Trop en tenir compte serait faire obstacle aux priorités
qu’il convient de donner aux objectifs scolaires, compte tenu du cadre de
travail qui est assigné au maître E, où le souci du cognitif est censé pré-
dominer. L’objet de ce propos est donc d’entamer une réflexion sur la
façon dont l’on peut agir, de la place où l’on se situe lorsque l’on n’est
pas psychanalyste et que l’on veut quand même prendre en compte les
apports externes susceptibles de donner un surplus d’intelligibilité au tra-
vail que l’on mène : il convient de faire la part de ce par quoi tout enfant
est souterrainement habité au niveau identitaire et de la contrainte à
laquelle nous soumet le principe de réalité, qui donne la priorité au che-
minement scolaire de type cognitif. De cette distinction découle l’orga-
nisation de cette contribution. Je propose que la première partie soit
consacrée à la réflexion sur la dimension identitaire des enfants, car le
maître E doit l’avoir présente dans son esprit ; la seconde concernera le
travail du maître E, en tant que directement centré sur la dimension
cognitive.

Interpénétration des problèmes identitaires


et des problèmes cognitifs
Les problèmes identitaires correspondent à des préoccupations rela-
tionnelles qui mettent en question l’image que l’enfant se fait de lui-
même, de sa famille, du rapport de sa famille à la société. Le sens qu’il
donne à son histoire personnelle, familiale, sociale peut aussi bien jouer
un rôle stimulateur qu’inhibiteur par rapport aux investissements sco-
laires. C’est sur ce point que se marque l’une des différences entre le
maître G et le maître E. Le premier est plus aux prises avec les obstacles
et les avatars de l’histoire identitaire des enfants, donc de la valeur de
leur Moi. Le maître E est confronté à des cas où l’on pense que l’enfant
est moins tiré en arrière par les problèmes non résolus de son passé et

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« Il y a toujours un métro sous le boulevard »

de son identité. Il faut noter toutefois que certains enfants, qui semblent
prisonniers d’enracinements premiers qui se sont mal déroulés, peuvent
être cependant des bénéficiaires d’une action de type E dans la mesure
où ils pratiquent une forme rapide et efficace de résilience. Celle-ci leur
permet en effet de neutraliser des problèmes qui, au premier abord,
pourraient être considérés comme suffisamment importants pour contre-
indiquer une prise en charge à dominante psychopédagogique. Ainsi
s’expliquent la difficulté de certains diagnostics et la nécessité de donner
toutes leurs chances à des relations fondées sur la confiance dans les
capacités évolutives de l’enfant. L’un des critères est la façon dont l’enfant
envisage d’assumer son passage de l’endogamie à l’exogamie. L’enfant
qui semble dominé par l’attachement endogamique avec un passé fami-
lial difficile a besoin d’une relation qui lui permette de faire un travail
de désencombrement et de se sentir accompagné pour retrouver une
dynamique de croissance. Mais il n’est pas dit que le maître E soit le
plus qualifié pour un tel travail. Pour élaborer les lignes de conduite en
matière de partage des tâches, un travail de co-réflexion entre maître E
et maître G, et d’une façon plus générale, à l’intérieur du Réseau d’Aides,
est nécessaire.

Approche psychanalytique de la cassure des liens au savoir


Même si le maître E, pas plus que le maître G, n’a à se substituer
au psychanalyste, il est important, si l’on continue de prospecter le champ
identitaire, que l’un et l’autre en sachent suffisamment sur la façon dont
le psychanalyste conçoit la problématique de la « cassure ». Pour ma
part, je considère qu’elle a un aspect tripolaire.

1. À la base, il y a une « dimension accidentée », c’est-à-dire une ou


plusieurs sources de souffrance, un ou plusieurs « drames fondateurs »,
un ou plusieurs vécus de cassure des liens fondamentaux. Pour aucun
enfant, la croissance n’est un long fleuve tranquille. Elle est faite d’une
succession de risques d’accidents relationnels : ceux de la phase duelle,
ceux de la phase triangulaire, ceux de l’entrée dans le groupe, puis dans
l’écrit, puis dans la pré-génitalité et la génitalité. Mais lorsque le parcours
comporte des dérapages qui dépassent le seuil de ce que l’enfant, compte
tenu de son système de défenses, peut supporter, s’installe en lui ce que
Winnicott appelle la peur de l’effondrement : effondrement du sentiment
de valeur, du sentiment d’inclusion socio-familiale, du sentiment de conti-
nuité intérieure. Lorsque l’image de soi est marquée par l’idée d’un Moi

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

désormais difficile à habiter, il se forme ce que l’on peut appeler une


identité négative, c’est-à-dire qui ne parvient pas à se déshabituer de ce
qui l’a agressé. L’histoire du sujet se coupe en deux : une histoire accep-
table et une histoire inacceptable. L’idée que les autres ne veulent pas
de lui l’envahit, de même que l’idée que ce qui est arrivé de négatif
n’aurait pas dû arriver.

2. Pour ne pas se laisser submerger, l’enfant met en place des ripostes


très diverses. La peur d’être rejeté l’amène à montrer que c’est lui qui
rejette, d’où des attitudes souvent incompréhensibles de violence, d’arro-
gance et de défi. Il peut également se défendre par la fuite dans le fic-
tionnel : l’imaginaire de la toute-puissance magique, ou son corollaire,
l’imaginaire du pire, notamment l’installation dans le personnage de vic-
time. Le cycle d’installation de l’identité négative n’est pas pour autant
terminé. Tout traumatisme comporte une phase que l’on peut appeler
« fidélité au traumatisme ». On veut rejouer la bataille perdue pour tenter
quand même de gagner. Au travers de conduites de provocation ou du
« donner à voir » de la tristesse, l’enfant procède à une sorte d’érotisa-
tion de l’identité négative. Au lieu d’être perte de valeur, elle devient
une valeur de son identité, un drapeau…

3. Lorsque la dimension accidentée, doublée de l’organisation réac-


tionnelle qui lui est opposée, n’est suivie d’aucune ouverture valable sur
le futur, il y a blocage ou conflit. C’est dire que l’écoute tripolaire doit
comporter un troisième temps qui est celui de la recherche d’un réétayage,
voir d’une réhabilitation du Moi. Si le temps de la futurisation n’est pas
présent dans l’esprit du rééducateur, il risque de s’installer dans une com-
passion stérile ou dans l’impression démissionnaire qu’il n’y a rien à faire.

J’ajoute, pour expliciter la problématique de la cassure, que j’ai été


amené à reprendre, dans diverses publications, les phases par lesquelles
l’enfant s’instaure parent de lui-même, en tenant compte de l’éventua-
lité que ce qui est construction réussie pour certains peut verser dans la
« dysconstruction » ou des formes atypiques de construction chez les
autres. De là, des concepts comme le Moi-Maison, le Moi des six affilia-
tions successives, le Moi groupal, le Moi réparateur, le Moi analyseur, qui
font une large place à la dialectique de la cassure.

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« Il y a toujours un métro sous le boulevard »

Le rôle indirectement réparateur du maître E


au niveau identitaire
Qu’il le veuille ou non, le maître E ne peut complètement ignorer
les besoins identitaires des enfants. Même s’il est résolu à donner la place
prédominante au travail de type cognitif, il est appelé à agir indirecte-
ment sur l’identitaire, ne serait-ce que par l’attitude relationnelle qu’il
adopte en séance. Sans s’en rendre compte, le maître E est, en effet, très
souvent amené, inconsciemment, à combiner en lui l’instance paternelle
et l’instance maternelle, prises au sens symbolique, pour reprendre des
chaînons qui se sont mal montés. On peut énumérer quelques aspects
des régulations qu’il instaure ou voudrait instaurer.
– C’est d’abord au niveau de ce que l’on pourrait appeler la rêverie
parentale prénatale que ces régulations interviennent : tout parent ins-
taure, avant la naissance de l’enfant, une sorte de rêverie sur celui-ci, son
devenir, ce qu’il sera. Cette rêverie est toujours bipolaire, c’est-à-dire que
ce n’est pas une rêverie sur l’enfant seulement ; c’est aussi une rêverie
sur soi en tant que porteur d’un enfant à venir à qui il doit communi-
quer de la confiance. La relation qui s’instaure alors peut être mise en
parallèle avec celle de la future mère. Elle est préoccupée, bien sûr, par
l’enfant qu’elle porte, mais également par elle-même, car le désir d’enfant
vise, entre autres, à combler un vide identitaire. Dans les relations d’ensei-
gnement, quelles qu’elles soient, se retrouve la même dualité, la même
bipolarité : le narcissisme du praticien l’amène à chercher, par son métier,
un surplus d’identité. Autrement dit, la relation, tout en gardant sa neu-
tralité, c’est-à-dire la distance et le recul nécessaires, doit être clairement
centrée sur celui à qui l’on vient en aide.
– Il convient également de prendre en compte le fait que l’enfant à
besoin d’internaliser, d’incorporer, ni trop, ni trop peu, celui qui lui vient
en aide. Ce que l’on appelle l’accompagnement interne est un élément
fondamental de la relation du maître E avec l’enfant. C’est en prenant
ce qu’il représente symboliquement comme point de repère et modèle
que l’enfant entre dans un nouveau système d’appartenance et peut faire
siens les codes qui régissent ce nouveau système.
– Le maître E doit encore créer un espace entre soi et l’enfant que
j’appelle un « espace hors menace ». Cet espace doit être différent de
l’espace de la classe comme de l’espace de la maison : proche d’un espace
de cohabitation première, il doit pouvoir procurer à l’enfant des condi-
tions qui lui permettent de lutter contre les divers aspects de son

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

sentiment d’insécurité. À dominante duelle, cet espace est bel et bien le


lieu, même lorsque l’on y rassemble des enfants en petit groupe, où
l’accompagnement interne peut se développer et devenir une force per-
mettant d’affronter de nouveau l’existence.
Dans le même contexte, le rôle du maître E est d’exercer un travail de
régulation des pulsions. Dès les premiers temps de sa vie, l’enfant doit
être soumis à des limitations de son désir de pouvoir lorsqu’il est exces-
sif, et doit recevoir des encouragements à l’expansion lorsqu’il est insuf-
fisant. Le maître E, que les enfants soient installés dans un désir de toute-
puissance mal contrôlé ou dans des inhibitions qui les empêchent de
développer leurs potentialités, agit instinctivement, sur le mode d’un
parent régulateur tant des excès de la vie pulsionnelle que de l’influence
d’un surmoi trop fort. Il faut également signaler le phénomène du « chaud
et froid éducatif ». Les enfants d’aujourd’hui, mis à part les cas de
carence affective précoce, sont plus érotisés, dorlotés, soignés et chou-
choutés dans leur première année de vie qu’autrefois. Si cette attitude
est souvent inconsciente de la part des parents, elle n’est pas complète-
ment innocente. En agissant ainsi, ils mettent en effet l’enfant dans une
situation de dette. Leur progéniture doit ainsi leur apporter, au fur et à
mesure de son évolution, la satisfaction de les compléter, de leur donner
un surplus d’identité. Mais très rapidement, l’enfant, qui est mis en situa-
tion de débiteur, va mettre les parents eux-mêmes en situation de débi-
teurs et aura peut-être tendance à appliquer la même attitude au réédu-
cateur. Au surplus, le fait de rentrer très tôt dans la scolarité – les parents
étant accaparés par leur travail et préoccupés par l’organisation de leur
propre vie – crée chez beaucoup d’enfants le sentiment qu’ils sont livrés
à eux-mêmes. D’où, chez certains, un sentiment de révolte et chez
d’autres, une organisation démissionnaire avec perte du sentiment de
confiance à l’égard des adultes. Chez d’autres encore, la conviction, éven-
tuellement appliquée au rééducateur, qu’ils ont tous les droits.
Il faut être conscient des sentiments ambivalents des enfants de notre
temps. L’observation montre que leur Moi est plus que jamais hypertro-
phié dans le sens de l’accentuation de la susceptibilité et de la vulnéra-
bilité à ce qui remet en cause la valeur de l’image de soi. On peut donc
comprendre que le maître E, dans la mesure où il est considéré, dans
l’imaginaire de l’enfant, comme un personnage de recours, est amené à
jouer un rôle important dans le processus de restauration de la fiabilité
des adultes, et qu’il peut contribuer à une meilleure adhésion aux pro-
positions de développement en provenance de l’école.

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« Il y a toujours un métro sous le boulevard »

Les sphères spécifiques d’intervention du maître E


La relation qui s’établit entre le maître E et les enfants qu’il prend
en charge diffère de façon évidente de la relation scolaire traditionnelle.
S’il faut définir la spécificité de la relation rééducatrice du maître E, disons
que la notion centrale est celle de l’alliance cognitive personnalisée,
c’est-à-dire adaptée au cas de chaque enfant, selon le principe de Vygotski,
de la zone proximale de développement : on part de là où est l’enfant
avec l’intérêt pour ce qu’il sait, en lui préparant traditionnellement le
chemin pour le niveau d’acquisition qui suit. Et pour continuer de réflé-
chir sur la notion d’alliance, on peut dire que le maître E se démarque
du maître G par le fait que ce dernier, étant plus sur le versant identi-
taire, assure une fonction d’alliance identitaire personnalisée. Quant
au maître de la classe, le professeur des écoles, la vocation qu’on lui
assigne est de donner la priorité à une troisième forme d’alliance,
l’alliance cognitive collective.

Toutefois, avant de développer ces points, et plus particulièrement ce


qui concerne le maître E, je ferai état d’une réflexion probablement incon-
grue, mais qui est susceptible de nous éclairer sur la différence entre
alliance cognitive personnalisée et alliance cognitive collective : l’école
pourrait-elle, un jour proche ou lointain, se passer de rééducation, qu’elle
soit E ou G ? Totalement, probablement pas car, quelle que soit l’excel-
lence de l’enseignement qui, entre temps, aurait pu être mis au point, il
est en effet impossible de penser qu’on éradiquera suffisamment les reten-
tissements scolaires de quatre sortes d’échecs :
– Quelles que soient les améliorations que pourrait apporter une poli-
tique d’éducation des familles à l’éducation des enfants, on peut prévoir
qu’il y aura toujours, dans la construction des phases duelles et triangu-
laires, des traces des désordres et des dysfonctionnements de la vie fami-
liale, ce qui obligera à s’occuper, de façon très particulière, des familles
les plus fragiles, ainsi que nous l’envisageons avec le projet dit de « la
Maison des Petits dans l’École ».
– L’impréparation de ces mêmes enfants à affronter la vie groupale
lors de l’entrée à la Maternelle amènera à reconsidérer ce que signi-
fie leur socialisation, leur entrée dans le monde du langage parlé, leur
rapport aux personnes, à leur propre corps, aux objets et la formation
d’un appareil à penser qui, en tant qu’interface entre l’extérieur et
l’intérieur, joue le rôle d’une indispensable sphère de délibération. Ces

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

tâches ne pourront être réglées que partiellement, par des mesures


collectives.
– Quelle que soit l’attention que l’on portera, en classe, au cas des
enfants brillants mais angoissés, au cas des enfants en souffrance, au
cas des enfants qui ont tendance, sur le plan cognitif, à s’installer dans
le suivisme, la passivité, l’opposition ou la marginalisation, on peut
prévoir que de nombreux problèmes individuels, liés à l’entrée dans le
langage écrit, continueront de nécessiter des interventions différenciées
faisant appel à un praticien spécialisé.
– Quels que soient les progrès qui auront été faits pour dépasser le
cloisonnement actuel entre le monde des savoirs scolaires et le monde
des grands problèmes de la vie, il y aura nécessairement lieu de pro-
mouvoir des relations individuelles ou en petits groupes qui permet-
tront aux enfants et aux adolescents les plus désemparés d’entreprendre
une indispensable réflexion sur le sens de la vie et le monde des valeurs.

J’irai même plus loin à propos de l’utilité de l’expérience qui nous


vient des rééducations. On peut penser qu’elles représentent une sorte
de laboratoire pour la pédagogie de demain, qu’elles sont, dans une
certaine mesure, l’avenir de la pédagogie. La rééducation part de
l’idée que le voyage scolaire vers le savoir se déroule actuellement dans
de mauvaises conditions pour un grand nombre d’enfants et qu’il y a
donc lieu de repenser les modalités de ce voyage. Si bien que l’école
elle-même, pour élaborer des formes d’alliance qui, tout en restant col-
lectives, intégreront une dimension plus personnalisée, a besoin de
puiser dans l’expérience de tous ceux qui pratiquent ces formes
d’alliance personnalisée. Dès lors, interrogeons-nous sur ce que l’école
peut trouver, dès maintenant, dans l’expérience des rééducateurs E :
essentiellement, de nouveaux modes d’approche du cognitif. En nous
centrant plus ici sur la lecture, nous les résumerons en cinq rubriques :
ce qu’est une « approche critique de l’apprentissage de la lecture » ;
ce que sont les « plaisirs cognitifs naturels » ; ce qu’est une « approche
naturelle de la lecture » ; ce qu’est une « approche à la fois ludique
et réaliste » de ce même langage écrit ; ce qu’est une « approche qui
concilie le monde de la lecture et la lecture du monde ».

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« Il y a toujours un métro sous le boulevard »

L’approche critique des modalités actuelles d’apprentissage


de la lecture
Le problème majeur de notre école est son impuissance persistante
à trouver des réponses valables au problème de l’hétérogénéité. Des
modèles très performants de pédagogie visant au développement optimal
de chacun nous sont proposés par des enseignants remarquables, mais,
malheureusement, ils ne sont pas repris par l’institution, si bien que nous
nous installons dans l’immobilisme. Nous ne parvenons pas à mettre en
place les stratégies et détours qui seraient nécessaires pour contribuer au
développement efficace d’enfants qui ne sont pas pareils au départ, qui
ne seront pas nécessairement pareils ou égaux au terme du parcours, mais
à qui auront été données, entre-temps, des chances identiques en matière
de compétences diversifiées.

Certes, il n’est pas juste de dire que l’institution, dans son intention-
nalité, notamment dans ses discours, est indifférente aux différences. Mais,
dans les faits, objectivement, elle l’est encore trop. Et l’une des raisons
de cette attitude qui consiste à continuer de « mal faire » alors qu’elle
voudrait « bien faire » vient de la méconnaissance de ce qui se joue
notamment au niveau du CP. Faut-il détruire le CP pour protéger le CP ?
Le paradoxe du CP est que, en apparence, toutes les conditions se trou-
vent réunies pour un fonctionnement optimal. L’apprentissage qui s’y
effectue est considéré comme quasi tabou, destiné à être intangible pour
l’éternité. Or, lorsqu’on y regarde de près, on repère cinq non-dits qui
expliquent les échecs ultérieurs :

– Il faut avoir 7 ans d’âge mental et non 6, et être sans troubles affec-
tifs autant que possible, pour devenir rapidement un « lecteur vrai »,
c’est-à-dire quelqu’un qui trouve plaisir à maîtriser « en profondeur » les
secrets du langage écrit.
– L’évaluation de la lecture en fin d’année crée le poncif que 80 % des
enfants du CP lisent valablement. Or, chez 30 à 40 % d’entre eux, la lec-
ture a été acquise trop superficiellement, souvent avec trop d’émotivité.
L’aspect laborieux des travaux de déchiffrement laisse le sentiment que
l’espace de l’écrit est celui du piège ou du « trop peu vivant ». Quant
aux 20 % de mauvais ou non-lecteurs, le problème se transforme en sen-
timent que l’école n’est pas faite pour eux.
– Nous méconnaissons trop le fait que l’un des secrets de la lecture
vraie tient à la qualité des dialogues imaginaires que l’enfant engage avec
la lecture. Pour lire intelligemment, il faut imaginer que, derrière les

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

mots, il y a la présence de celui qui les a écrits : lire, c’est, en réalité,


l’art de dialoguer avec ce dernier sur ce qu’il a voulu dire. C’est égale-
ment imaginer que l’on va avoir à rendre compte de sa lecture à
quelqu’un, d’où une auto-interrogation sur la concordance entre les hypo-
thèses de sens qu’on fait et les données du texte.
– Nous sommes dans le règne de la mono-nutrition et de l’impéria-
lisme du langage écrit abstrait, car seule compte, comme couperet de
sélection, l’évaluation concernant le langage écrit, si vivante que puisse
être par ailleurs la classe. Ceci met en cause le cycle 2, dans la mesure
où la prolongation des temps d’apprentissage de la lecture ne peut être
une solution s’il n’y a pas simultanément une diversification des modes
d’approche de la lecture, comme Freinet le préconise depuis 1923, et
comme nous le développons avec la proposition dite « École des quatre
langages ».
– Le non-dit le plus important et qui rassemble tous les autres, c’est
notre méconnaissance du potentiel humain que représentent les 30 ou
40 % d’enfants du milieu de la classe et les 20 % qui s’y sentent très mal
inclus. L’injonction permanente « au plus de lecture », au lieu de pro-
duire des effets bénéfiques, met en mauvais développement la lecture elle-
même et en sous-développement les autres qualités de ces mêmes enfants.

Finalement, ce que l’on demande aux rééducateurs, c’est de corriger


les erreurs que commet le système scolaire sur ces points.

La notion de plaisirs cognitifs naturels


L’observation montre que les enfants qui s’avèrent être des
« gagnants scolaires » trouvent, chez eux, au moins quatre sortes de plai-
sirs de croissance ; cela leur permet de devenir des « prédateurs cogni-
tifs » fortement motivés et outillés :

– le plaisir de penser ;
– le plaisir d’exprimer sa pensée ;
– le plaisir de lire la pensée des autres au travers du langage parlé et
des textes ;
– le plaisir d’écrire ou de figurer, par des moyens divers, ce que l’on
pense.

Le rééducateur sent qu’il a quelque chose de très important à appor-


ter dans ces directions vitalisantes aux enfants qui n’ont pu trouver, de

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« Il y a toujours un métro sous le boulevard »

façon suffisamment réussie, ce type de plaisirs préalables dans leur famille,


à la crèche et à la Maternelle. C’est la valeur de leur Moi pensant qui
est mise en question dès les premières confrontations avec l’école.

Prenons le problème de la parole. Elle représente toujours une per-


sonne. Mais qu’est-ce que signifie le fait de « représenter une personne » ?
C’est, d’abord, représenter un corps. Au départ, la parole est une arme
pour se territorialiser physiquement, pour réclamer une place. Pour le
nouveau-né, la parole, c’est le cri. Il veut littéralement faire pénétrer son
corps dans un autre corps dont l’assistance lui est indispensable. Pour
beaucoup d’enfants et d’adultes d’aujourd’hui, la parole-cri reste un lan-
gage privilégié de domination physique.
Par la suite, la parole devient « personnelle ». L’enfant fait part de ses
vécus, de ses acquisitions, de ses interrogations. Ce que l’enfant installe
alors dans le groupe, ce n’est pas seulement un corps, mais le proprié-
taire de ce corps avec sa singularité. La parole devient, trop ou trop peu,
instrument de distinction du Moi.
Troisième étape : la parole représente l’appartenance au groupe
humain. L’enfant se positionne alors en « personne ». Il représente dès
lors plus que son environnement immédiat et commence à inscrire sa
parole dans le symbolique. Il se définit par son biais comme un habitant
de la terre, qui parle le langage des habitants de la terre, qui participe à
leurs préoccupations et dont la parole va dès lors se trouver implicite-
ment contrôlée par l’écoute, objective ou supposée, des autres.

Cette évolution montre que pour comprendre de quoi sont faites les
phases successives du plaisir de penser, il faut admettre que toute fonc-
tion, qu’il s’agisse de la parole, de la pensée, de la lecture, de l’écri-
ture, du calcul, suppose un pilote de cette fonction : c’est ce pilote qui
prend plaisir à faire fonctionner son appareil à penser. Il y a donc lieu
de le reconnaître en tant qu’interlocuteur valable. Il a besoin du MRM
(minimum de reconnaissance du Moi). L’alliance cognitive implique
qu’il intéresse l’adulte qu’il a en face de lui par ses savoir-faire, ses
curiosités et même par la qualité de sa collaboration à la réparation
des lacunes scolaires. Il a besoin que l’adulte ait pour lui un désir de
croissance et qu’il manifeste sa compréhension, non sa compassion, en
tenant également compte des forces anti-croissance dont il a été l’objet.

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

Les deux cadres sociaux de la lecture


– Première remarque : la lecture scolaire est le quatrième étage
de la lecture, et non le premier. Avant la lecture proprement dite, on
peut repérer trois étages d’apprentissage de la lecture qui correspondent
à ce que l’on peut appeler « l’approche naturelle de la lecture ». Ce qui
est appelé, dans les techniques Freinet, la « méthode naturelle de lec-
ture » fait partie de cette approche naturelle, mais n’en est pas le tout.
La lecture commence dès la naissance, dès les premières relations mère-
enfant. La mère « suffisamment bonne » lit, sans trop d’anxiété ni trop
d’indifférence, sur le visage et le corps de son bébé, ce qu’il en est de sa
bonne santé physique et psychique. Et le bébé lit simultanément, avec ses
moyens à lui, sur le visage et le corps de sa mère, ce qui peut concerner
le couple qu’il forme avec elle. C’est donc par la lecture réciproque de ce
qui se laisse percevoir par le corps que s’initie l’idée de lecture. On observe
exactement les mêmes modes de lecture première dans le monde animal.
Le deuxième étage de la lecture porte sur ce qui se passe dans l’orga-
nisation familiale. Et cette nouvelle forme de lecture deviendra, ultérieu-
rement, une matrice pour la lecture des groupes. Elle implique que l’enfant
intériorise, en plus du système maternel des choses, la façon dont le père,
ou la mère en tant qu’instance paternelle, lit le monde. L’enfant voit com-
ment les parents lisent le journal, les factures, les bonheurs et difficultés
de la vie, comment ils raisonnent, se disputent, se réconcilient…
Le troisième étage (la Maternelle, notamment, mais également les spec-
tacles de la rue) correspond à la découverte et à la lecture du monde
extrafamilial. En même temps, l’enfant fait, dans ces espaces, l’expérience
de ses capacités, par exemple, au travers de ses productions scolaires :
dessins, montages, constructions de tout ordre. C’est aussi le moment où
il doit saisir le sens du dialogue, lire le désir de l’émetteur et mesurer les
écarts par rapport à ce qu’il en comprend. C’est une étape supplémen-
taire dans l’accès à la complexité de la lecture.
Ce n’est que lors de la quatrième étape, celle du déchiffrement, que l’enfant
entre dans la sphère sociale de la lecture, celle où l’on communique par l’écrit
avec des inconnus. Cette étape implique d’accepter d’entrer dans le monde
du « père de l’ordre social » et d’intégrer ses normes de fonctionnement.
Le rééducateur perçoit que le fait de prendre en compte la lecture des
situations de la vie quotidienne en tant que chaînons intermédiaires de
la lecture du monde fait partie de la stratégie de la « transitionnalité ».
Il a, en effet, à répondre à deux sortes de besoins des enfants : le lien à
la vie quotidienne concrète et le lien au monde de l’abstraction.

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« Il y a toujours un métro sous le boulevard »

– Seconde remarque, qui porte précisément sur la double apparte-


nance de tout enfant : famille et école, monde de la quotidienneté
concrète et monde de l’universalité abstraite. C’est avec l’espace A (la
famille) qu’il entre dans l’espace B (l’école). Il est tributaire de deux cadres
sociaux. Et l’on peut d’emblée entrevoir que, pour certains enfants, il y
a continuité parfaite entre l’espace A et l’espace B, entre le concret et
l’abstrait ; alors que pour d’autres, il y a opposition, voire clivage sévère.
De ce fait, la véritable fonction du rééducateur est d’être un poseur
de passerelle, une sorte d’ingénieur pontonnier.
On confond trop souvent la « lecture partagée » et la « lecture auto-
nome ». Les producteurs de lectures pour enfants organisent une conni-
vence qui les amènent à porter sur la vie un regard semblable à celui
des enfants. D’une certaine façon, la lecture partagée sanctuarise leur
petit monde d’enfant. Par contre, les auteurs de textes écrits en langage
non enfantin exigent de l’enfant non seulement la maîtrise de l’outil lan-
gagier, mais aussi un Moi déjà de type adulte. Il y a donc, face à ces deux
environnements, des enfants qui ne sont pas en difficulté pour passer
d’un monde à l’autre et ceux pour lesquels il y a un fossé à franchir. À
propos de ce fossé, l’école est actuellement divisée. Il y a les tenants de
la transmission pure et dure de l’environnement n° 2 ; il y a ceux qui
s’installent trop complaisamment dans le monde enfantin, et il y a les
tenants du mixage des deux systèmes langagiers.

Mais le problème est-il seulement là où nous sommes en train de le loca-


liser ? Il faut encore prendre en considération la nature des obstacles qui
empêchent le passage d’un monde à l’autre. Ils tiennent le plus souvent à
l’existence d’un « Moi accidenté ». Nous n’avons pas forcément à faire, dans
tous les cas, à un Moi puéril, loin de là. Nous observons qu’il s’agit, dans
de nombreux cas, d’enfants qui, par fidélité à leur vécu accidenté, sont dans
des formes de refus de « pactisation » avec le monde social des adultes. Y
pénétrer par la voie de la lecture équivaudrait à trahir leurs problèmes fami-
liaux, donc une certaine image d’eux-mêmes. La lecture est vécue par eux
comme une injonction à entrer dans le monde des autres, alors que des
forces internes les contraignent à préserver leur identité, même négative.
Pour une autre catégorie d’enfants, qui ne franchissent pas le fossé, les obs-
tacles sont plus anciens. Ce sont des enfants qui n’ont pas formé la « sphère
de délibération » qui leur permettrait de dépasser une approche encore trop
« tout corps » avec le monde. Le stade du miroir, dans le langage lacanien,
le stade du socius ou de l’accompagnement de soi par soi, dans le langage
wallonien, ne s’est pas formé comme il aurait dû l’être.

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

Le problème du rééducateur – et nous reprenons sur ce point ce qu’il


en est de sa position entre identitaire et cognitif – est d’organiser une
alliance relationnelle susceptible de donner sa place à un travail de
confiance dans le futur, qui permettra à l’enfant d’être moins tributaire
de la dimension accidentée, et à un travail d’individuation, qui permet-
tra, par le plaisir de penser qu’il procure, la réémergence de la sphère de
délibération.

La figurabilité comme médiation


Pour certains représentants éminents des impératifs supérieurs de
la culture, « l’image » est à proscrire de l’apprentissage de la lecture. Il
faut que l’enfant – celui qu’ils ont en vue lorsqu’ils parlent de l’école,
mais qui n’est pas forcément l’élève en chair et en os qui y trouve mal
sa place – fasse une expérience sans complaisance d’un langage le moins
figuratif possible. Le maître qui procède autrement est relègué au rang
d’animateur ou d’amuseur. Or, dans le cas des enfants mal préparés à
l’abstraction, le passage par la visualisation, par le « à quoi ça ressemble »,
s’avère indispensable pour avoir un accès concret au réel et aux outils
langagiers. Pour eux, la mise en figurabilité des lettres, des mots, des pro-
blèmes que posent la complexité de certains termes, de même que l’ortho-
graphe et la grammaire, est un passage obligé.

Pour opérer le passage concret-abstrait, chaque enseignant et chaque


rééducateur a « ses trucs ». Il s’agit, en général, de donner des formes
vivantes aux outils langagiers. Ainsi, pour faciliter la distinction des lettres,
le « b » évoquera le bébé, le « p » évoquera le pistolet, le « d », le sac
à dos, etc. Pour familiariser les enfants avec les consonnes et les voyelles,
on imagine un village habité par six filles et vingt garçons. Les filles ont
une jolie voix, on les appelle les « voix-yelles » ; les garçons représentent
les vingt consonnes. Chacun a une histoire particulière lorsqu’il rencontre
une fille. Le garçon C est bien compliqué : il fait des bruits différents
selon la nature de sa rencontre avec une fille. Avec A, O, U, il picore, on
entend « kkkk ». Dans son jardin, il joue avec E, I, Y ; il glisse dans
l’herbe et l’on entend « SSSS ». Le garçon S est bizarre : il se met à trem-
bler dès qu’il se trouve coincé entre deux voyelles. Le garçon G a envie
de se marier, puis de se démarier, tantôt avec le N, tantôt avec le U ou
le I. Comment faire pour s’y retrouver ? On peut, au premier abord,
penser que de telles pratiques compliquent les choses au lieu de les sim-
plifier. L’expérience montre qu’il se produit autre chose. Chez les enfants

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« Il y a toujours un métro sous le boulevard »

pour qui les problèmes de liens, y compris les liens de filiation, sont pré-
dominants, ces histoires de liaison entre les lettres et à l’intérieur des
mots, au lieu d’être perturbantes, sont, au contraire, rassurantes. L’écri-
vain Erik Orsenna fait allusion, dans La Grammaire est une chanson douce,
à des procédés de ce type. Un enseignant de cycle 3, qui voulait récon-
cilier ses élèves avec la grammaire, a inventé un conte où il est question
d’une révolte des verbes, du compagnonnage entre verbes, sujets et adjec-
tifs : on y passe des nuits de cauchemar avec les verbes irréguliers ; on
est obligé de consulter un psychologue à suite de la naissance d’un néo-
logisme ; on fait le plan de la maison « grammaire » ; on demande s’il
y a un avenir pour le verbe « aimer » et l’accord parfait, etc.
Alors que le maître G utilise le dessin et les jeux comme médiateurs
pour aider les enfants à se désencombrer de problématiques identitaires
lourdes à porter, le maître E procède à une alliance relationnelle qui
permet de pénétrer dans les mots par un « donner à voir » intermédiaire
entre la structure lexique et les réalités auxquelles ils se réfèrent.

L’unité du Moi du monde de la lecture et du Moi de la lecture


du monde
En gros, les savoirs sont de trois ordres :
– Les savoirs que chacun emmagasine par ses contacts avec la vie quo-
tidienne. Ce sont des savoirs picorés, informels, plus ou moins sauvages.
– Les savoirs proprement dits, rassemblés en disciplines structurées :
histoire, géographie, sciences.
– Les savoirs qui portent sur le fonctionnement des outils langagiers
écrits et qui donnent accès aux savoirs disciplinaires précédents (déchif-
frement, orthographe, grammaire, outils de numération…).

Toute la viciation du système scolaire provient de la place hyper-


trophiée que prennent dans les évaluations – qui font fonction de cou-
perets de sélection – ces savoirs formels, de même que la tendance à
la fossilisation des savoirs disciplinaires. Nous ne donnons pas la place
voulue à toute une série d’autres savoirs : savoir se construire en
construisant, savoir vivre et coopérer, savoir réfléchir et organiser,
savoir jouer et fantasmer, savoir parler et discuter. Rien de cela, ou
presque, n’est comptabilisé pour l’accès aux diplômes. Cela vient pro-
bablement du fait que les clercs de la Renaissance, au lieu de trans-
mettre les savoirs pratiques qui assuraient la réussite des commerçants
et des administrateurs de la fin du Moyen Âge, ont mis l’accent sur

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La relation du maître E avec l’enfant en difficulté scolaire

les modes de fonctionnement mental et sur le langage qui constituaient


les signes distinctifs de la bourgeoisie et qui lui valaient le respect des
autres catégories sociales.
Certes, les livres de lecture courante de l’école de Jules Ferry com-
portent d’admirables ouvertures sur la vie quotidienne dans les cités et
les villages. Les leçons de choses y font état de découvertes scientifiques
fondamentales et de nombreuses énigmes de la nature. Mais cela n’a pas
eu la suite qu’il aurait fallu. La lecture du monde a continué de se trouver
coupée du monde de la lecture. Les savoirs pratiques de l’ère industrielle
n’ont pas trouvé leur place à l’école et les savoirs de l’ère post-industrielle
font toujours l’objet d’une résistance anachronique, comme si les tenants
du pouvoir économique voyaient dans cette divulgation populaire le risque
d’être détrônés. À leur modeste échelle, les rééducateurs œuvrent pour
un meilleur droit à la parole des divers aspects du Moi. La notion d’alliance
cognitive implique que la route nationale de l’abstraction soit recouverte
grâce à la prise en compte des routes latérales. C’est ce que, dans le pro-
longement de la diversification cognitive mise en place par Freinet, j’essaie
d’exprimer par la notion d’« École des Quatre Langages ». Il ne s’agit
pas, pour compléter l’enseignement traditionnel, de transformer la classe
en atelier de fabrication d’articles divers, en café où l’on discute de l’état
du monde, en lieu ou l’on dépose ses curiosités et ses talents. Ce qui
importe, c’est un regard attentif sur la diversité des potentialités exis-
tantes qui pourraient exister chez chaque enfant : en matière d’abstrac-
tion, mais aussi en matière de réalisation, de gestion des relations et de
développement des curiosités et des talents.
Dans le même ordre d’idées, le souci de donner toute sa place au « Moi
pensant » de l’enfant, à l’homo-cogitans présent dans tout enfant, est un
aspect de la rééducation qui s’est trouvé renforcé, ces derniers temps,
chez un certain nombre de rééducateurs, par leur formation aux « Ateliers
de Philosophie ». Il ne s’agit pas de transformer la séance « rééducation »
en atelier de philosophie, mais d’en utiliser l’esprit. Le point de départ,
ce sont des questions comme « qu’est-ce que grandir, le courage, l’espoir,
pourquoi est-on sur terre, les animaux pensent-ils ? etc. ». Ce qui compte,
c’est que l’enfant se sente considéré comme un « interlocuteur valable »
et qu’au travers des échanges sur les grandes questions de la vie, il res-
sente un message d’encouragement à faire vivre en eux un Moi social
autre que celui auquel l’école donne la priorité, à se vivre comme habi-
tant de la terre, donc à élargir son horizon et à expérimenter des aspects
cachés du fonctionnement de sa pensée.

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« Il y a toujours un métro sous le boulevard »

En conclusion, la notion d’alliance cognitive correspond à une relation


qui a valeur de prise de distance et de déconditionnement par rapport à
une relation scolaire qui s’est détériorée. Il s’agit d’une réparation qui
repasse par d’autres chemins que l’apprentissage, notamment par le sens
que prend la relation avec le rééducateur. Le psychanalyste Bion nous
dit que lorsqu’il y a formation « d’éléments bêta », c’est-à-dire pénétra-
tion dans le psychisme de facteurs toxiques susceptibles d’arrêter la dis-
ponibilité, il faut donner toute son importance à la « fonction alpha ».
Bion définit cette dernière comme la qualité majeure de la mère suffi-
samment bonne – c’est-à-dire ce que lui dicte son instinct lorsqu’elle
s’interroge à la fois sur ce qui a été défavorable au bon développement
de l’enfant et sur ce qui pourrait lui être favorable. Pour transmettre la
fonction alpha, le rééducateur a besoin d’un outillage similaire à celui
dont nous avons esquissé les grandes lignes. Il a besoin d’inventivité. Il
a également besoin de pouvoir s’appuyer sur l’expérience des autres réédu-
cateurs et de spécialistes, comme c’est le cas dans les groupes de « Soutien
au Soutien », qui sont des adaptations de la méthode Balint pour les pra-
ticiens de l’enseignement. Il a besoin d’être considéré comme l’artisan
d’un métier neuf qui est en pleine recherche de son identité et dont
l’avenir a besoin d’être conforté. Il a besoin que l’institution, au lieu de
le limiter dans l’exercice de son métier, l’aide à prendre, dans l’appareil
pédagogique rénové, la place très importante qui lui revient.

Bibliographie
Lévine, Jacques et Guy Vermeil, Les Difficultés scolaires, Paris, Doin, 1982.
Lévine, Jacques et Marie-Jo Rançon, « La loi des 4 affiliations comme fondement
des Apprentissages » in Je est un Autre, n° 4, janvier 1996.
Lévine, Jacques et Jeanne Moll, Je est un Autre. Pour un dialogue pédagogie – psy-
chanalyse, Paris, E.S.F., 2001.
Lévine, Jacques et Michel Develay, Pour une anthropologie des savoirs scolaires. De
la désappartenance à la réappartenance, Paris, E.S.F., 2003.
Lévine, Jacques, Intervention au Congrès de la FNAREN, Orléans 2004, à paraître.
Rançon, Marie-Jo, « Les mots ont-ils un corps ? » in « Je est un Autre », n° 11,
janvier 2001.
Wallon, Henri, Les Origines de la pensée, Paris, PUP, 1946.

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DEUXIÈME
PARTIE

Des dispositifs
spécifiques
pour les élèves
en difficulté scolaire
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La dimension relationnelle
dans l’aide spécialisée
1
à dominante pédagogique

Alain Brun

I l existe aujourd’hui un large consensus entre les auteurs pour consi-


dérer que le développement de l’être humain est la résultante de
l’interaction constante entre différentes composantes : l’affectivité,
l’intelligence (développement cognitif), le langage, la psychomotricité,
le somatique, le social et le culturel. L’interaction affectif / cognitif /
social est permanente dans le développement de l’enfant, et il est impos-
sible de dissocier le fonctionnement intellectuel de tout ce qui fait un
être : émotions, sentiments, désirs, pulsions, mode d’être au monde, ins-
cription dans le tissu social. Il s’agit donc bien de s’adresser à l’élève
dans toute sa complexité d’être humain, sans le réduire au statut de
« machine à apprendre ». Devant la singularité de chaque situation, il
est utile de pouvoir se référer à plusieurs approches théoriques. Même
si ces dernières ont des points de butée, elles peuvent s’articuler de
manière complémentaire. C’est pourquoi je ferai référence à la fois à
l’approche clinique, en particulier à la psychanalyse, à l’analyse systé-
mique, et à l’approche centrée sur la personne de Carl. R. Rogers. Tous

1. Les pistes de réflexion que je vais développer se sont enrichies des apports fournis par
le travail mené en commun avec des professionnels aussi bien dans le cadre du CNEFEI
(Centre National d’Études et de Formation pour l’Enfance Inadaptée) que dans celui des
formations organisées par L’ARECE (Association de Recherche et d’Études sur la
Communication à l’École).

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

les maîtres E n’ont pas reçu la même formation, chacun a mis en place
ses propres cadres de travail, en fonction de sa personnalité, de réfé-
rences théoriques qui lui sont propres, de la spécificité de son contexte
de travail, etc. Chacun pourra donc retenir dans les pistes de travail
que je vais exposer, celles qu’il juge les plus pertinentes pour sa propre
pratique. Enfin, compte tenu des limites imparties, j’ai choisi de ne pas
développer la dimension institutionnelle, en particulier les préalables
institutionnels qui garantissent la fiabilité du fonctionnement du RASED
à l’école2. De même, étant plus particulièrement centré sur la dimen-
sion relationnelle, je ne développerai pas les aspects spécifiquement
cognitifs ou métacognitifs.

Dans un premier temps, je définirai et présenterai la dimension rela-


tionnelle dans la pratique du maître E à travers deux schémas : le sys-
tème relationnel de l’élève en milieu scolaire et le système d’interven-
tion du maître E. Dans un second temps, j’exposerai la dimension
relationnelle dans la pratique du maître E à travers deux modalités
d’intervention :

– l’intervention directe sur un ou plusieurs systèmes liés à la situa-


tion problème, sans mise en place d’une aide spécialisée (classe, école,
famille) ;

– la mise en place d’une aide spécialisée avec intervention sur les


groupes d’appartenance de l’élève considéré (groupe d’adaptation,
classe, famille). Je développerai l’approche clinique du maître E, en par-
ticulier les différents facteurs qui influencent la relation entre lui et
l’élève, et son action complémentaire sur les groupes d’appartenance
de l’élève.

2. Sur l’organisation fonctionnelle des RASED, voir Élève en difficulté : les aides spécia-
lisées à dominante pédagogique, Collection « AIS – Adapter les pratiques, intégrer les élèves »,
SCEREN, CRDP Nord-Pas-De-Calais, 2003.

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La dimension relationnelle dans l’aide spécialisée à dominante pédagogique

Le système relationnel de l’élève


et le système d’intervention du maître E
Le système relationnel de l’élève en milieu scolaire
Essayons, à l’aide d’un schéma, de visualiser le système relationnel de
l’élève en milieu scolaire (schéma 1) :

La dimension relationnelle dans la pratique du maître E

LA FAMILLE

Le système relationnel
de l’élève
en milieu scolaire
Les Parents

ÉLÈVE

CLASSE

Maître E
Enseignant
ÉCOLE ÉCOLE
RASED
Élèves
Élèves du groupe de la classe
REGROUPEMENT
D’ADAPTATION

L’enfant fait partie d’un système familial : il s’y trouve en interaction


avec ses parents et les autres membres de la famille. En tant qu’élève, il
appartient au système-école : il s’y trouve en interaction avec l’ensemble
du personnel et les autres élèves de l’école. Enfin, dans le sous-système
classe, le voilà en interaction avec les autres élèves et l’enseignant de la
classe. Dans le cas où une aide spécialisée à dominante pédagogique serait

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MP Comprendre les enfants 28/02/2005 18:49 Page 58

Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

mise en place, l’élève intègre le système « regroupement d’adaptation »


(ou classe d’adaptation) : il est alors en interaction avec les autres élèves
du groupe d’aide et le maître E.

Le système d’intervention du maître E


Cette présentation du domaine relationnel de l’élève, bien que non exhaus-
tive, permet d’essayer d’identifier le système d’intervention du maître E
(schéma 2) :

La dimension relationnelle dans la pratique du maître E

LA FAMILLE

Le système
d’interventions
du maître E
Les Parents

ÉLÈVE

CLASSE

ÉCOLE Maître E
Enseignant
ÉCOLE
RASED
Élèves
Élèves du groupe de la classe
REGROUPEMENT
D’ADAPTATION

Le maître E peut intervenir à la fois sur des systèmes (famille, école,


RASED, classe, élève) et sur des relations spécifiques (maître E / ensei-
gnant, maître E / élèves de la classe, maître E / élèves du regroupement,
maître E / parents). Il n’y a pas une lecture univoque de la difficulté sco-

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La dimension relationnelle dans l’aide spécialisée à dominante pédagogique

laire et il existe plusieurs axes d’intervention possibles. Prendre en


compte la notion de circularité implique d’accepter que l’individu, avec
une problématique intrapsychique, peut modifier ses systèmes d’appar-
tenance et induire des conflits interrelationnels. L’inverse est également
vrai : l’environnement de l’enfant peut modifier celui-ci (pris comme sys-
tème individuel).
L’hypothèse étant qu’il existe une interdépendance entre la personne et
le système dans lequel elle évolue, le changement personnel doit pouvoir
s’étayer sur un changement de statut de la personne à l’intérieur de sa
communauté sociale, et ainsi lui permettre d’occuper une place nouvelle.

La dimension relationnelle dans la pratique du maître E


Le Grand Larousse donne de la dimension relationnelle la défini-
tion suivante : « Ensemble des rapports et des liens existant entre per-
sonnes qui se rencontrent, se fréquentent, communiquent entre elles. »
Le fait de « mettre en relation » est, quant à lui, ainsi défini : « Établir
un rapport entre des choses, considérer qu’elles sont liées l’une à
l’autre… »
Après avoir cerné la fonction de la difficulté scolaire dans la dimen-
sion relationnelle, il conviendra d’aborder les deux modalités d’interven-
tion du maître E. De fait, suivant des références théoriques mais surtout
suite à l’analyse des situations problèmes, deux stratégies possibles se
dégagent :

– L’intervention directe sur un ou plusieurs systèmes liés à la situation


problème, sans qu’une aide spécialisée ne soit mise en œuvre. Ce travail
à la fois d’analyse et d’intervention sur les systèmes s’organise avec
l’ensemble des membres du RASED.
– La mise en place d’une aide spécialisée avec une intervention sur les
groupes d’appartenance de l’élève considéré.

La fonction de la difficulté scolaire dans la dimension relationnelle


Cette première approche, qui tend à éviter le systématisme d’une
réponse spécialisée face à toute « situation problème », conduit à s’inter-
roger sur la fonction des difficultés de l’élève dans le système où elles
émergent. Ainsi, en quoi les difficultés de l’élève interrogent-elles le fonc-
tionnement même du système ? Les hypothèses sur la fonction de la dif-
ficulté scolaire dans sa dimension relationnelle sont importantes pour

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

déterminer la dynamique des systèmes. D’une façon générale, la diffi-


culté est considérée comme une communication qui signale un malaise,
une difficulté de régulation tant pour l’individu que pour les systèmes
dans lesquels elle se manifeste. À l’école, l’échec scolaire est souvent iden-
tifié comme « symptôme » du sujet ; l’hypothèse d’un conflit intrapsy-
chique explique le dysfonctionnement individuel. Dans une perspective
systémique, qui fait intervenir la notion de système, on ne peut isoler un
élément de ses systèmes d’appartenance, d’où la nécessité de déterminer
les systèmes concernés dans la situation problème. Au lieu de se pen-
cher systématiquement d’emblée sur un dysfonctionnement intrapsy-
chique, il s’agit de faire d’abord une analyse du fonctionnement interre-
lationnel des systèmes : autrement dit, d’essayer de comprendre la nature
de leurs interactions, leur mode de communication.
L’élève en difficulté (patient désigné) aurait une fonction dans l’éco-
nomie générale de la classe (ou de l’école). Ces difficultés ont un sens,
une fonction, et sont ainsi susceptibles de compréhension si l’on consi-
dère qu’elles ont un lien avec leur contexte immédiat. Il s’agit donc de
lire la difficulté en lui redonnant sa dimension relationnelle. Les diffi-
cultés d’un enfant à l’école interrogent le fonctionnement intrasystème
(familial ou scolaire) et / ou le fonctionnement intersystème école-famille.
La première étape consiste à considérer les difficultés scolaires dans leur
contexte immédiat : la classe, l’école.

L’intervention directe hors de toute aide spécialisée


L’intervention directe passe par un certain nombre d’interactions,
qu’il convient à présent d’approfondir.

• L’interaction élève / classe


Dans le système classe, le comportement de chacun des individus qui en
font partie est lié au comportement des autres individus : il influence en
même temps qu’il est influencé par les autres. Le système lui-même possède
des caractéristiques propres qui émergent des interactions entre les indivi-
dus qui le composent, et qui ne se résument pas à la somme des caracté-
ristiques des individus. Les individus appartenant au système-classe étant
tous en interaction et se renvoyant constamment des rétroactions, le sys-
tème en arrive à se constituer un équilibre dynamique auquel contribuent
autant les élèves qui vont bien que ceux qui présentent des difficultés sco-
laires. L’élève qui présente des difficultés est en interaction avec son envi-
ronnement scolaire ; ses difficultés peuvent être lues comme une co-construc-

60
MP Comprendre les enfants 28/02/2005 18:49 Page 61

La dimension relationnelle dans l’aide spécialisée à dominante pédagogique

tion entre ses caractéristiques personnelles et les conditions proposées par


le système classe. La « situation problème » ne peut être réduite à un dys-
fonctionnement intrapsychique ; une possibilité d’intervention existe au
niveau du système classe, aussi bien au niveau relationnel que pédagogique.

– Au niveau pédagogique, une situation de difficulté peut faire


« appel » pour transformer l’approche de l’enseignant, mais aussi le fonc-
tionnement de la classe. On peut alors s’intéresser à l’activité de l’élève
et à celle du maître et se demander ce qui s’est passé, en quoi et où
l’activité a dysfonctionné. Quelles sont les caractéristiques du contexte et
de la situation pédagogique dans lesquels est placé cet élève ? En quoi
l’interaction entre les caractéristiques de la situation, du contexte et les
caractéristiques de l’élève intervient-elle dans les blocages rencontrés ? Il
s’agit alors de se centrer sur la situation de difficulté où se trouvent les
élèves et non plus uniquement sur leurs propres difficultés personnelles.
Une réponse à la situation de difficulté peut être envisagée au sein de la
classe par une pédagogie différenciée, qui peut prendre les formes sui-
vantes : une aide pédagogique individualisée à l’aide d’outils adaptés, la
mise en place de l’aide mutuelle entre élèves, la réorganisation d’une
pédagogie de la réussite axée sur la solidarité pour l’ensemble du groupe
d’élèves, les facteurs de compétition étant minimisés. Si cela est possible
et souhaitable, la réponse peut être mise en place dans le cycle (organi-
sation de séquences communes à des enfants de classes différentes, par
exemple). Ces solutions, bien qu’elles ne soient pas encore suffisamment
développées, ne sont pas à exclure d’emblée.

– Au niveau relationnel, le dysfonctionnement relationnel peut se


situer entre un élève et l’enseignant. Il existe entre ces deux interlo-
cuteurs – l’enseignant et l’enfant – une incompatibilité d’humeur et des
difficultés relationnelles importantes. L’analyse en concertation de cette
difficulté, le fait de pouvoir en parler, permet la distanciation indispen-
sable à la restauration de réelles conditions d’apprentissage. L’enseignant
peut gagner beaucoup en s’interrogeant sur les réactions passionnées
d’amour ou de haine qu’il peut provoquer : une conscience plus aiguë
des implications affectives dans l’interaction pédagogique peut ainsi sou-
vent permettre à l’enseignant de reconnaître une situation de souffrance
derrière les comportements agressifs d’un élève.

– Le dysfonctionnement relationnel peut également se situer entre un


élève (ou un groupe d’élèves) et les autres élèves de la classe. Il est
alors utile d’introduire un changement dans les deux interactions (ensei-

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

gnant / élève – élève / élèves). Dans l’interaction enseignant / élève, l’ensei-


gnant peut réduire la fréquence de ses interventions sur l’élève. Il peut
tendre à ce que le système crée lui-même ses propres réponses en susci-
tant les conditions qui aideront les élèves à résoudre eux-mêmes le pro-
blème. Ceci peut être fait en soumettant le problème aux élèves pour
qu’ils cherchent eux-mêmes la compréhension et les solutions possibles,
l’enseignant veillant au bon déroulement de ce processus. Quand les élèves
se responsabilisent sur un problème qui les concerne directement, l’ensei-
gnant sera moins appelé à intervenir ; le tissu relationnel entre les élèves
se renforcera ainsi que leur capacité d’autonomie par rapport à l’ensei-
gnant. Il s’agit de restituer au groupe la responsabilité d’un problème qui
est présenté, cette fois-ci, comme un problème de groupe et donc de reso-
cialiser les difficultés. Avant toute aide spécialisée (si elle s’avère néces-
saire), la marginalisation d’un enfant dans une classe peut être traitée
dans la classe même. L’objectif est de redonner à l’enfant dans sa classe,
une place, un pouvoir reconnu par ses pairs. La « pédagogie institution-
nelle » a beaucoup développé des cadres pratiques permettant à chacun
d’exister dans la classe (le conseil de coopérative, le « quoi de neuf », la
mise en place d’institutions, etc.).
Il existe une interaction circulaire entre la place de chaque élève dans
le groupe classe et ses apprentissages. Certains élèves utilisent la majeure
partie de leur énergie à rechercher des relations positives avec leurs pairs
au détriment de celle qu’ils devraient investir dans les apprentissages
scolaires. Un travail sur la régulation des relations socio-affectives, la
prise en compte de la satisfaction des besoins individuels des membres
de la classe, la reconnaissance des compétences individuelles, le déve-
loppement de l’estime de soi, la gestion de ses émotions pourraient favo-
riser l’émergence de nouveaux apprentissages sans pour autant délaisser
les savoirs traditionnels.

• L’interaction élève / école


Comme nous l’avons vu, il arrive qu’un élève devienne le « patient
désigné » de l’ensemble de l’école. Il interroge le fonctionnement même
de l’école. Il importe d’identifier les comportements répétitifs, les jeux
interrelationnels qui viennent renforcer les comportements déviants, de
dégager l’élève du statut de « mauvais objet » de l’école. Ce n’est que
par un travail de l’ensemble des personnels que la situation pourra évo-
luer. Là aussi, comme pour la classe, les propres compétences de
l’ensemble du système peuvent être mobilisées (par exemple, la pédago-
gie institutionnelle ou la pédagogie de projet).

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La dimension relationnelle dans l’aide spécialisée à dominante pédagogique

• L’interaction famille / école


La disparition de la complémentarité fonctionnelle nécessaire entre le
sous-système familial et le sous-système école a pour effet l’apparition de
problèmes scolaires, qui pourront prendre des formes diverses (démoti-
vation, blocage, troubles du comportement, etc.). La difficulté présentée
par l’enfant a pour fonction de souligner le dysfonctionnement relation-
nel entre les deux systèmes.
L’enfant en difficulté se trouve pris dans un conflit de valeurs impli-
cites ou explicites entre l’école et la famille. Les difficultés présentées
par l’enfant sont le résultat d’un conflit de loyauté où il se trouve « écar-
telé » entre sa famille et l’école. L’enfant est l’otage de deux systèmes,
chaque système se sentant menacé par l’autre et cherchant à se
défendre, la défense la plus fréquente étant de rejeter la faute sur l’autre
protagoniste. L’enseignant aura ainsi peut-être le sentiment que les
parents ne soutiennent pas assez ses efforts didactiques ; les parents,
de leur côté, seront convaincus que l’enseignant n’aide pas, ou n’aime
pas assez leur enfant. Ces ponctuations arbitraires ont pour conséquence
des accusations mutuelles d’incompétence dont l’enfant se retrouve, en
définitive, la victime principale. Pour remédier à cette situation, la prin-
cipale tâche ne sera pas d’intervenir d’emblée sur l’enfant mais d’obser-
ver d’abord les interactions et d’amener les adultes à collaborer. La dif-
ficulté présentée par l’enfant est la résultante d’une situation
conflictuelle entre les différents systèmes. (De fait, la difficulté ne
concerne pas tant, ici, un trouble de l’individu que les moyens mis en
place par les systèmes pour tenter de résoudre une situation conflic-
tuelle). Le recadrage des difficultés que peut poser l’enfant, comme
perte de la complémentarité fonctionnelle entre les sous-systèmes péda-
gogiques et éducatifs, met les adultes en position favorable pour empê-
cher une détérioration de la situation. II s’agit bien de rechercher une
zone commune où l’enfant / élève fait l’objet de l’attention partagée
de ses parents comme de son enseignant. La stabilisation des relations
entre l’école et sa famille est fondamentale pour l’enfant. L’objectif d’un
tel travail est avant tout de donner la possibilité aux personnes actuel-
lement en désaccord d’unir et de coordonner leurs efforts afin de trou-
ver une solution commune aux problèmes de l’enfant. Ce travail
demande la reconnaissance des compétences de chaque système et la
clarification et le respect des territoires de chacun.
Nous avons vu que face à une situation problème, l’aide pouvait ne
pas se porter systématiquement sur l’enfant. L’analyse de la « situation
problème » permettait une intervention sur un ou plusieurs systèmes

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

liés à la situation, sans que ne soit automatiquement mise en place une


aide spécialisée. L’objectif général d’une telle démarche était de com-
prendre et de réinsérer le comportement « déviant » dans le contexte
de la situation interpersonnelle et sociale où il se manifeste. Un
deuxième mode d’intervention consiste, après analyse de la situation, à
mettre en œuvre une aide spécialisée avec une intervention sur les
groupes d’appartenance de l’élève considéré.

La mise en place d’une aide spécialisée avec intervention


sur les groupes d’appartenance de l’élève
Si l’on s’appuie sur l’hypothèse selon laquelle chaque personne co-
évolue en interaction avec son environnement, le vécu intrapsychique et
le contexte interpersonnel ne peuvent plus être ainsi séparés dans le pro-
cessus de construction de la réalité. La complexité de la lecture d’une situa-
tion interactive implique que l’on reconnaisse une pluralité des modèles
d’interprétation du réel (intrapsychique et relationnel, individuel et fami-
lial, individuel et contexte scolaire, système scolaire et système familial).
L’élève est à la fois acteur de sa vie, influencé par son environnement, et
sujet susceptible de changement. Il existe une interdépendance entre la
personne et le système dans lequel elle évolue. L’intervention du maître E
introduit une complémentarité entre une approche centrée sur l’élève et
un travail en parallèle sur les systèmes d’appartenance de l’élève.
Après m’être centré sur l’approche clinique du maître E, je définirai
quelques modalités d’intervention de celui-ci sur les groupes d’apparte-
nance de l’élève (groupe d’adaptation, classe, famille).

• L’approche clinique du maître E


L’approche clinique du maître E va prendre en compte plusieurs facteurs.

– L’interaction entre le maître E et l’élève : contenu et relation (schéma 3)


Pour l’approche systémique, les relations dans un système humain ne
sont pas linéaires et unilatérales. Elles sont circulaires du fait des rétro-
actions. Chaque fois qu’un maître E se trouve en face d’un élève, il lui
communique un message qui va l’influencer. En retour, le comportement
de l’élève va, à son tour, influencer le maître E. On ne peut ainsi réduire
la relation à un échange de messages : le fonctionnement interne du
maître E est modifié, ainsi que celui de l’élève, ce qui rétroagit sur l’inter-
action maître E / élève, et ainsi de suite. Au cours d’un échange, le
maître E, qui a une tâche à proposer, est en interaction avec son inter-

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La dimension relationnelle dans l’aide spécialisée à dominante pédagogique

Définition
du champ professionnel

Tâche
à effectuer

entrée Maître E Élève sortie


Relation

CONTEXTE
Objectifs et sous-objectifs de la tâche

locuteur, l’élève. La réalité de la situation est co-construite par les deux


partenaires. Tout message repose sur un contenu, mais donne également
des informations sur la relation telle qu’elle est vue par l’auteur du mes-
sage. Certaines tensions relationnelles entre l’élève et le maître E peu-
vent être lues comme la résultante de leurs interactions. Quand la com-
munication est fonctionnelle, c’est l’aspect contenu qui est au premier
plan, c’est-à-dire la centration sur la tâche. Quand la communication est
dysfonctionnelle, c’est la relation qui devient première (saturée au niveau
relationnel), et les difficultés relationnelles entre l’élève et le maître E ne
permettent plus le travail au niveau des apprentissages. Dans ce cas, le
maître E doit alors se demander comment il peut, par son action, per-
mettre le retour à une communication fonctionnelle.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

– L’implication du maître E avec un sujet désirant


L’appropriation du savoir ne peut se faire dans la neutralité, il s’agit
d’une rencontre de sujet à sujet, où l’implication de chacun dans la rela-
tion se répercute sur la tâche à mener. L’enfant a besoin d’avoir en face
de lui un adulte qui s’intéresse à lui, qui le respecte et qui lui donne la
parole, en un mot qui le considère comme un sujet et pas seulement
comme un élève en difficulté. Reconnaître l’enfant à part entière implique
de ne pas le réduire à ses difficultés, ni à ses symptômes. L’investisse-
ment d’un « sujet apprenant » dans un acte d’apprentissage mobilise tous
les éléments cognitifs, affectifs, biologiques et sociaux de sa personnalité.
L’acte d’apprendre repose sur son désir propre. La prise en compte de la
singularité de chacun, dans une relation de confiance, et l’écoute de
l’enfant dans toutes ses dimensions facilitent l’entrée dans les apprentis-
sages. « L’accordage affectif » entre le maître E et les enfants revêt ainsi
un caractère primordial.

– L’étayage narcissique de l’élève par le maître E


L’affectivité participe à l’acquisition des connaissances abstraites. La
parole a une fonction bien plus affective qu’informative. Il s’agit bien
d’établir, entre le maître E et chaque élève, une relation de sujet à sujet,
de personne à personne, une relation humaine, affective qui influence et
accompagne la transmission de savoirs. L’échec scolaire affecte en effet
le sujet dans sa totalité. Il souffre à la fois de la mésestime où il se tient
de ne pas être à la hauteur de ses aspirations et de la dépréciation, quand
ce n’est pas du mépris, qu’il lit dans le regard des autres. On est ici
confronté à la blessure narcissique d’un être déprécié à ses yeux et au
regard des autres.
L’un des premiers champs de travail du maître E concerne la « res-
tauration narcissique » des élèves : il tend à renforcer à la fois leur estime
de soi et leur sentiment de compétence. La position paradoxale qui
consiste à accepter de manière inconditionnelle l’élève, y compris dans
ses dysfonctionnements aussi bien cognitifs que comportementaux, par-
ticipe du processus même de changement. L’élève se sachant reconnu en
tant que sujet, non réduit à ses difficultés, peut à nouveau se mobiliser
pour les apprentissages.

– L’élève, acteur de son projet d’aide


Le sujet apprenant n’assimile pas passivement ; il construit et élabore
ses apprentissages. L’enfant qui reste dans une répétition stéréotypée, où
il subit la demande de l’adulte sans participer à la construction de ses

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La dimension relationnelle dans l’aide spécialisée à dominante pédagogique

apprentissages, ne sera pas longtemps performant. Les dispositifs d’aide


et de remédiation cognitive ne sauraient se réduire à des entraînements
intensifs. Winnicott nous a appris que le petit d’homme s’approprie le
monde : il le modèle et le transforme pour mieux le faire sien3. Aussi, le
rapport au savoir implique-t-il une activité du sujet. Les savoirs ne se
transmettent pas ; ils se reconstruisent et chacun le fait à sa façon, à son
rythme. Il est important que le projet d’aide prenne en considération les
attentes et les aspirations des élèves. Le projet proposé ou co-construit
entre le groupe et le maître E doit pouvoir provoquer un désir, mobili-
ser, mettre en mouvement le sujet qui lui aura trouvé de la valeur, aider
à la mise en sens, pour l’élève, des activités auxquelles il participe. Tel
est le défi du maître E : en s’appuyant sur sa propre créativité, il doit
proposer aux élèves des dispositifs suffisamment ouverts pour que chacun
puisse devenir acteur.

– Les représentations et le choix de la tâche


D’une part, la représentation que le maître E construit de l’élève en
difficulté va influencer ses modalités d’intervention, et participer à la
construction de leur relation. Si celle-ci renvoie à « un élève abîmé, à
réparer à tout prix », l’action va être centrée sur le manque, l’incapacité,
ce qui risque de renforcer les représentations en termes de déficit. S’il
s’agit d’un apprenant porteur de potentialités, les activités seront cen-
trées sur ce qu’il y a de valable en lui, ce qui fonctionne bien. Ce sont
ces nouvelles représentations d’un élève, qui a en lui des ressources, qui
peuvent permettre des changements. Il est important que chaque pro-
fessionnel puisse réfléchir à l’interaction entre ses représentations et ses
modalités de travail.
D’autre part, le choix des tâches proposées doit pouvoir tenir compte
des expériences antérieures : certains matériels scolaires ont en effet, par
exemple, une connotation négative pour les élèves qui ont connu l’échec.
L’estime de soi, pour pouvoir se maintenir, a besoin des apports de la
réussite ; celle-ci apporte la confiance en soi, laquelle permet de mobili-
ser chez l’enfant les ressources qui lui feront surmonter les difficultés
transitoires de l’apprentissage. La tâche proposée doit donc inclure une
analyse du sens de cette tâche pour le sujet, et lui permettre de devenir
un élément moteur du dispositif pédagogique.

3. Voir D. W. Winnicott, Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1970.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

– L’interaction cognitif / affectif durant la tâche : le holding du maître E


Il existe une interaction circulaire entre processus cognitif et émotions :
l’activité intellectuelle génère des émotions qui, en retour, se répercutent
sur l’activité intellectuelle. Il s’agit bien d’une interaction entre cognition
et affects : les processus cognitifs génèrent des affects ; à leur tour, ceux-
ci influencent la cognition, dans une boucle sans fin qui prend la forme
d’une causalité circulaire. L’activité cognitive ne s’exerce pas dans un vide
émotionnel. Fonctionner de façon efficiente, c’est aussi savoir contenir
les émotions qui surviennent pendant la résolution de la tâche et, ce fai-
sant, prévenir l’envahissement émotionnel. Une approche clinique du
maître E permet, dans le cadre d’un tutorat ou d’un entretien individuel
avec un enfant, d’essayer de mieux cerner les obstacles à son travail liés
aux affects présents durant la tâche. Toute centration sur le fonctionne-
ment cognitif doit s’accompagner d’une investigation qui permettra de
comprendre ce que l’enfant a ressenti pendant le déroulement de la tâche.
Souvent, la peur de l’échec, la dévalorisation, les conflits affectifs avec le
maître ne permettent pas d’être efficace dans le travail demandé. La
notion d’« étayage », utilisée par Bruner dans l’analyse de l’interaction
de tutelle, rejoint alors la notion de « holding » de Winnicott4. Le maître E
fournit un étayage à l’élève non seulement au niveau cognitif, mais éga-
lement au niveau psycho-affectif. Cela implique aussi une empathie, une
estime réciproque nécessaire à la construction d’une relation suffisam-
ment sécurisante pour que les enfants puissent affronter cette tâche avec
succès. Le maître E doit être « suffisamment bon », au sens où Winnicott
l’entend5, pour définir un espace de sécurité permettant la réussite de
l’épreuve. En analogie à la mère qui porte physiquement et psychique-
ment son bébé (holding), le maître E « porte » l’élève au niveau cogni-
tif et affectif. Sa capacité à moduler progressivement son aide permet
l’autonomie de penser de l’élève. L’accompagnement du maître E facilite
les expériences cognitives de l’élève afin que ce dernier puisse apprendre
à la fois à gérer des émotions pénibles et à éprouver la satisfaction de
penser. Il est indispensable que l’élève vive des expériences cognitives
dont la résultante émotionnelle soit un ressenti positif. Ces expériences
deviennent sources de la motivation intrinsèque, nécessaire à toute réus-
site scolaire.

4. Voir J. Bruner, Le Développement de l’enfant : savoir faire, savoir dire, Paris, PUF, 1991
et D. W. Winnicott, Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1970.
5. D. W. Winnnicott utilise le terme de « suffisamment bonne » pour faire référence à
l’adaptation de la mère aux besoins de son nouveau-né.

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La dimension relationnelle dans l’aide spécialisée à dominante pédagogique

– L’écoute clinique du maître E


Par une écoute attentive, le maître E aide l’élève à mieux comprendre
son propre fonctionnement cognitif. Mais le travail sur la métacognition
s’enrichit de la place accordée aux émotions, à la motivation, au sens de
l’activité scolaire pour le sujet, à l’estime de soi. L’entretien avec l’élève
peut permettre d’identifier les émotions qui viennent parasiter le fonc-
tionnement cognitif, aider l’élève à prendre en charge sa difficulté pré-
sente, et à trouver lui-même ses propres solutions. Le développement des
capacités d’empathie du maître E peut l’aider à mieux comprendre les
difficultés de l’élève, les comportements qu’il met en place pour échap-
per aux expériences émotionnelles douloureuses (par exemple, se préci-
piter sur la tâche pour juguler son angoisse, ne pas vérifier son travail
pour ne pas être exposé à l’écart entre l’idéal et la réalité, le déni de la
difficulté, etc.). Une formation prenant en compte le développement psy-
chologique de l’enfant, la connaissance des processus cognitifs, une
approche de la métacognition, et une pratique des entretiens et des pro-
cessus de communication peut permettre au maître E de développer une
psychologie cognitive clinique.

• L’interaction du maître E avec les groupes d’appartenance de


l’élève
Si l’on se réfère à l’hypothèse de départ, qui soulignait l’interdépen-
dance entre la personne et le système dans lequel elle évolue, on peut
se poser la question suivante : en quoi l’intervention sur les groupes
d’appartenance de l’élève vient-elle compléter l’approche clinique du
maître E ? Comment aider l’élève à modifier son statut social dans la
classe et dans l’école ?

– L’interaction entre l’élève et le groupe (regroupement d’adaptation)


Le groupe d’aide peut constituer une sphère d’appartenance permet-
tant à l’élève, soutenu par l’étayage cognitif / affectif du maître E, d’oser
prendre le risque d’apprendre grâce à un climat de sécurité. Le choix du
projet collectif de ce groupe, à l’intérieur duquel des apprentissages indi-
viduels pourront se développer, est très important. S’il mobilise le désir
des élèves ou même, mieux, si les élèves eux-mêmes participent avec le
maître E à l’élaboration de ce désir, une réelle dynamique de groupe
pourra advenir. Le groupe est une médiation pour les apprentissages, et
le maître E est amené à tenir le rôle d’un véritable animateur. Il a le
souci de maintenir la cohésion du groupe, d’en gérer les dysfonctionne-
ments, de renforcer les processus de communication entre les partici-

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

pants, de réguler les phénomènes affectifs, de catalyser les conflits des-


tructeurs, etc. Chaque participant doit pouvoir exprimer au mieux ses
positions et optimiser l’efficacité de ses interventions afin que la satis-
faction de chacun de ses membres accompagne la production du groupe.
Il importe que le conflit cognitif ne soit pas invalidé sous la pression des
facteurs socio-émotifs présents dans le groupe. Le groupe est une com-
munauté et un lieu d’apprentissage social. Plus les situations sont variées
et complexes, plus l’enfant devient compétent dans les relations qu’il
entretient avec ses pairs. Il ne s’agit pas d’éviter les situations conflic-
tuelles, mais d’apprendre à les résoudre, et de négocier pour chacun ses
désirs propres avec ceux d’autrui. Les apprentissages sociaux et cognitifs
qu’il aura construits pourront être transférés dans sa classe. Plus la col-
laboration entre le maître E et l’enseignant de la classe sera développée,
plus ce transfert aura de chance de s’opérer.

– La relation enseignant / maître E


Pour chaque situation singulière, il s’agit de définir une « zone
commune » entre l’enseignant et l’intervenant du RASED. Cette « zone
commune » comprend des objectifs pédagogiques complémentaires ainsi
que des objectifs relationnels, et vise à modifier l’interaction entre l’enfant
et les adultes, entre l’enfant et ses pairs, et entre l’enfant et les activités
scolaires, aussi bien dans la classe que dans le cadre d’un travail en petit
groupe. Un système d’évaluation co-construit par l’enseignant et l’inter-
venant du RASED permet d’ajuster à la fois le projet d’aide dans la classe
et le projet d’aide spécialisé. La participation active de l’enfant dans la
construction des divers projets est l’une des conditions de leur efficacité.

– L’élève dans sa classe


Le sujet est un être singulier, doté d’un psychisme régi par une logique
spécifique, mais c’est également un individu engagé dans un monde où,
inscrit dans des rapports sociaux, il occupe une position particulière. Nous
avons fait l’hypothèse que tout changement de la personne implique
conjointement le propre changement de sa communauté d’appartenance.
Le changement personnel doit pouvoir s’étayer sur un changement de
statut de l’élève à l’intérieur de sa classe, et, ainsi, lui permettre d’occu-
per une nouvelle place sociale. Un travail en commun entre l’enseignant
et le maître E peut permettre d’identifier des objectifs communs entre le
projet de la classe et le projet du groupe d’aide. Il s’agira donc de pro-
grammer, d’anticiper des périodes dans la classe où l’élève considéré
pourra exercer un nouveau pouvoir social, reconnu par ses pairs. Certains

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La dimension relationnelle dans l’aide spécialisée à dominante pédagogique

projets, dont la finalité est une production, peuvent être vecteur de recon-
naissance sociale. Le besoin de se faire valoir, de se faire aimer et recon-
naître est constitutif de la représentation de soi. Il est possible d’imagi-
ner que s’établissent entre l’enseignant et l’ensemble des élèves des règles
de coopération interne et que le groupe parvienne à trouver des objec-
tifs qui donnent un sens à la participation de tous les élèves à la classe.
Une réflexion commune peut également être menée autour des jeux rela-
tionnels qui se mettent en place entre l’enseignant et l’élève. Il arrive
parfois que l’intervention répétitive de l’enseignant auprès de l’élève
vienne dans un jeu circulaire amplifier le comportement que l’enseignant
cherche à modifier. S’installe alors une situation où le comportement
difficile « appelle » le contrôle, le contrôle « appelle » le mauvais
comportement et ainsi de suite, dans une interdépendance qui ne favo-
rise pas l’autonomie. Il importe d’analyser à plusieurs et dans différents
contextes si les messages adressés à l’élève permettent de maintenir une
relation de dépendance, favorisent une relation d’indépendance, déve-
loppent une autonomie opératoire, par exemple sous la forme d’un contrat
entre adulte et enfant, qui stipule les buts à atteindre. C’est l’enfant qui
a ici la responsabilité de choisir les méthodes permettant d’y parvenir.

– La famille
Même si la réponse à la « situation problème » est à rechercher dans
le contexte où elle se produit, le projet d’aide dans la classe et le projet
d’aide spécialisée peuvent profiter des informations apportées par la
famille. L’enseignant et le maître E peuvent établir une relation de
collaboration avec les parents afin de résoudre le problème de l’enfant.
Il est alors essentiel que chacun, parents et professionnels, garde l’entière
responsabilité de sa fonction par rapport à l’enfant : fonction parentale /
fonction pédagogique. La reconnaissance de ces compétences spécifiques
garantit en effet l’efficacité d’un travail en partenariat.

Conclusion
Face à une situation problème, une demande, un changement à
mettre en place, un conflit à gérer, etc., il semble important de prendre
en compte le ou les contextes dans lesquels le problème est signalé. Il
est nécessaire d’identifier les systèmes inclus dans cette problématique.
L’analyse de la situation permet de faire le choix d’une intervention sur
le ou les systèmes les plus pertinents en relation avec cette situation sin-
gulière. La mise en place d’une aide spécialisée n’est pas automatique-

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

ment nécessaire. Si c’est le cas, l’approche clinique du maître E semble


devoir être complétée par une intervention sur les groupes d’apparte-
nance de l’élève considéré. L’élève semble pouvoir profiter d’une colla-
boration étroite entre le maître E et l’enseignant. Il est possible d’élargir
ce partenariat en incluant toute personne dont l’influence a, ou peut
avoir, un impact déterminant dans la situation proposée : c’est ainsi le
« système à considérer » qui prend collectivement en charge la situation
problème. Ces quelques pistes de travail sont à replacer dans les contextes
personnels de chaque professionnel : s’il les juge pertinentes, elles pour-
ront participer à la construction d’une véritable identité du maître E.

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Thérapie familiale, vol. 12, no 2, 1991, pp. 99-109.
Winnicott D. W., De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1992.

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MP Comprendre les enfants 28/02/2005 18:49 Page 73

Les dimensions du cognitif


et du symbolique dans les aides
spécialisées à l’école

Philippe Cormier

C ette étude constitue le début d’une approche du rapport entre le cogni-


tif et le symbolique dans le contexte d’une réflexion sur les aides spécia-
lisées aux élèves en grande difficulté scolaire. Dans un premier temps, sera
défini le cadre institutionnel et pédagogique dans lequel va se poser la
question de la place de l’activité cognitive des élèves en difficulté dans
l’ensemble de leur vie psychique, celle-ci étant conçue comme fonda-
mentalement symbolique (signifiante). Dans un second temps, on explici-
tera l’articulation cognitif / symbolique en prenant en compte le statut de
la loi et la place du langage à la fois du côté de la cognition et du côté
de la symbolisation, ce qui conduira à évaluer l’importance du rapport à
la réalité dans l’articulation entre la vie « mentale » (en particulier cogni-
tive) et la vie « psychique » (en particulier affective, mais envisagée ici
principalement sous son aspect symbolique). La thèse développée ici est
que l’activité cognitive, loin de se juxtaposer à la vie psychique de l’enfant,
est au contraire ce qui la « structure » et lui donne une cohérence interne,
par opposition à ce qui représente le contenu propre du registre, de l’acti-
vité et de l’ordre symboliques : le signifiant, la signification et le sens.

Du côté institutionnel et pédagogique


La distinction et l’articulation entre le cognitif et le symbolique res-
teraient purement théoriques si l’on ne commençait pas par montrer dans
quel cadre institué elles vont être mises en œuvre : le cadre des pratiques
d’aides spécialisées dans leur double dimension (ou dominante) pédago-

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

gique et rééducative, dans la mesure où les unes pourraient être appe-


lées « à dominante cognitive », tandis que les autres pourraient être qua-
lifiées de « à dominante symbolique ».

La pédagogie spécialisée
On va parler de pédagogie spécialisée dans un sens large pour dési-
gner le mode d’approche de tout enseignant spécialisé adoptant une
approche « clinique », son point de départ n’étant pas autre chose que
le cas de l’enfant, de tel enfant. Dans un sens plus étroit, la pédagogie
spécialisée pourra définir l’approche psychopédagogique du maître
spécialisé qui aide un ou des élèves à réussir des apprentissages, en
surmontant les obstacles cognitifs et émotionnels qui les empêchent.

• Définition
Tout le développement qui suit part du principe que la relation d’aide,
en tant qu’elle prend en compte et s’efforce d’entendre et d’accueillir la
problématique à la fois globale et singulière de chaque élève en difficulté,
est ce qui caractérise la « pédagogie spécialisée » dans son ensemble.
Relation d’aide et pédagogie spécialisée n’existent que sur la base de pro-
jets individuels : il n’y a pas de pédagogie spécialisée en général. Entendons
ici par « pédagogie », dans un sens très général, l’action réfléchie d’un
enseignant visant à faire entrer des élèves dans les apprentissages sco-
laires : d’une part, accès aux premiers éléments d’une culture élaborée
(travaillée, objet d’étude, conduisant à l’élaboration de « savoirs ») ; d’autre
part, acquisition de compétences « instrumentales » (maîtrise de la langue
écrite et des éléments de base – usuels – des mathématiques) par le déploie-
ment d’une activité cognitive interactive, langagière et logico-conceptuelle,
mettant en jeu les éléments ou rudiments du savoir, celui-ci ressortissant
en fin de compte (même si c’est encore de manière éloignée) à la culture
« savante ». Quant à la « pédagogie spécialisée », elle doit être comprise,
en premier lieu, comme l’ensemble des actions d’un enseignant « spécia-
lisé », qui visent à aider, à rendre possible une telle entrée dans les appren-
tissages et, tout simplement, à rendre possible, pour chacun des élèves,
l’acte d’apprendre quelque chose de « scolaire » et de se mettre à étu-
dier. Elle définit ensuite naturellement l’action des enseignants spécialisés
avec des élèves qui éprouvent depuis longtemps de grandes difficultés à
apprendre : cette action n’est plus simplement construite à partir d’objec-
tifs d’apprentissage (objectifs didactiques), comme c’est le cas dans l’ensei-
gnement ordinaire, mais à partir des élèves eux-mêmes et de leurs diffi-

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Les dimensions du cognitif et du symbolique dans les aides spécialisées

cultés propres : la pédagogie spécialisée a pour objet premier les condi-


tions subjectives de possibilité des apprentissages chez des élèves en grande
difficulté. Il ne suffit pas, en effet, de mettre en œuvre un enseignement
quelconque à destination d’élèves reconnus en difficulté pour que l’on
puisse parler d’enseignement spécialisé.

Il est bien plutôt nécessaire que soit mise en œuvre une relation péda-
gogique :
– qui soit effectivement d’abord une relation (entre des sujets) avant
d’être une « action »1 ;
– qui se construise à partir du rapport que l’élève lui-même entretient
subjectivement avec ses propres difficultés pour apprendre, quelle que
soit leur nature, sachant que le rapport en question ne va pas ou plus
de soi, et cela, de manière durable et non accidentelle : ce rapport est à
considérer comme inscrit dans l’histoire du sujet. C’est bien pourquoi la
pédagogie spécialisée part de la singularité de chaque cas et s’achemine
ensuite, s’il le faut, vers un projet collectif, et non l’inverse.

• Compétences du maître spécialisé


La prise en compte, effective dans la pratique – et donc la compréhen-
sion théorique – de la nature des difficultés des élèves est précisément ce
qui requiert une compétence spéciale par rapport aux compétences deman-
dées à tout enseignant ordinaire. L’enseignant spécialisé doit posséder une
culture suffisante dans toutes les disciplines qui permettent de comprendre
les dysfonctionnements mentaux et psychiques, quelles que soient leur ori-
gine ou leur nature, même lorsque sont interprétées, par exemple comme
« d’origine socio-culturelle », les difficultés d’un élève. Il convient de prendre
conscience que ces difficultés sont devenues les difficultés propres de l’élève
et qu’elles s’actualisent hic et nunc dans de la souffrance psychique et une
activité mentale « inadaptée » (qui se traduit par des performances sco-
laires déficientes). La culture du maître spécialisé dans le domaine de la
psychopathologie ne signifie pas qu’il doit faire reposer son projet d’aide
sur un diagnostic précis et détaillé de type médico-psychologique, ce qui
conduirait à faire de lui un « pédagothérapeute » qui confondrait les

1. Ce « d’abord » et cet « avant » ne sont naturellement pas à prendre en un sens chro-


nologique mais eu égard au souci prioritaire que doit avoir le maître spécialisé d’établir
une relation solidement construite avec les élèves, par opposition avec l’action d’enseigner
ou l’action sur l’élève pour qu’il apprenne, actions qui doivent impérativement respecter
certaines médiations à envisager dans le projet d’aide.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

registres du soin et de la pédagogie. Ces registres doivent rester symboli-


quement et institutionnellement distincts. De fait, qui pourrait imaginer
qu’à tel type de trouble doive être « appliquée » telle démarche pédago-
gique ? Cette culture doit au contraire rester générale (non technique) et
permettre à l’enseignant de développer une intelligence de la situation et
un sens clinique chaque fois qu’il est amené à élaborer et à mettre en
œuvre un projet à caractère pédagogique pour tel ou tel élève en grande
difficulté. Pour cela, il n’est pas nécessaire de tout connaître de la vie privée
d’un enfant ; il faut même, à certains égards, que le maître spécialisé évite
de s’enfermer dans une connaissance de type nosographique, inévitable-
ment réductrice. Il s’agit, surtout et tout simplement, de tenir compte du
fait que chaque difficulté a une histoire. Ce qui est requis est plus de l’ordre
de la disposition d’esprit – réceptivité à ce qui arrive, écoute de ce qui se
laisse entendre, etc. – que de l’ordre de la connaissance et du diagnostic
médico-psychologiques. Par ailleurs, les interventions du maître spécialisé
reposent sur la prise en compte des difficultés d’individus déterminés et
non pas de populations. Les réponses « sociales » ne sont donc pas en prin-
cipe de sa compétence mais de celle de l’institution scolaire en tant que
telle, même si, bien entendu, la composante sociale des problèmes doit être
prise en compte dans chaque cas et si le maître spécialisé peut être amené
à collaborer, avec sa compétence propre, à des objectifs visant une popu-
lation en difficulté (par exemple en ZEP). Il n’est donc pas question pour
l’enseignant spécialisé de changer le monde, de tenter de vivre une utopie
ou d’exercer son art dans le seul registre de la prévention (dans la mesure
où celle-ci porterait sur des populations), mais d’aider concrètement chaque
élève en difficulté à construire pour soi, intérieurement, un rapport au
monde et à soi-même, vécu comme aussi positif que possible. Pour ce faire,
l’enseignant spécialisé n’aide pas l’élève en question à nier son passé, mais
le conduit, au contraire, à assumer celui-ci comme condition d’un horizon
pour lui : il ne s’agit jamais pour le maître de s’immiscer dans l’histoire
privée de l’élève, mais de l’aider, à sa place et de sa place d’élève, à se
réapproprier celle-ci. Sont ainsi rendus possibles, pour lui, un présent et un
avenir social et cognitif.

L’aide rééducative et le psychologue scolaire


• Le cas de l’aide rééducative
L’aide spécialisée dite « à dominante rééducative » a trait à la « péda-
gogie spécialisée » prise dans son sens le plus large. Elle est en effet
effectuée à l’école par un enseignant qui reste un maître et non par un

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Les dimensions du cognitif et du symbolique dans les aides spécialisées

thérapeute (cette identité symbolique d’enseignant ou, mieux, d’instituteur


– au sens de celui qui institue – est essentielle à la réussite de sa tâche).
Ce type d’aide demeure donc « scolaire », l’école restant le lieu par
excellence de la pédagogie, de l’accompagnement de l’enfant vers le
savoir. Même si l’aide rééducative a éliminé toute dimension didactique
(toute visée de transmission d’un savoir), c’est l’instauration ou la res-
tauration de la possibilité d’apprendre quelque chose à l’école qui
demeure son horizon indépassable, celui vers lequel elle s’efforce de
conduire le ou les élèves. Il serait même dangereux que la logique thé-
rapeutique du soin à la personne pénètre et s’installe dans l’école, que
ce soit par le biais de la psychologie ou de l’action dite rééducative. Le
rééducateur scolaire doit admettre qu’il n’est pas tout-puissant face à
certaines souffrances ou à certaines inadaptations, même si c’est davan-
tage avec un enfant qu’avec un élève qu’il travaille. L’école ne saurait
ainsi se désintéresser du versant ou de la dimension psychologique des
difficultés scolaires et ne les envisager que d’une « manière pédago-
gique » à travers l’aide rééducative.

• Le cas du psychologue scolaire


Le psychologue scolaire, s’il peut envisager de suivre un élève en dif-
ficulté (la notion de suivi psychologique restant à définir), se doit égale-
ment de renoncer à toute thérapie à l’école. Il importe à tous égards que
la mainmise de l’école sur la vie privée demeure interdite. Le principe
de séparation de droit, d’une part, de la vie privée et de l’histoire fami-
liale (qui constituent la matière de la relation psychothérapeutique ou
psychanalytique) et, d’autre part, de la vie publique des élèves, demande
à être posé de manière claire et intangible, même s’il est vrai que la vie
privée interfère de fait avec la vie publique, et que la vie d’enfant inter-
fère avec la vie d’élève. D’un côté, cette interférence justifie le suivi d’un
élève et de sa famille par un psychologue scolaire. D’un autre côté, le
principe de séparation des sphères publique et privée demeure indis-
pensable pour préserver et garantir ce qui est précisément la condition
de l’adaptation scolaire : un minimum d’autonomie psychique des élèves.
L’enfant a le droit de ne pas être cerné par l’instance scolaire, même dans
la mesure où celle-ci entreprendrait avec les meilleures intentions de le
« soigner ». L’identité d’élève est à construire comme composante, et
comme composante seulement, de l’identité globale d’un enfant et non
l’inverse. Cette composante repose sur l’opposition distinctive entre enfant
et élève, entre éducation et instruction, et sur l’irréductibilité de l’enfant
à sa condition d’élève et d’écolier.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

• L’enfant et l’élève : une séparation symbolique à respecter


C’est, de manière très générale, l’interdit portant sur la vie privée qui
fonde l’école comme institution distincte de la famille et qui l’autorise
(lui donne son autorité propre) et la rend capable de jouer son rôle. Elle
peut ainsi exercer sa fonction : permettre à l’enfant de s’émanciper, de
« devenir grand » en s’appropriant des savoirs sociaux, non exclusive-
ment familiaux. L’école, comme médiatrice sociale, ne peut conserver son
rôle qu’à la condition de respecter et garantir elle-même les séparations
symboliques nécessaires. Autrement dit, elle ne doit pas être « inces-
tueuse » (et c’est pour la même raison, mais en sens inverse, qu’il devrait
être interdit aux parents de se rendre maîtres de l’école). Dans la pra-
tique, il est certes évident que l’élève ne se distingue pas de l’enfant, son
identité d’élève faisant partie de son identité personnelle globale. C’est
pourquoi la distinction (l’opposition distinctive) doit être, en droit, res-
pectée, même si, en réalité, c’est l’enfant qui est entendu et écouté par
le rééducateur ou par le psychologue scolaire. Il est du devoir de ces der-
niers de respecter symboliquement cette distinction dans le type même
de relation qu’ils vont chercher à instaurer dans la réalité avec l’enfant-
élève. Cette distinction demande à être entendue et intégrée à la rela-
tion d’aide elle-même : « En tant qu’enfant, tu n’es pas qu’un élève ; tu
ne te réduis pas à ton existence d’élève, ta vie n’est pas tout entière enfer-
mée dans ta condition d’élève et il y a pour toi des issues ; je suis là pour
t’aider à les inventer ici, dans l’école. » La démarche est la même qu’en
thérapie, où l’enfant en souffrance doit apprendre qu’il ne se réduit pas
à être « l’enfant-de-ses-parents » mais qu’il est aussi « quelqu’un » par
soi et pour soi, capable de devenir l’auteur de sa propre vie.

Travail avec l’enfant, mais horizon scolaire, tels sont en résumé les res-
sorts communs des démarches de suivi psychologique et d’aide rééducative.

Face au handicap : la nécessaire médiation de l’école


Dans les cas où il y a psychopathologie ou incapacité avérée, et si
les oppositions distinctives ne fonctionnent plus (en particulier quand la
famille n’est plus en mesure de jouer son rôle réel ou symbolique), ce
n’est plus l’école qui a affaire à un élève en difficulté ou inadapté, c’est
la société et la loi (donc directement ou indirectement l’État) qui ont
affaire à un enfant « handicapé ». L’institution de l’aide n’est plus d’abord
scolaire et pédagogique ; couverte par le secret professionnel (en parti-
culier médical ou judiciaire) afin de préserver la dimension privée, elle

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Les dimensions du cognitif et du symbolique dans les aides spécialisées

est plutôt d’ordre psychologique ou psychothérapeutique, dans un


contexte institutionnel et administratif sanitaire, social, judiciaire etc., en
tout état de cause non scolaire. L’aide ressortit alors au primat du soin.
Le renversement de la situation est tel que c’est désormais l’institution
scolaire qui va devoir revendiquer sa place médiatrice. Sans cela, l’enfant
dont la vie est troublée risque fort de se retrouver à perpétuité l’objet
de soin et d’assistance, et de s’installer dans une identité de déficient et
d’incapable : le soin est devenu une fin en soi et plus aucune instance
ne viendrait instituer ou réinstituer l’enfant dans la norme sociale, laquelle
passe par l’école. De même que l’éducateur spécialisé a pour objectif
l’intégration (ou la réintégration) familiale et sociale de l’enfant handi-
capé, l’instituteur spécialisé en institution ou en « structure d’intégra-
tion » a pour objectif l’intégration sociale dans sa dimension scolaire (maî-
triser des savoirs, acquérir des compétences de nature langagière et
mathématique, étudier avec d’autres, etc.). La dimension et les enjeux
culturels sont naturellement (si l’on ose dire) communs aux éducateurs
et aux enseignants, ce qui doit normalement les amener à articuler leurs
objectifs propres tout en s’interdisant, ici aussi, les confusions. En l’occur-
rence, les composantes culturelles sont des médiations éducatives en
même temps que des fins sur le plan humain (anthropologique) pour
l’éducateur, tandis qu’elles sont des contenus en même temps que des
médiations cognitives pour l’enseignant. Les uns et les autres, mais sur-
tout « le scolaire », comme introduction du monde extérieur (d’une ins-
titution sociale autre) dans l’institution, c’est-à-dire dans l’établissement
spécialisé, sont là pour empêcher que la thérapie ne se referme sur elle-
même au point de devenir à son tour pathogène et pathologique (cela
se rencontre…). Le scolaire a, de ce point de vue et sur un mode essen-
tiellement négatif, une fonction doublement « thérapeutique » : vis-à-vis
des enfants et vis-à-vis de l’institution de soin.

Les aides pédagogiques spécialisées


• Un caractère différencié à maintenir
Quel que soit le contexte, il est nécessaire de retenir et de mainte-
nir partout de la différence et, par suite, de préserver le caractère dif-
férencié des aides. Dans le cadre général de la pédagogie spécialisée,
face à l’immense diversité des cas, il convient que les réponses appor-
tées ne soient pas unidimensionnelles et ne se réduisent jamais au « tout
pédagogique », au sens où les difficultés des élèves seraient interpré-
tées a priori comme des difficultés d’apprentissage auxquelles il faudrait

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

remédier. Qu’il faille « médier » les difficultés, c’est certain ; qu’il faille
entreprendre d’y remédier, cela demande une clarification des
conditions. Le paradoxe est ici que la pédagogie spécialisée repose sur
la possibilité, et donc sur le droit, qui doit être reconnu à l’enseignant
spécialisé, de suspendre les objectifs didactiques, de suspendre l’acte
d’enseigner ou même l’acte de mettre les élèves en situation d’ap-
prentissage (ce qui définit ordinairement la pédagogie). Suspendre ne
signifie ni supprimer ni abolir : l’acte pédagogique spécialisé doit se
suspendre lui-même (en cela il est « métapédagogique ») pour laisser
être l’élève tel qu’il est, pour le laisser se « déplier » alors qu’il est plié
sous la contrainte scolaire – contrainte qui demeure par ailleurs légi-
time parce que socialisante et humanisante. Les difficultés scolaires, on
le sait, ne sont pas que des difficultés pour apprendre et les difficultés
d’apprentissage ne sont pas que de nature cognitive. Si tel était le cas,
l’enseignement spécialisé n’aurait pas lieu d’être et les « solutions péda-
gogiques » (effectifs réduits, plus grande attention à chaque élève, res-
pect des rythmes d’apprentissage individuels, etc.) devraient suffire. Une
« bonne » pédagogie ordinaire devrait permettre de réaliser le mythe
de l’égalité des chances entre des enfants potentiellement égaux. Or,
l’égalité, si elle correspond à un concept valide en mathématiques, en
droit et en morale, ne correspond à aucune réalité de fait, ni naturelle
ni sociale. De ce point de vue, elle n’est qu’idéologique. Dans la réa-
lité, il n’y a que des différences et des inégalités. Des différences avan-
tageuses et d’autres désavantageuses, quelle qu’en soit par ailleurs l’ori-
gine. Il y aura toujours des enfants pour lesquels des facteurs
constitutionnels ou acquis induiront une inadaptation ou un désavan-
tage plus ou moins considérable eu égard aux impératifs socialement
(et non individuellement) déterminés de l’école. Il faudra donc toujours
de l’enseignement spécialisé, dès lors que la scolarisation est devenue
un impératif social majeur.

• Du pôle psychologique au pôle pédagogique


Chaque enfant, chaque adolescent en difficulté est supposé être pris
en considération avec et dans son monde vécu (son histoire, sa culture,
ses représentations). Les difficultés ou les échecs de l’élève sont, en bonne
méthode, à considérer comme des « symptômes », autrement dit comme
des signes à interpréter. Tout enseignant spécialisé doit développer de ce
point de vue une compétence « clinique » de déchiffreur et d’interprète
des conduites enfantines (ou adolescentes), à travers un ensemble bipo-
laire de critères d’interprétation.

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Les dimensions du cognitif et du symbolique dans les aides spécialisées

Le premier pôle est celui, dans un sens large, du registre irréductible-


ment non pédagogique : situons-le par conséquent, eu égard à la ques-
tion de l’élève en difficulté, en direction de la psychologie et, à l’extrême,
de la psychopathologie : au moment où « le scolaire » n’a plus de sens
pour l’enfant ni de prise sur lui, c’est en regardant de ce côté qu’il devient
nécessaire de concevoir l’aide. C’est inévitablement en tournant les yeux
vers la frontière entre le scolaire et le thérapeutique que travaille le réédu-
cateur (tout en restant du côté du scolaire et en ne s’installant pas dans
le champ thérapeutique). Ce regard conduit cependant à éventuellement
envisager de quitter le champ de l’aide de type scolaire ou de l’aide « à
l’école ». Lorsque l’aide en est venue à relever d’abord de l’ordre du soin,
il n’est pas pour autant question d’abandonner tout projet scolaire ; c’est
alors qu’il convient d’inventer le cheminement spécifique qui, à partir de
l’instance scolaire, va permettre de rejoindre l’enfant là où il est et là où
il en est, qu’il ait ou non été écarté de l’enseignement ordinaire : on
retrouve ici la logique de l’intégration. Cette logique est celle d’« un
dehors » vers « un dedans » en ce qui concerne l’enfant (on cherche à
le faire entrer dans l’institution scolaire et à faire de lui, tant bien que
mal, un élève), mais, du point de vue de l’institution, cette intégration
représente une « captation » instituante et instruisante : il s’agit, à partir
du « dedans » de l’institution scolaire, de faire entrer l’enfant qui se
trouve « dehors » (même si ce « dehors » est incarné par une institu-
tion éducative ou thérapeutique).
L’autre pôle est naturellement celui de la pédagogie, de l’aide à la com-
préhension, de l’aide à la construction ou à la reconstruction des moyens
d’apprendre et de comprendre (ce qui n’implique aucun enfermement
dans des technologies de remédiation fonctionnelle, lesquelles présuppo-
sent que la pensée et le langage seraient de simples fonctions2). C’est
pourquoi il est ici justifié d’insister sur le caractère plus psychopédago-
gique et clinique que simplement pédagogique de ce pôle : c’est l’entrée
par la psychologie des apprentissages qui va être pertinente pour com-
prendre les difficultés des élèves et leur proposer des situations leur per-
mettant de remonter à l’origine de ces difficultés. C’est à cette condition
qu’ils peuvent avoir la possibilité de (re)construire leurs compétences
d’élèves sur des bases elles-mêmes reconstruites. Il faut ici avoir conscience

2. N’excluons pas cependant la possibilité sporadique de remédiations cognitives qui ne


feraient pas l’impasse sur l’histoire personnelle de l’enfant et sur les dimensions culturelles,
affectives et symboliques de la vie mentale et des apprentissages, et qui les intégreraient par
conséquent pleinement à ces démarches (ce qui est loin d’être le cas la plupart du temps).

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

que l’on n’a pas affaire seulement à un fonctionnement cognitif défaillant,


mais plutôt à une histoire cognitive à « remonter », en n’oubliant pas
que chaque histoire cognitive est tissée de facteurs affectifs, symboliques,
culturels et sociaux à prendre en compte dans la relation d’aide.

L’articulation cognitif / symbolique


L’opposition distinctive entre les types d’aides ne repose pas sur une
différenciation institutionnelle arbitraire (il faudrait de la différence, peu
importe laquelle), mais sur une différenciation conceptuelle entre des pôles
d’analyse réellement distincts qui permettent de différencier les critères
de compréhension et d’interprétation des difficultés / symptômes. Le pôle
cognitif est ici réellement distinct du pôle affectif et relationnel, ainsi que
du pôle symbolique, même s’ils constituent tous des parties intégrantes
d’une unique vie psychique – vie psychique dont on sait par ailleurs qu’elle
n’est pas « une » de manière simple, au sens où elle est traversée par ses
propres conflits internes, à la fois structurels et historiques.

Avant de préciser le contenu de l’opposition entre les deux pôles et,


par la suite, entre les deux dominantes (les deux types d’aides), il faut,
en premier lieu, avoir conscience qu’apprendre est, intrinsèquement, une
activité d’une grande complexité, à la fois du point de vue du contenu
noétique (des idées, des concepts et des représentations à acquérir) et du
point de vue du métabolisme cérébral, et, naturellement, en quelque sorte
entre les deux, du point de vue cognitif. Il n’est par conséquent même
pas nécessaire d’avoir une existence perturbée pour rencontrer éven-
tuellement des difficultés de compréhension et de mémorisation, en un
mot d’apprentissage. Toutes choses égales par ailleurs, les capacités natu-
relles d’apprentissage, même si elles sont immenses chez la plupart des
humains, sont néanmoins toujours limitées et inégales (même chez le
même individu, entre deux époques ou deux moments différents) :
apprendre est toujours plus ou moins difficile et, qui plus est, prend tou-
jours du temps. Le facteur temps est psychologiquement et socialement
décisif : celui qui apprend plus vite apprend mieux et dispose d’un avan-
tage exponentiel sur celui qui apprend moins vite et plus difficilement.
Or, la concurrence sociale impose de fait à l’institution scolaire (comme
à toute réalité sociale) des impératifs de rendement et de concurrence
basés sur les performances des meilleurs qui lui servent de norme : cette
norme est loin de coïncider avec la « normalité » telle que définie par
la moyenne statistique. Ainsi, pour des raisons d’ordre psycho-social

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Les dimensions du cognitif et du symbolique dans les aides spécialisées

(aucun organisme ne vit isolé d’un milieu ni d’une population de sem-


blables), nombre d’enfants d’intelligence dite normale et suffisamment
équilibrés sur le plan psychique vont vivre, dès l’école maternelle, une his-
toire cognitive difficile eu égard aux exigences socialement déterminées
de l’école3. Ces enfants « normaux », dont le développement cognitif (et
culturel) n’est pas sans faille relativement aux attentes scolaires, ont pu
se construire une identité d’élève et d’écolier qui, d’un côté, n’est pas
contestable mais qui, d’un autre côté, a intégré des représentations de soi-
apprenant, du savoir lui-même, de ce qu’est réussir, comprendre etc., elles-
mêmes inductrices d’échec ou, au moins, de difficultés récurrentes4.

L’opposition du pôle cognitif et du pôle symbolique


L’opposition distinctive entre ces deux pôles permet, à la fois, de
différencier les difficultés (de les penser comme complexes en elles-mêmes
et distinctes les unes des autres dans leur nature) et de différencier ins-
titutionnellement les aides comme devant être de nature pédagogique ou
non, même si la frontière entre les aides telles qu’elles sont définies par
l’institution est heureusement incertaine et imprécise (aucun élève n’est
fabriqué sur mesure ni prédestiné à un type d’aide particulier). À cet
égard, c’est très judicieusement que la circulaire du 9 avril 1990, qui créa
les réseaux d’aides spécialisées, parle de « dominante » : cette concep-
tion permet en effet à l’institution de s’ajuster à la problématique
de l’enfant et non l’inverse. Ce n’est pas le tracé de la frontière qui est
essentiellement pertinent mais les pôles de référence : à quel pôle se
réfère-t-on de manière dominante pour mettre en œuvre un projet d’aide ?
À quel degré fait-on jouer la dominante ? Il est bien entendu qu’aucun
pôle n’a le monopole de l’interprétation et que toute démarche de choix
ou d’indication d’aide (en réunion de synthèse ou d’orientation en com-
mission, ou encore de définition d’un projet individuel en institution)
repose précisément sur l’irréductible complémentarité des approches
psychologique (avec la perspective des aides extérieures en cas de patho-

3. À ce sujet, il y aura toujours contradiction entre ces exigences et l’idéal égalitaire de


réussite scolaire pour tous, même en se limitant à un niveau élémentaire, et cela en dépit
de l’amélioration possible de la gestion pédagogique des difficultés d’apprentissage : l’échec
et la difficulté scolaires sont et demeurent par définition des notions différentielles. Il y a
un dernier même au concours de l’École polytechnique…
4. Ici se pose la fameuse question du sens des apprentissages, qui sera envisagée plus
loin.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

logie ou de handicap avéré), rééducative et pédagogique, dans le cadre


actuel des réseaux d’aides spécialisées. Ces derniers présentent le grand
intérêt d’introduire l’opposition distinctive entre « pédagogique » et « non
pédagogique » au sein même de l’institution scolaire, ce qui donne une
indispensable profondeur de champ au pédagogique lui-même, compte
tenu du fait que « l’enfant » n’est jamais absent de « l’élève ». Si la struc-
ture de réseau a peut-être de ce fait une valeur de paradigme (de modèle
conceptuel), on doit en retrouver les exigences dans l’ensemble des
démarches spécialisées, sous des formes institutionnelles et pédagogiques
spécifiques et variées.

On remarquera, pour conclure ce point, que la bipolarité des références


pédagogique et non pédagogique détermine à elle seule une triple fron-
tière :
– celle entre l’extérieur et l’intérieur du dispositif du côté non péda-
gogique, donc entre les aides extérieures, principalement psychothéra-
peutiques, et l’aide rééducative, quand celle-ci atteint sa limite ;
– celle, interne, entre les « dominantes » pédagogique et rééducative ;
– celle entre l’intérieur et l’extérieur du dispositif du côté pédagogique,
c’est-à-dire, dans l’école, entre la « pédagogie ordinaire » et la « péda-
gogie spécialisée ».

La bipolarité garante des interprétations non réductrices (au moins en


droit), et le double rapport intérieur / extérieur induisent à la fois une
triangulation institutionnelle interne au dispositif et la prégnance d’une
réalité (d’un autre, d’un non-soi) que le dispositif devra continuellement
prendre en considération, sauf à s’autodétruire5.

Les deux types d’aide


La complémentarité des aides doit permettre à chacun d’interve-
nir sur la base d’un positionnement professionnel clair, en pleine com-
plémentarité institutionnelle : Le maître E, sur la base d’un positionnement

5. Réciproquement, la présence d’un dispositif d’aides devrait constituer normalement un


facteur dynamique dans l’approfondissement des compétences pédagogiques des enseignants
ordinaires, dès lors qu’il y a relation instituée entre les uns et les autres. Pour cela, aucun
volontarisme excessif n’est nécessaire : dans le cas des réseaux d’aides, il suffit de faire le
travail pédagogique et institutionnel correctement et d’entretenir des relations non conflic-
tuelles entre collègues, en particulier en reconnaissant et en respectant la place et la fonc-
tion des directeurs d’école et des équipes pédagogiques dans les processus de décision.

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Les dimensions du cognitif et du symbolique dans les aides spécialisées

de « psychopédagogue » ; le maître G, sur la base d’un positionnement


« ré-éducatif » caractérisé par la reprise des dimensions symbolique et rela-
tionnelle (et, partant, affective) des difficultés de l’enfant-élève.

• Le pôle pédagogique de l’aide


L’aide, quand elle est à dominante pédagogique, doit travailler non
seulement à partir des difficultés centrées sur la cognition et ses compo-
santes fondamentales (logico-conceptuelle, culturelle, langagière), mais
aussi à partir des représentations construites par l’élève de son rapport à
l’école, au savoir, aux apprentissages, à l’acte d’apprendre, etc. C’est en
quoi une aide spécialisée de ce type ne saurait se confondre avec du rat-
trapage ou de l’aide didactique ou méthodologique. Un élève « qui peut
rattraper » montre qu’il est capable d’apprendre plus vite que la
moyenne : il n’a en principe pas (ne devrait pas avoir) besoin d’aide spé-
cialisée. Quant au guidage méthodologique, il fait partie des tâches de
l’enseignement ordinaire qui ne saurait se réduire à de la transmission
de contenus (on apprend à apprendre en apprenant quelque chose). Étant
admis que le maître de la classe demeure le garant des apprentissages
(des nouvelles acquisitions) – ce qui garantit la place de chacun et inter-
dit la rivalité –, le maître spécialisé doit prendre garde, quant à lui, de
ne pas se laisser enfermer dans une logique de contenus. Il doit, par
ailleurs, se garder de céder au fonctionnalisme, qui décontextualise l’acti-
vité cognitive et la vide de sens en la vidant de contenu. Si le contenu
ne constitue pas pour lui un objectif, celui-ci peut toujours être envisagé
comme une « médiation » et peut par conséquent ne pas être « sco-
laire » (pour autant que des « contenus spécifiquement scolaires » exis-
tent). La liberté des contenus (à penser en termes de médiations) est l’une
des conditions de l’aide.
On voit bien que l’aide sur les plans cognitifs et métacognitifs requiert
une situation de mise à distance du train des apprentissages scolaires,
au moyen d’une suite de parenthèses vitales pour la « respiration cogni-
tive » de l’enfant. Ces parenthèses suspensives des apprentissages sont
destinées à permettre à l’enseignant spécialisé d’accompagner l’élève ou
les élèves dans un processus de réappropriation, de restauration et de
reconstruction de leur histoire cognitive et de leur image d’eux-mêmes
comme êtres apprenant, comprenant, etc. Cette réappropriation passe
par une « anamnèse » cognitive effectuée avec l’enfant lui-même : on
peut même penser que le travail de retour sur les failles – travail en
quelque sorte archéologique d’identification, de reconnaissance de ce
que l’enfant n’a de fait jamais compris en termes de conceptualisation,

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

d’activité opératoire, de signification ou de sens – suffit à rendre possible


les reconstructions cognitives nécessaires (s’il n’y a pas de déficience
constitutionnelle, auquel cas c’est une démarche spécifique qui est
requise dans le registre du handicap).
Ce qui est visé, c’est de permettre à l’enfant de réinscrire plus posi-
tivement son activité cognitive, considérée elle-même comme ayant une
dimension « historique », dans le contexte de son histoire personnelle.
Notons ici derechef que l’histoire personnelle d’un enfant ne se réduit
pas purement et simplement à son histoire familiale. L’enfant a son his-
toire propre ; ni l’une ni l’autre ne « regardent » l’enseignant, même
si ce qui en surgit dans la relation d’aide doit être respectueusement
« entendu ». En fait, c’est l’enfant lui-même qui fait le travail psychique
et mental de (ré)inscription de certains éléments du registre cognitif
dans son histoire personnelle – la face cachée de l’enfant, l’autre côté
de l’élève.

• Le pôle non pédagogique ou « rééducatif » de l’aide


Quant au pôle de l’aide dite « à dominante rééducative », il faut se
garder de l’envisager spontanément comme étant destinée à des élèves
qui auraient plutôt des troubles du comportement. La dichotomie entre
apprentissage et comportement est en effet excessivement réductrice rela-
tivement à une compréhension sérieuse de l’élève en difficulté. D’autant
plus que les comportements de type passivité et inhibition, au contraire
de l’agitation et de l’agressivité, sont souvent perçus comme des com-
portements peu gênants. Ils sont ainsi facilement tolérés et mésinterpré-
tés, ce qui introduit une grande incohérence dans l’usage de la notion de
trouble du comportement.
En revanche, face aux élèves dont les difficultés sont identifiées comme
à dominante cognitive se pose la question des enfants dont l’identité d’éco-
lier et d’élève s’avère problématique. Non seulement les apprentissages et
le rapport aux apprentissages sont en question, mais l’acte même
d’apprendre quelque chose de scolaire et, qui plus est, l’inscription sym-
bolique dans l’école et dans la classe sont difficiles, refusés ou mal vécus.
D’un côté, on admet que l’enfant n’est ni malade ni handicapé mental,
mais, d’un autre côté, les activités d’apprentissage sont inhibées, et l’acte
d’apprendre est comme interdit : l’univers de référence (l’école, la classe)
est, pour ainsi dire, barré ou constitue une menace symbolique. Face à
cela, la notion de rééducation fonctionnelle se révèle sérieusement inap-
propriée : même si l’on a pour objectif indiscutable une réadaptation
scolaire (appelons cela un apprivoisement à la vie scolaire et à l’appren-

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Les dimensions du cognitif et du symbolique dans les aides spécialisées

tissage), entreprendre de traiter le symptôme scolaire relève d’une concep-


tion mécaniste et réductrice de la vie mentale6. L’idée d’un recondition-
nement du comportement rôde toujours. On doit même concéder que le
terme de rééducation est, de ce point de vue, assez fortement connoté,
ce qui doit inviter le rééducateur à la vigilance…

Il va donc s’agir, ici encore, de prendre en marche l’histoire du sujet-


enfant, mais pour aider ce dernier à construire un rapport positif à l’ins-
titution scolaire, à la classe (à la vie d’écolier et d’élève), à l’acte
d’apprendre (comme activité cognitive) et aux apprentissages (comme
mettant en jeu des contenus de nature culturelle), enfin aux différents
médiateurs du savoir et des apprentissages (les maîtres, mais aussi les
parents ou la parentèle). Ici, on constate évidemment que l’histoire per-
sonnelle de l’enfant est lourdement dépendante de l’histoire familiale et
du rapport symbolique aux origines. Si l’on estime qu’elle l’est beaucoup
trop, que l’autonomie psychique de l’enfant est trop précaire, il faudra
envisager le recours à une aide extra-scolaire (le suivi de cette orienta-
tion faisant partie des tâches du psychologue scolaire), ou une orienta-
tion vers le secteur de l’éducation spéciale.
Même si c’est dans le symbolique que l’on travaille, c’est son rapport
à la réalité qui permet d’évaluer l’autonomie psychique de l’enfant : entre-
tient-il des relations extra-familiales ? A-t-il des activités propres ? Joue-
t-il ? A-t-il des camarades ? Porte-t-il intérêt à des « choses » (mais de
manière non compulsive ni obsessionnelle), etc. ? Si l’enfant a perdu prise
sur la réalité, s’il « passe à l’acte » (« dans le réel ») de manière répé-
tée et non maîtrisable, si, corrélativement, la réalité n’est plus pour lui
assez clairement construite, alors l’enseignant, de sa place d’enseignant
même spécialisé, n’aura à son tour pas de « prise » sur l’enfant (au sens
d’un travail possible avec lui dans le cadre scolaire). L’enfant lui demeu-
rera inaccessible et c’est la promesse d’un échec, voire d’une fuite dans
l’amour interdit. La limite du champ rééducatif, c’est donc le scolaire,
dans la mesure où celui-ci apparaît comme un horizon possible (ce qui
ne veut pas dire « horizon immédiat », puisqu’il s’agit de restaurer un
désir d’apprendre qui fait présentement défaut). Inévitablement, le
chemin rééducatif va croiser la problématique privée de l’enfant : autant
il est nécessaire de l’entendre, autant il est nécessaire que l’enfant entende
qu’il est entendu, autant il convient, dans l’espace scolaire, de se défendre

6. Voir D. Spain, Les Difficultés d’apprentissage, Berne, Peter Lang, 1980.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

de la travailler au sens analytique. Dans le cadre de la pédagogie spé-


cialisée, ce maintien à distance (ce respect) et cet interdit s’accommodent
assez bien cependant de la mise en œuvre de médiations symboliques
culturellement élaborées (contes, marionnettes, certains jeux, etc.) qui
doivent permettre déplacements et élaborations secondaires, autrement
dit l’objectivation symbolique et conceptuelle d’objets ou de situations
fantasmés (appartenant au registre de l’imaginaire). Dans les institutions
thérapeutiques (IME, IR…), le recours éventuel, en classe, à des média-
tions de cette nature, suppose normalement une concertation des ensei-
gnants et des éducateurs avec les thérapeutes. À cet égard, les synthèses
ont, entre autres, pour finalité une meilleure articulation entre le travail
thérapeutique et la mise en œuvre du projet pédagogique par le biais de
telles médiations.
En revanche, il se pourrait bien plutôt que le cadre de l’aide à domi-
nante rééducative invite à choisir des médiations « pauvres », sans
contenu déjà élaboré (qui serait trop inducteur), de manière à laisser
l’enfant inventer lui-même ses propres élaborations symboliques, faire son
travail de (re)construction de son rapport à « apprendre ».
Si la dimension symbolique n’est pas absente de l’entrée pédagogique,
elle devient, pour le rééducateur, la dimension privilégiée de sa relation
avec l’élève.

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Les aides spécialisées à l’école :


travailler en RASED

Philippe Cormier

L a circulaire n° 2002-113 du 30 avril 2002, douze ans après celle du


9 avril 1990, définit l’organisation et la mise en œuvre des aides spécia-
lisées aux élèves en difficulté dans le cadre des RASED. Le choix de l’École
française est ambivalent : d’une part, on refuse toute ségrégation des
élèves rencontrant des difficultés importantes dans leurs apprentissages ;
d’autre part, il n’y a aucune remise en cause fondamentale du système
de scolarisation existant. Ainsi, tant que des élèves sont jugés socialement
scolarisables dans une classe ordinaire, ils y sont maintenus, voire même
intégrés de manière volontariste lorsqu’il s’agit d’enfants handicapés, en
particulier mentaux (et ce, en application de la loi du 30 juin 1975). Dans
ce contexte, il faut bien reconnaître qu’à un moment donné, la diffé-
renciation pédagogique ainsi que les aides pédagogiques apportées dans
la classe ne suffisent pas ou plus à garantir les apprentissages attendus.
Devant ce constat, l’institution choisit, avant le recours éventuel à des
thérapies ou à des aides extérieures, de faire appel à des aides spéciali-
sées apportées dans l’école par des enseignants spécialisés. L’élève n’est
donc pas retiré de sa classe et n’est pas d’emblée orienté vers une classe
et un enseignement spécialisés, ces derniers étant jugés ségrégatifs. Ce
choix aurait pu – et a pu – être différent : on a connu celui des classes
spécialisées (perfectionnement / adaptation), qui n’ont d’ailleurs complè-
tement disparu (à tort ou à raison) ni des esprits ni de l’institution. On
aurait pu rejeter l’idée même d’enseignement et d’aide spécialisés et opter,
par exemple, pour des effectifs réduits, pour plus d’un enseignant par
classe, pour une formation psychopédagogique approfondie de tous les
enseignants, pour réserver les interventions spécialisées à des profession-
nels extérieurs, etc. Le fait est qu’il n’y a pas de solution de continuité

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

entre le domaine de la pathologie, des troubles et du handicap – qui


requiert évidemment un personnel spécialisé (thérapeutes, éducateurs,
enseignants) et le domaine de la difficulté scolaire. Ce dernier est en effet
multiforme et les élèves en difficulté scolaire ne sont pas considérés
comme des malades mentaux ou des êtres déficients1.
On examinera donc de quelle manière l’École est amenée à différen-
cier les difficultés scolaires et, par suite, à différencier les aides qu’elle
s’efforce d’apporter pour y remédier, dans le cadre actuel des réseaux
d’aides aux élèves en difficulté.

Des difficultés multiformes et la légitimité de l’École


à les prendre en charge

Des difficultés à définir


L’institution est amenée à prendre en compte le fait que les diffi-
cultés scolaires, si elles peuvent être engendrées par l’École elle-même
(des programmes uniformes et contraignants, des normes et des rythmes
scolaires discriminants, des effectifs trop nombreux, des méthodes non
adaptées aux élèves, etc.), ne s’expliquent pas toutes à partir d’elle. Même
s’il reste vrai que l’École a bien de la peine à tenir réellement compte de
la diversité, voire des inégalités intellectuelles, culturelles et psycholo-
giques de ses usagers… De fait, l’institution a beau innover dans les
domaines pédagogique et didactique, mettre en place des programmes
collectifs de « discrimination positive » comme dans les ZEP, etc., vient
un moment où l’inadaptation ou l’incapacité d’un élève doit être repla-
cée dans son contexte : quelle qu’en soit l’origine, cette inadaptation ou
incapacité doit être reconnue comme étant propre à un élève en parti-
culier, qui a une histoire personnelle spécifique, ainsi qu’une singularité
psychologique, intellectuelle et affective. C’est dire que le registre péda-
gogique a ses limites face aux élèves qui rencontrent des difficultés impor-
tantes dans leurs apprentissages (difficultés cognitives), qui n’ont pas
confiance en eux-mêmes (image de soi négative), pour lesquels apprendre
n’a pas de sens, fait peur, est l’objet d’un interdit inconscient (l’enfant
ne « s’autorise pas » à apprendre), etc. En d’autres termes, il convient
de reconnaître la nature psychologique de ces difficultés. Une fois reconnu
le fait que la difficulté, quelles que soient son origine et sa nature, s’est

1. Ce qui laisse ouvert le problème de la frontière entre le normal et le pathologique.

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

logée dans la psyché de l’élève qui la vit (et qui n’en a pas pour autant
une conscience claire), c’est une approche plutôt « psychopédagogique »
qui est requise. Il s’agit dès lors de prendre en compte le « monde per-
sonnel » de l’élève : le considérer comme un sujet unique et singulier
qu’il faut rencontrer, écouter, afin de l’aider à instaurer ou à restaurer
le désir d’apprendre, la confiance en soi, l’efficience intellectuelle en lien
avec la découverte du sens des apprentissages. De tels objectifs et une
telle démarche s’inscrivent dans le cadre d’un projet d’aide individuel,
quelles que soient par ailleurs les modalités d’organisation de cette aide
et même dans le cas où la mise en œuvre de celle-ci s’effectue collecti-
vement (en petit groupe). Le premier problème à résoudre sera certai-
nement d’obtenir de l’élève l’acceptation et même le désir d’être aidé et
de s’en sortir : un individu en souffrance commence toujours par ne pas
vouloir qu’on l’approche…

La prise en compte des « besoins particuliers » ou « spécifiques » des


élèves désignés comme étant en difficulté a conduit à valoriser le carac-
tère pluriel et ouvert des aides, selon deux pôles :
– Soit l’élève est en difficulté parce que son développement intellec-
tuel et son horizon culturel ne sont pas à la hauteur de la norme sco-
laire. Il faut alors l’aider à reprendre confiance en soi, à (re)construire
ses références culturelles, ses expériences personnelles et ses outils cogni-
tifs de façon à ce qu’il puisse reprendre un cheminement scolaire
« normal ».
– Soit l’élève est en difficulté « psychique », au sens où, sur le plan
affectif et de manière inconsciente, il a établi des relations symboliques
avec autrui et avec les objets du savoir qui le rendent indisponible aux
apprentissages ainsi qu’à l’acte même d’apprendre (inhibition, interdit
symbolique, etc.).

Dans le premier cas, les difficultés sont bien de nature psychologique


(à dominante cognitive) mais en référence à des contenus scolaires, à du
savoir et à des savoir-faire scolaires : elles vont donc requérir des aides
dites à dominante pédagogique et requièrent la reconstruction de l’acti-
vité cognitive au sens large. Dans le second cas, les difficultés débordent
la question du rapport au savoir sous l’angle cognitif ; elles impliquent
le caractère signifiant ou symbolique2 de ce rapport, en référence à des

2. « Symbolique » et « signifiant » sont ici considérés comme pratiquement synonymes :


« signifiant » renvoie plutôt à l’organisation psychique du sujet pris dans le langage ; l’accent

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

enjeux subjectifs d’origine et d’identité, autrement dit à la famille : ce


sont les difficultés de ce registre qui vont requérir une aide à dominante
rééducative.

La mission de l’École
La question se pose ici de la légitimité d’une telle aide à l’école (et
non pas à l’extérieur), dès lors que cette aide implique l’histoire privée de
l’enfant (et non plus seulement son histoire, même personnelle et singu-
lière, d’élève). Remontons aux grands principes et rappelons la mission de
l’École : instruire, transmettre des connaissances, faire acquérir des savoirs
aux enfants, et plus particulièrement, les savoirs instrumentaux ou com-
pétences que sont les savoir-lire/écrire/calculer, etc. L’instruction des enfants
participe à et participe de l’éducation dans la mesure où elle s’inscrit dans
le projet éducatif global qui mobilise la famille, la société et l’État. En
arrière-plan, que ce soit de manière consciente et explicite ou non, l’édu-
cation renvoie à une conception du monde, de l’homme, de la société et
de l’État, donc de la Cité ou de la politique et du rapport entre l’homme
et la Cité. C’est ainsi que se pose la question de savoir si l’École (au-delà
de l’instruction privée et non collective) procède de la « société civile »
– et si elle relève donc plutôt des initiatives libres et spontanées des indi-
vidus, des familles, des communautés d’appartenance (locale, ethnique,
religieuse, etc.) – ou si l’École relève plutôt de l’État comme institution
unifiante et intégratrice (voire totalisante) dans une république / institu-
tion détentrice du pouvoir politique et de la force publique3.

est mis sur la singularité du sujet. « Symbolique » comporte une dénotation anthropolo-
gique (organisation signifiante du monde propre à un groupe humain. Voir C. Lévi-Strauss,
en particulier dans « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie
et anthropologie, Paris, PUF, 1950 ; mais comme le langage est un fait social et que l’ordre
symbolique est intériorisé de manière singulière par l’individu, on peut parler, comme le
fait Lacan, du « registre symbolique » comme registre psychique. On a donc affaire à deux
dimensions, psychologique et anthropologique (auxquelles se rajouterait la dimension lin-
guistique), de la même réalité.
3. Les théoriciens libéraux sont toujours méfiants à l’égard du caractère potentiellement
totalitaire de tout État, dès lors que ce dernier exerce son emprise ou son contrôle sur les
initiatives des citoyens, et en particulier sur l’École. Est-il légitime que l’ordre politique
représente l’instance suprême de l’existence humaine, comme c’est le cas à l’extrême de la
logique du « tout État » que représentent les régimes totalitaires et, potentiellement pour
n’importe quel État ? À l’inverse, les théoriciens « républicanistes » mettent en avant les
dérives individualistes et les facteurs de dissolution du corps politique (d’une cité compo-
sée de citoyens) et, partant, du corps social lui-même, qu’engendre le libéralisme démo-

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

Dans les deux perspectives, l’École fait en tout état de cause institu-
tion (d’où le « é » majuscule) au sens où elle est instituée socialement,
voire politiquement, pour instituer précisément les enfants, les faire entrer
dans un ordre institué, impliquant la transmission et l’appropriation de
savoirs et de compétences reconnus comme socialement et civiquement
nécessaires. L’École est, de ce point de vue, l’institution qui, par excel-
lence, médiatise le rapport entre famille et société, voire entre famille et
Cité (au sens où elle éduque, entre autres, à la citoyenneté). C’est la
raison pour laquelle elle représente un enjeu politique et idéologique
majeur. Par sa nature même, l’École, en tant qu’institution sociale, dis-
pute l’éducation à la famille et à la sphère privée ou bien, si l’on veut
dire les choses autrement, l’éducation repose dialectiquement à la fois
sur l’appartenance immédiate (à la famille, à la sphère de la vie privée)
et sur l’arrachement et la séparation en vue de l’accession à la sphère
sociale, ce qui suppose que soit instituée la médiation, qui assure la sortie
de la vie « immédiate » (biologique et affective) : c’est cette médiation
institutionnalisée que, de manière privilégiée, représente l’École.

La complexité de l’aide apportée par l’École


Lorsque l’entrée à l’école et l’entrée dans les apprentissages (et dans
l’acte même d’apprendre en dehors de la famille) se révèlent difficiles, sans
pour autant être reconnues comme pathologiques, il est nécessaire d’aider
l’enfant à opérer cette entrée. Cela revient à redoubler la médiation sco-
laire, autrement dit à proposer une re-médiation scolaire originale, qui
offre à l’enfant un espace intermédiaire, un étayage ni « privé », centré
sur le familial, ni scolaire, au sens ordinaire et habituel du terme. Une
telle remédiation doit lui permettre de se séparer de sa famille avec séré-
nité et de cheminer vers le « scolaire », soit de devenir un élève. C’est ce
que va proposer l’offre de re-médiation dite ré-éducative. Une telle aide est
certes bel et bien assurée par l’institution scolaire, mais il convient qu’elle
se détache du terrain didactique et pédagogique propre à l’école (trans-
mission des savoirs et guidage des enfants, désormais considérés comme
des élèves, dans les apprentissages). De même, cette aide s’articule fon-
damentalement au projet éducatif global (celui qui dialectise le privé et
le social), mais elle intervient non pas sur le versant social / scolaire, mais
sur le versant psychologique, plus enraciné dans la sphère privée. Ainsi

cratique (individualiste ou communautariste) basé sur le principe du « moins d’État pos-


sible », en particulier dans le domaine de l’École. L’exemple américain en témoigne.

93
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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

orientée, l’aide à dominante rééducative ne se préoccupe pas prioritaire-


ment, comme on l’a noté plus haut, des performances cognitives de l’élève,
mais porte essentiellement sur la manière dont un sujet, inscrit dans une his-
toire personnelle, aborde, rencontre, subit sa scolarité à partir de ce qu’il est
et de ce qu’il est devenu en tant que sujet et en tant que personne, et donc,
inévitablement, en tant que personne privée marquée par ses origines. Si la
rééducation ne s’autorise pas une telle prise en compte, elle risque de
devoir se contenter de rééduquer des symptômes (et donc de seulement
les déplacer). Si cela peut parfois apporter des résultats du point de vue
scolaire, cette approche ne permet pas de penser, d’envisager et d’abor-
der les résistances de l’enfant, les défenses qu’il met en place pour se pro-
téger contre ce que lui coûte sa scolarité. A contrario, le rééducateur sco-
laire n’est pas un thérapeute et ne peut pas s’autoriser à faire de la vie,
de l’histoire, de la situation privée de l’enfant l’objet spécifique du travail
rééducatif. Pour ne pas être réductrice, l’intervention rééducative va donc
devoir s’envisager d’emblée sur le mode d’une certaine complexité : elle
se concentre sur les symptômes scolaires des difficultés du sujet, le regard
porté par l’institution sur ces symptômes, et, surtout, sur l’entrée en rela-
tion et en dialogue avec la famille. De fait, ces difficultés doivent être
entendues dans leur double dimension (d’une part, sociale et scolaire ;
d’autre part, personnelle et subjective) et l’enfant-élève doit être aidé sans
pour autant qu’une scission et qu’une rivalité symbolique ne se créent
entre « l’enfant de ses parents » et « l’élève de l’école ».
Si l’on se base sur le principe du respect des personnes et sur le primat4
de la famille (et non de l’État, comme dans les situations totalitaires)
dans la responsabilité éducative, l’École ne peut que proposer une aide ;
cette dernière ne saurait devenir obligatoire dès lors qu’elle s’exerce au-
delà des limites de l’obligation d’instruction et du domaine des appren-
tissages, à plus forte raison lorsqu’elle s’effectue hors de la classe. Les
parents ont délégué à l’école la charge d’instruire leur enfant mais non
la charge de le prendre à part et, en cas de difficulté, de médiatiser l’action
d’instruire : il faut là-dessus interroger les parents et s’assurer de leur
accord. D’où, l’importance et la nécessité de la démarche contractuelle
préalable inhérente à l’aide spécialisée, en particulier rééducative. C’est
à cette condition que l’on pourra indiscutablement légitimer les aides spé-
cialisées à l’école.

4. Primat relatif, dans la mesure où la famille n’exerce jamais un pouvoir absolu sur
l’enfant.

94
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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

Définition comparative des aides spécialisées


Dans le cadre actuel des RASED, il y a lieu de distinguer en pre-
mier lieu le suivi et les aides. Le suivi stricto sensu est a priori de la com-
pétence du psychologue scolaire ; les aides relèvent des maîtres spéciali-
sés E et G. En réalité, il y a lieu d’être un peu plus nuancé dans l’usage
de ces notions.

Le suivi psychologique
• Définition
Le suivi ne revêt pas de caractère formellement contractuel. Il signifie
en premier lieu que l’institution scolaire, en l’espèce le réseau chargé des
aides spécialisées, n’abandonne pas un cas difficile dès lors qu’il y a eu
signalement, autrement dit dès l’instant où la situation d’un élève en dif-
ficulté a été portée à sa connaissance : le cas est dès lors « suivi », et ce
suivi est de la responsabilité du réseau dans son entier.

En second lieu seulement, prenant un caractère plus technique, ce suivi,


devenu « suivi psychologique », devient l’affaire du psychologue scolaire.
Par lui, se définit une mission majeure du psychologue : ce dernier est
membre d’un réseau, en plus de ses missions traditionnelles (établissement
de bilans psychologiques destinés à étayer les propositions d’orientation
faites par les commissions d’éducation spéciale – CDES / CCPE / CCSD –,
etc.). Ce suivi psychologique passe par la prise en compte des signale-
ments et leur examen en réunion de synthèse de RASED. Il se concré-
tise ensuite par des entretiens :
– avec le maître, qui doit être entendu puisqu’il est à l’origine d’un
signalement ;
– avec l’élève (il faut alors faire appel à des supports matériels favo-
risant l’expression de l’enfant) ;
– avec les parents.

• La difficile acceptation du suivi psychologique par les parents


S’adresser au psychologue scolaire ou accepter de le rencontrer n’est
pas sans revêtir une grande importance symbolique et émotionnelle :
c’est reconnaître ou envisager de reconnaître que le problème pour
lequel il y a eu signalement n’est pas simplement pédagogique. Ce pro-
blème n’est pas susceptible de trouver sa solution en classe avec le
maître ni même avec le maître E. Cette reconnaissance d’une autre

95
MP Comprendre les enfants 28/02/2005 18:49 Page 96

Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

dimension du sujet-élève n’est pas facile pour certains maîtres ; elle


est encore plus difficile pour les parents. De fait, elle peut être assi-
milée, pour ces derniers, à une grave atteinte narcissique et à une
image de soi blessée : il s’agit de faire son deuil de l’image que l’on
s’est construite de l’enfant idéal sans pour autant rejeter l’enfant réel.
L’enfant imaginaire, soit l’enfant du désir ou du non-désir parental,
doit désormais être partiellement « reconstruit ». Un ou plusieurs entre-
tiens peuvent quelquefois suffire pour transformer une situation appa-
remment bloquée. Cela n’a rien de miraculeux : ils permettent tout
simplement de mettre en évidence la nature même de bien des diffi-
cultés qui conduisent à l’échec à l’école : la nature affective, relation-
nelle et symbolique de ces difficultés. Le fait d’être entendu et d’être
reconnu peut suffire à modifier le rapport des sujets à l’école et à
l’apprentissage : l’élève peut, enfin, dire ou exprimer ce qu’il vit (il est
pris dans un conflit latent ou manifeste et il est ainsi en souffrance de
quelque chose) ; il peut être entendu et entendre ce que disent, autre-
ment que d’habitude, les « autres ». Ces entretiens permettent d’expri-
mer la déception ou l’angoisse, donnent sens à des reproches, parfois
muets ou même violents ; ils sont à la base de la restauration du désir
de réussite, puisque l’enfant se voit reconnu dans le désir d’un autre.
La présence commune de l’enfant et de ses parents en entretien est à
cet égard décisive ; la présence tierce du psychologue permet à des
vérités d’être dites, à condition, bien sûr, que l’enfant soit mis en
confiance et écouté. Il devient ou redevient alors possible pour lui
d’exister pour et dans l’institution scolaire : il se remet à « désirer
apprendre ». Cette remarque ne vaut pas seulement pour le psycho-
logue scolaire mais pour toute situation d’entretien avec un maître spé-
cialisé dans le cadre du réseau d’aides.

Les aides
Lorsque la situation déborde la capacité de réponse du réseau, le
suivi psychologique permet d’orienter les parents vers une aide extérieure
de nature thérapeutique. Ici, des enjeux non scolaires, essentiellement
familiaux (pour ne rien dire d’une pathologie avérée ou à vérifier), sont
reconnus trop importants et trop prégnants pour qu’une aide puisse être
sérieusement apportée dans et par l’École. Lorsqu’un réseau prétend
prendre en charge des problématiques dans lesquelles l’École n’a mani-
festement pas de place, il pervertit sa mission et succombe au fantasme
de l’intervention toute-puissante.

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

• Définition et dualité des aides spécialisées


À la différence du suivi, les aides sont définies par un cadre impliquant
en premier lieu l’élaboration et la mise en œuvre d’un projet dont le
caractère contractuel est essentiel. Contrairement aux entretiens et aux
autres aspects du suivi psychologique, les aides spécialisées sont formel-
lement institutionnalisées. Cette différence et cette complémentarité au
sein du dispositif du réseau permettent de s’adapter au mieux à toutes
les situations et à tous les cas de figure, en particulier au refus ou à
l’acceptation du cadre. En cas de refus du cadre contractuel, ce sera au
psychologue d’assurer le suivi, ou, au moins, de s’en soucier en réunion
de synthèse, s’il ne peut l’assurer directement et si c’est le rééducateur
ou le maître « E » qui s’en charge dans les faits. Par ailleurs, les aides,
qui impliquent l’acceptation du cadre contractuel, se caractérisent par
leur dualité (cette dualité était déjà présente dans les anciens groupes
d’aide psycho-pédagogique ou GAPP, à travers l’opposition entre RPP,
rééducateur en psycho-pédagogie et RPM, rééducateur en psychomotri-
cité) mais en même temps elles ne se distinguent que comme des domi-
nantes et non pas comme des pratiques qui s’opposeraient purement et
simplement. En effet, les aides aux élèves en grande difficulté ne sau-
raient être uniquement pédagogiques, parce que les difficultés ne sont
pas que de nature pédagogique. D’où l’utilité d’introduire une dimension
autre, à la fois au sein des aides pédagogiques elles-mêmes, qui ne sau-
raient se réduire à n’être que pédagogiques (l’entrée pédagogique ne
constituant que leur dimension « dominante »), et par l’introduction d’un
autre type d’aide, non pédagogique (dominante « rééducative »), mais
qui néanmoins n’exclut pas la dimension pédagogique.

Le caractère duel ou bipolaire des aides a ainsi pour but de garantir


(dans les limites humaines) une approche non réductrice des difficultés
ainsi que de leur prise en charge, par rapport à une perception et à des
réponses qui resteraient uniquement « pédagogiques », à partir de la
représentation spontanée de la difficulté. Cela suppose évidemment que
la différence entre les types d’aide fonctionne concrètement, donc qu’il
y ait distinction effective des fonctions exercées dans le réseau (réseau com-
plet), sans laquelle leur complémentarité ne produira pas ses effets, en
particulier dans le choix entre l’approche « à dominante pédagogique »
et l’approche « à dominante rééducative » (sans parler du suivi ou des
aides extérieures). Même s’il se trouve que les attitudes et les modèles
théoriques des praticiens (des maîtres spécialisés) soient réducteurs à
quelque degré (est-ce évitable dès lors que la pensée humaine ne fonc-

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

tionne jamais sans modèles schématisants ?), la présence des autres


membres du réseau est là pour les relativiser et faire apparaître d’autres
points de vue et d’autres approches possibles. Le concept même de réseau
(disposant d’une structure fonctionnelle différenciée) est là pour préve-
nir les représentations et les interventions unilatérales et unidimension-
nelles (réductrices). Cela suppose naturellement un véritable travail
d’équipe, que chacun y tienne sa place et puisse dire sur quelles bases il
appuie sa pratique.

• Les difficultés de nature cognitive, qui requièrent une approche


à dominante pédagogique
Les difficultés ordinaires, supposées passagères chez de nombreux
élèves, suscitent normalement une réponse pédagogique qui sera appor-
tée en classe ; elles relèvent de la responsabilité du maître référent, qui
reste garant des apprentissages. Cela n’empêche nullement ce dernier de
faire appel aux membres du réseau pour parler des difficultés de ses élèves
et analyser les difficultés des élèves : il sort ainsi du face-à-face avec eux,
se décentre de soi dans la relation qui s’est instaurée avec eux en fonc-
tion de leurs comportements scolaires, etc. Tout maître doit se rappeler
dans ces moments-là que la construction et l’appropriation d’un savoir
ou d’une compétence représentent, sur le plan cognitif (mais pas seule-
ment), la réussite d’un processus semé de pièges, en raison des facteurs
à la fois de complexité et de rapidité qui sont requis de la part des élèves.
Le traitement et l’appropriation d’un savoir complexe dans un temps trop
court et sous une trop grande pression psychologique sont des facteurs
de découragement et d’échec, même chez des élèves, au début, de « bonne
volonté », ni inhibés ni déficients (mais sans doute peu prêts intellec-
tuellement, culturellement et socialement à ce parcours du combattant
qu’est le cursus scolaire lorsqu’on n’appartient pas d’emblée au peloton
de tête…).
Le maître spécialisé a ici sa place auprès de l’enseignant. C’est ce der-
nier qui le fait intervenir, non pas en tant que conseiller pédagogique (il
n’est absolument pas là pour donner des conseils permettant d’améliorer
la gestion de la classe), ou en tant qu’intervenant cherchant à prendre
sa place ; c’est sa compétence dans l’analyse des difficultés des élèves et
la mise en place des démarches d’aide qui justifie sa présence. Ainsi se
comprend, momentanément et après concertation sur les buts recherchés,
la venue en classe du maître chargé de l’aide à dominante pédagogique :
il collabore avec l’enseignant à la mise au point d’une aide « ordinaire »
(par exemple, dans le cadre d’un PPAP ou « programme personnalisé

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

d’aide et de progrès »), mais l’on ne parle pas ici d’aide ou d’interven-
tion spécialisée auprès d’un élève (laquelle suppose un mode d’interven-
tion d’un autre registre). C’est pourquoi les aides proprement spécialisées
vont devoir être organisées hors de la classe, sauf dans des cas vraiment
exceptionnels.

• Les difficultés de nature cognitive, qui relèvent


des aides spécialisées
Les difficultés qui relèvent des aides spécialisées à dominante pédago-
gique sont des difficultés plus structurelles, liées à l’histoire cognitive de
l’enfant enraciné dans une culture familiale trop peu en phase avec les
attentes scolaires. Dans une perspective constructiviste (qui n’oppose pas
histoire et structure), l’aide implique comme une anamnèse ou une régres-
sion cognitive et, sur cette base, un travail, avec l’enfant, de (re)construc-
tion des schèmes opératoires et des structures cognitives, mais aussi de
(ré)inscription des savoirs dans une culture, un rapport au monde, une
expérience vécue et signifiante (donc un horizon symbolique). Le travail
va donc porter, à l’aide de médiations éventuellement ludiques, sur les
concepts et leur construction, les opérations logiques et les catégories
opératoires (implication, causalité, etc.), le langage, essentiellement sur
les plans structuraux (syntaxiques et narratifs) en lien avec la logique et
l’organisation spatio-temporelle de l’expérience, etc. Tous ces aspects
demandent à être recontextualisés de manière signifiante par rapport à
l’histoire et à la culture (sur lesquelles on ne saurait faire l’impasse) de
l’enfant-élève. En d’autres termes, le rapport au monde de ce dernier ne
peut être mis de côté et il est impossible de ne se concentrer que sur les
objectifs et les contenus scolaires. Bien au contraire, ce sont ces derniers
qui, momentanément, peuvent être mis de côté ; ils seront mieux retrou-
vés par la suite. C’est pourquoi, il y a tout lieu, y compris pour le maître E,
de valoriser la notion de relation d’aide.

– La notion de relation d’aide


Dans le cadre de cette aide, le statut et l’identité d’élève, qui sont
intériorisés par l’enfant (registre symbolique) ne sont pas essentiellement
en cause : l’enfant se reconnaît élève et n’est pas pris dans des conflits
inconscients (d’origine œdipienne ou préœdipienne) qui l’empêcheraient
d’adhérer à ce statut d’élève et de construire cette identité de nature à
la fois sociale, culturelle et intellectuelle. Toute l’aide à dominante péda-
gogique va passer, à travers les activités médiatrices proposées par le
maître spécialisé, par l’action et par la parole de l’enfant : ce dernier est

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

ici considéré comme le sujet de sa propre activité cognitive ; celle-ci est


reconnue comme étant une partie intégrante et structurante de la vie
psychique dans son ensemble, en particulier dans sa dimension symbo-
lique ou signifiante. Autrement dit, l’activité cognitive implique un inves-
tissement en termes d’énergie psychique (donc, à un niveau plus com-
plexe, de désir), de restauration narcissique (donc d’image de soi) et de
relation d’objet (investissement sur des personnes et des objets à raison
de leur « bonne » valeur affective et signifiante). L’investissement s’avère
donc à la fois culturel, affectif et symbolique et se trouve en arrière-plan
des enjeux cognitifs.
On voit bien que le travail du maître E ne porte pas directement et
sans médiation ni détour sur les contenus scolaires (si c’était le cas, on
ne parlerait plus que de soutien ou de rattrapage et non plus d’aide spé-
cialisée), mais sur les conditions de possibilité cognitives des apprentis-
sages scolaires. En cela, l’aide à dominante pédagogique n’est pas « sim-
plement pédagogique » mais, pour ainsi dire, « méta-pédagogique » et,
à tout le moins, psychopédagogique. Cette aide implique sur le plan cogni-
tif une approche clinique (telle que Piaget l’a inaugurée) aussi bien en
termes de compréhension, de quête de la difficulté de l’enfant (anam-
nèse), que de travail cognitif d’étayage ou de construction des concepts
et schèmes cognitifs ou linguistiques (recontextualisés culturellement)5.

– Rôle et place du maître E dans la relation d’aide


Si la notion de rééducation psychomotrice est, à juste titre, devenue
obsolète pour définir les aides apportées par le maître G, il faut en
revanche sans doute regretter la disparition de l’appellation psychopé-
dagogique dans la définition de l’aide spécialisée à dominante pédago-
gique. On remarquera que, face à l’appellation usuelle de « rééducateur »
qui a au moins le mérite d’exister, les maîtres E n’ont pas trouvé de nom
d’usage qui fasse l’unanimité. L’appellation « maître d’adaptation » conti-
nue en effet de renvoyer à la classe d’adaptation et à l’enseignement
adapté. Or, non seulement les circulaires régissant les RASED n’ont pas

5. Ouvrons ici une rapide parenthèse sur les usages de la métacognition, ses dérives et
ses illusions. Les processus cognitifs étant largement inconscients, faire appel prématuré-
ment à la conscience métacognitive (l’élucidation de ses propres opérations par le sujet)
comme à la solution peut mettre des élèves en difficulté encore plus en difficulté : tantôt
la métacognition va aider, tantôt non. Elle ne peut pas constituer la base du travail d’aide,
ni prendre la place d’un travail effectif sur les opérations, lequel s’accompagne d’ailleurs
généralement d’une activité métacognitive spontanée (mais toujours récursive), celle dont
précisément l’enfant a besoin pour construire ses procédures.

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

supprimé les classes d’adaptation comme elles ont supprimé les classes
de perfectionnement, mais elles ont rattaché ces dernières aux réseaux
plutôt qu’aux écoles, et en ont fait une modalité de l’aide spécialisée à
dominante pédagogique. Mais si l’on distingue aides spécialisées (le maître
non spécialisé restant institutionnellement garant des apprentissages en
classe) et enseignement spécialisé (qui implique des apprentissages sco-
laires et ne constitue pas seulement un contrepoint à ces apprentissages),
il est clair que l’enseignement spécialisé ne peut pas véritablement se
définir comme une simple modalité de l’aide « à dominante pédago-
gique ». Pourtant, le maître E est supposé être un membre à part entière
du réseau ; il participe à ses réunions de synthèse, etc.
Sauf à entériner (de manière peut-être provisoirement réaliste ?) l’exis-
tence dans certaines écoles de classes spécialisées « fermées » dites d’adap-
tation et ressemblant fort à des classes de perfectionnement, on est
conduit à l’idée de classes d’adaptation « ouvertes », à temps partiel (sur
le temps des apprentissages fondamentaux). Un travail d’équipe et un
projet pédagogique conjoint s’imposent, afin de garantir la cohérence de
la double référence, pour les élèves, à la fois à leur classe d’origine et à
la classe spécialisée. Cette dernière constitue alors plutôt un groupe d’aide
quotidien aux apprentissages, et se différencie en cela des regroupements
hebdomadaires ou bihebdomadaires. On peut dès lors envisager le travail
du maître E dans un continuum entre la classe et les regroupements, et
non plus dans une opposition difficilement compatible avec la logique de
réseau. Cela suppose la référence constante à des projets individuels d’aide
ou d’enseignement adapté, et dans tous les cas, des partenariats avec les
enseignants des classes ordinaires.

Les difficultés scolaires, cognitives6


ou comportementales : des symptômes ?
L’hypothèse selon laquelle les difficultés scolaires, cognitives ou
comportementales apparaissent comme des symptômes ne peut se véri-
fier sans une « clinique », laquelle implique, en arrière-plan, des bases
théoriques aussi bien dans le domaine de la psychologie cognitive (com-
préhension du contenu des difficultés d’apprentissage, s’il y en a) que de
la psychanalyse (compréhension, dans un sens cette fois herméneutique

6. On peut aussi avoir affaire à une absence d’activité d’apprentissage (ou à une acti-
vité défaillante) plutôt qu’à des difficultés cognitives à proprement parler.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

ou interprétatif, des difficultés dans leur dimension symbolique, enraci-


nées dans l’histoire personnelle inconsciente du sujet).
Compte tenu des controverses dont la pratique rééducative à l’école
fait l’objet, en particulier du fait de sa référence à la psychanalyse, il y
a lieu de distinguer ici, d’une part, la culture psychanalytique comme réfé-
rence nécessaire et indispensable à un champ théorique et clinique et,
par suite, à un registre de la vie psychique, et, d’autre part, la pratique
analytique des psychanalystes, qui suppose un cadre, symbolique et maté-
riel, très différent. Penser la rééducation requiert évidemment avant tout
que l’on se démarque des modèles psychologiques comportementalistes
ou assimilés ; mettre en œuvre la rééducation exige que l’on se démarque
des modèles fonctionnalistes.

La psychanalyse et la pratique rééducative


• Théorie et pratique
La psychanalyse est un instrument de compréhension de la vie psy-
chique dont aucun éducateur professionnel (pas seulement spécialisé) ne
devrait se dispenser. Ainsi, Freud désirait voir la psychanalyse s’ouvrir au
domaine de l’éducation (et à d’autres), plutôt que la voir rester enfermée
dans ses propres limites. De même que les physiciens n’ont pas le mono-
pole de la physique théorique et de ses applications, de même les psy-
chanalystes n’ont définitivement plus le monopole de la psychanalyse
comme domaine de la psychologie (ce qui, bien entendu, n’est pas sans
entraîner des abus ou des dérives aussi inévitables que déplorables, par-
ticulièrement dans le domaine des pratiques thérapeutiques en tout
genre). Aujourd’hui, elle permet une meilleure compréhension non seu-
lement du développement psychologique de l’enfant, mais, plus précisé-
ment ici, des dimensions symbolique et affective du devenir-élève et de
ses avatars ; elle permet donc d’intervenir dans le champ rééducatif,
champ qui n’existerait pas si les concepts analytiques n’avaient pas lar-
gement permis de le constituer. Si ce type d’intervention n’est pas « psy-
chanalytique », il présente avec celui-ci des analogies tout à fait évidentes
et, qui plus est, légitimes.
Il convient donc simplement de ne pas perdre de vue, d’une part,
que la pratique analytique proprement dite n’est pas l’application exclu-
sive et univoque d’une théorie (la pratique devenant alors coextensive
à la théorie et réciproquement), mais qu’elle constitue une clinique
qui contribue, avec d’autres, à faire évoluer la théorie ; d’autre part,
que cette clinique est définie par son cadre (la formation analytique,

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

le cabinet privé de l’analyste, la vie psychique de la personne privée,


les honoraires).
En revanche la pratique rééducative, si elle n’applique pas exclusive-
ment les concepts forgés dans le champ de la psychanalyse, s’y réfère
néanmoins. De fait, elle intervient elle aussi dans la sphère de la vie psy-
chique, même si c’est dans un cadre et avec des enjeux symboliques dif-
férents (l’école, la classe, le maître, l’écolier, l’élève, l’acte d’apprendre,
les apprentissages, les savoirs socialement identifiés, etc.). On voit à quel
point la métaphore du cadre est importante : c’est elle qui identifie l’ins-
titution rééducative et qui permet d’identifier tout autre intervention socia-
lement définie. C’est le cadre (symbolique) qui définit la pratique réédu-
cative et ses enjeux, son objet (la vie psychique de l’élève) étant lui-même
structuré et fonctionnant sur le mode symbolique (celui-là même qu’inter-
roge la psychanalyse). La souffrance (psychique) de l’enfant-élève en dif-
ficulté est inévitablement (même si c’est indirectement) ce qui va être
travaillé lors des séances rééducatives. Le travail rééducatif, comme tra-
vail psychique, va se couler dans le cadre rééducatif et s’autoriser ce que
le cadre permet : l’enfant qui vient en rééducation sait très bien qu’il est
à l’école ; sa parole est par conséquent délimitée par ce cadre. Il sait où
il parle et d’où il parle (sa condition d’élève).
En outre, et c’est capital, le cadre rééducatif relève non pas d’une ini-
tiative privée, mais bien d’une initiative institutionnelle (de l’institution sco-
laire réglementée par l’État). Face à un élève en difficulté, la demande
d’aide ne provient ordinairement ni du sujet lui-même (l’enfant dans sa
condition d’élève), ni même de ses parents, mais du maître de la classe, de
l’instituteur chargé de représenter l’institution. Cela induit que l’horizon
ou le décor de la « scène rééducative » est scolaire. La mise en scène réédu-
cative se fait sur fond d’école. De ce fait, c’est la problématique privée et
personnelle de l’enfant qui va se déployer en fonction des enjeux scolaires
et non l’inverse (par la suite, la dynamique rééducative dialectisera le rap-
port entre ces deux pôles). C’est pourquoi, il est indispensable que les
séances se passent dans l’école (ou, du moins, dans un lieu clairement relié
à l’école), et jamais dans un espace privé. Les enjeux privés doivent en effet
être entendus, mais seulement dans le cadre scolaire, dans la mesure où
ce cadre signifie : apprendre, s’instruire et étudier avec d’autres.

• Les élèves en difficulté : essai d’interprétation


L’aide rééducative va donc s’adresser à des enfants dont l’histoire per-
sonnelle (privée et scolaire) et la situation relationnelle leur interdit
d’entrer dans le statut (socialement et culturellement symbolique)

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

d’écolier et d’élève. L’interdit équivaut ici à un empêchement affectif et


symbolique pouvant se traduire par une inhibition.
Ces élèves restent des enfants non séparés ou trop séparés, en insé-
curité affective, désorganisés sur le plan symbolique, en souffrance dans
les relations avec ceux qui sont supposés médiatiser et garantir le rap-
port à l’acte d’apprendre, aux apprentissages et aux savoirs, enfin et
plus fondamentalement, aux lois, aux règles et au langage via la parole
(en cas de besoin, la rééducation du langage – et non pas de la parole,
car on ne rééduque pas la parole – relèvera de la compétence de l’ortho-
phoniste). La relation à la mère puis, plus largement, aux deux parents,
donc la problématique préœdipienne puis œdipienne, est inévitablement
en jeu, mais elle est ici médiatisée par le cadre scolaire. Le rééducateur
doit savoir que cette relation sera en tout état de cause symbolisée (dans
des dessins, etc.), et éventuellement énoncée, dans le cadre du travail
rééducatif ; il devra « laisser faire », écouter et accueillir sans chercher
ni à interpréter ni à exploiter directement les matériaux déposés par
l’enfant : il ne saurait s’autoriser à en faire l’objet direct et spécifique du
travail rééducatif (ce serait là une déviation du travail et de son cadre
qui pourrait prêter le flanc à la critique et qui, en tout état de cause,
conduirait à des malentendus et, à terme, à des impasses). On trouve ici
l’une des raisons pour lesquelles le travail rééducatif peut être envisagé,
dans certains cas et sous certaines conditions, avec un petit groupe
d’enfants et pas uniquement de manière individuelle.
En conclusion, on dira que, sur la scène rééducative, se jouent la ques-
tion et les enjeux du rapport symbolique au savoir et à l’apprendre, dans
le registre psychique du signifiant (avec tous ses arrière-plans personnels)
mais sur fond scolaire. Sur la scène de l’aide à dominante pédagogique,
qui n’est pas « simplement pédagogique », se joue le rapport cognitif au
savoir et à l’apprendre, sur fond symbolique ou signifiant.

Le cognitif et le symbolique
On voit qu’il n’y a pas de solution de continuité entre le champ
rééducatif et le champ que nous avons appelé métapédagogique, mais
plutôt un basculement de perspective qui laisse envisager la base concep-
tuelle double (cognitif-symbolique) sur laquelle va s’effectuer l’analyse de
la demande d’aide et des difficultés de l’élève, l’indication ou le choix de
l’aide et, enfin, sa mise en œuvre.
L’enfant ne « fonctionne » évidemment pas de façon séparée sur les
plans cognitif et symbolique. Au cours des séances, il y aura, dans un cas

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

comme dans l’autre, investissement et affects relativement aux contenus


et aux situations à caractère transitionnel7 ainsi qu’aux personnes média-
trices. Dans les deux cas, il y a une relation d’aide instituée entre deux
sujets, des enjeux symboliques, des effets de transfert et de contre-
transfert. Mais, surtout, l’activité cognitive, qui fait partie intégrante de
l’activité psychique globale, est structurante du point de vue du rapport
à la loi et au principe rationnel de nécessité, c’est-à-dire du point de vue
de la construction de la « réalité » (y compris des cadres de l’expérience
que sont le temps, l’espace, les catégories logiques, les concepts fonda-
mentaux, etc.). Cette activité cognitive est nécessaire à l’interprétation
du sens des liens identitaires (généalogiques). Au final, elle permet la
compréhension du monde et des objets saisis comme signifiants (dans le
registre symbolique et pas seulement conceptuel).

Le registre (symbolique) du signifiant est celui du « sens » ; sans lui,


la réalité ne peut se construire : l’enfant peut, à la limite, comprendre
logiquement des choses qui n’ont pas de sens grâce à la dissociation que
permet le langage. Ou, au contraire, il peut être dans l’hyperinterpréta-
tion ; la « logique » du langage l’emporte ici sur l’ordre (nécessaire) ou
sur la logique de la réalité. Il peut être encore dans la déprimante absence
d’interprétation, la résignation au non-sens : il se trouve dans la sépara-
tion non résolue, dans l’impuissance face à la réalité, dans la peur ou
l’interdit d’apprendre. Dans ce cas, les interdits fondamentaux et struc-
turants ne se sont pas mis en place dans l’organisation psychique, demeu-
rée préœdipienne ou incestueuse.
La dimension de sens (symbolique) et de compréhension (cognitive)
apparaît ainsi comme les deux versants inséparables constitutifs d’une
dualité sans laquelle l’individu n’est qu’une machine à apprendre, ou
qu’une machine à délirer ou à déprimer, mais jamais un véritable sujet.
La notion de dominante fait que le maître E, comme le maître G, comme
l’ensemble des membres du réseau d’aides, doit pouvoir parler un lan-
gage commun, concevoir et formuler l’articulation et la frontière entre
son champ et celui des autres et, par conséquent, entendre l’autre dimen-
sion de l’aide : il résiste ainsi au « tout pédagogique » et à ce qui est
souvent dénoncé (généralement à tort mais quelquefois à raison) comme
la dérive du « tout psy ».

7. Voir D. W. Winnicott, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

Pour conclure, redisons qu’il y a de manière bipolaire une dimen-


sion symbolique de l’activité cognitive et une dimension cognitive de
l’activité symbolique ; d’où il ressort que la dimension cognitive, autre-
ment dit l’organisation de la pensée, n’est pas à ignorer dans le cadre
de l’aide rééducative. Cette dimension ne doit pas pour autant en venir
à constituer le contenu ou l’objet de l’aide (ce qui est l’affaire du
maître E). De même, un certain nombre d’aspects symboliques ou signi-
fiants ne sont pas à négliger dans le cadre de l’aide « à dominante
pédagogique ».

Vers le contrat d’aide

Le signalement de la difficulté et la demande d’aide


Quel que soit le rôle du conseil d’école, du conseil de cycle, de
l’équipe éducative, du directeur, de l’inspecteur, il est important que le
signalement au RASED d’un élève en difficulté et la demande d’aide
(deux notions à distinguer) restent in fine de la responsabilité du maître
(ou, lorsque c’est le cas, des maîtres) qui travaille directement avec
l’enfant. À la différence d’une saisine de commission, la demande d’une
aide spécialisée ne doit pas avoir de caractère administratif. Il n’est pas
besoin de faire établir un dossier par le directeur de l’école ou de faire
transiter celui-ci par l’inspection de circonscription. On peut seulement
souhaiter, comme pour les autres aspects de la vie de l’école, que les
situations d’élèves en difficulté fassent l’objet d’une réflexion de l’équipe
pédagogique. De fait, le but de la démarche n’est pas de monter un
dossier technique en vue d’une orientation mais d’aider directement et
sur place un élève signalé en difficulté. Cela implique que le deman-
deur d’aide puisse répondre de son signalement, puisse dire en quoi il
est lui-même mis en difficulté (au départ, sur le plan pédagogique), par
tel élève. C’est pourquoi le contenu – oral ou écrit – du signalement
doit pouvoir être travaillé directement avec le maître (de même que,
par la suite, il devra pouvoir être « travaillé » avec l’enfant) ; c’est alors
que le signalement d’un élève et de ses difficultés pourra être converti
en demande de quelqu’un pour quelqu’un d’autre, et que la dimension
relationnelle et subjective pourra dès lors être intégrée dans le proces-
sus d’aide.
Autant un signalement peut, à la limite, être adressé de manière assez
impersonnelle à un réseau, autant une demande d’aide devient, de la part

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

du sujet, une démarche « impliquante » qui suppose en retour un accueil


qui engage le réseau. Tant qu’aucune indication n’est donnée, on ne sau-
rait préjuger du type de prise en charge qui sera en fin de compte retenu
(même si l’expérience favorise ce genre de présomption) ; on ne peut donc
pas savoir à l’avance quel membre du réseau sera amené à l’assurer.
Néanmoins, il est important que le contenu du signalement puisse être
rapidement et conjointement travaillé par le maître et par le membre du
réseau qui sera amené à effectuer la « prise en charge » (même si les
premiers contacts et le recueil du signalement ont été effectués par un
autre). Cela suppose donc qu’à la suite d’une première synthèse, une
hypothèse soit faite (qu’une préindication soit posée) et que le membre
du réseau ad hoc soit mandaté pour rencontrer l’enseignant ainsi que
l’élève ayant fait l’objet d’une demande.
Le fait, à la suite de ces premiers entretiens, que l’indication d’aide
ne coïncide pas nécessairement avec la demande et donc avec l’attente
du maître met en évidence l’écart possible, voire inévitable, entre les
représentations, les critères, le langage du maître, et les représentations,
les critères, le langage spécialisés. Or aucune aide ne pourra être mise
en place – ou alors elle risque fort de s’effectuer au détriment de l’élève –
contre la conviction du maître. En particulier, il est essentiel que l’aide
n’apparaisse pas aux yeux du maître comme un obstacle dans la rela-
tion qu’il entretient avec son élève, ainsi que dans l’organisation et la
vie de la classe. Il est donc indispensable de dialoguer avec lui et de le
faire entrer dans le processus de décision. Cela peut justifier, chaque
fois que nécessaire, sa présence dans une réunion de synthèse et, en
tout état de cause, cela requiert un échange approfondi et l’implication
du maître dans la rédaction du projet d’aide (description des difficul-
tés et définition des objectifs de l’aide). Mais en aucun cas, une telle
concertation n’implique une abdication de compétences, ni du côté du
réseau, ni du côté de l’école : il n’en reste pas moins que c’est néces-
sairement sur la base de critères spécialisés que se décide une aide spé-
cialisée.

Dans ses grandes lignes, la procédure pourra donc être la suivante :


– Recueil des signalements ou, si la distinction est faite, des demandes
d’aide par le réseau. On respectera ici et tout au long de la procédure
les éventuelles difficultés des partenaires tantôt avec la parole, tantôt
avec l’écriture.
– Vérification auprès du maître 1) qu’il a tenté une première démarche
d’aide, dans le cadre de sa pédagogie, 2) que sa demande est connue de

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

l’élève et des parents de ce dernier, 3) qu’aucune autre aide (extérieure)


n’est déjà entreprise.
– Analyse ou examen du signalement ou de la demande et préindica-
tion en réunion de synthèse, qui oriente le signalement ou la demande
vers l’un des membres du réseau.
Ces trois premières étapes peuvent s’articuler diversement et revêtir des
formes variables pouvant aller jusqu’à inclure des réunions à différents
niveaux qu’organisera le directeur de l’école :

– Rencontre et entretien avec le maître de telle sorte que le contenu


de la demande soit travaillé et que la possibilité de l’aide soit véritable-
ment établie. Désormais, on ne peut plus parler de signalement mais bien
de demande d’aide.
– Entretien préliminaire avec l’enfant, après l’obtention, par le maître,
de l’autorisation des parents (oralement ou par écrit, mais à vérifier impé-
rativement). L’entretien va tourner autour de ce que l’enfant lui-même
pense des difficultés qui ont été signalées à son sujet. Dans l’hypothèse
d’une aide rééducative, et si les circonstances s’y prêtent, la double pos-
sibilité d’une aide individuelle ou d’une aide en petit groupe pourra être
évoquée car elle contribuera à déterminer l’accord de l’enfant.
– Séance(s) préliminaire(s) ou d’essai – certains disent « d’observa-
tion » – avec le ou les élèves, afin de vérifier la pertinence de l’indica-
tion, la possibilité de l’aide et avant de solliciter l’accord, en connaissance
de cause, de l’enfant8.
– Le projet d’aide s’élabore en prenant en compte les étapes précé-
dentes (et la suivante). Sa rédaction implique de rencontrer de nouveau
le maître pour s’entendre avec lui sur le diagnostic et sur les objectifs de
l’aide (voir plus loin).
– Rencontre et entretien(s) avec les parents, qui doivent aboutir à un
accord et à la signature (verbale ou écrite selon les cas) du contrat d’aide
encadrant le projet.

8. II semble plus approprié de rencontrer l’élève et de faire sa connaissance avant de


rencontrer les parents (sauf à leur demande expresse) parce que :
– ce ne sont pas les parents qui sont à l’origine de la demande, mais le maître pour
l’élève ;
– le regard porté sur les parents va sur le moment conditionner sans aucun recul le
regard porté sur l’enfant, alors qu’il s’agit bien, dans un premier temps, pour un maître,
dans une école, de rencontrer un élève ;
– le maître spécialisé peut difficilement avoir un échange pertinent avec des parents, à
propos d’un enfant qu’il ne connaît pas encore et qu’il découvre à cette occasion.

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

Analyse de la demande et étude du cas


Dans l’analyse de la demande et l’étude du cas, en vue de l’indica-
tion d’aide, on retrouve la pertinence de la complémentarité des approches,
psychologique, pédagogique ou rééducative, qui sont mises à contribu-
tion en réunion de synthèse. Cela permet de distinguer trois grands
domaines de difficultés :

– La pathologie mentale, la déficience intellectuelle, les situations de


danger ou de détresse vont relever, dans un premier temps, du suivi psy-
chologique, puis d’aide, d’intervention, d’orientation, de prise en charge
ou de soin extérieurs. Vont également relever du suivi psychologique les
situations intermédiaires nécessitant une écoute et un accompagnement,
sans qu’aucun projet d’aide ne soit indiqué ou accepté.
– Le statut d’écolier est accepté et suffisamment assuré sur le plan sym-
bolique. Cependant, il peut être mal assuré sur le plan culturel (ce qui
ne va pas sans poser le problème de l’articulation entre les représenta-
tions culturelles et l’organisation symbolique de la vie mentale). L’auto-
nomie psychique est réelle : dépassement des attaches fusionnelles pré-
œdipiennes, vie sociale normale en dehors des parents et de la famille,
comportement acceptable et suffisamment socialisé, acceptation de faire
des apprentissages, intérêt pour des contenus mais pas nécessairement
scolaires, etc. En revanche, il est question d’un manque d’organisation
cognitive et d’activité opératoire, d’hypothèques sur le sens (culturel) et sur
l’intérêt des apprentissages (ce dernier aspect mobilise la responsabilité
éducative de l’école et, partant, du maître et de sa pédagogie, et implique
un dialogue autour de la reconnaissance des instances culturelles et sym-
boliques avec la famille). C’est dans un tel contexte que les aides à domi-
nante pédagogique trouvent leur place.
– L’enfant dispose d’un minimum d’autonomie psychique (il est
capable de jouer, d’avoir des camarades, de s’intéresser à ce qui se
passe autour de lui) mais il apparaît néanmoins en souffrance, comme
un sujet qui ne parvient pas à intégrer son statut d’écolier et d’élève
par rapport à son identité d’« enfant-de-ses-parents ». Il y a conflit sur
le plan psychique (pour des raisons qui sont souvent loin d’être mani-
festes) entre les identifications (ou les difficultés d’identification) fami-
liales et les attentes et exigences de l’école. L’image de soi est néga-
tive ou dérive vers la toute-puissance préœdipienne. Le rééducateur
est en général amené, dans le cadre des entretiens et des séances, à
percevoir une difficulté de séparation par rapport à la mère et à la

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

sphère familiale et / ou une difficulté de triangulation (conflit du couple,


carence de la fonction paternelle et de l’instance de la Loi). Les « objets »
scolaires n’ont pas de consistance propre sur le plan symbolique (ils ne
peuvent donc être que peu ou pas investis) ; les enjeux scolaires d’éman-
cipation (devenir grand, quitter ses parents) mettent l’enfant en danger
(sur fond d’insécurité affective) et font donc l’objet d’un empêchement,
voire d’un « interdit » d’apprendre. Les capacités cognitives se retrou-
vent dominées par l’affectivité (inhibition, instabilité, immaturité).

En fin de compte, c’est la dimension désirante de l’enfant, dans un


cadre autorisant le jeu des enjeux symboliques, qui va être au centre du
processus rééducatif (aides à dominante rééducative). Le rééducateur
aidera l’enfant à établir des liens entre son « monde personnel » et un
statut d’élève difficile à conquérir, en lui permettant de rejouer (de sym-
boliser) ce qui jusqu’ici l’a empêché d’accéder correctement à ce statut.

Reconnaissance réciproque des rôles


L’établissement d’une indication d’aide repose donc sur une ana-
lyse et des conclusions complexes qui ne sauraient être posées simple-
ment à partir des critères du signalement. Cependant, comme on l’a vu
précédemment, il va falloir s’entendre avec l’enseignant de la classe, ce
qui implique une reconnaissance réciproque : le praticien spécialisé doit
reconnaître le maître, son rôle, sa fonction, sa place ; les enseignants dits
ordinaires ou généralistes doivent, de même, reconnaître le maître spé-
cialisé. Se pose par conséquent la question du statut, de l’image, de la place
du maître spécialisé exerçant en réseau.

• La place du maître spécialisé


Cette place n’est pas facile à tenir : c’est précisément ce qu’elle
permet qui la fragilise. Le maître spécialisé a une liberté de mouve-
ment que n’a pas le maître d’une classe : c’est cette liberté qui lui
permet d’aller à la rencontre de l’autre. Le maître spécialisé en réseau
n’a pas de classe : c’est ce qui lui permet de s’occuper des élèves (en
difficulté) des autres. Demeure cependant l’exception notable du
maître E qui peut être en charge, à plein temps, d’une classe d’adap-
tation. Le maître spécialisé exerce une fonction de tiers entre l’enfant
(l’élève) et le maître, qui exerce son emprise sur l’élève en vue des
apprentissages. Il est là pour que quelque chose se modifie dans une
relation (entre des personnes) et un rapport (à des savoirs, à l’appren-

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

tissage), et doit tenir compte des interactions et des interférences entre


ce rapport et cette relation, avec tous les arrière-plans de ceux-ci. Pour
qu’il puisse jouer son rôle, le maître spécialisé doit donc occuper une
place suffisamment extérieure : il ne saurait en effet « prendre parti ».
En particulier, il ne s’autorisera pas à rapporter à l’enseignant les
propos tenus en séance par les enfants (la confiance suppose le respect
de la parole dans ce qu’elle peut avoir de confidentiel ou, tout simple-
ment, de personnel). Dans le cas du rééducateur, compte tenu de la nature
de la relation rééducative qui va s’instaurer ou qui s’est instaurée, il est
en règle générale peu souhaitable que celui-ci soit amené à « observer »
l’élève en classe (il en va peut-être autrement à l’école maternelle, dans
le contexte d’une aide « prérééducative » ou bien encore à l’école élé-
mentaire dans la perspective d’une aide à dominante pédagogique). De
fait, l’observation a pour effet d’objectiver la ou les difficultés et d’induire
une approche plus fonctionnelle de la difficulté, qui soit moins centrée
sur le sujet lui-même. Elle permet également d’objectiver la relation
maître / élève qui tombe sous le regard du maître spécialisé. Enfin, en
venant dans la classe en observateur, le rééducateur peut apparaître aux
yeux de l’enfant non plus comme un recours (un véritable tiers) mais
comme un complice du maître, quelqu’un de son camp. Sans vouloir
donner un caractère absolu à ces remarques, il convient de veiller à ce
que le maître spécialisé ne risque pas d’être « pris à parti » par le maître
(« Tu as vu ce qu’il fait, comment il se comporte ? », etc.). Bien plus, il
apparaît que, pour entendre (quelqu’un), il faut, dans une certaine mesure,
ne pas avoir vu (certaines choses). Quels que soient les choix opérés, l’essen-
tiel est de protéger les sujets de l’emprise qu’ils peuvent exercer les uns
sur les autres. Et puisque c’est l’élève qui est en difficulté, la première pré-
occupation du maître spécialisé doit être de garantir la parole de l’enfant ;
c’est ainsi qu’il lui permettra de s’engager dans la relation d’aide. On dira
alors du rééducateur qu’il est le garant de la parole de l’enfant et non plus
des apprentissages de l’élève ; on dira du maître E qu’il est le garant de la
parole de l’élève, mais non des apprentissages directement scolaires. C’est,
en effet, le maître de la classe qui, à moins d’être dépossédé de son rôle,
reste le seul garant de ces derniers.
Ces principes doivent être expliqués et inlassablement réexpliqués aussi
simplement que possible, et même figurer dans le « projet de réseau »
qui définit ses missions, ses objectifs, ses priorités, la nature et le cadre
de ses actions. Il est en effet difficile de bien travailler avec ses parte-
naires lorsque l’on véhicule une mauvaise image, voire, simplement, une
image ésotérique ou trop opaque.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

• La reconnaissance du maître spécialisé par les parents


De même qu’est nécessaire la reconnaissance réciproque des parte-
naires professionnels, la reconnaissance des parents est également indis-
pensable : reconnaissance de leur place, du rôle éducatif qu’ils jouent
auprès de leur enfant, non seulement à leurs propres yeux (ils doivent
se reconnaître reconnus) mais aux yeux de l’enfant (il doit à la fois se
reconnaître reconnu par ses parents et reconnaître que ses parents sont
reconnus par l’école). Sans cette reconnaissance, il est difficile pour l’école
de se voir elle-même reconnue, et il est difficile pour les parents de faire
confiance aux représentants de l’institution scolaire. Comment adhérer
dans ces conditions à une proposition d’aide débouchant sur un projet
et un contrat dans lesquels chacun occupe une place reconnue ?
La rencontre avec les parents est donc décisive. Un entretien doit avoir
lieu avec eux, en présence de l’enfant. Reconnaître les parents, c’est leur
permettre non seulement de devenir demandeurs (au-delà de l’accepta-
tion passive ou résignée de l’aide pour leur enfant) mais aussi d’avoir
l’occasion d’exprimer leurs attentes parentales, de donner la parole à un
désir blessé (perte de l’enfant idéal) et de faire évoluer leur regard sur
la situation. En effet, les parents se projettent naturellement dans leurs
enfants qui sont donc objets fondamentaux de désir. Les parents ont tou-
jours le désir que leurs enfants fassent ou réussissent ceci ou cela, et qu’ils
réalisent en cela leur propre désir (dont le caractère imaginaire est ici
patent). En réalité, c’est donc bien l’image de soi qui est en jeu, et le
désir est ici incontestablement narcissique. Or, il est nécessaire que l’enfant
s’émancipe du désir parental, ne serait-ce que pour pouvoir le réaliser à
sa façon…

Rédaction et évaluation du projet d’aide


Que l’aide soit à dominante pédagogique ou à dominante réédu-
cative, le projet d’aide doit toujours donner lieu à un document écrit – ce
qui requiert une démarche un peu formalisée et une certaine méthode –
et sa réalisation doit être évaluée.

Rédaction du projet d’aide


• Étapes et buts
La rédaction la plus simple du projet reflète fidèlement les étapes
concrètes d’élaboration qui précèdent la mise en œuvre de celui-ci. Cela
permet de faire apparaître à quel point les démarches préalables, dans

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

le respect de la procédure, font déjà partie intégrante de l’aide : parler


avec le maître, avec l’enfant (l’élève), avec les parents – avant d’entamer
le travail avec l’élève – permet de déterminer l’esprit dans lequel le tra-
vail va s’engager et la manière dont l’enfant va y adhérer et s’y investir.
Aussi, la mise par écrit du contenu des échanges (formulation de diffi-
cultés scolaires « objectives » mais avec la prise en compte de la repré-
sentation que chacun s’en fait et des mots qui ont servi à les exprimer)
va permettre un consensus sur les objectifs à atteindre, ceux-ci pouvant
alors être formulés à partir de l’énoncé des difficultés, un peu comme en
miroir.
Ici, il doit être clair, pour l’enseignant spécialisé, que les objectifs assi-
gnés dans le projet constituent le but manifeste de l’aide, le but sociale-
ment, scolairement acceptable et accepté par tous. Cependant, en arrière-
plan de ce but, c’est une certaine transformation intérieure du sujet qui
est visée. Dès lors, cette transformation subjective, en particulier dans le
cadre d’une aide rééducative, va impliquer, même seulement indirecte-
ment, les dimensions privée et inconsciente de la vie de l’enfant, sa vie
relationnelle intime, ses affects ; et il est inévitable que des buts latents,
non manifestes seront atteints de manière sous-jacente. Ce ne sont pas
simplement des effets secondaires ou « collatéraux » qui seront ainsi sus-
cités : à travers les effets transférentiels normaux et nécessaires liés à la
relation avec le maître spécialisé, ce sont bien ces buts latents qui seront
visés. De fait, ce qui est attendu, avec l’autorisation des parents et qui
va passer par la relation avec le tiers aidant, c’est que l’enfant accom-
plisse son propre chemin, au-delà du désir, des attentes et des exigences
des autres. La teneur de ce cheminement n’appartient qu’à l’enfant et ce
qu’il pourra en montrer ne devra pas être divulgué (à moins que, dans
le contexte d’un entretien, cela corresponde au souhait de l’enfant).

• Des objectifs objectivés et des objectifs non objectivables


On aura donc affaire tout à la fois à des objectifs objectivés et à des
objectifs non objectivables : non seulement on ne peut les formuler en
termes d’objectifs scolaires, mais on ne peut également les anticiper ou
les prévoir. Pourtant, si on ne les accepte pas, si l’enfant sent qu’on ne
les autorise pas, les changements scolaires ne pourront pas vraiment avoir
lieu. Ici, c’est bien la compétence peut-être la plus originale du maître
spécialisé qui est mobilisée : c’est lui qui doit avoir conscience que dans
la conclusion d’un « contrat » d’aide, interviennent et interviendront des
enjeux qui, pour l’instant, échappent à tous et qui se découvriront peut-
être au fur et à mesure du déroulement de l’aide.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

Il ne s’agit donc pas de négliger les objectifs scolaires, mais de mieux


les retrouver : « mieux » signifie ici que l’enfant aura pu devenir « sujet »
de ses apprentissages à l’école, au lieu d’être écrasé par sa situation et sa
condition d’élève.

En résumé, on doit retrouver dans le projet écrit le contenu de chaque


étape du processus d’élaboration : identification de l’élève, entretiens,
échanges, écoute et observations éventuelles, hypothèses, conclusions et
interrogations (en particulier à la suite de la ou des réunions de synthèse),
formulation des objectifs visés, description des conditions matérielles, des
pratiques de mise en œuvre et d’évaluation. Tous ces éléments sont par-
tageables et communicables, étant entendu que certaines données confi-
dentielles connues du réseau ou ce que nous avons appelé les objectifs
latents ne gagnent rien à être enfermés dans l’écrit : le projet se doit de
rester ouvert à ce qui émergera d’inattendu au cours du processus.

L’évaluation de l’aide
Au terme du processus d’aide, évaluer consiste à se demander si
les objectifs ont été atteints ou non. De même que ces objectifs ont fait
l’objet d’un accord contractuel entre plusieurs protagonistes, de même
c’est ensemble – principalement avec l’auteur de la demande d’aide ini-
tiale (l’enseignant), mais également avec l’enfant – que le jugement éva-
luatif peut être posé : qu’est ce que chacun en pense aujourd’hui, au bout
du chemin parcouru ? Dans le même esprit, on peut également faire le
point périodiquement, en se donnant des rendez-vous d’étape.

L’évaluation terminale, mais surtout l’évaluation d’étape est l’occasion


de :
– rencontrer le maître et de juger des changements (positifs ou néga-
tifs) ou de l’absence de changement en classe ;
– voir avec l’enfant où il en est par rapport aux difficultés initialement
reconnues ;
– rencontrer les parents et de les faire entrer de manière de moins en
moins ponctuelle dans le processus de reconnaissance de leur enfant
comme un « élève capable ».

Via ce dernier point peut être l’un des objectifs non écrits de l’aide :
la reconnaissance de l’enfant en tant qu’élève par ses deux parents, lorsque
cette reconnaissance n’a pas été possible dès le début. De fait, un enfant

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

ne saurait vraiment devenir un élève que s’il a perçu chez ses parents le
désir qu’il grandisse, qu’il leur échappe sans pour autant se sentir aban-
donné. C’est pourquoi obtenir patiemment la venue du père à l’école
représente parfois l’objectif fondamental : c’est cette présence qui per-
mettra à l’enfant de se sentir autorisé à apprendre et à accéder à l’écrit
(la langue de la séparation ou langue « paternelle »).

Par la suite, dans le cadre de l’évaluation des pratiques spécialisées et


du fonctionnement du réseau d’aides, on disposera chaque année d’élé-
ments quantitatifs et qualitatifs suffisamment clairs et précis pour mesu-
rer l’efficacité du « dispositif réseau » et des différentes aides. On pourra
ainsi légitimer le processus ou, au contraire, procéder à des remises en
questions de ces pratiques. En effet, en l’absence d’objectifs bien définis
en fonction des difficultés propres à chaque élève, on se retrouvera inévi-
tablement soumis à des critères extérieurs, inadéquats et inadaptés, arbi-
traires eu égard à la singularité de chaque problématique individuelle.
Les critères collectifs et administratifs prendront inévitablement le dessus :
alors qu’un élève était en profonde souffrance et en insécurité à l’école
et en classe et que, désormais, il y a trouvé sa place, on risque néanmoins
de comptabiliser un redoublement et de l’étiqueter comme un échec de
l’aide apportée. Alors qu’un élève ne maîtrisait aucune stratégie de réso-
lution de problème et qu’il y parvient aujourd’hui, il n’a pas pour autant
rattrapé son « retard » et n’est pas devenu sur-le-champ un « bon élève » :
s’agit-il pour autant d’un échec de l’aide ? D’où l’importance de formuler
les objectifs clairement et précisément, en évitant les formules trop géné-
rales et passe-partout.

Les actions de prévention


II est convenu de dire que, dans son sens le plus général, la
prévention des difficultés scolaires est l’affaire de tous les enseignants.
Elle se concrétise entre autres par les démarches de différenciation péda-
gogique mises en œuvre dans le cadre des projets d’école.
Au-delà de ce sens général, les personnels spécialisés ont pour mission
non seulement de mettre en œuvre des actions de remédiation – celles
qui ont fait l’objet des pages précédentes – mais également, en concer-
tation avec les équipes pédagogiques, des actions de prévention. Les
actions de prévention sont donc toujours concertées et inscrites dans le
projet d’école : prévention de la violence, prévention des difficultés de
langage faisant obstacle aux apprentissages « normaux » dans la classe,

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

prévention de certaines « peurs » (prendre la parole, entrer en sixième…),


accueil des tout-petits et de leurs parents à l’école maternelle (adapta-
tion au monde de l’école, aide à la séparation…), etc. Il est logique que
les intervenants spécialisés soient sollicités ou fassent des propositions
d’actions ou d’ateliers en fonction de leurs compétences : objectifs plus
cognitifs, langagiers pour le maître E, objectifs plus relationnels, corpo-
rels, pour le rééducateur, objectifs plus psycho-affectifs pour le psycho-
logue scolaire (même si les frontières entre ces domaines ne sont pas tou-
jours si tranchées).

Définitions : prévention primaire, prévention secondaire,


prévention tertiaire
Il va sans dire que les actions de prévention ne sauraient ni se sub-
stituer au travail du maître dans sa classe ni être de même nature. Elles
doivent au contraire se situer en amont des apprentissages et de la vie
scolaire, et avoir pour but d’aider les élèves à modifier leur rapport à des
contenus ou à des situations, plutôt qu’à réaliser des acquisitions ou des
changements de comportement immédiats. Ces actions seront le plus sou-
vent collectives, mais pourront aussi être individuelles (comme dans le
cas particulier examiné plus loin d’aides pouvant être apportées à des
enfants d’âge « maternel »).

• Prévention primaire et prévention secondaire


La prévention est dite primaire lorsqu’elle s’adresse à tous les élèves
d’une classe ou d’une école, sans distinction entre ceux qui pourraient
être en difficulté et les autres. La prévention primaire s’inscrit alors com-
plètement dans le projet global de la classe ou de l’école et requiert une
simple information des parents (les intervenants spécialisés sont en tout
état de cause des enseignants de la circonscription qui ont tout à fait leur
place dans l’école). Elle a pour but d’éviter l’apparition d’une difficulté,
à l’expérience, prévisible.

En revanche, on parlera de prévention secondaire lorsque le public visé


est un public particulier, « à risque ». Dès lors qu’une action de pré-
vention s’adresse à certains élèves et non à tous, cela suppose leur accord
et celui de leurs parents. Une telle action vise à éviter l’installation ou
l’amplification d’une difficulté émergeante. Pourtant, on aura souvent
intérêt à rester dans le registre de la prévention primaire, afin de pré-
venir les effets éventuellement discriminants et « stigmatisants » de la

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

prévention secondaire, qui peuvent se révéler à l’usage contre-productifs.


Le choix du niveau d’intervention devra donc être mûrement réfléchi en
réunion préparatoire.
Ici, une interprétation possible consiste à comprendre la prévention
secondaire comme définissant les aides spécialisées elles-mêmes (les
actions de remédiation). Cette interprétation a le mérite d’inscrire net-
tement l’ensemble des pratiques d’aide dans la mission globale de pré-
vention de l’échec scolaire dont le réseau est partie prenante : une action
d’aide est une action de prévention. Cependant, cette interprétation pré-
sente l’inconvénient de ne plus distinguer clairement prévention (même
secondaire) et remédiation comme deux domaines d’intervention distincts
(ce que fait la circulaire du 30 avril 2002, en parlant de deux missions
différentes impliquant des démarches et procédures différentes) : dès lors
qu’un projet de prévention devient un projet d’aide individualisé, com-
ment ne pas l’inscrire dans le registre de la remédiation et non plus dans
celui de la prévention ? Ou alors, il faut convenir que tout est préven-
tion, ce qui reste vrai d’un certain point de vue et jusqu’à un certain
point… seulement.
En fin de compte, la distinction repose essentiellement sur l’aspect sui-
vant : dans le cadre de la prévention, on ne met pas encore en place ou
on ne propose pas de projet individualisé ; en revanche, un projet d’aide
(remédiation) obéit d’entrée à une problématique individuelle et per-
sonnelle, à partir de laquelle se définissent le ou les objectifs de l’inter-
vention.

• Quelle prévention pour les jeunes enfants à l’école maternelle ?


Il reste que se pose ici le problème « intermédiaire » des jeunes enfants
scolarisés à l’école maternelle qui, alors qu’ils ne sont pas encore légale-
ment assujettis à l’obligation d’instruction, sont cependant signalés comme
des enfants (?), des élèves (?) « en difficulté ». Peut-on déjà s’autoriser
à leur proposer une aide spécialisée (souvent rééducative) ? Doit-on se
limiter au cadre de la prévention pour intervenir (ce que semble indi-
quer la circulaire) ? Faut-il faire appel au suivi psychologique ? Si la pré-
vention ne se limite pas à l’âge « maternel », à l’inverse, il n’est pas cer-
tain que l’on puisse parler de « remédiation » avant l’entrée dans les
apprentissages scolaires proprement dits. De fait, le « cycle des appren-
tissages fondamentaux » comporte la sérieuse ambiguïté de déborder la
frontière de l’obligation d’instruction en y incluant la grande section de
l’école maternelle. Si l’on est amené à envisager la mise en place d’une
aide (aider un très jeune enfant à grandir dans la perspective de son

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

entrée dans la vie scolaire et les apprentissages), le mieux que l’on puisse
faire alors est d’agir avec prudence et en plein accord avec les enfants et
leurs parents, en faisant clairement référence dans le projet à cette situa-
tion de « pas encore ». Dans cet esprit, on s’interrogera sur l’opportu-
nité d’une aide en petit groupe (dans le cadre d’un projet de prévention
primaire ou secondaire) ou d’une aide individuelle impliquant relation
duelle et face-à-face avec un adulte. Disons que l’on aura affaire dans ce
cas à une « aide préventive » d’inspiration pédagogique ou rééducative
(mobilisant des compétences spécialisées) plutôt qu’à une aide spéciali-
sée stricto sensu. On évitera ainsi en particulier de « rééduquer » de jeunes
enfants qui commencent à peine à être « éduqués ».
On voit que si les mots et les distinctions terminologiques ont leur
importance, il s’agit surtout de se mettre d’accord, par la discussion, sur
le sens qu’on leur donne, plutôt que de s’enfermer dans des significations
supposées intangibles : les mots ne seront jamais que des points de vue
relatifs sur les choses…

• La prévention tertiaire
Pour finir, notons que certains vont jusqu’à parler de prévention ter-
tiaire lorsqu’il s’agit de combattre l’aggravation majeure, voire critique,
de difficultés avérées. Bien entendu, il faut toujours s’efforcer de pré-
venir le pire. Il faut cependant bien admettre, une fois encore, qu’au
moment où des difficultés considérées comme suffisamment importantes
ont pu être reconnues chez tel ou tel élève (ou même chez tel ou tel
groupe d’élèves), nous entrons indiscutablement dans le domaine de la
remédiation, autrement dit de la démarche d’aide reposant sur un projet
individualisé : la vocation du réseau d’aides spécialisées reste bien avant
tout d’intervenir de manière personnalisée et individualisée (même dans un
petit groupe) auprès d’élèves qui rencontrent des difficultés actuelles – et
non pas qui risquent d’en rencontrer –, même si de telles interventions s’ins-
crivent toujours dans une perspective de prévention, en référence à l’avenir
de chaque enfant.
C’est pourquoi le réseau, en référence à sa mission de prévention, se
doit de collaborer activement avec les écoles, dans le cadre de leur projet
et après concertation, pour autant que les objectifs inscrits dans ces pro-
jets justifient le recours aux compétences spécialisées de ses membres.

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Les aides spécialisées à l’école : travailler en RASED

Conclusion
La réussite du travail en RASED est un défi qui requiert un projet
de réseau régulièrement revu (en particulier chaque fois qu’un nouveau
collègue entre dans l’équipe). Elle nécessite en outre une bonne com-
munication avec les écoles du secteur d’intervention et passe également
par la mise en lien et en harmonie du projet du réseau avec les diffé-
rents projets d’école. C’est d’autant plus un défi que les conditions maté-
rielles permettant de mettre en œuvre les missions du RASED ne sont
pas toujours satisfaisantes. Il reste que les équipes de réseaux peuvent
accomplir un travail d’une grande utilité en aidant des élèves à
reprendre pied dans leur scolarité, ce qui représente une approche par-
ticulièrement pertinente de la prise en compte de leurs « besoins édu-
catifs particuliers » : au lieu d’intervenir d’emblée et de manière naïve
dans le but de combler des manques ou de redresser des comporte-
ments, il s’agit d’abord d’accueillir un sujet tel qu’il est et là où il en
est, et de lui offrir (proposer) un espace et un temps lui permettant de
s’ouvrir, de se « déplier » intellectuellement et affectivement ou émo-
tionnellement au lieu de se replier sur lui-même ; le but étant qu’il
reconquière, par un travail intérieur, disponibilité et efficience face aux
contenus des apprentissages, mais aussi face à l’acte même d’apprendre
et aux enjeux personnels de cet « acte ».
Prendre en compte sérieusement et dans sa complexité la probléma-
tique du sujet requiert des approches complémentaires, qui ne doivent
pas seulement être juxtaposées et extrinsèques chacune aux autres, mais
qui doivent s’opposer ou se distinguer seulement comme des « domi-
nantes ». De ce point de vue, les trois types d’approches que l’on doit
normalement rencontrer dans tout réseau constituent une bonne com-
plémentarité, bien « triangulante ».
Prendre en compte la dimension du sujet chez l’élève nécessite et jus-
tifie en outre les démarches de détours. Ces dernières mettent momen-
tanément à distance les contenus scolaires immédiats, et permettent d’y
revenir autrement que de la manière qui n’a pas réussi, essentiellement
en permettant de la part du sujet un changement de rapport au « sco-
laire ». Si une telle prise en compte du sujet est ainsi indispensable toutes
les fois que celui-ci se trouve traversé intérieurement par tout ce qui rend
difficile sa scolarité, c’est précisément parce que ce que donne à voir et
en même temps masque ou occulte cette scolarité, c’est le rapport sub-
jectif et par conséquent « invisible » de l’élève à l’école et aux appren-
tissages. Ce rapport ne saurait être isolé artificiellement du rapport plus

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

global de l’enfant à son monde et à son histoire personnels. On peut ainsi


dire que c’est cette prise en considération théorique et pratique qui défi-
nit fondamentalement la philosophie des aides spécialisées. C’est elle qui
conduit à travailler de manière concertée et contractuelle, par projets,
sur la base de l’écoute des interlocuteurs et partenaires : savoir écouter
sera donc sans aucun doute la première qualité professionnelle des
membres des réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté.

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Le questionnement
d’explicitation : un outil
pour accompagner l’enfant
dans l’accès aux savoirs

Monique Croizier-Pré

L’ école primaire est une période décisive. Elle est responsable du chemin
qui permettra à chacun d’arriver à son niveau d’excellence et doit donc
agir avec précaution et souci, au sens philosophique du terme, c’est-à-dire
avec une préoccupation inconditionnelle et permanente pour ses élèves.
Je souhaite ainsi avant tout resituer l’usage de l’entretien d’explicitation
dans une problématique éthique et pédagogique, avec la proposition sui-
vante : si nous ne voulons plus réserver aux bons élèves les bénéfices de
la scolarité mais faire partager ces derniers au plus grand nombre, si nous
voulons conduire chacun à son niveau d’excellence, alors nous devons de
toute évidence repenser l’accompagnement des enfants dans l’accès aux
savoirs. Dans une première partie, je reviendrai sur l’un des éléments qui
déterminent, d’un point de vue cognitif, la réussite scolaire ; dans une
seconde partie, je présenterai le questionnement d’explicitation comme
moyen privilégié pour accompagner les enfants dans l’accès aux savoirs.

Comprendre pour réussir

Lever le malentendu scolaire entre réussir et comprendre


Certains élèves réussissent à l’école parce qu’ils sont capables de
reconstruire seuls le savoir que le maître expose et qu’ils se l’approprient

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

ainsi. D’autres, pour de multiples raisons, ne le font pas ; ils décrochent,


se découragent et échouent. Il s’agit donc de reposer l’exigence d’une
véritable égalité des chances à l’école tout en rappelant que cette der-
nière doit être son propre recours, en particulier pour les élèves en dif-
ficulté ou pour ceux dont l’origine sociale fait que l’aide à la maison est
faible ou inexistante.
Il paraît judicieux de s’intéresser à l’une des conditions majeures de la
réussite scolaire afin de mieux comprendre ce qui détermine l’exclusion
de certains. On pourrait dire avec impertinence qu’un élève qui réussit
aujourd’hui à l’école réussit globalement malgré les pratiques pédago-
giques proposées et parce qu’il a construit ailleurs ce que l’école travaille
rarement en tant que tel : l’autonomie intellectuelle, c’est-à-dire la capa-
cité à réguler ses actions de manière autonome. En un mot, ce qui fait
réussir aujourd’hui à l’école, c’est la capacité à comprendre ce qui est
enseigné ; ce qui est enseigné et valorisé, c’est la capacité à réussir les
tâches proposées. Cette différence entre réussir et comprendre me semble
donc caractériser l’un des principaux malentendus scolaires. Je rappelle
très brièvement les définitions piagétiennes de ces deux concepts :
– réussir, c’est comprendre en action une situation donnée à un degré
suffisant pour atteindre les buts proposés ;
– comprendre, c’est réussir à dominer en pensée les mêmes situations
jusqu’à pouvoir résoudre les problèmes qu’elle pose quant au pourquoi
et au comment des liaisons constatées et par ailleurs utilisées.1

Renoncer à construire une débrouillardise scolaire


pour aller vers l’autonomie
Or nous savons bien qu’un l’élève « préfère », chaque fois que cela
est possible, réussir plutôt que comprendre d’autant plus que le maître l’y
encourage inconsciemment par une pratique d’évaluation normative domi-
nante. Nous avons là ce que j’appellerais, sans doute avec excès, une « asso-
ciation de malfaiteurs » aux intérêts, certes différents, mais qui convergent
vers le même présupposé : la réussite est préférable à la compréhension ou
seule la réussite est objet d’enseignement et de valorisation. Cela favorise
la construction d’une débrouillardise scolaire plus que d’une autonomie.
Si cette capacité à rendre le savoir signifiant pour soi, à ne pas adhérer
passivement au discours du maître par soumission à son pouvoir, à son cha-
risme, à sa séduction, n’est pas travaillée explicitement à l’école, elle se

1. Jean Piaget, Réussir et comprendre, Paris, PUF, 1974, p. 237.

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Le questionnement d’explicitation : un outil pour accompagner l’enfant dans l’accès aux savoirs

construit donc au gré des vécus personnels, des rencontres avec des adultes,
conduisant l’enfant à être sujet de son désir plutôt qu’objet de désir.
L’une des réponses possibles et peu exploitée aujourd’hui est d’offrir à
l’élève un espace de réflexion sur son action, ses difficultés, ses ressources.
Il doit apprendre à mettre en perspective ce qu’il a déjà fait, à prendre le
temps de le verbaliser face à un adulte médiateur qui l’écoutera sans inter-
prétation mais qui organisera ainsi sa rencontre avec lui-même.
Nous disposons pour cela d’un outil d’accompagnement naturel que
nous savons pourtant bien peu utiliser, à savoir le questionnement. Si
l’on regarde, en effet, la place accordée au questionnement de l’élève à
l’école, on réalise qu’il se réduit souvent à la mise en œuvre de procé-
dures de contrôle et d’évaluation normative – « Dis-moi ce que tu sais
pour que je puisse t’évaluer » –, ou à des échanges à caractère social. Or,
si le langage est la manifestation de l’intelligence de l’enfant, la moda-
lité la plus pertinente pour donner à la parole l’occasion de développer
son pouvoir structurant, me semble être aujourd’hui l’explicitation2.

L’entretien d’explicitation
Quand la classe n’offre pas, ou pas suffisamment, à l’élève la pos-
sibilité d’apprendre la capacité à se conduire soi-même, c’est là que se
trouve l’enjeu de l’aide spécialisée à dominante pédagogique.

Fondements théoriques et buts


L’entretien d’explicitation ou l’usage des techniques d’explicitation
peut donc rendre particulièrement efficientes les actions du maître E
visant à la maîtrise des méthodes et des techniques de travail, à la sta-
bilisation des acquisitions et à leur transférabilité, à la prise de conscience
des manières de faire qui conduisent à la réussite.
Cet outil permet au maître E, d’une part, de s’informer de la manière
dont l’élève fait ce qu’il fait et de comprendre le sens de ses erreurs, de
ses réussites, de ses stratégies, de ses représentations, etc. Il obtient ainsi
un matériau nouveau, qui ne se limite plus seulement aux traces écrites,
aux résultats, mais qui s’ouvre à la démarche et au processus. Le dia-
gnostic évite, par là-même, le risque d’interprétation audacieuse, rapide
et tronquée. De fait, si le diagnostic est erroné ou insuffisant, l’aide appor-
tée ne peut que l’être aussi.

2. Cette technique de questionnement a été éprouvée et théorisée par Pierre Vermersch.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

Le maître E, d’autre part, aide l’apprenant à s’informer en lui facili-


tant la prise de conscience de ce qu’il fait quand il le fait. En effet, toute
action contient, par essence, une part cruciale de savoir-faire en acte non
conscient. Autrement dit, toute action comporte une part d’implicite dans
sa réalisation, précisément pour celui qui l’effectue. C’est cette part qu’il
semble essentiel d’étudier afin d’analyser et de comprendre les difficul-
tés d’apprentissage des élèves. L’entretien d’explicitation, méthode de
questionnement subordonné au déroulement de l’action, en guidant la
conduite réflexive de l’élève sur la verbalisation des actions produites lors
de la réalisation de tâches scolaires diverses, essaye de faire fonctionner
artificiellement le mécanisme naturel de la prise de conscience, qui est
le mécanisme même de la construction de connaissances. On peut concep-
tualiser la prise de conscience comme étant le passage d’une modalité de
la conscience (pré-réfléchie) à une autre modalité de la conscience (réflé-
chie). Fonctionnellement, le concept de conscience pré-réfléchie a du
sens : pour savoir, je n’ai pas besoin de savoir que je sais. C’est ce qui
justifie le fait que la réussite peut être indépendante de la compréhen-
sion et même indépendante de la connaissance que le sujet a de sa capa-
cité à réussir telle ou telle chose. La prise de conscience favorise donc le
passage de l’action à la conceptualisation et représente justement le méca-
nisme général qui permet au sujet de passer de la réussite seule, « réus-
site en actes », à la compréhension des moyens qui ont permis cette réus-
site et / ou les raisons qui la fondent. Mais au lieu d’espérer que le vécu
du sujet puisse exister pour lui parce qu’il ne peut pas faire autrement,
parce que c’est la condition pour dépasser l’obstacle 3, la prise de
conscience peut aussi advenir, pour la même construction de connais-
sance, en provoquant artificiellement et de façon guidée l’activité de réflé-
chissement.
De plus et surtout, en explicitant cette cognition pré-réfléchie, l’élève
ne découvre-t-il pas ce qu’il ne sait pas qu’il fait ou ne fait pas, ou ne
sait pas qu’il fait de manière inappropriée ? En un mot, ne lui donne-
t-on pas ainsi le pouvoir de connaître sa propre pensée ?
Enfin, le maître E permet à l’élève de s’auto-informer, c’est à dire qu’il
participe à la formation chez l’élève d’une conduite métacognitive.

3. Piaget le souligne dans sa théorie de la prise de conscience quand il dit que cette der-
nière répond à un problème d’adaptation au réel, à un manque, à une lacune, à un obs-
tacle.

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Le questionnement d’explicitation : un outil pour accompagner l’enfant dans l’accès aux savoirs

Vers l’autonomie
L’hypothèse théorique sous-jacente est que lorsque l’élève maîtrise
les règles de l’usage de la médiation proposée (l’entretien d’explicitation),
il doit devenir capable d’appliquer celles-ci de manière autonome. Il
pourra alors prendre en charge – phénomène nouveau – la régulation
consciente de sa conduite. Il se constituera comme sujet et objet de sa
propre activité régulatrice. Si l’on modélise l’accès à cette autonomie
métacognitive comme dans le cadre de la théorie vygotskienne, on peut
supposer que les régulations internes seront l’application à soi-même des
contrôles initialement exercés par autrui. Je m’inscris ainsi à l’intérieur
de cette théorie du développement qui va de l’interpsychique à l’intra-
psychique donc d’une conduite réflexive consciente médiatisée, par le
questionnement d’explicitation, à une conduite réflexive autonome. À
long terme, il doit y avoir intériorisation par l’enfant de la médiation uti-
lisée par l’enseignant.

Voici une schématisation possible du système de régulation des actions :

Régulation externe Régulation Régulation


(hétérorégulation) interpersonnelle intrapersonnelle
(macrorégulation) (autorégulation)

par par par

les stimuli le langage une conduite


du milieu avec les autres métacognitive

Le travail pédagogique du maître E, à travers l’usage de l’entretien


d’explicitation, se situe au centre de cette schématisation. Dans
l’interaction qu’il suscite, passage obligé de l’interpsychique à l’intrapsy-
chique, il permet à l’élève de devenir sujet dans l’élaboration de sa pensée.
Il s’agit donc moins de connaître l’élève que de l’écouter, moins de l’inter-
préter que de le comprendre. Nous pointons souvent l’utopie de réfé-
rence que serait la capacité à se conduire soi-même. Or, la conduite méta-
cognitive permet au sujet de s’interroger sur l’efficacité et la valeur de
ses actes tout à la fois. En accédant ainsi aux enjeux de ses propres actes,
l’apprenant prend du pouvoir sur sa propre action et construit une iden-
tité de sujet agissant et libre, au sens sartrien du terme. C’est sans doute
cela l’autonomie.

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Des dispositifs spécifiques pour les élèves en difficulté scolaire

Les fondements théoriques et les buts de ce nouveau questionnement


étant posés, je rappellerai brièvement que l’entretien d’explicitation est
focalisé sur la mise en mots de l’action effectuée, et nécessite des pra-
tiques d’écoute largement influencées par les travaux de Carl Rogers. Je
vous invite à lire les écrits de Pierre Vermersch et en particulier son pre-
mier ouvrage, L’Entretien d’explicitation4.

Conclusion
Pour conclure, je rappellerai que l’enfant, pour réussir à l’école,
doit se libérer des conditionnements passés et présents qui l’entravent,
en identifiant ce qui le constitue comme sujet agissant. La personnalité
humaine ne perçoit pas et ne connaît pas seulement les objets du monde
dans lequel elle vit : elle peut également se prendre comme objet de sa
propre connaissance afin de découvrir ce qu’elle ignore d’elle-même. Il
est bon de créer, pour cela, un cadre contenant qui permette à l’appre-
nant de se risquer à se découvrir sans craindre de se perdre, de trouver
la place où il cesse de nous intéresser comme objet de nos classifications.
En d’autres termes, il convient d’organiser la rencontre particulière entre
l’enfant et lui-même. Le cadre du regroupement et l’usage de l’explicita-
tion permettent, me semble-t-il, cette rencontre.

4. Pierre Vermersch, L’Entretien d’explicitation, Paris, ESF, 4e édition, 1994.

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TROISIÈME
PARTIE

Des approches
spécifiques
et préventives
dans le cadre
des apprentissages
fondamentaux
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Repenser les pratiques


des maîtres E dans l’aide
aux apprentissages relatifs
à l’écrit à l’école maternelle

Mireille Brigaudiot

D epuis de nombreuses années, les maîtres spécialisés option E interve-


nant à l’école maternelle restent relativement démunis quant aux stra-
tégies susceptibles d’aider les enfants à vivre une première approche de
l’écrit à la fois fructueuse (bien ciblée sur les apprentissages qui doivent
se faire en CP) et solide (donnant des bases stables, indispensables à ces
futurs apprentissages). Cela tient peut-être au fait que les recherches sur
la lecture portent presque toujours sur le CP, ou juste avant, et que nous
nous focalisons souvent sur l’âge fatidique des « vrais » apprentissages
(6-7 ans). Avant, c’est plus difficile. Et on hésite alors entre des actions
induisant l’épanouissement personnel des enfants (faire des séances de
langage) et des entraînements aux « pré-requis1 ».
C’est dans ce vide que se situent les pistes que je propose. Ces dernières
ont pour origine ce que nous apprennent, d’une part, les études longitu-
dinales de cohortes d’élèves de la petite section au CE1 (recherche INRP
PROG2), d’autre part, les observations faites en milieu « naturel » dans des
familles qui permettent à leurs enfants, sans le savoir (il n’y a pas d’ensei-

1. Ce terme a aujourd’hui disparu.


2. Mireille Brigaudiot (dir.), Apprentissages progressifs de l’écrit à l’école maternelle, INRP
PROG, Hachette, 2000 et Mireille Brigaudiot, « Pour une construction progressive des
compétences en langage écrit », Repères, n° 18, 1998, pp. 7-27.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

gnement, pas d’objectif précis et seulement des savoir-faire parentaux trans-


mis culturellement d’une génération à une autre), de faire des premiers
pas réussis dans l’écrit3. Les premières mettent en lumière des sauts quali-
tatifs repérables – dans nos interprétations – par des signes qui ne trom-
pent pas : par exemple, un enfant qui prend la place habituelle du maître
dans le regroupement et qui simule la lecture d’un album face à d’autres
enfants. Les secondes nous renseignent sur des manières de faire propres
à des adultes qui partagent en permanence de l’implicite avec de jeunes
enfants. On peut résumer grossièrement les pistes ainsi obtenues par :

– enseigner quoi ? (les études longitudinales citées ci-dessus nous per-


mettront de répondre à cette question) ;
– enseigner comment ? (nous prendrons appui sur les observations men-
tionnées plus haut).

Le propos qui suit porte sur la question du « comment », toujours très


délicate parce qu’elle touche à l’attitude des maîtres. Précisons qu’il ne
s’agit pas du tout de critiquer cette attitude puisqu’elle est le produit de
ce que à quoi nous les avons formés depuis des décennies. Il est cepen-
dant temps de la revisiter. Les deux exemples choisis pour illustrer cette
question – la compréhension des histoires de littérature de jeunesse et la
découverte du principe alphabétique – sont des « noyaux durs » de la
préparation au CP, et les maîtres E les connaissent bien.

Comment travailler la compréhension des histoires


de littérature de jeunesse ?

Les activités : du côté des enfants


Dans nos pratiques actuelles, lors de la présentation d’un album
dans une classe maternelle, nous appliquons souvent, sans trop en être
conscients, les principes suivants :

1. Pour être intéressante, une histoire doit être découverte par les
enfants.
2. Pour qu’ils soient actifs, les enfants doivent deviner l’histoire avant
qu’on ne leur la lise.

3. Grand corpus personnel, « Yona et l’écrit, de 0 à 7 ans », non publié.

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Repenser les pratiques des maîtres E dans l’aide aux apprentissages

3. Après la lecture, et afin que l’on soit sûr qu’ils ont bien compris, les
enfants doivent répondre à des questions, au fur et à mesure que l’on tourne
les pages du livre, et remettre dans l’ordre les illustrations de l’histoire.

Nous remettons en question ces trois principes :

1. On sait que plus un enfant connaît une histoire, plus il la demande.


Être attiré par ce que l’on connaît déjà, au moins un peu, est de l’ordre
du cognitif – sinon de l’affectif. De même, les adultes ne prennent pas
de livres au hasard chez le libraire.
2. Une histoire ne peut en aucun cas être devinée à partir d’une illus-
tration de couverture, aussi précise et analogique soit-elle : c’est une scène
statique alors que le récit de fiction se définit comme un événement,
quelque chose de dynamique et de non ordinaire4. L’habitude de la devi-
nette vient sans doute du croisement d’un double héritage : un malen-
tendu sur les prétendues « hypothèses » faites par un lecteur en cours
de lecture alors qu’il s’agit d’inférences5 et la certitude erronée qu’une
« vraie » activité intellectuelle doit forcément être inventive.
3. Enfin, il est bon d’avoir en tête le fait que les enfants de maternelle
ne sont pas encore alphabétisés, et qu’ils prennent donc des repères essen-
tiellement dans les images : ils mémorisent relativement facilement ces
dernières à partir de détails qu’il sélectionnent et qu’ils croisent avec le
langage entendu en accompagnement de ces illustrations. Il leur est donc
aisé de ranger feuille à feuille une sorte de reconstitution de la suite qu’ils
ont vue et entendue. Les réponses attendues aux questions du maître
(« en quoi elle est cette maison du cochon ? », « qu’est-ce qu’il fait le loup ? »,
etc.) sont du même ordre : elles doivent être des reprises du langage
entendu, sans plus. Et cela n’a pas forcément de rapport avec une com-
préhension même superficielle, de l’histoire.

La démarche que nous proposons est ainsi la suivante.

• Démarrage de séance : donner des appuis aux enfants


Dans la mesure où l’on sait que les enfants qui ont le plus besoin d’aide
sont ceux qui n’ont pas de lectures familiales à la maison, la première
chose à faire est tout naturellement de leur expliquer en quoi consiste
l’activité. Ainsi, un maître peut dire : « J’ai choisi ce livre pour vous parce

4. M. Fayol, Le Récit et sa construction, Delachaux & Niestlé, 1985.


5. D. Gaonac’h & M. Fayol, Aider les élèves à comprendre, du texte au multimedia, Hachette,
2003.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

que je pense que c’est une histoire qui peut vous intéresser. Voilà la cou-
verture et voilà son titre, c’est écrit Marlaguette6, c’est le nom de la petite
fille qui est dessinée là. Et vous allez connaître son aventure. » Il peut aussi
ajouter : « On voit aussi un loup sur cette couverture et dans les histoires
pour les enfants, le loup est souvent celui qui fait peur, mais vous allez voir
que ce n’est pas si simple ! » Cette remarque vise deux effets :

– Elle construit un univers de référence, celui du récit spécifiquement


destiné aux enfants, et désigne plus spécifiquement dans cet univers une
histoire de petite fille et de loup. Cela permet aux enfants d’être vite
concernés par le récit : ils entrent ainsi de plain-pied dans un monde fic-
tionnel très éloigné de leur culture.
– La remarque évoque également la peur pour un animal particulier.
Or, toute l’histoire de Marlaguette repose sur la question du sentiment
de peur : Marlaguette devrait avoir peur du loup et ce n’est pas le cas ;
elle le soigne et lorsque le loup est guéri, elle lui fait promettre de ne
plus manger d’animaux. Or, ceux-ci continuent d’avoir peur à la vue du
loup tandis que le loup dépérit car sa nourriture n’est pas adaptée.
Lorsqu’il redeviendra féroce, Marlaguette saura qu’elle n’a pas à avoir
peur de ce loup qui lui doit la vie.

L’histoire est complexe parce que la tension dramatique relève de


l’interprétation des sentiments, et de la fillette, et du loup. Les suites
d’activités demandées aux enfants devront prendre en compte cette com-
plexité.

• Métacognition de la compréhension : dire aux enfants ce que


l’on attend d’eux
Pour bien faire la différence avec les lectures-écoutes, qui n’ont pas
d’objectif didactique particulier7, il convient de rendre explicite l’activité
langagière de compréhension dès la petite section : « Je vais vous mon-
trer ce livre ; après je le lirai et votre travail à vous, ce sera d’essayer de
comprendre cette histoire. » Avec les plus grands, on peut aller plus loin :

6. Marlaguette, ainsi que tous les autres albums cités dans cet article, sont des albums
du Père Castor, Éditions Flammarion.
7. Nous parlons alors de « lecture-cadeau ». Voir Mireille Brigaudiot, Première maîtrise
de l’écrit, CP, CE1 et secteur spécialisé, Paris, Hachette, 2004.

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Repenser les pratiques des maîtres E dans l’aide aux apprentissages

– en expliquant le terme même de « compréhension » : « Vous allez


essayer de comprendre, ça veut dire pouvoir se raconter après toute l’his-
toire dans sa tête en comprenant bien ce qui s’y passe » ;
– en essayant de décrire les activités cognitives que nous attendons
d’eux. Par exemple, avec l’histoire précédente : « Pour comprendre cette
histoire, je pense que vous devez bien regarder la tête du loup sur les images
parce que ça aide à comprendre ce qu’il pense » ;
– parfois même, en explicitant notre propre activité intellectuelle de
lecture-compréhension : « Je vais vous dire comment je fais moi, pour com-
prendre les histoires. Je lis et je regarde les images ; j’essaie de comprendre
ce que veulent les personnages, ce qu’ils aiment, ce qu’ils n’aiment pas. Et
dans ma tête, des fois, je pense à la suite de l’histoire en même temps que
je tourne les pages. » Dans ce dernier énoncé, le maître évoque ses propres
activités mentales de manière à, pour ainsi dire, encourager les enfants
à faire de même. On touche là à une problèmatique importante, qui
relève de l’acquisition8 et que l’on peut appeler la capacité de penser la
pensée.

• Aider les enfants à penser la pensée des personnages


Pour comprendre un récit de fiction, il faut se distancer de son propre
état psycho-affectif. Il est nécessaire de prendre le point de vue d’un ou
de plusieurs personnages si l’on veut comprendre la tension qui les (ou
l’)anime vers un but. Cette tension est toujours due à un état mental :
convoitise à réaliser, perte à combler, interdit à transgresser, empêche-
ment à surmonter, etc. Or, les enfants acquièrent très lentement cette
capacité à comprendre l’état mental d’autrui : ils commencent par consi-
dérer les croyances et les désirs comme des entités, puis, après 3 ans,
comme des produits de l’esprit. Lorsque l’activité méta-représentationnelle
(représentation des représentations) est possible, on dit que les enfants
ont une « théorie de l’esprit9 », c’est-à-dire des moyens cognitifs de type
concepts ou lois qui leur donnent des explications de phénomènes. Par
exemple, une fois qu’ils savent que quelqu’un peut tromper autrui, volon-
tairement, grâce à un subterfuge bien choisi, ils peuvent comprendre aussi
bien Poule Rousse (la tourterelle trompe le renard en volant près de lui ;

8. Le terme acquisition renvoie ici au fait qu’il s’agit d’une capacité cognitive s’installant
lentement chez l’enfant, de la naissance à 7-8 ans, et qui passe par des étapes « dévelop-
pementales » à condition de vivre dans un milieu efficient.
9. J. W. Astington, Comment les enfants découvrent la pensée – La « théorie de l’esprit »
chez l’enfant, Paris, Retz, 1993.

133
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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

elle lui donne ainsi envie de la croquer ; mais elle ne prend ce risque
que dans le but de l’éloigner de Poule Rousse) que Roule Galette (le renard
simule la surdité pour que la galette s’approche et se fasse croquer).
Voici les comportements de quelques enfants de moyenne section qui
ont travaillé sur Roule Galette en petite et en moyenne sections. On est
ici en passations individuelles. Après avoir expliqué aux enfants que ce
qui nous intéresse est ce qu’ils ont compris de l’histoire de Roule Galette,
nous leur posons d’abord quelques questions relatives aux personnages,
c’est-à-dire aux éléments de l’histoire auxquels ils attribuent sentiments
et pensée : « Tu te souviens QUI il y a dans cette histoire ? » (Q1) ; « Est-
ce qu’il y a quelqu’un qui chante dans cette histoire ? » (Q2) ; « Est-ce qu’il
y a quelqu’un qui parle dans cette histoire ? » (Q3). Puis, nous leur posons
une question plus abstraite : « Dans cette histoire, le lapin n’arrive pas à
manger la galette, le loup et l’ours non plus. À ton avis, comment ça se fait
que le renard arrive, lui, à manger la galette ? » (Q4).

Voici les réponses des enfants :

Cohorte PS/MS avec des maîtres ayant Cohorte PS/MS avec des maîtres
lu le texte, commenté les images, ayant expliqué, montré, fait mimer le
travaillé en images séquentielles. fait qu’il s’agit d’une galette maligne
qui tente des animaux et qui
s’échappe, mais qui trouve plus malin
qu’elle, en la personne du renard.

Q1 Les enfants énumèrent de 5 à 7 per- Le nombre de personnages énumérés


sonnages : ils commencent tous par est le même mais, ici, le renard et la
« la grand-mère et le grand-père », galette apparaissent systématiquement.
puis, dans l’ordre le plus fréquent,
viennent le loup, l’ours, le lapin,
parfois, la galette et le renard.

Q2 Tous les enfants, sauf un, répon- Tous les enfants, sauf un, répondent :
dent : « la galette ». « la galette ».

Q3 Les réponses sont diverses : « Je sais On a deux types de réponses : « Oui, le


pas », « oui, la maîtresse », « oui vieux et la vieille », « oui, la galette ».
l’ours, le lapin aussi », « oui, le vieux
et la vieille », etc.

Q4 La réponse est unique : « Eh ben, La réponse est la même pour tous, mais
elle s’approche et il peut la trois enfants apportent une précision :
manger. » « Parce qu’il dit “je suis vieux, je suis suis
saure” », « parce qu’il fait semblant d’être
vieux », « ben, il l’a fait s’approcher ».

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Repenser les pratiques des maîtres E dans l’aide aux apprentissages

On a des réponses assez différentes selon le travail des maîtres : lorsque


des activités ont régulièrement été menées au sujet des états mentaux,
les enfants y font plus appel dans leurs réponses. Mais tout n’est pas
encore très clair puisque, pour ces enfants-là, ni le renard ni les autres
animaux ne parlent (Q3). Or, l’attribution du langage correspondrait à
une attribution d’activité mentale. En revanche, ils commencent à rete-
nir l’intention de tromperie, alors qu’elle est totalement absente chez les
enfants de l’autre cohorte (Q4).
On remarque que, dans les deux cohortes, un seul enfant a retenu
l’importance d’un certain énoncé du renard, qu’il redonne sous la forme
« je suis vieux, je suis saure ». Dans le texte, le renard dit, d’une faible
voix, « je suis vieux, je suis sourd, je voudrais bien t’entendre ». Mais la
surdité ne peut pas être retenue par ces enfants de 4-5 ans qui n’en n’ont
aucune expérience ni représentation. La fillette qui utilise le mot « saure »
en a vraisemblablement une intuition.
Ici, c’est toute la question de la compréhension de l’écrit littéraire
qui est posée. Ainsi, la formule de la galette – « on m’a mise à refroi-
dir, mais j’ai mieux aimé courir. Attrape-moi si tu peux ! » – fait souvent
l’objet d’interprétations curieuses : « C’est la vieille qui fait refroidir la
galette et c’est la galette elle court » (difficulté d’interpréter « je »
comme étant prononcé par la galette) ; « la galette a froid, alors elle
court pour avoir chaud » (prégnance des sensations connues de l’enfant,
avoir froid / avoir chaud) ; « la galette, elle veut qu’on l’attrape » (la
nique de la galette n’est pas comprise dans la formule « si tu peux »).
À l’âge de l’école maternelle, seules des explications claires faites par
les adultes peuvent aider les enfants, si possible avec des illustrations
diverses (mime, films, questions posées à d’autres adultes, recherches
dans d’autres albums, etc.). Une fois que les enfants prennent l’habi-
tude d’écouter les histoires avec, pour optique, de bien les comprendre,
ils entrent volontiers en démarches réflexives, dans des résolutions de
problèmes proposées par le maître. L’exemple suivant se déroule en
grande section : « Dans l’atelier “album”, vous allez vous prendre un
album de Roule Galette pour deux, et vous allez réfléchir à une question.
Dans cette histoire, on parle d’un vieux et d’une vieille au début ; puis on
n’en parle plus. À votre avis, qu’est-ce qui pourrait se passer pour eux,
pendant l’histoire ? » Cette question porte sur du non-lu, sur du non-
vu dans l’album et elle induit une réflexion des enfants sur le fait que
la galette est animée. En effet, celle-ci n’est pas tombée de la fenêtre
comme le disent certains enfants ; elle se sauve et on peut le vérifier
dans le texte.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

Les enfants qui ont le plus de mal à s’intéresser à ces subtilités d’his-
toires écrites illustrées le montrent : ils se retirent des regroupements
consacrés aux histoires, en jouant à autre chose à ce moment-là, en évi-
tant le coin-bibliothèque ou en ne regardant que les images. Le meilleur
moyen de les apprivoiser et de les habituer à la fréquentation de ces
écrits est de leur montrer tout ce qu’ils peuvent faire, eux, avec leur
intelligence.

Faisons le point sur l’attitude du maître dans cette aventure.

Les activités du côté du maître : essai de théorisation


En ce qui concerne la compréhension de récits littéraires, nous
avons mis l’accent sur le discours magistral et sur tout un éventail d’acti-
vités permettant aux enfants de comprendre qu’ils ont à comprendre,
d’avoir des appuis pour leur compréhension et d’entrer dans les finesses
de la psychologie des personnages de fiction. Dans tous les cas, c’est le
fonctionnement mental des enfants qui est mis explicitement à contri-
bution. Notre hypothèse est que celui-ci reste obscur si le maître n’en
fait pas un objectif d’activité.

Le maître peut occuper des positions différentes :


– Il peut apporter lui-même une sorte de démonstration, d’explication
à tel ou tel phénomène. Le maître enseigne au sens littéral (il met en
signes, il verbalise) et l’enfant apprend, dans ce discours entendu.
– Il peut ensuite, et seulement ensuite, accompagner les enfants dans
leur propre exploration de phénomènes abstraits. L’enfant (ou des enfants)
essaie de résoudre un problème, de trouver des explications, et il est aidé
dans cette tâche par un maître qui est tuteur, au sens brunérien du terme :
l’adulte propose à l’enfant d’atteindre un but dans une situation qu’il
montre et décrit ; il l’observe dans ses premiers tâtonnements, reprécise
le cadre si l’enfant emprunte une fausse piste (scaffolfing : étayage) et
ainsi de suite10.
– Il peut enfin soumettre des problèmes aux enfants afin que ceux-ci
tentent, seuls, une résolution possible avec leurs propres moyens. Pour
le maître, c’est aussi une modalité d’évaluation.

10. J. D. Bruner, Le Développement de l’enfant, Savoir-faire savoir dire, Paris, PUF, 1991.

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Repenser les pratiques des maîtres E dans l’aide aux apprentissages

Dans PROG11, nous appelons « dispositifs » ces trois postures :

M SF SF E SF

M + E

E M

Dispositif 1 : l’élève Dispositif 2 : l’élève Dispositif 3 : l’élève


participe en tant que résout un problème, en résout un problème
spectateur à une tutelle avec le maître. devant le maître.
démonstration-
explication du maître.

Légende : M = pôle maître, SF = pôle des savoir-faire construisant


des compétences et des représentations sur l’écrit, E = pôle élève.

Dans cet article, nous avons souhaité mettre l’accent sur le dispositif 1.
Les enfants les plus fragiles en ont en effet grand besoin : le plus sou-
vent, ils sont dans un milieu familial qui n’a pas la « culture intellec-
tuelle » qu’ont d’autres enfants. Les enfants dits de milieux favorisés sont
en effet sollicités en permanence à la maison : « Tu te souviens, la voi-
sine de Papi elle avait des poules, elle disait mes cocottes » ; « alors, je vais
penser à un animal et tu dois le trouver, par exemple je te dis elle a des
plumes et une crête, c’est une ? » ; « là elle dit “attrape-moi si tu peux”, ça
veut dire qu’elle est coquine, elle fait semblant de se faire attraper », etc.
Et l’on sait que, souvent, les parents n’expliquent et ne montrent, ne
posent des questions que lorsqu’ils savent que les enfants possèdent la
réponse à coup sûr.

Lorsque, par le langage, les adultes font des liens entre éléments réfé-
rentiels du monde (le perçu partagé, comme les poules dans les exemples
précédents) et activités mentales au sujet de ces éléments (comme se sou-

11. Id. Le sigle PROG de l’équipe correspond aux premières lettres de Progressivité des
apprentissages.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

venir, donner un nom affectueux, penser et trouver, faire semblant, dans


les exemples précédents), les enfants de 4-6 ans sont vite passionnés et
se mettent, eux aussi, à explorer cette « boîte noire » fabuleuse dont ils
découvrent les possibilités infinies. Janet Astington le dit ainsi :

Mon intuition est que si les enseignants parlent… de ce qu’eux-mêmes pen-


sent, savent, attendent, se demandent, ont décidé, ont supposé, etc., et s’ils
utilisent ces mots pour décrire et s’enquérir des pensées des enfants, ceux-ci
en viendront eux-mêmes à penser et à parler de cette manière12.

On peut faire le pari, même avec des enfants qui ont du mal à se fixer
sur des activités intellectuelles, que la construction de « la pensée sur la
pensée » est le résultat sans doute le plus intéressant des activités sur les
albums de littérature de jeunesse. Les maîtres E ont là toute une palette
d’interventions possibles.
Nous allons évoquer un autre domaine dans lequel les activités men-
tales des enfants sont essentielles à la préparation au CP : la découverte
du principe alphabétique.

Comment travailler la découverte du principe


alphabétique

Les activités du côté des enfants


Dans la passation Perroquet13, on lit une courte histoire à un enfant
en cachant dans une chemise le support sur lequel on lit. Puis on ouvre
la chemise et l’on montre cinq feuilles à l’enfant en lui demandant de
dire, selon lui, sur quelle page on a lu. Les feuilles comportent :

– le texte de l’histoire tapé, non illustré ;


– une B.D. représentant un perroquet en cage et qui se met à parler
à un enfant ;
– un dessin de perroquet illustré d’un titre court ;
– le texte manuscrit de l’histoire, sans illustration ;
– une phrase.

12. Op. cit., p. 171.


13. Voir fichier Apprentissages Progressifs de l’écrit à l’école maternelle, PROG INRP,
Hachette, 2000.

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Repenser les pratiques des maîtres E dans l’aide aux apprentissages

En fin de grande section, une large majorité d’enfants montre sans


hésiter la B.D. Et beaucoup d’enfant de CE1 continuent de le faire, en
général ceux qui rencontrent le plus de difficulté en lecture. Notre inter-
prétation est la suivante :

– l’enfant voit un adulte qui a les yeux sur un support et une bouche
qui raconte ;
– en écoutant l’histoire, l’enfant se construit des images mentales, une
sorte de film montrant l’aventure de ce perroquet ;
– lorsqu’il est face à différents supports, il ne peut pas attribuer à
l’adulte une autre activité intellectuelle que la sienne – voir des images –
tant qu’il ne sait pas que la lecture est décodage de signes écrits. C’est
seulement lorsque la lecture est totalement acquise et que les enfants
renvoient au célèbre « faire le bruit des lettres pour lire » comme repré-
sentation de la lecture en tant qu’activité cognitive particulière qu’ils peu-
vent montrer une feuille uniquement écrite comme support lu.

Il convient, d’une part, d’aider les enfants à se représenter l’acte de


lire et, d’autre part, de les aider à découvrir la valeur sonore des lettres.

• Aider les enfants à se représenter l’acte de lire


On a longtemps cru que montrer les usages de la lecture était suffi-
sant pour que les enfants comprennent quelque chose à l’acte de lire.
Dans cette optique, on lisait pour apprendre (avec les documentaires),
pour pouvoir faire (les recettes), pour se divertir (les histoires). On entraî-
nait même les enfants à trier des supports écrits d’après leurs fonctions.
C’est sans doute mettre la charrue avant les bœufs car savoir qu’une
recette permet de faire un gâteau ne renseigne en rien sur le fait de lire
pas à pas « prendre un saladier, casser deux œufs… ». L’activité cognitive
de lecture n’est en rien transparente et là encore, certaines familles font
le travail en lisant des pans entiers d’écrit avec suivi du doigt, en valori-
sant les enfants qui miment cet acte, en rectifiant (« non, là ce n’est pas
écrit ; ça, c’est écrit… »), etc. L’école maternelle peut jouer ce rôle avec
des maîtres qui :
– expliquent ce qu’ils font eux-mêmes pour lire (par exemple : « Je
mets mes yeux sur de l’écrit et l’écrit parle dans ma tête parce que je fais
le bruit des mots très vite dans ma tête ») ;
– expliquent comment font les enfants pour apprendre à lire au tout
début (par exemple : « Ils regardent les premières lettres et font les bruits
des lettres, [m : :], [a], [r : :], et après ils disent tout ensemble, “mar” ») ;

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

– font témoigner des enfants d’âge différents en train d’apprendre à


lire.

Ces démarches renvoient à des dispositifs de type 1. Ces derniers aident


considérablement les enfants à comprendre ce qu’ils auront à faire « dans
leur tête ». Voici la discussion que l’on a eue avec Sonia qui maintient
le choix de la B.D. dans la passation décrite précédemment, en mai de
grande section :
– Alors, tu penses vraiment que j’ai pu lire toute cette histoire en regar-
dant ces images ?
– Ben oui.
– Alors, je te montre ce que je peux faire avec ces images. Je vois un per-
roquet dans une cage. Je vois un enfant à côté de la cage, et là aussi, et là
aussi, voilà. Est-ce que j’ai lu ?
– Ben non t’as dit les images.
– Alors, ce n’est pas là que j’ai pu lire. Où j’ai pu lire ?
– Là (elle montre le texte écrit).
– Bon ! Oui, c’est bien ! C’est là que j’ai lu. Alors, comment ça se fait
que tu montrais l’autre feuille avec les dessins ?
– Parce que moi, c’était sur celle-là que je pouvais lire !
– Ah bon ? tu peux lire sur des images et moi je ne peux pas ?
– Ben, parce que TOI tu sais lire ! ! ! ! ! ! !

Cet exemple montre que Sonia est au clair avec l’acte de lire : il en
existe deux types, celui des non-lecteurs (qu’elle appelle « lire », mais qui
recouvre une quête de sens) et celui des lecteurs (qui se fait sur de l’écrit
non illustré). C’est seulement après de nombreuses « démonstrations »
que Sonia a pu en arriver là. Une autre expérience indispensable à la
construction de cette représentation est le fait que Sonia a assisté maintes
fois à la lecture à voix haute, par un adulte lecteur, de textes qu’elle avait
elle-même dictés. La reconnaissance phonique (sonore) de leur propre
discours met les enfants sur la voie de la nature symbolique de l’écrit.
Cette représentation une fois acquise, il leur reste à comprendre par quel
mystère du langage peut être transporté à l’aide d’une feuille de papier
sur laquelle figurent des signes. C’est la valeur des lettres qu’ils doivent
découvrir.

• Aider les enfants à découvrir la valeur sonore des lettres


Les Programmes, tant de l’école maternelle que du cycle 2, souli-
gnent l’importance de la découverte, par les enfants, du principe alpha-

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Repenser les pratiques des maîtres E dans l’aide aux apprentissages

bétique, défini comme les liens qu’entretiennent les unités distinctives


de l’oral, les phonèmes, et les signes graphiques que sont les lettres.
Or, nos suivis de cohortes en école maternelle nous montrent qu’avant
de comprendre que les lettres codent des phonèmes (unités abstraites
permettant de distinguer deux mots comme « pile » et « pâle »), les
enfants découvrent que les suites de lettres « se bruitent » et que ça
fait du langage. Nous appelons « valeur sonore » des lettres cette moda-
lité de substitut du langage. Une fois cette découverte faite, tout nous
montre que les correspondances entre phonèmes et graphèmes sont
aisées à construire (principe alphabétique). C’est le premier saut qui
est difficile et les enfants qui ne le font pas du tout seront en diffi-
culté ou en échec au CP.
Si l’on voit dans la conscience phonique (ou dans la sensibilité pho-
nologique) une condition pour faire cette découverte14, c’est qu’elle néces-
site un double traitement : celui d’un oral auditivement perçu et celui
d’un écrit visuellement perçu. Mais toutes nos observations vont dans le
même sens : autant les jeunes enfants n’ont aucune difficulté à mémo-
riser les mots écrits et à les reproduire, autant ils ont d’énormes diffi-
cultés à admettre que les lettres qui forment ces mots codent l’aspect
sonore du langage. Bien plus, parmi les enfants les plus en difficulté que
nous avons suivis, certains étaient souvent les plus performants de la
classe dans les tâches de discrimination visuelle. Nous pensons donc que
la procédure dite logographique15 n’est certainement pas une bonne entrée
dans la lecture. S’il est vrai que les enfants y ont recours très tôt (en fin
de petite section, ils peuvent reconnaître tous les prénoms sur des éti-
quettes sans autre signe que l’écrit), une chose est de les laisser faire, une
autre est de les encourager à ne faire que cela. Cette question nous semble
cruciale car les enfants reconnaissent les consignes des maîtres comme
des pistes de travail importantes pour leurs progrès. Or, les encourager
dans cette voie nous semble correspondre à une mise en errance par rap-
port à l’écrit.

Voici un exemple, le jour d’une rentrée de grande section. On est en


formation de formateurs. Redan vient de dessiner un bonhomme et, habi-
tué depuis longtemps à le faire, il trace REDAN sous son dessin. Ma nou-
velle collègue PIUFM qui, récemment nommée, vient du second degré,
est émerveillée : « Il sait déjà écrire son prénom ! » C’est bien ce qu’on

14. Apprendre à lire, Observatoire National de la Lecture, Paris, CNDP / Odile Jacob, 1998.
15. La procédure est dite logographique lorsque le sujet traite les mots comme des images.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

peut croire alors qu’en réalité, il ne fait que le dessiner. Voici une façon
de le montrer, en discutant avec Redan :
– Qu’est-ce que tu as fait là ?
– Mon prénom (on remarque qu’il ne dit pas « j’ai écrit »).
– Bien ! Et est-ce que tu peux me dire s’il y a des lettres dans ton prénom ?
Redan, très perplexe, ne répond pas et semble perdu.
– Est-ce que tu pourrais écrire des lettres ?
Redan réfléchit un moment, puis se met à tracer des lettres et des
pseudo-lettres16.
– Bien ! Je vois des lettres. Et il faut que je te dise quelque chose : tu
t’appelles Redan et moi, dans une autre école, je connais un enfant qui
s’appelle Dan. Tu pourrais essayer d’écrire son nom ?
Redan réfléchit à nouveau. Puis, il se met à tracer d’autres lettres (B,
F, P, A.) et des pseudo-lettres, sans s’arrêter.

On n’a alors aucune trace de ce qui pourrait coder graphiquement une


syllabe identifiée sur le plan sonore, dans son prénom (« dan » est pour-
tant une syllabe de « Redan »). Redan n’a pas fait la découverte du
sonore. Cependant, il sait beaucoup de choses : l’écrit correspond à une
trace particulière, il contient des signes partagés socialement qui res-
semble à X, Y, Z… L’année de grande section va être décisive pour lui.

Ce second exemple est encore plus étonnant.


Noam est en petite section et il vient de me faire un dessin, qu’il me
donne en cadeau. Je lui demande d’écrire son nom pour que je puisse
l’associer à ce cadeau. Il refuse violemment : « Mais je sais pas écrire ! »
J’insiste. Il finit par tracer des lettres en disant « je sais faire seulement
N, O, A, M. ». Il trace effectivement « NOAM ». Noam sait le nom de
ces différents dessins qui composent quelque chose valant son prénom,
mais il sait aussi qu’il ne sait pas à quoi cela correspond. C’est comme
s’il nous disait : « Je sais qu’il faut faire comme ça mais je ne sais pas pour-
quoi il faut faire comme ça. »
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la seule « signature » du
prénom ne constitue pas, en soi, un progrès dans la maîtrise de l’écrit :
cette dernière ne nécessite pas la mobilisation de la valeur alphabétique
des formes que nous, nous appelons lettres. Là aussi, seuls les spectacles
d’adultes qui tracent et qui commentent leurs tracés au moyen de lettres
peuvent aider les enfants.

16. E. Ferreiro, L’Écriture avant la lettre, Hachette, 2000.

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Repenser les pratiques des maîtres E dans l’aide aux apprentissages

À ce propos, un exercice qui nous semble néfaste est celui qui


consiste à demander à des enfants de petite section (ayant donc encore
très peu ou pas d’idée sur la manière dont fonctionne le code) de
reconstituer l’écriture de leur prénom, tout seuls, à l’aide de lettres
capitales mobiles. Ils manipulent des formes (procédure d’ordre logo-
graphique), prennent les lettres dans un ordre aléatoire, en replacent
au milieu du mot pour finir, etc. Ils peuvent ainsi obtenir un « bon »
résultat au bout du compte (le prénom contient toutes les lettres dans
le bon ordre), et être valorisés par le maître (« c’est bien, t’as réussi ! »),
ce qui peut les conduire à se représenter les signes écrits comme des
briques de légo ajustables selon diverses possibilités toutes valables.
Pour qu’une telle situation puisse engendrer un apprentissage, il suf-
firait au maître de rester à côté de l’enfant pour commenter chacun
de ses actes et son résultat :

Maxime prend la lettre M. et la pose sur sa feuille.


– Le maître : Bon c’est bien, cette lettre fait [m : :] c’est la lettre M. qui
commence ton prénom. Continue. Il faut que je lise « ma ».
Maxime prend le A et le pose à droite du M.
– Le maître suit du doigt de gauche à droite : Bon, alors je te dis ce
qui est écrit maintenant [m] et [a] ça fait « ma », c’est bien le début du
prénom « Maxime ».
Maxime prend le second M et le pose à droite du A.
– Le maître : Alors je lis ce qui est écrit, « mam », parce que M après
A fait « am » et ce n’est pas ça qu’on entend dans ton prénom. Je t’aide,
« ma » – « xime », après « ma », il faut la lettre qui va faire [ks].

On voit la difficulté de l’explication, mais elle a le mérite de donner


des clés opératoires à l’acte « d’écriture » (ici, de recomposition de mot
écrit).

Dans les classes où nous travaillons, dès la semaine de rentrée en


petite section, l’enseignant écrit individuellement chaque prénom sur
une étiquette en expliquant ce qu’il fait : « Tu t’appelles Maya, il y a
deux morceaux de mots dans ton prénom (frappe les syllabes « ma » –
« ya ») ; je vais d’abord écrire le premier morceau de mot, c’est « ma ».
Il faut que je trace la lettre qui fait [m], c’est M, voilà, et que j’attache la
lettre qui fait [a], c’est A, tu vois j’ai écrit [m : : a] et je n’ai pas fini… »
L’insistance sur la valeur sonore doit être régulière tout au long de la
scolarité maternelle.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

• Des résultats très différents d’une école maternelle à une autre


Voici des éléments de résultats d’une commande d’écriture dans 8 grandes
sections de 4 écoles, de région parisienne et de province. Nous demandions
aux enfants d’écrire, comme ils savaient, le prénom d’un enfant d’une autre
école qui s’appelait Tom. Puis, on tournait la feuille et on faisait la même
demande pour une fillette qui s’appelait Lola. Nous avons 131 tracés.

Tableau 1

écriture LOLA écriture TOM ou Tom,


Écoles
ou Lola ou Lol, Lal, Lula Tem, Tol, Toel

A 7/33 → 21 % 1/33 → 3 %

B 6/28 → 21 % 6/28 → 21 %

C 15/29 → 52 % 10/29 → 34 %

D 27/38 → 71 % 13/38 → 34 %

Moyenne 54/131 → 42 % 30/131 → 23 %

Dans ce premier tableau, nous avons compté tous les tracés dans les-
quels nous considérions que des lettres avaient valeur sonore : Lola est
écrit « Lol », « LAL », « Lula », « Lel » (première colonne) et Tom est
écrit « Tem », « Tol », « Toel », « Tom », etc.
On remarque que le mot de type CVCV est plus facile à écrire que le
mot en CVC où la voyelle est « étouffée » par la consonne finale. C’est
l’une des hypothèses que nous voulions vérifier. D’ailleurs, tous les enfants
ayant réussi l’encodage de Tom (ils sont 30, soit 23 %) ont également
réussi l’encodage de Lola alors que l’inverse n’est pas vrai.
Au-delà de ce résultat global, la disparité entre les écoles est énorme :
les écoles A et B comptent moins d’un tiers d’enfants performants alors
qu’on atteint plus de 70 % de réussite dans l’école D17.

17. Nous ne connaissons pas ces écoles : elles ont été choisies par des collègues conseillers
pédagogiques, auxquels nous avions fait une demande par courrier. Cependant, nous savons
que l’école A est en ZEP (21 % de réussite pour Lola). Or nous venons de terminer une for-
mation PROG de 3 ans avec des maîtres de deux écoles ZEP de Gennevilliers et bien que

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Repenser les pratiques des maîtres E dans l’aide aux apprentissages

Nous allons maintenant regarder tous les tracés obtenus avec la seule
commande d’écriture de Lola.

Tableau 2

écriture LOLA écriture sans apprentissages en


Écoles ou Lola ou Lol, aucune trace cours
Lal, Lula d’encodage

A 7/33 → 21 % 6/33 → 18 % 20/33 → 60 %

B 6/28 → 21 % 4/28 → 14 % 18/28 → 64 %

C 15/29 → 52 % 1/29 → 3 % 13/29 → 45 %

D 27/38 → 71 % 1/38 → 3 % 10/38 → 26 %

Moyenne 54/131→ 42 % 12/131 → 9 % 61/131 → 47 %

On retrouve dans la colonne de gauche, les 42 % d’élèves qui ont fait


ce que Jacques Fijalkow18 appelle le « passage du mur du son ». Nous
avons classé les autres tracés en deux catégories : ceux qui ne présen-
taient aucune trace d’apprentissage du code (vagues, dents de scie, traits)
et ceux que nous interprétions comme une base de premiers apprentis-
sages (lettres, lettres du prénom, pseudo-lettres). Selon les écoles, de 3 %
(école D) à 18 % des enfants (école A) appartiennent au premier groupe.
Ce seront peut-être les enfants les plus en difficulté au CP. Mais nous
nous inquiétons aussi pour le total de 47 % d’enfants de la seconde caté-
gorie (colonne de droite) qui n’utilisent qu’une procédure logographique.
Ces enfants n’ont sans doute pas eu de maître les renvoyant à leur acti-
vité cognitive, leur précisant « tu as regardé des écrits et tu sais qu’il faut
des lettres pour écrire. C’est bien, mais ça ne suffit pas pour apprendre à
lire. Il faut aussi utiliser ses oreilles… ». Dans des classes de CP démarrant
très vite sur des relations graphèmes-phonèmes, nombre de ces enfants
risquent d’être perdus.

nous n’ayons pas terminé les bilans, nous avons autour de 80 % de réussite à cette épreuve
en fin de grande section. Il n’y a donc pas de fatalité du milieu socio-culturel : l’attitude
des maîtres est bien déterminante. À suivre sur le site : http ://www.mireillebrigaudiot.com
18. Jacques Fijalkow, Entrer dans l’écrit, Paris, Magnard, 1993.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

Les activités du côté du maître : essai de théorisation


• Des dangers du papier
Parallèlement au constat que nous venons de faire au sujet de la dif-
ficulté des maîtres à penser la première relation à l’écrit comme autre
chose qu’une reconnaissance de mots, il est intéressant de regarder les
résultats de l’Observatoire National de la Lecture (ONL) au sujet de
manuels de lecture destinés au CP19. Les activités proposées par ces
manuels sont classées en 8 rubriques. Les rubriques 2, 3 et 4 recouvrent
respectivement les repérages ou discriminations visuelles, les repérages
ou discriminations sonores et les mises en relation phonèmes / graphèmes.
La première catégorie est toujours bien plus présente : « Il faut recon-
naître que ces activités sont faciles à illustrer sur un support papier. Il
en va tout autrement pour les activités de discrimination auditive qui
sont le plus souvent orales, sans trace écrite tangible. » Les dangers du
support papier sont effectivement réels pour les premiers apprentissages
de l’écrit : les feuilles peuvent donner lieu à des exercices collectifs, faciles
à « corriger » et peuvent laisser penser à l’enseignant qu’il donne aux
enfants des rencontres fréquentes fructueuses avec des mots, des syllabes
et des lettres. Or, nous pensons que ces exercices sont bons pour les
enfants qui sont déjà à l’aise avec le principe alphabétique, certainement
pas pour les autres. Les exercices papier – crayon des cahiers édités sont
des exercices d’entraînement et non des situations de découverte du fonc-
tionnement de l’écrit. Bien pire, la facilité de traitement par l’adulte des
traces écrites induit de fausses activités de discriminations sonores :
« Entoure le phonème [k] », « colorie en rouge la place du son “a” dans la
silhouette du mot “pantalon” », etc. sont des consignes fréquentes parti-
culièrement discriminantes : seuls les enfants déjà avancés comprennent
qu’il faut entourer des lettres (et non des phonèmes) et qu’il faut pro-
noncer les mots en langage intérieur pour pouvoir faire la tâche. L’une
des conclusions de l’ONL est la suivante : « Au regard des connaissances
actuelles, il semble souhaitable qu’il y ait un plus grand équilibre entre
ces trois critères dans les manuels.20 » Nous pensons pour notre part que
le problème n’est pas une question d’équilibre mais plutôt d’objectif à
clarifier chez les maîtres.

19. Le Manuel de lecture au CP, Observatoire National de la Lecture, SCEREN Savoir


Livre, 2003.
20. Ibid., p. 168.

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Repenser les pratiques des maîtres E dans l’aide aux apprentissages

• Expliquer le code et ce qu’on en fait, permettre aux enfants de


le découvrir
En résumé, pour aider au mieux tous les enfants à bien démarrer un
CP, les 3 ou 4 années de maternelle ne sont pas de trop pour :
– leur montrer (dispositif 1) dès la petite section comment nous utili-
sons les lettres dans des activités qui les intéresse (écriture et lecture de
leurs prénoms) ;
– leur donner des repères sur les étapes d’apprentissage qu’ils vont eux-
mêmes faire sur le long terme (dispositif 1 également) ;
– encourager leurs essais à « utiliser leurs oreilles, leur tête, et leurs
yeux » (l’ordre n’est pas innocent) pour résoudre des problèmes d’écri-
ture ou de mise en correspondance chaîne sonore – chaîne écrite (dis-
positif 2) ;
– ponctuellement, observer leurs procédures individuelles pour savoir
où ils en sont et mieux les aider (dispositif 3).

On le voit, les activités intellectuelles des uns et des autres sont tou-
jours sous le projecteur : c’est ce qui caractérise l’école.

Partant du principe selon lequel l’attitude du maître est au cœur de


la question de la réussite des enfants dans l’écrit, nous avons, en fin de
compte, encouragé les maîtres soit à leur dire quelque chose (dispositif 1),
soit à leur demander quelque chose (dispositifs 2 et 3). C’est ce « quelque
chose » qu’il est intéressant de comprendre :
– Lorsque nous verbalisons nous-mêmes et que les enfants sont spec-
tateurs (être récepteur ne veut pas du tout être inactif intellectuellement),
soit nous disons tout simplement le monde perçu (« Ça c’est une maison
de paille »), soit nous évoquons des processus mentaux qui sont par défi-
nition du non-perçu (« Le troisième cochon se dit qu’il va faire une maison
encore plus solide » ; « tu vois, Marine et Makram ont un prénom qui com-
mence par les mêmes lettres, écoute bien et ferme tes yeux… »).
– Lorsque nous demandons aux enfants de trouver des moyens pour
répondre à une question ou résoudre un problème, nous les renvoyons
toujours à leurs propres capacités intellectuelles (« À ton avis, comment
ça se fait que le loup ne réussit pas à casser la troisième maison ? » ; « dis-
moi, est-ce que tu peux me dire, sans regarder les étiquettes, s’il y a des
enfants qui ont un prénom commençant par les mêmes lettres ? »).

Nous nous éloignons donc des activités purement référentielles que


l’école aime tant, celles qui consistent à mettre en relation des objets et

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

des mots. L’écrit est sans doute le domaine où elles égarent les enfants
les plus fragiles. Ni le fait de nommer des objets dessinés, ni celui de
reconnaître des mots, ni celui de dire le nom des lettres ne donne la clé
du mystère de notre code21. Et avant le CP, c’est bien de ça dont il s’agit.
Les maîtres E sont les mieux placés pour faire ce travail, complexe mais
passionnant.

21. Un bel exemple est donné dans la recherche : C. Préneron, C. Meljac, S. Netchine,
dir., Des enfants hors du lire, Bayard-INSERM-CTNERHI, 1994. Parmi les croyances des
enfants de 9-10 ans toujours non-lecteurs, « lire, c’est nommer des lettres. En conséquence,
le recours exclusif à l’épellation remplace la mise en correspondance phonie-graphie. Dans toutes
les méthodes, on parle des lettres en les nommant, mais les sujets que nous avons observés en
restent à cette nomenclature sans la transformer en un système dynamique… La lettre fonc-
tionne comme un substantif aussi peu susceptible de transformation qu’une table ou une chaise :
c’est une table, c’est un b, c’est un a », pp. 177 et suiv.

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La production de textes courts


pour prévenir les difficultés
dans l’apprentissage
de la lecture et / ou y remédier

André Ouzoulias

I l est évident que l’écriture d’un texte est plus difficile que sa lecture.
Cette plus grande difficulté tient au fait que l’auteur doit prendre expli-
citement en charge diverses caractéristiques du texte (son organisation et
sa cohérence, sa mise en mots et sa cohésion, son orthographe, etc.) qui
peuvent rester implicites pour celui qui le lit. J’ai donc pleinement
conscience du paradoxe qu’il y a à défendre le point de vue selon lequel,
chez le grand débutant, sous certaines conditions pédagogiques, l’écriture
de textes est plus facile que la lecture, à considérer que l’écriture peut
précéder la lecture et qu’elle est même le meilleur moyen de prévenir
les difficultés dans l’apprentissage de la lecture ou d’y remédier.
J’essaierai tout d’abord d’expliciter en quoi l’écriture de textes, si courts
soient-ils, dès la GS et de plus en plus fréquemment tout au long du
cycle 2, peut constituer, pour les élèves les moins expérimentés en lecture,
une appropriation accélérée de notre système d’écriture. Ces moments où
les élèves écrivent avec l’aide de l’adulte leur permettent en effet de se
doter de toutes sortes de connaissances cruciales dans l’apprentissage de
la lecture. Je serai alors amené à rappeler diverses recherches qui éclai-
rent à la fois la difficulté d’apprendre à lire et le rôle des situations d’écri-
ture dans cet apprentissage.
Je présenterai ensuite une démarche et des techniques qui permettent
aux enfants non lecteurs de prendre en charge une grande part des textes
qu’ils écrivent et d’aller plus loin que dans la dictée à l’adulte. Les par-

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

ticipants1 seront mis en situation d’utiliser ces techniques dans une écri-
ture exotique dans laquelle ils ne sont pas lecteurs. Ils verront alors, je
l’espère, en quoi, dans ces conditions pédagogiques particulières, l’écri-
ture est plus facile que la lecture.
Puis, j’en viendrai à la question des situations d’écriture. Au-delà de l’incon-
tournable récit de vie, on peut proposer aux élèves d’écrire de nouveaux
textes en transformant localement un texte-matrice, qui sert de point de
départ. J’appelle ce second type de situation des « situations génératives ».
J’évoquerai enfin la question de l’exécution matérielle de l’écriture des
textes et, plus précisément, les problèmes pédagogiques posés par l’appren-
tissage de la cursive.
D’où, les quatre parties de cette contribution :
1. De fortes raisons de faire écrire pour enseigner la lecture
2. Comment faire écrire des enfants non lecteurs ?
Un procédé pédagogique pour « dépasser » la dictée à l’adulte
3. Privilégier deux sortes de situation d’écriture :
le récit de vie et les « situations génératives »
4. Le problème de l’exécution matérielle des textes (la cursive)
Toutefois, il me faut indiquer d’emblée de quelle façon le maître E
peut s’inspirer de cette approche dans l’aide aux élèves en grande diffi-
culté face à l’écrit. Si cette approche lui apparaît, comme je vais essayer
de le montrer, à la fois adaptée aux possibilités de ces élèves et efficace
pour les aider à réussir, le maître E peut la mettre en œuvre de deux
façons, non exclusives l’une de l’autre :
a) Il peut favoriser l’usage de cette méthodologie dans les classes elles-
mêmes, en fin de GS et au CP. Cette pratique peut en effet « s’accli-
mater » à des démarches très différentes en lecture ; le maître E inter-
vient alors « en second » au sein même de la classe, par exemple pour
aider les élèves les moins expérimentés à utiliser les outils d’autonomie.
b) Il peut s’appuyer sur cette démarche en regroupement d’adaptation.
Cela signifie que les enfants pris en charge sont alors mis dans un « micro-
monde », avec ses propres règles de fonctionnement, ses outils d’autono-
mie et ses références, sa mémoire, etc. Comme le montre l’expérience, le
transfert se fait forcément en classe ordinaire, quelles que soient la méthode
de lecture et la démarche en production de textes utilisées par l’enseignant.

1. Ce texte est le compte rendu d’un atelier animé par l’auteur lors de la Journée natio-
nale de la FNAME à l’IUFM d’Antony en novembre 2003.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

De fortes raisons de faire écrire pour enseigner


la lecture

L’asymétrie lecture-écriture dans la mobilisation sur l’écrit


Dans les tâches d’écriture, plus que de lecture, l’élève doit mobili-
ser son attention en permanence sur le texte. Quand la classe lit, il peut
rester inattentif. Quand il doit lire lui-même, il peut se sentir perdu, se
décourager ou se mettre à rêver. Quand il écrit son texte, celui-ci l’absorbe
entièrement.
Il y a plus de vingt-cinq ans, André Inizan2 avait déjà constaté cette
asymétrie. Il avait chronométré, avec le concours de ses étudiants, un
grand nombre d’élèves de CP, tantôt lors de séquences dites de « lec-
ture » en un sens très large (découverte d’un texte, lecture de phrases
ou de mots, apprentissage du code, etc.), tantôt lors de séquences dites
d’« écriture » en un sens également très large (expression écrite, mais
aussi copie de phrases ou de mots, calligraphie, etc.). Il s’agissait de mesu-
rer la durée pendant laquelle les enfants mobilisent leur attention sur
l’écrit. Cette attention était appréhendée à travers l’indice suivant : que
regarde l’enfant ? Son regard est-il focalisé sur les éléments à lire ou à
écrire ou bien sur autre chose ? Ces mesures avaient mis en évidence un
phénomène qui peut paraître étonnant : l’écart peut être très considé-
rable entre les élèves dans les situations de lecture, et bien plus restreint
en situation d’écriture.
C’est ainsi qu’en lecture, les élèves les plus mobilisés pouvaient s’inté-
resser effectivement à l’écrit pendant 40 minutes dans la journée (c’est-
à-dire environ la moitié du temps moyen d’enseignement explicitement
consacré à la lecture…), tandis que les élèves les moins mobilisés pou-
vaient se limiter à 1,5 minute, soit environ 25 fois moins ! On imagine
aisément la différence entre les uns et les autres, si l’on extrapole de ces
données d’un jour, la durée du travail intellectuel sur l’écrit au bout du
seul premier mois de CP : pour quelques-uns, cette expérience au CP
recouvre déjà plus de 13 heures de travail intellectuel sur l’écrit en lec-
ture, mais pour quelques autres, elle peut être inférieure à la demi-heure !

2. André Inizan, L’Observation objective de l’apprenti lecteur, Révolution dans l’appren-


tissage de la lecture, Paris, Armand Colin, 1976. Voir aussi « De l’échec à la réussite par la
didactique », in La lecture pour tous, Association pour favoriser une école efficace, Paris,
Armand Colin, 1993.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

En revanche, en situation d’écriture, la différence apparaissait bien


moindre, le rapport entre les durées d’attention à l’écrit, selon que l’élève
était très mobilisé ou peu mobilisé, passant à 2 pour 1.
On est tenté d’interpréter cette asymétrie en termes de compréhen-
sion de la tâche (d’une part, son but, c’est-à-dire le résultat que l’on
cherche à atteindre, et, d’autre part, les actes qu’il faut enchaîner pour
y parvenir) :
– La réponse à la question du résultat sur lequel doit déboucher une
tâche de lecture ne va pas de soi pour les enfants qui ont peu d’expé-
rience de lectures partagées avec des adultes ou des aînés. En écriture,
tous les élèves savent que la tâche doit déboucher sur la production d’un
résultat visible, et le résultat attendu, lorsque la situation n’est pas trop
ouverte, est quasiment le même pour toute la classe.
– À la différence d’autres comportements, les manifestations exté-
rieures du comportement d’un lecteur en situation de lecture sont assez
limitées et difficilement interprétables, ce qui rend l’activité de récep-
tion assez opaque pour le grand débutant. D’où, par exemple, la confu-
sion fréquente entre les termes « lire » et « dire », « lire » et « regar-
der » ; d’où, également, des théories de la lecture qui peuvent surprendre,
comme celle-ci : « Quand la maîtresse lit un texte (à haute voix), elle le
connaît par cœur, c’est comme les chansons. » En écriture, les actes qu’il
faut enchaîner pour aboutir à un résultat sont plus accessibles à l’obser-
vation et, en observant autrui écrire, l’enfant peut plus aisément com-
prendre ce qu’il doit faire pour écrire lui-même. Les élèves les moins
expérimentés sont plus souvent capables de dire ce qu’il faut faire pour
parvenir au résultat attendu.

En somme, l’asymétrie observée serait liée à une meilleure com-


préhension générale des situations d’écriture (quels sont les buts visés
et quels sont les actes appropriés ?) que des situations de lecture. Du
coup, l’écart considérable entre enfants dans la mobilisation sur l’écrit
en situation de lecture ne serait donc pas seulement, voire pas essen-
tiellement, lié à une plus ou moins grande motivation dans l’apprentis-
sage de la lecture, mais à une plus ou moins grande compréhension de
la nature même de l’activité de lecture. Au total, il reflète très proba-
blement une plus ou moins grande familiarité avec les objets écrits et
leurs utilisations.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

L’écriture de textes éclaire l’activité de lecture et favorise


la formation du comportement de lecteur
Le fait d’écrire un texte installe l’apprenti au départ de la boucle de
communication, en position d’émetteur : il a une idée, il veut dire quelque
chose (c’est sa représentation initiale) ; il doit trouver comment le dire (ce
qu’on appelle la mise en mots) et, de là, il doit encore consigner ce dire
par écrit (l’écriture proprement dite). Mais cela éclaire la position de récep-
teur et le chemin que celui-ci doit parcourir, dans l’autre sens : à partir des
marques écrites, reconstituer le dire de l’auteur et, de là, se représenter son
« vouloir dire ». Camille a écrit, avec l’aide de son enseignante de GS, non
sans effort : « Hier, je suis allé me promener avec papa et maman au bord
du lac. On a vu des canards et je leur ai jeté des bouts de pain. » S’il est
capable de redire ce micro-texte, il peut se représenter ce que doivent faire
ceux qui le liront (ses pairs, ses parents, ses aînés, etc.) :
– traiter les marques écrites depuis « Hier » jusqu’à « pain » pour…
– … reconstituer les énoncés oraux correspondants…
– … et se représenter mentalement la scène que lui-même avait en tête
avant d’écrire (il se voit encore au bord du lac avec son père et sa mère,
il évoque mentalement des éléments du décor, il se rappelle peut-être les
couleurs du plumage d’un colvert, le bruit des becs saisissant la nourriture
à la surface de l’eau, les cris des canards, ses sentiments du moment, etc.).

En outre, quand l’enfant est amené à écrire un texte, il doit constam-


ment naviguer entre les microstructures et la macrostructure, les plus petites
unités (mots et lettres) et le sens global, en passant par les mésostructures
(groupes de mots et phrases). Camille qui veut écrire « Hier, je suis allé
me promener avec papa et maman au bord du lac… », est en train d’écrire
promener et a déjà écrit promen ; il doit gérer l’écriture de la fin de ce
mot (microstructure) ; dans un instant, il devra se demander où il en est
dans son texte (macrostructure) et déterminer l’étape suivante : « avec
papa et maman » (mésostructure) avant d’entamer l’écriture de « avec »
par un a (microstructure).
Pour bien lire, c’est précisément ce que doit faire un débutant : une
syllabe est décodée (le « che » de « cheval » par exemple) ; il faut encore
trouver la syllabe suivante (« val »), puis écouter l’ensemble « che-val »
pour y reconnaître le mot « cheval » et, de là, agglomérer ce mot au
groupe des mots qui forment une unité de sens (« un grand cheval »,
par exemple), et, de là encore, il faut aller à la partie de la phrase déjà
lue (« Dans ce pré, il y avait un grand cheval », par exemple) et au texte

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

déjà lu qu’il faut récapituler… tout en se projetant déjà dans le mot sui-
vant et sa première syllabe…
On sait bien qu’en situation de lecture, le débutant peut se laisser aveu-
gler par le local (l’illustration, le mot, la syllabe, le graphème, la lettre,
la tache d’encre, etc.) et oublier le global (le sens du texte). On voit que
ce risque est fortement minimisé en situation d’écriture.
C’est ainsi également que, lorsqu’il redit son texte, l’enfant ne peut pas
l’ânonner, car il sait ce qu’il a écrit. Et, ce faisant, il se construit, avant
de savoir lire, le schème de la lecture orale, c’est-à-dire d’une lecture qui
ressuscite l’oralité vive. C’est à cette oralité que le pédagogue pourra faire
référence, en cas de problème, lors de situations de lecture à voix haute :
« Comment fais-tu quand tu dis les textes que tu as écrits ? » Car, alors,
par-delà la segmentation du texte en mots, des mots en syllabes et des
syllabes en lettres, et par-delà le langage même, c’est la représentation
mentale qui renaît à chaque nouvelle diction.

Écrire des textes aide à comprendre que l’écriture note le langage


et à construire, concomitamment, la notion du mot
Qu’on me permette de rappeler d’abord les travaux d’Emilia
Ferreiro sur la psychogenèse de l’écriture. Elle a très bien montré que les
jeunes enfants ne savent pas d’emblée que l’écriture note le langage. Ils
pensent tout d’abord qu’elle représente les choses. Emilia Ferreiro parle
de « conception pictographique de l’écriture » pour désigner cette concep-
tion initiale. Ces mêmes enfants savent pourtant différencier dessin et
écriture très précocement. Mais, au début, ils pensent que ce sont deux
façons alternatives de représenter le monde : pour représenter ma maman,
je peux la dessiner ou écrire les lettres de son nom : « Maman ». Mais,
pour un jeune enfant, écrire un nom, ce n’est pas forcément représenter
la parole. Ainsi, si pour des êtres différents, il y a des façons différentes
d’écrire leurs noms, pour de nombreux enfants de 5 ans, cela tient à des
différences objectives entre les êtres eux-mêmes.
De ce point de vue, le « paradigme des canards » utilisé par Emilia
Ferreiro est très éclairant3 :
– Emilia Ferreiro présente à l’enfant l’image où l’on voit un canard qui
nage dans une mare. Elle demande à l’enfant de commenter cette image

3. Voir, par exemple, Emilia Ferreiro, L’Écriture avant la lettre, Paris, Hachette, 2000 :
ce livre rassemble divers articles scientifiques traduits pour la première fois en français.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

et elle obtient par exemple : « Y a un canard qui nage. » Elle demande


alors si l’on peut écrire quelque chose. L’enfant répond très souvent :
« Oui, on peut écrire un canard. » Emilia Ferreiro incite l’enfant à écrire
« un canard », « comme il pense que ça devrait être ». Voici ce qu’écrit
Thomas, 5 ans et 2 mois : « HMS » (il utilise trois lettres de son prénom).
– Emilia Ferreiro présente ensuite une image sur laquelle on voit trois
canards qui nagent. L’enfant commente : « Y’a trois canards qui nagent. »
Incité à écrire cela, Thomas écrit : « HMS HMS HMS » et se relit :
« Trois canards ». Questionné par l’adulte (« Tu es sûr que tu as écrit
trois canards ? »), Thomas montre successivement les trois groupes de
lettres et compte « 1, 2, 3 » : « Oui, j’ai écrit trois canards. »
– Emilia Ferreiro présente alors une image sur laquelle on voit un cane-
ton dans la mare. L’enfant, d’abord gêné, commence par ajouter un « O »
à tous les « HMS » qu’il a déjà écrits, puis il écrit de nouveau « HMS »
en commentant cette dernière notation : « Là, j’ai écrit petit canard ! »
Il explique que, comme les petits canards sont plus petits, il leur faut moins
de lettres et qu’avant, il s’était trompé : « Pour faire canard, il faut plus
de lettres quand c’est des papas. » Autrement dit, la différence de taille
entre un canard et un caneton doit être marquée dans l’écriture.
– Emilia Ferreiro présente enfin une image sur laquelle on ne voit plus
que la mare, les canards ayant disparu. L’enfant commente avec assu-
rance : « On peut rien écrire, parce qu’y a pas de canards ! » L’adulte
relance : « On pourrait peut-être écrire : il n’y a pas de canards… »
L’enfant réplique : « Mais non, pisqu’y en a pas ! »

Précisons que les enfants qui réagissent comme Thomas ont générale-
ment une première conception graphique de ce que doit être le mot écrit :
il doit avoir trois lettres au moins et il faut un minimum de variété dans
les lettres employées dans une même graphie. Mais cette notion gra-
phique du mot ne signifie pas nécessairement que les mots écrits repré-
sentent, pour l’enfant, des unités du langage, avant même toute com-
préhension de la graphophonologie. Ce que l’enfant appelle « un mot »
à l’écrit peut, en fait, être confondu avec la notion de nom. Du reste,
cette confusion possible devrait nous amener à relativiser les effets du
travail sur la lecture des prénoms en maternelle. Ce travail ne peut suf-
fire à favoriser la compréhension du système écrit. Il se peut même que
cela renforce, chez les enfants les moins avancés, la conception picto-
graphique de l’écriture. Que se passe-t-il en effet dans la tête de Fatou,
qui, toute fière de reconnaître son prénom écrit sur une étiquette posée
au milieu d’autres, s’exclame : « C’est moi ! », comme si elle se désignait

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

elle-même sur une photo ? A-t-elle compris que pour écrire « un gros
chat court après une petite souris », il ne suffira pas d’écrire « chat » et
« souris », c’est-à-dire le nom des deux entités sémantiques (le gros chat
et la petite souris) qu’elle se représente alors, mais d’autres choses encore ?
Malheureusement, l’enfant ne peut guère s’appuyer sur son expérience
de l’oral pour comprendre ce qu’est un mot. En effet, comme le mon-
trent divers travaux de ces vingt dernières années en psycholinguistique,
la notion de mot n’est pas naturelle, elle ne dérive pas des connaissances
lexicales manipulées implicitement dans la production de l’oral, mais pro-
vient d’une analyse intentionnelle de l’oral à partir du modèle qu’en
donne une écriture qui segmente les mots4. L’expérimentateur demande
par exemple à des personnes appartenant à des sociétés de tradition orale
de répéter « en petits morceaux » l’énoncé suivant : « Pierre a ramassé
trois gros champignons dans la forêt de St Martin. » Pour ce faire, il leur
donne l’exemple d’un énoncé similaire segmenté en mots : « Mes voisins
ont un gros chien noir qui aboie toute la journée », puis « Mes/voi-
sins/ont/un/gros/chien/noir/qui/aboie/toute/la/journée5 ». Il obtient cette
segmentation : « Pierre/a ramassé/trois gros champignons/dans la forêt
de St Martin », c’est-à-dire une segmentation en syntagmes. Parfois, le
sujet lie deux syntagmes (« Pierre a ramassé ») ou scinde le plus long
(dans la forêt/de St Martin). Les psycholinguistes parlent alors de clauses,
c’est-à-dire de segments qui sont isolés dans la prosodie (Freinet parlait
de « groupes de souffle »). Si l’expérimentateur insiste en répétant les
deux formes de l’énoncé qui sert d’exemple (« Mes voisins ont un gros
chien noir qui… », puis « Mes/voisins/ont/un/gros/chien/noir/qui… »), il
obtient souvent cette nouvelle segmentation : « Pierre/a/ra/ma/ssé/
trois/gros/cham/pi/gnons/dans/la/fo/rêt/de/St/Mar/tin », c’est-à-dire la seg-
mentation en syllabes. L’expérimentateur obtient plus que le mot (la
clause) ou moins que le mot (la syllabe), mais jamais le mot (ou alors
très localement).
Clause et syllabe sont les deux unités naturelles de l’oral, c’est-à-dire les
segments qu’il est possible d’isoler intentionnellement, avant tout appren-
tissage de la lecture. On peut même penser que ni les Grecs ni les Romains
n’auraient mieux réussi, car leur écriture ne segmentait pas les mots (le
« blanc » entre les mots n’a été introduit dans l’écriture du latin qu’aux

4. Voir par exemple David Olson, L’Univers de l’écrit. Comment la culture écrite donne
forme à la pensée, Paris, Retz, 1998.
5. Les barres obliques représentent des silences.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

Ve et VIe siècles de notre ère). Notons en tout cas qu’on retrouve des résul-
tats convergents chez les enfants de 5 à 7 ans lorsqu’il s’agit de tâches
de comptage de mots6 et que la difficulté à produire intentionnellement
la segmentation de l’oral en mots persiste bien au-delà de cet âge chez
de nombreux enfants. Qu’on songe aussi au fait que cette notion ne cesse
de s’enrichir au cours du développement (cf. par exemple, le problème
de l’apostrophe qui sépare deux mots ou le problème plus savant des
mots composés de deux morphèmes tels que « porte-monnaie » ou
« portefeuille », ou encore celui des temps composés où il faut deux
unités pour un verbe).

Venons-en au rôle des situations d’écriture dans la compréhension du


fait que l’écriture note le langage et dans la formation concomitante de
la notion de mot. Dès la dictée à l’adulte, mais plus encore si l’enfant
doit prendre en charge la segmentation de l’écrit, celui-ci est conduit à
comprendre par l’expérience, que « un grand cheval blanc », qu’il veut
écrire et qui, dans son esprit, lui apparaît comme une seule et même
entité sémantique, s’écrit avec quatre mots.
L’observation suivante illustre parfaitement cette découverte. Voici un
enfant qui veut écrire qu’il est allé au Mac Do avec ses parents. Lors du
premier atelier d’écriture organisé par son enseignante au mois de
décembre en GS, il écrit un beau M majuscule, qui représente évidem-
ment le Mac Do et, croyant qu’il s’est acquitté de sa tâche, repart jouer
aux voitures dans le coin jeu. Le dialogue avec l’enseignante va l’amener
à comprendre qu’on ne peut pas lire autre chose que M ou tout au plus
Mac Do : on ne peut pas savoir ainsi s’il est allé dans ce restaurant, avec
qui il y est allé, ce qu’il a mangé, quand il y est allé et si cela lui a plu.
Cet enfant prend conscience qu’il faut écrire tout ce qu’il a dit :
« Dimanche midi, on est allé au restaurant avec papa et maman. On a
mangé des frites et de la glace. C’était bien ! » Et, l’ayant écrit, il s’étonne
que tout cela, c’est « beaucoup de mots ».

6. Voir Ionna Berthoud-Papandropoulou, « An experimental study of children’s ideas


about language », in Sinclair Anne et al., éd., The child’s conception of language, Berlin,
Springer-Verlag, 1978, pp. 55-64.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

L’écriture est la source de notions comme celle de


« début d’un mot écrit »
Pour écrire, il faut commencer à gauche avec les premières lettres
du premier mot et poursuivre ainsi vers la droite (du moins, en français).
Cela constitue le sens premier des expressions « le début du mot » et « la
fin du mot », nécessaires à la découverte de la graphophonologie.
Or, en lecture, les mots sont d’abord perçus sur le modèle des images,
c’est-à-dire comme des unités perceptives non orientées. Quel motif
aurait-on de considérer que l’image d’un nuage, de la Lune ou du Soleil
(cf. figure 1) a « un début » ou « une fin » ? Et pourquoi un mot écrit
comme « maison » aurait, lui, un début et une fin ?

Figure 1

On peut même se demander si des écritures en miroir ou des produc-


tions telles que LËON ou NLOË, pour NOËL, ne reflètent pas une concep-
tion perceptive des mots écrits, traités sur le modèle des images. Quand
l’enfant dessine une maison, il sait qu’il doit dessiner des murs, un toit,
une porte, une fenêtre, voire une cheminée. Quel que soit l’ordre dans
lequel ces éléments sont successivement dessinés, et que la cheminée soit
dessinée sur le pan du toit de gauche ou sur celui de droite, on recon-
naît toujours une maison. N’en va-t-il pas de même avec les mots ? Pour
écrire « Noël », ne suffit-il pas qu’il y ait tous les éléments présents dans
le modèle ?
C’est la main du jeune écriveur qui structure le regard du jeune lecteur :
le mot « Maman », c’est toutes les lettres de « Maman », mais c’est aussi
l’ordre dans lequel elles se succèdent, de « M » à « n ». L’enfant devra
ensuite comprendre que les lettres « Ma » représentent la syllabe [ma]

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

qu’on dit d’abord et que les lettres « man » représentent la syllabe [mã],
c’est-à-dire que le début d’un mot écrit correspond aussi à ce qu’on com-
mence par prononcer, que la fin du mot écrit note ce qu’on entend à la
fin du mot. Mais il est sur le chemin : les mots écrits lui apparaissent
déjà comme des stimuli visuels particuliers, des stimuli orientés, qu’il faut
traiter de gauche à droite.

L’écriture conduit naturellement à l’épellation


et favorise l’observation des premières régularités
L’écriture oblige à inscrire sur la page les lettres les unes après les
autres. Elle conduit ainsi naturellement à l’épellation. Or, on sous-estime
certainement le rôle de l’épellation dans l’apprentissage de la lecture.
Certes, savoir épeler ne suffit pas pour savoir lire, comme connaître le
nom des chiffres de 0 à 9 ne suffit pas pour savoir calculer ou comprendre
l’écriture des nombres à deux chiffres. Et l’on sait bien que des enfants
en grande difficulté face à l’écrit, mais qui ont appris à épeler, croient
qu’ils se montrent très savants en disant le nom des lettres de tel ou tel
mot. L’épellation est évidemment loin d’être une condition suffisante à
la lecture. Mais c’est une condition nécessaire ! Elle constitue en effet un
instrument de base dans le montage de plusieurs compétences cruciales :

a) L’épellation conduit à un traitement analytique du mot qui dépasse


la perception globale et elle permet de considérer comme identiques ces
divers stimuli pourtant si différents sur le plan visuel : « Train », « train »,
« TRAIN », « $train ».

b) Pour mémoriser l’écriture d’un mot comme « pou », l’enfant qui


sait épeler peut s’appuyer sur cette analyse lettre à lettre et sur le sou-
venir du nom des trois lettres (« pé », « o », « u ») qui lui permet d’évo-
quer en même temps ces trois graphies successives. Cela lui donne une
description du mot en constituants alphabétiques, dont le nombre est fini
(il n’y a que 26 lettres possibles), et qui sont ordonnés de gauche à droite.
Devant le même mot, l’enfant qui ne sait pas épeler ne dispose plus que
de sa mémoire visuelle, et la description qu’il est susceptible de faire de
ce mot est approximativement celle-ci : il y a le rond avec un grand trait
(pour « p »), le rond tout seul (pour « o ») et le pont renversé (pour
« u »). L’ordre des lettres et l’orientation de chacune (confusions pos-
sibles entre b, p, b, q et a, entre u et n) sont alors moins stables en

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

mémoire. Les élèves qui pensent que pour mémoriser un mot, il faut le
« photographier », mais qui ne disposent pas de l’épellation pour analy-
ser le mot écrit sont évidemment en difficulté dans des tâches comme la
copie différée (le mot est perçu, puis caché et l’élève doit le restituer).
On en vient souvent à incriminer une déficience de la mémoire visuelle,
alors que, très souvent, c’est précisément parce que les enfants doivent
recourir à une mémoire d’images qu’ils se trouvent en difficulté pour
mémoriser des mots.

c) Pour que l’enfant puisse s’interroger sur des régularités qui le met-
tront sur la voie de la compréhension du principe alphabétique, il lui faut
impérativement connaître le nom des lettres. Comment pourrait-il com-
prendre que, dans le « Ma » de « Maman », la lettre « a » représente
le [a] qu’on entend dans [ma], s’il ne sait pas que cette lettre s’appelle
« a » ? L’enfant qui sait que la lettre « m » s’appelle « êm », dispose en
outre d’un indice qui peut l’aider à comprendre les variations corrélatives
de ma –> [ma], pa –> [pa], ta –> [ta], la –> [la], etc., car le nom de la
lettre contient le phonème consonantique qu’il faut abstraire. Mais qu’en
est-il de celui qui décrit la lettre « m » comme « un grand pont » ?

d) D’une manière plus générale, ne pas savoir dire le nom des lettres
d’un mot donné, c’est se retrouver exclu de nombreux échanges en classe
sur la façon dont les mots s’écrivent, c’est se retrouver en grande diffi-
culté pour apprendre la cursive et pour concevoir cette écriture comme
une écriture en « lettres attachées ».

Ces analyses du rôle de l’épellation dans l’apprentissage de la lecture


contribuent, me semble-t-il, à expliquer le fait que, dans les études lon-
gitudinales sur les précurseurs du savoir lire, on retrouve quasi systéma-
tiquement l’épellation comme l’un des précurseurs les mieux corrélés avec
la réussite ultérieure7 : les élèves qui ne savent pas épeler au début de
l’apprentissage systématique de la lecture sont privés d’un instrument de
base pour toutes sortes d’acquisitions. La corrélation épellation / réussite
ultérieure apparaît ainsi très forte.

7. Voir, par exemple, Margarida Alves-Martins et Cristina Silva, « Le rôle de la conscience


phonologique dans l’apprentissage de la lecture : apports et limites », in Gérard Chauveau,
Comprendre l’enfant apprenti lecteur, recherches actuelles en psychologie de l’écrit, Paris, Retz,
2001.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

L’écriture conduit naturellement l’enfant à épeler chaque mot intégra-


lement. Mais le résultat de ce traitement peut être utilisé de façon plus
implicite en situation de lecture pour identifier les mêmes mots et pour
effectuer des comparaisons (par exemple, pour « marin », il y a toutes
les lettres de « matin », mais il y a un « r » à la place du « t », ce n’est
donc pas « matin »). Du même coup, l’écriture offre les premières expé-
riences de segmentation des mots et met en relief les premières analogies.
Pour les besoins de son texte, Charlotte écrit « chaton », qu’elle copie
au tableau. Elle n’a pas encore vu que « Charlotte » et « chaton » com-
mencent par les mêmes lettres, peut-être parce que « Charlotte » prend
un C majuscule qui ne se retrouve pas dans « chaton » qu’elle copie, et
vraisemblablement parce que, quand Charlotte voit le mot « chaton »,
elle ne pense pas à son prénom, mais imagine le petit animal. Mais, main-
tenant, elle en est à « cha » et ces trois lettres qu’elle écrit, qu’elle se
dit (« cé, ache, a ») et qui sont encore isolées de la suite du mot « chaton »
lui font irrésistiblement penser aux trois lettres « Cha » de « Charlotte »,
qu’elle écrit souvent… Il lui a ainsi fallu écrire « chaton » pour isoler ce
« cha » et le voir dans « chaton », car la seule perception du tout
« chaton » en lecture ne lui avait pas permis de le remarquer. Ce « cha »,
désormais, elle le verra aussi dans « chapeau », « chameau », « pacha »,
« champignon », etc. Il lui reste à apprendre qu’à chaque fois, ou presque,
qu’elle voit « cha », ces trois lettres représentent la syllabe [∫ a]. Mais elle
est sur la voie.

L’écriture de textes favorise la mémorisation des mots


de très haute fréquence
L’écriture régulière de textes va aider l’élève à mémoriser « avec »,
« au », « dans », « et », « la », « qui », « un », etc., ces mots qui, tout
en étant dépourvus de charge sémantique, constituent la plus grande
partie des mots de tous les textes8. En lecture, ils ne suscitent aucun inté-
rêt, en tout cas moins que « maman », « chaton », « loup », « choco-
lat », « Noël », « tortue »… En écrivant des textes, l’élève multiplie les
occasions de les écrire. Ils seront, pour beaucoup d’entre eux, mémorisés
avant même l’accès au décodage, par simple répétition de la suite de
lettres qui les compose.

8. Voir, en annexe 1 (p. 199), les 70 mots qui constituent 50 % de tous les mots de
n’importe quel texte français.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

L’écriture de textes consolide la mémoire des apprentissages


Quand l’enfant écrit son texte, tous les problèmes qu’il a dû résoudre,
toutes les solutions qu’il a trouvées et toutes les découvertes qu’il a faites
laissent dans sa mémoire épisodique (celle des événements de sa vie per-
sonnelle) une trace durable : c’était son projet et c’est devenu son texte.
Certes, le contenu sémantique des situations d’écriture avec les grands
débutants paraît très médiocre si on le compare aux situations de lecture.
De ce point de vue, il y a bien un fossé entre l’écriture de « Dimanche midi,
on est allé au restaurant avec papa et maman. On a mangé des frites et de
la glace. C’était bien ! » et la lecture d’un bon album. Mais examinons le
rendement cognitif des situations d’écriture. Au total, faire écrire le plus sou-
vent possible les élèves de GS et de CP les moins expérimentés face à l’écrit
– ceux qui n’ont guère eu l’occasion de vivre des situations de lecture par-
tagée avec les adultes ou les aînés de leur entourage –, c’est tenter de les
amener à se construire, de façon accélérée, une expérience de l’écrit compa-
rable à celle des autres enfants – ceux qui ont eu ces occasions de s’initier
à la lecture quasi quotidiennement dans leur famille. Il ne s’agit évidem-
ment pas de substituer l’écriture de petits textes à la lecture d’albums. Il
s’agit de structurer l’expérience de ces lectures à l’école à travers l’écriture.

Comment faire écrire des enfants non lecteurs ?


Si les bienfaits pédagogiques de l’écriture sont si nombreux, une
question vient immédiatement à l’esprit : comment faire écrire des enfants
non lecteurs ? On trouve deux sortes de réponse à cette question : d’une
part, la démarche dite des « écritures inventées », qui reprend et pro-
longe, en tant que technique pédagogique, la méthodologie de recherche
d’Emilia Ferreiro ; d’autre part, des procédés qui conduisent l’élève à
s’appuyer sur une base de textes très connus, dans lesquels il peut puiser
les mots ou les expressions dont il a besoin9. Les limites de cette contri-

9. Voir Christiane Clesse, « Apprendre à lire en parlant, expérimentation dans un CP »,


in Laurence Lentin, Du parler au lire, Paris, ESF, 1977 ; Laurence Rieben, Ariane Meyer et
Christiane Perregaux, « Différences individuelles et représentations lexicales : comment
5 enfants de 6 ans recherchent et copient des mots », in Laurence Rieben et Charles Perfetti,
L’Apprenti lecteur, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1989 ; Micheline Daumas et Françoise
Bordet, L’Apprentissage de l’écrit au cycle 2 : écrire pour lire, Paris, Nathan, 1990 ; Laurence
Lentin, Apprendre à penser, parler, lire, écrire, Paris, ESF, 1998 ; Danielle De Keyzer, Apprendre
à lire et à écrire à l’âge adulte : la méthode naturelle de lecture-écriture pour les apprenants
illettrés débutants, Paris, Retz-PEMF, 1999.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

bution ne permettent pas d’entreprendre sérieusement la comparaison


de ces deux points de vue. Je dois me restreindre à présenter la seconde
approche, qui me paraît, en tant que technique pédagogique, la plus cohé-
rente avec cette technique, située en amont, qu’est la dictée à l’adulte.
Cela ne doit pas empêcher de considérer qu’en tant que méthode clinique,
l’usage d’écritures inventées est un instrument de recherche sans égal.

Un procédé pédagogique permettant de « dépasser »


la dictée à l’adulte
Précisons cependant en quoi l’écriture de textes à l’aide d’une base
de textes archiconnus constitue un prolongement du procédé de la dictée
à l’adulte. Dans la dictée à l’adulte, par-delà l’écriture du texte de l’enfant
à qui il prête son savoir, l’enseignant cherche à ce que l’enfant prenne
conscience progressivement des diverses caractéristiques de l’écriture : le
fonctionnement spécifique de la langue pour l’écrit, la notion de phrase,
la segmentation en mots, la permanence de l’écriture d’un même mot, la
représentation des syllabes dans les mots, les marques morphosyntaxiques,
etc.10 De même, dans l’écriture de textes à l’aide d’une base de textes archi-
connus, l’enfant est conduit à s’approprier ces mêmes caractéristiques en
utilisant des textes écrits par des adultes pour écrire ses propres textes.
L’adulte prête encore son savoir, même si c’est ici sous une forme plus
indirecte ; l’enfant acquiert ainsi de plus en plus d’autonomie.
Ce procédé comporte des formes variées. La plus aboutie selon moi
est celle qu’a mise au point une praticienne experte, Danielle De Keyzer,
au cours de 35 années d’enseignement en GS et en CP. Pour une pré-
sentation détaillée, on peut se reporter à l’ouvrage qu’elle a dirigé et qui
décrit cette démarche dans le contexte de l’apprentissage de la lecture-
écriture par des adultes illettrés débutants11. On peut aussi se reporter,
avec le plus grand intérêt, à la cassette vidéo Apprendre à lire naturelle-
ment12, qui présente une méthodologie générale d’apprentissage de la lec-
ture et de l’écriture, durant une année scolaire, dans l’une des dernières
classes de CP de Danielle De Keyzer. Je vais présenter cette méthodolo-
gie en partant d’un exemple de support et d’un exemple de production.

10. Voir, par exemple, Anne-Marie Chartier, Christiane Clesse et Jean Hébrard, Lire
écrire 2 : Produire des textes, Paris, Hatier, 1998, pp. 81-120.
11. Danielle De Keyzer, Apprendre à lire et à écrire à l’âge adulte : la méthode naturelle
de lecture-écriture pour les apprenants illettrés débutants, Paris, Retz-PEMF, 1999.
12. Cette cassette est diffusée par le CDDP des Yvelines.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

• Exemple de support
Début novembre, dans une classe de GS de la banlieue de Paris, des
élèves élaborent le texte ci-dessous en situation de dictée à l’adulte.
L’enseignante remarque qu’ils aiment revenir à ce texte, imprimé et pré-
senté dans l’album collectif de la classe, dans une typographie conven-
tionnelle (on revient à la ligne juste avant d’atteindre l’extrémité droite
du support). Elle décide d’en faire un texte-référence pour les ateliers
d’écriture et en fait un affichage qui se présente à peu près comme ci-
dessous (il est segmenté en clauses) :

Au bois

Vendredi 5 novembre,
on est allé au bois
avec Martine et Sylvie.

On a ramassé des feuilles


de toutes les couleurs.

On a ramassé
des feuilles marron,
des jaunes,
des rouges
et des vertes.

On les a collées
et ça a fait
un grand bonhomme d’automne.

Il est très beau.

Les enfants sont d’abord amenés à reconnaître le texte dicté quelque


temps auparavant et à le redire en montrant les lignes les unes après les
autres (il y a là une phase de mémorisation orale, comparable à l’appren-
tissage d’une comptine). Remarquons que le texte est à présent segmenté
en clauses, c’est-à-dire en unités naturelles de l’oral. C’est cette organi-
sation qui va permettre à l’élève de repérer dans le texte les expressions
ou mots dont il a besoin pour écrire un autre texte, alors même qu’il ne
sait pas, par exemple, que l’expression « on est allé » est représentée à

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

l’écrit par trois mots. L’organisation en lignes-clauses donne ainsi aux non-
lecteurs un pouvoir de localisation des unités écrites qu’ils n’auraient pas
sur un texte écrit conventionnellement : cela nécessiterait qu’ils sachent
segmenter ce texte en mots, c’est-à-dire qu’ils sachent déjà un peu lire.

• Exemple de production écrite


Nous retrouvons l’enfant qui veut parler de son dimanche au Mac Do.
Il y a d’abord eu une phase de construction orale du projet de texte. Les
interventions de l’enseignante ont visé à une certaine amplification du
texte (elle lui a fait préciser qui était avec lui, quand c’était, etc. ; elle a
fait évoluer la formulation pour obtenir un énoncé pour l’écrit ; elle a
finalement proposé la phrase qui sera écrite et l’a notée pour s’en souve-
nir et pour pouvoir la rappeler à l’enfant au cours de l’atelier). L’enfant
vient de prendre conscience que le « M » de Mac Do ne suffit pas. Il com-
prend qu’il faut déjà écrire « Dimanche midi ». Pour « dimanche », l’ensei-
gnante lui demande s’il saurait écrire ce mot. Comme ce n’est pas le cas,
elle lui demande alors où il pourrait le retrouver. L’enfant désigne le calen-
drier (qui se trouve à proximité) et l’adulte l’invite à y aller retrouver
« dimanche » et à le copier. Pour « midi », comme dans la dictée à
l’adulte, l’enseignante écrit elle-même ce mot à la suite. Pour « on est allé
au restaurant », elle lui demande s’il sait écrire quelque chose ou si l’on
a « ça » dans les textes affichés. Un autre enfant de l’atelier signale qu’il
y a « on est allé » dans « on est allé au bois ». Cela conduit notre jeune
écriveur à redire le texte « Au bois » ligne après ligne jusqu’à s’entendre
dire « on est allé au bois » (2e ligne) et à chercher sur cette ligne ce qui
correspond à « on est allé ». Comme la fin de cette ligne est la même
que le titre (« au bois »), il peut déduire que tout ce qui précède corres-
pond à ce qu’il cherche et copie « on est allé ». Pour « au restaurant »,
l’enseignante indique que le « au » est le même que dans « au bois »
(l’enfant le copie) et écrit elle-même « restaurant ». Pour écrire « avec
papa et maman », l’enfant va être amené à utiliser la 3e ligne du même
texte et à prélever « avec » et « et ». Il écrit de mémoire « papa » et
« maman ». Etc. À travers cet exemple, on observe que ce procédé permet
à l’élève d’utiliser, dès ses premiers textes, trois modalités :
– il y a certains mots qu’il connaît déjà (ici « papa » et « maman ») ;
– il y a des mots (« dimanche », « au ») ou des expressions (« on est
allé », « avec X et Y ») qu’il est capable de retrouver dans les textes réfé-
rents ou sur d’autres supports et l’enseignant l’aide à faire cette recherche ;
– dans la continuité de la dictée à l’adulte, c’est celui-ci qui lui donne
ce qui lui manque encore (« midi », « restaurant »).

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

L’enfant est ensuite amené à imprimer son texte en lignes-clauses, à


l’illustrer et à le redire régulièrement, tant et si bien qu’il devient pour
lui (voire, pour la classe, s’il suscite l’intérêt des autres élèves) un nou-
veau texte-référence.

Mise en situation : écrire dans une écriture dans laquelle


on ne sait pas lire
Pour bien comprendre comment, avec ce procédé, un enfant qui ne
sait pas lire peut écrire par lui-même une grande part de ses propres textes,
voici un ensemble de tâches effectuées dans une situation similaire : de
même que les enfants non lecteurs sont confrontés à des textes écrits qu’ils
ne savent pas lire, les participants sont confrontés à des textes-références
écrits dans une écriture « exotique », dans laquelle ils sont non lecteurs.
Comme le temps manque pour faire mémoriser des textes originaux aux
participants, on part de textes déjà connus d’eux oralement (comptines et
chansons), comme, du reste, on peut le faire aussi avec les jeunes enfants.
Voici ces textes, écrits dans une écriture exotique :

Au clair de la Lune La souris w–erte

Αυ χλαιρ δε λα Λυνε Υνε σουρισ ϖερτε


Μον αµι Πιερροτ Θυι χουραιτ δανσ λnjηερβε,
Πρετε−µοι τα πλυµε ϑε λ’αττραπε παρ λα θυευε,
Πουρ εχριρε υν µοτ. ϑε λα µοντρε α χεσ µεσσιευρσ.
Μα χηανδελλε εστ µορτε. Χεσ µεσσιευρσ µε δισεντ :
ϑε ν’αι πλυσ δε φευ. « Τρεµπεζ−λα δανσ λ’ηυιλε
Ουϖρε−µοι τα πορτε Τρεµπεζ−λα δανσ λ’εαυ,
Πουρ λ’αµουρ δε ∆ιευ. Χα φερα υν εσχαργοτ τουτ χηαυδ ! »

Une poule sur un mur A la claire fontaine

Υνε πουλε συρ υν µυρ Α λα χλαιρε φονταινε


Θυι πιχοραιτ δυ παιν δυρ Μ’εν αλλαντ προµενερ
Πιχοτι, πιχοτα ϑ’αι τρουϖε λ’εαυ σι βελλε
Λεϖε λα θυευε Θυε ϕε µ’ψ συισ βαιγνε.
Ετ πυισ σ’εν ϖα.
Ιλ ψ α λονγτεµπσ θυε ϕε τ’αιµε,
ϑαµαισ ϕε νε τ’ουβλιεραι.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

Un, deux, trois...


Υν, δευξ, τροισ
Νουσ ιρονσ αυχ βοισ
Θυατρε, χινθ, σιξ
Χυειλλιρ δεσ χερισεσ
Σεπτ, ηυιτ, νευφ
∆ανσ υν πανιερ νευφ
∆ιξ, ονζε, δουζε
Ελλεσ σεροντ τουτεσ ρουγεσ.
Ces cinq textes sont, de gauche à droite et de haut en bas, « Au clair de
la lune », « La souris verte », « Une poule sur un mur », « À la claire
fontaine » et « Un, deux, trois… », tous composés avec la police de carac-
tères Symbol (en fait, l’alphabet grec).
Les participants (et, espérons-le, les lecteurs du présent texte) consta-
teront qu’ils peuvent réussir à écrire sans erreur une phrase que je dicte :
« Il y a longtemps, j’ai trouvé dans l’herbe verte trois plumes de poule
toutes rouges. » Ils peuvent en effet retrouver « Il y a longtemps » dans
« À la claire fontaine » de deux manières :
– Ils se redisent le texte, vers après vers, tout en pointant au fur et à
mesure les lignes correspondantes, jusqu’à entendre « il y a longtemps
que je t’aime » sur l’avant-dernière ligne. Il suffit alors de saisir à l’inté-
rieur de ce vers les unités graphiques qui correspondent à « il y a long-
temps », ce qui serait facilité pour un débutant par la reconnaissance de
« que » et de « je » sur cette même ligne ou, tout simplement, en scin-
dant dès le départ ce vers (et d’autres) en deux lignes-clauses : « Il y a
longtemps / que je t’aime. »
– Certains peuvent avoir déjà repéré que les deux lignes de conclusion
du texte sont séparées des quatre précédentes par un interlignage plus
grand et avoir déjà associé ces deux lignes aux deux vers oraux corres-
pondants. La localisation de la ligne contenant « il y a longtemps … »
est alors plus directe.

Ces deux stratégies (repartir du début du texte ou s’appuyer sur un


repère qui permet d’accéder plus directement à l’endroit du texte recher-
ché) peuvent également être utilisées pour localiser les éléments suivants
du texte dicté : « j’ai trouvé » (dans le même texte que « Il y a long-
temps »), « dans l’herbe » (dans « La souris verte »), « trois » (dans « Un
deux, trois,… »), « plume » (dans « Au clair de la lune »), « de » (idem,

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

dans le titre), « poule » (dans « Une poule sur un mur »), etc. Certes, il
manquera la lettre correspondant au pluriel de « plumes », mais tout le
reste pourra être copié sans erreur. Cette lacune serait, pour un débu-
tant, l’occasion d’un dialogue avec l’enseignant sur le « s » du pluriel
(que celui-ci pourrait demander d’ajouter).
Répétons que ces repérages sont facilités pour les grands débutants si
l’on utilise effectivement une segmentation en clauses. Par exemple, « il
y a longtemps » et « que je t’aime » sont alors écrits sur deux lignes. De
même, la relative « qui picorait du pain dur » est alors scindée en deux
lignes-clauses : « qui picorait / du pain dur ». L’apprenti peut alors retrou-
ver plus facilement le groupe de mots « du pain dur », qui est déjà isolé.
Et celui qui sait reconnaître « du » peut alors retrouver « du pain dur »
encore plus directement, si, par exemple, il a besoin du mot « pain ».

Pour faciliter le recours aux stratégies de localisation les plus directes


avec des débutants en lecture, il faut mettre en place les entraînements
appropriés. Ceux-ci peuvent être présentés sous une forme ludique.

Des entraînements ludiques


Voici quelques-uns des entraînements qui sont indispensables au
développement de la capacité des élèves à retrouver de plus en plus direc-
tement, dans les textes-références, les mots ou expressions dont ils ont
besoin pour écrire leurs textes.

• Redire les textes en montrant chaque ligne-clause


Le préalable est que chaque enfant doit être capable d’utiliser la stra-
tégie de base : redire tout le texte en montrant ce qu’on dit, ligne après
ligne, jusqu’à dire et montrer la clause qu’on cherche. C’est donc évi-
demment par là qu’il convient de commencer pour tout nouveau texte.
Et l’on n’abordera les autres entraînements sur un texte donné qu’une
fois que les élèves auront la performance nécessaire dans cette situation
initiale. Cette tâche est aussi celle qui conduit à une bonne mémorisa-
tion orale du texte lui-même.

• Signalement de clauses, de groupes de mots ou de mots


L’enseignant énonce une ligne-clause et demande aux élèves de la mon-
trer. Lorsqu’un nouveau texte-référence est ajouté à la base de textes,
cette activité est, elle aussi, essentielle, car elle amène les élèves à prendre
des repères de plus en plus fins. Une situation correspondante, mais avec

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

la base des cinq textes ci-dessus, pourrait être la suivante : « Montrez où


se trouve “qui courait dans l’herbe”, “prête-moi ta plume”, “elles seront
toutes rouges”, “jamais je ne t’oublierai”, ou “qui picorait du pain dur”,
etc. » Même si l’on ne sait pas lire, on peut réussir, au moins de cette
façon : on parcourt le texte depuis le début, ligne après ligne, en énon-
çant les clauses correspondantes jusqu’à s’entendre dire le segment oral
recherché (par exemple, « jamais je ne t’oublierai »). La ligne que l’on
pointe en disant ce segment est celle que l’on recherche.
Dès que les élèves commencent à pouvoir repérer assez directement
la quasi-totalité des lignes d’un même texte, il est bon de reprendre cette
activité. On leur demande cependant alors d’isoler des groupes de mots
au sein d’une ligne (ici, on demanderait par exemple : « du pain dur »,
« je n’ai plus », etc.), puis des mots (par exemple, « l’huile », « mes-
sieurs », « plume », « l’amour », etc.).

• Verbalisation de clauses, de groupes de mots ou de mots


L’enseignant montre une ligne-clause et demande aux élèves de la ver-
baliser. C’est l’activité inverse de la précédente, et elle est plus difficile.
Là encore, l’enfant peut utiliser les deux stratégies présentées plus haut
(redire tout le texte jusqu’à cette ligne ou repérer la ligne-clause plus
directement). Là encore, on vise à faciliter un repérage de plus en plus
direct et de plus en plus fin des unités recherchées. Mais l’on part de ces
unités pour que l’élève prenne des indices de reconnaissance de plus en
plus fins sur l’écriture elle-même et non pas seulement sur la localisation
approximative dans le texte (c’est au début, au milieu, à la fin) ou sur la
taille de la ligne (les toutes petites et les très grandes qui sont saillantes).
Une situation correspondante serait ici la demande de verbalisation des
lignes qui sont montrées sur les textes références :
– Si l’on nous montre la ligne où est écrit « Πρετε−µοι τα πλυµε »
(3e ligne du premier texte), nous pouvons dire : « Prête-moi ta plume. »
– Si l’on nous montre « Υνε πουλε συρ υν µυρ » (1re ligne du troisième
texte), nous pouvons dire : « Une poule sur un mur. »
– Si l’on nous montre « Τρεµπεζ−λα δανσ λ‘ηυιλε » (6e ligne du deuxième
texte), nous pouvons dire : « Trempez-la dans l’huile. »
– Si l’on nous montre « Χυειλλιρ δεσ χερισεσ » (4e ligne du dernier
texte), nous pouvons dire : « Cueillir des cerises. »
Etc.
Il en va de même pour la tâche de signalement d’un groupe de mots
au sein d’une ligne (par exemple, on nous montre : « ∆ανσ υν πανιερ »,
« ϑε ν’αι πλυσ », etc.), puis de mots (par exemple, on nous montre

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

« Ουϖρε », « βελλε », « πανιερ », etc.). Ces mêmes tâches peuvent ensuite


être proposées sur des étiquettes collectives ou individuelles que l’ensei-
gnant aura fabriquées. Même si l’enfant ne reconnaît pas cet élément
écrit, il peut toujours y arriver en cherchant l’élément des textes réfé-
rents qui est identique à celui qui est montré, et ainsi retrouver l’oral
correspondant, au besoin en redisant le texte depuis le début, ligne à
ligne, jusqu’à cet élément.
Une tâche similaire (collective et individuelle) consiste tout simplement
à reconstituer le texte, à côté du texte d’origine, à partir d’un jeu d’éti-
quettes-clauses présentées en désordre.

• Dictée-recherche
C’est la tâche par laquelle nous avons commencé. Quand un élève est
capable de retrouver les divers éléments d’un texte qu’on lui dicte, il est
parfaitement capable de chercher tout seul divers éléments d’un texte
dont il a lui-même élaboré le projet, pour pouvoir les copier.

• Verbalisation de phrases réalisées avec des clauses, des groupes


de mots ou des mots
L’enseignant montre divers éléments qui constituent une phrase sensée,
lorsqu’on les assemble. Ces mots ou expressions appartiennent à un seul
texte (condition facile) ou à des textes différents (condition plus difficile).
Voici un exemple de cette tâche pour les participants, avec le seul pre-
mier texte :
– « ϑε ν’αι πλυσ δε χηανδελλε » se verbalise ainsi :
« Je n’ai plus de chandelle. »

Et voici maintenant deux exemples avec des éléments pris dans la base
des cinq textes :
– « Πρετε−µοι δυ παιν ετ δε λ’ηυιλε », soit :
« Prête-moi du pain et de l’huile. »
– « Υν εσχαργοτ σ’εν ϖα δανσ λεσ βοισ », soit :
« Un escargot s’en va dans les bois. »

Cette même tâche peut ensuite être proposée sur des cartons collec-
tifs ou individuels que l’enseignant aura fabriqués, d’abord en respectant
la segmentation d’origine (un espace plus grand entre deux éléments
empruntés à des clauses différentes), puis en supprimant ces indices dès
que c’est possible. Au tout début, on peut faciliter cette tâche en utili-
sant des étiquettes de couleur différente : si l’affiche du texte « Au clair

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

de la Lune » est jaune, si celle du texte « Une poule sur un mur » est
rose, si celle de « La souris verte » est verte, etc., les étiquettes qui repren-
nent des éléments de ces textes seront respectivement jaunes, roses et
vertes : cela aide les participants à identifier le texte auquel renvoient les
différentes étiquettes utilisées pour composer cette phrase. Il en va de
même avec des enfants non lecteurs.
• Production de phrases avec des étiquettes où figurent
des éléments du (des) texte(s)
L’enseignant a préparé un jeu d’étiquettes collectives sur lesquelles
figurent des éléments du texte nouvellement travaillé (ou de plusieurs
textes). Ces étiquettes peuvent être assemblées dans un ordre tel qu’il
permet de former une phrase sensée (l’enseignant aura choisi les élé-
ments pour qu’ils permettent de produire facilement une phrase). Avec
les étiquettes suivantes, issues de nos cinq textes-références :
υνε πουλε εστ θυι ιλ ψ α ϖερτε. ∆ανσ λ’ηερβε,
on pourrait, par exemple, former la phrase :
∆ανσ λ’ηερβε ιλ ψ α υνε πουλε θυι εστ ϖερτε.
soit : « Dans l’herbe, il y a une poule qui est verte. »
En supprimant la majuscule, la virgule et le point, on peut aussi com-
poser alors :
ιλ ψ α υνε πουλε θυι εστ δανσ λ’ηερβε ϖερτε
ou ιλ ψ α υνε πουλε ϖερτε θυι εστ δανσ λ’ηερβε
soit : « il y a une poule qui est dans l’herbe verte »
ou « il y a une poule verte qui est dans l’herbe. »
Là encore, s’il s’agit d’éléments appartenant à plusieurs textes, on peut
adopter un code de couleur qui aide les élèves à déterminer le texte
auquel renvoie le groupe de mots (ou le mot) qui figure sur une éti-
quette : la couleur du papier de l’étiquette est la même que celle du texte
d’origine. On introduit progressivement de la complexité et des mots ou
groupes de mots inutilisables pour former une phrase. La même tâche
peut être ensuite proposée individuellement avec des étiquettes indivi-
duelles, puis avec des étiquettes sur fond blanc.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

Une dynamique au rythme de chacun


Soulignons que ces entraînements ont été présentés par ordre de dif-
ficulté croissante, mais qu’il convient de ne pas différer le moment où l’élève
sera amené à utiliser les textes-références pour écrire. De fait, dès qu’un élève
sait redire sans erreur un texte, voire seulement son début, tout en mon-
trant du doigt chaque ligne-clause correspondante au fur et à mesure qu’il
répète le texte, il dispose du moyen qui lui permettra d’écrire. Observons
ainsi l’exemple du texte sur le restaurant. Dans sa première phrase, pour
écrire « on est allé », « au », « avec », « et », l’enfant n’a utilisé que les
3 premières lignes du texte intitulé « Au bois ». Les entraînements décrits
ci-dessus visent seulement à donner une familiarité de plus en plus grande
avec les textes-références de sorte que soit favorisée une localisation de plus
en plus directe des éléments en situation de production écrite. Mais la situa-
tion de production est une excellente façon, sinon la meilleure, de procu-
rer cette familiarité de plus en plus grande.
Je peux maintenant préciser les critères de choix des textes-références.
Un bon texte-référence doit avoir tout à la fois :
– un intérêt sémantique (il évoque un événement qui a marqué les
élèves, qui les a fait rire ou qui les a émus) ;
– un contenu linguistique intéressant (il contient de nombreuses expres-
sions ou mots dont les élèves pourront avoir besoin pour écrire leurs
propres textes).
Ajoutons enfin qu’on peut initier cette dynamique avec des textes de
comptines comme ci-dessous :

Sur le plancher…
Sur le plancher,
une araignée
se tricotait des bottes.
Dans un flacon,
un limaçon
enfilait sa culotte.
J’ai vu dans le ciel
une mouche à miel
pincer sa guitare.
Les rats tout confus
sonnaient l’angélus
au son de la fanfare.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

Cette comptine contient en effet quelques mots très fréquents (sur, le,
une, se, des, dans, un, sa, tout, au, de) et l’expression « j’ai vu », courante
dans les textes des élèves.
On intègre ensuite progressivement à la base collective de textes-réfé-
rences tel ou tel texte produit par tel ou tel élève, précisément parce qu’il
répond aux deux critères énoncés ci-dessus (intérêt sémantique et contenu
linguistique).

Un effet « boule de neige »


Une fois qu’un élève a écrit un texte, on lui demandera de l’impri-
mer et de l’illustrer. Il sera ensuite régulièrement invité à redire son texte
en montrant ce qu’il dit (lors de l’impression, pour faciliter cette tâche,
ce texte est donc lui aussi segmenté en lignes-clauses). Ce nouveau texte
devient ainsi une nouvelle référence individuelle possible : l’élève peut y
puiser les nouveaux mots (ou groupes de mots) dont il a besoin pour écrire
de nouveaux textes. Du coup, les mots ou groupes de mots que l’ensei-
gnant avait donnés pour l’écriture de ce texte-ci passent dans la catégorie
de ceux que l’enfant peut retrouver par lui-même : il devient ainsi de plus
en plus autonome pour écrire. On déclenche un effet « boule de neige » :
plus l’enfant écrit et plus il devient autonome pour écrire ; plus il est auto-
nome pour écrire et plus il peut écrire de nouveaux textes. Plus il écrit
de nouveaux textes, plus les mots fréquents sont mémorisés, etc.

Privilégier deux sortes de situation d’écriture :


le récit de vie et les « situations génératives »
Dans les deux parties précédentes, j’ai cherché à répondre à la ques-
tion du pourquoi puis à celle du comment (pourquoi et comment faire
écrire des enfants débutants en lecture). Il convient de répondre main-
tenant à celle du quoi : quel genre de texte faire écrire aux élèves et dans
quelle(s) situation(s) pour les aider dans l’apprentissage de la lecture ?
On va voir qu’en fait, j’invite le maître E (et plus largement les ensei-
gnants de cycle 2) à privilégier deux sortes de situations, d’une part le
récit de vie (qui est aussi un type de texte13), d’autre part ce que j’appelle
« situation générative » (qui peut conduire à manipuler des types de
textes très différents : poésie, récit, recette, portrait, etc.).

13. Des exemples de tels textes, rédigés par des enfants de GS, ont été donnés plus haut.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

Le récit de vie : intérêt et limites


Il est clair que le récit de vie est une situation incontournable dans
les ateliers d’écriture avec les débutants : il permet notamment d’amener
l’enfant à résoudre les problèmes du passage de la pensée au langage et
du langage spontané à la langue pour l’écrit. Il convient de savoir gérer
les exigences de cette situation en fonction des compétences des élèves :
– L’enseignant vise à permettre à l’enfant d’accéder à des formulations
plus efficaces et plus élaborées, mais sans trahir son propos.
– L’enseignant joue donc notamment sur l’amplification : « Tu es allé
au restaurant tout seul ? » ; « Tu as mangé seulement de la glace ? » ;
« Ça t’a plu ou non ? », etc.
– L’enseignant intéresse aussi l’enfant à des questions de cohérence :
« Si tu dis j’ai mangé de la glace et des frites, ça veut dire que tu as mangé
d’abord la glace et que tu as fini par les frites ; est-ce bien comme cela
que ça s’est passé ? »
– Du point de vue de la forme, l’enseignant sollicite des améliorations :
à partir de « j’ai été au restaurant ; il y avait papa et maman », il obtient
facilement « on est allé au restaurant avec papa et maman ». Il n’obtien-
dra pas en GS, ni au CP : « nous sommes allés… » Et si l’enfant accep-
tait malgré tout une telle formulation, ce ne serait pas celle qu’il pour-
rait redire si on lui demandait de redire son texte : son œil passerait sur
« nous sommes allés » et il dirait « on a été » ou « on est allé ». Il s’agit
de « pousser » l’enfant à utiliser des formulations qui sont encore peu
spontanées, mais qu’il doit être capable de s’approprier aussitôt. Cette
sollicitation doit donc être individualisée.

On le voit, la gestion pédagogique d’un groupe d’élèves, dans lequel


chacun écrit un récit de vie personnel différent, exige une relation indi-
vidualisée, ce qui suppose l’organisation d’ateliers tournants en petits
groupes (de 4 à 6 élèves au début). Certes, on peut, pour gagner du temps,
demander à des élèves de commencer à illustrer leur futur texte pendant
que les autres commencent à écrire ; on peut assez vite leur dire que,
lorsqu’un mot leur manque, ils peuvent tracer un trait à son emplace-
ment et attendre que l’enseignant vienne les aider ; on peut jouer éga-
lement sur la coopération : un enfant peut signaler à un autre le texte
dans lequel il peut éventuellement trouver le mot qui lui manque et il
peut même lui donner le mot dont il a besoin si ce mot ne figure pas
dans l’un des supports d’aide à l’écriture utilisés à ce moment (textes-
références, fichiers images-mots, etc.) et qu’il le « possède » bien, etc.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

Mais ce qui fait aussi la difficulté de ce type de situation (en même


temps que son intérêt !), y compris avec un petit nombre d’enfants dans
un regroupement d’adaptation, c’est la préparation orale du texte. Certains
élèves n’auront guère d’idée ou bien ils raconteront trop souvent la même
chose. Se posent également constamment des problèmes de cohérence et
de cohésion des textes, qui ne sont guère faciles à gérer. D’où l’idée
d’alterner deux types de situations :
– celles où les élèves écrivent un récit de vie personnel (ou collectif) ;
– celles où il n’y a plus de problèmes de cohérence et de cohésion car
on s’appuie sur un texte-matrice à structure forte qu’il suffira, pour chaque
enfant, de « reparamétrer ».

Avantages des situations génératives et exemples


de telles situations
Les situations génératives rendent possible des situations d’écriture
plus fréquentes en regroupement d’adaptation, ou en plus grand groupe,
voire avec l’ensemble du groupe-classe. Pour autant, elles laissent à chaque
enfant une marge de créativité réelle (d’où le terme de « situation géné-
rative »). Voici un exemple de situation générative. Les enfants de ce CP
connaissent bien la comptine « La souris verte » et s’en servent depuis
quelque temps comme texte-référence. Pour cet atelier, organisé fin
octobre, l’enseignant a reproduit, à côté du texte affiché au tableau, ce
même texte dans lequel il a barré divers éléments :

La souris verte
Une souris verte
Qui courait dans l’herbe,
Je l’attrape par la queue,
Je la montre à ces messieurs.
Ces messieurs me disent :
« Trempez-la dans l’huile
Trempez-la dans l’eau,
Ça fera un escargot tout chaud ! »

Les enfants comprennent rapidement, à partir d’un exemple construit


pas à pas collectivement, qu’il s’agit, pour chacun d’eux, d’écrire une nou-
velle comptine en choisissant un autre animal, une autre couleur, etc. Ils
disposent déjà pour cela d’un fichier « images-mots » des animaux, de la
liste des couleurs affichée dans la classe, d’un fichier des lieux illustré et

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

d’un fichier des verbes (l’enseignant a, de plus, choisi et affiché quelques-


uns de ces verbes à l’imparfait et à la 3e personne du singulier). On dresse
collectivement la liste des liquides qui peuvent remplacer l’huile (chaque
mot est illustré par un schéma coloré), et l’enseignant affiche le dessin
d’un animal chimérique comportant différentes parties du corps des ani-
maux (voir figure 2, page suivante) pour servir de glossaire quand il faudra
remplacer « la queue ». Précisons aussi que la situation conduit à trai-
ter explicitement le problème du masculin / féminin et de sa reprise pro-
nominale (trempez-le / trempez-la).

Fichier Liste Liste Fichiers Fichiers


des animaux des couleurs de quelques des lieux de verbes
liquides

un chat noir (noire) le vinaigre à l’école chantait


un chien blanc (blanche) le chocolat au lait dans la cour parlait
un lapin rouge le lait dans les bois rigolait
un canard jaune la crème à la piscine courait
une vache bleu (bleue) le yaourt au centre commercial dansait
un hérisson vert (verte) le coca dans la rue sautait
un mouton rose le sirop à la boulangerie… nageait
un loup orange le jus d’orange
un éléphant marron le vin
une girafe violet (violette) la bière
un tigre blond (blonde)
un singe brun (brune)
un dromadaire châtain
un perroquet

Voici un exemple de ce que l’on peut obtenir (texte produit en octobre


par une élève de CP qui n’était pas située parmi les plus avancés) :

La vache bleue

Une vache bleue


Qui chantait dans l’école,
Je l’attrape par les cornes,
Je la montre à ces messieurs.
Ces messieurs me disent :
« Trempez-la dans le yaourt
Trempez-la dans l’eau,
Ça fera un dromadaire tout chaud ! »

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

Figure 2

Voici maintenant quelques autres exemples de « situations généra-


tives », ordonnées selon le niveau de difficulté.

• Autoportrait
On propose le « formulaire » suivant :
Je m’appelle ……… .
Je suis une fille /un garçon.
J’ai les cheveux ……
et les yeux …… .
Je suis né(e) le…… .
Je mesure ……
et je pèse …… .

À partir de ce formulaire, les enfants sont conduits à se présenter en


complétant les différentes rubriques. À la liste des couleurs classiquement
affichée en classe, on ajoutera les termes « brun, blond, châtain ». Les
divers textes sont ensuite imprimés et illustrés par la photo de l’enfant,
et insérés dans le cahier individuel de textes-références. Si l’ensemble des
textes est assemblé dans un recueil, on pourra ensuite animer régulière-
ment le « jeu du portrait » : un élève choisit un portrait dans le recueil,
en lit le début (jusqu’à la couleur des yeux), sauf la première ligne ; les

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

autres élèves doivent deviner de qui il s’agit. On peut ensuite ajouter, de


façon progressive, d’autres rubriques, par exemple :

– « J’aime bien manger ……, ……… et ……… . Je n’aime pas …… . »


(rubrique complétée à l’aide d’un fichier images-mots sur les aliments,
qui permet de trouver plusieurs des mots nécessaires à chacun).
– « J’aime bien jouer à / au ………, à / au ……… et à / au ……… . »
(rubrique complétée à l’aide d’un fichier sur les jouets ou de catalogues
du commerce).
– « J’aime bien l’histoire de ……… . »
(les élèves vont chercher le titre sur la couverture du livre correspon-
dant).
– « Quand je serai grand(e), je serai …… », « Je voudrais apprendre
à ………… . »
(rubrique qui peut être remplie avec un fichier images-mots des métiers
et en dictée à l’adulte).
– « J’aime / je n’aime pas l’école, parce que …… . »
(rubrique complétée en dictée à l’adulte).

• C’est bientôt Noël !


Pour Noël, je voudrais :
– ………
– ………
– ………
Il s’agit de compléter une liste de trois ou quatre jouets. Là aussi, on
peut utiliser un catalogue du commerce.

• Noël est passé


Pour Noël, j’ai eu :
– ………
– ………
– ………
Ce que je préfère,
c’est ……
parce que …… .
L’activité est la même que précédemment, mais la dernière phrase est
à compléter en dictée à l’adulte.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

• Voici ma famille
Ma maman s’appelle …… .
Elle est brune (blonde, châtain)
et elle a les yeux …… .
Mon papa s’appelle …… .
Il est brun (blond, châtain)
et il a les yeux …… .
J’ai … frère(s)
qui s’appelle(nt) ………
et … sœur(s)
qui s’appelle(nt) ……… .
Cette présentation écrite est accompagnée d’une illustration légendée
où figurent les membres de la famille (père, mère, frères et sœurs). Les
mots-nombres peuvent être écrits en lettres. On pourra ensuite augmen-
ter ce portrait de famille avec les rubriques suivantes :
J’ai … grands parents,
… grand-mère(s) et … grand-père(s).
J’ai … oncles … et … tantes.
• Nicolas aime le chocolat
C’est la classique construction poétique où l’on cherche à faire rimer
le prénom des élèves de la classe avec un mot (nom ou adjectif), et à
trouver le verbe ou le groupe verbal qui permet de relier ces deux élé-
ments (Fabien, chien –> Fabien voudrait bien un chien).
Cette activité peut être menée en deux temps : on construit collecti-
vement la comptine rimée, puis chaque enfant écrit son vers. Si cette
comptine contient une certaine diversité de verbes, de noms et d’adjec-
tifs, elle devient un excellent texte-référence.
• Si j’étais…
Si j’étais un animal,
je serais un(e) ……… .
Si j’étais une plante,
je serais un(e) ……… .
Si j’étais un personnage d’histoire,
je serais ……… .

Là encore, il convient d’utiliser un fichier « images-mots » des animaux.


Les élèves ont également besoin de noms de plantes (ce qui amène à explo-

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

rer cette catégorie), qu’on peut trouver dans un documentaire ou dans un


catalogue de jardinage. Quant aux personnages d’histoires, les élèves seront
amenés à les chercher dans les albums de la classe ou de la BCD.
• Si j’étais une fée…
Si j’étais une fée (un magicien),
je dirais :
« Un, deux, trois,
Abracadabra ! »
et, avec ma baguette magique,
je transformerais
les …… en …… ,
les …… en …… ,
Etc.
Dans le premier trou, on met le nom d’un aliment que les enfants ont dit
ne pas aimer dans le texte n° 1 et, dans le second, celui d’un aliment qu’ils
aiment (par exemple « … les épinards en glaces à la vanille »). On part d’un
exemple donné par l’adulte. Le fichier « images-mots » des aliments et le
texte n° 1 permettront de trouver la plupart des mots nécessaires.
Selon une autre variante, l’enseignant peut faire compléter le premier
trou à partir d’une liste de choses, d’animaux ou de personnages décon-
sidérés (sorcières, ogres, bandits, dragons, loups, crocodiles, renards,
requins, fusils, bombes, etc.) et demander de choisir dans une autre liste
un terme opposé (princesses, bébés, chanteurs, chatons, agneaux, gre-
nouilles, lapins, coquillages, trompettes, feu d’artifice, etc.).
• Abondance !
On part de l’affiche de l’École des Loisirs, sur laquelle on voit un gros
ours suivi d’un petit ours ; ils portent chacun une pile de livres. Il s’agit
d’écrire le dialogue que pourraient avoir ces deux ours. Par exemple, dans
une classe de Tananarive, les enfants ont produit collectivement :
« J’ai plein de livres à lire »,
dit Papa Ours.
« Moi aussi ! »
répond petit Ours.
Ensuite, à partir de cette structure :
« J’ai plein de livres à lire »,
dit Papa Ours.
« Moi aussi ! »,
répond petit(e) Ours.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

les élèves sont conduits à imaginer d’autres dialogues dans lesquels on


change les personnages (un papa loup et un petit loup, une maman girafe
et une petite girafe, etc.). Chaque enfant a un projet de dialogue à écrire.
Les outils d’aide à l’écriture sont alors évidents : une liste des noms d’ani-
maux, les mots qui désignent ce qu’ils ont en grande quantité (souris,
graines, feuilles, agneaux, etc.), voire quelques verbes demandés par les
élèves, quand ces mots ne se retrouvent pas dans les textes-références (il
est bon de faire solliciter les termes les plus précis pour les verbes). On
obtient ainsi par exemple :

« J’ai plein de feuilles à mâcher »,


dit maman girafe.
« Moi aussi ! »,
répond petite girafe.

« J’ai plein de souris à attraper »,


dit papa chat.
« Moi aussi ! »,
répond petit chat.

« J’ai plein de graines à picorer »,


dit maman poule.
« Moi aussi ! »,
répond petite poule.

« J’ai plein d’agneaux à dévorer »,


dit papa loup.
« Moi aussi ! »,
répond petit loup.
Etc.

Lors d’un prolongement, on pourra faire produire ou chercher les noms


des petits, obtenus le plus souvent par dérivation à partir du radical
(girafe –> girafon ; chat –> chaton ; poule –> poussin ; loup –> louveteau ;
etc.) et modifier les premiers jets en conséquence : petite girafe –> son
girafon ; petit chat –> son chaton ; petite poule –> son poussin ; petit loup
–> son louveteau ; etc.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

• Les crêpes
On part de la lecture par l’adulte de l’album Les Crêpes de la collec-
tion « Histoire de mots14 », chez PEMF (2000), dont voici le début :
C’est mardi gras. Le lapin a fait une crêpe au sucre. « Qui veut ma
crêpe au sucre ? » demande le lapin. « Moi, je veux une crêpe à la
mouche » dit la grenouille. « Moi, je veux une crêpe à la souris » dit le
chat. « Moi, je veux une crêpe à l’herbe » dit le mouton. Etc. Cela se
termine par : « Moi, je veux une crêpe au lapin » dit le renard.

Il est possible d’augmenter cet album (conçu sur le modèle de Bon appé-
tit ! Monsieur Lapin15) de plusieurs autres répliques intermédiaires à partir
d’une liste d’animaux et de proies ou d’aliments : crocodile-grenouille, girafe-
feuilles d’arbres, lion-antilope, baleine-crevettes, crapaud-moustiques, loup-
agneau, ours-miel, cochon d’Inde-pomme, canard-graines, etc.

Dans un CP-CE1 d’Argenteuil, au début décembre, les enfants ont tous


écrit un album sur ce modèle qui s’intitule « Les chocolats ». Voici
l’exemple d’une production : « C’est bientôt Noël. L’écureuil a fait des
chocolats aux noisettes. “Qui veut des chocolats aux noisettes ?”, dit l’écu-
reuil. “Moi je veux des chocolats à la mouche”, dit la grenouille… “Moi
je veux des chocolats à l’écureuil”, dit le renard. »

• Bon appétit ! Madame Grenouille


On part de l’album Bon appétit ! Monsieur Lapin, qui a été lu par
l’adulte. Il est possible d’ajouter des épisodes intermédiaires supplémen-
taires, en reprenant les couples « mangeur-mangé » utilisés dans la situa-
tion précédente.

On peut également réutiliser la structure en changeant le lapin en un


autre animal (une grenouille ou un agneau, par exemple) et le renard en
prédateur de cet autre animal (un crocodile ou un loup, par exemple),
de sorte que l’on change aussi le début et la fin de l’histoire.

• Les petits riens


Les Petits Riens qui font du bien et qui ne coûtent rien d’Élizabeth Brami16
est une énumération de phrases à l’infinitif :

14. Dans la même collection, chez PEMF, il y a également Les Ciseaux, qui se prête au
même genre d’expansion.
15. Claude Boujon, Bon appétit ! Monsieur Lapin, Paris, École des Loisirs, 1985.
16. Élizabeth Brami, Les Petits Riens qui font du bien et qui ne coûtent rien, Paris, Seuil
Jeunesse, 1997.

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

Sentir l’odeur du pain grillé ou du chocolat quand on se réveille.


Faire un concours de grimaces, seul, devant la glace.
Commencer une collection de n’importe quoi.
Respirer de l’herbe fraîchement tondue.
En prendre une poignée dans la main et respirer en fermant les yeux.
(…) Respirer l’odeur du poulet rôti l’hiver dans la rue près de la charcuterie…

Après une lecture orale faite par l’adulte, on peut proposer aux élèves
d’écrire à leur tour « leurs petits riens ». Voici un exemple de produc-
tion dans un CP : « Faire un bouquet d’herbe et le sentir. Se coucher sur
l’herbe et regarder les étoiles. Cueillir des fleurs pour sa maman. Inventer
des choses. Boire du chocolat chaud le matin. Rester dans son lit pour
dormir. Jouer. Aller au restaurant. Bien manger. S’amuser sur son lit. Voir
bouger son ombre. […] Aller à La Villette. Écrire dans la boue. Aller à
la piscine. Faire des pliages. […] Jouer avec un chapeau. Rêver. » Chaque
phrase est produite et illustrée par un enfant ; l’ensemble peut ensuite
être rassemblé dans un nouvel album.
Divers autres ouvrages d’Élizabeth Brami se prêtent à des prolonge-
ments ou à des transformations. Citons, par exemple, Moi je déteste,
maman adore ; Moi j’adore, la maîtresse déteste ; Drôle de maman. Les
deux premiers livres peuvent donner lieu à des prolongements. Le troi-
sième peut également donner lieu à une transformation (on pourra ainsi
faire écrire un « Drôle de maîtresse ! »).

• Des yeux pour voir…


Un enseignant de CP (École du réseau français à Madagascar) a d’abord
lu ce poème de Pierre Gamarra :

Des yeux pour voir


Le jour, le soir,
Le petit loir,
Les raisins noirs,
Les raisins verts
Et les éclairs
Dans le miroir
Des yeux pour voir
Le ciel du soir,
La lune rouge
Un arbre noir.

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

Les enfants, organisés en petits groupes et disposant de divers supports


(plusieurs textes-références, un lexique du corps humain, un fichier de
verbes, etc.) ont ensuite écrit les textes suivants, d’après ce modèle :

Des yeux pour regarder Un nez pour sentir La bouche pour chanter,
mon petit chat qui dort, les fleurs, crier,
le soleil qui se couche, la fumée, sourire,
mon petit frère qui joue, le poulet rôti, dire des bêtises,
les étoiles qui brillent la nuit, le parfum, faire des bulles,
maman qui sourit, la confiture de framboises, manger,
l’arc-en ciel après la pluie. du gâteau au chocolat. dire non,
faire des bisous.
Des oreilles pour écouter La tête pour rêver,
le miaulement du chat, réfléchir, Le cœur pour vivre,
la maîtresse, garder des secrets, aimer sa famille,
papa et maman, penser à son ami, avoir confiance,
de la musique, dire non. être heureux,
le chant des oiseaux, être triste.
une chanson à la télévision, Des mains pour caresser maman,
l’aboiement du chien. un bébé, Des pieds pour marcher
ma sœur, dans la rue,
Des mains pour écrire le chat, dans la cour,
des mots doux, une fourrure, sur le gazon,
les chiffres, mon papa, sur le matelas,
une lettre à mamie, mon frère. à l’école,
un poème, sur le sable.
les jours de la semaine,
une dictée,
l’écriture.
Le ventre pour dormir à plat ventre,
faire un bébé,
mettre une ceinture,
faire la danse du ventre,
digérer la nourriture.

• Portraits d’animaux
On part de l’album de Lynda Corazza, Chaussettes (1996). Chaque
double page est construite sur le même modèle :

Je suis noire, j’ai des cornes et pas de taches, je suis la vache.


J’ai des cornes et une maison sur le dos, je suis l’escargot.
J’ai une maison sur le dos et une queue pointue, je suis la tortue.
J’ai une queue en tire-bouchon et je suis grognon, je suis le cochon…

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

Cette structure est reprise sur un support collectif :


Je …… et …… tache,
je suis la vache.
Je …… et …… dos,
je suis l’escargot.
Je …… et …… pointue,
je suis la tortue.
Etc.
Les enfants sont conduits à repérer la rime des deux lignes : tache,
vache ; dos, escargot ; pointue, tortue ; grognon, cochon, etc. (on laisse
de côté le système de reprise d’un même élément – cornes, maison, queue,
etc. – d’une strophe à l’autre). L’enseignant propose ensuite une liste de
noms d’animaux qui ne se trouvent pas dans cet album (par exemple :
loup, écureuil, abeille, hamster, hérisson, chameau, dromadaire, canard) ;
il demande à chaque élève d’en choisir un et de trouver un mot qui peut
aller avec cet animal et qui rimera à la fin de la première ligne. Pour ces
mots qui riment, en cas de « panne », on fait appel à l’imagination de
tous. Au besoin, l’enseignant propose des solutions. Voici des exemples
de productions : « J’ai des grandes dents et je suis filou, je suis le loup.
Je pique et je fais du miel, je suis l’abeille. J’aime la salade et je me cache
sous ma litière, je suis le hamster. J’ai plein d’épines et je suis mignon,
je suis le hérisson. J’ai une bosse et je vis dans le désert, je suis le dro-
madaire. Je traverse le désert et j’ai deux bosses sur mon dos, je suis le
chameau. J’aime les noisettes et je me cache dans les feuilles, je suis l’écu-
reuil. J’ai des plumes et je nage dans la mare, je suis le canard… »
Comme avec le jeu du portrait, on peut ensuite animer régulièrement
une séance de lecture ludique : dans le recueil de ces portraits d’animaux,
un élève en choisit un qu’il saura lire, lit aux autres élèves la première
ligne et ceux-ci doivent deviner la deuxième : « Je suis …. ».

Le problème de l’exécution matérielle des textes (la cursive)


Nous abordons ici le problème de l’exécution matérielle des lettres
et des mots sur le papier, ce qu’on appelle aussi la calligraphie. Ce pro-
blème est incontournable dès lors que l’on cherche à faire écrire abon-
damment et régulièrement les enfants au cycle 2, dès la GS. Il est sou-
vent délaissé dans l’approche de la pédagogie de l’écrit, comme si cet
apprentissage et sa pédagogie allaient de soi, comme si la moindre dif-

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

ficulté dans ce domaine ne freinait pas l’ensemble des activités dans les-
quelles les enfants sont sollicités pour écrire ! L’apprentissage de la cal-
ligraphie devrait pourtant apparaître comme un problème sérieux pour
les écoles françaises, si l’on tient compte du fait que la France est l’un
des très rares pays dans lesquels les enfants écrivent en cursive dès le début
de l’école élémentaire. En effet, dans la plupart des autres pays compa-
rables sur le plan de l’éducation (USA, Grande-Bretagne, Allemagne,
Canada, y compris le Québec, pays scandinaves, etc.), la cursive n’est
enseignée qu’en 3e ou en 4e année d’école élémentaire. Les pédagogues
de ces pays pensent que la cursive est difficile à exécuter, qu’elle
« mange » beaucoup de temps en apprentissages gestuels, qu’elle fait
obstacle à une écriture abondante et qu’elle ajoute un troisième alpha-
bet qui complique la compréhension du système de l’écrit pour les débu-
tants. Ces pédagogues privilégient l’écriture en lettres détachées, qu’on
appelle « script ». Ils y voient aussi un moyen de renforcer l’apprentis-
sage de la lecture, car les lettres scriptes ont des formes plus voisines
des lettres imprimées que les lettres cursives.
Pourquoi ce choix, qui paraît de bon sens, n’est-il pas aussi celui des
écoles françaises ? Y a-t-il des raisons qui justifieraient le choix de l’ensei-
gnement de la cursive dès le début du CP ? Ces questions conduisent à
analyser à la racine celle du choix de l’écriture initialement enseignée :
avant de répondre au « comment », il convient de répondre au « pour-
quoi ». Nous commencerons par comparer les deux sortes d’écriture. La
conclusion à laquelle nous aboutirons est la suivante : il vaut mieux ensei-
gner la cursive le plus tôt possible, sans passer par la scripte. Puis, nous
analyserons ce que veut dire « le plus tôt possible » et nous dégagerons
trois conditions (neurologique, cognitive et pédagogique), qui doivent être
réunies lorsque l’on enseigne la cursive. Nous présenterons et justifierons
enfin les choix qui nous paraissent les plus appropriés :
– faire écrire en capitales jusqu’au mois de mars en GS, ce qui permet
aux enfants d’écrire abondamment et d’économiser, en grande partie, le
temps consacré en maternelle à ce qu’on appelle le « graphisme » (l’écri-
ture en capitales remplit alors le même rôle de préparation motrice à
l’écriture cursive) ;
– enseigner la cursive de façon rigoureuse et systématique à ce moment
(± mars en GS) et entraîner quotidiennement les enfants jusqu’à ce qu’ils
puissent écrire directement leurs textes en cursive (cette substitution d’une
graphie à l’autre se réalisant à des rythmes différents d’un enfant à l’autre) ;
– avoir le souci constant de favoriser la construction progressive par
les enfants des correspondances entre les principaux alphabets (capitales

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

et minuscules d’imprimerie d’abord, lettres imprimées et lettres cursives


ensuite) ;
– n’enseigner les majuscules cursives qu’en toute fin de CE1. Le but
recherché est ici que les enfants soient capables d’identifier ces lettres,
voire de les réaliser occasionnellement (et non qu’ils s’en servent pour
écrire couramment). Ainsi que l’indiquent plusieurs textes officiels : il
faut bien se résigner au fait que ces lettres sont condamnées à disparaître
des manuscrits d’écoliers, comme elles ont déjà pratiquement disparu de
l’écriture manuscrite courante des adolescents et des adultes.

Les avantages de l’écriture cursive


L’utilisation de l’écriture scripte dès le début du CP, on l’a dit, a
deux avantages évidents sur la cursive : elle est bien plus facile d’exécu-
tion et sa ressemblance avec l’écriture d’imprimerie facilite également
l’apprentissage de la lecture, car c’est pratiquement la même écriture qui
sert à lire et à écrire. Cela suffit-il à choisir, comme les Américains, les
Anglais, les Allemands, les Canadiens, etc., d’enseigner initialement la
scripte et de retarder l’apprentissage de la cursive ?
En fait, par-delà le surcroît de difficulté dans l’apprentissage initial,
l’écriture cursive, comme écriture courante, a cinq avantages importants
sur l’écriture scripte, qui doivent être pris en compte dans le choix d’une
écriture de débutant.

• La rapidité d’exécution
Au terme de l’apprentissage des calligraphies, la cursive est bien plus
rapide à exécuter que la scripte. Cela se comprend aisément : pour
passer d’une lettre à l’autre, voire pour passer d’un trait à l’autre dans
une même lettre, la scripte nécessite de lever et de déplacer l’outil scrip-
teur. Pour écrire le mot « tomber » en script, il faut réaliser 11 traits
(2 pour le t, 1 pour le o, 3 pour le m, 2 pour le b, 1 pour le e, 2 pour
le r) et déplacer 10 fois son outil, alors qu’en cursive, « *tOmber » s’écrit
en 3 traits seulement (deux traits pour le *t, un pour tracer les autres
lettres) et on déplace l’outil 2 fois (pour tracer la barre du t, qu’il vaut
d’ailleurs mieux tracer à la fin, et pour l’attaque du o). En fait, les per-
sonnes qui écrivent couramment en script ont tendance à lier les traits
et les lettres. Par exemple, elles réalisent le m en un seul geste (en
repassant deux fois sur les jambages du m) et lieront le o et le m ainsi
que le e et le r. Mais cela n’équivaut jamais à l’économie procurée par
la cursive. Car tous les parcours inutiles de l’outil (pour repasser sur

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

des traits ou pour déplacer l’outil sans laisser de trace) sont des temps
morts pour l’écriture elle-même. On a pu mesurer ainsi qu’entre deux
adultes qui écrivent habituellement – l’un en cursive, l’autre en script –,
le premier réalise dans le même temps, entre 1,3 fois et 1,5 fois plus de
lettres ! Si l’on extrapole la quantité d’écriture que rend possible chaque
type d’écriture sur une scolarité, il est évident que la cursive, par sa
bien plus grande rapidité d’exécution, optimise le temps scolaire. Utiliser
la cursive plutôt que la scripte, cela revient en effet à augmenter de 30
à 50 % le temps consacré à écrire, sans modifier le calendrier scolaire
ni les horaires d’école !
On pourrait objecter à cette analyse que l’apprentissage de la cursive peut
se réaliser après celui de la scripte et que l’on conjuguerait alors tous les
avantages : ceux d’un apprentissage initial de la scripte (plus facile et plus
cohérent avec la lecture d’imprimés) et celui d’une écriture rapide que
l’enfant apprend d’autant plus aisément qu’il sait déjà lire et écrire, est même
capable de lire la cursive et a des connaissances orthographiques étendues.
Cette objection a pourtant une faiblesse de taille : les sujets qui automati-
sent l’écriture scripte dans les premières années d’apprentissage ne par-
viennent pas à écrire couramment en cursive. En fait, dans les premiers
temps, ils ont le sentiment d’être ralentis et reviennent dès que possible à
la scripte. Quand on commence par apprendre à écrire en script, l’appren-
tissage ultérieur de la cursive apparaît comme une rééducation et le par-
cours le plus naturel consiste plutôt à optimiser la scripte qu’on maîtrise déjà
(en liant de plus en plus les traits et les lettres). C’est ainsi que les adultes
anglais, allemands ou américains utilisent généralement une « scripte liée » :
le fait de retarder l’apprentissage de la cursive les a installés dans la scripte.
Autrement dit, si l’on n’apprend pas d’emblée à écrire en cursive, on ne
s’approprie pas vraiment cette écriture comme écriture courante.
En résumé, la cursive a certes un coût à l’apprentissage bien plus élevé
que la scripte, mais le bénéfice est considérable pour la suite, dans la sco-
larité comme dans la vie. Et ce bénéfice constitue, à lui seul, un argument
tout à fait décisif pour choisir d’enseigner la cursive le plus tôt possible.

• La cursive met mieux en valeur les unités lexicales que la


scripte
Lors de l’exécution d’un texte en script, il faut gérer deux sortes
d’espaces : l’espace entre les lettres et l’espace entre les mots. Si l’espace
entre les mots est insuffisant, cela gêne la relecture ou la lecture par
autrui. Ce problème n’existe pas avec la cursive, qui ne connaît qu’un
seul espace : l’espace inter-mots.

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MP Comprendre les enfants 28/02/2005 18:49 Page 189

La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

• La cursive, plus que la scripte, incite à se libérer de la copie


lettre à lettre
Quand on copie un mot en lettres scriptes, celles-ci étant isolées, la
procédure la plus spontanée du grand débutant consiste à copier le
mot lettre après lettre. En revanche, si l’on utilise la cursive pour copier
un mot, on peut certes le copier également lettre après lettre, mais,
lorsque l’apprentissage de la cursive est rigoureux, on reproduit plutôt
les lettres par paquets. Pour écrire le mot « lundi » par exemple,
comme on interrompra le tracé après le *n pour attaquer le rond du
*d qui suit, cette contrainte gestuelle justifie qu’on exécute ensemble
les lettres du segment *lun avant d’exécuter celle du segment *di (on
notera qu’ici, chaque segment correspond à une syllabe). Si le péda-
gogue fait ainsi jouer cette contrainte dès le début de l’apprentissage
de la cursive, il favorise la segmentation des mots en unités plus grandes
que les lettres et aide les enfants dans l’apprentissage de l’orthographe
(avec l’exemple du mot « lundi », l’enfant est amené à le concevoir
comme lun + di, alors que la copie lettre à lettre le maintient dans
une vision plus disséminée).

• La cursive, mieux que la scripte, favorise la mémoire kinésthé-


sique de l’orthographe
Chacun en a déjà fait des centaines de fois l’expérience : lorsque je ne
sais plus comment s’écrit un mot, je l’écris afin de m’en donner une repré-
sentation visuelle qui m’aidera à trancher. Mais ce faisant, je sollicite
d’abord la mémoire du geste que fait ma main pour écrire ce mot ; c’est
ma main qui me rappelle comment j’ai écrit ce mot jusqu’ici. C’est ce
qu’on appelle la mémoire kinésthésique de l’orthographe. Dès le XIXe siècle,
des médecins ont constaté que certaines personnes qui, victimes de lésions
cérébrales, avaient perdu la capacité de lire, conservaient cette forme de
mémoire des mots écrits. C’est ainsi qu’a été mise en évidence cette
« 3e dimension » de la mémoire orthographique, qui complète la mémoire
visuelle et les connaissances orthographiques (connaissances grapho-
phonologiques et catégorisations orthographiques). Or, il semble que cette
mémoire kinésthésique de l’orthographe soit mieux installée chez les sujets
qui écrivent en cursive que chez ceux qui écrivent en script.

• La cursive, mieux que la scripte, favorise la personnalisation


de l’écriture
La scripte, même utilisée couramment pas des adultes, reste assez
normée, et les variations de « style » d’un sujet à un autre sont peu impor-

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

tantes. La cursive se prête mieux à une stylisation de l’image graphique


de soi : cette dernière commence à la charnière de l’école élémentaire et
du collège et se stabilise ensuite chez le jeune adulte. Remarquons ainsi
que la graphologie, dont il est fait un usage important – et abusif – en
France, où l’on écrit couramment en cursive, est en revanche peu connue
aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, où l’on écrit couramment en script,
mais où la graphologie est limitée à l’expertise judiciaire.
Est-ce un avantage de disposer d’une écriture qui se personnalise facile-
ment ? Il est difficile de répondre à cette question. Le bon sens conduit à
penser que cela peut constituer un avantage pour les personnes qui « trou-
vent leur style graphique », un désavantage pour les autres, celles qui
« n’aiment pas leur écriture ». Mais l’expérience me fait aussi penser que
les écritures maladroites ou irrégulières sont davantage le résultat d’un
apprentissage mal conduit que le reflet de personnalités instables ou imma-
tures. Or, la cursive normée par l’école possède en elle-même une esthé-
tique que l’on ne retrouve pas dans la sobre et austère scripte. Que les
enfants entretiennent un rapport esthétique à l’écriture lors de l’apprentis-
sage initial n’est certes pas l’objectif principal ; mais s’ils parviennent, avec
l’aide de leurs maîtres, à une écriture lisible, régulière et aisée, ils ne pour-
ront guère ensuite maudire leur style graphique. En somme, il me semble
que, si le maître d’écriture donne à chaque enfant la possibilité d’expéri-
menter ce rapport esthétique à l’écriture, il ajoute un motif supplémentaire
d’intérêt pour l’écrit. Dans le goût d’écrire, il y aussi un rapport esthétique
à la trace laissée par l’encre sur le papier. Il me semble donc que la cursive,
mieux que la scripte, peut intéresser l’enfant à cette beauté.

« Le plus tôt possible », c’est quand ?


Enseigner la cursive le plus tôt possible, sans passer par la scripte,
c’est l’enseigner dès que l’enfant est en mesure de s’approprier cette écri-
ture et dans des conditions qui favoriseront l’accès à une écriture lisible,
régulière et aisée. Pour cela, trois conditions doivent être réunies, que je
vais maintenant développer.

• Une condition neurologique : la maturation du cerveau de


l’enfant
L’apprentissage de la cursive nécessite une capacité à mouvoir, indé-
pendamment de l’avant-bras, de façon intentionnelle et coordonnée, le
pouce et l’index, d’une part, (pour tracer les lettres) et le poignet, d’autre
part (pour se déplacer le long de la ligne d’écriture). Cette capacité résulte

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

d’un apprentissage moteur et d’une maturation neurologique, qui advient


entre 5 et 6 ans en moyenne. Cela signifie donc que, pour la plupart des
enfants, il est très difficile d’apprendre la cursive avant 5 ans, et que cer-
tains n’y seront pleinement prêts que vers 6 ans. Si l’on commence
l’apprentissage trop tôt, l’enfant cherche à effectuer la tâche demandée,
mais il utilise d’autres relais moteurs que les doigts et le poignet : c’est
son avant-bras qui effectue les mouvements tandis que son poignet et ses
doigts restent rigides. Il en résulte une fatigue importante et un réel désa-
grément, surtout si les tracés demandés sont petits, comme dans les exer-
cices classiques de calligraphie en cursive. Le précepte qui dit que « ce
n’est pas en tirant sur la plante qu’on la fait grandir » est parfaitement
valable ici : un apprentissage trop précoce de la cursive n’accélère pas
l’apprentissage, et peut même gêner celui-ci. L’enfant associe d’emblée
l’écriture à quelque chose de difficile, d’insécurisant, voire de douloureux.
En fait, l’apprentissage risque d’être finalement plus long et moins sti-
mulant que s’il avait commencé au moment où l’enfant peut maîtriser
les divers gestes demandés. En effet, il peut prendre ainsi des habitudes
inadaptées, dont il aura du mal à se libérer ensuite (mauvaise rotation
pour les ronds des lettres *o, *a, *d, *c, *e, etc. ; boucles des *l, *b, etc. mon-
tant par la gauche ; boucles descendant par la gauche pour *g, j* , *f, etc.).
Il est vraisemblable que de nombreuses écritures cursives lentes et mal-
adroites d’enfants plus âgés soient liées à un apprentissage trop précoce.

• Une condition cognitive : la capacité à épeler la cursive


Il est fondamental que les enfants comprennent que l’écriture cursive
d’un mot quelconque, bien qu’elle apparaisse sous la forme d’une courbe
complexe, est formée de lettres, des mêmes lettres que le mot imprimé,
mais que ces lettres sont alors « attachées ». Si l’enfant ne sait pas épeler
les mots écrits en cursive, ceux-ci lui apparaissent comme le dessin d’une
sorte de ficelle qui fait des boucles. Il perçoit des figures ou des dessins,
et non des combinaisons de lettres : les deux formes d’écriture (impri-
mée et manuscrite) lui apparaissent comme deux mondes séparés.
Or, il est d’autant plus difficile de concevoir la cursive comme des lettres
attachées que la frontière entre les lettres n’y est plus marquée : dans un
mot écrit en cursive, il est souvent impossible de savoir, sans apprentis-
sage spécifique, où commence et où s’arrête chaque lettre. De plus, les
lettres cursives peuvent avoir une forme plus ou moins différente des
minuscules d’imprimerie (comparer, par exemple, les formes des 13 lettres
b, f, g, h, j, l, p, r, s, v, w, y et z en minuscules d’imprimerie ou en script,
d’une part, et en cursive, d’autre part). Avec cette écriture manuscrite, il

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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

ne suffit donc pas de bien connaître les minuscules d’imprimerie pour pou-
voir se repérer facilement en cursive ; il faut également s’approprier de
nouvelles formes et la logique de leurs liaisons.
Les résultats d’une recherche que j’ai conduite en 1995 (travail inédit)
montrent que cette difficulté est bien réelle et que, pour certains enfants,
elle dure au moins jusqu’au milieu du CP. Soixante-huit élèves ont été
confrontés, en décembre, à une tâche de copie différée (un mot est pro-
posé au tableau pendant 30 secondes, puis effacé et les enfants doivent le
restituer aussitôt). Les élèves connaissent bien cette tâche car, dans ces
classes, elle est quasi quotidienne depuis le mois de septembre. Il s’agit ini-
tialement de savoir si la taille du modèle (plutôt 7 ou plutôt 15 cm pour
les petites lettres ?) a une influence sur les performances des enfants. Les
élèves sont répartis en deux groupes homogènes A et B par tirage au sort.
Aux uns (groupe A), on demande de restituer les mots « sorcière » et
« dinosaure » (qui n’ont pas été préalablement étudiés en classe) ; « sor-
cière » est écrit en cursive en petite taille au tableau et « dinosaure » est
écrit en cursive en grande taille. Aux autres (groupe B), on demande de
restituer les mêmes mots, mais inversement : « sorcière » est écrit en cur-
sive en grande taille et « dinosaure » est écrit en cursive en petite taille.
A priori, si la taille du modèle au tableau n’a pas d’influence sur la
performance, les groupes A et B, qui sont homogènes, devraient obtenir,
pour chaque mot, un score très voisin. Ce n’est pas ce qu’on observe :
dans les deux groupes, le mot écrit en grande taille est mieux restitué
que le mot écrit en petite taille (voir le tableau page suivante).
Toutefois, l’équipe de recherche est intriguée par le fait que le mot
« dinosaure » est nettement mieux restitué que le mot « sorcière », bien
qu’il comporte une lettre de plus. Une première analyse conduit à penser
que cela tient à la graphophonologie de « sorcière », qui est plus com-
plexe que celle de « dinosaure » : pour des débutants, il est assez facile
de repérer les deux syllabogrammes « di » et « no » dans « dinosaure »,
tandis que l’analyse des syllabogrammes « sor » et « cière » n’est guère
évidente. Mais l’examen des traces écrites des enfants laisse penser éga-
lement qu’ils ont eu plus de difficultés à épeler le mot sorcière du fait du
nombre de boucles. Pour contrôler l’impact éventuel de cette caractéris-
tique, on propose, la semaine suivante, aux deux mêmes groupes de res-
tituer le mot « baleine », à partir d’un modèle écrit en grande taille (on
neutralise donc cette variable) ; mais le modèle donné au groupe A est
en cursive tandis que le modèle donné au groupe B est en script. Dans les
deux groupes, les enfants doivent restituer le mot en cursive. On constate que
la performance est meilleure quand le modèle est donné en script

192
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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

(+ 11 points) ; on l’explique par le fait que l’épellation s’en trouve facilitée


et que cela aide donc les enfants à construire l’identité alphabétique du mot.

Présentation synthétique des résultats de l’étude,


de la condition la moins favorable à la condition la plus favorable.
Nombre d’élèves : 68

Groupe et type Score global


de modèle Mot-cible ramené à s / 100

A
Cursive petite taille $une *sOrcière 51
(épellation difficile)

B
Cursive grande taille $une *sOrcière 61
(épellation difficile)

B
Cursive petite taille $un $dinoSaure 67
(épellation facile)

A
Cursive grande taille $un $dinoSaure 73
(épellation facile)

A
*une $baleine 74
Cursive grande taille

B
Script grande taille
une baleine 85

Le score global est obtenu ainsi : on note chaque production d’élève sur 8 pour « sor-
cière », sur 9 pour « dinosaure », et sur 7 pour « baleine », car ces mots ont respective-
ment 8, 9 et 7 lettres. Chaque erreur constatée conduit à ôter 1 point (il y a quatre sortes
d’erreurs possibles : l’omission d’une lettre, le remplacement d’une lettre par une autre ou
par un signe illisible, le déplacement d’une lettre, l’ajout d’une lettre). On calcule ensuite la
moyenne du groupe (sur 8, 9 ou 7), que l’on ramène enfin systématiquement à une note
moyenne sur 100. Un score de 51 % pour le mot « sorcière », par exemple, signifie donc
qu’en moyenne les élèves du groupe A ont fait un tout petit peu plus de 4 erreurs sur ce
mot de 8 lettres. Un score de 85 % pour le mot « baleine » signifie qu’en moyenne les élèves
du groupe B ont fait un petit peu plus d’une erreur sur ce mot de 7 lettres.

193
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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

Il est également important de remarquer que :


– le progrès d’une condition à l’autre est plus net quand on passe du
modèle donné en cursive au modèle donné en script ; ainsi, contraire-
ment à l’intuition, on peut aussi conclure de cette étude que, pour un
débutant du CP qui doit copier en cursive un mot écrit donné par son
enseignant, il vaut mieux que le modèle soit présenté en script plutôt qu’en
cursive ;
– ce sont les élèves les moins avancés en lecture qui profitent le plus des
caractéristiques favorables de la taille, d’une part, et de la nature de l’écri-
ture du modèle, d’autre part, tandis que les élèves les plus avancés restent
peu sensibles aux changements de conditions (comme ils réussissent bien
dans la condition qui est la plus difficile pour les autres élèves, il y a pour
eux un « effet plafond »).

Ces analyses et observations conduisent donc à poser une condition


préalable à tout enseignement de la cursive : il est décisif que les enfants
sachent bien épeler les mots qu’ils voient écrits en cursive et, pour cela,
ils doivent d’abord connaître la plupart des lettres de l’alphabet imprimé,
en capitales et en minuscules (ils doivent connaître les formes et les noms
de ces lettres) et concevoir que les mots écrits en cursive le sont avec des
« lettres attachées ». Cela signifie notamment que, lors de l’apprentis-
sage de la cursive, les enfants doivent apprendre à reconnaître et à écrire
des lettres cursives isolées et qu’il convient de leur faire écrire en cursive
des mots qu’ils savent déjà écrire de mémoire et épeler dans une écriture
en lettres détachées.

• Une condition pédagogique : la cursive doit être normée dès


le départ.
Il est fondamental que les enseignants prennent en compte que
l’apprentissage de la cursive doit être guidé d’emblée. Cet apprentissage
ne peut pas relever du tâtonnement ou de la recherche par l’enfant d’une
simple imitation de la forme donnée en modèle. Ce qui doit être appris,
ce n’est pas seulement l’aspect d’une trace laissée par le crayon, le feutre
ou le stylo, mais un ensemble de gestes et même une technique gestuelle
(les lettres ne doivent pas être écrites l’une après l’autre, mais doivent
être enchaînées et il ne faut lever l’outil scripteur que dans des cas bien
*i
précis ; on trace les accents, les points des et les barres des à la fin, *t
etc.). Si on laisse les enfants tâtonner, ils peuvent certes se rapprocher
de la forme donnée en modèle. Pour réaliser celle-ci, beaucoup utilise-

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La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

ront des parcours qui ne sont pas économiques (par exemple « tourner »
les ronds des *o, *d et *q dans le sens des aiguilles d’une montre, former
des boucles qui ne se croisent pas pour *b, *f, *g, j* , *l, et *y, etc.). Ce ne serait
pas très grave s’il était possible de corriger aisément un geste mal
construit. Hélas, si l’enfant s’habitue quelque temps à écrire ainsi, il prend
un « tour de main » dont il aura du mal à se départir ensuite.
Dans la pédagogie de la cursive, il faut éduquer le geste dès le départ,
sous peine de devoir le rééduquer ensuite, sans garantie de succès au
demeurant. On évite ainsi des désagréments à l’enfant et on lui fait gagner,
ainsi qu’à son maître, un temps précieux. De plus, ce guidage est d’autant
plus efficient que l’enfant aura des connaissances étendues sur l’écriture
des mots en lettres détachées. Là encore, ce n’est pas en précipitant
l’apprentissage qu’on va le plus vite.

Quelle progression pour apprendre à « manuscrire » ?


Le choix qui a été expérimenté dans plusieurs classes de GS et de
CP du Val d’Oise, à la lumière des analyses précédentes, est le suivant :

• Les enfants écrivent au brouillon leurs textes en capitales accentuées


jusqu’en mars de GS (on distingue aussi des grandes. capitales et des
petites capitales et l’on met même les points sur les I). Les textes-réfé-
rences sont eux-mêmes écrits ainsi17. On aide les enfants en utilisant des
réglures à deux lignes (on a intérêt à utiliser des interlignes de 15 mm
environ). On insiste dès que possible sur le sens de rotation pour les lettres
C, G, O et Q, d’une part, B, D, P, R, d’autre part. Dans de telles condi-
tions (les lettres ont une hauteur de 1,5 cm à 2 cm et il n’y a que deux
types de traits, les « bâtons » et les « ronds »), cette écriture est très
accessible et ne demande pas une maîtrise motrice précoce. En pratiquant
ainsi cette écriture dès la fin de la MS, les enfants développent leur motri-
cité fine sans avoir besoin de cette préparation spécifique qu’on appelle
habituellement « graphisme ».
Ce choix conduit cependant les enfants à devoir gérer des espaces de
deux natures, les espaces inter-lettres et les espaces inter-mots. Au tout
début, ils ont tendance à négliger l’espace inter-mots. Mais cette erreur
est une excellente occasion d’installer un dialogue sur la notion de mot.
On voit souvent des enfants qui sur-corrigent aussitôt leur façon d’écrire
en mettant un très grand espace entre les mots. Au fil du temps, les

17. Voir annexe 2, p. 200.

195
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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

enfants apprennent à gérer ces espaces de façon plus adaptée. C’est cer-
tainement le reflet de progrès conceptuels. Ainsi, dans un premier temps,
à la suite de l’intervention de l’adulte, un mot apparaît aux enfants comme
un groupe de lettres entouré par deux grands espaces. Puis, avec le déve-
loppement de leurs capacités de reconnaissance des mots écrits, les enfants
accèdent à une notion de mot plus sémantique. Progressivement, ils appro-
chent de la notion syntaxique savante.

• Pour chaque texte, chaque enfant est systématiquement amené à


l’imprimer. Il doit alors le composer selon les normes typographiques
habituelles : capitales au début des phrases et des noms propres, minus-
cules pour les autres lettres. Cette traduction constante permet de
construire la correspondance des deux alphabets imprimés.

• Pour des écrits pseudo-privés (par exemple un pense-bête personnel


au tableau), l’enseignant de GS écrit en cursive devant les enfants : il
explique que c’est l’écriture des grands, que ce sont des lettres attachées
et que les enfants apprendront cette année cette écriture très difficile.

• Au mois de mars, démarre un enseignement méthodique et rigou-


reux de la cursive. La première leçon d’écriture en lettres cursives doit
être théâtralisée. Elle portera sur un mot connu des enfants (par exemple,
un jour de la semaine) ou marqué affectivement :
– l’enseignant réalise le modèle au tableau devant les enfants ;
– il écrit devant les enfants le mot en cursive en épelant les lettres au
fur et à mesure qu’il les trace au tableau ;
– il fait dessiner les lettres successives dans l’espace ;
– il fait écrire les lettres une à une en même temps que lui (les enfants
écrivent sur un support ligné), puis reprend cet exercice en insistant main-
tenant sur les liaisons entre les lettres (pour écrire « *lundi », on écrit
d’abord « *lun » en une seule fois, puis on lève son stylo et on écrit « *di »).
Les deux exercices nécessaires sont alors systématiques et quotidiens :
écriture de lettres isolées et écriture de mots où les lettres sont liées. Les
élèves apprennent d’abord à écrire la date du jour (qu’ils ont écrite jusque-
là en capitales), leur prénom et des mots qu’ils savent déjà écrire en capi-
tales (papa, maman, etc.). C’est donc ce corpus qui détermine l’ordre dans
lequel les lettres sont introduites, plutôt qu’un ordre lié au geste de base
(classiquement, on distingue 5 gestes de base). On trouvera, en annexe 318,

18. Voir p. 201.

196
MP Comprendre les enfants 28/02/2005 18:49 Page 197

La production de textes courts pour prévenir les difficultés dans l’apprentissage de la lecture

les lettres qui ont été ainsi successivement abordées dans les classes expé-
rimentales (rappelons que, dans cette progression, les majuscules cursives
ne sont découvertes qu’en toute fin de CE1).

• Entre les mois de mars et de mai, les enfants continuent à écrire


leurs textes en capitales au brouillon. Dès la fin avril, quand les lettres
les plus courantes ont été apprises en cursive, un exercice possible
consiste néanmoins à leur faire réécrire en cursive deux ou trois textes
antérieurs (ils peuvent s’aider de la correspondance entre les trois alpha-
bets). Mais c’est seulement en mai que, progressivement et de façon dif-
férenciée, les enfants seront encouragés à écrire directement leur
« brouillon » en cursive. Pour cela, les textes-références sont alors réécrits
en script et ils resteront écrits ainsi jusqu’à la fin du premier semestre
de CP (l’enseignant écrira alors les textes-références en cursive). Les plus
expérimentés (± 20 %) y parviennent presque aussitôt. D’autres ne pour-
ront le faire qu’en juin. Les derniers y parviendront en entrant au CP.

Une progression évaluée positivement


Cette progression, qui a été expérimentée avec trois cohortes, a
donné lieu à une évaluation qualitative auprès des enseignants de CP.
Par comparaison avec les cohortes antérieures, ceux-ci ont remarqué que
les enfants des classes expérimentales disposaient en la matière de savoir-
faire qui avaient seulement besoin d’être consolidés (dans les années
antérieures, l’apprentissage de la cursive « mangeait » un temps impor-
tant au début du CP). Ils ont surtout observé que les enfants avaient
une écriture lisible et régulière (ils parlaient de « belle écriture ») et
qu’ils la réalisaient déjà sur un bon rythme pour les mots connus de
mémoire. En résumé, tout en démarrant plus tard que dans la plupart
des progressions (très souvent, on engage le travail sur la cursive dès le
début de la GS), cette démarche permet d’aller plus vite et mieux à une
« belle cursive ».

Remarques diverses
1) Dans chacune des 4 phases de la progression présentée dans le
tableau en annexe 3, les lettres abordées dans la phase précédente sont
consolidées en mémoire visuelle et gestuelle.

197
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Des approches spécifiques et préventives dans la cadre des apprentissages fondamentaux

2) La distance visuelle et gestuelle entre l’écriture en capitales et l’écri-


ture en cursive est bien plus importante qu’entre la scripte et la cursive
(les lettres cursives ne sont pas du tout des lettres capitales liées). On
évite donc ainsi l’inconvénient de la progression pratiquée dans les pays
où la cursive est introduite tardivement, après une première expérience
de plusieurs années en script, et où les enfants n’aboutissent que rare-
ment à une vraie cursive. On évite aussi de possibles interférences entre
les deux sortes d’écriture.

3) Lors des exercices de calligraphie en cursive, il convient de prévoir


un dispositif spécial pour les enfants gauchers. D’une part, le modèle à
reproduire se trouve aussi sur la partie droite du cahier (il est seulement
sur la partie gauche pour les droitiers), ce qui laisse le modèle visible en
permanence (il n’est pas masqué par la main qui écrit). Évidemment, on
insistera pour que ces enfants fassent leur exercice de gauche à droite,
au besoin en rappelant qu’il faut toujours commencer à côté de la marge
rouge. D’autre part, il faut leur permettre de changer l’orientation de
leur cahier ou de leur feuille. En effet, pour éviter que la main ne cache
ce qui vient d’être écrit, la position idéale est un angle de 70° avec l’abdo-
men, voire davantage, les doigts et la main travaillant au-dessus de la
ligne, les notations se cumulant alors de façon ascendante le long d’une
ligne presque verticale. Cette adaptation est évidemment utile dès les pre-
miers écrits en capitales.

4) Le fait de continuer à utiliser les capitales en guise de majuscules cur-


sives est cohérent avec les évolutions en cours depuis deux décennies en
matière d’écriture courante : les majuscules cursives traditionnelles font
perdre beaucoup de temps (inutilement pour la lecture ultérieure) et font
perdre alors à la cursive une grande part de son avantage sur la scripte (la
rapidité d’exécution). En outre, ce choix de conserver les capitales pour noter
les majuscules facilite le repérage pour les enfants : les noms propres, qu’ils
ont écrits jusqu’ici en utilisant une grande capitale à l’initiale, continuent à
présenter cette même forme de lettre dans l’écriture cursive. Il convient seu-
lement alors d’amener les enfants à exécuter ces capitales le plus vite pos-
sible. Par exemple, plutôt que de tracer 4 traits pour M, on leur apprendra
à l’écrire sans lever le crayon, en commençant en bas à gauche.

198
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ANNEXE 1

Le vocabulaire fondamental
L iste des « 70 mots essentiels » recensés par V.A.C. Henmon19 dans tous
les textes d’une certaine importance (textes de 2 000 mots au minimum)
et classés par ordre alphabétique.
Ces 70 mots constituent à eux seuls 50 % des mots de tout texte fran-
çais, quel qu’en soit le type ou le thème. Autrement dit, si l’on sait lire
ces mots, on sait lire la moitié des mots d’un texte français.

à, au, aux il(s) que (conjonction)


aller je que ?
autre(s) jour que (pronom relatif)
avec le, l’, la, les qui ?
avoir leur(s) qui (pronom relatif)
bien lui sans
bon mais savoir
ce, cet, cette, ces me se, s’
comme moi si (conjonction)
dans mon, ma, mes si (adverbe)
de, d’, du, des ne… pas soi
deux notre, nos son, sa, ses
dire nous sur (préposition)
donner on tout, toute(s), tous
elle(s) ou tu, te, toi
en (préposition) où ton, ta, tes
en (pronom) par un(e)
enfant pas (adverbe) venir
être petit voir
eux plus votre, vos
faire pour vouloir
femme pouvoir vous
grand prendre y
homme

NB : Les mots soulignés sont des verbes à l’infinitif. En fait, ce sont leurs
flexions (« va », « ira », etc. pour aller ; « était », « sont », etc. pour être, etc.)
qui sont plus souvent rencontrées. Pour connaître les fréquences de ces flexions,
voir Nina Catach, Les Listes orthographiques de base, Paris, Nathan, 1984.

19. Cité par J.-D. Haygood, Le vocabulaire fondamental du français, Droz, Paris, 1937, et
par François Ters et al., Vocabulaire orthographique de base, OCDL, Paris, 1977.

199
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ANNEXE 2

Présentation d’un
texte-référence avant
l’introduction de la cursive
AU BOIS

VENDREDI 5 NOVEMBRE,
ON EST ALLÉ AU BOIS
AVEC MARTINE ET SYLVIE.

ON A RAMASSÉ
DES FEUILLES
DE TOUTES LES COULEURS.

ON A RAMASSÉ
DES FEUILLES MARRON,
DES JAUNES,
DES ROUGES
ET DES VERTES.

ON LES A COLLÉES
ET ÇA A FAIT
UN GRAND BONHOMME D’AUTOMNE.

IL EST TRÈS BEAU.

NB : 1°) Il manque ici les points sur les I.


2°) L’espace inter-mots a été augmenté.
3°) Pour aider les enfants à se repérer, on pourrait écrire les mots
« marron », « jaunes », « rouges » et « vertes » dans les couleurs cor-
respondantes.

200
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N’en rajoutons pas !

ANNEXE 3

Les lettres abordées


dans la progression
pour l’apprentissage
de la cursive (GS-CP)

Mots écrits Lettres abordées

1re phase (mars) : L$undi $u $n $d $ i


M$ardi $a , $ r
J$eudi $e
V$endredi
S$amedi $m
$mar∑ $∑
P$rénOm (+ 2 lettres
en moyenne)
Total : ± 11 lettres

2e phase (avril-mai) : $maman $papa $p


$avril $mai $v $l
Autres mots connus ; ex. : $bébé $chat $sOuri∑ $b $c $h $t $o
Total : ± 17 lettres

3e phase (juin) : j$ uin j$


Autres mots
ou prénoms ; ex. : $fantôme gâteau… $f $z $g $y $q $x
Total : ± 24 lettres

4e phase (CP) : $k $w $œ $ç

201
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Comprendre et aider les enfants en difficulté scolaire

Bibliographie
(Références des ouvrages pédagogiques et des albums cités dans la
3e partie. Les références des autres textes, en particulier les textes scien-
tifiques, sont données en notes en bas de page.)

Boujon, Claude, Bon appétit ! Monsieur Lapin, Paris, L’École des Loisirs, 1985.
Brami, Élizabeth, Les Petits Riens…, Les Petits Délices, illustrations de Philippe
Bertrand, Paris, Seuil Jeunesse, 1997.
Brami, Élizabeth, Moi j’adore, la maîtresse déteste…, illustrations de Lionel
Le Néouanic, Paris, Seuil Jeunesse, 1997.
Brami, Élizabeth, Moi je déteste, maman adore…, illustrations de Lionel
Le Néouanic, Paris, Seuil Jeunesse, 1999.
Brami, Élizabeth, Drôle de maman !, illustrations d’Anne-Sophie Tschiegg, Paris,
Seuil Jeunesse, 2000.
Collectif, Les Crêpes, illustrations de Sophie Ledesma, collection Histoire de mots,
Mouans-Sartoux, PEMF, 2000.
Collectif, Les Ciseaux, illustrations de Cécile Gambini, collection Histoire de mots,
Mouans-Sartoux, PEMF, 2000.
Corazza, Lynda, Chaussettes, illustration d’Alain Kaiser, Rodez, Éditions du
Rouergue, 1996.
Daumas, Micheline et Bordet, Françoise, L’Apprentissage de l’écrit au cycle 2 :
écrire pour lire, Paris, Nathan, 1990.
De Keyzer, Danielle, Apprendre à lire et à écrire à l’âge adulte : la méthode natu-
relle de lecture-écriture pour les apprenants illettrés débutants, Paris, Retz-PEMF,
1999.

202
MP Comprendre les enfants 28/02/2005 18:49 Page 203

Conclusion

A pprendre, nous l’avons vu, est un processus complexe qui engage l’enfant
au-delà d’une simple transmission du savoir. C’est, pour ce dernier, accep-
ter de se confronter à ses insuffisances et à ses manques, risquer des hypo-
thèses incertaines, accepter de remettre en cause ses représentations… Cette
confrontation, ce long chemin, n’est pas facilement acceptable, surtout pour
ceux qui se sont construits sur l’absence de repères, l’exclusivité de la rela-
tion affective, le refus de la frustration, pour ceux aussi qui s’imaginent que
l’école impose des buts évaluatifs et non pas des buts d’apprentissage.

Il n’est jamais aisé de quitter l’illusoire paradis de l’ignorance où nous


avons vécu nos premières émotions fondamentales. Parfois, la difficulté
d’apprentissage peut amener un enfant à s’en protéger par des systèmes
de défense ; toutes les injonctions sont alors inefficaces, et des compor-
tements réactionnels régressifs peuvent apparaître. Il faut alors savoir
conduire l’élève vers son autonomie d’apprenant. Le terme « pédagogue »,
signifie étymologiquement « celui qui conduit les enfants ».
Deux axes de conduite me semblent pertinents : l’accompagnement
évaluatif pour aider l’enfant à prendre conscience de ses progrès ; l’accom-
pagnement par un dialogue pédagogique.
Apprendre peut se comprendre comme un voyage et un dialogue. Deux
illustres personnages du voyage et du dialogue, le navigateur Christophe
Colomb et le philosophe Socrate, permettront de fermer provisoirement
une fenêtre sur les pertinentes contributions ici réunies.

Tout voyage se fait au risque de ce que j’appelle le paradoxe de


Christophe Colomb.
Le projet initial de ce dernier était de trouver la route des Indes. Après
une vie entière passée à préparer et à réaliser quatre voyages au-delà de
l’océan Atlantique, il mourut pauvre et oublié de tous. Il avait pourtant

203
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Comprendre et aider les enfants en difficulté scolaire

découvert un nouveau continent et ouvert la voie maritime trans-


océanique vers l’Ouest. Hélas, ses contemporains ne lui reconnurent pas
ces réussites ; lui non plus, qui, à son quatrième et dernier voyage, cher-
chait toujours la route vers les Indes. (Ce passage, qui n’existait pas alors,
a, depuis, été construit : c’est le canal de Panama.)
C’est cette difficulté que peut vivre l’apprenant qui ne parvient pas à
apprendre tous les concepts espérés par l’enseignant, et qui se retrouve
en échec ponctuel, alors qu’il a fait des efforts importants, qu’il a construit
des savoirs intermédiaires essentiels… sans pour autant atteindre le but
demandé. Quand l’évaluation ne rend pas compte à l’élève de ses pro-
grès réels, comme elle le devrait, il y a risque de démotivation. Il convient
ainsi de dire à l’élève qui a fait des efforts importants, mais qui obtient
des notations toujours aussi basses lors de l’évaluation : « Tu as fait des
progrès importants pour toi, mais ils ne se voient pas encore dans les
évaluations. Continue et attends les prochaines. » Sur « sa route des
Indes », il s’agit en effet d’être conscient du chemin parcouru.
C’est par le dialogue que se renoue le contact, que l’enseignant spé-
cialisé passe de la discussion, où l’on agite des arguments les uns contre
les autres, au véritable échange avec l’élève. Au dialogue donc, où l’on
parle à l’autre dans un échange au travers duquel (dia) les paroles posées,
attentives les unes aux autres, traceront le chemin d’une vérité (logos).
Jean Piaget1 a montré que les capacités de raisonnement, de logique
propres se construisent nécessairement par la coopération, l’intériorisa-
tion de débats vécus avec d’autres, origine de la réflexion. Il convient de
convoquer ici un immense et originel utilisateur du dialogue : le philo-
sophe grec Socrate, qui nous a laissé des formes élaborées de cet art.
Dans Le Ménon, Platon, le disciple de Socrate, retranscrit l’entretien de
ce dernier avec un esclave ignorant. Celui-ci est interrogé sur la construc-
tion d’un second carré double du premier. Il semble, de prime abord,
qu’il n’est guère possible de faire démontrer à un jeune esclave ignorant
la manière dont un carré peut être doublé. Mais Socrate s’y prend si
adroitement que l’esclave finit par trouver tout seul la solution. S’adres-
sant au maître de l’esclave, il lui dit : « Tu vois, Ménon, que je ne lui
enseigne rien et que je ne fais que le questionner. » Ainsi seront com-
pris et aidés les enfants en difficulté scolaire.

Louis Pastor, F.N.A.M.E.

1. Jean Piaget, Psychologie de l’intelligence. Paris, Armand Colin. 2001.

204
MP Comprendre les enfants 28/02/2005 18:49 Page 205

Bibliographie complémentaire

Mireille Brigaudiot :
Première maîtrise de l’écrit (CP, CE1 et secteur spécialisé), Paris, Hachette
Éducation, 2004.
Apprentissages progressifs de l’écriture à l’école maternelle, Paris, INRP,
Hachette Éducation, 2000.
La Naissance du langage dans les deux premières années, Paris, PUF, 2002.

Alain Brun :
Articles dans la revue Pratiques psychologiques.
Articles dans la revue Changement 2.
« L’Apport de la psychologie dans la pratique du maître et l’organisation
fonctionnelle des RASED », Élèves en difficulté : les aides spécialisées à
dominante pédagogique, Lille, CRDP Nord-Pas-de-Calais, 2003.

Monique Croizier-Pré :
Motivation, projet personnel, apprentissages, Issy-les-Moulineaux, ESF, 1993.

Guy Hervé :
Intervenir en réseau d’aides spécialisées aux enfants en difficulté : histoires
de Paul, Hugo et Pierre, Paris, Armand Colin, 1997.
Conceptualiser l’écrit, Paris, Hatier, 1999.
« La Littérature de jeunesse face à la mort », Revue Textes et documents
pour la classe (TDC), n° 843, 2002.
Abus sexuel et maltraitance, Paris, Syros, 2003.
Travail de deuil, Paris, Syros, 2001.
Droits de l’enfant, Paris, Syros, 1999.
Je viens de Tahiti, Paris, Syros, 1999.
Les Guerres, la paix, Paris, Syros, 1998.
La Drogue en questions, Paris, Syros, 1998.

205
MP Comprendre les enfants 28/02/2005 18:49 Page 206

Comprendre et aider les enfants en difficulté scolaire

Yves de La Monneraye :
La Parole rééducatrice : la relation d’aide à l’enfant en difficulté scolaire,
Paris, Dunod, 2005.

Jacques Lévine :
Je est un autre : pour un dialogue pédagogie-psychanalyse, Issy-les-
Moulineaux, ESF, 2001.
Pour une anthropologie des savoirs scolaires, Issy-les-Moulineaux, ESF, 2003.

André Ouzoulias :
J’apprends les maths – GS, Paris, Retz, 2002.
J’apprends les maths – CP, Paris, Retz, 2002.
J’apprends les maths – CE1, Paris, Retz, 2002.
J’apprends les maths – CE2, Paris, Retz, 2003.
J’apprends les maths – CM1, Paris, Retz, 2003.
J’apprends les maths – CM2, Paris, Retz, 2003.
MÉDIAL : Moniteur pour l’évaluation des difficultés de l’apprenti lecteur (CP,
CE1), Paris, Retz, 1996.
L’Apprenti lecteur en difficulté : Évaluer. Comprendre. Aider (CP, CE1), Paris,
Retz, 1996.
Favoriser la réussite en lecture : les MACLÉ (Modules d’Approfondissement
des Compétences en Lecture-Écriture), Paris, Retz, 2004.

206
MP Comprendre les enfants 28/02/2005 18:49 Page 207

Chez le même éditeur

MÉDIAL

A. Ouzoulias, L’Apprenti lecteur en difficulté : Évaluer. Comprendre. Aider


(CP, CE1), Paris, Retz, 1996.

A. Ouzoulias, MÉDIAL : Moniteur pour l’évaluation des difficultés de


l’apprenti lecteur (CP, CE1), Paris, Retz, 1996.

Comment faire ?

A. Ouzoulias, Favoriser la réussite en lecture : les MACLÉ, modules d’appro-


fondissement des compétences en lecture-écriture, 2004.

Forum Éducation culture

G. Chauveau, Comment l’enfant devient lecteur, 2003.

R. Brissiaud, Comment les enfants apprennent à calculer, 2003.

J. Bruner, Comment les enfants apprennent à parler, 2002.

J. Bernardin, Comment les enfants entrent dans la culture écrite, 2002.

K. Karmiloff et A. Karmiloff-Smith, Comment les enfants entrent dans le


langage, 2003.

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Direction éditoriale : Sylvie Cuchin


Édition : Joëlle Gardette
Corrections : Florence Richard
Création et réalisation : AGD Dreux
Maquette de couverture : Pictorus
N° d’éditeur : 1283
N° de projet : 10123327
Dépôt légal : octobre 2004
Achevé d’imprimer, en mars 2005, en France sur les presses de France Quercy, 46001 Cahors.

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