Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L'Instant D'apprendre
L'Instant D'apprendre
L’instant
d’apprendre
*
**
Voir la liste des titres disponibles dans la collection « Pédagogies »
en fin d’ouvrage et sur le site www.esf-editeur.fr
Table des matières
Avant-propos .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
2e partie :
L’échec scolaire par excès de sens
5
L’instant d’apprendre
3e partie :
De l’échec scolaire à l’hypothèse
d’un fonctionnement original de la pensée :
la fusion
6
Table des matières
4e partie :
L’instant d’apprendre et sa résolution :
de la fusion à la dissociation
2. Le chaos .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
Une définition du chaos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
Pourquoi peut-on parler de chaos
à propos de l’instant d’apprendre ? .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
Le concept de chaos psychique et la théorie des catastrophes
comme modèle explicatif de l’instant d’apprendre .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
Une représentation du changement
pour penser l’instant d’apprendre .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182
3. La dissociation .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
L’existence d’une limite psychique
comme préalable à l’apprentissage .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
La rencontre nécessaire .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
La dissociation .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195
7
L’instant d’apprendre
5e partie :
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247
Bibliographie .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
Avant-propos
P lus de dix années après, cette nouvelle édition1 me donne l’occasion de relire
ces hypothèses développées alors dans mon travail de thèse et de vérifier
leur pertinence avec le recul du temps. Ces hypothèses sont venues tout au long
de ces années étayer mon travail auprès des adolescents, elles m’ont permis
de proposer des pistes de travail aux enseignants, et de construire avec eux cet
entre-deux nécessaire pour rendre possible le changement. Je les ai reformulées
pour qu’elles puissent être utilisables, au quotidien, J’ai construit des outils, des
représentations pour leur donner vie, en quelque sorte !
Deux idées restent centrales pour moi, celle qui propose d’envisager l’échec
scolaire comme le résultat d’un excès de sens et celle qui démontre que cet échec
se construit et se décide dans un instant bien précis que j’ai nommé « l’instant
d’apprendre ». Ces deux hypothèses nous amènent tout à la fois à prendre en
compte le sujet dans sa complexité, dans sa pensée propre mais aussi à repenser
le moment de l’apprentissage comme un entre-deux, comme une rencontre, à
chaque fois singulière.
Au-delà des idées développées, ce qui a changé pour moi, c’est le regard
que je porte sur l’école, ma confiance s’est émoussée. Pourtant, tout au long de
ces années, j’ai continué à travailler avec des enseignants compétents, ouverts,
soucieux de leurs élèves, que cela soit dans le cadre de mon travail en ITEP, en
SESSAD ou celui des nombreux Groupes d’Analyses de la Pratique d’enseignants
du secondaire et plus récemment du primaire que j’anime avec un intérêt sans
cesse renouvelé. C’est sans doute l’ampleur des difficultés qu’ils rencontrent,
et l’inadaptation de plus en plus marquée de l’outil scolaire qui m’amènent
aujourd’hui à être plus critique. Une école qui se pense de plus en plus sans ces
enfants, ces adolescents qui la justifient, qui s’enferme dans des considérations
techniques et comptables, dans des préoccupations administratives qui perdent
de vue l’être en devenir mais aussi et surtout, et c’est encore plus grave, l’élève-
sujet, la personne déjà là qui interroge le sens, qui demande à être prise en compte
dans son existence propre mais qui recherche aussi un lieu où vivre avec les autres.
1. Précédente édition : Comprendre et aider les élèves en échec – L’instant d’apprendre, ESF
éditeur, 2001.
9
L’instant d’apprendre
10
Avant-propos
au travail grandissante chez les enseignants alors que ceux-ci sont submergés
de consignes, de contraintes administratives, d’exigences statistiques et autres
contrôles, qu’ils se trouvent enfermés dans des programmes, des modes d’emploi,
des marches à suivre…
Il est temps que les enseignants, les enfants, les parents se réapproprient
cette école qui n’est plus la leur. Mais c’est là un débat que je mène ailleurs et
qui dépasse largement les intentions de ce livre. Cette réappropriation passe par
l’affirmation de la nécessité de reconnaître comme préalable à tout projet d’ensei-
gnement la singularité de l’enfant, de l’adolescent et en particulier la singularité de
sa pensée et de sa parole. Paradoxalement, c’est à ce prix que le vivre ensemble
est possible.
11
Préface
13
L’instant d’apprendre
Serge Boimare
14
Introduction
« Toute pensée est toujours sur le point de comprendre, mais le premier sentiment
enferme toutes les pensées possibles. »
Alain1
15
L’instant d’apprendre
Pierre a 17 ans, il arrive de Marseille et loge dans un foyer d’accueil d’urgence avec sa
mère et sa sœur. Il a déménagé déjà deux fois, a changé de nombreuses fois d’école et
se trouve aujourd’hui non scolarisé et sans qualification. Sa vie est une fuite, il suit sa
mère qui fuit son mari, la violence de son mari, il fuit du même coup la violence de son
père sur sa mère. Ils changent de ville lorsque le père les retrouve et c’est ainsi depuis
deux ans. Pierre n’a confiance en personne, il ne veut pas intégrer le CIPPA2 dans
lequel j’interviens, il ne veut pas aller en entreprise, il ne veut plus suivre sa mère, il ne
veut pas rester au foyer, il ne veut pas se lever le matin, il ne veut pas que les autres
décident pour lui.
Son entrée en CIPPA ne passe pas inaperçue, il arrive systématiquement en
retard, refuse les travaux collectifs, refuse les échanges. Il refuse toute forme de
travail hormis le travail individuel sur fiches. Il « avale » les fiches à toute allure, en
lançant des « c’est facile », « c’est nul », « c’est pour les bébés ». Lorsqu’il ne comprend
pas, il ne demande pas d’aide, s’énerve, refuse les explications, regarde à la moindre
hésitation les fiches d’autocorrection et recopie les réponses. En fait, pour Pierre,
l’objectif n’est pas de faire les exercices, encore moins de comprendre, son objectif,
c’est de finir sa fiche, se dégager de la demande qui lui est faite, de transformer ce
qu’il fait, ce qu’il vit en événements passés en essayant de leur laisser le moins de prise
16
Introduction
Trois mois plus tard, la mère reprenait la route en direction de la frontière suisse avec
ses deux enfants, mettant ainsi un terme au travail entrepris mais aussi aux démarches
de placement que Pierre avait lui-même engagées pour mettre un terme à cette
errance. Je pris la précaution de lui trouver là-bas un CIPPA identique au nôtre afin
qu’il soit attendu. Pierre ne s’y est jamais présenté. En partant, je lui ai donné un petit
poème découpé dans une revue, le poème d’une femme revenue des camps de la mort
qui exhorte ceux qui ont la chance d’être en vie de faire quelque chose de cette vie.
17
L’instant d’apprendre
Donner du sens, faire des liens entre les générations entre les événements est
une menace. Comprendre c’est aussi prendre sa place dans l’histoire, être l’enfant
non désiré, avec un père qui en fin de compte est absent. Comment nommer des
enfants sans nom, des êtres qui ne devraient pas être là ? Stéphanie survit en
découpant les faits en petits morceaux insensés, en séparant les mots qui, réunis,
forment du sens, en éclatant la réalité en bouts d’images sans lien entre elles.
Apprendre prend la forme d’une démolition minutieuse.
Yamina a 16 ans, elle est née en France, d’origine yougoslave, elle sort de SEGPA.
Sa scolarité fut très perturbée en primaire suite à des crises d’épilepsie violentes et
nombreuses. Le traitement qu’elle dut prendre alors « l’assommait », et rendait diffi-
ciles les apprentissages. Elle fut donc orientée en CLIS. Nous apprenons également
qu’en dernière année de SEGPA, elle fut sérieusement agressée dans la rue par des
jeunes, et en fut très affectée.
En cours, Yamina s’adresse facilement aux adultes et est mal à l’aise avec les autres
adolescents. Au fil des semaines, nous observons que Yamina tient, par moments, des
discours incohérents mais non délirants, plutôt comme si nous n’avions accès qu’à des
parcelles de discours, mais également comme si, à chaque intervention d’un tiers, le
sens du discours se modifiait.
À titre d’exemple, en atelier lecture, Yamina apporte un jour un article sur une affaire
de détournement de fonds publics. Elle avait choisi un passage dans lequel elle avait
souligné le mot dénoncer. À la lecture du texte qui différait énormément des autres
textes lus, les autres élèves interloqués lui demandent sans délicatesse, pourquoi
elle a choisi de lire ce texte. Yamina s’emporte et les apostrophe avec violence en
leur disant qu’il faut dénoncer tout ça, c’est insupportable, il faut prendre des photos,
témoigner ! Dans mon esprit surgissent les scènes de violence en Yougoslavie qui
chaque jour sont à la une des journaux. S’agissait-il de cela ? Ou parlait-elle de son
18
Introduction
agression ? Une chose est certaine, Yamina n’a pas choisi le texte pour son sujet, car
elle n’en a pas saisi le sens global, elle l’a choisi plutôt pour quelques mots qui se sont
imposés à elle comme des relais réels et imaginaires tout à la fois, entre une histoire
et son histoire, relais où le sens devient multiple, où le contexte disparaît en libérant
le sens de l’ici et maintenant.
Yamina par moments se décale, sa pensée glisse et rebondit au gré des sensations que
provoque l’intervention de l’autre. Nous nous apercevons alors qu’elle répond non pas
aux questions des autres (au sens des questions de l’autre), mais aux attitudes, aux
signes d’humeur de l’autre, et tente ainsi de trouver ou de retrouver une continuité
d’émotion pour ainsi dire. Yamina répond dans un registre qui peut être totalement
différent de celui qu’elle traitait auparavant, aussi bien dans la forme que dans le fond,
et essaye de se rapprocher de la pensée de l’autre, en partageant son irritation, ses
certitudes. Elle nous fait penser à la manière dont les enfants de parents alcooliques
dévisagent leurs parents lorsqu’ils rentrent pour percevoir les signes de l’ivresse et
adapter leur attitude. Un jeune me disait ainsi « quand je rentre de l’école, je regarde
ma mère, si elle est assise devant la télé et qu’elle fume, je sais que ça ne va pas, alors
je monte m’enfermer dans ma chambre ». Yamina lit dans le regard de l’autre, et fait
écho à son discours.
Avec moi, elle semble pourtant assez à l’aise, mais la communication reste difficile, elle
« saute du coq à l’âne ». Un jour où je soupçonnais une incompréhension sur un terme
utilisé, je lui demande quel sens elle donne à ce mot. Elle me donne une définition
totalement étrangère au sens du mot. Je répète à plusieurs reprises la même opération
sur des mots différents, et je me rends compte que dans notre dialogue incohérent se
« répondent » deux logiques qui s’ignorent.
Corinne, elle, a 18 ans, elle arrive au CIPPA à sa sortie de SEGPA. Elle porte sur elle des
stigmates de débilité, le regard fuyant et peu expressif, avec un strabisme qui appa-
raît et disparaît au cours de la conversation, elle parle d’une voix aiguë, en bégayant
parfois et sourit sans raison. Corinne est l’aînée de trois filles, et occupe la place du
bouc émissaire pour résumer rapidement les faits. Sa mère l’accuse de rendre sa petite
sœur « débile », elle la considère comme une incapable, maladroite, et la compare sans
cesse à sa sœur d’un an sa cadette qui entre en BTS. Cette sœur a sa chambre alors
que Corinne partage la sienne ainsi que son lit avec sa petite sœur. En cours, les autres
19
L’instant d’apprendre
L’échec de Corinne met en avant l’incohérence des sentiments, les non-dits des
discours parentaux, la division devient une opération douloureuse mais également
aléatoire, elle représente un point de liaison et de discordance symbolique où
la résistance cède devant l’interprétation. Son changement d’attitude inattendu
ouvre un espace nouveau d’exploration car il laisse entrevoir l’idée qu’il est peut-
être possible d’intervenir en cours sur cette discordance significative.
Et puis, je terminerai par l’exposé d’une correction d’exercice banale avec
Oscar, un enfant scolarisé en CE2.
20
Introduction
« – Parce qu’ils sont cinq, 23 craies par 5 ça fait bien 115, regarde ma multiplication est
juste ! »
– Oui mais il n’y a que 23 craies au total.
– Non, ils ont 23 craies chacun, il y en avait 115 au départ.
– Relis la consigne, cinq maîtres se partagent équitablement 23 craies. »
Nous nous mettons d’accord sur le mot équitablement. Oscar présente à nouveau une
attitude de refus, il se cache la tête et se renfrogne.
Je continue, en rappelant que c’est compliqué de se partager des choses. Que l’on peut
préférer tout garder et s’arranger pour trouver des choses en plus pour les autres.
Face à la difficulté d’Oscar à « attaquer » le nombre 23, à le morceler, je lui propose de
dessiner des bâtonnets sur sa feuille pour qu’il puisse se représenter les 23 craies. Une
fois dessinés, Oscar regroupe les bâtonnets par 5 et me dit :
« – Ça fait cinq craies chacun, ça fait 5 x 4 voilà.
– Mais ils sont cinq maîtres !
– Eh bien, le dernier il en a trois, voilà ! »
Oscar évacue l’idée du reste, de ces objets que l’on ne peut partager simplement, et qui
entraînent nécessairement un choix argumenté ou arbitraire. Ces objets en surnombre
ou en nombre trop restreint au même titre que ceux qui par essence ne se partagent
pas comme le père, la mère, entraînent toutes sortes de prises de pouvoir, de pressions
des uns sur les autres, du plus grand sur le petit (ou inversement quand les adultes
interviennent), du plus fort sur le plus faible, etc.
« La consigne te dit équitablement, mais elle t’indique aussi qu’il peut rester des craies. »
Oscar commence la répartition, craie par craie, comme le font les enfants lorsqu’ils se
partagent des bonbons par exemple, et conclut :
« Ça fait 4 chacun et il en reste 3 qui sont à personne :
4 x 5 = 20, 23 - 20 = 3 ».
21
L’instant d’apprendre
22
Introduction
que le sujet entretient avec le savoir. Cette difficulté à construire des réponses
adaptées réside dans le fait qu’il ne construit pas des connaissances pour appré-
hender la réalité, mais pour préserver son intégrité psychique. Nous pouvons
supposer alors qu’il s’agit non pas d’un dysfonctionnement de la pensée, mais
d’un fonctionnement original de celle-ci.
Cela nous amène à penser, qu’apprendre n’est possible que si l’élève fait le
tri entre ces différentes significations qui se présentent à lui. Il s’agit pour lui de
pouvoir repérer les pensées qui lui appartiennent et de les différencier de celles
que l’enseignant essaye de lui transmettre. On pourrait dire que contrairement
à l’élève qui échoue, celui qui apprend est capable de dissocier, dans l’instant
de l’apprendre, les éléments conscients ou non qui relèvent de l’affect et qui se
trouvent mobilisés dans l’apprendre, de la situation d’apprentissage elle-même,
et de sa signification.
Cette dissociation ne peut se faire que si le sujet est à même d’aménager un
entre-deux qui aurait valeur d’espace intermédiaire (dans le sens de Winnicott). Un
espace de pensée dans lequel pourraient cohabiter ses propres fantasmes sur la
réalité et la réalité du discours de l’enseignant, et des connaissances transmises,
et qui aurait pour fonction d’aider l’élève-sujet à supporter la transformation qu’im-
pose l’apprentissage, tout en préservant une illusion de continuité de pensée entre
son monde intérieur et la réalité extérieure. Cet aménagement aurait pour fonction
d’étayer l’élève-sujet dans l’élaboration d’une relation objectale satisfaisante
et de lui permettre ainsi d’accéder au sens consensuel. Cette idée nous semble
intéressante, car elle permet de prendre en compte simultanément la construc-
tion de l’objet de connaissance et les réaménagements cognitifs qu’il implique,
et la construction du sujet narcissique. Nous sommes tentés de penser qu’il est
possible de proposer un mode d’accompagnement pédagogique de l’instant
d’apprendre qui irait dans ce sens.
23
1re partie
Repérages
1. Apprendre, oui mais comment ?, Paris, ESF éditeur, 1987, 11e édition, 1993, p. 53.
1
Entre psychologie et pédagogie
27
Repérages
28
Entre psychologie et pédagogie
29
Repérages
ses pulsions et la nécessité d’être au monde, et pour cela d’intégrer une norme et
des connaissances sur ce monde.
Bien souvent le psychologique, c’est-à-dire le vécu psychique de l’enfant, entre
à l’école quand le savoir en sort ou, dit de manière moins provocatrice et plus
objective, la psychologie devient un moyen de compréhension nécessaire lorsque
l’institution scolaire se sent désarmée, c’est-à-dire dans l’incapacité de mener à
bien avec les élèves sa fonction première d’enseignement. Michel Develay note
à ce propos, que lors des conseils de classe, les enseignants, faute de pouvoir
dialoguer entre eux sur les réussites et les difficultés d’un élève face à un contenu
d’apprentissage précis, se réfugient dans un psychologisme sommaire où il est
question de la personnalité profonde de l’élève, de sa famille, de ses conditions de
travail, etc., comme si en quelque sorte il fallait choisir : parler de l’apprentissage
ou parler de l’enfant parce qu’il est impossible de parler de l’enfant apprenant,
voire de l’enfant qui n’apprend pas.
Nous pouvons constater que d’une manière générale, ce sont avant tout les
difficultés d’apprentissage ou l’incohérence des résultats et non la qualité de
la relation éducative qui inquiètent principalement l’enseignant. Les problèmes
comportementaux et relationnels n’interviennent le plus souvent que lorsqu’ils
font obstacle à l’enseignement.
Nous pensons donc, pour le vérifier chaque jour dans nos échanges avec les
enseignants, que d’une manière générale, l’enseignant ne peut entrer dans une
démarche éducative plus large d’écoute et d’échange avec les élèves, que lorsqu’il
arrive à mettre en œuvre (de manière relativement satisfaisante pour lui-même) ce
pour quoi il est là : transmettre des connaissances aux enfants ou aux adolescents
dont il a la charge.
Pourtant, même lorsqu’il conçoit sa fonction comme une mission éducative et
formatrice, l’enseignant se heurte à de nouvelles questions. Dans quelle mesure
peut-il prendre en compte l’enfant dans le groupe ? Jusqu’où doit-il aller dans la
connaissance de l’enfant et dans la compréhension de ses difficultés ? Dans quelle
mesure la différenciation pédagogique peut-elle prendre en compte les variables
psychologiques de chaque enfant ?
Lorsque l’enseignant se tourne vers la psychanalyse pour trouver une réponse
à ces questions, il fait un double constat : tout d’abord la psychanalyse n’apporte
pas de réponses immédiates, c’est-à-dire qu’elle n’aide pas l’enseignant dans
son action pédagogique proprement dite, dans la mesure où elle n’intervient pas
comme un outil de décryptage d’une situation mais comme le moyen de prendre
en compte d’autres niveaux de sens. Elle engage d’emblée l’enseignant dans
une relation à l’élève différente. À ce propos, Anna Freud (1968) rappelle dans sa
quatrième conférence que bien souvent, les éducateurs s’imaginent que l’enfant
avec lequel ils travaillent est un être cohérent, ce qui explique qu’ils ne peuvent
30
Entre psychologie et pédagogie
31
Repérages
et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’elles se trouvent en concur-
rence avec un savoir d’une tout autre nature, celui qui naît de la relation à l’autre,
un savoir issu du transfert, qui parle du sujet, qui vient de lui, qui permet au sujet
de dire « je », Ce savoir du sujet devient primordial, il est le but recherché. Ensuite,
parce que ces connaissances parlent de la réalité partagée avec d’autres, et sont
soumises au principe de réalité. Elles ont du sens parce qu’elles s’inscrivent dans
un projet éducatif pensé par l’adulte pour l’enfant, un projet d’intégration.
Libérer le savoir de l’élève, c’est aussi mettre à jour une parole sur ses désirs. Il
est bien question comme le rappelle Mireille Cifali (1982), à propos des travaux de
Freud, d’enjeux différents : ces deux niveaux de réalité, celui du désir de l’enfant et
celui de la réalité dans laquelle prennent sens les connaissances, ne peuvent ni se
comparer, ni se compléter : « Le fantasme ne se corrige pas à l’aide d’un jugement
de réalité, [qu’] une réalité extérieure n’est guère équivalente à celle reconstruite
par un sujet, et [qu’] une formation ne remplace pas un savoir émergeant d’une
recherche personnelle ».
Quant au savoir « fou », il pourrait être l’amalgame de ces différents savoirs.
Amalgame qui nierait en quelque sorte la nature et la fonction de chacun, et qui
interdirait toute transmission, mais aussi toute extériorité au sujet. Cela pourrait
être également la conséquence d’un glissement, chez le pédagogue, du désir de
comprendre vers un désir de maîtrise, en s’appuyant sur un savoir sur l’enfant pour
optimiser l’apprentissage. Comme si le détour par l’enfant en créant un lien privi-
légié nourri de confidences, avait pour but de renforcer la dépendance de celui-ci
à l’égard de l’adulte ? C’est sans doute cette dérive possible qui conduit Meirieu
à faire « un éloge appuyé à l’ignorance de l’autre dans la relation pédagogique »,
peut-être est-il préférable de ne rien savoir sur l’enfant, plutôt que de l’enfermer
dans ce que l’on sait de lui. Cela pose la question d’une éthique du savoir dans le
champ pédagogique, et montre l’importance de dissocier ce qui relève du savoir
sur l’enfant et ce qui serait un savoir de l’enfant.
Il y a donc à rechercher une alternative possible qui pourrait faire exister tout à
la fois ce savoir de l’enfant porté par l’inconscient et le savoir du maître, de l’ensei-
gnant, savoir à transmettre, savoir consensuel, extérieur, qui, au lieu d’ignorer ce
savoir de l’enfant, devrait pouvoir s’inscrire dans son prolongement.
La nécessité de transmission et d’acquisition rend impossible la prise en
compte de l’inconscient dans les pratiques pédagogiques et, plus largement,
éducatives. La transmission et l’acquisition placent les individus dans un rapport
de subordination et de dépendance dont l’objet est le savoir, contraire à l’approche
psychanalytique. Cet objet savoir se passe, se partage en échange de preuves, de
signes qui permettent de vérifier si cette passation a bien eu lieu.
De plus, cette fonction de transmission, « ce devoir social d’éduquer », ne se borne
pas comme le montre Meirieu à un simple dressage, « elle affecte la personnalité
32
Entre psychologie et pédagogie
de l’adulte, la met en jeu dans ses ressorts les plus intimes » et transforme ce qui
pourrait être « un devoir purement formel », en « une aventure qui révèle la vulné-
rabilité de l’éducateur et l’interdit de suffisance ». Erik Erikson (1971) parle de « ce
besoin [de l’adulte] que l’on ait besoin de lui ». Il s’agit bien là d’une interdépen-
dance qui se noue autour du savoir, qui inscrit l’adulte comme l’enfant dans une
généalogie, et qui relève de ce qu’il appelle le désir et la nécessité de « générati-
vité ». Bref, cette transmission lie l’enfant au désir de l’autre.
Nous comprenons mieux pourquoi un savoir de et sur l’enfant pose problème,
il apporte le trouble, la confusion, il remet en cause l’ordre des choses parce qu’il
s’inscrit comme une réponse ou une non-réponse au désir de l’adulte, parce qu’il
est tout à la fois transférentiel et contre-transférentiel. Là encore, il n’y a pas de
milieu entre l’abandon de toute velléité de transmettre et l’ignorance de l’autre.
L’enseignant est tenu de transmettre et cette obligation l’enferme dans une peur
de comprendre l’enfant. Les enseignants que nous rencontrons reconnaissent
qu’ils abandonnent toute tentative de faire progresser un élève dans ses acquisi-
tions lorsqu’il va mal, et se tournent vers des services d’aide ou de soin pour que
l’enfant soit suivi. Ce temps d’écoute de l’enfant est vécu comme une parenthèse
dans le processus de transmission des savoirs comme si la réalité de l’autre
pouvait altérer ou disqualifier la réalité collective. Comment prendre en compte
cette réalité-là, comment penser l’enfant dans l’apprendre quand il nous transmet
quelque chose de lui ?
La finalité de la pédagogie va être de guider et préparer l’enfant à entrer dans le
monde social, partagé. Elle s’appuie sur un projet pour l’enfant implicite ou expli-
cite où se mêlent éthique et expériences. En cela, l’autre est toujours présent dans
cette transmission en dehors même de sa présence et de son influence directes.
Au-delà de la nécessité de formation qui permet l’accès au travail, à l’autonomie
matérielle, et à une certaine reconnaissance sociale, la transmission de connais-
sances fait fonction de rituel, en cela elle inscrit l’enfant dans la hiérarchie des
générations. Pourtant, en intégrant la norme, en acceptant un certain ordre des
choses, l’enfant du même coup s’émancipe, et se libère de la volonté éducative des
aînés en accédant au statut d’adulte.
Il y a donc dans l’obligation d’éducation de l’adulte sur l’enfant, quelque chose
qui renvoie à la survie et à la pérennisation du groupe social. Pourtant, la difficulté
apparaît lorsque l’enfant « refuse » d’être éduqué, « refuse » d’apprendre ou plus
exactement, lorsqu’il n’arrive pas à investir les lieux, les moyens, les contenus qui
lui sont offerts.
Nous pouvons constater que la pédagogie, si elle peut entendre et prendre
en compte des manières d’apprendre différentes, des rythmes différents, postule
pourtant, que tout enfant est en situation de pouvoir apprendre. Pour entrer dans
le détail, le pédagogue part de l’idée que l’enfant est capable d’identifier les
33
Repérages
34
Entre psychologie et pédagogie
35
Repérages
36
Entre psychologie et pédagogie
37
Repérages
regard porté sur l’enfant. Comment faire la part des choses et rendre à l’enseignant
ce qui lui appartient, ce qu’il a déposé chez l’élève souffrant ? Les observations
tirées de ma pratique de psychologue dans le cadre des séances de régulation
conduites à l’université auprès d’un groupe d’étudiants, dans le cadre d’une
réflexion autour de la pratique avec les enseignants de l’Arc-en-ciel ou au service
de prévention de l’Arc-en-ciel, en entretiens individuels, apportent un autre regard,
un regard qui autorise la distance et l’écoute, et ouvre des perspectives.
Pourtant cette multitude de lieux, la diversité des regards, l’absence bien
souvent de repères nous a finalement autorisés à faire se juxtaposer des espaces,
des paroles, des niveaux d’expériences différents, des logiques différentes
et parfois contradictoires. Cette relative confusion nous apparaît aujourd’hui tout à
la fois gênante du point de vue de sa crédibilité, et génératrice de nouveauté. Nous
avons misé sur cette capacité à produire de l’originalité en toute connaissance
de cause.
De fait les matériaux décrivent et tentent d’analyser une réalité telle qu’elle
se présente à nous, et ne sont pas le résultat d’une expérimentation ou d’une
recherche méthodique de données. Ils sont, comme dans toute réalité partagée,
et ce malgré un effort permanent de distanciation, à la merci de notre subjectivité.
Ils interviennent tout au long de ce travail, et jouent un rôle qui peut paraître
ambigu d’un point de vue scientifique, puisqu’ils sont liés à notre interprétation.
38
2
L’apprentissage scolaire
et ses spécificités
39
Repérages
40
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
Tout ceci éclaire, à notre avis, ce décalage étonnant que l’on observe chez les
élèves en échec entre la mauvaise qualité de leur production scolaire et leur réussite
en situation de stage ou dans des activités créatives, sportives par exemple. Nous
observons parfois qu’un élève utilise des compétences en dehors de l’école, pour se
déplacer, se repérer, organiser des activités, construire, réparer des objets, et ne peut
les mettre en œuvre dans des activités scolaires ou encore qu’il apprend différem-
ment lorsqu’il « s’entend » bien avec un enseignant ou bien lorsque l’enseignant est
assis à côté de lui et le fait travailler. Nous pouvons également évoquer les cas de ces
nombreux élèves qui apprennent mieux en apprentissage qu’à l’école. Lorsque vous
leur demandez ce qu’ils apprécient le plus dans ce travail chez un patron, ils vont vous
dire que c’est le moment du casse-croûte, de la pause, parce que patron, ouvriers
et apprentis se retrouvent « entre hommes » et mangent ensemble. Nous aimerions
ajouter que c’est surtout ce dialogue retrouvé qui les motive, aussi difficile soit-il,
cette parole qui lie l’enfant à l’adulte qui, faute d’avoir été intériorisée, de manière
suffisamment stable et sécure, peut se reconstruire dans la réalité.
Tous ces éléments nous amènent à penser qu’il existe deux types d’apprentis-
sages, ceux qui sont portés par le désir, le désir de plaire, de rencontrer, d’aimer,
de connaître, de partager, et qui sont le fruit d’une rencontre avec l’autre ou d’un
désir de fusion à l’autre, c’est-à-dire ceux qui ont à voir avec une nostalgie du
corps de la mère ; et puis il y a ceux qui existent en dehors de tout lien affectif réel,
en dehors du désir qui nous porte vers le corps de l’autre, ce sont les apprentis-
sages qui se décrètent, organisés et proposés par des spécialistes, les apprentissages
scolaires, la formation sous toutes ses formes. Mais au-delà de cet aspect arbi-
traire, ce sont aussi des apprentissages non assujettis à son propre désir et au
désir de l’autre, et qui renvoient à la capacité du sujet à penser, à se penser seul,
et à investir des désirs inconscients dans les objets de savoir. Nous citerons ici la
remarque d’un éducateur qui remettait en cause la compétence et la motivation
des enseignants d’un jeune dont il avait la charge au quotidien : « Avec moi, il
apprend, il s’intéresse à tout, on fait de la mécanique ensemble, il se débrouille
bien, il est intelligent. S’il ne réussit pas au collège, c’est parce que les enseignants
ne savent pas le prendre ». Cette difficulté à prendre en compte les différences
pourtant évidentes entre ces deux contextes d’apprentissage rend la demande
faite aux enseignants (savoir prendre l’enfant) extrêmement confuse. Nous ne
pouvons pas écarter le fait que dans ces deux contextes évoqués par l’éducateur,
le statut de l’objet de connaissance change, l’investissement relationnel est diffé-
rent, la connaissance réciproque aussi, mais surtout le désir d’apprendre de l’autre
et la nature de l’investissement pulsionnel diffèrent radicalement.
L’expérience auprès d’élèves en échec scolaire montre bien que la qualité du
lien entre l’enseignant et l’élève, améliore bien souvent le vécu scolaire de l’enfant
mais n’intervient pas de façon notoire au niveau des apprentissages. Il arrive parfois
qu’un élève, porté par le désir d’un maître, progresse de manière étonnante, puis
41
Repérages
s’effondre lorsqu’il s’en trouve séparé, et oublie toutes les connaissances acquises
devenues inutiles en l’absence du maître. Nous y reviendrons tout au long de ce
travail, mais il est certain que pour nous l’apprentissage scolaire, même s’il doit
être sans cesse réinventé dans sa forme, reste, par sa dimension consensuelle et
collective, un facteur d’intégration sociale fondamental. Il devrait pouvoir également
permettre aux élèves d’accéder à une certaine autonomie de pensée.
Pourtant, ce prolongement du désir de connaître lié au corps de la mère dans l’ac-
tivité scolaire fait lien, et c’est la nature de ce lien qui permettra progressivement de
perdre cette illusion ou au contraire de la renforcer, c’est-à-dire qui autorisera l’en-
fant à apprendre des autres et à y prendre du plaisir pour lui-même ou au contraire
qui liera la connaissance à la mère, à la relation affective, au désir de l’autre.
Peut-être faut-il ajouter que le lieu scolaire joue un rôle important. Il est,
comme la crèche d’ailleurs, un lieu où la mère n’est pas, n’a pas à être. Autoriser
l’enfant à apprendre des autres dans l’espace familial est une chose, l’autoriser
à apprendre des choses nouvelles (et surtout apprendre ce qu’il n’a jamais voulu
apprendre à la maison) en dehors du regard de la mère, dans un espace différent
qui n’est pas pensé par elle, n’est pas aussi simple. Les difficultés de certaines
mères à scolariser leurs enfants avant 5 ou 6 ans, à les scolariser régulièrement
ou encore à ne pas venir les chercher à n’importe quel moment de la journée, la
difficulté à se séparer du parent qui accompagne, si fréquente chez les enfants
n’ayant connu aucun mode de garde extérieur (crèche, halte-garderie, nourrice),
mais aussi tous ces mouvements entre le dedans et le dehors de l’école, l’accom-
pagnement dans la classe, puis l’accompagnement jusqu’à l’entrée de l’école, les
objets que l’on donne à l’enfant qui sont autant de liens, du goûter au mouchoir
en passant par les fleurs pour la maîtresse…, les informations que l’on donne aux
maîtresses à propos de la santé, l’humeur, les habitudes, les activités de l’enfant,
tous ces petits bouts de vie familiale qui entrent à l’école sont autant de moyens
qui peuvent tout aussi bien aider l’enfant à investir l’école en toute sérénité, que
le maintenir dans une illusion de non-séparation.
Au-delà de ce passage extrêmement sensible où l’apprendre reste confus quant
à son but, sa finalité, l’élève se construit progressivement un système de gratifica-
tions qui lui est propre et qui l’aide à construire sa propre relation à la connaissance,
à guider, finaliser son désir de connaître. Il investit à sa manière les différents
domaines d’apprentissage qui lui sont proposés, il en recherche d’autres ailleurs.
Pourtant, pour que cet investissement soit possible, l’enfant doit avoir construit
préalablement et simultanément, un espace de pensée qui lui est propre et qui fait
lien. Autrement dit, il semblerait que l’enfant appréhende l’expérience cognitive de
la même manière qu’il appréhende le monde au quotidien, c’est-à-dire en la repre-
nant sur un mode ludique ou plus exactement en mettant en lien les éléments de
réalité nouveaux auxquels il est confronté avec ses propres fantasmes.
42
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
43
Repérages
l’enfant, ne peut se faire que s’il se construit autour d’une double finalité : celle de
reprendre à son compte les connaissances puisées dans le réel, et celle d’aména-
ger simultanément des situations et des buts qui mobilisent l’énergie pulsionnelle
non prise en compte dans sa forme originelle.
Cette cohabitation psychique mais également cette coexistence dans le réel
d’un savoir qui vient de l’autre et d’un savoir qui vient de soi, rendent possible
l’investissement intellectuel mais surtout participent à la mobilisation de l’énergie
libidinale en maintenant le sujet dans une oscillation permanente entre le compro-
mis et la frustration. Cette « insatisfaction affective ou cognitive » correspond « au
désir de poursuivre l’idéal réalisant l’accord total ou la complétude évitant ainsi le
conflit, dont le sujet cherche à se rapprocher sans jamais tout à fait l’atteindre »
(Elsa Schmid-Kitsikis, 1985).
La mise en formation
Dans le prolongement de ce que nous venons de dire, il semble intéressant
d’éclairer également le processus de formation sur deux points : sur les liens
existant entre le développement psychologique de l’individu et sa scolarité, et sur
l’aspect transférentiel de la relation formative.
L’entrée en primaire marque un tournant décisif dans la scolarité de l’enfant.
Pris dans son histoire personnelle, dans les tourments de l’Œdipe, l’enfant se trouve
à son entrée au CP devant la nécessité de s’éloigner de la mère. Il devient sujet à
part entière, sujet séparé du désir de la mère. L’apprentissage de la lecture et de
l’écriture dégage son désir d’apprendre du désir de plaire à la mère et d’entretenir
les liens avec elle, et l’oriente vers un désir d’apprendre pour acquérir un savoir
élargi, un savoir partagé par d’autres. Apprendre change de finalité, apprendre à
lire et à écrire ouvre au monde comme un lien direct avec l’autre, sans passer par
une parole qui décrypte, qui donne la clé des secrets. Les motivations des enfants
qui apprennent à lire sont bien souvent le reflet de ce désir d’une relation directe
au monde et à ses objets, lorsqu’ils expliquent par exemple qu’ils veulent lire
pour pouvoir « avoir » une histoire, sans attendre le bon vouloir du père ou de la
mère, ou encore pour lire le titre des cassettes afin de faire son choix sans avoir
besoin d’être aidé dans leur recherche. Apprendre est donc marqué d’emblée par
le double sceau de la séparation et du pouvoir d’accéder seul à un savoir nouveau
qui se détache de l’expérience relationnelle ou ludique, et d’accéder à des codes
jusque-là réservés aux adultes.
Ce passage est compliqué pour l’enfant, car c’est l’adulte et à travers lui l’orga-
nisation scolaire qui le décrète comme « suffisamment grand » à son entrée au CP,
sans tenir compte bien souvent des variances d’âge et de maturité des enfants.
44
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
L’entrée en primaire implique une certaine autonomie chez l’enfant (mais aussi
chez la mère) aussi bien dans le comportement que dans le désir d’apprendre.
Ce passage, l’école le matérialise par des signes qui supposent qu’une certaine
autonomie affective est acquise par l’enfant : l’entrée en primaire est marquée
par un éloignement physique des parents qui sont tenus de rester à la porte de
l’école là où ils pouvaient accompagner leur enfant jusqu’à sa classe, l’instituteur
n’a plus la responsabilité de l’enfant jusqu’à l’arrivée des parents et peut de fait
laisser sortir seul un enfant de primaire que celui-ci soit âgé de 6 ou 10 ans… Cette
expérience, l’enfant la renouvelle aux portes de l’adolescence, au moment où se
réactualise la problématique œdipienne lorsqu’il entre au collège. L’institution
scolaire relayée bien souvent par les parents, le décrète à nouveau suffisamment
grand maintenant pour se débrouiller seul, être autonome dans l’organisation de
son travail et dans son désir d’apprendre.
L’école propose donc à l’enfant de nouvelles relations d’objet qui paradoxale-
ment vont s’inscrire dans le prolongement des relations parentales et vont aider
l’enfant à s’en éloigner. Ce passage du savoir des parents au savoir de l’ensei-
gnant pourrait se définir tout à la fois comme un moyen de vérifier la validité du
discours parental et de fait de le remettre en question, en lui opposant une autre
source de savoir (il suffit d’écouter les enfants pour comprendre que la réponse
du type « c’est la maîtresse qui l’a dit donc c’est vrai » est tout à la fois un moyen
de s’opposer au « savoir parental » mais aussi un moyen d’investir d’autres
images, d’autres relations), et également comme une sorte de continuité qui
favoriserait la construction d’une relation substitutive où l’enseignant deviendrait
en quelque sorte « le substitut de la mère » ; le maître est reçu comme celui qui
nourrit, remplit, protège. Ce choix demeure donc très proche de la pulsion. En fin
de période œdipienne, l’enseignant investi de cette manière deviendra objet de
tendresse et d’idéalisation en réparation de l’abandon par l’enfant de l’objet
de son désir. Il existe donc un mouvement de complémentarité, que l’enfant utilise
(dans le meilleur des cas) pour dépasser les conflits qui se présentent à lui.
Nous pouvons penser que la représentation du maître, de par le fait qu’elle diffère
des relations de type familial, et qu’elle n’est pas de fait chargée a priori, d’histoire et
d’affect, se présente à l’enfant comme un objet vacant au niveau de la représentation,
autrement dit, nous constatons que la relative neutralité affective liée à l’absence de
lien de filiation de la relation maître élève, est une relation des plus originales, elle ne
se retrouve nulle part ailleurs, et sa dimension formelle ressemble à bien des égards à
la relation qui se noue entre patient et thérapeute. Cette possibilité d’investissement
pulsionnel que représente le maître va donc permettre à l’enfant d’actualiser dans sa
relation à l’enseignant, par le biais du transfert, les conflits psychiques qu’il rencontre
au sein de sa famille. Cette actualisation peut être tour à tour, du point de vue de
la relation pédagogique, constructive ou destructive, en se posant soit comme une
réparation, soit comme une reproduction.
45
Repérages
46
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
47
Repérages
Kaës ajoute que la relation enseignant-enseigné est également prise dans une
fantasmatique anale où il est question de contrôler, de maîtriser, mouler, inculquer,
marquer d’une empreinte. Ce fantasme de modelage de l’autre à son image qui
renvoie au processus d’identification primaire fusionnelle, place la relation ensei-
gnant-enseigné dans un enjeu narcissique dangereux, dans la mesure où à tout
moment l’enseignant peut se trouver confronté à un retour déformé de sa propre
image, retour insupportable.
Enfin, l’enseignant est également impliqué dans un processus plus élaboré qui
fait appel, chez le sujet en formation, au désir de s’emparer de la toute-puissance
des parents et de devenir comme eux immortels et omniscients afin de prendre
leur place. Ce fantasme-là est nettement plus perceptible chez les adultes, et
prend souvent l’apparence d’une revendication légitime les formés exigeant d’être
reconnus comme porteurs de savoir, voire comme formateurs au même titre que
les formateurs. Ceci est d’autant plus sensible lorsque les formés sont forma-
teurs dans la réalité ! Ou encore, au moment de l’évaluation d’une formation, les
formés estiment qu’ils ont appris des choses qu’ils savaient déjà dans la mesure
où formés et formateurs ont le même âge. L’égalité entre formés et formateurs
relève de la question du pouvoir. Accepter librement d’être « formé » par l’autre
n’implique pas qu’on lui reconnaisse un pouvoir sur soi, ni qu’il lui soit donné
un pouvoir sur nous…
48
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
49
Repérages
50
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
51
Repérages
et chacun de ses élèves prise dans le jeu du transfert qui sera ainsi marquée par le
conflit, la soumission, l’admiration, l’amour selon l’histoire relationnelle du sujet.
Cette relation duelle a la particularité de se dérouler en présence d’un groupe :
le groupe classe qui de notre point de vue est un environnement qui favorise la
circulation et la mobilisation de l’affect. Le groupe classe, témoin des intrigues qui
se nouent et se dénouent, comme le chœur des tragédies grecques, apporte une
dimension « dramatique » à la relation pédagogique, en ce sens que les échanges
conscients ou non se trouvent soutenus par d’autres individualités qui, de par
leur proximité d’âge et de problématique, s’identifient spontanément aux mouve-
ments perceptibles ou non des différents membres du groupe. Cette circulation
d’affect peut provoquer parfois des mouvements convergents spontanés en
direction de l’enseignant.
Pour illustrer nos propos, nous évoquerons une situation que nous avons eue à traiter
dans le cadre du suivi d’une classe de BEP2. Lors de notre rencontre hebdomadaire avec
ces élèves, une élève accuse un enseignant d’avoir un comportement douteux avec
elle : « Il s’approche trop près de moi, se penche par-dessus mon épaule pour surveiller
mon travail ». Les autres filles du groupe renchérissent, « il prétexte que l’on n’a pas
compris pour s’approcher de nous, il n’est pas pareil avec les garçons ». La discussion
s’anime, la tension monte, le comportement de l’enseignant est jugé comme malsain,
ses gestes sont interprétés comme déplacés. Connaissant l’enseignant en question,
nous leur faisons part de notre étonnement, mais nous nous engageons à lui parler
du malaise qu’elles ressentent. La semaine suivante l’enseignant se retrouva en cours
avec seulement deux élèves : les deux seuls garçons du groupe.
Dans cette situation, somme toute assez banale, plusieurs éléments viennent s’imbri-
quer les uns aux autres : l’histoire particulièrement douloureuse de la jeune fille à l’ori-
gine de la plainte ; la place importante de la sexualité dans la vie de ces adolescents
de 18-20 ans ; mais aussi dans le groupe classe, vis-à-vis des deux garçons présents, la
difficulté pour l’enseignant à réfléchir sur sa propre implication, c’est-à-dire à concevoir
l’existence de ce trouble chez les élèves et la manière dont il « l’entretient » ou non.
Quant à nous, notre présence dans ce triangle élève/enseignant/animatrice a certai-
nement favorisé le transfert de l’élève concernée, en nous donnant la place de la mère
dont la fille est séduite par le père, et réveillé chez les autres élèves des fantasmes
similaires.
Toujours dans un registre très proche, les enseignants d’une classe de 4e se trouvent
débordés par des comportements et commentaires fortement sexualisés de la part
d’une majorité de la classe. Tout prête à interprétation, les cours deviennent difficiles
à tenir et les enseignants sont directement pris à partie : un élève dessine sa prof nue
pendant son cours et fait circuler la feuille, un autre prend les clés de l’appart de sa prof
et joue en classe avec l’inquiétude de celle-ci, les échanges sur Internet deviennent de
2. Il s’agissait d’un MOREA : module de repréparation d’examen par alternance. Cette action
faisait partie, au même titre que les ClPPA, du Dispositif d’insertion des jeunes de l’Éducation
nationale.
52
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
plus en plus crus, etc. face à cette situation de malaise, les parents rencontrés bana-
lisent le problème, les professeurs sont mal à l’aise et ne savent comment présenter
les choses. Il apparaîtra en groupe d’analyse de la pratique, en reprenant l’ensemble
des interactions entre élèves et enseignants, que la question de l’inceste est posée de
manière à peine déguisée, lancée par un élève pris lui-même dans un questionnement
adolescent massif quant à sa place au sein de la famille. Les enseignants et les parents
se trouvaient pris dans le déni, banalisant et renforçant ainsi la confusion des places.
L’enseignante principale décida donc de reprendre les choses avec ses élèves en
repositionnant les générations, et en interdisant toute interprétation personnelle à
connotation sexuelle pendant les cours (vous pouvez penser ce que vous voulez mais
il est interdit de le dire…) Cette position tranchée, difficile à tenir dans un contexte
de banalisation généralisée fut bien accueillie… par les élèves. Cette limite imposée
apaisa le groupe, rendant à nouveau possible le refoulement. Cela permit également
à certains élèves de parler des relations en classe : influence, domination et fonc-
tionnement de bande.
Le groupe porte donc les relations individuelles qui se nouent, les conflits qui
opposent un élève à un enseignant en s’identifiant massivement à l’élève ou à l’en-
seignant, et il trouble l’analyse, la compréhension de ces instants qui rapprochent
élève et enseignant dans le conflit, la peur ou l’amour, et rend les réponses indi-
viduelles difficiles. Cette présence du groupe va d’ailleurs justifier le refus de
beaucoup d’enseignants de prendre en compte les problématiques individuelles
des élèves : « Je ne peux pas m’occuper que de cet élève parce que pendant ce
temps tous les autres attendent » mais qu’attendent-ils ces « autres ? » Si ce n’est
que le professeur donne à cet élève la réponse qu’ils attendent eux-mêmes ? Ce
que l’enseignant s’interdit au nom du groupe, c’est avant tout à lui-même qu’il se
l’interdit. Il se l’interdit au nom de l’impartialité. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
S’engager vis-à-vis d’un élève met enjeu le désir, et toute rencontre d’idée, tout
échange avec un élève peuvent être perçus comme « un privilège d’affection »,
pour reprendre les termes de Lapassade et Schrérer. Or, la relation pédagogique
est marquée par une sorte d’interdit du lien, d’évitement de tout investissement
affectif qui se cache derrière une sorte de neutralité bienveillante. La relation
pédagogique fonctionne comme si l’enseignant était sans passion, sans pulsion,
sans désir autre que celui de transmettre des connaissances, sans opinions,
sans corps même.
Cette relation pédagogique est donc une relation qui nous semble fonda-
mentalement paradoxale parce qu’elle rend possible et interdit simultanément
la relation à l’enfant. Elle la rend possible tout d’abord, parce qu’elle remplit
un certain nombre de conditions qui par certains aspects ressemblent à la relation
thérapeutique. En effet, l’enseignant se trouve à une « distance » de l’élève qui
permet de distinguer cette relation d’une relation familière mais qui occupe une
place de choix dans l’histoire du sujet. Pourtant cette distance, dans la manière
53
Repérages
dont elle est bien souvent utilisée à l’école, interdit la relation car « elle prive
du droit au désir ». L’enseignant creuse une sorte « d’écart psychologique »
(Imbert, 1996) entre lui et l’élève pour rendre tout lien, toute identification
impossible. Cette distance Jacqueline Filloux la décrit comme « la bonne distance
affective » qui permet à l’enseignant de « fonctionner dans le champ pédagogique
à l’abri de tout désir » (1974).
Cette neutralité, véritable rempart qui met à distance l’homme dans l’ensei-
gnant, et ce sentiment d’être étranger l’un à l’autre impliquent « l’oubli du sujet
dans l’élève », l’oubli de la capacité de l’élève à produire du sens. Imbert (1996)
l’analyse comme une garantie d’équilibre, garantie illusoire qui protège l’ensei-
gnant au niveau de la représentation consciente qu’il se fait de sa pratique, mais
qui ne limite en aucune manière le jeu des investissements inconscients et les
mouvements transférentiels. Cette distance affective les voue simplement au
silence ou les pousse à s’exprimer avec force d’une manière qui ne peut alors
qu’être réprimée. Nous prendrons ici pour exemple le cas d’un enseignant qui lors
de nos rencontres mensuelles dans les collèges3, souhaita nous entretenir d’une
élève que nous devions rencontrer au service.
Il nous décrivit cette élève comme une adolescente au comportement étrange, qui
semblait se cacher derrière ses cheveux, un peu voûtée, le regard par en dessous,
« faux jeton ». Il nous dit qu’elle aura des problèmes « du côté de la séduction avec
les garçons », elle les « daube », et est brusque avec eux. Elle refuse tout interdit,
s’oppose, affronte les adultes. Cette élève l’inquiète, elle lui semble parfois être « dans
le cirage », et lui donne l’impression de « dérailler ». Il a peur qu’elle fasse « une grosse
bourde ». Il qualifie le père de « peu dense », et la mère de « plus prégnante », quant
à lui, il se décrit au cours de la conversation comme « monolithique », « carré », « gros
gabarit », « je suis comme cela », dit-il, « je ne peux pas me mettre en jupe ! ».
Lors de notre entretien au service, nous accueillons une grande jeune fille d’origine
sud-américaine (elle fut adoptée à l’âge de 6 ans), particulièrement belle mais égale-
ment très agressive et opposante. Cette description faite par l’enseignant, ses craintes
et ses impressions, les images qu’il utilise, cette manière de se représenter lui-même,
expriment le trouble que cette élève, au demeurant très pénible en classe, provoque en
lui, sans pour autant pouvoir être directement abordé ni même reconnu.
54
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
55
Repérages
56
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
57
Repérages
Une autre enseignante en éducation physique nous décrivait ainsi une élève qui,
en sport collectif, se trouvait en difficulté chaque fois qu’elle recevait le ballon. Elle
restait saisie sans savoir quoi faire et se mettait à pleurer. Cette attitude nous est
apparue comme une sorte de représentation, de métaphore de sa peur d’apprendre,
de saisir l’occasion, de transformer une situation, de se confronter à une situation
58
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
où elle se trouve impliquée face au groupe. Le trouble qui l’envahit nous renseigne
sur le vécu de l’élève mais aussi sur le caractère intrusif de l’apprentissage.
Ce vécu corporel de l’enfant mais aussi la manière dont nous percevons le corps
de l’enfant à travers nos propres sensations corporelles sont rarement évoqués de
manière spontanée par l’enseignant qui préfère « réduire » l’élève à sa pensée, sa
réflexion, sa parole. Cette réduction nous renvoie à une crainte diffuse qui touche
à l’interdit de prendre en compte le corps de l’enfant dans la relation pédagogique,
comme si cette négation du corps permettait du même coup de nier la séduction à
l’œuvre de part et d’autre.
Paradoxalement, s’il est interdit de toucher le corps de l’enfant en dehors de
situations codées comme le sport, le soin, il est recommandé de savoir « l’at-
teindre » pour se faire obéir, mais aussi pour capter l’attention de l’enfant. La
relation scolaire se trouve ainsi ponctuée de mots, de gestes, d’expressions, voire
de sanctions qui s’adressent au corps, qui visent le plus souvent à contraindre le
corps sans qu’à un seul moment on n’aide l’enfant à faire quelque chose avec ce
que dit son corps en classe.
La relation scolaire repose sur plusieurs paradoxes qu’il semble important de
reformuler en quelques lignes. Ces paradoxes mis en évidence par l’articulation
entre pédagogie et psychanalyse, sont tout à la fois signes de dysfonctionnement
et créateurs d’espaces nouveaux, ils sont en quelque sorte des leviers indispen-
sables à notre analyse.
Le premier paradoxe pourrait se formuler ainsi : l’enseignant se trouve face à
un élève qui apprend tout en ayant déjà un savoir sur les choses. Ce savoir sur
les choses, des philosophes comme Bachelard et Alain l’ont évoqué. Ils parlent
tous deux de cette première pensée sur le monde, pensée empirique, pensée
omnipotente, liée à la « connaissance sensible » (Bachelard, 1967) du monde. Ils
reconnaissent que cette connaissance sensible du monde entraîne l’esprit dans
un raisonnement faux, dans des « erreurs chéries » auxquelles on tient (Alain,
1932), mais elle permet aussi à l’individu de mettre une première distance avec
l’affect : « Ce premier système (empirique) mobilise la pensée et permet de décro-
cher la pensée en l’éloignant de la connaissance sensible » (Bachelard, 1967).
Ce paradoxe de l’enfant qui ignore tout en sachant, l’école l’écarte trop souvent
en invoquant la nécessité de travailler sur des savoirs « vrais », et en confondant
le besoin de dégager la connaissance des intuitions qui la précèdent avec celui
de décomposer la connaissance en étapes articulées les unes aux autres, allant
du simple au complexe comme si cette guidance pouvait éviter toute intrusion de
pensée de la part de l’élève.
Ces constructions de sens préliminaires qui accompagnent l’apprentissage,
l’élève les élabore non seulement à partir des expériences déjà acquises,
mais également à partir d’un savoir qu’il a acquis dans sa propre vie, et plus
59
Repérages
particulièrement dans son enfance. Ce savoir de l’enfant, mis à jour par la psycha-
nalyse et que Lacan définit comme « un savoir qui ne suppose aucune connais-
sance », participe à la lecture que l’enfant se fait du monde, sa marque est unique,
imprévisible, il cohabite avec les connaissances scolaires, il est à la source du
questionnement de l’enfant, mais il est aussi source de réponses. Penser l’appren-
tissage en intégrant ce savoir de l’enfant nous conduit à appréhender la connais-
sance comme un objet complexe, et à élargir le champ sémantique plutôt qu’à
le réduire.
Le deuxième paradoxe pose la question de la distance. Il pourrait s’énoncer
ainsi : l’enseignant propose à l’élève une relation distanciée qui se différencie de
la relation affective familiale, mais du même coup, cette distance réactive par le
transfert les images parentales. Cette distance est paradoxale, tout d’abord parce
qu’elle est défensive et n’est pas utilisée pour permettre ce que Imbert appelle
« le transfert comme appel du sujet au savoir » (1996), appel que le maître se
doit d’entendre. C’est une distance qui enferme le transfert dans la répétition et
qui est à comprendre comme une tentative de désinvestissement pulsionnel. Elle
n’autorise pas l’enfant à investir sa relation à l’enseignant comme une relation
bénéfique voire parfois libératrice à un adulte autre que ses parents. Elle n’assume
pas non plus les effets du transfert qu’elle met enjeu. Lapassade exprime très
bien cette contradiction dans laquelle se trouve l’enseignant, entre son désir de
garder la distance et celui de « garder le contact ». Ce paradoxe laisse supposer
que la relation pédagogique scolaire est une succession de retraits pulsionnels et
de tentatives de séduction de la part de l’enseignant qui laisse l’élève désorienté.
Il nous semble que cette distance qui existe réellement entre l’élève et l’ensei-
gnant et qui caractérise la relation pédagogique scolaire, est loin d’être vide, elle
est nécessaire justement pour pouvoir être remplie, pour permettre non pas « le
silence des passions »4 mais « l’usure des sentiments »5. Nous aimerions envisager
cette distance pédagogique comme un espace à préserver, un espace indispen-
sable à l’élaboration des connaissances.
Le troisième paradoxe concerne la place de l’affect dans la relation scolaire.
Il pourrait se formuler ainsi : les manifestations de l’affect ne peuvent être prises
en compte dans la relation scolaire alors que c’est cette même relation qui les
mobilise. Nous avons vu précédemment que la relation scolaire dans sa forme,
mais aussi parce qu’elle met en jeu le savoir, sa recherche, sa découverte et sa
possession, mobilise l’affect. Les enseignants sont confrontés dans leur pratique,
à ces manifestations de l’affect, pourtant elles sont toujours considérées comme
étrangères au processus d’apprentissage. Nous avons montré que la croyance
60
L’apprentissage scolaire et ses spécificités
61
3
Une définition de l’échec scolaire
Ahmed est en 6e, ses résultats sont médiocres, ses leçons ne sont pas sues, de plus
il falsifie ses notes, et signe à la place de ses parents, il s’absente souvent, et semble
même s’écrire lui-même les mots d’excuses.
Cette situation, tous les collèges la vivent. Les parents d’Ahmed ne parlent pas
français, et sont analphabètes dans leur propre langue. C’est Ahmed, puisqu’il est
l’aîné, qui remplit les papiers administratifs et qui accompagne partout la mère
ou le père pour traduire et lire pour eux. De nombreuses fois Ahmed a d’ailleurs
manqué la classe parce qu’il devait accompagner sa mère à l’hôpital ou à la préfec-
ture. Ahmed ne peut pas dire au collège que c’est lui qui lit et signe ses bulletins. Si
nous nous arrêtons là, nous oublions de nous poser les vraies questions : pourquoi
Ahmed abuse-t-il de la situation ? Est-ce que cette absence totale de contrôle de la
part des parents est synonyme de liberté pour Ahmed ? Comment vit-il ce pouvoir
dans sa famille ? Nous nous rendons compte que pour un garçon de 12 ans, être
celui qui fait le lien entre le cercle familial et la société, c’est avant tout assumer
63
Repérages
Chokri a 16 ans, il est arrivé de Tunisie il y a six ans. Son orthographe est catastroph-
ique. Il écrit les mots comme il les prononce : il leur ajoute des consonnes qui leur
donnent une sonorité proche de sa langue maternelle. Il écrit la plupart des mots en
phonétique. Suite à un problème survenu en classe, auquel il avait participé, nous
imposons une dictée au groupe. Dans ce texte nous nous adressons en les nommant
à chacun des protagonistes. Nous leur rappelons les règles du groupe et leur donnons
notre avis sur leur conduite. À notre grande surprise, Chokri fit très peu de fautes.
De plus, il s’agissait de fautes d’orthographe et non de fautes liées à la langue par
exemple.
L’intérêt de cet exemple ne réside pas bien entendu dans la méthode utilisée,
fort discutable par ailleurs, mais plutôt dans le fait que Chokri montre par cette
dictée qu’il comprend, mais surtout qui le concerne, qu’il aurait été dommage de
s’arrêter au simple constat d’une difficulté dans l’apprentissage de la langue fran-
çaise. Peut-être que lorsque la langue de « l’autre » s’adresse à soi tout change ?
Nader arrive d’Algérie où il vivait avec son grand-père. Il retrouve en France son père
remarié. Nader semble ne pas comprendre le français, il ne répond pas lorsqu’on lui
adresse la parole, il écrit de manière illisible, et demande aux autres d’écrire pour lui
ou de traduire nos paroles en arabe. On nous conseille de l’orienter vers une classe
accueillant les nouveaux arrivants. À l’occasion d’un travail de poésie, invention d’un
poème à partir d’un poème découpé, nous prenons le temps avec Nader pour reformer
des phrases à partir des mots accolés en prenant soin de l’interroger sur le sens qu’il
donne aux mots pour ne pas dénaturer sa pensée. Nous le questionnons plus précisé-
ment sur sa scolarité en Algérie. Nader a appris le français à l’école. Il était scolarisé
dans une classe préprofessionnelle parce qu’il était en échec scolaire dans sa propre
langue.
Il souffre de son déracinement. Il a perdu ses repères, le soutien de son grand-père. Il
retrouve un père qu’il connaît à peine.
Nous voyons bien qu’il y a une grande différence entre le refus de s’approprier
une langue et l’incapacité à la comprendre et à l’utiliser.
Ces observations très partielles et qui gagneraient à être plus développées,
nous interpellent simplement sur la nécessité de chercher au-delà des signes les
plus flagrants. L’explication sociologique oublie peut-être que l’individu construit
64
Une définition de l’échec scolaire
parfois en lui des choses étonnantes à partir de ce qu’il vit, des choses qui l’aident
à vivre ou le détruisent. Certains vivent, d’autres survivent, tout dépend de l’am-
pleur que l’on donne aux obstacles. Nous pouvons donc considérer que lorsque
l’enfant est en échec scolaire, la nature de son environnement peut être considérée
comme un facteur compensateur ou aggravant mais non déterminant.
Nous mettons également de côté une analyse qui mettrait en avant la notion
de limite intellectuelle d’origine organique, qu’elle soit accidentelle ou constitu-
tionnelle. Il est bien évident que nous ne nions pas l’existence d’une variabilité
dans les possibilités intellectuelles, pourtant nous pensons, comme l’évoque Sara
Pain, qu’un enfant limité intellectuellement peut être en échec, c’est-à-dire qu’il
peut être dans l’impossibilité d’utiliser ses possibilités. Sara Pain insiste sur le
fait « qu’une perturbation organique peut donner lieu à des conséquences plus ou
moins graves pour l’apprentissage, mais qu’elle ne constitue pas, en elle-même, le
trouble en question » (1980). Différencier ce qui relève d’une limite intellectuelle et
ce qui pourrait être de l’ordre d’une mise en échec est à notre avis très important.
Cette attitude, cette vigilance, modifient considérablement notre regard, notre
manière de faire. Cette différenciation, les enseignants travaillant en structures
spécialisées y sont sensibles. En revanche, dans le système scolaire dit « ordi-
naire », cette distinction est peu prise en compte. Chaque enfant fait-il vraiment
ce qu’il peut faire ?
Échec ou difficulté ?
La première approche de l’échec scolaire est proposée par Philippe Meirieu. Il
décrit en parallèle les attitudes scolaires des élèves en difficulté scolaire et celles
des élèves en échec (1987). Cette description met en évidence une différence
sensible entre ces deux catégories. L’élève en difficulté propose des attitudes et
des questionnements qui donnent la possibilité à l’adulte de le rejoindre dans
son raisonnement. L’élève et l’enseignant sont dans le même discours, le même
niveau de sens. Les élèves en échec laissent l’enseignant bien souvent désem-
paré, c’est la feuille blanche, le hors sujet, le raisonnement inadapté, la question
incongrue, l’envie de quitter la salle, un travail terminé en dix minutes, l’impossi-
bilité de revenir sur une erreur, de relire, de faire quelque chose d’une explication
donnée, bref, la relation entre l’élève et l’enseignant est mise à mal, l’enseignant
ne peut pas rejoindre son élève, l’élève ne peut pas se faire comprendre, ils sont
tous deux dans des niveaux de sens différents qui ne communiquent pas. Décrire
l’échec par des attitudes, par des sensations éprouvées de part et d’autre de la
relation, autrement dit le décrire par la manière dont il se donne à voir et à vivre à
l’autre, nous permet de rendre compte de l’importance de l’instant d’apprendre, de
privilégier la dynamique, le mouvement au résultat. Lorsque l’on observe l’enfant
qui « échoue », on se rend bien compte que ce qui est important, c’est ce qui
65
Repérages
est en jeu, et non les conséquences. Nous verrons par la suite, que ces attitudes
ont une place prépondérante, tout d’abord parce qu’elles s’offrent au regard
et aux interprétations de l’autre (l’enseignant en l’occurrence), mais également
parce qu’elles sont signifiantes en soi, c’est-à-dire qu’elles mettent en scène
le vécu psychique de l’enfant.
L’acquis et l’appris
La deuxième approche, nous l’avons relevée chez Olivier Reboul (1980), dans
la distinction qu’il fait entre l’acquisition et l’apprentissage. L’idée qu’apprendre,
c’est « pouvoir produire des réponses utiles pour soi ou pour les autres » n’exclut
pas le fait qu’un élève puisse acquérir des connaissances. Il est question-là du
mouvement de l’apprendre tourné vers l’autre, de la place du sujet parmi les
autres. Cette définition se démarque d’une définition qui ne s’appuierait que
sur l’étymologie du mot apprendre qui, à notre avis, peut prêter à confusion,
et qui, surtout, ne rend pas compte de ce mouvement de va-et-vient que fait la
connaissance, entre l’extérieur et l’intérieur. Cette démarche soutient et sous-tend
l’ensemble de ce travail.
Essayons d’aller plus loin. Nous faisons l’hypothèse que l’élève en échec
peut acquérir des connaissances mais qu’il n’apprend pas. Cette conception des
choses modifie non seulement le regard que l’on peut porter sur l’élève, mais
modifie assez profondément l’idée que l’on se fait de la relation pédagogique.
Pour éclairer cette hypothèse, il est nécessaire de définir plus précisément le mot
apprendre, de le situer par rapport au mot acquérir, et de noter les ressemblances
et les différences entre ces deux processus. Olivier Reboul, à propos de l’appren-
tissage, différencie l’acquis et l’appris de par leurs finalités. Si l’on peut dire que
ce qui est appris est acquis, l’inverse n’est pas vrai car, « l’apprentissage n’est
pas l’acquisition d’un savoir quelconque », c’est « l’acquisition d’un savoir-faire,
c’est-à-dire d’une conduite utile au sujet ou à d’autres que lui, et qu’il peut repro-
duire à volonté si la situation s’y prête » (1980). Nous pouvons ensuite définir des
« niveaux » d’apprentissage allant des situations d’apprentissage simples aux
situations d’apprentissage complexes. « La capacité à reproduire se transforme en
aptitude à adapter (les conduites acquises) à des cas nouveaux, à les modifier en
fonction des situations insolites. »
L’apprentissage se situerait donc au-delà de la simple acquisition. Une sorte
d’acquisition utile, utilisable, adaptable, transformable que l’individu, l’élève, pourrait
consciemment maîtriser. Une sorte d’objet différencié que l’on pourrait évoquer, se
remémorer à sa guise, que l’on pourrait transformer selon les situations, qui pourrait
donc être modifiable tout en continuant à exister sous sa forme initiale. Un objet
enfin qui pourrait être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de soi, dans un mouvement
perpétuel de déconstruction-reconstruction, sans jamais poser le problème des
66
Une définition de l’échec scolaire
limites et du morcellement. Cet objet appris est donc un objet élaboré, l’archétype de
l’objet scolaire transférable, une sorte d’objet épistémique ! La pédagogie mise sur
cet objet-là, se pense en fonction de cet objet-là. Il est l’objet de référence.
En situation scolaire, l’enseignant considère qu’une leçon est apprise lorsque
l’élève est capable de la restituer, mais aussi lorsqu’il peut l’appliquer, c’est-à-dire
la contextualiser. Cette application fera appel soit à la capacité de reproduction,
soit à celle plus complexe d’adaptation. On parlera alors de transfert de connais-
sance. Cette capacité de transfert de connaissance d’un contexte à un autre, exige
de la part de l’élève qu’il soit capable de mettre en relation chaque connaissance
nouvelle avec les connaissances plus anciennes ou, si l’on reprend les propos
de Piaget, qu’il puisse organiser sa pensée en schèmes d’action de plus en plus
complexes connectés les uns aux autres. Pour ce faire, il doit être en mesure d’assi-
miler ces connaissances, d’effectuer un travail d’accommodation, c’est-à-dire de
remanier, réaménager sa pensée pour intégrer ces nouvelles données, mais égale-
ment réaménager la réalité dans la compréhension qu’il peut en avoir, et, pour finir,
de retrouver un équilibre qui lui permette de mobiliser à nouveau son énergie sur
d’autres acquisitions.
Enfin, apprendre est un processus évaluable puisqu’inscrit dans la réalité
extérieure, sous forme d’actions produites par le sujet. Cet élément est important,
parce que nous verrons que l’élève est considéré en échec car il ne produit pas
d’actions évaluables dans la réalité partagée. Faut-il en déduire pour autant que
chez cet élève, le processus d’apprentissage est perturbé ou tout simplement
utilisé à d’autres fins ?
67
2e partie
L’échec scolaire
par excès de sens
71
L’échec scolaire par excès de sens
72
L’échec scolaire par « absence de sens » accordé aux connaissances
73
L’échec scolaire par excès de sens
difficile à soutenir pour l’apprenant. Nous verrons plus loin que cette musique peut
contribuer à la construction d’un espace psychique intermédiaire étayant.
À l’école, ces signes sont évacués ou laissés sans réponse. Ces signes parasites qui
viennent se surajouter posent la question de leur statut, de leur place et de leur recon-
naissance en tant qu’éléments signifiants. Leur place va dépendre directement de la
capacité de l’enseignant à les comprendre et les intégrer dans l’échange pédagogique.
1. Au risque de me répéter, cette approche est aujourd’hui renforcée par l’essor des approches
cognitives. La remédiation des difficultés scolaires se fait après avoir déterminé les lacunes ou
dysfonctionnement dans le raisonnement de l’enfant. Les manques, les « dys »fonctionnements,
sont alors rééduqués point par point, afin de les corriger. L’hypothèse étant que si l’enfant
retrouve toutes ces capacités jusque-là altérées, les troubles de la pensée et du raisonnement
devraient disparaître…
74
L’échec scolaire par « absence de sens » accordé aux connaissances
2. Nous observons aussi, dans le cadre de groupes de paroles en classe (en SEGPA), que lorsque
les élèves s’expriment sur des sujets qui les concernent et qui font appel à leur savoir expérien-
tiel (par exemple : la différence entre la difficulté scolaire et l’échec), ils peuvent déployer des
raisonnements logiques pertinents, apporter des nuances, définir des émotions ou des situations
sans pour autant avoir les termes ou les mots précis pour le dire (par exemple ils peuvent décrire
précisément l’état de sidération ou encore différencier la terreur de la peur et de l’angoisse de
manière très fine). Ils sont toujours surpris de se rendre compte que ce qu’ils expliquent corre-
spond à des mots précis, mots qu’ils peuvent par ailleurs connaître mais qu’ils n’ont jamais vrai-
ment intériorisé correctement. Ils sont capables de mettre en lien des éléments, de différencier
causes et conséquences, de différencier les niveaux de signification (différence entre un modèle
et une idole, entre la responsabilité morale, juridique, civile). Autrement dit, ils sont capables
d’utiliser des compétences qui semblent leur faire défaut dans leur travail scolaire.
75
L’échec scolaire par excès de sens
76
L’échec scolaire par « absence de sens » accordé aux connaissances
77
2
L’excès de sens et ses effets
au niveau de l’apprentissage
dans le contexte scolaire
4. Dans la relation pédagogique traditionnelle qui reste encore la plus utilisée, l’élève fait « le
mort » au sens de J. Houssaye, c’est-à-dire qu’il se doit d’être silencieux et attentif. Sa seule
manière d’exister autrement sera de faire « le fou », c’est-à-dire de « parasiter » la parole de
l’enseignant.
79
L’échec scolaire par excès de sens
sage. C’est-à-dire qu’ils sont bien une réponse mais pas la réponse à la question
posée. Ils représentent un savoir propre au sujet qui vient s’interposer mais aussi
interroger la connaissance.
Nous ne parlerons ici que des excès de sens qui troublent l’apprentissage et qui
produisent de l’échec, puisque c’est cet échec qui nous intéresse, pourtant nous
pensons que de la même manière des excès de sens peuvent être également à
l’origine d’une réussite scolaire. Dans le contexte de la réussite scolaire, ces excès
de sens seront autant de rituels utilisés pour faciliter l’entrée dans l’apprendre,
et de signes qui serviront à entretenir une relation agréable et stimulante avec
l’enseignant.
Les signes parasites peuvent être verbaux comme l’insulte, le chahut, le brou-
haha, le chuchotement ou encore le refus de répondre ; comportementaux comme
l’agitation, la violence ou encore le sommeil, etc. ; ou ils se traduisent par le biais
des objets comme leur oubli, l’apport d’objets personnels, la dégradation ou la
transformation des objets scolaires. Ils sont vécus du point de vue de l’appren-
tissage comme autant de moyens de parasitage, de tentatives de mise en échec
ou de gestes de refus. Ces attitudes sont, pour l’enseignant, à exclure pour que
l’apprentissage soit possible.
Les signes directement liés à l’utilisation de la connaissance sont plus problé-
matiques pour l’enseignant parce qu’ils mettent directement enjeu sa capacité
à « bien » enseigner, c’est-à-dire à se faire comprendre et qu’ils appellent une
réponse. Ces signes vont être de plusieurs ordres :
– ils vont être liés à la manière dont l’élève appréhende la connaissance, sa
trop grande rapidité ou au contraire sa trop grande lenteur, l’inutilité des
explications, les réponses hors sujet, etc., autant d’attitudes qui ne corres-
pondent pas aux attentes de l’enseignant et que celui-ci identifie comme
inopérantes du point de vue de l’apprentissage ;
– ils peuvent être liés à la forme de l’apprentissage : la difficulté va être focali-
sée sur une activité, par exemple, l’élève qui « ne sait pas lire », il échouera
dans les activités de lecture et dans les autres activités, il déduira le sens
des consignes en recherchant des signes dans le texte (formule, symbole)
ou en obligeant l’enseignant (ou un parent) à lui reformuler la consigne à
haute voix. Il apprendra ses leçons de la bouche du maître et non dans ses
livres. En revanche, l’élève peut être en difficulté de manière plus large, il
n’arrive pas à effectuer les exercices qui exigent un classement, une chro-
nologie, une répartition ; par ailleurs, il ne sait pas se servir de son cahier
de textes (on dit de lui qu’il oublie ses affaires et ne fait pas son travail), ne
sait pas lire son emploi du temps (il repère sa salle en suivant les élèves de
sa classe), il ne sait pas lire l’heure sur une horloge à aiguilles ;
80
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
– ils peuvent être liés au contenu des apprentissages. Il s’agit alors des
« erreurs », des « fautes », en lecture, orthographe, mathématiques, etc.,
erreurs de compréhension, de calcul, de raisonnement, de jugement.
Autant de « ratés » qui restent bien souvent une énigme pour l’enseignant
comme pour l’élève.
La particularité de ces signes dans leur ensemble, c’est qu’ils apparaissent
pendant l’apprentissage, même si à première vue ils ne semblent pas toujours
y être liés. Ils sont des « produits » de l’apprentissage, en ce sens qu’ils sont le
produit d’une rencontre entre le sujet et la situation d’apprentissage dans laquelle
il est immergé.
81
L’échec scolaire par excès de sens
J’arrive en classe de 4e SEGPA, c’est l’heure du groupe de paroles. Les élèves ont déjà
placé les chaises en rond mais contrairement à d’habitude, ils discutent bruyamment
entre eux et mes interventions n’y font rien. M., un élève arrivé depuis deux mois
dans la classe, me dit qu’il veut se mettre en retrait du cercle car il ne veut pas parler
pendant le groupe (c’est une possibilité qui leur est offerte) et se place derrière moi en
dehors du cercle. Je leur demande s’ils savent comment ça s’appelle ce qu’ils font là,
ils me disent que c’est un brouhaha. Nous entamons alors une discussion sur le sujet :
« Mais que faites-vous exactement ? » « On se met en retrait », « On ne peut pas parler
en groupe », « On se referme sur soi ». « Ah bon ? Et pourquoi ? Il y a une raison ?
Parce que généralement quand on se replie sur soi, c’est que ça ne va pas. Quel est le
problème ? »
Là, les deux délégués de classe interviennent et me font part de leur indignation suite
aux propos du Directeur de la SEGPA qui les a considérés responsables du fait que M.
(caché derrière moi) est puni de sortie scolaire à cause de ses bêtises car la classe ne
l’a pas suffisamment bien accueilli.
82
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
S’en suit une réflexion sur la question de la responsabilité. Ils peuvent alors
dire que même s’ils ne sont pas responsables de la mauvaise intégration de M.
(M. intervient alors en disant qu’il a bien été accueilli mais que lui ne veut pas
s’intégrer !) car il va trop loin dans les bêtises et ils sont obligés de se « désolidar-
iser », par contre ils sont blessés par les propos du Directeur parce qu’ils se sentent
« moralement responsables ». Nous réfléchissons alors au comment retranscrire cela
au Directeur, et nous terminons en reconnaissant qu’en effet, quand il y a un chahut
c’est que quelque chose ne va pas, que l’on essaye ainsi de s’en débarrasser et que
cela nous empêche de nous mobiliser sur l’activité proposée…
On peut placer également dans cette catégorie, les attitudes de l’élève qui
consistent à interposer entre l’enseignant et lui, soit les parents, soit le chef
d’établissement, etc., une manière de dire : je ne vous reconnais pas comme un
interlocuteur, ou bien : j’ai besoin d’un tiers entre vous et moi.
On retrouve ici la nécessité de travailler sur les espaces intermédiaires, sur la
manière et la nécessité de les occuper avec l’enfant. Le passage d’un lieu à l’autre
(de la classe à la cour de récréation, de la cour ou de la classe à la salle de rééduca-
tion, de l’extérieur à l’intérieur de l’école), d’un statut à l’autre (du statut d’enfant à
celui d’élève, d’élève à élève en rééducation), est une rupture pour l’enfant.
Attitudes de repli sur soi :
– s’endormir (mon corps est là, mais ma conscience m’échappe) même s’ils
font semblant ;
– rêveries (mon attention est détournée par mes propres pensées) ;
– utilisation d’un objet sur lequel on fixe son attention (lacet, bouton…) ;
– silence (non-participation) ;
– dormir.
On se retrouve dans une situation de non-manifestation du désir, l’élève pense
à autre chose ou se réfugie dans un état de non-pensée (il s’hypnotise), d’où la
nécessité de créer des liens pour encourager l’enfant à manifester sa pensée de
quelque manière que ce soit.
Attitudes de remplissage par des activités venant de soi (productions person-
nelles, symptômes somatiques) :
– bavardages (je court-circuite l’échange élèves-prof, en instaurant d’autres
échanges élève-élève, comme si le désir de parler, de communiquer ne
pouvait s’exprimer dans une relation prof-élèves, ou parce que le sujet
traité en cours renvoie à d’autres sujets plus personnels) ;
– chant ;
– manger ? (ou je mange parce que ce que vous me donnez ne me nourrit pas ?) ;
– activités annexes ;
83
L’échec scolaire par excès de sens
84
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
– refuser d’enlever ses vêtements d’extérieur (je ne suis pas là pour long-
temps, je ne m’arrête pas…) ;
– walkman (mon corps est là, mais mon esprit est ailleurs, j’écoute autre
chose) ;
– sourire béat (cause toujours, tu n’existes pas pour moi) ;
– oubli du matériel (je suis là mais je ne peux rien faire) ;
– tourner la tête (on peut se demander s’il ne s’agit pas là simplement d’une
attitude d’évitement : je tourne la tête pour éviter le regard de l’autre).
Le comportement en lui-même n’est pas agressif, en revanche, le sentiment qu’il
provoque chez l’enseignant (de ne pas exister pour l’élève), lui, est très violent.
Attitudes d’opposition (la situation est d’emblée posée comme conflictuelle) :
– retards répétés ;
– s’asseoir dos au prof ;
– refus de participer au travail du groupe ;
– silence (refus de répondre) ;
– ne pas sortir ses affaires ;
– provocations.
Le conflit est recherché. Les situations d’apprentissage sont avant tout vécues
comme un rapport de force entre jeune et adulte, enfant et adulte. « C’est vous
ou moi ! » La seule manière de « régler » le conflit semble être, à première vue,
l’exclusion. « C’est moi le prof qui reste dans la classe et toi tu sors ! » Pourtant en
réfléchissant, on se rend compte que l’élève nous met dans une situation où notre
fonction d’enseignant est fondamentalement niée puisque c’est la présence des
élèves qui justifie ma présence dans la classe et ma fonction. Si l’élève est dehors…
On pourra toujours rétorquer que le reste de la classe a besoin de travailler.
Attitudes de vérification, d’appropriation du cadre (réassurance et projection) :
– noter la date au tableau ;
– laver le chiffon ;
– regarder s’il n’y a rien de nouveau ;
– prendre toujours la même place ;
– repérer les prénoms ;
– ouvrir les radiateurs ;
– courir au tableau ;
– se regrouper en début de séance pour se dire bonjour (proposé par l’adulte) ;
– écrire son prénom.
Attitudes passives :
– s’asseoir et attendre en silence ;
– question « qu’est-ce qu’on fait ? ».
85
L’échec scolaire par excès de sens
Ces attitudes sont repérées comme des attitudes de défense dans le cadre
des séances de rééducation. Nous sommes là dans un rapport de dépendance
qui implique que la parole de l’enfant ne peut exister qu’en réponse à la parole de
l’adulte, dans le prolongement de la parole de l’adulte. Il semblerait intéressant
de ne pas répondre à cette attente, et de voir de quelles manières l’enfant entrera
dans le dialogue, ce qui n’est pas souvent le cas. Les raisons évoquées sont
souvent les mêmes que pour le scolaire : programme trop chargé, temps trop court
pour atteindre les objectifs prévus…
Afin de rendre plus claire cette énumération, nous proposons ci-contre un
tableau récapitulatif de ces différentes attitudes.
Attitude Description
86
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
Attitude Description
87
L’échec scolaire par excès de sens
C’est pourquoi nous avons tout d’abord défini les attitudes d’évitement, qui
sont les plus critiques du point de vue de l’apprentissage car l’enfant ou l’ado-
lescent reste « en dehors ». Paradoxalement ces élèves-là sont les moins déran-
geants, donc ne sont pas repérés d’emblée comme les plus en difficulté. Ces
élèves « absents, passifs », il s’agit pour l’enseignant de les amener à entrer en
relation avec lui. Bien souvent, cette rencontre va être conflictuelle et bruyante,
parce qu’une fois sollicités, ces élèves font entendre leurs difficultés, leur malaise.
Lorsque la conflictualisation de la relation est attendue, voir même « provoquée »
(par la sollicitation) en quelque sorte par l’enseignant, elle est vécue comme une
première victoire, un progrès vers l’apprentissage. Nous avons ainsi rencontré des
enseignants en formation qui, ayant accepté de donner du sens à ces comporte-
ments, pouvaient aider des élèves très marginalisés dans la classe à revenir douce-
ment vers l’apprentissage mais aussi prendre leur place dans le groupe classe.
En voici un exemple.
M. est enseignante d’anglais en collège. Dans sa classe un élève, B., l’irrite particu-
lièrement car il la met totalement en échec. Il est au fond de la classe, affalé sur sa
table, il « se répand », dit-elle, sans tonus, sans énergie. Il ne participe pas, rend feuille
blanche, ne répond pas quand elle l’interroge. Il n’est pas arrogant, ni pénible, juste
« absent ». Elle expose sa situation en formation et décide de tenter de le sortir de cette
place et de l’amener à s’impliquer un peu plus. Elle prend B. à part en fin de cours et lui
fait part de son ressenti, que c’est difficile pour elle de le voir autant désintéressé. Elle
passe un accord avec lui, elle lui demande de lever la main au moins une fois par cours
pour répondre ou donner un avis, peu importe si la réponse est juste ou non. Le cours
suivant B. ne bouge pas, elle le sollicite du regard, plusieurs fois, lui montre sur sa
montre que l’heure tourne. Vers les dernières minutes du cours, B. lève la main, donne
une réponse qu’elle accueille avec enthousiasme. Les cours suivants, ses interventions
seront de plus en plus fréquentes, soutenues par l’enseignante, et cette stimulation
l’amènera progressivement à soutenir son attention pendant le cours. B. ne deviendra
pas un bon élève en anglais pour autant, l’année scolaire touchant à sa fin, mais B. a
pu prendre un peu plus sa place d’apprenant et les cours purent devenir des moments
moins pénibles pour l’un comme pour l’autre.
Nous voyons bien que dans cet exemple l’enseignante, en proposant ce contrat
à l’élève, investit la première la relation pédagogique et invite B. à y entrer. Au-delà
du fait que B. commence à intervenir en classe, le fait qu’il accepte et se saisisse de
ce contrat est déjà pour M. une première étape franchie : le lien est établi, la relation
commence à être investie par B. La qualité des réponses de B. est secondaire, elle
ne peut pas, à cette étape-là de l’échange, être prise en compte. Par contre B. peut
commencer à se confronter au contenu du cours, à la connaissance. Cette nouvelle
étape ouvre sur de nouvelles difficultés et de nouveaux comportements d’échec.
88
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
C’est la deuxième catégorie que nous avons défini, et que nous appelons
les attitudes de contournement. Cette catégorie englobe toutes les productions
que l’élève va fabriquer et placer entre lui et le savoir pour empêcher, maîtriser
ou retarder l’entrée dans l’apprendre. En voici un exemple.
Cela nous amène à la troisième catégorie, que nous avons appelé les attitudes
de dégagement. En effet, lorsque l’élève accepte d’entrer dans l’apprentissage,
les difficultés redoublent ! La rencontre avec la connaissance, la confrontation au
nouveau, à l’étrange, au complexe vient déstabiliser l’élève. À ce moment précis,
instant de la rencontre, l’élève peut tenter à nouveau de se soustraire à cette mise
en tension et essaie alors de se dégager. Ce dégagement passe souvent par le
corps. À titre d’exemple, il suffit d’observer quelqu’un qui travaille pour remar-
quer que lorsque la tension devient importante, il se recule brusquement en se
plaquant sur le dossier de sa chaise, en faisant mine de repousser la table loin
devant lui (prise de distance !), selon les personnes ce mouvement de dégagement
peut être plus ou moins sonore et spectaculaire.
Attitudes Description
L’élève s’exclut de la situation Absences, dispenses, retards, Walkman sur les oreilles,
d’apprentissage. s’endort, dans la lune, reste hypnotisé par un objet.
L’élève refuse par son attitude Refuse d’enlever ses vêtements, oublie son matériel,
la situation d’apprentissage. refuse de sortir ses affaires, détourne la tête, s’assoie
dos au prof, silence, refuse d’écrire, refuse de s’asseoir,
lenteur à s’installer, prolongation de la pause, n’entend
pas quand on l’appelle dans la cour, traîne des pieds.
89
L’échec scolaire par excès de sens
L’élève produit, mais autre chose. Gravures sur la table, dessins sur son cahier, bricolage,
découpage, jeux de morpions, bataille navale, ne lit pas
la bonne page, fait le travail d’une autre matière,
demande à accomplir des services (accompagner
un élève, distribuer des livres, écrire au tableau
ou l’effacer).
L’élève se mobilise sur autre chose Bavardages, bricolage, lecture ou écriture de petits
(déplacement pulsionnel). mots, interpelle l’enseignant sur autre chose
(ça sonne bientôt ? quelle heure est-il ?), demande
à sortir aux toilettes, à l’infirmerie au milieu du cours.
90
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
Pour affiner cette description des excès de sens, penchons-nous sur une situa-
tion de classe telle que la rencontrent parfois les enseignants.
Il s’agit d’une classe de 4e dans laquelle les enseignants considèrent ne plus pouvoir
enseigner. Ils ont fait appel au service Paroles de l’Arc-en-ciel pour tenter ensemble
d’y remédier.
Les élèves de cette classe « profitent » d’un contexte pédagogique un peu flou pour
occuper l’espace pédagogique, et tentent avec un certain succès, d’évacuer « l’ensei-
gnant dans l’adulte »,
Cette classe se situe dans un petit collège plutôt agréable, où règne chez les ensei-
gnants une ambiance conviviale - non dénuée de conflits toutefois - propice à
l’échange. Cette classe est une 4e à effectif réduit, elle rassemble 17 élèves en difficulté.
La création de cette classe s’est faite dans une relative confusion car seulement 8 de
ces élèves (venant d’autres collèges pour la plupart) relèvent de ce type de classe,
c’est-à-dire qu’ils pourront effectuer leur 4e en deux ans. Pour compléter la classe,
le collège a regroupé 9 élèves en difficulté en 5e jusque-là dispersés dans différentes
classes. Il n’est pourtant pas exclu pour ces élèves de passer en 3e au bout d’un an. Le
petit effectif de la classe pourrait en effet leur permettre d’être mieux suivis.
De son côté, l’équipe enseignante reconnaît n’avoir pas assez réfléchi sur les consé-
quences pédagogiques de la présence de deux groupes d’élèves aux profils différents
quant aux objectifs à atteindre avec eux. Très vite, les enseignants se sentent mal à
l’aise : comment noter ces élèves, quel programme suivre, combien de temps auront-
ils les élèves : un an ? Deux ans ? Autant de questions qui troublent leur manière
d’enseigner. Qui sont ces élèves en fait ? Que peut-on attendre d’eux ? Les élèves se
retrouvent, quant à eux, face à des enseignants expérimentés, volontaires mais déso-
rientés, incapables de leur dire qui ils sont et de leur expliquer clairement les objectifs.
Ils sont dans une situation qui pourrait se résumer ainsi : on fait une quatrième qui
n’est pas vraiment une quatrième ! Ou encore dit autrement : on est quelque chose
qu’on n’est pas vraiment.
91
L’échec scolaire par excès de sens
À première vue, nous pouvons penser que cette classe souffre d’un manque
sérieux d’autorité, de limites de la part des enseignants et des parents qui, selon les
enseignants, refusent leurs responsabilités. Pourtant, si nous faisons une lecture
de la situation en décryptant ces comportements comme des excès de sens, et si
nous interrogeons les enseignants sur les petits détails quotidiens de la classe,
nous nous rendons compte que cette impossibilité d’enseigner est due à l’envahis-
sement de l’apprentissage par un savoir venant des élèves qui interrogent l’adulte.
L’incertitude des enseignants sur leur savoir à transmettre renvoie les élèves
à leur propre incertitude identitaire, et à leur questionnement sur leur propre
sexualité. D’une certaine manière la place du savoir scolaire est quelque peu
vacante, et les enseignants désireux de mieux connaître leurs élèves, faute de s’en
faire une première représentation, les questionnent. Qui êtes-vous ? De quelles
connaissances avez-vous besoin ? La réponse ne se fait pas attendre. Pour donner
un exemple : une enseignante explique que les élèves mâchent du chewing-gum
parce qu’ils sont stressés, nous lui demandons pourquoi elle pense cela, elle
répond que ce sont les élèves qui le lui ont dit. Nous lui demandons de relater la
situation. Elle explique qu’à chaque cours elle fait cracher quatre ou cinq chewing-
gums, un jour, perplexe, elle leur a demandé « Mais pourquoi mâchez-vous du
chewing-gum en classe ? » ce à quoi ils ont répondu qu’ils mâchaient du chewing-
gum pour calmer leur stress ! Comment interdire de manière convaincante lorsque
l’on sait qu’ils désobéissent parce qu’ils sont mal dans leur peau et que l’on se
sent soi-même dans l’impossibilité de les rassurer par une conduite repérable ?
Comment ne pas se sentir un peu responsable ?
Nous voyons bien que ce qui, habituellement, se chuchote dans la classe, toutes
ces pensées qui ne se disent jamais, toutes ces interrogations qui ne se formulent
pas face à l’enseignant, envahissent l’espace de cette classe. Tous les mots sont
prétextes au glissement de sens. Les tentatives d’enseignement se soldent par un
échec, le groupe oppose des attitudes de dégagement pour différer le moment de
l’apprentissage, ils remplissent l’espace de leurs paroles, de leurs questions, de
leurs gestes, de leurs mimes, ils s’échangent des objets, se prennent leurs affaires.
Le plus surprenant reste à notre avis l’apparition de plus en plus envahissante d’ob-
jets fabriqués, transformés, d’objets personnels (alors qu’ils oublient leur matériel)
sur les bureaux, à un point tel que la place arrive à manquer pour écrire !
À la fin de cet échange avec les enseignants, des décisions collectives sont
prises concernant les objectifs pédagogiques, mais aussi pour séparer les
espaces, c’est-à-dire proposer des espaces de paroles repérables, pour poursuivre
le dialogue et répondre à leur quête de savoir, et réinstaurer des espaces d’appren-
tissage, identifier avec eux ce qui relève du savoir scolaire, et ce qui relève de leurs
préoccupations personnelles, reconstruire en quelque sorte un espace intime et un
92
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
Tandis que la classe fait du calcul mental, je me promène entre les rangées. Je remarque
alors que le garçon « bizarre » est tout à fait « ailleurs » et griffonne avec son crayon
sur son buvard. Je vais tranquillement vers lui et le vois poser la paume de la main sur
93
L’échec scolaire par excès de sens
ses griffonnages et se mettre manifestement à réfléchir sur ses calculs, ce que prouve,
il me semble, le visage extrêmement concentré. Il lève lentement les yeux vers moi et
rencontre rapidement mon regard qu’il interroge. L’élève est manifestement étonné
de ne trouver qu’un sourire amusé sur mon visage. Je me mets à parler en bernois
(dans des situations de ce genre je préfère notre patois, même si cela prend quelques
minutes pendant le cours, la situation est d’emblée plus familière aux enfants à qui la
langue de l’école demeure encore quelque peu étrangère) :
« – Tu veux bien me montrer ce que tu as dessiné ? Il me laisse prendre la feuille sous
sa main, apparaît alors une rangée de “i”.
– Mais cela fait une jolie ornementation ! C’est vrai, nos lettres peuvent
s’assembler en de jolis décors. Et cela peu de gens le savent. Mais qu’est-ce que ton
dessin pourrait bien signifier ?
– Oh ! Rien d’important.
– Mais tout de même ! dis-je en plaisantant.
– Je ne sais pas, dit-il.
– Tu ne peux rien me dire à ce propos ?
– Mais je n’ai rien à dire.
– Donc restons-en là et continuons nos devoirs !
Le lendemain en cours de calcul, j’ai de nouveau l’occasion de l’approcher. Je l’observe
en train de prendre des notes au crayon sur une feuille alors que j’ai demandé de lefaire
à la plume dans le cahier. Je recommence un dialogue :
– Tu ne veux pas faire comme les autres ?
– Je ne peux pas en ce moment.
– Ah bon ! et pourquoi ?
– Je ne peux pas tenir le porte-plume, j’ai mal à la main.
– C’est vrai que c’est sérieux, dis-je en riant. Mais qu’est-ce que tu as fait ?
– Je suis tombé hier en récréation et je me suis fait mal.
– Et tu n’as rien fait pour calmer la douleur ?
– Non, elle partira peut-être toute seule ! »
Kuendig lui dit alors qu’il ne faut pas laisser cela comme ça et lui propose de le voir à
la recréation pour voir ce qu’il y a à faire, s’il est d’accord.
L’enfant vient se faire soigner et accepte de parler spontanément. Il le remercie même
avant de partir.
Il accepte de revenir le lendemain à la récréation se faire soigner et discute à nouveau.
Aux cours suivants, l’enfant change d’attitude, vient montrer son travail, demande une
correction. Kuendig remarque qu’il dit « on » (on pourrait rechercher les mesures) en
s’adressant à lui à propos d’un exercice.
94
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
Kuendig, par ses interventions, suscite le transfert et arrive ainsi à établir une
relation de confiance avec cet élève. Mais peut-être pouvons-nous penser que c’est
l’enfant lui-même à travers ces signes qu’ils posent qui lui tend une perche. Il vient
en quelque sorte déposer dans cet espace pensé par l’enseignant des marques
qui parlent de son impossibilité à faire ce qu’il lui demande. L’enseignant saisit ces
signes comme des opportunités et non comme une remise en cause de son auto-
rité, et permet ainsi d’instaurer une relation de confiance nécessaire pour accepter
d’apprendre de l’autre. Il n’est pas ici question d’interprétation, l’enseignant ne
connaît presque rien de cet élève, en dehors de ses observations personnelles.
Cette description un peu longue nous permet de saisir comment un espace
peut s’ouvrir si nous « utilisons » ces signes que l’élève projette dans l’espace
scolaire. Cela nous amène à faire l’hypothèse d’une certaine forme de hiérarchie
entre ces signes. Nous pouvons penser en effet, que les excès de sens exprimés
par l’attitude et le corps semblent être la preuve d’une difficulté majeure à expri-
mer le malaise ressenti, alors que les interventions verbales ou encore les produc-
tions (objets, dessins, etc.), nous apparaissent comme une tentative réussie de
mettre hors de soi (et du même coup de pouvoir adresser à l’autre pour peu qu’il
l’entende) son angoisse. Dans l’exemple précédent, nous voyons bien comment
la douleur au poignet et le dessin sur la feuille, parce qu’ils sont « entendus » par
l’auteur, permettent d’accéder au dialogue : « on » pourrait rechercher les mesures.
Nous aimerions considérer ces excès de sens comme une réponse à la demande
d’apprentissage signifiée par l’enseignant mais aussi comme une production qui
joue un rôle dans l’apprentissage, qui fait partie de l’apprentissage. Apprendre
engage l’individu dans sa globalité et nous avançons l’idée que l’individu apprend
avec son intelligence certes, mais aussi avec son corps, ses fantasmes, sa rêverie,
et que c’est cette alchimie en apparence chaotique qui permet d’apprendre. De
plus, cette alchimie, le sujet n’en a que partiellement conscience, et le raisonne-
ment qu’il élabore n’est qu’une reconstruction rationnalisante d’une pensée qui,
pour l’essentiel, lui reste inconnue.
Pour terminer sur cette question des comportements parasites, nous aime-
rions rappeler qu’il est difficile pour l’école de les regarder comme inhérents à
l’apprentissage, parce qu’ils sont considérés comme des attitudes qui n’ont pas
lieu d’être en classe. Ils sont le plus souvent réprimés, et sanctionnés. Or, si nous
voulons accueillir la difficulté scolaire et aider l’élève en échec à progresser, nous
devons, selon nous, accepter ces attitudes, se servir des informations qu’elles
nous apportent sur les élèves en souffrance scolaire. Il s’agit plutôt pour nous de
travailler « avec » elles. Nous sommes donc pris dans de multiples paradoxes qui
de notre point de vue rendent difficile la prise en compte de ces élèves en grande
difficulté à l’école et encore plus au collège.
95
L’échec scolaire par excès de sens
96
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
97
L’échec scolaire par excès de sens
98
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
première est à la fois porteuse de faux savoir mais aussi du désir de savoir (le
projet). Les représentations que le sujet élabore sont tout à la fois un progrès et un
obstacle qu’il faut faire émerger pour travailler dessus (ou avec ?). L’objectif serait
donc de transformer ces représentations et non de leur substituer autre chose.
L’erreur devient donc quelque chose sur laquelle on « travaille ». Même si la
nuance peut paraître légère, nous ne sommes plus dans une conception de l’erreur
trait d’union, sorte de pensée que nous abandonnons, mais plutôt dans celle
d’une pensée que l’on transforme. Nous voyons bien que ce glissement donne un
statut différent à l’erreur. Il situe l’erreur en fonction de l’objectif. Le passage d’une
représentation à une autre est le résultat d’un processus de transformation et non
la conséquence d’une rupture nécessaire entre deux niveaux de représentations.
L’enseignant va corriger l’erreur, remplacer une représentation par une autre.
Un autre aspect nous semble également important, l’erreur est fondamentale-
ment différente de l’ignorance. On ne se trompe pas parce que l’on veut ignorer
mais parce que l’on veut savoir. En cela, il faut différencier le « non-savoir » du
« faux savoir ». Et si Platon nous dit que le faux savoir est un obstacle plus impor-
tant au savoir que le non-savoir, nous aimerions rajouter que ce faux savoir est
animé du désir de connaître, de se faire une représentation du monde, et qu’en
cela il se différencie de l’ignorance.
Il faut également ajouter qu’un faux savoir n’est pas un savoir faux. L’erreur, le
faux savoir, est préalable à l’apprendre, il n’est pas le résultat d’une connaissance
mal comprise, mal intégrée. Il prend la place plus ou moins momentanément de
la connaissance à venir, il remplit le vide du non-sens, il est une première réponse
à l’ignorance telle que la définit Sara Pain, c’est-à-dire qu’il fait lien entre elle et
la connaissance en essayant de formuler hors de soi une première réponse aux
interrogations du sujet sur sa relation au monde.
Ce faux savoir renvoie bien souvent à la pensée magique de l’enfant et à sa
vision anthropomorphique du monde. Nous constatons dans nos échanges que
les jeunes en échec scolaire restent, sur certaines questions, « accrochés » à des
représentations infantiles du monde.
Par exemple, lors d’un groupe de paroles en SEGPA, alors que nous cherchons
ensemble un thème de débat, un adolescent de 15 ans nous pose une question
qui le préoccupe : il se demande si ce sont les humains qui, en marchant, font
tourner le monde ? « J’y pense le matin en allant en cours, je me dis que je fais
tourner la Terre », rigolade dans le groupe. Je prends la parole en disant que nous
avons tous des idées comme ça qui ressemblent à des pensées d’enfants et je leur
propose de dire toutes les questions comme ça qu’ils se posent ! Les questions
fusent de partout, chacun s’exprimant sans honte. Le jeune adolescent, encouragé
par cet échange, poursuit : il nous dit aussi penser à une solution, « au cas où le
Soleil se rapprocherait trop près de la Terre » : il suffirait que tous les humains se
99
L’échec scolaire par excès de sens
réunissent au même endroit sur la Terre et sautent en même temps et cela ferait
reculer la Terre. Un jeune ajoute à ce moment-là, « c’est peut-être comme ça que
ça commence une découverte scientifique ! ». Une chose est sûre, les questions
qu’ils se posent et les hypothèses qu’ils se construisent ressemblent bien souvent
aux théories anciennes.
Lorsqu’un petit garçon fait pipi dans les pots de fleurs pour « planter ses
graines », il ne fait que revenir à l’étymologie même du mot spermatozoïde
(sperma : graine, semence), mot qui fut inventé à une époque où, comme ce petit
garçon, on pensait que la graine du père germait dans le ventre de la mère (terre) ;
l’ovule fut découvert bien plus tard !
L’erreur peut être également considérée comme une sorte de compromis. C’est
la psychanalyse qui a orienté dans ce sens la réflexion autour de l’erreur en la
dégageant paradoxalement de l’apprentissage ou plus exactement de la capacité
à apprendre. Elle donne à l’erreur une signification, une fonction à part entière.
Celle-ci devient une source d’informations sur le sujet qui peuvent être reprises
dans l’intérêt du sujet pour son mieux-être. Bruno Bettelheim et Karen Zelan ont
longuement développé ce point de vue dans leur ouvrage sur la lecture (1981). Ils
décrivent deux sortes d’erreurs, telles qu’elles peuvent être perçues dans l’appren-
tissage de la lecture à l’école. Il y a : « les erreurs flagrantes », c’est-à-dire lorsque
l’enfant remplace un mot par un autre qui n’a rien à voir avec le contexte. Dans ce
cas, l’enseignant perçoit facilement l’influence de la pensée de l’enfant. Il suppose
alors que l’attention de l’élève « s’est relâchée, qu’il pensait à autre chose, ou qu’il
avait envie que l’histoire soit différente ». Il y a également : « les changements
infimes », plus difficiles à percevoir, qui pourtant modifient radicalement le sens
d’une phrase. « Là, le maître est convaincu que l’enfant éprouve des difficultés à
identifier certaines lettres et cela malgré le fait que l’enfant a précédemment lu
correctement les lettres imprimées. » Les auteurs réfutent l’idée d’une difficulté
mécanique ou d’une difficulté de compréhension et permettent ainsi de renforcer
l’idée que le sujet est actif, partie prenante, présent en quelque sorte dans son
erreur, que ces erreurs sont à mettre sur le compte de l’inexpérience, de l’inatten-
tion ou d’un manque de connaissances. Ils affirment au contraire, que l’enfant a
certainement fort bien compris le sens de ce qu’il lit pour être dans l’obligation
inconsciente de modifier le sens d’un mot jugé inacceptable. « Nous ne rejetons
jamais une idée sans l’avoir comprise. » Ce constat vient renforcer l’idée que le
sujet est actif, partie prenante, présent en quelque sorte dans son erreur.
Bettelheim considère aussi la faute comme un compromis. Elle est une manière
de relier le texte et son contenu spécifique à la pensée du lecteur, et de fait, à ses
préoccupations. Cette logique pulsionnelle peut être considérée et repérée à des
niveaux différents. Si nous nous référons à la pensée freudienne, nous pouvons
reconnaître cette interférence entre la pensée inconsciente du sujet et la réalité
100
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
dans la description que Freud fait du lapsus. Le lapsus échappe au sujet, parle
à son insu mais en même temps donne une sorte d’issue à la pulsion, il permet
de préserver l’intégrité du moi, en maintenant un équilibre interne mais aussi en
maintenant le sujet dans l’inconscience de sa signification, c’est-à-dire qu’il ne
peut pas être traité tel quel par le sujet en dehors d’un travail associatif. L’inversion
de lettres ou encore leur mauvaise interprétation ne peuvent en aucun cas être
comprises comme une dysorthographie lorsque ces mêmes lettres sont lues
correctement par ailleurs.
Il explique également que la lecture à haute voix donne à la lecture une dimen-
sion très différente de la lecture silencieuse, parce qu’elle devient conversation
avec l’enseignant auquel elle s’adresse, et plus un dialogue intérieur avec l’auteur.
Ce contexte relationnel incite l’enfant à exprimer ce qui oppresse son esprit.
Lorsque le texte entre en résonance avec les difficultés de l’enfant, celui-ci peut
échapper à la pression pulsionnelle de deux manières : soit par le compromis en
faisant des erreurs de lecture, soit, si l’erreur n’est pas admise, par le refus ou l’in-
capacité de lire. Dans ce contexte, l’erreur joue une fonction régulatrice puisqu’elle
autorise une sorte d’intrusion par l’inconscient. Elle est d’une certaine manière
une construction psychique, elle fait fonction de contenant psychique. Nous
constatons que dans de nombreuses situations, ce compromis reste non pensé.
Nous pouvons les percevoir dans ce que l’enseignant va appeler le hors sujet. Le
hors sujet n’étant pas le résultat d’une incompréhension, mais la manifestation
d’un glissement au niveau du sens.
Dans la pédagogie traditionnelle, il est demandé à l’élève de ne pas se tromper,
de se concentrer, de mobiliser sa pensée pour ne pas se tromper. De notre point de
vue, et en regard avec ce qui vient d’être dit, il semble impossible à l’élève d’anti-
ciper ces erreurs symptômes même s’il peut bien souvent les corriger après coup,
puisque nous ne sommes pas face à une erreur de compréhension.
Cette analyse de l’erreur au mot à mot a pourtant ses limites, car les erreurs
prennent parfois une ampleur et une forme qui remettent en cause, au niveau du
sens, la structure dans son ensemble ou de manière partielle. Sara Pain apporte
une analyse qui prend en compte de manière plus globale le mécanisme de
l’erreur, en se dégageant de la conception purement analytique de celle-ci et en
proposant d’autres paramètres. Elle nous dit que « les troubles de l’apprentissage
ne peuvent donc pas être considérés comme des erreurs dans le sens que leur
donne Freud car il s’agit aussi des perturbations se produisant pendant l’acquisi-
tion de la connaissance et non seulement dans les mécanismes de conservation et
de mise en disponibilité » (1980).
Les erreurs ne peuvent pas être exclusivement traitées comme des symptômes,
et il semble important de les envisager dans leur globalité. Sara Pain relate dans
son ouvrage l’analyse faite par une psychanalyste des erreurs contenues dans le
101
L’échec scolaire par excès de sens
texte écrit par un enfant. Elle s’interroge sur l’opportunité de cette démarche, en
émettant l’hypothèse que ce serait le fait d’écrire lui-même dans sa globalité qui
serait un lapsus et non les erreurs innombrables qu’elle donne à voir. La désorga-
nisation complète de la langue écrite étant la preuve que le fait d’écrire ne peut
être pensé en référence à la logique orthographique et grammaticale habituelle.
Elle illustre ses propos par l’exemple de la dysorthographie qui ne peut être
interprétée mot à mot « comme un rêve » mais qu’il faut considérer avant tout
comme un trouble de la coordination phono-motrice. Ce trouble renvoie à une diffi-
culté de l’accommodation, c’est-à-dire de la mise en image du « geste » phonatoire
que représente chaque syllabe. Elle précise ensuite que l’analyse doit porter sur
la signification que représente la tâche d’écrire pour le sujet, et elle relie la forme
de ce trouble à l’opération mentale qu’elle implique et qui a été refoulée. C’est
ainsi qu’elle différencie les troubles sous forme d’omissions, de permutations,
de substitutions, de confusion ou de « fautes » d’orthographe (elle appelle fautes
d’orthographe, « les erreurs commises contre les conventions arbitraires de l’or-
thographe quand la prononciation n’est pas un indice univoque de la graphie »).
Elle propose donc d’analyser la signification de l’opération mise en cause et
non le sens du contenu sur lequel s’applique cette opération. Cette approche
éclaire un bon nombre de cas de troubles de l’apprentissage trop massifs pour
pouvoir être analysés point par point au niveau du sens, mais qui semblent être
porteurs de sens lorsqu’on les appréhende dans leur globalité. Une analyse
uniquement opératoire de ces situations n’est pas satisfaisante, elle débouche
sur des rééducations lourdes qui s’avèrent peu efficaces. De plus, lorsque nous
encourageons l’élève à décrire précisément ses difficultés, matière par matière,
nous découvrons des logiques transversales qui perturbent la totalité des appren-
tissages, et qui peuvent prendre l’apparence d’une limitation intellectuelle ou d’un
rejet scolaire. Nous pouvons a contrario nous rendre compte qu’un enfant présente
des compétences dans les situations dont il a la maîtrise et l’initiative, mais qui se
désorganisent lorsqu’il est pris dans la demande d’un adulte.
Ceci nous amène à différencier l’erreur telle que nous l’avons décrite jusque-là
de ce que nous appelons les décalages au niveau du sens. Dans ces cas de figure,
il n’y a pas d’erreur apparente, claire, saisissable, mais un décalage que l’on
perçoit très nettement au niveau de la réponse. Pourquoi différencier le décalage
au niveau du sens, de l’erreur ? Dans les deux cas, le sujet est mis en difficulté
par son interprétation, mais contrairement à l’erreur qui vient s’insérer dans le
processus d’apprentissage, le décalage le court-circuite en ce sens qu’il trouble le
raisonnement du sujet. Il donne l’impression d’un passage, à un instant précis de
l’apprentissage, d’un registre de sens à un autre, d’une chaîne signifiante à une
autre, toutes deux situées à des niveaux de conscience différents. Contrairement
à l’erreur qui s’infiltre pour ainsi dire dans la réponse du sujet, et qui donne une
forme acceptable à la pulsion dans la réalité, le décalage au niveau du sens met
102
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
103
L’échec scolaire par excès de sens
souvenue qu’elle avait été mêlée par hasard à un trafic un an auparavant. Samira vivait
dans l’attente d’une convocation au tribunal, attente d’autant plus pénible que ses
parents n’étaient pas au courant. Après vérification au tribunal, l’affaire avait déjà été
jugée et Samira avait été mise hors de cause bien avant le jugement.
Si Samira a pu exprimer sa peur, ce n’est pas le cas d’Adila qui face à une explication
de texte devient pâle, le regard fixe, incapable d’écrire. Nous lui demandons de nous
expliquer ce qui se passe. Elle nous répond : « J’ai très mal à la tête et ça me fait peur »
(Adila est épileptique).
Nous terminerons avec l’exemple d’Abdel qui reste silencieux devant son exercice de
maths, il s’agit d’un problème de conversion. Abdel n’appelle pas, ne demande pas
d’explication, n’écrit pas. Nous allons vers lui et lui demandons de tenter de résoudre
oralement un des exercices, de notre côté, nous inscrivons les résultats au tableau.
Nous nous rendons compte au fur et à mesure de son raisonnement que 1 = 0, c’est-à-
dire que chaque fois qu’il multiplie par 1 il trouve 0.
Nous voyons bien dans les deux derniers exemples, que nous ne connaissons
rien du contenu de cette résonance, nous n’en comprenons pas non plus les effets,
mais nous la voyons à l’œuvre.
Nous pourrions définir le « sens consensuel » comme étant le sens usuel
et contextualisé d’un mot. C’est-à-dire le sens d’un mot qui serait réduit à son
contexte ou dit autrement, un mot qui serait utilisé dans une situation objective
précise. Par exemple, nous pouvons séparer distinctement les significations :
insérer une pièce de puzzle dans son emplacement et insérer un individu dans
le monde du travail. Ces deux phrases s’inscrivent dans un contexte différent qui
détermine la signification du mot insérer. Pourtant, nous nous rendons compte que
nous ne pouvons pas être insensibles, lorsque nous les juxtaposons, aux liens que
nous pouvons faire entre ces deux phrases pour peu qu’elles entrent en résonance
avec notre histoire. Il est important également de noter que le sens du mot choisi
est le résultat d’un consensus. En cela il est inscrit dans l’ici et maintenant, il est
le reflet d’une époque, et d’une culture. Nous n’évoquons pas là la dimension
conceptuelle et symbolique du mot.
Une fois ces définitions posées, nous allons essayer de décrire les différentes
formes de décalages existants, en nous appuyant sur plusieurs exemples d’élèves
en difficulté au cours d’une situation pédagogique.
104
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
Reprenons le premier exemple. Arthur n’arrive pas à traduire car son père est
absent. Dans cet exemple, l’association de mots « mon père » doit être interpré-
tée comme « un père » quelconque, un prétexte à l’apprentissage, un mot outil
utilisé à des fins pédagogiques (renvoie au sens consensuel). Arthur n’arrive pas
à traduire, parce qu’il n’a pas d’éléments de référence dans sa vie personnelle qui
le lui permettent, et parce qu’il n’arrive pas à donner sens aux mots en dehors
de son propre système de référence. Nous pourrions nous arrêter là. En effet, de
nombreux travaux effectués en particulier auprès de familles vivant dans une très
grande précarité, tendent à démontrer que spontanément l’enfant n’intègre que
les informations qui s’inscrivent dans son propre environnement, dans sa propre
compréhension du monde ou dans son prolongement direct (Lentin, 1995).
Nous pourrions donc imaginer qu’un enfant se bloque dans des contextes
qui n’ont aucun point commun avec ce qu’il vit, ce qu’il connaît de la vie, que
cela soit sur un plan culturel (on peut se demander quel impact peuvent avoir les
représentations parentales proposées par l’école chez des enfants de culture non
européenne), sur un plan socio-économique (une prise électrique n’a de sens que
pour celui qui connaît l’électricité, un robinet pour celui qui a l’eau courante), ou
sur le plan affectif et relationnel (à ce propos un père qui avait élevé seul son fils
dès la naissance me disait que son enfant ne comprenait pas pourquoi on fêtait les
mamans, puisqu’il pensait que c’était son père qui l’avait porté dans son ventre…).
Cette analyse est très pertinente en ce qui concerne les enfants de milieu très
défavorisé, pourtant elle ne permet pas d’expliquer la plupart des résistances que
nous rencontrons. En effet, nous nous rendons compte que certains blocages sont
dus au contraire à une trop grande proximité entre le contenu proposé, l’implica-
tion du sujet qu’il suppose, et l’histoire du sujet. Cette proximité peut être réelle,
lorsque par exemple un enfant ne supporte pas de parler de la mort parce qu’il vit
un décès dans sa famille, ou due à une interprétation de l’enfant, comme dans le
105
L’échec scolaire par excès de sens
Arthur ne peut pas traduire comme cela lui est demandé (champ de la réalité
objective) parce qu’il n’a pas vu son père depuis longtemps (champ de la réalité
subjective). Il sait sans doute traduire les mots de cette phrase, mais son problème
n’est pas là. Il ne peut effectuer son travail non pas parce qu’il ne sait pas répondre
à la consigne mais parce qu’il ne peut pas répondre aux réponses qui s’imposent à
lui : où est mon père ? A-t-il une voiture rouge ? Il reste donc en suspens.
Dans le deuxième exemple, on retrouve une difficulté un peu similaire sur les
mots mer/mère. Dans cette situation, c’est la sonorité du mot qui a rendu possible
la confusion de sens. L’histoire de Benoît s’est télescopée avec le récit, de manière
tellement intense, qu’il n’a même pas pu se raccrocher au sens du texte qui lui
aurait permis de déduire l’orthographe du mot. On se rend compte que ce sont
les propos de l’auteur (leur ambiguïté) qui sont à l’origine de cette confusion.
La pensée de l’auteur entrant en résonance avec les pensées inconscientes (ou
simplement non verbalisées) de Benoît. Pourtant, il ne s’agit pas seulement d’une
confusion entre deux mots différents au niveau du sens. La confusion n’est pas née
du mot lui-même (mer) mais de la phrase dans sa globalité : « Ma liaison la plus
sûre était celle que j’entretenais avec
». Nous retrouvons là une confusion dans
les niveaux de sens d’un même groupe de mots. Le mot « liaison », à lui seul, peut
être porteur d’une foule de sens.
Nous pourrions proposer le schéma suivant :
traduire
106
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
Abdel : Reste silencieux devant son exercice de maths, il s’agit d’un problème de conver-
sion. Abdel n’appelle pas, ne demande pas d’explication, n’écrit pas. Nous allons vers
lui et lui demandons de tenter de résoudre oralement un des exercices pendant que les
autres élèves poursuivent leur travail ; de notre côté, nous inscrivons les résultats au
tableau. Nous nous rendons compte au fur et à mesure de son raisonnement que pour
lui, 1 = 0, c’est-à-dire que chaque fois qu’il multiplie par 1 il trouve 0. Il est intéressant
de remarquer que Abdel se trompe uniquement lorsqu’il s’agit de nombres décimaux,
c’est-à-dire lorsque l’unité du 1 est divisée. Dans d’autres contextes, il perçoit bien la
différence entre le 1 et le 0.
Oscar : Nous reprendrons l’exemple d’Oscar présenté dans l’introduction, nous rappe-
lons qu’Oscar se trouve en difficulté pour répondre à la consigne : partager équitable-
ment 23 craies entre cinq maîtres. Sa première réponse fut 23 x 5 = 115 craies.
Pour Oscar, la réponse est également décalée ; à première vue, la consigne peut
sembler incomprise, puisqu’Oscar fait une multiplication là où il devrait faire une
division. Oscar refuse l’idée de partager ; et pour ne pas avoir à partager il suffit que
la chose à diviser se démultiplie, ce qui permet à chacun d’avoir tout ! Dans le cas
présent chaque maître a 25 craies, il y en avait donc 115 au départ. Cette reconstitution
de l’exercice avec l’introduction de nouvelles données (il y avait 115 craies au départ)
montre bien qu’un raisonnement s’est déroulé, et que l’exercice a été repensé par
Oscar afin d’échapper à cette obligation de partager qui lui pose problème.
107
L’échec scolaire par excès de sens
explication
demande
partager équitablement
réponse
Séverine : Âgée de 18 ans, elle se présente comme une jeune fille au comportement
adapté, s’exprime avec une certaine aisance et possède une bonne culture générale.
Sur le plan scolaire le décalage est surprenant, Séverine lit à grand-peine, en ponctu-
ant ses hésitations de petits cris douloureux. En maths, elle ne maîtrise pas les quatre
opérations, et ne peut pas répondre avec certitude à une multiplication simple du type
2 x 3. Par ailleurs, elle joue très bien du piano et lit une partition sans difficulté.
Lors d’une séance de maths pour laquelle elle s’était inscrite, nous l’avons observée
devant sa feuille. Elle s’agitait, soupirait, puis commença à agresser verbalement le
formateur ; pour finalement envoyer promener l’exercice sur lequel elle butait depuis
le début de la séance. Nous lui proposons de quitter la salle et de venir discuter avec
nous dans le bureau de ce qui venait de se passer. Nous avons parlé longuement de
sa scolarité, de ses souvenirs de maternelle. Nous lui demandons si elle réagissait
toujours ainsi, et de nous décrire un peu ce qu’elle avait ressenti pendant cette séance
de maths. Nous apprenons que ses années de maternelle furent difficiles, elle était
totalement mutique. Sa maîtresse la « haïssait » et la laissait toute seule au fond de la
classe. Nous lui conseillons d’en parler le soir même à ses parents pour qu’ils puissent
évoquer avec elle leurs propres souvenirs de cette époque.
Le lendemain, elle vint nous dire qu’elle avait discuté avec ses parents. Elle ajouta
qu’elle avait appris des choses dures à entendre au sujet de sa mère et de sa sœur…
Nous n’en saurons pas davantage. Elle reprit l’exercice laissé en plan la veille et le réus-
108
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
sit sans difficulté, sans explication et sans colère. Quelques jours après, face à des exer-
cices similaires, Séverine présenta à nouveau la même attitude excédée. Nous regrettons
aujourd’hui de ne pas avoir gardé en mémoire le contenu de l’exercice problématique.
Nous pensons aujourd’hui qu’il nous aurait éclairés sur son malaise. Il nous semble
malgré tout que sa difficulté s’enracinait profondément dans une sorte de vécu violent
de la demande de l’adulte, une violence qui laisse sans voix. On pourrait formuler cette
demande ainsi : « Ce que je te demande est impossible mais tu dois le faire ».
Rémi : Lorsque Rémi, petit garçon de 6e, vient nous voir avec sa maman à l’Arc-en-
ciel, il nous explique sa surprise d’être en échec alors qu’en primaire tout allait bien.
En détaillant la situation, en comparant son vécu scolaire de primaire et celui du
collège, nous mettons en évidence un éclatement massif de ses repères spatiaux, mais
aussi celui d’un système de pensée extrêmement complexe et rigide qui fonctionnait
tant qu’il avait affaire à un enseignant unique, et qui se trouvait inopérant face aux
consignes multiples des enseignants de collège. Rémi nous explique qu’il savait quelle
couleur de feuille prendre pour faire ses exercices en fonction du jour pour lequel il le
faisait, par exemple si c’était un exercice à faire pour lundi c’était jaune, pour mardi
bleu, etc. Selon lui, la couleur n’avait rien à voir avec le contenu, même si on classait
ensuite les exercices par couleur.
Au collège, son professeur de français a une manière de les faire travailler qu’il ne
comprend pas (il faut reconnaître que les exigences de l’enseignante étaient parti-
culièrement complexes !). Les exercices de grammaire sont présentés sous forme de
schémas, les phrases sont décomposées et chaque partie identifiée est placée sur
le schéma, de plus les couleurs changent selon la nature du mot, et les feuilles de
classeur sont de couleurs différentes selon les matières, elles-mêmes classées selon
un certain ordre dans un même classeur. Bref, Rémi est perdu et se bat avec des
problèmes insoupçonnés jusque-là : comment identifier le début et la fin d’un exercice
lorsque celui-ci est long et doit être écrit sur deux pages différentes (volantes et sépa-
rées) ? Rémi est tout à sa peur de rassembler les morceaux, et la question qui se pose
à nous semble être : comment réinstaurer du lien entre les choses et en lui ? Comment
l’aider à se fier au sens que les adultes donnent aux choses ?
Rémi reconstruit du sens en s’appuyant sur ses propres raisonnements et non aux
repères qu’on lui donne. C’est ainsi qu’il trouve la salle où il a cours en repérant les
autres élèves de sa classe et en les suivant, l’emploi du temps ne lui est d’aucun
secours, les numéros de salle et les heures non plus. Il se perd dans les consignes des
enseignants, et passe son temps à vérifier, s’adapter ; s’ajuster. Rémi vit le collège
comme un monde empreint d’étrangeté, imprévisible. Il nous interroge sur la perma-
nence des choses et du sens donné aux choses : « les repères que l’on me donne
sont-ils fiables ? ».
Nada : élève en 4e technologique, elle nous est envoyée par son professeur principal
qui nous la présente comme une élève en grande difficulté, « qui ne comprend rien ».
Elle se demande d’ailleurs si elle comprend bien le français. Elle semble « relever de
notre structure » (c’est-à-dire qu’elle ne relève plus de l’école « normale »). Nous
recevons Nada. Nous reprenons avec elle son parcours scolaire. Elle vient du Cap Vert,
elle a toujours été scolarisée en français, elle le parle et le comprend parfaitement.
Elle n’avait pas de difficultés scolaires là-bas. Nous apprenons qu’elle souffre d’une
malformation cardiaque grave qui, il y a deux ans, a mal évolué. Elle a passé une année
109
L’échec scolaire par excès de sens
couchée dans sa chambre sans pouvoir sortir ni aller à l’école. Elle souffrait beaucoup.
Au bout d’un an, sa famille a décidé de la faire opérer en France. Elle est restée hospi-
talisée un an et est encore sous traitement.
Nous faisons ensuite le point sur ses difficultés. Nada nous dit qu’elle se trompe dans
son emploi du temps, elle oublie de préparer son travail, elle ne comprend pas ce que
lui demande son professeur de français (son professeur principal) qui la fait travailler
sous forme de tableau chronologique (développement progressif de l’analyse), elle
n’a que des mauvaises notes, arrive en retard, est souvent absente et n’arrive pas à
organiser son temps. Nous observons avec elle qu’elle a des difficultés qui tournent
autour d’une mauvaise évaluation du temps, qu’elle n’arrive pas à organiser son travail
mais aussi sa pensée, à les ordonner. Nous essayons ensuite d’aborder le sens de cette
difficulté. Nous constatons que cette longue période de maladie coupée du monde
extérieur ; de l’école puis de sa famille, scandée uniquement par la souffrance, a fait
perdre à Nada la notion du temps, et plus précisément la notion du temps qui passe.
Nous lui proposons de reprendre avec elle cette notion de chronologie de plusieurs
manières, tout d’abord en négociant avec l’enseignant de français pour qu’elle puisse
faire ses explications de texte non pas sous la forme d’un tableau, mais en répondant
à un questionnaire (ce qu’elle réussit sans difficulté), nous lui proposons également
de reformuler autrement son emploi du temps, en le notant sous forme de liste et non
sous forme de grille, nous reprenons avec elle les notions de temps en mathématiques,
et nous travaillons sur le calendrier en cherchant à identifier des dates de son histoire :
telles que sa naissance, le début de sa maladie, l’arrivée en France, etc. Cette recherche
s’accompagnant d’une remémoration des faits accompagnés d’une discussion sur la
manière dont elle les a vécus.
Nous avons vu Nada à cinq reprises. Au bout d’un mois, Nada avait repris sa place
dans la classe, plus sûre d’elle, apaisée, et se retrouva très vite dans les meilleures de
sa classe au grand étonnement de son professeur de français qui l’avait accompagnée
tout au long de cette démarche.
Grégory : Scolarisé en 6e, il nous est envoyé à l’Arc-en-ciel parce qu’il n’arrive pas à se
concentrer, il fait preuve d’inattention et semble avoir des problèmes de compréhen-
sion. « Qu’est-ce que vous voulez », dit son professeur principal, « chaque fois qu’il faut
se mettre au travail, il a le nez en l’air, résultat il ne finit jamais à temps ».
En entretien, Grégory nous explique au bout de quelque temps, comment il réfléchit :
il nous donne l’exemple d’une dictée. Pour écrire un mot, il doit préalablement le
voir écrit dans sa tête. S’il entend le mot « maison » par exemple, il écrit dans sa tête
« mai » (en regardant en l’air comme s’il y avait un écran de projection devant lui), il
écrit « mai » puis relève les yeux, voit marqué « son », et écrit « son », ainsi de suite.
Ce passage par la représentation mentale du mot, nous pouvons en supposer la raison
dans sa propre histoire familiale marquée par l’angoisse de perte et d’arrachement,
Grégory ne peut penser à sa mère sans désirer la voir aussitôt, à la maison il la suit
partout, il veut être là si elle a un accident. À l’école, il n’y pense pas puisqu’elle ne
peut pas y être. Sa maman et sa sœur présentent des troubles de l’apprentissage à
peu près similaires.
Toujours est-il que Grégory n’est pas un enfant rêveur ou qui ne se concentre pas,
bien au contraire. Ce travail de représentation semble être pour lui un moyen de
110
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
ne pas penser à l’objet absent, et l’aide à produire un certain travail. Lui inter-
dire de regarder en l’air en lui demandant de se concentrer sur sa feuille brise
le fragile équilibre et enferme Grégory dans le silence et le non pensé.
Karim : Pour terminer ce tour d’horizon nous évoquerons le cas de Karim qui, à son
entrée en CIPPA, présente un échec scolaire massif dû, semble-t-il, à des difficultés non
surmontées dans les apprentissages fondamentaux (écriture lecture) et une grande
instabilité motrice. Karim a 17 ans et sort de CPA (eh oui !). Son père est algérien,
il exerce le métier de chauffeur routier. Sa mère est française, elle élève leurs cinq
enfants. Karim est le troisième de la fratrie.
Il présente de grosses difficultés scolaires. Il ne maîtrise pas le graphisme des lettres
(selon son professeur de CPA), son écriture est illisible. Non seulement nous n’arrivons
pas à le relire, mais il n’arrive pas à se relire lui-même, il ne tient pas compte du sens
de la page, ne suit pas les lignes, écrit par impulsion. Les mots et les lettres ne sont
pas formés et le plus souvent ne peuvent pas être identifiés. Il n’arrive pas à classer
son travail, oublie dans la salle sous sa chaise ou sur la table les notes qu’il a pris, les
abandonne au fil des cours.
Karim est d’un caractère plutôt enjoué, mais s’intègre mal dans le groupe. Il se fait
traiter de « tête de turc », nous ne saurons jamais vraiment pourquoi. Très instable,
il n’arrive pas à rester en place, il en arrive même à tomber de sa chaise pendant les
cours. Il a de gros problèmes de peau (acné très importante sur le visage). Il est très
débrouillard, gagne son argent de poche par ses propres moyens : il travaille dans une
station-service le week-end.
Son père est très absent et sa mère s’en plaint beaucoup. Elle dit discuter facilement
avec ses enfants, ils lui font leurs confidences. Elle fait « le tampon » entre les enfants
et leur père qui ne se rend pas compte que ses enfants grandissent. Il existe une
mésentente conjugale très importante, que la mère met d’emblée sur le compte des
différences culturelles. Elle parle « des Arabes » de son quartier avec violence et rejet.
Ils vivent dans une cité de « sans-abris » réputée pour sa violence et son insécurité. La
mère nous parle facilement, se confie, très révoltée et inquiète pour ses enfants. Nous
ne verrons jamais le père. Il est présenté par la mère comme quelqu’un de violent,
intransigeant, qui ne sait pas discuter ; et n’essaye pas de comprendre ses enfants.
Il semble dépassé, elle le dit être « enfermé dans sa culture ». Elle l’exclut (de par
son absence) de toute décision ou choix éducatifs pour leurs enfants qu’elle souhaite
éduquer à sa manière.
Au fil des jours, Karim devient d’humeur variable, autant il peut être gai, souriant,
autant il peut devenir sombre et triste. Il est en échec depuis le début de sa scolarité et
a toujours eu des problèmes dans sa relation aux enseignants. Quelques rares ensei-
gnants ont compté pour lui. Karim aimerait être chauffeur routier. Son père l’emmène
parfois dans ses voyages pendant les vacances. Il sait que c’est un métier difficile. Il
aimerait le faire tant qu’il est jeune, puis trouver un autre métier quand il sera marié
pour être tous les soirs à la maison avec sa femme et ses enfants. Karim est très atta-
ché à son père même s’il reconnaît que c’est impossible de communiquer avec lui. Il
supporte assez mal le discours négatif de sa mère. Il se sent arabe et le revendique,
mais n’arrive pas à se faire accepter en tant que tel par les jeunes d’origine arabe. Il n’a
pas les mêmes repères culturels, et ressemble « beaucoup trop » à sa maman.
111
L’échec scolaire par excès de sens
Nous nous orientons avec lui vers les métiers du transport et de la livraison. Il aime
bouger ; se déplacer ; changer souvent d’endroits, rester peu de temps sur une même
tâche et travailler dans une ambiance détendue. Il ne veut pas retourner à l’école, et
veut apprendre « sur le tas ». Il effectue donc des stages de chauffeur livreur (livrai-
sons rapides en scooter) qui se déroulent bien, le métier lui plaît. Plusieurs difficultés
apparaissent cependant. Karim ne prend jamais le temps de réfléchir ; de repérer son
chemin sur la carte avant de partir en course. Il part précipitamment et oublie le but de
la course (le nom, l’adresse ou ce qu’il doit aller chercher). Ce qui l’oblige à rappeler
le standard régulièrement par liaison radio. Il se repère de manière très personnelle :
par un système de repérages visuels (magasins, arbre, configuration d’un carrefour ;
couleurs, etc.). À aucun moment, il n’utilise les indications écrites. Il dit par exemple :
« C’est la rue après celle où il y a un super magasin de chaussures ». Ce qui rend la
communication difficile ! Dans un environnement restreint, son système fonctionne
très bien. Il lui sert non seulement à se repérer mais également à communiquer avec
les autres jeunes de la commune où il habite. Il connaît toutes les rues et tous les
quartiers. À Lyon, il est perdu. Dans l’entreprise où il est en stage, il attache beaucoup
d’importance à la qualité des relations qu’il entretient avec le patron et les employés
(le patron est un Kabyle blond aux yeux bleus). Ce patron nous dit qu’il faut être un peu
fou pour faire ce métier ; il faut vivre à 100 à l’heure.
Simultanément, nous recevons plusieurs appels téléphoniques de la maman qui se fait
du souci pour Karim. Elle voit d’un assez mauvais œil le choix professionnel de son fils
(ainsi que le patron de son terrain de stage). Elle nous confie aussi qu’elle a beaucoup
de difficultés avec Karim. Elle refuse de l’embrasser car son acné la dégoûte, et plus
Karim s’en rend compte plus il insiste. Karim lui dit souvent qu’il ne l’aime pas. Elle
ne comprend pas pourquoi d’ailleurs tous ses enfants sont malheureux, pourquoi ses
deux aînés ont essayé de se suicider à 18 ans. Elle nous apprend que Karim est né avant
terme, qu’il avait un frère jumeau, mort à la naissance. Elle n’en a jamais parlé à Karim,
pourtant elle l’a surpris, enfant, en train de parler « à son frère » seul dans sa chambre.
Elle pense que quelque part cette mort l’a perturbé, mais elle ne sait pas dans quelle
mesure. Elle veut bien que nous en parlions avec Karim. Suite à cet échange télépho-
nique et au bilan de stage, nous proposons à Karim de le voir en entretien et de travail-
ler en séances individuelles le repérage et la lecture de plan.
Lors de l’entretien, nous parlons avec lui de ce frère jumeau décédé, de la relation à
sa mère. Karim est très ému. Il nous dit qu’il a l’impression, depuis qu’il est tout petit,
d’attendre quelque chose ou quelqu’un, que c’est peut-être ce frère qu’il attend et qu’il
ne peut rien entreprendre « en attendant », que sa vie d’une certaine manière n’a pas
commencé. Nous lui parlons de sa mère, et des relations difficiles qu’il entretient avec
elle, de l’agressivité qu’il doit ressentir face à une mère qui n’arrive pas à lui témoigner
son affection, qui donne une image du père extrêmement négative. Nous essayons
de faire la part des choses entre une mésentente conjugale et le rejet de la culture de
l’autre. À ce propos, nous parlons de la difficulté d’avoir 18 ans dans sa famille. C’est
l’âge où il faut choisir sa nationalité : choisir la nationalité française serait vécu comme
le choix de la mère et le rejet du père.
C’est un choix impossible dans cette famille où ce sujet ne peut pas être abordé de
manière rationnelle (mais est-ce qu’il peut l’être ?). Karim semble être bouleversé
par cet échange. Nous parlons ensemble de la gémellité, de ce lien indélébile qu’elle
112
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
crée au-delà de la mort, mais qu’il doit se penser comme un tout, fini et seul. Nous lui
signifions qu’il peut et qu’il doit se construire, et s’inscrire dans le temps, laisser des
traces, exister, écrire et se relire, pour se resservir de ce qu’il a acquis. Qu’il ne doit
pas fuir, être toujours en partance, qu’il doit accepter de faire des choix. Nous parlons
clairement de son droit à la nationalité française, droit acquis de fait par sa mère, mais
aussi de son droit de choisir la nationalité de son père à n’importe quel moment de sa
vie, s’il le souhaite…
Nous lui proposons ensuite de travailler en individuel sur les éléments de son stage
qu’il doit reprendre. Pendant une séance nous travaillons avec lui sur le repérage avec
la consigne suivante : « Tu dois expliquer à ton collègue qui conduit le camion le chemin
qu’il doit suivre pour livrer un pli urgent. Pour cela, tu vas rechercher toutes les informa-
tions nécessaires, et essayer de les reformuler par écrit » (situation vécue en stage et
qu’il devait retravailler en vue du stage suivant). Nous avons décidé d’une destination
(le point de départ étant son entreprise), puis nous avons recherché ensemble dans un
premier temps les grandes directions, axes routiers à prendre. Nous lui avons demandé
de noter par écrit ces données, ce cheminement sans contrôle de notre part. Dans un
deuxième temps, nous avons complété ce circuit en affinant les informations, pour
finir par un troisième texte précis et détaillé. Nous l’avons soutenu dans son travail en
l’encourageant et en lui suggérant d’être le plus clair possible. Au cours de ces trois
exercices, l’écriture de Karim s’est transformée : d’une écriture illisible, écrite dans
tous les sens sur la feuille, Karim est arrivé à écrire d’une écriture plus que correcte,
claire, lisible, les lettres bien formées sans qu’il ait été question durant la séance de
ses difficultés pour écrire, et sans modèle ni contrôle graphiques de notre part. La seule
exigence globale était d’être compréhensible pour l’autre dans sa formulation (l’écri-
ture a été évoquée en fait exclusivement comme un outil de communication).
À la suite de ce travail, Karim a changé de projet professionnel. Il est revenu à
son premier projet qui avait été rejeté par ses professeurs à cause de ses diffi-
cultés scolaires : être mécanicien automobile. Nous lui avons trouvé un garage
(nous l’avons envoyé chez un jeune garagiste tunisien, à qui nous avons expliqué
la situation familiale et scolaire de Karim). Grâce à ce patron rigoureux mais attentif
qui a su soutenir Karim dans sa quête d’identité et sa recherche de père, Karim a non
seulement effectué de très bons stages mais il a pu y rester comme apprenti. Karim est
retourné voir les enseignants de CPA, pour leur annoncer son entrée en apprentissage.
Il fait encore beaucoup de fautes dans ses fiches de réparation, mais son écriture est
restée correcte et surtout lisible par lui et par les autres. Son acné a complètement
disparu. Nous avons gardé des contacts avec son patron pendant les années qui ont
suivi. Karim a terminé normalement son apprentissage avec de très bons résultats en
pratique, des résultats faibles en théorie (comme la majorité des jeunes). Il est resté
un garçon relativement instable mais volontaire. Ces difficultés jugées comme irréver-
sibles ne sont jamais réapparues.
Ces histoires nous informent sur une autre forme de non-réponse, il ne s’agit là
ni d’un glissement de sens, ni d’une reconstruction de sens comme nous venons
de le voir, mais à notre avis d’une sorte de limite inconsciente que le sujet se
donne, et qui semble lui être dictée par son expérience passée et qui pourrait, dans
113
L’échec scolaire par excès de sens
114
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
roge le sujet sur des éléments traumatiques de sa vie. Karim ne s’investit pas dans
les activités scolaires, il se débrouille au coup par coup, réagit aux événements,
se sort des situations nouvelles sans imaginer qu’elles puissent se reproduire. Il
écrit sans penser qu’il peut se relire, il prend des notes mais les oublie en classe, il
perd ainsi toutes ses affaires. Karim redécouvre, renaît sans cesse. Rémi pris dans
le doute s’interroge sur la validité des repères qu’on lui donne ; par précaution il
reconstruit du sens comme s’il ne pouvait se fier qu’à lui-même. Cette substitu-
tion d’un raisonnement par un autre nous la retrouvons chez Grégory qui ne peut
pas penser l’absence, et par extension qui ne peut pas penser un mot sans se le
représenter. Tout son fonctionnement mental s’organise autour d’un évitement. La
production permanente de représentations permet à Grégory de fonctionner dans
une illusion de permanence des choses et des êtres.
L’erreur, l’échec viennent alors comme une réponse que l’on pourrait énoncer
ainsi : je n’apprends pas parce que je vais finir ma vie en prison, je n’apprends pas
parce que ce qu’on me demande est impossible, je n’apprends pas parce que je
ne peux pas me fier aux repères qu’on me donne, je n’apprends pas parce que
j’attends, je n’apprends pas parce que je dois toujours m’assurer de la présence
des choses et des êtres qui m’entourent, etc. Nous pourrions proposer le schéma
suivant en nous inspirant de l’histoire de Grégory :
demande
dictée : La maison…
réponse
représentation des syllabes MAI, SON
Je recopie ce que je vois Grégory est dans la lune,
il saute des mots, il est
très lent, il ne semble pas
comprendre ce qu’il écrit
115
L’échec scolaire par excès de sens
J’ai simplement demandé, par exemple à Jean-François, que l’on me lise ce qu’était A
(dans la formule A = a + b x c + d).
« – A plus b…
– Non.
– (stupéfaction) Non ?
– (gentiment mais fermement) Non.
–…
– Allons, vas-y…
– Qu’est-ce que je dois faire ?
– Lire.
– Quoi ?
– La même chose.
– Ah !... a plus b.
– Non.
– Ce n’est pas a + b ?
– Non. »
Là, selon les sujets, on observe une attente désinvolte ou scandalisée, ou indifférente,
ou polie, ou boudeuse, ou curieuse. Dans tous les cas je relance la question :
« – Alors ?
– Ben, je ne sais pas… Chaque fois que je vous dis “ a + b ” vous me dites non.
– (Je ris) Je te dis non, parce que “ a + b ” n’existe pas.
5. Stella Baruk parle en effet de « resserrage de sens » dans Échec et maths, Paris, Le Seuil, 1973.
116
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
117
L’échec scolaire par excès de sens
118
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
119
L’échec scolaire par excès de sens
situations évoquées. Par contre, si dès le départ nous évoquons la même division
dans un contexte donné, nous faisons appel à d’autres informations qui viennent
troubler l’apprentissage. Par exemple :
Un père va dire à sa fille (pour lui expliquer cette opération) : j’ai dix francs et je veux
partager cette somme entre mes dix enfants. Le problème semble devenir complexe car
la petite fille répond : « tu n’as pas dix enfants, mais trois et puis, je suis l’aînée, il y a
que moi qui sais compter l’argent, ça ne veut rien dire de partager de l’argent avec des
petits qui ne savent pas compter ! ».
120
L’excès de sens et ses effets au niveau de l’apprentissage dans le contexte scolaire
Enfin, il nous semble que le concept se trouve à une place charnière qui peut se
modifier. Le concept est tout à la fois le lien entre la résonance interne et le sens
consensuel, en ce sens qu’il est porteur de sens non assimilable ou réductible à
un contexte, il fait fonction d’interface en quelque sorte, mais il est aussi partie
prenante de la réalité, extérieure au sujet. Il est objet externe dont le sujet se saisit,
ou qu’il projette dans la réalité.
Nous pensons en revanche, que chez un élève qui présente des troubles
de l’apprentissage, le concept n’est pas « libre » mais au contraire assimilé à la
résonance affective qu’il lui donne. Nous pourrions l’illustrer ainsi :
121
3
Peut-on vraiment parler d’échec
par excès de sens ?
123
L’échec scolaire par excès de sens
question. Que répondre en l’absence du père ? Nous pouvons dire que c’est une
chance que cet enfant ait pu donner cette réponse qui appelle au dialogue, mais
pour un qui parle, combien se taisent et s’interrogent en eux-mêmes ? Combien se
sentent troublés sans pouvoir mettre des mots sur ce trouble ?
La transmission d’un savoir dénué de toute ambiguïté est un objectif louable
qui se défend d’un point de vue social. La communication entre les individus
nécessite un langage commun, un code linguistique, verbal, gestuel, symbolique,
graphique de référence. De plus, cette transmission de connaissances s’inscrit
dans une nécessité plus générale de survie de l’espèce. Sara Pain rappelle à ce
propos que « tout ce qu’un sujet réalise se transforme en enseignement pour un
autre sujet, et tout être humain constitue en ce sens un exemplaire de l’espèce ».
Cette transmission vise donc à « la reproduction d’individus semblables à leurs
ancêtres », « en cela, c’est un processus du domaine de la sexualité. Il ne suffit
donc pas de reproduire un organisme morphologiquement identique et capable
d’un fonctionnement humain : il est nécessaire encore de reproduire un sujet de
culture, d’assujettir l’individu aux commandements de la culture » (1989).
Pourtant deux questions se posent : la première concerne le petit enfant
qui acquiert le langage puis la lecture et l’écriture, c’est-à-dire le passage de la
mimique aux mots, du dessin aux lettres, de l’illustration au texte écrit. Ce passage
se construit non pas comme une découverte progressive mais comme un renonce-
ment aux croyances passées, l’abandon des « erreurs chéries » comme les nomme
Alain, parce que l’expérience de l’enfant préexiste à l’apprentissage de la langue,
parce qu’il possède déjà son idée sur le monde et les choses et que les percep-
tions et les sentiments qui le traversent sont sans mesure par rapport aux moyens
qu’il possède pour les exprimer : « l’enfant a de riches perceptions et un langage
pauvre », nous dit Alain. Autrement dit le langage, la lecture, l’écriture sont
des moyens pour exprimer, mettre hors de soi et donner forme aux passions qui
nous traversent.
Si nous partons de l’idée que ce que perçoit et ressent l’enfant est démesuré
par rapport à ce qu’il peut exprimer par le langage, nous pouvons imaginer que
chaque mot, chaque notion fonctionne en entonnoir, réduisant, canalisant, compri-
mant - accentuant ainsi la pression - les perceptions, les émotions multiples du
sujet, transformant l’impétueux torrent de l’affect en un écoulement sage et régu-
lier où rien ne vient rappeler sa vivacité et la force de son courant. Nous compre-
nons mieux alors pourquoi l’apprentissage, la manipulation des connaissances
s’accompagnent de signes, de comportements, de productions qui agissent
comme des soupapes de sécurité, et nous mesurons mieux la pression émotion-
nelle qui sous-tend chaque nouvelle acquisition.
Dans le cadre thérapeutique, nous observons souvent que les troubles du
comportement s’atténuent au fur et à mesure que la parole se libère et pour cela,
124
Peut-on vraiment parler d’échec par excès de sens ?
il faut construire les liens qui n’ont pu être créés entre les mots et les émotions au
moment de l’acquisition du langage. La complexité de la langue devient alors un
outil pour contenir les sentiments, les émotions, un moyen de les classifier, de les
ordonner, de les mettre à distance. Un moyen aussi pour se différencier de l’autre,
pour s’approprier ce qu’il dit de soi.
T. a 18 ans, elle a des difficultés scolaires massives et s’exprime difficilement. Elle vient
des Comores et nous donne l’impression de ne pas maîtriser le français. Elle est agres-
sive avec moi, parle peu et ne tient pas en place. Elle ne comprend pas le sens des
mots que j’utilise mais ne pose aucune question, elle utilise le féminin et le masculin
au hasard, ne conjugue pas correctement ses verbes, ramenant tout au présent. Elle
mélange les auxiliaires être et avoir, mêle à son discours des mots anglais ou des mots
grossiers dont elle ne saisit pas le sens. Son attitude est désinvolte, elle téléphone
pendant la séance, met les pieds sur la table, etc.
Au fil des mois, la confiance aidant, T. commence à parler de sa propre histoire, de sa
maladie. Le temps s’organise, les individus et les générations se différencient, T. perd
son look de garçon et se questionne sur sa féminité, sur cette féminité qui à cause de
sa maladie ne se développera pas normalement. T. pleure beaucoup, nous nommons
ensemble le désespoir qui l’envahit, elle m’explique qu’elle criait et cassait quand elle
sentait monter les larmes. Les mots viennent un à un proposer leur contenance à la
tragédie de sa vie mais aussi à cette envie de vivre plus fort que tout.
Tout prend sens : la survie, l’opiniâtreté, le désir de vivre, l’attirance pour la mort, le
tourment, la haine, l’indifférence, l’inénarrable, etc. T. se corrige, elle nous dit vouloir
s’exprimer mieux parce qu’elle a besoin de parler avec des personnes qui s’expriment
bien pour parler de sa vie, elle ne se contente plus des mots de son quartier et autres
onomatopées, elle rectifie d’elle-même lorsqu’elle se trompe de genre, elle me dit ne
plus vouloir dire oui quand elle ne comprend pas. Elle décide de s’acheter un roman, les
premières lignes semblent parler d’elle et de son histoire, cela la fait sourire.
125
L’échec scolaire par excès de sens
126
Peut-on vraiment parler d’échec par excès de sens ?
127
L’échec scolaire par excès de sens
128
Peut-on vraiment parler d’échec par excès de sens ?
129
3e partie
De l’échec scolaire
à l’hypothèse
d’un fonctionnement
original de la pensée :
la fusion
« Et si son défaut était une manière de parole qui exprimerait quelque chose de
lui-même, qu’il ne peut manifester autrement : quelque chose qui est sa création, à
entendre comme ce qu’il pourrait dire au mieux de ce qui fait son être de désir ? Et si
ce qu’il énonce là par de l’arrogance, par des gestes compulsifs, avait un sens qui lui
échappe, livré dans une sorte de langage codé ? Derrière cette porte il y aurait toute
une élaboration du sujet. Derrière la simple description d’une “difficulté”, il y aurait la
singularité d’une construction, un entrelacs psychique aux motifs multiples. »
Maud Mannoni1
Le non-apprendre
Nous avons fait une expérience avec des enseignants en formation en leur donnant la
consigne suivante : notez par écrit la définition des mots « une poésie macaronique »
(mots choisis bien sûr parce qu’ils pouvaient renvoyer à une multitude de sens possi-
bles quand on en ignore la véritable définition). Les réponses furent passionnantes, les
uns restèrent bloqués face à leur feuille, incapables « d’imaginer » une définition, et
rendirent feuille blanche, d’autres à l’esprit plus ludique allèrent chercher dans leurs
têtes – dans des registres très différents (références musicales, historiques, culinaires,
administratives, ethnologiques, etc.) – une définition fantasmatique de ces mots. Une
poésie macaronique devint ainsi une poésie en forme de macaron, écrite en rond,
sans fin et décousue comme les macaronis, italienne, etc. Après, je leur ai donné la
vraie définition et, à la séance suivante, je leur ai demandé : « De quoi vous rappelez-
vous ? » . La plupart des enseignants ne se souvenaient que de « leur » propre défini-
tion, et non de celle que j’avais donnée.
133
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
et par laquelle certains se sont retrouvés sidérés. Par contre cette réduction de
tension n’a pas pour autant permis de mieux « apprendre » la « vraie » définition !
L’apprentissage « raté » qui nous conduit à parler d’échec scolaire peut donc
être considéré comme un moyen de sortir de l’instant d’apprendre, c’est-à-dire,
de mettre un terme à cette déstabilisation cognitive et psychique que provoque
la nécessité d’intégrer des connaissances nouvelles pour s’adapter à la situation
pédagogique et à la demande de l’enseignant. Nous pouvons dire que l’appren-
tissage « raté » est une forme de construction psychique qui vient répondre à la
discontinuité normale de la pensée au moment de l’apprendre et qui vise à rétablir
un équilibre et une continuité au sein de cette pensée au même titre que l’appren-
tissage réussi. Contrairement à « l’inertie » qui prend la forme d’une inhibition
intellectuelle ou d’un refus de penser (différent de la peur de penser décrite par
Boimare), l’apprentissage « raté » est une réponse, un mouvement, qui témoigne
d’une dynamique adaptative.
À ce titre, nous choisissons de nommer cet apprentissage « raté » le « non-
apprendre », terme que nous empruntons à Sara Pain qui l’utilise afin de différen-
cier ce fonctionnement d’un refus d’apprendre et de redonner au sujet une place
active dans ce processus. Le non-apprendre s’inscrit dans un mouvement dyna-
mique qui vise à accomplir « une fonction de conservation aussi positive que l’ap-
prendre, mais dans le cadre d’une autre configuration des facteurs en jeu » (1989).
Cette définition proposée par Sara Pain nous semble refléter très exactement notre
point de vue. La Monneraye développe un point de vue similaire. Il définit l’échec
symptôme comme un moyen de protéger le sujet. S’attaquer au symptôme, c’est
s’attaquer au moyen de vivre, voire à la raison de vivre du sujet. Pain constate tout
d’abord que le non-apprendre met enjeu les mêmes fonctionnements mentaux ou
plus exactement la même mobilité et la même activité mentale que l’apprendre, ce
sont les facteurs en jeu, les contenus, le sens accordé à l’activité qui les différen-
cient. Elle précise également que le non apprendre comme l’apprendre remplit une
fonction de conservation, et là, c’est la finalité de cette fonction qui les différencie.
Le non-apprendre a une fonction de symptôme qui dépasse les limites d’une
impossibilité ou d’un interdit de savoir. Le non-apprendre n’est pas le contraire
d’apprendre. Il n’est pas dépourvu de sens puisque comme le dit La Monneraye,
l’échec parle à la place du sujet. Françoise Dolto définit cette incapacité à
apprendre comme un « empêchement à se satisfaire dans son désir d’apprendre »,
elle ajoute que cet empêchement est « toujours intelligent » (1989). Le sens
accordé aux objets de connaissance venant en résonance avec la pensée incons-
ciente et préconsciente (symboles, images mentales) du sujet.
134
L’apprentissage « raté »
« L’autre réponse »
La particularité du non-apprendre réside dans le fait qu’il y a production d’une
réponse que nous appellerons une autre réponse (en réponse à l’autre entendu
de Stella Baruk), parce qu’elle ne répond pas à la demande scolaire. Pourtant elle
doit être considérée comme une réponse, une réaction à la situation d’apprentis-
sage proposée. Nous appellerons « autres réponses » : les pensées (conscientes
ou non), les explications et les raisonnements aberrants du point de vue de la
demande scolaire, qui accompagnent la réflexion du sujet dans sa recherche de
solution et qu’il exprime parfois lorsqu’on lui en donne la possibilité, ainsi que les
erreurs qu’il produit lorsqu’il mène à terme cette recherche.
Ces autres réponses s’accompagnent de comportements, d’attitudes (décrits
dans la deuxième partie) qui viennent signifier la souffrance ou le malaise du
sujet. Nous les situons dans l’apprentissage, c’est-à-dire intégrés au processus
d’apprentissage alors que bien souvent ils ne sont pas reconnus comme tels.
Si nous revenons sur l’exemple cité plus haut des enseignants en formation, nous leur
avions demandé de noter pendant ce travail de réflexion toutes les « autres pensées »
qui leur venaient en tête en même temps et nous les observions. Ils notèrent beaucoup
de pensées « parasites » qui montraient leur désir d’échapper à la situation (qu’est-ce
que je vais faire à manger ce soir, j’ai oublié d’appeler X…). Mais aussi des pensées
agressives (qu’est-ce qu’elle nous veut, j’ai l’impression d’être de retour à l’IUFM,
pourquoi elle nous regarde comme ça, ça n’a pas de sens son truc, c’est vraiment des
élucubrations de psy, etc.). Quant à leurs attitudes, elles ressemblaient à celles de
leurs élèves, tension, soupirs, coup d’œil sur la feuille du voisin, fou rire, recherche du
regard des autres, etc.
Nous pouvons également inclure dans notre analyse, « les séquences pédago-
giques ratées », c’est-à-dire celles qui produisent un résultat inattendu par l’ensei-
gnant, qu’il considère bien souvent comme le résultat d’une erreur d’appréciation
de sa part. Elles nous semblent être en fait la conséquence d’une production
massive d’autres réponses. Ces situations apportent des éléments précieux sur la
nature et le fonctionnement de ce non-apprendre.
135
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
mon pays est poussière, et la ligne équatoriale est courbe. » Il voulut intituler ce texte
« l’équateur », mais par suite d’un lapsus il écrivit « l’équaterreur ».
Joe, lui, avait étalé soigneusement son fil sur l’herbe, puis il était allé ailleurs décrire
ce qui se trouvait à l’extérieur du cercle. « Je vois de l’herbe tondue, de vieilles feuilles
mortes un peu ratatinées, et une planchette de bois mort. »
William, après avoir longtemps cherché, avait entouré un grand arbre de sorte que son
fil était étroitement rempli par le tronc.
Quant à Jack, il avait choisi un vieux puits à demi comblé, l’avait rempli de détritus et
décrivait tout ce qu’il avait lui-même introduit dans la situation.
Je soulignai (ajoute Verdier-Gibello) combien les conduites absurdes des Dalton que
Pénélope (l’enseignante) évoquait en début de séance semblaient liées à la rencontre
d’un espace vide (celui de la classe, celui du fil de laine), et comment ils s’étaient
ingéniés à le supprimer, à le combler, à s’en éloigner, toutes conduites aboutissant à
l’éviter ou à le contrôler.
Nous voyons bien que ces autres réponses sont un produit de l’apprendre, et
qu’elles occupent une place spécifique dans le cadre même de l’apprentissage.
Comme nous l’avons vu dans notre deuxième partie, ces autres réponses
altèrent le sens de diverses manières : par glissement, reconstruction ou substi-
tution. Ces mécanismes nous éclairent sur l’articulation existant entre résonance
interne et sens consensuel, et nous permettent d’avancer l’idée qu’il ne s’agit pas
là d’une confusion des niveaux. Bien au contraire, le non-apprendre traduit une
forme de réorganisation de la pensée originale. Car si c’est bien une impression de
confusion que nous ressentons au premier abord, c’est-à-dire l’impression que les
niveaux de sens se mêlent de manière désordonnée et ne se distinguent plus, nous
constatons dans un deuxième temps, qu’il s’agit plutôt d’une forme d’articulation
entre ces niveaux de sens, d’où notre choix pour le terme de fusion qui exprime
« une union résultant de l’interpénétration ou de la combinaison d’êtres ou de
choses qui étaient distincts », et qui diffère fortement de l’idée de confusion :
« état de ce qui est confus, mêlé, en désordre ».
136
L’apprentissage « raté »
137
2
Les articulations entre
les différents niveaux de sens
La fonction de pivot
Afin de situer d’emblée nos propos, nous aimerions retranscrire ici un exemple
choisi par Nimier dans son étude sur les relations aux mathématiques.
« Il s’agit de l’étude des erreurs commises au cours d’un problème d’arithmé-
tique simple : on demandait de calculer le prix de vente d’un panier, connaissant le
prix d’achat de 10 paniers, 200 F l’un, le prix du transport étant de 400 F, voulant
réaliser d’autre part un bénéfice de 100 F sur chaque panier, et on sait qu’un des
paniers n’est pas vendable.
L’enfant a écrit :
– prix d’achat des paniers : 200 x 10 = 2 000 F
– prix de revient : 2 000 + 400 = 2 400 F
– perte : 2 000 - 200 = 1 800 F
sans bénéfice, il les revendrait : 1 800 F »
Et le psychologue conclut : « Automatisme probablement, une perte est
quelque chose en moins, d’où la soustraction ; il y a certes ici incompréhension
et faute de raisonnement grave. Mais il s’y ajoute sans doute, et c’est ce qui nous
intéresse actuellement, un rétrécissement momentané du champ mental, une fixa-
tion sur le mot “perte”. Ce qui le prouverait, c’est que l’enfant se reprend aussitôt
et substitue “sans bénéfice il les revendrait” à “perte” » (Davout et coll., 1952).
Nous voyons bien dans cet exemple combien l’information portant sur le panier
invendable détourne la pensée du sujet au point de ne plus prendre en compte
la consigne. Le processus d’apprentissage s’organise dans un contexte saturé de
sens, et la connaissance qui est en jeu fonctionne comme une sorte d’objet poly-
sémique, c’est-à-dire qu’elle se situe le plus souvent au carrefour de significations
multiples (d’un point de vue linguistique), et s’inscrit simultanément dans une
multitude de chaînes signifiantes, comme si une connaissance donnée devenait une
sorte de point, traversé par des trajectoires aux origines et directions différentes.
139
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
C’est ainsi qu’un mot ne peut être expliqué qu’en référence à son contexte (ce
qui exaspère les enfants ! car nous ne pouvons répondre à leur demande qu’en
les questionnant à notre tour, afin de comprendre dans quel sens1 ils l’utilisent). À
cette polysémie plus ou moins forte selon les situations, les mots, etc., viennent se
greffer l’histoire, l’expérience du sujet et les fantasmes qui y sont associés.
Si nous regardons de plus près, le décalage au niveau du sens des autres
réponses s’organise autour d’un mot ou d’une pensée qui semble jouer une fonc-
tion de pivot, c’est-à-dire que ce mot ou cette pensée sont tout à la fois, comme
le souligne la définition du mot : « un support et un point fixe, central, autour et à
partir duquel s’effectue un changement de direction »2.
Les mots pivots sont faciles à identifier, ils provoquent un décalage à l’inté-
rieur de la situation d’apprentissage. C’est la signification du contenu même de la
connaissance qui va être à l’origine du décalage, par exemple si nous reprenons
l’exemple d’Arthur : la question à propos du père. Les mots-outils utilisés dans la
situation pédagogique entrent en résonance avec l’affectivité du sujet.
Les pensées, sortes de métaphores inconscientes, plus difficiles à percevoir,
ne sont pas toujours liées à la signification du contenu de la situation pédago-
gique. Elles peuvent être liées à la nature ou la forme de l’apprentissage proposé.
En effet, elles peuvent apparaître dans un contexte d’apprentissage précis, par
exemple les activités prenant en compte la chronologie ou les activités utilisant
la lecture, etc., et ne pas intervenir dans les autres apprentissages. Elles peuvent
également n’être en lien avec aucun contenu particulier - c’est la signification de
la situation d’apprentissage elle-même qui va être à l’origine du décalage - et se
manifester dans le mouvement de l’apprendre en s’interposant entre le sujet et
la connaissance scolaire, entre le désir d’apprendre et la réalisation de ce désir.
Nous pourrions les identifier comme des pensées qui se traduiraient en une phrase
comme par exemple dans le cas de Grégory : « Ce que je ne vois pas n’existe pas »
ou comme Oscar : « Je ne veux pas partager » ou encore comme Samira : « À quoi
bon ! ».
Ces pivots (mots et pensées) ont une place particulière. Nous pourrions dire
qu’ils se situent à la frontière de deux espaces : entre la résonance interne et
la réalité extérieure, entre le privé et le public, tout en appartenant aux deux,
c’est-à-dire qu’ils peuvent être « entendus » à plusieurs niveaux. Nous pouvons
avancer l’idée qu’ils peuvent avoir soit une fonction d’interface, soit une fonction
confondante. Dans les exemples exposés précédemment, nous pensons que ces
pivots ont une fonction confondante. Pour donner une représentation de ce que
1. Nous pouvons reprendre ici l’article de Frédéric François qui donne au mot sens deux dimen-
sions : la signification mais aussi la direction.
2. Définition tirée du Lexis.
140
Les articulations entre les différents niveaux de sens
141
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
traduire
père
réponse
142
Les articulations entre les différents niveaux de sens
explication
demande
partager équitablement
réponse
Deuxième tableau
partager
non réponse
résonance
sens lié à l’histoire du sujet,
interne
subjectif
réponse
143
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
demande
dictée : La maison…
réponse
représentation des syllabes MAI, SON
Je recopie ce que je vois Grégory est dans la lune,
il saute des mots, il est
très lent, il ne semble pas
comprendre ce qu’il écrit
Deuxième tableau
demande dictée
résonance
interne
non réponse
métaphore
sens lié à l’histoire du sujet,
subjectif
réponse
144
Les articulations entre les différents niveaux de sens
145
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
Une élève doit résoudre des multiplications de nombres relatifs. Elle résout sans difficulté
l’opération –4 x (–2) = 8 mais elle bute sur l’opération -0,4 x (-0,2). Elle ne sait plus si la
réponse est positive ou négative. « Je ne comprends plus rien quand il y a des 0 », dit-
elle. Pour contourner la difficulté du morcellement de l’unité, elle remplace les nombres
décimaux par des nombres entiers et retrouve ainsi le signe du résultat sans difficulté.
146
Les articulations entre les différents niveaux de sens
147
3
Les caractéristiques
de cette fusion de la pensée
149
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
150
Les caractéristiques de cette fusion de la pensée
151
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
152
Les caractéristiques de cette fusion de la pensée
153
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
jamais se confondre. Contrairement à l’enfant qui perçoit bien les limites du réel
de sa construction imaginaire : la voiture que j’imagine est bien un carton dans
la réalité, dans le non-apprendre la signification des objets extérieurs est détour-
née, occultée, dénaturée, parce qu’ils font obstacle. Autrement dit, en rompant
la continuité de pensée, la réalité objective devient une menace que le sujet tente
de maîtriser en essayant de « jouer » avec. Or, pour le sujet en difficulté, ce jeu est
impossible et fige sa pensée dans un espace intermédiaire qui s’avère chaotique
et stérile.
La comparaison établie par Sara Pain entre le développement de l’intelligence
et l’activité ludique montre que la fonction symbolique du jeu ne se constitue pas
à partir des mécanismes propres au développement de l’intelligence. « [L’activité
ludique] constitue elle-même une structure, autonome et dotée de mécanismes
et d’opérations spécifiques ». De plus « elle semble maintenir depuis le commen-
cement, les mêmes opérations, relevant d’un système rhétorique inné, capable
d’organiser l’univers de la signification. Les modifications constatées dans les
manifestations symboliques, à travers le développement du sujet, sont issues de
la variation et de l’accumulation des ressources, de l’évolution propre à l’orga-
nisme et au corps, des exigences que la culture impose aux individus en fonction
de leur âge. Mais le domaine du drame, construit par substitutions métonymiques
et métaphoriques, ne semble pas subir de changements fondamentaux à travers
le temps » (1989).
L’activité ludique est donc « un dispositif original » relativement indépendant.
On peut penser qu’il reste donc à disposition du sujet comme un mode de pensée
qui lui permet, à certains moments, de se dégager des seuls impératifs rationnels,
et de « signifier » le sujet dans son irréductibilité. Nous pouvons donc supposer
que l’enfant, pour échapper au trouble d’une situation qui résiste à son enten-
dement, puise dans un registre de pensée différent pour tenter d’intégrer cette
situation nouvelle. Ce registre de pensée, que l’on pourrait qualifier de ludique,
« rassemble » en quelque sorte le sujet. C’est une pensée projective, qui met en
jeu l’imaginaire et estompe pour un temps les limites entre les fantasmes du sujet
et la réalité extérieure.
Nous pourrions ajouter que ce registre de pensée, caractérisé par le fait que
les structures cognitives se mettent en quelque sorte au service de « la structure
subjectivante symbolique » (Pain, 1989), semble court-circuiter la pensée objective
et place le sujet dans une sorte d’impossibilité à raisonner.
154
Les caractéristiques de cette fusion de la pensée
155
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
156
Les caractéristiques de cette fusion de la pensée
157
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
158
4
Les caractéristiques
du fonctionnement psychique
de la fusion
159
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
160
Les caractéristiques du fonctionnement psychique de la fusion
161
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
162
Les caractéristiques du fonctionnement psychique de la fusion
1. « Le concept n’est que le résultat du consensus d’une communauté scientifique sur le réel.
Le concept d’aujourd’hui ne sera que représentation demain. En ce sens, le savoir n’est que
le fruit consensuel d’un accord à une période déterminée de l’histoire. »
163
De l’échec scolaire à l’hypothèse d’un fonctionnement original de la pensée
164
4e partie
L’instant
d’apprendre
et sa résolution :
de la fusion
à la dissociation
1. « La double limite » in Nouvelle revue de psychanalyse, 25, printemps 1982, Le trouble de penser.
1
L’instant d’apprendre :
repères
167
L’instant d’apprendre et sa résolution
168
L’instant d’apprendre : repères
169
L’instant d’apprendre et sa résolution
anciens, « suspend son jugement », parce qu’il se trouve confronté à une situation
« inconnue » et qu’il ne peut traiter qu’en intégrant des données nouvelles et en
transformant sa pensée. L’observation des élèves en situation d’apprendre nous
amène à faire les constats suivants.
Premièrement, les élèves en échec refusent rarement d’entrer dans l’ap-
prendre, les difficultés semblent apparaître au moment de la rencontre avec l’objet
à apprendre : le texte à lire, l’exercice à faire, l’explication à intégrer. Serge Boimare
ajoute d’ailleurs que « ces enfants ont envie de savoir, ils souhaitent accéder à la
connaissance, ils sont prêts à faire beaucoup de choses pour cela, excepté une
chose, excepté d’apprendre et de penser ».
Deuxièmement, c’est au moment où l’élève se met à penser sur la situation
d’apprentissage proposée (écoute d’un cours, lecture, exercice, etc.) qu’il produit
les réponses que nous avons précédemment présentées en termes d’excès de sens.
Troisièmement, ces comportements ou ces attaques du sens sont des réponses
à la nécessité de réfléchir et de penser les nouvelles données.
Quatrièmement, la nature de ces réponses chez les élèves qui présentent
des troubles de l’apprentissage nous informe sur les sentiments associés à cette
réflexion. Ces réponses sont des réactions, c’est-à-dire qu’elles montrent une
interruption violente et douloureuse de la réflexion. Elles nous renseignent par
leur contenu, sur le vécu du sujet et les angoisses réactivées. Cette réaction, Serge
Boimare la décrit très justement, il note que dans un premier temps « ces enfants
coupent le fil de leur pensée, puis projettent tout ce qui leur fait si peur sur les
exercices, le cadre, la personne de l’enseignant, causes apparentes de ce désarroi,
enfin, ils passent le relais d’une façon ou d’une autre au corps qui devient l’ultime
défenseur, le rempart contre les ennemis devenus moins menaçants parce qu’ils
sont à l’extérieur ».
Cinquièmement, la nature de la situation d’apprentissage, c’est-à-dire le sens
de son contenu joue un rôle majeur dans l’apparition de ces réactions. En effet,
si certains élèves réagissent au seul fait de réfléchir, on peut penser alors, que
c’est l’acte d’apprendre et donc de faire l’expérience du doute qui fait symptôme,
d’autres en revanche réagissent seulement dans certaines situations, comme le
fait de lire par exemple (c’est le fait de lire qui fait symptôme) ou face à certains
contenus (certains mots, signes ou matière scolaire).
L’instant d’apprendre semble donc favoriser des mouvements psychiques
particuliers. Nous pourrions les décrire ainsi :
– tout d’abord, ce moment de « suspension du jugement » est avant tout un
moment de déstabilisation psychique. Il y a rupture du flot continu de la
pensée, perte d’une certaine continuité de la pensée. La pensée ne s’exerce
plus dans un va-et-vient entre rationalisation et construction imaginaire,
170
L’instant d’apprendre : repères
171
L’instant d’apprendre et sa résolution
172
L’instant d’apprendre : repères
173
L’instant d’apprendre et sa résolution
174
2
Le chaos
Ce matin, je décide de donner à mes élèves une explication de texte qu’ils devront
traiter seuls en temps limité. Ce type de travail est rare au CIPPA mais, en faisant
cela, je réponds à leur demande d’être placés en situation d’examen et d’être notés.
Cette situation est loin de rassurer tout le monde. Je les observe se mettre au travail :
certains s’installent longuement, se lèvent, changent de chaise, demandent un stylo,
une feuille, avant de se « plonger » dans la lecture du texte et des questions (il s’agit
d’un texte de Jules Verne, décrivant une cité engloutie). De cette « immersion » dans
le texte chacun en ressort différemment, les uns décrochent, peut-être sont-ils pris par
l’histoire, par leur imaginaire qui les emporte loin, d’autres butent sur un mot, et appel-
lent à l’aide, mais le charme est rompu, le mouvement s’arrête, la curiosité retombe :
l’envie de lire s’effondre devant la résistance d’un mot.
D’autres encore se lancent puis, prenant du recul, constatent que la tâche est impossible
car le texte est trop long. D’autres enfin nous donnent l’impression d’être terrassés par
un adversaire qui les domine. La lutte est plus ou moins longue, mais toujours doulou-
reuse, et cette métaphore guerrière est loin d’être disproportionnée si l’on en juge par
les expressions de leurs visages. Sophie se sent particulièrement mal, elle alterne des
moments de prostration, les yeux rivés sur sa feuille où sont notés soigneusement ses
nom et prénom ainsi que le titre (français), et des moments d’agitation, elle soupire, se
prend la tête dans les mains, se frotte les yeux, par moments, elle semble manquer d’air.
Elle a mal, se trouve mal assise, elle a faim, se sent trop serrée dans ses vêtements. Elle
se souvient qu’elle ne doit pas oublier de prendre son petit frère à l’école en sortant, elle
a peur d’être en retard. Elle m’interpelle pour me dire qu’elle n’y arrive pas, qu’elle a mal
à la tête. Elle n’entend pas mes encouragements, elle est seule.1
175
L’instant d’apprendre et sa résolution
176
Le chaos
177
L’instant d’apprendre et sa résolution
178
Le chaos
culturel, les mythes, les rites se trouvent à cette charnière entre soi et l’environ-
nement social, ils assument une fonction transitionnelle et maintiennent l’illusion
de congruence. Nous verrons que cette illusion de congruence est bien au centre
de la problématique de l’échec scolaire (nous avons tenté dans la deuxième partie
de montrer comment l’excès de sens peut fragiliser le vécu de continuité) et que la
culture peut, dans certaines conditions venir suppléer à la discontinuité de la crise.
Pour finir, Kaës montre que la crise bouleverse également les rapports entre
contenu et contenant. La coupure du lien qui inaugure la crise doit pouvoir être
accompagnée du maintien d’un lieu de contenance pour que puisse s’y élaborer
la séparation. Cette réflexion nous laisse penser que dans l’apprendre, le sujet en
crise peut surmonter cet instant de déséquilibre, s’il retrouve en dehors de lui un
espace qui lui donne tout à la fois la sensation d’une continuité retrouvée et d’une
transformation possible. Nous verrons que cette transposition théorique est tout
à fait pertinente et opérante lorsque l’on réfléchit aux moyens à mettre en œuvre
pour aider l’enfant à prendre le risque de sa pensée.
179
L’instant d’apprendre et sa résolution
180
Le chaos
Pourtant, l’idée d’un espace de ce type nous intéresse parce qu’il nous informe
sur les pensées que l’élève associe à l’apprendre. Nous retrouvons des commen-
taires imprégnés de la même agressivité : ils parlent de rejet, de « ras-le-bol », du
sentiment de ne pas être à la hauteur. En revanche, cette expérience nous apporte
des éléments nouveaux : ce sont ces souvenirs ou événements personnels qui
viennent s’infiltrer entre le sujet et son travail. Ces événements interviennent dans
l’apprendre comme des éléments qui s’imposent à l’esprit du sujet.
181
L’instant d’apprendre et sa résolution
182
Le chaos
183
L’instant d’apprendre et sa résolution
Cette inertie ne s’exprime pas toujours verbalement, elle passe bien souvent
par le corps qui devient alors moyen d’expression du refus de s’engager dans
l’apprendre. Nous retrouvons là ce que nous avons décrit précédemment comme
des attitudes d’évitement, évitement de la relation, du regard de l’enseignant, du
lieu même de l’apprentissage : retards, absences, sorties de cours pour se rendre
à l’infirmerie, aux toilettes, sommeil, fixation sur un objet, etc. Nous pouvons
même penser qu’il y a une forme de perte de tonicité au moment de l’apprendre
(mollesse, ralentissement de la parole, position avachie sur le bureau) qui exas-
père bien souvent l’enseignant et qui nous semble être un mouvement de retrait
de l’énergie qui tend vers l’inertie.
Nous ne sommes ni dans un refus d’apprendre, ni devant une attitude de
dégagement de l’apprentissage. Nous sommes en deçà de l’apprendre et de la
déstabilisation qu’il produit. Ces attitudes d’évitement, ces jugements a priori que
l’élève pose entre lui et la connaissance, correspondent à une forme de trouble
de l’apprentissage relativement bien acceptée par le système scolaire, en ce sens
qu’elle ne perturbe pas l’apprentissage du groupe et le fonctionnement de la
classe (même si elle interroge fortement l’enseignant et l’institution), l’enseignant,
face à ces élèves « battus d’avance », peut soit se mobiliser en encourageant
l’élève, le rassurer, l’inviter à s’exprimer sur ses doutes, soit fonctionner comme si
ces élèves n’étaient pas là en les reléguant au fond de la classe.
Pourtant, il s’agit pour nous du mode d’expression du trouble le plus difficile
parce que la relation même est niée, l’élève se met hors-jeu soit parce qu’il déclare
forfait, soit parce qu’il est absent au moment de l’apprentissage. Nous voyons
bien que la dimension conflictuelle de l’apprendre est totalement éludée. Or, c’est
bien cette conflictualisation de l’apprendre, c’est-à-dire l’obligation de passer par
un état de doute et de suspension du jugement qui rend possible le changement.
Nous avançons l’idée que, face à cette inertie, l’enseignant doit pour sortir l’élève
de cette situation et même si cela semble aberrant, rendre l’apprendre conflictuel
pour l’élève en l’amenant à faire l’expérience du chaos.
Dans ces deux attitudes évoquées (« le changement lisse » et « l’inertie »), le
sujet ne se trouve pas face à l’obligation de changer, de se transformer, soit nous
l’avons vu parce qu’il n’a pas besoin d’intégrer de nouvelles données pour appré-
hender la situation d’apprentissage proposée, soit parce qu’il s’y refuse en restant
en-deçà de l’apprendre.
Lorsque le sujet n’est ni en mesure de résoudre par lui-même le problème posé,
ni dans le déni de transformation, il se trouve face à l’obligation d’entrer dans
l’apprendre, c’est-à-dire de prendre le risque d’une transformation et d’affronter le
chaos intérieur qu’il implique. En cela le chaos est le fruit d’une pensée en mouve-
ment. Il n’est plus question ici de changement lisse ni d’inertie ; tout au contraire,
le chaos survient parce que le sujet doit tenir compte d’un réel qui ne lui est pas
184
Le chaos
familier, et qui semble inquiétant parce qu’il ne trouve pas de sens immédiat dans
ces expériences ou ces choses nouvelles qui s’imposent à lui.
Cette rupture de sens nous paraît ressembler à ce que Doron appelle « un
phénomène discontinu ». Ce phénomène, il l’observe chez les individus qui
doivent affronter une situation traumatisante (un décès par exemple). Le trauma-
tisme place l’individu dans un état de déséquilibre qui permet les remaniements
psychiques nécessaires, mais qui n’exclut pas un effondrement de l’appareil
psychique (1991). Contrairement au changement lisse évoqué précédemment, le
changement discontinu (appelé « une catastrophe » par A. Woodcock et M. Davis)
entraîne, lui, une modification du système lui-même.
Nous pensons que cette description peut s’appliquer au phénomène de l’ap-
prendre, car même si le trouble qui accompagne l’instant d’apprendre n’a pas le
plus souvent la mesure d’un traumatisme, il représente pour les élèves qui nous
concernent une épreuve qui parfois y ressemble. Cet instant de chaos qui accom-
pagne la recherche de solutions, cet instant de malaise ou de fébrilité passagère,
nous souhaiterions le considérer comme l’instant premier de l’apprendre, l’instant
incontournable où le sujet affronte l’absence, l’absence de sens, et de réponse,
où il se vit sans limites capables de contenir les affects qui font irruption dans sa
pensée ou dans son corps.
Face au chaos, Doron propose deux modes de résolution : soit le sujet est à
même de transformer cet état de confusion en produisant un objet qui servira de
contenant, soit il se trouvera « immergé dans les choses et dans les gens sans
limites psychiques pour le protéger ». La capacité de transformation que l’auteur
appelle « la surfusion » pourrait être décrite comme une capacité à penser le
changement et à utiliser cet instant de chaos comme un espace transitionnel en
quelque sorte. Cet espace rendrait possible la création d’objets qui permettraient
de sortir du chaos en conciliant vécu psychique et adaptation au réel. Cette trans-
formation permet au sujet de passer d’un fonctionnement psychique discontinu à
un fonctionnement psychique lisse mais réaménagé.
La particularité de ce changement réside dans le fait que l’équilibre psychique
est retrouvé sans que les limites du sujet s’en trouvent transformées. La surfusion
développe des interfaces entre les espaces psychiques. Nous pouvons comparer
cette surfusion au mouvement d’appropriation d’une connaissance. Cette expé-
rience de transformation créant des traces qui facilitent de plus en plus l’entrée
dans l’apprendre. Il est intéressant de penser qu’un apprentissage réussi est le
fruit d’une expérience psychique « aux frontières du réel ! » Plus le sujet emma-
gasine des expériences d’apprentissage réussies, plus il construit des interfaces
entre ses affects et les objets de connaissances, plus il est en mesure de transfor-
mer le chaos et d’affronter des situations d’apprentissages nouvelles.
185
L’instant d’apprendre et sa résolution
Lorsque cette transformation n’a pas lieu, le sujet se trouve plongé dans la
confusion des espaces et des niveaux de sens. Doron propose deux issues : si
l’inertie l’emporte, le sujet se réfugie dans un changement lisse d’où il exclut
tout changement imprévisible, toute transformation. Les limites sont préservées
mais se rétrécissent. Le sujet s’enferme dans un fonctionnement psychique qui le
protège et l’enferme tout à la fois. Au niveau de l’apprentissage, nous retrouvons
ce refus d’apprendre chez les élèves qui oublient ce qu’ils apprennent, pour mieux
le redécouvrir à nouveau l’année suivante, avec un nouvel enseignant. Cette redé-
couverte alimente chez le sujet, le fantasme que ce que l’on sait vient du dedans,
et lui évite d’être déstabilisé face au nouveau et à l’inconnu. C’est ainsi que
certains élèves apprennent la division plusieurs années de suite sans jamais s’en
souvenir (comme dans l’exemple de Corinne).
Si le mouvement l’emporte, les limites s’estompent un temps et le sujet se
retrouve dépersonnalisé. Il subit l’imprévisibilité de sa pensée car le mouvement
synchronise différentes perceptions sans liens entre elles et fait s’affronter des
éléments du moi et des choses (Doron, 1991). Il nous semble possible d’assimiler
cet état psychique au trouble que ressent l’élève dit en échec face à un apprentis-
sage. Ces comportements, qui accompagnent l’apprendre et les productions qui
en résultent, sont bien la trace de la présence d’un excès de sens à cet instant de
l’apprendre. Pour Doron, le dépassement et la résolution de cet instant de chaos
ne vont être possibles que par un étayage qui permettra de transformer cette
situation de confusion psychique. Il donne à cet étayage, la forme d’une carte
psychique élaborée en interaction avec le sujet, d’une création qui permettra de
penser la crise.
Cette carte psychique, élaborée au fil des rencontres entre le patient et son
thérapeute, est une représentation du chaos qui progressivement s’organise.
Cette création, à laquelle on pourrait donner un statut transitionnel, peut selon
nous être considérée comme une forme objectivée de la crise. Elle est le fruit d’une
rencontre avec la réalité traumatique. Dans l’expérience décrite par Doron, ces
cartes psychiques se présentent comme des peintures ou des dessins abstraits,
mais nous pourrions imaginer qu’elles pourraient dans un autre contexte prendre
une forme différente et n’être parfois qu’une « trace » objectivée du chaos. Nous
pourrions rapprocher de cette description de la carte psychique l’expérience en
milieu scolaire que relate Verdier-Gibello, à propos de ces objets « ni faits, ni à
faire » que les élèves d’une classe spécialisée fabriquent dans le cadre scolaire et
également de ces réalisations « absurdes » que les enfants produisent lorsqu’ils se
trouvent en situation de pouvoir « éprouver » la réalité (1985).
En revanche, à la différence des situations de crise évoquées par Doron,
l’apprentissage, même lorsqu’il n’est pas réussi, se conclut par une production.
Le chaos psychique qui accompagne l’entrée dans l’apprendre, trouve une issue
186
Le chaos
187
3
La dissociation
189
L’instant d’apprendre et sa résolution
190
La dissociation
obligé de lire à voix haute les scores inscrits sur l’écran quand je joue à la Nintendo
sinon je ne sais pas combien j’ai fait.
Je n’arrive pas à me concentrer en cours, dans ma tête, je pars dans autre chose et je
ne peux plus revenir au cours.
La nuit, j’ai souvent peur, je ne sais pas de quoi, je crois qu’il y a une dame blanche
dans ma chambre derrière moi, je ne peux pas dormir sur le côté. Je suis obligé d’aller
dormir dans le lit de ma petite sœur, c’est pareil quand je regarde la télé avant de me
coucher, j’ai peur toute la nuit.
Depuis que je viens parler, je parle moins tout seul, je ne discute même plus avec
mon “copain”. La dame blanche est peut-être toujours dans ma chambre mais je ne
la sens pas
»1
Paul oscille entre deux attitudes, il lutte contre l’oubli, c’est-à-dire qu’il met en
place un fonctionnement qui lui permet de transformer en pensée des éléments
qui sont agréables ou importants pour lui, pour ce faire, il dit à haute voix ce qu’il
ressent. Il utilise sa voix comme un tiers en quelque sorte, quelque chose hors
de lui-même qui lui permettrait de « s’entendre ». Les autres sentiments qui le
traversent : émotion, désagrément, angoisse mais aussi les leçons, les consignes,
il les oublie, en les écartant du champ de la conscience en quelque sorte. La diffi-
culté majeure de Paul semble être que ces éléments douloureux resurgissent sous
forme de terreurs, de peurs, il a des visions, il est envahi par des images télévi-
suelles, et des phrases incohérentes lui échappent.
Paul vit dans une famille profondément troublée par la pathologie maternelle
massive. Sa mère entretient avec les gens (également avec ses enfants) une rela-
tion difficile, elle vit les autres comme étranges, ne les comprend pas, se sent mal
en leur présence (se sent comme une petite fille prise en faute), même auprès de
ses enfants, elle se sent mal à l’aise, et se montre incapable de les assumer, de
les aider, de leur parler. Elle vit seule, Paul se vit seul aussi. À 18 mois sa mère l’a
laissé livré à lui-même des journées entières, sans surveillance, sans soins, sans
repas. Le traitement qu’elle prenait alors était tellement fort qu’elle dormait toute
la journée, et ne se réveillait qu’au retour de son mari, le soir. Comment Paul a-t-il
vécu cette période ? Quelles traces psychiques a pu laisser cette expérience de
la solitude dans un environnement qu’il était alors incapable de comprendre, et
d’appréhender seul ? Dans quelle mesure cette solitude a-t-elle pu l’empêcher
de penser seul, car s’il faut vivre dans l’illusion de ne faire qu’un avec la mère
pour supporter son éloignement et la séparation, son absence crée une béance.
La désillusion n’est pas le vide, la perte n’est pas l’absence.
1. Il ne s’agit pas là du compte rendu d’un entretien, mais d’une juxtaposition des remarques
et déductions qu’il a été amené à faire au cours de ces entretiens.
191
L’instant d’apprendre et sa résolution
Mathieu, lui, est ailleurs. Ce qu’on lui dit le dépasse ou ne l’intéresse pas, il
n’est pas hostile, il veut bien répondre, mais nous dit à maintes reprises qu’il ne
sait pas quoi répondre. Il est mal à l’école, mal à la maison et trouve refuge seul
en haut des arbres. Il vit avec sa mère qui ne le supporte plus, et son beau-père
qui essaie tant bien que mal de garder le contact avec lui. Il n’a pas vu son père depuis
longtemps car il vit à l’étranger. Il n’a pas été « désiré », nous confie le beau-père, il a
d’ailleurs été placé en internat plusieurs années sans qu’on lui dise vraiment pourquoi.
Mathieu pense qu’il ne réfléchit jamais, la seule chose qui l’intéresse pourtant c’est de
faire des constructions, des inventions. Lorsque ça ne marche pas, il détruit tout, s’en
prend aux objets, les rendant responsables. Il pense en fait tout seul, et croit que ce
qu’il sait doit venir uniquement de sa tête, il y a quelque chose d’impossible pour lui
dans le fait d’apprendre une leçon : il ne peut pas l’apprendre puisqu’il ne la sait pas.
Il pense tout seul en classe, à la maison, il se pose des questions (pas trop difficiles
pour pouvoir y répondre) et essaye de trouver la solution, par exemple : est-ce qu’il
fera beau demain ? Il regarde le ciel, cherche des indices qui pourraient lui permettre
de trouver la réponse, puis attend le lendemain pour vérifier s’il ne s’est pas trompé.
Parfois certaines questions restent en suspens sans réponse, mais il ne pense pas qu’il
pourrait les poser à quelqu’un.
Mathieu s’est organisé une pensée en circuit fermé, il ne s’appuie que sur ses
propres intuitions, et n’appréhende la réalité qu’à travers son propre point de vue,
ses propres réalisations. Lorsqu’il échoue, lorsque quelqu’un ou quelque chose
vient rompre l’« harmonie » fragile, Mathieu explose, fait des « crises » et peut
devenir violent. Comme Paul, Mathieu est un enfant sans personne en face de lui,
sans interlocuteur, sans personne pour le mettre au monde.
La rencontre nécessaire
Cette limite entre les espaces psychiques a pourtant comme particularité de
jouer un rôle d’interface, en rendant possibles des échanges entre les espaces
psychiques sans pour autant mettre le sujet en danger dans sa relation et son
adaptation au monde. Cette rencontre nous aimerions lui donner deux aspects, et
pour cela nous nous appuierons sur les travaux de Kaës sur la notion d’interface, et
ceux de Freud sur le mot d’esprit et la négation. Dans tous les cas, cette rencontre
a pour objectif de permettre au sujet de « prendre connaissance » d’éléments
refoulés habituellement inconscients, soit en les articulant dans une réalisation
artistique, soit en les exprimant pour mieux les réfuter. Nous retrouvons là des
éléments déjà évoqués précédemment. Lorsque nous évoquions l’existence de
mots pivots, nous précisions que ceux-ci pouvaient avoir une fonction confondante
ou au contraire une fonction d’interface.
192
La dissociation
Cette rencontre entre les espaces psychiques n’est pas un mécanisme acciden-
tel, une défaillance, une confusion des espaces qui se feraient à l’insu du sujet.
Nous avons vu que pour que cette rencontre soit possible, il faut que la limite qui
sépare ces espaces soit sûre, nous avons constaté aussi que c’est bien cette sécu-
rité-là qui n’existe pas chez l’enfant en échec. Cette rencontre va donc s’effectuer
dans des espaces de pensée et des situations particulières, repérables et balisées.
Nous pouvons partager ces situations en six registres différents :
– le registre humoristique (jeu de mots, mots d’esprit…) ;
– le registre artistique (création artistique, discours sur l’art) ;
– le registre ludique (la mise en scène et le déroulement du jeu) ;
– le registre onirique (production de rêves, rêveries) ;
– le registre du lapsus (« ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ») ;
– le registre de l’erreur (ou comme l’appelle Stella Baruk de « l’autre
entendu »).
Dans chacun de ces registres, l’attitude du sujet provoque une sorte de rupture
momentanée dans la communication avec l’autre. Pour rétablir cette communica-
tion, celui à qui le sujet s’adresse va devoir réajuster sa propre pensée sur celle
du sujet. Par exemple, lorsqu’un enfant utilise un balai comme cheval, et répond
à l’adulte qui lui demande ce qu’il fait : « Je fais du cheval », nous voyons bien
que l’adulte en question va devoir « rejoindre » en quelque sorte l’enfant pour le
comprendre, c’est-à-dire qu’il va abandonner momentanément sa propre lecture
de la situation pour accéder à celle de l’enfant. Il nous semble que le mouvement
est le même dans les autres registres qu’ils soient artistiques, humoristiques ou
qu’il s’agisse de l’interprétation psychanalytique des rêves ou du lapsus.
Nous considérons le registre de l’erreur, le fait de se tromper, comme un
« moyen » de mettre en œuvre cette rencontre chaque fois qu’elle s’avère néces-
saire, c’est-à-dire chaque fois que les espaces psychiques entrent en résonance
et jouent sur la limite. L’erreur fonctionne comme une brèche dans le système
de défense du sujet. Comme dans les autres registres, l’erreur marque un arrêt
dans la continuité de l’échange entre l’élève et l’enseignant et oblige (obligerait ?)
l’enseignant à s’interroger sur le pourquoi de l’erreur : « Qu’as-tu donc entendu
et compris dans ce que j’ai dit qui te fait penser cela ? ». Comme dans les autres
registres, l’erreur ne doit pas être entendue de là où l’on parle (il n’a pas compris
ce que j’ai dit), mais de là où l’enfant parle (qu’a-t-il compris ?).
L’attention que l’enseignant porte à l’erreur de l’élève ne laisse pas supposer
un seul instant qu’il va adhérer, admettre cette erreur comme pouvant se subs-
tituer à la réponse attendue. L’adulte qui comprend que l’enfant utilise le balai
comme un cheval ne va pas pour autant le considérer comme tel ! De même, il est
possible de comprendre la démarche d’un artiste sans pour autant y adhérer. Dans
tous les cas, deux niveaux de sens cohabitent dans un même instant sur un même
193
L’instant d’apprendre et sa résolution
objet. Mais l’erreur en soi n’a aucun intérêt si elle n’est pas entendue et relevée par
l’autre ou perçue directement par le sujet lui-même. C’est sa prise de conscience
qui est essentielle. Nimier la considère comme la reconnaissance des voies vers
lesquelles le désir devrait mener (1988, p. 54).
Cette prise de conscience de l’erreur opère comme une prise de conscience
des éléments refoulés (Où me suis-je trompé ? Pourquoi ? Qu’ai-je voulu dire ?
Qu’est-ce que j’ai mal compris ? etc.), et c’est cette prise de conscience du refoulé
que Freud décrit dans le mécanisme de la négation (1925) qui permet au sujet de
se dégager de son erreur (j’ai écrit cela mais c’est faux, j’ai dit cela mais en fait
c’est plutôt ça, etc.).
Comme nous l’avons noté précédemment, il ne s’agit pas de travailler sur l’er-
reur en tant qu’objet fini, c’est-à-dire d’en faire le constat a posteriori ; l’erreur est
utile dans l’instant où elle émerge dans la pensée du sujet au détour du discours
de l’autre. C’est au moment où les chemins se séparent qu’un travail est possible,
parce que le point de rencontre entre ces chemins reste encore visible derrière soi,
accessible, un retour est possible. Une fois arrivé au terme du voyage, l’erreur est
inutilisable (il y a eu erreur quelque part puisque nous sommes perdus !).
Bettelheim note que lorsqu’on reprend l’enfant qui se trompe, il revient le plus
souvent de lui-même sur son erreur, que ce soit en lecture ou même en ortho-
graphe. Il en conclut que l’on ne peut rejeter que ce que l’on a compris préala-
blement. En revenant sur ses pas, l’enfant retrouve le sens abandonné (celui du
texte) ou se donne le temps de réflexion nécessaire pour retrouver le chemin, seul
ou avec l’aide de l’autre. Dans tous les cas, il s’agira pour lui de revenir sur son
erreur, de la « nier » après l’avoir « reconnue », d’abandonner comme le dit Alain
ses « erreurs chéries » (1932).
Cette image des chemins qui se séparent, nous semble introduire tout naturel-
lement l’idée de dissociation. Il y a parfois nécessité pour le sujet de faire fausse
route (de choisir la voie de son désir), et de voir d’autres chemins là où nous n’en
voyons qu’un (résonance). Il ne s’agit pas simplement de préciser les consignes
pour qu’il ne se perde pas, mais de lui donner des outils pour se retrouver au cas
où il serait tenté de se perdre…
Nous citons ici Nimier qui décrit avec justesse cet instant essentiel où la disso-
ciation passe par la reconnaissance de la voie à ne pas suivre : « tout se passe
comme s’il fallait éviter que devant un mot à sens multiples, le sujet ne s’engage
dans un sens attiré par des “métaphores accaparantes” ou “par inertie”, comme
s’il fallait réserver un temps de réflexion qui ne peut être que non-évidence de la
voie à suivre, ou reconnaissance des voies vers lesquelles son désir devrait mener,
finalement reconnaître qu’un certain savoir est trompeur » (1988). La dissociation
intervient donc dans l’instant de l’apprendre comme l’issue nécessaire à la pensée.
194
La dissociation
La dissociation
Nous retrouvons cette notion dans les travaux de Sara Pain. Elle note en effet que
la scission de la pensée humaine est indispensable pour permettre son fonctionne-
ment. Cette dichotomie, elle la situe entre la construction logique et la construction
subjective, entre l’organe de l’intelligence et celui du désir, entre l’instinct de conser-
vation (la survie de l’individu), et l’instinct sexuel (la survie de l’espèce). « Cette
scission est fondamentale pour la conservation de l’objectivité conçue comme réalité,
et en même temps pour celle d’un ordre subjectif dramatique » (1989). Cette dicho-
tomie permet à chacune des parties d’être non assimilable à l’autre, et protège ainsi
« l’hétérogénéité de la connaissance et du désir » (Pain, 1989).
Revenons à la description du chaos que nous propose Ovide. Tous les éléments
sont présents dans le chaos, rassemblés en « une masse informe », « un entas-
sement d’éléments mal unis et discordants ». Le chaos cesse par l’intervention
d’un Dieu. Rien ne vient éclairer l’identité de ce Dieu, en revanche, la description
de son intervention nous semble très intéressante : « Il sépara du ciel la terre, de
la terre les eaux, et il assigna un domaine au ciel limpide, un autre à l’air épais…
Après avoir débrouillé ces éléments et les avoir tirés de la masse ténébreuse, en
attribuant à chacun une place distincte, il les unit par les liens de la concorde et
de la paix » (édition 1928, p. 8). Ce n’est qu’après cela que Dieu put différencier
les éléments de l’univers, les affiner, les complexifier. Nous aimerions comprendre
cette symbolique du Dieu comme celle du tiers, non pas d’emblée le tiers que
pourrait représenter l’autre, l’enseignant par exemple, mais la fonction tierce que
nous pourrions comparer à la fonction alpha de Bion, fonction que l’enfant intério-
rise. C’est l’absence de cette limite intériorisée ou du moins sa défaillance qui rend
impossible la dissociation.
Comment pouvons-nous prendre en compte et illustrer cette dissociation dans
une perspective pédagogique ? Il nous semble intéressant de nous appuyer sur
le triangle pédagogique de Jean Houssaye et les descriptions qu’il propose des
différents processus pédagogiques. Rappelons que l’analyse de Houssaye met en
évidence trois types de processus : le processus enseigner, le processus former
et le processus apprendre. Nous choisissons d’emblée le processus apprendre
qui nous semble être l’approche pédagogique la plus favorable au traitement de
l’échec scolaire car il situe l’enjeu à sa juste place : l’élève n’est pas à l’école pour
être spectateur témoin du savoir des autres (processus enseigner), ni pour créer
des liens avec les adultes ou compenser une absence de liens (la relation est un
moyen incontournable mais pas un objectif ), mais pour acquérir des connais-
sances et trouver des clés qui le guident vers la connaissance, et si parfois nous
l’oublions (en nous parlant à nous-mêmes ou en lui parlant toujours de lui), il se
charge systématiquement de nous le rappeler, quel que soit son rapport au savoir,
quel que soit son parcours scolaire.
195
L’instant d’apprendre et sa résolution
savoir
résonance élèves
interne
savoir
professeur
consensuel
196
La dissociation
197
5e partie
Penser l’apprendre
dans l’entre-deux
201
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
pas non plus une production adaptée ou compréhensible pour l’enseignant. Nous
aimerions considérer cette expérience paradoxale comme nécessaire pour que la
pensée jaillisse hors du sujet, pour qu’elle s’inscrive dans la réalité partagée. Nous
pouvons retrouver la trace de cette expérience paradoxale dans les tâtonnements
de l’élève qui cherche, sur ses brouillons, sous forme d’ inscriptions ou de dessins
qui mettent en évidence des sortes de représentations partielles de l’objet qui ont,
semble-t-il, aidé la pensée du sujet à se frayer un passage jusqu’à la demande ou
le discours de l’enseignant. Nous pourrions illustrer nos propos en définissant cet
espace de pensée paradoxal comme un lieu qui permet à la pensée de jaillir sans
que le sujet ait fait le choix « d’au nom de quoi il parle » : parle-t-il de sa propre
subjectivité, de sa propre histoire ou parle-t-il de « la même chose » que l’ensei-
gnant ? Nous pouvons supposer que ce choix ne se fait pas d’emblée ou du moins
qu’il ne peut pas se faire d’emblée chez les élèves en échec scolaire.
Cet entre-deux est également un espace d’illusion, c’est-à-dire un espace où le
sujet peut tout à la fois considérer l’extérieur comme faisant écho à ses fantasmes
personnels, ce qui lui permet de ne pas avoir à gérer des tensions entre la néces-
sité de maintenir son intégrité psychique et s’adapter à la réalité nouvelle (illusion
de l’unité de soi), mais également un espace où la connaissance est indifférenciée,
c’est-à-dire qu’elle vient s’inscrire dans le prolongement de la pensée du sujet par
la seule force de son désir ou en est issue : « Je sais déjà ce que j’apprends » (illu-
sion d’omnipotence d’union symbiotique).
C’est aussi un lieu d’échanges et de création. En effet, c’est dans cet espace
et dans cet instant de chaos que certains éléments subjectifs de notre pensée se
frayent un passage et viennent enrichir, infiltrer, subtilement transformer les objets
extérieurs. Ils apportent ainsi à la réalité un plus, source inépuisable des inven-
tions, rêveries et créations de tout ordre, mais ils peuvent aussi, lorsque l’illusion
ne peut être dépassée, mettre en scène la folie en maintenant la pensée du sujet
dans un entre-deux livré au chaos.
Nous retrouvons là deux mouvements différents et complémentaires. Par la
projection de sa pensée, le sujet donne forme dans le réel à ses fantasmes et par
les liens inconscients qu’il fait entre ses fantasmes et le sens, il investit le langage
et les signes. C’est ainsi que les fantasmes de mutilation, de pénétration du jeune
lecteur décrits par Boimare, viennent s’exprimer à travers le récit de l’aveugle-
ment de Michel Strogoff, et que les mots prennent sens au-delà même du texte et
deviennent un moyen d’exprimer sa propre pensée. Nous pourrions dire alors que
dans cet espace s’effectue également un travail de symbolisation.
C’est donc dans cet espace que vont apparaître et se résoudre les conflits, se
rencontrer le dedans et le dehors, et se construire l’illusion. Et c’est bien parce que
le sujet puise sa force dans cette illusion qu’il est en mesure d’admettre la désillu-
sion, de faire des choix : « abandonner l’erreur chérie ». C’est bien parce qu’il croit
reconnaître son histoire dans 1’histoire qu’il franchit le pas de la lecture.
202
L’entre-deux dans une perspective transitionnelle
Nous aimerions également pour terminer faire référence aux travaux de Sara
Pain qui montre comment l’ignorance occupe cette place particulière entre le
questionnement du sujet sur sa propre histoire et la connaissance. Elle sépare ces
deux espaces tout en les interrogeant. Nous aimerions ajouter qu’il nous semble
que l’ignorance naît dans cet entre-deux et assume la double fonction paradoxale
de permettre la désillusion et d’interroger le sens.
203
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
sur les objets extérieurs des éléments de sa réalité interne, afin de faire perdre aux
situations nouvelles leur caractère étrange, dangereux. Or, il y a bien dans l’apprendre
cette double démarche, lorsqu’une nouvelle connaissance plonge le sujet dans
l’inconnu. Il va bien « chercher », « faire des hypothèses », « jouer avec ce qui résiste
à l’entendement ». Et c’est bien par ce mouvement projectif, que le sujet apprivoise
l’inconnu en lui donnant un air de « déjà-vu ». Ne faut-il pas avoir l’illusion que l’on
connaît déjà ne serait-ce qu’un peu ce qui est nouveau pour pouvoir l’apprendre ?
Si nous essayons de rapprocher cela de notre description du mécanisme de
pensée propre au non-apprendre, nous pouvons supposer qu’au moment de
l’apprendre, cet espace psychique n’est pas utilisé systématiquement comme
un espace transitionnel mais comme un lieu de fusion de la pensée, et que c’est
peut-être dans cette difficulté à se saisir de cet instant où s’élabore une pensée
éphémère, transitoire à la limite de soi et du monde que se situe l’échec scolaire.
Verdier-Gibello propose une hypothèse allant dans ce sens : elle appelle les
enfants qui présentent des retards dans l’organisation du raisonnement comme
« des enfants pauvres de l’histoire transitionnelle » (1985). Elle montre que ces
enfants présentent une relation à l’objet particulière, où l’objet devient lui-même
aléatoire. Elle décrit cette relation ainsi : « Nous voyons s’instaurer un jeu physique
ou imaginaire avec l’objet, jeu qui paraît au départ destiné à étayer la pensée.
Cependant, rapidement le jeu avec l’objet semble devenir la finalité et se substi-
tuer à la pensée. À travers ce jeu, le statut de l’objet reste flou et les limites entre
le sujet et l’objet indistinctes…
Tout à la fois agi, pensé, imaginé, l’objet physique n’a pas ici un statut
d’“objet objectif” mais ce que j’appellerai un statut d’objet fluctuant. Aux fron-
tières du pensé et de l’impensable, du réel et de l’imaginaire, tantôt simultané-
ment, tantôt alternativement dans l’un et l’autre registre, cet “objet fluctuant” me
paraît analogue à l’objet transitionnel : reconnu comme “objet non-moi” sans être
encore “objet-autre-que-moi” » (1985). Elle précise que cet objet fluctuant n’est
pas le monopole de ces enfants, mais qu’on le retrouve dans la démarche créative
et dans l’activité ludique du petit enfant. Dans ces deux situations le sujet appré-
hende la matière, la réalité par l’esquisse, la manipulation, le jeu. En revanche,
chez les enfants en difficulté d’apprentissage, cette manipulation ne se finalise
pas, elle n’aboutit pas « à la possession intellectuelle ou à la matérialisation d’un
objet achevé », mais vise à la maîtrise et au contrôle de la réalité.
Si nous poursuivons notre raisonnement, nous pouvons penser que l’enfant en
difficulté d’apprentissage reste « suspendu », « flotte » dans cet entre-deux où la
pensée reste en devenir, et où l’objet reste en passe de devenir objet autre que soi.
Il ne s’agit donc pas d’une pensée qui échoue, mais d’une pensée inaboutie qui
possède tous les éléments de sa construction sans pouvoir leur assigner une place
sûre. Le sujet ne serait pas alors en difficulté au niveau du sens, mais au niveau de
la place de l’objet de connaissance. Autrement dit, cette impression de confusion
204
L’entre-deux dans une perspective transitionnelle
investissement
Nouvel objet, la réalité extérieure
de la réalité extérieure
nouvelles situations se charge
inconnue par une
« incompréhensibles » de significations
pensée projective
Accompagnement :
position de recherche
construire des représentations de sa propre pensée
préalablement à l’apprentissage
accompagner la pensée qui s’essaie (repères, rituels…)
supports pédagogiques riches
Appuis théoriques
« il faut d’abord user le sentiment » ( « erreur chérie »)
« l’enseignant trouvera la place occupée », Alain
« L’enfant a besoin de développer une pensée qui ne peut être pensée par autrui. »,
D. Favreau-Seguret
• DEUXIÈME PHASE : The Game (jeu organisé, soumis à des règles et qui néces-
site une adaptation de l’enfant à l’objet extérieur, Winnicott)
utilisation de cette
connaissance
acceptation application,
consensuelle pour
Désillusion d’une réponse
communiquer transfert
consensuelle
et résoudre le
problème posé
Appui théorique
« Une erreur chérie creuse la place de chaque amère vérité. », Alain
205
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Cela nous pose tout d’abord la question du statut du mot « noir », peut-on
le considérer comme identique à la réponse « mat » ? Nous sommes tentés
aujourd’hui de répondre que non, car l’un rompt la communication, l’autre la rend
possible, l’un ferme le sujet sur lui-même, l’autre l’ouvre sur la pensée de l’autre.
Du point de vue de la réalité, ces deux mots n’ont pas la même valeur, et il ne suffit
pas d’aider l’élève à les exprimer pour lui permettre d’écarter de sa pensée les
mots qui viennent entraver « le bon sens ». Il faut les prendre en compte et leur
donner sens. Ils sont comme le note Stella Baruk un « autre entendu » et non un
« malentendu » (1993). Si nous acceptons le principe que les paroles de l’élève ne
relèvent pas toutes d’un même niveau de réalité, et ne peuvent occuper un statut
identique dans l’apprendre, la prise en compte de ces variations peut permettre la
mise en évidence d’un espace intermédiaire dans les moments d’élaboration de
nouveaux savoirs par l’élève, que nous pouvons qualifier de transitionnel.
Voici deux autres exemples qui viennent illustrer nos propos.
Lors de la passation d’un WISC, Kévin se trouve en difficulté lorsque je lui
demande de me donner la définition de mots que pour la plupart il ne connaît
206
L’entre-deux dans une perspective transitionnelle
pas. Kévin ne supporte pas de ne pas savoir, il s’interdit donc de me dire qu’il ne
comprend pas les mots et répond avec une assurance apparente :
– l’apogée veut dire peur ;
– chronique veut dire creux ;
– pertinent veut dire perdu ;
– combustible veut dire imbécile !
Kévin construit une pensée entre-deux, s’accrochant aux sons des mots qu’il ne
comprend pas pour y associer une signification qui en dit long sur les émotions qui
le traversent et qu’il ne laisse pas transparaître. Kévin fonctionne ainsi au quotidien,
ses enseignants restent parfois interloqués, ne sachant comment le « raccrocher » au
cours. L’éducateur qui l’accompagne au SESSAD est lui aussi confronté à la même
difficulté : Kévin organise son univers pour faire face à son incompréhension du monde,
comme s’il s’était affronté seul depuis son enfance à un environnement dont il ignore
tout sans qu’aucune parole explicative et rassurante ne soit posée. Mis en confiance,
Kévin lui fera progressivement partager son monde, ses explications imaginaires. C’est
ainsi qu’il explique à l’éducateur que le pigeon qu’ils croisent sur le trottoir et qui reste
planté devant eux (mais pourquoi ce pigeon ne s’envole pas ?), fait cela parce qu’il
le reconnaît ! Car il se rappelle l’avoir sauvé quelque temps auparavant, un signe de
remerciement en quelque sorte (voilà qui rassure sur les intentions de ce pigeon !). Il
faudra des mois d’écoute patiente, de confrontation de points de vue pour que Kévin
accepte d’entendre l’adulte lui expliquer pas à pas le monde qui l’entoure. À 15 ans, il
commence à parler de sa crainte face à l’inconnu, il accepte les explications même des
adultes qu’il connaît peu, écoute, s’intéresse, revient sur ses discours décalés… « C’est
possible de caresser un tigre… enfin… on risque surtout d’être son quatre-heures ! »
Joe, lui, petit garçon jovial, contourne toutes les difficultés par des pirouettes et se
fâche lorsqu’on lui fait remarquer qu’il se trompe. Dans un jeu de cartes, il doit lire
la consigne ou la question marquée sur la carte qu’il tire et répondre à ce qui lui est
demandé. Il lit CO2 et tire donc deux cartes… Face à la remarque (pourquoi tires-tu deux
cartes ?) que lui fait la collègue, il se braque et arrête le jeu.
207
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
vivant qui n’est qui bouge, qui n’est qui n’est mener sa vie
pas mort qui n’est pas une pas
pas inerte chose ennuyeux
Dans le cadre de notre atelier lecture, nous faisons chaque semaine une visite au
centre de documentation de l’établissement. Pendant cette visite, je reste à disposi-
tion de mes élèves, et les laisse appréhender à leur manière ce lieu qu’ils n’aiment pas
(ça sent mauvais, c’est sombre, faut pas faire de bruit…). Certains, bien entendu, ont
le réflexe de prendre une revue, le journal, et de les lire, mais la grande majorité du
groupe plus méfiante, voire hostile, déambule entre les rayonnages sous l’œil sévère
de la documentaliste qui pense : « encore une prof qui vient ici parce qu’elle n’a pas
préparé son cours ! »
J’entame le dialogue avec ces élèves réticents. Nous parlons des livres rangés sur les
étagères tout en restant à distance de ces derniers. Mon but : les amener progressive-
ment à se saisir d’un livre, car pour pouvoir lire il faut « se saisir » d’un livre, le manipu-
ler, le choisir, tourner les pages, le sentir aussi parfois. Mais pour « se saisir » d’un livre,
il faut voir l’objet-livre et non une rangée de tranches aux couleurs peu attrayantes.
Nous ne mesurons pas assez à quel point une bibliothèque est oppressante pour
certains élèves, à quel point les livres peuvent être morts et leur promiscuité sinistre.
Notre discussion « tourne autour du livre » : son épaisseur, sa couleur, sa vétusté,
sa catégorie, pour s’arrêter ensuite sur les titres, les mots du titre et les illustrations
de la couverture. Nous essayons d’imaginer les histoires que ces livres pourraient
« contenir » : « ça doit se passer aux États-Unis, ça doit parler de musique, ça doit être
une histoire de guerre ou d’amour… » (car pour se saisir d’un livre, il faut savoir que
lorsqu’on parle d’un livre, on pense en fait à l’histoire qui est dedans). On imagine
208
L’entre-deux dans une perspective transitionnelle
l’histoire puis on lit le résumé derrière pour voir si on a raison, on l’ouvre, on le referme
vite, c’est écrit trop petit, il n’y a pas d’images, il y a trop de pages. Puis, doucement, au
bout de quelques visites, je les encourage à emmener un livre chez eux, oh ! Pas pour
le lire, juste l’emmener chez eux et le ramener la semaine suivante. Ils peuvent bien sûr
essayer de lire quelques pages au hasard s’ils en ont envie. J’essaye de leur apprendre
à fréquenter le livre, à vivre dans sa proximité.
Le résultat de cette démarche, par ailleurs totalement incomprise de la documentaliste
de cet établissement qui essayait de me convaincre de la nécessité de leur apprendre
d’abord à se servir d’un classement alphabétique, se fit sentir rapidement : cette
année-là, ce sont les élèves de cette classe qui ont le plus fréquenté le CDI (en dehors
de nos visites hebdomadaires). Ils venaient lire sur place, s’y reposer en consultant
revues et bandes dessinées, et pour la plupart, emprunter régulièrement des livres.
Lors d’une de ces visites hebdomadaires au CDI, un élève me demande de lui photo-
copier quatre pages du livre des records. Il s’agissait d’une partie d’un texte sans
début, ni fin. Je lui photocopiais les pages demandées sans lui faire de remarques.
Arrive alors un autre élève qui s’exclame à la vue d’une des photocopies : « Oh ! ça
c’est intéressant ! Tu me le passes ? Je voudrais le lire à mon père ». Le premier élève
accepte, sans sourciller, et lui remet la feuille demandée qui se trouvait au beau milieu
de son texte !
Nous voyons bien dans cet exemple, que malgré l’incohérence de la démarche,
certains signes laissent penser que nous sommes dans une démarche d’appren-
tissage de la lecture : il y a le désir de prendre pour soi quelque chose qui nous
intéresse, il y a aussi le désir de partager avec l’autre ce que l’on découvre, et
de transmettre ainsi à l’autre quelque chose de soi. N’est-ce pas le fondement
même de l’acte de lire ? La cohérence, la bonne compréhension, la perception
globale d’un texte ne sont-elles pas secondaires (dans le temps) ? Ne peut-on pas
imaginer, que pour cet élève, la frustration de ne pas trouver la suite de son texte
le poussera à rechercher cette suite, et vérifier ensuite « s’il a bien tout ? » Il nous
semble donc possible de différencier le but (la direction) et le contenu (la signifi-
cation), et de trouver du « sens » dans une démarche en apparence « insensée ».
Cette réflexion au niveau du sens libère des espaces de pensée, mais aussi d’expé-
riences qui peuvent avoir une fonction transitionnelle. Pour pouvoir concevoir
l’existence d’espace transitionnel en pédagogie, il faut donc interroger ces trois
notions « charnières » : le statut du mot, la dualité vrai-faux et le sens :
209
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Nous percevons alors que notre réflexion nous amène à mettre en évidence une
sorte d’espace de flottement, où les significations ne sont pas fixées, où l’objet lui-
même n’est pas identifié pleinement. Une sorte d’entre-deux, à la frontière de deux
espaces interne et externe, qui peut prendre forme dans la pratique pédagogique,
s’identifier, se définir.
210
L’entre-deux dans une perspective transitionnelle
un travail personnel, j’écris le poème au tableau, sans rien dire. Peu à peu, les stylos
se posent, les yeux se lèvent « machinalement » vers le tableau – « qu’est-ce qu’elle
nous écrit ? » – et ils lisent. Pour tout commentaire je leur dis que c’est pour moi
le plus beau poème sur la guerre, et je leur signale que je viens de leur en donner
la photocopie.
– L’écriture manuscrite nous paraît être une sorte de parole écrite, qui porte
encore la marque de celui qui écrit sans n’être plus tout à fait sa parole,
sans ne plus lui appartenir tout à fait, dans ce sens qu’elle est inscrite
dans le temps, qu’elle n’est plus liée dans l’instant à celui qui parle (au
corps de celui qui parle). Elle semble créer une sorte d’espace propice à la
rencontre : un espace où l’objet à lire signifie qu’il appartient à l’autre, tout
en devenant objet séparé, appropriable par le simple fait de la trace écrite.
Le texte manuscrit semble être tout à la fois l’autre et soi, et nous pouvons
supposer qu’il prend sens dans cette non-finitude.
– Ces situations jouent un rôle « d’entre-deux », et n’appartiennent donc, ni à
la confusion, ni à la différenciation, Il s’agit par exemple de l’objet-livre qui
n’est plus un objet mort mais pas encore un objet à lire : on en parle, on le
manipule, il se raconte, s’échange, se choisit ; ou encore le brouillon : ce
n’est plus tout à fait la pensée, mais ce n’est pas le texte fini.
Une enseignante nous fait part un jour du cas d’un élève qui ne pouvait écrire au stylo.
Il utilisait son crayon à papier, rassuré par le fait qu’il pouvait à tout moment effacer ce
qu’il venait d’écrire. Il n’arrivait pas à considérer son travail comme fini, et ne voulait
pas prendre le risque de « fixer » par écrit une erreur, d’en laisser une trace indélébile.
Nous proposons à l’enseignante d’autoriser cet élève à ne recopier au stylo dans son
texte, que les mots dont il est « sûr ».
Un professeur de musique faisait chanter ses élèves sans les obliger à produire des
sons, c’est-à-dire qu’elle leur demandait de chanter en play-back sur une chanson
enregistrée. Ils pouvaient entrer dans le chant à tout moment bien entendu.
211
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Je reçus en entretien un enfant qui n’arrivait pas à « penser à ses affaires ». Il oubliait
ses livres et cahiers, et ne pouvait pas faire son travail à la maison. À la fin de notre
discussion, je lui écrivis sur un petit papier : « Stop ! Est-ce que j’ai pris toutes mes
affaires ? » Je lui proposai de s’en servir comme il le souhaitait. Le rendez-vous suivant,
il me dit qu’il l’avait scotché sur son bureau à l’école, puis l’avait enlevé : ça n’était
plus utile, il n’oubliait plus ses affaires (ou plus exactement les oublis étaient devenus
exceptionnels).
212
L’entre-deux dans une perspective transitionnelle
Nous pourrions dire qu’il ne s’agit là que d’un « pense-bête », et qu’il n’y
a là rien de très original et nous aurions raison, mais justement ne serait-
il pas intéressant de « revisiter » certaines habitudes, certaines réponses
systématiques que nous apportons sans trop réfléchir ? Ne faut-il pas
aussi s’autoriser à explorer à nouveau dans une perspective transitionnelle
certaines techniques ou pratiques pédagogiques délaissées comme la
lecture à haute voix par exemple, qui peuvent s’avérer être aidantes pour
l’élève en difficulté ?
– Elles doivent s’inscrire dans une relation de confiance afin de garantir au
sujet une sécurité suffisante pour qu’il puisse prendre le risque de changer.
Une enseignante me raconte l’histoire de Benjamin qui, lors de son arrivée à l’Arc-
en-ciel, refusait d’aller en classe et fuguait régulièrement de l’établissement. Le lundi
matin était un moment particulièrement difficile pour lui. Le retour à l’Arc-en-ciel après
le week-end passé en famille lui était douloureux. L’enseignante, qui n’avait pas cours
la première heure, entreprit de réaliser avec lui tous les lundis matin, la reproduction
d’un tableau de Van Gogh aux pastels. Tous les lundis, ils passaient ainsi une heure
à dessiner, parlant peu, échangeant sur le tableau, le choix des couleurs, chacun
demandant à l’autre son avis. Lorsque le tableau fut fini, Benjamin alla en classe,
et cessa de fuguer.
De ce qui aurait pu être une « occupation », Benjamin en fit une sorte d’ex-
périence de la transition, porté par l’attention, la présence de l’enseignante,
désireuse simplement de l’aider en l’accompagnant dans ce moment diffi-
cile du lundi matin, et de lui donner envie de rester. Cette situation nous
fait penser à cette phrase de Verdier-Gibello : « Le transitionnel ne peut
qu’advenir de l’intérieur, au sein d’une relation si elle est réussie », « Nous
devons réfléchir à une dimension relationnelle qui ne peut s’établir et se
développer que par surcroît, par grâce, tout en nous interrogeant sur les
moyens pédagogiques et thérapeutiques d’en susciter l’inauguration et d’en
utiliser les effets » (1985). Cette confiance ne peut s’instaurer que si nous
arrivons à trouver la « bonne distance » entre le sujet et soi.
– Enfin, ces situations et surtout les outils utilisés, ne sont pas une fin en
soi, ils doivent être éphémères, c’est-à-dire progressivement abandonnés,
désinvestis par le sujet. Seul le sujet peut décider de cesser de les utiliser
et de passer à autre chose. Lorsque la reproduction fut terminée, Benjamin
arrêta ce moment d’échange privilégié, l’enseignante de son côté n’essaya
pas de poursuivre ce suivi individuel. Cette réalisation d’un objet qui nous
fait penser à la description que Jack Doron donne de la carte psychique,
s’inscrit et prend sens dans l’instant de sa réalisation, comme si dans ce
tableau, dans cette relation autour du tableau, avait pu se symboliser
ce qui le poussait à fuir, à rompre les liens. L’utilisation de situations
213
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
214
L’entre-deux dans une perspective transitionnelle
Nous ne savons pas si Vincent a saisi cette opportunité, si cela a participé à son
mieux-être. Il n’a jamais rapporté d’objets en cours, pourtant, nous pensons qu’en
essayant d’amener les enseignants à « penser » autrement son attitude, ils ont pu
proposer à Vincent l’espace nécessaire pour symboliser le manque. Nous notions
précédemment que ces objets que le sujet introduit dans son champ relationnel
ne peuvent être « transitionnels » que s’ils sont « soutenus » par les personnes qui
l’entourent. Soutenus dans leur double dimension d’illusion-séparation.
Nous aimerions également repenser ici, dans une perspective transitionnelle,
les productions qui accompagnent l’apprentissage : dessins, bruits, violence,
voire même rêveries, que nous avons présentées comme des excès de sens.
Nous pouvons les considérer de deux manières : soit, comme le propose Verdier-
Gibello, comme un moyen de barrer l’émergence de représentations psychiques et
qui peuvent aboutir à un court-circuit de la pensée, soit comme des expressions
inabouties qui nécessitent d’être accompagnées. En effet, ces productions sont
assimilées dans le cadre scolaire, comme du parasitage ou comme la preuve d’un
échec de la prise en charge pédagogique. Verdier-Gibello appelle ces séances, ces
échecs, « les rebuts pédagogiques ». « Les pédagogues ne relatent pas spontané-
ment ces “rebuts pédagogiques”… Ils apparaissent [dans la discussion] de façon
fugitive, sous forme allusive, anecdotique. Ils sont généralement évacués par de
forts mouvements défensifs : rires, rationalisation à propos du contenu pédago-
gique, projection sur d’autres membres de l’institution ou sur les enfants eux-
mêmes des mouvements agressifs ou destructeurs. Les pédagogues considèrent
souvent qu’il s’agit d’incidents dépourvus de sens et regrettables, soit qu’ils aient
abouti à un résultat imprévu jugé négatif, soit qu’ils se soient inscrits dans le
registre de l’agi, de sorte que les pédagogues pensent qu’ils n’auraient pas dû se
produire s’ils avaient correctement géré la situation. »
Elle montre comment ces réponses insensées ou ces attitudes inadaptées
placent l’enseignant à une place stratégique, soit il se reprend, en annulant ce qui
vient de se produire (nous pensons là à la séance du fil de laine évoquée précé-
demment), soit il s’investit en proposant un prolongement à ce qui est en train
de se jouer. Elle rapporte là un exemple donné par un enseignant (qu’elle nomme
Vulcain) particulièrement évocateur.
« Joe était arrivé à la forge avec un projet : il souhaitait peindre un objet qu’il avait
fabriqué quelques jours auparavant.
Vulcain le prévient qu’il faudrait y consacrer deux séances car Joe voulait utiliser deux
couleurs différentes, il faudrait attendre que l’une soit sèche avant de passer l’autre.
Joe prit un air protecteur pour dire que, bien sûr, lui, Vulcain, vieux et pas très habile,
mettrait deux jours pour faire une tâche aussi enfantine, mais lui Joe, fort et malin
comme il l’était, il allait faire ça en une seule fois… Il passa du jaune, il passa du noir et
le résultat fut bientôt innommable…
215
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Nous aimerions également citer un autre exemple, qui, de notre point de vue,
va dans le même sens, même s’il est moins spectaculaire et émouvant.
« Face aux attitudes peu scolaires de mes élèves, et pour tenter de mettre un terme aux
remarques incessantes que je me trouvais dans l’obligation de faire, je décidai de noter
au tableau des observations, sans interrompre pour autant le fil du cours. Je pensais
que ces observations pouvaient aider l’élève à se représenter la tension ou l’émotion
qui le traversait à ce moment-là, par exemple : “Marc n’a pas enlevé son manteau, il
préférerait être dehors” ou encore “Djamel pense à quelque chose qui le fait beaucoup
rire” ou encore “Tahar fait l’idiot”. Ces petites phrases qui se voulaient être des alterna-
tives aux habituelles remarques exaspérées : “enlève ton manteau, on est en cours”,
“arrête de rire” ou encore mieux “arrête de te foutre de moi”, “arrête de faire l’idiot”,
etc. (ce à quoi ils répondaient immuablement : “mais j’ai froid”, “mais je ne ris pas”,
“mais je ne fais pas l’idiot” ou mieux “arrêtez de m’insulter”) ont permis semble-t-il une
sorte de prise de conscience du jeune en question mais aussi du groupe : je suis bien
tout habillé en classe, ça se voit que je rigole… et en même temps une résonance inté-
rieure, une connivence avec le reste du groupe (et avec moi-même) : c’est vrai qu’on
serait mieux dehors, etc. »
Ces petites phrases écrites sans interrompre le cours ont toujours eu pour effet
de rapprocher (ou raccrocher) l’élève concerné de l’activité en cours. Est-il utile de
rester habillé en cours si j’ai pu être entendu dans mon désir d’être ailleurs ?
Nous pouvons proposer des situations qui peuvent être appréhendées par
l’élève comme un espace intermédiaire, un lieu où les objets peuvent devenir tran-
sitionnels, dans ce sens qu’ils vont tout à la fois mobiliser l’imaginaire et le réel,
et permettre l’illusion d’une continuité entre les espaces tout en les maintenant
séparés. Nous donnerons là quelques exemples qui nous semblent significatifs. Le
premier est relaté par une enseignante de français en quatrième technologique, les
suivants sont tirés de notre expérience en CIPPA.
216
L’entre-deux dans une perspective transitionnelle
Comment leur présenter cet auteur, sa vie, son œuvre, son siècle ? Comment leur faire
partager le sentiment que j’éprouvais sur la dimension intemporelle de cette femme, sa
modernité, son désir d’être plus que de paraître, son besoin d’authenticité. Je pensais
à mes élèves, déjà ou presque des femmes, empêtrées dans leurs problèmes sociaux
et culturels, malmenées par leurs émotions.
Je décidai donc de leur raconter “à ma manière” l’histoire de Louise Labé, en
leur montrant ce qu’elle représentait à son époque, comment la société de son
époque la percevait. Je leur lus trois poèmes la décrivant, l’un vantait sa beauté,
l’autre son talent, le dernier lui taillait une solide mauvaise réputation ! Puis je
leur demandai de rechercher dans les piles de revues une image ou une photo qui
217
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
selon eux pourrait ressembler à Louise Labé, je pris une grande feuille afin qu’ils
puissent coller leurs images découpées en laissant une place au centre (où je
souhaitais coller le véritable portait de Louise Labé). La diversité des images fut
étonnante, Marguerite Duras côtoyait Marilyn Monroe, un tableau de Rubens, un
top model, une présentatrice de journal télé, ainsi que beaucoup de femmes incon-
nues austères ou provocantes, romantiques ou sévères. Je collai en fin de travail
le portrait de Louise Labé, et à leur grand étonnement, ils se rendirent compte qu’ils
croisaient sa statue tous les matins à l’entrée du lycée !
Cette grande affiche vient occuper un espace spécifique, point de rencontre entre
les fantasmes de chacun, les résonances de mon discours, représentés, exposés
hors de soi et la réalité de cette femme, support de leurs fantasmes et des miens.
Ce portait mosaïque nous semble représenter une trace objective de cet entre-deux.
Nous pouvons également dans une démarche similaire mais plus individuelle
amener les élèves à produire des objets, à créer des textes, comme une occasion
à saisir. Lors de ces expériences de création seuls deux ou trois vont investir cet
espace, rarement les mêmes, mais n’est-ce pas là la meilleure garantie ? À titre
d’exemple, nous vous proposons ici deux poèmes reconstitués à partir de deux
sonnets de Louise Labé (les élèves avaient le choix entre quatre textes. Ils devaient
découper le poème choisi mot par mot, et créer avec ces mots un autre poème.
Nous proposons là la dernière étape de cette expérience, qui s’est bien sûr accom-
pagnée d’un travail de reformulation. Ces échanges individuels ont été un moment
important, il s’agissait pour nous, de trouver la phrase la plus proche de ce qu’ils
avaient voulu dire).
Le premier texte est celui de Farida, en grande difficulté scolaire et personnelle,
déracinée, loin de ses parents, hébergée par un oncle qui en a la garde, elle se
met continuellement en danger : vols, racket, utilisation de drogues. Elle se trouve
toujours mêlée aux histoires, aux bagarres, elle est parfois prise d’angoisse et
s’automutile en se brûlant gravement avec un briquet. Dans son texte, la passion
amoureuse brûlante se transforme en une souffrance qui la consume mais qui met
un terme à son angoisse. Nous n’irons pas plus loin dans l’analyse de ce texte,
mais il laisse une sensation de malaise très proche de ce que Farida nous faisait
vivre au quotidien.
Sonnet de Louise Labé choisi par Farida :
« Je vis, je meurs : je me brûle et me noye.
J’ay chaut estreme en endurant froidure :
La vie m’est trop molle et trop dure.
J’ay grans ennuis entremeslez de joye :
Tout à coup je ris et je larmoye,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure :
218
L’entre-deux dans une perspective transitionnelle
Poème de Farida :
« Je pense inconstamment à mon amour,
Au tout grand malheur
Je me heurte et quand j’endure
Je me brûle à coup sûr.
Et la froideur croît trop certaine
J’endure bien des griefs.
Et la douleur amène un plaisir désiré,
Quand je sens sa chaleur.
J’ai trop pleuré, je ris à la première peine.
Je vis ainsi sans ennui et tout dure.
Je me noie à l’extrême et mon tourment verdoie,
J’ai joie de penser, mais jamais je n’en meurs,
Et la vie entremêlée de joie m’élève,
Puis je me retrouve sèche. »
219
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Poème de Loïc :
« Seul contre mon amour
Qui brûla nos cœurs,
Dieu favorisa notre amour
Qui abandonna un jour son cœur.
Étonné par son mépris,
Il s’en va en guerre avec fureur,
Premier homme au combat.
Tant d’empoisonnement et de menace,
Dans ce monde cruel et impitoyable.
La guerre assaillit leur camp,
Et la mort les sépara à jamais. »
Ces poèmes ne sont pas la finalité de notre travail mais plutôt une expérience
de pensée préalable au travail de lecture, une expérience qui permet l’émergence
du sujet dans sa rencontre avec l’auteur. Ces poèmes ne sont pas ceux de Louise
Labé même si ce sont ses mots. Ces mots, nous les utilisons comme des outils
qui rattacheraient la pensée subjective de ces élèves à la réalité partagée.
220
2
Vers une pédagogie
de l’instant d’apprendre
221
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
1. Favreau rappelle dans sa thèse que la liberté de penser passe par celle de ne pas penser,
l’inhibition traduisant ainsi un effort d’individuation de la part du sujet.
222
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
déstabilisante, mais c’est aussi lui ouvrir un champ de pensée dans lequel il peut
se mettre en jeu)2.
La deuxième piste serait d’aider l’apprenant à construire des représentations
de sa propre pensée avant d’intégrer les notions que l’on souhaite lui transmettre.
Cet objectif s’appuie sur la nécessité d’une prise de conscience de cette pensée,
prise de conscience qui permet à l’apprenant d’abandonner cette pensée et de se
saisir de la signification qu’on lui propose (dissociation). Il faut donner les moyens
à l’apprenant de nier sa propre interprétation tout en lui permettant de l’exprimer
et de faire fonctionner cette illusion de continuité et de maîtrise dont nous avons
parlé plus haut.
Pour faciliter la construction de représentations, l’enseignant peut proposer
des supports qui permettront à l’apprenant de mettre en scène, de mettre en forme
ou de mettre en mots sa pensée. Nous avons évoqué précédemment la reconstruc-
tion de poèmes à partir des sonnets de Louise Labé par exemple. Le poème ainsi
créé peut constituer nous semble-t-il, une représentation de la pensée du sujet. Il
ne s’agit pas bien entendu de le considérer comme une fin en soi, car l’interpréta-
tion que le sujet en donne lui appartient, et s’éloigne le plus souvent du message
de l’auteur (la finalité du travail étant d’amener l’apprenant à décrypter, analyser le
texte et la pensée de l’auteur). Ces représentations sont à préserver telles quelles,
elles ne peuvent être soumises à l’évaluation, ni corrigées, elles ne sont pas
l’objet de l’apprentissage, mais l’image projetée du sujet, elles lui appartiennent
tout en étant une production bien réelle, accessible au regard de l’autre. Si nous
faisons l’erreur de considérer ces représentations (l’expression de soi) comme la
finalité du travail, nous maintenons l’apprenant dans une pensée qui s’essaye,
une pensée flottante qui ne peut se défaire de sa subjectivité. Il faut, comme le dit
Alain, d’abord « user le sentiment », c’est à ce prix-là que l’on accepte la connais-
sance de l’autre comme un objet utile et utilisable.
Ces productions personnelles, sans « valeur scolaire », ont valeur d’objets
intermédiaires, valeur transitionnelle, et servent de passeurs entre la résonance
interne et la réalité extérieure, entre subjectivité et objectivité. Elles occupent
et créent du même coup un espace original de pensée transitionnelle. Pourtant,
même si ces productions n’ont pas de « valeur scolaire », elles ont une existence
bien réelle, elles appartiennent bien à la réalité, reliant les fantasmes du sujet au
réel, elles les contiennent, les transforment en quelque chose qui peut « se dire »
et qui peut « s’entendre ».
Ces productions élaborées par l’élève-sujet (qu’elles soient écrites ou
construites) doivent pouvoir être partagées, lues, écoutées, sans pour autant
être considérées comme des productions au caractère définitif comme des écrits
2. Alain nous dit à ce propos que « L’enfant a besoin d’avenir, ce n’est pas le dernier mot de
l’homme qu’il faut lui donner mais plutôt le premier », op. cit.
223
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
à rendre, notés, objets destinés à être utilisés, etc. Pour l’apprenant, le fait de
s’entendre lui-même lire ou d’entendre sa parole lue, devient alors une expérience
que nous pouvons rapprocher de celle décrite par Michel Negrell lors d’une confé-
rence à propos du GEASE. Il dit : « L’entendre n’apporte pas de certitude, il laisse
l’auteur (1’élève) face à sa propre parole dans le doute, dans la polysémie (de la
parole). L’entendre permet à l’auteur de se situer face à l’étrangeté de son discours
pour une réconciliation avec lui-même, avec des parties de lui-même qui jusque-là,
faute d’avoir été rencontrées et dites pour ce qu’elles sont, sont ignorées et de ce
fait restent prisonnières de tous les caprices des fantasmes de l’inconscient qui,
lui, ne les ignore pas ».
La troisième piste concerne l’accompagnement de cette pensée qui s’essaye.
Il s’agit de proposer à l’apprenant des points de repère qui vont lui permettre de
s’aventurer dans le développement de sa pensée. Ces repères vont le rassurer sans
pour autant le guider, autrement dit, ils vont lui montrer du doigt le chemin sans
pour autant lui tenir la main.
Nous aimerions proposer la démarche métacognitive comme un moyen capable
d’assumer cette fonction3. Elle donne du sens à la pensée du sujet (direction) sans
intervenir sur le sens (signification), elle concerne le sujet qui pense (l’auteur) et
non l’objet de sa pensée. Pour exemple, nous pouvons reprendre l’idée de critères
de réussite en opposition aux critères d’évaluation, les critères de réussite permet-
tant au sujet de vérifier s’il est toujours sur la « bonne voie », les critères d’évalua-
tion, quant à eux, lui permettant de savoir s’il est dans le « vrai », c’est-à-dire si son
travail correspond aux attentes de l’enseignant.
Nous pouvons ajouter que cet accompagnement de la pensée du sujet doit lui
permettre de construire des représentations partielles et progressives de l’objet,
et non se référer à l’objet fini, sorte de synthèse, d’aboutissement d’un raisonne-
ment logique défini. Il faut préciser que ces représentations partielles ne peuvent
être pensées par l’enseignant dans leur forme et leur contenu, c’est-à-dire qu’il
ne s’agit pas simplement de proposer comme le font les livres de mathématiques
des modes de résolutions intermédiaires : pour effectuer une division, on passe
par des décompositions qui s’appuient sur la multiplication, l’addition puis la
soustraction. Il s’agit là d’une décomposition logique qui ne prend pas en compte
la difficulté réelle de la division qui est de diviser ! On peut imaginer qu’il serait
beaucoup plus profitable de demander à l’élève de réfléchir comment il peut s’y
prendre pour partager en parts égales un nombre, et lui donner des repères qui lui
permettent de vérifier si ses calculs, son raisonnement lui permettent de respecter
3. Lire à ce sujet : La métacognition, une aide au travail de l’élève, coordonné par Michel
Grangeat, sous la direction de Philippe Meirieu, et plus particulièrement notre contribution :
« Métacognition et rapport au savoir », p. 131-152, qui traite de cette question.
224
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
Qui est-elle ?
Pourquoi ? Comment est-elle ?
225
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Puis nous poursuivons en photocopiant la feuille format A4 sur une feuille plus
grande (format A3) et nous recommençons :
Qui est-elle ?
Pourquoi ? Comment est-elle ?
parce que son elle est maigre
enfant est mort et mal habillée
226
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
227
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
ce tout si intimement absolu, et si absolument étranger à ce qui est tracé là, sur les
rails de la page, entre les quatre murs de la classe ».
Même si nous savons que les enfants reconnaissent le mot « maman » dans sa
forme globale, avant de savoir décrypter les syllabes, cet exemple vaut pour tous
les mots chargés de sens, d’émotions ou de souvenirs. Pennac nous donne dans
ce texte la mesure de l’enjeu et nous permet de saisir de quelle manière l’évoca-
tion rassurante et positive de la mère peut aider l’enfant à entrer dans la lecture.
Cette évocation permet d’associer au mot des représentations positives, elle rend
l’entre-deux possible, car elle permet à l’enfant d’utiliser sa propre expérience
pour se situer face à l’autre (l’auteur, l’enseignant), expérience structurante car
satisfaisante qui le renforce et le soutient. Du même coup, nous saisissons ce que
peut devenir cette première expérience de lecture, lorsque l’enfant voit surgir à son
insu des représentations maternelles douloureuses, voire même des représenta-
tions qui brillent par leur absence.
L’enjeu est tel qu’un accompagnement de ces premiers instants s’impose, pour
aider l’enfant à construire cette relation au texte écrit. Pour l’enfant qui commence à
lire, les mots lus ne sont plus vraiment les mots du livre, ni vraiment sa propre parole,
ils s’inscrivent dans une sorte d’espace dans lequel va s’engouffrer cette multitude
de sens que nous avons évoquée tout au long de ce travail. C’est cet instant où surgit
le sens qui crée le lien entre le lecteur et le livre, entre l’affectivité du lecteur et la
pensée de l’auteur (ou du moins en ce qui concerne les manuels scolaires, l’intention
de l’auteur). Et c’est cette mise en mots, subitement saturée de sens à l’insu même
du lecteur, exprimée hors de soi, dans un espace de paroles, qui permet l’accès à
la lecture, parce qu’elle place les mots dans un entre-deux qui permet à l’enfant de
prendre conscience dans un même instant de la coexistence permanente au creux des
mots, de la pensée de l’autre et de sa propre résonance affective.
Lire c’est aussi, pour reprendre les mots de Denis Vasse : « Mettre en voix » et
faire appel à la différenciation entre soi et l’autre. La voix est « la traversée », le
passage du sujet vers l’autre « sans appartenir jamais ni au sujet, ni à l’autre. Elle
n’est situable que dans la traversée de la limite qui les sépare. En traversant cette
limite, la voix la crée, créant du même coup la coupure radicale où le sujet et l’autre
viennent s’articuler dans leur absolue hétérogénéité » (1974).
On en arrive donc à reconsidérer la lecture à haute voix, et à la privilégier par
rapport à la lecture « silencieuse ». Il faut bien sûr préciser que son utilisation n’a
pas pour but d’en faire un exercice de diction, mais plutôt de considérer le texte
lu comme un texte appartenant à chacun et à personne en particulier (et surtout
pas à celui qui lit). Nous pouvons penser qu’en rendant ce texte « public », nous
autorisons l’enfant à y entrer, à donner du sens, à exprimer ses sentiments. Cela
peut paraître paradoxal, mais nous pensons que l’enfant qui se retrouve seul, en
silence, face au texte qu’il doit « se lire », est à la merci de la moindre « ingérence »
228
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
de son affectivité. Le texte lu se réduit alors au sens qu’il lui donne, ou plus exacte-
ment qui s’impose à lui, il devient alors plus difficile de lire, ou du moins il devient
impossible d’expliquer et de parler de ce qu’il a lu, car il ne sait pas exactement de
« quoi » il doit parler.
Lorsque la lecture silencieuse est utilisée avant que l’enfant ait pu construire du
sens dans cet entre-deux, elle le maintient dans une relation aux mots trop proche,
trop intime, donc ingérable. Il faudrait qu’elle ne soit utilisée en tant qu’outil d’ap-
prentissage qu’à partir du moment où l’enfant la met spontanément en pratique
dans sa relation libre avec les livres. Nous pourrions dire que la lecture silencieuse
place le sujet en position méta car il est capable de s’écouter lire, d’entendre sa
voix comme objet externe porteur de la parole de l’autre. Autrement dit, l’élève qui
lit « dans sa tête », doit être capable de dissocier sa voix de sa pensée, son histoire
de celle évoquée dans le livre.
Pour les élèves en échec, nous l’avons vu, cette dissociation est à construire, et
lire à haute voix, lire ensemble, écouter quelqu’un raconter une histoire, contribue
à l’apprentissage de la lecture même pour ceux qui ne lisent pas. Cela leur permet
de construire leur relation au livre, au texte écrit, à l’autre. Lire à haute voix crée un
espace commun, où tout peut se penser, où chacun peut y déposer ce qu’il veut,
sans avoir peur de porter atteinte au texte, de le dénaturer, sans lui faire porter de
manière parfois définitive la marque de ses sentiments. Lire exige d’abord pour
le sujet d’avoir la certitude que la violence de ses fantasmes projetés ne détruira
pas l’objet, autrement dit qu’on ne le « verra » pas, lui, entre les lignes, derrière
les mots. Lire à haute voix permet, tout à la fois, de faire jaillir sa propre pensée au
contact de celle de l’auteur, sans danger car sous le regard de l’autre témoin, sans
pour autant craindre de malmener le livre devenu dans cet espace commun objet
« invariable », le même pour tous dans la réalité et différent pour chacun dans
l’intimité de sa pensée.
Alain parle de l’instant de la lecture comme d’« un moment affranchi de
mémoire et d’égarement par la vertu de cet objet invariable, noir sur blanc : le
livre » (1932). Il s’agit bien là d’un dépassement, affranchi ne veut pas dire exempt,
on ne peut éviter la mémoire et l’égarement pour entrer dans la lecture, mais on lit
lorsqu’on s’en est affranchi. Cela nous renvoie à l’idée d’un savoir partagé dont la
seule et unique fonction est d’être partagé, d’exister dans l’entre-deux, entre soi
et les autres. Le livre décrypté, lu, n’est plus seulement le livre. C’est reconnaître
que, comme le savoir scolaire, ce qui est écrit n’appartient pas à l’auteur ou plus à
l’auteur, un peu comme une balle qu’il enverrait à d’autres et dont il attendrait l’im-
prévisible retour. Un peu de liberté fixée comme le dit si justement Alain, revécue
et prolongée à l’infini par la foule des lecteurs et qui reste paradoxalement intacte.
229
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Raconter c’est aussi aider à lire. Faire surgir des mots, puis du sens hors du
livre, reste, même pour des adolescents blasés, un moment d’émotion (encore
faut-il vouloir leur donner quelque chose en lisant).
Je lisais parfois des contes à mes grands élèves fâchés avec la lecture. Contes de
Grimm, de Perrault, contes des mille et une nuits, contes africains. Après quelques
minutes de ricanements, de jeux de mots faciles (le temps de laisser aller son corps), le
silence se faisait, et nous passions ainsi de bons moments à relire ensemble Cendrillon
(dans sa version originale et non édulcorée) et autres textes. Le soir même quelques-
uns les racontaient à nouveau à leurs petits frères et sœurs, trop contents d’avoir
quelque chose à leur apprendre, à leur transmettre, de les captiver comme eux-mêmes
avaient été captivés.
Raconter une histoire, c’est autoriser l’élève à retrouver des sensations de pré-
lecteur et à avoir à nouveau besoin de l’autre comme médiateur indispensable,
retrouver en quelque sorte cette dépendance d’avant la lecture, mais aussi d’avant
la séparation, recréer l’illusion (si l’on demande à un petit enfant pourquoi il a
envie de savoir lire, il vous donnera toujours une réponse qui sera une remise en
cause de cette dépendance, un besoin de s’affranchir : je veux lire les livres de la
bibliothèque des parents, je ne veux plus attendre que ma mère soit disponible le
soir pour me lire une histoire, etc.). Lorsque l’on raconte, on recrée cette illusion
essentielle où l’autre n’est d’une certaine manière que le prolongement de soi ; où
sa voix se confond avec la mienne : je parle par sa bouche. Elle provoque progres-
sivement chez l’élève, l’auditeur, un sentiment de bien-être, de plénitude, et c’est
dans ce contexte qu’il devient possible de proposer des situations de lecture
transitionnelle qui permettront au conteur-médiateur de se retirer (sans pour
autant disparaître) de la relation élève-livre en transformant cette voix-ombilic
en voix - « rupture instauratrice du sujet et de l’autre » (Vasse).
Ces situations de lecture transitionnelle devront permettre à l’élève de contrôler
les effets du livre sur lui-même, et de se rassurer sur l’invariabilité et l’extériorité
de l’objet livre. C’est-à-dire qu’elles permettront à l’élève de se dégager du senti-
ment troublant que le livre parle de lui, que ses mots sont les siens. Il nous semble
d’ailleurs que le sentiment de vide que beaucoup d’élèves ressentent après avoir
lu (sentiment de ne pas avoir été transformé, d’être dans le même état qu’avant
la lecture), relève du même sentiment de confusion qui, poussé à son paroxysme,
met l’élève dans l’impossibilité de donner du sens à ce qu’il lit.
Proposer à l’élève de lire à haute voix peut être considéré également comme une
situation de lecture transitionnelle (si elle n’est pas une fin en soi mais un moyen, et si
elle ne donne pas lieu à une évaluation ; dans une perspective transitionnelle, lire n’est
pas « bien lire »), car elle lui permet, par la présence silencieuse de ceux qui écoutent,
230
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
L’écriture manuscrite
L’écriture manuscrite nécessite de la part du lecteur un effort certain pour
déchiffrer les mots, s’habituer à sa manière d’écrire. Il est impossible d’entrer
dans le texte en faisant abstraction de l’autre, celui qui a écrit. L’écriture manus-
crite place la relation à l’autre au centre de l’acte de lire et d’écrire. En cela, elle
se situe bien dans une définition de l’objet intermédiaire et paradoxal : la marque
de l’autre est présente dans le texte, et en même temps ce texte n’est pas l’autre,
il existe indépendamment de l’autre, de sa présence, de sa pensée, de sa parole.
On utilise spontanément l’écriture dactylographiée pour « faciliter » la lecture. Or,
bien souvent, nous nous rendons compte que beaucoup d’élèves mettent l’ensei-
gnant dans l’obligation de lire à haute voix, une consigne, une explication, comme
si le texte « ne leur parlait pas ». D’une certaine manière le texte dactylographié
n’appartient à personne et l’élève, en demandant à l’enseignant de le lire, fait en
sorte de lui redonner « un propriétaire ».
Il y a en revanche, dans le passage de l’écriture manuscrite à l’écriture dacty-
lographiée, quelque chose d’extrêmement fort qu’il faut pouvoir exploiter le plus
possible. Lorsque l’élève tape sur l’ordinateur un texte personnel écrit à la main,
il se passe quelque chose de magique, comme si subitement il pouvait insérer sa
pensée dans le vaste monde de l’écrit, prendre place parmi les autres qui ont écrit
avant lui. Le mystère du livre tombe. Nous avons remarqué qu’il est plus facile pour
un élève de lire sa production personnelle si celle-ci est dactylographiée. Il trouve
là une distance qui l’aide à maîtriser son émotion.
231
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Le brouillon
Nous considérons le brouillon comme un outil pédagogique incontournable
parce qu’il favorise le développement de la pensée. Il a l’avantage de proposer un
espace délimité bien réel, dans lequel l’élève est autorisé à laisser aller sa pensée.
De plus, cet espace est reconnu, admis par l’enseignant qui signifie ainsi son droit
à l’erreur. Il peut se tromper, raturer, dessiner, construire du sens progressivement
en rajoutant des petits bouts de réponses qui, accolés les uns aux autres, combi-
nés, l’aideront à faire surgir du sens. Il peut barrer, souligner, entourer, relier, il
peut jouer avec ce qui résiste à son entendement.
Les élèves généralement n’aiment pas se servir de brouillon, et souhaiteraient
volontiers occulter ce moment de tâtonnements. Ils écrivent directement « au
propre », et la première rature vient rompre l’illusion de savoir répondre d’emblée.
Ils confondent objet fini et objet partiel, et ne finissent jamais leur apprentissage
car ils restent sur une expérience insatisfaisante, approximative, et frustrante.
L’existence du brouillon permet à l’élève de prendre conscience que l’ensei-
gnant ne lui demande pas d’écrire sa propre pensée spontanée et surtout ne
l’évalue pas, l’enseignant demande à l’élève de produire une réponse et non une
pensée. Il ne s’agit pas de résonance mais de raisonnement, c’est-à-dire un écrit
fait de choix et d’abandon, marqué par la raison et qui prend le risque de devenir
un objet fini dont on se sépare.
La deuxième piste serait de proposer des supports pédagogiques riches,
signifiants, symboliques, esthétiques et captivants. Des supports qui « valent la
peine ». Que cela soit Bettelheim et Karen Zelan, Meirieu, Boimare, Alain, Sara
Pain, Annie Cordié, Jeanne S. Chall, René Kaës ou même ces instituteurs anonymes
qui ont fait le choix d’apprendre à lire à leurs élèves en s’aidant de contes ou de
mythes, tous insistent, pour des raisons parfois différentes, sur la nécessité de
donner à l’apprenant des textes forts, des textes chargés de sens.
Boimare note à ce titre que : « paradoxalement avec ces enfants [ses élèves] ce
sont parfois les thèmes neutres, sans évocation de sentiments, que l’on retrouve
dans ces manuels aseptisés destinés à l’apprentissage de la lecture, qui favorisent
le plus cet envahissement parasite ». C’est ainsi que « La pipe de papa », au lieu
d’aider l’enfant à se centrer sur l’apprentissage de la lettre P, réveille en lui « des
désirs incestueux, des peurs de pénétration ou d’émasculation » ou bien que « les
F se renversent pour devenir des pistolets mitrailleurs, les O des grenades, les Q
sans queue » (1988).
La simplification à l’extrême favorise « l’interprétation » par le sujet du sens des
mots, alors qu’une forme plus enrichie du texte fixe en quelque sorte le sens du
mot au contexte de l’exercice et prend en compte certains éléments de la pensée
inconsciente du sujet. À ces textes insipides, Jeanne S. Chall préfère les contes
232
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
populaires et les contes de fées car elle considère leur attrait comme universel :
« Les contes parlent de luttes et de triomphes, du bien et du mal, du rire et des
larmes, thèmes qui ont disparu des histoires modernes fondées sur des expé-
riences familières ». Kaës explique d’ailleurs que, contrairement à « la position
idéologique » qui réduit la polysémie, « la position mythopoétique admet l’ouvert,
la transformation et les remaniements dans les assignations. Elle accepte la
polysémie… Le mythe encode différents ordres de réalité, il engendre l’interpréta-
tion comme perte, retrouvailles, et création du sens » (1978).
En effet, si l’enfant lit : « il fait nuit », il va projeter sur le mot nuit ses propres
représentations du mot, ses propres craintes, et nous savons tous que la nuit de la
chambre n’est pas comparable à une nuit étoilée du mois d’août. Si nous précisons
« dehors il fait nuit », l’enfant saura qu’il ne s’agit pas de la nuit de sa chambre.
On peut dire que, d’une certaine manière, la précision apportée guidera l’imagi-
naire de l’enfant, et le maintiendra plus aisément dans le sens du texte. Ce qu’il
imaginera sera toujours une projection de ses fantasmes. Il pourra associer à cette
image des souvenirs agréables ou non, des sentiments d’être perdu, abandonné
par les parents comme le petit Poucet, etc. En revanche, si nous proposons comme
support de lecture : « Le petit Poucet perdu dehors dans la nuit », nous pouvons
penser qu’il se crée alors une sorte de continuité entre la pensée consciente et la
pensée inconsciente.
Contrairement aux exemples précédents, le texte « prend en charge » l’an-
goisse inconsciente de l’enfant, lui évite de projeter sur les mots son angoisse
en la maintenant en quelque sorte dans l’entre-deux à la limite de la conscience,
dans cet espace où l’enfant peut être bouleversé sans pour autant être détruit, où
l’enfant peut mettre en scène ses fantasmes tout en laissant indemne le texte à
lire. Autrement dit, le texte assume une double fonction : celle, comme le dit Alain,
de « régler les passions » mais aussi celle de les « éveiller ».4
Boimare l’illustre fort bien lorsqu’il dit : « Pourquoi Gérard, qui ne sait toujours
pas lire à 12 ans, accepte-t-il d’apprendre par cœur et de déchiffrer la liste des mots
qui composent le récit de l’aveuglement de Michel Strogoff par les tartares, alors
que jusque-là, je ne pouvais l’empêcher de se mettre en colère devant son livre de
lecture et de chercher à passer la pointe de son crayon à travers les A ? ». Cette
agression violente qu’il agissait en transperçant les A, et que les autres textes ne
pouvaient endiguer chez Gérard, le texte de Jules Verne, par sa force évocatrice, et
la violence qu’il mettait en scène, arrivait à « libérer » la relation de Gérard avec les
mots, comme si subitement la violence n’avait pas surgi à son insu au détour des
mots. On peut penser que le trophée doit être à la mesure de l’enjeu, pour rendre
possible le désir de conquête.
4. « Les belles œuvres règlent les passions en même temps qu’elles les réveillent ».
233
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Notre recherche nous amène également à privilégier une approche qui irait de
l’abstrait au concret, du concept à l’exemple, du symbole à la représentation et non
l’inverse. Alain considère d’ailleurs que l’accès au langage implique une confron-
tation à l’abstraction. Il note : « Le langage conduit aussitôt le petit bonhomme à
un suprême abstrait, d’où il devra redescendre sous la pression de l’expérience
et de l’ordre extérieur, tardifs instituteurs », il ajoute d’ailleurs que les mythes et
les contes « donnent une faible idée de ces improvisations hardies que furent les
pensées de l’enfance humaine, d’où il suit que toutes nos conceptions, sans en
excepter aucune, doivent porter la double marque de l’ordre humain et de l’abs-
traction préliminaire. Nos premières idées passent donc à l’état de métaphores
et en même temps le progrès de tout esprit se fait de l’abstrait au concret. C’est
renverser la marmite de Locke, et la vôtre mon cher psychologue, la vôtre aussi
mon cher pédagogue ». Il ajoute : « L’enfant apprend à parler avant d’apprendre
à penser, ou si l’on veut, qu’il apprend à penser en apprenant à parler, d’où il suit
qu’il pense d’abord les idées les plus abstraites et les plus difficiles » (1932).
234
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
« J’ai le souvenir d’une séance de mathématiques où, peu sûre de moi, j’avançais mes
réponses comme “mes” réponses et non “les” réponses. L’exercice s’y prêtait puisqu’il
s’agissait de résolution de suites logiques. Ensemble nous cherchions les solutions,
surpris de constater qu’un même résultat pouvait être obtenu par des procédés
différents. Le plus surprenant fut certainement que la diversification des procédures
évoquées permit à ceux qui restaient “en panne” de se saisir de l’une ou l’autre pour
entrer dans la réflexion et la découverte du résultat. Chacun leur proposait sa procé-
dure jusqu’à ce que la rencontre ait lieu “Ah oui ! ça y est, j’ai compris !” »5
Il faut avoir fait l’expérience de ces rencontres pour bien saisir qu’elles sont
différentes d’une simple transmission de connaissances.
Les enseignants de l’Arc-en-ciel notaient qu’ils étaient eux-mêmes très diffé-
rents en étude dirigée et en cours dans leur propre matière. En étude, ils étaient
amenés à « réfléchir avec » les élèves sur des leçons, des exercices dans des
matières différentes de la leur. Moins sûrs de leurs connaissances, ils cherchaient,
doutaient, faisaient des propositions, écoutaient l’élève, créaient ainsi une conni-
vence, mêlant leurs désirs d’apprendre respectifs. Alors que dans leur propre
5. Séance de CIPPA.
235
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
matière, sûrs de leurs connaissances, ils les « imposaient » (ils en imposaient) aux
élèves. Je leur proposai donc de temps en temps, de se préparer les cours mutuel-
lement, et d’enseigner la matière de l’autre pour retrouver cette qualité d’échanges
avec leurs élèves.
Pour garantir un espace de pensée à l’apprenant, l’enseignant doit donc maté-
rialiser dans sa propre façon d’être avec lui, dans sa propre organisation pédago-
gique, un espace inaliénable, qui ne peut être repris, suspendu ou nié. Cet espace
peut être matérialisé de plusieurs manières.
– En matérialisant des espaces, des places vides qui viennent signifier à
l’élève que sa pensée propre est reconnue et peut s’exprimer sans risquer
d’être confondue ou annulée par la réflexion qui lui est demandée par
ailleurs. Il peut s’agir par exemple de tracer au bas de la page d’un devoir
un rectangle blanc, comme le propose cet enseignant dont nous avons parlé
précédemment (en ce qui nous concerne, nous pensons qu’il pourrait être
préférable que l’élève puisse garder pour lui ce rectangle et les inscriptions
qu’il a pu y mettre). Nous pouvons proposer aux élèves de placer une feuille
blanche sur leur bureau à côté de leur cahier, pour inscrire tout ce qui
leur passe par la tête pendant le cours, que cela ait à voir avec le contenu
du cours ou non.
– En définissant des lieux spécifiques dans la classe où peut être élaborée,
déposée, entreposée cette pensée, cette expression propre. Nous pensons
par exemple : aux boîtes à trésor utilisées en primaire où l’enfant dépose
tous les objets personnels auxquels il tient, à l’abri du regard des autres
élèves mais aussi de la maîtresse, espace privé délimité dans l’espace
public de la classe. Il y a aussi les cahiers d’expression libre que l’enfant
peut utiliser à tout moment (dès qu’il a fini un travail par exemple). Nous
avons pu observer toute la richesse que renferment ces cahiers, ils servent
d’exutoire, de lieu où l’on commente les événements mais aussi ils servent
de support à l’expression de mouvements plus archaïques. Il y est question
de guerre, de combat, de monstres, de dévoration, de meurtres, de corps
en morceaux, d’armes mais aussi d’aventures, de machines fantastiques,
d’histoires peuplées de héros invincibles, d’histoires drôles, de caricatures,
d’histoires d’amour aussi… Tous ces textes et dessins accompagnent l’élève
tout au long de l’année et retranscrivent les mouvements psychiques qui
ont accompagné l’apprentissage. Ou encore les coins bricolage où l’élève
peut « construire » parallèlement à son travail scolaire, des objets person-
nels de son invention, objets à conserver, à offrir, prolongement ou repré-
sentation de soi.
Nous en avons une belle illustration dans l’article de Verdier-Gibello (1985).
Elle dit à propos de ces objets fabriqués par les élèves : « Ces objets
236
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
Ces temps de groupe, nous les pratiquons depuis plusieurs années dans des classes
de SEGPA ou d’ULIS. Sous une forme un peu différente car ils se sont coconstruits avec
les enseignants intéressés. Pour notre part, ils se déroulent sur le temps de cours et en
présence de l’enseignant(e) demandeur, de l’enseignante du SESSAD et de moi-même,
psychologue du SESSAD. Dans la classe, certains jeunes sont suivis au SESSAD.
L’enseignant(e) est garant du cadre scolaire, la psychologue est garante de ce qui se
fait et se dit durant le temps de groupe.
Un règlement particulier est posé pendant le temps du groupe de paroles. Cela nous
est vite apparu indispensable car dans ce groupe, il est possible de ne pas répondre
237
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
aux questions, de se mettre en retrait, de ne pas participer, de dormir… ce qui est peu
recommandé dans le fonctionnement ordinaire de la classe. Ce règlement pose deux
interdits ; celui de s’insulter et de s’agresser, trois obligations ; le respect de la parole
de l’autre, la confidentialité (« ce qui se dit ici reste ici ») et être présent sur toute
la séance, et deux autorisations ; on n’est pas obligé de participer, on n’est pas obligé
de répondre aux questions.
L’enseignante du SESSAD note ce qui se dit et consigne ces échanges dans une
pochette qui peut être consultée. La psychologue note au fur et à mesure les idées
qui viennent sur le tableau pour visualiser l’ensemble des idées et les mettre en lien si
besoin. L’enseignante participe à l’échange comme les élèves.
Nous nous installons en rond au centre de la classe.
La question du jour se définit au début de chaque séance. Cela permet de rebondir
sur une préoccupation du moment. Le plus souvent les propositions fusent, les élèves
parlent d’événements récents, de faits divers, ou nous font partager leurs états d’âme
du moment et nous essayons de les reformuler en question, pour « problématiser » la
question et la rendre générale. Par exemple : « Pourquoi faire semblant quand ça va
pas alors qu’on n’est pas bien ? », « Est-ce que c’est bien d’être curieux ? », « Pourquoi
on entend plus les camarades que la prof ? », « Ça veut dire quoi, avoir un problème en
maths ? », « Pourquoi on demande aux autres de parler à notre place ? », « Pourquoi
parfois on doit aller en internat ? », « Pourquoi on a besoin d’admirer des stars ? »,
« Jusqu’où on peut être responsable de quelqu’un ? », etc.
Ce qui peut sembler surprenant, c’est de constater que ces jeunes, qui sur le
plan scolaire n’arrivent pas à développer un raisonnement logique, peuvent dans
ce contexte décomposer des notions, différencier des niveaux de sens, marquer
les nuances, développer une hypothèse. En effet, la pensée qu’ils développent là
est une pensée libre, associative, qui prend appui sur leur expérience propre, leur
ressenti. Aucune référence à leur scolarité ou à des questions demandées en cours
n’est évoquée. Cette pensée se déroule donc sans référence « à l’autre qui sait »,
elle cohabite avec les pensées des autres jeunes, et participe à la construction
d’un raisonnement collectif en arborescence. La trace écrite recueillie est impor-
tante, car elle a pu servir parfois à certains jeunes qui doutaient de leur capacité
à raisonner. Cette année, un jeune resté très longtemps silencieux, le dos tourné,
a demandé à écrire au tableau à ma place, une manière peut être de s’approprier
cette parole collective, de participer à cette réflexion. À sa suite, d’autres ont
formulé la même demande.
Pour l’enseignante présente, ce temps de parole mensuel lui apporte de
précieuses informations sur ses élèves. Elle les découvre plus volubiles, plus
réfléchis, elle peut à cette occasion « penser avec eux » sans être tenue d’en faire
quelque chose !
Le fait que ces temps de parole se passent dans le lieu scolaire, dans leur
classe, a de nombreux avantages. Il inscrit leur parole propre dans ce lieu et donc
238
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
239
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Enfin, l’enseignant doit également être celui qui soutient et qui alimente la pensée
de l’élève. Nous pouvons parler, sans que la comparaison soit abusive, de holding du
pédagogue au sens de Winnicott. Ce holding recouvre plusieurs dimensions.
Premièrement, être là où on l’attend, c’est-à-dire savoir se placer au moment
opportun sans anticiper sur le besoin de l’élève ni trop le faire attendre au risque
de le décourager. Cela nécessite bien sûr une sensibilité aiguë aux besoins de
l’élève. Cette attention permet de moduler les exigences selon différents para-
mètres : le niveau de maturité de l’enfant, les moments de régression, de résis-
tance défensive, d’angoisse propre à chaque enfant. Michèle Dupuy ajoute qu’« en
écoutant au plus près, on permet aux expériences de se dérouler dans une aire
intermédiaire où l’illusion d’omnipotence est encore présente, mais où la réalité
est progressivement acceptée parce que fiable ». Nous pourrions compléter son
propos en soulignant qu’il en va de même, de la capacité de l’enseignant à étayer,
soutenir l’apprenant dans son activité de recherche en tenant compte tout à la fois
de son degré de disponibilité (paramètres cités plus haut) mais aussi du soutien
didactique dont il a besoin. Autrement dit, le pédagogue joue pleinement son rôle
de « passeur culturel », c’est-à-dire qu’il propose « une barque » là où l’apprenant
ne peut pas passer « à gué ».
Nous retrouvons là une notion développée par Winnicott et qui peut aisément
se transposer, de notre point de vue, dans le domaine pédagogique. Winnicott
dit, à propos de la mère, qu’« elle aura finalement pour tâche de désillusionner
l’enfant petit à petit, mais elle n’y réussira que dans la mesure où elle lui aura
donné d’abord assez de possibilité d’illusion » (1951). L’expérience de la nécessité
d’apprendre relève du même mouvement. Il y a bien désillusion, c’est-à-dire aban-
don de l’illusion que le savoir viendrait du dedans (on sait sans apprendre) ou que
l’autre pourrait emboîter sa pensée à la nôtre, comme s’il savait ce que l’on a dans
la tête (la douloureuse expérience des réponses décevantes des adultes ou des
réponses en forme de questions participe à cette désillusion). Cette désillusion
vient mettre un terme au « fonctionnement lisse » de la pensée et le remplace par
l’expérience du « chaos ». Le holding de l’enseignant va donc prendre la forme d’un
accompagnement progressif de l’apprenant dans cette expérience du chaos, en
soutenant son activité de recherche, après et seulement après avoir construit avec
lui des expériences de rencontre (tiens, c’est toi ?).
Deuxièmement, être contenant en garantissant un espace de sécurité dans
lequel pourra se développer la pensée des élèves, autrement dit, l’enseignant
doit pouvoir assurer et assumer une permanence du cadre. José Bléger (1978)
définit le cadre comme un « non-processus », c’est-à-dire quelque chose qui ne se
transforme pas, et qui, par la continuité et les repères immuables qu’il propose,
rend possible le changement à l’intérieur du cadre. La permanence du cadre rend
possible les processus de transformation du sujet. En termes pédagogiques,
240
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
241
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
242
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
Il s’agit tout d’abord de faire entendre sa plainte légitime, puis de faire parta-
ger ce que l’on a perçu de la situation, nos ébauches d’analyse, les impasses, les
butées. Il faut du temps pour que puisse se dire tout ce qui semble faire sens et
qui pourtant n’apporte aucun soulagement, aucun changement. Nous constatons
tous que nos raisonnements parfois nous amènent dans une impasse : nous nous
retrouvons pris dans le transfert, enfermés dans la répétition, verrouillés parfois
par notre propre contre-transfert, autrement dit par les émotions et les résonances
que cette situation réveille en nous. Dans un deuxième temps, de nouvelles
questions émergent, portées par l’intervenant mais aussi par les collègues. Ces
questions viennent bousculer l’édifice signifiant et réorganisent, redistribuent la
pensée. C’est un moment passionnant que cette reconstruction collective du sens
(pris dans toutes ses significations) ! Ce lent travail de mise à plat, de déconstruc-
tion, reconstruction ouvre alors sur de nouveaux possibles relationnels et de
nouvelles propositions pédagogiques. Il apporte le plus souvent un apaisement.
Quelque chose qui résistait en soi cède, et ce lâcher-prise dénoue des liens parfois
mortifères et jette de nouvelles passerelles.
Généralement, nous refaisons le point les séances suivantes, si l’enseignant(e)
le souhaite, sur la situation évoquée, et il n’est pas rare d’observer chez l’enfant,
à la suite de ce travail, de nouvelles attitudes, de nouvelles paroles, comme si
une nouvelle porte avait été ouverte.
J’ai le souvenir de cette petite fille, arrivée à l’école suite à un placement d’urgence
par le juge en foyer, qui proposait à sa rééducatrice toujours le même scénario : elle
s’habillait en princesse et préparait à manger pour son prince, « Comment lui faire plai-
sir ? ». Après avoir évoqué cette situation en GAP, la situation évolue vite, la violence
apparaît à peine masquée, plus de déguisement, plus de repas, le jeu s’oriente vers des
mises en scène entre personnages où la menace violente est très présente.
243
Penser l’apprendre dans l’entre-deux
Le groupe des poètes aurait pour mission de traiter la notion sur le mode
ludique et poétique : jeux de mots, jeux avec les sonorités, poèmes, dessins, etc.
Par exemple : la tribu du sujet… ou encore : l’éventail
– a : amour
– t : tête
– t : tourner
– r : rue
– i : imiter
– b : besoin
– u : (h)urlement (l’erreur est volontaire car dans le domaine poétique l’ortho-
graphe est secondaire)
– t : tromper, etc.
Le groupe des chercheurs : part à la recherche des attributs du sujet dans un
texte qu’ils peuvent avoir choisi. Ils sont chargés de sa découverte et ne peuvent
s’appuyer que sur leur intuition et doivent essayer de formuler les conclusions de
leurs recherches qui peuvent être multiples.
Par exemple : les attributs du sujet sont les mots qui informent sur les objets
appartenant aux personnes du récit. Il semblerait que ce ne sont pas toujours des
objets, et nous les avons retrouvés à plusieurs reprises à proximité des mêmes
verbes. Nous sommes sûrs de… car… nous ne sommes pas sûrs de… car… etc.
Le groupe des linguistes : possède un seul outil : le dictionnaire ; ils sont
chargés de recenser les sens multiples des mots « attributs » et « sujet », puis
d’identifier en fonction du contexte dans lequel on se trouve (en l’occurrence en
grammaire), les bonnes définitions, puis de combiner les deux ensemble, en trou-
vant la définition des mots « attributs du sujet ».
Par exemple : attribut vient du verbe attribuer d’origine latine… définition : « ce
qui appartient en propre à quelqu’un ». Autre définition : « le symbole représentatif
de quelqu’un ». Autre définition : « fonction grammaticale d’un adjectif »…
Le groupe des juristes : a comme seul outille livre de grammaire ; il étudie
la règle (la loi), s’en imprègne, l’illustre, la relie au texte, il possède le pouvoir de
la connaissance qui n’a de sens que s’il se partage, il est porteur du consensus,
il rassemble.
La mise en commun des travaux de chaque groupe doit être l’occasion
d’échanges, de rires, mais elle se fait dans l’ordre : les poètes présentent leurs
créations, les autres ne font aucun commentaire car nous ne sommes pas dans la
recherche du vrai, en revanche, ils peuvent apprécier, rire, etc. Les juristes doivent
se taire jusqu’au bout, accepter le long cheminement de la pensée de l’autre et
profiter indirectement de leurs idées et de leurs hésitations. Les poètes critiquent
et questionnent les chercheurs, ils les renvoient à leur subjectivité, les poètes
244
Vers une pédagogie de l’instant d’apprendre
245
Conclusion
« Ce qui précède toute signification à ce que dit un enfant, c’est que ce qu’il dit est
reçu par quelqu’un qui lui témoigne, par la place qu’il tient, que ce qu’il dit a du sens,
même si ce sens est à trouver, à venir, voire à inventer. Tout n’est pas figé, englué
dans la signification apparente que l’on vit au quotidien, et qui seule se laisse voir. »
Yves de la Monneraye1
C e livre doit s’entendre comme une alternative possible face aux difficultés
scolaires. Une manière de sortir de l’impasse. C’est une première étape :
penser autrement le problème, changer les places, libérer des espaces. Cette
alternative ouvre des perspectives sans « garantir » la réussite ou même une
amélioration. Mais nous faisons « le projet de la réussite », acte volontaire pour
affronter le doute, et nous affirmons ainsi notre conviction profonde qu’en plaçant
le sujet (l’enfant-élève) au centre de notre raisonnement, nous ne pouvons que
tendre vers un mieux.
Cette alternative que nous proposons aux enseignants est reçue parfois avec
scepticisme ou ironie, parfois avec enthousiasme, mais toujours avec soulage-
ment. Elle propose un déplacement qui dégage la pensée des organisations et des
finalités qu’elle s’est construites pour penser le réel, elle soulage l’enseignant de
l’obligation du « bon » sens, le dédouane de la charge pesante de la seule raison.
Cette alternative modifie la relation triangulaire enseignant/savoir/élève sur
trois points. Tout d’abord elle inverse le mouvement de l’apprendre, c’est-à-dire
qu’il ne s’agit plus de construire une connaissance attrayante, qui décide l’élève
à venir à la rencontre de la connaissance proposée par l’enseignant. Il s’agit au
contraire de partir visiter de quoi est fait le monde de l’autre, de se laisser atti-
rer, puis guider dans les méandres de son questionnement sur le monde, sur sa
relation au monde. Cette connaissance qu’on lui apporte c’est autre chose, elle
ne remplace rien, elle n’intéresse pas le sujet pour lui-même mais elle interpelle
son désir d’être au monde car elle lui apporte des clés pour le comprendre et se
l’approprier. Nous pourrions illustrer nos propos par l’exemple suivant.
247
L’instant d’apprendre
248
Conclusion
– Vincent pose à nouveau problème en cours, ça allait mieux, et voilà qu’il recommence
comme au début de l’année, il fait des caprices de plus en plus violents, il sort de classe
à la moindre contrariété, il demande des régimes de faveur, par exemple : il a demandé
de mettre un poster sur son bureau, il veut garder son cahier de textes personnel et pas
celui donné en début d’année.
– Vous avez accepté ?
249
L’instant d’apprendre
– Oui, mais il n’est pas le seul à faire ce genre de demande. En revanche, nous exigeons
toujours les mêmes choses que les autres sur le plan scolaire, et en ce moment on
a l’impression d’être toujours sur son dos. Il recommence à partir dans le parc et à
monter sur les piliers du portail comme au début.
– L’année dernière, vous aviez décidé de ne pas reproduire l’attitude des parents qui
donnent plus à leur fils, lui passent tous ses caprices pour compenser, en quelque sorte
ce qui lui manque (Vincent est atteint de nanisme, voir p. 192). Il vous a fait ressentir
les mêmes sentiments au début.
– Il y a eu beaucoup de changement, ces temps-ci dans la vie de Vincent, ses parents
sont partis quinze jours, et à l’internat la plupart de ses éducateurs ont changé depuis
la rentrée scolaire.
– On peut imaginer que les nouveaux éducateurs sont pris dans la même ambivalence
que vous au départ, et on a envie malgré eux de compenser, d’où la réapparition des
caprices ?
– Il faut qu’on en parle avec eux.
– Vous vous rappelez que l’année dernière, nous avions imaginé qu’au-delà de ces
centimètres qui lui manquent, il pouvait vivre un manque comme quelque chose qu’on
lui a enlevé, pris, comme une castration, et qu’il était peut-être intéressant pour lui de
répondre à ce vécu de manque en essayant de l’aider à retrouver le sentiment d’être
entier. L’année dernière, il venait en cours avec son ballon, et on avait pensé qu’il
pouvait le garder avec lui, que ça pouvait représenter ce qui lui manque. Peut-être faut-
il à nouveau lui lancer des messages dans ce sens ?
– Il faut qu’on lui donne des choses ? Des objets, des missions (être chargé du cahier
de texte de la classe, l’avoir avec lui) ? Ou il faut qu’on lui laisse amener des affaires, et
leur reconnaître un statut symbolique en quelque sorte ?
– Peut-être les deux, vous vous rappelez quand Sylvain a voulu garder le stylo de P. (son
professeur de français) parce qu’il écrivait mieux avec ? P. a accepté, ça a aidé Sylvain,
peut-être qu’il y a aussi quelque chose comme cela qui joue pour Vincent. À vous de
voir comment vous pouvez l’aider à remplir ce manque symbolique et à se construire
une image de lui complète, en quelque sorte. Il est bien question avec vous d’autorité
et d’identification, de désir de dépasser, de tuer le père, et de la peur d’être castré.
– J’ai une petite idée, je vais voir. 2
Cette réflexion pourrait se prolonger dans trois directions qui restent encore
sous la forme d’hypothèses ou de questions.
La première direction concerne le cadre théorique de notre travail. Nous consta-
tons que ce travail se fonde en fait sur une double conviction qui révèle notre
attachement à deux systèmes de référence différents.
Notre première conviction, portée par les sciences de l’éducation et la pédago-
gie, pourrait s’exprimer ainsi : nous sommes convaincus que l’accès au savoir est
250
Conclusion
un droit inaliénable pour tous. Nous ne pouvons pas nous satisfaire du constat que
trop d’enfants en sont écartés. Aujourd’hui pourtant, nous questionnons ce savoir
transmis, ce fossé qui se creuse entre ces enfants qui sont assaillis de toute part
par des informations multiples et contradictoires, qui ont accès avec Internet à une
banque de données immense qu’il serait imprudent de rejeter en bloc et une école
qui malgré la volonté de beaucoup, perpétue un rapport au savoir qui, admettons-
le, devient obsolète.
Pourquoi ne pas profiter de ces changements technologiques pour construire
avec les élèves concernés un rapport au savoir différent, penser avec eux une
éthique de l’information ? Les aider à construire une approche critique des
savoirs ? Nous ne pouvons pas nous empêcher de retrouver dans cette nouvelle
accessibilité aux savoirs par tous ce qu’Illich imaginait comme « un réseau de
communications culturelles que tout le monde pourrait utiliser, afin que ceux qui
s’intéressent à une question particulière puissent entrer en rapport avec d’autres
personnes qui manifestent le même intérêt ». Une « société sans école » (telle que
nous la connaissons) où l’enseignant ne serait plus « un instructeur qui utilise
un ensemble de conditions données qui permettent à l’apprenti de donner des
réponses précises et définies », mais plutôt « un éducateur – celui qui doit guider,
mais non pas imposer son savoir – qui s’emploie à faire se rencontrer des parte-
naires égaux, bien assortis, de sorte qu’ensemble ils puissent apprendre ».
Pourquoi, enfin, refusons-nous « de libérer l’éducation des contrôles de la
société » pour la remettre au service des individus ? Sans doute faut-il prendre le
temps de repenser la valeur des connaissances que nous transmettons, reques-
tionner notre attachement à la culture et mesurer la béance qui existe parfois entre
savoirs scolaires et culture. Or ce qui rend légitime notre place face à l’enfant, ce
sont bien nos compétences à décrypter des situations, notre savoir sur le monde,
le savoir tiré de nos expériences, autrement dit, notre fonction de mémoire. Si
nous, « la génération en charge du monde », ne transmettons rien qui puisse lui
permettre de comprendre et de s’insérer dans le monde tel qu’il est, c’est-à-dire si
nous ne voulons plus assumer la responsabilité de ce que nous savons (assumer
nos doutes, l’imperfection de nos savoirs, la nocivité de nos savoirs aussi parfois),
comment pouvons-nous espérer, comme le dit Hannah Arendt, voir émerger « des
pensées nouvelles et révolutionnaires » de la génération future3 ?
Notre deuxième conviction est portée par la psychanalyse. Elle concerne
l’enfant dans l’élève, et son droit également inaliénable d’être entendu en tant
que sujet. Elle s’appuie sur la croyance en la force libératrice de la parole, sur la
reconnaissance d’une différence entre la parole et le discours, et la nécessité pour
le sujet d’accéder à ces deux modes d’expression qui s’offrent à lui. Enfin, cette
conviction s’appuie sur la reconnaissance de l’échec comme un symptôme qui
3. Édition de 1989.
251
L’instant d’apprendre
protège le sujet, « une création qui lui est personnelle et que tout le monde cherche
à réduire » (La Monneraye, 1995). Pour en sortir, il convient d’interpeller l’enfant
dans l’élève – « apprends-moi comment tu en es arrivé là » – (La Monneraye, 1995)
plutôt que de tenter d’y remédier en faisant disparaître les signes de cet échec.
Cet ouvrage s’attache à concilier ces deux points de vue. Loin de s’opposer,
ces deux convictions s’articulent dans une approche que l’on pourrait appeler
psychopédagogique, à moins que nous préférions utiliser les termes de pédago-
gie clinique, comme le font Francis Imbert ou Mireille Cifali. Sara Pain donne de la
psychopédagogie une définition qui nous convient bien : « La psychopédagogie
que nous sommes en train de construire essaye moins de faire apprendre au sujet
le contenu du programme scolaire que de lui faire découvrir les transformations
possibles dans les conditions subjectives et objectives qui sont à la base de ses
difficultés » (1980). Nous aimerions ajouter que la psychopédagogie participe à la
réconciliation, avec lui-même, du sujet divisé dans l’apprendre.
La deuxième direction serait de nous demander si, comme le dit Olivier Reboul,
nous ne devrions pas susciter « une pédagogie de l’échec » (1980). Reboul consi-
dère celui-ci comme un tremplin possible pour progresser. Nous aimerions, en
effet, insister sur ce passage obligé par la pensée du sujet qui, à première vue, met
à mal le raisonnement et le bon sens. Peut-être pouvons-nous faire l’hypothèse
que « l’erreur » pleinement exprimée et entendue, est la garantie à long terme
d’un apprentissage réussi. Si apprendre n’est pas une question de compréhension
mais se pose comme une nécessité d’abandon et de choix, il n’est plus question
de guider l’élève pas à pas, dans les dédales d’un raisonnement complexe, en lui
évitant les embûches, et en lui conseillant de ne pas se laisser prendre au vertige
des hauteurs ou des profondeurs. Il s’agira plutôt de l’accompagner dans sa quête,
et de toujours le ramener sur le chemin.
Autrement dit, il nous semble illusoire de considérer comme réussi un appren-
tissage où le sujet ne pourrait se rendre disponible à la connaissance, qu’en refou-
lant loin de la conscience, tout ce qui pourrait interférer avec le savoir transmis.
C’est un apprentissage illusoire, car nous savons qu’avec le temps, la mémoire
nous joue des tours, en renvoyant à l’oubli toutes les connaissances « mal gref-
fées » à notre propre connaissance du monde. C’est dans la prise de conscience
de cette force conflictuelle (qui nous pousse à ne pas apprendre ce savoir qui ne
vient pas de soi), et de cette résistance à abandonner notre vision singulière du
monde (qui nous différencie) au bénéfice d’une pensée communicable (qui nous
fait exister parmi les autres), que se joue l’apprendre.
L’enjeu est de taille, car il implique que l’enseignant puisse non seulement
transmettre des connaissances précises, mais également, être capable d’entendre
le savoir de l’enfant dans ce qu’il a d’irréductible, d’incontournable, et d’en faire
un tremplin pour qu’il puisse prendre sa place dans l’histoire du monde. Faire de
252
Conclusion
253
Bibliographie
ALAIN, Propos sur l’Éducation, Paris, PUF, 1932, 14e édition, 1969.
ARENDT H., La crise de la culture, Paris, Folio Essais, 1989.
AULAGNIER P., « Le droit au secret, condition pour pouvoir penser » in Nouvelle
revue de Psychanalyse, n° 14, 1976, p. 141-157.
AUMONT B. et MESNIER P.-M., L’acte d’apprendre, Pédagogie d’aujourd’hui, Paris,
PUF, 1992, 2e édition, 1995.
BACHELARD G., La formation de l’esprit scientifique, 1967, Paris, Librairie philoso-
phique J. Vrin, 1971.
BARUK S., C’est-à-dire, en mathématiques ou ailleurs, Paris, Le Seuil, 1993.
BARUK S., Échec et maths, Paris, Le Seuil, 1973.
BELLANO D. et DOLLE J.-M., Ces enfants qui n’apprennent pas. Diagnostic et remé-
diations, Paris, Paidos/Centurion, 1989.
BERGER M., Les troubles du développement cognitif : approche thérapeutique
chez l’enfant et l’adolescent, Toulouse, Privat, 1992.
BETTELHEIM B. et ZELAN K., La lecture et l’enfant, Robert Laffont, Coll. « Réponses »,
1981.
BLEGER J., « Le cadre psychanalytique » in Crise, rupture et dépassement, Paris,
Dunod, 1978.
BION W. R., Aux sources de l’expérience, Paris, PUF, 1979.
BOIMARE S., « Pédagogue avec des enfants qui ont peur d’apprendre », 6e Colloque
de Bobigny, Éditeur ESHL, 1987.
BOIMARE S., « Apprendre à lire à Héraclès » in Nouvelle revue de Psychanalyse :
« La lecture », n° 37, printemps 1988.
BOIMARE S., L’enfant et la peur d’apprendre, Paris, Dunod, 1999.
BRUNER J., « Affrontements et défenses » in Journal de psychologie normale et
pathologique, France, 1961, 58, n° 1.
CHARLOT B., La mystification pédagogique, Paris, Payot, 1976.
CIFALI M. et MOLL J., Pédagogie et Psychanalyse, Paris, Dunod, 1985.
255
L’instant d’apprendre
256
Bibliographie
257
L’instant d’apprendre
MEIRIEU P., Apprendre oui mais comment, Paris, ESF éditeur, 1987 (10e édition, 1993).
MEIRIEU P., « Praxis pédagogique et pensée de la pédagogie » in « Penser la
pédagogie », Revue française de pédagogie, juillet, août, septembre 1997,
n° 120, p. 25-37.
NIMIER J., Les modes de relation aux mathématiques, Méridiens Klincksieck, 1988.
OVIDE, Les métamorphoses, Tome 1 (I6V) texte établi et traduit par Georges La
Faye, Paris, Les Belles Lettres, 1928.
PAIN S., La fonction de l’ignorance, Berne, Peter Lang, 1989.
PAIN S., Les difficultés d’apprentissage. Diagnostic et traitement, Berne, Peter
Lang, 1980.
PENNAC D., Comme un roman, Gallimard, 1992.
PFISTER O., La psychanalyse au service des éducateurs, Berne, Bircher, 1921.
PIAGET J., Conférence donnée le 28 décembre 1970 au congrès de « the American
Psychoanalytic Association » parue sous le titre : « Inconscient affectif et
inconscient cognitif » in Raison présente, n° 19, Paris, Éditions rationalistes,
1971, p. 11-22.
PIAGET J., Le langage et la pensée chez l’enfant, Paris, PUF, 1923.
REBOUL O., Qu’est-ce qu’apprendre, Paris, PUF, 1980.
SCHMID-KITSIKIS E., Théorie et clinique du fonctionnement mental, Bruxelles,
Pierre Maraca, 1985.
SIBONY D., Du vécu et de l’invivable, Paris, Albin Michel, 1991.
THOM R., Paraboles et catastrophes, Paris, Flammarion, 1983.
VASSE D., L’ombilic et la voix, Paris, Le Seuil, 1974.
VERDIER-GIBELLO M.-L., « De l’objet fluctuant à l’objet logique: une approche
pédagogique et thérapeutique des retards d’organisation du raisonnement » in
revue Neuropsychiatrie de l’enfant, 33e année, n° 1, janvier 1985.
VERDIER-GIBELLO M.-L., « Entre vide et violence, l’agi et le pensé dans le cadre
pédagogique », article in revue Neuropsychiatrie de l’enfant, 33e année, n° 8-9, 1985.
VINCENT G. (sous la direction de), LEYRE B., THUIN D. et al., L’éducation prisonnière
de la forme scolaire, Lyon, PUL, 1998.
WINNICOTT D., L’enfant et le monde extérieur, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1957.
WINNICOTT D., Jeu et réalité, 1971, Paris, Gallimard, 1975.
WINNICOTT D., Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, 1974.
WOODCOCK A. et DAVIS M., La théorie des catastrophes, Lausanne, L’Âge
d’homme, 1984.
258
Dans la collection Pédagogies
259
DICTIONNAIRE ÉLÈVES ET PROFESSEURS :
DES INÉGALITÉS SCOLAIRES RÉUSSIR ENSEMBLE
Coordonné par Jean-Michel Barreau Outils pour les professeurs
DIX NOUVELLES COMPÉTENCES principaux et les équipes
POUR ENSEIGNER pédagogiques
Invitation au voyage Jean-Luc Guillaumé
Philippe Perrenoud ÉMILE, REVIENS VITE…
L’ÉCOLE À L’ÉPREUVE ILS SONT DEVENUS FOUS
DE L’ACTUALITÉ Philippe Meirieu, Michel Develay
Enseigner des questions vives ENCYCLOPÉDIE
Coordonné par Alain Legardez
DE L’ÉVALUATION
et Laurence Simonneaux
EN FORMATION
L’ÉCOLE FACE AUX PARENTS ET EN ÉDUCATION
Analyse d’une pratique André de Peretti, Jean Boniface,
de médiation Jean-André Legrand
Patrick Bouveau, Olivier Cousin,
Joëlle Favre-Perroton ENFANTS EN SOUFFRANCE,
ÉLÈVES EN ÉCHEC
L’ÉCOLE, MODE D’EMPLOI Ouvrir des chemins
Des « méthodes actives » Francis Imbert
à la pédagogie différenciée
Philippe Meirieu L’ENFANT PHILOSOPHE,
AVENIR DE L’HUMANITÉ
L’ÉCOLE POUR APPRENDRE
Ateliers AGSAS de réflexion
Jean-Pierre Astolfi
sur la condition humaine (ARCH)
L’ÉDUCATION CIVIQUE Jacques Lévine avec la collabora-
AUJOURD’HUI : tion de Geneviève Chambard,
DICTIONNAIRE Michèle Sillam, Daniel Gostain
ENCYCLOPÉDIQUE
Georges Roche avec Y. Basset, L’ENSEIGNEMENT
J.-M. Fayol-Noireterre, PROFESSIONNEL
M. Langanay, C. Paillole, G. Bach AUJOURD’HUI
Dominique Raulin
ÉDUCATION ET FORMATION :
NOUVELLES QUESTIONS, ENSEIGNER À L’ÉCOLE
NOUVEAUX MÉTIERS MATERNELLE
Sous la direction Quelles pratiques
de Jean-Pierre Astolfi pour quels enjeux ?
ÉDUCATION ET PHILOSOPHIE Jacqueline Pillot
Approches contemporaines ENSEIGNER : AGIR
Sous la direction de jean Houssaye DANS L’URGENCE,
ÉDUQUER CONTRE AUSCHWITZ DÉCIDER DANS
Histoire et mémoire L’INCERTITUDE
Jean-François Forges Philippe Perrenoud
ÉLÈVES À PROBLÈMES, ENSEIGNER, SCÉNARIO
ÉCOLES À SOLUTIONS ? POUR UN MÉTIER NOUVEAU
Cécile Delannoy Philippe Meirieu
260
ENSEIGNER SELON LES TYPES LA MÉTACOGNITION, UNE AIDE
DE PERSONNALITÉ AU TRAVAIL DES ÉLÈVES
Marion Tamano, Dorothée Fox, Coordonné par Michel Grangeat,
Franck Jullien sous la direction de Philippe
ENTRER DANS L’ÉCRIT AVEC LA Meirieu
LITTÉRATURE DE JEUNESSE LES MÉTHODES QUI FONT
Laurence Pasa, Serge Ragano, RÉUSSIR LES ÉLÈVES
Jacques Fijalkow Danielle Alexandre
L’ENTRETIEN D’EXPLICITATION MÉTIER D’ÉLÈVE ET SENS
en formation initiale DU TRAVAIL SCOLAIRE
et en formation continue Philippe Perrenoud
Pierre Vermersch
LES MICROLYCÉES
L’ENVERS DU TABLEAU Nathalie Broux, Eric Saint-Denis
Quelle pédagogie
pour quelle école ? MILLE ET UNE PROPOSITIONS
Philippe Meirieu PÉDAGOGIQUES
Pour animer son cours
FAIRE L’ÉCOLE, FAIRE LA CLASSE
Philippe Meirieu et innover en classe
André de Peretti, François Muller
LA FINLANDE : UN MODÈLE
ÉDUCATIF POUR LA FRANCE ? LA NEUVILLE : L’ÉCOLE
Paul Robert AVEC FRANÇOISE DOLTO
SUIVI DE DIX ANS APRÈS
LE GUIDE JURIDIQUE Fabienne d’Ortoli et Michel Amram
DES ENSEIGNANTS
Écoles, collèges et lycées LES OBJECTIFS PÉDAGOGIQUES
de l’enseignement public EN FORMATION INITIALE ET
Laurent Piau EN FORMATION CONTINUE
Daniel Hameline
L’INCONSCIENT DANS LA CLASSE
Transferts et contre-transferts L’ORGANISATION DU TRAVAIL,
Francis Imbert et le Groupe CLÉ DE TOUTE PÉDAGOGIE
de Recherche en Pédagogie DIFFÉRENCIÉE
Institutionnelle Philippe Perrenoud
INNOVER AU CŒUR DE ORTHOGRAPHE :
L’ÉTABLISSEMENT SCOLAIRE À QUI LA FAUTE ?
Monica Gather Thurler Danièle Manesse, Danièle Cogis,
L’INSTANT D’APPRENDRE Michèle Dorgans, Christine Tallet
Emmanuelle Plantevin-Yanni LA PÉDAGOGIE À L’ÉCOLE
JE EST UN AUTRE DES DIFFÉRENCES
Pour un dialogue pédagogie- Fragments d’une sociologie
psychanalyse de l’échec
Jacques Lévine, Jeanne Moll Philippe Perrenoud
MÉDIATIONS, INSTITUTIONS PÉDAGOGIE ALTERNATIVE
ET LOI DANS LA CLASSE EN FORMATION D’ADULTES
Francis Imbert et le Groupe Éducation pour tous
de Recherche en Pédagogie et justice sociale
Institutionnelle Rémi Casanova, Sébastien Pesce
261
PÉDAGOGUES DE L’EXTRÊME PRÉPARER UN COURS
Rémi Casanova, Sébastien Pesce Tome 1 : Applications pratiques
PÉDAGOGIE : DICTIONNAIRE Alain Rieunier
DES CONCEPTS CLÉS PRÉPARER UN COURS
Apprentissage, formation Tome 2 : Les stratégies
et psychologie cognitive. pédagogiques efficaces
Françoise Raynal, Alain Rieunier Alain Rieunier
PÉDAGOGIE, PRÉVENIR LES SOUFFRANCES
DES LIEUX COMMUNS D’ÉCOLE
AUX CONCEPTS CLÉS Pratique du Soutien au Soutien
Philippe Meirieu
Jacques Lévine, Jeanne Moll
PÉDAGOGIE DIFFÉRENCIÉE :
PROFESSEURS ET ÉLÈVES :
DES INTENTIONS À L’ACTION
Philippe Perrenoud LES BONS ET LES MAUVAIS
Jean Houssaye
LA PÉDAGOGIE
ENTRE LE DIRE ET LE FAIRE QUAND L’ÉCOLE PRÉTEND
Le courage des commencements PRÉPARER À LA VIE…
Philippe Meirieu Développer des compétences ou
enseigner d’autres savoirs ?
LA PÉDAGOGIE : Philippe Perrenoud
UNE ENCYCLOPÉDIE
POUR AUJOURD’HUI QU’EST-CE QUE LA PÉDAGOGIE ?
Sous la direction de Jean Houssaye Le pédagogue au risque
de la philosophie
PÉDAGOGUE ET RÉPUBLICAIN :
Michel Soëtard
L’IMPOSSIBLE SYNTHÈSE ?
Philippe Lecarme QUESTIONNER POUR ENSEIGNER
PENSER L’ÉDUCATION ET POUR APPRENDRE
Notions clés en philosophie Le rapport au savoir dans la classe
de l’éducation Olivier Maulini
Coordonné par Alain Vergnioux RADIOGRAPHIE
LA PERSONNALISATION DU PEUPLE LYCÉEN
DES APPRENTISSAGES Pour changer le lycée
Sylvain Connac Coordonné par Roger Establet
PETITE ENFANCE : RÉUSSIR L’ÉCOLE DU SOCLE
ENJEUX ÉDUCATIFS Francis Blanquart,
DE 0 À 6 ANS Céline Walkowiak
Coordonné par Nicole Geneix
et Laurence Chartier RÉUSSIR SA PREMIÈRE CLASSE
Ostiane Mathon
LES POLITIQUES SCOLAIRES
MISES EN EXAMEN LES RUSES ÉDUCATIVES
Onze questions en débat Cent stratégies
Claude Lelièvre pour mobiliser les élèves
Yves Guégan
PREMIERS PÉDAGOGUES :
DE L’ANTIQUITÉ LA SAVEUR DES SAVOIRS
À LA RENAISSANCE Disciplines et plaisir d’apprendre
Sous la direction de Jean Houssaye Jean-Pierre Astolfi
262
SAVOIRS SCOLAIRES STIMULER LA MÉMOIRE
ET DIDACTIQUES DES ET LA MOTIVATION
DISCIPLINES DES ÉLÈVES
Une méthode pour mieux apprendre
Une encyclopédie pour aujourd’hui
jean-Philippe Abgrall
Sous la direction de Michel Develay
VIOLENCES ENTRE ÉLÈVES,
LES SCIENCES DE L’ÉDUCATION, HARCÈLEMENTS
UN ENJEU, UN DÉFI ET BRUTALITÉS
Bernard Charlot avec la collabora- Les faits, les solutions
tion de la CORESE, Dan Olweus
J. Gautherin, J. Hédoux et A. VIVRE ENSEMBLE, UN ENJEU
Tuijnman POUR L’ÉCOLE
Francis Imbert et le Groupe
SOCLE COMMUN de Recherche en Pédagogie
ET COMPÉTENCES Institutionnelle
Pratiques pour le collège Y A-T-IL UNE VIE
Annie Di Martino et Anne-Marie APRÈS L’ÉCOLE ?
Sanchez Georges Snyder
Pour tous les autres titres de notre catalogue, voir notre site :
www.esf-editeur.fr
263