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Au-delà de l’interprétation des rêves

Texte de support de l’allocution présentée au colloque « Jung d’hier à demain » le 28 avril 2019.

En décembre 2013, alors que j’étais en train de lancer ce blogue, j’ai écrit déjà un article
intitulé « au-delà de l’interprétation ». C’est intéressant de se relire après quelques années,
histoire de vérifier qu’on n’a pas trop dévié de la route que l’on se traçait. Je me donne un
satisfecit car en effet, j’ai au cours de ces six années dans une grande mesure
essentiellement approfondi la démarche que je présentais alors. Dans cet article en
particulier, je disais que le travail du rêve ne se résume pas, loin de là, à l’interprétation. J’y
énonçais une prémisse fondamentale à mon approche qui est que le travail avec le rêve vise
à rendre conscient le mouvement intérieur dont le rêve est l’écho, la figuration ou
l’annonce. Si vous prêtez attention aux mots, vous verrez que je ne parle plus désormais du
« travail du rêve » mais du « travail avec les rêves » car je suis passé d’une démarche
classique où le conscient cherche extraire le sens des rêves comme s’il s’agissait d’un
minerai inerte à la recherche d’une coopération avec la dynamique propre au rêve. Je
parlais un peu rapidement de l’inscription du travail avec le rêve dans les quatre fonctions
de la conscience décrites par Carl Jung. Je suggérais l’idée que l’interprétation du rêve
relève surtout d’un exercice de la pensée, mais peut mobiliser aussi l’intuition et le
sentiment, et jusqu’à la sensation, pour ouvrir « un espace dans lequel le rêve se déploie
comme une nouvelle expression de notre totalité psychique ». Je souris en me citant moi-
même car je reconnais dans mes mots une intuition qui m’a amené bien plus tard à parler
de « déployer un rêve » plutôt que de l’interpréter, et qui était donc déjà en germe…

Si je peux faire un reproche à l’article que j’ai écrit alors, c’est certainement de m’en être
tenu alors à de grandes généralités un peu abstraites. J’y ai pointé aussi une direction de
recherche dans laquelle l’interprétation du rêve n’est qu’une première étape allant avec la
métaphore du rêve comme un message. Dans un second temps, disais-je, le rêve ouvre un
espace de relation avec l’inconscient que connaissaient bien les cultures chamaniques et
que Jung a remis a remis à l’ordre du jour avec l’imagination active. C’est Robert Moss qui
a selon moi fourni la métaphore s’appliquant à ce niveau de travail avec les rêves en
proposant que ceux-ci aient pour fonction de nous rappeler que notre âme a des ailes.
Enfin, il y a un troisième étage à cette fusée du rêve qui consiste à apprendre à méditer
avec et jusque dans celui-ci, et c’est l’Orient qui nous invite alors à considérer que le rêve
est là pour nous aider à nous éveiller. Ces perspectives restent entièrement actuelles mais
ce n’est pas ce qui m’intéressera aujourd’hui. Je veux plutôt apporter un contrepoint
pragmatique à ces grandes envolées en examinant comment le travail avec le rêve peut, au-
delà de l’interprétation, s’inscrire dans le senti et en particulier dans le corps, c’est-à-dire
dans la sensation. Pour cela, je vous parlerai entre autres des travaux de Robert Bosnak, un
analyste jungien qui a récemment publié un livre intitulé Embodiement, ce qu’on peut
traduire par « incorporation », ou « incarnation », et dans lequel il parle essentiellement
de « Creative imagination », de l’imagination créatrice à l’œuvre dans les rêves.

Tout d’abord, il me faut dire que je n’ai rien contre l’interprétation des rêves, bien au
contraire. C’est une démarche qui a beaucoup de valeur dans certains contextes, et qui a
aussi, comme toutes choses, ses limites. Je serai bien en mal de dénigrer l’interprétation
des rêves car je la pratique beaucoup, tant pour mes propres rêves que dans le travail
individuel avec les personnes que j’accompagne. Je crois qu’il faut bien connaître le travail
d’interprétation pour pouvoir envisager toute la portée de ce qui s’ouvre au-delà de
l’interprétation des rêves. Ce n’est pas un hasard selon moi si ce sont des analystes
jungiens – je pense à Robert Bosnak mais aussi au regretté James Hillman – qui
élargissent le champ des recherches autour du rêve dans ses liens avec l’expérience
intérieure. Je suis convaincu que Jung, s’il vivait encore, serait absolument passionné par
le développement de ces recherches sur les rêves, non seulement chez les jungiens mais
bien au-delà, depuis une cinquantaine d’années, c’est-à-dire depuis sa mort. Je l’imagine
assez bien allant se former à l’approche gestaltiste avec Fritz Perl à Esalen, et discutant
avec Eugène Gendlin des apports remarquables du Focusing comme façon de faire parler
le corps en résonance avec le rêve. Outre ces deux approches qui n’ont rien à voir avec
l’interprétation, il aurait sans doute étudié avec voracité la multitude de méthodes qui ont
fleuri au cours du dernier demi-siècle dans le travail avec les rêves. Et même si beaucoup
d’entre elles réinventent le fil à couper le beurre sans citer leurs sources, il aurait eu
l’immense satisfaction de voir que le rêve est devenu un champ d’études à part entière pour
de nombreux chercheurs, ouvrant toutes sortes de perspectives.

La question se pose : Jung, s’il vivait encore parmi nous, serait-il jungien ?

Ce n’est pas certain, en tous cas tout dépendant de l’acception que l’on donne à ce terme
« jungien ». Il a plaisanté de son vivant sur le fait qu’il n’était pas jungien, lui, car il était
Jung, et il n’a eu de cesse de dénoncer cette habitude que nous avons de nous regrouper
sous une bannière, dans une cohorte ou une école, derrière un « grand homme » qui est
censé ouvrir la route d’un bon pas tandis que nous marchons derrière en chantant des
hymnes à sa gloire. Marie-Louise Von Franz nous mettait vertement en garde contre
l’impossibilité de faire de la psychologie des profondeurs de Jung un machin collectif. Et
tel que j’imagine Jung, je suis certain qu’il ne se serait pas mêlé à ceux qui lui construisent
une statue et l’enterrent sous le papier. Il aurait continué inlassablement à chercher, à
élargir les voies d’accès à l’inconscient et derrière celui-ci, à l’âme. Quant à ce qu’il aurait
fait avec toutes ces approches de travail avec les rêves, il nous le dit dans quelques mots qui
sont au cœur de ce que signifie encore aujourd’hui être jungien :

« Quant à l’interprétation des rêves, étudiez tous les livres et toutes les méthodes. Mais
quand vous êtes devant un rêve, écartez-les car chaque rêve est unique, tout comme
chaque rêveur est unique. »

En d’autres termes, avec Jung, si nous voulons lui être fidèles, nous devons donner la
primauté à l’expérience intérieure sur toutes les théories, fussent-elles jungiennes. C’est
l’unicité du rêve, et du rêveur, qui doit toujours être au centre. Pour le dire autrement, il y a
toujours une approche créative dans le travail avec un rêve. Ce n’est pas une science, fut-
elle psychologique, c’est un art, c’est-à-dire que c’est toujours un moment de création.

C’est un espace ouvert, toujours, à l’imagination créatrice.

Pour revenir un moment à l’interprétation des rêves, avant d’aller bientôt au-delà, il nous
faut nous demander ce qui fait qu’une interprétation est juste, ou du moins valable.
D’abord, il faut clairement distinguer l’interprétation d’un rêve d’une explication de ce
dernier. Les novices en travail avec les rêves tombent souvent dans ce travers en forme de
« j’ai rêvé de monstres parce que j’ai vu un film d’horreur hier soir ». Oui, mais qu’est-ce
que cela dit de ta vie intime ? Quel est le message du rêve ? Il n’a sans doute rien à voir
avec le film, et en fait, la recherche d’une explication apparaît comme une façon d’esquiver
le rêve, de le ramener à du connu. Or la règle d’or, c’est que le rêve nous dit toujours
quelque chose d’inconnu, d’inconscient. C’est ce qui rend le travail avec nos propres rêves
particulièrement difficile, car nous aurions bien sûr tendance à tourner en rond dans ce
que nous croyons connaître de nous-mêmes. Il n’est pas facile du tout d’ouvrir en nous-
mêmes la porte à l’inconscient ; un réflexe mental nous ramène toujours au connu. Nous
avons donc bien souvent besoin de l’aide d’autrui, même quand on a vingt années
d’expérience du travail avec les rêves, car le message du rêve est écrit dans notre dos. Un
regard bienveillant peut aider donc à, sinon le déchiffrer, du moins l’entrevoir...

Cependant, la difficulté de l’interprétation, c’est qu’il est bien rare que les interprètes
soient entièrement unanimes. Chacun colore nécessairement l’interprétation qu’il propose,
aussi objective se veut-elle, de ses préjugés et ses projections, de son inconscient. La
prétention à l’objectivité de l’interprétation peut même confiner à la tentative de prise de
pouvoir sur autrui et c’est ce qui a conduit nombre de praticiens à la rejeter. C’est, pour
reprendre la notion jungienne de « psyché objective », la psyché qui est objective, non le
praticien. Le rêve est objectif dans le langage des images, mais l’interprétation en est
toujours une reformulation subjective dans un autre langage, qui l’amoindrit. La tentation
est forte de « croire savoir », et cependant, de fermer l’horizon à tout ce que l’on ne sait
pas. On tombe volontiers dans ce piège chez les jungiens aussi, avec des interprétations
renforcées par tout un jargon conceptuel auquel peu comprennent goutte. Comme disait
James Hillman, on glose sur le Soi et en passant, on vous assène des millénaires de
monothéisme judéo-chrétien qui passent comme une lettre à la poste, ne sont jamais remis
en question. Bref, dès que l’interprétation tend à soutenir d’une façon ou d’une autre une
position d’autorité, on peut être certain qu’on trahit au moins en partie le rêve. En effet, le
rêve amène toujours du nouveau, de l’inconnu, de l’inconscient. Et c’est un des énoncés
majeurs de Jung que d’avoir mis en lumière que non seulement le rêveur est inconscient
du sens du rêve, mais aussi l’analyste. Si ce dernier croit savoir pour le rêveur, il se fourre
nécessairement le doigt dans l’ œil, il tombe dans le piège du « ce n’est que »...

Dans cette perspective, on peut comprendre ce que disait Jung quand il affirmait que le
travail d’interprétation ne trouve sa pleine valeur que dans le contexte de l’analyse, c’est-à-
dire d’un dialogue soutenu autour d’une série de rêves qui offrent un fil conducteur tant à
l’analyste que l’analysant. Alors, l’interprétation qui est toujours une approximation est
corrigée , amendée par le rêve suivant. C’est alors un dialogue dans lequel les deux
partenaires humains reconnaissent leurs limites face à l’inconscient, et auquel se mêle un
Tiers, la source des rêves, qui amène toujours de nouveaux éléments pour élargir l’horizon
conscient des protagonistes. Heureusement, disait Von Franz, l’inconscient veut que je
comprenne le rêve, sinon comment y parviendrais-je ? L’interprétation est le fruit d’une
collaboration avec l’inconscient qui veut devenir conscient, et c’est parce qu’il le veut qu’il
s’est manifesté dans un rêve. Mais cette analyse, cette écoute des rêves, ne peut avoir
qu’une visée et c’est celle de l’effacement de l’analyste pour que s’instaure un dialogue
direct entre le rêveur et la source des rêves. Au fond, tout ce travail d’interprétation des
rêves est pédagogique et vise à aider le rêveur à établir une relation intime avec lui-même,
et surtout avec l’inconscient en lui. Là encore, c’est l’exemple de Jung que nous sommes tôt
ou tard amenés à suivre quand il répondait en riant à Von Franz, venue le consulter pour
un rêve : « mais vous savez, moi, je n’ai pas de Jung pour interpréter mes rêves ! ».
La clé du travail avec les rêves, nous la connaissons bien et nous n’insistons jamais assez
dessus, c’est que seule la personne qui rêve peut connaître le sens de son rêve. Dès lors, le
travail de l’interprète ou de l’analyste relève de la maïeutique, c’est-à-dire de l’art
d’accoucher les bébés et les vérités. Il s’agit moins dès lors d’expliquer le rêve que de le
questionner, et de l’amener jusqu’au point où ce que le rêveur ne sait pas encore qu’il sait,
mais qui se dit tout de même dans le rêve, devient une évidence. Ce qui est intéressant,
c’est que c’est une évidence sensible. Il y a un déclic au moment où l’élément de conscience
dont le rêve était porteur devient conscient. Un « ah ah ! ». Et tant qu’il n’y a pas ce « ah
ah ! », c’est qu’on n’y est pas. Le point important que je veux souligner là, c’est que ce n’est
jamais une compréhension uniquement intellectuelle. La gestalt parle du « message
existentiel » du rêve. On cherche idéalement à le formuler en une phrase, qui peut tenir de
« le rêve me rend conscient que... ». Le message existentiel n’est pas nécessairement
l’interprétation symbolique du rêve mais plutôt là où il veut amener le rêveur. Une amie a
ainsi rêvé, à la veille d’un rendez-vous difficile, que le sol s’ouvrait sous ses pas et que de la
lave en sortait. Elle courait avec ses enfants, à qui elle remettait un nécessaire de survie en
entendant des coups de feu autour d’elle. L’interprétation du rêve pouvait difficilement
dépasser le constat de l’insécurité, mais un travail d’écoute des subjectivités associées aux
différents éléments du rêve l’a rapidement amenée plus loin. La lave s’est révélée être sa
propre vitalité, et le message existentiel du rêve était qu’elle pouvait trouver sa sécurité à
l’intérieur d’elle-même, en contrepoint donc de l’interprétation centrée sur l’insécurité.

L’extraction du message existentiel n’est donc pas qu’une question de sens ou de


signification, de sémantique d’un système de signes. L’interprétation, si elle veut aller au
cœur du rêve, ne peut se limiter à un exercice de la fonction pensée soutenue par
l’intuition ; elle doit tenir compte aussi du sentiment et de la sensation. Et quand elle
touche juste, il y a toujours une émotion, au sens d’une énergie en mouvement ; il y a un
mouvement intérieur. Au fond, l’interprétation, quand elle est juste, nous emmène
immédiatement au-delà de l’interprétation : dans la vie, dans l’émotion. Elle réclame une
mise en acte, que nous en tirions des conséquences, que nous l’incarnions. C’est tout le
problème de l’âme, ça : l’incarnation. S’incarner sur terre, dans la terre. Arriver dans un
corps, le mettre en mouvement. Vivre. Dans la tradition jungienne qui ne se perd pas, on
propose de chercher à incarner le rêve qui a été compris dans l’action, qu’il s’agisse d’une
décision prise en conscience du rêve (un rêve ne choisit jamais pour nous) ou d’un geste
rituel, simplement symbolique, pour dire « j’ai entendu, je remercie et je prends au
sérieux ». Toni Wolff était réputée pour renvoyer ses analysants quand ils venaient la voir
sans avoir fait quelque chose en réponse au rêve analysé dans la séance précédentes. Jung
montrait parfois la porte à des patients qui ne tiraient pas de conséquences de leurs rêves.

Cependant, la recherche montre qu’on peut travailler à l’incarnation du rêve bien en amont
de l’interprétation, ou indépendamment de celle-ci. La Gestalt a cherché avec brio, entre
autres approches en donnant voix aux composantes du rêve, à entrer directement dans sa
dimension émotionnelle. Le Focusing aide à faire dialoguer le rêve et le corps au travers
des sentis. Comment, d’un point de vue jungien, intégrer au mieux les fonctions sensation
et sentiment au travail avec le rêve ? Mais c’est là que la publication des travaux de Robert
Bosnak sur ce qu’il appelle « l’imagination incarnée » (embodied imagination) a attiré
mon attention, car il amène à une conception renouvelée du rêve et du travail avec celui-ci,
en l’incarnant d’une façon très directe dans le senti du corps. En s’appuyant sur
l’imagination créatrice de Henri Corbin et sur la neurologie qui relie le rêve aux facultés
d’appréhension de l’espace, Bosnak propose d’approcher le rêve comme un système
écologique de multiples subjectivités qui s’expriment dans la corporalité.

On retrouve quelque chose de la radicalité de James Hillman, qui a été son analyste, dans
la démarche de Bosnak. Là où Hillman a dénoncé la conception du Soi de Jung comme
étant « le visage psychologique du monothéisme », réintroduisant ainsi un polythéisme
archétypal, Bosnak brise le monopole de la subjectivité par le moi de rêve. Il applique la
théorie des systèmes au rêve pour faire ressortir le fait que ce dernier est constitué de
multiples soi, qui ont tous leurs caractéristiques propres en terme de ressentis, tant
émotionnels que corporels, et qui forment un ensemble cohérent qui a sa logique interne.
Et comme tout système, s’il est alimenté en énergie, il arrive à un moment critique de
transition de phase qui l’oblige à se réorganiser à un plus haut niveau de complexité. C’est
précisément la caractéristique des écosystèmes de se réorganiser ainsi, au travers de crises.
Dans le cas du rêve, il semble dans cette perspective que le rôle du conscient soit de
faciliter la communication entre les différentes subjectivités, et qu’elles deviennent
conscientes les unes des autres. Le moi est amené à saisir qu’il y a d’autres voix autonomes
qui parlent en lui, ou plutôt en soi, et dès lors une réalité psychique plus large que celle du
moi ressort de l’ensemble. Du point de vue jungien classique, on pourrait dire que le Soi est
manifesté par la totalité du rêve, et donc éclairé de l’intérieur par la conscience mutuelle
des subjectivités. Sous l’angle neurologique, il ressort que le rêve est constitué de plusieurs
lignes narratives simultanées, qui sont l’équivalent de multiples schémas (patterns)
déployés dans l’espace parmi lesquels la conscience doit s’orienter. Le travail avec le rêve
consiste donc dans cette approche en prendre conscience de ces lignes narratives parallèles
et les relier, les mettre ensemble et regarder ce qui en émerger de façon créative.

Il n’y a plus alors une seule ligne narrative, une seule interprétation du rêve. Tout à coup,
on entend le mot « interprétation » comme en musique, quand un instrument interpète
une partition. Il y a autant de lignes narratives, de récits du rêve, qu’il y a d’éléments dans
le rêve, et quelque chose qui va au-delà de l’interprétation émerge de l’ensemble.

Dans son livre « embodiement », Robert Bosnak donne plusieurs exemples dans lequel le
rêveur est invité, dans un état hypnagogique qui lui permet de revivre son rêve, à ressentir
les postures et les physiques, le senti émotionnel, qui peuvent être associés avec un
élément du rêve. On retrouve ici la distinction essentielle entre imaginatio vera
(imagination vraie) et affabulations. Par exemple, il y a un ours qui traverse la salle de
l’hôpital où se trouve le rêveur. Que ressent-il, l’ours ? Qu’est-ce que c’est, d’être cet ours
dans une salle d’hôpital ? Qu’est-ce que cela goûte ? Il s’agit, nous dit Bosnak, de laisser
une intelligence étrangère, ici celle de l’ours, entrer en nous. Dans le cas qu’il présente avec
l’ours, la question a été posée trop tôt au rêveur : « que sent l’ours ? » et la réponse a été
« je pense que l’ours est très curieux. Il regarde autour de lui. Il se demande où il est. Très
curieux. ». La caractéristique de l’imagination fantasmagorique, c’est qu’il n’y a pas de
relation aux sens. C’est une pensée à propos du senti, non le senti lui-même. Quand le
rêveur a été ramené au senti de l’ours, c’est un tout autre son de cloche qui s’est présenté :
tout ce que l’ours voulait, c’était sortir. Toute l’attention de l’ours était concentrée sur la
porte ouverte, la possibilité de sortir au plus vite. Le travail avec l’imagination créatrice
réclame de prendre le temps de rentrer en relation avec les images. Alors, nous dit Bosnak,
ce ne sont pas les images qui sont en nous, c’est nous qui sommes dans les images.

Il propose un autre exemple qui différencie bien son approche de l’imagination active de
Jung. Une rêveuse, qui prenait un cours en imagination active, a rêvé qu’elle était dans un
hall rond de marbre et qu’elle descendait quelques marches avant de se réveiller. En
imagination active, elle a poursuivi le rêve, trouvant en bas des marches un cellier où elle a
trouvé plein de belles choses utiles, des ressources. Bosnak lui a proposé de revisiter son
rêve dans un état hypnagogique, dans cet espace entre la veille et le sommeil où les images
coulent sans que nous perdions conscience de l’environnement. Et il l’a invité à descendre
marche après marche, en prenant tout le temps de ressentir ce qui se passait dans son
corps, jusqu’à ressentir la distribution du poids dans son corps en descendant lentement.
Plus on enregistre de détails, plus on va lentement, nous dit Bosnak, car la conscience doit
se concentrer sur beaucoup de détails d’incorporation en même temps. Le point
intéressant, c’est que lorsqu’elle est arrivée enfin en bas de l’escalier, que son orteil a
touché le marbre, elle a ressenti un grand effroi traverser tout son corps en remontant de
son doigt de pied. Elle était terrifiée de descendre et d’aller plus loin. Elle a contacté une
peur paralysante de descendre, qui est sans doute ce qui l’a réveillée. Cela n’invalide pas
l’imagination active : ces ressources qu’elle y a trouvé l’ont sans doute aidée à aller sur le
fond du rêve, mais celui-ci s’est avéré finalement beaucoup plus incarné que ce que
l’imagination active, sans être bridée par l’exigence de prêter attention au senti corporel,
pouvait amener à la conscience. Le corps comme voie royale d’accès au rêve !

Un autre exemple remarquable nous présente un rêveur qui s’interroge sur son avenir au
travers d’une recherche d’emploi. Il rêve de quatre personnages, dont il est autour, d’une
table avec un menu offrant un seul choix, qui lui semble inintéressant et trop cher. Une
interprétation symbolique s’en tient volontiers à dire que le rêve répond directement à son
interrogation en lui disant qu’il n’a pas le choix, même si cela ne lui plaît guère. Mais
pourquoi le rêve dispose-t-il quatre personnages autour de la table si les choses sont si
simples ? L‘exploration en profondeur du rêve a conduit à aller ressentir tant
corporellement qu’émotionnellement les quatre subjectivités en collectant les indicateurs
corporels caractéristiques de chacune d’elle. Dans la jambe droite un élan à se lever et à
partir, dans la jambe gauche la faiblesse et l’incapacité de bouger, dans la colonne
vertébrale la force intérieure, dans le sternum la tristesse… Après le travail de patiente
récolte des ressentis, Bosnak a demandé au rêveur de ramener tous ces ressentis
simultanément dans le corps, de les tenir ensemble. Le fait remarquable est que ce dernier,
après avoir gardé les ressentis en conscience un moment, a indiqué soudainement qu’il ne
ressentait plus rien. Mais c’est quoi, de ressentir ce rien ? A encore interrogé Bosnak, et le
rêveur a indiqué ressentir un corps complètement différent de celui dans lequel il se
trouvait précédemment. Il était dans un corps plus grand, plus vaste, et dans lequel il se
sentait en confiance. Même sa voix avait changée, a relevé Bosnak, et son attitude
intérieure vis-à-vis de sa recherche d’emploi s’est avérée s’être transformée de façon
durable. On peut dire que le rêve l’avait amené à établir une nouvelle relation sensible à la
vie sans avoir amené de réponse immédiate à ses questions, mais que dès lors il n’y avait
semble-t-il plus de problème…

Le travail de Robert Bosnak ouvre des perspectives importantes pour le développement du


travail avec les rêves dans une direction intégrant les quatre fonctions de la conscience. Sa
méthode de « l’imagination incarnée » est particulièrement précieuse pour approfondir un
rêve clé. Elle ne s’oppose pas aux méthodes habituelles d’interprétation ni à l’imagination
active mais elle les complète. Son livre est riche d’exemples qui touchent à différents
champs d’applications, dont le théâtre et le travail avec les traumatismes. Il en ressort que
le travail avec le rêve est toujours un exercice d’imagination créatrice. Cela vient rencontrer
mes propres recherches dans un contexte assez différent, qui est celui des cercles de rêves,
ou de ce que j’appelle les loges de rêves, où l’on travaille en-deça de l’interprétation : nous
déployons le rêve en de multiples facettes. Nous faisons, en termes jungiens, de
l’amplification : nous utilisons simplement la résonance subjective des images de rêves
dans le sentiment et l’intuition surtout, en assumant que la plupart de celles-ci sont des
projections, mais en pariant sur le fait que le cercle sert alors d’accélérateur de particules
de rêve. En effet, le mouvement intérieur du rêve, dans le senti du rêveur, est stimulé par
les différents angles et questionnements qui lui sont proposés, généralement surprenant,
et il est fréquent que la signification profonde du rêve, qui ne s’exprime pas
nécessairement en mots, émerge comme si elle avait été énergétiquement alimentée
jusqu’à devenir une évidence dans le senti. Tous ces éléments vont dans le sens de mettre
en lumière la nature énergétique du rêve, qui est moins un message qu’un élan de vie
cherchant à s’incarner, à s’éprouver, à se vivre. C’est aussi ce qui justifie une amplification
du rêve par le chant spontané, la danse, ainsi que par les constellations de rêves, dans
lesquelles les multiples subjectivités sont ressenties par des représentants.

Comme dit Robert Bosnak : « l’amplification ne mène pas à la compréhension directe,


mais à un processus de fermentation qui amènent des images-signaux subliminaux à se
renforcer, leur permettant d’émerger au-dessus de la surface de la cognition ».

Pour conclure, je vous proposerai un dernier exemple qui illustre comment ce travail avec
le senti corporel et émotif vient compléter l’interprétation, l’élargit. C’est un rêve amené
par un jeune homme engagé dans la voie des rêves et passionné par Jung qui s’interroge
sur son avenir. Au cours d’un stage de travail avec les rêves au cours duquel il découvre son
aisance et son plaisir à parler des sujets qui lui tiennent à cœur, il rêve :

« Je suis dans un aéroport. Je rentre d’un long voyage. A l’arrivée, une jeune femme,
peut-être une journaliste, me demande une interview sur l’alchimie. Je lui répond que je
ne me sens pas prêt, cela me semble trop tôt. Deux jeunes maghrébins qui pratiquent la
pêche, qui sont là avec leurs canne à pêche, me disent que pourtant j’ai les clés. Ils me font
comprendre que j’ai les clés car j’ai compris dans un traité alchimique l’ordre du
processus, en remettant dans l’ordre les paragraphes du traité, ce qui est subtil. Je leur
répond que j’ai compris l’ordre du processus intuitivement, mais pas entièrement pour
l’expliquer. Ils me répètent: pourtant tu as les clés. Je suis surpris de constater dans le
parking de l’aéroport que beaucoup de gens sont perdus. Ils ne retrouvent pas leurs
voitures, tout en pensant et me disant que c’est moi qui suis perdu. Moi, je sais où ma
voiture est garé et la police m’aide en me donnant le nouveau code pour démarrer la
voiture. Ce code est: 10.

Dans ma voiture, j’ai un bébé. Au début je conduis puis je laisse le volant à une jeune
femme car le plus important pour moi, c’est de m’occuper et protéger le bébé. 2 chiennes
surveillent aussi le bébé avec moi.

Le rêve me dit: Voici le titre de ton rêve: « Le musée hermétique ». »

J’ai souri en entendant ce rêve car j’ai pensé au colloque en me disant : voilà donc un rêve
fort jungien. Le rêveur y est interpellé par l’Anima qui lui demande de parler d’alchimie
mais il ne sent pas prêt. Les maghrébins sont associés aux exclus, à de gens de peu de
culture, ce qui va bien avec la façon dont le rêveur se considère lui-même : comme
manquant de culture pour parler de ces choses. On retrouve là cependant l’archétype du
Pêcheur qui remonte des poissons de sens de l’inconscient et les maghrébins soulignent
qu’il a compris la nature (l’ordre!) de l’Œuvre. Mais le doute est là, qui exige d’être capable
d’expliquer rationnellement l’intuition profonde. Cependant, il retrouve au terme de ce
long voyage sa voiture, qui a changé précise-t-il, tandis qu’il constate combien les gens sont
en général perdus, ne savent pas conduire leur vie. Il n’a pas à s’inquiéter : les forces de
l’ordre sont là pour lui donner le code, qui en langage du Yi-King dit simplement : en
marche ! Et il revient donc d’un long voyage maintenant riche d’une nouvelle vie,
symbolisée par le bébé, que protègent deux chiennes, symboles d’un instinct psychopompe,
tandis que l’Anima conduit son existence. Le Musée hermétique nous ramène à la chaîne
d’or dont il est un des héritiers et à la Muse qui l’inspire. Il est facile de parvenir à une
interprétation mettant en lumière comment, bien qu’il doute, il est conduit par
l’inconscient, ou dirons-nous le Soi. Mais cela n’apporte pas grand-chose au rêveur qui
entend bien le message mais n’arrive pas à y croire, pour qui cela ne s’incarne pas.

Nous sommes passés tranquillement à travers tous les aspects subjectifs du rêve. En
posant le pied dans l’aéroport ; le rêveur s’en senti oppressé et nous avons pris cette
oppression comme guide en observant comment elle évoluait au cours du rêve. La jeune
femme journaliste a amené une énergie d’ouverture qui a mis en lumière la fermeture,
mais non totalement du rêveur. Les maghrébins ont commencé à amener de l’aisance, de la
décontraction, tandis que le ressenti du bébé en est un de bien-être, de tranquillité qui
contraste avec son oppression. Lex deux chiennes insufflent un sentiment de sécurité car
elles feront tout ce qui est nécessaire pour protéger cette nouvelle vie, et il apparaît enfin
que la jeune femme qui conduit sait exactement ce qu’elle fait. Nous avons noté lors de
l’interprétation l’inversion qui veut que le rêveur soit sur le siège arrière tandis que l’Anima
conduit, alors qu’on aurait pu penser que la position souhaitable pour le conscient soit
exactement l’inverse. C’est exactement ce point d’incongruité qui s’est révélé être le point
crucial du rêve. Le rêveur, en allant dans son ressenti, a touché à l’inconfort dans lequel
cela le mettait d’être conduit. Il a ensuite maintenu tous les ressentis ensemble,
exactement comme le recommande Bosnak. Il ne s’est rien passé d’abord. Et puis il m’a
indiqué qu’il s’était allongé sur la banquette arrière de la voiture avec le bébé sur la
poitrine, qui s’était endormi, et qu’il avait décidé de faire confiance. La tension entre la
confiance requise par l’Anima qui conduit et le doute légitime du rêveur est allée à son
paroxysme. Et puis le rêveur m’a parlé d’une curieuse sensation énergétique, à peu près
indescriptible, comme d’écoulement du rêve dans un flot qu’il a figuré comme des
vaguelettes avec les mains, et il m’a dit qu’il savait qu’elle allait amener le bébé dans une
maison dont il avait pris possession dans un autre rêve. C’est le fait qu’il me parle de la
sensation qui m’a permis d’être bien certain que le message du rêve s’incarnait enfin.

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