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http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782729705923
Nombre de pages : 285
Référence électronique
THIN, Daniel. Quartiers populaires : l'école et les familles. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : Presses
universitaires de Lyon, 1998 (généré le 20 novembre 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pul/12393>. ISBN : 9782729710569. DOI : ERREUR PDO dans /localdata/www-
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QUARTIERS POPULAIRES :
L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
D
ans l’univers de la recherche sociologique, il n’est pas rare
que le chercheur justifie l’importance de son travail par
l’importance sociale de son objet1. En préambule à une
recherche comme la nôtre, ce souci de légitimation produirait l’af-
firmation suivante : « la question des relations entre la famille et
l’école prend de plus en plus d’importance aujourd’hui », rituel
introductif pouvant aussi se dire : « je m’intéresse et je tente de
comprendre un problème d’actualité crucial pour la société », et se
développer sous la forme : « mon travail est donc socialement très
utile, il s’ensuit que je suis moi-même très utile ». La propension à
justifier son travail et son existence en tant que chercheur par l’ac-
tualité et l’importance sociales du sujet étudié s’articule à la
demande sociale adressée à la sociologie. Ceux qui sont à l’origine
de cette demande attendent du sociologue qu’il les éclaire directe-
ment sur le problème immédiat auquel ils sont confrontés ou qu’il
les conforte dans leur vision de ce problème et des solutions à lui
apporter. Précisons-le d’emblée, la recherche présentée dans cet
ouvrage ne s’inscrit pas dans cette perspective. Si notre travail a
quelque intérêt, il ne réside pas dans ce qui serait une tentative de
réponse à un problème social d’actualité. Non que la question des
relations avec les familles ne soit un problème actuel pour les
enseignants et les travailleurs sociaux dans les quartiers populaires,
mais parce que la manière dont nous construisons notre objet rompt
avec l’actualité du problème social et les présupposés dont il est
porteur. Nous ne nous intéressons pas aux relations entre les
« familles et l’école » parce qu’elles seraient la clé des problèmes
rencontrés par l’école dans les quartiers populaires ou parce qu’il
serait nécessaire et suffisant d’« améliorer » ces relations pour
réduire l’« échec scolaire ». Notre intérêt pour les relations entre
enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires est d’abord
un intérêt de connaissance. Il s’agit pour nous de saisir le sens
sociologique de ces relations, de tenter de comprendre la manière
dont les relations se nouent, les enjeux qui sont au cœur des rela-
tions, la manière dont des êtres sociaux et des logiques différentes
se confrontent dans ces relations.
En s’enfermant dans une réflexion sur la transformation des
relations entre les familles populaires et l’école, on laisse de côté
des questions sociologiques essentielles concernant ces relations.
Les travaux et les discours dans lesquels la nécessité « d’améliorer
les relations entre l’école et les familles » est affirmée tendent tou-
jours à prendre le point de vue de l’institution scolaire qui cherche
à rapprocher les parents des familles populaires de l’école, c’est-à-
dire à obtenir qu’ils adoptent des pratiques les plus conformes pos-
sibles aux logiques scolaires. Ce faisant, les fondements des
logiques scolaires restent ininterrogés et les enjeux sociaux des
relations entre les familles populaires et l’école sont confondus
avec les objectifs de l’institution scolaire. Notre travail n’est pas
sous-tendu par l’idée qu’un rapprochement des enseignants et des
parents des familles populaires aurait un effet direct ou déterminant
sur la scolarité des enfants et il est indépendant de ce qui n’est
encore aujourd’hui qu’un présupposé ou une hypothèse non véri-
fiée2. Loin de regarder ce présupposé comme un donné ou un pos-
tulat indiscutable, nous le considérons comme une catégorie de la
pratique qui a pour fonction de justifier la plupart des actions en
direction des familles populaires. Refusant d’enfermer notre
recherche dans cette problématique scolaire, nous appréhendons les
enjeux des relations entre les familles populaires et l’école comme
des enjeux non réductibles aux objectifs affirmés de lutte contre
l’« échec scolaire ». Les enjeux des relations entre les familles
populaires et les enseignants, relations auxquelles participent les
animateurs d’activités « péri-scolaires », dépassent les seules ques-
tions de la scolarité et impliquent une dimension sociale et peut-
être politique plus vaste, à travers une confrontation de logiques
sociales opposées. Les relations produites par la scolarisation sont
à considérer comme le lieu d’une confrontation de manières d’être,
de manières de faire, de pratiques socialisatrices différentes et sou-
vent contradictoires. Nous verrons que la confrontation ne se
résume pas aux interactions entre les parents et les enseignants. Elle
2. Plusieurs travaux montrent que l’investissement des parents dans la relation avec les enseignants
n’est pas toujours décisif pour la scolarité des enfants. Cf. S. Laacher, « L’école et ses miracles.
Note sur les déterminants sociaux des trajectoires scolaires des enfants de familles immigrées »,
Politix, n° 12, 1990 et B. Lahire, Tableaux de familles, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1995.
INTRODUCTION 7
3. On retrouve les débats soulevés par les travaux de C. Grignon et J.-C. Passeron à propos des
cultures populaires dans Le Savant et le populaire, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1989.
4. Dans ce sens, notre travail s’inspire des travaux de R. Hoggart, comme La Culture du
pauvre, Minuit, 1970 et de M. Verret, notamment, La Culture ouvrière, ACL éditions, 1988.
5. R. Bernard, « Quelques remarques sur le procès de socialisation et la socialisation sco-
laire », Les dossiers de l’éducation, n° 5, 1984, p. 17.
8 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
6. « Finalement, parler de socialisation scolaire, c’est désigner, plus qu’un secteur de la socia-
lisation, l’une des caractéristiques majeures dans nos sociétés. », G. Vincent, Études sur la
socialisation scolaire, C.N.R.S., 1979, p. 9.
7. J.-C. Passeron, « Le sens et la domination », préface à F. Chevaldonné, La Communication
inégale, C.N.R.S., 1981, p. 7.
Chapitre 1
LES CONDITIONS SOCIO-HISTORIQUES
DE L’ÉMERGENCE DU PROBLÈME SOCIAL
« ÉCOLE-FAMILLE »
DANS LES QUARTIERS POPULAIRES
I – LE DÉVELOPPEMENT DE LA SCOLARISATION
1. Comme le suggère A. Prost in « L’échec scolaire : usage social et usage scolaire de l’orien-
tation », E. Plaisance (dir.), L’Échec scolaire. Nouveaux débats, nouvelles approches sociolo-
giques, C.N.R.S., 1985, p. 180.
LES CONDITIONS SOCIO-HISTORIQUES DE L’ÉMERGENCE DU PROBLÈME… 11
1. L’école incontournable
Cette évolution a conduit à rendre l’école incontournable au sens où
toute trajectoire sociale doit la parcourir et où elle détermine pour
une large part la position sociale de chacun. À partir des années 60,
l’origine sociale intervient beaucoup moins directement dans le
destin de l’individu, elle est de plus en plus médiatisée par l’école,
la scolarité de l’individu. Les classes populaires sont particulière-
ment concernées par cette nouvelle situation. Si la scolarité peut
apparaître à certains comme une possibilité de promotion, avec
l’augmentation du nombre de diplômés et la montée du chômage
elle devient avant tout le seul moyen d’avoir une chance d’échap-
per à la précarité et d’accéder à un emploi stable.
En 1930, le jeune se fait embaucher à l’usine à 14 ans parce que c’est
« normal », parce que tous ceux de son âge et de son milieu, ou
presque, en font autant au terme de leur scolarité obligatoire. En 1970,
le jeune de 16 ans entre à l’usine non pas simplement parce qu’il a
achevé sa scolarité obligatoire mais parce que, « n’étant pas doué pour
les études », comme il le dit lui-même, il s’est retrouvé en troisième
pratique et n’a plus aucun avenir dans le système scolaire.5
On peut prolonger ce propos et dire qu’en 1990, le jeune d’une
famille populaire n’entre même pas à l’usine avec un emploi per-
6. J.-M. de Queiroz, La Désorientation scolaire. Thèse de 3e cycle, Paris VIII, juin 1981, p. 37.
7. A.-M. Chartier, J. Hébrard, « Rôle de l’école dans la construction sociale de l’illettrisme »,
J.-M. Besse et al. (dir.) L’« Illettrisme » en questions, P.U.L., 1992, p. 30.
14 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
14. C. Seibel, « Genèses et conséquences de l’échec scolaire : vers une politique de préven-
tion », Revue française de pédagogie, n° 67, avril-mai-juin 1984, p. 12.
18 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
15. « Le point de vue, dit Saussure, crée l’objet » rappellent P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon,
J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, Mouton, 1983, p. 52.
Chapitre 2
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE
11. R. Bernard, « Les petites écoles rurales d’Ancien Régime. Lectures et hypothèses »,
R. Bernard et al., Éducation, fête et culture, P.U.L., 1981, p. 32. Pour l’ensemble des
remarques sur les petites écoles rurales d’Ancien Régime, nous renvoyons à ce texte ainsi qu’à
R. Chartier et al., L’Éducation en France…, op. cit.
12. B. Lahire, Formes sociales scripturales…, op. cit., p. 244.
13. R. Bernard, « Pour une sociologie de l’écriture », Analyse des modes de socialisation.
Confrontations et perspectives, Cahiers de recherche du G.R.S., C.N.R.S., n° spécial, mai
1988, p. 99.
14. R. Bernard, « Pour une sociologie… », op. cit., p. 99.
15. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 20.
24 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
ce que puisse s’y exercer cette activité distincte des autres activités
sociales : l’enseignement, ou plutôt l’éducation.19
L’école est ainsi un lieu spécifique, réservé à l’usage scolaire, à la
fonction pédagogique à l’exclusion de toute autre. L’organisation
spatiale, le mobilier, les murs et leur décoration… ont une fonction
pédagogique. Pendant longtemps, les familles seront complètement
tenues à l’écart de ce qui se passe à l’intérieur de l’école et ne
seront pas autorisées à pénétrer dans l’enceinte scolaire.
— Dans cet espace distinct, domine une des caractéristiques fonda-
mentales de la forme scolaire : l’importance de la règle et de l’ap-
prentissage selon les règles.
La soumission à des règles impersonnelles nous est apparue, en effet,
comme l’une des caractéristiques de la vie scolaire.20
Les apprentissages ne sont plus individuels mais simultanés ou
mutuels. Tous les enfants doivent apprendre selon les mêmes prin-
cipes et doivent apprendre selon la règle. L’importance de la règle se
retrouve aussi bien dans la discipline et la forme de relations instau-
rées entre le maître et ses élèves que dans les apprentissages eux-
mêmes. Les élèves doivent obéir à des règles applicables également
à tous et les sanctions, positives ou négatives, sont dictées par l’ap-
plication des règles. Ainsi, le maître ne punit pas en fonction de son
humeur ou de ses sentiments mais en fonction de règles imperson-
nelles qui s’appliquent aux élèves aussi bien qu’à lui-même.
L’école, règne de la règle impersonnelle, s’oppose à toutes ces formes
de pouvoir qui reposent sur la volonté ou l’inspiration d’une personne.21
Les apprentissages se font selon les règles : la manière d’écrire, de
tenir sa plume, de dessiner les lettres est réglée.
Écrire, au sens de rédiger, ce n’est pas pour l’élève mettre sur le papier
ce qu’il pense, ce qu’il dit ou dirait selon les lois d’une langue qu’il
possède, mais composer des propositions avec des mots, des phrases
avec des propositions, par l’application des règles grammaticales.22
À l’extrême, chaque instant de la vie de l’écolier et du maître est régi
selon des règles minutieuses comme en témoignent l’emploi du
temps des écoles mutuelles et l’organisation des écoles britanniques :
Le manuel de 1831 de la BFSS, préparé pour les écoles élémentaires,
donnait des instructions détaillées que le maître devait suivre à chaque
instant de la journée, y compris la manière dont les enfants devaient
entrer, les ordres pour que les enfants se préparent à écrire sur leurs
ardoises, les essuient, mettent leur chapeau….23
molles fibres des cerveaux est fondée la base inébranlable des plus
fermes empires.34
34. J.-M. Servan, « Discours sur l’administration de la justice criminelle », 1793, cité par
M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 105.
35. « Toutes les critiques à l’égard d’une institution qui a échoué à apprendre à lire à trop de
jeunes ou de moins jeunes, n’aboutissent donc qu’à demander davantage d’école. »
A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Rôle de l’école dans la construction sociale de l’illettrisme »,
J.-M. Besse et al. (dir.), L’« Illettrisme » en questions, P.U.L., 1992, p. 37.
36. R. Bernard, « Quelques remarques sur le procès de socialisation et la socialisation sco-
laire », Les dossiers de l’éducation, n° 5, 1984, p. 18.
30 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
éduquer, comme objet d’éducation. Ceci est patent aussi bien à tra-
vers le nombre d’institutions et d’organisations qui se donnent
comme dessein d’éduquer et de former les enfants qu’à travers les
nombreuses revues, à caractère scientifique ou non, spécialisées
dans les questions d’éducation, ou encore à travers la multiplication
des jeux dits éducatifs. On le voit aussi dans les activités qui n’ont
d’autres fins que d’éduquer et de former. La socialisation familiale
elle-même n’échappe pas aux logiques éducatives du mode scolaire
de socialisation. Dans de nombreuses familles, mais surtout dans
les familles des classes supérieures et moyennes, les pratiques des
parents sont constituées en pratiques éducatives. Les parents de ces
classes sociales donnent un sens éducatif aux jeux et aux jouets des
enfants, considérant que dès le plus jeune âge toute activité enfan-
tine peut être utilisée pour éduquer les enfants42. La plus forte ver-
balisation et explicitation des relations entre parents et enfants dans
ces familles participe de pratiques éducatives par lesquelles il s’agit
de transmettre explicitement une morale, des règles de vie, en ten-
tant de les justifier à l’occasion des différents événements de la vie
de l’enfant et de la vie familiale. Le type idéal de ces familles
« pédagogiques » aux pratiques conformes au mode scolaire de
socialisation, ce sont ces familles de classes supérieures (et bien sûr
d’enseignants) que nous avons rencontrées au cours d’une autre
recherche43, dans lesquelles la vie des enfants est planifiée par de
nombreuses activités, les parents organisent des sorties éducatives
avec leurs enfants (musées, théâtre, expositions…), saisissent le
temps des repas pour discuter de la scolarité, des activités cultu-
relles et sportives et se tiennent informés des théories de pédagogie
et de psychologie de l’enfant. Bien qu’on ne rencontre la mise en
œuvre très systématique de logiques pédagogiques que dans une
partie des familles, le modèle de socialisation dominant est celui
qui constitue l’enfant comme être spécifique sur lequel doit s’exer-
cer une action éducative, action distincte des autres activités
sociales. La séparation de l’enfance, si elle est réalisée dans les faits
par l’école et par les nombreuses activités réservées aux enfants, est
également et peut-être surtout réalisée aujourd’hui dans les esprits,
dans les représentations de l’enfance que partagent un grand
nombre d’êtres sociaux et de familles.
On voit que parler de prédominance du mode scolaire de socia-
lisation ne signifie pas que la famille serait dépossédée de sa fonc-
42. On se référera à B. Bernstein, « Différences entre classes sociales dans la définition de l’usage
des jouets », Langage et classes sociales, Minuit, 1975, p. 147-160, et à J.-C. Chamboredon et
J. Prévot, « Le “métier d’enfant”. Définition sociale de la prime enfance et fonctions différentielles
de l’école maternelle », Revue française de sociologie, XIV, 1973, p. 295-335.
43. D. Thin, Pratiques et attitudes éducatives parentales, mémoire de DEA de sociologie et
sciences sociales, université Lumière-Lyon 2, 1988.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 33
48. P. Berger et T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 74.
49. N. Élias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Édition de l’Aube, 1991, p. 129.
50. Selon l’expression de M. Merleau-Ponty, Sens et non sens, Nagel, 1966, p. 157.
51. B. Lahire, Formes sociales…, op. cit., p. 367.
52. À propos du concept de relations d’interdépendance, voir N. Élias, Qu’est-ce que…, op.
cit. ; La Société…, op. cit.
53. J.-M. Berthelot, Le Piège scolaire, P.U.F., 1983, p. 13.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 37
56. Le social comme entité rabattue sous les institutions et les normes est en fait un objet pré-
construit, produit des relations sociales et de l’histoire, sans doute le premier des objets pré-
construits que le sociologue rencontre et qu’il est toujours tenté de reprendre sans l’interroger
tellement il s’impose à lui. Il est un des principaux « modèles hétéronomes » qui entravent
l’analyse sociologique évoqués par N. Élias, Qu’est-ce que…, op. cit., p. 13.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 39
63. P. Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, 1989, p. 12.
64. J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit., p. 88.
65. J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit., p. 21.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 43
71. « L’oscillation théorique entre les deux styles de description est-elle une démarche indé-
passable pour le sociologue ? On peut douter qu’elle soit une stratégie efficace du travail d’in-
terprétation quand on aperçoit qu’elle se réduit à corriger chaque embardée par une autre de
sens inverse : le navigateur sait bien que les coups de barre successifs – un coup à droite, un
coup à gauche – n’ont jamais fait une “ligne”. » J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit., p. 38.
72. À propos de ces concepts de « marchés francs » ou de « marchés dominants »,
cf. P. Bourdieu, « Vous avez dit “populaire”? », Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 46, 1983, p. 98-105.
73. P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., p. 360.
74. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, Gallimard, 1990, p. XL-XLI.
46 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
75. M. de Certeau, L’Invention du quotidien…, op. cit., p. XXXVIII. On lira sur ce sujet :
S. Gruzinski, La Colonisation de l’imaginaire, Gallimard, 1988.
76. B. Lahire, Sociologie des pratiques d’écriture et de lecture d’adultes à faible capital sco-
laire, Rapport au ministère de la Recherche et de la Technologie, 1991, p. 8.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 47
77. D. Thin, « Travail social et travail pédagogique, une mise en cause paradoxale de l’école »,
G. Vincent (dir.), L’Éducation prisonnière…, op. cit., p. 51-71 ; D. Thin, « Enseignants et tra-
vailleurs sociaux dans la “lutte contre l’échec scolaire”. Concurrences et convergences »,
Y. Grafmeyer (ed), Milieux et liens sociaux, Lyon, PPSH Rhône-Alpes, 1993, p. 195-205.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 49
78. Comme l’écrit C. Maroy à propos des « formations postscolaires ». Cf. « La formation
postscolaire : extension ou infléchissement de la forme scolaire ? », L’Éducation prison-
nière…, op. cit., p. 125-147.
50 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
79. J.-M. de Queiroz, La Désorientation scolaire, Thèse de 3e cycle, Paris VIII, 1981, p. 200.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 51
I – LE TERRAIN ET LA POPULATION1
1. Les lecteurs intéressés trouveront une description plus détaillée de la population de la recherche
dans D. Thin, Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines :
une confrontation inégale, Thèse de doctorat de sociologie, université Lumière-Lyon 2, 1994, 564 p.
2. À ce terrain principal, il faut ajouter l’observation et l’enregistrement d’une dizaine de
réunions d’animateurs d’activités « péri-scolaires » du département du Rhône ainsi que notre
participation à plusieurs études portant sur des quartiers populaires.
54 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
II – LA MÉTHODE
monde de l’école aux yeux des parents : le fait de poser des ques-
tions sur la scolarité des enfants, notre appartenance à l’université
et sans doute de nombreux signes dans la manière de se présenter,
de parler, etc. Le lien établi ainsi entre l’école et le chercheur nous
a ouvert beaucoup de portes de parents acceptant de nous recevoir
à leur domicile, avec pour quelques-uns l’espoir que nous pourrions
intervenir positivement sur la scolarité de leurs enfants. C’est ainsi
que très peu de parents ont refusé l’entretien et nous avons même
été reçu au domicile de parents que ni les enseignants ni les tra-
vailleurs sociaux ne parviennent à rencontrer. Ceci est sans doute
lié au fait que n’étant ni enseignant, ni travailleur social, nous ne
sommes pas apparu directement impliqué dans les enjeux attachés
à la scolarité des enfants. Nous avons néanmoins éprouvé des dif-
ficultés pour rencontrer les parents les plus réfractaires à l’univers
scolaire ou à l’action du travail social, par exemple ceux qui refu-
sent le psychologue scolaire ou même l’« aide aux devoirs ». Là,
notre demande d’entretien apparaissait comme une intervention
supplémentaire dans des familles qui évitent le plus possible le
contact avec « le monde des “autres” », ce « monde inconnu et sou-
vent hostile, disposant de tous les éléments de pouvoir et difficile à
affronter sur son propre terrain »3. La relation établie pendant les
entretiens avec les parents des familles populaires est différente de
celle qui s’est instaurée avec les enseignants et les travailleurs
sociaux. Avec les parents, il n’existe pas de proximité sociale et la
relation avec le chercheur a toutes les chances d’imposer la pro-
duction d’un discours à travers lequel les parents tentent de montrer
leur conformité aux normes dominantes. L’effet de la situation
d’entretien sur les parents peut être particulièrement important lors-
qu’on aborde la question de l’école et des pratiques familiales vis-
à-vis de la scolarité. Quand on interroge des parents sur la scolarité
alors qu’ils ne se sentent pas compétents en matière scolaire et que
tout tend à les désigner comme incompétents, on risque de produire
des censures au sens où les parents pourraient exclure de leur dis-
cours des pratiques dont ils perçoivent l’illégitimité, et au sens où
ils pourraient être incités à proposer tout ce qui évoque les pratiques
légitimes. Nous n’avons pas la prétention d’avoir pu dépasser entiè-
rement cet obstacle. Cependant, une partie des parents sont telle-
3. « La plupart des groupes sociaux doivent l'essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d'exclu-
sion, c'est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas “nous”. Pour sug-
gérer la forme que revêt ce sentiment dans les classes populaires, j'ai mis l'accent sur l'impor-
tance du foyer et du groupe de voisinage : corrélativement, cette cohésion engendre le
sentiment que le monde des “autres” est un monde inconnu et souvent hostile, disposant de
tous les éléments de pouvoir et difficile à affronter sur son propre terrain. Pour les classes
populaires, le monde des “autres” se désigne d'un mot : “eux”. » R. Hoggart, La Culture du
pauvre, Minuit, 1970, p. 115.
58 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
4. Sans ignorer bien sûr que le simple fait de transcrire les paroles et de les écrire leur fait subir
une transformation radicale.
5. « Et, au fond, on ne peut trouver méprisant ou irrespectueux le parti pris de rendu de l'oral
“au plus près” (…) de son énonciation première que si l'on est soi-même méprisant ou irres-
pectueux vis-à-vis de ces formes orales d'expression (la réécriture devenant le seul moyen de
rendre tolérable une réalité sociale perçue comme “laide”, “indigne”…) ». B. Lahire, La
Raison des plus faibles. P.U.L., 1993, p. 36.
60 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
5. J. Lee, « Social Class and Schooling », M. Cole (ed.), The Social Context of Schooling,
Falmer Press, 1989, p. 107, (notre traduction).
6. G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, P.U.F., 1991, p. 177-178.
64 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
au contact des enfants et des parents, expérience qui les met en pré-
sence de pratiques, de manières de faire et d’être, de modes de vie
radicalement différents des leurs, radicalement différents de ce
qu’ils escomptent pour pouvoir exercer leur action pédagogique, et
qui sont interprétés à partir des catégories pédagogiques et éduca-
tives qui fondent leur vision du monde. Dans ce sens, on peut affir-
mer que les enseignants se construisent une vision des familles à
partir du comportement des élèves. La conformité ou la non confor-
mité du comportement d’un enfant aux exigences scolaires, ses
facilités ou ses difficultés à maîtriser et à assimiler les savoirs sco-
laires, mais aussi la façon dont il est habillé, le matériel scolaire
qu’il possède, etc., agissent pour les enseignants comme autant
d’indicateurs du mode de vie familial, de la vie « à la maison », des
rapports entre parents et enfants, de ce qu’est ou de ce que doit être
la famille à laquelle il appartient. La vision des familles populaires
que les enseignants développent à partir de ce qu’ils vivent avec
leurs élèves est le produit de la rencontre entre les manières de faire
et d’être des élèves et les catégories de perception des enseignants
appliquées aux classes populaires. Comme nous le verrons, les dis-
cours sur les difficultés scolaires des enfants sont presque toujours
associés à une perception des familles en termes de « carences édu-
catives » ou « culturelles », à une perception des parents comme
défaillants sur le plan éducatif. En jugeant et en classant les enfants,
les enseignants (c’est aussi vrai pour les travailleurs sociaux) clas-
sent aussi les familles. À l’inverse, la perception qu’ils ont des
familles, des parents, des frères et sœurs, n’est pas sans effet sur le
regard porté sur les élèves et il arrive que les enseignants prédisent
et anticipent des difficultés scolaires d’un enfant sur la base de leur
« connaissance » de la famille. On assiste alors à une circularité des
jugements : l’enfant ne peut réussir vu l’« environnement familial »
et ses résultats scolaires comme son attitude à l’école confirment
l’inadéquation du mode de vie familial aux exigences scolaires.
Appréhender les perceptions directement dans leur accomplisse-
ment étant un objectif inconcevable, nous avons tenté de les appro-
cher essentiellement à partir des discours des enseignants et des tra-
vailleurs sociaux ainsi que par l’analyse des actions mises en œuvre
en direction des enfants et des parents des familles populaires à tra-
vers lesquelles sont repérables les catégories de perception qui
orientent les pratiques. Comme nous l’avons souligné, la perception
sociale, c’est-à-dire socialement construite et socialement orientée,
se réalise à travers le corps tout entier et passe aussi bien par l’odo-
rat (les odeurs qui nous attirent et celles qui nous incommodent),
l’ouïe (les bruits qui dérangent et ceux qui nous sont familiers) que
par le regard et les représentations de l’autre. Saisir ces perceptions
à travers des discours est donc forcément mutilant et réducteur, les
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 65
7. Cf. A. Léger et M. Tripier, Fuir ou construire l’école populaire ?, Méridiens Klincksieck, 1986.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 67
dré, il va être bien jusqu’au CM2, CM2 il part en sixième. Bon ben si
les problèmes de la famille sont pas réglés le gamin il va plonger quoi
j’veux dire, l’école ne va pas résoudre ses problèmes, elle va l’aider à
s’sentir bien dans son élément, le gamin va v’nir à l’école avec plaisir,
il s’ra bien. En sixième, il est lâché, il est livré à lui-même ben t’empê-
cheras pas que le gamin il plonge. C’est pour ça que, les problèmes à
la base c’est quand même la famille, c’est pas l’école. L’école peut
aider à remédier, enfin aide quand même le gamin quoi, l’école peut pas
tout faire si y’a pas d’effort qui est fait du côté familial l’école ne suffit
pas. » (Institutrice remplaçante en école primaire, 3 ans d’ancienneté)
L’école est vue par les enseignants comme instance qui enre-
gistre, récupère et subit les difficultés des enfants engendrées par
ailleurs mais qu’elle ne contribue pas à produire. Tout au plus, des
variations sont relevées entre écoles et entre enseignants concernant
la façon d’agir avec cette population qualifiée de difficile. Les tra-
vailleurs sociaux peuvent être plus critiques vis-à-vis de l’école et
des pratiques pédagogiques des enseignants. Pourtant ces critiques
ne les conduisent pas à désigner l’école comme source potentielle de
difficultés scolaires. La critique de l’école et des enseignants porte
sur leurs capacités à compenser les handicaps, à réduire les inégali-
tés dont les causes premières demeurent extérieures à l’école :
« L’inégalité scolaire elle commence à, à la sortie de l’école. »
(Animateur « aide aux devoirs »)
« Voilà, ou alors euh… trop d’difficultés avec un enfant qui… qui s’op-
pose systématiqu’ment à un travail scolaire, ça m’arrive, enfin c’est
rare, c’est rare mais ça arrive, dans c’cas-là j’vais bien souvent les voir
[les parents] pour essayer d’voir c’qui a pu s’passer dans la famille,
pourquoi tout d’un coup, y’a un refus délibéré de faire du travail sco-
laire. » (Instituteur classe de perfectionnement, 11 ans d’ancienneté)
La perception de difficultés scolaires directement rattachées à la
vie familiale se décline sur plusieurs registres que nous nous pro-
posons d’examiner maintenant.
« Souvent ils sont, les parents sont, sont, comment dire, sont au chô-
mage ou, ils sont plus en difficultés aussi financières et tout donc ils sui-
vent pas du tout leur gamin, ils s’en foutent et puis euh, le gamin il se
retrouve tout seul délaissé, sans conseil, sans, j’allais dire sans enca-
drement [rires]… » (Animateur « aide aux devoirs »)
« Constat : parents non concernés par la scolarité de leur enfant, par
le travail scolaire. » (Projet d’école primaire)
Du regret ou de la réprobation de la non participation des parents
au travail scolaire à l’idée ou à la conviction qu’ils se désintéressent
de la scolarité de leurs enfants, le pas est assez vite franchi.
« J’crois qu’y’a un problème de la famille qui n’prend pas en compte
le travail scolaire d’son enfant. Il peut jamais être valorisé l’enfant, par
son travail scolaire, j’crois qu’le problème il est là. (…) Alors, je crois
que le euh… le problème il est là, c’est qu’y’a des familles, je crois qui
se… euh, qui se désintéressent de la scolarité. J’dirais pas qu’ils se
désintéressent du gamin, j’pense pas, mais ils ils s’désintéressent de la
scolarité d’l’enfant. » (Instituteur classe de perfectionnement, 11 ans
d’ancienneté)
« C’est pas une majorité d’enfants mais il me semble qu’y bien quatre
cinq gamins dans la classe où les parents s’en désintéressent complè-
tement. Quand, si je leur fais signer des cahiers ou des carnets, si je
leur dis “alors tes parents étaient contents”, ils me disent, y’en a qui
me disent “ben ils ont rien dit”. Alors que le gamin par exemple a pro-
gressé et moi j’étais vraiment heureuse comme tout, ils disent, “mes
parents n’ont rien dit”. » (Institutrice CP, 24 ans d’ancienneté)
Pour les enseignants et les travailleurs sociaux, un des indica-
teurs du désintérêt pour l’école apparaît dans la non visibilité des
parents à l’école, c’est-à-dire dans le fait que peu de parents vien-
nent voir les enseignants pour parler des enfants ou dans le défaut
de participation aux réunions organisées à leur intention.
« Malgré le soutien organisé dans la classe par l’enseignant et les
groupes de niveau, certains enfants sont en difficultés scolaires. Ces
difficultés sont souvent liées à un manque de relations entre les familles
et l’école (les parents de ces enfants ne viennent pas à l’école, n’inves-
tissent pas dans la vie scolaire de leurs enfants et ne transmettent pas
à leurs enfants une image valorisante de l’école). » (Projet d’école pri-
maire)
Ainsi, les familles sont perçues comme absentes de la scène sco-
laire et de la scolarisation de leurs enfants et ceci représente aux
yeux des enseignants et des travailleurs sociaux une cause impor-
tante des difficultés scolaires. Du point de vue des « agents de sco-
larisation », les conditions favorables à la scolarité ne sont pas
réunies parce que les familles ne sont pas « scolarisantes », c’est-à-
dire parce que la scolarité des enfants n’est pas au centre des pré-
occupations des parents et parce que ces derniers ne constituent pas
le travail scolaire et le suivi de la scolarité en activité spécifique
demandant une attention, un temps et un espace particuliers.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 71
10. Sur les différences langagières entre classes sociales, cf. B. Bernstein, Langage et classes
sociales, Minuit, 1975. Pour un développement plus récent et un renouvellement fécond de la
question du lien entre rapports au langage, formes sociales et inégalités scolaires, cf. B. Lahire,
Culture écrite et inégalités scolaires. P.U.L., 1993.
11. Cf. sur ce point B. Lahire, Culture écrite…, op. cit., p. 193-242.
72 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
peu de culture et bien les enfants ont, ont peu de vocabulaire et savent
peu de choses. Y’a, y’a des choses, bon ils entendent pas parler. Moi je
sais que l’année dernière on avait fait une… j’avais trouvé une récita-
tion qui est d’ailleurs assez amusante, y’avait des artichauts, des
choses comme ça, les enfants ne connaissaient pas, un jour je suis allée
faire le marché, j’ai apporté mes légumes parce que pour eux ils ne
connaissaient pas, ils avaient vu mais ils connaissaient pas les noms.
(…) Toutes ces choses-là leur manquent. » (Institutrice CP, 31 ans d’an-
cienneté)
Le « manque » de langage est directement référé au mode de
communication à l’intérieur de la famille, les perceptions domi-
nantes et convergentes étant qu’il n’y pas de communication à l’in-
térieur des familles populaires ou que cette communication n’est
pas civilisée, policée, ou encore que les parents ne prennent pas le
temps de parler à leurs enfants sinon pour les réprimander sur le
mode de l’« engueulade ».
« Alors, ça c’est lié, si tu veux, au milieu socio-culturel. Si à la maison
on lui parle pas au gamin comment veux-tu qu’il évolue dans son lan-
gage ? Moi je pense… La la différence elle se fait dès la maternelle. On
le voit au niveau des gamins qui rentrent à la maternelle, y’a d’jà une
différence entre un gamin qui a été élevé dans une famille où on lui par-
lait… c’est même pas un niveau culturel, c’est, c’est, c’est, c’est le
contact avec le gamin, avec… On a des gamins qui font des gros pro-
grès uniquement parce que ils parlent avec leurs copains, ils parlent
avec l’instit. » (Instituteur CM2, 26 ans d’ancienneté)
« Oui. Oui parce que final’ment vous savez ce sont des des milieux qui
sont pas, tout en étant français, c’sont pas des milieux très très él’vés
hein. Et donc automatiquement, vous savez, dans ces maisons, dans ces
familles, on… n’doit pas parler ou alors si on parle c’est c’est des
choses tout terre à terre, mais… euh, chais pas, si on voit une émission
à la télévision on va pas… en parler ou… automatiqu’ment bon ben
y’a, y’a pas de de communication hein. » (Institutrice CM1, 33 ans
d’ancienneté)
On voit que le discours sur l’absence de communication à l’in-
térieur des familles renvoie à l’idée qu’il ne se dit rien d’« intéres-
sant » entre membres de la famille, rien qui soit formateur ou ins-
tructif pour les enfants. Ce discours s’articule avec la perception
d’une pauvreté culturelle absolue, d’une sorte de « désert cultu-
rel ». Démunis des savoirs scolaires ou ne les maîtrisant pas suffi-
samment, éloignés de la culture dominante, les membres des
familles populaires urbaines apparaissent, dans les discours,
comme dépossédés de tout savoir et de toute référence culturelle.
Du point de vue des enseignants et des travailleurs sociaux, les
caractéristiques familiales ainsi appréhendées produisent des
enfants à qui non seulement les enseignants doivent tout apprendre
mais qui ne possèdent même pas les bases culturelles minimum sur
lesquelles leur travail pédagogique pourrait s’appuyer. Les enfants
74 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
des enfants qui ont des des possibilités et même la plupart du temps,
mais bon, qui peuvent pas que, les parents ont soit-disant des tas d’sou-
cis, ils s’occupent pas d’l’école, et c’est une affaire pour les d’voirs, et,
voilà disons un p’tit peu le… les enfants qu’on a dans l’école. »
(Institutrice CP, 30 ans d’ancienneté)
L’idée sous-jacente est que la famille, elle-même « perturbée »
ou « déstructurée », est la source de problèmes psycho-pédago-
giques graves qui génèrent des difficultés scolaires mais aussi des
comportements contraires à l’ordre scolaire. Enseignants et tra-
vailleurs sociaux citent les cas de parents divorcés, de familles dans
lesquelles la mère est seule ou n’a pas de compagnon régulier, mais
aussi de ménages où cohabitent plus de deux générations ou des col-
latéraux des parents. Certes, toutes les familles ne sont pas décrites
sur le mode de la déstructuration, de l’éclatement ou du désordre
conjugal, mais il flotte sur les discours une sorte de soupçon englo-
bant l’ensemble des familles qui conduit de nombreux enseignants
à présumer une anomalie familiale au moindre problème scolaire ou
même en l’absence de rencontres avec les parents :
« On n’a jamais vu le père… Le gosse parle de son père mais j’sais
pas bien si c’est son père… » (Instituteur CE2/CM1, 11 ans d’an-
cienneté).
En outre, tout se passe comme si la séparation des parents ou l’ab-
sence de père générait quasi automatiquement des problèmes psycho-
pédagogiques sources d’« échec scolaire » : les enfants « perdent
leurs repères », n’ont plus le « goût de travailler », ont des « manques
affectifs », n’ont pas de « référence adulte stable »… Le sentiment
qui prévaut est que les familles populaires sont toujours à la limite du
désordre total et que le moindre accroc dans une structure familiale
fragile (« par définition ») vient se greffer sur une somme importante
de problèmes « sociaux », « familiaux »… et les amplifier.
« Familles à problèmes, c’est des familles euh… qui fonctionnent pas
avec euh… un papa qui travaille, une maman… euh… des frères et
sœurs et… y’a des familles où y’a de la violence, euh, des familles
mono-parentales euh… on sait pas si elles sont effectiv’ment mono-
parentales ou pas… Qu’on mettrait, qu’on, qu’on plac’rait euh… qu’on
plac’rait dans le quart-monde en fait. » (Institutrice classe d’adapta-
tion, 24 ans d’ancienneté)
« J’crois qu’effectiv’ment c’est des familles à problèmes. Enfin, à pro-
blèmes entre guillemets, pour eux, qui ont des problèmes. Euh… c’qui
veut dire que euh, par exemple euh, si j’fais un tour rapide, c’est… une
maman divorcée qui s’retrouve avec tous ses enfants et… qui arrive
plus à s’en tirer financièr’ment, c’est une maman qui me dit que son
mari est… se retrouve au chômage et donc là aussi, y’a un problème
financier, et puis donc tous les problèmes affectifs qui vont avec ça,
hein, j’vois la maman divorcée tous les gamins s’retrouvent plus ou
moins seuls. C’est euh… euh… la famille qui… qui est très soudée
mais… euh… y’a y’a pas l’image du travail, j’veux dire que le père est
76 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
15. Cf. C.R.E.S.A.S., Le Handicap socio-culturel en question, E.S.F., 1978 ; pour une synthèse
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 77
des débats, cf. J.-C. Forquin, « L’approche sociologique de la réussite et de l’échec scolaires :
inégalités de réussite scolaire et appartenance sociale », Revue française de pédagogie, n° 59
et n° 60, 1982.
16. G. Vincent, Études sur la socialisation scolaire, G.R.P.S., C.N.R.S., 1979, p. 8.
17. R. Sirota, L'École primaire au quotidien, P.U.F., 1988, p. 130.
78 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
gâteaux et puis ils descendent. Là c’est midi vingt, vous en avez déjà
qui sont là devant l’école à attendre. Donc si ils ont pas faim, y’a pas
un rite du repas, si ils ont pas faim ils mangeront ce soir. Ils ont des
gâteaux, des oranges, des machins, des trucs sucrés mais ils font pas
de, si ils ont pas faim ils font pas de repas. » (Institutrice classe de per-
fectionnement, 7 ans d’ancienneté)
On reconnaît une mise en cause de l’alimentation des enfants
qui n’est pas référée aux difficultés financières des familles mais
aux choix d’aliments ne répondant pas aux normes alimentaires
consacrées par la diététique moderne. Au-delà du contenu de l’ali-
mentation, ce qui est visé c’est l’absence supposée de repas « ritua-
lisés », c’est-à-dire de moments réguliers et réservés au repas. La
régularité dans la vie familiale, la régularité inculquée tôt aux
enfants, la présence de règles assurant cette régularité des rythmes
de la vie sont les signes d’une famille « éduquante » que les ensei-
gnants et les travailleurs sociaux ne discernent pas dans les familles
des élèves des quartiers populaires. L’absence de règles est signa-
lée à propos de nombreuses sphères de la vie familiale : l’usage de
la télévision, constamment en marche et « servant de baby-sitter »,
serait sans limite et sans contrôle ; les horaires d’entrée et de sortie
du domicile ne seraient pas surveillés, les enfants rentrant à la mai-
son quand ils le veulent et passant le plus clair de leur temps dehors
sans surveillance ; les règles d’hygiène et de santé seraient sinon
inexistantes, du moins peu strictes, etc. L’ensemble est souvent
expliqué par le « laxisme des parents » qui se manifesterait aussi
bien pour les questions scolaires que pour toute l’éducation des
enfants et aurait pour conséquence de leur laisser une liberté non
maîtrisée.
« Y’a, y’a certains enfants ils font la loi chez eux hein, pas la loi mais
ils regardent la télé, ils mentent, ils disent qu’ils n’ont pas de devoirs et
puis ils le bâclent. Ils gardent deux minutes pour faire le travail et puis
hop devant la télé, hein. » (Institutrice CM1, 30 ans d’ancienneté)
« Moi j’ai l’impression que les parents ont du mal à dire non à l’enfant
et après ça s’répercute, dès qu’on pose des limites à un enfant et ben
l’enfant supporte pas et donc il est tout de suite agressif. Et j’trouve que
ça évolue bien dans c’sens-là… Alors la génération d’avant a été
quand même pas mal tapée enfin tout ça et maint’nant ben c’est un peu
le laxisme à l’inverse. » (Éducateur de quartier)
Les énoncés sur le laxisme des parents côtoient d’ailleurs, dans
les mêmes discours, les énoncés sur la rigidité des parents, sur les
méthodes trop autoritaires et trop strictes utilisées avec les enfants.
Dans tous les cas, ce qui est incriminé c’est l’instabilité des pra-
tiques et l’absence de règles qui peuvent se traduire à la fois par
l’inexistence de sanctions et par des sanctions non déterminées par
une infraction ou un manquement à la règle. Enseignants et tra-
vailleurs sociaux sont ainsi amenés à l’idée que les enfants sont
82 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
« Je vois j’ai des mamans moi qui ont trois ou quatre ga, c’est vrai y’a
trois ou quatre enfants, puis les mamans elles ont pas le temps de par-
ler avec eux, elles ont, enfin elles leur parlent mais comme je veux dire
elles, elles vont pas les emmener mettons se promener, elles vont pas
leur dire “ben tu vois”… Les promenades c’est quoi, c’est Auchan,
c’est un peu le parc de Parilly mais y’a pas ce vocabulaire qu’amène
la famille, j’sais pas vous vous promenez avec vos filles, moi je me pro-
menais avec mes enfants, on va au parc de la Tête d’or, vous leur nom-
mez les choses, y’a quand même des choses qui viennent aux enfants ! »
(Institutrice CP, 31 ans d’ancienneté)
La seule manière légitime de communiquer avec les enfants
semble être, pour les enseignants, celle qui s’approche de la com-
munication pédagogique, c’est-à-dire qui a une fonction éducative,
qui ne se confond pas avec les échanges quotidiens et triviaux à pro-
pos de sujets banals. Lorsque l’on dit « les mamans ne parlent pas
aux enfants » ou « on parle de choses toutes terre à terre », ce qui
est mis en cause c’est ce que l’on dit et comment on le dit. Les
échanges sont « limités » parce qu’ils ne portent pas sur des objets
légitimes permettant un « enrichissement » pédagogique. Les dis-
cussions autour des achats dans les grands magasins ne sont pas sus-
ceptibles de fournir un apport sur le plan scolaire… Mais davantage
que les objets de communication, c’est la manière dont on commu-
nique dans les familles qui est en jeu car l’adulte pédagogue, lui, sait
rendre éducatif les objets de conversation les moins scolaires.
Contrairement à l’institutrice, les « mamans » des familles popu-
laires « ne nomment pas les choses ». Elles ne vont pas se promener
avec leurs enfants pour leur apprendre, elles ne constituent pas les
interactions verbales avec leurs enfants en interactions pédago-
giques, en moments d’apprentissage des mots et des choses, c’est-à-
dire d’apprentissage des mots du français scolaire et de la désigna-
tion des choses à l’aide de ces mots. La critique enseignante de
l’usage de la télévision prend aussi son sens ici : au-delà de l’abus
et de l’absence de contrôle dénoncés, ce qui rend particulièrement
illégitime l’objet télévisuel dans les familles populaires, c’est qu’il
n’ouvre pas à des conversations susceptibles de donner un sens
pédagogique aux images regardées. La télévision n’apporte rien
parce qu’elle n’est pas saisie comme outil de connaissance. Enfin,
dire « on ne communique pas » dans les familles populaires, c’est
insister sur la communication verbale en soi, séparée de l’action ou
des pratiques en train de se faire, en étant attentif d’abord « aux
formes de l’expression, à la correction, la précision de ce qui est
dit »22 et c’est nier comme relevant de la communication la commu-
nication pratique, pas toujours verbale, liée au faire, que Michel
Verret évoque en ces termes :
sont… éberlués quand nous on leur… dit des contes de chez eux de de
différents pays. Quoi, donc euh, y’a aucune euh… connaissance de leur
culture et, y’a pas d’connaissance de la culture française, donc euh,
c’est vrai que… parfois c’est un… c’est difficile. » (Institutrice CM1,
10 ans d’ancienneté)
Là encore, on observe que la culture renvoie systématiquement
à la culture écrite, aux savoirs de l’école ou en tout cas valorisés à
l’école. On passe immédiatement de la culture à l’écrit, au livre, à
la fréquentation de la bibliothèque… L’évocation des contes des
pays d’origine de certains enfants ne doit pas faire illusion : les
contes dont il s’agit sont les contes écrits, ou du moins transcrits
sous une forme écrite24 compatible avec la culture écrite scolaire et
rien n’est moins sûr qu’ils appartiennent sous cette forme aux
savoirs des classes populaires des pays d’origine. De même, l’in-
sistance sur l’absence de l’écrit dans les familles n’est pas sans
poser de questions. L’absence d’écrit n’est jamais totale dans les
familles populaires. Nombre de parents mettent en œuvre des pra-
tiques d’écriture ou de lecture suffisantes pour résoudre de petits
problèmes administratifs par exemple. Outre une maîtrise insuffi-
sante du français scolaire, ce qui est en cause c’est un usage non
scolaire de l’écrit, un usage pratique qui ne s’arrête pas aux règles
formelles de l’écriture et de la lecture, c’est aussi l’absence de lec-
tures légitimes. Ce n’est que par réduction des pratiques d’écriture
et de lecture aux seules pratiques scolairement légitimes que l’on
peut décrire le monde des familles populaires comme un monde
absolument vide de tout rapport à l’écrit, en oubliant que les moda-
lités scolaires d’usage et d’apprentissage de l’écrit « ne recouvrent
que très partiellement les usages scripturaires pratiques des gens
vivant en société »25. Plus largement, c’est l’adhésion doxique à des
formes culturelles, à des pratiques éducatives inscrites dans le
mode scolaire de socialisation qui produit la perception d’un vide
culturel, éducatif… dans les familles populaires dont les pratiques
s’écartent trop de ce mode de socialisation dominant.
24. On sait, avec les travaux de J. Goody notamment, que l’écriture change profondément le
statut du message. Cf. J. Goody, La Raison graphique, Minuit, 1977.
25. A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Rôle de l’école dans la construction sociale de l’illet-
trisme », L’« Illettrisme » en questions, sous la direction de J.-M. Besse et al. (dir), P.U.L.,
1992, p. 42.
86 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
26. Cf. à ce sujet, dans des perspectives différentes : P. Fritsch et I. Joseph, « Disciplines à
domicile. L’édification de la famille », Recherches, n° 28, 1977 ; R. Lenoir, « Transformations
du familialisme et reconversions morales », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 59,
sept. 1985, p. 3-47.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 87
relles, hein c’est vrai. Mais c’est des gamins qui font tous des études
brillantes, quoi, dans des conditions épouvantables, épouvantables.
Mais c’est vrai que bon la mère est tout le temps là, le père donne ce
qu’il faut, le soir y’a pas de bruit euh, tout le monde gratte sur la table
de la salle à manger, enfin je veux dire que y’a, y’a eu des, des condi-
tions qui ont été données aux enfants, c’est vrai que les gamins avaient
des capacités intellectuelles euh sérieuses, hein. Mais enfin bon y’a eu
une ambiance familiale qui a été créée automatiquement par les
parents et le père gagne quatre mille francs par mois, la mère ne tra-
vaille pas et neuf enfants dans un F4, enfin sept enfants dans un F4. »
(Assistante sociale scolaire)27
L’exemple cité renforce ainsi l’idée que la défaillance éducative
des familles tient moins à leur situation matérielle et économique
qu’au désordre qui y règne et à l’incapacité des parents de consti-
tuer un cadre familial « normal ». Certes, la faiblesse des revenus,
la précarité de l’emploi ou le chômage, le logement peu spacieux,
sont évoqués, mais ils sont systématiquement articulés à l’« incapa-
cité » des parents à « gérer leur vie », « faire les bons choix », « ins-
taurer une ambiance familiale » éducative… Le plus souvent, les
discours insistent prioritairement sur l’inconséquence et l’irrespon-
sabilité des parents. Les choix financiers sont par exemple stigma-
tisés à la fois parce qu’ils ne permettent pas une « ouverture cultu-
relle » et parce qu’ils ne sont pas adaptés aux exigences de l’école :
« Y’a des choix financiers qui sont faits, qui sont p’t’être pas forcément
euh… les bons, mais qui pour eux leur paraissent les bons euh… quand
on fait un sondage dans nos classes, euh… magnétoscope, Canal Plus,
le câble, on en a beaucoup qui l’ont. Disons, qu’ils ils ont des choix
financiers qui qui sont euh… qui sont pas tournés vers l’extérieur.
Quoi, c’est vraiment, chez soi, euh… et puis et puis voilà, c’est tout.
Disons qui… ils ils f ’ront pas la démarche inverse, de dire : bon ben,
on s’achète pas d’magnétoscope, on s’achète pas Canal Plus mais bon
on va p’t-être aller au cinéma, une fois par mois, avec les gosses… »
(Institutrice CM1, 6 ans d’ancienneté)
« C’est vrai qu’il faudrait une conseillère en économie sociale et fami-
liale dans chaque, dans chaque famille, pour leur dire “mais non
n’achetez pas ça, ça, ça et ça, c’est de la connerie, achetez plutôt ça,
ça et ça”. Tu les vois arriver en début d’année, ils ont une boîte de com-
pas, ils ont euh, et c’est vrai aussi qu’à côté de ça, y’en a qui ont encore
pas acheté une boîte de crayons de couleur… » (Instituteur CE1, 12 ans
d’ancienneté)
La perception d’une mauvaise gestion des finances familiales
s’inscrit dans une perception plus générale d’absence de maîtrise de
27. Ceci évoque un discours plus ancien sur la « famille dans des conditions normales, c’est-
à-dire une famille dont le chef est ce qu’on appelle le “ministre de l’extérieur”, occupé hors de
chez lui tout le jour, tandis que la mère, “ministre de l’intérieur”, s’occupe de l’administration
du ménage et de l’éducation des enfants », P. Kergomard, L’Éducation maternelle dans l’école,
Hachette, 1886, p. 97.
88 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
32. B. Lahire, « Discours sur l’“illettrisme” et cultures écrites. Remarques sociologiques sur
un problème social », L’« Illettrisme » en questions…, op. cit., p. 64.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 91
Mme B. : J’peux pas dire que j’vais sortir, j’ai pas d’voiture. Et puis,
lui, il est encore p’tit, alors euh… » (Mère ouvrière sans emploi, divor-
cée, 2 enfants)
Ces sorties sont le plus souvent exemptes de tout caractère édu-
catif. Il s’agit avant tout de quitter l’appartement, de ne pas rester
enfermé, de se détendre entre parents et enfants, de permettre aux
enfants de se défouler, de se « dépenser », d’éviter qu’ils devien-
nent insupportables par un trop long séjour à l’intérieur. À travers
les sorties, les parents partagent les activités qu’ils préfèrent avec
leurs enfants : promenade, football pour les pères… La sortie est un
moment de vacances indemne de tout travail, y compris de travail
pédagogique. L’important, c’est le plaisir que l’on prend ensemble,
le plaisir réciproque et seulement lui.
« Mme C. : Oui, on, on sort, on va se, on va s’prom’ner, on, quand il
fait mauvais, quand il fait mauvais, on reste à la maison. On… on sort,
on va dans l’parc, euh, il emmène son vélo, des fois l’ballon, ils jouent
tous les, ils jouent tous les deux au ballon.
Sociologue : Au foot ?
Mme et M. C. : Oui au foot. [sur le ton de l’évidence]. » (Mère O.S.,
père jardinier, 1 enfant)
« M. M. : On va dehors, on va s’baigner quand il fait beau.
Sociologue : D’accord.
M. M. : Si y’a, un sam’di fait beau, on s’en va, on va manger l’barbe-
cue… [rires]
Sociologue : D’accord. Donc vous partez en famille, avec la bai-
gnade…\
M. M. :\ voilà. On s’éclate bien, l’bâteau tout ça, bon. » (Père ouvrier
menuisier, mère sans emploi, 4 enfants)
« 1ère fille : Si, il [le père] aime bien les em’ner au parc il les emmè,
enfin, pleins d’sorties il aime bien leur faire des sorties les em’ner un
peu partout.
Sociologue : Il l’faisait avec vous aussi ?
2e fille : Si si si euh ouais, il aime bien aussi les em’ner à Miribel man-
ger des merguez des trucs comme ça.
1ère fille : Si si il le f’sait même avec nous.
2e fille : Si souvent y nous emmène souvent. » (Père ouvrier électricien
en usine, mère sans emploi, 7 enfants, entretien avec les deux filles
aînées)
On est loin des sorties, valorisées par les enseignants, qui sont
l’occasion d’« apprendre du vocabulaire » et de « nommer les
choses », des sorties qui sont constituées en « leçons de choses »,
des sorties qui prennent un caractère pédagogique à la fois par le
lieu où elles se déroulent et par la démarche de l’adulte saisissant
l’occasion de transmettre explicitement des savoirs et des préceptes
moraux. Non que les enfants n’apprennent rien lors de ces activités
avec leurs parents, mais ils n’apprennent rien qui soit scolairement
valable et surtout ils n’apprennent pas de manière pédagogique
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 101
8. B. Bernstein, « Différences entre classes sociales dans la définition de l’usage des jouets »,
Langage et classes sociales, Minuit, 1975, p. 158.
102 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
dehors, au ballon. Qu’est-ce que j’fais d’autre ? C’est tout. C’est tout.
(…) J’aime pas, tous les jeux euh… croisés, comment ça s’appelle là ?
un jeu, ma fille, là comme ça, vous savez on met des lettres…
Sociologue : Le scrabble ?
Mme B. : Ouais. J’ai horreur d’ça aussi.
Sociologue : Ouais, et pourquoi ? Alors c’est toujours la même chose ou… ?
Mme B. : D’jeux d’société, ça là, tu sais, l’jeu d’dame, déjà, j’aime pas.
Sociologue : Vous n’aimez pas.
Mme B. : J’peux pas, souvent mes enfants m’disent “viens jouer avec
moi”, je j’supporte pas, j’supporte pas. » (Mère femme de ménage
emploi précaire, divorcée, 7 enfants)
« Sociologue : Et vous jouez avec eux ?
Mme O. : Oui.
Sociologue : Oui ?
Mme O. : Bien sûr.
Sociologue : Vous jouez à quoi\
Mme O. : \oua des choses… ba jouer aux boules [en riant] si voulez
pac’qu’là j’peux j’peux pas, à cache-cache euh… M’ont dit à cache-
cache euh, c’était quand ? À deux s’maines, à saute-mouton et tout hein
[le sociologue rit]. Ah ça dépend ç’fait plaisir pour euh dépenser…
Sociologue : Mm, et vot’mari y joue avec eux ?
Mme O. : Pas trop [en riant].
Sociologue : Pas trop [en riant].
Mme O. : Oui pac’qu’lui est plus le foot, ah ! si y sont en train d’jouer
au foot oui. » (Mère femme de ménage, père ouvrier plombier, 3 enfants)
Beaucoup de réponses font allusion d’emblée et essentiellement
à des jeux spontanés entre les individus, des jeux qui mettent direc-
tement en contact les êtres sans la médiation de jeux ou de jouets
élaborés par ailleurs et conçus pour établir une relation organisée
par l’instrument du jeu. La relation de proximité est au contraire
très grande dans les jeux entre parents et enfants, en particulier les
relations qui engagent un contact corporel. Les « chatouilles », les
« bagarres », les échanges qui impliquent l’affrontement des corps,
dans lesquels les corps se touchent, les « corps à corps » sont très
fréquents. La distance physique entre les êtres, produit du « pro-
cessus de civilisation »9, s’abolit dans les jeux entre parents et
enfants. Cette distance entre les corps est moins grande dans les
classes populaires que dans les autres classes sociales, notamment
pour ce qui concerne les enfants :
Les petits enfants sont élevés avec des contraintes moindres ou autres
que celles des couches plus aisées de la société et davantage au contact
du corps des adultes.10
Le corps y est important et c’est par lui que s’expriment nombre de
sentiments plus souvent que par la parole. Le langage du corps tient
père s’investit par le contact physique, par le jeu du corps, n’est pas,
ou pas seulement, la marque d’une dépossession des outils
« logiques » et « intellectuels » que réclament les jeux « de société »
par exemple, c’est aussi, et d’abord, la forme sous laquelle il peut le
mieux manifester ses sentiments sans perdre de son autorité et de sa
légitimité.
Il n’est pas possible de dire que les parents des familles popu-
laires ne jouent pas avec leurs enfants. C’est pourtant ce qui est pré-
sumé par les travailleurs sociaux qui tentent de mettre en place des
espaces où les parents pourraient venir jouer avec leurs enfants.
Supposant l’absence totale d’instants d’amusement avec les
enfants, ils entendent éduquer les parents à l’activité ludique et,
fidèles au rôle d’intermédiaires qu’ils s’octroient, « créer des liens
entre les parents et les enfants autour du jeu » (Éducateur de quar-
tier). En fait, le hiatus est grand entre la logique pédagogique, édu-
cative des travailleurs sociaux et des enseignants et la logique du
« jouer » à l’œuvre dans les familles populaires13. Les jeux dans les-
quels la distance corporelle s’abolit, dans lesquels ce qui prime par-
dessus tout c’est le plaisir pris ensemble, sont très éloignés des jeux
dont on attend un développement cognitif et psychologique des
enfants. Ce que les parents appellent jouer avec les enfants ne
relève pas du jeu que les enseignants ou les travailleurs sociaux
voudraient valoriser, c’est-à-dire du jeu qui éduque, mais du plaisir
commun aux enfants et aux parents, de l’échange libre de connota-
tion pédagogique.
En nulle famille peut-être plus qu’en l’ouvrière, on ne respecte les bon-
heurs du jeu de l’enfance. Et nulle n’y consent plus de liberté : car on
n’attend pas ici du jeu, comme dans la prospective scolaire petite bour-
geoise, qu’il serve au travail, encore moins qu’il y forme, seulement
qu’il incarne, dans la courte parenthèse de l’enfance, le temps gagné ou
espéré.14
On peut ajouter que le jeu participe de parenthèses dans la vie fami-
liale, pendant lesquelles sont mis en suspens les soucis financiers,
professionnels ou scolaires.
13. Cf. J.-C. Chamboredon et J. Prévot, « Le “métier d’enfant”. Définition sociale de la prime
enfance et fonctions différentielles de l’école maternelle », Revue française de sociologie,
XIV, 1973, p. 330.
14. M. Verret, La Culture…, op. cit., p. 63.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 105
L’équilibre entre les deux propriétés varie selon les familles, cer-
taines étant davantage distinguées par l’extrême sévérité, d’autres
par une très grande liberté des enfants. Il demeure que la coexis-
tence de règles ou de limites très strictes avec une liberté impor-
tante constitue un trait commun à un grand nombre de familles
populaires. Pas de surveillance permanente et directe, pas de règles
régentant chaque moment de la vie de l’enfant mais des limites à ne
pas dépasser, que ce soit des limites territoriales ou des limites
d’acceptabilité, la transgression des limites entraînant une sorte de
répression verbale ou physique. Les parents fixent des cadres à res-
pecter de façon impérative, c’est-à-dire des cadres peu négociables
et laissent toute liberté en dehors de ceux-ci. Par exemple, les
enfants peuvent rester dehors, autour des immeubles ou dans la rue,
pendant de longues heures mais doivent être rentrés à une heure
précise :
« Si je dis d’monter à 6 heures, y faut qu’y montent… y’a pas d’pro-
blème… mais ils savent… sinon ça barde… » (Mère femme de ménage
emploi précaire, divorcée, 7 enfants)
Une mère parle de sa propre enfance en ces termes :
« On essayait de se tenir tranquille en apparence et puis le reste, à par-
tir du moment que ça faisait pas de bruit, que ça faisait pas de vagues,
et ben on faisait c’qu’on voulait, c’était pas… mais il fallait toujours
qu’en apparence on soit là à telle heure. Donc si je partais à deux
heures et on me disait de rentrer à cinq heures que je rentrais à cinq
heures dix c’était la catastrophe. Si je rentrais à cinq heures tout allait
bien même si j’avais fait quatre heures de conneries dehors… Pas auto-
ritaire, enfin si autoritaire sur des conneries, des… » (Mère femme de
ménage, père ouvrier, 2 enfants)
Cette mère qui critique ainsi ses propres parents tend pourtant à
reproduire leurs pratiques en limitant simplement davantage le
temps pendant lequel ses enfants peuvent jouer dehors et l’espace
dans lequel ils peuvent évoluer. Le principe reste néanmoins le
même :
D’une part, un minimum de règles strictes, inculquées au besoin à
coups de martinet, et d’autre part, une grande liberté pour tout le reste,
pour tout ce qui échappe au code minimal.17
La même démarche est présente chez Mme B. qui laisse son fils
jouer au bas des immeubles, dans une rue très passante, sans pou-
voir réellement surveiller ses agissements (elle habite au septième
étage), mais fixe des limites territoriales qui ne peuvent être trans-
gressées :
« Sociologue : Et vous, vous, quand il est en bas, il descend jouer en
bas, il joue quoi, sur son square, sur la place là ?
17. M. Crubellier, L’Enfance et la jeunesse dans la société française, Armand Colin, 1979, p. 52.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 107
Mme B. : Oui, il joue par-là, en bas. Euh par-là, sinon y’a des arbres\
Sociologue : \oui, d’accord\
Mme B. : \et des trucs comme ça. Voilà. J’lui interdis d’aller quand
même plus loin, que euh, parce qu’un jour j’ai euh…, enfin, j’ai su qu’il
avait été à Monoprix [hors du quartier], avec ses copains.
Sociologue : [rires] Oui d’accord, oui, c’est pas à côté, oui.
Mme B. : Ouais, voilà, j’ai dit : stop.
Sociologue : Il a quel âge là ?
Mme B. : 8 ans, il va avoir 9 ans, au mois d’juillet.
Sociologue : Ouais, il a été au Monoprix, avec ses copains, et là, vous
avez dit euh ?
Mme B. : J’ai dit : non, non, là, si, de toute façon, si il continue, c’est
fini, euh, il descend plus du tout, il reste ici. En plus, si j’peux pas
t’faire confiance, c’est terminé. » (Mère ouvrière sans emploi, divorcée,
2 enfants)
On rencontre souvent cette situation qui laisse beaucoup de
liberté dans le quartier, dans la « cité », autour du lieu d’habita-
tion. C’est d’ailleurs un des principaux griefs des enseignants et
des travailleurs sociaux à l’encontre des parents. Ils leur repro-
chent de laisser les enfants « dans la rue » des journées entières et
jusque tard le soir, sans surveillance de leurs agissements ni pro-
tection contre les risques de la rue. Notons tout d’abord que la
généralisation à toutes les familles n’est pas possible. Parmi celles
que nous avons rencontrées, il existe une grande variété de pra-
tiques allant de la restriction étroite du temps passé à l’extérieur à
une assez grande liberté de ce point de vue. Dans l’ensemble, les
enfants jouent souvent à l’extérieur de l’appartement avec plus ou
moins de surveillance. Celle-ci est d’ailleurs difficile à établir
directement par les parents pour des raisons pratiques : le fait
d’habiter en étage n’autorise pas un contrôle permanent et efficace
comme on l’a vu pour Mme B. C’est aussi le cas de cette famille
qui habite au huitième étage et semble n’exercer qu’une sur-
veillance limitée :
« Sociologue : Donc il joue il joue toujours ici, est-ce qu’il joue en bas
quelquefois, dehors ?
Mme C. : Souvent, euh, des fois oui, il d’mande pour aller en bas jouer.
M. C. : Mais quand il fait beau.
Mme C. : Mais quand il fait beau. Même euh, pas souvent, il va en bas,
surtout quand euh, y’a ses copains. Il nous d’mande s’il peut des-
cendre, on lui dit oui. Mais euh, quand euh…
M. C. : En, en été.
Mme C. : Oui, surtout en été. Surtout en été, il demande d’aller dehors.
En hiver, non.
(…)
Sociologue : Est-ce que vous regardez, est-ce que vous contrôlez un
p’tit peu avec qui il joue\
Mme C. : \oui, oui\
Sociologue : \ou euh…\
Mme C. : \oui, on contrôle.
108 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
“toucher rien ça”, lui pareil, on est bien, ma femme avec sa femme
c’est pareil, c’est normal, faut l’dire quelque soge, faut pas laisser… »
(Père O.S., mère femme de ménage, 4 enfants)
« J’le vois, parce que déjà, d’la fenêtre, j’vois euh, pratiqu’ment tout,
et puis euh, y’a deux trois bons copains à lui euh, qui surveillent aussi
un peu. Y’en a qui sont quand même bien, bien sérieux et, qui m’con-
naissent bien et qui savent que aussi, enfin, c’est pas du, du rapportage
mais… ils savent quand même euh, que j’m’angoisse et tout, et que je,
qu’y’a certains trucs que j’veux pas, alors, ils font attention. » (Mère
ouvrière sans emploi, divorcée, 2 enfants)
Dans les entretiens, beaucoup de parents insistent sur la sur-
veillance étroite qu’ils exercent sur leurs enfants. Cette insistance
peut être, pour certains parents, un discours obligé en présence d’un
chercheur vis-à-vis duquel on doit donner des gages que l’on s’oc-
cupe bien de ses enfants, ce qui dit tout à la fois que le chercheur
représente plus ou moins le monde légitime de l’école, des anima-
teurs, des éducateurs, que les pratiques socialisatrices légitimes
consistant à ne pas laisser les enfants livrés à eux-mêmes sont
connues, s’imposent aux parents, que les parents sentent l’écart
entre leurs pratiques et ces pratiques légitimes, et enfin que les
parents savent ou ressentent qu’ils sont toujours plus ou moins sus-
pects de négligence vis-à-vis de leurs enfants et qu’ils doivent s’en
défendre. En même temps, l’idée de surveillance et de contrôle
semble importante dans les familles, en particulier pour tout ce qui
concerne l’extérieur au domicile familial. Il existe une tension entre
d’une part, l’hédonisme populaire incitant à laisser les enfants
libres, à les laisser prendre du bon temps et profiter de la vie, mais
aussi la difficulté de les tenir à la maison qui pousse à laisser les
enfants jouer dehors, au pied des immeubles, et d’autre part, la
crainte de ce qui peut leur arriver, la nécessité de les surveiller étroi-
tement. Ceci conduit certains parents à limiter strictement le temps
et l’espace de jeu à l’extérieur.
« Sociologue : Alors et quand y a pas d’école qu’est-ce qu’elle fait ?
Mme Z. : Ben quand y a pas d’école et ben elle est là, à la maison, bon
ben d’temps en temps elle sort, j’la laisse un p’tit peu euh\
Sociologue : \oui. Vous la laissez jouer dehors ?
Mme Z. : Un p’tit moment oui. Ben disons que comme elle est là toute
la journée, elle sort pas quand j’suis pas là, quand j’arrive, quand y fait
beau comme ça bon euh j’la laisse un p’tit moment, mais pas…\
Sociologue : \quand vous êtes là hein ?
Mme Z. : Ah oui quand je suis là !
Sociologue : Sinon vous voulez\
Mme Z. : \non j’veux pas pa’ce que bon euh on sait jamais bon c’qui
se passe et tout. J’préfère qu’elle reste là. Quand j’arrive bon qui,
quand y fait assez beau bon ben qu’elle sort un p’tit moment.
Sociologue : D’accord, et\
Mme Z. : \oui\
Sociologue : \là vous la voyez, quoi ?… Vous la surveillez, j’veux dire.
110 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
Mme Z. : Ah ben oui elle se met là devant ou là mais j’veux pas qu’elle
aille trop loin, enfin elle a toujours des p’tites copines c’est normal
[rires]. » (Mère femme de ménage, divorcée, 2 enfants)
« Sociologue : Et quand elles sortent par exemple euh, il faut qu’elles
sor, qu’elles reviennent euh à une heure précise ou\
Mme C. : \ah mais, elles vont pas plus loin qu’en bas hein [dit forte-
ment] !
Sociologue : Ah oui d’accord, donc\
Mme C. : \ah oui moi y faut que j’les vois y faut que j’les voye de mes
yeux moi j’vais à, elles vont en bas, elles vont dans le p’tit jardin là
euh… d’ailleurs, à la rigueur là derrière y a la girafe, mais y faut
qu’elles me disent où elles vont moi y faut que j’les voye elles vont pas
à, ah non elles sont encore trop petites… » (Mère coiffeuse sans
emploi, père aide jockey, 4 enfants)
La surveillance sur laquelle les parents insistent doit être reliée à
leur souci de ne pas voir leurs enfants « mal tourner ». Loin de se
désintéresser de leurs enfants, ils manifestent une grande inquié-
tude quant au devenir de leur progéniture. La crainte de voir leurs
fils devenir des « voyous » ou leurs filles « se dévergonder » est ali-
mentée par les exemples d’autres jeunes dans le quartier et par la
propre expérience des parents.
« Sociologue : On dirait qu’c’est un peu votre souci ça, qu’vos enfants
d’viennent pas euh… euh, soient délinquants, soit trop bagarreurs, soit
trop… c’est souvent qu’vous en parlez, non ?
Mme B. : Oui.
Sociologue : Oui, non ?
Mme B. : Si, oui, j’ai peur de ça, oui.
Sociologue : Vous pouvez m’dire pourquoi vous en avez peur ?
Mme B. : Ben parce que je, j’ai, je viens d’une famille comme ça, délin-
quante, alors c’est pour ça, ça fait peur.
Sociologue : Dans votre famille, y’a plusieurs cas de… ?
Mme B. : Ouais, j’ai mon frère, il a fait d’la prison et tout, moi j’ai vu
ma mère comme elle a souffert. Oh puis, quand mon père est décédé
euh… nous on a été placé dans des foyers on a un peu… déconné quoi,
moi c’est pareil, moi ça fait qu’c’est pareil, euh, ça fait qu’on pense, on
veut pas qu’nos enfants font pareil… Alors on surveille de plus
près. » (Mère femme de ménage emploi précaire, divorcée, 7 enfants)
« Sociologue : Vous surveillez un p’tit peu, les, les fréquentations ?
Mme A. : Ah oui ! [rires] ah oui, parce que bon, moi j’veux dire, j’chuis
passée par là, donc euh, je sais qu’plus ou moins les filles elles essaient
de de t’monter un p’tit peu la tête, euh de, de te, à, à y’a certains,
qu’elles savent trop d’choses, et puis bon moi j’veux pas qu’elle sache
trop trop d’choses en même temps. (…) Y’en a qui, comme elle dit :
“j’ai des copines qui vont à la Part-Dieu.” J’lui dis : “t’es pas en âge
d’aller à la Part-Dieu, c’est tout. Ou aller en ville, ou aller au cinéma.”
Non. c’est pas maint’nant. Y’en a qui vont hein. Donc moi ceux-là, j’les
veux pas. Y’en a une qui est venue la chercher l’autre fois, j’lui ai dit :
“s’il te plaît, ne viens plus. T’es v’nue aujourd’hui, bon, je… vais t’la
passer mais j’ne veux plus ni qu’t’appelles, ni tu viens.” Ma fille elle a
pas osé lui dire à… alors j’lui ai dit.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 111
jamais de base morale aux sanctions infligées aux enfants dans les
familles populaires mais plutôt qu’on a affaire à une morale pra-
tique qui s’exprime dans l’acte répressif lui-même, sans l’accom-
pagnement discursif permettant une prise de distance réflexive de
la part des enfants comme des parents.
De plus, la contextualisation de l’autorité implique une action au
coup par coup, variant selon les circonstances et la capacité des
parents à connaître toutes les pratiques de leurs enfants.
Globalement, les sanctions relèvent davantage de réactions contex-
tualisées que de réponses systématiques à des infractions à des
règles.
L’exercice de l’autorité ne s’accompagne pas d’un système stable de
récompenses et de punitions, mais peut souvent paraître arbitraire.22
Ceci est d’autant plus vrai que la sanction est aussi contextualisée
dans un autre sens : dans le sens où elle est souvent fortement liée
à l’humeur des parents, à leur état d’énervement ou de fatigue, à
leur capacité de résistance aux comportements de leurs enfants. La
punition ou la « correction » intervient quand « j’supporte plus,
j’supporte plus, alors là ça chauffe… on dirait qu’y z’attendent ça
[rires]… » (Mère O.S., père chauffeur, divorcés, 2 enfants). Dans
certaines familles, les sanctions, les punitions, les relations d’auto-
rité semblent dépendre de la colère des parents, de l’état de leur
patience… davantage que de règles formelles valables à tous
moments ou de principes intangibles.
« Mme O. : Parce que bon ben j’ai un F4, ils ont une salle de jeux pour
jouer, non ils vont venir amener leurs jouets là alors j’leur dis “non
vous déconnez là-bas” et ils vont m’angoisser jusqu’à ce que je me
mette à crier et une fois qu’ils en ont marre de m’entendre crier et ben
ils vont me pousser à leur donner une bonne raclée pour qu’ils se cal-
ment.
Sociologue : Oui, oui, ils vont jusqu’au bout quoi.
Mme O. : Ah ouais ils me font craquer vraiment heu jusqu’à la dernière
limite hein. » (Mère personnel de service, sans emploi, séparée, 2
enfants)
Avec ces sanctions dépendant de la résistance des parents aux
« bêtises » des enfants, on est loin de la relation pédagogique dans
laquelle la punition s’applique aux manquements aux règles et dans
laquelle règne « la soumission de tous à un ordre impersonnel »23.
On est loin de cette relation qui règne à l’école, ou plus exactement,
qui sert de modèle à l’école et aux enseignants, tant il est vrai qu’il
s’agit davantage d’un modèle construit historiquement et porté par
les enseignants que d’une stricte « réalité », les enseignants n’étant
sans doute les cris et les coups davantage que des punitions ayant
des effets à plus long terme. La violence physique renvoie bien ici
à la logique d’intervention qui vise à réprimer dans l’instant un acte
dérangeant ou répréhensible. Elle doit être associée également au
rapport au corps dans les classes populaires, le corps étant à la fois
le principal vecteur de l’expression des sentiments, la « correction »
pouvant être aussi une manifestation de l’attachement, et l’« outil »
par lequel passent les rapports de force… La violence physique
dans les relations entre parents et enfants n’est pas un dérèglement
ou n’est un dérèglement que si on la compare au mode de relations
dominant et légitime qui exclut l’usage de la force entre enfants et
adultes, et entre individus en général. Elle est, d’un autre point de
vue, tout à fait réglée et cohérente avec l’importance du corps et de
sa force dans les classes populaires d’une part, et d’autre part, avec
la contextualisation et l’immédiateté de l’expression de l’autorité.
Il faut rattacher le fait que les sanctions doivent s’appliquer à l’acte
immédiat et à ses conséquences davantage qu’à sa portée morale ou
éducative au rapport d’immédiateté au monde, à la vie et aux autres
des membres des familles populaires, rapport qui n’est pas « naturel »
ou dû à un défaut psychologique de projection dans l’avenir des
membres des classes populaires, mais qui est inséparable de l’« expé-
rience temporelle, caractéristique des sous-prolétaires, voués par leur
défaut de pouvoir sur le présent à la démission devant l’avenir ou à
l’inconstance des aspirations, [qui] s’enracine dans des conditions
d’existence marquées par l’incertitude la plus totale à propos de
l’avenir »24.
Dans d’autres familles que les familles populaires, il existe des
sanctions immédiates, répressives, passant parfois par la violence
physique, quelquefois liées à l’humeur des parents, etc. Ce qui fait
la spécificité des familles populaires c’est que ces caractéristiques
sont au principe de l’autorité parentale, qu’elles dominent quasi
exclusivement dans certaines familles, que ce type de sanctions n’y
est pas accompagné d’une verbalisation ou d’une explicitation
visant à produire une réflexivité sur la sanction et sur l’acte sanc-
tionné. Si aucun des traits évoqués n’est spécifique des classes
populaires, la combinaison de ces différents traits constitue le mode
d’autorité qui participe du mode populaire de socialisation. Ce
mode d’autorité est à l’opposé du mode scolaire de socialisation.
Dans celui-ci, les sanctions visent d’abord une infraction à une
règle ou à un précepte moral. Elles visent davantage l’intériorisa-
tion à long terme des règles qu’une répression immédiate de l’acte
délictueux, ou plutôt la répression ou la sanction de cet acte com-
porte toujours l’intention d’agir sur le long terme pour que les
enfants parviennent à une autocontrainte.
La raison des pédagogues est une discipline, plus précisément une auto-
discipline.25
Dans le mode populaire de socialisation, il s’agit moins de faire
comprendre par la sanction elle-même le sens de la faute ou de l’er-
reur, ainsi que le sens de la sanction subie, que de réprimer un acte,
une pratique prohibée ou aux conséquences fâcheuses, ou encore de
prévenir par la menace et l’interdit ces actes ou ces pratiques. La
prévention des « délits » ne passe pas par la production d’une auto-
discipline mais par l’énoncé de menaces de sanctions. L’absence
relative d’idée d’autocontrainte ou d’autodiscipline explique que
pour les parents l’autorité ne peut être efficiente que par la présence
directe de l’adulte ou par la crainte des sanctions que l’enfant
encourt. La crainte des sanctions n’est pas ici autodiscipline ou
acceptation de règles ; elle est contrainte extérieure qui est de
moins en moins contraignante au fur et à mesure qu’on s’éloigne du
regard direct et indirect des parents, c’est-à-dire à mesure que dimi-
nue la possibilité que les parents apprennent les actes délictueux ou
la faute. Cette contradiction entre la logique de l’autorité dans les
familles populaires et le mode scolaire de socialisation est au cœur
de nombreux malentendus ou de nombreuses difficultés dans les
relations entre les parents et les enseignants.
33. Ici, les situations d’entretien, parfois difficiles à maîtriser, servent d’indicateurs d’une
dimension de la vie des familles populaires. Notons que si les cas les plus patents ont été
appréhendés dans des familles immigrées de différentes origines (cambodgienne, antillaise,
algérienne…), plusieurs familles « françaises » présentent des caractéristiques similaires.
34. C. Grignon, présentation de R. Hoggart, 33 Newport…, op. cit., p. 14.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 125
IV – CONCLUSION
1. Nous nous référons à la notion d’ambivalence des cultures dominées développée par
J.-C. Passeron et C. Grignon dans Le Savant et le populaire, Hautes Études/Gallimard/Le
Seuil, 1989.
128 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
boulot, c’est vrai hein. » (Mère personnel de service sans emploi, sor-
tie de l’école CPPN, séparée, 2 enfants)
« L’école c’est pour le travail, pour qu’il trouve le métier aussi euh, si
il reste traîne qu’est-ce qu’il va faire ? J’pense c’est bien si mon fils ou
ma fille qu’elle reste très, quand elle sera grand, sera bien. Voilà. S’il
trouve pas d’argent qu’est-ce qu’elle va faire ? Moi j’pense c’est ça, je
pense je sais pas pour vous c’est pareil, s’ils travaillent pas, par
exemple, à l’âge de seize ans, dix sept ans, qu’est-ce qu’il va faire mon
fils ? Il reste à la maison, il sort, il se revient, pas de métier quand il
sera, pour s’en sortir, (…) c’est sûr. Ça c’est sûr : pas de problème. Je
sais bien. Soit ici, soit dans notre pays, c’est pareil. Soit un voleur, ou
bien soit un bandit. Ou quelque chose comme ça. Ah soit du, euh, du
drogue ou des cigarettes, ça que je n’aime pas, chez nous, ça n’existe
pas. » (Mère sans emploi, sortie de l’école fin de 5e, père O.S., 5
enfants)
On retrouve la peur déjà évoquée que les enfants « tournent
mal », la délinquance étant une des voies de la déchéance pour des
parents qui en citent des exemples autour d’eux ou dans leur propre
histoire. La scolarisation et la « réussite » à l’école sont présentées
comme un des moyens d’éviter ce genre de déboires, de sortir ou
de ne pas retomber dans des situations illégitimes ou illégales,
comme prévention des risques de délinquance et de désignation
stigmatisante. Elles sont aussi perçues comme une possibilité d’une
plus grande autonomie. Les parents les plus démunis scolairement
emploient souvent l’expression « être capable de se débrouiller »
en insistant sur leurs propres difficultés à régler certains problèmes
quotidiens qu’ils attribuent à leur manque de savoirs scolaires, dans
un monde qui suppose la maîtrise de procédures de plus en plus
complexes. « S’en sortir », c’est être capable de se débrouiller dans
la vie de tous les jours, pouvoir remplir ses papiers seul, ne pas être
perdu devant la complexité des démarches administratives, l’évo-
lution des techniques et des moyens de communication, être auto-
nome. Ici, l’attente vis-à-vis de l’école n’est pas de l’ordre de l’as-
cension sociale, mais de la maîtrise de ce que la vie sociale impose
quotidiennement.
« Bien sûr, l’école c’est important hein, c’est important l’école, hein.
Moi, si mes parents ils m’ont mis à l’école, j’serais pas aujourd’hui ici
avec mes enfants, sans… sans rien faire. Quand je sors, moi, j’sais
même pas prendre le, le bus ni d’ce côté ni d’l’autre côté hein, j’chuis
nulle carrément. Je pars comme euh… je me perds dans la ville, je
pleure. Faut quelqu’un qui m’accompagne jusqu’à chez moi. Alors, mes
parents ils m’ont rien fait pour moi, euh… et, c’est ça, qu’j’veux pas,
mes enfants euh, comme moi, ils savent pas s’débrouiller dans la vie.
J’veux mes enfants qu’ils arrivent jusqu’au bout, pour qui… qui comp-
tent sur eux-mêmes. » (Mère femme de ménage sans emploi, jamais
scolarisée, divorcée, 3 enfants)
« Ouais si il connaît pas lire et écrire comment on fait c’est comme un
aveugle [rires]. Comme moi je vais pas beaucoup à l’école moi, je suis
132 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
réfugié politique… (…) C’est très important l’école. J’ai qu’un fils, je
veux qu’il apprenne lire, écrire, pour l’avenir. Je veux pas qu’il soit
comme moi parce que moi je sais pas bien parler, pas bien lire. Je tra-
vaille beaucoup, pas beaucoup d’argent. » (Père aide-cuisinier, 2 ans
de scolarité, mère sans emploi, 1 enfant)
« Bien sûr. Bien sûr, c’est très important. C’est pas comme quelqu’un
qui… et… et, il rentre quelque temps à l’école c’est quelqu’un qui l’a
jamais rentré, impossible, c’est euh, c’est pas pareil. Et… y’a même les
papiers, si j’ai rentré à l’école, pourquoi j’l’amène à l’usine pour les
remplir ? C’est de de, c’est moi qui va le faire tout seul. Au, au lieu que
j’dérange les gens. » (Père O.S., 2 ans de scolarité, mère sans emploi,
6 enfants)
L’acquisition des savoirs scolaires fondamentaux aux yeux des
membres des familles populaires – lire, écrire, compter – apparaît ici
comme une possibilité de libération, une libération pratique par la
maîtrise de connaissances scripturales suffisantes permettant de ne
plus dépendre d’autrui. L’importance donnée à ce thème par des
parents n’ayant pas été scolarisés ou pas scolarisés en France ou
dont la scolarité a été très courte et chaotique, révèle des attentes très
pratiques à l’égard de la scolarité des enfants : l’école doit leur don-
ner les moyens de « se débrouiller », c’est-à-dire leur donner des
outils utilisables en pratique et quotidiennement. Ceci n’est sans
doute pas étranger aux interrogations critiques de nombreux parents
à l’égard d’une école qui leur semble transmettre de manière abs-
traite des savoirs de plus en plus abstraits et dont les finalités pra-
tiques sont de moins en moins saisissables à court terme.
« S’en sortir » c’est aussi pouvoir subvenir à ses besoins et aux
besoins de sa famille, ne pas dépendre de l’aide publique, s’assurer
une stabilité familiale et professionnelle. Dans ce sens, pour les
parents, l’école doit permettre d’« avoir quelque chose » ou
« quelque chose dans les mains », c’est-à-dire d’avoir un métier,
une qualification. Le « quelque chose » s’oppose aux situations où
les parents « n’ont rien », c’est-à-dire n’ont pas de qualification
précise ou pas de qualification suffisante permettant de revendiquer
une compétence les protégeant de la précarité et des conditions de
travail les plus dures.
« Mme T. : Non, j’voudrais qui au moins y il ait que’qu’chose euh dans
la vie. Qu’y puisse s’en servir.
Sociologue : Quand vous dites quelque chose c’est quoi, enfin com,
qu’est-ce que vous\
Mme T. : \un métier un diplôme euh\
Sociologue : \ouais\
Mme T. : \qu’y s’oriente dans dans un endroit qui lui plaît… Et qui
soye pas obligé d’être manar, un truc comme ça. » (Mère ouvrière sans
emploi, fin de scolarité primaire, père chauffeur, 2 enfants)
« Mme D. : Ben j’en attends que plus tard elle ait quand même euh
c’que ça lui fasse arriver à avoir un bon métier. Pa’c’que bon euh euh
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 133
« Mme H. : Je dis même à mon fils aussi je lui dis : “vous voyez com-
ment y travaille votre père, c’est tellement dur, y travaille tout, si vous
travaillez maintenant un p’tit peu comme ça après vous s’reposez un
p’tit peu.” C’est mieux quelqu’un ou maçon c’est… un maître ou
que’qu’chose qui… dans le chaud dans le propre dans le tout mais c’est
pas comme euh mon mari si l’hi, l’hiver il fallait l’habiller comment,
trois quatre choses ou\
Sa fille : Trois pulls trois chaussettes, l’hiver.
Mme H. : euh et et à l’été il est tellement pff brûlé avec le soleil et
tout… » (Mère femme de ménage, scolarité primaire, père ouvrier bâti-
ment, 4 enfants)
7. B. Charlot, E. Bautier, J.-Y. Rochex, École et savoir dans les banlieues et ailleurs, Armand
Colin, 1992, p. 72.
136 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
la peine… d’aller à l’école, voilà, parce que… moi j’dis, hein, les car-
rosseries, hein, mécanicien, il travaille avec moi, hein, nettoyage hein.
Faut pas dire euh… il est mécanicien hein, il est mécanicien-auto, il
travaille avec moi. Hein. Ça l’intéresse pas, il gagne autant alors, au
nettoyage il gagne autant. Il s’salit même pas la main. Ouais, il est
mieux en plus. C’est pas la peine, c’est pas la peine, enfin, j’espère il
va le, [il réfléchit]
Sociologue : Il va l’réussir quand même ?
M. O. : Il va l’réussir quand même. C’est bien pour lui. » (Père ouvrier
spécialisé, 1 ou 2 ans de scolarité, mère sans emploi, 5 enfants)
« Ah ça m’intéresse pas, les CAP hein. Non. J’veux dire bon, pour moi
faire un CAP c’était d’accord. Parce que bon… j’ai pas été longtemps
à l’école, j’ai pas appris beaucoup d’choses, donc un CAP c’est d’ac-
cord. Mais pour elles, et puis bon, on est là, à les, à les surveiller, à leur
faire le possible, donc euh j’aimerais, quand même, qu’elles arrivent
jusque-là hein. Qu’elles me déçoivent pas. » (Mère O.S., fin de scola-
rité début CAP, père O.S., 3 enfants)
Ce qui caractérise ces parents escomptant que leurs enfants
auront la chance de poursuivre des études générales au-delà du col-
lège, c’est le flou de leurs objectifs et de leurs perspectives.
Quelques-uns désignent bien le baccalauréat comme un minimum
à atteindre, faisant de ce diplôme un titre scolaire mythique à la fois
convoité et appartenant à un univers étranger. Les mêmes qui expri-
maient peu de temps auparavant leurs réticences et leurs inquié-
tudes face aux études générales longues, soulignent la valeur quasi
sacrée qu’ils accordent au baccalauréat et aux études qui le suivent :
« Mais quand même pour moi l’université, ça veut dire euh, ça veut dire
euh… pff… branche à part quand même. Parce que c’est, l’université,
ils ont tous le bac, ceux qui vont à l’université. Pratiquement tous. Bon
ben, déjà, c’est pas… c’est pas rien. D’avoir ça. C’est pas mal. Bon
c’est sûr qu’pour certains c’est c’est rien du tout, ceux qui sont
méd’cins d’puis quinze ans, l’bac euh… bon ça leur fait rien. Mais
celui, qui l’a bon, c’est bien. C’est bien. » (Père ouvrier menuisier, titu-
laire d’un BEP, mère sans emploi, 4 enfants)
Le plus souvent, les parents énoncent leurs attentes par des for-
mules vagues telles que « j’aimerais qu’il aille aussi loin qu’il
pourra », « le plus loin possible », « tant qu’il pourra », etc. Ces
remarques fréquentes expriment le souhait des parents de voir leurs
enfants continuer leurs études tout en ne pouvant fixer d’objectif
précis, à la fois parce qu’ils connaissent mal les différentes étapes
du cursus scolaire et, surtout, parce qu’ils ne sont jamais assurés
que leurs enfants pourront poursuivre longtemps leur scolarité.
« Sociologue : Vous aimeriez qu’elle aille jusqu’où à l’école est-ce que
vous avez euh… un objectif\
Mme Z. : \jusqu’à que euh qu’elle en peut plus [rires].
Sociologue : Jusqu’à c’qu’elle en peut plus [rires] ?
Mme Z. : [rires] Je ben… euh au bac ou ou même plus euh, ça, tout
dépendra de l’avenir c’qu’elle nous réserve mais enfin j’aimerais bien
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 139
que qu’elle suit un peu plus bon ben, ça ça viendra avec le temps… »
(Mère femme de ménage, fin de scolarité début de CAP, divorcée, 2
enfants)
« Sociologue : Euh… vous souhaiteriez qu’il aille jusqu’où, pour euh,
que, à l’école ?
Mme F. : Jusqu’où il pourra déjà. Et puis euh… euh… [elle réfléchit]
qu’les études soient, soient poussées, enfin jusqu’où j’peux pas l’dire…
l’av’nir le dira… » (Mère femme de ménage, titulaire d’un CAP, divor-
cée, 1 enfant)
Le souhait que les enfants fassent de longues études apparaît
comme une sorte de rêve. L’expression sera d’ailleurs employée
par plusieurs parents, à l’exemple de cette mère, agent de service à
l’hôpital : « bien sûr j’aimerais, j’aurais aimé qu’il soit médecin
[silence] mais c’est un rêve ». Cela apparaît comme un rêve dans la
bouche des parents parce qu’ils sentent la distance qui sépare leur
famille de ces objectifs ambitieux. Un père nous dira, sous forme
de plaisanterie : « j’aurais bien voulu qu’ils soient président, bien
sûr, mais, nous on est loin d’là » exprimant ainsi la certitude qu’il
est des univers qui resteront de toute manière inaccessibles aux
classes populaires. Plusieurs parents soulignent, en même temps
que leurs rêves ou leurs espoirs, qu’il « ne faut pas trop en deman-
der » ou que c’est déjà bien si les enfants arrivent à la fin du col-
lège sans trop d’accrocs :
« Ben nous, on aimerait bien qu’il aille euh, jus, jusqu’au bac, mais
euh, faut pas trop en d’mander quoi » (Mère O.S., père O.S., 1 enfant
connaissant de grosses difficultés scolaires à l’école primaire).
On retrouve dans les propos des parents le rapport à l’avenir propre
aux classes populaires, la précarité de l’existence vouant « les prolé-
taires à affronter le temps comme destin imprévisible et ingérable : à
chaque jour suffit sa peine »11. De la même manière que les parents
maîtrisent difficilement leur propre avenir, l’avenir scolaire de leurs
enfants leur paraît très aléatoire et dépendant de facteurs que l’on
maîtrise mal : les « capacités » de l’enfant, son « envie » de travailler,
sa santé… Les parents hésitent souvent à se prononcer quant aux
objectifs d’une scolarité jamais assurée de ses résultats, toujours fra-
gile, qui rend toujours hypothétiques les perspectives d’avenir. Le
flou des objectifs ou des souhaits exprime sans doute à la fois la dif-
ficulté à envisager des formations précises que les parents connais-
sent mal, et à la fois le manque d’assurance quant à l’avenir des
enfants, voire le sentiment que si le « meilleur » est souhaité pour les
enfants, il n’est jamais sûr, mais que le « pire » est toujours possible.
« Oh ben là c’est là s’il arrive à ça, fait des études pour aller plus loin
ça s’ra encore mieux… C’est ça qu’tu souhaites, c’est ça qu’j’dis même
11. J.-P. Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe, P.U.F., 1990, p. 43.
140 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
à, surtout à plus grand. Hein, j’dis s’il réussit bien à l’école, si continue ça
peut aller bien loin… Ma là ça dépend pac’qu’lui comme je vois qu’il est
pas trop intéressé pour l’école, j’sais pas si va à ce niveau-là hein. » (Mère
femme de ménage, scolarité primaire, père ouvrier plombier, 3 enfants)
La scolarité des enfants est ainsi vécue comme toujours susceptible
de basculer vers les difficultés. Les parents ont souvent des
exemples dans leur propre scolarité, dans leur famille, d’élèves
dont les résultats scolaires se sont effondrés suite à un problème
familial, une maladie ou un autre événement perturbateur,
exemples qui rappellent que « ce qui serait simple accident dans un
milieu favorisé engendre ici le plus souvent des handicaps rédhibi-
toires »12. On comprend que la répétition d’expériences scolaires
négatives conduise les parents à beaucoup de prudence et que les
plus « ambitieux » d’entre eux émaillent leurs propos d’expressions
telles que « si tout va bien », « si il veut travailler »… On comprend
aussi qu’un certain nombre de parents soient gagnés par la résigna-
tion ou le fatalisme et que les fortes attentes à l’égard de la scola-
rité des enfants puissent basculer dans le renoncement lorsque les
difficultés scolaires s’accumulent. Tout se passe comme si les
parents des familles populaires ne pouvaient qu’osciller entre le
rêve et le réalisme, entre des espoirs auxquels ils ne croient jamais
tout à fait et des objectifs « ajustés aux horizons possibles »13.
Partagés entre le modèle dominant de scolarité qui s’impose
dans toute la formation sociale et l’expérience répétée de l’inacces-
sibilité de ce modèle pour un grand nombre d’entre eux, les
membres des classes populaires peuvent avoir ce rapport ambigu
aux « études » qui les conduit tour à tour à encenser les études
longues débouchant sur des diplômes « élevés » et à dénigrer ce qui
ne leur est que rarement accessible et au prix de longs efforts dont
ils ne savent jamais par avance s’ils porteront leurs fruits. On ne peut
certainement pas affirmer qu’il n’existe « aucun projet d’avenir sco-
laire pour les enfants » (projet d’école), laissant ainsi entendre que
les parents n’ont aucun souhait de voir leurs enfants « réussir » à
l’école. On peut dire plus sûrement que les perspectives scolaires
sont à la fois directement liées au souci de voir les enfants échapper
aux conditions d’existence des plus dominés et à la fois toujours très
hypothétiques. Quoi qu’il en soit, ce que les parents des familles
populaires attendent de la scolarité de leurs enfants, ce sont des
effets sociaux concrets. Elle doit leur apporter des outils pour leur
vie quotidienne et leur permettre d’accéder sinon à une position
sociale plus élevée, du moins à une situation professionnelle stable
et à des conditions d’existence meilleures que celles des parents. La
logique des parents est celle de l’efficacité sociale. C’est aussi cette
logique de l’efficacité sociale qui traverse la perception que les
parents ont de la scolarité de leurs enfants et leurs pratiques vis-à-
vis de cette scolarité.
14. R. Hoggart, La Culture du pauvre, Minuit, 1970, cf. par exemple p. 137 et suivantes.
142 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
ça, ça augmente, ça… au moins ça vient 10 euh 11, 12. Des mauvaises
notes je gueule. Pas pour l’frapper ou pour euh mais jiste pour
essayer… que la prochaine fois ça s’ra pas le même résultat. » (Père
ouvrier chaudronnier, scolarité 2 ans de CAP, mère sans emploi, 5
enfants, scolarité moyenne)
a) Le suivi distant
Une partie des parents exercent donc un suivi distant de la scolarité
de leurs enfants. Ces parents adhèrent au jeu scolaire par nécessité
et par croyance à cette nécessité, mais participent assez peu de
manière effective à ce jeu. Ce suivi distant est bien sûr d’abord le
fait des parents les plus démunis sur le plan scolaire. Il correspond
aussi aux parents dont les pratiques socialisatrices sont les plus
éloignées du mode scolaire de socialisation, aux parents dont la
logique n’est pas celle d’une action systématique sur les enfants,
d’une action éducative comme « emprise totale »15, pas davantage
en ce qui concerne la scolarité que dans d’autres domaines.
Plusieurs éléments concourent à limiter le suivi de la scolarité
par les parents des familles populaires. Ce qui vient en premier à
l’esprit ce sont les difficultés proprement scolaires que les parents
rencontrent du fait de leur faible scolarisation. Il est pourtant
d’autres difficultés que les parents invoquent et qui sont souvent
peu prises au sérieux par les enseignants ayant tendance à considé-
rer qu’il s’agit là d’excuses peu justifiées de la « défaillance » des
parents. Nous voulons parler du manque de temps souligné par
quelques-uns des parents que nous avons interrogés. Les conditions
d’existence des familles populaires sont telles que la question du
temps disponible pour la scolarité des enfants est une question bien
réelle pour plusieurs familles :
« Ouais ouais des non enfin a des difficultés c’est-à-dire euh un peu
partout enfin comme y en a un nombre d’enfants, trois quatre cinq, on
travaille euh… pis moi comme moi je dois travailler les deux houit…
Alors je suis semaine du soir, j’les vois pas les enfants. » (Père O.S.,
mère sans profession, 5 enfants)
Le nombre élevé d’enfants dans une partie des familles entraîne
une multiplication des tâches pour les parents. De plus, les membres
des familles populaires qui travaillent ont souvent des conditions de
travail pénibles et une partie d’entre eux sont contraints d’accepter
des horaires peu accommodants, les obligeant à rentrer tard le soir.
Quelques pères ont des horaires postés, en « 2 x 8 » ou en « 3 x 8 »
et ne voient donc pas leurs enfants quotidiennement. Les mères
vivant seules avec leurs enfants sont particulièrement concernées
par ce problème. Plusieurs d’entre elles, femmes de ménage dans
des bureaux, ne regagnent leur domicile qu’à vingt heures ou vingt
et une heures chaque soir. Deux mères parlent d’horaires de travail
très irréguliers, dépendant complètement des fluctuations de l’acti-
vité de leur entreprise, empêchant toute planification de leur acti-
vité domestique et interdisant une présence régulière auprès de
« Sociologue : parce que vous, vous les aidez pas pour les devoirs ?
M. M. : non, parce que moi je suis, je suis pas sûr que si je les aidais,
je, je sais pas, je suis pas sûr que je peux les aider et si je pense que je
peux les aider, et pourtant je vas les écraser c’est pas bien [rires]. »
(Père O.S. au chômage, mère au chômage, 5 enfants)
Alors que les enseignants et les travailleurs sociaux ne cessent d’af-
firmer qu’il est indispensable que les parents interviennent dans la
scolarité de leurs enfants, une partie des parents les plus démunis
scolairement considèrent que leur intervention peut être préjudi-
ciable à leurs enfants. Autrement dit, la faible implication de cer-
tains parents dans la scolarité de leurs enfants aurait pour fonde-
ment leur souci de ne pas les desservir. Ceci n’est pas sans rappeler
les situations dans lesquelles des parents continuaient à parler
patois à leurs enfants pour éviter de leur transmettre de mauvaises
façons de parler le français car « ils avaient entendu dire qu’il valait
mieux l’apprendre comme il faut à l’école que de l’estropier à la
maison »16. Ce qui paraît paradoxal et incohérent du point de vue
des enseignants ne l’est pas du point de vue de parents qui savent
que leur maîtrise de la langue et des apprentissages scolaires est
insuffisante et que leurs propres enfants sont plus qualifiés qu’eux,
sous cet aspect.
« Et comment l’papa il euh, il cherche le le euh, le, leur gamin, j’peux,
j’peux euh, pas parce que, parce que ma fille, ma fille qu’elle a dix ans
peut-être elle a il a, six ans ou sept ans de plus que moi à l’école. Elle
connaît mieux que moi. Et comment tu veux que je, je peux montrer ?
Elle, elle est rentrée, beaucoup de temps plus qu’moi. Moi j’ai rentré
seul’ment deux ans. Elle, elle a rentré, depuis trois ans maint’nant elle
a… depuis on dirait quatre ans, euh, maint’nant, il a il a onze ans. Et
alors, elle est bien plus intelligent que moi, comment tu veux que j’le
peux montrer, y’a des choses que je connais pas et elle elle le connaît. »
(Père O.S., mère sans emploi, 6 enfants)
Intériorisant l’idée qu’ils n’ont pas une compétence spécifique
suffisante pour pouvoir aider leurs enfants, mesurant la distance qui
les sépare des exigences scolaires auxquelles leurs enfants doivent
faire face, quelques parents parmi les moins scolarisés en déduisent
qu’ils ne peuvent rien pour la scolarité de leurs enfants et que c’est à
ces derniers de faire des efforts pour prendre en charge leur scolarité.
« Parce que j’ai pas été l’école, qu’est-ce que j’vais dire ? J’ai j’ai ma
fille, hein, moi j’comprends pas, qu’est-ce que j’va faire lire ? hein ? Et
oui papa ça ça et puis passe, si vous êtes capables, vous, vous êtes bien.
Mais sinon, ben, si vous travaille, c’est pour vous autres, c’est pas pour
moi. Ben, vous êtes hein, bien habillés, mangez bien, et tout ça, vous
avez rien qui manque ! et il a qu’à faire ton travail. Mais si t’es réussi
pas qu’est-ce que tu veux he ? [silence] Ben oui, mais qu’est-ce que
j’dois faire ? hé ! J’ai pas appris et, lire en français et, et lire et écrire.
J’y arrive pas, et comment qu’j’va faire ? hé ? alors ? » (Père O.S. à la
retraite, n’a connu que brièvement l’« école arabe », mère sans emploi,
11 enfants avec de bonnes voire de très bonnes scolarités)
On ne peut dire que ce père se désintéresse de l’avenir de ses
enfants. En déclarant « vous avez rien qui manque », il indique que sa
contribution la plus importante au devenir de ses enfants est d’assurer
des conditions correctes d’existence afin qu’ils puissent de leur côté
« faire leur travail », c’est-à-dire travailler correctement à l’école.
C’est d’ailleurs le même discours que tient le père d’Azouz Begag :
Je préfère que vous travailliez à l’école. Moi je vais à l’usine pour vous,
je me crèverai s’il le faut mais je ne veux pas que vous soyez ce que je
suis, un pauvre travailleur.17
On rencontre ici le rapport des hommes à leur paternité évoqué par
Olivier Schwartz :
Le travail constitue à leurs yeux l’accomplissement par excellence de
leur rôle de pères ; c’est là qu’ils s’acquittent de la fonction tutélaire qui
leur incombe en tant que tels à l’égard de leurs enfants ; c’est par là qu’ils
estiment acquérir leurs titres de légitimité paternelle. Travailler, c’est
gagner sa vie ; et gagner sa vie, c’est assurer la subsistance des enfants.18
Ajoutons, pour les cas qui nous concernent, que c’est aussi leur
assurer des conditions de vie suffisantes pour qu’ils puissent se
consacrer à leur scolarité, selon une sorte de division du travail sur
le modèle suivant : au père, le travail qui nourrit la famille, aux
enfants, le travail à l’école.
Les sentiments d’impuissance et d’incompétence en matière
d’apprentissages scolaires, conjugués à l’importance prioritaire
accordée aux conséquences sociales de la scolarité, concourent à
limiter le suivi direct de la scolarité, y compris dans ses modalités
en apparence les plus simples ou les plus accessibles, aux yeux des
enseignants. Le suivi distant ainsi développé recouvre diverses
expressions : les parents regardent très irrégulièrement les travaux
des élèves ; ils signent les cahiers sans les examiner, persuadés par-
fois qu’en apposant leur signature ils répondent aux attentes des
enseignants ; d’autres se demandent à quoi sert de feuilleter les
cahiers s’ils n’y comprennent rien ; d’autres encore ne manifestent
leur intérêt qu’au moment des résultats mensuels ou trimestriels…
19. Cf. D. Glasman et G. Collonges, École et travail social, Rapport pour la M.I.R.E., avril
1992, p. 90.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 153
20. B. Jackson and D. Marsden, Education and the Working Class, Penguin Books, 1966,
p. 101. (Notre traduction).
21. B. Lahire, Tableaux de familles, Hautes études/Gallimard/Le Seuil, 1995, p. 277.
154 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
22. Cf. par exemple C. Montandon, « L’École dans la vie des familles, » Cahier du service de
la recherche sociologique de Genève, n° 32, 1991.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 155
c’sens-là. Faut pas qu’ça soit… faut pas qu’elle apprenne quelque
chose qu’elle sait déjà. C’est inutile pour elle. Et nous on perd notre
temps. Euh… faut pas qu’ce soit comme ça. Pour l’enseignement.
Sociologue : Donc vous r’gardez les, les endroits où ça a pas bien\
M. M. : \voilà, oui\
Sociologue : \marché\
M. M. : \voilà, c’est pour ça que, j’lui refais faire souvent. Mais euh…
les sons, souvent on revient, c’est-à-dire qu’la méthode, que, enfin si on
peut appeler ça méthode, euh, on voit plusieurs euh… associations de
voyelles, de consonnes, et après on fait une révision. Deux trois quatre
leçons, paf, on r’vient d’ssus, pour qu’ça rentre bien quoi. C’est plus
euh… plus approfondi. » (Père ouvrier menuisier, mère sans emploi,
4 enfants)
Les pratiques de « sur-scolarisation » dans les familles popu-
laires ont ainsi pour principe la multiplication du travail scolaire et
l’exercice d’une contrainte plus ou moins stricte sur l’enfant pour
l’obliger à accroître ou maintenir ses connaissances. Elles ne relè-
vent pas principalement d’une transmission de dispositions aux
apprentissages scolaires, à l’investissement scolaire… Elles sont
une modalité de l’appropriation de la scolarité par les parents et
procèdent d’une transposition des impératifs scolaires dans les
termes de la logique populaire. Le sens de cette transposition est
particulièrement clair dans les pratiques de cette famille que nous
avons pu connaître à la fois par l’observation directe et par des
entretiens avec les parents et les travailleurs sociaux. Il s’agit d’une
famille dont les enfants connaissent tous plus ou moins des diffi-
cultés à l’école et dont les parents semblent n’apporter aucune aide
au travail scolaire de leurs enfants. Les travailleurs sociaux inter-
viennent dans la famille et finissent par convaincre « le père qu’il
doit essayer d’aider, de soutenir ses enfants dans leur scolarité »,
surtout les plus jeunes. Celui-ci traduit ces incitations dans sa
propre logique. Il achète des cahiers et contraint un de ses fils qui
connaît de grosses difficultés à calligraphier des pages entières de
lettres, repoussant l’heure de repas du soir pour son fils et pour lui-
même jusqu’au moment où les longs exercices imposés sont enfin
terminés. Le père traduit ainsi les prescriptions des travailleurs
sociaux par une action coercitive contraire à leurs attentes. Il est
pourtant convaincu de remplir son rôle de père, de se conformer
aux exigences de l’école et d’œuvrer pour l’amélioration de la sco-
larité de son fils ; la fierté avec laquelle il nous montre les pages
remplies par son fils ne laisse aucun doute à ce sujet.
je dois avoir une pression sur mes gamins mais quand même de temps
en temps je me remets en question tandis que dans ces familles-là le
gros risque c’est que on se remet pas en question et que c’est pour le
bien de l’enfant alors que c’est pour, c’est pour soi, hein. “Vraiment
j’ai fait le maximum pour qu’il rentre en sixième.” Alors que le maxi-
mum il s’est traduit par le maximum pour qu’il soit en difficultés pour
rentrer en sixième. » (Instituteur CM2, 25 ans d’ancienneté)
Les actions d’aide à la scolarité mises en place par les tra-
vailleurs sociaux n’échappent pas à ces situations paradoxales dans
lesquelles les parents montrent tout l’intérêt qu’ils portent à la sco-
larité de leurs enfants et tentent de se conformer aux attentes sco-
laires mais ne parviennent cependant pas à répondre adéquatement
aux souhaits des agents de scolarisation. Ainsi, les animateurs
d’une action d’aide à la lecture destinée aux élèves de cours prépa-
ratoire se sont donné comme objectif d’impliquer les parents dans
cette action et dans le travail scolaire en intervenant au domicile
des familles. Ils sont confrontés soit à des parents qui continuent à
vaquer à leurs occupations habituelles, soit à des parents qui accep-
tent de « jouer le jeu », mais cette fois les animateurs en viennent à
regretter leur omniprésence.
« Oui donc, y’a eu une famille où euh y’avait beaucoup de passage, de
mouvement autour. Alors les parents, ils arrivent, ils, ils viennent pour
encourager les enfants, enfin bon, y’a tout un tas de, d’échanges
comme ça, ce qui fait que l’enfant, bon suivant les parents, là dans cette
famille-là notamment, euh les parents intervenaient régulièrement,
pour ne pas dire très régulièrement, pour ne pas dire souvent quoi. Et
euh ce qui fait que au départ ça été un peu, ça été un peu difficile pour
la fille qui travaillait… (…) Alors ben, c’est justement essayer de régu-
ler cette pression-là pour que, ben l’enfant il arrive à, à se prendre en
charge sans sentir que ben derrière, on lui donne des coups de pieds au
derrière quoi… Donc c’est vrai que y’a un moment où ben il faut quand
même que l’enfant il puisse penser tout seul sans qu’on soit derrière lui
quoi. » (Animateur « aide à la lecture »)
On voit que la confrontation des logiques scolaires et des
logiques populaires conduit à des situations complexes, qui ne lais-
sent d’embarrasser enseignants et travailleurs sociaux. Au moment
où ils croient avoir obtenu la collaboration tant attendue des parents
à la scolarité des enfants, ils s’aperçoivent que celle-ci ne se produit
pas selon des modalités toujours compatibles avec leurs principes
pédagogiques. Les parents ne paraissant à leurs yeux que pouvoir
passer d’un extrême à l’autre, les pratiques des familles populaires
ne leur semblent que plus incohérentes, ce qui produit chez nombre
d’enseignants le sentiment d’une incompréhension irréductible et
rédhibitoire de leurs attentes et des impératifs de la scolarisation.
Du côté des parents des familles populaires, la voie est étroite pour
tenter de contribuer positivement à la scolarité de leurs enfants et de
se conformer aux demandes des enseignants. Ils semblent condam-
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 161
« Y m’dit “oui j’en ai marre de faire des d’voirs”, j’dis mais, j’dis “tout
le monde fait des choses dans la vie qui z’aiment pas faire.” J’fais “tu
crois qu’ça fait plaisir d’aller au travail, de s’lever tous les matins,
d’aller au travail plutôt qu’d’aller à l’école ?” J’lui fais “dans la vie
c’est c’est jamais rose.” Alors voilà. » (Mère ouvrière sans emploi, père
chauffeur, 2 enfants)
Ici, la scolarisation est présentée comme une contrainte nécessaire
au même titre que le travail. Outre le parallèle entre le travail et
l’école, ce qui est formulé c’est le rappel que la vie n’est pas une
partie de plaisir mais un combat quotidien, qu’il faut accepter de se
soumettre à ses obligations et qu’on n’a pas le choix quand on est
membre des classes populaires.
Les parents s’approprient l’école, les pratiques scolaires, les
objectifs scolaires selon des logiques cohérentes avec leurs condi-
tions sociales d’existence et leur histoire sociale. Jean Testanière le
note à propos de familles populaires dont les enfants sont en « réus-
site scolaire » :
Cette manière des parents de reporter sur le scolaire les catégories de la
culture du travail fait apparaître que la scolarisation prolongée de leurs
enfants n’entraîne pas un accommodement forcé de leurs conduites à la
logique scolaire, mais seulement la réinvention de conduites propices à
la réussite à partir de leur système de valeurs et d’attitudes.30
Toutes les appropriations populaires de l’école ne conduisent pas,
loin s’en faut, à des succès scolaires. Pour ce qui nous intéresse,
elles génèrent le plus souvent de fortes contradictions avec les
enseignants et les travailleurs sociaux porteurs des logiques péda-
gogiques.
IV – CONCLUSION
30. J. Testanière, Les Enfants de milieux populaires et l’école. Une pédagogie populaire est-
elle possible ?, thèse d’État, Paris V, 1981, p. 160.
168 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
31. J.-P. Terrail, « Familles ouvrières, école, destin social (1880-1980) », Revue française de
sociologie, 1984, XXV-3, p. 436.
32. J.-M. Berthelot, Le Piège scolaire, P.U.F., 1983, p. 293.
33. J.-M. Berthelot, Le Piège…, op. cit., p. 293.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 169
familles qu’on aimerait bien voir. On est obligé souvent même d’aller
chez eux. On est plus ou moins bien reçu parce que ils veulent pas avoir
de contacts avec l’école parce que parce que bon, ils sont pas, ils… Bon
on sait pas si ils jugent ce qu’on fait c’est bien ou pas, de toute façon
ils donnent pas leur avis. Ou alors c’est des parents qui considèrent
l’école comme une garderie donc bon moins ils y vont mieux ça vaut. »
(Instituteur CM2, 26 ans d’ancienneté)
L’enquête de Cléopâtre Montandon confirme que le nombre et
la diversité de formes des interactions entre parents et enseignants
décroissent lorsque l’on va des parents les plus scolarisés aux
parents les plus éloignés de l’univers scolaire et des cadres aux
ouvriers. Ainsi, alors que 9 % des cadres déclarent ne jamais parti-
ciper aux réunions à l’école, 20 % des ouvriers de l’échantillon sont
dans ce cas, 47 % des parents dont la mère a quitté l’école à la fin
de la scolarité obligatoire rencontrent individuellement les ensei-
gnants contre 67 % des parents dont la mère a atteint le niveau uni-
versitaire4. Nos observations vérifient que les parents des familles
populaires et surtout les plus étrangers au mode scolaire de sociali-
sation ne viennent qu’assez rarement et avec beaucoup de difficul-
tés à l’école. Il faut néanmoins relativiser le discours globalisant
d’une partie des enseignants qui pourrait laisser croire que, dans les
quartiers populaires, les parents ne les rencontrent jamais ou ne
pénètrent jamais dans l’espace scolaire. Nos observations, ainsi que
les entretiens avec les enseignants, montrent qu’une partie des
parents vont à l’école pour discuter avec les enseignants de leurs
enfants ou avec le directeur de l’école quand des problèmes se pré-
sentent. En outre, il existe de fortes variations selon les écoles.
Entre les écoles primaires d’abord, l’importance ou la fréquence
des rencontres entre parents et enseignants variant avec les actions
menées par les enseignants en direction des familles. Entre les
écoles primaires et les collèges ensuite, l’élévation du niveau sco-
laire, la complexité croissante des études, l’identification moins
simple des professeurs semblant réduire le nombre d’interactions
avec les parents. Il reste que pour la plupart des enseignants, les
relations avec les parents des familles populaires sont généralement
insatisfaisantes, soit parce qu’ils reçoivent trop rarement la visite
des parents, soit parce que les modalités des rencontres ne concor-
dent pas toujours avec ce qu’ils souhaitent.
4. C. Montandon, « L’École dans la vie des familles », Cahier du service de la recherche socio-
logique de Genève, n° 32, 1991, p. 42-43.
176 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
parents sont « sur la sellette ». Quand les parents évoquent les cas
où les instituteurs les interpellent à la sortie des classes, ils disent
souvent : « il m’a attrapé ». Le mot « attrapé » doit sans doute être
pris au double sens de « il m’a coincé », « je n’ai pas pu y échap-
per » et de réprimander, tant il est vrai que de nombreux parents
vivent ces moments comme des moments où ils sont mis en cause.
On comprend que les parents manifestent immédiatement de l’in-
quiétude lorsque les enseignants veulent les voir. Cette inquiétude
s’est d’ailleurs exprimée vis-à-vis de nous lorsque nous avons pris
rendez-vous avec les parents pour réaliser les entretiens. Lors de la
prise de contact, plusieurs parents nous ont demandé d’emblée si
notre démarche était liée à un problème particulier avec un de leurs
enfants : « qu’est-ce qu’il a fait ? », « pourquoi vous voulez me voir,
y’a un problème ? », etc. Pour les parents des familles populaires
« être convoqué » à l’école est d’abord le signe d’un problème, très
souvent d’un acte ou d’une conduite répréhensible de leur enfant :
« Y m’a chopée pour la ben [rires] j’attendais Christophe, non j’allais
récupérer Christophe, j’avais l’goûter pour les gamins, il [le directeur
de l’école] est sorti du bureau y m’fait “v’nez, v’nez dans mon bureau”.
J’dis “ça y est Cédric a fait une conn’rie”. Et pis y m’a dit “non j’vous
vous voulez être supplémente euh suppléant de délégués d’parents
d’élèves ?” » (Mère O.S., père chauffeur, divorcés, 2 enfants)
L’anecdote suivante est idéal-typique de l’attitude des parents
lorsque les enseignants leur demandent de venir à l’école, l’enfant
ayant fait les frais de l’interprétation de cette demande. Une mère
reçoit un mot de l’institutrice, libellé de la manière suivante : « je
souhaite vous rencontrer pour parler du travail de R. en classe »,
l’institutrice ayant l’intention d’évoquer avec elle les difficultés de
son fils et notamment sa lenteur à accomplir les exercices scolaires.
Dès qu’elle reçoit le message, la mère punit son fils en le privant de
télévision et de bicyclette. Sur la base des relations antérieures avec
d’autres enseignants et de problèmes antérieurs avec son fils à
l’école, elle anticipe sur ce que l’institutrice va lui dire et traduit la
demande d’entrevue comme une convocation liée à un comporte-
ment perturbateur ou répréhensible de son fils. Lorsqu’elle se rend
auprès de l’enseignante, la mère se montre très intimidée et
anxieuse, déclare qu’elle craignait de se « faire disputer » à cause
du travail scolaire à la maison, insiste sur le fait qu’elle fait beau-
coup travailler son fils et donne des gages de sa bonne volonté en
annonçant d’emblée les sanctions qu’elle a prises par anticipation.
L’inquiétude et le sentiment de culpabilité liés aux difficultés
scolaires ou à l’indiscipline des enfants suffiraient à rendre intelli-
gibles les réticences des parents à se rendre à l’école. Il faut ajou-
ter que les interactions sont nécessairement dissymétriques et
inégales. En rencontrant les enseignants, les parents, peu scolarisés,
178 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
6. Il suffit d’évoquer comment les odeurs de la salle de classe ramènent en arrière, aux heures
passées à l’école, l’adulte qui ne pénètre pas souvent dans les bâtiments scolaires pour com-
prendre que la sensation purement corporelle peut suffire à ressusciter les angoisses scolaires
de certains parents.
180 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
Institutrice n° 1 : \voilà\
Institutrice n° 2 : \un père : “Oh là là excusez-moi, j’vais vous déran-
ger”.
Institutrice n° 1 : Oui.
Institutrice n° 2 : J’dis “Non… vous n’me dérangez pas du tout. Alors
vous voulez qu’on parle de votre gamin, on parle de votre gamin.
Simplement, bon ben… avoir un rendez-vous, pour que moi j’puisse me
libérer”… mais non. “Oh là là mais j’vous dérange, j’vous dérange”,
“Mais non, ça m’dérange pas d’parler d’votre gamin, au contraire” »
(Institutrice n° 1 CM1, 6 ans d’ancienneté ; Institutrice n° 2 CM1,
10 ans d’ancienneté)
Les conditions sociologiques des rencontres avec les ensei-
gnants, les enjeux liés à ces rencontres permettent de comprendre
qu’il soit souvent difficile pour les parents des familles populaires
de se rendre à l’école, terre étrangère et plus ou moins inconnue,
territoire de l’enseignant dans lequel les parents les plus dominés
n’ont ni autorité ni légitimité. Il y a des raisons multiples au fait que
les parents ne se rendent pas à l’école, des raisons qui ont toutes
pour principe la confrontation des logiques populaires, dominées,
et des logiques scolaires, dominantes, et la confrontation entre des
êtres sociaux dont les pratiques, les manières d’être ont nulle légi-
timité et d’autres qui représentent la légitimité éducative. La réti-
cence d’une partie des parents à entrer dans l’école et à rencontrer
les enseignants participe de pratiques d’évitement de situations
dans lesquelles les parents peuvent être mis en difficulté par le juge-
ment socialement légitime des enseignants, dans lesquelles l’illégi-
timité de leurs pratiques et celles de leurs enfants peut être mise à
jour, dans lesquelles leur dignité est mise en cause… sans qu’il soit
nécessaire que les enseignants manifestent volontairement ou
ostensiblement leur désaccord avec les pratiques des parents ou
qu’ils les critiquent directement pour que la situation soit dévalori-
sante ou stigmatisante. De la même manière qu’il existe des formes
d’auto-censure dans les échanges langagiers10, l’évitement de
l’école par les parents, leur non participation aux réunions, leurs
silences… sont des anticipations des sanctions menaçant leur pré-
sence, leur langage, leurs pratiques, leur être sur le terrain de
l’école. Ce qui est fatalement interprété comme une « démission »
ou un « désintérêt » à l’égard de l’école et de la scolarité des enfants
peut être une sorte d’intérêt bien compris, les parents ne voyant pas
toujours ce qu’ils ont à gagner à rencontrer les enseignants mais
percevant ce qu’ils peuvent y perdre ou du moins les risques que les
rencontres représentent. En outre, dans l’évitement de l’école et des
enseignants par les parents, il y a quelque chose du « contrôle de
« Oui j’pense quand même qu’y’a une attente même assez forte de
façon générale parce qu’souvent ils s’déchargent justement, enfin les
parents nous disent souvent “j’vous confie mon enfant”, enfin ils le
disent pas en ces termes mais c’est “j’vous confie mon enfant et… vous
faites tout c’que vous voulez, bon s’il faut l’taper pour qu’ça marche
droit, vous l’tapez”, bon c’genre d’réflexion qui montre qu’on en est
entièr’ment responsable… » (Instituteur CE2, 10 ans d’ancienneté)
« Il vient à la maison, il crache sur les gens, je suis rentré à l’école, j’ai
dit “il faut que vous, s’il essaie de cracher il faut que vous le, le frappe
pour qu’il arrête”. » (Père ouvrier sans qualification au chômage, mère
au chômage, 5 enfants)
« C’est le maître qui fait l’travail, les professeurs, l’directeur d’l’école
et tout ça hein. Moi je… qu’est-ce que vous… on voit pas les gosses, la
journée. On n’est pas, on n’est pas toujours derrière eux, hein, c’est
ça. » (Père ouvrier spécialisé, mère sans emploi, 5 enfants)
Cette délégation de l’autorité, cette demande que les enseignants
sévissent en lieu et place des parents prennent tout leur sens lors-
qu’on les met en relation avec le mode d’autorité contextualisée à
l’œuvre dans les familles populaires. L’autorité ne peut s’exercer
qu’immédiatement et doit être directement liée à l’acte ou au com-
portement de l’enfant. Les parents ne peuvent agir sur le comporte-
ment des enfants à l’école parce qu’ils n’y sont pas physiquement
eux-mêmes.
« Alors si elle s’amuse euh je pense que… y sont là-bas pour euh [rires]
la corriger hein [rires] (…) c’est pas… c’est pas à moi de voir si, quand
je suis à… je suis ailleurs hein. » (Père O.S., mère sans emploi, 4
enfants)
Pour ces parents, les pratiques des enfants ne pouvant changer que
par une action directe, c’est donc aux enseignants d’intervenir pour
que le comportement des enfants soit conforme aux exigences sco-
laires. Ils attendent d’ailleurs que les enseignants participent à l’en-
cadrement et à la surveillance de leurs enfants pendant le temps
scolaire, y compris durant le temps du repas ou de la récréation.
Plus d’un père ou d’une mère nous diront qu’ils ont peur que leurs
enfants prennent de mauvaises habitudes ou aient de mauvaises fré-
quentations au collège parce que la surveillance leur paraît insuffi-
sante. Il ne s’agit pas d’un abandon ou d’une démission de la res-
ponsabilité parentale mais d’une impossibilité logique à concevoir
que la soumission aux règles scolaires comme aux règles familiales
puisse passer par une autodiscipline ou une autocontrainte.
Plus largement, pour comprendre le fait qu’une partie des
parents délèguent à l’école le soin d’instruire leurs enfants, il faut
prendre en compte le sentiment des parents de ne pas pouvoir aider
leurs enfants dans leur scolarité parce qu’ils ne comprennent pas,
parce qu’ils ont peur de se tromper, parce que leurs enfants savent
mieux qu’eux, parce que la difficulté rencontrée avec la scolarité
des enfants vient s’ajouter à mille autres difficultés à surmonter.
Cette délégation, qui choque les enseignants, paraît une évidence
du point de vue des parents. Démunis au plan scolaire, ils s’en
remettent à ceux qu’ils considèrent comme les spécialistes de
l’éducation, de la transmission des savoirs. Cette « remise de soi »
n’est pas sans analogie avec la « remise de soi » des plus démunis
en politique14. En matière scolaire (et sans doute aussi en politique),
la remise de soi des dominés est à double sens. Elle est à la fois
14. Cf. P. Bourdieu, La Distinction, Minuit, 1979, p. 498 ; Questions de sociologie, Minuit,
1984, p. 246.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 187
des familles que nous avons rencontrées, la sœur aînée, qui s’oc-
cupe de la scolarité des plus petits, s’inquiète de la scolarité de son
frère et s’étonne de ne pas recevoir davantage d’informations à ce
sujet :
« Enfin j’attendais plus d’elle [l’institutrice] quoi, j’attendais plus
qu’elle suive Rabah, qu’elle le suive au niveau d’ses devoirs, qu’elle
euh me fasse passer des mots pour me dire “voilà Rabah est plus en dif-
ficultés en grammaire, en orthographe”, ou telle ou telle chose quoi, ça
m’au, ça m’aiderait moi d’mon côté. (…) Comme j’ai été voir madame
H., j’lui ai dit de, d’essayer de voir un peu avec Rabah, euh de suivre
ses devoirs quand il les écrit et pis de me faire passer certains mots de
temps en temps entre midi et deux heures, de prendre un cahier de cor-
respondance et d’me dire “voilà Rabah a plus de difficultés en ortho-
graphe, en grammaire, il comprend pas telle ou telle chose”, donc moi
j’peux essayer d’accentuer ici, à la maison, là ça aiderait vraiment
beaucoup mais là non y’a rien, y’a pas de correspondance, y’a rien du
tout. » (Père OS. au chômage, mère sans emploi, 7 enfants, entretien
avec la fille aînée)
La sœur, en position d’attente, ne retourne pas d’elle-même voir
l’enseignante et s’enquérir de l’évolution de la scolarité de son
frère. Dans le même temps, les deux instituteurs chargés de la
classe envisagent, après consultation du psychologue scolaire, de
placer l’enfant en classe de perfectionnement l’année suivante et
n’en informent les parents et la fille aînée de la famille qu’au tout
dernier moment, en fin d’année scolaire. Habitués à travailler seuls
ou considérant que les problèmes d’« orientation » de ce type ne les
concernent qu’eux seuls, ou que les familles ne sont pas aptes à sai-
sir ce genre de choses ou qu’elles s’en désintéressent, ils négligent
ce travail d’avertissement pourtant indispensable ici, lorsque l’on
connaît les conséquences négatives et souvent définitives pour
l’avenir des enfants de la relégation dans ce type de classe. Sans
doute, les parents des familles populaires tendent-ils à renoncer et
à se résigner quand les difficultés scolaires s’accumulent. On peut
se demander si une partie des enseignants ne renoncent pas eux
aussi et ne considèrent pas implicitement que les parents des
familles populaires sont de toute façon inaptes à aider leurs enfants
et se désintéressent de la scolarité au point que tenter de les infor-
mer des difficultés scolaires de leurs enfants serait peine perdue.
15. « La conduite des écoles chrétiennes » (1706) de J.-B. de la Salle, citée par R. Chartier, et
al., L’Éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, SEDES/CDU, 1976, p. 119.
16. G. Vincent, L’École primaire..., op. cit., p. 34.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 191
que par les pratiques mises en œuvre. Ensuite, et surtout pour ce qui
concerne notre propos, les parents peuvent et sont même invités à
pénétrer dans l’école. L’espace scolaire ne leur est donc pas systé-
matiquement interdit mais son accès reste pourtant réglementé,
codifié, protégé des appropriations non conformes, hétérodoxes,
protégé de ceux qui les mettent en œuvre. Une « note aux parents »
envoyée par les enseignants d’une école primaire rappelle :
« Les parents qui accompagnent et attendent leurs enfants se tiennent
au portail aux heures d’entrée et de sortie. Les parents qui viennent
chercher leurs enfants à l’école maternelle et qui ensuite attendent
leurs enfants à l’école primaire voudront bien les attendre au portail et
surveiller les petits. (…) l’accès des passages, des cours, des espaces
verts à l’intérieur du groupe scolaire est interdit sans motif valable. »
Dans une école voisine où le portail est situé très loin des bâtiments
scolaires, les enseignants s’efforcent de contenir les parents à l’ex-
térieur de l’enceinte scolaire pour empêcher qu’« une nuée de
parents pénètrent dans la cour » ainsi que le dit le directeur en
réunion du conseil d’école.
« Sociologue : C’est pour ça tout à l’heure, comme j’étais là un peu tôt,
j’ai regardé quoi, ils [les parents]… ils dépassent pas hein.
Institutrice : Mais non, ben oui parce que… on… s’est assez battu oulà
là là là, parce qu’ils rentraient jusque dans la cour, là, c’est, si bien
qu’on n’arrivait pas à faire euh… passer nos rangs. Alors on s’est vrai-
ment battu, alors là maint’nant, ils ont quand même une limite, ça y’est.
Sociologue : Parce qu’avant ils v’naient dans la cour…
Institutrice : Ben ils ils avançaient bien dans la cour, mais pas jusque
dans la cour mais bien bien avant. Et… c’était un peu gênant pour
euh… les classes qui avançaient avec le rang. Déjà que… traverser la
cour en rang c’est déjà pas évident. » (Institutrice CM1, 33 ans d’an-
cienneté)
Les parents sont ici perçus comme perturbateurs de l’ordre sco-
laire, et par exemple de cette pratique scolaire de l’ordre consistant
à maintenir les enfants en rang jusqu’à la sortie de l’espace scolaire.
Vouloir maintenir les parents à l’écart de l’espace de l’école, c’est
toujours à la fois répondre à des exigences pratiques d’organisation
de l’école ou de sécurité et à la fois préserver un ordre scolaire, une
logique scolaire, une forme scolaire de relations. En maintenant le
rang jusqu’à la grille de l’école, l’enseignant maintient le calme et
la discipline qui siéent à l’espace scolaire et prolonge l’acte éduca-
tif d’inculcation de l’ordre jusqu’aux confins du territoire scolaire,
repoussant aux limites ultimes l’instant où la logique scolaire per-
dra ses droits pour laisser place à la logique de la rue et des familles
populaires.
La protection de l’espace scolaire concourt à limiter la venue
des parents des familles populaires à l’école en s’ajoutant aux obs-
tacles que nous avons évoqués auparavant. Aller voir les ensei-
192 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
« Parce que quand ils viennent après les heures de classe les parents ils
viennent avec les petits. Hein, alors euh, bon, j’vous parle pas du bruit
[rires] on n’arrivait pas à s’entendre. (…) Mais oui, enfin les mamans
étaient là, même si elles ont pas compris, elles se sont pas plaintes hein,
elles ont pas dit, non, non, mais alors j’vous dis, parfois y’avait un bébé
dans la poussette, un p’tit d’la maternelle sur les g’noux, euh, ah j’vous
dis pas… c’était vraiment… alors on n’a pas recommencé quoi, dans
ces conditions-là, on a dit c’est pas la peine, quoi hein… » (Institutrice
CP, 30 ans d’ancienneté)
Au-delà des difficultés de garde des jeunes enfants, le problème
posé ici est celui du rapport des parents aux situations formelles du
genre des réunions de l’école. Cela rejoint l’attitude de nombre de
parents pendant les entretiens. Beaucoup d’entretiens ont lieu avec
la télévision en marche, certains parents émettant de temps à autre
des remarques sur l’émission en cours ; des parents interpellent
leurs enfants sur des points étrangers à nos questions ; d’autres s’in-
terrompent pour régler des questions du ravitaillement familial, etc.
À l’évidence, la vie ne s’arrête pas, il n’existe pas de coupure entre
la vie quotidienne et les interactions formelles dans une réunion ou
un entretien. De la même manière, les réunions à l’école sont par-
fois l’occasion de discuter avec les voisins ou de discuter des voi-
sins, de « papoter », ce qui conduit quelques parents à s’exclure de
ces réunions parce qu’ils se sentent atteints par les commérages.
« Mme D. : Une fois qu’on est sorti d’l’école, ça critique, si vous vou-
lez discuter avec eux, notre avis c’est celle-là, c’est celle-là. Moi dans
mon dos, on m’a dit, ils m’ont traité de juive. On m’a traité de truc.
Moi, j’aime pas fréquenter, les femmes d’école, j’aime pas les fréquen-
ter. Pour ça, ça fait deux mois, j’ai arrêté. Mais malheureus’ment, j’ai
travaillé là-bas, on m’a fait des misères un paquet dans mon dos, j’ai
arrêté tout. C’est pour ma place, elles sont jalouses, j’les laisse ma
place. (…)
Sociologue : Vous n’allez pas aux réunions à cause des, des autres
parents quoi ?
Mme D. : À cause des femmes, parce que elles parlent de moi, et puis
moi j’chuis, c’est pas, c’est, comment on dit ça, c’est pas moi, qu’j’vais
parler d’eux, moi j’chuis une femme de ma maison, j’chuis une femme
pour mes enfants, je m’occupe pas de c’qui s’passe dehors. » (Mère
femme de ménage sans emploi, divorcée, 3 enfants)
L’organisation de réunions pour les parents contribue ici à intro-
duire au sein de l’école les conflits ou les rivalités entre habitants
du quartier, entre familles… et peut se retourner contre l’objectif
que les enseignants s’étaient fixé de « tisser des liens étroits avec le
quartier ». Avec les parents s’introduisent à l’école les problèmes
de la sociabilité populaire et les préoccupations domestiques. La
question des préoccupations domestiques qui amènent les parents à
l’école est aussi un thème récurrent dans les propos des ensei-
gnants.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 195
« Les résultats scolaires ne semblent pas les concerner, par contre, ils
viennent pour des faits extra-scolaires (disputes entre enfants, accès de
l’école, stationnement des véhicules, etc.) » (Projet d’école)
Les parents interviennent sur ce qui relève de leurs prérogatives :
les soins de leurs enfants, leur honneur, les objets qu’ils achètent…
Il est fréquent que des parents viennent voir les enseignants pour
des objets perdus ou volés, pour des vêtements abîmés, pour un
goûter perdu… C’est d’ailleurs sur des questions relevant des soins
des enfants que les parents se sentent le plus autorisés à apostropher
ou à critiquer les enseignants :
« Oui, je suis allée, j’ai, j’ai déjà vu, j’chuis déjà allée. Justement, je
j’ai parlé du nez de Cathy. On a discuté, bon, on a vu que c’était pas
méchant, bon lorsque qu’Cathy est dans la cour bon, bon, les maî-
tresses, bon elles, faites pas quand même, un p’tit peu attention quand
même. Et Cathy est sans son bonnet, lorsqu’il fait froid, elle arrive et
puis bon, elle tousse et, j’aime pas bien ça. Elle se… elle laisse en p’tit
tee-shirt, en, en pull et lorsqu’elle arrive le soir, elle tousse, elle tousse,
et puis… (…) Elle ne met pas sa cagoule, elle est toujours mal habillée,
toujours grande ouverte, puis lorsqu’elle est là, il faut toujours l’em-
mener chez le med’cin. » (Mère personnel de service sans emploi, sépa-
rée, 3 enfants)
Il arrive même parfois que l’un d’entre eux interpelle les ensei-
gnants parce qu’il estime qu’ils ne veillent pas suffisamment à cet
aspect de l’encadrement des enfants :
« Y surveillent pas bien les afans. Une fois, je vois, comme je suis au
chômage, je vois qu’est-ce qui se passe à l’icole, je vois bendant la
ricréation, li zafans y jouent dans l’eau, tu sais, au pied des arbres,
y’en a des pierres et de l’eau, li zafans y jouent dans l’eau, et li
vêt’ments sont tout mouillés et li maîtresses sont à l’abri. J’ai dit “faut
pas laisser li zafans jouer dans l’eau”. Li maîtresses elles dit “vous êtes
pas surveillant”. » (Père O.S. au chômage, mère femme de ménage, 7
enfants)
Précisons que l’intrusion de ce père dans l’espace scolaire pour se
mêler de l’encadrement des enfants à l’école a été fort peu appré-
ciée des enseignants qui considèrent que les difficultés scolaires
importantes de ses enfants et son comportement à l’égard des ques-
tions scolaires lui ôtent tout droit à donner son avis sur ce qui se
passe à l’école.
Les conflits entre enfants constituent sans doute les occasions
les plus fréquentes de l’intervention de parents dans l’espace sco-
laire. Très souvent, les parents tentent de régler eux-mêmes les
conflits et introduisent alors des formes de relations et des modes
d’autorité allant à l’encontre des règles qui régissent l’espace sco-
laire, comme ces mères qui interviennent dans la cour de l’école :
« Cédric, Yassim, m’ont dit : “c’est Ludovic”. Tous les deux, parce que
même Yassim est v’nu défendre Christophe. J’te le dis, tu peux lui en
196 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
17. Il est loisible d’opérer ici une analogie avec ce qu’écrit N. Élias à propos de la violence
physique légitime dont l’État a le monopole dans les formations sociales modernes : « Du
moment que le monopole de la contrainte physique est assuré par le pouvoir central, l’individu
n’a plus le droit de se livrer au plaisir de l’attaque directe : ce droit est réservé à quelques per-
sonnes mandatées par l’autorité centrale, par exemple aux policiers, et les masses ne peuvent
plus en user que dans des circonstances particulières, en temps de guerre ou de heurts révolu-
tionnaires, dans la lutte socialement sanctionnée contre des ennemis extérieurs ou intérieurs. »
La Civilisation des mœurs, Calmann-Levy, 1973, p. 293.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 197
bien. C’est un directeur qui s’investit dans son école. Enfin moi
j’trouve. Il s’investit pour les gamins, il, s’il fait des voyages, des trucs
comme ça, c’est lui qui fait tout… pour avoir des réductions des choses
comme ça, enfin… c’est lui qui… qui s’démène quoi pour son école. »
(Père ouvrier menuisier, mère sans emploi, 4 enfants)
« Y se sont vraiment intéressés pour mon fils donc y z’ont vu un pro-
blème, qui y avait un problème, y m’en ont parlé et je les remercie
beaucoup pa’c’que nous on est à la maison on peut pas savoir qu’est-
c’qui s’passe à l’école. » (Mère assistante maternelle, père aide-cuisi-
nier, 2 enfants)
Il ne s’agit pas de dire que les relations entre les parents des
familles populaires et les enseignants sont idylliques ; elles ne le
sont pas davantage aujourd’hui que par le passé et on a vu l’impor-
tance des contradictions entre parents et enseignants, comme on a
vu qu’elles pouvaient tourner au conflit. On veut plutôt souligner
que si les enseignants qui exercent dans les quartiers populaires
sont parfois en difficulté, du fait de ces contradictions, s’ils regret-
tent de ne pouvoir instaurer facilement la collaboration qu’ils atten-
dent des parents, ils retirent aussi des satisfactions d’avoir affaire à
des familles populaires.
Il y a une profonde ambiguïté dans la position des instituteurs à l’égard
des classes populaires : ils sont à la fois gênés et valorisés par la dissy-
métrie de la relation, tant avec les parents qu’avec les enfants.
Reconnus comme véritables professionnels, maîtres de leur univers,
sentiment assez rare pour qu’ils le ressentent fortement…19
Beaucoup d’enseignants insistent sur leur sentiment d’apporter
quelque chose sinon aux familles du moins aux enfants. La percep-
tion d’une population très démunie paraît les conforter dans l’idée
de leur utilité sociale alors que dans les écoles fréquentées par les
classes supérieures « on s’demande à quoi on sert hein, les gamins
ils ont déjà tout, ils savent déjà tout… Enfin pas tout, mais c’est
tout juste si ils ne nous font pas la leçon… » nous dit une institu-
trice effectuant des remplacements dans des écoles différentes. Par
rapport aux familles populaires, la satisfaction première des ensei-
gnants est de ne pas se sentir socialement dominés, d’avoir la consi-
dération des parents et d’être socialement reconnus :
« C’est vrai qu’on est plus euh… on a l’impression de d’être euh d’être
quelqu’un entre guillemets, assez… C’est vrai c’est plus valorisant. »
(Institutrice maternelle, 14 ans d’ancienneté) ; « pour beaucoup de
parents on est un peu comme euh, autrefois l’instituteur de village,
parmi le village, la personnalité et… juste après monsieur le maire
vous voyez… un peu le notable. (…) Les parents viennent à nous de
cette façon, ça nous a… ça nous plaît, ça… bon ça prouve qu’ils ont
confiance. » (Instituteur CM2, 21 ans d’ancienneté)
V – CONCLUSION
22. Concernant l’évolution de l’origine sociale des instituteurs, on peut consulter : I. Berger,
Les Instituteurs d’une génération à l’autre, P.U.F., 1979 ; F. Charles, Instituteurs : un coup au
moral, Ramsay, 1988.
204 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
1. Cf. D. Thin, « Travail social et travail pédagogique : une mise en cause paradoxale de
l’école », in G. Vincent, L’éducation prisonnière de la forme scolaire ?, P.U.L., 1994, p. 51 à 71.
2. G. Vincent, L’École primaire française, P.U.L., 1980, 344 p.
3. O. Gréard, Éducation et instruction, enseignement primaire, Hachette, 1889, t. 2, p. 223.
208 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
instituteurs qui nous ont ouvert leur classe, nous ont fait entrer, nous
ont fait expliquer bon c’qu’on proposait aux enfants, ils nous ont même
guidés vers certains enfants qui auraient besoin plus que d’autres de
faire de l’expression, sinon on a fait des affiches aussi… » (Animatrice
centre social)
Les efforts que les travailleurs sociaux sont parfois obligés de
déployer pour avoir un nombre suffisant d’enfants inscrits à leurs
activités incitent à fortement relativiser l’idée d’une « demande »
émanant spontanément des familles. En même temps, le souci sco-
laire des familles populaires est tel que les activités d’« aide aux
devoirs » ou de « soutien scolaire », une fois créées, connaissent
souvent une affluence importante, les parents se saisissant de
l’« offre » pour tenter de donner des chances supplémentaires à
leurs enfants ou pour tenter d’enrayer la spirale cumulative des dif-
ficultés scolaires.
Ne faut-il pas, d’autre part, analyser la manière dont la
« demande » ou les attentes des familles populaires sont détour-
nées, ré-interprétées dans le sens de la logique des travailleurs
sociaux, logique qui entre souvent en contradiction avec ce que
souhaitent les parents ? La « demande » des parents est une
demande d’aide face aux problèmes scolaires de leurs enfants. Elle
est une manifestation de la conscience ou de la perception de l’im-
portance de l’école pour l’avenir de leurs enfants et une manifesta-
tion du sentiment de leurs difficultés à aider leurs enfants, de leur
désarroi face aux questions scolaires. Cette demande est nécessai-
rement pensée dans l’ordre des logiques des familles populaires
concernant la scolarité. Elle s’exprime conformément à la manière
dont les parents envisagent les apprentissages scolaires. Elle est
étroitement liée à une espérance d’amélioration rapide des résultats
scolaires. Les parents attendent donc du « soutien scolaire » une
reprise du travail fait en classe, « du travail et pas des jeux », et une
efficacité sinon immédiate du moins rapide. Les animateurs se sai-
sissent des attentes des parents pour mettre en œuvre d’autres pra-
tiques éducatives moins directement guidées par la recherche d’ef-
fets positifs à court terme sur les résultats scolaires, relevant
davantage de l’animation et de pédagogies fondées sur le jeu,
l’« expression », etc. Nombre de promoteurs d’activités « péri-sco-
laires » maintiennent les activités d’aide directe à la scolarité sim-
plement parce que c’est le moyen d’obtenir que les parents laissent
leurs enfants sous l’emprise éducative des animateurs.
« On s’est rendu compte ces dernières années que les familles n’ad-
mettent pas le jeu, le ludique, certaines ont fui le groupe a.e.p.s. [acti-
vités éducatives péri-scolaires] parce que on jouait, elles n’ont pas
compris, donc cette année on contourne et elles ont d’mandé ces mêmes
familles qu’on aille chez elles et on fait du scolaire bon, du scolaire tan-
dis que dans le groupe on joue… On répond un peu à la demande de la
216 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
famille sans, enfin c’est délicat tout ça. » (Animatrice activités « péri-
scolaires »)
Il faut parfois l’autorité de l’enseignant pour convaincre les
parents de continuer à envoyer leurs enfants à des activités qui ne
correspondent pas à leurs attentes parce qu’elles ne sont pas exclu-
sivement consacrées aux devoirs ou à des exercices scolaires :
« Institutrice : J’ai des enfants qui vont au centre social donc j’ai
poussé parce que les familles voulaient plus trop, j’en avais deux ou
trois qui allaient et puis les familles voulaient plus trop. Elles préfé-
raient qu’ils aillent à l’étude. Alors moi je leur ai dit, j’ai dit aux
familles “ben écoutez, le centre social c’est bien, y’a des personnes qui
sont là pour les aider, en plus si ils ont pas de devoirs ils peuvent faire
de la lecture etc., donc allez-y !” [rires].
Sociologue : Et vous savez pourquoi elles ne voulaient plus y aller ?
Institutrice : Oui parce que la maman, enfin les mamans pensaient qu’à
l’étude ils étaient plus, plus tenus, plus euh, c’était plus scolaire. (…)
Donc j’en ai trois qui y vont euh deux ou trois fois par semaine je
crois. » (Institutrice classe de perfectionnement, 7 ans d’ancienneté)
Il existe une sorte de détournement de la demande des familles,
qui n’est pas un simple malentendu.
Tout semble se passer comme si, face à une demande des familles, les
institutions, école et travail social, tentaient d’imposer une demande
légitime (…) c’est-à-dire une demande correspondant à un « besoin »
tel qu’il est identifié par ces institutions à travers les analyses de
l’« échec scolaire » et les processus d’insertion11.
Forts de leur « compétence éducative », les travailleurs sociaux
s’autorisent et sont autorisés institutionnellement à définir les
« besoins » des enfants et des familles populaires, d’après leurs
propres analyses et leurs propres critères éducatifs, à l’encontre des
demandes effectivement exprimées par les familles. Ceci est parti-
culièrement net lorsque les animateurs des activités « péri-sco-
laires » interprètent la venue des enfants des familles populaires à
ces activités dans les termes flous de la psychologie spontanée
omniprésente dans le travail social :
« Derrière les devoirs, y’a, y’a une grosse grosse demande affective » ;
« ce qu’il cherche en fait, c’est une reconnaissance, la reconnaissance
d’un adulte qui sache l’écouter, prendre en compte ses désirs profonds
et, mais aussi ses angoisses profondes » ; « ils ont un besoin d’expres-
sion, de pouvoir s’exprimer et puis de communiquer. »
La contradiction entre ce qu’attendent les parents et le sens que les
travailleurs sociaux donnent à leurs actions est aussi visible dans la
faible importance accordée aux résultats concrets de ces actions et le
refus souvent observé de les évaluer en termes de résultats scolaires.
« Alors, bon moi c’est vrai que j’ai pas trop envie d’évaluer au niveau pro-
gression de l’enfant en ce qui concerne les résultats purement scolaires.
Notre action est beaucoup plus basée sur la revalorisation de l’école et sur-
tout sur le contact entre l’enfant et l’adulte. » (Animatrice centre social)
« Je sais pas si il y a des progrès mais il y a certainement des change-
ments au plan de la relation, de l’épanouissement des enfants, certai-
nement qui découvrent un autre monde et puis qui ne se sentent plus,
des familles aussi qui ne se sentent plus en ghetto parce que y’a un va-
et-vient entre l’immeuble, ce n’est plus une séparation. » (Responsable
d’activités « péri-scolaires » en « pied d’immeubles »)
À partir d’une attente d’aide concrète pour la scolarité des
enfants, les travailleurs sociaux essaient de promouvoir une entre-
prise éducative visant à imposer d’autres normes affectives, relation-
nelles, un autre ethos, une autre manière d’être, d’autres logiques
socialisatrices, d’autres modes d’autorité, visant à inculquer aux
enfants un autre modèle d’être social. Ils concourent ainsi à la pro-
duction d’individus plus conformes au mode scolaire de socialisa-
tion, à la production d’enfants scolarisables. Simultanément, en ten-
tant de faire accepter aux parents des activités éducatives différentes
de leurs pratiques socialisatrices, en tentant de leur imposer une
demande légitime qui ne soit pas enfermée dans le seul objectif de
progrès sensibles des résultats scolaires, les travailleurs sociaux ten-
tent d’imposer aux familles populaires des logiques éducatives
contraires à leurs logiques socialisatrices.
Donc, je suis allé l’chercher. Et avec tout ça on a fait tomber toutes les
barrières, on a pu emmener l’enfant… à la sortie de ski. Mais bon…
[soupir] c’est que au bout d’un moment c’est épuisant. Mais… bon c’est
un combat tous les jours… » (Instituteur classe de perfectionnement,
11 ans d’ancienneté)
On a là l’idée que pour contraindre les familles ou convaincre les
parents les plus étrangers à l’univers scolaire, pour obtenir qu’ils
respectent les règles de fonctionnement de l’école et de la classe, et
même l’obligation scolaire, l’enseignant doit exercer une pression
constante sur ces familles et multiplier les moyens d’action, de per-
suasion ou de coercition. La coercition est manifeste dans la lutte
contre l’absentéisme. L’absentéisme chronique touche encore
quelques enfants parmi les familles les plus éloignées du mode sco-
laire de socialisation et les enfants les plus en rupture avec les
règles scolaires, notamment les « élèves » des classes de perfec-
tionnement. Il existe une autre forme d’absentéisme concernant les
familles immigrées (de pays étrangers ou des « DOM-TOM »),
c’est celle qui consiste à avancer la date des grandes vacances ou à
retarder le retour pour prolonger le séjour au pays. Bien que le
signalement de l’absence illicite à l’inspection académique soit
rarement effectué, il arrive que des directeurs d’école s’y résolvent
et la menace est souvent brandie, ainsi que ses conséquences finan-
cières avec la suppression des allocations familiales.
« Bon y’a des règles, y’a des normes, elles ne sont peut-être pas accep-
tées euh… Et je pense en particulier bon aux vacances scolaires, on fait
durer un peu plus, y’a des enfants qui reviennent avec 15 jours, 3
semaines de retard. (…) Au début d’abord des vacances. Alors vous avez
les demandes euh une semaine, 15 jours, 3 semaines avant, bon ben, de
toute manière y’a la réglementation, on peut pas répondre que, qu’on les
autorise hein. Enfin bon, y’en a qui partent quelques jours avant, on est
compréhensif un petit peu aussi dans la limite des possibilités, et puis au
retour on vous dit pas trop rien mais y’a des retards. Bon ben y’a des
familles qui se sont fait signaler comme ça dans le cadre de la régle-
mentation scolaire [rires]. Disons que nous signalons puis ensuite l’aca-
démie réagit euh en fonction des explications des familles et ça peut aller
éventuellement jusqu’à la suppression des allocations familiales…
qu’est-ce que vous voulez… » (Instituteur CM2, 31 ans d’ancienneté)
« Toute absence de la classe ou des activités en dehors du temps sco-
laire auxquelles l’enfant est inscrit (études, séances éducatives, séances
sportives, etc.) doit être justifiée par un mot des parents dès le retour de
l’enfant. Toute absence non justifiée entraînera une sanction. » (Note
aux parents dans une école primaire)
La coercition est aussi forte lorsque l’enseignant, désespérant de par-
venir à ses fins avec une famille, prend des sanctions contre un enfant
pour obtenir quelque chose des parents, comme dans ces deux cas où
les instituteurs ne parviennent ni à obtenir que les parents signent les
cahiers ou les mots qu’ils leur adressent, ni à les faire venir à l’école :
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 225
Les relations des enseignants avec les parents pour obtenir les
conditions de scolarisation qu’ils jugent nécessaires ne sont pas
toujours placées sous le signe d’une coercition visible et directe.
Les enseignants, parfois aidés des travailleurs sociaux, passent sou-
vent du temps à essayer de joindre les parents, de les convaincre, à
expliquer qu’il est important que les cahiers soient signés, que les
enfants participent à toutes les activités de l’école, y compris celles
qui se déroulent en dehors de l’enceinte de l’école, etc. Cependant,
que les modalités d’action soient « douces » ou plus « brutales », il
ne faut pas oublier qu’elles interviennent dans le cadre d’un rapport
de forces globalement favorable aux agents de l’institution scolaire,
ce rapport de forces ne se dévoilant entièrement que lorsque les
familles populaires bafouent les règles élémentaires de la scolarisa-
tion de manière répétée et lorsque l’autorité pédagogique des ensei-
gnants n’est pas suffisante « en elle-même » pour leur faire accep-
ter ces règles.
Parmi les moyens moins dirigistes qui sont utilisés ou préconisés
pour parvenir à ce que les parents répondent aux demandes des ensei-
gnants, respectent les règles de la scolarisation, autorisent la partici-
pation de leurs enfants à toutes les activités de l’école, il faut insister
sur l’intervention de travailleurs sociaux auprès des parents et même
au domicile des familles, les travailleurs sociaux se faisant les émis-
saires ou les auxiliaires des enseignants. Evoquons ici ce projet, qui
n’a que partiellement abouti, d’utiliser des animateurs comme les
« agents de liaison » de l’école avec les familles qui veilleraient à ce
que les parents jouent le jeu que les enseignants attendent.
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 227
20. B. Jackson and D. Marsden, Education and the Working-Class, Penguin Books, 1966,
p. 117.
232 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
soit par des injonctions ponctuelles ou par une prise en charge plus
systématique, l’action des enseignants et des travailleurs sociaux
auprès des familles populaires, dans le cadre de la lutte contre
l’« échec scolaire » ou de sa prévention, vise à imposer aux familles
des normes éducatives qui leur sont étrangères. Par là, elle participe
de tentatives de transformation du mode de vie des familles et de
conversion de ces familles au mode scolaire de socialisation.
disant : “oui, oui vous avez raison il faut vous en occuper”. C’était tout
simplement “vous vous en occupez” enfin c’était nous, notre discours
“nous on veut bien s’en occuper mais vous aussi faut vous en occupez,
hein”. (…) C’est-à-dire y’a quand même une part de responsabilisa-
tion. » (Instituteur CM2, 25 ans d’ancienneté)
« Avec les parents au niveau de l’atelier langage c’était une exigence
de départ que les mamans accompagnent les enfants et assistent, res-
tent pendant la séance d’atelier langage. » (Animatrice centre social)
S’appuyant sur le désir, le souci des parents que leurs enfants
soient aidés dans leur scolarité ou préparés à la scolarité mais aussi
qu’ils soient pris en charge dans des activités qui évitent qu’ils
soient livrés à eux-mêmes ou permettent de résoudre les problèmes
de garde pour les parents, les travailleurs sociaux et les enseignants
tentent de contraindre les parents à ne pas déléguer, à s’engager et
tentent d’agir sur eux en leur imposant une obligation de participa-
tion. Cette forme de tentative d’imposition de pratiques différentes
et de collaboration à des activités éducatives renvoie à l’idée, qui
semble traverser l’histoire moderne de la prise en charge des popu-
lations dominées, qu’on ne doit pas les assister sans contrepartie,
sans qu’elles ne réforment leurs manières de vivre ou de se
conduire. Ainsi, au XIXe siècle, « le règlement type suivi par beau-
coup de crèches ajoute que l’enfant n’est admis que dans la mesure
où la mère “se conduit bien”21 ». On peut voir là aussi quelque ana-
logie avec la mise en place d’une « charité d’État destinée, comme
au bon vieux temps de la philanthropie religieuse, aux “pauvres
méritants” »22. Dans la logique des actions d’aide à la scolarité, les
parents « méritants » sont ceux qui acceptent d’essayer de jouer le
jeu des activités scolaires ou « péri-scolaires » et de modifier leurs
pratiques. Les autres, ceux qui restent réfractaires, sont constitués
alors en « infra-assistables »23, l’exigence des enseignants et des tra-
vailleurs sociaux découpant ainsi objectivement les familles et les
enfants entre ceux pour qui il est possible de faire quelque chose et
ceux pour lesquels l’écart des pratiques familiales avec les normes
éducatives est trop grand pour que l’on tente quoi que ce soit.
L’idée d’engagement des parents lorsque les enfants sont aidés
dans leur scolarité comporte une autre dimension, celle de « res-
ponsabiliser » les parents et d’introduire des règles dans la vie de
familles qui sont perçues comme en étant dépourvues. Ceci appa-
raît clairement quand les animateurs des actions d’aide à la scola-
rité tentent de formaliser et d’officialiser l’engagement des parents
(et des enfants) par la signature d’un contrat qui spécifie les devoirs
leurs enfants ne sont pas faits pour des études longues, ou encore
qu’ils se sont progressivement résignés aux problèmes scolaires de
leurs enfants. La « consolation » est également plus facilement
obtenue grâce au brouillage des pistes scolaires, brouillage d’autant
plus grand que les parents n’ont qu’une connaissance très limitée
des cursus scolaires, ce qui conduit certains d’entre eux à prendre
le lycée professionnel pour le lycée, à confondre les sections d’édu-
cation spécialisée avec le collège… ou à croire les enseignants qui
leur disent que la classe de perfectionnement permettra à leur
enfant de rejoindre les classes « normales »… Pris dans un rapport
de forces qui leur est défavorable, infériorisés en tous points dans
leurs rapports avec l’école, connaissant mal les voies de recours à
leur disposition, les parents des familles populaires n’ont souvent
pas d’autre possibilité que de se résigner aux décisions d’« orienta-
tion » prises par les agents de l’institution scolaire et de se laisser
« convaincre » par les enseignants et les travailleurs sociaux du
bien-fondé de la décision. Même si l’acceptation n’est souvent
qu’une résignation et n’exclut pas que les parents continuent à pen-
ser qu’une autre décision était possible, le travail de « consola-
tion », qui les pousse au deuil de leurs espérances, contribue à leur
faire admettre et reconnaître la légitimité de l’exclusion de leurs
enfants des enseignements « normaux » ou plus valorisés.
IV – CONCLUSION
30. Nous nous inspirons ici de D. Glasman : « Les AEPS, qui peuvent créer chez l’enfant des
compétences, peuvent-elles créer des “habitus”, au sens où P. Bourdieu emploie ce terme ?
“L’enveloppement permanent” qui, selon É. Durkheim, permettait aux élèves des écoles de
Jésuites d’intégrer ce système de dispositions durables générateurs des pratiques, n’est pas le
fait des AEPS. La création des habitus suppose une “prise en main” plus étroite, celle qu’opère
la famille ou une institution “totale”. », L’École hors…, op. cit., p. 147.
Chapitre 9
« RÉSISTANCES »
1. « Les cultures populaires ne sont évidemment pas figées dans un garde-à-vous perpétuel
devant la légitimité culturelle, ce n'est pas une raison pour les supposer mobilisées jour et nuit
dans un garde-à-vous contestataire. Elles fonctionnent aussi au repos. » J.-C. Passeron, Le
Savant et le populaire, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1989, p. 90.
2. « C’est l’oubli de la domination, non la résistance à la domination, qui ménage aux classes
populaires le lieu privilégié de leurs activités culturelles les moins marquées par les effets sym-
boliques de la domination. » J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit., p. 81.
3. J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit., p. 88.
244 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
Nous entendons donc par résistances aussi bien les refus délibé-
rés ou les oppositions déclarées à des pratiques ou des activités
pédagogiques que les « ruses » (qui s’ignorent comme « ruses ») de
la raison populaire avec la scolarisation et les activités « péri-sco-
laires »6, et les ré-appropriations hétérodoxes, les détournements de
sens…, autrement dit, les « mille façons de jouer / déjouer le jeu de
l’autre, c’est-à-dire l’espace institué par d’autres, caractérisant l’ac-
tivité subtile, tenace, résistante, de groupes qui, faute d’avoir un
propre, doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de repré-
sentations établies. Il faut “faire avec” »7. Faire avec l’école, la sco-
larisation, c’est ce que font les familles populaires avec leurs
propres logiques. C’est dans ces « faire avec » que le sociologue
peut « lire » des résistances objectives, c’est-à-dire non construites
subjectivement comme résistances mais qui résistent pourtant
objectivement à l’imposition des normes pédagogiques. C’est aussi
dans les « faire avec la scolarisation » des familles populaires que
se produisent les plus fortes contraintes sur les enseignants et les tra-
vailleurs sociaux. En effet, il nous faut tirer les conséquences de la
thèse, amplement développée par Norbert Élias, selon laquelle les
relations sociales sont des relations d’interdépendance8. Si ensei-
gnants, travailleurs sociaux et familles populaires sont interdépen-
dants, cela signifie que les agents de scolarisation dépendent pour
une part des familles populaires pour la mise en œuvre de leurs acti-
vités pédagogiques. Ne pas en tenir compte équivaudrait à occulter
« les relations existant entre la contrainte et la contre-contrainte dans
les réseaux d’interdépendances humains »9 et à considérer que les
contraintes s’exercent de manière unilatérale sur les familles popu-
laires du fait de la prédominance du mode scolaire de socialisation.
Bien sûr, la position dominante des enseignants et des travailleurs
sociaux leur donne le pouvoir d’imposer aux familles des logiques
et des pratiques qu’elles ne partagent pas, mais en retour, les pra-
tiques des familles qui ne sont pas conformes aux exigences sco-
laires constituent une contrainte ou une contre-contrainte qui limite
l’action des agents de scolarisation et les oblige à modifier certaines
de leurs actions et quelques-uns de leurs objectifs. Autrement dit,
sans oublier que le rapport de forces est favorable aux enseignants
et aux travailleurs sociaux, il faut prendre en considération à la fois
les résistances objectives des familles populaires et leurs effets sur
les pratiques des enseignants et des travailleurs sociaux.
6. C’est M. de Certeau qui parle des ruses des êtres sociaux avec ce que la domination leur
impose. Cf. L’Invention du quotidien, Gallimard, 1990.
7. M. de Certeau, L’Invention du…, op. cit., p. 35.
8. N. Élias, La Société des individus, Fayard, 1991 ; Qu’est-ce que la sociologie ?, Édition de
l’Aube, 1991.
9. N. Élias, La Société de cour, Flammarion, 1985, p. 304.
« RÉSISTANCES » 247
treindre. Ces parents qui ont accepté une intervention à leur domi-
cile, parfois après beaucoup de discussions, ne soumettent pourtant
pas entièrement leurs pratiques au regard des travailleurs sociaux et
tracent par leur absence de participation une limite entre l’aide à la
scolarité et la vie familiale. Bien entendu, cette résistance passive
n’est en aucun cas construite comme une résistance par les parents.
Simplement, il n’entre pas dans leur vision des choses que l’inter-
vention d’un animateur puisse avoir d’autre objectif que de contri-
buer à l’amélioration des résultats scolaires de leurs enfants. En
outre, une partie des parents estiment que les problèmes scolaires
de leurs enfants viennent de l’école et acceptent l’« aide à la lec-
ture » proposée par l’école et mise en place par les travailleurs
sociaux parce qu’ils considèrent que c’est à l’école de rattraper les
problèmes scolaires de leurs enfants. À l’inverse, les travailleurs
sociaux tentent de faire « comprendre » aux parents que c’est leur
rôle de contribuer à la scolarité de leurs enfants. On voit ainsi deux
interprétations de l’« aide à la lecture » ou du « soutien scolaire » :
celle des travailleurs sociaux et des enseignants qui l’envisagent
comme une action sur la famille et l’enfant ; celle des parents qui
la considèrent comme une aide de l’école ou un complément nor-
mal de l’école qui n’a pas réussi jusque-là avec leur enfant.
Les enseignants comme les travailleurs sociaux se heurtent à une
autre forme de résistance passive. Lorsqu’ils essaient de conseiller
les parents, de leur demander de changer leurs pratiques, que ce soit
vis-à-vis de l’école ou plus largement dans leurs relations avec
leurs enfants, ils ont le sentiment que beaucoup de parents les écou-
tent avec beaucoup de respect, acquiescent même à leurs propos
mais ne modifient pas ou pas durablement leurs pratiques.
« Sociologue : Et, l’problème un peu si j’ess, j’essaye de… enfin si j’ai
bien compris, c’est, on vous écoute\
Instituteur : \oui, gentiment\
Sociologue : \poliment, mais ça n’a pas d’effet…
Instituteur : Voilà, j’crois il qu’l’problème est là. C’est que, bon, on
m’trouve gentil d’y aller des fois, on me dit : c’est bien. Et ça en reste
là. Donc euh…
Sociologue : Ça va pas plus loin.
Instituteur : Ils prennent pas, ils prennent pas en compte en fait c’que
j’leur dis, ce pourquoi je suis venu. On a l’impression d’parler dans
l’vide ». (Instituteur classe de perfectionnement, 11 ans d’ancienneté)
« Alors quelquefois ça donne rien hein. Bon ils nous ont vus, ils nous ont
vus, ils sont bien contents mais ils en font pas plus, pas plus cas. (…)
Mais j’aime mieux que ça soit un refus net, comme ça on sait à quoi s’en
tenir, que des familles qui sont aimables par-devant et qui disent “oui,
oui” et qui ne changent absolument rien mais là bon, il faut, il faut effec-
tivement gagner la confiance des familles. » (Assistante sociale scolaire)
« Ou alors j’vois j’ai cette dame-là, elle est toujours d’accord quand
j’la vois à la sortie d’l’école. “Oui, oui, on va surveiller, on va, j’vais
« RÉSISTANCES » 253
regarder son cartable…” et puis c’est toujours pareil hein… (…) C’est
un peu “cause toujours” hein [rires]. » (Institutrice CP, 30 ans d’an-
cienneté)
Nous pouvons évoquer également les cas de parents qui disent
qu’ils sont d’accord pour prendre un rendez-vous chez l’orthopho-
niste mais n’en font rien, de ceux qui répondent par l’affirmative
quand les enseignants ou les travailleurs sociaux insistent pour
qu’ils se rendent à la réunion organisée pour les parents et qui ne
viennent pas. Cette sorte d’écoute polie, « d’acquiescement sans
conséquences »11 ou d’apparent consentement qui n’est pas suivi
d’effet dans les pratiques effectives des parents fait penser à
l’« attention distraite » des classes populaires décrites par Richard
Hoggart à l’égard des « mass-médias »12. Elle témoigne de la capa-
cité des classes populaires à « en prendre et en laisser » dans les
messages des locuteurs légitimes, en l’occurrence des agents por-
teurs de la légitimité pédagogique. Elle est peut-être une des forces
du « faible » qui consiste à ne pas s’opposer de front aux logiques
dominantes mais à faire en sorte qu’elles ne modifient pas vérita-
blement la manière de faire habituelle. La « politesse » dont font
preuve les parents en ne contredisant pas les enseignants ou les tra-
vailleurs sociaux peut être aussi la politesse du dominé qui n’a
d’autre choix que d’acquiescer aux recommandations du dominant,
à la fois parce que celui-ci possède un pouvoir sur lui et à la fois
parce que les parents ont la conscience diffuse ou plutôt une per-
ception plus ou moins nette de l’illégitimité de leurs pratiques dans
notre monde par rapport à la légitimité des pratiques scolaires.
Cette perception conduit une partie des parents non seulement à
écouter les enseignants mais à tenter de suivre leurs conseils même
quand ceux-ci dépassent la stricte scolarité. Pourtant, il apparaît
que malgré l’effort pour se conformer aux indications des ensei-
gnants, il est bien difficile de modifier les pratiques.
« Mme B. : Voyez, il est encore un peu bébé alors il [l’instituteur] m’a
dit c’est pour ça qu’faudrait l’laisser un peu, euh lui laisser faire des
choses, par exemple lui laisser faire la vaisselle, des fois quand il veut
même la faire, j’lui dis non, tu fais pas la vaisselle, euh… Il m’a dit
“faut l’laisser faire un peu, faire son lit, faire la vaisselle”…
M. B. : On avait pris de bonnes résolutions mais ça a pas marché, ça
marche pas longtemps.
Mme B. : Oh ça a dû marcher quelques jours\
M. B. : \deux jours\
Mme B. : \deux ou trois jours quand le maître y nous a vus et puis en
fin d’compte, mais c’est d’ma faute hein. » (Mère ouvrière sans emploi,
père aide-jockey sans emploi, 5 enfants)
11. J.-C. Passeron, présentation de R. Hoggart, La Culture du pauvre, Minuit, 1970, p. 22.
12. R. Hoggart, La Culture…, op. cit., p. 261-298.
254 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
condition d’avoir des garanties sur l’aide scolaire qui est apportée
à leurs enfants à cette occasion.
On peut évoquer aussi les cas où les parents refusent de laisser
aller leurs enfants aux spectacles ou encore l’opposition assez fré-
quente de parents à ce que leurs enfants aillent à la piscine pendant
le temps de la classe, la réticence des parents étant fondée ici à la
fois sur le fait qu’ils n’en voient pas l’intérêt pour les apprentis-
sages scolaires et sur le fait que cette activité va à l’encontre de la
morale familiale, notamment en mélangeant garçons et filles13.
Globalement, c’est l’ensemble des sorties hors de l’école, hors de
l’univers des apprentissages scolaires, qui suscitent les réserves des
parents.
« Puis même, y’a des choses qui… y’a des choses qui à la limite leur
font peur. Le… que leur gamin qu’on amène, quand on en, on emmène
les gamins au cinéma ou au… bon cette année, on les a amenés à
l’Auditorium, bon, écouter des… et c’est vrai qu’à… a priori, comme
ça, j’ai l’impression qu’y a une espèce de peur, vis-à-vis d’tout ça, de
tout de toutes ces choses, et… donc le premier temps, c’est non : “non,
non, surtout pas. Non on veut pas qu’ils prennent le car, non on veut
pas qu’ils aillent en classe de… en classe verte, non… on n’veut pas
que… ils fassent ci ou qu’ils fassent ça”. » (Institutrice CM1, 10 ans
d’ancienneté)
C’est par rapport aux classes transplantées que la résistance des
parents est la plus vive. De nombreux enseignants tentent d’organi-
ser des classes de neige ou des classes vertes afin de faire découvrir
à leurs élèves des espaces, des modes de vie, que les enfants des
quartiers populaires ont rarement la possibilité de connaître et afin
de mettre en place des projets pédagogiques s’appuyant sur les
découvertes et les activités effectuées à l’occasion de ces séjours.
Beaucoup de parents s’opposent à ce que leurs enfants participent
à ces classes transplantées et préfèrent qu’ils restent dans une autre
classe plutôt que de les laisser partir. Parfois les enseignants sont
obligés de renoncer tant le nombre d’enfants autorisés à partir est
faible. Il est rare que l’enseignant parvienne à emmener tous les
enfants de sa classe.
« Rééducateur : Vouloir partir pour, en classe de nature ici… Il faut
s’battre…\
Sociologue : \les parents sont réticents\
Rééducatrice : \ils sont toujours très réticents\
Rééducateur : \ils sont toujours très réticents et c’est pas une cause
pécuniaire parce que en général euh ça leur coûte trois fois rien hein\
Rééducatrice : \mais ils ont peur d’se séparer des enfants, ils ont peur
du car, ils ont peur de c’qu’ils vont manger…\
13. Si les parents musulmans sont très concernés par cette question, d’autres parents d’origine et
de confession différentes (portugais, khmers, français…) manifestent aussi de fortes réticences
à laisser filles et garçons partager une activité supposant promiscuité et visibilité des corps.
« RÉSISTANCES » 257
aux instituteurs exerçant dans des écoles fréquentées par les classes
moyennes ou supérieures, ils sont souvent obligés de faire de nom-
breuses démarches auprès des parents pour les convaincre, pour
obtenir les papiers nécessaires (autorisation des parents, certificats
médicaux…), pour que les enfants aient bien l’équipement ou les
vêtements utiles pour le séjour… Parfois, ce sont eux qui consti-
tuent le dossier pour qu’une ou plusieurs familles obtiennent les
aides financières permettant le départ de l’enfant.
« Oui, oui non mais c’est sûr, faut vraiment avoir l’âme chevillée au
corps hein ici pour vouloir partir en classe de nature, en classe trans-
plantée il faut vraiment vraiment en vouloir parce que c’est un travail
euh c’est des lettres à envoyer pour convaincre les parents, pratique-
ment il faut convaincre les parents un par un, faut qu’ils viennent parce
que le contact par lettre avec les parents ça revient jamais signé enfin,
il faut vraiment voir tout l’monde c’est vraiment, faut avoir vraiment
l’âme chevillée au corps [rires]… Y’en a quand même quelques-uns qui
le font hein… » (Rééducateur membre du Réseau d’Aide Spécialisée)
« Toutes les années où j’chuis partie en classe verte, c’était un gros pro-
blème. Parce qu’il fallait les faire venir… pour euh… les papiers étaient
jamais remplis, jamais signés, pour être sûr qu’ils comprennent euh…
et souvent j’étais obligée d’aller sonner chez les gens, d’aller faire du
porte à porte. » (Institutrice classe d’initiation, 12 ans d’ancienneté)
La contrainte est telle que des enseignants renoncent à organiser
une classe transplantée soit parce qu’il n’y a pas suffisamment
d’enfants qui y participent, soit parce que cela demande un inves-
tissement trop important. La contrainte est aussi pédagogique :
quand une partie des enfants ne prennent pas part à la classe verte
ou à la classe de neige, l’organisation de la classe et du travail péda-
gogique au retour est rendue plus difficile. La plupart du temps, les
instituteurs tentent d’exploiter pédagogiquement, au cours des
semaines qui suivent, les découvertes et les visites effectuées pen-
dant le séjour. Ils se retrouvent alors avec des enfants qui ont des
références communes autour des activités effectuées pendant leur
séjour et des enfants qui n’ont pas ces références. De plus, plusieurs
enseignants soulignent qu’ils sont alors confrontés à un problème
de cohésion de la classe, la vie commune durant une semaine ou
deux ayant créé des liens dont seraient exclus les enfants non parti-
cipants. Globalement, par rapport aux sorties, piscine, classes trans-
plantées, les enseignants sont en quelque sorte coincés entre l’obli-
gation qu’ils se donnent et que leur donne l’institution de traiter
tous les enfants de la même manière, de leur apporter à tous les
mêmes choses, et les raisons des parents pour qui ces activités sont
contraires à leurs habitudes ou à leurs perceptions de ce qui est bien
pour leurs enfants, pour qui ces activités ne sont pas d’un apport
indispensable… Ils sont pris dans une contradiction entre leurs
convictions pédagogiques et les logiques des familles populaires.
« RÉSISTANCES » 261
14. Des observations similaires sont effectuées par D. Glasman, L’École hors l’école, E.S.F., 1992.
262 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
« D’autant que les activités qu’on propose sont prises sur le temps qui
normalement est destiné aux devoirs donc ça pose des difficultés sup-
plémentaires parce que l’enfant pendant ce temps-là n’peut pas faire
les devoirs, faut qu’il les fasse après en rentrant chez lui et il est tard.
Ça c’est le problème qui, qu’on rencontre le plus souvent. À la rigueur
bon pour les p’tits, les parents peuvent trouver ça intéressant quoi si ça
leur laissait l’temps de faire leurs devoirs… » (Responsable d’associa-
tions « péri-scolaires »)
Autour des activités « péri-scolaires » sont ainsi confrontés deux
points de vue opposés, voire antagoniques. La résistance des
parents consiste à tenter d’imposer que la priorité soit donnée au
travail scolaire ou à limiter strictement la participation de leurs
enfants au seul temps de l’« aide aux devoirs ». Dans un centre
social où les deux heures de l’activité « péri-scolaire » sont décou-
pées en une heure de travail scolaire suivie d’une heure d’anima-
tion, plus d’un tiers des parents viennent chercher leurs enfants dès
que l’heure des devoirs est terminée. D’autres exigent que les
devoirs soient finis avant que les enfants ne passent à d’autres acti-
vités. Nous avons assisté à deux scènes au cours desquelles des
mères interpellent vivement l’animatrice et lui demandent pourquoi
leur enfant est rentré à la maison sans avoir fini ses devoirs, décla-
rent qu’elles ne veulent pas que l’animatrice laisse « jouer » leurs
enfants tant que le travail scolaire n’est pas achevé correctement.
L’une d’entre elles ajoute à ses propos la menace de retirer son fils
de l’« aide aux devoirs » et de le mettre à l’étude de l’école.
L’exigence est claire, c’est une exigence de travail scolaire, d’aide
aux devoirs que les parents ont des difficultés à assurer, et les
parents font entendre leur mécontentement dès qu’un relâchement
apparaît dans ce domaine.
« Mme Z. : Des fois moi des euh quand je pars tout seul, j’l’ai parlé [à
l’animatrice], elle m’a dit “oui l’a travaillé, il est fini son devoir”. Des
fois y rentre il a pas fini les devoirs, j’ai dit euh l’autre fois j’ai dit
“regarde toi tu dis toujours il est fini les devoirs aujourd’hui il a pas
fini.” Ah elle m’a dit “bon”, j’ai dit “oui. Elle a pas fini son devoirs,
elle est fini à la maison”. Elle m’a dit “je sais rien”.
Sociologue : Vous vous aimez mieux qu’ils finissent les d’voirs euh là-bas ?
Mme Z. : Ben oui. Ben oui j’espère, quand l’a fini les devoirs y pas
compris euh comprend mieux là-bas. C’est pas comme c’est ici. Et
Smara elle fait les devoirs, elle aussi deux fois elle est restée toute
seule… Y a personne qui lui aide à ses devoirs. » (Mère sans emploi,
père O.S., 5 enfants)
« Mme B. : C’est pas bien, même ici [au centre social] euh… c’est pas
qu’c’est pas bien. Des fois elle écrit, faux, c’est pas juste. J’lui
explique, des fois je déchire la feuille. Et ben j’lui explique comme ça
elle recommence encore euh… même au centre elle finit pas hein.
Sociologue : Ah oui ?
Mme B. : Des fois elle finit pas. Cette année euh elle finit pas. Euh…
l’année passée c’était mieux que cette année.
« RÉSISTANCES » 263
Sociologue : Qu’est-ce qu’ils font, parce qu’ils vont trop vite aux, aux
jeux, ou\
Mme B. : \je sais pas, peut-être euh… ils se précipitent un peu pour
euh… aller au cirque. Ils profitent aussi, dix minutes d’avance ou
quelque chose comme ça, pour aller au cirque, c’est pour ça… ça ils
s’en occupent moins, que l’année passée. Par rapport ma fille qu’elle
est faible, cette année, c’est mieux elle travaille mieux ici au centre par
rapport à l’année passée. Mais les devoirs jamais ils étaient finis ici au
centre, jamais été finis.
Sociologue : D’accord. Mais là vous allez, vous allez continuer à les
laisser aller à l’aide aux devoirs, même si c’est…\
Mme B. : \cette année, faut que je continue, je finissais, mais l’année
euh, prochain, j’pense pas. » (Mère sans emploi, père O.S., 5 enfants)
Les parents ont un moyen pour résister à l’animation et obtenir
que le travail scolaire soit pris en considération par les animateurs,
c’est la menace de retrait ou le retrait de leurs enfants des activités
« péri-scolaires ». Plusieurs travailleurs sociaux font ainsi l’expé-
rience d’une chute brutale des effectifs lorsque, par exemple à la
rentrée scolaire, ils ne proposent plus d’« aide aux devoirs » mais
seulement des activités « ludiques » ou d’« expression ».
« Dans les activités d’éveil on n’a pas l’accord des familles, parfois
elles nous retirent les enfants parce que on ne fait pas les devoirs… »
(Animatrice d’association d’aide à la scolarité)
En outre, les parents attendent une réelle amélioration des résultats
scolaires qui doit se manifester pas des notes qui s’élèvent, par le
non redoublement, par le maintien dans le cursus des études géné-
rales et l’évitement de la relégation dans les classes spécialisées ou,
pour les collégiens, de l’« orientation » vers le lycée professionnel.
Or, « il ne se produit pas au cours du cycle de ruptures remar-
quables entre le niveau de l’élève et les résultats qu’il obtient »15.
Certes, les animateurs, quelques enseignants signalent des change-
ments de comportement à l’égard de l’école d’une partie des élèves
participant au « soutien scolaire », mais ni les trajectoires scolaires,
ni les résultats scolaires ne sont véritablement modifiés. La décep-
tion des parents est souvent grande lorsque l’évolution de la scola-
rité ne répond pas à leurs espoirs. Ils reprochent alors aux tra-
vailleurs sociaux de ne pas avoir réussi à résoudre les difficultés
scolaires de leur enfant. Les plus déçus sont conduits à ne pas réins-
crire ou à retirer leurs enfants des activités « péri-scolaires », celles-
ci ayant perdu tout leur sens et leur intérêt pour les parents.
« Nous on s’est rendu compte quand on proposait le soutien scolaire,
les parents pour eux le soutien scolaire c’était un peu le remède miracle
et à la limite y’a eu des réactions de certains parents quand les enfants
n’avaient pas progressé à l’école ben qu’étaient d’accuser euh les gens
du centre social en leur disant euh j’exagère un peu mais “c’est un peu
de votre faute vous avez pas fait votre boulot”. Ça facilitait entre guille-
mets la démission des parents. » (Animateur centre social)
« Oui, disons que on a effectivement euh des gamins qui ne reviendront
pas l’année d’après. Effectivement y’a des gamins, en particulier je
pense à trois élèves de sixième de l’an dernier et pourtant c’était avec
une monitrice qui était très très compétente, c’était même un parent
d’élève mais euh, elle pouvait pas en faire euh, rendre intelligents les
gamins et c’est vrai que bon ils sont passés en cinquième au bénéfice,
enfin à la demande des parents, au bénéfi, pas au bénéfice de l’âge
mais, le conseil de classe avait dit redoublement et c’est vrai que les
parents n’ont pas réinscrit leurs enfants, quoi. [silence] Mais pourtant
y’avait eu un contact affectif très important dans ce groupe, hein. »
(Assistante sociale scolaire)
Dans le même sens, les parents ne veulent pas que leurs enfants
soient trop rapidement exclus du système scolaire « normal »,
qu’ils soient orientés en lycée professionnel par exemple. Ils espè-
rent que l’« aide aux devoirs » permettra de l’éviter. Pourtant ils
sont déçus non seulement parce que l’« aide aux devoirs » ne per-
met pas toujours aux élèves de se maintenir scolairement au niveau
exigé pour la poursuite des étude générales, mais aussi parce que
les travailleurs sociaux ayant bien assimilé le fonctionnement et les
catégories scolaires sont au fond d’accord avec l’école sur l’inca-
pacité des enfants à poursuivre des études longues. La déception
des parents quant aux résultats du « soutien scolaire » n’entraîne
pourtant pas une large désaffectation de ces activités. Face aux dif-
ficultés scolaires auxquelles sont confrontés leurs enfants, le « sou-
tien scolaire » demeure une des rares ressources pour une partie des
familles populaires. Nombre d’entre elles s’« accrochent », espé-
rant que le travail effectué finira par être payant au plan scolaire. En
même temps, les parents continuent à réclamer de l’aide scolaire et
à rechigner devant les activités d’animation. La résistance des
parents pour obtenir que les travailleurs sociaux privilégient l’aide
directe à la scolarité n’est pas sans quelques succès. En de nom-
breux cas, les travailleurs sociaux maintiennent du « soutien sco-
laire » ou le rétablissent, créent des activités d’« aide aux devoirs »
pour pouvoir continuer à agir sur les membres des familles popu-
laires. Les parents exercent ainsi une contrainte sur les travailleurs
sociaux, obligés de faire du « scolaire » alors qu’ils estiment qu’ils
devraient plutôt consacrer leur temps à travailler sur le comporte-
ment de l’enfant, son rapport au temps, son « affectif », etc. « Mais
là nous sommes obligés encore de faire cette aide aux devoirs pour
sécuriser et les parents et les enfants. » (Animatrice activités « péri-
scolaires » en « pied d’immeubles »). La ressource des travailleurs
sociaux reste alors de se saisir des préoccupations scolaires des
parents pour tenter d’imposer des pratiques ayant davantage pour
« RÉSISTANCES » 265
« C’est pas, la décision elle est pas à nous… C’est pas nous qui va
décider… Qu’est-ce qu’on sait nous ? » (Père ouvrier chaudronnier,
mère sans emploi, 5 enfants)
Ils les acceptent aussi quand l’accumulation des difficultés sco-
laires les conduit à la résignation. Néanmoins, une partie des
parents, moins importante en nombre mais significative, ne se
plient pas aux jugements ou aux demandes des enseignants, soit en
s’y opposant frontalement, soit en ne répondant pas aux incitations
des enseignants lorsqu’il s’agit de conduire l’enfant chez des spé-
cialistes de la rééducation psycho-pédagogique.
Rappelons que beaucoup de parents se résignent mal aux redou-
blements de leurs enfants et tentent d’obtenir le passage dans la
classe supérieure même quand les résultats scolaires sont notoire-
ment insuffisants. Ils s’opposent alors aux enseignants qui, se fon-
dant sur les catégories pédagogiques de jugement et de classement,
craignent à la fois que l’enfant ne parvienne pas à suivre la classe
supérieure et qu’il constitue un obstacle ou une gêne pour l’ensei-
gnant de cette classe. Pour les parents, le redoublement est un échec
et une honte ainsi que nous l’avons évoqué.
« Par exemple, ils veulent, le fait qu’on fasse redoubler, enfin qu’on
d’mande à un enfant de, de rester dans la même classe, ils ont du mal
à l’accepter parce qu’ils le vivent comme un échec, enfin comme tout
l’monde hein j’crois que… mais p’t-être encore plus ici euh… »
(Institutrice CE2, 28 ans d’ancienneté)
« Sociologue : Et quand elle a redoublé là, on vous avait demandé
votre avis ou ça s’est passé comment ?
Mme Z. : Non, on m’a pas demandé justement mon avis, c’est parce
que j’avais expliqué à la maîtresse, bon ben les problèmes que que
j’avais euh relativement avec elle et tout. Et euh la maîtresse là-bas elle
n’a rien voulu savoir. Parce que c’est vrai que elle m’a dit, elle est, elle
est, c’est vrai qu’elle est très gentille, elle euh, quand elle veut tra-
vailler, elle travaille mais seulement bon euh comme j’vous dis elle est
têtue. (…) Et on m’a pas demandé mon avis parce que moi quand
c’était euh, quand elle avait, avant qu’elle redouble parce qu’elle
m’avait dit la maîtresse, j’lui ai dit “non, vous savez très bien qu’elle a
qu’elle peut travailler quand”, alors elle m’a dit “non non j’préfère
la”, alors donc j’l’ai enlevée carrément d’là-bas parce que… elle m’a
dit “si tu m’laisses là-bas j’travaille pas”. » (Mère femme de ménage,
divorcée, 2 enfants)
De la même manière, une partie des parents de collégiens
essaient de s’opposer à l’« orientation » en lycée professionnel, sur-
tout après la classe de cinquième parce que cette orientation est
vécue comme un échec. Les travailleurs sociaux et les enseignants
ont beau entreprendre de les convaincre que c’est une « solution
positive » parce que « ça correspond mieux aux capacités de l’en-
fant », les parents, même parmi les moins informés, se rendent bien
compte que l’« orientation » n’est envisagée que pour les élèves
« RÉSISTANCES » 267
17. Il s’avérera par la suite que cette mère confond la classe de CM2 avec la classe de perfec-
tionnement « supérieure », la confusion la conduisant à conserver l’illusion que son fils pourra
reprendre une scolarité normale.
« RÉSISTANCES » 269
veux pas euh”. Hélas ça s’reproduit, le père est allé en classe de per-
fectionnement, le fils va en classe de perfectionnement, c’est vraiment
déroutant… » (Rééducatrice du Réseau d’Aide Spécialisée)
« 1ère institutrice : Sur c’t’année, dans mon CE1 j’avais quand même
quatre gamins qu’avaient refusé soit les tests soit l’orientation en
classe de perf.
Sociologue : Même les tests étaient refusés.
2e institutrice : Oui mais enfin j’ai l’impression qu’c’est depuis, y’a pas
longtemps parce qu’avant ils acceptaient mais ils ont dû s’apercevoir
que ça devait pas changer grand-chose, j’en sais rien enfin moi l’année
dernière ils m’ont dit, ils m’ont dit “non non tout sauf euh, tout mais
qu’ils restent ici euh j’veux pas qu’ils aillent ailleurs”. Euh donc Akim
y va, Akim c’est exactement pareil donc ils ont refusé parce qu’ils ont
pensé que ça n’avait servi strictement à rien aux aînés. » (Institutrices
CP, 24 ans d’ancienneté)
L’inscription d’un enfant dans une classe spécialisée est forte-
ment stigmatisante pour les parents. Elle classe leurs enfants parmi
les perturbateurs et surtout les anormaux, ceux qui ne sont pas
capables d’apprendre. Les parents répugnent à voir leur enfant
mélangé à des enfants réputés débiles ou plus ou moins anormaux.
La résistance à la stigmatisation produite par les classes spéciali-
sées semble d’ailleurs aussi vieille que ces classes elles-mêmes :
L’entreprise n’est pas sans rencontrer d’obstacles et dans certains quar-
tiers les classes acquièrent la réputation de « classes d’idiots ». Ce sont
les directeurs d’écoles et les instituteurs spécialisés qui mènent des
campagnes d’explication sur la « nécessité d’enseigner individuelle-
ment les enfants en retard » et celle de « surveiller les turbulents ».
Certaines familles refusent : « Mais monsieur, mon fils n’est pas
idiot » ; « Monsieur, je n’enverrai jamais mon enfant dans vos écoles
d’apaches ».18
La crainte des classes spécialisées conduit un père qui refuse la
classe de perfectionnement pour son fils à accepter de consulter un
psychologue après s’être assuré que cette démarche n’aurait pas
pour conséquence d’envoyer son fils dans une classe pour « arrié-
rés mentaux » :
« Sociologue : Et vous, vous… vous étiez d’accord pour voir un psy-
chologue ?
M. H. : Ah ben, ouais, ouais. À condition, parce qu’au début j’croyais
qu’ils l’ont, qu’ils vont, y’avait des écoles euh, spéciales pour les…
euh… les… retards mentals. Moi j’ai pas accepté, j’croyais qu’il le,
qu’il allait l’envoyer là. Parce que euh… à première vue, j’ai d’mandé
même au m’sieur, là, je savais pas au début. “Qu’est-ce qu’vous en
dites là, quand, vous voyez un mec, euh, retard mental, ça s’voit sur ses
yeux, ça s’voit sur sa tête, ça s’… c’est, ça s’voit le mec qui est en
r’tard”. “Mais non, non ça n’a rien à voir ça. J’le prends tout seul, p’tit
à p’tit, faut qu’il accepte euh… qu’il est grand, qu’il est plus p’tit, c’est
tout”. Là, j’ai accepté.
Sociologue : Sinon vous aviez peur qu’il\
M. H. : \sinon non\
Sociologue : \aille dans une école\
M. H. : \une école spéciale, avec des, des [il fait un signe pour indiquer
qu’il veut parler des “fous”] non, pas d’accord. » (Père ouvrier maga-
sinier, mère sans emploi, 4 enfants)
La peur de la classe de perfectionnement se manifeste encore
quand des parents se précipitent à l’école parce que leur enfant est
pris quelques heures par semaine dans la classe d’adaptation des-
tinée à apporter aux élèves un soutien spécifique ; les parents,
croyant que leur enfant est placé en classe de perfectionnement,
viennent pour s’opposer à cette décision. Le placement en classe
de perfectionnement ne pouvant légalement s’effectuer sans l’au-
torisation des parents, lorsque les enseignants n’arrivent pas à les
convaincre de l’« utilité » de la mesure, ils sont contraints de gar-
der dans les classes normales des enfants qui leur posent problème
parce qu’ils perturbent leur action pédagogique, dérangent le tra-
vail des autres élèves ou obligent l’enseignant à tenir compte
d’écarts scolaires encore plus grands qu’à l’accoutumé. On ne peut
occulter le fait qu’obtenir l’accord des parents pour que leur enfant
aille en classe de perfectionnement ou en section d’éducation spé-
cialisée, c’est réussir à orienter l’enfant vers la solution que les
enseignants estiment être la meilleure pour lui, mais c’est aussi
réussir à ne pas garder dans une classe normale un enfant qui pose
des problèmes aux enseignants, soit par son comportement, soit
parce qu’il exigerait une attention spécifique que l’enseignant, qui
doit mener à bien son programme avec les autres enfants, ne peut
lui accorder. Le refus des parents est une contrainte pour les ensei-
gnants, l’enfant étant vécu comme très perturbant pour la marche
de la classe :
« Mais les parents se sont opposés à c’qu’il aille en perfectionnement.
Comme on a plus que la classe de perfectionnement où mettre ce genre
d’enfants… on est bien obligé d’le garder dans les, dans les structures
normales hein, mais c’est vraiment pas facile tous les jours. »
(Institutrice CM1, 33 ans d’ancienneté)
Introduction .................................................................................. 5
Chapitre 1
LES CONDITIONS SOCIO-HISTORIQUES
DE L’ÉMERGENCE DU PROBLÈME SOCIAL
« ÉCOLE FAMILLE »
DANS LES QUARTIERS POPULAIRES............... 9
Chapitre 2
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE ............ 19
Chapitre 3
TERRAIN, MÉTHODE ET ÉCRITURE ................ 53
Chapitre 4
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES
PAR LES ENSEIGNANTS
ET LES TRAVAILLEURS SOCIAUX.............. 61
Chapitre 5
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES
DES FAMILLES POPULAIRES :
DES PRATIQUES NON SCOLAIRES
DE SOCIALISATION.............................. 93
Chapitre 6
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES
ET SCOLARISATION : L’« AMBIVALENCE » ..... 127
Chapitre 7
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS
ET ESPACE SCOLAIRE ........................ 171
Chapitre 8
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES ......... 205
Chapitre 9
« RÉSISTANCES »............................. 243