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Quartiers populaires 

: l'école et les familles


Daniel Thin

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[2006] MySQL server has gone away
Éditeur : Presses universitaires de Lyon
Année d'édition : 1998
Date de mise en ligne : 5 novembre 2019
Collection : Sociologie
ISBN électronique : 9782729710569

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782729705923
Nombre de pages : 285
 

Référence électronique
THIN, Daniel. Quartiers populaires : l'école et les familles. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : Presses
universitaires de Lyon, 1998 (généré le 20 novembre 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pul/12393>. ISBN : 9782729710569. DOI : ERREUR PDO dans /localdata/www-
bin/Core/Core/Db/Db.class.php L.34 : SQLSTATE[HY000] [2006] MySQL server has gone away.

© Presses universitaires de Lyon, 1998


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QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES
Photo de couverture : Dominique PERRON

© PRESSES UNIVERSITAIRES DE LYON, 1998


86 rue Pasteur – 69365 Lyon cedex 07
ISBN 2-7297-0592-9
ISBN 13 978-2-7297-0592-3
Daniel THIN

QUARTIERS POPULAIRES :
L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

PRESSES UNIVERSITAIRES DE LYON


Chez le même éditeur :

— Quartiers populaires : l’école et les familles, Daniel Thin, 1998, 290 p.


– ISBN 2-7297-0592-9.
— Propos sur le champ politique, Pierre Bourdieu, préface de Philippe
Fritsch, 2000, 111 p. – ISBN 2-7297-0649-6.
— Les Étudiants et le travail universitaire, Mathias Millet, 2003, 254 p. –
ISBN 2-7297-0722-0.
— Recherches sur la socialisation démocratique, Guy Vincent, 2004,
136 p. – ISBN 2-7297-0749-2.

Disponible sur http://presses.univ-lyon2.fr


rubrique «Livres en ligne»:

— L’École primaire française : Étude sociologique, Guy Vincent, 1980 –


ISBN : 2-7297-00068-4
Introduction

D
ans l’univers de la recherche sociologique, il n’est pas rare
que le chercheur justifie l’importance de son travail par
l’importance sociale de son objet1. En préambule à une
recherche comme la nôtre, ce souci de légitimation produirait l’af-
firmation suivante : « la question des relations entre la famille et
l’école prend de plus en plus d’importance aujourd’hui », rituel
introductif pouvant aussi se dire : « je m’intéresse et je tente de
comprendre un problème d’actualité crucial pour la société », et se
développer sous la forme : « mon travail est donc socialement très
utile, il s’ensuit que je suis moi-même très utile ». La propension à
justifier son travail et son existence en tant que chercheur par l’ac-
tualité et l’importance sociales du sujet étudié s’articule à la
demande sociale adressée à la sociologie. Ceux qui sont à l’origine
de cette demande attendent du sociologue qu’il les éclaire directe-
ment sur le problème immédiat auquel ils sont confrontés ou qu’il
les conforte dans leur vision de ce problème et des solutions à lui
apporter. Précisons-le d’emblée, la recherche présentée dans cet
ouvrage ne s’inscrit pas dans cette perspective. Si notre travail a
quelque intérêt, il ne réside pas dans ce qui serait une tentative de
réponse à un problème social d’actualité. Non que la question des
relations avec les familles ne soit un problème actuel pour les
enseignants et les travailleurs sociaux dans les quartiers populaires,
mais parce que la manière dont nous construisons notre objet rompt
avec l’actualité du problème social et les présupposés dont il est
porteur. Nous ne nous intéressons pas aux relations entre les
« familles et l’école » parce qu’elles seraient la clé des problèmes
rencontrés par l’école dans les quartiers populaires ou parce qu’il
serait nécessaire et suffisant d’« améliorer » ces relations pour

1. « On a trop tendance à croire, en sciences sociales, que l’importance sociale ou politique de


l’objet suffit par soi à fonder l’importance du discours qui lui est consacré. » P. Bourdieu,
Réponses, Le Seuil, 1992, p. 191.
6 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

réduire l’« échec scolaire ». Notre intérêt pour les relations entre
enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires est d’abord
un intérêt de connaissance. Il s’agit pour nous de saisir le sens
sociologique de ces relations, de tenter de comprendre la manière
dont les relations se nouent, les enjeux qui sont au cœur des rela-
tions, la manière dont des êtres sociaux et des logiques différentes
se confrontent dans ces relations.
En s’enfermant dans une réflexion sur la transformation des
relations entre les familles populaires et l’école, on laisse de côté
des questions sociologiques essentielles concernant ces relations.
Les travaux et les discours dans lesquels la nécessité « d’améliorer
les relations entre l’école et les familles » est affirmée tendent tou-
jours à prendre le point de vue de l’institution scolaire qui cherche
à rapprocher les parents des familles populaires de l’école, c’est-à-
dire à obtenir qu’ils adoptent des pratiques les plus conformes pos-
sibles aux logiques scolaires. Ce faisant, les fondements des
logiques scolaires restent ininterrogés et les enjeux sociaux des
relations entre les familles populaires et l’école sont confondus
avec les objectifs de l’institution scolaire. Notre travail n’est pas
sous-tendu par l’idée qu’un rapprochement des enseignants et des
parents des familles populaires aurait un effet direct ou déterminant
sur la scolarité des enfants et il est indépendant de ce qui n’est
encore aujourd’hui qu’un présupposé ou une hypothèse non véri-
fiée2. Loin de regarder ce présupposé comme un donné ou un pos-
tulat indiscutable, nous le considérons comme une catégorie de la
pratique qui a pour fonction de justifier la plupart des actions en
direction des familles populaires. Refusant d’enfermer notre
recherche dans cette problématique scolaire, nous appréhendons les
enjeux des relations entre les familles populaires et l’école comme
des enjeux non réductibles aux objectifs affirmés de lutte contre
l’« échec scolaire ». Les enjeux des relations entre les familles
populaires et les enseignants, relations auxquelles participent les
animateurs d’activités « péri-scolaires », dépassent les seules ques-
tions de la scolarité et impliquent une dimension sociale et peut-
être politique plus vaste, à travers une confrontation de logiques
sociales opposées. Les relations produites par la scolarisation sont
à considérer comme le lieu d’une confrontation de manières d’être,
de manières de faire, de pratiques socialisatrices différentes et sou-
vent contradictoires. Nous verrons que la confrontation ne se
résume pas aux interactions entre les parents et les enseignants. Elle

2. Plusieurs travaux montrent que l’investissement des parents dans la relation avec les enseignants
n’est pas toujours décisif pour la scolarité des enfants. Cf. S. Laacher, « L’école et ses miracles.
Note sur les déterminants sociaux des trajectoires scolaires des enfants de familles immigrées »,
Politix, n° 12, 1990 et B. Lahire, Tableaux de familles, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1995.
INTRODUCTION 7

passe par le truchement des enfants, par ce qu’ils montrent de la vie


familiale aux enseignants et aux travailleurs sociaux, par ce qu’ils
révèlent de la vie de l’école à leurs parents. Elle passe également
par la perception globale de l’école par les familles, par la percep-
tion des familles et du quartier dans lequel elles habitent par les
enseignants et les travailleurs sociaux, par les effets directs ou indi-
rects des pratiques des uns sur les autres.
En plaçant l’étude de cette confrontation au centre de notre
recherche, nous ne nous situons pas dans une sociologie de l’édu-
cation entendue comme sociologie appliquée aux faits éducatifs.
Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles
populaires, posent au sociologue des questions auxquelles la socio-
logie de l’éducation constituée en sociologie spécialisée ne peut
l’aider à répondre lorsque elle s’enferme dans une stricte sociolo-
gie de l’école, des pratiques pédagogiques ou se cantonne dans une
sociologie des actes éducatifs plus ou moins isolés de la configura-
tion sociale plus large dans lesquels ils sont pris. Elles posent la
question des rapports inégaux entre pratiques et logiques sociales
divergentes et, finalement, la question des modes et des rapports de
domination. Du même coup, elles posent la question des classes et
des cultures populaires et de leur rapport au monde dominant, aux
logiques dominantes portées ici par les agents de scolarisation que
sont les enseignants et les travailleurs sociaux engagés dans la lutte
contre l’« échec scolaire »3. L’étude des relations entre enseignants,
travailleurs sociaux et familles populaires nous amène ainsi à nous
intéresser au détail des pratiques et des interactions des familles
populaires avec le monde dominant à travers l’école, à travers la
scolarisation, et à nous intéresser à la manière dont les familles
populaires « font avec » ce que la scolarisation leur impose. Ce fai-
sant, notre recherche s’apparente à une sociologie des classes popu-
laires et de leurs rapports aux logiques dominantes, sociologie qui
n’en reste pas à l’établissement de rapports globaux de domination
mais qui, sans ignorer ces derniers, s’attache à essayer de com-
prendre le détail des pratiques et des relations entre êtres sociaux4.
L’inscription de notre recherche dans le projet de « dépasser les
découpages institutionnels dans la constitution des objets d’étude »5
nous permet de ne pas nous enfermer dans le point de vue de l’ins-
titution scolaire mais de déplacer le regard afin de voir en quoi la
scolarisation, entendue comme un moment essentiel du procès de

3. On retrouve les débats soulevés par les travaux de C. Grignon et J.-C. Passeron à propos des
cultures populaires dans Le Savant et le populaire, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1989.
4. Dans ce sens, notre travail s’inspire des travaux de R. Hoggart, comme La Culture du
pauvre, Minuit, 1970 et de M. Verret, notamment, La Culture ouvrière, ACL éditions, 1988.
5. R. Bernard, « Quelques remarques sur le procès de socialisation et la socialisation sco-
laire », Les dossiers de l’éducation, n° 5, 1984, p. 17.
8 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

socialisation dans nos formations sociales6, est le lieu et l’instant


d’une mise en relation de pratiques socialisatrices contradictoires et
de modes de socialisation divergents. Elle nous permet également
de prendre en compte les travailleurs sociaux engagés dans la lutte
contre l’« échec scolaire » comme êtres sociaux extérieurs à l’école
mais participant de logiques socialisatrices qui ne sont peut-être pas
sans rapport avec les logiques pédagogiques portées par les ensei-
gnants. On voit que le refus de nous enfermer dans une sociologie
de l’école ou des pratiques scolaires ne nous conduit pas à ignorer
l’importance de la scolarisation dans nos formations sociales. On
ne peut, en effet, occulter la dimension proprement scolaire des
relations et le fait que les principes de la confrontation entre
logiques scolaires et logiques des familles populaires s’enracinent
dans la prédominance du mode scolaire de socialisation. La scola-
risation est un des moments et un des secteurs du monde social où
les écarts se manifestent, les logiques se bousculent, se télescopent,
engendrant des classements qui paraissent définitifs et indiscu-
tables parce que finalement présentés comme « naturels »,
« logiques », « normaux »… L’école est sans doute au cœur des
inégalités, des différences et des contradictions, lesquelles consti-
tuent l’objet principal de la connaissance sociologique selon Jean-
Claude Passeron :
Seules, on le sait, différences, contradictions et inégalités nourrissent
utilement la connaissance sociologique. À trop rechercher ce qui est
également vrai de tous les hommes, s’agirait-il seulement de ceux
d’une même civilisation ou d’une même classe, une science de
l’homme qui abdique pour une vaine quête des essences ou des ins-
tances ultimes son propos constitutif de connaître par différence finit
toujours par avouer dans la banalité psychologique ou politique des
généralités auxquelles elle prétend l’insignifiance anthropologique dont
elle se contente. Il n’y a de sociologie que des rapports inégaux.7

6. « Finalement, parler de socialisation scolaire, c’est désigner, plus qu’un secteur de la socia-
lisation, l’une des caractéristiques majeures dans nos sociétés. », G. Vincent, Études sur la
socialisation scolaire, C.N.R.S., 1979, p. 9.
7. J.-C. Passeron, « Le sens et la domination », préface à F. Chevaldonné, La Communication
inégale, C.N.R.S., 1981, p. 7.
Chapitre 1
LES CONDITIONS SOCIO-HISTORIQUES
DE L’ÉMERGENCE DU PROBLÈME SOCIAL
« ÉCOLE-FAMILLE »
DANS LES QUARTIERS POPULAIRES

La question des « relations famille-école » est une question récur-


rente, abondamment débattue par tous ceux qui ont en charge des
actions scolaires et « sociales » dans les quartiers populaires. Bien
que notre analyse se démarque profondément de la manière dont est
constitué le problème social, elle ne peut ignorer le cadre d’émer-
gence de celui-ci, pas davantage qu’elle ne peut méconnaître les
changements qui ont amené nombre de travailleurs sociaux à se
préoccuper de thèmes scolaires étrangers à leur activité profession-
nelle jusqu’à un passé récent. En outre, et au-delà des invariants
dans les relations entre les familles populaires et l’école auxquels il
est nécessaire d’accorder la plus grande attention, la situation
socio-historique précise dans laquelle elles adviennent concourt à
déterminer les formes de ces relations. Étudier les relations entre
enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires implique
donc de situer le contexte de leur production, inséparable des trans-
formations qui ont atteint aussi bien l’école et sa place dans la for-
mation sociale que, corrélativement, la manière d’appréhender et
de traiter un certain nombre de problèmes sociaux traditionnellement
associés aux classes populaires urbaines. Il s’agit donc d’inscrire
ces relations dans les phénomènes suivants :
1) Le procès de scolarisation, c’est-à-dire l’extension de la scolarisa-
tion prolongée à des catégories de plus en plus variées et à un nombre
d’individus de plus en plus étendu, entraînant la production d’un
nouveau problème social, l’« échec scolaire », autour de l’écart qui
se creuse entre la masse des élèves proches de la norme de scolarité
prolongée et une partie importante des élèves des familles populaires.
2) La constitution de problèmes sociaux de plus en plus souvent
articulés à l’« échec scolaire » et produits simultanément d’une
10 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

situation économique défavorable aux classes populaires, des frus-


trations liées aux espoirs déçus par l’école, des contradictions entre
les nouvelles normes de vie dominantes engendrées et valorisées
par l’allongement de la scolarisation et les manières de vivre de
ceux qui en sont éloignés.
3) Le développement concomitant d’actions affichant pour objectif
premier de remédier à l’« échec scolaire » mais qui ne se limitent
jamais à intervenir sur les seuls résultats scolaires et se proposent
de participer à la prévention d’autres problèmes sociaux.

I – LE DÉVELOPPEMENT DE LA SCOLARISATION

Qu’on l’attribue à l’élévation de la demande des familles, à l’évo-


lution des besoins de l’économie ou à une politique volontariste1, le
fait majeur des 40 dernières années est l’augmentation massive de
la scolarisation passant par un allongement de la scolarité de nom-
breux élèves. Sans entrer dans le détail des chiffres ou de l’histoire
des réformes scolaires, quelques rappels sont nécessaires. Le déve-
loppement de la scolarisation est d’abord visible quand on regarde
la croissance des effectifs dans les établissements de l’enseigne-
ment secondaire.

Évolution des effectifs scolarisés au lycée


1960-61 1970-71 1975-76 1980-81 1985-86 1990-91
421 900 848 600 960 800 1 102 600 1 207 600 1 570 900
+101 % +13,2 % +14,7 % +9,5 % +30 %
Sources : M.E.N., Repères et références statistiques, D.E.P., 1992, p. 64.

Dans les lycées, la croissance des effectifs est continue depuis


1960, s’accentuant même fortement à partir de 1985. L’accentuation
est encore plus considérable si on intègre les effectifs des baccalau-
réats professionnels créés en 1985 : on atteint alors 1 664 600 élèves
pour l’année scolaire 1990-91, soit une progression de 37 % depuis
1985. L’augmentation des effectifs est nettement supérieure à la
croissance démographique. Ceci est confirmé par l’évolution en
hausse des taux d’accès aux classes finales des études secondaires,
c’est-à-dire de la proportion d’individus d’une même génération
atteignant ces classes.

1. Comme le suggère A. Prost in « L’échec scolaire : usage social et usage scolaire de l’orien-
tation », E. Plaisance (dir.), L’Échec scolaire. Nouveaux débats, nouvelles approches sociolo-
giques, C.N.R.S., 1985, p. 180.
LES CONDITIONS SOCIO-HISTORIQUES DE L’ÉMERGENCE DU PROBLÈME… 11

Évolution des taux d’accès d’une génération en classes terminales2


Fin des années 50 1971 1976 1981 1986 1991
10 % 29 % 31 % 33 % 37 % 58,3 %
Sources : M.E.N., Repères et références statistiques, D.E.P., 1992, p. 70-71.

L’accélération de l’accès au baccalauréat s’intensifie lors de la


toute dernière période : on constate un bond de 20 points en 5 ans.
On peut noter enfin que les taux de scolarisation à l’âge de 18 ans
passent de 20 % en 1960-61 à 55 % en 1985-86 et à l’âge de 17 ans
de 31 % à 78 % dans la même période3.
Les réformes de l’organisation scolaire en France, qui suivent et
produisent tout à la fois l’explosion scolaire, ont engendré progres-
sivement l’unification formelle du premier cycle du secondaire, le
report des paliers d’orientation vers la troisième et l’accès élargi au
lycée et à l’université. Rappelons quelques-unes des étapes de ce
processus :
— En 1959, la réforme Berthoin prolonge la scolarisation obliga-
toire jusqu’à 16 ans, mesure qui ne deviendra effective qu’au début
des années 70. Elle instaure un cycle d’observation en sixième et
cinquième à l’intérieur du Collège d’Enseignement général. C’est
le premier pas vers la fin de la division organisationnelle en deux
circuits distincts : le « primaire » d’un côté, le « lycée » de l’autre.
— En 1963, la création du Collège d’Enseignement secondaire au
côté du C.E.G. élargit les possibilités de poursuivre les études au-delà
de l’enseignement primaire, tout en créant des filières séparées qui
maintiennent institutionnellement les hiérarchies scolaires et sociales.
— En 1975, la réforme « Haby » procède à l’unification des filières
à travers la création du Collège unique. Dès lors, les élèves doivent
fréquenter des établissements formellement identiques, de l’école
maternelle au collège.
— L’objectif, fixé dans les années 80, d’amener 80 % d’une géné-
ration au niveau du baccalauréat en l’an 2000 et la création des bac-
calauréats professionnels contribuent amplement à renforcer la ten-
dance à l’accès plus large aux études secondaires de second cycle
et aux sorties plus tardives de l’organisation scolaire.
On est passé d’écoles différenciées, séparées dans leur organisa-
tion même, à une école formellement unifiée dans laquelle le pas-
sage par l’école « moyenne » est devenu la règle, le collège étant
fréquenté par la quasi-totalité des élèves d’une génération. Le
même processus semble se dessiner aujourd’hui pour le lycée qui
devient parcours obligé pour une majorité d’élèves. Ce que l’on a

2. Deuxième année des baccalauréats professionnels comprise.


3. Sources : Données sociales 1987, p. 549.
12 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

appelé parfois hâtivement la « démocratisation » de l’école se tra-


duit d’abord par une « démographisation » des études secondaires.
Antoine Prost écrivait dès 1968 :
Les effectifs scolaires, en effet, ne sont pas seulement gonflés passagè-
rement par quelques générations d’enfants ; ou durablement, par la per-
sistance d’un taux de natalité supérieur à celui d’avant-guerre. Dans le
premier cas ils devraient diminuer, dans le second se stabiliser autour
d’un niveau atteint à des dates différentes suivant les degrés. Ils s’ac-
croissent régulièrement car la scolarisation gagne de part et d’autre de
l’obligation, et c’est un phénomène séculaire auquel on ne saurait assi-
gner de terme prévisible.4
Vingt-cinq ans plus tard, le procès de scolarisation semble ne pas
avoir touché ce terme. Il induit de nombreuses transformations
concernant aussi bien la place de l’école dans notre formation
sociale que son rôle dans les trajectoires sociales, les finalités de
l’enseignement, le rapport à l’école des familles ou les critères de
classements sociaux.

II – LES CHANGEMENTS DE L’ÉCOLE ET LEURS CONSÉQUENCES

1. L’école incontournable
Cette évolution a conduit à rendre l’école incontournable au sens où
toute trajectoire sociale doit la parcourir et où elle détermine pour
une large part la position sociale de chacun. À partir des années 60,
l’origine sociale intervient beaucoup moins directement dans le
destin de l’individu, elle est de plus en plus médiatisée par l’école,
la scolarité de l’individu. Les classes populaires sont particulière-
ment concernées par cette nouvelle situation. Si la scolarité peut
apparaître à certains comme une possibilité de promotion, avec
l’augmentation du nombre de diplômés et la montée du chômage
elle devient avant tout le seul moyen d’avoir une chance d’échap-
per à la précarité et d’accéder à un emploi stable.
En 1930, le jeune se fait embaucher à l’usine à 14 ans parce que c’est
« normal », parce que tous ceux de son âge et de son milieu, ou
presque, en font autant au terme de leur scolarité obligatoire. En 1970,
le jeune de 16 ans entre à l’usine non pas simplement parce qu’il a
achevé sa scolarité obligatoire mais parce que, « n’étant pas doué pour
les études », comme il le dit lui-même, il s’est retrouvé en troisième
pratique et n’a plus aucun avenir dans le système scolaire.5
On peut prolonger ce propos et dire qu’en 1990, le jeune d’une
famille populaire n’entre même pas à l’usine avec un emploi per-

4. A. Prost, Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Armand Colin, 1968, p. 438.


5. B. Charlot, L’École en mutation, Payot, 1987, p. 108.
LES CONDITIONS SOCIO-HISTORIQUES DE L’ÉMERGENCE DU PROBLÈME… 13

manent mais se retrouve sans travail, alternant stages d’« insertion »


et « petits boulots » parce qu’il n’a obtenu aucun diplôme ou seule-
ment des diplômes ayant perdu beaucoup de leur valeur sur le mar-
ché du travail. Les statistiques le montrent, bien que tous les diplô-
més soient frappés par le chômage, on reste d’autant mieux protégé
de celui-ci que les diplômes détenus sont plus élevés et plus géné-
raux.

Taux de chômage des jeunes de 18-24 ans par niveau de diplôme


1973 1977 1980 Évolution de 1973 à 1980
Sans diplôme 15 % 38 % 52 % Mult. par 3,5
B.E.P.C. 11 % 21 % 37 % Mult. par 3,3
C.A.P.-B.E.P. 8% 21 % 32 % Mult. par 4,0
Baccalauréat 10 % 20 % 25 % Mult. par 2,5
Sup. court 4% 8% 13 % Mult. par 3,25
Sup. long 11 % 14 % 16 % Mult. par 1,45
Ensemble 11 % 23 % 36 % Mult. par 3,25
Sources : M.E.N., Repères et références statistiques, D.E.P., 1992, p. 70-71.

« Hors l’école point de salut » pourrions-nous dire. En fait,


l’école a un sens double, en particulier pour les classes populaires :
elle offre une possibilité pour les enfants de sortir de la situation
sociale des parents, d’échapper à leurs conditions d’existence, et
simultanément les mêmes enfants ne peuvent y échouer sans risque
de se trouver exclus du marché des emplois stables et de connaître
un sort plus difficile encore que celui de leurs parents. Bien plus,
« la place et le poids des critères scolaires dans la définition socia-
lement reconnue d’une identité se sont accrus »6, c’est-à-dire que la
reconnaissance sociale est de plus en plus associée aux dispositions
et aux caractéristiques qu’une scolarisation prolongée et réussie est
censée apporter. Auparavant, on était d’abord défini par son métier
ou sa spécialité professionnelle, par l’appartenance à un « milieu
professionnel ». Aujourd’hui, on l’est davantage par le niveau sco-
laire auquel on a pu accéder. S’il est bas, très éloigné de ce qui est
devenu la norme, alors il y a tous les risques d’être classé parmi les
êtres sociaux dont on dit qu’ils sont « mal insérés », « inadaptés »
ou « marginalisés ». L’école devenue incontournable est le lieu où
se fait le départ entre les êtres sociaux et l’on peut dire que « les
normes scolaires d’évaluation sont devenues des normes
sociales »7.

6. J.-M. de Queiroz, La Désorientation scolaire. Thèse de 3e cycle, Paris VIII, juin 1981, p. 37.
7. A.-M. Chartier, J. Hébrard, « Rôle de l’école dans la construction sociale de l’illettrisme »,
J.-M. Besse et al. (dir.) L’« Illettrisme » en questions, P.U.L., 1992, p. 30.
14 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

2. Le maintien des inégalités


En ouvrant l’accès des études secondaires à des catégories plus
larges de la population, en abolissant l’inégalité inscrite dans les
structures de l’organisation scolaire qui laissait la production des
hiérarchies sociales pour l’essentiel en dehors d’elle, l’école a été
projetée au centre de la différenciation sociale : c’est par elle
qu’elle advient d’abord et de plus en plus. La « démographisation »
des études secondaires n’a pas créé une situation dans laquelle tous
les élèves, de toutes origines sociales, possèdent les mêmes chances
statistiques d’accéder aux plus hautes marches de l’édifice scolaire.
Elle a pour partie déplacé le lieu de construction des classements
sociaux vers l’école où s’opère « la reproduction des hiérarchies
sociales par la transmutation des hiérarchies sociales en hiérarchies
scolaires »8. Ainsi, le mélange social apparent n’empêche pas les
clivages sociaux qui se traduisent par des résultats scolaires diffé-
rents, des orientations divergentes, des sorties plus précoces de
l’école pour les enfants des classes populaires que pour les autres.
Les différences sociales devant l’école persistent et traversent
toute l’institution scolaire. Ces différences sont déjà présentes entre
les établissements scolaires eux-mêmes. Plus fondamentalement :
… à travers les mutations des espaces, des itinéraires, des programmes,
se maintient une structure identique de flux de sorties de l’appareil sco-
laire et de division du champ en modes de scolarisation déterminés.9
L’ensemble des élèves sont scolarisés plus longtemps mais les écarts
entre les diplômes obtenus ou le niveau de sortie de l’école persis-
tent pour une large part ainsi que le montrent quelques statistiques.

Taux d’accès en classe terminale selon la profession des parents en 1990


Cadres Cadres Artisans- Employés Agriculteurs Ouvriers Ouvriers non
supérieurs moyens commerçants qualifiés qualifiés
82 % 63 % 45 % 44 % 45 % 33 % 25 %
Sources : Le Monde de l’éducation, n° 168, février 1990.

Dans le même sens, la répartition des élèves entre les différents


types de baccalauréats suit une logique hiérarchique : en 1988, 47,4 %
des enfants de cadres supérieurs « choisissent » un baccalauréat scien-
tifique alors que c’est le cas pour seulement 17,4 % des enfants d’ou-
vriers se trouvant en terminale10. À l’inverse, dans les classes des
lycées professionnels préparant au CAP on rencontre 47,6 % d’en-
fants d’ouvriers contre 1,9 % d’enfants de cadres supérieurs11.

8. P. Bourdieu, J.-C. Passeron, La Reproduction, Minuit, 1970, p. 186.


9. J.-M. Berthelot, Le Piège scolaire, P.U.F., 1983, p. 223.
10. Sources : M.E.N., Repères et références statistiques, D.E.P., 1991, p. 115.
11. Sources : Données sociales 1990.
LES CONDITIONS SOCIO-HISTORIQUES DE L’ÉMERGENCE DU PROBLÈME… 15

Nous pourrions poursuivre longtemps ainsi et rendre compte


d’une réalité que de nombreux travaux ont révélée, contribuant par
là à relativiser les discours sur la « démocratisation » de l’ensei-
gnement. Notre propos se limite à exposer le cadre des relations
que nous étudions, en rappelant que la situation de l’école aujour-
d’hui est la conséquence d’un processus socio-historique entraînant
dans le même mouvement une transformation des réalités scolaires
et le maintien des écarts scolaires entre les classes sociales. Ici, les
deux termes sont importants. Occulter la permanence des écarts
structurels amène à reprendre les discours naïfs sur l’« égalité des
chances » ou la « démocratisation ». Négliger les changements
conduit à ne pas remarquer les rapports nouveaux à l’école et à la
scolarisation qu’ils induisent. Ne voir qu’une « translation de la
structure des chances d’accès à un système d’enseignement capable
de jouer des différenciations préexistantes ou d’en créer de nou-
velles »12, qu’un déplacement vers le haut de la structure des inéga-
lités scolaires, empêcherait de voir les transformations induites par
le fait qu’un plus grand nombre d’individus fréquentent beaucoup
plus longtemps les bancs de l’école. Une analyse strictement struc-
turale masquerait ce qui est introduit par l’accroissement formi-
dable du rôle de l’école dans les trajectoires et les classements
sociaux. Concernant notre objet, elle risquerait d’occulter tout ce
que les relations entre enseignants et familles populaires doivent au
fait que l’école apparaît plus « ouverte », c’est-à-dire offrant davan-
tage de possibilités aux élèves et qu’elle s’impose dans le même
temps comme un lieu où ne rien obtenir c’est compromettre grave-
ment l’avenir, au fait que l’école a pour ainsi dire changé de sens et
que les finalités nouvelles impliquent des méthodes, des contenus,
des pédagogies, des objectifs différents, moins aisément saisis-
sables pour les familles les plus éloignées du mode scolaire de
socialisation. Elle pourrait également occulter le fait que les écarts
scolaires ne sont plus perçus de la même manière, qu’ils sont plus
visibles et qu’ils participent de la production d’un problème social
nommé « échec scolaire ».

III – L’ÉMERGENCE DE L’« ÉCHEC SCOLAIRE » COMME PROBLÈME SOCIAL

1. Les inégalités sociales devant l’école problématisées en


« échec scolaire »
Les transformations de l’organisation scolaire, l’accroissement de
la scolarisation ont ainsi entraîné la constitution d’un problème

12. P. Bourdieu, J.-C. Passeron, La Reproduction, op. cit., p. 266.


16 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

social qui mobilise beaucoup d’énergies et de moyens financiers :


l’« échec scolaire ». Évoquer ce sujet est essentiel car il hante les
relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles popu-
laires, l’« échec scolaire » en question étant d’abord celui des
enfants des familles les plus éloignées du mode scolaire de sociali-
sation. Les différences de scolarité corrélées aux classes sociales
n’ont pas attendu que l’on parle d’« échec scolaire » pour exister.
Viviane Isambert-Jamati rappelle que dans les années 30, environ
la moitié des élèves de « milieux populaires » quittaient l’école pri-
maire sans diplôme, parfois avant l’âge légal13. Le même auteur
montre que la notion d’« échec scolaire » ne se développe qu’à par-
tir des années 60, c’est-à-dire au moment où la scolarisation secon-
daire va vers la généralisation. Elle envahit ensuite les discours en
même temps que s’allongent les scolarités au cours des années 70
et 80. Elle est omniprésente à présent pour désigner les scolarités
trop courtes des enfants des classes populaires, les sorties de l’école
sans diplôme ou avec des diplômes de faible valeur sociale, la non
acquisition de savoirs et techniques que l’on estime élémentaires et
indispensables aujourd’hui. Le paradoxe de la situation est que l’on
n’a jamais autant parlé d’échec alors que l’école produit un nombre
de diplômés jamais atteint et scolarise de plus en plus de jeunes
pour des temps de plus en plus longs. Les inégalités sociales devant
l’école ne sont pas nées avec l’« échec scolaire » mais nous n’as-
sistons pas non plus à la simple révélation d’une situation pré-exis-
tante comme si l’« échec scolaire » se réduisait à l’apparition sur la
scène publique d’un phénomène ancien jusque-là occulté. Les sco-
larités courtes et chaotiques d’une partie des enfants des familles
populaires deviennent « échec scolaire » quand la norme, insépara-
blement sociale et statistique, est d’atteindre au moins la fin du col-
lège, puis le lycée et le baccalauréat. L’« échec scolaire », c’est
l’écart entre les normes scolaires et les scolarités réelles de nom-
breux enfants des classes populaires. La problématisation des
inégalités sociales devant l’école en « échec scolaire » les fait chan-
ger de nature et entraîne de nombreuses répercussions sociales. Ne
pas obtenir le certificat d’études au temps de la séparation organi-
sationnelle entre le primaire et le secondaire n’a pas les mêmes
conséquences que sortir du collège sans diplôme au temps des
études secondaires généralisées et de l’« échec scolaire ». Connaître
l’« échec scolaire » aujourd’hui signifie être dépourvu de caractéris-
tiques socialement reconnues et transmises par l’école, et être soup-
çonné de carences qui dépassent le strict univers scolaire.

13. V. Isambert-Jamati, « Quelques rappels de l’émergence de l’échec scolaire comme “pro-


blème social” dans les milieux pédagogiques français », E. Plaisance (dir.), L’Échec sco-
laire…, op. cit., p. 156.
LES CONDITIONS SOCIO-HISTORIQUES DE L’ÉMERGENCE DU PROBLÈME… 17

Certes, les fils et filles d’ouvriers ne sont pas seuls à rencontrer


des difficultés au cours de leur scolarité. Pourtant, ce sont eux qui
sont écartés en plus grand nombre et le plus tôt des voies « nor-
males » sinon modales du cursus scolaire.
Tout se passe comme si le système éducatif avait mis en place une
machine à « élimination successive » qui, par le biais de la réussite et
de l’échec scolaire, conduit à des sorties sans formation d’élèves issus
en majorité des milieux socio-culturellement éloignés de l’école.14
La mise en évidence par les travaux statistiques et sociologiques de
l’existence d’un écart profond entre les trajectoires scolaires selon
l’origine sociale, la persistance, malgré l’allongement générale des
scolarités, d’un noyau important d’enfants des classes populaires
qui n’obtiennent aucun titre scolaire et qui quittent l’école sans
maîtriser les « savoirs de base », conduisent à associer couramment
« échec scolaire » et classes populaires.

2. L’« échec scolaire » comme enjeu dans les quartiers populaires


À l’« échec scolaire » des enfants des familles populaires urbaines
est rattaché un ensemble d’autres problèmes sociaux que l’on prête
d’ordinaire aux quartiers populaires et à leurs habitants. Le
« malaise des banlieues », la « délinquance », l’« insécurité », la
« mauvaise insertion » sont autant de problèmes sociaux articulés à
l’« échec scolaire » dans les représentations dominantes des quar-
tiers et des classes populaires. L’« échec scolaire » est ainsi perçu à
la fois comme un indicateur des difficultés des classes populaires
urbaines et comme une des causes importantes de ces difficultés.
La mise en relation de plus en plus fréquente de l’« échec scolaire »
avec l’ensemble des problèmes sociaux associés aux quartiers
populaires concourt à élargir le nombre des individus et des institu-
tions se préoccupant de l’« échec scolaire ». Ainsi, de plus en plus
d’actions de lutte contre l’« échec scolaire » sont extérieures à l’ins-
titution scolaire. Le développement des actions de « soutien sco-
laire » ou des « activités éducatives péri-scolaires » mises en place
par des travailleurs sociaux est particulièrement significatif à cet
égard. Si l’objectif affiché de ces activités « péri-scolaires » est
d’améliorer les performances scolaires et la scolarité des enfants
des familles populaires, leurs animateurs ne se limitent pas le plus
souvent à apporter une aide au travail scolaire des élèves. Ils tentent
d’articuler l’aide à la scolarité à une action éducative plus large
auprès des enfants et auprès des parents. Le « soutien scolaire », et
plus largement la lutte contre l’« échec scolaire » est ainsi l’occa-

14. C. Seibel, « Genèses et conséquences de l’échec scolaire : vers une politique de préven-
tion », Revue française de pédagogie, n° 67, avril-mai-juin 1984, p. 12.
18 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

sion d’intervenir auprès et parfois dans les familles populaires, les


travailleurs sociaux se saisissant des préoccupations des familles
pour tenter de nouer ou de renouer des liens avec ces cibles tradi-
tionnelles du travail social. L’irruption des travailleurs sociaux dans
le domaine scolaire et le développement de leurs actions auprès de
familles populaires à partir des questions scolaires les imposent
comme protagonistes des « relations entre les familles et l’école »
constituées en problème social. Du même coup, les travailleurs
sociaux se présentent comme des médiateurs potentiels entre le
« quartier et l’école », entre les familles populaires et les ensei-
gnants. Nous aurons à nous interroger sur le sens des actions des
travailleurs sociaux en direction des familles populaires et sur cette
fonction de médiation que les travailleurs sociaux revendiquent et
qu’une partie des enseignants leur attribuent.
Tel est le contexte dans lequel nous allons saisir les relations
entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires.
L’évocation de ce contexte, si elle permet de préciser le cadre de
notre recherche, ne constitue pas ces relations en objet sociolo-
gique. L’importance accrue de l’école, l’attention portée au pro-
blème social nommé « échec scolaire » et associé à de nombreux
autres problèmes sociaux que l’on rattache aux quartiers popu-
laires, la multiplication des interventions auprès des familles popu-
laires dans ces quartiers, ne sont pas suffisantes en elles-mêmes
pour comprendre sociologiquement les relations entre enseignants,
travailleurs sociaux et familles populaires. Afin d’avancer dans
l’exposé de notre recherche, il nous faut clarifier le point de vue15 à
partir duquel nous allons appréhender ces relations et les construire
comme objet sociologique.

15. « Le point de vue, dit Saussure, crée l’objet » rappellent P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon,
J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, Mouton, 1983, p. 52.
Chapitre 2
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE

On ne peut faire l’économie de la tâche de construction de l’objet sans


abandonner la recherche à ces objets préconstruits, faits sociaux décou-
pés, perçus et nommés par la sociologie spontanée ou « problèmes
sociaux » dont la prétention à exister comme problèmes sociologiques
est d’autant plus grande qu’ils ont plus de réalité sociale pour la com-
munauté des sociologues.1
Il s’agit donc de préciser la manière dont nous entendons construire
comme objet sociologique les relations entre enseignants, tra-
vailleurs sociaux et familles populaires, en les appréhendant
comme une confrontation inégale entre des logiques sociales diver-
gentes.
L’analyse des relations entre enseignants, travailleurs sociaux et
familles populaires suppose bien sûr la prise en compte des posi-
tions différentes qu’ils occupent dans l’espace social. On ne peut
occulter l’écart entre les positions sociales des enseignants et tra-
vailleurs sociaux, membres des classes moyennes salariées d’une
part et les familles populaires d’autre part, caractérisées par leur
appartenance aux fractions les plus démunies et les plus dominées
des classes populaires. Cet écart des positions est aussi une hiérar-
chie des positions, hiérarchie objectivée par les travaux des socio-
logues mais également à l’œuvre dans les classements pratiques des
êtres sociaux. Aux positions sont associées des propriétés, des dis-
positions, des compétences sociales qui sont elles aussi hiérarchi-
sées selon une échelle de valeurs proprement sociale. Une relation
inégale s’établit de cette façon entre les êtres sociaux dotés de qua-
lités et de dispositions socialement reconnues, légitimes dans notre
formation sociale et les êtres sociaux aux caractéristiques moins
légitimes ou même dénuées de toute validité sociale, comme c’est

1. P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon, J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, Mouton, 1983,


p. 52-53.
20 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

le cas pour les familles populaires urbaines. Enseignants et tra-


vailleurs sociaux, pourvus de propriétés légitimes, ont de ce point
de vue toutes les chances d’être en mesure de s’imposer et d’im-
poser leurs vues dans les relations avec les familles populaires.
Cependant nous ne pouvons envisager les relations entre ensei-
gnants, travailleurs sociaux et familles populaires comme la
simple résultante de la hiérarchie des positions dans l’espace
social. Quelle que soit la pertinence du modèle élaboré, il reste
à étudier dans chaque cas, chaque situation, comment les rela-
tions se nouent, comment les écarts objectivés à l’aide d’indica-
teurs se réalisent dans des relations concrètes, autour de pro-
blèmes spécifiques, comment ils se traduisent ici sur le terrain
de l’éducation, de la scolarisation. Construire les relations uni-
quement et d’abord comme produit de la rencontre entre des
agents différemment dotés en capitaux ou en compétences spé-
cifiques au domaine de l’éducation, comme finalement des rela-
tions entre des positions dans l’espace social, laisse échapper
tout ce que les relations doivent au procès historique de scolari-
sation pris au double sens d’élargissement de la scolarisation et
de développement du mode scolaire de socialisation. Ce faisant,
on escamote, outre la dimension historique dans laquelle les
relations prennent place, la dimension politique contenue dans
les tentatives de transformation des familles populaires. Enfin, à
se limiter à cette approche, on oublie la spécificité de relations
nouées autour d’un phénomène qui a ses propres caractéris-
tiques, la scolarisation, et de relations à travers lesquelles sont
confrontées des pratiques socialisatrices divergentes. Les rela-
tions, produites par la scolarisation des enfants, mettent en pré-
sence des êtres sociaux dont les pratiques socialisatrices sont
très différentes, souvent contradictoires, tramées par des
logiques antinomiques : d’un côté, les enseignants et les tra-
vailleurs sociaux animateurs du « péri-scolaire » dont les
logiques éducatives participent de ce que nous appelons le mode
scolaire de socialisation ; de l’autre, des familles populaires aux
logiques socialisatrices étrangères au mode scolaire de sociali-
sation. Au cœur des relations se trouve la question de la sociali-
sation, de la confrontation des logiques populaires, en particu-
lier des logiques socialisatrices populaires, et des logiques
socialisatrices scolaires, les logiques pédagogiques. On ne peut
donc étudier les relations entre enseignants, travailleurs sociaux
et familles populaires sans s’interroger sur les logiques scolaires
et le mode scolaire de socialisation qui s’impose comme mode
de socialisation dominant dans notre formation sociale, les
logiques socialisatrices qu’il implique débordant largement le
cadre de l’institution scolaire.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 21

I – LE MODE SCOLAIRE DE SOCIALISATION

1. Émergence et caractéristiques du mode scolaire de socialisation


Pour tenter de saisir la logique du mode de socialisation dominant,
il faut avoir recours à l’analyse socio-historique qui, en retrouvant
les principes d’engendrement du mode scolaire de socialisation, en
dégageant les ruptures et les continuités dans lesquelles il s’inscrit,
en montrant le processus de développement, les luttes, les opposi-
tions par lesquelles il s’est imposé et s’impose encore, permet de le
rendre plus intelligible, d’en redécouvrir les fondements et les inva-
riants masqués par les nombreuses variations qui caractérisent tout
phénomène social. L’analyse socio-historique permet également et
dans le même mouvement de rompre avec l’impression d’évidence,
de « naturel » ou d’universel que produit la familiarité avec les
logiques éducatives dominantes, que nous rattachons au mode sco-
laire de socialisation.
Notre recherche s’inscrit dans la continuité des travaux du
Groupe de Recherche sur la Socialisation qui, en élaborant le
concept de forme scolaire à partir de recherches socio-historiques,
introduisent la possibilité de « comprendre comment, non sans dif-
ficultés, un mode de socialisation scolaire s’est imposé à d’autres
modes de socialisation »2. L’élaboration de la théorie de la forme
scolaire par Guy Vincent3 (à partir des usages qu’en faisaient des
historiens comme Roger Chartier4) introduit la possibilité de penser
l’émergence d’un nouveau mode de socialisation en liaison avec
« une restructuration du champ politico-religieux »5 et plus préci-
sément avec une transformation du mode de domination et des
formes d’exercice du pouvoir dans la formation sociale. L’analyse
socio-historique de la forme scolaire ne peut donc se confondre
avec une historiographie de l’institution scolaire puisqu’il s’agit de
considérer l’école « comme le lieu où se nouent des formes de liens
sociaux particuliers et dans les rapports qu’elle entretient avec
d’autres phénomènes sociaux »6. Notre intention n’est pas de repro-
duire l’histoire de la forme scolaire, mais de rappeler quelques élé-
ments socio-historiques significatifs de la construction de la forme
scolaire et de la constitution du mode scolaire de socialisation,

2. G. Vincent, B. Lahire, D. Thin, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire »,


G. Vincent (dir.), L’Éducation prisonnière de la forme scolaire ? P.U.L., 1994, p. 14.
3. G. Vincent, L’École primaire française. P.U.L., 1980. On lira également une mise au point
récente dans G. Vincent, B. Lahire, D. Thin, « Sur l’histoire et… », op. cit.
4. R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia, L’Éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle,
S.E.D.E.S./C.D.U., 1976.
5. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 263.
6. B. Lahire, Formes sociales scripturales et formes sociales orales : une analyse sociologique
de l’« échec scolaire » à l’école primaire, Thèse de doctorat, université Lumière Lyon-2, 1990,
p. 223.
22 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

lequel participe de façon essentielle aux relations entre enseignants,


travailleurs sociaux et familles populaires.
L’histoire de la forme scolaire est l’histoire d’une rupture entre
deux modes de socialisation et sans doute deux mondes. Il ne faut
pas entendre ici le mot rupture comme un événement qui se produit
brutalement sans que le changement ait été préparé, rendu possible
par ce qui le précède. Les transformations profondes qu’elle donne
à voir au chercheur s’enracinent dans des évolutions antérieures du
monde et des formes sociales qui précèdent. S’il nous fallait définir
le mode de socialisation ancien en quelques mots, nous pourrions
dire qu’il se caractérise par une socialisation par « voir-faire et ouï-
dire »7 et par le mélange des âges. Philippe Ariès a insisté sur
« l’absence de sentiment de l’enfance au Moyen Âge »8 : l’enfance
n’est pas constituée en catégorie spécifique relevant d’une action
particulière ou spéciale, distincte des autres activités sociales. Les
enfants sont mêlés très tôt au monde des adultes dans toutes sortes
d’activités :
Au Moyen Âge, au début des temps modernes, longtemps encore dans
les classes populaires, les enfants étaient confondus avec les adultes,
dès qu’on les estimait capables de se passer de l’aide des mères ou des
nourrices, peu d’années après un tardif sevrage, à partir de sept ans
environ.9
Les apprentissages des pratiques sociales ou des techniques passent
par la pratique en participant aux activités et en imitant les adultes.
On peut dire que pendant des siècles, l’éducation a été assurée par l’ap-
prentissage grâce à la coexistence de l’enfant ou du jeune homme et des
adultes. Il apprenait les choses qu’il fallait savoir en aidant les adultes
à les faire.10
Il existe bien des écoles, comme les petites écoles rurales d’Ancien
Régime. Toutefois, si celles-ci constituent une étape vers le déve-
loppement du nouveau mode de socialisation, elles participent
encore du mode de socialisation ancien. Elles ne sont pas des lieux
fermés ou spécifiques, exclusivement destinés à l’activité pédago-
gique. Elles prennent place souvent dans l’atelier ou au domicile du
régent qui n’est pas un « spécialiste » et exerce souvent d’autres
activités et d’autres fonctions dans la communauté villageoise.
L’enseignement est individuel et a pour effet de laisser inoccupés
ceux qu’on ne peut sans doute pas appeler des élèves pendant que
le régent fait lire, quelquefois écrire l’un d’entre eux. Il n’existe pas
de règles qui régissent formellement les relations entre le régent et

7. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 19.


8. P. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Le Seuil, 1973, p. 11.
9. P. Ariès, L’Enfant et…, op. cit., p. 312.
10. P. Ariès, L’Enfant et…, op. cit., p. 6.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 23

les « élèves ». La discipline et les sanctions, mais aussi les


« méthodes », dépendent de chaque régent, de ses connaissances
effectives ou de son humeur.
Il n’y a pas d’organisation pédagogique qui réunirait un spécialiste, le
maître, et un groupe spécifique d’individus, défini en tant que tel par
cette relation, la classe, le groupe des élèves. La méthode est indivi-
duelle techniquement mais aussi socialement. Fréquenter cette école, ce
n’est donc pas pour l’enfant entrer dans un monde différent ou paral-
lèle, l’instruction ne se présente pas comme une activité socialement
différenciée.11
Enfin, le régent, loin d’être un spécialiste dont l’autorité reposerait
sur un principe indépendant des intérêts locaux et particuliers, reste
fortement dépendant de la communauté villageoise : « Sa légitimité
tient plus de sa position dans le réseau de relations communautaires
que du statut que lui confère sa fonction12. » Finalement, « les
formes à travers lesquelles elle [l’école rurale] s’est organisée cor-
respondent assez étroitement avec les formes de sociabilité et de la
socialisation qui sont dominantes dans les campagnes »13.
Tout autre est la socialisation qui se met en place dans les écoles
urbaines se développant à partir de la fin du XVIe siècle, et plus par-
ticulièrement dans l’école des Frères de Jean-Baptiste de La Salle.
C’est cette école, « prototype de l’école moderne »14, qui est tout
d’abord au centre de l’analyse de Guy Vincent car « elle porte ce
qui s’ébauchait à l’époque à un point de perfection tel que le
modèle s’impose au moins pendant deux siècles »15. Mais la forme
scolaire ne naît pas et ne se confond pas avec une institution parti-
culière même si celle-ci réunit, dès le départ, la plupart des traits
essentiels et caractéristiques de cette forme scolaire. Le deuxième
point de référence dans cette construction de la forme scolaire, ce
sont les écoles mutuelles qui vont apparaître à partir de 1815 et se
maintenir en France jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. Si les
écoles mutuelles ont une durée d’existence plus courte que les
écoles des Frères, elles vont contribuer à des transformations péda-
gogiques qui toucheront également les écoles des Frères et qui
feront passer l’enseignement d’une pédagogie du « dressage » à
une pédagogie de la « raison », les savoirs comme la discipline ne

11. R. Bernard, « Les petites écoles rurales d’Ancien Régime. Lectures et hypothèses »,
R. Bernard et al., Éducation, fête et culture, P.U.L., 1981, p. 32. Pour l’ensemble des
remarques sur les petites écoles rurales d’Ancien Régime, nous renvoyons à ce texte ainsi qu’à
R. Chartier et al., L’Éducation en France…, op. cit.
12. B. Lahire, Formes sociales scripturales…, op. cit., p. 244.
13. R. Bernard, « Pour une sociologie de l’écriture », Analyse des modes de socialisation.
Confrontations et perspectives, Cahiers de recherche du G.R.S., C.N.R.S., n° spécial, mai
1988, p. 99.
14. R. Bernard, « Pour une sociologie… », op. cit., p. 99.
15. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 20.
24 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

devant plus être imposés mécaniquement de l’« extérieur » mais


expliqués par le maître et compris par les élèves.
Ne jamais rien faire apprendre qu’on ne l’ait expliqué, faire observer à
l’écolier les choses elles-mêmes sous tous leurs aspects au lieu de le gaver
de mots, entretenir l’activité de l’esprit, substituer le motif au précepte,
faire en sorte que les sanctions éclairent l’élève sur sa conduite, l’appeler
à coopérer, telles sont les méthodes que devra utiliser le nouveau maître.16
On le voit, l’« invention » de la forme scolaire est un processus
qui n’est pas linéaire. C’est à travers des luttes, des conflits, des
« reculs » et des « avancées », de nombreux enjeux, locaux ou natio-
naux, politiques et religieux… que se construit l’école qui deviendra
l’école primaire obligatoire et que s’élaborent une nouvelle forme
d’apprentissage et d’acquisition de savoirs de plus en plus codifiés,
une nouvelle forme de relations sociales, un nouveau mode de socia-
lisation. Le développement de la forme scolaire et du mode scolaire
de socialisation n’est pas le produit de la volonté politique de
quelques êtres sociaux ou des projets portés par quelques institutions.
L’interpénétration fondamentale des plans et des actes humains peut
susciter des transformations et des structures qu’aucun individu n’a
projetées ou créées.17
Les promoteurs des différentes écoles qui vont s’opposer à partir du
XVIIe siècle et particulièrement au XIXe siècle ne s’imaginaient cer-
tainement pas qu’à travers leurs luttes, ils participaient, ensemble et
par leurs conflits mêmes, à l’émergence d’une forme scolaire, forme
nouvelle de relations sociales impliquant une transformation profonde
des relations d’apprentissage mais également et indissociablement un
nouveau rapport à l’enfance et un nouveau mode de socialisation.
Quelles sont les caractéristiques fondamentales de cette forme
scolaire qui se différencie radicalement de la forme des apprentis-
sages et du mode de socialisation antérieurs ?
— Tout d’abord la séparation des activités éducatives et des autres
activités sociales. L’enfant n’est plus socialisé au milieu des
adultes, en partageant leurs activités. Pour être éduqué, il doit être
séparé, retiré des influences et des modèles négatifs qu’il peut ren-
contrer dans la vie ordinaire.
Commence alors un long processus d’enfermement des enfants (…) qui ne
cessera plus de s’étendre jusqu’à nos jours et qu’on appelle la scolarisation.18
L’école est donc un lieu clos, à l’abri des regards extérieurs, des
« influences », des activités non pédagogiques.
L’école séparée de la vie, c’est donc d’abord un bâtiment distinct des
autres, spécialement construit ou à défaut choisi et aménagé de façon à

16. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 79.


17. N. Élias, La Dynamique de l’Occident, Calmann-Lévy, 1976, p. 183.
18. P. Ariès, L’Enfant et…, op. cit., p. 8.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 25

ce que puisse s’y exercer cette activité distincte des autres activités
sociales : l’enseignement, ou plutôt l’éducation.19
L’école est ainsi un lieu spécifique, réservé à l’usage scolaire, à la
fonction pédagogique à l’exclusion de toute autre. L’organisation
spatiale, le mobilier, les murs et leur décoration… ont une fonction
pédagogique. Pendant longtemps, les familles seront complètement
tenues à l’écart de ce qui se passe à l’intérieur de l’école et ne
seront pas autorisées à pénétrer dans l’enceinte scolaire.
— Dans cet espace distinct, domine une des caractéristiques fonda-
mentales de la forme scolaire : l’importance de la règle et de l’ap-
prentissage selon les règles.
La soumission à des règles impersonnelles nous est apparue, en effet,
comme l’une des caractéristiques de la vie scolaire.20
Les apprentissages ne sont plus individuels mais simultanés ou
mutuels. Tous les enfants doivent apprendre selon les mêmes prin-
cipes et doivent apprendre selon la règle. L’importance de la règle se
retrouve aussi bien dans la discipline et la forme de relations instau-
rées entre le maître et ses élèves que dans les apprentissages eux-
mêmes. Les élèves doivent obéir à des règles applicables également
à tous et les sanctions, positives ou négatives, sont dictées par l’ap-
plication des règles. Ainsi, le maître ne punit pas en fonction de son
humeur ou de ses sentiments mais en fonction de règles imperson-
nelles qui s’appliquent aux élèves aussi bien qu’à lui-même.
L’école, règne de la règle impersonnelle, s’oppose à toutes ces formes
de pouvoir qui reposent sur la volonté ou l’inspiration d’une personne.21
Les apprentissages se font selon les règles : la manière d’écrire, de
tenir sa plume, de dessiner les lettres est réglée.
Écrire, au sens de rédiger, ce n’est pas pour l’élève mettre sur le papier
ce qu’il pense, ce qu’il dit ou dirait selon les lois d’une langue qu’il
possède, mais composer des propositions avec des mots, des phrases
avec des propositions, par l’application des règles grammaticales.22
À l’extrême, chaque instant de la vie de l’écolier et du maître est régi
selon des règles minutieuses comme en témoignent l’emploi du
temps des écoles mutuelles et l’organisation des écoles britanniques :
Le manuel de 1831 de la BFSS, préparé pour les écoles élémentaires,
donnait des instructions détaillées que le maître devait suivre à chaque
instant de la journée, y compris la manière dont les enfants devaient
entrer, les ordres pour que les enfants se préparent à écrire sur leurs
ardoises, les essuient, mettent leur chapeau….23

19. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 21.


20. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 57.
21. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 264.
22. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 124.
23. C. Criggs, « The Rise of Mass Schooling », M. Cole (ed.), The Social Context of Schooling,
Falmer Press, 1989, p. 38. (Notre traduction).
26 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

La manière d’imposer la règle évoluera au cours de la construction


de la forme scolaire mais l’importance de la règle ne se démentira
pas.
— Lié à ce qui précède, l’école vise à une occupation incessante
des élèves. L’enfant scolarisé est pris en charge à chacun des ins-
tants de sa vie scolaire. Il est soumis à un emploi du temps strict,
fortement structuré, dans lequel peu de place est laissée à des acti-
vités libres, non réglées.
Pour déloger tout vide par où pourrait s’insinuer le divertissement, il
convient d’occuper les enfants à tout moment.24
L’enfant doit être soumis à une action continue et permanente pour
être éduqué. Ce qui se joue dans cette forme de structuration du
temps, c’est la soumission de l’esprit pour « fixer une intelligence
vagabondant selon son désir »25. À travers cette prise en charge de
tous les instants, le souci d’une emprise totale sur l’enfant apparaît :
L’occupation incessante de l’écolier rendue possible par l’organisation
du temps n’a pas une fonction (économique) de rendement, mais une
fonction (politique) d’emprise totale.26
— La forme scolaire, c’est également des apprentissages séparés de
la pratique. Désormais, on n’apprend plus en faisant ou en répétant
les gestes de ceux qui savent, en participant aux tâches quotidiennes,
etc. On apprend par des exercices conçus aux seules fins d’appren-
tissage. Il existe ainsi une coupure des « exercices » et des « leçons »
par rapport à toute autre activité sociale que celle d’apprendre. Si,
« historiquement, la pédagogisation, la scolarisation des relations
sociales d’apprentissage est indissociable d’une scripturalisation-
codification des savoirs et des pratiques »27, cela implique que les
savoirs ainsi codifiés, déconnectés de la pratique peuvent et doivent
être transmis hors de la pratique, au cours d’une activité spécifique
destinée à cette fin. C’est tout le principe de l’exercice scolaire qui,
dans sa répétition même, vise à faire acquérir ces savoirs codifiés et
à faire intérioriser les règles de la vie scolaire et sociale.
Fondamentalement, l’activité pédagogique n’a d’autres fins que sa
propre fin, celle d’éduquer et de former les corps et les esprits.
Si l’on passe, à travers une succession de transformations ou de
« révolutions » pédagogiques, d’une pédagogie qui dresse l’enfant
en lui imposant des règles et des savoirs qu’il doit accepter sans
explications à une pédagogie qui insiste sur l’explication pour que
l’enfant comprenne ce qui justifie les règles, puis à une pédagogie

24. R. Chartier, et al., L’Éducation en France…, op. cit., p. 115.


25. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 98.
26. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 30.
27. B. Lahire, Formes sociales scripturales…, op. cit., p. 228.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 27

qui se définit par des méthodes visant à ce que l’enfant « découvre


par lui-même » les règles, les invariants de la forme scolaire
demeurent, non pas à l’identique mais en se diversifiant, en se com-
plexifiant. On est d’ailleurs loin d’une succession historique de
pédagogies qui excluent les précédentes. Dans les pratiques péda-
gogiques d’aujourd’hui, les différentes formes pédagogiques se
superposent bien souvent, y compris dans les pratiques d’un même
enseignant. Il reste que les enseignants d’aujourd’hui insistent sur-
tout sur l’autodiscipline, l’autonomie des élèves dans le travail et
les apprentissages, la « découverte » des savoirs et des règles, et ne
se reconnaîtraient certainement pas dans une pédagogie du « par
cœur » et du « dressage ». Ce qui importe pour notre propos, c’est
que le développement de la forme scolaire est plus qu’une nouvelle
forme d’apprentissage et d’acquisition de savoirs. En même temps
et à travers une « pédagogisation des relations sociales d’apprentis-
sage »28, ce qui apparaît c’est un nouveau mode de socialisation que
nous appelons mode scolaire de socialisation parce qu’il trouve son
origine dans l’école et parce qu’il ne se réalise jamais aussi com-
plètement encore aujourd’hui que dans l’école. Simultanément, la
construction de la forme scolaire participe de manière centrale à
l’instauration d’un nouveau rapport à l’enfance et d’une nouvelle
façon de socialiser. L’enfant est constitué comme un être spécifique
qui relève d’une action particulière, distincte des autres activités
sociales et qu’on appelle l’éducation. La séparation de l’enfance
qui se réalise électivement dans les écoles est une séparation sociale
qui constitue une catégorie d’âge, progressivement découpée en
sous-catégories, en catégorie sur laquelle doit s’exercer l’action
éducative, « la socialisation méthodique de la jeune génération »29,
action spécialisée requérant des compétences spécifiques.
On peut rapprocher le procès de scolarisation et la séparation de
l’enfance du procès de « civilisation » mis en évidence par Norbert
Élias. Le procès de « civilisation »30, inséparable du développement
du monopole de la violence physique par l’autorité étatique, c’est
la transformation des comportements des individus et de leurs rela-
tions sociales. Cette transformation se traduit par un plus grand
contrôle des affects, une plus grande distance entre les individus,
une élévation du seuil de la pudeur, bref, une plus grande maîtrise
de soi associée à la multiplication de règles régissant les pratiques
quotidiennes et les interactions entre les individus. Élias analyse
cette transformation comme le passage d’une contrainte sociale
extérieure à une autocontrainte :

28. B. Lahire, Formes sociales scripturales…, op. cit., p. 35.


29. E. Durkheim, Éducation et sociologie, P.U.F., 1985, p. 51.
30. Cf. sur ce point : N. Élias, La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973 ; N. Élias, La
Dynamique…, op. cit.
28 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

À mesure que progresse l’interpénétration réciproque des groupes


humains en extension et l’exclusion de la violence physique de leurs
rapports, on assiste à la formation d’un mécanisme social grâce auquel
les contraintes que les hommes exercent les uns sur les autres se trans-
forment en autocontrainte.31
Le développement de cette autocontrainte suppose un travail
formateur d’habitudes et de dispositions qui peut d’autant mieux se
réaliser avec les enfants qu’ils sont protégés des influences « non
civilisées » et qu’ils sont soumis à une action pédagogique systé-
matique.
Il faut enlever l’enfant à un entourage mauvais (…) et le mettre dans un
milieu spécial : le préserver et le soumettre à une éducation lente et pro-
gressive. Un éclair momentané et des rappels à l’ordre sont insuffi-
sants : il faut une longue inculcation et la discipline créatrice d’habi-
tudes.32
La nécessité d’un long travail d’inculcation et de formation pro-
duite par l’accroissement des exigences morales et des exigences
de maîtrise de soi est d’ailleurs, pour Norbert Élias, au principe de
la séparation des enfants afin de les soumettre à ce travail pédago-
gique :
Par le fait que le gouffre entre l’attitude des enfants et celle qu’on attend
des adultes est devenu si grand, l’individu qui grandit n’est plus placé
très tôt, dès l’enfance, comme dans les sociétés primitives, au niveau le
plus bas de l’échelle de fonctions dont il atteindra un jour le sommet. Il
ne s’instruit ni ne se forme en travaillant directement sous les ordres
d’un maître adulte exerçant ce qui sera plus tard sa fonction, (…) il est
tenu d’abord à l’écart de la société et de la vie des adultes pendant une
période très longue, qui ne cesse de s’allonger encore. Dans des caté-
gories de plus en plus étendues, la jeunesse n’est plus préparée à la vie
adulte directement, mais indirectement, par des instituts, des écoles et
des universités spécialisées.33
La scolarisation participe ainsi au procès de « civilisation » et à
la mise en place de nouvelles formes d’exercice du pouvoir repo-
sant davantage que par le passé sur l’adhésion de ceux qui sont
assujettis à ce pouvoir, sur le modèle suivant :
Quand vous aurez ainsi formé la chaîne des idées dans la tête de vos
citoyens, vous pourrez alors vous vanter de les conduire et d’être leurs
maîtres. Un despote imbécile peut contraindre des esclaves avec des
chaînes de fer ; mais un vrai politique les lie bien plus fortement par la
chaîne de leurs propres idées ; c’est au plan fixe de la raison qu’il en
attache le premier bout ; lien d’autant plus fort que nous en ignorons la
texture et que nous le croyons notre ouvrage ; le désespoir et le temps
rongent les liens de fer et d’acier, mais il ne peut rien contre l’union
habituelle des idées, il ne fait que la resserrer davantage ; et sur les

31. N. Élias, La Dynamique…, op. cit., p. 198.


32. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 51.
33. N. Élias, La Société des individus, Fayard, 1991, p. 66-67.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 29

molles fibres des cerveaux est fondée la base inébranlable des plus
fermes empires.34

2. Prédominance du mode scolaire de socialisation


Aujourd’hui, le mode scolaire de socialisation prédomine, à tel
point que l’on n’imagine pas que l’on puisse socialiser autrement
ou que toute autre manière de socialiser apparaît comme inadaptée
ou anormale. La prédominance du mode scolaire de socialisation
est tout d’abord appréhendable dans l’essor de la scolarisation elle-
même, essor qui a débuté il y a au moins trois siècles pour s’ac-
croître jusqu’à nos jours à tel point que l’on peut parler d’un véri-
table procès de scolarisation de nos formations sociales. Les
enfants sont scolarisés de plus en plus tôt, en amont même de la
scolarité obligatoire, et ils restent de plus en plus longtemps « à
l’école » comme l’atteste l’augmentation des effectifs des lycées et
des universités. L’école, comme il a déjà été dit, est devenue incon-
tournable. Non seulement elle détermine fortement la trajectoire
sociale mais elle participe à la constitution de nombreux classe-
ments sociaux, les hiérarchies sociales n’étant jamais totalement
séparables de nos jours des hiérarchies scolaires. En outre, les for-
mations professionnelles comme les actions de remédiation à
l’« échec scolaire » sont de plus en plus conçues et organisées sur
un mode scolaire35, comme si le mode d’acquisition pratique de la
pratique ne pouvait plus avoir cours et n’avait plus aucune légiti-
mité dans nos formations sociales. Ceci conduit à l’idée que :
L’école, en tant que forme scolaire, constitue, dans les sociétés
modernes (…), la forme dominante de la socialisation, à la fois en ce
qu’elle a imposé son empire à un nombre croissant d’individus et pour
des périodes de plus en plus longues (procès de scolarisation généra-
lisé) et en ce qu’elle est la matrice d’un ensemble de savoirs et de pro-
cédés qui constituent la pédagogie et dont le développement, quelque
peu monstrueux, incite à penser les transformations sociales en termes
de pédagogisation des rapports sociaux.36
La prédominance du mode scolaire de socialisation dans nos
formations sociales va au-delà de l’importance de l’école comme
institution. Outre le poids de l’école et de la scolarisation dans nos
formations sociales, le rôle des classements, des jugements, des

34. J.-M. Servan, « Discours sur l’administration de la justice criminelle », 1793, cité par
M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 105.
35. « Toutes les critiques à l’égard d’une institution qui a échoué à apprendre à lire à trop de
jeunes ou de moins jeunes, n’aboutissent donc qu’à demander davantage d’école. »
A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Rôle de l’école dans la construction sociale de l’illettrisme »,
J.-M. Besse et al. (dir.), L’« Illettrisme » en questions, P.U.L., 1992, p. 37.
36. R. Bernard, « Quelques remarques sur le procès de socialisation et la socialisation sco-
laire », Les dossiers de l’éducation, n° 5, 1984, p. 18.
30 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

perceptions scolaires hors de l’institution scolaire, la prédominance


du mode scolaire de socialisation se manifeste par le fait que la
forme scolaire a largement débordé les frontières de l’école et tra-
verse de nombreuses institutions et de nombreux groupes sociaux.
Si l’on en revient à la perspective historique esquissée précédem-
ment, il faut souligner que le mode scolaire de socialisation ne va
pas rester enfermé dans l’institution scolaire mais va s’étendre à
d’autres institutions, à d’autres parties de l’espace social. Tout
d’abord, des savoirs autres que les savoirs transmis prioritairement
dans l’école se scolarisent et passent d’une transmission par la pra-
tique à une forme scolaire d’apprentissage. Il en est ainsi de la
musique :
Alors que J. S. Bach, par exemple, faisait jouer à ses élèves de petites
pièces, puis, très rapidement, des œuvres (mêmes difficiles), on en vient
à considérer, au XIXe siècle, qu’il y a une technique à acquérir avant
l’exécution des morceaux, lesquels devront ensuite seulement être
joués avec « expression ».37
D’autres pratiques se scolarisent comme par exemple la danse,
enseignée dans des « écoles de danse » et qui suppose la répétition
d’exercices à la barre avant de pouvoir réellement danser. On pour-
rait encore évoquer les activités corporelles qui se transforment en
activités sportives codifiées et en exercices corporels. C’est le cas
bien sûr de la gymnastique scolaire mais aussi des activités corpo-
relles dans la plupart des clubs sportifs. C’est ainsi que les jeux
libres et non réglés de l’enfance tendent à être remplacés par des
jeux codifiés et réglés, tout d’abord dans l’école :
Le but est double : intégrer le jeu spontané de l’enfant, dans la cour de
récréation par exemple, dans le travail d’éducation et empêcher que ce
jeu ne prenne des formes incompatibles avec l’ambition qu’on nourrit
pour lui. Les jeux anarchiques, les jeux de hasard doivent donc être
interdits (…). Aussi bien, est-ce à l’école que les jeux deviennent col-
lectifs. Ils obéissent alors à des règles strictes que s’imposent les
enfants à eux-mêmes.38
Les jeux sont aussi progressivement organisés à l’intérieur d’acti-
vités encadrées en dehors de l’école, limitant ainsi les possibilités
de « vagabondage » et de jeux libres entre pairs :
C’est la société adulte qui a poussé dans sa perspective éducative, à la
réglementation, à la codification des jeux : patronage, colonies de
vacances, camps scouts…, rivalisent avec l’école depuis la fin du XIXe
siècle.39

37. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 55.


38. F. Mayeur, Histoire générale de l’enseignement et l’éducation en France. De la Révolution
à l’école républicaine, Nouvelle Librairie de France, 1981, p. 209.
39. M. Crubellier, L’Enfance et la jeunesse dans la société française, Armand Colin, 1979,
p. 63.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 31

Aujourd’hui, la tendance à la prise en charge des enfants dans des


activités encadrées, organisées, ne se dément pas. On peut évoquer
les activités extra-scolaires, sportives et « culturelles » que les
enfants des classes supérieures et des classes moyennes pratiquent
en grand nombre. Ces activités, dont une grande partie relèvent
directement d’apprentissages de forme scolaire (musique, danse…),
ajoutées au temps de l’école, règlent et structurent le temps de l’en-
fant. Peu de place est laissé au temps libre et d’une certaine manière,
on retrouve l’obsession d’une occupation incessante des enfants qui
doivent échapper le moins possible au regard éducateur d’un adulte.
On n’est pas loin de ce qu’écrivent les historiens à propos de la fonc-
tion pédagogique :
Voir sans être vu, contrôler à tout moment les activités de chacun, tel
est l’idéal de la fonction pédagogique : l’enfant ne peut jamais être
laissé à lui-même.40
Cependant, la structuration de la vie des enfants dans un emploi
du temps rythmé par les horaires scolaires, le travail scolaire à faire
à la maison et les activités extra-scolaires, ne peut être réduite à une
fonction de surveillance. Au-delà, elle a une fonction éducative : il
s’agit de générer des dispositions à maîtriser son temps, à respecter
un emploi du temps, à s’organiser entre différentes activités, à ne
pas rester oisif et à occuper « intelligemment » son temps.
Soumettre le déroulement de sa vie à un découpage en séquences tempo-
relles prévues à l’avance, ne faire les choses qu’à point nommé, n’est-ce
pas avoir acquis la forme d’une moralité qui est celle du devoir ?41
On peut dire qu’il s’agit là du « curriculum caché » des activités extra-
scolaires. Il nous faudra analyser comment les enfants des classes
populaires sont concernés par la multiplication des activités extra-sco-
laires, activités qui n’appartiennent pas au registre des pratiques socia-
lisatrices des familles populaires. La prise en charge de ces enfants
tend à être assurée, dans les quartiers populaires, par la multiplication
des activités « péri-scolaires » organisées notamment par les tra-
vailleurs sociaux. Il s’agit d’assurer l’occupation des enfants avec
pour objectif d’éviter qu’ils soient livrés à eux-mêmes, sans autre
règle que celles de la rue et du groupe de pairs, et de les soustraire à
l’influence des familles dont l’action est souvent considérée comme
néfaste au plan éducatif. Aujourd’hui, les patronages sont remplacés
pas les centres aérés, les camps organisés par les animateurs socio-
culturels, les activités du mercredi dans les centres sociaux…
La prédominance du mode scolaire de socialisation apparaît
également dans la manière dont l’enfant est constitué comme être à

40. R. Chartier et al., L’Éducation en France…, op. cit., p. 120.


41. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 41.
32 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

éduquer, comme objet d’éducation. Ceci est patent aussi bien à tra-
vers le nombre d’institutions et d’organisations qui se donnent
comme dessein d’éduquer et de former les enfants qu’à travers les
nombreuses revues, à caractère scientifique ou non, spécialisées
dans les questions d’éducation, ou encore à travers la multiplication
des jeux dits éducatifs. On le voit aussi dans les activités qui n’ont
d’autres fins que d’éduquer et de former. La socialisation familiale
elle-même n’échappe pas aux logiques éducatives du mode scolaire
de socialisation. Dans de nombreuses familles, mais surtout dans
les familles des classes supérieures et moyennes, les pratiques des
parents sont constituées en pratiques éducatives. Les parents de ces
classes sociales donnent un sens éducatif aux jeux et aux jouets des
enfants, considérant que dès le plus jeune âge toute activité enfan-
tine peut être utilisée pour éduquer les enfants42. La plus forte ver-
balisation et explicitation des relations entre parents et enfants dans
ces familles participe de pratiques éducatives par lesquelles il s’agit
de transmettre explicitement une morale, des règles de vie, en ten-
tant de les justifier à l’occasion des différents événements de la vie
de l’enfant et de la vie familiale. Le type idéal de ces familles
« pédagogiques » aux pratiques conformes au mode scolaire de
socialisation, ce sont ces familles de classes supérieures (et bien sûr
d’enseignants) que nous avons rencontrées au cours d’une autre
recherche43, dans lesquelles la vie des enfants est planifiée par de
nombreuses activités, les parents organisent des sorties éducatives
avec leurs enfants (musées, théâtre, expositions…), saisissent le
temps des repas pour discuter de la scolarité, des activités cultu-
relles et sportives et se tiennent informés des théories de pédagogie
et de psychologie de l’enfant. Bien qu’on ne rencontre la mise en
œuvre très systématique de logiques pédagogiques que dans une
partie des familles, le modèle de socialisation dominant est celui
qui constitue l’enfant comme être spécifique sur lequel doit s’exer-
cer une action éducative, action distincte des autres activités
sociales. La séparation de l’enfance, si elle est réalisée dans les faits
par l’école et par les nombreuses activités réservées aux enfants, est
également et peut-être surtout réalisée aujourd’hui dans les esprits,
dans les représentations de l’enfance que partagent un grand
nombre d’êtres sociaux et de familles.
On voit que parler de prédominance du mode scolaire de socia-
lisation ne signifie pas que la famille serait dépossédée de sa fonc-

42. On se référera à B. Bernstein, « Différences entre classes sociales dans la définition de l’usage
des jouets », Langage et classes sociales, Minuit, 1975, p. 147-160, et à J.-C. Chamboredon et
J. Prévot, « Le “métier d’enfant”. Définition sociale de la prime enfance et fonctions différentielles
de l’école maternelle », Revue française de sociologie, XIV, 1973, p. 295-335.
43. D. Thin, Pratiques et attitudes éducatives parentales, mémoire de DEA de sociologie et
sciences sociales, université Lumière-Lyon 2, 1988.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 33

tion socialisatrice au profit de l’école. Cela signifie au contraire que


de plus en plus de familles mettent en œuvre des pratiques tramées
par des logiques propres au mode scolaire de socialisation, ce qui
leur donne d’ailleurs une plus grande autorité sur le terrain péda-
gogique. Néanmoins, toutes les familles et tous les êtres sociaux ne
sont pas dans le même rapport au mode scolaire de socialisation.
Parler de prédominance du mode scolaire de socialisation, c’est
désigner une caractéristique essentielle de la socialisation dans nos
formations sociales mais ce n’est pas prétendre qu’il n’y a pas de
place pour d’autres logiques socialisatrices. Soutenir que l’on peut
« définir, en relations avec les autres rapports sociaux, un rapport à
l’enfance propre à chaque société »44, ne nous conduit pas à occul-
ter sur ce point les différences entre groupes sociaux. Lorsque l’on
compare des formations sociales entre elles ou lorsqu’on adopte un
point de vue diachronique qui privilégie les successions ou les rup-
tures, on est amené à mettre en évidence des logiques globalement
spécifiques à une formation sociale ou à une époque. Lorsqu’on se
situe dans la synchronie et à l’intérieur d’une formation sociale, il
est nécessaire de prendre en compte les différentes logiques qui
s’opposent en un même univers social. Ainsi, les familles popu-
laires urbaines, et parmi elles les plus démunies et les plus domi-
nées, sont relativement étrangères ou réfractaires au mode scolaire
de socialisation. Leurs logiques socialisatrices sont différentes des
logiques éducatives et des logiques scolaires. Leurs pratiques,
contradictoires avec les pratiques éducatives dominantes, sont
confrontées à travers la scolarisation de leurs enfants aux pratiques
scolaires, parfois aux pratiques « péri-scolaires », qui s’imposent
comme légitimes dans l’espace des relations étudiées. Cette
confrontation n’est-elle pas au cœur des relations entre enseignants,
travailleurs sociaux et familles populaires, et les actions des ensei-
gnants comme des travailleurs sociaux, menées dans le cadre de la
lutte contre l’« échec scolaire » en direction des familles popu-
laires, ne peuvent-elles pas être interprétées comme des tentatives
d’assujettissement des familles populaires au mode scolaire de
socialisation ?

II – LES CLASSES POPULAIRES ET LA DOMINATION

Étudier les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et


familles populaires impose d’aborder la question de l’analyse
sociologique des classes populaires et ce, de deux points de vue

44. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 50.


34 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

connexes : celui de la place des classes populaires, en particulier


des fractions les plus dominées de celles-ci dans le monde social et
celui des problèmes posés au sociologue par l’analyse des cultures
et des pratiques populaires. Le premier point peut être rattaché à la
question de la définition du social dans une perspective sociolo-
gique et de la rupture avec les conceptions normatives du social. Le
second point renvoie au débat sur l’autonomie ou l’hétéronomie
des pratiques populaires.

1. Les classes populaires dans le monde social


Il nous semble nécessaire de préciser la façon dont nous entendons
saisir les familles populaires et leurs pratiques en les dégageant des
perceptions dominantes par un renversement de perspectives. Sans
développer toute la théorie du social sur laquelle se fonde notre
position sociologique, il est utile d’en énoncer à grands traits
quelques éléments qui permettent de comprendre comment notre
objet n’a de sens que dans une rupture radicale avec les conceptions
normatives du social.
La perception dominante (au double sens de perception la plus
répandue et de perception des dominés par les dominants) constitue
les familles populaires que nous incluons dans notre objet comme
des familles plus ou moins marginales et plus ou moins extérieures
à la « société ». Une partie d’entre elles sont ainsi désignées dans
les termes de l’« exclusion » et de l’« insertion », comme des
familles « mal insérées » ou « mal intégrées » ou encore « margi-
nales » pour les familles dont le mode de vie et la composition sont
fortement éloignés des normes dominantes. On trouve ici autant de
qualificatifs qui expriment l’idée d’une extériorité par rapport au
monde social. Le discours sociologique lui-même est loin d’échap-
per à cette opposition entre des individus ou des groupes sociaux
qui appartiendraient complètement au monde social et d’autres qui
en seraient exclus ou qui lui seraient plus ou moins extérieurs, ces
derniers pouvant être, selon les circonstances et les auteurs, l’en-
semble des membres des classes populaires ou une partie d’entre
eux désignés comme exclus ou sous-prolétariat. Claude Grignon
rappelle par exemple comment on trouve chez Maurice Halbwachs
une description de la « société » qui renvoie les classes populaires
en dehors de la « sphère de la culture » et les situe dans une quasi-
extériorité à la vie sociale :
L’« édifice social » de Halbwachs rayonne, en couches successives, à
partir d’un sommet central où la vie sociale est plus dense, plus intense,
plus compliquée, plus cultivée et plus diversifiée ; au sommet, ou près
du sommet, les classes dominantes et dirigeantes, celles qui participent
le plus activement aux diverses formes de la vie sociale ; sur les pentes,
les classes moyennes, spectatrices, rarement actrices ; à l’écart, en
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 35

dehors des barrières, occupées à des tâches matérielles, les classes


populaires.45
La même idée affleure lorsque des chercheurs décrivent ou suggè-
rent une opposition entre la « société » ou la « société globale » et
tout ou partie des classes populaires :
En 1960, contraints et forcés mais aussi consentants, les mineurs
constituent un monde à part, et campent à la lisière de la société glo-
bale.46
Parler de société globale et dire que le monde ouvrier campe aux
marges de la société rejoint les discours sur l’« exclusion », les
« exclus », les êtres sociaux qui sont « en marge » de la société ou
qui sont « mal socialisés » ou « asociaux » et participe d’une
conception normative du social qui réduit le monde social aux ins-
titutions ou aux institutions dominantes, aux manières de faire, aux
manières d’être dominantes, aux normes dominantes. En reprenant
de tels propos, le sociologue risque fort d’être conduit à ne voir
dans les pratiques, les manières d’être, le mode de vie des dominés
et des plus dominés parmi les dominés que des pratiques margi-
nales, anormales (en dehors des normes) et il s’interdit sans doute
de penser non seulement la logique de leurs pratiques mais égale-
ment les relations sociales dans lesquelles elles sont insérées.
Pour échapper à la vision dominante du monde social, le socio-
logue doit revenir aux prémisses fondamentales de la sociologie et
rappeler que tout être est un être social et que le social est d’abord
un ensemble de relations. Considérer l’être humain comme étant
d’emblée un être social, c’est souligner que :
Il n’y a pas de degré zéro de la dépendance sociale de l’individu, pas de
« commencement » ni de brèche par laquelle un être extérieur au réseau
d’interpénétrations entrerait dans la société, en quelque sorte de l’exté-
rieur, pour se lier ensuite à d’autres hommes. De même qu’il faut des
parents pour que l’enfant voit le jour, de même que la mère doit le nour-
rir d’abord de son sang puis de la nourriture que produit son corps, l’in-
dividu est toujours et dès le départ en relation avec d’autres, et il est
même en relation très précisément définie par la structure spécifique du
groupe qui est le sien.47
On ne peut donc pas distinguer des individus qui seraient dans le
social et d’autres qui seraient hors du social. De la même façon, on
ne peut pas distinguer des comportements humains qui seraient
sociaux et des comportement humains qui seraient non sociaux.
Dès qu’on observe des phénomènes qui sont spécifiquement humains,
on entre dans le royaume du social. L’humanité spécifique de l’homme

45. C. Grignon, Le Savant et le populaire. Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1989, p. 118.


46. O. Schwartz, Le Monde privé des ouvriers, P.U.F., 1990, p. 74.
47. N. Élias, La Société des …, op. cit., p. 64.
36 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

et sa socialité sont jumelées de façon inextricable. L’homo sapiens est


toujours, et dans la même mesure, un homo socius.48
Vouloir faire le départ entre ce qui est social chez l’être humain et
ce qui n’est pas social est ainsi impossible autrement que par abs-
traction. Rappelons que la socialité de l’être humain est inscrite
dans sa nature qui suppose la relation avec autrui pour que l’indi-
vidu biologique accède à l’humanité, se développe en tant qu’être
humain, acquière le langage et du même coup la pensée ainsi que
les comportements propres à l’espèce.
La régulation du comportement humain est ainsi faite, de par sa nature,
c’est-à-dire de par la constitution héréditaire de l’organisme, qu’elle
dépend moins que chez les autres êtres de mécanismes innés et davantage
de mécanismes élaborés par l’expérience individuelle et l’apprentissage.49
Le social est donc pour le sociologue l’ensemble des relations
que les êtres humains tissent nécessairement entre eux. Il est inter-
subjectivité50, relations entre des subjectivités qui appréhendent le
monde à travers les autres, à travers le langage transmis et acquis
dans les relations mais également à travers les objets créés par les
êtres humains dans des relations sociales et donc produits de
formes de relations sociales :
Non seulement chaque être social particulier ne se forme comme tel
que dans les multiples relations qu’il noue avec le monde et avec autrui
depuis sa naissance (intersubjectivité constitutive de sa subjectivité)
mais les rapports qu’il entretient avec d’autres hommes « passent par
des choses » (Merleau-Ponty), c’est-à-dire par les produits des formes
de relations sociales passées et/ou présentes.51
Le social est également relations d’interdépendance, chaque être
social étant dépendant, selon des modalités variables, d’un
ensemble d’autres êtres sociaux52. Pas davantage que le social n’est
réductible aux institutions, il n’est assimilable à un milieu qui
baigne les êtres sociaux ou à un « environnement socio-culturel »
qui agit sur les individus de l’extérieur. Il est un ensemble de rela-
tions, institutionnalisées ou non, normées ou non, ensemble qui
constitue des êtres sociaux aux caractéristiques spécifiques selon
les formes que prennent les relations sociales et la position occupée
dans l’ensemble des relations d’interdépendance.
La socialisation, c’est-à-dire la « production de l’individu
comme être social »53, s’effectue dans l’intersubjectivité et est indis-

48. P. Berger et T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 74.
49. N. Élias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Édition de l’Aube, 1991, p. 129.
50. Selon l’expression de M. Merleau-Ponty, Sens et non sens, Nagel, 1966, p. 157.
51. B. Lahire, Formes sociales…, op. cit., p. 367.
52. À propos du concept de relations d’interdépendance, voir N. Élias, Qu’est-ce que…, op.
cit. ; La Société…, op. cit.
53. J.-M. Berthelot, Le Piège scolaire, P.U.F., 1983, p. 13.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 37

soluble des relations d’interdépendance au croisement desquelles


se trouve l’individu. Si « socialiser c’est réaliser une certaine
manière d’être ensemble et d’être au monde »54, cette réalisation est
le produit des relations d’interdépendance successives et simulta-
nées dans lesquelles s’insère tout individu. Selon la configuration
particulière des relations sociales dans laquelle se produit l’être
social et la position qu’il occupe dans cette configuration, la
manière d’être un être social varie et avec elle les pratiques, les
relations aux autres, etc. La socialisation n’est donc pas réductible
à l’intériorisation des normes sociales ou à la production d’un être
capable de vivre en conformité avec les lois et les normes propres
à une formation sociale à un moment donné de son histoire. Elle
n’est pas non plus assimilable à l’éducation ayant « pour objet de
susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états
physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société
politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est parti-
culièrement destiné »55. Le paradigme sociologique esquissé ici
conduit à considérer dès lors qu’il n’y a pas, pour le sociologue,
d’individus bien ou mal socialisés mais des individus socialisés dif-
féremment en fonction de leur propre histoire et de leur apparte-
nance à tel ou tel groupe social et des relations de ce groupe social
avec d’autres groupes sociaux. Dire qu’un individu est « mal socia-
lisé » ou « asocial », c’est toujours en fait le mesurer à des normes,
à un modèle d’être social dominant à un moment donné dans une
formation sociale. L’être humain est un être social même lorsqu’il
est à l’écart ou en dehors des institutions, lorsque ses pratiques ne
sont pas en conformité avec les normes ou lorsqu’il rejette ces
normes. Du point de vue sociologique, l’acte le plus déviant par
rapport aux normes est un acte social puisque mis en œuvre dans
des relations sociales. La « marginalité » n’est pas extériorité au
monde social, les « marginaux » ne sont pas des êtres extérieurs au
monde social mais des êtres constitués comme « marginaux » par
la forme des relations sociales et leur position dans l’ensemble des
relations sociales. Loin d’oublier les relations qui constituent une
partie des êtres sociaux comme « exclus » ou « marginaux », il faut
considérer qu’être désigné ou se désigner comme « marginal » ou
comme « exclu » est en fait encore une manière d’être un être social
et le produit des relations sociales. Ceci nous amène à considérer
les membres des familles populaires les plus éloignées des normes,
du mode de vie, du mode de socialisation dominants non pas
comme « exclus » de la « société » mais dans des relations d’inter-
dépendance, des relations sociales au cours desquelles les proces-

54. R. Bernard, « Quelques remarques … », op. cit., p. 18.


55. E. Durkheim, Éducation et sociologie, P.U.F., p. 51.
38 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

sus de classement dominants les constituent comme plus ou moins


« en marge », comme des « cas sociaux » ou comme des êtres « mal
insérés ». Ce n’est qu’en adoptant le point de vue fondamentale-
ment sociologique sur le monde social et les êtres sociaux que nous
nous donnons toutes les chances de ne pas nous laisser prendre au
discours dominant qui renvoie les familles populaires du côté de
l’« inadaptation » ou de la « désagrégation familiale et éducative ».
La perspective ouverte par cette définition du social et de la
socialisation ne peut être considérée comme une simple philoso-
phie du social. Elle est conforme aux exigences épistémologiques
de relative extériorité du chercheur, d’interrogation des catégories
habituelles, d’interrogation des problèmes sociaux dans des termes
qui ne sont pas ceux du politique et de déconstruction des objets
préconstruits56. Elle permet de comprendre des phénomènes
sociaux dans leur globalité et non pas réduits à leurs effets sur
l’ordre social dominant. Elle autorise le sociologue à penser la
logique de pratiques ou de phénomènes qui apparaissent illogiques,
sans logique, du point de vue des manières habituelles et domi-
nantes de percevoir le monde. Elle permet aussi de penser la domi-
nation, les pratiques de domination autrement que sous la forme de
jugements de valeurs en resituant l’origine de la domination dans
les relations d’interdépendance, dans la structure de ces relations et
non pas dans la volonté ou les pulsions des dominants, de penser la
domination comme relation y compris dans sa dimension subjective
que l’on doit comprendre comme social intériorisé.
Ce renversement de perspectives, cette rupture épistémologique
fondamentale, grâce à laquelle le sociologue, opérant une conver-
sion du regard, peut penser les logiques les moins conformes aux
normes, les logiques des dominés dans leur cohérence propre et
dans leurs relations avec les logiques dominantes, peut conduire à
plusieurs écueils dont nous entendons nous démarquer et nous pré-
server : 1) il ne s’agit pas de penser que dans le monde tout est équi-
valent, toutes les pratiques sont égales, tous les êtres sociaux sont
dans des situations identiques, que, pour ce qui concerne notre
objet, les pratiques socialisatrices des enseignants et des parents
sont équivalentes. Dans les relations étudiées, certaines pratiques
ont davantage d’efficience que d’autres, certains êtres sociaux ont
davantage de poids que d’autres. Il est nécessaire, partant de la pos-
ture ou des perspectives que nous défendons, de resituer les pra-

56. Le social comme entité rabattue sous les institutions et les normes est en fait un objet pré-
construit, produit des relations sociales et de l’histoire, sans doute le premier des objets pré-
construits que le sociologue rencontre et qu’il est toujours tenté de reprendre sans l’interroger
tellement il s’impose à lui. Il est un des principaux « modèles hétéronomes » qui entravent
l’analyse sociologique évoqués par N. Élias, Qu’est-ce que…, op. cit., p. 13.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 39

tiques et les êtres sociaux dans les rapports de domination, de pou-


voir, à l’intérieur des règles ou normes qui s’imposent dans l’uni-
vers social étudié ; 2) il ne s’agit pas de valoriser toute différence
comme bonne et de s’indigner de toute domination qui impose les
manières de faire et d’être dominantes en oubliant que certaines
pratiques dominées ou de dominés sont elles-mêmes extrêmement
dominatrices et productrices de souffrance ; 3) le point de vue
adopté n’équivaut pas à considérer que toute imposition de la cul-
ture dominante est négative ou mauvaise en soi et à défendre l’idée
qu’il faut laisser les membres des classes populaires en l’état sans
leur transmettre les éléments de la culture dominante qui permet-
tent d’être reconnu, de se faire une place dans la formation sociale,
ce qui conduirait finalement à accepter le sort qui leur est fait et à
légitimer leur exclusion de ce qui est valorisé dans la formation
sociale, à légitimer leur exclusion de ce qui pourrait leur permettre
de changer leur position sociale ; 4) la perspective défendue, que
l’on peut qualifier de relativisme épistémologique, ne nous entraîne
pas non plus dans les marais d’un « relativisme axiologique »57 qui
nous conduirait hors des chemins de la sociologie pour considérer
que d’un point de vue éthique toutes les pratiques se valent ;
5) enfin, notre objectif n’est surtout pas de dénoncer une domina-
tion ou des agents dominateurs que seraient les enseignants et les
travailleurs sociaux. Le sociologue doit adopter le même point de
vue à l’égard des êtres sociaux en position dominante dans les rela-
tions étudiées qu’à l’égard de ceux qui sont en position dominée et
considérer que leurs discours et leurs pratiques sont le produit des
formes de relations sociales et de la position occupée au sein des
relations sociales auxquelles ils participent. Seule la démarche
sociologique qui réfère les pratiques et les relations des êtres
sociaux à leurs conditions sociales de production permet d’éviter à
la fois le discours qui renvoie les classes populaires hors ou en
marge du monde social et le discours qui dénonce la domination
comme le produit d’intentions machiavéliques au lieu de la consi-
dérer comme un des constituants des relations sociales, non réduc-
tible aux desseins ou aux plans des êtres sociaux.

2. Pratiques et cultures populaires : autonomie ou hétéronomie ?


Dire que le mode scolaire de socialisation est prédominant dans
notre formation sociale ne signifie pas qu’il règne sans partage, ni

57. « Le relativisme culturel auquel conduit la définition énumérative de la culture ne peut se


confondre en son usage proprement ethnologique avec le relativisme axiologique des mora-
listes sceptiques qui, des Pyrrhoniens à Montaigne et de Pascal à Sade n’en ont usé que pour
dévaloriser toute description ordonnée de la hiérarchie des valeurs qui s’établit dans les repré-
sentations et les usages sociaux de leur propre société. » J.-C. Passeron, Le Raisonnement
sociologique, Nathan, 1991, p. 323.
40 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

qu’il s’impose avec la même force et selon les mêmes modalités


dans toutes les parties de l’espace social et à tous les êtres sociaux.
Les familles populaires dont nous étudions les relations avec les
enseignants et les travailleurs sociaux sont parmi les plus étrangères
et peut-être les plus réfractaires au mode scolaire de socialisation.
Leur mode de vie, leurs pratiques sont traversés par des logiques
socialisatrices éloignées des logiques éducatives dominantes et des
logiques scolaires. Les pratiques socialisatrices des familles popu-
laires sont à la fois étrangères au mode scolaire de socialisation et
dominées au sens où les pratiques scolaires s’imposent et tendent à
imposer leur légitimité aux familles populaires à l’occasion de la
scolarisation des enfants. Ce double caractère est en fait celui de
toutes les pratiques et de toutes les cultures populaires mises en
présence de pratiques et de cultures dominantes.
Ici, deux principes d’interprétation peuvent chacun se prévaloir des
relations qui associent les réalités symboliques aux réalités sociales : 1)
dans quelque condition sociale qu’elle fonctionne, une culture tend tou-
jours à s’organiser comme un système symbolique ; 2) une domination
sociale a toujours des effets symboliques sur les groupes dominants et
dominés qu’elle associe.58
Les pratiques populaires sont toujours appréhendables soit du point
de vue de leur logique propre qui les constitue comme altérité, soit
du point de vue du rapport de domination par lequel elles sont infé-
riorisées et construites comme illégitimes.
Faut-il alors, pour comprendre une culture populaire dans sa cohérence
symbolique, la traiter comme un univers significatif autonome, en
oubliant tout ce qui est en dehors d’elle et au-dessus d’elle, et d’abord
les effets symboliques de la domination que subissent ceux qui la pra-
tiquent, quitte à y revenir après-coup ? Ou faut-il au contraire partir de
la domination sociale qui la constitue comme culture dominée pour
interpréter d’emblée par rapport à ce principe d’hétéronomie toutes ses
démarches et ses productions symboliques ?59
L’alternative renvoie à deux ensembles conceptuels dont le socio-
logue dispose pour penser et analyser les pratiques et les cultures
populaires.
Avec la théorie de la légitimité culturelle, l’accent est porté sur
la domination symbolique par laquelle la culture dominante s’im-
pose aux classes populaires et qui est présente dans les relations
entre les familles populaires et l’école. Les parents des familles
populaires étudiées dans cette recherche ont été peu et parfois
jamais scolarisés ou jamais placés en situation d’apprentissage sco-
laire. Ils ne maîtrisent pas ou mal les savoirs scolaires, en particu-

58. J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit. p. 19.


59. J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit. p. 19.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 41

lier le langage scolaire, la langue écrite, fondement des apprentis-


sages scolaires. Ils ne maîtrisent pas davantage les modalités des
apprentissages scolaires et les formes de relations que supposent
ces apprentissages et la vie scolaire. Obligés de passer par l’école
pour que leurs enfants aient quelques chances d’accéder à une vie
meilleure ou de ne pas déchoir, ils sont ainsi en position d’infério-
rité et de domination dans les relations avec l’école et les ensei-
gnants, n’ayant d’autre choix que de se soumettre, plus ou moins
(car nous verrons que la soumission est loin d’être entière) aux exi-
gences scolaires. Max Weber60 écrit :
Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté
d’obéir, par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir.
Avec l’importance accrue de l’école dans notre formation sociale,
les membres des classes populaires ont intérêt à consentir au jeu
scolaire et, du même coup, à en accepter au moins partiellement les
règles. Il faut donc poser que la domination qui s’exerce sur les
familles populaires dans les relations avec l’école et ses agents
s’exerce avec la « complicité » des membres des familles popu-
laires, mais une « complicité » contrainte et rendue nécessaire par
la place incontournable de l’école dans notre formation sociale. La
domination scolaire sur les familles populaires trouve également et
inséparablement son efficacité dans « la croyance en la légiti-
mité »61 des pratiques scolaires et des enseignants qui les mettent en
œuvre. Aucune domination ne peut opérer efficacement et durable-
ment sans une part d’attribution et de reconnaissance d’une légiti-
mité par les dominés à ce et à ceux qui les dominent, la légitimité
des enseignants étant liée à leur maîtrise des savoirs scolaires, à
leur compétence en matière éducative certifiée par leur formation et
à l’autorité pédagogique qui leur est conférée par l’institution sco-
laire. Il faut rappeler, avec la théorie de la légitimité, que la recon-
naissance de la légitimité concourt à une domination d’autant plus
efficace qu’elle implique la méconnaissance de la domination et
des rapports de forces qui la produisent, la domination symbolique
étant indissolublement reconnaissance et méconnaissance62. La
théorie de la domination symbolique et de la légitimité nous permet
de penser ces situations où les parents des familles populaires ten-
tent de se plier aux exigences scolaires, s’en remettent aux ensei-
gnants ou aux travailleurs sociaux pour la scolarité de leurs enfants,

60. M. Weber, Économie et société, Plon, Agora, 1995, p. 285.


61. « Mais coutumes ou intérêts ne peuvent, pas plus que des motifs d’alliance strictement
affectuels ou strictement rationnels en valeur, établir les fondements sûrs d’une domination.
Un facteur décisif plus large s’y ajoute normalement : la croyance en la légitimité. » M. Weber,
Économie…, op. cit., p. 286.
62. « Un pouvoir symbolique est un pouvoir qui suppose la reconnaissance, c’est-à-dire la mécon-
naissance de la violence qui s’exerce à travers lui. » P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, p. 191.
42 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

reconnaissant en même temps la légitimité de ces agents et leur


propre incompétence, ainsi que les situations dans lesquelles les
parents essaient de transformer leurs pratiques, y compris leurs pra-
tiques socialisatrices non directement liées à la scolarité, pour
suivre les conseils, les incitations ou les injonctions des enseignants
ou des travailleurs sociaux. La reconnaissance de la légitimité édu-
cative des enseignants ou des travailleurs sociaux va de pair avec le
sentiment de non conformité, d’illégitimité ou d’indignité des pra-
tiques socialisatrices familiales. Enfin,
… s’il est bon de rappeler que les dominés contribuent toujours à leur
propre domination, il faut rappeler aussitôt que les dispositions qui les
inclinent à cette complicité sont aussi l’effet, incorporé, de la domina-
tion.63
Cependant, on ne peut pas réduire les pratiques des familles
populaires, même envisagées dans leurs rapports aux logiques sco-
laires, à la seule soumission aux exigences scolaires, aux logiques
pédagogiques et à l’autorité pédagogique des enseignants ou au
sentiment d’infériorité, d’indignité et de culpabilité que génère la
confrontation avec les logiques scolaires comme logiques sociali-
satrices dominantes.
Ramener tous les effets de la domination symbolique à l’acceptation,
c’est-à-dire à la pure et simple intériorisation par les membres des
classes populaires de leur propre illégitimité culturelle, interdit évi-
demment de décrire la gamme diversifiée des effets culturels que pro-
duit l’imposition d’un ordre légitime.64
Au bout de la logique légitimiste, le sociologue rencontre l’impos-
sibilité de saisir les pratiques non conformes, les pratiques de refus,
les pratiques différentes des pratiques dominantes autrement que
par la négative, comme pratiques inadéquates ou imitation mal-
adroite des pratiques éducatives dominantes fondées sur une
méconnaissance des savoirs pédagogiques. Une position stricte-
ment légitimiste, ne saisissant que la domination et ses effets, tend
à oublier ou à négliger que :
Même dominée une culture fonctionne encore comme une culture. C’est
là un effet du droit imprescriptible au symbolisme qu’accorde à tout
groupe social la thèse wébérienne selon laquelle toute condition sociale
est en même temps le lieu et le principe d’une organisation de la per-
ception du monde en un « cosmos de rapports dotés de sens ».65
Pour comprendre les logiques propres des pratiques et des cultures
populaires, le sociologue dispose d’un deuxième outillage conceptuel,
en quelque sorte inverse du premier, qui est le relativisme culturel.

63. P. Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, 1989, p. 12.
64. J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit., p. 88.
65. J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit., p. 21.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 43

Mobilisé tout d’abord pour rompre avec l’ethnocentrisme des pre-


miers observateurs des sociétés mises à jour par la conquête de terres
nouvelles et pour rompre avec l’évolutionnisme en anthropologie qui
référait les différences entre peuples à des stades différents de l’évo-
lution des sociétés humaines vers la « civilisation », le relativisme
tente de saisir dans les formations sociales hiérarchisées les pratiques
et les cultures populaires dans leurs logiques propres, et postule
l’existence d’une autonomie des logiques populaires. Les pratiques
populaires ne sont plus ici appréhendées comme pratiques dominées
mais comme pratiques dont le sens doit être référé aux conditions
d’existence, à l’histoire et aux relations entre les membres des classes
populaires. La posture relativiste oppose au misérabilisme, qui ne voit
que privation ou aliénation dans la vie des dominés, la possibilité
pour l’analyste de saisir du sens et une logique dans toute vie sociale.
Vient toujours un moment où une culture dominée révèle à l’observa-
tion attentive qu’elle est aussi et dans une certaine mesure, altérité,
c’est-à-dire principe autonome du sens des pratiques qu’elle condi-
tionne. En ramenant à la pure et simple dépossession le dénuement ou
la pauvreté (…) on laisse bel et bien échapper ce qui constitue toute
condition, y compris la pire, comme univers culturel, c’est-à-dire
comme univers de vie organisée par la force des choses en univers sym-
boliquement vivable, puisque vécu.66
De nombreux travaux montrent l’existence de logiques propres
aux êtres sociaux dominés là même où un regard dominant ne peut
voir qu’illogisme, désordre ou incohérence. Louis Gruel montre
comment les habitants des bidonvilles ou des cités de transit don-
nent sens à leur existence en créant des formes de sociabilité qui
leur sont propres et en les opposant au mode de vie des cités HLM
qu’ils refusent parfois d’habiter67. Citons également les travaux de
Philippe Bourgois qui montrent comment les êtres sociaux les plus
déshérités des grandes métropoles américaines reconstruisent un
ensemble de relations, une économie, etc., qui donnent sens à leur
existence à travers une « culture des rues » opposée à la culture
dominante68. Pour revenir à notre objet, le principe des pratiques
socialisatrices des familles populaires ne peut se déduire de la seule
domination qui s’exerce sur ces familles, de leurs seules tentatives
d’adaptation aux pratiques scolaires. Il existe des logiques sociali-
satrices qui trouvent leur principe dans les formes d’existence des

66. J.-C. Passeron, « Le sens et la domination », préface à F. Chevaldonné, La Communication


inégale, C.N.R.S., 1981, p. 13.
67. L. Gruel, « Conjurer l’exclusion. Rhétorique et identité revendiquée dans des habitats
socialement disqualifiés », Revue française de sociologie, XXVI-3, 1985, p. 431-453.
68. Cf. par exemple P. Bourgois, « Une nuit dans une “Shooting Gallery”. Enquête sur le com-
merce de la drogue à East Harlem », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 94, 1992,
p. 59-78. L’auteur n’oublie pas de signaler, à juste titre, combien cette « culture des rues » et
les pratiques qui l’accompagnent sont, pour une large part, autodestructrices.
44 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

familles, dans les dispositions socialement produites des membres


des classes populaires. Il est ainsi possible pour le sociologue de
saisir des logiques là où une appréhension des pratiques à partir de
leur écart aux pratiques dominantes risque de conclure uniquement
à la carence, à l’inadéquation, au handicap ou à la tentative déses-
pérée de se conformer aux logiques dominantes.
Néanmoins, il ne s’agit pas pour nous de verser dans le popu-
lisme, auquel conduit un relativisme non contrôlé, en faisant
comme si les pratiques des familles populaires étaient équivalentes
dans le monde social aux pratiques éducatives des enseignants et
des travailleurs sociaux, comme s’il n’était question que de diffé-
rence ou d’altérité entre les pratiques populaires et les pratiques
scolaires et en oubliant « que ces différences s’ordonnent objecti-
vement, au sein d’une même société, selon les principes d’une
logique dominante, même si cette logique n’est qu’inégalement
partagée par les dominés »69. C’est en effet la faiblesse du relati-
visme que d’oublier que, dans une formation sociale comme la
nôtre, les pratiques populaires et les membres des classes popu-
laires n’échappent jamais totalement et jamais pour longtemps au
regard dominant et aux effets de la domination. L’autonomie totale
des pratiques populaires n’est, par définition, pas concevable. Le
sociologue peut constituer une sorte d’autonomie méthodologique
décrétée afin d’étudier les pratiques des classes populaires dans leur
cohérence, dans leur logique propre, mais il ne peut oublier que ces
pratiques existent dans un ensemble de pratiques hiérarchisées et
que, finalement, la cohérence et la logique des pratiques populaires
ne peuvent entièrement se comprendre que dans les relations
qu’elles entretiennent avec les pratiques dominantes. Ainsi, si « le
matérialisme le plus élémentaire commande ici qu’une morale de
classe soit mesurée à son aune propre, à ses propres raisons d’être,
et d’abord aux conditions d’existence de ceux qui la vivent »70, le
sociologue ne peut occulter les effets de la morale dominante sur la
morale populaire, qu’il s’agisse des effets de stigmatisation ou des
effets d’imposition partielle de cette morale aux dominés.
Le sociologue qui s’intéresse aux pratiques populaires doit donc
faire face à deux approches également nécessaires et également
mutilantes des pratiques et des cultures populaires. L’alternative
entre légitimisme et relativisme condamne à une description et à
une analyse tronquées des pratiques populaires et des relations des
membres des classes populaires avec le monde dominant. La tâche
n’est pas aisée car l’analyse risque toujours de perdre d’un côté ce
qu’elle gagne de l’autre et l’oscillation entre les deux formes de

69. J.-C. Passeron, « Le sens et… », op. cit., p. 12.


70. J.-P. Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe, P.U.F., 1990, p. 62.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 45

description (légitimiste et relativiste), qui traverse nombre de tra-


vaux sociologiques, ne suffit pas à résoudre le problème théorique
auquel le chercheur se trouve confronté71. Au contraire, le socio-
logue doit tenter d’appréhender simultanément les deux dimensions
des cultures populaires et de concilier sans cesse les deux
approches, en intégrant dans la description l’ensemble des caracté-
ristiques des pratiques populaires dans leurs relations aux pratiques
dominantes, c’est-à-dire ce qui les caractérise comme dominées et
ce qui les caractérise comme logiques propres. Cela conduit à ne
pas dissocier systématiquement des pratiques populaires qui
seraient préservées de la domination parce que mises en œuvre sur
des « marchés francs » et des pratiques qui seraient entièrement
soumises aux logiques dominantes parce que mises en œuvre sur
des « marchés dominants »72. L’analyse ne peut oublier qu’il per-
siste de la domination là où les pratiques populaires paraissent les
plus préservées, ne serait-ce que par l’effet de l’intériorisation par
les membres des classes populaires d’une partie des catégories
dominantes. À l’inverse, là où la domination est la plus forte,
comme dans le domaine scolaire, les logiques populaires apparais-
sent dans la manière dont les membres des classes populaires s’ap-
proprient ce que la domination leur impose. Il est d’ailleurs pro-
bable que dans les formations sociales dans lesquelles il existe une
« forte unification des marchés économique et symbolique »73, les
logiques des classes populaires ne puissent souvent s’appréhender
que dans la relation aux logiques dominantes et à travers les pra-
tiques d’appropriation et de réinterprétation de ces logiques domi-
nantes par les membres des classes populaires. C’est dans ce sens
que Michel de Certeau nous incite à travailler en invoquant l’exis-
tence de « ruses » ou de « tactiques de pratiquants » là même où la
domination semble totale et en soulignant qu’« il doit y avoir des
logiques de ces pratiques » :
Ces pratiques mettent en jeu une ratio « populaire », une manière de
penser investie dans une manière d’agir, un art de combiner indisso-
ciable d’un art d’utiliser.74
L’auteur évoque l’exemple des Indiens d’Amérique confrontés à la
domination espagnole et chrétienne :

71. « L’oscillation théorique entre les deux styles de description est-elle une démarche indé-
passable pour le sociologue ? On peut douter qu’elle soit une stratégie efficace du travail d’in-
terprétation quand on aperçoit qu’elle se réduit à corriger chaque embardée par une autre de
sens inverse : le navigateur sait bien que les coups de barre successifs – un coup à droite, un
coup à gauche – n’ont jamais fait une “ligne”. » J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit., p. 38.
72. À propos de ces concepts de « marchés francs » ou de « marchés dominants »,
cf. P. Bourdieu, « Vous avez dit “populaire”? », Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 46, 1983, p. 98-105.
73. P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., p. 360.
74. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, Gallimard, 1990, p. XL-XLI.
46 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Il y a longtemps qu’on a étudié, par exemple, quelle équivoque lézar-


dait de l’intérieur la « réussite » des colonisateurs espagnols auprès des
ethnies indiennes : soumis et même consentants, souvent ces Indiens
faisaient des actions rituelles, des représentations ou des lois qui leur
étaient imposées autre chose que ce que le conquérant croyait obtenir
par elles ; ils les subvertissaient non en les rejetant ou en les changeant,
mais par leur manière de les utiliser à des fins et en fonction de réfé-
rences étrangères au système qu’ils ne pouvaient fuir. Ils étaient autres,
à l’intérieur même de la colonisation qui les « assimilait » extérieure-
ment.75
Ici, on dépasse l’opposition entre l’analyse en termes de domina-
tion sans partage ou sans résistance et l’analyse en termes d’auto-
nomie des cultures populaires.
Le dépassement de l’alternative, qui conduit à occulter les rap-
ports de domination ou à nier l’existence de logiques populaires,
passe par la saisie des logiques populaires à l’intérieur des rapports
de domination en tentant de dégager les modalités des pratiques
d’appropriation mises en œuvre par les membres des classes popu-
laires et en essayant d’appréhender les réinterprétations et les
détournements de sens que les dominés opèrent alors même qu’ils
semblent se soumettre à la domination. Une telle perspective per-
met de ne pas réduire les pratiques et la vie des classes populaires
au manque ou à l’aliénation, sans oublier pour autant la relation
sociale dans laquelle elles sont constituées comme dominées. Elle
interdit de résumer les différences entre classes sociales par les
seuls écarts de possession et de maîtrise d’objets, de lieux ou de
savoirs et souligne que ces différences existent également dans les
différentes manières de s’approprier les innombrables objets qui
semblent communs à tous les êtres sociaux d’une même formation
sociale :
Les différences culturelles ne sont pas réductibles à des inégalités de
possessions ou de compétences mais se révèlent aussi et surtout dans
les appropriations sociales plurielles (notamment légitimes ou non légi-
times) des mêmes objets.76
L’appropriation des logiques dominantes par les dominés n’est pas
seulement une ruse d’une raison hétérodoxe qui pervertirait les
logiques dominantes et resterait extérieure ou préservée de celles-
ci. Dans le même mouvement que les dominés se réapproprient les
logiques dominantes, ils sont en quelque sorte appropriés par elles,
ce qui entraîne que les pratiques peuvent être une sorte de mixte,
produit original qui n’est ni la reprise des pratiques dominantes, ni

75. M. de Certeau, L’Invention du quotidien…, op. cit., p. XXXVIII. On lira sur ce sujet :
S. Gruzinski, La Colonisation de l’imaginaire, Gallimard, 1988.
76. B. Lahire, Sociologie des pratiques d’écriture et de lecture d’adultes à faible capital sco-
laire, Rapport au ministère de la Recherche et de la Technologie, 1991, p. 8.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 47

la manifestation de logiques entièrement autonomes. Ce qui signi-


fie également qu’il est finalement vain, dans de nombreux cas, de
vouloir discerner des pratiques ou des logiques « pures » à travers
des descriptions de pratiques populaires, surtout lorsqu’elles sont
en relation avec une institution comme l’école. Le sociologue ne
peut le plus souvent que construire des modèles ou mieux, des
types-idéaux, des logiques populaires et sans doute également des
logiques dominantes. Enfin, ces réappropriations, souvent hétéro-
doxes, ne se bornent pas à des ruses conscientes, résultats des cal-
culs d’êtres sociaux qui n’entendent pas se laisser imposer une rai-
son étrangère à la leur, comme le laisserait penser une interprétation
trop rationaliste du terme de ruse. Il n’est pas besoin que les
membres des classes populaires perçoivent ou soient conscients de
la domination pour que soient mises en œuvre des pratiques par les-
quelles les logiques dominantes sont traduites dans l’ordre des
logiques populaires. La transformation des logiques dominantes
s’opère le plus souvent par la force des logiques et des dispositions
socialement constituées des membres des classes populaires. C’est
ainsi que même dans les pratiques par lesquelles les dominés ten-
tent de se conformer aux exigences dominantes, par exemple pour
ce qui concerne notre recherche, aux exigences scolaires, le socio-
logue peut déceler la marque des logiques populaires et des altéra-
tions des logiques dominantes.
Dans cette perspective, notre projet, dans l’étude des relations
entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires, est de
tenter de saisir en même temps la confrontation entre des logiques
antinomiques et le rapport de domination entre ces logiques, et de
dépasser l’impasse à laquelle conduirait l’alternative entre saisir
des logiques autonomes et saisir un rapport de domination entre
deux logiques. Les pratiques socialisatrices des familles populaires,
si elles doivent à la culture propre et aux logiques propres aux
familles populaires, produites par l’histoire de ces familles et de
leurs membres, par les conditions sociales d’existence, etc., doivent
également, et de manière inséparable, aux idées dominantes sur
l’éducation, aux représentations dominantes de l’enfant, à la domi-
nation de la forme scolaire et de la scolarisation sur le mode de
socialisation. Il n’y a donc pas simplement des pratiques socialisa-
trices populaires propres aux familles populaires, autonomes,
confrontées à des exigences scolaires et sociales qui les dévalori-
sent, consacrant ainsi leur domination. Il n’y a pas non plus des pra-
tiques populaires entièrement soumises et se coulant dans les
logiques scolaires. Les pratiques socialisatrices des familles popu-
laires leur sont indissociablement propres, spécifiques, et dominées
dans leur mise en œuvre par le mode de socialisation dominant. En
outre, la domination passe par l’intériorisation partielle des normes
48 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

éducatives dominantes, intériorisation qui se réalise au double prix


d’une réinterprétation de ces normes et de la perception du déca-
lage existant entre les pratiques socialisatrices de la famille et les
exigences scolaires. Notre projet est donc de saisir l’ambivalence
des pratiques des familles populaires non pas pour les saisir tour à
tour et alternativement dans leur dimension autonome et dans leur
dimension dominée, mais pour les saisir simultanément dans leur
cohérence et dans leur domination, pour saisir des logiques propres
aux familles populaires là même où elles sont dominées (dans les
relations directes avec les pratiques scolaires) et des logiques de la
domination là même où elles semblent davantage autonomes (dans
leurs pratiques domestiques).

III – CONCLUSION : COMPRENDRE LES RELATIONS ENTRE ENSEIGNANTS,


TRAVAILLEURS SOCIAUX ET FAMILLES POPULAIRES

Nous avons donc situé au cœur de la recherche l’analyse de la


confrontation entre les logiques antinomiques qui trament les rela-
tions étudiées : logiques pédagogiques portées par les enseignants
et les animateurs du « péri-scolaire » versus logiques socialisatrices
des familles appartenant aux fractions les plus dominées des classes
populaires. On peut dire que les relations s’organisent autour de
deux pôles : le pôle des pratiques et des logiques des familles popu-
laires et le pôle des pratiques et des logiques des enseignants et des
travailleurs sociaux.
Souligner l’existence de deux pôles ne nous conduit pas à occul-
ter les différences entre les êtres sociaux et les pratiques à l’inté-
rieur de chacun d’entre eux. Nous n’ignorons pas les nombreuses
différences qui existent entre les familles du point de vue de leur
situation, de leurs origines, de leurs pratiques. Nous n’ignorons pas
davantage les différences et les oppositions entre enseignants et tra-
vailleurs sociaux. Nous avons traité ailleurs des relations com-
plexes et paradoxales entre ces derniers77. Rappelons simplement
ici que ces relations sont pour partie des relations de concurrence
sur le terrain de la lutte contre l’« échec scolaire » et de la prise en
charge des enfants et des parents des familles populaires. Cette
concurrence qui s’est développée avec la multiplication des actions
« péri-scolaires » de lutte contre l’« échec scolaire », participe
d’une mise en cause du monopole pédagogique des enseignants et

77. D. Thin, « Travail social et travail pédagogique, une mise en cause paradoxale de l’école »,
G. Vincent (dir.), L’Éducation prisonnière…, op. cit., p. 51-71 ; D. Thin, « Enseignants et tra-
vailleurs sociaux dans la “lutte contre l’échec scolaire”. Concurrences et convergences »,
Y. Grafmeyer (ed), Milieux et liens sociaux, Lyon, PPSH Rhône-Alpes, 1993, p. 195-205.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 49

de l’institution scolaire. Cependant la concurrence n’exclut pas, au


contraire, de fortes convergences et une inscription dans des
logiques socialisatrices communes. Nous avons ainsi montré que
les différences entre les activités « péri-scolaires » et les activités de
l’école relèvent de « variations pédagogiques secondaires »78 et que
ce qui les unit c’est qu’elles sont les unes et les autres informées,
tramées par la forme scolaire. En outre, le fort investissement dans
la lutte contre l’« échec scolaire » a contribué à soumettre davan-
tage les pratiques des travailleurs sociaux aux logiques scolaires.
Alors qu’enseignants et travailleurs sociaux soulignent les diffé-
rences de leurs pratiques éducatives, alors qu’ils s’affrontent dans
des luttes pédagogiques, alors qu’ils tendent à opposer les pratiques
non « scolaires » des uns aux pratiques « scolaires » des autres,
nous soutenons qu’ils partagent une même adhésion au mode sco-
laire de socialisation et, partant, une perception similaire des
enfants et des parents des familles populaires. Pour notre objet, ce
qu’ils ont en commun de ce point de vue est plus important que les
différends pédagogiques qui les opposent. La mise entre parenthèse
dans cet ouvrage des différences entre enseignants et travailleurs
sociaux comme de la diversité des familles populaires est néces-
saire pour rendre compte des relations étudiées et de la confronta-
tion fondamentale au cœur de ces relations.
Évidemment, la confrontation se déroule électivement autour
des questions d’éducation, même si celles-ci sont en fait peu disso-
ciables de l’ensemble des manières de vivre. Les pratiques des
parents à l’égard de leurs enfants, confrontées aux attentes des
enseignants et des travailleurs sociaux, aux exigences de l’école,
aux pratiques scolaires, sont ainsi au centre des relations. Les pra-
tiques vis-à-vis de la scolarité tout d’abord, en tant qu’elles préoc-
cupent au premier chef les enseignants qui expriment des exigences
que les pratiques des parents ne comblent pas toujours. Le mode
d’investissement vis-à-vis de l’école et de la scolarité diverge de
celui que les enseignants espèrent et qu’ils estiment normal. Les
pratiques pédagogiques mises en œuvre à l’école entrent en contra-
diction avec les manières dont les parents conçoivent les apprentis-
sages, et les difficultés ou les réticences qu’ils ont à s’y adapter sont
sources de malentendus ou de conflits. Le même genre de clivage
concerne les activités « péri-scolaires » dont les parents espèrent
avant tout une amélioration de la scolarité de leurs enfants par le
travail alors que les animateurs mettent davantage l’accent sur une
transformation plus profonde des comportements des enfants. Plus

78. Comme l’écrit C. Maroy à propos des « formations postscolaires ». Cf. « La formation
postscolaire : extension ou infléchissement de la forme scolaire ? », L’Éducation prison-
nière…, op. cit., p. 125-147.
50 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

largement, l’ensemble des pratiques socialisatrices des familles


sont impliquées dans les relations entre les parents et les éduca-
teurs. À travers les enfants, leur attitude, leur attention ou leur inat-
tention, leur adhésion aux règles de l’école, leur tenue vestimen-
taire, ce qu’ils racontent en classe, etc., les instituteurs se forgent
une représentation de ce que sont les pratiques et le mode de vie
dans les familles. Généralement, les pratiques familiales leur
paraissent inadaptées non seulement aux nécessités de la scolarisa-
tion mais aussi au développement « normal » et « harmonieux »
d’un enfant. Au-delà et à travers les perceptions, toute une série
d’oppositions se manifestent concernant la manière de vivre, d’être
en relation avec un enfant, de l’élever.
Ce sont donc deux façons d’appréhender et de mettre en œuvre
l’« éducation » qui traversent les relations instaurées à l’occasion
de la scolarité des enfants, deux logiques qu’il nous faut saisir dans
leur confrontation. Ces deux logiques ne sont pas équivalentes.
L’une d’elles est dominante et tend à s’imposer à l’autre. On ne
peut pas les traiter comme s’il s’agissait de la rencontre de deux
points de vue différents mais comparables, en occultant la prépon-
dérance de la logique scolaire sur celle des familles populaires. Les
parents n’ont guère le choix par rapport à l’école. Parce qu’elle est
obligatoire, parce qu’elle est aujourd’hui le passage obligé de toute
trajectoire sociale, parce qu’elle représente une opportunité pour
leurs enfants d’échapper à la condition qui est la leur, ils sont
contraints de se soumettre, si peu que ce soit, aux exigences de
l’institution scolaire et des enseignants. Pour les familles popu-
laires, « de toutes les institutions extérieures dont on se sert ou non,
l’institution scolaire est la seule par rapport à laquelle il soit impos-
sible de prendre une réelle liberté, à laquelle il est en fait impossible
de se soustraire »79. De plus, les enseignants et les travailleurs
sociaux qui leur viennent en renfort ont une forte propension à se
vivre comme spécialistes de l’éducation ayant des compétences
éducatives s’étendant bien au-delà de l’école et des activités d’ani-
mation, ce qui les autorise à définir de « bonnes » et de « mau-
vaises » pratiques éducatives ou à distinguer ce qui est réellement
éducatif de ce qui ne l’est pas dans les pratiques familiales. Cela
amène nombre d’entre eux à se sentir fondés à agir sur les familles
dans lesquelles le mode de vie, les pratiques, les relations entre
parents et enfants, ne leur paraissent pas conformes aux impératifs
éducatifs d’aujourd’hui, ne leur paraissent pas aptes à la production
d’êtres sociaux « bien » socialisés, « adaptés », « normaux ». Au
cours des relations avec les familles populaires, s’opère une déné-

79. J.-M. de Queiroz, La Désorientation scolaire, Thèse de 3e cycle, Paris VIII, 1981, p. 200.
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE 51

gation des savoirs pratiques des parents, dénégation aux yeux


mêmes de leurs détenteurs sur qui s’exerce une domination symbo-
lique à travers l’imposition de la légitimité des pratiques et des
savoirs proprement pédagogiques et de l’illégitimité de leurs pra-
tiques socialisatrices. Sur le terrain scolaire et plus largement sur le
terrain éducatif, les familles populaires sont en situation d’infério-
rité : les pratiques, les modes de relations, les manières de faire,
l’organisation de la vie quotidienne… ne sont pas en adéquation
avec les impératifs scolaires et avec les normes éducatives domi-
nantes. La confrontation avec les pratiques légitimes, avec le mode
de socialisation dominant ne peut qu’engendrer l’invalidation des
usages populaires et suggérer aux parents le sentiment de leur indi-
gnité. La confrontation est nécessairement inégale.
Les oppositions entre les logiques scolaires et les logiques socia-
lisatrices à l’œuvre dans les familles populaires trouvent leur prin-
cipe dans l’opposition entre deux modes de socialisation : le mode
scolaire de socialisation que nous avons évoqué plus haut et ce que
nous pouvons nommer le mode populaire de socialisation. Les rela-
tions entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires
urbaines s’inscrivent dans le rapport entre le mode scolaire de
socialisation et le mode populaire de socialisation, modes de socia-
lisation auxquels sont attachés des modes de vie, façons de penser,
façons de faire… Ces relations sont un moment du rapport de domi-
nation plus général dans lequel les familles populaires sont situées,
rapport de domination qui passe ici de manière élective par le rap-
port entre le mode scolaire de socialisation et le mode populaire de
socialisation, rapport fait d’oppositions et de contradictions, rap-
port dans lequel le mode scolaire de socialisation est dominant. Ces
relations qui participent de la production des familles populaires
comme dominées et stigmatisées sont aussi le moment de tentatives
de transformation des familles populaires urbaines à travers la
recherche de pratiques familiales conformes aux exigences sco-
laires. Enfin, domination ne signifie pas imposition unilatérale. Elle
implique des contraintes à la fois sur les familles et à la fois sur les
éducateurs si on n’oublie pas que les relations sociales sont rela-
tions d’interdépendance. Elle suppose résistances objectives et
appropriations spécifiques, c’est-à-dire détournements par les
familles de ce qui leur est imposé.
Chapitre 3
TERRAIN, MÉTHODE ET ÉCRITURE

I – LE TERRAIN ET LA POPULATION1

Le terrain du sociologue n’est pas définissable uniquement par le


lieu où il mène ses investigations. Il l’est par l’ensemble des maté-
riaux sur lesquels le chercheur travaille. Le lieu de la recherche n’est
cependant pas indifférent à son déroulement et à ses résultats. Il est
par conséquent utile de présenter les caractéristiques sociologiques
du terrain principal de notre recherche2. Pour l’essentiel, notre
recherche a été réalisée dans une commune de la banlieue de l’est de
Lyon, plus précisément, dans les deux quartiers populaires faisant
l’objet de procédures de « développement social urbain » et classés
en zones d’éducation prioritaires. Ces deux quartiers sont constitués
de grands ensembles habités essentiellement par des ouvriers et des
employés, parmi lesquels de nombreuses familles d’origine étran-
gère et de nombreuses familles connaissant de grandes difficultés
économiques. Le taux de chômage y est élevé, atteignant 15,6 %
pour un quartier et 16,3 % pour l’autre en 1991, selon des sources
municipales. La recherche empirique a été conduite à partir de cinq
écoles primaires caractérisées par des populations à dominante
ouvrière (la proportion de pères ouvriers – souvent peu qualifiés –
oscille entre 53 % et 70 % selon les écoles) et une forte proportion
d’enfants d’immigrés (le pourcentage d’élèves ayant des parents de
nationalité étrangère varie de 47 % à 89 %).
De ces écoles, nous avons interrogé 34 instituteurs (sur un total
de 54). Conformément à la composition des enseignants des écoles

1. Les lecteurs intéressés trouveront une description plus détaillée de la population de la recherche
dans D. Thin, Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines :
une confrontation inégale, Thèse de doctorat de sociologie, université Lumière-Lyon 2, 1994, 564 p.
2. À ce terrain principal, il faut ajouter l’observation et l’enregistrement d’une dizaine de
réunions d’animateurs d’activités « péri-scolaires » du département du Rhône ainsi que notre
participation à plusieurs études portant sur des quartiers populaires.
54 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

primaires, il s’agit en fait d’une majorité d’institutrices (23 institu-


trices pour 11 instituteurs). Parmi ces enseignants, 5 d’entre eux
enseignent dans des classes spécialisées pour les enfants ayant de
grosses difficultés scolaires. Nous avons également interrogé col-
lectivement les membres du Réseau d’Aide Spécialisée (un psy-
chologue scolaire, deux rééducateurs). Concernant les travailleurs
sociaux, nous avons effectué des entretiens avec 8 personnes
conduisant des activités « péri-scolaires » d’« aide aux devoirs » ou
de « soutien scolaire » s’adressant aussi bien aux élèves des écoles
primaires qu’aux collégiens des deux quartiers. Les travailleurs
sociaux et les enseignants appartiennent aux classes moyennes
(professions intermédiaires dans la nomenclature des PCS de
l’INSEE). Ceux que nous avons interrogés sont plutôt issus des
classes moyennes et supérieures si l’on considère la profession de
leurs parents (59 % des pères sont classés cadres et professions
intellectuelles supérieurs ou professions intermédiaires).
Enfin, nous avons réalisé 58 entretiens auprès des familles. Nous
avons informé les parents de notre démarche par un texte qui a tran-
sité par les enseignants ou les animateurs, puis nous avons obtenu
leur accord et pris rendez-vous avec eux en nous rendant à leur
domicile, dans de très rares cas en leur téléphonant. Nous avons
choisi les familles à partir d’informations, relevées dans les écoles,
sur la situation professionnelle des parents et sur la scolarité des
enfants. Les familles de notre population sont toutes des familles
ouvrières si on considère la profession du père, sauf 7 d’entre elles
(2 artisans sans salariés, en fait des ouvriers du bâtiment qui
venaient de se « mettre à leur compte » au moment des entretiens ;
5 employés appartenant à ces employés que tout rapproche des
ouvriers, tel les employés de surveillance). Parmi les ouvriers, la
majorité d’entre eux sont des ouvriers « non qualifiés ». La moitié
des mères ne travaillent pas (29 sur 58), soit parce qu’elles ne trou-
vent pas d’emploi, soit parce qu’elles sont « mères au foyer ».
Celles qui travaillent sont femmes de ménage (14 sur 29) ou
ouvrières « sans qualification ». Dans 10 cas, la mère est seule avec
ses enfants ce qui redouble les difficultés économiques de la
famille, surtout pour 5 d’entre elles où la mère est sans emploi. Les
familles ont un nombre élevé d’enfants : la moyenne atteint presque
4 enfants par famille. Les parents ont été peu scolarisés et pour une
partie des parents d’origine étrangère, n’ont jamais été scolarisés.
Pour ceux qui ont été scolarisés en France, les scolarités sont très
souvent courtes et marquées par des difficultés. Ainsi, seuls 5 pères
et 2 mères ont dépassé le collège, 19 pères et 18 mères n’ont jamais
été scolarisés ou ont eu une scolarité inférieure à 5 ans.
Les scolarités des enfants varient selon les familles. Il est cepen-
dant un grand nombre de familles marquées par les difficultés sco-
TERRAIN, MÉTHODE ET ÉCRITURE 55

laires de leurs enfants. Quelques-uns sont dans des classes de relé-


gation (classes de perfectionnement à l’école primaire, sections
d’éducation spécialisée en collège). Une partie des aînés sont sortis
tôt de l’école, après le collège ou en cours de scolarité au collège,
après un CAP ou avant même de l’obtenir. Enfin, conformément à
la composition sociologique des quartiers où nous avons mené
notre recherche, une part importante des parents sont de nationalité
étrangère (34 familles sur 58). Nous n’utilisons ici que la nationa-
lité comme indicateur, tout en sachant qu’elle est insuffisante pour
rendre compte des origines des familles. Pour une présentation syn-
thétique, la nationalité est le seul indicateur fiable et utile car les
trajectoires migratoires des membres des familles que nous avons
interrogées sont souvent très complexes.

II – LA MÉTHODE

La plus grande partie des matériaux sur lesquels se fondent nos


analyses ont été produits par des entretiens. On sait que les discours
énoncés dans la situation d’entretien sont nécessairement liés au
contexte de l’entretien. L’entretien est une situation sociale particu-
lière dans laquelle les personnes questionnées sont amenées à s’in-
terroger sur leurs pratiques, sur leurs relations, de manière diffé-
rente de celle avec laquelle ils appréhendent ordinairement les
relations ou les pratiques. L’entretien suppose un minimum de
retour réflexif que n’exige pas l’action en train de se faire. En outre,
le discours émis au cours des entretiens est dépendant de la relation
qui s’établit entre l’enquêteur et l’enquêté et notamment de la dis-
tance ou de la proximité sociale entre l’un et l’autre. Afin de limi-
ter les effets de contexte propres aux entretiens, nous avons croisé
différentes sortes et différentes sources d’informations. Nous avons
confronté les entretiens d’une même catégorie d’individus entre
eux mais surtout nous avons confronté les discours des enseignants
avec ceux des parents et des travailleurs sociaux, et réciproque-
ment. Nous avons également utilisé d’autres matériaux, tels que les
documents produits par les enseignants ou les travailleurs sociaux
pour présenter leurs projets ou leurs bilans d’actions éducatives.
Nous avons en particulier étudié systématiquement les « projets
d’école » de deux années consécutives de toutes les écoles ainsi que
les projets des zones d’éducation prioritaires. Le croisement de leur
contenu avec les entretiens nous a permis de vérifier par exemple
qu’il existe de nombreux invariants, à travers des contextes d’énon-
ciation différents, dans les discours à propos des familles popu-
laires. Nous avons assisté à de nombreuses réunions d’enseignants
et de travailleurs sociaux : réunions de travail des animateurs des
56 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

activités « péri-scolaires », auxquelles il faut ajouter l’enregistre-


ment de huit réunions de deux heures trente, regroupant chaque fois
une trentaine de travailleurs sociaux du Rhône concernés par le
« péri-scolaire » ; commissions des zones d’éducation prioritaires
portant notamment sur les relations entre « les familles et l’école » ;
conseils d’école auxquels participent quelques parents. Nous avons
également pu observer des interactions entre parents et enseignants
à la sortie des classes ou entre parents et travailleurs sociaux lors de
l’inscription des enfants à l’« aide aux devoirs ». Enfin, la fréquen-
tation prolongée des quartiers populaires, des écoles ou des centres
sociaux de la commune, nous a permis de multiplier des informa-
tions produites de manière moins systématisée mais prenant sens
pour la recherche lorsqu’on les intègre à l’ensemble des matériaux.
C’est de cet ensemble varié mais articulé autour de notre objet que
nous tirons nos analyses. C’est dans cet ensemble que prennent
place les entretiens réalisés avec les enseignants, les travailleurs
sociaux et les membres des familles populaires.
Les entretiens ne prennent tout leur sens qu’en tenant compte
des relations qui s’établissent entre le chercheur et les personnes
interrogées. Parmi les conditions de production du discours des
enseignants et des travailleurs sociaux dans les entretiens, il faut
considérer le fait que le sociologue semble toujours inclus dans
l’univers des enseignants et des travailleurs sociaux ou au moins
rangé à leur côté. Il est supposé avoir une perception des problèmes
des quartiers populaires identique à la leur. Il semble être considéré
comme ayant la même préoccupation de résoudre les problèmes
sociaux auxquels ils sont confrontés. En conséquence, enseignants
et travailleurs sociaux semblent se considérer d’abord comme des
informateurs ayant une connaissance vraie des problèmes des
familles populaires ou de leurs relations avec l’école. Le statut
qu’ils donnent à leur discours est un statut informatif au sens où il
permettrait au chercheur de mieux appréhender la situation de
l’école et des familles. Ceci est fondé sur le sentiment d’une conni-
vence et d’une proximité sociales relatives qui comporteraient un
accord implicite sur la vision des familles populaires ou des pro-
blèmes de scolarité.
À l’inverse, la distance est plus grande avec les parents des
familles populaires. La démarche pour rencontrer ces familles a
bénéficié du fait que nous avons été perçu à la fois comme un
« envoyé de l’école » et à la fois comme distinct des enjeux immé-
diats de la scolarité des enfants ou des enjeux des relations entre les
parents et les enseignants. « Envoyé de l’école » ou du « soutien
scolaire », nous l’étions puisque nous sommes passé par les ensei-
gnants ou les travailleurs sociaux pour informer les parents de notre
démarche. Nous l’étions également parce que tout nous rattache au
TERRAIN, MÉTHODE ET ÉCRITURE 57

monde de l’école aux yeux des parents : le fait de poser des ques-
tions sur la scolarité des enfants, notre appartenance à l’université
et sans doute de nombreux signes dans la manière de se présenter,
de parler, etc. Le lien établi ainsi entre l’école et le chercheur nous
a ouvert beaucoup de portes de parents acceptant de nous recevoir
à leur domicile, avec pour quelques-uns l’espoir que nous pourrions
intervenir positivement sur la scolarité de leurs enfants. C’est ainsi
que très peu de parents ont refusé l’entretien et nous avons même
été reçu au domicile de parents que ni les enseignants ni les tra-
vailleurs sociaux ne parviennent à rencontrer. Ceci est sans doute
lié au fait que n’étant ni enseignant, ni travailleur social, nous ne
sommes pas apparu directement impliqué dans les enjeux attachés
à la scolarité des enfants. Nous avons néanmoins éprouvé des dif-
ficultés pour rencontrer les parents les plus réfractaires à l’univers
scolaire ou à l’action du travail social, par exemple ceux qui refu-
sent le psychologue scolaire ou même l’« aide aux devoirs ». Là,
notre demande d’entretien apparaissait comme une intervention
supplémentaire dans des familles qui évitent le plus possible le
contact avec « le monde des “autres” », ce « monde inconnu et sou-
vent hostile, disposant de tous les éléments de pouvoir et difficile à
affronter sur son propre terrain »3. La relation établie pendant les
entretiens avec les parents des familles populaires est différente de
celle qui s’est instaurée avec les enseignants et les travailleurs
sociaux. Avec les parents, il n’existe pas de proximité sociale et la
relation avec le chercheur a toutes les chances d’imposer la pro-
duction d’un discours à travers lequel les parents tentent de montrer
leur conformité aux normes dominantes. L’effet de la situation
d’entretien sur les parents peut être particulièrement important lors-
qu’on aborde la question de l’école et des pratiques familiales vis-
à-vis de la scolarité. Quand on interroge des parents sur la scolarité
alors qu’ils ne se sentent pas compétents en matière scolaire et que
tout tend à les désigner comme incompétents, on risque de produire
des censures au sens où les parents pourraient exclure de leur dis-
cours des pratiques dont ils perçoivent l’illégitimité, et au sens où
ils pourraient être incités à proposer tout ce qui évoque les pratiques
légitimes. Nous n’avons pas la prétention d’avoir pu dépasser entiè-
rement cet obstacle. Cependant, une partie des parents sont telle-

3. « La plupart des groupes sociaux doivent l'essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d'exclu-
sion, c'est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas “nous”. Pour sug-
gérer la forme que revêt ce sentiment dans les classes populaires, j'ai mis l'accent sur l'impor-
tance du foyer et du groupe de voisinage : corrélativement, cette cohésion engendre le
sentiment que le monde des “autres” est un monde inconnu et souvent hostile, disposant de
tous les éléments de pouvoir et difficile à affronter sur son propre terrain. Pour les classes
populaires, le monde des “autres” se désigne d'un mot : “eux”. » R. Hoggart, La Culture du
pauvre, Minuit, 1970, p. 115.
58 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

ment éloignés de l’univers scolaire et de ses logiques éducatives


qu’il leur est impossible de fournir un discours qui se rapproche de
celui des enseignants. La logique des pratiques familiales apparaît
même à travers les efforts produits pour tenter de donner une image
de la famille conforme aux normes de l’école. En outre, plusieurs
parents ont souligné explicitement les contradictions entre les pra-
tiques scolaires et leurs propres pratiques.
Les entretiens avec les enseignants et les travailleurs sociaux
ont presque tous été effectués sur leur lieu de travail, dans la classe
ou dans un bureau. La plupart du temps, ils ont eu lieu en tête à
tête et sans interventions extérieures, l’enseignant ou le travailleur
social ayant cessé toute autre activité. Les entretiens avec les
membres des familles populaires se sont déroulés dans des condi-
tions très différentes. Tous les parents, sauf trois, nous ont reçu à
leur domicile. Souvent, l’entretien a eu lieu en présence de plu-
sieurs membres de la famille, non seulement avec le père et la
mère, mais avec les enfants, et à plusieurs reprises avec des voi-
sins, des amis ou des parents plus ou moins éloignés. En outre, loin
d’être isolée des autres activités familiales, l’interaction entre le
chercheur et les personnes interrogées s’est fréquemment déroulée
au milieu des allées et venues, des jeux des enfants ou des prépa-
ratifs du repas. Plusieurs fois, la télévision est restée en marche à
côté de nous, les parents se sont interpellés à propos de problèmes
domestiques, des gens de passage, voisins ou membres de la
famille se sont mêlés à l’entretien… Loin de considérer que ces
situations perturbaient notre recherche, nous les avons intégrées
dans notre analyse. Autrement dit, les conditions mêmes de réali-
sation des entretiens nous ont semblé révélatrices de ce que nous
étudions. Nous avons donc consigné des notes ethnographiques
sur chacun des entretiens, sur le logement, sur la manière dont le
rendez-vous a été pris, sur les interactions transversales ou « para-
sites » de l’interaction d’entretien. Sans prétendre avoir accédé à
la connaissance de la vie familiale par ces observations trop limitées,
elles nous ont cependant permis de compléter utilement les dis-
cours recueillis.

III – L’ÉCRITURE DE LA RECHERCHE

Tout d’abord, les extraits d’entretien inclus dans le cours de l’ex-


posé sont très peu remaniés. Seul ce qui empêche trop la compré-
hension a été supprimé. Nous avons opté pour le maintien de la
forme la plus proche de la langue orale pour trois raisons. En pre-
mier lieu, la rigueur scientifique exige que les matériaux sur les-
quels se fonde l’analyse soient livrés sous la forme la plus proche
TERRAIN, MÉTHODE ET ÉCRITURE 59

de leur forme originale4. La manière dont les enquêtés et le cher-


cheur s’expriment appartient intégralement à la recherche. Ensuite,
les hésitations, les répétitions, les écarts à la norme du langage stan-
dard contribuent à donner le sens des propos tenus, contribuent
paradoxalement à leur intelligibilité sociologique alors qu’ils ren-
dent parfois difficile leur lecture. Enfin, ce n’est pas manquer de
respect aux enquêtés que de conserver la forme de leur discours.
L’écart à la langue standard qui apparaît dans les paroles des
membres des familles populaires mais également dans celles des
enseignants et des travailleurs sociaux n’est stigmatisant que pour
ceux qui évaluent la forme de ces paroles à l’aune des canons de la
langue légitime5. Il nous semble que le respect dû à nos interlocu-
teurs ne passe pas par une modification ou une « amélioration » de
la forme de leurs propos mais par le lien établi entre ce qu’ils nous
disent et la manière de le dire et les conditions sociales de produc-
tion du discours.
D’autre part, le travail de recherche « terminé », l’analyse des
matériaux réalisée, il « reste » à écrire. La recherche n’est alors pas
achevée car l’écriture ne saurait être assimilée à une simple trans-
cription ou mise en forme des résultats obtenus. Outre que l’écri-
ture ne peut être dissociée de l’analyse, elle comporte des pièges
qui risquent de dénaturer le sens de la recherche. Les pièges ne sont
pas seulement des pièges de la langue au sens où il serait difficile
de trouver les mots, les tournures de phrases qui traduisent avec
exactitude les analyses du chercheur. Ce sont des pièges fonda-
mentalement sociaux parce que l’écriture de la recherche et les lec-
tures qui peuvent en être faites engagent des enjeux sociaux, parce
que la recherche sociologique et ses résultats, à moins d’être desti-
nés à encombrer les rayons des bibliothèques universitaires ne sont
pas sans conséquences sociales. L’écriture est l’objet d’enjeux
sociaux parce que les êtres sociaux qui peuvent être amenés à se
saisir de la recherche s’en saisissent toujours plus ou moins pour
alimenter leurs luttes, que ce soit en cherchant dans l’analyse ce qui
les conforte, les soutient ou en essayant de masquer, de refuser, ce
qui leur apparaît comme des dénigrements ou des dénonciations
insoutenables. Les difficultés de l’écriture de la recherche sont ainsi
dues aux risques permanents d’interprétation de l’écriture, risques
inhérents à l’écriture elle-même. Les mots et les phrases, même les

4. Sans ignorer bien sûr que le simple fait de transcrire les paroles et de les écrire leur fait subir
une transformation radicale.
5. « Et, au fond, on ne peut trouver méprisant ou irrespectueux le parti pris de rendu de l'oral
“au plus près” (…) de son énonciation première que si l'on est soi-même méprisant ou irres-
pectueux vis-à-vis de ces formes orales d'expression (la réécriture devenant le seul moyen de
rendre tolérable une réalité sociale perçue comme “laide”, “indigne”…) ». B. Lahire, La
Raison des plus faibles. P.U.L., 1993, p. 36.
60 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

plus épurés, les plus « libérés » des connotations péjoratives ou


dénonciatrices ne peuvent échapper aux lectures « partisanes » ou
« intéressées ». Le sociologue sait bien qu’il ne peut éviter les lec-
tures qui trahissent ses intentions, il ne peut éviter que les êtres
sociaux les plus concernés par ses recherches y puisent des argu-
ments confortant leur position ou au contraire y lisent une dénon-
ciation de leurs pratiques ou de leur fonction sociale. Il ne reste au
sociologue qu’à exercer une vigilance de tous les instants non seu-
lement en choisissant avec précision les termes qu’il emploie mais
aussi en ne cessant de rappeler les fondements de la recherche
sociologique, de rapporter les discours et les pratiques qu’il analyse
aux conditions sociales de leur production, d’insister sur le fait que
les discours, les pratiques sont les produits sociologiques de confi-
gurations de relations sociales.
Chapitre 4
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES
PAR LES ENSEIGNANTS
ET LES TRAVAILLEURS SOCIAUX

Comprendre les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et


familles populaires impose de tenter d’appréhender la manière dont
enseignants et travailleurs sociaux perçoivent ces familles, à la fois
parce que les perceptions appartiennent à l’univers des relations
sociales étudiées, parce qu’elles orientent les pratiques à l’égard
des familles et parce qu’elles participent de la construction des rela-
tions :
La sociologie doit inclure une sociologie de la perception du monde
social, c’est-à-dire une sociologie de la construction des visions du
monde qui contribuent elles-mêmes à la construction de ce monde.1
En utilisant le terme de perceptions, socialement constituées, nous
entendons souligner qu’il s’agit de schèmes intériorisés et même
incorporés qui ne peuvent se résumer à des idées ou à des images.
Dans sa perception du monde et des autres, l’individu engage tout
son être social, tout son rapport au monde et aux autres ou autre-
ment dit toute sa socialisation, et cette perception ne suppose
aucune réflexivité. Elle renvoie à la « croyance pratique » qui
« n’est pas un “état d’âme” ou, moins encore, une sorte d’adhésion
décisoire à un corps de dogmes et de doctrines instituées (“les
croyances”), mais, si l’on permet l’expression, un état de corps »2.
En paraphrasant le même auteur, on peut dire que les perceptions
ne sont pas « quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on
peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est »3. Les caté-
gories de perception des enseignants et des travailleurs sociaux
appliquées aux familles populaires, si elles incluent une dimension

1. P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987, p. 155.


2. P. Bourdieu, Le Sens pratique, Minuit, 1980, p. 115.
3. P. Bourdieu, Le Sens…, op. cit., p. 123.
62 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

réflexive sous la forme d’analyses scolaires de la situation des


élèves et de leurs parents, dépassent cette dimension réflexive au
point que l’on peut dire que ces analyses sont, pour une large part,
le produit des catégories de perception pré-réflexives constitutives
du regard porté sur les familles populaires les plus éloignées du
mode scolaire de socialisation.
Les catégories de perception des enseignants comme des tra-
vailleurs sociaux trouvent leurs fondements inséparablement dans
leur adhésion doxique au mode scolaire de socialisation et dans leur
rapport de membres des classes moyennes aux classes populaires.
La façon dont ils perçoivent les familles populaires s’enracine dans
la distance sociale qui les sépare de ces familles, distance qui n’est
ni neutre ni indifférente, les écarts entre les positions dans l’espace
social étant toujours simultanément différences entre des êtres
sociaux et leurs pratiques et rapports de domination produits par les
positions différenciées et hiérarchisées. Les familles populaires
urbaines auxquelles nous nous intéressons et auxquelles sont
confrontés enseignants et travailleurs sociaux sont parmi les plus
démunies socialement, du point de vue économique bien sûr mais
aussi du point de vue des attributs sociaux et culturels socialement
légitimes. Ainsi, elles sont en quelque sorte (dis)qualifiées par
avance par leur position de dominées et par la manière dont elles
sont désignées d’ordinaire comme « défavorisées », « cas sociaux »,
« marginales », « à problèmes »… Les discours et le regard des
enseignants et des travailleurs sociaux sont nécessairement traversés
et travaillés par les discours dominants sur ces familles, sur les quar-
tiers où elles vivent et qui les (dé)classent a priori, discours que l’on
retrouve dans la « vision médiatique » de ces quartiers et de leur
population4.
La perception et les discours des enseignants et des travailleurs
sociaux engagent tout un rapport au monde populaire, en particulier
aux fractions des classes populaires les plus éloignées du mode sco-
laire de socialisation et, partant, les plus dominées. Les pratiques
des familles populaires, des enfants comme des parents, leurs
manières de faire, leurs façons de vivre sont évaluées, jugées à
l’aune des pratiques, des manières de vivre, etc., que les ensei-
gnants et les travailleurs sociaux considèrent et vivent comme
« normales », c’est-à-dire des pratiques proches des leurs, de celles
de leur classe sociale, et conformes au mode scolaire de socialisa-
tion. La perception des familles populaires par les enseignants et les
travailleurs sociaux est le produit de la confrontation de modes de
vie et de socialisation antinomiques de ceux que ces derniers vivent

4. P. Champagne, « La vision médiatique », P. Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Le Seuil,


1993, p. 61-79.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 63

comme allant de soi, comme seuls possibles et valides socialement,


voire comme universellement valables.
Un facteur déterminant dans tout ceci est que les perspectives des ensei-
gnants propres aux classes moyennes ne sont pas perçues comme issues
d’une base de classe spécifique mais comme reliées à des lois univer-
selles de la « nature » et de la « raison ».5
Enseignants et travailleurs sociaux ne peuvent concevoir le mode
de socialisation dont ils sont porteurs comme étant situé sociale-
ment et comme s’imposant dans un rapport de domination. Ils sont
conduits à renvoyer les pratiques populaires qui s’en éloignent et
les familles qui les mettent en œuvre du côté de la « carence », de
l’« inadaptation » ou de l’« anormalité ».
Toute préférence d’un ordre possible s’accompagne, le plus souvent
implicitement, de l’aversion de l’ordre inverse possible. Le différent du
préférable, dans un domaine d’évaluation donné, n’est pas l’indifférent,
mais le repoussant, ou plus exactement le repoussé, le détestable.6
Les pratiques qui ne sont pas adéquates au mode scolaire de socia-
lisation et aux manières d’être qui sont « normales » pour les ensei-
gnants et les travailleurs sociaux ne peuvent être vécues que sur le
mode de l’« anormalité » ou de la non validité.
Les perceptions des enseignants et des travailleurs sociaux ne
s’appliquent pas aux seules pratiques des familles concernant
l’école, ni même à l’ensemble des pratiques éducatives, elles englo-
bent plus largement les différents aspects de la vie des familles.
Dire que les familles populaires sont perçues sous l’angle de leur
distance et même de leur contradiction avec le mode scolaire de
socialisation ne signifie pas que ce qui est en cause se limite aux
contradictions avec les strictes nécessités de l’école et de la scola-
rité des enfants ou avec les conceptions éducatives des enseignants
et des travailleurs sociaux. Dire que ceux-ci participent du mode
scolaire de socialisation ne renvoie pas aux seules « conceptions »
éducatives mais suppose des dispositions profondes qui engagent
l’être tout entier. C’est à partir de ces dispositions que sont perçues
l’ensemble des pratiques des membres des familles populaires. De
plus, enseignants et travailleurs sociaux, placés dans la situation de
« ceux qui savent », ayant une compétence reconnue en matière
d’éducation, se sentent l’autorité, la légitimité pour dire ce qui est
bien pour les enfants, et souvent pour les parents, dans tous les
domaines de la vie familiale et sociale.
Les catégories de perception des enseignants et des travailleurs
sociaux sont sans cesse confortées, renforcées par leur expérience

5. J. Lee, « Social Class and Schooling », M. Cole (ed.), The Social Context of Schooling,
Falmer Press, 1989, p. 107, (notre traduction).
6. G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, P.U.F., 1991, p. 177-178.
64 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

au contact des enfants et des parents, expérience qui les met en pré-
sence de pratiques, de manières de faire et d’être, de modes de vie
radicalement différents des leurs, radicalement différents de ce
qu’ils escomptent pour pouvoir exercer leur action pédagogique, et
qui sont interprétés à partir des catégories pédagogiques et éduca-
tives qui fondent leur vision du monde. Dans ce sens, on peut affir-
mer que les enseignants se construisent une vision des familles à
partir du comportement des élèves. La conformité ou la non confor-
mité du comportement d’un enfant aux exigences scolaires, ses
facilités ou ses difficultés à maîtriser et à assimiler les savoirs sco-
laires, mais aussi la façon dont il est habillé, le matériel scolaire
qu’il possède, etc., agissent pour les enseignants comme autant
d’indicateurs du mode de vie familial, de la vie « à la maison », des
rapports entre parents et enfants, de ce qu’est ou de ce que doit être
la famille à laquelle il appartient. La vision des familles populaires
que les enseignants développent à partir de ce qu’ils vivent avec
leurs élèves est le produit de la rencontre entre les manières de faire
et d’être des élèves et les catégories de perception des enseignants
appliquées aux classes populaires. Comme nous le verrons, les dis-
cours sur les difficultés scolaires des enfants sont presque toujours
associés à une perception des familles en termes de « carences édu-
catives » ou « culturelles », à une perception des parents comme
défaillants sur le plan éducatif. En jugeant et en classant les enfants,
les enseignants (c’est aussi vrai pour les travailleurs sociaux) clas-
sent aussi les familles. À l’inverse, la perception qu’ils ont des
familles, des parents, des frères et sœurs, n’est pas sans effet sur le
regard porté sur les élèves et il arrive que les enseignants prédisent
et anticipent des difficultés scolaires d’un enfant sur la base de leur
« connaissance » de la famille. On assiste alors à une circularité des
jugements : l’enfant ne peut réussir vu l’« environnement familial »
et ses résultats scolaires comme son attitude à l’école confirment
l’inadéquation du mode de vie familial aux exigences scolaires.
Appréhender les perceptions directement dans leur accomplisse-
ment étant un objectif inconcevable, nous avons tenté de les appro-
cher essentiellement à partir des discours des enseignants et des tra-
vailleurs sociaux ainsi que par l’analyse des actions mises en œuvre
en direction des enfants et des parents des familles populaires à tra-
vers lesquelles sont repérables les catégories de perception qui
orientent les pratiques. Comme nous l’avons souligné, la perception
sociale, c’est-à-dire socialement construite et socialement orientée,
se réalise à travers le corps tout entier et passe aussi bien par l’odo-
rat (les odeurs qui nous attirent et celles qui nous incommodent),
l’ouïe (les bruits qui dérangent et ceux qui nous sont familiers) que
par le regard et les représentations de l’autre. Saisir ces perceptions
à travers des discours est donc forcément mutilant et réducteur, les
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 65

discours n’étant que des traductions des perceptions, toujours


dépendantes des situations d’énonciation. Néanmoins, nous pen-
sons qu’à condition de multiplier et de croiser les discours pro-
duits dans des contextes variables, il est possible de rendre les
perceptions intelligibles. Les discours sur lesquels se fondent nos
analyses ne se limitent pas aux entretiens, même si ce sont ces
derniers que nous utilisons surtout au long de notre exposé. Notre
analyse a été aussi alimentée par des discours concordants pro-
duits lors de réunions d’enseignants et de travailleurs sociaux ou
à l’occasion de discussions informelles auxquelles il nous a été
donné d’assister ou de participer, ainsi que par des textes comme
les projets d’école ou les bilans des actions « péri-scolaires ». Au
cours des entretiens, l’idée ou le sentiment que le chercheur par-
tagerait le même point de vue que l’enseignant ou le travailleur
social sur les familles, sur les causes de l’« échec scolaire » et
adhérerait aux mêmes normes éducatives, l’idée d’une connivence
sociale avec le chercheur a, semble-t-il, autorisé nos interlocu-
teurs a émettre des discours « spontanément » présentés comme
évidents et « allant de soi ». Enfin, enseignants et travailleurs
sociaux ont le plus souvent développé des propos sur les familles
sans que nous les sollicitions sur ce sujet, faisant apparaître ainsi
le discours sur les familles populaires urbaines comme inévitable
et récurrent.

I – LA FAMILLE AU CENTRE DE LA PERCEPTION DES DIFFICULTÉS SCOLAIRES

1. Le « milieu familial » et les difficultés scolaires


Lorsque l’on demande aux enseignants ou aux travailleurs sociaux
d’évoquer les difficultés scolaires des enfants des classes popu-
laires avec lesquels ils travaillent, et souvent avant même qu’on les
interroge sur les causes de ces difficultés, leur discours s’oriente de
façon élective sur les familles. Dans la plupart des entretiens, à la
description des difficultés scolaires se mêlent sans cesse des réfé-
rences à la vie familiale et aux pratiques parentales. Très rares sont
les enseignants qui centrent leurs propos quant aux difficultés sco-
laires uniquement sur les élèves en invoquant leur volonté de travail
ou leurs capacités personnelles. Le même constat peut être effectué
à la lecture des divers documents qui entendent dresser un bilan ou
un « diagnostic » des situations auxquelles sont confrontés ensei-
gnants et travailleurs sociaux. L’importance du discours sur les
parents ou la famille se voit encore dans la multiplication d’ins-
tances de réflexions et (moins fréquemment) d’actions concernant
« les relations familles école », l’« aide aux familles »… Comme
66 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

d’autres l’ont observé7, la famille, l’« environnement familial », le


« milieu familial », le « milieu socio-culturel » pour reprendre
quelques-uns des termes employés, sont au cœur des discours sur
les difficultés scolaires et l’« échec scolaire ».
Corrélativement à cette insistance sur l’« environnement social
et familial », on note une quasi-inexistence de mise en cause de
l’école dans les explications des difficultés des enfants des familles
populaires proposées par les enseignants. Tout au plus est évoquée
l’idée que l’école (en général) ne serait pas toujours adaptée aux
enfants des classes populaires, mais pour rappeler aussitôt que
l’école spécifique dans laquelle on travaille est bien ajustée aux
particularités de ses élèves.
« Moi j’la situe [la cause des difficultés] surtout euh sociale et familiale
pour la, dans la plupart des cas. (…) C’est vrai que je… euh, j’aurais
tendance à n’pas… trop mettre l’école comme elle fonctionne ici en
cause. On pourrait dire ça vient de l’école, qui est pas adaptée, qui
est… comment l’école fonctionne et puis… [silence]. Non non euh…
j’ai pas à m’excuser parce que j’ai l’impression que l’école ici prend
en compte euh, les enfants tels qu’ils sont, et on fait l’école euh autour
des enfants tels qu’ils sont. On n’essaye pas de leur… leur parachu-
ter… des des choses euh, d’leur apprendre ça, l’programme et… c’est
pas du tout euh… le fonctionnement de cette école… » (Institutrice de
classe d’adaptation, 24 ans d’ancienneté)
Ceci ne signifie pas que les enseignants ne s’interrogent pas sur
leurs pratiques et leurs difficultés à transmettre à leurs élèves les
savoirs et les modes de comportement adéquats ou qu’ils n’ont pas
de critiques à l’égard de l’organisation scolaire ou de certaines pra-
tiques pédagogiques, mais qu’ils n’y voient pas une cause capitale
des problèmes scolaires des élèves. Les rares critiques que nous
avons recueillies ont vite été rabattues sur les familles comme
explication fondamentale de ces problèmes.
« Institutrice : Bon je veux pas valoriser cette école moi c’est ce que je
ressens de l’extérieur, j’y suis pas beaucoup mais y’a une dynamique
qui fait que, que l’gamin est content d’venir à l’école, qu’il voit plus
l’école de la même façon parce que on lui a, on lui a donné des ouver-
tures. Bon les ouvertures c’est l’enseignement différencié, c’est bon tout
c’qui s’fait actuellement dans l’école, dans cette école les maîtres sont
bien et bossent pour euh, pour que les gamins réussissent. Ils s’mettent
au niveau des gamins, alors que dans d’autres écoles euh il s’passe pas
ça, l’instit fait son cours, il fait sa classe bon euh point. C’est vrai qu’il,
une dynamique dans une école c’est très très important.
Sociologue : Donc ça contredit un petit peu ou du moins ça relativise
ce que tu disais juste avant, sur les, sur le fait que ça vient de la famille,
y’a la famille mais si y’a des différences entre écoles…\
Institutrice : \… ouais c’est vrai mais euh le gamin il va être bien enca-

7. Cf. A. Léger et M. Tripier, Fuir ou construire l’école populaire ?, Méridiens Klincksieck, 1986.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 67

dré, il va être bien jusqu’au CM2, CM2 il part en sixième. Bon ben si
les problèmes de la famille sont pas réglés le gamin il va plonger quoi
j’veux dire, l’école ne va pas résoudre ses problèmes, elle va l’aider à
s’sentir bien dans son élément, le gamin va v’nir à l’école avec plaisir,
il s’ra bien. En sixième, il est lâché, il est livré à lui-même ben t’empê-
cheras pas que le gamin il plonge. C’est pour ça que, les problèmes à
la base c’est quand même la famille, c’est pas l’école. L’école peut
aider à remédier, enfin aide quand même le gamin quoi, l’école peut pas
tout faire si y’a pas d’effort qui est fait du côté familial l’école ne suffit
pas. » (Institutrice remplaçante en école primaire, 3 ans d’ancienneté)

L’école est vue par les enseignants comme instance qui enre-
gistre, récupère et subit les difficultés des enfants engendrées par
ailleurs mais qu’elle ne contribue pas à produire. Tout au plus, des
variations sont relevées entre écoles et entre enseignants concernant
la façon d’agir avec cette population qualifiée de difficile. Les tra-
vailleurs sociaux peuvent être plus critiques vis-à-vis de l’école et
des pratiques pédagogiques des enseignants. Pourtant ces critiques
ne les conduisent pas à désigner l’école comme source potentielle de
difficultés scolaires. La critique de l’école et des enseignants porte
sur leurs capacités à compenser les handicaps, à réduire les inégali-
tés dont les causes premières demeurent extérieures à l’école :
« L’inégalité scolaire elle commence à, à la sortie de l’école. »
(Animateur « aide aux devoirs »)

Enseignants et travailleurs sociaux sont au fond d’accord pour indi-


quer la famille comme le lieu social où s’ancrent les problèmes sco-
laires auxquels ils sont confrontés et qu’ils tentent de résoudre.
Si les problèmes rencontrés par les enfants des familles populaires
au cours de leur scolarité trouvent leur source dans la famille et ses
caractéristiques, ils deviennent à leur tour révélateurs de problèmes
familiaux, selon une commutativité significative des propositions
indiquant la force de la corrélation manifestée dans les discours :
« Enfin, si tu veux petit à petit tu commences à repérer toute une série
de population bordélique et c’est là où bon je reviens à la question que
tu posais tout à l’heure où l’« aide aux devoirs » c’est toujours le
démarrage de plein de problématiques après c’est-à-dire que le gamin
en échec scolaire est toujours le symptôme d’une famille en difficultés,
hein. » (Éducatrice spécialisée)
Une telle vision interdit de chercher les causes d’un obstacle aux
apprentissages scolaires ailleurs que dans une défaillance familiale
ou même, à la limite, d’envisager qu’un achoppement passager ou
nouveau dans la scolarité d’un élève, qu’un changement de com-
portement puisse trouver son origine au sein de la classe ou de
l’école.
« C’est sûr que les difficultés, bon du point de vue scolaire, chaque fois
qu’y a une difficulté scolaire, y’a des difficultés à la maison. »
(Institutrice CP, 24 ans d’ancienneté)
68 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

« Voilà, ou alors euh… trop d’difficultés avec un enfant qui… qui s’op-
pose systématiqu’ment à un travail scolaire, ça m’arrive, enfin c’est
rare, c’est rare mais ça arrive, dans c’cas-là j’vais bien souvent les voir
[les parents] pour essayer d’voir c’qui a pu s’passer dans la famille,
pourquoi tout d’un coup, y’a un refus délibéré de faire du travail sco-
laire. » (Instituteur classe de perfectionnement, 11 ans d’ancienneté)
La perception de difficultés scolaires directement rattachées à la
vie familiale se décline sur plusieurs registres que nous nous pro-
posons d’examiner maintenant.

2. Les conditions familiales de la scolarité


Parmi les propos que nous avons relevés, la question des mauvaises
conditions de travail à la maison est récurrente. C’est d’ailleurs une
des justifications de la mise en place des actions d’« aide aux
devoirs » :
« On s’est dit “c’est vrai euh le travail scolaire n’est pas fait dans les
familles, pourquoi ?” Alors c’est vrai que qu’au niveau du CPE
[conseil de parents d’élèves], y’avait des parents qui participaient déjà
à l’aide aux devoirs et qui connaissaient un petit peu plus parce qu’ils
étaient plus anciens dans le collège, ce qui se passait au niveau de
l’aide aux devoirs, savoir qu’y a un certain nombre d’enfants qui cher-
chaient un lieu de travail parce qu’ils n’en avaient pas chez eux (…) on
s’est rendu compte, bon ben que, dans les familles maghrébines souvent
les enfants aînés étaient obligés de s’occuper des frères et sœurs et que
c’est vrai que la place de l’école passait en arrière-plan et c’était pas
possible. D’autres, les familles étaient trop concentrées dans une seule
pièce, c’était pas possible de travailler non plus. » (Militante associa-
tive)
Pour les enseignants et les travailleurs sociaux, les élèves n’ont
pas de place pour travailler chez eux. Sans chambre individuelle ni
bureau pour les enfants, le logement des familles populaires, qui ne
correspond pas aux normes des classes moyennes, ne permettrait
pas que soit correctement réalisé le travail scolaire. Ce qui est en
jeu c’est l’absence réelle ou supposée de lieu spécifique où puisse
être accompli le travail scolaire. Souligner l’inexistence d’un
emplacement réservé aux devoirs c’est surtout soulever le problème
du mélange des activités éducatives et scolaires avec les autres acti-
vités familiales, c’est-à-dire de la non séparation des activités
pédagogiques et des autres activités sociales, séparation qui est au
fondement de la forme scolaire : « L’école c’est d’abord un espace
spécifique adapté à sa fonction8. » D’ailleurs, la question de l’exi-
guïté de l’espace n’est pas posée dans les mêmes termes à propos
des actions d’« aide aux devoirs ». Nos observations, aussi bien que

8. G. Vincent, L’École primaire française. P.U.L., 1980, p. 21.


LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 69

les descriptions de nombreux animateurs, montrent que l’« aide aux


devoirs » est souvent accomplie dans des locaux surchargés et dans
un calme très relatif. Ce qui les distingue du logement familial,
c’est que l’espace est constitué comme espace de travail réservé à
l’étude, à l’exclusion d’autres activités tant que se déroule l’« aide
aux devoirs ». La vision des conditions de réalisation du travail sco-
laire au domicile familial prend tout son sens ici. Ce n’est pas tant
le manque objectif de place qui est en cause que la capacité fami-
liale à créer les conditions favorables à la réalisation correcte du
travail scolaire. Ce qui est reproché aux parents, c’est de ne pas
constituer une partie du temps et de l’espace familial en temps et en
espace de travail scolaire, c’est-à-dire adéquat au mode d’appren-
tissage scolaire. Enseignants et travailleurs sociaux évoquent ainsi
le fait que les parents n’interrompent pas leurs propres activités
domestiques pour « être présents pendant les devoirs », pour suivre
le travail scolaire, qu’ils n’éloignent pas les enfants plus jeunes de
ceux qui doivent travailler pour l’école, qu’ils n’éteignent pas la
télévision ou toute autre source de distraction, susceptible juste-
ment de « distraire » l’écolier de ses devoirs scolaires et de dissiper
son « attention », vertu cardinale du bon élève9. Le problème posé
ici, et que nous retrouverons par la suite, est celui de la non sépa-
ration du domestique et du scolaire. Il est d’ailleurs particulière-
ment souligné lorsqu’il est fait grief aux parents de ne pas laisser
leurs enfants travailler pour l’école en leur imposant de s’occuper
des frères et sœurs ou de participer aux tâches ménagères.
« Ben je pense que c’est des gamins qui sont, qui sont pas suivis entre
guillemets, c’est-à-dire que le suivi c’est pas pour moi euh l’aider à
faire ses devoirs forcément, bon c’est des gamins qui, qui n’ont pas leur
place dans la famille. Bon, ils vont à l’école parce que y’a les alloca-
tions familiales, euh ça arrange tout le monde qu’ils soient occupés la
journée mais une fois qu’ils rentrent de l’école, ils n’ont pas d’espace
pour l’école, c’est-à-dire bon on ne parle pas de l’école, euh, ils ont pas
forcément le temps de faire leur travail parce qu’il faut aller faire les
courses, il faut garder les petits frères et sœurs… » (Assistante sociale
scolaire)
L’autre trait des discours concernant les « mauvaises » condi-
tions de travail dans les familles est qu’ils sont vite ramenés à des
propos mettant en cause le manque d’intérêt ou d’aide des parents
pour le travail scolaire et plus généralement leur « désintérêt » pour
la scolarité de leurs enfants. On n’en finirait plus de citer les
remarques sur l’aide qui n’est pas apportée et sur la désaffection
des parents à l’égard du travail scolaire et de toute activité scolaire.

9. « L’attention : notion inventée par la psychologie traditionnelle, dira Guillaume. Ne fau-


drait-il pas ajouter : pour prêter main-forte aux pédagogues ? », G. Vincent, L’École pri-
maire…, op. cit., p. 31.
70 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

« Souvent ils sont, les parents sont, sont, comment dire, sont au chô-
mage ou, ils sont plus en difficultés aussi financières et tout donc ils sui-
vent pas du tout leur gamin, ils s’en foutent et puis euh, le gamin il se
retrouve tout seul délaissé, sans conseil, sans, j’allais dire sans enca-
drement [rires]… » (Animateur « aide aux devoirs »)
« Constat : parents non concernés par la scolarité de leur enfant, par
le travail scolaire. » (Projet d’école primaire)
Du regret ou de la réprobation de la non participation des parents
au travail scolaire à l’idée ou à la conviction qu’ils se désintéressent
de la scolarité de leurs enfants, le pas est assez vite franchi.
« J’crois qu’y’a un problème de la famille qui n’prend pas en compte
le travail scolaire d’son enfant. Il peut jamais être valorisé l’enfant, par
son travail scolaire, j’crois qu’le problème il est là. (…) Alors, je crois
que le euh… le problème il est là, c’est qu’y’a des familles, je crois qui
se… euh, qui se désintéressent de la scolarité. J’dirais pas qu’ils se
désintéressent du gamin, j’pense pas, mais ils ils s’désintéressent de la
scolarité d’l’enfant. » (Instituteur classe de perfectionnement, 11 ans
d’ancienneté)
« C’est pas une majorité d’enfants mais il me semble qu’y bien quatre
cinq gamins dans la classe où les parents s’en désintéressent complè-
tement. Quand, si je leur fais signer des cahiers ou des carnets, si je
leur dis “alors tes parents étaient contents”, ils me disent, y’en a qui
me disent “ben ils ont rien dit”. Alors que le gamin par exemple a pro-
gressé et moi j’étais vraiment heureuse comme tout, ils disent, “mes
parents n’ont rien dit”. » (Institutrice CP, 24 ans d’ancienneté)
Pour les enseignants et les travailleurs sociaux, un des indica-
teurs du désintérêt pour l’école apparaît dans la non visibilité des
parents à l’école, c’est-à-dire dans le fait que peu de parents vien-
nent voir les enseignants pour parler des enfants ou dans le défaut
de participation aux réunions organisées à leur intention.
« Malgré le soutien organisé dans la classe par l’enseignant et les
groupes de niveau, certains enfants sont en difficultés scolaires. Ces
difficultés sont souvent liées à un manque de relations entre les familles
et l’école (les parents de ces enfants ne viennent pas à l’école, n’inves-
tissent pas dans la vie scolaire de leurs enfants et ne transmettent pas
à leurs enfants une image valorisante de l’école). » (Projet d’école pri-
maire)
Ainsi, les familles sont perçues comme absentes de la scène sco-
laire et de la scolarisation de leurs enfants et ceci représente aux
yeux des enseignants et des travailleurs sociaux une cause impor-
tante des difficultés scolaires. Du point de vue des « agents de sco-
larisation », les conditions favorables à la scolarité ne sont pas
réunies parce que les familles ne sont pas « scolarisantes », c’est-à-
dire parce que la scolarité des enfants n’est pas au centre des pré-
occupations des parents et parce que ces derniers ne constituent pas
le travail scolaire et le suivi de la scolarité en activité spécifique
demandant une attention, un temps et un espace particuliers.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 71

3. Des « carences » du langage à la « pauvreté » culturelle


Une autre cause d’« échec scolaire » fréquemment invoquée réside
dans ce qui est perçu comme « carences » langagières des élèves.
Chargés d’inculquer la langue écrite et ses règles scolaires de fonc-
tionnement et d’utilisation, c’est-à-dire la forme officielle et légi-
time du langage, les enseignants sont confrontés à des difficultés
pour enseigner ce français scolaire à des enfants socialisés à travers
des formes langagières non scolaires et, plus largement, pour leur
transmettre les nombreux savoirs scolaires qui supposent la maî-
trise scolaire de la lecture et de l’écriture10. L’écart entre les pra-
tiques langagières des élèves issus des familles les plus éloignées
du mode scolaire de socialisation et l’usage scolaire de la langue
indispensable aux apprentissages scolaires est tel que les pratiques
pédagogiques des instituteurs en semblent parfois affectées parce
qu’ils ne peuvent s’appuyer sur une maîtrise scolaire de la langue
suffisamment partagée.
« Euh… les problèmes apparaissent euh… au niveau bon ben propre-
ment dit de l’enseignement. Quoi, des choses qu’y a à leur apporter,
euh, la lecture tout ça, c’est… ils manquent de vocabulaire. Alors là il
faut tout leur expliquer, tout décortiquer, même des mots euh… qui nous
semblent simples à nous, j’veux dire, j’pense même pas à… à… qu’ça
va poser problème a priori quoi, ils m’regardent avec des yeux ronds,
mais qu’est-ce que c’est ? enfin, des mots euh… par exemple, type :
explorateur. Bon, c’est p’t-être pas un mot, chais pas comment l’envi-
sager, mais pour moi, des gamins euh actuellement euh qui baignent un
peu qui connaissent Indiana Jones des trucs comme ça, ça m’paraissait
pas être un mot extraordinaire. Bon euh… explorateur, ils connais-
saient pas. » (Institutrice CE2, 2 ans d’ancienneté)
Ceci conduit les enseignants à percevoir ces élèves en termes de
manques. Manque de vocabulaire d’abord et surtout, les enfants leur
paraissant posséder un vocabulaire limité et pauvre, c’est-à-dire peu
diversifié et peu adapté aux exercices scolaires. Défaut de construc-
tion syntaxique aussi, les phrases de leurs élèves leur semblant tou-
jours trop simples et peu élaborées. L’idée qui prévaut est que ces
enfants ont un déficit langagier généralisé, c’est-à-dire qui dépasse le
strict cadre scolaire et se vérifie dans toutes les sphères de la vie
sociale. Nombre d’enseignants en veulent pour preuve les difficultés
de leurs élèves « à l’oral », en confondant l’« expression orale » sco-
laire, qui n’est jamais qu’une modalité de la langue scolaire écrite, et
les pratiques langagières orales ordinaires non scolaires11. L’accord

10. Sur les différences langagières entre classes sociales, cf. B. Bernstein, Langage et classes
sociales, Minuit, 1975. Pour un développement plus récent et un renouvellement fécond de la
question du lien entre rapports au langage, formes sociales et inégalités scolaires, cf. B. Lahire,
Culture écrite et inégalités scolaires. P.U.L., 1993.
11. Cf. sur ce point B. Lahire, Culture écrite…, op. cit., p. 193-242.
72 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

sur ce « constat » semble là aussi partagé par les travailleurs sociaux


qui organisent en conséquence des « ateliers langage », des « ate-
liers lecture » ou des « actions d’aide à la lecture » au domicile des
parents, destinés à « stimuler » et à « développer » les « capacités
d’expression » des enfants.
Il faut rappeler que l’idée d’un déficit linguistique a été battue
en brèche par nombre de travaux sociologiques et socio-linguis-
tiques. Les codes linguistiques, les pratiques langagières ou les rap-
ports au langage (selon les auteurs) sont le produit des univers
sociaux et des modes de socialisation qui leur sont associés, dans
lesquels les êtres sociaux sont socialisés. Ils sont tout à fait adé-
quats à ces univers sociaux et permettent une expression et une
communication entre les êtres sociaux appartenant à ces univers
sociaux. William Labov montre ainsi l’habileté verbale des jeunes
issus des familles populaires noires américaines et la fonction
importante du langage dans leurs interrelations12. Les difficultés lin-
guistiques des membres des classes populaires n’apparaissent que
lorsqu’ils sont confrontés à des situations sociales dans lesquelles
s’imposent d’autres formes langagières qui rendent leurs pratiques
langagières illégitimes et inopérantes. C’est particulièrement le cas
à l’école pour les enfants des familles populaires. Ce n’est qu’en
référence aux exigences du langage scolaire que les enseignants et
les travailleurs sociaux peuvent percevoir un déficit linguistique
chez les élèves. S’il doit prendre cette perception au « sérieux » et
considérer qu’« étant donné les formes de relations sociales au sein
desquelles les élèves sont amenés à parler, étant donné le rapport au
langage de ces élèves et étant donné les catégories de jugement et
d’évaluation des enseignants, ceux-ci ne peuvent que constater une
“pauvreté de vocabulaire” et de “syntaxe” »13, le sociologue doit
rappeler que celle-ci n’existe pas « en soi » mais par rapport aux
exigences langagières qu’impose la situation sociale scolaire.
En étendant cette perception de la pauvreté du langage à l’exté-
rieur de l’école, en la généralisant à l’ensemble des pratiques lan-
gagières des enfants des familles populaires, enseignants et tra-
vailleurs sociaux universalisent le rapport scolaire au langage et
associent les difficultés des enfants vis-à-vis du langage scolaire à
une pauvreté linguistique et culturelle du milieu familial.
« Alors ils ont aussi des problèmes de vocabulaire du fait, c’est sûr que
les enfants étrangers mais surtout les enfants français hein parce que
c’est, c’est tellement un milieu pauvre, les mamans n’ont pas le temps
de parler, d’abord les mamans elles ont peu de culture, parce que à cet
âge-là c’est surtout les mamans qui enseignent et comme la maman a

12. W. Labov, Le Parler ordinaire. Minuit, 1978.


13. B. Lahire, Culture écrite…, op. cit., p. 206.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 73

peu de culture et bien les enfants ont, ont peu de vocabulaire et savent
peu de choses. Y’a, y’a des choses, bon ils entendent pas parler. Moi je
sais que l’année dernière on avait fait une… j’avais trouvé une récita-
tion qui est d’ailleurs assez amusante, y’avait des artichauts, des
choses comme ça, les enfants ne connaissaient pas, un jour je suis allée
faire le marché, j’ai apporté mes légumes parce que pour eux ils ne
connaissaient pas, ils avaient vu mais ils connaissaient pas les noms.
(…) Toutes ces choses-là leur manquent. » (Institutrice CP, 31 ans d’an-
cienneté)
Le « manque » de langage est directement référé au mode de
communication à l’intérieur de la famille, les perceptions domi-
nantes et convergentes étant qu’il n’y pas de communication à l’in-
térieur des familles populaires ou que cette communication n’est
pas civilisée, policée, ou encore que les parents ne prennent pas le
temps de parler à leurs enfants sinon pour les réprimander sur le
mode de l’« engueulade ».
« Alors, ça c’est lié, si tu veux, au milieu socio-culturel. Si à la maison
on lui parle pas au gamin comment veux-tu qu’il évolue dans son lan-
gage ? Moi je pense… La la différence elle se fait dès la maternelle. On
le voit au niveau des gamins qui rentrent à la maternelle, y’a d’jà une
différence entre un gamin qui a été élevé dans une famille où on lui par-
lait… c’est même pas un niveau culturel, c’est, c’est, c’est, c’est le
contact avec le gamin, avec… On a des gamins qui font des gros pro-
grès uniquement parce que ils parlent avec leurs copains, ils parlent
avec l’instit. » (Instituteur CM2, 26 ans d’ancienneté)
« Oui. Oui parce que final’ment vous savez ce sont des des milieux qui
sont pas, tout en étant français, c’sont pas des milieux très très él’vés
hein. Et donc automatiquement, vous savez, dans ces maisons, dans ces
familles, on… n’doit pas parler ou alors si on parle c’est c’est des
choses tout terre à terre, mais… euh, chais pas, si on voit une émission
à la télévision on va pas… en parler ou… automatiqu’ment bon ben
y’a, y’a pas de de communication hein. » (Institutrice CM1, 33 ans
d’ancienneté)
On voit que le discours sur l’absence de communication à l’in-
térieur des familles renvoie à l’idée qu’il ne se dit rien d’« intéres-
sant » entre membres de la famille, rien qui soit formateur ou ins-
tructif pour les enfants. Ce discours s’articule avec la perception
d’une pauvreté culturelle absolue, d’une sorte de « désert cultu-
rel ». Démunis des savoirs scolaires ou ne les maîtrisant pas suffi-
samment, éloignés de la culture dominante, les membres des
familles populaires urbaines apparaissent, dans les discours,
comme dépossédés de tout savoir et de toute référence culturelle.
Du point de vue des enseignants et des travailleurs sociaux, les
caractéristiques familiales ainsi appréhendées produisent des
enfants à qui non seulement les enseignants doivent tout apprendre
mais qui ne possèdent même pas les bases culturelles minimum sur
lesquelles leur travail pédagogique pourrait s’appuyer. Les enfants
74 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

des familles les plus éloignées du mode scolaire de socialisation ne


pourraient réussir à l’école « car, par définition, leur culture est
appauvrie ; les parents sont incapables de leur transmettre tant les
règles morales que les savoirs et les techniques élémentaires »14.

4. « Désordre » familial et enfants « perturbés »


Cette dernière remarque de Basil Bernstein introduit un autre élé-
ment constitutif de la perception des enseignants et des travailleurs
sociaux. Pour la plupart d’entre eux, dans une grande partie des
familles populaires les enfants ne seraient pas éduqués « correcte-
ment », ce qui retentirait sur leur scolarité. Que ce soit à cause de
leurs conditions de vie ou à cause de leur laisser-aller, beaucoup de
parents sont jugés incapables de créer un cadre éducatif et de fixer
des règles de vie indispensables non seulement à la scolarité mais
plus largement au développement « normal » des enfants. Ce qui est
incriminé ici c’est à la fois l’incurie des parents, le désordre dans le
fonctionnement de la famille et la déliquescence de la structure
familiale. Les problèmes les plus souvent évoqués par les ensei-
gnants et les travailleurs sociaux sont ceux du manque de sommeil
imputé au laxisme des parents quant aux heures de coucher, de l’in-
stabilité des enfants qu’ils lient à l’irrégularité de la vie familiale et
à l’absence de repères stables quant aux adultes constituant le
ménage, de la non disponibilité des enfants associée à la gravité des
problèmes familiaux qui les préoccupent.
« Ça se traduit par une instabilité et si c’est un gamin instable, bon ben
y’a des choses qu’il perçoit pas, si à un moment important, si tu veux,
de la leçon ou du travail qu’il fait avec l’instit ou avec un autre gamin
ou avec même son travail personnel, si il déconnecte, y’a un manque.
Donc, qui participe à l’échec, tu vois ce que je veux dire ? Bon. Un
manque d’attention et puis manque de mémoire visuelle parce qu’il a
tellement de d’autres soucis euh, il a d’autres problèmes, si tu veux, à
résoudre que le problème scolaire. » (Instituteur CM2, 26 ans d’an-
cienneté)
« Et puis alors la, la troisième euh… le troisième groupe, c’sont des
enfants qui… sont français français, et qui habitent euh… donc dans les
U.C. avec les autres alors qui sont souvent là dans des situations fami-
liales pas possibles. Eux-mêmes ils savent pas trop… qui est l’père,
euh, ils savent en général à peu près qui est leur mère, ils n’savent pas
toujours où elle est. Et… bon le père ils savent pas toujours et puis
euh… ils parlent de du tonton, alors bon… ce sont des enfants qui ont
souvent euh un cadre de vie très très instable, très insécurisant et… qui
bon, pareil, ont d’autres soucis quoi. Bon ben, on a beaucoup plus de
mal à… à intéresser vraiment… les, on s’rend compte que c’est au-d’s-
sus d’leurs forces, que… c’est pas trop… c’est… [soupir] parfois c’sont

14. B. Bernstein, Langage et classes…, op. cit., p. 253.


LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 75

des enfants qui ont des des possibilités et même la plupart du temps,
mais bon, qui peuvent pas que, les parents ont soit-disant des tas d’sou-
cis, ils s’occupent pas d’l’école, et c’est une affaire pour les d’voirs, et,
voilà disons un p’tit peu le… les enfants qu’on a dans l’école. »
(Institutrice CP, 30 ans d’ancienneté)
L’idée sous-jacente est que la famille, elle-même « perturbée »
ou « déstructurée », est la source de problèmes psycho-pédago-
giques graves qui génèrent des difficultés scolaires mais aussi des
comportements contraires à l’ordre scolaire. Enseignants et tra-
vailleurs sociaux citent les cas de parents divorcés, de familles dans
lesquelles la mère est seule ou n’a pas de compagnon régulier, mais
aussi de ménages où cohabitent plus de deux générations ou des col-
latéraux des parents. Certes, toutes les familles ne sont pas décrites
sur le mode de la déstructuration, de l’éclatement ou du désordre
conjugal, mais il flotte sur les discours une sorte de soupçon englo-
bant l’ensemble des familles qui conduit de nombreux enseignants
à présumer une anomalie familiale au moindre problème scolaire ou
même en l’absence de rencontres avec les parents :
« On n’a jamais vu le père… Le gosse parle de son père mais j’sais
pas bien si c’est son père… » (Instituteur CE2/CM1, 11 ans d’an-
cienneté).
En outre, tout se passe comme si la séparation des parents ou l’ab-
sence de père générait quasi automatiquement des problèmes psycho-
pédagogiques sources d’« échec scolaire » : les enfants « perdent
leurs repères », n’ont plus le « goût de travailler », ont des « manques
affectifs », n’ont pas de « référence adulte stable »… Le sentiment
qui prévaut est que les familles populaires sont toujours à la limite du
désordre total et que le moindre accroc dans une structure familiale
fragile (« par définition ») vient se greffer sur une somme importante
de problèmes « sociaux », « familiaux »… et les amplifier.
« Familles à problèmes, c’est des familles euh… qui fonctionnent pas
avec euh… un papa qui travaille, une maman… euh… des frères et
sœurs et… y’a des familles où y’a de la violence, euh, des familles
mono-parentales euh… on sait pas si elles sont effectiv’ment mono-
parentales ou pas… Qu’on mettrait, qu’on, qu’on plac’rait euh… qu’on
plac’rait dans le quart-monde en fait. » (Institutrice classe d’adapta-
tion, 24 ans d’ancienneté)
« J’crois qu’effectiv’ment c’est des familles à problèmes. Enfin, à pro-
blèmes entre guillemets, pour eux, qui ont des problèmes. Euh… c’qui
veut dire que euh, par exemple euh, si j’fais un tour rapide, c’est… une
maman divorcée qui s’retrouve avec tous ses enfants et… qui arrive
plus à s’en tirer financièr’ment, c’est une maman qui me dit que son
mari est… se retrouve au chômage et donc là aussi, y’a un problème
financier, et puis donc tous les problèmes affectifs qui vont avec ça,
hein, j’vois la maman divorcée tous les gamins s’retrouvent plus ou
moins seuls. C’est euh… euh… la famille qui… qui est très soudée
mais… euh… y’a y’a pas l’image du travail, j’veux dire que le père est
76 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

à la retraite, les frères et sœurs sont au chômage depuis des années, et


j’crois qu’l’enfant n’a jamais vu quelqu’un partir travailler régu-
lièr’ment. Et je, j’pense que… l’image là qui manque pour l’enfant et
j’veux dire, bon, à quoi ça sert qu’lui euh, il s’mette au travail, on lui
dit tu vas trouver un travail, il voit pas ça dans sa famille déjà, qu’est-
ce que ça veut dire pour lui ? J’crois donc y’a tous tous ces schémas-
là qui sont cassés. Dans une famille classique, ils existent et là ils sont
cassés, alors comment récupérer ça, je je sais pas. » (Instituteur classe
de perfectionnement, 11 ans d’ancienneté)
L’idée que l’on a affaire à des familles « à problèmes » est omni-
présente. L’expression « familles à problèmes » doit être sans doute
entendue selon deux sens : des familles qui ont des problèmes, qui
rencontrent des difficultés dans leur vie, mais aussi des familles qui
posent des problèmes aussi bien à leurs enfants qui ne reçoivent
pas l’éducation et l’attention souhaitables, qu’aux enseignants qui
ne peuvent obtenir la coopération et le soutien qu’ils attendent des
familles de leurs élèves. Cette vision de familles aux multiples
« problèmes » est concomitante d’une vision catastrophiste et misé-
rabiliste de tout ce qui entoure l’école dans les quartiers populaires
et de tout ce qui fait la vie des élèves. Les causes des difficultés sco-
laires liées au « milieu », à la famille, à son « environnement » sont
si variées et plus ou moins interchangeables qu’il y en a toujours
une qui peut s’appliquer à une situation de difficultés scolaires d’un
enfant de famille populaire. Du chômage aux problèmes de langue,
du divorce à l’absence de culture, de la taille de la fratrie au désin-
térêt des parents pour l’école, la panoplie des facteurs négatifs, tou-
jours plus ou moins articulés entre eux, est large.

II – DU HANDICAP SOCIO-CULTUREL À LA SUBSTANTIFICATION DU HANDICAP

Globalement et fondamentalement, la perception des causes des


difficultés scolaires des enfants et la perception des familles popu-
laires par les enseignants et les travailleurs sociaux sont traversées
par la notion de handicap socio-culturel : le lieu où sont générés
l’ensemble des problèmes scolaires des élèves de familles popu-
laires est le « milieu » social réputé déficient culturellement et
« socialement ». Bien que l’expression elle-même soit rarement
employée dans les textes et les entretiens, les descriptions des
familles, parents et enfants, les énoncés des causes des difficultés
scolaires, reprennent l’essentiel des thèses constitutives des théo-
ries du handicap socio-culturel. Cette notion de handicap socio-cul-
turel, récusée par la plupart des sociologues15, domine les percep-

15. Cf. C.R.E.S.A.S., Le Handicap socio-culturel en question, E.S.F., 1978 ; pour une synthèse
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 77

tions et les discours des êtres sociaux qui sont confrontés à


l’« échec scolaire » dans les quartiers populaires. Ceci n’a rien
d’étonnant si l’on considère que ces perceptions relèvent davantage
de catégories incorporées et du rapport entre classes sociales que de
réflexions savantes. La perception des classes populaires sous le
mode du « déficit », du « handicap » ou de l’« inadaptation »
exprime en fait la distance et la domination sociales qui constituent
en « déficient », « pathologique » ou « anomique » ce qui n’est pas
conforme aux normes dominantes. Si « socialiser, c’est-à-dire réa-
liser une certaine manière d’être ensemble et d’être au monde, c’est
en effet exclure d’autres rapports, d’autres formes sociales, pos-
sibles ou même esquissées par divers groupes au sein de la
société »16, on peut dire que c’est la socialisation même des ensei-
gnants et des travailleurs sociaux qui les conduit à exclure comme
socialement irrecevables et inadaptées les pratiques familiales, les
pratiques socialisatrices, les manières de faire, de parler, etc., des
fractions des classes populaires les plus éloignées du mode scolaire
de socialisation et à les percevoir comme « carencées » ou « anor-
males ».
Avec la notion de handicap socio-culturel, dans son utilisation
pratique sinon dans son élaboration « théorique », on n’envisage
pas les inégalités sociales face à la scolarisation comme étant le
produit de rapports sociaux, de rapports entre des formes culturelles
et des modes de socialisation différents et socialement hiérarchisés.
Pour les enseignants et les travailleurs sociaux, le « handicap », le
« déficit » existe « en soi » et est généré directement par le mode
de vie, le mode de socialisation des familles populaires. Les dis-
cours ont une double dimension « sociologisante » qui renvoie les
causes des difficultés scolaires aux conditions sociales d’existence
des familles populaires et « psychologisante » qui traduit les condi-
tions de vie en troubles psychologiques et cognitifs. Il s’effectue
ainsi une sorte de substantification et de naturalisation du « handi-
cap » qui n’apparaît pas comme le fruit d’une relation sociale défa-
vorable aux familles populaires mais comme leur étant consubstan-
tiel, la notion de handicap fonctionnant ainsi comme « figure
moderne du discours sur les dons et les aptitudes »17. Le discours
sur le « social », le « milieu social » renvoie à un discours sur la
famille, sur la nature de la famille populaire, le « social » étant
d’abord associé aux « perturbations familiales », à la « pauvreté »

des débats, cf. J.-C. Forquin, « L’approche sociologique de la réussite et de l’échec scolaires :
inégalités de réussite scolaire et appartenance sociale », Revue française de pédagogie, n° 59
et n° 60, 1982.
16. G. Vincent, Études sur la socialisation scolaire, G.R.P.S., C.N.R.S., 1979, p. 8.
17. R. Sirota, L'École primaire au quotidien, P.U.F., 1988, p. 130.
78 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

matérielle mais aussi culturelle de cette famille… Les notions


sociologisantes sont rabattues sur le « manque culturel », le « défi-
cit familial », l’« absence de centres d’intérêt culturels »…
« Ben euh… je sais qu’les trois qui ont des problèmes, c’est, c’est le
milieu social hein. Parents… ou maman toute seule, avec plusieurs
papas qui viennent à la, ‘fin qui viennent à la maison. Ou euh… J’ai un
p’tit garçon qui a perdu son papa. Et… un autre sa maman est débile
mentale. Enfin j’veux dire c’est… C’est mi, ça vient ça vient du milieu
familial. Enfin… c’est ça. » (Institutrice maternelle, 14 ans d’ancien-
neté)
« Donc, les problèmes à mon avis, ils viennent, première chose des
familles mouvementées. Ils viennent ensuite des problèmes socio-cultu-
rels. C’est un grand mot si tu veux mais des des familles où y’a pas de
culture, y’a pas de base culturelle. Tu prends une famille où le père est
pas illettré mais presque, euh où on lit pas, où on s’intéresse à rien, où
c’est vraiment le train-train très très bas, ça ça peut être ça. Et puis le
problème social, les familles où y’a pas de fric, où y’a pas… Alors, en
plus quand tout est cumulé, ben ça y est c’est, c’est… » (Instituteur
CM2, 26 ans d’ancienneté)
Les travaux sociologiques sont utilisés moyennant une ré-appro-
priation, une retraduction conforme aux perceptions socialement
situées des enseignants et des travailleurs sociaux, ce qui rappelle
au sociologue « que le monde social qu’il étudie tend à être de plus
en plus marqué et comme “travaillé” par les sciences sociales elles-
mêmes »18 et qu’il y a de plus en plus de probabilités qu’il retrouve
dans les catégories à l’œuvre dans ses objets les résultats réinter-
prétés des travaux sociologiques antérieurs. :
« Parmi les différences notoires entre les collégiens et les écoliers d’au-
jourd’hui et de naguère apparaissent l’environnement familial et le
soutien dont chaque enfant peut bénéficier pour prolonger et approfon-
dir le travail scolaire. Il ne s’agit pas ici de l’héritage culturel dont par-
laient Bourdieu et Passeron autour des années 70, mais des besoins
immédiats en place, en temps, en silence, en possibilité d’isolement,
pour que chaque enfant puisse exploiter convenablement les décou-
vertes et les apprentissages apportés par l’école. Si l’échec scolaire est
si lourd et si présent dans les milieux les plus défavorisés et si son
importance ne cesse de croître dans cette période de crise, c’est en
grande partie parce que l’enfant ne peut trouver dans sa famille le
minimum de soutien, d’aide, de tranquillité aussi, qui lui permettraient
d’accomplir le travail personnel demandé. »19
Finalement, la diffusion du discours sociologique qui incite à
prendre en compte les « dimensions sociales » des phénomènes

18. P. Champagne, « La rupture avec les préconstructions spontanées ou savantes »,


P. Champagne, R. Lenoir, D. Merllié, L. Pinto, Initiation à la pratique sociologique, Dunod,
1989, p. 165.
19. Extrait d’une brochure d’une association à l’origine d’actions d’aide à la scolarité à
Marseille, cité par C. Dannequin, L’Enfant, l’école et le quartier, L’Harmattan, 1992, p. 63.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 79

conduit à faire passer au second plan les explications médicales et


biologiques, mais aussi les explications psychologiques « pures »,
c’est-à-dire non référées à des causes sociales, et à privilégier les
explications en termes de « milieu social défavorable » qui dési-
gnent peu ou prou le « milieu familial » comme pathogène, nou-
velle forme de désignation de la famille populaire, et particulière-
ment des parents comme responsables des problèmes scolaires et
éducatifs de leurs enfants. On rejoint de cette façon, par un singu-
lier détour, les discours dénonçant l’incurie des parents « à qui de
trop ingrates conditions d’existence ou une longue démoralisation
enlèvent jusqu’au plus vulgaire souci de leurs devoirs »20 qui jalon-
nent toute l’histoire de l’institution scolaire.

III – D ES FAMILLES PERÇUES COMME « CARENCÉES » PARCE


QU ’ ANTINOMIQUES DU MODE DE SOCIALISATION DOMINANT

Dans les perceptions qui gouvernent les descriptions des familles


populaires se manifeste l’écart entre ce que sont ces familles, leurs
pratiques, les rapports intra-familiaux… et ce qu’enseignants et
tra0sibles d’être une « vraie » famille, etc. Il s’y manifeste l’écart
entre leur vision de ces familles, de leurs pratiques socialisatrices…
et le mode de socialisation dominant auquel ils adhèrent. La « nor-
malité » et l’« anormalité » sont perçues et construites à partir du
point de vue de membres des classes moyennes et plus spécialement
de membres des classes moyennes commis à une fonction éducative
et scolaire. La « normalité » et l’« anormalité » sont sans cesse réfé-
rées au mode scolaire de socialisation, toute pratique trop en contra-
diction avec le mode scolaire de socialisation étant perçue et quali-
fiée d’« anormale ». Les relations entre enseignants, travailleurs
sociaux et familles populaires sont des relations entre des rapports
aux autres et au monde tramés par la dominance du mode scolaire de
socialisation. Les modes de vie, l’organisation familiale, les pra-
tiques parentales… qui ne favorisent pas une socialisation conforme
au mode scolaire de socialisation et aux exigences scolaires, qui ne
produisent pas des êtres acceptant les règles de l’école, c’est-à-dire
préparés aux règles des apprentissages scolaires mais aussi aux
règles organisant les relations sociales dans la classe et dans l’école,
qui ne constituent pas l’enfant en tant qu’élève, être scolarisable et
objet d’éducation, sont renvoyés du côté de l’« anormal » et de
l’« inadapté ».

20. F. Pecaut, article « Famille » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, dirigé


par F. Buisson, Hachette, 1882, p. 988.
80 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

1. Des familles qui n’« éduquent » pas


Les familles populaires seraient défaillantes, du point de vue des
« agents de scolarisation », tout d’abord parce qu’elles n’éduquent
pas, c’est-à-dire parce que les pratiques socialisatrices ne consti-
tuent pas systématiquement l’enfant comme être à éduquer, parce
que les enfants ne sont pas encadrés de manière systématique, parce
que les parents n’inculquent pas méthodiquement des règles
conformes aux règles de la vie scolaire et de la vie sociale. Il existe
ainsi tout un discours regrettant que la vie familiale ne soit pas
régulière, que les parents n’imposent pas des heures de repas et sur-
tout des heures de coucher aux enfants :
« Ben… un rythme de vie, je dirais que bon y’a y’a toujours l’problème
d’la télévision hein. Donc ils regardent tard le soir hein. Ça… vous
savez c’est flagrant l’matin, ça s’voit un gamin qui qui s’est couché
tard et… qui tient pas et puis l’gamin qui qui a dormi… ses huit heures
hein. » (Institutrice CM1, 33 ans d’ancienneté)
« Sociologue : Et le soir c’est des enfants qui se couchent tard ?
Institutrice : Oui. D’une part parce que, bon y’a les matchs de foot
habituels sur Canal Plus etc., et puis euh parce que les enfants ne veu-
lent pas aller se coucher, que les familles n’insistent pas.
Sociologue : Y’a pas de règles strictes posées par les familles ?
Institutrice : Non. Certaines, certaines le font, mais dans les familles…
non. Souvent les enfants sont couchés dix heures et demie, onze
heures. » (Institutrice classe de perfectionnement, 7 ans d’ancienneté)
« … C’est vrai que nous on y tient beaucoup parce qu’on dit qu’un
enfant qui est à dix heures du soir dans la rue ben ça veut dire d’abord
qu’il est pas au lit, moi les miens ils sont au lit depuis deux heures
[rires], euh c’est généralement ils mangent en quatrième vitesse, (…)
bon on en voit combien qui, dans l’autre sens c’est pareil hein, les
gamins qui partent le matin avec euh un bol de lait et… » (Instituteur
CE2, 10 ans d’ancienneté)
L’absence de règles concernant le sommeil et l’heure du coucher
est déplorée pour les conséquences induites sur l’attention et le
comportement des élèves en classe, mais se coucher tôt, à heure
régulière, c’est aussi prendre de « bonnes » habitudes, des habi-
tudes de régularité, de gestion de son temps de repos en fonction
des nécessités de la vie scolaire et plus tard professionnelle. Se cou-
cher tôt pour être attentif et vigilant en classe c’est apprendre à faire
passer son devoir avant son plaisir, à réfréner son désir immédiat
pour mieux remplir son rôle d’élève. De la même manière, dans le
discours récurrent sur les modes alimentaires des enfants, on
retrouve à la fois le souci de la santé et de l’équilibre alimentaire
défini selon les normes des classes moyennes, et à la fois l’idée que
les enfants doivent apprendre à ne pas se nourrir uniquement quand
leur corps réclame, mais de façon régulière et réglée :
« Si ils ont pas faim, ils mangent des gâteaux, ils mangent beaucoup de
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 81

gâteaux et puis ils descendent. Là c’est midi vingt, vous en avez déjà
qui sont là devant l’école à attendre. Donc si ils ont pas faim, y’a pas
un rite du repas, si ils ont pas faim ils mangeront ce soir. Ils ont des
gâteaux, des oranges, des machins, des trucs sucrés mais ils font pas
de, si ils ont pas faim ils font pas de repas. » (Institutrice classe de per-
fectionnement, 7 ans d’ancienneté)
On reconnaît une mise en cause de l’alimentation des enfants
qui n’est pas référée aux difficultés financières des familles mais
aux choix d’aliments ne répondant pas aux normes alimentaires
consacrées par la diététique moderne. Au-delà du contenu de l’ali-
mentation, ce qui est visé c’est l’absence supposée de repas « ritua-
lisés », c’est-à-dire de moments réguliers et réservés au repas. La
régularité dans la vie familiale, la régularité inculquée tôt aux
enfants, la présence de règles assurant cette régularité des rythmes
de la vie sont les signes d’une famille « éduquante » que les ensei-
gnants et les travailleurs sociaux ne discernent pas dans les familles
des élèves des quartiers populaires. L’absence de règles est signa-
lée à propos de nombreuses sphères de la vie familiale : l’usage de
la télévision, constamment en marche et « servant de baby-sitter »,
serait sans limite et sans contrôle ; les horaires d’entrée et de sortie
du domicile ne seraient pas surveillés, les enfants rentrant à la mai-
son quand ils le veulent et passant le plus clair de leur temps dehors
sans surveillance ; les règles d’hygiène et de santé seraient sinon
inexistantes, du moins peu strictes, etc. L’ensemble est souvent
expliqué par le « laxisme des parents » qui se manifesterait aussi
bien pour les questions scolaires que pour toute l’éducation des
enfants et aurait pour conséquence de leur laisser une liberté non
maîtrisée.
« Y’a, y’a certains enfants ils font la loi chez eux hein, pas la loi mais
ils regardent la télé, ils mentent, ils disent qu’ils n’ont pas de devoirs et
puis ils le bâclent. Ils gardent deux minutes pour faire le travail et puis
hop devant la télé, hein. » (Institutrice CM1, 30 ans d’ancienneté)
« Moi j’ai l’impression que les parents ont du mal à dire non à l’enfant
et après ça s’répercute, dès qu’on pose des limites à un enfant et ben
l’enfant supporte pas et donc il est tout de suite agressif. Et j’trouve que
ça évolue bien dans c’sens-là… Alors la génération d’avant a été
quand même pas mal tapée enfin tout ça et maint’nant ben c’est un peu
le laxisme à l’inverse. » (Éducateur de quartier)
Les énoncés sur le laxisme des parents côtoient d’ailleurs, dans
les mêmes discours, les énoncés sur la rigidité des parents, sur les
méthodes trop autoritaires et trop strictes utilisées avec les enfants.
Dans tous les cas, ce qui est incriminé c’est l’instabilité des pra-
tiques et l’absence de règles qui peuvent se traduire à la fois par
l’inexistence de sanctions et par des sanctions non déterminées par
une infraction ou un manquement à la règle. Enseignants et tra-
vailleurs sociaux sont ainsi amenés à l’idée que les enfants sont
82 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

livrés à eux-mêmes, qu’ils s’élèvent seuls sans règles ni garde-fous,


autrement dit, qu’ils ne sont pas éduqués. Que ce soit par
« laxisme » ou parce qu’« ils se débarrassent de leurs enfants et de
leurs responsabilités éducatives » en comptant sur l’école, les
parents des familles populaires sont donc d’abord perçus pour leur
incurie, pour leur incapacité ou leur manque d’empressement à
s’occuper de leurs enfants.
« S’occuper de son enfant » signifie, bien entendu, s’occuper de façon
pédagogique, quasi scolaire, dans une forme de relation sociale péda-
gogisée.21
Les parents qui ne mettent pas en œuvre des pratiques proprement
éducatives, au sens de pratiques qui fondent les rapports avec les
enfants sur une action pédagogique, de pratiques qui visent expli-
citement la transmission de règles clairement identifiables et énon-
cées, la transmission de savoirs reconnus par l’école, etc., ne sont
pas perçus comme des éducateurs. L’opposition apparaît fortement
lorsque les enseignants et les travailleurs sociaux disent que les
parents « ne font rien » avec leurs enfants ou déplorent l’« absence
de relations entre parents et enfants » (Projet d’école) ne considé-
rant ainsi comme activités communes que les activités ayant un
sens éducatif. L’opinion que les parents ne jouent pas avec les
enfants est par exemple très répandue. Or, la recherche dans les
familles montre qu’il existe bien des moments de jeu partagés par
les parents et les enfants, mais les « jeux » dont il est alors question
ne sont pas dictés par des intentions éducatives. Les « jeux » cités
par les parents relèvent souvent du « chahut », du défoulement, de
l’instant de plaisir réciproque. Ils engagent souvent les corps dans
le rire ou l’affrontement ludique mais rarement la réflexion ou l’uti-
lisation de savoirs théoriques et plus ou moins scolaires.
L’« absence de jeux » est en fait l’absence de jeux qui participent
d’une démarche pédagogique. La même opposition entre pédago-
gique et non pédagogique, qui relègue les familles du côté du
manque, agit à propos du langage et de la communication dans les
familles populaires.

2. Une communication non « éducative » dans un « désert culturel »


Ainsi que nous l’avons indiqué à propos des difficultés des enfants
quant au langage scolaire, les familles populaires paraissent
dépourvues de communication aux yeux des enseignants et des tra-
vailleurs sociaux. Là encore, ce qui est stigmatisé comme absence
de communication c’est un mode de communication éloigné et
étranger à la communication éducative, pédagogique.

21. B. Lahire, Culture écrite…, op. cit., p. 207.


LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 83

« Je vois j’ai des mamans moi qui ont trois ou quatre ga, c’est vrai y’a
trois ou quatre enfants, puis les mamans elles ont pas le temps de par-
ler avec eux, elles ont, enfin elles leur parlent mais comme je veux dire
elles, elles vont pas les emmener mettons se promener, elles vont pas
leur dire “ben tu vois”… Les promenades c’est quoi, c’est Auchan,
c’est un peu le parc de Parilly mais y’a pas ce vocabulaire qu’amène
la famille, j’sais pas vous vous promenez avec vos filles, moi je me pro-
menais avec mes enfants, on va au parc de la Tête d’or, vous leur nom-
mez les choses, y’a quand même des choses qui viennent aux enfants ! »
(Institutrice CP, 31 ans d’ancienneté)
La seule manière légitime de communiquer avec les enfants
semble être, pour les enseignants, celle qui s’approche de la com-
munication pédagogique, c’est-à-dire qui a une fonction éducative,
qui ne se confond pas avec les échanges quotidiens et triviaux à pro-
pos de sujets banals. Lorsque l’on dit « les mamans ne parlent pas
aux enfants » ou « on parle de choses toutes terre à terre », ce qui
est mis en cause c’est ce que l’on dit et comment on le dit. Les
échanges sont « limités » parce qu’ils ne portent pas sur des objets
légitimes permettant un « enrichissement » pédagogique. Les dis-
cussions autour des achats dans les grands magasins ne sont pas sus-
ceptibles de fournir un apport sur le plan scolaire… Mais davantage
que les objets de communication, c’est la manière dont on commu-
nique dans les familles qui est en jeu car l’adulte pédagogue, lui, sait
rendre éducatif les objets de conversation les moins scolaires.
Contrairement à l’institutrice, les « mamans » des familles popu-
laires « ne nomment pas les choses ». Elles ne vont pas se promener
avec leurs enfants pour leur apprendre, elles ne constituent pas les
interactions verbales avec leurs enfants en interactions pédago-
giques, en moments d’apprentissage des mots et des choses, c’est-à-
dire d’apprentissage des mots du français scolaire et de la désigna-
tion des choses à l’aide de ces mots. La critique enseignante de
l’usage de la télévision prend aussi son sens ici : au-delà de l’abus
et de l’absence de contrôle dénoncés, ce qui rend particulièrement
illégitime l’objet télévisuel dans les familles populaires, c’est qu’il
n’ouvre pas à des conversations susceptibles de donner un sens
pédagogique aux images regardées. La télévision n’apporte rien
parce qu’elle n’est pas saisie comme outil de connaissance. Enfin,
dire « on ne communique pas » dans les familles populaires, c’est
insister sur la communication verbale en soi, séparée de l’action ou
des pratiques en train de se faire, en étant attentif d’abord « aux
formes de l’expression, à la correction, la précision de ce qui est
dit »22 et c’est nier comme relevant de la communication la commu-
nication pratique, pas toujours verbale, liée au faire, que Michel
Verret évoque en ces termes :

22. B. Lahire, Culture écrite…, op. cit., p. 207.


84 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Geste parmi les gestes, elle conservera généralement dans la culture


ouvrière cette attache à l’action. Parole associée aux activités : on parle
en travaillant, en cuisinant, en mangeant, en buvant un verre, en regar-
dant le jeu ou la télé, en contribution, commentaire ou contre-point à ce
qu’on fait. Rarement pour le seul plaisir de parler, car la parole se prend
rarement pour fin (…) Quand ce n’est pas le corps seul qui parle en
indications, gesticulations ou mimiques, la parole ouvrière reste forte-
ment associée à ces formes d’expression : désigner, montrer, imiter.
Parole de corps, ponctuation en simple cri, interjection, exclamation, le
déploiement fonctionnel du geste expressif.23
Cette communication du corps, nous l’avons rencontrée au cours
des entretiens dans les familles à travers des phrases inachevées, ou
plutôt dont la conclusion se nichait dans les gestes ou dans les
mimiques du visage, et des réponses davantage signifiées par le
corps que par la parole. La communication dans les familles popu-
laires est ainsi perçue comme non communication parce qu’étant
insuffisamment explicite, insuffisamment détachée du contexte
immédiat, portant sur des objets non légitimes, elle ne peut être une
communication pédagogique.
Il est d’ailleurs peu probable que les pratiques langagières des
familles populaires puissent porter sur des objets légitimes aux
yeux des enseignants tant ils partagent la conviction que le monde
de ces familles est un monde sans culture. Les familles d’origine
étrangère ne sont même pas saisies dans le discours de l’« intercul-
turel » mais, comme les autres familles, dans celui du « désert cul-
turel ».
« Je crois que la difficulté majeure c’est le, disons la non appartenance
à une culture très définie euh, bon, ce sont des enfants qui chez eux ne
sont pas confrontés à, à une culture quelle qu’elle soit hein, à une cul-
ture éducative quelconque. Donc, on a des enfants qui maîtrisent mal
le langage, qui maîtrisent très mal, comment dire, le vocabulaire bien
entendu, mais aussi tous les outils que peut véhiculer un langage, un
témoignage ou autre chose c’est-à-dire qui n’ont aucun accès à l’écrit,
l’accès qu’ils ont à la télévision, donc à l’audio c’est simplement se, se
gaver d’images ou de sonorités et puis quelques-uns seulement prati-
quent, enfin, des visites régulières à la bibliothèque ou autres. (…)
D’une part, pas de culture, on, on, on travaille sur rien, y’a rien de
bâti, absolument rien. » (Instituteur CM2, 25 ans d’ancienneté)
« C’est… en fait, euh, j’crois que… euh, le problème de… de nos
gamins et des, enfin des familles surtout, c’est que… la plupart du
temps, c’est… c’est c’est un désert en fait euh… à à tout point d’vue.
Enfin, un désert, quand j’m’en, oui, j’veux dire, y’a, bon, au niveau
financier c’est… dramatique et en plus, au niveau culturel, c’est… c’est
dramatique aussi quoi, et… y’a, y’a pas du tout, euh, sauf par, sauf
parmi quelques-uns, mais même pas de références à… à leur culture
propre. Au, aucune, y’a, ils connaissent pas les contes de chez eux, ils

23. M. Verret, La Culture ouvrière, ACL Édition, 1988, p. 111.


LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 85

sont… éberlués quand nous on leur… dit des contes de chez eux de de
différents pays. Quoi, donc euh, y’a aucune euh… connaissance de leur
culture et, y’a pas d’connaissance de la culture française, donc euh,
c’est vrai que… parfois c’est un… c’est difficile. » (Institutrice CM1,
10 ans d’ancienneté)
Là encore, on observe que la culture renvoie systématiquement
à la culture écrite, aux savoirs de l’école ou en tout cas valorisés à
l’école. On passe immédiatement de la culture à l’écrit, au livre, à
la fréquentation de la bibliothèque… L’évocation des contes des
pays d’origine de certains enfants ne doit pas faire illusion : les
contes dont il s’agit sont les contes écrits, ou du moins transcrits
sous une forme écrite24 compatible avec la culture écrite scolaire et
rien n’est moins sûr qu’ils appartiennent sous cette forme aux
savoirs des classes populaires des pays d’origine. De même, l’in-
sistance sur l’absence de l’écrit dans les familles n’est pas sans
poser de questions. L’absence d’écrit n’est jamais totale dans les
familles populaires. Nombre de parents mettent en œuvre des pra-
tiques d’écriture ou de lecture suffisantes pour résoudre de petits
problèmes administratifs par exemple. Outre une maîtrise insuffi-
sante du français scolaire, ce qui est en cause c’est un usage non
scolaire de l’écrit, un usage pratique qui ne s’arrête pas aux règles
formelles de l’écriture et de la lecture, c’est aussi l’absence de lec-
tures légitimes. Ce n’est que par réduction des pratiques d’écriture
et de lecture aux seules pratiques scolairement légitimes que l’on
peut décrire le monde des familles populaires comme un monde
absolument vide de tout rapport à l’écrit, en oubliant que les moda-
lités scolaires d’usage et d’apprentissage de l’écrit « ne recouvrent
que très partiellement les usages scripturaires pratiques des gens
vivant en société »25. Plus largement, c’est l’adhésion doxique à des
formes culturelles, à des pratiques éducatives inscrites dans le
mode scolaire de socialisation qui produit la perception d’un vide
culturel, éducatif… dans les familles populaires dont les pratiques
s’écartent trop de ce mode de socialisation dominant.

3. Une famille « anormale » qui ne peut éduquer


Ces familles populaires, décrites sur le mode de la carence sont
finalement perçues comme « anormales » et l’idée domine que
nombre d’enfants ne peuvent connaître une « évolution » psycho-
logique, culturelle et sociale « normale » du fait même des struc-

24. On sait, avec les travaux de J. Goody notamment, que l’écriture change profondément le
statut du message. Cf. J. Goody, La Raison graphique, Minuit, 1977.
25. A.-M. Chartier et J. Hébrard, « Rôle de l’école dans la construction sociale de l’illet-
trisme », L’« Illettrisme » en questions, sous la direction de J.-M. Besse et al. (dir), P.U.L.,
1992, p. 42.
86 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

tures et de la vie familiales. Les propos des enseignants et des tra-


vailleurs sociaux comportent toujours, au moins en creux, la réfé-
rence à une famille « normale », c’est-à-dire à une famille compo-
sée de deux parents, aux relations stables, au nombre d’enfants
limité et contrôlé, ayant une orientation proprement éducative, dans
laquelle les enfants sont constitués en objet d’éducation et en
élèves, dans laquelle ils trouvent les supports intellectuels et cultu-
rels nécessaires aux apprentissages scolaires. À l’inverse, ils
incluent une critique des familles populaires dans lesquelles les
relations entre adultes ne sont pas stabilisées dans des formes légi-
times. Le divorce, la mésentente des parents, la mère seule pour éle-
ver ses enfants, la mère ayant des relations amoureuses multiples et
instables, sont sans cesse cités comme caractéristiques négatives
d’une partie des familles, en particulier les familles françaises
n’ayant pas quitté les quartiers populaires qualifiés de « défavori-
sés ». Certes, le discours sur les méfaits de l’instabilité conjugale ne
concerne pas exclusivement les familles populaires. Il prend néan-
moins ici une dimension importante parce que les « problèmes
familiaux » s’articulent à d’autres problèmes imputés aux familles
populaires et à l’« incapacité » présumée des parents à maintenir ou
à créer un cadre éducatif malgré leurs déboires conjugaux, à pré-
server leurs enfants des conséquences de ceux-ci.
Le modèle de la famille « normale » qui est opposé aux situa-
tions de nombreuses familles populaires renvoie à la « famille »
canonique construite historiquement, en particulier au cours du
XIXe siècle, à travers les mouvements d’assistance et les théorisa-
tions de la famille comme institution de base de la société26. Ce
modèle est aussi celui des classes moyennes, celui dans lequel elles
se reconnaissent. Il suffit de voir comment les modèles ou les
exemples positifs dans les discours des enseignants et des tra-
vailleurs sociaux, sont pris chez les enseignants eux-mêmes, chez
le chercheur et dans des familles de classes moyennes ou supé-
rieures. Les rares exemples pris dans les familles populaires souli-
gnent qu’il s’agit de familles exceptionnelles dont les parents
savent dépasser les conditions de vie défavorables et instaurer des
règles de vie permettant de créer les conditions de scolarisation, et
plus largement de socialisation, « normales » :
« Je vois, j’ai, j’ai une famille là qui a 7 enfants, depuis des années ils
vivent à 9 dans un F4. Ça doit pas être simple. Alors c’est vrai que c’est
des gamins qui ont des moyens intellectuels peut-être supérieurs peut-
être à la normale. C’est vrai que les gamins ont des capacités natu-

26. Cf. à ce sujet, dans des perspectives différentes : P. Fritsch et I. Joseph, « Disciplines à
domicile. L’édification de la famille », Recherches, n° 28, 1977 ; R. Lenoir, « Transformations
du familialisme et reconversions morales », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 59,
sept. 1985, p. 3-47.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 87

relles, hein c’est vrai. Mais c’est des gamins qui font tous des études
brillantes, quoi, dans des conditions épouvantables, épouvantables.
Mais c’est vrai que bon la mère est tout le temps là, le père donne ce
qu’il faut, le soir y’a pas de bruit euh, tout le monde gratte sur la table
de la salle à manger, enfin je veux dire que y’a, y’a eu des, des condi-
tions qui ont été données aux enfants, c’est vrai que les gamins avaient
des capacités intellectuelles euh sérieuses, hein. Mais enfin bon y’a eu
une ambiance familiale qui a été créée automatiquement par les
parents et le père gagne quatre mille francs par mois, la mère ne tra-
vaille pas et neuf enfants dans un F4, enfin sept enfants dans un F4. »
(Assistante sociale scolaire)27
L’exemple cité renforce ainsi l’idée que la défaillance éducative
des familles tient moins à leur situation matérielle et économique
qu’au désordre qui y règne et à l’incapacité des parents de consti-
tuer un cadre familial « normal ». Certes, la faiblesse des revenus,
la précarité de l’emploi ou le chômage, le logement peu spacieux,
sont évoqués, mais ils sont systématiquement articulés à l’« incapa-
cité » des parents à « gérer leur vie », « faire les bons choix », « ins-
taurer une ambiance familiale » éducative… Le plus souvent, les
discours insistent prioritairement sur l’inconséquence et l’irrespon-
sabilité des parents. Les choix financiers sont par exemple stigma-
tisés à la fois parce qu’ils ne permettent pas une « ouverture cultu-
relle » et parce qu’ils ne sont pas adaptés aux exigences de l’école :
« Y’a des choix financiers qui sont faits, qui sont p’t’être pas forcément
euh… les bons, mais qui pour eux leur paraissent les bons euh… quand
on fait un sondage dans nos classes, euh… magnétoscope, Canal Plus,
le câble, on en a beaucoup qui l’ont. Disons, qu’ils ils ont des choix
financiers qui qui sont euh… qui sont pas tournés vers l’extérieur.
Quoi, c’est vraiment, chez soi, euh… et puis et puis voilà, c’est tout.
Disons qui… ils ils f ’ront pas la démarche inverse, de dire : bon ben,
on s’achète pas d’magnétoscope, on s’achète pas Canal Plus mais bon
on va p’t-être aller au cinéma, une fois par mois, avec les gosses… »
(Institutrice CM1, 6 ans d’ancienneté)
« C’est vrai qu’il faudrait une conseillère en économie sociale et fami-
liale dans chaque, dans chaque famille, pour leur dire “mais non
n’achetez pas ça, ça, ça et ça, c’est de la connerie, achetez plutôt ça,
ça et ça”. Tu les vois arriver en début d’année, ils ont une boîte de com-
pas, ils ont euh, et c’est vrai aussi qu’à côté de ça, y’en a qui ont encore
pas acheté une boîte de crayons de couleur… » (Instituteur CE1, 12 ans
d’ancienneté)
La perception d’une mauvaise gestion des finances familiales
s’inscrit dans une perception plus générale d’absence de maîtrise de

27. Ceci évoque un discours plus ancien sur la « famille dans des conditions normales, c’est-
à-dire une famille dont le chef est ce qu’on appelle le “ministre de l’extérieur”, occupé hors de
chez lui tout le jour, tandis que la mère, “ministre de l’intérieur”, s’occupe de l’administration
du ménage et de l’éducation des enfants », P. Kergomard, L’Éducation maternelle dans l’école,
Hachette, 1886, p. 97.
88 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

soi appliquée aux familles populaires urbaines. Cette non maîtrise


de soi vise aussi bien les enfants que les parents. Nombreux sont les
discours sur les enfants qui ne maîtrisent pas leurs émotions, en
particulier leur agressivité, qui ne contrôlent par leur langage, sur
les parents qui agissent par impulsion, qui punissent par énerve-
ment davantage qu’ils ne sanctionnent par raison, sur la violence
dans les familles révélatrices de l’absence de contrôle des affects…
L’insistance à déplorer le nombre important d’enfants d’une partie
des familles n’est sans doute pas étrangère à cette perception. Le
nombre élevé d’enfants est vu en général comme un obstacle à une
éducation correcte, à l’instauration de règles, au suivi scolaire des
enfants, les parents étant alors débordés par le nombre :
« Ils sont débordés, ils sont souvent débordés. Alors est-ce que c’est parce
qu’ils ont énormément de gamins ? » (Animatrice « aide aux devoirs »)
Il est vu aussi comme une anomalie dans des familles aux condi-
tions économiques et matérielles difficiles. Il manifeste sans doute
pour la plupart des enseignants et des travailleurs sociaux l’« irres-
ponsabilité » des parents qui multiplient les enfants sans avoir les
moyens de s’en occuper « correctement » et qui ne maîtrisent pas
leur fécondité. Il faut sans doute rappeler ici le sens de la fécondité
dans les classes populaires les plus démunies :
Dans les cultures du dénuement, l’enfant est souvent le seul don que la
femme puisse faire à l’homme, la seule preuve que l’homme puisse
donner de sa puissance, le seul témoignage que l’un et l’autre puissent
porter au sérieux du plaisir, la seule reconnaissance d’existence qu’ils
puissent demander à la société.28
L’absence de maîtrise de soi renvoie les parents du côté de l’im-
maturité, de l’infantilisme :
« Bon là, la maman, toujours pareil, la maman est une femme-enfant je
veux dire elle sait pas quoi faire, elle euh sait pas quoi faire de ses os,
hein, le papa c’est un papa de passage… » (Instituteur CE2/CM1, 11
ans d’ancienneté)
« C’est-à-dire que oui, c’est-à-dire que je pense que y’a beaucoup de
familles européennes qui n’ont pas grandi, qui ne sont pas adultes, ils
ont des enfants mais en fait ils n’ont pas envie de, de subir des
contraintes d’horaires, coucher les enfants tôt, manger à des heures
régulières euh, se priver de plaisir pour eux-mêmes quoi, donc les
gamins ils doivent suivre quoi. » (Assistante sociale scolaire)
L’infantilisation des classes populaires n’est pas d’aujourd’hui :
« Beaucoup de pauvres ressemblent à des enfants par l’ignorance,
l’imprévoyance et la légèreté. Il leur faut une tutelle29. » Ne pas

28. M. Verret, La Culture ouvrière…, op. cit., p. 62.


29. Villeneuve-Bargemont cité par P. Fritsch, « De la famille-cible à l’objet famille »,
P. Fritsch et I. Joseph, Disciplines…, op. cit., p. 257.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 89

« être adulte », c’est n’être pas responsable et sans doute peu


capable d’assurer l’éducation de ses enfants. Une telle perception
justifie que l’on multiplie les prises en charge des enfants et des
familles dans leur ensemble, des enfants pour qu’ils aient des
« référents adultes », des parents pour les « éduquer »…
« Absence de culture », « absence de règles », « non maîtrise de
soi », « infantilisme des parents »…, aux yeux des enseignants et
des travailleurs sociaux les familles populaires sont loin du modèle
de famille qu’ils véhiculent et qu’ils valorisent. Par les caractéris-
tiques qu’ils leur attribuent, elles sont aux antipodes de la famille
« normale », dont la composition, les pratiques éducatives des
parents, l’espace de vie, les modalités de l’autorité parentale…,
constituent le cadre idéal pour produire un enfant scolarisable,
« équilibré » et « bien socialisé », conformément à « une doctrine
implicite selon laquelle l’harmonie sociale coïncide avec l’épa-
nouissement du sujet »30. Lorsque des animateurs déclarent vouloir
recréer une ambiance familiale pour la réalisation des devoirs, ce
n’est pas, à l’évidence, le foyer populaire qu’ils évoquent, ce n’est
pas du foyer où vivent les enfants à qui leurs actions s’adressent
qu’il s’agit. Au contraire, tout dans les discours désigne l’espace
familial de ces enfants comme lieu néfaste au travail scolaire et
plus largement à l’« éducation ». L’« ambiance familiale » visée et
idéalisée est celle d’une famille constituée en espace éducatif, dont
les formes de relations sont éducatives et dans laquelle l’enfant est
constitué en objet d’éducation ou en être à éduquer dans la logique
du mode scolaire de socialisation.

IV – CONCLUSION : UN DISCOURS STIGMATISANT ?

Le discours des enseignants et des travailleurs sociaux désigne les


familles populaires comme lieu d’origine des problèmes scolaires
des enfants de ces familles, comme source de tous les « dérègle-
ments » auxquels ils sont confrontés. Dans quelle mesure peut-on
le qualifier de « discours terriblement accusateur à l’égard des
parents »31 ? Les propos des enseignants et des travailleurs sociaux
glissent facilement du regret des mauvaises conditions de vie des
familles à la dénonciation de l’incurie des parents en matière édu-
cative, du handicap socio-culturel à la stigmatisation de l’« infanti-
lisme » et de la « non maîtrise de soi » des parents… Néanmoins,
aucun de nos interlocuteurs n’a sans doute eu le sentiment d’être

30. J. Verdès-Leroux, Le Travail social, Minuit, 1978, p. 104.


31. A. Léger et M. Tripier, Fuir ou construire…, op. cit., p. 72.
90 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

accusateur à l’égard des familles populaires et nombre d’entre eux


déplorent la situation de ces familles. Pour sortir de l’impasse qui
consisterait pour le sociologue à n’avoir pour seule alternative que
la dénonciation du discours « accusateur » des enseignants et des
travailleurs sociaux ou l’insistance sur leur sollicitude à l’égard des
familles, il faut souligner que la stigmatisation n’est pas affaire de
volonté et qu’elle peut tout à fait s’accommoder de sentiments de
sympathie pour ceux que l’on stigmatise. Le discours qui déplore
les « mauvaises conditions de scolarisation » des enfants ou les
pratiques socialisatrices inadéquates s’articule avec la recherche
d’une amélioration du sort scolaire et social des enfants. Les
actions qui prétendent « former » les parents aux questions sco-
laires, à la diététique, à la gestion d’un budget, etc., s’inscrivent
dans une démarche de transformation « positive » des pratiques
familiales. Dans le même temps, ces discours et ces actions affir-
ment la non conformité des familles et de leurs pratiques aux exi-
gences scolaires, au mode de socialisation et au mode de vie domi-
nants, et renvoient les familles à leurs « manques », leurs
« incapacités », leur « inadaptation ». Les démarches même les plus
généreuses ou les plus militantes en direction des familles, les dis-
cours les plus indignés quant aux conditions de vie dans les quar-
tiers populaires, restent porteurs d’une vision négative des familles,
d’une vision qui les infériorisent. Dans notre formation sociale, les
discours sur les êtres sociaux les plus démunis et les plus dominés
prennent souvent la forme de l’indignation charitable et impliquent
« sous la générosité le stigmate » :
Dans le modèle de discours lyrique, généreux, indigné, discours d’ef-
fusion et égalitariste (…), il y a un vrai piège de discours, au sens où
l’entend Louis Marin (…) puisque le stigmate passe en même temps
que l’indignation, ou mieux, l’indignation fait passer le stigmate.32
En outre, les perceptions des enseignants et des travailleurs
sociaux ne peuvent être envisagées comme le pur produit de leur
idéologie ou de leur vision de membres des classes moyennes, ou
pur produit d’une vision négative et stigmatisante des classes popu-
laires. En d’autres termes, ces perceptions ne sont pas sans rapport
avec des caractéristiques observables dans les familles. Il serait
ainsi erroné de ne pas voir que les familles sont bien en situation
d’infériorité par rapport à la situation scolaire et que les enfants pré-
sentent bien des caractéristiques qui les mettent en situation diffi-
cile vis-à-vis des apprentissages scolaires. Mais ce serait tout autant
une erreur d’« oublier » que les « manques » des familles et de leurs

32. B. Lahire, « Discours sur l’“illettrisme” et cultures écrites. Remarques sociologiques sur
un problème social », L’« Illettrisme » en questions…, op. cit., p. 64.
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES PAR LES ENSEIGNANTS… 91

enfants n’existent que dans des relations sociales inégales qui


imposent la possession de dispositions scolairement et socialement
reconnues et constituent les caractéristiques des membres des
classes populaires comme négatives et inférieures. L’infériorité
n’est pas une substance, n’est pas dans la nature des êtres sociaux
qui sont désignés de la sorte, elle est le produit de relations sociales
dont l’équilibre des forces est inégal. Le discours des enseignants
et des travailleurs sociaux est stigmatisant non parce qu’il serait
« faux » ou sans fondement mais parce qu’il occulte les relations
sociales qui fondent les caractéristiques et les pratiques des familles
populaires comme socialement inférieures et inadaptées, et parce
qu’il ignore que ces pratiques peuvent avoir un sens si on les réfère
à leurs conditions sociales de production. Toute « description » des
pratiques populaires qui ne dit pas en même temps leur logique
dans l’univers populaire et le rapport de domination qui les infério-
rise est condamnée à les stigmatiser comme « illogiques » ou
« anormales » parce qu’antinomiques des pratiques légitimes.
C’est en rappelant que les catégories appliquées aux familles
populaires par les enseignants et les travailleurs sociaux sont des
catégories incorporées, impensées comme catégories sociales
appliquées dans un rapport de domination, que les discours sont le
produit de la rencontre entre des mode de vie, des pratiques, des
manières de faire, etc., qui vont à l’encontre des dispositions socia-
lement incorporées, de l’ethos des enseignants et des travailleurs
sociaux, que l’on peut comprendre que ces derniers sont eux-
mêmes dominés par leurs catégories de perception socialement
constituées. Ce n’est qu’en soulignant que le discours stigmatisant
et infériorisant les familles populaires peut tout à fait passer à tra-
vers un discours généreux porté par des êtres sociaux cherchant à
réformer les situations qu’ils jugent négatives, que ce discours s’ap-
puie sur l’expérience des contradictions entre les exigences sco-
laires et les pratiques familiales populaires, que ce discours est un
produit nécessaire de la rencontre entre le mode scolaire de socia-
lisation et le mode populaire de socialisation, que le sociologue
peut éviter de tenir à son tour un « discours terriblement accusa-
teur » à l’égard cette fois des enseignants et des travailleurs
sociaux.
Chapitre 5
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES
DES FAMILLES POPULAIRES :
DES PRATIQUES NON SCOLAIRES
DE SOCIALISATION

En partant de l’hypothèse que les relations entre enseignants, tra-


vailleurs sociaux et familles populaires sont principalement organi-
sées par la confrontation inégale entre deux ensembles de logiques,
les logiques éducatives et scolaires qui participent du mode scolaire
de socialisation versus les logiques socialisatrices des familles
populaires que nous désignons par ce que nous avons appelé le
mode populaire de socialisation, nous sommes amené à étudier les
logiques propres aux familles populaires. Ces logiques socialisa-
trices qui trament leurs pratiques sont au cœur de notre objet en tant
qu’elles informent les relations et sont un des enjeux de l’action
éducative des enseignants et des travailleurs sociaux.
La désignation des pratiques familiales par la locution « pratiques
socialisatrices » plutôt que par la formule « pratiques éducatives » et
l’approche que nous proposons soulèvent plusieurs problèmes. Tout
d’abord, en ne qualifiant pas les pratiques socialisatrices des familles
populaires de pratiques éducatives au sens historiquement situé et
dominant du terme, nous risquons de voir notre propos interprété
comme la confirmation du discours dominant qui décrit des familles
populaires incapables d’éduquer leurs enfants, entendant par là
qu’elles sont inaptes à les élever et à s’en occuper. Répétons qu’il ne
s’agit en aucune manière de cela. Dans toute famille s’effectue une
socialisation, c’est-à-dire une production des enfants comme êtres
sociaux, à travers les manières de parler aux enfants, de les nourrir,
de jouer avec eux, d’exercer l’autorité parentale, à travers les moda-
lités des relations familiales, la division sexuelle du travail domes-
tique. Dans les familles populaires, l’enfant n’est pas constitué
comme objet d’éducation ou comme être à éduquer, c’est-à-dire
devant faire l’objet d’une action spécifique, systématique et sensi-
94 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

blement différente ou relativement séparée des autres activités


familiales. Non qu’on ne s’occupe pas des enfants, mais on s’en
occupe dans le cours même des activités des adultes ; non qu’on ne
parle pas aux enfants, mais on leur parle des tâches et des événe-
ments quotidiens ou exceptionnels sans intention pédagogique dans
les propos.
Beaucoup de monde donc pour s’occuper des enfants. En attention dif-
fuse, et surveillance plus latérale que directe cependant. Pas de temps
spécial pour la pédagogie, ou les jeux avec les parents, ni plus généra-
lement pour les relations d’échange centrées sur l’enfant. Car l’enfance
ne se constitue en champ autonome qu’hors famille : entre pairs, dans
le groupe de jeux extérieurs de la rue, de la Cité. À l’intérieur, l’enfant
est de toutes les pratiques, mais sans y avoir, ni être l’objet de pratiques
ni de cultures propres.1
La socialisation est diffuse. Elle se réalise à travers les interactions
intra et extra familiales, au cours des échanges entre membres de la
famille… mais ne prend pas la forme d’une action spécifique qui
métamorphose les échanges entre parents et enfants en communi-
cation pédagogique ou qui transforme les moments de la vie fami-
liale en instants pédagogiques. Ne pas constituer l’enfant en objet
d’éducation au sens pédagogique du terme ne veut pas dire que l’on
ne s’en occupe pas ou qu’il n’existe aucune pratique dans laquelle
se transmettent des règles, des modes d’existence, des rapports à
l’autorité ou encore qu’il n’existe aucune pratique de surveillance,
aucune attention accordée aux enfants. Cela signifie que la logique
de prise en charge des enfants, la manière de s’occuper d’eux, est
en contradiction avec les logiques scolaires, que le mode de socia-
lisation que l’on trouve dans les familles populaires diffère sensi-
blement du mode scolaire de socialisation. C’est le regard dominant
qui constitue en incurie éducative les pratiques non conformes au
mode de socialisation dominant.
En évoquant un mode populaire de socialisation, nous ne nions
pas les variations à l’intérieur des logiques socialisatrices ni l’hété-
rogénéité des pratiques. Dans les familles, de même qu’entre les
familles, règne une grande diversité de pratiques et toutes les
familles ne divergent pas dans tous les domaines et au même degré
du mode scolaire de socialisation. On trouve néanmoins des récur-
rences, des caractéristiques invariantes et communes qui dessinent
une logique spécifique aux familles populaires. Il s’agit ici de
mettre en évidence, à partir de traits saillants des pratiques de ces
familles, ces logiques qui traversent des pratiques variées et qui se
manifestent avec le plus d’acuité dans les familles les plus en
contradiction avec les exigences scolaires et les projets éducatifs

1. M. Verret, La Culture ouvrière, ACL édition, 1988, p. 63.


LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 95

des animateurs, c’est-à-dire dans les familles les plus dominées


socialement. Ces logiques socialisatrices ainsi construites peuvent
être réunies dans un ensemble conceptuel que nous nommons mode
populaire de socialisation. L’accentuation des traits constitutifs des
logiques socialisatrices populaires ayant pour fin de mettre à jour
les contradictions fondamentales avec les logiques scolaires,
contradictions au cœur de notre objet, ne nous conduit pas à oublier
la fécondité heuristique de recherches se donnant pour objet l’étude
des différences des pratiques socialisatrices au sein des familles
populaires.
La mise à jour de logiques socialisatrices spécifiques des
familles populaires ne suppose pas une autonomie totale de celles-
ci vis-à-vis du mode scolaire de socialisation. La prédominance du
mode scolaire de socialisation dans notre formation sociale
implique que bien peu de familles méconnaissent complètement les
pratiques socialisatrices légitimes, que rares sont les familles dans
lesquelles on ne rencontre aucune intention et aucun discours édu-
catifs. Le rapport à l’enfant dominant et propre à notre formation
sociale s’impose aussi, avec plus ou moins de force, aux familles
populaires. Le rapport à l’enfant que l’on trouve dans les familles
populaires n’est pas isolable. Il contient des spécificités qu’il faut
mettre en relation avec les conditions d’existence, la position domi-
née des classes populaires, et qui le situent dans un rapport d’op-
position au rapport à l’enfant dominant. La scolarisation incontour-
nable des enfants est sans doute le vecteur principal d’imposition
des logiques pédagogiques dans les familles. Ainsi, les pratiques
liées à l’école et à la scolarité tendent à être davantage dissociées
des autres activités familiales, du moins pour les familles les moins
éloignées de l’univers scolaire, l’hétéronomie des pratiques tendant
à croître avec l’acceptation du jeu scolaire. Pour autant, les logiques
socialisatrices populaires n’abdiquent pas entièrement. Elles se
manifestent aussi dans les modalités d’appropriation des activités
scolaires et « péri-scolaires ». En abordant dans ce chapitre les
logiques spécifiques des familles populaires, nous n’ignorons pas
qu’il n’existe pas dans notre formation sociale de pratiques, de
familles, qui soient complètement indépendantes du mode de socia-
lisation dominant.
Enfin, nous n’avons pas saisi les pratiques socialisatrices des
familles à partir d’observations systématiques qui supposaient un
dispositif de recherche hors de notre portée. Nous les avons saisies
essentiellement dans des discours produits au cours d’entretiens. La
situation d’entretien n’est pas sans poser problème ici, car elle tend
à constituer en discours des pratiques qui excluent tout retour
réflexif sur elles-mêmes et qui, de ce fait, ne peuvent jamais être
entièrement saisies dans ces discours. L’individu interrogé ne peut,
96 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

par son seul discours, donner au chercheur le sens intégral de ses


pratiques, sens qui n’existe tout à fait qu’en pratique.
Du seul fait qu’il est interrogé et s’interroge sur la raison et la raison
d’être de sa pratique, il ne peut transmettre l’essentiel, à savoir que le
propre de la pratique est qu’elle exclut cette question : ses propos ne
livrent cette vérité première de l’expérience première que par omission,
au travers des silences et des ellipses de l’évidence. Ceci dans le
meilleur des cas, c’est-à-dire lorsque, par la qualité même de ses ques-
tions, le questionneur autorise l’informateur à s’abandonner au langage
de la familiarité.2
Afin d’obtenir ce langage de la familiarité, nous avons fait en sorte
que les parents nous parlent de leur vie de tous les jours avec leurs
enfants, pour obtenir des descriptions des pratiques qui soient trans-
versales et comme sous-jacentes à l’évocation de situations
concrètes ou de problèmes qui préoccupent les parents. Nous avons
d’autant mieux atteint cet objectif que les membres des familles
populaires interrogés n’ont pas de fortes dispositions à « disserter »
sur leurs propres pratiques et préfèrent parler de leurs rapports avec
leurs enfants ou avec l’école à partir d’exemples concrets qu’ils
nous ont livrés en abondance. La situation d’entretien dans laquelle
le sociologue était situé comme appartenant au monde de l’école ou
du travail social prédisposait à la production de discours suggérant
la conformité des familles au mode de socialisation légitime. Le
souci de donner une image conforme à ce qui est supposé être les
attentes des enseignants et des travailleurs sociaux transparaît plu-
sieurs fois au cours des entretiens. Ceci donne une forte résonance
à l’évocation des pratiques les plus divergentes du mode scolaire de
socialisation et suggère la prégnance de ces pratiques qui ne peu-
vent être totalement masquées ou que la force de l’évidence impose
comme si aucune autre pratique n’était pensable. Nous avons
construit les logiques à partir de récurrences dans les propos des
parents, dans leur évocation des différentes activités avec leurs
enfants mais aussi en nous appuyant sur la convergence de leurs
discours avec des faits décrits et rapportés par les enseignants et les
travailleurs sociaux. En croisant les discours des parents, les infor-
mations contenues dans les entretiens avec les enseignants et les
travailleurs sociaux, les observations que nous n’avons pas manqué
d’effectuer pendant les entretiens au domicile familial, nous avons
pu constituer un ensemble de traits significatifs des pratiques fami-
liales. Contre la perception dominante qui stigmatise le manque de
cohérence des pratiques socialisatrices populaires, leur illogisme
ou leur irrationalité, la tâche du sociologue est de tenter de retrou-
ver ou de reconstruire la logique interne, la cohérence des pra-

2. P. Bourdieu, Le Sens pratique, Minuit, 1980, p. 152-153.


LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 97

tiques, d’en saisir le sens, en faisant sienne l’affirmation « qu’il


n’est pas de groupe (…) où ne se développe une vie propre, qui
devient signifiante, sensée et normale dès qu’on la connaît de l’in-
térieur »3. Notre intention n’est pas d’évoquer tous les domaines de
la socialisation populaire, mais de mettre en évidence la logique qui
la sous-tend à partir de pratiques socialisatrices particulièrement
exemplaires et significatives. Nous examinerons donc successive-
ment quelques-unes des pratiques mises en œuvre lors d’activités
communes aux parents et aux enfants, les modalités de l’autorité
parentale, les principes d’encadrement des enfants et quelques traits
de la vie des familles en liaison avec les pratiques socialisatrices.

I. DES RELATIONS ET DES PRATIQUES NON PÉDAGOGIQUES

1. Des sorties non pédagogiques avec les enfants


Un bel exemple des pratiques socialisatrices et des relations entre
parents et enfants dans les familles populaires nous est offert par les
instants de détente qui associent les parents et les enfants, particu-
lièrement par les moments de jeux et les sorties qu’ils partagent.
Nous n’insisterons pas sur l’absence de sorties « culturelles » ou
« cultivées » dans les familles populaires. De nombreux travaux ont
établi que les sorties « culturelles » sont très peu fréquentes dans les
classes populaires4. Les parents que nous avons rencontrés, peu
dotés en capital scolaire et en capital économique, étrangers à la
culture légitime, sont moins que tout autre portés à ce genre de sor-
ties. Elles n’appartiennent pas à l’horizon social de leur existence.
Nul ne s’en étonnera, nous ne trouverons donc pas ici de parents
emmenant leurs enfants visiter des expositions ou des musées, voir
une pièce de théâtre ou même un film au cinéma. Lorsque nous
évoquons les sorties des parents avec leurs enfants, il apparaît
qu’elles sont assez peu nombreuses et limitées par les contraintes
économiques et matérielles :
« Pendant les vacances. Si, sac à dos, Fort de Bron, Parilly, euh, pique-
nique, c’est tout c’qu’on peut faire. Pas d’voiture, pas trop d’moyens,
donc euh… on reste, quoi, c’est l’blocage. » (Mère femme de ménage,
divorcée, 1 enfant)
… mais aussi par le manque de temps, par le nombre d’enfants qui
ne facilite pas les déplacements, ou par les difficultés liées au com-
portement des enfants à l’extérieur du quartier :

3. E. Goffman, Asiles, Minuit, 1968, p. 37.


4. Cf. P. Bourdieu, La Distinction, Minuit, 1979 ; O. Donnat et D. Cogneau, Les Pratiques cul-
turelles des Français. 1973-1989, La Découverte – Documentation française, 1990.
98 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

« Sociologue : Vous sortez un peu avec eux ?


Mme B. : C’est rare.
Sociologue : c’est rare ?
Mme B. : C’est rare parce que ça fait trop.
Sociologue : Comment, comment ça ?
Mme B. : Ça fait trop, ils sont pas tranquilles, quand ils, quand j’sors
avec eux, moi, c’est, c’est la panique. Ils m’écoutent pas bien. Tandis
qu’quand ils sortent avec quelqu’un, avec ma sœur ou mon frère ou…
leurs tantes, ça s’passe bien, j’comprends pas. Y’a qu’avec moi. Alors
c’est pour ça, j’les sors pas.
Sociologue : Vous restez là ?
Mme B. : On reste là, dans l’quartier. » (Mère femme de ménage
emploi précaire, divorcée, 7 enfants)
On remarque que rester dans le quartier ne provoque pas les
mêmes troubles, non sans doute que les enfants se tiennent plus
tranquilles mais parce que dans le quartier leur comportement n’a
pas les mêmes conséquences. Lieu familier, le quartier n’exige pas
un contrôle aussi strict des enfants, de leurs comportements, alors
qu’à l’extérieur du quartier, ils mettent sans cesse les parents en
contradiction avec les comportements légitimes. Le plus souvent,
les parents ne sortent avec les enfants que dans des endroits fami-
liers : visites dans la famille, promenades de temps en temps dans
les parcs de la commune, ou, plus souvent, vers le stade voisin.
Dans les classes populaires, on s’éloigne peu des lieux « propres »,
des lieux qui nous appartiennent parce qu’on leur appartient, de
l’espace dans lequel on tend à s’enfermer parce qu’on y est
enfermé. Enfermé par les limites matérielles de la situation,
enfermé aussi parce qu’en dehors de cet espace familier, on sent
bien qu’on n’est pas tout à fait à sa place, qu’on risque à tout ins-
tant d’être renvoyé à l’inadéquation de notre être social à l’espace
qui nous est étranger, enfermé encore parce qu’on ne maîtrise pas
suffisamment les savoirs pratiques et les procédures permettant de
se mouvoir hors du territoire quotidien, enfermé enfin parce qu’à
tout prendre, on finit par préférer les lieux que le monde social nous
impose à d’autres lieux où l’on ne sait pas trop ce qu’on y ferait.
Richard Hoggart écrit à propos de sa propre enfance dans
l’Angleterre populaire de l’avant-guerre :
Nous étions tellement obligés de nous replier sur l’intérieur que nous
étions absolument extérieurs à tout, et, dans la mesure où nous ne
connaissions pas d’autres manières d’être, nous ne cherchions pas à
nous intégrer.5
Plus proche de nous, Olivier Schwartz nous montre des ouvriers
du nord de la France qui ne supportent pas de partir en vacances
loin de chez eux parce qu’ils sont perdus ou ne parviennent pas à

5. R. Hoggart, 33 Newport Street, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1992, p. 74.


LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 99

s’occuper. Il nous dépeint des ouvriers au chômage qui ne sortent


plus de leur univers parce que le monde extérieur leur paraît hostile
et inquiétant à force d’y essuyer des échecs6.
Les sorties, circonscrites à l’espace familier, n’ont pas de vocation
éducative. Il s’agit surtout de partager des instants de la vie avec les
enfants qui suivent alors les parents dans leurs activités extérieures au
foyer. Parmi les sorties évoquées reviennent souvent les « courses »
réalisées dans les grandes surfaces alentour, les enfants aidant les
parents, participant ainsi aux tâches domestiques des adultes.
« Sociologue : Et vous sortez, avec eux, quelqu’fois, vous m’avez dit…\
M. O. : \mais bien sûr, on va aller faire des courses…\
Sociologue : \faire des courses\
M. O. : \avec moi, bien sûr.
Sociologue : Et vous vous prom’nez ?
M. O. : Ah des fois, on va à Casino, on y va à pied, on va à Continent,
on y va à pied hein. Pas besoin d’prendre une voiture hein, on va aller
à pied. » (Père ouvrier spécialisé (O.S.), 5 enfants)
Une mère nous dit que son mari sort souvent son fils de 8 ans :
« Ben y l’emmène, y va avec son père dans l’camion. Il est tout heureux
d’monter dans l’camion. Comme hier après-midi ben il est parti avec
son père. Depuis qu’il a quatre ans et d’mi y, il adore aller avec son
père dans l’camion… Ça, mon mari, y sort son fils, hein… » (Mère
ouvrière sans emploi, père chauffeur, 2 enfants)
Le fait que ces moments au cours desquels les enfants partagent la vie
des parents, leurs occupations quotidiennes, soient présentés comme
réponse à une question sur les sorties avec les enfants est en soi révé-
lateur. Dans les familles des classes moyennes ou supérieures, une
telle question entraîne automatiquement l’évocation des sorties de
loisirs, éducatives et culturelles7 et il ne viendrait pas à l’idée des
parents de donner pour réponse les circonstances où leurs enfants les
accompagnent pour acheter les provisions du ménage. Dans les
familles populaires, au contraire, ce genre de sorties n’est pas diffé-
rencié d’autres sorties qui seraient plus spécifiquement réservées à
l’éducation des enfants ou plus simplement aux loisirs en famille. Les
sorties « de loisirs » avec les enfants existent bien sûr, bien qu’elles
soient fortement limitées par les conditions d’existence :
« Sociologue : Et l’samedi et l’dimanche, qu’est-ce que euh, qu’est-ce
qu’il fait ?
Mme B. : Ben, l’samedi et l’dimanche, euh, mortels, la plupart du
temps euh, enfin, eux encore, ça va, lui surtout, mais nous on s’ennuie
souvent. Tout seul, on fait pas grand-chose.
Sociologue : D’accord.

6. Cf. O. Schwartz, Le Monde privé des ouvriers, P.U.F., 1990.


7. Ainsi que nous avons pu le vérifier lors d’une recherche précédente. D. Thin, Pratiques et
attitudes éducatives parentales, mémoire de DEA de sociologie et sciences sociales, univer-
sité Lumière-Lyon 2, 1988.
100 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Mme B. : J’peux pas dire que j’vais sortir, j’ai pas d’voiture. Et puis,
lui, il est encore p’tit, alors euh… » (Mère ouvrière sans emploi, divor-
cée, 2 enfants)
Ces sorties sont le plus souvent exemptes de tout caractère édu-
catif. Il s’agit avant tout de quitter l’appartement, de ne pas rester
enfermé, de se détendre entre parents et enfants, de permettre aux
enfants de se défouler, de se « dépenser », d’éviter qu’ils devien-
nent insupportables par un trop long séjour à l’intérieur. À travers
les sorties, les parents partagent les activités qu’ils préfèrent avec
leurs enfants : promenade, football pour les pères… La sortie est un
moment de vacances indemne de tout travail, y compris de travail
pédagogique. L’important, c’est le plaisir que l’on prend ensemble,
le plaisir réciproque et seulement lui.
« Mme C. : Oui, on, on sort, on va se, on va s’prom’ner, on, quand il
fait mauvais, quand il fait mauvais, on reste à la maison. On… on sort,
on va dans l’parc, euh, il emmène son vélo, des fois l’ballon, ils jouent
tous les, ils jouent tous les deux au ballon.
Sociologue : Au foot ?
Mme et M. C. : Oui au foot. [sur le ton de l’évidence]. » (Mère O.S.,
père jardinier, 1 enfant)
« M. M. : On va dehors, on va s’baigner quand il fait beau.
Sociologue : D’accord.
M. M. : Si y’a, un sam’di fait beau, on s’en va, on va manger l’barbe-
cue… [rires]
Sociologue : D’accord. Donc vous partez en famille, avec la bai-
gnade…\
M. M. :\ voilà. On s’éclate bien, l’bâteau tout ça, bon. » (Père ouvrier
menuisier, mère sans emploi, 4 enfants)
« 1ère fille : Si, il [le père] aime bien les em’ner au parc il les emmè,
enfin, pleins d’sorties il aime bien leur faire des sorties les em’ner un
peu partout.
Sociologue : Il l’faisait avec vous aussi ?
2e fille : Si si si euh ouais, il aime bien aussi les em’ner à Miribel man-
ger des merguez des trucs comme ça.
1ère fille : Si si il le f’sait même avec nous.
2e fille : Si souvent y nous emmène souvent. » (Père ouvrier électricien
en usine, mère sans emploi, 7 enfants, entretien avec les deux filles
aînées)

On est loin des sorties, valorisées par les enseignants, qui sont
l’occasion d’« apprendre du vocabulaire » et de « nommer les
choses », des sorties qui sont constituées en « leçons de choses »,
des sorties qui prennent un caractère pédagogique à la fois par le
lieu où elles se déroulent et par la démarche de l’adulte saisissant
l’occasion de transmettre explicitement des savoirs et des préceptes
moraux. Non que les enfants n’apprennent rien lors de ces activités
avec leurs parents, mais ils n’apprennent rien qui soit scolairement
valable et surtout ils n’apprennent pas de manière pédagogique
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 101

mais de manière pratique. Les savoirs et savoir-faire qu’ils peuvent


acquérir pendant les sorties avec les parents sont saisis dans le
cours même de l’activité ou de la promenade et ne sont pas saisis
comme savoirs. Ils ne procèdent pas d’une verbalisation didactique
ou d’une généralisation qu’opéreraient les parents. Parents et
enfants jouent au football ensemble, se baignent ensemble,
« s’éclatent » ensemble et l’enfant acquiert des savoirs pratiques au
cours de ces activités, des savoirs non systématisés et peu transpo-
sables dans le domaine des savoirs scolaires.

2. Des « jeux » avec les enfants…


La même logique vaut pour les jeux entre parents et enfants. Les
travaux de Basil Bernstein ont montré que la place accordée aux
jouets par les mères des familles ouvrières s’opposait à la fois à
celle que lui octroient les mères des classes supérieures et à celle
que prend le jeu dans l’école maternelle : dans les familles
ouvrières, les jouets ne sont pas considérés comme « instruments de
développement cognitif ou supports de l’imagination »8. Sans avoir
développé un travail spécifique sur les jouets et le sens que les
parents leur attribuent, nous pouvons indiquer que lorsque les
parents parlent des moments libres de leurs enfants, ils ne parlent
presque jamais de jouets et ne développent aucun discours sur les
vertus formatrices et éducatives des jeux de leurs enfants. Nous
avons interrogé systématiquement les parents pour savoir dans
quelle mesure ils jouent avec leurs enfants et tenter d’appréhender
le sens et la forme que prennent ces jeux. La manière dont la ques-
tion a été interprétée et le type de réponses qu’elle a amené sont
significatifs du sens du jeu entre parents et enfants dans les familles
populaires. Jouer signifie, d’abord et principalement, prendre du
plaisir ou, mieux, « s’éclater » ensemble. Que les parents utilisent
les jeux de leurs enfants ou participent à leurs jeux les plus sponta-
nés, « jouer avec les enfants » est décrit comme une explosion de
détente et de plaisir, jamais comme un moment éducatif. On ne
trouve pas ici l’usage de jeux dits éducatifs qui mettent en œuvre
des savoirs plus ou moins scolaires, et assez peu de « jeux de
société » qui supposent le maniement de règles, règles du jeu ou
règles logiques.
« Sociologue : Vous jouez avec eux, quelquefois ?
Mme B. : Oui, jouer oui.
Sociologue : À quoi vous jouez ?
Mme B. : Ben ils ont le Nintendo là [rires]. Des fois on joue ensemble.
On fait des parties à la télévision. Des fois j’joue avec eux euh… jouer

8. B. Bernstein, « Différences entre classes sociales dans la définition de l’usage des jouets »,
Langage et classes sociales, Minuit, 1975, p. 158.
102 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

dehors, au ballon. Qu’est-ce que j’fais d’autre ? C’est tout. C’est tout.
(…) J’aime pas, tous les jeux euh… croisés, comment ça s’appelle là ?
un jeu, ma fille, là comme ça, vous savez on met des lettres…
Sociologue : Le scrabble ?
Mme B. : Ouais. J’ai horreur d’ça aussi.
Sociologue : Ouais, et pourquoi ? Alors c’est toujours la même chose ou… ?
Mme B. : D’jeux d’société, ça là, tu sais, l’jeu d’dame, déjà, j’aime pas.
Sociologue : Vous n’aimez pas.
Mme B. : J’peux pas, souvent mes enfants m’disent “viens jouer avec
moi”, je j’supporte pas, j’supporte pas. » (Mère femme de ménage
emploi précaire, divorcée, 7 enfants)
« Sociologue : Et vous jouez avec eux ?
Mme O. : Oui.
Sociologue : Oui ?
Mme O. : Bien sûr.
Sociologue : Vous jouez à quoi\
Mme O. : \oua des choses… ba jouer aux boules [en riant] si voulez
pac’qu’là j’peux j’peux pas, à cache-cache euh… M’ont dit à cache-
cache euh, c’était quand ? À deux s’maines, à saute-mouton et tout hein
[le sociologue rit]. Ah ça dépend ç’fait plaisir pour euh dépenser…
Sociologue : Mm, et vot’mari y joue avec eux ?
Mme O. : Pas trop [en riant].
Sociologue : Pas trop [en riant].
Mme O. : Oui pac’qu’lui est plus le foot, ah ! si y sont en train d’jouer
au foot oui. » (Mère femme de ménage, père ouvrier plombier, 3 enfants)
Beaucoup de réponses font allusion d’emblée et essentiellement
à des jeux spontanés entre les individus, des jeux qui mettent direc-
tement en contact les êtres sans la médiation de jeux ou de jouets
élaborés par ailleurs et conçus pour établir une relation organisée
par l’instrument du jeu. La relation de proximité est au contraire
très grande dans les jeux entre parents et enfants, en particulier les
relations qui engagent un contact corporel. Les « chatouilles », les
« bagarres », les échanges qui impliquent l’affrontement des corps,
dans lesquels les corps se touchent, les « corps à corps » sont très
fréquents. La distance physique entre les êtres, produit du « pro-
cessus de civilisation »9, s’abolit dans les jeux entre parents et
enfants. Cette distance entre les corps est moins grande dans les
classes populaires que dans les autres classes sociales, notamment
pour ce qui concerne les enfants :
Les petits enfants sont élevés avec des contraintes moindres ou autres
que celles des couches plus aisées de la société et davantage au contact
du corps des adultes.10
Le corps y est important et c’est par lui que s’expriment nombre de
sentiments plus souvent que par la parole. Le langage du corps tient

9. N. Élias, La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973, p. 72.


10. C. Pétonnet, On est tous dans le brouillard, Galilée, 1979, p. 97.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 103

donc une place capitale dans les familles populaires et l’affection


des parents envers leurs enfants passe sans doute électivement par
le corps. Les divertissements, dans lesquels les corps des uns et des
autres sont en jeu, sont alors un moment privilégié d’expression de
l’attachement aux enfants à travers le plaisir corporel partagé.
« Sociologue : D’accord. Et vous, vous jouez avec avec lui quelquefois
euh ?
Mme T. : Oui… Mon mari aussi y joue, on aime bien jouer ensemble.
Sociologue : Vous jouez à quoi, enfin… ?
Mme T. : Aux chatouilles pac’qu’il est chatouilleux euh énormément…
Mais il est un peu trop brusque alors faut s’méfier pac’que y’a, y’a des
fois y donne des coups on s’y attend pas… Encore avec son père ça va
lui il a du rembourrage\
Sociologue : \[en même temps] il peut encaisser [rires].
Mme T. : Voilà y peut encaisser mais moi euh je tiens pas tellement [en
riant un peu] pac’qu’il est assez, assez brute. Et surtout avec sa sœur
aussi. Bon y joue un moment pis au bout d’un moment bon p’t-être invo-
lontairement y va lui faire mal… » (Mère ouvrière sans emploi, père
chauffeur, 2 enfants)
« Sociologue : Quand vous êtes ici, vous jouez…\
M. H. : \J’joue, j’joue avec eux.
Sociologue : Vous jouez à quoi, vous… ?
M. H. : J’coure avec eux, comme j’vous dis, j’joue au ballon avec eux,
je euh… j’fais la bagarre avec eux, j’ai tapé, y’en a un qu’j’ai tapé fort
hein [rires du sociologue]. Ah j’ai tapé fort sur la tête, mais, même à la
maison des fois, j’tapais fort, il pleure même pas. Il a pas des larmes.
Sociologue : Costaud…
M. H. : Ah ouais, lui, c’est un dur.
Sociologue : [rires]
M. H. : Je joue comme un comme un gamin avec eux. J’m’amuse bien
avec mes enfants. » (Père ouvrier magasinier, mère sans emploi, 4 enfants)
Dans les bagarres ou les coups qui procèdent du jeu, on retrouve
la valorisation de la force et de la résistance physiques propre aux
classes populaires. Dans l’engagement des corps au cours des jeux
avec les enfants est investi l’ethos populaire et les « valeurs de viri-
lité » dont on ne doit pas oublier qu’elles entretiennent une « rela-
tion intelligible avec le fait que la classe paysanne et la classe
ouvrière ont en commun de dépendre d’une force de travail que les
lois de la reproduction culturelle et du marché du travail réduisent,
plus que pour aucune autre classe, à la force musculaire »11. C’est
particulièrement vrai pour les pères qui peuvent manifester leur
force et leur résistance physiques, rappelant ainsi indirectement un
des fondements de leur légitimité : leur capacité physique à affron-
ter le travail qui permet de nourrir la famille12. Le jeu dans lequel le

11. P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., p. 447.


12. Dans de très belles pages, Olivier Schwartz insiste aussi sur l’importance de l’engagement
physique dans le monde ouvrier. Cf. Le Monde privé…, op. cit., p. 290-291.
104 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

père s’investit par le contact physique, par le jeu du corps, n’est pas,
ou pas seulement, la marque d’une dépossession des outils
« logiques » et « intellectuels » que réclament les jeux « de société »
par exemple, c’est aussi, et d’abord, la forme sous laquelle il peut le
mieux manifester ses sentiments sans perdre de son autorité et de sa
légitimité.
Il n’est pas possible de dire que les parents des familles popu-
laires ne jouent pas avec leurs enfants. C’est pourtant ce qui est pré-
sumé par les travailleurs sociaux qui tentent de mettre en place des
espaces où les parents pourraient venir jouer avec leurs enfants.
Supposant l’absence totale d’instants d’amusement avec les
enfants, ils entendent éduquer les parents à l’activité ludique et,
fidèles au rôle d’intermédiaires qu’ils s’octroient, « créer des liens
entre les parents et les enfants autour du jeu » (Éducateur de quar-
tier). En fait, le hiatus est grand entre la logique pédagogique, édu-
cative des travailleurs sociaux et des enseignants et la logique du
« jouer » à l’œuvre dans les familles populaires13. Les jeux dans les-
quels la distance corporelle s’abolit, dans lesquels ce qui prime par-
dessus tout c’est le plaisir pris ensemble, sont très éloignés des jeux
dont on attend un développement cognitif et psychologique des
enfants. Ce que les parents appellent jouer avec les enfants ne
relève pas du jeu que les enseignants ou les travailleurs sociaux
voudraient valoriser, c’est-à-dire du jeu qui éduque, mais du plaisir
commun aux enfants et aux parents, de l’échange libre de connota-
tion pédagogique.
En nulle famille peut-être plus qu’en l’ouvrière, on ne respecte les bon-
heurs du jeu de l’enfance. Et nulle n’y consent plus de liberté : car on
n’attend pas ici du jeu, comme dans la prospective scolaire petite bour-
geoise, qu’il serve au travail, encore moins qu’il y forme, seulement
qu’il incarne, dans la courte parenthèse de l’enfance, le temps gagné ou
espéré.14
On peut ajouter que le jeu participe de parenthèses dans la vie fami-
liale, pendant lesquelles sont mis en suspens les soucis financiers,
professionnels ou scolaires.

II – UNE AUTORITÉ PARENTALE CONTEXTUALISÉE ET IMMÉDIATE

La logique des pratiques socialisatrices dans les familles populaires


est aussi fortement visible dans la manière dont s’exerce l’autorité

13. Cf. J.-C. Chamboredon et J. Prévot, « Le “métier d’enfant”. Définition sociale de la prime
enfance et fonctions différentielles de l’école maternelle », Revue française de sociologie,
XIV, 1973, p. 330.
14. M. Verret, La Culture…, op. cit., p. 63.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 105

des parents, dans la forme de contrôle et de surveillance que les


parents déploient, dans le type de règles instaurées, dans les moda-
lités d’application de ces règles et des sanctions quand les enfants
les transgressent. Les parents des familles populaires sont souvent
accusés de ne pas tenir leurs enfants, de les laisser sans sur-
veillance, livrés à eux-mêmes, sans autorité, ou à l’inverse d’être
trop stricts, trop autoritaires, de ne pas leur consentir suffisamment
d’autonomie. Les critiques apparemment contradictoires sont quel-
quefois formulées par les mêmes, dans le même mouvement, le
manque de cohérence, l’irrationalité ou l’illogisme des pratiques
parentales étant alors incriminés. Le rôle du sociologue est, là
encore, de tenter de montrer comment les pratiques socialisatrices
dans les familles populaires révèlent leur sens et leur cohérence
dans les modalités de l’autorité parentale. Autrement dit, les carac-
téristiques du mode populaire de socialisation doivent aussi être
mises en évidence dans les modalités des relations d’autorité, de
surveillance, de contrôle entre adultes et enfants afin de découvrir
les contradictions avec le mode scolaire de socialisation de ce point
de vue.

1. Limites strictes, surveillance et liberté


Le discours sociologique concernant la socialisation dans les
familles populaires oscille entre un discours soulignant le laxisme
des parents ou la liberté des enfants et un discours insistant sur le
rigorisme et la sévérité des parents. Par exemple, Bernard Charlot
écrit que « dans les milieux populaires, l’adaptation de l’enfant
passe par l’action et par la conquête d’une grande autonomie dans
l’action »15, soulignant ainsi, outre l’importance de la pratique dans
le développement cognitif des enfants des familles populaires, leur
grande liberté. Jean Kellerhals et Cléopâtre Montandon établissent
de leur côté que les « techniques d’influence des parents sur les
enfants » dans les familles populaires sont prioritairement des tech-
niques de contrôle16, en opposant ces familles aux cadres supérieurs
et aux professions libérales qui jouent davantage sur les « rela-
tions » avec leurs enfants pour agir sur ceux-ci et qui privilégient
l’autonomie dans les relations.
On ne peut parler de positions qui seraient contradictoires car
c’est la combinaison de la sévérité et de la liberté qui caractérise les
relations entre parents et enfants dans les familles populaires.

15. B. Charlot, L’École en mutation, Payot, 1987, p. 206.


16. J. Kellerhals et C. Montandon, « Classes, familles, éducation, Milieu social, types d’inter-
actions dans les familles et styles d’éducation des adolescents », Cahier du laboratoire de
sociologie de la famille, n° 2, 1990, université de Genève.
106 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

L’équilibre entre les deux propriétés varie selon les familles, cer-
taines étant davantage distinguées par l’extrême sévérité, d’autres
par une très grande liberté des enfants. Il demeure que la coexis-
tence de règles ou de limites très strictes avec une liberté impor-
tante constitue un trait commun à un grand nombre de familles
populaires. Pas de surveillance permanente et directe, pas de règles
régentant chaque moment de la vie de l’enfant mais des limites à ne
pas dépasser, que ce soit des limites territoriales ou des limites
d’acceptabilité, la transgression des limites entraînant une sorte de
répression verbale ou physique. Les parents fixent des cadres à res-
pecter de façon impérative, c’est-à-dire des cadres peu négociables
et laissent toute liberté en dehors de ceux-ci. Par exemple, les
enfants peuvent rester dehors, autour des immeubles ou dans la rue,
pendant de longues heures mais doivent être rentrés à une heure
précise :
« Si je dis d’monter à 6 heures, y faut qu’y montent… y’a pas d’pro-
blème… mais ils savent… sinon ça barde… » (Mère femme de ménage
emploi précaire, divorcée, 7 enfants)
Une mère parle de sa propre enfance en ces termes :
« On essayait de se tenir tranquille en apparence et puis le reste, à par-
tir du moment que ça faisait pas de bruit, que ça faisait pas de vagues,
et ben on faisait c’qu’on voulait, c’était pas… mais il fallait toujours
qu’en apparence on soit là à telle heure. Donc si je partais à deux
heures et on me disait de rentrer à cinq heures que je rentrais à cinq
heures dix c’était la catastrophe. Si je rentrais à cinq heures tout allait
bien même si j’avais fait quatre heures de conneries dehors… Pas auto-
ritaire, enfin si autoritaire sur des conneries, des… » (Mère femme de
ménage, père ouvrier, 2 enfants)
Cette mère qui critique ainsi ses propres parents tend pourtant à
reproduire leurs pratiques en limitant simplement davantage le
temps pendant lequel ses enfants peuvent jouer dehors et l’espace
dans lequel ils peuvent évoluer. Le principe reste néanmoins le
même :
D’une part, un minimum de règles strictes, inculquées au besoin à
coups de martinet, et d’autre part, une grande liberté pour tout le reste,
pour tout ce qui échappe au code minimal.17
La même démarche est présente chez Mme B. qui laisse son fils
jouer au bas des immeubles, dans une rue très passante, sans pou-
voir réellement surveiller ses agissements (elle habite au septième
étage), mais fixe des limites territoriales qui ne peuvent être trans-
gressées :
« Sociologue : Et vous, vous, quand il est en bas, il descend jouer en
bas, il joue quoi, sur son square, sur la place là ?

17. M. Crubellier, L’Enfance et la jeunesse dans la société française, Armand Colin, 1979, p. 52.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 107

Mme B. : Oui, il joue par-là, en bas. Euh par-là, sinon y’a des arbres\
Sociologue : \oui, d’accord\
Mme B. : \et des trucs comme ça. Voilà. J’lui interdis d’aller quand
même plus loin, que euh, parce qu’un jour j’ai euh…, enfin, j’ai su qu’il
avait été à Monoprix [hors du quartier], avec ses copains.
Sociologue : [rires] Oui d’accord, oui, c’est pas à côté, oui.
Mme B. : Ouais, voilà, j’ai dit : stop.
Sociologue : Il a quel âge là ?
Mme B. : 8 ans, il va avoir 9 ans, au mois d’juillet.
Sociologue : Ouais, il a été au Monoprix, avec ses copains, et là, vous
avez dit euh ?
Mme B. : J’ai dit : non, non, là, si, de toute façon, si il continue, c’est
fini, euh, il descend plus du tout, il reste ici. En plus, si j’peux pas
t’faire confiance, c’est terminé. » (Mère ouvrière sans emploi, divorcée,
2 enfants)
On rencontre souvent cette situation qui laisse beaucoup de
liberté dans le quartier, dans la « cité », autour du lieu d’habita-
tion. C’est d’ailleurs un des principaux griefs des enseignants et
des travailleurs sociaux à l’encontre des parents. Ils leur repro-
chent de laisser les enfants « dans la rue » des journées entières et
jusque tard le soir, sans surveillance de leurs agissements ni pro-
tection contre les risques de la rue. Notons tout d’abord que la
généralisation à toutes les familles n’est pas possible. Parmi celles
que nous avons rencontrées, il existe une grande variété de pra-
tiques allant de la restriction étroite du temps passé à l’extérieur à
une assez grande liberté de ce point de vue. Dans l’ensemble, les
enfants jouent souvent à l’extérieur de l’appartement avec plus ou
moins de surveillance. Celle-ci est d’ailleurs difficile à établir
directement par les parents pour des raisons pratiques : le fait
d’habiter en étage n’autorise pas un contrôle permanent et efficace
comme on l’a vu pour Mme B. C’est aussi le cas de cette famille
qui habite au huitième étage et semble n’exercer qu’une sur-
veillance limitée :
« Sociologue : Donc il joue il joue toujours ici, est-ce qu’il joue en bas
quelquefois, dehors ?
Mme C. : Souvent, euh, des fois oui, il d’mande pour aller en bas jouer.
M. C. : Mais quand il fait beau.
Mme C. : Mais quand il fait beau. Même euh, pas souvent, il va en bas,
surtout quand euh, y’a ses copains. Il nous d’mande s’il peut des-
cendre, on lui dit oui. Mais euh, quand euh…
M. C. : En, en été.
Mme C. : Oui, surtout en été. Surtout en été, il demande d’aller dehors.
En hiver, non.
(…)
Sociologue : Est-ce que vous regardez, est-ce que vous contrôlez un
p’tit peu avec qui il joue\
Mme C. : \oui, oui\
Sociologue : \ou euh…\
Mme C. : \oui, on contrôle.
108 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Sociologue : Euh… oui, euh, si excusez-moi, comment vous contrôlez,


c’est-à-dire, vous, vous surveillez par la f ’nêtre, vous\
Mme C. : \oui, on surveille par la f ’nêtre\
M. C. :\[dit en même temps] Oui, par la f ’nêtre\
Mme C. : \d’temps en temps, on les regarde. Oui. » (Mère O.S., père
jardinier, 1 enfant)
La surveillance des parents semble ici plutôt oblique et inter-
mittente, consistant à vérifier de loin en loin si les enfants sont tou-
jours dans le champ de vision parental, s’il n’y a pas de problèmes
majeurs, sous forme de conflits graves entre enfants ou de présence
suspecte pouvant menacer la sécurité des enfants. Les conditions
physiques de l’habitat contribuent sans doute à interdire une vigi-
lance plus active. Au-delà, il est loisible de se demander si le quar-
tier, la « cité » où habitent les familles constitue réellement un lieu
de risque aux yeux des parents. La « cité » populaire, le groupe
d’immeubles, sont perçus comme un espace de danger par les
enseignants et les travailleurs sociaux, dangers concernant la sécu-
rité des enfants mais aussi et peut-être surtout danger moral, les
enfants pouvant y prendre toutes sortes de « mauvaises habitudes »,
y réaliser toutes sortes d’expériences néfastes. À l’inverse, pour les
membres des familles populaires, la « cité » est un lieu familier, que
l’on connaît, dont on connaît les habitants… Elle représente sans
doute moins de dangers que le monde extérieur au quartier, le
monde où les pratiques populaires n’ont pas cours, le monde qui
exige la maîtrise de manières d’être, de savoir-faire, de procé-
dures… que l’on ne possède pas toujours, le monde dans lequel les
enfants peuvent toujours être pris en défaut de légitimité. Ceci est
probablement au principe de l’interdiction de sortir de la « cité »,
formulée par plusieurs parents. La distance au logement n’est pas
seule en cause, les distances pouvant être plus grandes à l’intérieur
du quartier qu’entre le logement et certains lieux extérieurs inter-
dits. Il s’agit plutôt d’une frontière symbolique au-delà de laquelle
le monde moins connu, moins maîtrisé, est porteur de davantage
d’inquiétudes et de menaces. Ce monde extérieur, c’est aussi un
monde où ne peut plus s’appliquer une surveillance indirecte par le
truchement des frères et sœurs, des voisins, des autres enfants.
« Moi, moi avec les voisins en bas que je l’connais bien, si lui y voit mes
enfants avec, si y fait quelque soge, y touche une voiture, c’est lui qui
dise, “non touche pas, faut pas faire ça”, et même si si y lui donne une
fessée, moi c’est pas, c’est avec les enfants qui jouent uniquement, y
jouent pas avec, même, y’en a un qui l’habite plus bas qu’moi là, qui
lui “moi je veux pas que tu parles avec mes enfants”, eh ben lui mes
enfants y jouent pas avec lui, pas avec lui, hein, c’est comme ça, alors
maintenant les voisins on est comme ça, on est des voisins tous les deux,
on voit mon fils par exemple y touche une voiture, vous lui dites rien,
même y la casse après, ça va v’nir le propriétaire…, les machins
comme ça, non, moi j’appelle pas les voisins, moi j’dis à ses enfants,
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 109

“toucher rien ça”, lui pareil, on est bien, ma femme avec sa femme
c’est pareil, c’est normal, faut l’dire quelque soge, faut pas laisser… »
(Père O.S., mère femme de ménage, 4 enfants)
« J’le vois, parce que déjà, d’la fenêtre, j’vois euh, pratiqu’ment tout,
et puis euh, y’a deux trois bons copains à lui euh, qui surveillent aussi
un peu. Y’en a qui sont quand même bien, bien sérieux et, qui m’con-
naissent bien et qui savent que aussi, enfin, c’est pas du, du rapportage
mais… ils savent quand même euh, que j’m’angoisse et tout, et que je,
qu’y’a certains trucs que j’veux pas, alors, ils font attention. » (Mère
ouvrière sans emploi, divorcée, 2 enfants)
Dans les entretiens, beaucoup de parents insistent sur la sur-
veillance étroite qu’ils exercent sur leurs enfants. Cette insistance
peut être, pour certains parents, un discours obligé en présence d’un
chercheur vis-à-vis duquel on doit donner des gages que l’on s’oc-
cupe bien de ses enfants, ce qui dit tout à la fois que le chercheur
représente plus ou moins le monde légitime de l’école, des anima-
teurs, des éducateurs, que les pratiques socialisatrices légitimes
consistant à ne pas laisser les enfants livrés à eux-mêmes sont
connues, s’imposent aux parents, que les parents sentent l’écart
entre leurs pratiques et ces pratiques légitimes, et enfin que les
parents savent ou ressentent qu’ils sont toujours plus ou moins sus-
pects de négligence vis-à-vis de leurs enfants et qu’ils doivent s’en
défendre. En même temps, l’idée de surveillance et de contrôle
semble importante dans les familles, en particulier pour tout ce qui
concerne l’extérieur au domicile familial. Il existe une tension entre
d’une part, l’hédonisme populaire incitant à laisser les enfants
libres, à les laisser prendre du bon temps et profiter de la vie, mais
aussi la difficulté de les tenir à la maison qui pousse à laisser les
enfants jouer dehors, au pied des immeubles, et d’autre part, la
crainte de ce qui peut leur arriver, la nécessité de les surveiller étroi-
tement. Ceci conduit certains parents à limiter strictement le temps
et l’espace de jeu à l’extérieur.
« Sociologue : Alors et quand y a pas d’école qu’est-ce qu’elle fait ?
Mme Z. : Ben quand y a pas d’école et ben elle est là, à la maison, bon
ben d’temps en temps elle sort, j’la laisse un p’tit peu euh\
Sociologue : \oui. Vous la laissez jouer dehors ?
Mme Z. : Un p’tit moment oui. Ben disons que comme elle est là toute
la journée, elle sort pas quand j’suis pas là, quand j’arrive, quand y fait
beau comme ça bon euh j’la laisse un p’tit moment, mais pas…\
Sociologue : \quand vous êtes là hein ?
Mme Z. : Ah oui quand je suis là !
Sociologue : Sinon vous voulez\
Mme Z. : \non j’veux pas pa’ce que bon euh on sait jamais bon c’qui
se passe et tout. J’préfère qu’elle reste là. Quand j’arrive bon qui,
quand y fait assez beau bon ben qu’elle sort un p’tit moment.
Sociologue : D’accord, et\
Mme Z. : \oui\
Sociologue : \là vous la voyez, quoi ?… Vous la surveillez, j’veux dire.
110 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Mme Z. : Ah ben oui elle se met là devant ou là mais j’veux pas qu’elle
aille trop loin, enfin elle a toujours des p’tites copines c’est normal
[rires]. » (Mère femme de ménage, divorcée, 2 enfants)
« Sociologue : Et quand elles sortent par exemple euh, il faut qu’elles
sor, qu’elles reviennent euh à une heure précise ou\
Mme C. : \ah mais, elles vont pas plus loin qu’en bas hein [dit forte-
ment] !
Sociologue : Ah oui d’accord, donc\
Mme C. : \ah oui moi y faut que j’les vois y faut que j’les voye de mes
yeux moi j’vais à, elles vont en bas, elles vont dans le p’tit jardin là
euh… d’ailleurs, à la rigueur là derrière y a la girafe, mais y faut
qu’elles me disent où elles vont moi y faut que j’les voye elles vont pas
à, ah non elles sont encore trop petites… » (Mère coiffeuse sans
emploi, père aide jockey, 4 enfants)
La surveillance sur laquelle les parents insistent doit être reliée à
leur souci de ne pas voir leurs enfants « mal tourner ». Loin de se
désintéresser de leurs enfants, ils manifestent une grande inquié-
tude quant au devenir de leur progéniture. La crainte de voir leurs
fils devenir des « voyous » ou leurs filles « se dévergonder » est ali-
mentée par les exemples d’autres jeunes dans le quartier et par la
propre expérience des parents.
« Sociologue : On dirait qu’c’est un peu votre souci ça, qu’vos enfants
d’viennent pas euh… euh, soient délinquants, soit trop bagarreurs, soit
trop… c’est souvent qu’vous en parlez, non ?
Mme B. : Oui.
Sociologue : Oui, non ?
Mme B. : Si, oui, j’ai peur de ça, oui.
Sociologue : Vous pouvez m’dire pourquoi vous en avez peur ?
Mme B. : Ben parce que je, j’ai, je viens d’une famille comme ça, délin-
quante, alors c’est pour ça, ça fait peur.
Sociologue : Dans votre famille, y’a plusieurs cas de… ?
Mme B. : Ouais, j’ai mon frère, il a fait d’la prison et tout, moi j’ai vu
ma mère comme elle a souffert. Oh puis, quand mon père est décédé
euh… nous on a été placé dans des foyers on a un peu… déconné quoi,
moi c’est pareil, moi ça fait qu’c’est pareil, euh, ça fait qu’on pense, on
veut pas qu’nos enfants font pareil… Alors on surveille de plus
près. » (Mère femme de ménage emploi précaire, divorcée, 7 enfants)
« Sociologue : Vous surveillez un p’tit peu, les, les fréquentations ?
Mme A. : Ah oui ! [rires] ah oui, parce que bon, moi j’veux dire, j’chuis
passée par là, donc euh, je sais qu’plus ou moins les filles elles essaient
de de t’monter un p’tit peu la tête, euh de, de te, à, à y’a certains,
qu’elles savent trop d’choses, et puis bon moi j’veux pas qu’elle sache
trop trop d’choses en même temps. (…) Y’en a qui, comme elle dit :
“j’ai des copines qui vont à la Part-Dieu.” J’lui dis : “t’es pas en âge
d’aller à la Part-Dieu, c’est tout. Ou aller en ville, ou aller au cinéma.”
Non. c’est pas maint’nant. Y’en a qui vont hein. Donc moi ceux-là, j’les
veux pas. Y’en a une qui est venue la chercher l’autre fois, j’lui ai dit :
“s’il te plaît, ne viens plus. T’es v’nue aujourd’hui, bon, je… vais t’la
passer mais j’ne veux plus ni qu’t’appelles, ni tu viens.” Ma fille elle a
pas osé lui dire à… alors j’lui ai dit.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 111

Sociologue : Parce que vous avez peur qu’elle prenne de mauvaises


habitudes ?
Mme A. : Voilà. Parce que, c’est vrai, moi j’chuis pas là, moi je tra-
vaille toute la journée, donc je veux pas que la gamine euh, euh, je sais
pas, si j’lui donne un p’tit peu d’liberté ou alors sortir, j’peux être au
travail pendant qu’elle elle est en train d’se promener à… même à
Bron, là, j’n’veux pas hein. Non, non, j’veux dire, ses sorties, c’est ici
hein. Ça suffit. » (Mère O.S., père O.S., 3 enfants)
Le risque de déchéance est toujours présent pour ces familles
perpétuellement à la limite de sombrer dans des difficultés plus
grandes encore ou d’être stigmatisées par le comportement de l’un
de leurs membres. La déchéance peut venir notamment par les
enfants s’ils font honte aux parents ou entraînent l’ensemble de la
famille dans des démêlés judiciaires et suscitent la réprobation
sociale. Pour pallier cette éventualité, les parents essaient de mettre
en place une surveillance des enfants et un contrôle de leurs activi-
tés avec l’idée que les enfants doivent être tenus fermement, que si
on les laisse faire ils finissent toujours par faire des bêtises ou subir
de mauvaises influences… Les enfants semblent être perçus
comme des êtres peu raisonnables, caractérisés d’abord par leur
irresponsabilité, susceptibles de se laisser entraîner facilement sur
de mauvaises voies :
« S’ils tombent par exemple avec des… gosses euh, gentils et… et…
y’en a pas ça, caractère mauvais, bien mauvais, euh, euh, bon mais si
tombent avec des… des gosses… des gens mauvais, il d’vient mau-
vais… » (Mère sans emploi, père O.S. au chômage, 4 enfants)
Il faut donc les garder sous surveillance et sanctionner fortement les
écarts de conduite. Le danger n’est pas vu comme venant de
l’« intérieur » de la famille, comme venant d’un défaut de trans-
mission de valeurs morales ou de dispositions à se discipliner. Il
semble au contraire venir de l’extérieur, de l’extérieur de la famille
et de l’« extérieur » des enfants. Pour le prévenir, les parents met-
tent donc en œuvre prioritairement des « techniques de contrôle
extérieur ». Elles consistent à contrôler les comportements, à inter-
dire les pratiques répréhensibles, à surveiller les fréquentations et à
prohiber celles qui semblent néfastes, à fixer des limites impéra-
tives, à réprimer sur-le-champ tout écart paraissant menaçant pour
les parents. Parler de contrôle extérieur indique la forme du
contrôle exercé par les parents et n’implique pas l’existence d’un
encadrement permanent des enfants ou une absence totale d’auto-
nomie. La logique de contrôle extérieur peut tout à fait cohabiter,
dans les familles que nous avons étudiées, avec une grande liberté
des enfants en particulier dans leurs relations avec le groupe de
pairs du quartier.
L’important est surtout qu’on est à l’opposé de pratiques qui
viseraient de manière privilégiée à transmettre et à faire intérioriser
112 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

une morale par un discours éducatif, à produire des dispositions,


par explicitation de principes moraux, qui permettent aux enfants
de faire eux-mêmes la part des choses, de discerner les « bonnes »
influences des « mauvaises ». Il s’agit davantage de surveiller, d’in-
terdire ou de limiter les actions des enfants, particulièrement à l’ex-
térieur du domicile familial, que d’inculquer des règles de sécurité,
de moralité… auxquelles les enfants soumettraient leurs comporte-
ments. En d’autres termes, les pratiques des parents des familles
populaires agissent davantage par contrainte extérieure qu’elles ne
visent à générer une autocontrainte chez leurs enfants. Dans le
mode populaire de socialisation figurent sans doute des règles qui
traversent les pratiques des parents. En fixant des limites, en posant
des interdits, les parents imposent bien des règles que les enfants
doivent respecter. Pour autant, les pratiques socialisatrices ne pro-
cèdent pas d’une logique de « soumission à la règle » caractéris-
tique de la forme scolaire18. Il n’est pas question dans les familles
populaires de soumettre les enfants à des règles qui régenteraient
l’ensemble de leur vie et qui justifieraient que leur transgression
soit sanctionnée. Il s’agit surtout de rappeler les limites au coup par
coup, c’est-à-dire lorsque l’acte ou le comportement d’un enfant
met en cause sa sécurité, l’image de la famille ou l’autorité des
parents. Les règles à respecter sont peu nombreuses et peu expli-
cites, elles ne sont pas justifiées par de longs discours. Elles s’im-
posent comme allant de soi, les enfants devant les admettre telles
quelles, et parce qu’elles sont imposées par les parents. Pour le
reste, les interdits ne renvoient pas nécessairement à une règle mais
plutôt aux conséquences pratiques que les actes prohibés pourraient
entraîner. Par exemple, une mère nous explique qu’elle laisse ses
fils se battre dans leur chambre, sauf si les cris deviennent trop forts
pour les parents ou si le pugilat devient dangereux, mais elle n’in-
tervient pas sur le registre moral pour dire que ce n’est pas bien de
se battre. L’action des parents les plus éloignés du mode scolaire de
socialisation semble surtout dictée par les conséquences pratiques
et immédiates de ce que font leurs enfants. Les pratiques des
enfants sont moins contrôlées quand elles ne semblent pas avoir de
répercussion directement visible. Ce qui explique peut-être que
l’usage de la télévision soit très peu contrôlé. Non pas que les
enfants puissent tout regarder, plusieurs familles nous ayant signalé
qu’elles éteignent le téléviseur si l’émission est contraire à leur
morale, notamment à leur morale sexuelle, mais il n’existe pas de
règle par laquelle les parents chercheraient à contrôler systémati-
quement les programmes ou à limiter le temps passé devant le petit
écran. De la même manière (et c’est souvent lié à ce qui précède),

18. G. Vincent, L’École primaire française, P.U.L., 1980, p. 31.


LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 113

dans une partie des familles, il ne semble pas régner de règles


concernant l’heure de coucher des enfants.
« Sociologue : Bien. Et, euh, le soir il s’couche à quelle heure, A. il
s’couche à quelle heure ?
M. C. : Là il est… jamais pressé.
Sociologue : Il n’est jamais pressé ?
M. C. : Si on l’laisse, il reste là jusqu’à dix heures.
Sociologue : Ah ouais.
M. C. : Même onze heures.
Mme C. : Oui.
M. C. : Il faut lui dire, euh, c’est l’heure, il faut s’coucher.
Sociologue : [rires] Et ça lui arrive de se coucher à dix heures, enfin
si…\
M. C. : \ah si.
Mme C. : Oui, ça lui arrive. » (Mère O.S., père jardinier, 1 enfant)
« Sociologue : Le soir elle se couche euh comment, à quelle heure,
enfin…
Mme Z. : Oh un peu tard.
Sociologue : Tard ?
Mme Z. : Vers, elle est pas couchée tôt elle [en riant].
Sociologue : Ouais c’est-à-dire [en riant] ?
Mme Z. : Oh ben ça dépend, neuf heures et d’mie euh moins quart enfin
c’est, c’est pas une personne à à moins que vraiment elle soit fatiguée
à huit heures et d’mie hein mais c’est rare hein.
Sociologue : C’est elle qui y va, vous ou vous lui dites bon allez\
Mme Z. : \ah non oula [rires], faut avoir le martinet à la main là.
Sociologue : Ah oui [rires], pour la faire coucher ?
Mme Z. : Ah oui non mais elle est un peu difficile, elle aime bien regar-
der la télé. Voilà. Mais enfin comme j’lui dis le mardi soir c’est bon, le
vendredi mais sinon euh quand c’est les jours d’école…
Sociologue : Vous essayez de la faire coucher plus tôt, quoi.
Mme Z. : Ah oui pa’ce que c’est vrai qu’le matin c’est un peu difficile
hein. » (Mère femme de ménage, divorcée, 2 enfants)
Un certain nombre de familles instaurent pourtant des horaires
de coucher fixes et réguliers.
« Sociologue : D’accord. Le soir, à quelle heure, à quelle heure ils
s’couchent, le soir ?
Mme B. : À huit heures et d’mie. Dès qu’il commence, le film.
Sociologue : Ah ouais?
Mme B. : Tout l’monde va dormir.
Sociologue : Tout, tout l’monde ?
Mme B. : Tout l’monde, même la grande, sauf si la grande elle a encore
un devoir à faire. Elle va dans la cuisine. Pas ici.
Sociologue : Et pour, pourquoi vous leur imposez huit heures et d’mie,
comme ça ?
Mme B. : Mais parce que j’dis, après, le matin, ils sont fatigués, même
pour travailler à l’école. J’leur dis, j’leur dis : “comm’ça demain tu
t’lèves, tu s’ras fatigué, t’auras encore envie d’dormir”, même le p’tit
là, le grand, ils rouspètent mais j’les envoie. » (Mère femme de ménage
emploi précaire, divorcée, 7 enfants)
114 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

L’école semble être ici, comme dans beaucoup d’autres familles,


la justification essentielle de la règle imposée. En dehors de l’école,
le principe hédoniste qui incite à « laisser les enfants en profiter »
conduit les parents à leur laisser une grande liberté quant au
moment où ils vont se coucher. Il est intéressant de noter que nous
n’avons jamais rencontré de discours justifiant le fait de coucher ses
enfants tôt par une règle générale du type « un enfant doit se cou-
cher tôt » ou « un enfant doit prendre l’habitude de se coucher tôt ».
Ce qui justifie l’heure de coucher c’est toujours l’école, la difficulté
à suivre les cours le lendemain, c’est-à-dire les conséquences pra-
tiques du manque de sommeil. Ainsi, d’une manière générale, les
parents s’attachent davantage aux effets concrets et immédiats des
actes des enfants qu’à leurs répercussions lointaines ou aux inten-
tions qui motivent les actes.
Aussi bien confère-t-on plus de valeur aux occupations présentes ou
très proches qu’à la relation qu’elles entretiennent avec l’obtention d’un
but éloigné.19
Ceci n’est pas sans lien avec la forme des sanctions dans les
familles populaires.

2. Des sanctions contextualisées et immédiates


Dans les familles étudiées, le mode d’autorité qui prévaut, tel qu’il
transparaît à travers la forme des sanctions que les parents adminis-
trent, est un mode d’autorité à la fois statutaire et contextualisé dans
son application. Il est statutaire au sens où Basil Bernstein écrit que
« jugements et processus de décision sont (…) fonction du statut des
membres »20 de la famille. Lorsque les parents sanctionnent l’acte
d’un de leurs enfants, la sanction prime sur la justification. D’une
part, les plaidoyers des enfants sont peu écoutés ou plutôt ne sont pas
recevables, seule compte la « faute » commise, l’acte qui suscite la
colère des parents. On est sur le mode du « je veux pas le savoir »,
comme nous l’avons entendu d’une mère corrigeant sa fille à la sor-
tie de l’école. D’autre part, les parents n’ont pas à justifier leur déci-
sion qui relève de leur autorité statutaire, c’est-à-dire de l’autorité qui
leur est conférée par leur statut de père ou de mère. La décision s’im-
pose aux enfants d’abord parce qu’elle émane des parents et non pas
par les justifications ou les verbalisations qui l’accompagnent. Les
punitions ou les décisions sont peu discutables ou négociables et
l’enfant qui tente de les contester s’expose à de nouvelles sanctions.
« Il court. Il court. Un jour mon mari a trouvé dehors, j’ai dit : “il est
sorti jusqu’à maint’nant, il faut qu’il rentre”, (…) quand il rentre, il

19. B. Bernstein, Langage et…, op. cit., p. 39.


20. B. Bernstein, Langage et…, op. cit., p. 206.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 115

m’a dit : “dis maman, qu’est-ce qu’elle a ?” mon mari il a donné un


coup de gifle. Il dit “pas qu’est-ce qu’elle a. Tu rentres et puis c’est
tout.” » (Mère sans emploi, père O.S., 5 enfants)
« Oui depuis qu’y sort j’lui dis j’aime pas les bagarres si… quelqu’tu
fais une bagarre à quelqu’un c’est toi qui te reçois tout. Ça je fais peur
ça. Si quelqu’un y vient y me dit C. y m’a tapé ou que’qu’chose c’est
toi que tu… je punis toi et lui je parle pas même si… c’est lui qui l’a
commencé ou que’qu’chose c’est toi que tu… reçu tout. » (Mère femme
de ménage, père ouvrier bâtiment, 4 enfants)
En outre, l’autorité se manifeste de façon toujours très contex-
tualisée. Elle s’applique en relation à une situation précise et immé-
diate davantage qu’en référence à des conséquences éducatives plus
lointaines. La sanction peut prendre la forme de punition consistant
à priver l’enfant d’un jeu, de sortie ou de télévision, la forme de cris
ou de châtiments corporels mais elle intervient de manière instan-
tanée, en réaction immédiate à une situation ou un acte que les
parents réprouvent ou qui les offusque.
« Ben l’année dernière, ça s’est passé, (…) et il avait une clope à la
bouche euh sur le, sur le banc là-bas avec une clope dans la bouche et
tout, il m’a pas vue ssss pouf c’est parti hein j’ai même pas regardé où
j’ai frappé hein, c’est parti tout d’suite. » (Mère personnel de service,
sans emploi, séparée, 2 enfants)
Ici, la sanction procède d’une répression du geste coupable qu’il
faut interrompre immédiatement. L’objectif premier du châtiment
est de faire cesser dans l’instant l’action que les parents désapprou-
vent, soit qu’elle mette en danger l’enfant ou un de ses camarades,
soit qu’elle donne une représentation négative de la famille, soit
qu’elle contredise l’autorité parentale, soit encore qu’elle impor-
tune à l’excès un des parents. La sanction est par conséquent direc-
tement liée à l’acte. Elle est peu justifiée par des considérations
éducatives générales mais par l’acte en lui-même. Nulle justifica-
tion psychologique aux actes des enfants, c’est l’acte et ses consé-
quences qui sont visés davantage que l’intention qui préside à la
mise en œuvre de l’action sanctionnée.
Les parents des familles ouvrières visent à empêcher les actes de déso-
béissance ou les actes condamnables, alors que les parents des classes
supérieures sont sensibles aux intentions et agissent par référence à des
normes individualisées. Dans les foyers ouvriers, les actes qui appellent
des mesures de discipline ne suscitent guère de discours ni d’investiga-
tion verbale de leurs motifs.21
La morale associée ou qui sous-tend la punition est peu ou pas
explicitée, de même que le dessein moral ou amoral qui est au prin-
cipe du méfait n’est pas interrogé. Nous ne dirons pas qu’il n’existe

21. B. Bernstein, Langage et…, op. cit., p. 46-47.


116 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

jamais de base morale aux sanctions infligées aux enfants dans les
familles populaires mais plutôt qu’on a affaire à une morale pra-
tique qui s’exprime dans l’acte répressif lui-même, sans l’accom-
pagnement discursif permettant une prise de distance réflexive de
la part des enfants comme des parents.
De plus, la contextualisation de l’autorité implique une action au
coup par coup, variant selon les circonstances et la capacité des
parents à connaître toutes les pratiques de leurs enfants.
Globalement, les sanctions relèvent davantage de réactions contex-
tualisées que de réponses systématiques à des infractions à des
règles.
L’exercice de l’autorité ne s’accompagne pas d’un système stable de
récompenses et de punitions, mais peut souvent paraître arbitraire.22
Ceci est d’autant plus vrai que la sanction est aussi contextualisée
dans un autre sens : dans le sens où elle est souvent fortement liée
à l’humeur des parents, à leur état d’énervement ou de fatigue, à
leur capacité de résistance aux comportements de leurs enfants. La
punition ou la « correction » intervient quand « j’supporte plus,
j’supporte plus, alors là ça chauffe… on dirait qu’y z’attendent ça
[rires]… » (Mère O.S., père chauffeur, divorcés, 2 enfants). Dans
certaines familles, les sanctions, les punitions, les relations d’auto-
rité semblent dépendre de la colère des parents, de l’état de leur
patience… davantage que de règles formelles valables à tous
moments ou de principes intangibles.
« Mme O. : Parce que bon ben j’ai un F4, ils ont une salle de jeux pour
jouer, non ils vont venir amener leurs jouets là alors j’leur dis “non
vous déconnez là-bas” et ils vont m’angoisser jusqu’à ce que je me
mette à crier et une fois qu’ils en ont marre de m’entendre crier et ben
ils vont me pousser à leur donner une bonne raclée pour qu’ils se cal-
ment.
Sociologue : Oui, oui, ils vont jusqu’au bout quoi.
Mme O. : Ah ouais ils me font craquer vraiment heu jusqu’à la dernière
limite hein. » (Mère personnel de service, sans emploi, séparée, 2
enfants)
Avec ces sanctions dépendant de la résistance des parents aux
« bêtises » des enfants, on est loin de la relation pédagogique dans
laquelle la punition s’applique aux manquements aux règles et dans
laquelle règne « la soumission de tous à un ordre impersonnel »23.
On est loin de cette relation qui règne à l’école, ou plus exactement,
qui sert de modèle à l’école et aux enseignants, tant il est vrai qu’il
s’agit davantage d’un modèle construit historiquement et porté par
les enseignants que d’une stricte « réalité », les enseignants n’étant

22. B. Bernstein, Langage et…, op. cit., p. 39.


23. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 27.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 117

pas préservés, dans leurs pratiques, d’énervement, de réactions irra-


tionnelles, de punitions motivées par leur agacement ou par l’affai-
blissement de leur résistance au bruit, chahut ou activités perturba-
trices de certains élèves.
Ce mode d’autorité implique que l’autorité, inséparable du
contexte dans lequel il s’applique, ne peut s’exercer que par la pré-
sence physique des parents. Il faut être présent pour pouvoir agir et
l’idée d’une autorité qui agit sur les enfants en dehors de la présence
des parents, par l’intériorisation des principes de comportement, est
peu active dans les familles populaires. Ce qui explique d’ailleurs
pourquoi les parents considèrent qu’ils ne peuvent vraiment agir
pour changer le comportement de leurs enfants à l’école puisqu’ils
ne sont pas sur place, ainsi que le dit explicitement un père, et pour-
quoi certains d’entre eux demandent aux enseignants de réprimer
leurs enfants, d’exercer les sanctions qu’ils ne peuvent appliquer
eux-mêmes. Les cris ou les coups à l’occasion des mauvais résultats
scolaires ne peuvent, pour ces parents, avoir un effet durable parce
qu’ils agissent dans l’instant. Pour que l’autorité des parents pro-
longe ses effets entre ses manifestations concrètes et directes, beau-
coup de parents n’ont comme seul recours que la menace de sanc-
tions futures. Les enfants doivent savoir que leurs actions illicites
les exposent à de nouveaux châtiments si les parents ont connais-
sance de leurs agissements. Plus généralement, les parents enten-
dent maintenir leur autorité sur le long terme en instaurant la crainte
de leur pouvoir et en rappelant périodiquement, par l’acte plutôt que
par la parole, les sanctions encourues par les enfants :
« Ouais, des fois je défends de r’garder la télévision, je dis tu r’gardes
pas, elle était p’tite l’âge de 10 ans, euh des fois j’rigole avec elle euh
des fois j’y donne une petite claque comme ça [rires]. C’est obligé faut
faire peur quoi. » (Père O.S., mère sans emploi, 5 enfants)
Plusieurs parents soulignent la nécessité d’une autorité ferme et
pouvant imposer la crainte pour élever les enfants, autorité que
représente souvent le père et qui semble faire défaut lorsqu’il est
absent :
« Mme B. : Parce que quand y’a son père euh, c’est pas pareil hein.
Sociologue : Il obéit ?
Mme B. : Ouh la [rires] parce que moi c’est un peu, ah j’suis obligée
d’les tenir un peu avec une ceinture par moment. [rires] Bon j’leur tape
pas d’ssus mais, j’leur fais un peu peur. Alors sinon y’a plus d’respect,
y’a plus rien hein.
Sociologue : Donc le père il a pas besoin, il est, il a une autorité euh,
plus facilement ?
Mme B. : Oui sans les taper, sans rien. Seulement… en criant un peu,
en regardant… ça y’est, il va tout d’suite avoir peur, il va obéir et tout,
mais, et puis d’toute façon il n’est jamais là, alors, c’est pour ça qu’il
en profite. » (Mère ouvrière sans emploi, divorcée, 2 enfants)
118 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Tout ceci est très différent d’un mode de socialisation dans


lequel on vise à inculquer une morale, à faire intérioriser des règles
pour parvenir à une autodiscipline des enfants, à une autorégulation
de leur comportement, à produire une autocontrainte. La peur du
châtiment relève de la contrainte extérieure, par la présence d’une
menace, davantage que d’une autocontrainte.
Parmi les sanctions utilisées par les parents, le châtiment corpo-
rel semble tenir une place importante. Certes, les parents interrogés
ont quelques réticences à parler des corrections physiques qu’ils
appliquent à leurs enfants devant un observateur étranger qu’ils rat-
tachent au monde légitime de l’école et du travail social. Au cours
de l’entretien, certains tentent manifestement de masquer leurs pra-
tiques en la matière. Néanmoins, dans un grand nombre d’entre-
tiens, l’existence de châtiments corporels finit par affleurer.
Certains parents en parlent comme d’une pratique normale et légi-
time ; d’autres évoquent le sujet en racontant des situations conflic-
tuelles concrètes avec leurs enfants qui les ont conduits à distribuer
quelques gifles ; d’autres enfin mettent tant de véhémence à se
défendre de telles pratiques sans que nous les ayons interrogés à ce
sujet que nous sommes en droit de supposer à la fois l’existence de
châtiments corporels et le sentiment de culpabilité à leur endroit.
Quoi qu’il en soit, quantité de parents déploient leur autorité sous
la forme de cris et de corrections physiques, celles-ci intervenant
comme moyen de faire cesser immédiatement les pratiques que les
parents veulent interrompre et parfois comme seul moyen « d’avoir
le dessus », c’est-à-dire d’imposer son autorité.
« Quand y’a une émission que c’est moi qui veut la… r’garder, là, ils
arrêtent pas d’parler. Ah, “arrêtes-toi, stop ! arrête” [rires ensemble].
Ils arrêtent pas, j’passe, au lieu de faire une émission, j’ai, j’continue
à taper, à gueuler. Et j’entends rien du tout. » (Père ouvrier magasinier,
mère sans emploi, 4 enfants)
« Mme O. : Oh là là mais, vous avez qu’à lui demander hein, c’est que
je gueule hein excusez moi du du du machin mais, ça y va…
Sociologue : Et malgré tout euh…
Mme O. : Euh voila ils continuent et dès qu’j’arrive aux mains, j’com-
mence à les, les frapper, là, j’vous dis franchement ça les calme hein.
Sociologue : Il faut toujours en arriver là ?
Mme O. : Ah ouais ouais, pour te les calmer j’suis obligée d’les frap-
per pour en arriver là, moi c’que mon neveu il me dit : “ben frappe les
tout de suite comme ça t’es sûre qu’ils te laisseront toute la journée
tranquille.” » (Mère personnel de service, sans emploi, séparée, 2
enfants)

L’usage de châtiments corporels peut sans doute s’expliquer par


la logique générale de l’autorité des parents : l’acte correctif et la
sanction les plus directs, les plus immédiats, efficaces dans l’ins-
tant, obtenant l’arrêt instantané des agissements des enfants, sont
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 119

sans doute les cris et les coups davantage que des punitions ayant
des effets à plus long terme. La violence physique renvoie bien ici
à la logique d’intervention qui vise à réprimer dans l’instant un acte
dérangeant ou répréhensible. Elle doit être associée également au
rapport au corps dans les classes populaires, le corps étant à la fois
le principal vecteur de l’expression des sentiments, la « correction »
pouvant être aussi une manifestation de l’attachement, et l’« outil »
par lequel passent les rapports de force… La violence physique
dans les relations entre parents et enfants n’est pas un dérèglement
ou n’est un dérèglement que si on la compare au mode de relations
dominant et légitime qui exclut l’usage de la force entre enfants et
adultes, et entre individus en général. Elle est, d’un autre point de
vue, tout à fait réglée et cohérente avec l’importance du corps et de
sa force dans les classes populaires d’une part, et d’autre part, avec
la contextualisation et l’immédiateté de l’expression de l’autorité.
Il faut rattacher le fait que les sanctions doivent s’appliquer à l’acte
immédiat et à ses conséquences davantage qu’à sa portée morale ou
éducative au rapport d’immédiateté au monde, à la vie et aux autres
des membres des familles populaires, rapport qui n’est pas « naturel »
ou dû à un défaut psychologique de projection dans l’avenir des
membres des classes populaires, mais qui est inséparable de l’« expé-
rience temporelle, caractéristique des sous-prolétaires, voués par leur
défaut de pouvoir sur le présent à la démission devant l’avenir ou à
l’inconstance des aspirations, [qui] s’enracine dans des conditions
d’existence marquées par l’incertitude la plus totale à propos de
l’avenir »24.
Dans d’autres familles que les familles populaires, il existe des
sanctions immédiates, répressives, passant parfois par la violence
physique, quelquefois liées à l’humeur des parents, etc. Ce qui fait
la spécificité des familles populaires c’est que ces caractéristiques
sont au principe de l’autorité parentale, qu’elles dominent quasi
exclusivement dans certaines familles, que ce type de sanctions n’y
est pas accompagné d’une verbalisation ou d’une explicitation
visant à produire une réflexivité sur la sanction et sur l’acte sanc-
tionné. Si aucun des traits évoqués n’est spécifique des classes
populaires, la combinaison de ces différents traits constitue le mode
d’autorité qui participe du mode populaire de socialisation. Ce
mode d’autorité est à l’opposé du mode scolaire de socialisation.
Dans celui-ci, les sanctions visent d’abord une infraction à une
règle ou à un précepte moral. Elles visent davantage l’intériorisa-
tion à long terme des règles qu’une répression immédiate de l’acte
délictueux, ou plutôt la répression ou la sanction de cet acte com-

24. P. Bourdieu, « La démission de l’État », La Misère du monde, Le Seuil, 1993, p. 224.


120 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

porte toujours l’intention d’agir sur le long terme pour que les
enfants parviennent à une autocontrainte.
La raison des pédagogues est une discipline, plus précisément une auto-
discipline.25
Dans le mode populaire de socialisation, il s’agit moins de faire
comprendre par la sanction elle-même le sens de la faute ou de l’er-
reur, ainsi que le sens de la sanction subie, que de réprimer un acte,
une pratique prohibée ou aux conséquences fâcheuses, ou encore de
prévenir par la menace et l’interdit ces actes ou ces pratiques. La
prévention des « délits » ne passe pas par la production d’une auto-
discipline mais par l’énoncé de menaces de sanctions. L’absence
relative d’idée d’autocontrainte ou d’autodiscipline explique que
pour les parents l’autorité ne peut être efficiente que par la présence
directe de l’adulte ou par la crainte des sanctions que l’enfant
encourt. La crainte des sanctions n’est pas ici autodiscipline ou
acceptation de règles ; elle est contrainte extérieure qui est de
moins en moins contraignante au fur et à mesure qu’on s’éloigne du
regard direct et indirect des parents, c’est-à-dire à mesure que dimi-
nue la possibilité que les parents apprennent les actes délictueux ou
la faute. Cette contradiction entre la logique de l’autorité dans les
familles populaires et le mode scolaire de socialisation est au cœur
de nombreux malentendus ou de nombreuses difficultés dans les
relations entre les parents et les enseignants.

III – DE QUELQUES TRAITS DE LA VIE DES FAMILLES POPULAIRES

Les pratiques socialisatrices, dont nous avons dessiné la logique à


partir de quelques-uns de leurs traits fondamentaux, ne peuvent être
dissociées des conditions d’existence et du mode de vie des familles
populaires. Ici moins qu’ailleurs, les pratiques socialisatrices des
parents ne sont indépendantes de l’ensemble des manières de vivre,
qui sont à la fois toujours plus ou moins imposées par les conditions
sociales d’existence et produites par les dispositions que les parents
ont « héritées » de leurs propres parents. En outre, c’est l’ensemble
du mode de vie et des pratiques familiales qui est mis en cause par
les enseignants et les travailleurs sociaux en même temps que les
pratiques socialisatrices des familles. Nous évoquerons donc suc-
cinctement quelques-unes des caractéristiques des familles popu-
laires qui s’articulent avec leurs pratiques socialisatrices.
Dans l’alternance ou le mélange de relatif laisser-faire et de
sévérité des parents s’exprime la tension entre « l’hédonisme réa-

25. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 99.


LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 121

liste »26 et le souci de « s’en sortir » ou du moins de ne pas déchoir,


propre à de nombreux membres des classes populaires. Dans maints
discours, se côtoient l’idée que les enfants doivent « en profiter »
(« Pis moi j’dis tant qu’on est gamin autant en profiter un peu, hein
! »), « avoir du bon temps », qu’il faut leur « laisser le champ
libre », et la peur qu’ils « prennent une mauvaise pente » à cause de
« mauvaises fréquentations » ou qu’ils ne « s’en sortent pas » du
fait de résultats scolaires médiocres. L’expérience répétée de l’ina-
nité des efforts et des sacrifices pour changer radicalement de
condition finit par ôter jusqu’à l’idée ou l’illusion que borner ses
plaisirs et ceux des enfants pour des lendemains meilleurs ait un
sens27. Cette disposition, socialement produite, à saisir les « bons
moments » incite par exemple à laisser les enfants regarder la télé-
vision à leur gré et se coucher quand ils le souhaitent, à les laisser
jouer librement dehors avec leurs camarades, etc. Elle pousse aussi
à les « gâter » en leur achetant des objets coûteux ainsi qu’en
témoigne la multiplication de consoles de jeux vidéos que nous
avons constatée. La logique hédoniste dans les familles populaires
est particulièrement visible à travers certaines dépenses telles que
les achats de magnétoscopes, de cassettes vidéos pour toute la
famille, les abonnements aux chaînes de télévision privées ou
câblées pour les enfants comme pour les parents. Comme nous le
dira une mère, « on peut pas toujours se priver », et une autre, « il
faut le mieux pour mes enfants ». Ces consommations sont forte-
ment réprouvées par les enseignants et les travailleurs sociaux qui
estiment qu’elles relèvent d’une mauvaise gestion des revenus fami-
liaux, ainsi que de mauvais choix éducatifs, les parents ne se rési-
gnant pas, de leur point de vue, au « choix du nécessaire »28. Elles
sont au contraire pour les parents l’expression de leurs capacités à
combler leurs enfants et de leur aptitude à sacrifier aux pratiques de
consommation tellement célébrées dans notre monde social.
On pourrait presque dire que les familles des classes populaires
consomment d’abord pour ne pas se distinguer. Au premier rang des
mécanismes qui les « poussent à la consommation », il faut en effet
faire figurer les sanctions, pratiques et symboliques, qui frappent la
non-consommation des produits modaux ; à mesure que les biens de
consommation se diffusent, le seuil au-dessous duquel on risque d’être

26. P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., p. 459.


27. C’est dire que l’hédonisme évoqué ici ne signifie pas l’oubli total des difficultés de l’exis-
tence : « Cette vie au jour le jour, caractéristique des classes populaires, a quelque chose d’un
hédonisme qui incline à accepter sa condition, à oublier les soucis (les dettes, la boisson, la
maladie) et à “prendre du bon temps”. Mais ce n’est qu’un hédonisme de surface, parce que
les gens du peuple savent au fond d’eux-mêmes que les satisfactions les plus pleines, qui sup-
posent la maîtrise de l’avenir, “ne sont pas pour eux”. » R. Hoggart, La Culture du pauvre,
Minuit, 1970, p. 186.
28. P. Bourdieu, La Distinction…, op. cit., p. 433-461.
122 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

déclassé s’élève (l’absence de certains biens, comme la voiture, étant


particulièrement critique).29
Dans le même temps, « le seul remède à la frustration perpétuelle
est de faire de l’argent ce que l’on veut, de le dépenser dans un
geste de puissance et de liberté »30. Ces pratiques hédonistes, sou-
vent perçues comme le fruit de l’infantilisme des classes popu-
laires, sont très « réalistes » quand on les rapporte aux chances de
succès de pratiques de restriction des dépenses et des plaisirs, la fai-
blesse et la précarité des ressources interdisant le plus souvent que
puisse se réaliser une accumulation économique significative et
durable.
Nous sommes ici face à un groupe de familles qui n’adoptent pas de
politique méthodiquement restrictive parce qu’elles n’ont pas de rap-
port stratégique à l’avenir, dont elles savent bien qu’il n’a guère de
chances de s’améliorer. Non qu’il ne soit pas anticipé, mais il est d’ores
et déjà accepté comme ayant toutes les chances de reproduire l’état pré-
sent.31
La tendance à profiter des choses de la vie chaque fois que l’op-
portunité se présente côtoie le souci de nombreux parents de « s’en
sortir » ou que leurs enfants « s’en sortent », souci qui conduit à
limiter les plaisirs immédiats et à contrôler les agissements des
enfants. « S’en sortir », c’est pour quelques-uns s’éloigner de la
précarité, changer de quartier et de logement pour habiter des lieux
à la fois plus confortables et moins stigmatisés (et stigmatisants),
voir les enfants quitter la condition ouvrière par le truchement
d’une bonne réussite scolaire… Pour beaucoup, c’est surtout ne pas
sombrer, c’est-à-dire assister à la baisse ou à la disparition de ses
revenus réguliers, perdre son logement, voir ses enfants cumuler les
problèmes à l’école ou dans le quartier et devenir délinquants, voir
la famille se disloquer ou les enfants placés par décision judi-
ciaire… La crainte de la déchéance affleure souvent dans les dis-
cours, faisant écho aux souvenirs de Richard Hoggart :
Les pièges de la vie et son train-train semblable à la roue de l’écureuil
ne faisaient jamais relâche, et c’était seulement en en étant craintive-
ment conscient qu’on pouvait non pas s’élever, mais du moins rester à
sa place, garder la tête au-dessus de l’eau. « Vigilance » est le maître
mot.32
Cette vigilance se traduit, on l’a vu, par un contrôle des pratiques
des enfants et par une répression des comportements susceptibles
d’avoir des conséquences fâcheuses pour la famille. Elle se traduit

29. C. Grignon et C. Grignon, « Styles d’alimentation et goûts populaires », Revue française


de sociologie, XXI, 1980, p. 549.
30. C. Pétonnet, On est tous dans le brouillard…, op. cit., p. 139.
31. O. Schwartz, Le Monde privé…, op. cit., p. 138.
32. R. Hoggart, 33 Newport…, op. cit., p. 58-59.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 123

aussi parfois dans la réticence à pourvoir aux dépenses imposées de


l’extérieur, certains parents rechignant à verser les sommes deman-
dées par l’école pour les sorties ou les spectacles scolaires. On
trouve ainsi des familles où se combinent l’acquisition de biens
coûteux et la résistance à des dépenses de bien moindre importance
demandées par les enseignants. Seule la prise en compte de la ten-
sion entre la nécessité d’être constamment vigilant pour ne pas
sombrer et la nécessité de « vivre quand même », de « profiter de
la vie » permet de comprendre l’apparente contradiction. Limitées
dans leurs ressources, beaucoup de familles oscillent entre des
conduites de restriction et des conduites de prodigalité. Quant aux
pratiques socialisatrices, elles se situent peu dans une perspective
d’avenir ; limiter et réglementer les pratiques spontanées des
enfants avec l’objectif d’agir sur le long terme suppose la posses-
sion de dispositions ascétiques que la précarité d’existence des
familles populaires ne favorise pas.
Pour surmonter les conséquences de cette précarité et les diffi-
cultés de la vie, il existe une forme de « solidarité » propre aux
familles populaires. Nous avons ainsi observé, au cours de notre
recherche, la fréquence de situations dans lesquelles les familles
hébergent d’autres membres de la famille élargie, sœurs, frères,
parents, neveux…, provisoirement démunis de logement.
L’entraide est ici manifeste. Elle apparaît aussi fréquemment avec
le voisinage. Nous avons eu l’occasion de voir une voisine venir
chercher le père de famille avec lequel nous étions en entretien pour
qu’il l’emmène en voiture « faire des courses ». Plusieurs mères
évoquent les liens qui les rattachent entre elles autour des pro-
blèmes de ravitaillement, de garde des enfants, etc. Plusieurs
parents parlent de l’aide réciproque entre voisins pour le suivi et la
surveillance de la scolarité des enfants… Dans plusieurs familles,
l’entraide va de pair avec une vie que nous appellerions « commu-
nautaire » si nous ne craignions pas que l’expression soit chargée
de connotations positives par ceux qui y verraient le maintien d’une
vie solidaire dans un monde « marqué par l’individualisme » et de
connotations négatives par ceux qui identifieraient la vie des
familles populaires aux « communautés primitives » ou ne verraient
là que des formes familiales archaïques peu adaptées à notre monde
moderne. Évoquons simplement le cas de cette famille dans
laquelle deux sœurs partagent le même logement et retrouvent
chaque dimanche tous leurs frères et sœurs, leurs conjoints et leurs
enfants. Évoquons également cet entretien au cours duquel des
« cousins », des amis viennent rendre visite comme ils le font mani-
festement tous les soirs, entrent sans frapper, s’installent, prennent
part à l’entretien pour certains, restent à écouter pour d’autres. Évo-
quons enfin ces entretiens où tous les membres de la famille sont
124 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

présents, faisant cercle autour du chercheur, les enfants, des plus


petits aux plus grands, intervenant, donnant leur avis, rabroués par
les parents quand ils interviennent de manière trop intempestive33.
Cette vie « communautaire », qui semble si importante dans cer-
taines familles, contribue sans doute à la faible séparation entre les
activités des enfants et des adultes dont nous avons traité plus haut.
Elle permet de comprendre que l’exiguïté des logements et le
nombre important d’enfants ne suffisent pas toujours à expliquer
que le travail scolaire ne soit pas réalisé dans un lieu isolé des autres
activités familiales. S’isoler, même pour le travail de l’école, c’est se
mettre à part, se singulariser, se mettre en retrait de la vie familiale,
de la vie commune, situation qui semble peu prisée dans les familles
populaires les plus éloignées du mode scolaire de socialisation.
Ce mode de vie est fréquemment incriminé par les enseignants
et les travailleurs sociaux comme signe d’un « dérèglement » des
rapports familiaux. La vie familiale est ainsi perçue comme invi-
vable, les enfants « n’ayant plus de repères » ou ne pouvant trouver
leur autonomie, et surtout ne pouvant exécuter leurs devoirs dans de
bonnes conditions :
« Alors elle est venue habiter dans, chez sa sœur qui habite ici, mais
qui, qui loge déjà avec euh, sept enfants, la grand-mère, euh… un oncle
euh et puis le copain, la mère, donc il est arrivé trois personnes de plus,
et puis final’ment, bon ça dû être assez invivable aussi… » (Institutrice
CP, 30 ans d’ancienneté)
Nous verrons que du point de vue des familles, ce mode de vie per-
met au contraire de trouver parfois des ressources pour aider les
enfants dans leur scolarité. Néanmoins, il n’est pas question d’idéa-
liser la « communauté » ou la « solidarité » dans les familles popu-
laires. On ne peut ignorer que « les relations de voisinage sont une
des bases essentielles de la solidarité populaire, mais aussi un fac-
teur permanent de division et d’antagonisme »34. Nous observerons
ainsi que les discordes de voisinage sont parfois un des obstacles à
la participation des parents aux réunions de l’école, certains s’ex-
cluant à cause de la présence d’autres parents avec lesquels ils sont
en conflit. On peut montrer que la cohabitation, l’entraide sont des
sortes de contraintes réciproques dans des relations d’interdépen-
dance sur le modèle :
Je t’héberge parce que tu n’as pas de logement ou pas d’emploi, parce
que tu es ma sœur et que je n’ai pas le droit (moral) de te laisser à la rue
avec tes enfants, mais en habitant chez moi tu peux t’occuper de mes
enfants et on peut partager les soucis de la vie quotidienne.

33. Ici, les situations d’entretien, parfois difficiles à maîtriser, servent d’indicateurs d’une
dimension de la vie des familles populaires. Notons que si les cas les plus patents ont été
appréhendés dans des familles immigrées de différentes origines (cambodgienne, antillaise,
algérienne…), plusieurs familles « françaises » présentent des caractéristiques similaires.
34. C. Grignon, présentation de R. Hoggart, 33 Newport…, op. cit., p. 14.
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES DES FAMILLES POPUALIRES… 125

La vie « communautaire » est faite à la fois d’obligations, pro-


duites par les traditions familiales, par la nécessité matérielle de
l’entraide, et à la fois d’habitudes d’être ensemble, de partager joies
et peines, conflits et ententes ; elle est en même temps obligation
morale contraignante et plaisir de s’aider, de se rencontrer… Elle
permet de s’aider pour élever les enfants, pour les surveiller et éga-
lement pour les soutenir dans leur scolarité. Simultanément, elle les
rattache sans doute davantage au mode populaire de socialisation et
les éloigne du mode scolaire de socialisation :
Les liens étroits avec la famille, avec le voisinage, avec le quartier sont
à la fois ce qui soutient et ce qui enferme ; ce qui fait l’autonomie et
l’autosuffisance d’une culture populaire est aussi ce qui l’isole et qui,
du même coup, vous retranche.35

IV – CONCLUSION

Les pratiques socialisatrices des familles populaires ont leur propre


cohérence articulée aux conditions sociales d’existence et aux tra-
jectoires sociales familiales. Elles ne sont cependant pas isolées, ni
complètement autonomes. Nécessairement en relation avec le mode
de socialisation dominant, en particulier par le biais de la scolarisa-
tion des enfants, elles sont d’emblée en contradiction, non seule-
ment avec les exigences de l’école, mais plus largement avec un
ensemble de normes éducatives constitutives du mode scolaire de
socialisation et portées par les enseignants et les travailleurs
sociaux. Ces contradictions sont sources de malentendus, d’incom-
préhensions, parfois de conflits avec les enseignants. Elles sont
aussi au principe de la mise en cause des pratiques des parents par
les enseignants et les travailleurs sociaux, ces pratiques, qui ne cor-
respondent ni à leurs attentes, ni aux pratiques éducatives légitimes
auxquelles ils adhèrent, ne pouvant que leur apparaître comme
néfastes à la scolarité des enfants et à leur développement.
En outre, les familles populaires n’échappent pas à la domina-
tion symbolique qui impose la légitimité du mode scolaire de socia-
lisation. La limite de l’autonomie de leurs pratiques socialisatrices
réside dans cette domination symbolique qui contraint les parents à
tenter de conformer leurs pratiques aux pratiques dominantes et
leur inflige le sentiment de l’illégitimité et de l’indignité de leurs
pratiques. Ce sentiment apparaît, par exemple au cours des entre-
tiens, quand les parents laissent percer, avec une pointe de culpabi-
lité dans l’intonation, leurs difficultés à se soumettre aux conseils

35. C. Grignon, présentation de R. Hoggart, 33 Newport…, op. cit., p. 14.


126 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

des enseignants. La domination apparaît aussi dans les discours par


lesquels plusieurs parents tentent de se défendre ou de se préserver
par avance des accusations d’incurie éducative dont ils sont tou-
jours menacés. Cette défense de leurs pratiques conduit certains
d’entre eux à dénigrer les autres parents du quartier, en reprenant le
discours des enseignants ou des travailleurs sociaux, pour mieux
affirmer devant le chercheur leur capacité à élever leurs enfants et
la qualité de leurs pratiques socialisatrices. La domination symbo-
lique concernant les pratiques socialisatrices des familles popu-
laires s’exerce avec d’autant plus d’acuité que les pratiques ont
davantage rapport à la scolarisation des enfants. Les pratiques des
parents sont alors directement confrontées aux exigences scolaires,
les contradictions et les oppositions sont plus directement évi-
dentes, la nécessité de se conformer aux pratiques légitimes plus
impérieuse. Les parents n’ont alors d’autre possibilité que de tenter
de s’approprier la « chose » scolaire dans la tension entre leurs
logiques socialisatrices et les logiques scolaires.
Chapitre 6
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES
ET SCOLARISATION : L’« AMBIVALENCE »1

S’il est un domaine où les pratiques des familles populaires sont


dominées par des principes hétéronomes, c’est bien celui de la sco-
larisation. L’école, rendue incontournable par un long processus
historique, l’est tout autant pour les membres des classes populaires
les plus étrangers à l’univers scolaire et au mode scolaire de socia-
lisation. Outre l’obligation scolaire légale, l’école est rendue inévi-
table pour les familles populaires par les enjeux dont elle est por-
teuse pour les enfants et à travers eux pour tous les membres de la
famille. L’école s’impose parce que sur elle reposent pour une large
part l’avenir des enfants, la possibilité qu’ils échappent à la condi-
tion des parents ou qu’ils ne connaissent pas une situation pire que
la leur. Pour les familles, ne pas se soumettre au jeu scolaire serait
se « démettre » de chances que leurs enfants puissent se soustraire
aux difficultés de la condition des dominés. Ne pas jouer le jeu de
l’école conduit aussi à être voué au regard négatif et au stigmate,
non seulement de ceux qui représentent la légitimité scolaire mais
également des autres parents, tant l’importance de l’école est
consacrée jusque dans les familles les plus dominées. L’école est de
la sorte un passage obligé pour les familles populaires. Elle leur
impose, du même coup, ses méthodes, ses rythmes, ses exigences.
À travers le travail scolaire que les parents sont censés surveiller, à
travers les résultats scolaires périodiquement distribués, la scolarité
des enfants agit sur la vie familiale, sur les relations entre parents
et enfants, parfois sur les relations entre parents. Elle constitue un
ensemble de contraintes auxquelles aucune famille n’échappe
jamais totalement. Les pratiques des parents en ce domaine sont

1. Nous nous référons à la notion d’ambivalence des cultures dominées développée par
J.-C. Passeron et C. Grignon dans Le Savant et le populaire, Hautes Études/Gallimard/Le
Seuil, 1989.
128 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

nécessairement dominées par les exigences scolaires, par les


attentes des enseignants vis-à-vis du travail scolaire et à partir de
celui-ci, par les méthodes pédagogiques des enseignants. Si on peut
écrire que :
La culture dominante n’est pas hantée par ce qu’elle fait à la culture
dominée, alors que la culture des dominés est hantée, elle, jusque dans
ses moments de répit, par ce que les dominants font aux dominés2,
le temps de l’école n’est assurément pas un des ces moments de
répit et les pratiques des parents vis-à-vis de la scolarité sont fata-
lement « hantées » par les logiques scolaires. Le développement de
la scolarisation et l’importance de l’école dans les trajectoires
sociales rendent d’autant plus rares les « moments de répit » et plus
difficile l’autonomie des pratiques populaires.
Les parents n’ont d’autre choix que de « faire avec » l’école et ses
impératifs, que de tenter de s’approprier ce qu’ils ne peuvent
contourner, que de se saisir de ce qui leur est imposé. Ils s’appro-
prient alors la scolarisation à partir des logiques qui leur sont propres
et qui tiennent aussi bien à leur rapport au savoir et à l’école qu’à la
logique des relations entre parents et enfants ou à l’opposition entre
travail et non travail dans le monde ouvrier. Simultanément, leur
approche de la scolarité de leurs enfants est fortement tributaire de
l’absence ou des difficultés de maîtrise des savoirs scolaires et des
procédures scolaires d’apprentissage. Nombre de parents, qui
essaient de répondre aux exigences scolaires et de contribuer à la sco-
larité de leurs enfants, ont le sentiment de « faire ce qu’il faut » ou du
moins « de faire ce qu’il faut dans la mesure de leurs moyens », alors
qu’ils agissent différemment de ce que les enseignants et les anima-
teurs du « soutien scolaire » attendent, alors qu’ils agissent selon des
principes différents de ceux du mode scolaire de socialisation. Ils
s’approprient, en les réinterprétant, les impératifs liés à la scolarité de
leurs enfants à partir de leurs logiques socialisatrices, et, du coup,
leur donnent un autre sens, les dénaturent aux yeux des enseignants
et des travailleurs sociaux. Le rapport des parents des familles popu-
laires à la scolarité de leurs enfants trouve son sens dans cette sorte
de traduction des logiques scolaires dans l’ordre des logiques popu-
laires, traduction où se fonde la spécificité de leurs pratiques.
Les pratiques populaires ici ne sont ni altérité radicale ni confor-
mité soumise ; elles ne sont ni pure autonomie ni pure soumission
aux logiques dominantes. Elles ressortissent plutôt à :
… une altérité mêlée aux effets, directs (exploitation, exclusion) ou
indirects (représentations de légitimité ou de conflictualité), d’un rap-
port de domination qui associe, en toutes sortes de pratiques, dominants
et dominés comme partenaires d’une interaction inégale.3

2. C. Grignon, Le Savant et le populaire…, op. cit., p. 61.


3. J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire…, op. cit., p. 20.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 129

Dominées par la raison scolaire, les pratiques des familles popu-


laires vis-à-vis de la scolarité conservent un caractère d’altérité rela-
tive par le travail de réappropriation effectué par les parents dans le
cadre de cette domination. D’une part, la domination symbolique
trouve sa limite dans cette réappropriation opérée dans l’ordre des
logiques populaires. D’autre part et simultanément, la réappropria-
tion est bornée parce qu’elle advient dans un rapport de domination
qui agit de deux façons : 1) les logiques populaires ne sont ni pures
ni autonomes car travaillées par la domination symbolique par
laquelle les parents intériorisent la légitimité du jeu scolaire et des
pratiques scolaires d’apprentissages, 2) lorsque les pratiques des
parents s’écartent trop des logiques scolaires d’apprentissages, les
familles s’exposent à des sanctions plus ou moins symboliques, qui
touchent les enfants sous forme de sanctions scolaires, et les parents
sous forme de mise en cause de leurs pratiques par les enseignants
et les travailleurs sociaux. Ainsi, « l’hypothèse de l’ambivalence de
tout symbolisme et de toute pratique de classe dominée »4 est parti-
culièrement opérante à propos des attentes et des pratiques des
familles populaires vis-à-vis de la scolarité de leurs enfants.

I – LA SCOLARISATION CHARGÉE D’ESPOIRS ENTRE RÊVE ET RÉALISME

1. La scolarisation pour « s’en sortir » et ne pas déchoir


Le consentement relatif et nécessaire au jeu scolaire se manifeste
avec force dans les attentes exprimées par les parents à l’égard de
l’école. Contrairement aux discours fréquents sur le manque d’in-
térêt pour l’école ou sur le manque d’ambitions scolaires des
familles populaires, notre recherche, avec d’autres, montre avec
netteté qu’il existe dans ces familles aujourd’hui de fortes attentes
qui passent par la scolarisation des enfants. Loin de manifester un
rejet de l’école, les parents nous ont fait part de préoccupations et
d’inquiétudes qui se manifestent selon des modalités diverses dans
leurs pratiques mais qui n’épargnent aucune famille.
Nous savons bien que le discours sur l’importance de l’école
peut être renforcé par le contexte d’énonciation créé par l’entretien.
Les parents, invités à parler de la scolarité de leurs enfants par un
chercheur qui les a contactés par l’intermédiaire de l’école ou du
« soutien scolaire », sont presque nécessairement portés à accentuer
l’ampleur de leurs préoccupations scolaires. Néanmoins, la façon
même dont les parents se sont saisis de l’entretien comme espace
d’expression de leurs soucis et de leurs espérances accrochés à la

4. J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire…, op. cit., p. 71.


130 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

scolarité de leurs enfants est sans doute un indicateur de l’intensité


des attentes et des craintes. Nombre d’entre eux nous ont demandé
des moyens pour aider leurs enfants. Plusieurs nous ont interrogé
sur les parcours scolaires existants et envisageables pour leurs
enfants. D’autres auraient souhaité que nous intervenions en faveur
de leurs enfants, à l’exemple de ces parents nous demandant d’agir
pour que leur fils évite d’aller en classe de perfectionnement… Par
ailleurs, à travers les pratiques vis-à-vis de la scolarité, même les
pratiques les plus contradictoires avec ce que les enseignants atten-
dent des parents, se manifeste l’acuité des inquiétudes scolaires des
parents. Pour Alain Léger et Maryse Tripier, le résultat de leur
enquête est également sans équivoque :
Comme on pouvait s’y attendre, et à condition de ne pas confondre
aspirations et comportements pratiques, l’attente massive d’une ascen-
sion sociale par l’école s’est largement exprimée.5
Nous sommes tenté de nuancer ces propos car, à parler d’« ascen-
sion sociale », on risque de laisser échapper la spécificité de l’at-
tente des familles les plus démunies et les plus dominées à l’égard
de l’école. S’il existe bien l’espoir de « s’élever un peu » grâce à
l’école, les attentes des familles sont plus sûrement définies par
l’expression récurrente dans la bouche des parents : « s’en sortir ».
Il s’agit d’abord que les enfants échappent à la précarité et à la
dureté de la vie, aux lendemains jamais assurés, à l’humiliation,
aux difficultés quotidiennes. Il s’agit moins d’ascension sociale que
de s’assurer que les enfants aient une vie respectable. Une des espé-
rances anxieuses des parents est que leurs enfants, grâce à l’école,
ne sombrent pas dans les difficultés qu’ils vivent ou qui les mena-
cent, qu’ils évitent la délinquance ou la déchéance. Les attentes vis-
à-vis de l’école doivent au moins autant à « la potentialité de la car-
rière négative »6 omniprésente dans le monde ouvrier qu’à l’espoir
d’une promotion sociale.
« Mme O. : Ah ouais [silence]… et moi ça j’veux pas qu’mon fils il soye
comme moi… parce que ça m’embêterait plus qu’autre chose.
Sociologue : hme, et vous vous pensez qu’maintenant euh\
Mme O. : \ah la vie elle est trop difficile pour faire heu le con à l’école,
j’vous l’dis franchement… C’est vrai, elle est trop difficile c’est, avec
tout ce qui s’passe maintenant les oh là là moi j’voudrais pas qu’mon
fils il tombe dans, dans c’te situation-là, j’préfère qui, qu’il ait un bon

5. A. Léger et M. Tripier, Fuir ou construire l’école populaire ?, Méridiens Klincksieck, 1986,


p. 81.
6. « La “carrière” qui s’offre aux ouvriers est sans doute vécue d’abord comme l’envers de la
carrière négative qui conduit au sous-prolétariat ; ce qui compte, dans les “promotions”, c’est,
avec les avantages financiers, les garanties supplémentaires contre la menace, toujours pré-
sente, de la retombée dans l’insécurité et la misère. La potentialité de la carrière négative est
aussi importante pour rendre compte des dispositions des ouvriers qualifiés que la potentialité
de la promotion pour comprendre les dispositions des employés et des cadres moyens. »
P. Bourdieu, La Distinction, Minuit, 1979, p. 459-460.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 131

boulot, c’est vrai hein. » (Mère personnel de service sans emploi, sor-
tie de l’école CPPN, séparée, 2 enfants)
« L’école c’est pour le travail, pour qu’il trouve le métier aussi euh, si
il reste traîne qu’est-ce qu’il va faire ? J’pense c’est bien si mon fils ou
ma fille qu’elle reste très, quand elle sera grand, sera bien. Voilà. S’il
trouve pas d’argent qu’est-ce qu’elle va faire ? Moi j’pense c’est ça, je
pense je sais pas pour vous c’est pareil, s’ils travaillent pas, par
exemple, à l’âge de seize ans, dix sept ans, qu’est-ce qu’il va faire mon
fils ? Il reste à la maison, il sort, il se revient, pas de métier quand il
sera, pour s’en sortir, (…) c’est sûr. Ça c’est sûr : pas de problème. Je
sais bien. Soit ici, soit dans notre pays, c’est pareil. Soit un voleur, ou
bien soit un bandit. Ou quelque chose comme ça. Ah soit du, euh, du
drogue ou des cigarettes, ça que je n’aime pas, chez nous, ça n’existe
pas. » (Mère sans emploi, sortie de l’école fin de 5e, père O.S., 5
enfants)
On retrouve la peur déjà évoquée que les enfants « tournent
mal », la délinquance étant une des voies de la déchéance pour des
parents qui en citent des exemples autour d’eux ou dans leur propre
histoire. La scolarisation et la « réussite » à l’école sont présentées
comme un des moyens d’éviter ce genre de déboires, de sortir ou
de ne pas retomber dans des situations illégitimes ou illégales,
comme prévention des risques de délinquance et de désignation
stigmatisante. Elles sont aussi perçues comme une possibilité d’une
plus grande autonomie. Les parents les plus démunis scolairement
emploient souvent l’expression « être capable de se débrouiller »
en insistant sur leurs propres difficultés à régler certains problèmes
quotidiens qu’ils attribuent à leur manque de savoirs scolaires, dans
un monde qui suppose la maîtrise de procédures de plus en plus
complexes. « S’en sortir », c’est être capable de se débrouiller dans
la vie de tous les jours, pouvoir remplir ses papiers seul, ne pas être
perdu devant la complexité des démarches administratives, l’évo-
lution des techniques et des moyens de communication, être auto-
nome. Ici, l’attente vis-à-vis de l’école n’est pas de l’ordre de l’as-
cension sociale, mais de la maîtrise de ce que la vie sociale impose
quotidiennement.
« Bien sûr, l’école c’est important hein, c’est important l’école, hein.
Moi, si mes parents ils m’ont mis à l’école, j’serais pas aujourd’hui ici
avec mes enfants, sans… sans rien faire. Quand je sors, moi, j’sais
même pas prendre le, le bus ni d’ce côté ni d’l’autre côté hein, j’chuis
nulle carrément. Je pars comme euh… je me perds dans la ville, je
pleure. Faut quelqu’un qui m’accompagne jusqu’à chez moi. Alors, mes
parents ils m’ont rien fait pour moi, euh… et, c’est ça, qu’j’veux pas,
mes enfants euh, comme moi, ils savent pas s’débrouiller dans la vie.
J’veux mes enfants qu’ils arrivent jusqu’au bout, pour qui… qui comp-
tent sur eux-mêmes. » (Mère femme de ménage sans emploi, jamais
scolarisée, divorcée, 3 enfants)
« Ouais si il connaît pas lire et écrire comment on fait c’est comme un
aveugle [rires]. Comme moi je vais pas beaucoup à l’école moi, je suis
132 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

réfugié politique… (…) C’est très important l’école. J’ai qu’un fils, je
veux qu’il apprenne lire, écrire, pour l’avenir. Je veux pas qu’il soit
comme moi parce que moi je sais pas bien parler, pas bien lire. Je tra-
vaille beaucoup, pas beaucoup d’argent. » (Père aide-cuisinier, 2 ans
de scolarité, mère sans emploi, 1 enfant)
« Bien sûr. Bien sûr, c’est très important. C’est pas comme quelqu’un
qui… et… et, il rentre quelque temps à l’école c’est quelqu’un qui l’a
jamais rentré, impossible, c’est euh, c’est pas pareil. Et… y’a même les
papiers, si j’ai rentré à l’école, pourquoi j’l’amène à l’usine pour les
remplir ? C’est de de, c’est moi qui va le faire tout seul. Au, au lieu que
j’dérange les gens. » (Père O.S., 2 ans de scolarité, mère sans emploi,
6 enfants)
L’acquisition des savoirs scolaires fondamentaux aux yeux des
membres des familles populaires – lire, écrire, compter – apparaît ici
comme une possibilité de libération, une libération pratique par la
maîtrise de connaissances scripturales suffisantes permettant de ne
plus dépendre d’autrui. L’importance donnée à ce thème par des
parents n’ayant pas été scolarisés ou pas scolarisés en France ou
dont la scolarité a été très courte et chaotique, révèle des attentes très
pratiques à l’égard de la scolarité des enfants : l’école doit leur don-
ner les moyens de « se débrouiller », c’est-à-dire leur donner des
outils utilisables en pratique et quotidiennement. Ceci n’est sans
doute pas étranger aux interrogations critiques de nombreux parents
à l’égard d’une école qui leur semble transmettre de manière abs-
traite des savoirs de plus en plus abstraits et dont les finalités pra-
tiques sont de moins en moins saisissables à court terme.
« S’en sortir » c’est aussi pouvoir subvenir à ses besoins et aux
besoins de sa famille, ne pas dépendre de l’aide publique, s’assurer
une stabilité familiale et professionnelle. Dans ce sens, pour les
parents, l’école doit permettre d’« avoir quelque chose » ou
« quelque chose dans les mains », c’est-à-dire d’avoir un métier,
une qualification. Le « quelque chose » s’oppose aux situations où
les parents « n’ont rien », c’est-à-dire n’ont pas de qualification
précise ou pas de qualification suffisante permettant de revendiquer
une compétence les protégeant de la précarité et des conditions de
travail les plus dures.
« Mme T. : Non, j’voudrais qui au moins y il ait que’qu’chose euh dans
la vie. Qu’y puisse s’en servir.
Sociologue : Quand vous dites quelque chose c’est quoi, enfin com,
qu’est-ce que vous\
Mme T. : \un métier un diplôme euh\
Sociologue : \ouais\
Mme T. : \qu’y s’oriente dans dans un endroit qui lui plaît… Et qui
soye pas obligé d’être manar, un truc comme ça. » (Mère ouvrière sans
emploi, fin de scolarité primaire, père chauffeur, 2 enfants)
« Mme D. : Ben j’en attends que plus tard elle ait quand même euh
c’que ça lui fasse arriver à avoir un bon métier. Pa’c’que bon euh euh
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 133

vu que moi-même je n’suis pas arrivée à grand-chose pac’que j’ai pas


continué donc euh ça m’, ça m’met un peu dans dans des difficultés
quand on veut euh avoir un bon travail, y faut quand même euh avoir
certaines études, certaines connaissances… Donc euh… j’voudrais
qu’elle arrive à un point où euh où elle puisse avoir un bon métier…
j’pense que…
Sociologue : Oui.
Mme D. : C’est c’que tout le monde désire pour les gamins hein c’est
sûr [en riant]. » (Mère femme de ménage, fin de scolarité 4e, père
ouvrier en maçonnerie venant de « se mettre à son compte », 2
enfants)
Demander à ses enfants de travailler à l’école pour « avoir
quelque chose » plus tard, c’est vouloir qu’ils ne soient pas dému-
nis. Ceci renvoie fondamentalement à une perception de soi comme
étant relativement démuni, obligé d’accepter ce que le sort nous
réserve, c’est-à-dire les emplois les moins intéressants, les condi-
tions de travail les plus dures, les salaires bas et incertains, les
horaires « bidons » ainsi que nous le dira une mère à propos de son
propre emploi qui l’oblige à rentrer tard le soir. Pour beaucoup de
parents, sans qualification et peu gratifiés de reconnaissance
sociale, l’école doit permettre à leurs enfants d’acquérir ce mini-
mum dont ils sont eux-mêmes dépourvus et qui leur fait cruellement
défaut. Le minimum, c’est un « métier » garant d’une compétence
reconnue. Le « quelque chose » peut ainsi être une qualification peu
élevée au regard des classements sociaux dominants mais très valo-
risée au regard des parents et de leur propre situation, du moment
où elle apparaît comme un moyen de ne pas sombrer et d’éviter les
situations les plus précaires dans lesquelles le risque de glisser du
monde ouvrier au sous-prolétariat est omniprésent. On comprend
que, dans ce cas, des scolarités relativement courtes mais quali-
fiantes professionnellement soient perçues comme réussies. Pour
ces parents, à travers l’école, il s’agit surtout de sortir de la préca-
rité et de la vulnérabilité, sortie qui peut se faire tout en restant dans
le monde ouvrier à condition « d’avoir un bon métier ».
Cependant, pour une partie des parents, la meilleure chance que
leurs enfants échappent aux conditions de travail et de vie difficiles
comme aux risques de déchéance est qu’ils ne soient pas ouvriers
et qu’ils accèdent à d’autres situations professionnelles grâce à
l’école.
« M. T. : C’est notre espoir que dire là. Si on dépasse la sixième p’t-être
on a plus d’espoir et plus de de choses à faire après. Si on arrive
pas ben qu’est-ce qu’on attend ? Que la peinture là le bâtiment et là. Y
a qu’ça. Et les usines si vous trouvez. [silence] Euh manœuvre c’est
manœuvre. (…) Et moi j’préfère c’est-à-dire qui fait direct euh l’école
et pis l’université… Ç’avance mieux… Les travail dans les bureaux,
tout l’monde maintenant y cherche du travail euh moins dur. » (Père
O.S., scolarité primaire, mère sans profession, 5 enfants)
134 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

« Mme H. : Je dis même à mon fils aussi je lui dis : “vous voyez com-
ment y travaille votre père, c’est tellement dur, y travaille tout, si vous
travaillez maintenant un p’tit peu comme ça après vous s’reposez un
p’tit peu.” C’est mieux quelqu’un ou maçon c’est… un maître ou
que’qu’chose qui… dans le chaud dans le propre dans le tout mais c’est
pas comme euh mon mari si l’hi, l’hiver il fallait l’habiller comment,
trois quatre choses ou\
Sa fille : Trois pulls trois chaussettes, l’hiver.
Mme H. : euh et et à l’été il est tellement pff brûlé avec le soleil et
tout… » (Mère femme de ménage, scolarité primaire, père ouvrier bâti-
ment, 4 enfants)

Dire aux enfants qu’ils doivent travailler à l’école pour ne pas


être ouvrier ou personnel de service à l’instar des parents, c’est leur
indiquer la « réussite scolaire » comme la seule voie possible pour
échapper à la condition des dominés. Simultanément, ce discours
transmet aux enfants l’idée de l’indignité de la vie des parents en
même temps que ses difficultés. Tout se passe comme si les parents
étaient plus ou moins condamnés à dévaloriser leur propre exis-
tence aux yeux de leurs enfants pour inciter ceux-ci à saisir toutes
leurs chances (scolaires) d’« en sortir ». Les discours des parents
sur la nécessité de travailler et de réussir à l’école disent l’intensité
des attentes vis-à-vis de la scolarité des enfants en même temps
qu’ils situent l’enjeu de cette scolarité pour les familles populaires.
Il importe que les enfants ne reproduisent pas la trajectoire sociale
et professionnelle des parents, trajectoire que nombre de parents
associent à leur scolarité personnelle, trop courte ou inexistante.
Contrairement aux affirmations des enseignants ou des tra-
vailleurs sociaux sur l’absence de conscience des enjeux de la scola-
risation dans les familles populaires, les parents semblent très
inquiets des conséquences sociales d’une scolarité trop courte ou
n’aboutissant à aucune qualification. Les parents ont la perception
que le monde a changé et que les risques de déchéance sont beau-
coup plus grands qu’auparavant lorsque la scolarité ne donne pas des
résultats suffisants. Pour beaucoup de parents, la simple reproduc-
tion de leur position ou de leur situation professionnelle exige une
« réussite » minimum à l’école. C’est sur la base de ces perceptions
que se fondent les souhaits des parents quant aux objectifs qu’ils
aimeraient voir leurs enfants atteindre à l’issue de leur scolarité.

2. Des ambitions « réalistes » pour avoir un métier


L’ambivalence des familles populaires à l’égard de l’école et des
perspectives qu’elle offre aux enfants se manifeste dans les objec-
tifs scolaires que les parents tentent d’esquisser pour leurs enfants.
Si le modèle des études longues, modèle de cursus scolaire domi-
nant aujourd’hui, s’impose aussi aux familles populaires, ce n’est
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 135

pas sans perplexité que les parents le reprennent à leur compte.


Entre des études courtes, mais en apparence plus fiables, et des
études générales longues, séduisantes mais plus aléatoires et aux
débouchés plus lointains, les familles hésitent comme entre un rêve
difficile à atteindre et une réalité plus tangible et plus accessible
mais moins exaltante. Les parents s’approprient le modèle de cur-
sus scolaire dominant et modal à partir de leur connaissance des
cursus scolaires possibles, de leur perception de ce qui est réali-
sable et concevable eu égard à leur propre expérience scolaire ou
aux expériences scolaires les plus fréquentes dans leur entourage et
à partir de l’écart entre le capital scolaire familial et les objectifs
que leurs enfants devraient atteindre pour suivre la « voie royale »
des trajectoires scolaires. Rien d’étonnant alors qu’une partie
d’entre eux ne privilégient pas les études secondaires générales et
les études supérieures, et souhaitent en priorité que la scolarité de
leurs enfants débouche sur une professionnalisation relativement
rapide. Les études techniques courtes sont valorisées parce qu’elles
conduisent à des métiers clairement identifiés en passant par des
diplômes que les parents connaissent et dont les contenus sont
davantage articulables à une pratique professionnelle. Bernard
Charlot et ses collègues montrent que le thème du métier revient
dans 50 à 80 pour cent des « bilans de savoir » rédigés à leur
demande par des adolescents des classes populaires7. Le métier ren-
voie à quelque chose de concret, à une qualification précise suppo-
sant la maîtrise de savoirs pratiques, de savoir-faire. Pour les
parents, ce qui est important pour éviter la précarité c’est d’« avoir
quelque chose dans les mains ». Avec un CAP ou un BEP, leurs
enfants auront quelque chose de précis « dans les mains », ces
diplômes étant directement rattachés à un métier défini. À l’inverse,
avec le baccalauréat ou un diplôme d’études générales, les parents
ne savent pas trop ce qu’ils posséderont, les savoirs ne leur parais-
sant pas déboucher sur une qualification professionnelle. En outre,
les diplômes supérieurs ne présentent pas aux yeux des parents une
protection suffisante contre le chômage et la précarité de l’emploi.
Reprenant le discours commun sur la dévaluation des diplômes et
le chômage des diplômés, ils méconnaissent ainsi les effets « en
cascade » de la dévaluation des diplômes qui a des résultats d’au-
tant plus négatifs qu’on est moins diplômé. Ainsi, une partie des
parents ne projettent pas des études longues pour leurs enfants
parce qu’ils estiment qu’elles ne sont pas toujours rentables et qu’il
vaut mieux assurer un « bon métier » plutôt que de s’engager dans
des perspectives incertaines et floues. Les études courtes et profes-

7. B. Charlot, E. Bautier, J.-Y. Rochex, École et savoir dans les banlieues et ailleurs, Armand
Colin, 1992, p. 72.
136 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

sionnalisantes semblent alors la meilleure voie pour obtenir


quelque chose de sûr et progresser vers davantage de sécurité éco-
nomique et de stabilité professionnelle.
« C’est ça aussi l’problème de souvent d’arriver bon c’est sûr d’arri-
ver à avoir euh des diplômes et aussi ne pas trouver c’qu’on veut… Ça
y en a beaucoup aussi que y z’ont fait des hautes études et pis y z’arri-
vent pas à… à trouver le travail quoi… Bon… j’pense surtout à un
niveau à euh professionnel qu’elle se s’rait euh mieux intégrée je sais
pas. » (Mère femme de ménage, fin de scolarité 4ème, père ouvrier en
maçonnerie venant de « se mettre à son compte », 2 enfants)
« Moi j’vois j’en connais qui z’ont fait beaucoup d’études et pis
final’ment y se trouvent à la rue hein. Y z’ont rien… Donc euh c’est vrai
ça sert beaucoup mais si on a une place plus tard c’est bien mais si on
n’en a pas et ben… En plus, y doivent euh tout payer et tout, si après y
z’ont rien c’est ça que je veux dire… (…) Pa’c’que c’est vrai que faire
des études longues bon pff j’sais pas ça peut leur apporter beaucoup
mais pour moi, j’vois qui y’en a beaucoup qui sont… au chômage, bon
y z’ont fait des études pour rien final’ment… » (Mère assistante mater-
nelle, scolarité primaire, père aide-cuisinier, 2 enfants)
On rencontre ici l’idée qu’entreprendre des études longues c’est
toujours risqué et coûteux, sans assurance de réussir. Ce sont des
études qui ont un contour flou pour les parents tant dans leurs
contenus que dans les perspectives qu’elles offrent, perspectives
peu concrètes et qui ne peuvent se concrétiser qu’à long terme et au
prix d’un travail de rentabilisation supposant la maîtrise de procé-
dures ignorées le plus souvent des familles, supposant aussi la mise
en œuvre d’un capital culturel et social dont elles sont relativement
dépourvues. Pour de nombreux parents, on ne peut tenter des
études longues et générales que si on est sûr de réussir et d’en tirer
profit, ce qui n’est pas précisément le cas de leurs enfants. À l’in-
verse, les diplômes de la qualification ouvrière, CAP et BEP, leur
apparaissent comme un moyen sûr de « s’en sortir », d’éviter la pré-
carité, de parvenir à une situation « respectable » qui préserve des
risques de déchéance ou de « sous-prolétarisation ». On peut esti-
mer qu’il y a là une sorte d’illusion de la part des parents, car ces
diplômes n’ont sans doute plus la valeur objective (mesurée à leur
efficacité sur le marché du travail) qu’ils détenaient deux décennies
auparavant et ne protègent plus aussi efficacement aujourd’hui du
chômage et de l’instabilité économique. Cette illusion, contenue
dans le décalage entre la valeur que les familles populaires attri-
buent à ces diplômes et leur valeur objective, peut s’expliquer par
« l’hystérésis des catégories de perception et d’appréciation »8 mais
pas exclusivement. Les parents évaluent les diplômes à l’aune de

8. P. Bourdieu, La Distinction, Minuit, 1979, p. 158.


PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 137

leur propre expérience. Un CAP ou un BEP peuvent être fortement


valorisant au vu des diplômes possédés dans l’entourage familial :
« D’ailleurs dans ma famille, tout le monde a le certificat d’études mais
tout le monde s’est arrêté là. » (Mère personnel de service, père manu-
tentionnaire, 2 enfants)
De plus, les parents occupant les emplois les moins qualifiés font
chaque jour l’expérience de leur propre dévalorisation par rapport
à ceux qui leur sont les plus proches, les ouvriers qualifiés.
Alors que pour les enseignants et les travailleurs sociaux les
études longues et générales constituent le cheminement normal
d’un élève, elles gardent un caractère extraordinaire aux yeux des
parents, dans les familles les plus démunies scolairement. Il est par-
ticulièrement révélateur que plusieurs des personnes interrogées
parlent de scolarité « normale » en évoquant l’école primaire :
« Ah moi, j’ai fait l’école scolaire normale puis j’ai eu jusqu’au certificat
d’études c’est tout. Puis ça s’est arrêté là, c’était pas… Rien de bien extraor-
dinaire, j’ai pas été plus loin [rires]. » (Père O.S., mère employée, 2 enfants)
Une mère parle de la scolarité de son mari dans les mêmes termes :
« Ben les études normales euh il a pas été trop loin non plus… »
On pense ici à la phrase de Michel Verret :
Car l’école, pour l’ouvrier, ce n’est jamais, ce ne sera jamais peut-être que
la première école, celle des premières lettres, celle qui ne continue pas.9
La « définition vernaculaire de l’excellence »10 semble ainsi prise
entre l’horizon scolaire des parents qui constitue les études courtes
comme normales et le sentiment qu’elles restent limitées et insuffi-
santes au regard des normes de scolarité dominantes.

3. Les études longues : un rêve toujours précaire


Une partie des familles populaires espèrent pourtant que leurs
enfants ne verront pas leurs études trop tôt interrompues et évite-
ront l’« orientation » vers les formations techniques courtes. Ce
sont souvent des parents qui ont une expérience, directe ou indi-
recte, de la dévalorisation des CAP et qui considèrent en consé-
quence qu’il n’y a plus guère de différence entre un titulaire d’un
CAP et un ouvrier ne le possédant pas.
« M. O. : Ben euh… lycée professionnel, qu’est-ce que c’est c’machin…
qu’est-c’est c’machin là ?
Sociologue : C’est pas un bon boulot pour vous ?
M. O. : Si, c’est du boulot, mais c’est pas ça. Il va à l’école jusqu’à…
Dix-huit ans en attendant d’trouver un… il aura toujours ça, c’est pas

9. M. Verret, La Culture ouvrière, ACL Édition, 1988, p. 147.


10. C. Grignon, Présentation de R. Hoggart, 33 Newport street, Hautes Études/Gallimard/Le
Seuil, 1991, p. 8.
138 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

la peine… d’aller à l’école, voilà, parce que… moi j’dis, hein, les car-
rosseries, hein, mécanicien, il travaille avec moi, hein, nettoyage hein.
Faut pas dire euh… il est mécanicien hein, il est mécanicien-auto, il
travaille avec moi. Hein. Ça l’intéresse pas, il gagne autant alors, au
nettoyage il gagne autant. Il s’salit même pas la main. Ouais, il est
mieux en plus. C’est pas la peine, c’est pas la peine, enfin, j’espère il
va le, [il réfléchit]
Sociologue : Il va l’réussir quand même ?
M. O. : Il va l’réussir quand même. C’est bien pour lui. » (Père ouvrier
spécialisé, 1 ou 2 ans de scolarité, mère sans emploi, 5 enfants)
« Ah ça m’intéresse pas, les CAP hein. Non. J’veux dire bon, pour moi
faire un CAP c’était d’accord. Parce que bon… j’ai pas été longtemps
à l’école, j’ai pas appris beaucoup d’choses, donc un CAP c’est d’ac-
cord. Mais pour elles, et puis bon, on est là, à les, à les surveiller, à leur
faire le possible, donc euh j’aimerais, quand même, qu’elles arrivent
jusque-là hein. Qu’elles me déçoivent pas. » (Mère O.S., fin de scola-
rité début CAP, père O.S., 3 enfants)
Ce qui caractérise ces parents escomptant que leurs enfants
auront la chance de poursuivre des études générales au-delà du col-
lège, c’est le flou de leurs objectifs et de leurs perspectives.
Quelques-uns désignent bien le baccalauréat comme un minimum
à atteindre, faisant de ce diplôme un titre scolaire mythique à la fois
convoité et appartenant à un univers étranger. Les mêmes qui expri-
maient peu de temps auparavant leurs réticences et leurs inquié-
tudes face aux études générales longues, soulignent la valeur quasi
sacrée qu’ils accordent au baccalauréat et aux études qui le suivent :
« Mais quand même pour moi l’université, ça veut dire euh, ça veut dire
euh… pff… branche à part quand même. Parce que c’est, l’université,
ils ont tous le bac, ceux qui vont à l’université. Pratiquement tous. Bon
ben, déjà, c’est pas… c’est pas rien. D’avoir ça. C’est pas mal. Bon
c’est sûr qu’pour certains c’est c’est rien du tout, ceux qui sont
méd’cins d’puis quinze ans, l’bac euh… bon ça leur fait rien. Mais
celui, qui l’a bon, c’est bien. C’est bien. » (Père ouvrier menuisier, titu-
laire d’un BEP, mère sans emploi, 4 enfants)
Le plus souvent, les parents énoncent leurs attentes par des for-
mules vagues telles que « j’aimerais qu’il aille aussi loin qu’il
pourra », « le plus loin possible », « tant qu’il pourra », etc. Ces
remarques fréquentes expriment le souhait des parents de voir leurs
enfants continuer leurs études tout en ne pouvant fixer d’objectif
précis, à la fois parce qu’ils connaissent mal les différentes étapes
du cursus scolaire et, surtout, parce qu’ils ne sont jamais assurés
que leurs enfants pourront poursuivre longtemps leur scolarité.
« Sociologue : Vous aimeriez qu’elle aille jusqu’où à l’école est-ce que
vous avez euh… un objectif\
Mme Z. : \jusqu’à que euh qu’elle en peut plus [rires].
Sociologue : Jusqu’à c’qu’elle en peut plus [rires] ?
Mme Z. : [rires] Je ben… euh au bac ou ou même plus euh, ça, tout
dépendra de l’avenir c’qu’elle nous réserve mais enfin j’aimerais bien
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 139

que qu’elle suit un peu plus bon ben, ça ça viendra avec le temps… »
(Mère femme de ménage, fin de scolarité début de CAP, divorcée, 2
enfants)
« Sociologue : Euh… vous souhaiteriez qu’il aille jusqu’où, pour euh,
que, à l’école ?
Mme F. : Jusqu’où il pourra déjà. Et puis euh… euh… [elle réfléchit]
qu’les études soient, soient poussées, enfin jusqu’où j’peux pas l’dire…
l’av’nir le dira… » (Mère femme de ménage, titulaire d’un CAP, divor-
cée, 1 enfant)
Le souhait que les enfants fassent de longues études apparaît
comme une sorte de rêve. L’expression sera d’ailleurs employée
par plusieurs parents, à l’exemple de cette mère, agent de service à
l’hôpital : « bien sûr j’aimerais, j’aurais aimé qu’il soit médecin
[silence] mais c’est un rêve ». Cela apparaît comme un rêve dans la
bouche des parents parce qu’ils sentent la distance qui sépare leur
famille de ces objectifs ambitieux. Un père nous dira, sous forme
de plaisanterie : « j’aurais bien voulu qu’ils soient président, bien
sûr, mais, nous on est loin d’là » exprimant ainsi la certitude qu’il
est des univers qui resteront de toute manière inaccessibles aux
classes populaires. Plusieurs parents soulignent, en même temps
que leurs rêves ou leurs espoirs, qu’il « ne faut pas trop en deman-
der » ou que c’est déjà bien si les enfants arrivent à la fin du col-
lège sans trop d’accrocs :
« Ben nous, on aimerait bien qu’il aille euh, jus, jusqu’au bac, mais
euh, faut pas trop en d’mander quoi » (Mère O.S., père O.S., 1 enfant
connaissant de grosses difficultés scolaires à l’école primaire).
On retrouve dans les propos des parents le rapport à l’avenir propre
aux classes populaires, la précarité de l’existence vouant « les prolé-
taires à affronter le temps comme destin imprévisible et ingérable : à
chaque jour suffit sa peine »11. De la même manière que les parents
maîtrisent difficilement leur propre avenir, l’avenir scolaire de leurs
enfants leur paraît très aléatoire et dépendant de facteurs que l’on
maîtrise mal : les « capacités » de l’enfant, son « envie » de travailler,
sa santé… Les parents hésitent souvent à se prononcer quant aux
objectifs d’une scolarité jamais assurée de ses résultats, toujours fra-
gile, qui rend toujours hypothétiques les perspectives d’avenir. Le
flou des objectifs ou des souhaits exprime sans doute à la fois la dif-
ficulté à envisager des formations précises que les parents connais-
sent mal, et à la fois le manque d’assurance quant à l’avenir des
enfants, voire le sentiment que si le « meilleur » est souhaité pour les
enfants, il n’est jamais sûr, mais que le « pire » est toujours possible.
« Oh ben là c’est là s’il arrive à ça, fait des études pour aller plus loin
ça s’ra encore mieux… C’est ça qu’tu souhaites, c’est ça qu’j’dis même

11. J.-P. Terrail, Destins ouvriers. La fin d’une classe, P.U.F., 1990, p. 43.
140 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

à, surtout à plus grand. Hein, j’dis s’il réussit bien à l’école, si continue ça
peut aller bien loin… Ma là ça dépend pac’qu’lui comme je vois qu’il est
pas trop intéressé pour l’école, j’sais pas si va à ce niveau-là hein. » (Mère
femme de ménage, scolarité primaire, père ouvrier plombier, 3 enfants)
La scolarité des enfants est ainsi vécue comme toujours susceptible
de basculer vers les difficultés. Les parents ont souvent des
exemples dans leur propre scolarité, dans leur famille, d’élèves
dont les résultats scolaires se sont effondrés suite à un problème
familial, une maladie ou un autre événement perturbateur,
exemples qui rappellent que « ce qui serait simple accident dans un
milieu favorisé engendre ici le plus souvent des handicaps rédhibi-
toires »12. On comprend que la répétition d’expériences scolaires
négatives conduise les parents à beaucoup de prudence et que les
plus « ambitieux » d’entre eux émaillent leurs propos d’expressions
telles que « si tout va bien », « si il veut travailler »… On comprend
aussi qu’un certain nombre de parents soient gagnés par la résigna-
tion ou le fatalisme et que les fortes attentes à l’égard de la scola-
rité des enfants puissent basculer dans le renoncement lorsque les
difficultés scolaires s’accumulent. Tout se passe comme si les
parents des familles populaires ne pouvaient qu’osciller entre le
rêve et le réalisme, entre des espoirs auxquels ils ne croient jamais
tout à fait et des objectifs « ajustés aux horizons possibles »13.
Partagés entre le modèle dominant de scolarité qui s’impose
dans toute la formation sociale et l’expérience répétée de l’inacces-
sibilité de ce modèle pour un grand nombre d’entre eux, les
membres des classes populaires peuvent avoir ce rapport ambigu
aux « études » qui les conduit tour à tour à encenser les études
longues débouchant sur des diplômes « élevés » et à dénigrer ce qui
ne leur est que rarement accessible et au prix de longs efforts dont
ils ne savent jamais par avance s’ils porteront leurs fruits. On ne peut
certainement pas affirmer qu’il n’existe « aucun projet d’avenir sco-
laire pour les enfants » (projet d’école), laissant ainsi entendre que
les parents n’ont aucun souhait de voir leurs enfants « réussir » à
l’école. On peut dire plus sûrement que les perspectives scolaires
sont à la fois directement liées au souci de voir les enfants échapper
aux conditions d’existence des plus dominés et à la fois toujours très
hypothétiques. Quoi qu’il en soit, ce que les parents des familles
populaires attendent de la scolarité de leurs enfants, ce sont des
effets sociaux concrets. Elle doit leur apporter des outils pour leur
vie quotidienne et leur permettre d’accéder sinon à une position
sociale plus élevée, du moins à une situation professionnelle stable
et à des conditions d’existence meilleures que celles des parents. La

12. E. Tedesco, Des familles parlent de l’école, Casterman, 1979, p. 23.


13. R. Hoggart, 33 Newport street…, op. cit., p. 47.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 141

logique des parents est celle de l’efficacité sociale. C’est aussi cette
logique de l’efficacité sociale qui traverse la perception que les
parents ont de la scolarité de leurs enfants et leurs pratiques vis-à-
vis de cette scolarité.

II – FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARITÉ : DU SUIVI DISTANT ET


IRRÉGULIER AU SUR-INVESTISSEMENT

La manière dont les parents perçoivent la scolarité de leurs enfants,


leurs succès, leurs difficultés ou leurs échecs, la manière aussi dont
ils en parlent, représente un bon indicateur du rapport complexe des
familles populaires à l’égard de la scolarité. Richard Hoggart montre
que l’attitude des membres des classes populaires est faite de réa-
lisme, de résignation, de fatalisme, ce qui n’exclut d’ailleurs pas, au
contraire, de « prendre la vie du bon côté »14. On retrouve une sorte
de fatalisme à l’égard de la scolarité des enfants mais ce fatalisme est
mâtiné d’espoirs. L’espoir, qui varie en fonction de la trajectoire sco-
laire des aînés ou des premiers résultats des enfants, est le plus sou-
vent tempéré par la conscience des menaces toujours présentes de
difficultés scolaires. De la même façon que la fragilité des chances
d’améliorer ses conditions d’existence est rappelée par toute l’his-
toire familiale, la labilité des chances de voir les enfants réussir à
l’école est sans cesse rappelée par les exemples réitérés d’échecs ou
de difficultés scolaires dans l’entourage familial et dans le voisinage.
Il serait sans doute tentant d’opposer des parents qui s’alarment au
moindre accroc scolaire à d’autres qui ne s’inquiètent que tardive-
ment ou qui semblent accepter les difficultés scolaires comme une
fatalité. Pourtant, bien des familles oscillent entre les deux attitudes
et il semble qu’il faille souvent peu de chose pour qu’elles passent de
l’espoir inquiet à la résignation. Dans tous les cas, même chez ceux
qui paraissent les plus résignés ou les plus fatalistes, les difficultés
scolaires des enfants sont toujours mal ressenties et la résignation
qu’ils manifestent ne conduit pas à l’indifférence. Même lorsqu’ils
finissent par accepter comme inéluctables les difficultés scolaires de
leurs enfants, ils n’en sont pas moins soucieux des résultats scolaires
et tentent de les infléchir dans un sens positif.

1. Extériorité des incitations au travail et recherche de résultats


concrets et immédiats
Les parents des familles populaires, même les moins aptes à suivre
l’évolution de la scolarité de leurs enfants parce que les moins dotés

14. R. Hoggart, La Culture du pauvre, Minuit, 1970, cf. par exemple p. 137 et suivantes.
142 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

en capital scolaire, tentent tous de connaître les résultats scolaires


de leurs enfants. Les résultats scolaires, mesurés essentiellement
par les notes et le livret scolaire, constituent le moyen le plus
concret de suivi et de contrôle de la scolarité. Ainsi que le souligne
une institutrice, le « jour du carnet » est toujours un moment impor-
tant dans les familles. Les parents analphabètes se font commenter
les notes par les aînés ou un membre de la famille étendue. La plu-
part du temps, ils maîtrisent suffisamment la lecture des chiffres
pour ne pas se tromper sur leur signification quant aux résultats de
leurs enfants :
« Je regarde, je regarde les notes. Bien sûr je regarde, et je sais les
notes si ils sont bien ou si ils sont pas bien mais… y’a pas, y’a pas
que’qu’chose à… que, qui sont bien parce que euh, ils sont un peu
faibles. » (Père O.S., mère sans emploi, 6 enfants, de très grosses diffi-
cultés scolaires).
Les notes sont ainsi le point de repère qui permet aux parents d’éva-
luer les fluctuations de la scolarité.
« Voilà. C’est-à-dire que moi la, la, surtout bon, elle quand elle amène
6, la grande ça va, hein, je euh, elle m’a pas trop, elle m’a pas habituée
à avoir euh des des bonnes notes euh mais bon, j’veux dire ma
deuxième elle m’a habituée à avoir que des 9 et des 10. Et c’est vrai
jusqu’à cette année, que bon, elle a eu 6, elle a eu 7, elle a eu euh, 5
euh, voilà. Alors elle, euh, elle, on sent qu’cette année ça va pas.
[rires] » (Mère O.S., père O.S., 3 enfants aux résultats scolaires plutôt
moyens et irréguliers)
Pour les parents n’ayant pas eux-mêmes d’acquis scolaires suf-
fisants pour apprécier l’évolution des connaissances et de la maî-
trise des savoirs scolaires, une bonne scolarité est d’abord une sco-
larité dans laquelle les résultats scolaires sont bons, dans laquelle
les notes sont bonnes et les notes constituent le seul critère d’ap-
préciation fiable de la scolarité. Dans cette optique, les notes
deviennent plus importantes que la maîtrise des connaissances
qu’elles sont censées évaluer. Pour beaucoup de parents, elles sont
déconnectées des apprentissages, ce qui est en contradiction avec la
perspective pédagogique des enseignants. La demande de ces der-
niers d’amélioration du travail et des résultats scolaires est souvent
traduite directement par les parents en termes d’« augmentation »
des notes. Les parents fixent un minimum à atteindre quand les
notes sont basses ou exigent qu’elles ne baissent pas quand ils les
jugent satisfaisantes. Toute baisse des notes ou de la moyenne, par-
fois même minime, est considérée comme une diminution de la ren-
tabilité ou du travail scolaires des enfants. Dans les familles popu-
laires, il n’est pas question de laisser l’enfant « faire l’expérience
de l’échec, de mauvais résultats » ainsi que nous le dira un père
ingénieur au cours d’une autre recherche. Il est vrai que la relative
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 143

assurance des classes supérieures quant à la scolarité de leurs


enfants à l’école primaire les autorise à davantage de souplesse.
Pour les familles populaires, la course d’obstacles que constitue la
scolarité commence tôt et la moindre défaillance peut être l’amorce
de difficultés qui, on le sait, tendent à être cumulatives.
Les parents sont donc très sensibles aux notes de leurs enfants et
cela les conduit à tenter d’agir directement sur les résultats sco-
laires. De plus, ils associent le plus souvent les mauvaises notes à
un manque de travail. De manière significative, un père emploie
d’ailleurs le mot « paie » à la place du mot « notes » pour parler des
résultats scolaires de son fils, sans que l’on sache s’il s’agit d’un
lapsus ou d’une métaphore. Il indique bien ainsi que les notes sont
perçues comme la récompense ou le salaire du travail effectué par
l’élève. Corrélant le travail des enfants et leurs résultats scolaires,
l’action des parents vise à inciter les enfants à davantage de travail
à l’école ou à sanctionner ce qu’ils considèrent comme une absence
d’efforts scolaires. La première modalité d’incitation réside dans
les récompenses et les promesses de récompenses afin que les notes
restent bonnes ou s’améliorent.
« Voilà, je fais du chantage [rires] ouais, ouais, je lui dis bon si tu as,
si tu fais pas des efforts tu n’auras pas d’cadeau d’anniversaire… »
(Père ouvrier électricien, mère aide-soignante, 3 enfants, de gros pro-
blèmes scolaires)
« Ah oui, je regarde qu’est-ce qu’y fait euh, je sais pas lire mais mais
j’vois les notes, c’est 7, 5 ou des machins comme ça, j’lui dis : “là tu
travailles pas bien hein, faut faire un effort” parce que l’année der-
nière, il a bien travaillé, j’l’ai acheté un vélo, alors y’a qu’ça pour les
enfants, t’sais, mais c’est un jour j’ai dit à mes enfants, moi pour la,
t’sais un jour, y’en a une qui double, ah ben, y couche pas à la maison,
y mange pas, à la cave, ben oui, mais si, si, si euh y double pas, y passe,
eh ben y peuvent demander j’achète quelque soge, n’importe quoi, ou
quelque soge, quelque soge qui l’aime bien, c’est tout… » (Père O.S.,
mère femme de ménage, 4 enfants avec une scolarité moyenne)

À l’inverse des récompenses, mais dans la même logique,


lorsque les parents ne sont pas satisfaits des résultats scolaires, ils
sanctionnent les enfants. La liste des sanctions est variée. Elles pas-
sent souvent par la suppression de jeux ou d’activités que les
enfants apprécient, la suppression fonctionnant alors comme une
sorte de récompense inversée.
« Bon c’est vrai que là les vacances qu’il a eues la semaine là il est pas
sorti du tout, j’lui ai dit : “tu m’as ramené un mauvais classement tu
mettras pas l’nez dehors”, en plus il faisait beau et tout il avait un p’tit
peu, il en avait gros sur la patate mais là le lundi quand il a repris
l’école il a dit : “bon ben maman j’te promets j’ferai mon possible de
travailler mieux” » (Mère personnel de service, sans emploi, séparée, 2
enfants, l’aîné a de grosses difficultés scolaires)
144 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

« M. O. : J’laisse tomber l’paiement là, je lui donne rien du tout.


Sociologue : Ah oui ?
M. O. : L’argent d’poche, tu vois.
Sociologue : Pas d’argent d’poche ?
M. O. : Non.
Sociologue : C’est la punition alors ?
M. O. : La punition. Pas télé. [rires]
Sociologue : Pas d’télé. Vous vous fâchez un peu alors ?
M. O. : Pas d’jeux.
Sociologue : Pas d’jeux.
M. O. : Y’a pas d’jeux, y’a pas d’télé… » (Père ouvrier spécialisé, 5
enfants avec des difficultés scolaires)
« J’vois pour 4 sur 10 en français, pendant plus d’un mois pas un seul
match de foot à la télé. Pas d’entraînement d’foot… C’est comme ça.
Tu rentres à la maison, tu bosses ton français. Bon ça été un p’tit peu
des pleurs mais j’ai pas cédé. [silence] J’ai pas crié, j’me suis pas éner-
vée, j’ai pas frappé comme y en a qui les attrapent ou… Quand j’ai vu
la note j’ai dit Éric on va s’asseoir tous les deux et on va s’expliquer.
“Qu’est-ce qui s’passe, c’est quoi ?”, “Maman l’français j’m’en fous”,
“tu t’en fous… Maman s’en fout pas. Tu tu t’fous pas l’foot, non ? pas
d’foot.” Voilà. Et à chaque fois qui y avait un truc qui parlait de foot à
la télé ou n’importe, fuit ! j’zappais ou j’éteignais la télévision carré-
ment. Et ça c’était une grosse punition pour lui. » (Mère O.S., père
chauffeur, divorcés, 2 enfants, de bons résultats scolaires)
Les réactions des parents sont parfois très vives à l’annonce des
résultats des enfants, cette « vivacité » conduisant quelques ensei-
gnants à accompagner les mauvaises notes de commentaires modé-
rateurs afin de limiter l’expression du courroux parental.
« M. M. : J’la fais sortir de, de l’ensemble de la famille, elle se met
dans un coin toute seule.
Sociologue : Comme, comme au piquet comme on dit à l’école, on
s’met au coin\
M. M. : \ah voilà, voilà elle elle va dans son coin… et elle euh elle
prend un cahier ou elle reste, elle fait c’qu’elle veut mais qu’elle
dégage… » (Père O.S., mère sans emploi, 4 enfants, de grosses diffi-
cultés scolaires)
« Sociologue : Et quand les notes euh, sont pas bonnes, quand elle a eu
des mauvais résultats, qu’est-ce que vous faites ?
Mme W. : Eh ben elle reçoit une fessée.
Sociologue : Elle reçoit une fessée.
Mme W. : Ah ben oui hein.
Sociologue : Et ça fait quoi ça, est-ce, est-ce qu’elle travaille mieux ?
Mme W. : Eh ben, si elle travaille mieux, lorsqu’on lui a donné une fes-
sée, elle apporte une note qui est meilleure que la précédente. Elle
connaît bien hein. » (Mère personnel de service sans emploi, séparée, 3
enfants, de gros problèmes de scolarité)
« Moi j’le j’l’engueule un peu, juste pour, j’vais pas, je vais pas l’frap-
per pour ça mais j’essaie de le… quelque chose que j’essaie il a au pro-
chain résultat je vois qu’ça… s’améliore. Ben, une fois qu’il a euh au-
dessous de la moy… 9, 8 moi j’gueule. J’vois de par euh quand j’fais
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 145

ça, ça augmente, ça… au moins ça vient 10 euh 11, 12. Des mauvaises
notes je gueule. Pas pour l’frapper ou pour euh mais jiste pour
essayer… que la prochaine fois ça s’ra pas le même résultat. » (Père
ouvrier chaudronnier, scolarité 2 ans de CAP, mère sans emploi, 5
enfants, scolarité moyenne)

Les corrections physiques et les cris déjà évoqués à propos des


relations d’autorité dans les familles populaires sont aussi la mani-
festation du souci des parents vis-à-vis de la scolarité et du senti-
ment d’atteinte à leur dignité qui accompagne la découverte de
mauvais résultats scolaires. Beaucoup de parents soulignent qu’il
leur est difficile de se contrôler parce qu’ils sont profondément
affectés par la moindre altération de la moyenne ou des notes. Les
modalités d’action des parents des familles populaires sur les résul-
tats scolaires de leurs enfants s’inscrivent dans ce que nous avons
indiqué à propos du mode populaire de socialisation. Avec les cris
et les corrections physiques, on est dans l’ordre des réactions
immédiates et contextualisées et non dans celui de l’action à long
terme sur le travail scolaire des enfants ou leur comportement à
l’école, sinon par la menace de nouvelles réactions violentes de la
part des parents en cas de récidive. En punissant, en corrigeant ou
en promettant des récompenses pour tenter d’améliorer les résultats
scolaires, les parents agissent de « l’extérieur ». Il s’agit d’exercer
une contrainte extérieure sur l’enfant pour obtenir qu’il améliore
ses prestations scolaires. Il n’y a pas là l’idée de transmettre des
dispositions au travail ou à l’étude, pas non plus l’idée d’une action
continue sur les apprentissages scolaires. On retrouve la logique de
l’action à court terme et dans l’instant qui s’oppose à l’idée d’une
action de tous les instants, d’une action sur le long terme qui pré-
vient les difficultés scolaires par la transmission de règles, par la
transmission de dispositions propices à l’apprentissage scolaire…
Cette logique est aussi au principe des comportements des parents
qui n’interviennent que lorsque les conséquences pratiques des pro-
blèmes scolaires apparaissent. Elle est particulièrement à l’œuvre
dans les cas limites, de parents qui ne tentent d’agir qu’au coup par
coup par des contraintes extérieures sur la scolarité des enfants,
mais ne participent guère à cette scolarité parce qu’ils ne s’en sen-
tent pas capables ou estiment que ce n’est pas de leur ressort. Bien
entendu, ce que nous venons de décrire n’est pas la seule manière
d’agir de tous les parents comme nous allons le voir. Nous indi-
quons simplement quelle est la logique dominante dans les familles
populaires, logique fort différente de la logique scolaire des ensei-
gnants qui attendent une action pédagogique de la part des parents,
une action sur les causes des difficultés scolaires des enfants, une
action qui vise à aider les enfants à mieux apprendre ou à dépasser
les blocages cognitifs qu’ils rencontrent.
146 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

2. Du suivi distant à la « sur-scolarisation » comme modalités


d’appropriation de la scolarité
Pour un grand nombre d’enseignants mais aussi de travailleurs
sociaux engagés dans la lutte contre l’« échec scolaire », les pra-
tiques des parents vis-à-vis de la scolarité de leurs enfants sont
insuffisantes ou inadéquates. Cette perception renvoie à l’expé-
rience concrète et quotidienne des enseignants dans les quartiers
habités par les familles les plus éloignées de l’univers scolaire,
enseignants qui vivent directement la contradiction entre les exi-
gences scolaires qui sont les leurs et les pratiques des familles
populaires. Ceci les conduit souvent à en déduire que les parents
se désintéressent de l’école ou qu’ils démissionnent de leurs res-
ponsabilités à l’égard de la scolarité des enfants. De notre côté,
nous avons souligné l’importance des attentes vis-à-vis de l’école
dans ces familles. Le décalage entre l’espoir que placent les
parents dans la scolarité de leurs enfants et l’impression de désin-
térêt éprouvée par les enseignants réside dans l’inadéquation des
pratiques des parents aux exigences scolaires. Confrontés à des
exigences scolaires auxquelles il leur est souvent difficile de
répondre adéquatement, les parents tentent de s’en saisir à partir
de leur logique propre et dans la limite de leur maîtrise, parfois
très faible ou inexistante, des apprentissages scolaires. On
observe ainsi de fortes différences de pratiques selon les compé-
tences que les parents s’attribuent et selon leur maîtrise effective
des savoirs scolaires. Pour les parents qui n’ont jamais ou très peu
été scolarisés, s’intéresser à la scolarité des enfants est une
gageure tant il leur manque les outils nécessaires non seulement
pour aider les enfants mais aussi pour comprendre le sens de ce
que les enfants font à l’école et pour l’école. Si les parents plus
scolarisés semblent plus aptes à suivre la scolarité, ils sont néan-
moins confrontés à des contradictions entre la logique de l’ap-
prentissage qui est la leur et les logiques pédagogiques des ensei-
gnants. En outre, ils ne sont pas à l’abri de difficultés
« techniques » pour aider les enfants à réaliser leur travail sco-
laire. Du point de vue des pratiques de suivi de la scolarité, les
familles populaires peuvent être situées entre deux pôles : à un
pôle, les familles dans lesquelles le suivi est faible, distant ou irré-
gulier ; à l’autre pôle, les familles dans lesquelles les parents met-
tent en œuvre des pratiques de sur-investissement de la scolarité.
Là encore, peu de familles sont complètement situées à un des
deux pôles, et il n’est pas rare que des familles conjuguent un
suivi irrégulier et des formes de sur-investissement. En outre, les
familles les moins dotées scolairement peuvent aussi tenter de
trouver des moyens d’aider leurs enfants malgré l’absence ou la
faiblesse de leurs compétences scolaires.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 147

a) Le suivi distant
Une partie des parents exercent donc un suivi distant de la scolarité
de leurs enfants. Ces parents adhèrent au jeu scolaire par nécessité
et par croyance à cette nécessité, mais participent assez peu de
manière effective à ce jeu. Ce suivi distant est bien sûr d’abord le
fait des parents les plus démunis sur le plan scolaire. Il correspond
aussi aux parents dont les pratiques socialisatrices sont les plus
éloignées du mode scolaire de socialisation, aux parents dont la
logique n’est pas celle d’une action systématique sur les enfants,
d’une action éducative comme « emprise totale »15, pas davantage
en ce qui concerne la scolarité que dans d’autres domaines.
Plusieurs éléments concourent à limiter le suivi de la scolarité
par les parents des familles populaires. Ce qui vient en premier à
l’esprit ce sont les difficultés proprement scolaires que les parents
rencontrent du fait de leur faible scolarisation. Il est pourtant
d’autres difficultés que les parents invoquent et qui sont souvent
peu prises au sérieux par les enseignants ayant tendance à considé-
rer qu’il s’agit là d’excuses peu justifiées de la « défaillance » des
parents. Nous voulons parler du manque de temps souligné par
quelques-uns des parents que nous avons interrogés. Les conditions
d’existence des familles populaires sont telles que la question du
temps disponible pour la scolarité des enfants est une question bien
réelle pour plusieurs familles :
« Ouais ouais des non enfin a des difficultés c’est-à-dire euh un peu
partout enfin comme y en a un nombre d’enfants, trois quatre cinq, on
travaille euh… pis moi comme moi je dois travailler les deux houit…
Alors je suis semaine du soir, j’les vois pas les enfants. » (Père O.S.,
mère sans profession, 5 enfants)
Le nombre élevé d’enfants dans une partie des familles entraîne
une multiplication des tâches pour les parents. De plus, les membres
des familles populaires qui travaillent ont souvent des conditions de
travail pénibles et une partie d’entre eux sont contraints d’accepter
des horaires peu accommodants, les obligeant à rentrer tard le soir.
Quelques pères ont des horaires postés, en « 2 x 8 » ou en « 3 x 8 »
et ne voient donc pas leurs enfants quotidiennement. Les mères
vivant seules avec leurs enfants sont particulièrement concernées
par ce problème. Plusieurs d’entre elles, femmes de ménage dans
des bureaux, ne regagnent leur domicile qu’à vingt heures ou vingt
et une heures chaque soir. Deux mères parlent d’horaires de travail
très irréguliers, dépendant complètement des fluctuations de l’acti-
vité de leur entreprise, empêchant toute planification de leur acti-
vité domestique et interdisant une présence régulière auprès de

15. G. Vincent, L’École primaire française, P.U.L., 1980, p. 31.


148 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

leurs enfants, le soir après l’école. On comprend que de telles


contraintes temporelles ne favorisent ni un suivi régulier du travail
scolaire, ni des dispositions à une prise en charge réglée et systé-
matique de la scolarité. Ces contraintes matérielles s’articulent et
s’ajoutent aux difficultés liées à la faible maîtrise des savoirs sco-
laires par les parents. Celles-ci reviennent sans cesse dans les pro-
pos des parents, y compris de ceux qui ont été scolarisés en France.
Elles sont d’autant plus considérables que les parents ont été moins
scolarisés et que les enfants avancent dans le cursus scolaire.
« Parce que le, le la dernière, la dernière euh… quand il… m’a am’né
son contrôle, ils ont dit : la plus faible d’l’école… La plus faible
d’l’école. Alors, et comme moi, j’ai pas rentré à l’école euh… y’a beau-
coup d’choses et maint’nant, c’est un peu moderne, c’est pas comme le
euh, en 52, quand j’ai rentré à l’école, y’a beaucoup d’choses que euh…
je savais pas comment… ça marche. Alors j’peux pas l’aider. (…) Ben
si, si je peux de euh, de de si je connais qu’chose j’les aide, mais si
j’connais pas, j’peux pas les aider si j’connais pas. Parce que moi j’ai
rentré pas euh, j’ai rentré pas beaucoup à l’école, j’ai rentré deux ans,
en 52. » (Père O.S., scolarisé deux ans, mère sans emploi, 6 enfants)
« Sociologue : Et en calcul, alors, peut-être pas au CP mais pour les,
pour les autres qui ont fait déjà tout leur primaire, c’est, ça vous pose
problème aussi, les opérations ?
Mme A. : Oui. Euh… non. Pas, pas, les, oui, mais bon, moi je fais à ma
façon. En fait ce qu’on fait les “moins”, c’est…
Sociologue : La soustraction ?
Mme A. : La soustraction, les “plus”, donc c’est le…
Sociologue : L’addition.
Mme A. : L’addition et donc les… [elle hésite] les multiplications.
Sociologue : Oui, oui. Oui.
Mme A. : Bon ça chais faire. Et la division.
Sociologue : oui ?
Mme A. : Euh, j’arrive à faire jusqu’à… deux chiffres hein. Pas trois
chiffres… [rires] Donc euh, non, ça va. Sami, bon c’est vrai que l’autre
j’arrive pas bien à l’aider, parce que il, ils font des mathématiques euh…
Sociologue : Modernes ?
Mme A. : Oui, alors moi je… “A+B+1” [rires] c’est non, rien. [rires] »
(Mère O.S., scolarisée jusqu’en début de CAP, père O.S., 3 enfants)
Ces difficultés conduisent une partie des parents à peu participer
à la scolarité de leurs enfants. Démunis devant les exercices sco-
laires, développant un sentiment d’impuissance, ces parents se sen-
tent « hors jeu » et sont convaincus qu’ils ne peuvent rien pour la
scolarité de leurs enfants ou que celle-ci ne peut relever de leur res-
ponsabilité. Quelques-uns évitent d’intervenir dans le travail sco-
laire de leurs enfants de peur de leur nuire.
« Et si j’la fais tromper ? J’préfère qu’elle fait toute seule ou, ou…
qu’on l’aide… mais moi… p’t-être j’la fais disputer après par le, le
maîtresse. » (Mère femme de ménage sans emploi, jamais scolarisée,
divorcée, 3 enfants)
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 149

« Sociologue : parce que vous, vous les aidez pas pour les devoirs ?
M. M. : non, parce que moi je suis, je suis pas sûr que si je les aidais,
je, je sais pas, je suis pas sûr que je peux les aider et si je pense que je
peux les aider, et pourtant je vas les écraser c’est pas bien [rires]. »
(Père O.S. au chômage, mère au chômage, 5 enfants)
Alors que les enseignants et les travailleurs sociaux ne cessent d’af-
firmer qu’il est indispensable que les parents interviennent dans la
scolarité de leurs enfants, une partie des parents les plus démunis
scolairement considèrent que leur intervention peut être préjudi-
ciable à leurs enfants. Autrement dit, la faible implication de cer-
tains parents dans la scolarité de leurs enfants aurait pour fonde-
ment leur souci de ne pas les desservir. Ceci n’est pas sans rappeler
les situations dans lesquelles des parents continuaient à parler
patois à leurs enfants pour éviter de leur transmettre de mauvaises
façons de parler le français car « ils avaient entendu dire qu’il valait
mieux l’apprendre comme il faut à l’école que de l’estropier à la
maison »16. Ce qui paraît paradoxal et incohérent du point de vue
des enseignants ne l’est pas du point de vue de parents qui savent
que leur maîtrise de la langue et des apprentissages scolaires est
insuffisante et que leurs propres enfants sont plus qualifiés qu’eux,
sous cet aspect.
« Et comment l’papa il euh, il cherche le le euh, le, leur gamin, j’peux,
j’peux euh, pas parce que, parce que ma fille, ma fille qu’elle a dix ans
peut-être elle a il a, six ans ou sept ans de plus que moi à l’école. Elle
connaît mieux que moi. Et comment tu veux que je, je peux montrer ?
Elle, elle est rentrée, beaucoup de temps plus qu’moi. Moi j’ai rentré
seul’ment deux ans. Elle, elle a rentré, depuis trois ans maint’nant elle
a… depuis on dirait quatre ans, euh, maint’nant, il a il a onze ans. Et
alors, elle est bien plus intelligent que moi, comment tu veux que j’le
peux montrer, y’a des choses que je connais pas et elle elle le connaît. »
(Père O.S., mère sans emploi, 6 enfants)
Intériorisant l’idée qu’ils n’ont pas une compétence spécifique
suffisante pour pouvoir aider leurs enfants, mesurant la distance qui
les sépare des exigences scolaires auxquelles leurs enfants doivent
faire face, quelques parents parmi les moins scolarisés en déduisent
qu’ils ne peuvent rien pour la scolarité de leurs enfants et que c’est à
ces derniers de faire des efforts pour prendre en charge leur scolarité.
« Parce que j’ai pas été l’école, qu’est-ce que j’vais dire ? J’ai j’ai ma
fille, hein, moi j’comprends pas, qu’est-ce que j’va faire lire ? hein ? Et
oui papa ça ça et puis passe, si vous êtes capables, vous, vous êtes bien.
Mais sinon, ben, si vous travaille, c’est pour vous autres, c’est pas pour
moi. Ben, vous êtes hein, bien habillés, mangez bien, et tout ça, vous
avez rien qui manque ! et il a qu’à faire ton travail. Mais si t’es réussi

16. M. Crubellier, L’Enfance et la jeunesse dans la société française. 1800-1950, Armand


Colin, 1979, p. 232.
150 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

pas qu’est-ce que tu veux he ? [silence] Ben oui, mais qu’est-ce que
j’dois faire ? hé ! J’ai pas appris et, lire en français et, et lire et écrire.
J’y arrive pas, et comment qu’j’va faire ? hé ? alors ? » (Père O.S. à la
retraite, n’a connu que brièvement l’« école arabe », mère sans emploi,
11 enfants avec de bonnes voire de très bonnes scolarités)
On ne peut dire que ce père se désintéresse de l’avenir de ses
enfants. En déclarant « vous avez rien qui manque », il indique que sa
contribution la plus importante au devenir de ses enfants est d’assurer
des conditions correctes d’existence afin qu’ils puissent de leur côté
« faire leur travail », c’est-à-dire travailler correctement à l’école.
C’est d’ailleurs le même discours que tient le père d’Azouz Begag :
Je préfère que vous travailliez à l’école. Moi je vais à l’usine pour vous,
je me crèverai s’il le faut mais je ne veux pas que vous soyez ce que je
suis, un pauvre travailleur.17
On rencontre ici le rapport des hommes à leur paternité évoqué par
Olivier Schwartz :
Le travail constitue à leurs yeux l’accomplissement par excellence de
leur rôle de pères ; c’est là qu’ils s’acquittent de la fonction tutélaire qui
leur incombe en tant que tels à l’égard de leurs enfants ; c’est par là qu’ils
estiment acquérir leurs titres de légitimité paternelle. Travailler, c’est
gagner sa vie ; et gagner sa vie, c’est assurer la subsistance des enfants.18
Ajoutons, pour les cas qui nous concernent, que c’est aussi leur
assurer des conditions de vie suffisantes pour qu’ils puissent se
consacrer à leur scolarité, selon une sorte de division du travail sur
le modèle suivant : au père, le travail qui nourrit la famille, aux
enfants, le travail à l’école.
Les sentiments d’impuissance et d’incompétence en matière
d’apprentissages scolaires, conjugués à l’importance prioritaire
accordée aux conséquences sociales de la scolarité, concourent à
limiter le suivi direct de la scolarité, y compris dans ses modalités
en apparence les plus simples ou les plus accessibles, aux yeux des
enseignants. Le suivi distant ainsi développé recouvre diverses
expressions : les parents regardent très irrégulièrement les travaux
des élèves ; ils signent les cahiers sans les examiner, persuadés par-
fois qu’en apposant leur signature ils répondent aux attentes des
enseignants ; d’autres se demandent à quoi sert de feuilleter les
cahiers s’ils n’y comprennent rien ; d’autres encore ne manifestent
leur intérêt qu’au moment des résultats mensuels ou trimestriels…

b) Et pourtant ils tentent d’apporter un soutien indirect…


Seul un petit nombre de parents sont dans ces situations limites où
le suivi concret de la scolarité est réduit au minimum. Cela n’est

17. A. Begag, Le Gone du Chaâba, Le Seuil, 1986, p. 22.


18. O. Schwartz, Le Monde privé des ouvriers, P.U.F., 1990, p. 410-411.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 151

d’ailleurs pas contradictoire avec l’existence d’attentes vis-à-vis de


la scolarité de leurs enfants, attentes qui apparaissent dans la satis-
faction manifestée quand les résultats scolaires sont bons, dans la
colère et les sanctions quand ils sont mauvais ou quand l’enfant
redouble ou lorsqu’en grandissant, celui-ci est « orienté » vers les
voies réservées aux réfractaires aux apprentissages scolaires. En
outre, si les parents ne suivent pas eux-mêmes et directement la
scolarité, ils tentent pourtant de mobiliser et d’utiliser diverses
aides pour leurs enfants. Nous avons été surpris du nombre impor-
tant de familles dans lesquelles sont mobilisées des personnes exté-
rieures à la famille restreinte pour aider au travail scolaire ou pour
assister les parents dans leurs tentatives de comprendre la scolarité
de leurs enfants. Dans les familles ayant plusieurs enfants, ce sont
souvent les aînés qui assurent une aide aux plus jeunes et parfois se
chargent de l’essentiel du suivi de la scolarité. Dans plusieurs
familles, les parents ont aussi recours aux collatéraux qui ont été
davantage scolarisés. Parfois, les voisins ou même les collègues de
travail sont également mis à contribution.
« Mme A. : Pas moi. Là c’est pas moi qui l’a aidé c’est ma sœur. J’ai
ma sœur qui vient euh, une ou deux fois par semaine, elle regarde…
Sociologue : Elle vient l’aider, la… ?
Mme A. : Elle a, elle a euh, elle téléphone quand elle peut v’nir, j’m’en
sors pas.
Sociologue : Parce qu’elle, elle est allée plus longtemps qu’vous à
l’école ?
Mme A. : Oui. Ben oui, elle est rentrée à l’âge de neuf ans en France
et puis elle a fait toutes ses études ici euh, donc elle a, elle a été en, elle
a fait la, la dactylo, sténo-dactylo. Voilà, donc elle a fait beaucoup
d’anglais euh, donc elle l’aide beaucoup pour l’anglais. Et puis même
le français, enfin tout hein. » (Mère O.S., scolarisée jusqu’en début de
CAP, père O.S., 3 enfants)
« Pour l’instant j’ai trouvé un copain, il a, il a la, si tu veux, il est… il
a passé l’bac. Il aide ma fille, et pour c’lui qui euh… il a huit ans, pas
encore, il a y’a pas d’problème pour l’instant. Il a pas d’problème.
Parce que le le type là, il travaille avec moi, c’est un… euh, un type,
qui j’le connais depuis longtemps, il était bien sympa, il vient tous les
samedis. » (Père O.S., scolarisé 2 ans à « l’école arabe », mère sans
emploi, 6 enfants)
« Quand ils sont euh… au C euh… en primaire, je passe par les voisins.
J’en ai ma voisine, c’est des jeunes, des fois, j’passe, s’il vous plaît euh,
un jour ça va être, je vais le faire rentrer et vous pouvez m’expliquer, il
explique. J’demande par ma voisine, des choses, il me dit : oui, oui, pas
d’problèmes, comme euh, euh, la son mari et ben elle l’explique. Pas de
problème. » (Mère sans emploi, scolarisée jusqu’au collège, père O.S.,
5 enfants)
C’est la même logique, consistant à trouver des appuis et une
assistance en dehors de la famille restreinte, qui est au principe de
l’utilisation des actions « péri-scolaires » d’aide à la scolarité mises
152 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

en place par les travailleurs sociaux, les parents attendant d’abord


une aide efficace pour la scolarité de leurs enfants. Ces recherches
d’aides extérieures multiples confirment qu’il existe bien un souci
de la scolarité et des résultats scolaires, que les parents, loin d’être
indifférents ou même passifs, tentent d’utiliser les ressources dis-
ponibles dans leur univers social.
Une autre manière pour les parents des familles populaires d’es-
sayer de contribuer à la « réussite scolaire » de leurs enfants réside
dans l’achat d’outils coûteux censés favoriser l’acquisition des
savoirs scolaires. Outre l’achat assez fréquent de dictionnaires pour
les enfants, de nombreux parents investissent des sommes considé-
rables (eu égard à leur budget) dans des encyclopédies ou dans des
cassettes « éducatives ».
« Sociologue : Elle a des livres à elle ?
Mme D. : Ah oui… j’les ai payés huit mille neuf, hein.
Sociologue : Ah oui ?
Mme D. : J’en ai pour deux, deux millions pour elle, j’ai pris deux hein.
Et c’est des beaux livres, Bordas en plus. Si Caroline, aime. Mais elle
arrive, c’est trop dur pour elle, mais elle arrive quand même. Des fois,
elle trouve tous ses mots d’ve… des fois, parce que là j’les ai rangés,
des fois comme y’a des questions quand il les pose le maître, j’ai ach’té
même des cassettes vidéo de euh, vous savez pour la terre, la terre.
Toute la, la terre du monde. Elle en a… huit volumes, j’lui ai ach’té ça.
J’les mets dans la vidéo, elle écoute. La planète et tout, comme ça,
parce qu’elle me dit des fois, maman, le maître il m’demande, chais pas
quoi faire. Chais pas quoi lui répondre, j’lui ai mis la cassette, elle
enregistre dans sa tête.
Sociologue : D’accord. Donc elle a, elle a une encyclopédie\
Mme D. : \ah oui. Oui, elle a des livres là, que j’ai achetés cette année
encore euh, des livres euh, pour apprendre le français et l’anglais. Et
les mots. Trouver les mots à l’école même, qu’est-ce que, c’qu’elle va
apprendre à l’école, elle le trouve dans l’livre. J’l’ai aidée un p’tit peu
avec ça hein. Alors de, d’temps en temps, elle le prend, elle regarde
dans sa, elle rentre dans sa chambre, elle regarde. » (Mère femme de
ménage sans emploi, divorcée, 3 enfants)
Plusieurs parents tiendront à nous montrer les ouvrages chère-
ment acquis, insistant sur leur prix et soulignant que ces investisse-
ments ont pour objectif d’aider les enfants dans leur scolarité. Ces
investissements semblent fonctionner comme preuve de l’attention
qu’ils portent à leurs enfants et à leur scolarité. D’autres auteurs
montrent l’importance de l’engagement financier des parents dans
de nombreuses familles populaires19. De telles pratiques étaient déjà
notées dans une étude anglaise des années soixante sur des familles
ouvrières ayant des enfants en « réussite scolaire » :

19. Cf. D. Glasman et G. Collonges, École et travail social, Rapport pour la M.I.R.E., avril
1992, p. 90.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 153

Plus d’un parent ambitieux, ayant un peu d’argent à dépenser et grisé


par le succès de son enfant, furent persuadés par quelques vendeurs à
domicile d’acheter à crédit des encyclopédies coûteuses. Nombre de
ces volumes demeurent inutilisés, d’autres ont été vendus à moitié prix
il y a plusieurs années.20
Les auteurs désignent ici une des caractéristiques fréquentes du
rapport à ces instruments achetés pour la scolarité dans les familles
populaires. Le plus souvent, les « belles collections », les encyclo-
pédies, les cassettes, constituent en fait un « patrimoine culturel
mort »21. Ouvrages, cassettes ou ordinateurs ne sont pas utilisés ou
très peu, insuffisamment pour avoir un quelconque effet sur la sco-
larité des enfants. Dans certains cas, les livres sont soigneusement
rangés dans une bibliothèque mais inaccessibles aux enfants.
« Sociologue : Et vous avez un dictionnaire ou une encyclopédie à la
maison ou\
Mme D. : \non juste l’encyclopédie donc euh que j’vous ai parlé là de
mon fils que j’avais ach’tée… Y vont sûrement s’faire pour les deux on
verra bien.
Sociologue : Mm. Et il s’en sert ?
Mme D. : Euh pas pour l’moment. Non il est trop destructeur y, disons
sa sœur elle a tendance à lui arracher des mains alors j’y tiens pas
que… qui m’les abîment, pour l’moment il a il est trop… trop destruc-
teur, il est trop tête en l’air. Donc je lui, que j’lui mette le les livres sur
dans les mains quoi, non. » (Mère ouvrière sans emploi, père chauffeur,
2 enfants)
Les livres sacralisés comme beaux livres, comme objets coûteux
et qui ne doivent pas être souillés ou abîmés, sont exclus d’un usage
courant qui permettrait l’appropriation de leur contenu. La légiti-
mité que les parents reconnaissent au « savoir » et à la « culture »
que renferment de tels livres ne donnent pas aux membres de la
famille les dispositions à une utilisation « cultivée » et surtout sco-
laire des ouvrages. Une partie des parents déplorent que leurs
enfants ne tirent pas davantage profit des outils qu’ils ont achetés à
leur intention, ignorant que la possession d’instruments de
« savoir » ou de « culture » est sans efficacité si elle n’est pas
accompagnée de la transmission des dispositions à s’en servir et à
acquérir les savoirs qu’ils contiennent.

c) Des parents qui « sur-investissent »


Des sanctions en cas de mauvais résultats scolaires à l’achat d’ob-
jets coûteux, en passant par la recherche d’aides extérieures, les
parents des familles populaires essaient d’agir sur la scolarité de

20. B. Jackson and D. Marsden, Education and the Working Class, Penguin Books, 1966,
p. 101. (Notre traduction).
21. B. Lahire, Tableaux de familles, Hautes études/Gallimard/Le Seuil, 1995, p. 277.
154 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

leurs enfants avec l’espoir que ceux-ci pourront tirer un profit


social de leur passage à l’école. Si les parents les plus démunis sur
le plan scolaire peuvent rarement intervenir eux-mêmes dans le
travail scolaire, d’autres parents, plus scolarisés, tentent de parti-
ciper directement aux apprentissages scolaires. Cela conduit une
partie d’entre eux à multiplier les pratiques visant à faire travailler
davantage les enfants. On observe ainsi la mise en œuvre de pra-
tiques qu’on pourrait appeler des pratiques de « sur-scolari-
sation » si ces pratiques n’étaient pas fréquemment contradic-
toires avec les exigences de l’école et les attentes des enseignants.
Les pratiques de « sur-scolarisation » sont la traduction, dans
l’ordre des logiques populaires, de l’exigence scolaire de suivi de
la scolarité par les parents. Les parents qui se reconnaissent
quelques compétences à aider leurs enfants, à participer à leur tra-
vail scolaire et qui craignent le moindre faux pas de leurs enfants
à l’école, redoublent d’exigences à l’égard du travail scolaire et
ajoutent fréquemment du travail supplémentaire aux devoirs don-
nés par les instituteurs. Ces pratiques sont tout d’abord visibles
dans la participation des parents au travail quotidien des enfants.
Plusieurs recherches montrent que c’est dans les familles popu-
laires que l’on trouve les temps les plus longs pour les devoirs à
la maison22. Cette caractéristique doit être reliée aux difficultés
scolaires plus fréquentes pour les enfants d’ouvriers mais elle est
due également au sur-investissement d’une partie des parents
dans le travail scolaire et à leur « sur-exigence » quant à la qua-
lité de ce travail. Ainsi, nombre de parents travaillent autant que
leurs enfants à l’occasion des devoirs, comme en témoigne cette
remarque d’un ouvrier dont la fille passe deux heures à ses
devoirs chaque soir :
« Ce n’est pas lui [l’instituteur] qui se tape les devoirs. C’est facile de
donner des devoirs, mais c’est nous qui y passons des heures… »
« Voilà. Alors y fallait qu’on trouve tous les noms d’fleuves qui pas-
saient dans la Vosges et tous les copier donc on a pris euh deux heures
et on a pris euh les bouquins pour rechercher ensemble. On est resté
plus d’deux heures à travailler là-d’ssus, tous les deux. » (Mère O.S.,
père chauffeur, divorcés, 2 enfants)
« Ben quand elle a de la grammaire et tout… L’autre jour, elle avait de
l’analyse, nature et fonction, moi j’en avais oublié pas mal… (…) On
ressort le livre mais ça elle le fera pas toute seule, on ressort le Bled,
là il me manquait un, c’était un… adjectif de couleur et tout, j’savais
plus sa fonction, donc il a fallu reprendre le Bled, chercher, ben ça elle
le fait pas toute seule. (…) Moi j’vous dis : les devoirs autant qu’elle ! »
(Mère femme de ménage, père ouvrier, 2 enfants)

22. Cf. par exemple C. Montandon, « L’École dans la vie des familles, » Cahier du service de
la recherche sociologique de Genève, n° 32, 1991.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 155

La certitude que les enfants ne peuvent « s’en tirer » seuls face


aux exercices scolaires, aux leçons, aux enquêtes… imposés par les
enseignants, mais aussi la crainte du moindre échec et l’importance
accordée aux résultats quotidiens, conduit ici les parents à laisser
très peu d’autonomie à leurs enfants dans la réalisation du travail
scolaire. Les devoirs sont parfois « faits » autant par les parents que
par les enfants. Quelques parents disent qu’ils finissent par donner
eux-mêmes la solution à leurs enfants :
« Ou j’essaye bon, j’lui explique, s’il ne comprend pas, ça m’arrive de
lui donner la solution, [rires] de lui expliquer la solution, si je vois
qu’vraiment qu’il sait pas faire la question, et puis ça m’arrive des f,
des fois de n’pas comprendre certaines questions, hein, de euh…
n’ayons pas honte d’la dire hein [rires]. » (Mère femme de ménage,
divorcée, 1 enfant)
Au cours d’un entretien, une mère nous avoue qu’il lui est arrivé de
rédiger elle-même la rédaction de son fils. Lorsqu’ils évoquent ces
faits, les parents expriment toujours une sorte de culpabilité en
disant ou en laissant entendre qu’ils savent bien que les enseignants
ne sont pas d’accord avec de telles pratiques ou qu’il serait peut-
être plus profitable de laisser les enfants trouver les réponses eux-
mêmes. Pourtant, il leur est difficile de se résoudre à laisser leurs
enfants retourner en classe sans avoir fait tous leurs devoirs ou avec
un travail insatisfaisant à leurs yeux. De plus, laisser l’enfant effec-
tuer son travail à sa guise, c’est prendre le risque que les devoirs ne
soient pas faits ou qu’ils soient bâclés. Les tentatives d’autonomie
conduisant à une baisse des résultats scolaires ou à une réalisation
moins soigneuse du travail scolaire incitent les parents à ne pas
lâcher la pression sur les devoirs et les leçons.
« Mme D. : Bon je fais en sorte, bon c’est p’t-être pas… bon on me dit
que j’ai tort aussi de faire comme ça, bon je fais en sorte que le soir
y’ait pas de repas à préparer, donc je le prépare avant et tout de façon
à ce que je sois là assise parce qu’il ne faut pas compter non plus que
je me balade dans la maison, là ça ne marche pas. Il faut que je sois
assise la gosse en face et qu’on travaille.
Sociologue : Et pourquoi on vous dit que vous avez tort ?
Mme D. : Ben parce qu’il me dit bon il me dit de toute façon elle arri-
vera jamais à travailler toute seule et tout ça…
Sociologue : Le maître ?
Mme D. : Le maître me dit qu’elle devrait travailler toute seule. J’ai
fait l’expérience donc la deuxième partie de cette année, là de octobre
à décembre, ça été catastrophique. » (Mère femme de ménage, père
ouvrier, 2 enfants)
On retrouve là un thème récurrent dans les propos des parents
des familles populaires. Les enfants n’accomplissent leurs devoirs
(à tous les sens du terme) que si l’on « est derrière », c’est-à-dire si
on les surveille et si on les contraint. L’expression « il faut être der-
156 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

rière » pour que l’enfant remplisse ses devoirs scolaires revient


dans de nombreux discours, y compris de parents qui ne participent
pas ou très peu au travail scolaire, ces derniers considérant alors
que c’est aux enseignants (ou aux travailleurs sociaux dans le cas
de l’« aide aux devoirs ») d’« être derrière » et d’assurer cette
contrainte extérieure qui seule peut garantir que les enfants tra-
vaillent.
« Si j’la laisse par exemple là une semaine, j’chuis pas derrière elle,
ben elle fera rien du tout quoi. Elle me, elle laisserait tomber, elle fait
oui, ma mère n’est pas derrière, bon j’fais rien. Alors carrément,
j’chuis derrière. » (Mère célibataire, au chômage, sans qualification, 1
enfant)
« C’est ça faut travailler, c’est pas moi qui doit travailler c’est lui qui
doit travailler [rires] donc y faut que j’le pousse oui… Faut qu’on soit
derrière. » (Père ouvrier électricien, mère aide-soignante, 3 enfants)
La logique de sur-investissement de ces familles apparaît aussi
dans les exigences que les parents imposent quant au travail sco-
laire. Pour eux, les devoirs doivent être parfaits quand leur enfant
retourne en classe. Des devoirs « bien faits », ce sont des réponses
justes aux exercices mais c’est aussi, et peut-être surtout, un travail
propre, soigné, bien présenté. La qualité de la calligraphie, le soin
apporté à la présentation sont des catégories d’appréciation cen-
trales pour les parents. On peut penser qu’un certain nombre
d’entre eux reproduisent ici à la fois des catégories d’appréciation
qu’ils ont rencontrées lors de leur propre scolarité primaire et à la
fois les catégories de perception de ce qu’est un travail bien fait
dans le monde ouvrier. En outre, la propreté du travail réalisé est
sans doute l’élément le plus immédiatement contrôlable pour des
parents qui ne maîtrisent pas toujours bien la logique des exercices
scolaires, en même temps qu’un indice de l’application des enfants
dans leur travail scolaire. Enfin, à travers les devoirs, c’est toujours
une image de la famille qui est véhiculée, et il y a quelque chose de
l’ordre de la défense ou de la protection de la dignité familiale dans
le souci de perfection que les parents manifestent devant nous. Quoi
qu’il en soit, dans de nombreuses familles populaires, les enfants
sont contraints de refaire plusieurs fois leurs devoirs, de les recom-
mencer jusqu’à ce que le travail soit correct aux yeux des parents,
maints parents n’hésitant pas à déchirer les feuilles pour obliger
leur enfant à reprendre son travail.
« Sociologue : Et qu’si, si c’est pas bien fait, qu’est-ce que vous faites ?
Mme B. : Ben, j’lui fais refaire.
Sociologue : Vous lui faites refaire ? Plusieurs fois ou ?
Mme B. :Toujours jusqu’à c’que ce soit bien fait.
Sociologue : Jusqu’à c’que ce soit bien fait.
Mme B. : Ouais.
Sociologue : Et ça arrive souvent ?
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 157

Mme B. : Ouais, assez souvent. » (Mère ouvrière sans emploi, divor-


cée, 2 enfants)
« C’est pas bien, même ici euh… c’est pas qu’c’est pas bien. Des fois
elle écrit faux, c’est pas juste. J’lui explique, des fois je déchire la
feuille. Et ben j’lui explique comme ça elle recommence encore euh… »
(Mère sans emploi, père O.S., 5 enfants)
Les parents ont ainsi parfois des exigences supérieures à celles
des enseignants qui regrettent que les enfants n’aient pas davantage
d’autonomie dans la réalisation de leur travail scolaire et qui
condamnent les pratiques consistant à faire recommencer les
devoirs jusqu’à ce que les parents jugent le résultat convenable. Les
exigences des parents apparaissent aussi lorsqu’ils imposent du tra-
vail supplémentaire aux enfants. Pour beaucoup de parents, seul
l’accroissement du travail scolaire peut permettre aux enfants d’ac-
quérir les savoirs et de ne pas les oublier. Leurs pratiques consistent
souvent alors à ajouter d’autres exercices scolaires à ceux que les
enseignants donnent aux enfants, que ce soit pour tenter de pallier
aux difficultés scolaires ou dans le but d’éviter que les savoirs
acquis ne soient oubliés. Dans de nombreuses familles, les parents
essaient de faire travailler scolairement leurs enfants pendant les
vacances, surtout lorsqu’ils considèrent que les enseignants ne don-
nent pas suffisamment de devoirs. Les mères font faire des dictées
ou des opérations ; fréquemment pendant l’été, des cahiers de
vacances sont achetés afin que les enfants entretiennent leur pré-
cieux savoir, mais la plupart des parents semblent avoir bien du mal
à obtenir que ces cahiers soient complètement exploités. Une partie
de ces parents essaient d’anticiper les apprentissages de l’école en
espérant ainsi que leurs enfants auront moins de difficultés à les
acquérir.
« Ben c’est simple, moi j’achète euh les cahiers Nathan, qu’ils vendent
un peu partout maint’nant, enfin je l’prends à la presse là, je l’achète
là-bas et puis bon, dès que j’ai, le soir bon je regarde déjà c’qu’elle a,
qu’elle avait déjà, si par exemple elle a un D, son, sur son cahier, je
recopie moi-même l’exercice, et je lui refais faire le lendemain. Et je lui
refais faire exactement deux fois. Bon, le soir, bon c’est vrai qu’ses
devoirs après elle est fatiguée, bon, le week-end, déjà le week-end, elle
prend son cahier Nathan et elle fait des exercices dessus. Après mon
frère il le corrige. Si ça va pas, il lui refait faire. Pour que ça lui rentre
bien en tête. Ouais, c’est comme ça qu’on, qu’on s’organise avec mon
frère, le plus jeune. (…) Et puis le week-end où j’la fais travailler un
peu plus, ouais, enfin même pour les vacances. Quand y’a des vacances
scolaires, faut qu’elle travaille à la maison ses devoirs. » (Mère céli-
bataire, au chômage, sans qualification, 1 enfant)
« M. M. : Et ben moi je, j’la fais travailler sur les points qu’elle arrive pas.
Sociologue : Vous la, vous la r’prenez quoi.
M. M. : j’la reprends dans les points qu’elle arrive pas. Ben c’est ça,
faut, si c’est complémentaire, faut qu’ça soit complémentaire dans
158 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

c’sens-là. Faut pas qu’ça soit… faut pas qu’elle apprenne quelque
chose qu’elle sait déjà. C’est inutile pour elle. Et nous on perd notre
temps. Euh… faut pas qu’ce soit comme ça. Pour l’enseignement.
Sociologue : Donc vous r’gardez les, les endroits où ça a pas bien\
M. M. : \voilà, oui\
Sociologue : \marché\
M. M. : \voilà, c’est pour ça que, j’lui refais faire souvent. Mais euh…
les sons, souvent on revient, c’est-à-dire qu’la méthode, que, enfin si on
peut appeler ça méthode, euh, on voit plusieurs euh… associations de
voyelles, de consonnes, et après on fait une révision. Deux trois quatre
leçons, paf, on r’vient d’ssus, pour qu’ça rentre bien quoi. C’est plus
euh… plus approfondi. » (Père ouvrier menuisier, mère sans emploi,
4 enfants)
Les pratiques de « sur-scolarisation » dans les familles popu-
laires ont ainsi pour principe la multiplication du travail scolaire et
l’exercice d’une contrainte plus ou moins stricte sur l’enfant pour
l’obliger à accroître ou maintenir ses connaissances. Elles ne relè-
vent pas principalement d’une transmission de dispositions aux
apprentissages scolaires, à l’investissement scolaire… Elles sont
une modalité de l’appropriation de la scolarité par les parents et
procèdent d’une transposition des impératifs scolaires dans les
termes de la logique populaire. Le sens de cette transposition est
particulièrement clair dans les pratiques de cette famille que nous
avons pu connaître à la fois par l’observation directe et par des
entretiens avec les parents et les travailleurs sociaux. Il s’agit d’une
famille dont les enfants connaissent tous plus ou moins des diffi-
cultés à l’école et dont les parents semblent n’apporter aucune aide
au travail scolaire de leurs enfants. Les travailleurs sociaux inter-
viennent dans la famille et finissent par convaincre « le père qu’il
doit essayer d’aider, de soutenir ses enfants dans leur scolarité »,
surtout les plus jeunes. Celui-ci traduit ces incitations dans sa
propre logique. Il achète des cahiers et contraint un de ses fils qui
connaît de grosses difficultés à calligraphier des pages entières de
lettres, repoussant l’heure de repas du soir pour son fils et pour lui-
même jusqu’au moment où les longs exercices imposés sont enfin
terminés. Le père traduit ainsi les prescriptions des travailleurs
sociaux par une action coercitive contraire à leurs attentes. Il est
pourtant convaincu de remplir son rôle de père, de se conformer
aux exigences de l’école et d’œuvrer pour l’amélioration de la sco-
larité de son fils ; la fierté avec laquelle il nous montre les pages
remplies par son fils ne laisse aucun doute à ce sujet.

d) Suivi distant et « sur-scolarisation » : deux réponses inadé-


quates aux attentes de l’école
On touche là à une des contradictions essentielles entre les familles
populaires et les agents de scolarisation. Les pratiques familiales
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 159

vis-à-vis de la scolarité sont toujours des manières de s’approprier


la situation scolaire que les parents ne peuvent contourner. Les
modalités de cette appropriation entrent en contradiction avec les
attentes et les souhaits des enseignants et des travailleurs sociaux.
La participation d’une partie des parents est jugée insuffisante,
mais lorsqu’ils s’impliquent davantage dans la scolarité de leurs
enfants, ils le font selon des modalités non conformes aux
méthodes et aux principes pédagogiques. Ainsi, les pratiques de
« sur-scolarisation » sont contraires à la logique pédagogique d’au-
jourd’hui qui suppose l’apprentissage de l’autonomie dans le travail
scolaire et par là dans la vie sociale. Pour les enseignants, les
parents, qui méconnaissent l’autonomie encadrée qu’ils préconi-
sent, oscillent entre le laxisme et l’excès de contrainte en matière
de scolarité, tombant ainsi de Charybde en Scylla. Dès lors, le mal-
entendu est souvent grand entre les parents et les enseignants. De
nombreux parents ne peuvent comprendre les remarques et les cri-
tiques des enseignants qui leur reprochent les trop grandes
contraintes qu’ils font peser sur le travail scolaire de leurs enfants,
car ils sont convaincus de faire tout leur possible pour la scolarité
de leurs enfants. De la même manière, ils ne comprennent pas que
les résultats scolaires ne s’améliorent pas malgré l’accumulation
des exercices « scolaires » à la maison et quelques-uns s’interrogent
alors sur la qualité pédagogique des enseignants. De leur côté, les
enseignants sont conduits à déplorer l’inadéquation des pratiques
familiales avec les impératifs scolaires. Des parents qui « démis-
sionnent » ou qui « se désintéressent » de la scolarisation de leurs
enfants à ceux qui « en font trop », qui utilisent leurs propres
méthodes souvent contraires aux méthodes de l’enseignant, à ceux
qui communiquent leur propre angoisse à leurs enfants et de cette
façon les « paniquent », la liste est longue des difficultés que les
enseignants déclarent rencontrer avec les familles populaires.
« Bon je parlais des opérations, ça peut être lire une page ou bien lui
consacrer une demi-heure parce que y’a des familles qui consacrent un
temps fou à les faire travailler comme des dingues, hein. Complètement
à côté de leurs pompes, hein, bon. Alors, “j’ai pris tel livre à la biblio-
thèque qu’on est en train d’installer, donc tout petit livre avec quatre
phrases eh bien l’enfant va vous raconter l’histoire. Vous le lirez et puis
l’enfant va vous raconter l’histoire.” Je pense que la demi-heure elle
sera mieux utilisée comme ça qu’à la bourrer de dictées. “Chez moi il
fait zéro faute tandis que chez vous il en fait dix, je comprends pas.”
(…) Moi j’ai vu des gamins complètement bloqués parce que il était…
à l’école on arrivait, j’arrivais à le mettre en situation de réussite par
rapport à ce qu’il était capable de faire et il reprenait un petit peu
confiance en lui et il était systématiquement tous les soirs démoli par la
mère qui disait : “tu vois, tu fais encore dix fautes à ta dictée, tu pas-
seras pas en sixième et tu vois t’arrives pas encore à faire un problème,
or ce problème-là ton frère qui a six ans il le fait déjà.” Je sais bien que
160 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

je dois avoir une pression sur mes gamins mais quand même de temps
en temps je me remets en question tandis que dans ces familles-là le
gros risque c’est que on se remet pas en question et que c’est pour le
bien de l’enfant alors que c’est pour, c’est pour soi, hein. “Vraiment
j’ai fait le maximum pour qu’il rentre en sixième.” Alors que le maxi-
mum il s’est traduit par le maximum pour qu’il soit en difficultés pour
rentrer en sixième. » (Instituteur CM2, 25 ans d’ancienneté)
Les actions d’aide à la scolarité mises en place par les tra-
vailleurs sociaux n’échappent pas à ces situations paradoxales dans
lesquelles les parents montrent tout l’intérêt qu’ils portent à la sco-
larité de leurs enfants et tentent de se conformer aux attentes sco-
laires mais ne parviennent cependant pas à répondre adéquatement
aux souhaits des agents de scolarisation. Ainsi, les animateurs
d’une action d’aide à la lecture destinée aux élèves de cours prépa-
ratoire se sont donné comme objectif d’impliquer les parents dans
cette action et dans le travail scolaire en intervenant au domicile
des familles. Ils sont confrontés soit à des parents qui continuent à
vaquer à leurs occupations habituelles, soit à des parents qui accep-
tent de « jouer le jeu », mais cette fois les animateurs en viennent à
regretter leur omniprésence.
« Oui donc, y’a eu une famille où euh y’avait beaucoup de passage, de
mouvement autour. Alors les parents, ils arrivent, ils, ils viennent pour
encourager les enfants, enfin bon, y’a tout un tas de, d’échanges
comme ça, ce qui fait que l’enfant, bon suivant les parents, là dans cette
famille-là notamment, euh les parents intervenaient régulièrement,
pour ne pas dire très régulièrement, pour ne pas dire souvent quoi. Et
euh ce qui fait que au départ ça été un peu, ça été un peu difficile pour
la fille qui travaillait… (…) Alors ben, c’est justement essayer de régu-
ler cette pression-là pour que, ben l’enfant il arrive à, à se prendre en
charge sans sentir que ben derrière, on lui donne des coups de pieds au
derrière quoi… Donc c’est vrai que y’a un moment où ben il faut quand
même que l’enfant il puisse penser tout seul sans qu’on soit derrière lui
quoi. » (Animateur « aide à la lecture »)
On voit que la confrontation des logiques scolaires et des
logiques populaires conduit à des situations complexes, qui ne lais-
sent d’embarrasser enseignants et travailleurs sociaux. Au moment
où ils croient avoir obtenu la collaboration tant attendue des parents
à la scolarité des enfants, ils s’aperçoivent que celle-ci ne se produit
pas selon des modalités toujours compatibles avec leurs principes
pédagogiques. Les parents ne paraissant à leurs yeux que pouvoir
passer d’un extrême à l’autre, les pratiques des familles populaires
ne leur semblent que plus incohérentes, ce qui produit chez nombre
d’enseignants le sentiment d’une incompréhension irréductible et
rédhibitoire de leurs attentes et des impératifs de la scolarisation.
Du côté des parents des familles populaires, la voie est étroite pour
tenter de contribuer positivement à la scolarité de leurs enfants et de
se conformer aux demandes des enseignants. Ils semblent condam-
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 161

nés à être accusés de ne pas s’occuper suffisamment de leurs


enfants, de « démissionner » ou de se désintéresser de l’école ou, à
l’inverse, d’en faire trop, de faire subir une pression trop importante
à leurs enfants, de les accabler de travail inutile et d’exigences
outrancières et de plus, en en faisant trop, de faire mal, de nuire
encore à la scolarité de leurs enfants.

III – P RATIQUES PÉDAGOGIQUES ET LOGIQUE DES FAMILLES


POPULAIRES : DES OPPOSITIONS FONDAMENTALES

1. Un rapport « instrumental » à l’école


Le sens de la scolarisation pour les familles populaires réside dans
les possibilités sociales qu’elle génère et dont elle porte la pro-
messe, que ce soit en termes de débouchés professionnels ou en
termes de savoirs permettant de « se débrouiller » dans la vie quo-
tidienne.
Pour elles, réussite scolaire et réussite sociale sont par principe liées.
L’échec de leurs enfants est perçu comme l’échec de l’école dont le but
devrait être de faire réussir l’enfant. Ainsi l’école est-elle jugée selon
une logique de l’efficacité sociale.23
C’est en fait chaque instant de la vie scolaire qui est appréhendé
selon cette logique de l’efficacité. Pour les parents, chaque activité
pédagogique doit s’inscrire directement dans la perspective de l’ef-
ficacité sociale. Autrement dit, les activités scolaires ne prennent
sens que s’ils peuvent les relier aux objectifs sociaux qu’ils assi-
gnent à la scolarisation de leurs enfants. Par conséquent, toutes les
activités qui semblent détourner les enfants des apprentissages dits
fondamentaux et ne semblent pas participer à l’amélioration des
résultats scolaires sont plus ou moins suspectes à leurs yeux et ne
prennent pas sens dans leur logique. Apparaissant comme inutiles,
elles ne peuvent être que du temps perdu, d’autant que si « pour les
enseignants l’échec se génère avant et en dehors d’eux, pour les
familles l’essentiel se joue entre les murs de l’école »24. Dès lors
que le savoir ne peut venir que de l’école et que les enjeux sociaux
sont primordiaux, les parents ne comprennent pas que le temps de
l’école soit détourné des acquisitions qu’ils jugent fondamentales.
Pour les familles populaires, l’école ne doit transmettre que des
savoirs utiles et tous les savoirs utiles.
Les parents ouvriers jugent sévèrement le recul de l’exigence pédago-
gique : conscients qu’ils ne pourront apprendre à leurs enfants les

23. A. Léger et M. Tripier, Fuir ou construire…, op. cit., p. 81.


24. A. Léger et M. Tripier, Fuir ou construire…, op. cit., p. 96.
162 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

savoirs scolaires que l’école ne leur apprendrait pas, ils demandent à


celle-ci de les leur apprendre seule, et de les leur apprendre tous.25
Cette logique conduit les parents à focaliser leur attention sur l’ap-
prentissage des savoirs qu’ils estiment centraux et à séparer nette-
ment ce qui leur semble utile pour la scolarité de ce qui leur paraît
très secondaire.
« Oui, ça n’a rien à voir avec les devoirs, l’informatique, c’est un…
enfin pour moi, maint’nant pour les enfants, c’est un loisir, l’informa-
tique, c’est pas, c’est pas rébarbatif, comme les devoirs. » (Mère
femme de ménage, divorcée, 1 enfant)
« M. T. : Mauvaises notes, c’est-à-dire même des fois l’essentiel c’est-
à-dire les dictées les… les grammaire… C’est ça les bonnes notes. Si
m’amène euh 3 au grammaire et 2 au dictées euh… Y y y 18 ou 15 sur
20 sur dessin euh… ça va pas faire grand-chose. C’est pas pac’que y
en a 15 ici pour cumuler l’autre dans le, 8 sur 10 tout ça qu’c’est…\
Sociologue : \mm c’qui est important pour vous c’est quand même les
matières comme le français ou les maths ?\
M. T. : \les matières voilà, maths français c’est ça. Mais dessin
que’qu’chose comme ça ben ça fait euh, on trouve pas tous les jours
qu’un du Picasso enfin. Y en a un sur euh deux trois mille. » (Père O.S.,
mère sans profession, 5 enfants)
Plusieurs parents ne comprennent pas que le sport prenne tant de
place dans les activités scolaires et surtout que les enfants fassent
des sorties, aillent à des séances de cinéma, jouent de la musique,
etc., pendant le temps scolaire. Les moins critiques acceptent ces
activités comme une détente permettant aux élèves d’être plus effi-
caces et plus attentifs pendant les leçons de français ou de mathé-
matiques ; d’autres aimeraient qu’elles soient réduites et que les
enfants « travaillent » davantage à l’école. La plupart des parents ne
leur attribuent aucune utilité pour la transmission des savoirs qu’ils
attendent de l’école. L’exigence première que l’école apprenne
d’abord des savoirs utiles ne semble pas dater d’aujourd’hui. Ainsi,
Guy Vincent signale qu’en 1883 déjà, « une partie des famille
admettent mal qu’à l’école on apprenne autre chose que l’ortho-
graphe et le calcul »26. Pauline Kergomard, de son côté, déplore
cette demande instrumentale qui s’adresse déjà aux ancêtres des
écoles maternelles :
D’autre part, comme, naguère encore, lire – matériellement, sans intel-
ligence et par conséquent sans attrait –, écrire – c’est-à-dire copier – et
quelque peu calculer étaient regardés comme un bagage d’instruction
suffisant pour les enfants du peuple, et que, dès qu’ils avaient chargé ce
bagage, ils sortaient de l’école et étaient utilisés par leurs parents, ceux-
ci avaient hâte de les voir lire, écrire et compter tant bien que mal,
disons plutôt tant mal que bien ; ils assiégeaient les instituteurs de leurs

25. M. Verret, La Culture…, op. cit., p. 145.


26. G. Vincent, L’École primaire…, op. cit., p. 193.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 163

demandes pressantes, de leurs plaintes ; l’instituteur qui mettait le plus


tôt ses élèves en possession du mécanisme était réputé le meilleur ; les
autres restaient en butte à mille tracasseries.27
L’opposition qui sous-tend les propos de l’auteur entre des
parents qui attendent de l’école des savoirs appréhendables dans
leur opérationnalité immédiate et pratique et la logique pédago-
gique qui s’inscrit dans la durée, qui fonde le sens des apprentis-
sages dans des objectifs plus lointains et plus généraux ou plus uni-
versels, traverse sans doute aujourd’hui encore les relations entre
les familles populaires et l’école. Pour ces familles, les exercices
scolaires ne sont pas constitués en « activités qui sont à elles-
mêmes leur fin »28, dont les finalités ne se dévoilent qu’à long terme
dans la maîtrise de procédures intellectuelles abstraites. Ils sont
constitués en exercices pour obtenir des résultats qui se traduisent
dans les notes, dans le passage d’une classe à une autre, dans ce
qu’ils permettent de conquérir socialement.
La logique de l’efficacité apparaît par exemple dans la manière
dont les parents envisagent les études surveillées qui sont proposées
aux élèves dans les écoles. Loin de se « débarrasser » de leurs enfants
en les laissant plus longtemps à l’école, les parents espèrent de
l’étude que les devoirs soient exécutés et que les enfants y reçoivent
une aide pour leur travail scolaire. Lorsque les parents estiment que
ce n’est pas le cas, ils sont nombreux à retirer leurs enfants de l’étude.
« Sociologue : Elle, elle reste pas à l’étude ?
Mme U. : Elle était, elle était restée, trois mois, là, les trois premiers
mois, mais comme elle faisait pas ses devoirs, alors, j’ai dit non.
Sociologue : Elle faisait pas ses devoirs à l’étude ?
Mme U. : Non, elle faisait pas ses devoirs à l’étude elle jouait
qu’c’était pas…
Sociologue : Pourtant normal’ment c’est, c’est pour faire les devoirs ?
Mme U. : Ouais, c’est pour faire les devoirs, mais elle, ouais elle, elle
faisait pas ses devoirs, quand elle arrivait, elle, c’était pas fait.
Sociologue : Et la maîtresse ne, ne\
Mme U. : \moi, je, je sais pas mais… c’est vrai parc’que moi j’croyais
à l’étude c’était pour les aider, j’ai dit bien comme ça elle aura… mais
trois mois, à chaque fois qu’elle arrivait à six heures, les devoirs
n’étaient pas faits, alors j’ai dit “tu restes là va plus à l’étude”, déjà
elle prend un temps fou à faire les devoirs alors euh… » (Mère aide-soi-
gnante, père ouvrier électricien, 3 enfants)
« Mme R. : Parce que, comme euh, il a fait presque la moitié des
devoirs avant de venir ici. Parce que quand ils sortent de l’école, ils
restent jouer dans la cour, après ils vont, ils rentrent pour\
Sociologue : \donc quand ils sont à l’étude, les d’voirs ils sont pas, ils
sont pas finis c’est ça ?

27. P. Kergomard, L’Éducation maternelle dans l’école, Hachette, 1886, p. 179-180.


28. P. Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, 1984, p. 177.
164 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Mme R. : Oui, des fois il a pas fini.


Sociologue : Vous ai, vous aimeriez mieux qu’ils soient finis vous ?
Mme R. : Oui, mais bien sûr. Pour là-bas quelqu’un qui le montre et
tout. » (Mère sans emploi, père O.S. au chômage, 4 enfants)
Les parents demandent que le temps de l’étude soit directement
utile à la scolarité de leur enfant, à son travail et à ses résultats sco-
laires. Ils considèrent comme secondaires ou préjudiciables les
activités que plusieurs écoles proposent pendant le temps de
l’étude. Ainsi, certains parents enlèvent leurs enfants de l’étude
parce que l’informatique, ou les activités dans la bibliothèque de
l’école, ou le sport ont pour effet, selon eux, que les devoirs sont
mal faits, « bâclés », etc.
« M. M. : Oui, voilà, parce qu’à un moment, elle m’a dit “papa, ça
m’plaît l’informatique.” Bon moi, moi je… elle commençait à grandir,
pour euh… tout parent s’interroge, bon ben, mon gamin il s’intéresse à
ça, moi je, j’vais leur faire faire ça. Alors j’l’ai mis à l’informatique.
(…) Et puis j’me suis aperçu avec le temps que, enfin, on s’est aperçu
tous les deux, qu’elle avait bâclé ses d’voirs pour aller à l’informa-
tique. Ou, parce que à l’informatique, y’a ses p’tites copines. Alors bon
maint’nant elle rentre le soir, c’est-à-dire que, depuis qu’y’a l’bébé, là,
bon elle rentre le soir et elle fait ses d’voirs. Maman elle vérifie, et donc
après ça va. » (Père ouvrier menuisier, mère sans emploi, 4 enfants)
« J’lui dis si c’est pour jouer l’basket ou, ou lire des p’tites histoires
comme ça… et, et l’travail il est pas fait, c’est pas la peine ! Tu rentres ici
et c’est mieux. » (Père ouvrier chaudronnier, mère sans emploi, 5 enfants)
Nous retrouverons la même logique à l’égard des activités
d’« aide aux devoirs » mises en place par les travailleurs sociaux.
Les parents n’y inscrivent leurs enfants qu’à condition que les
devoirs soient entièrement faits et que les résultats scolaires pro-
gressent. La logique de l’efficacité portée par les familles popu-
laires n’est pas sans poser problème aux enseignants et aux tra-
vailleurs sociaux qui soulignent eux-mêmes la contradiction mais
renvoient les parents du côté de l’ignorance, de l’incapacité à saisir
les logiques pédagogiques « novatrices » ou de l’« étroitesse cultu-
relle ». Le rapport « instrumental » à la scolarité est stigmatisé par
les enseignants et les travailleurs sociaux, à la fois parce qu’il leur
semble incohérent du point de vue de leurs logiques pédagogiques
et à la fois parce qu’il témoigne à leurs yeux d’une vision étriquée
des apprentissages et des savoirs, parce qu’il paraît trop « utili-
taire ». Pourtant, le rapport instrumental au savoir, à la scolarité est
le seul possible et le seul cohérent pour des familles dont la situa-
tion sociale, les conditions d’existence font qu’il y a des enjeux
sociaux pratiques à toutes les étapes de la scolarité des enfants. Il
est la traduction nécessaire de la scolarisation dans l’ordre des
logiques que l’histoire des familles populaires et leurs conditions
d’existence génèrent.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 165

2. Pour apprendre : la logique du « travail »


Conjointement au rapport « instrumental » à l’école, la traduction
des logiques scolaires dans l’ordre des logiques populaires passe
par l’insistance unilatérale des parents sur la notion de « travail ».
Pour eux, on ne peut apprendre que par accumulation de travail et
les difficultés scolaires renvoient souvent à un manque de travail,
que ce soit parce que l’enfant ne travaille pas suffisamment ou
parce qu’« on ne le fait pas assez travailler à l’école ». Il semble
que les parents des familles populaires comprennent l’acquisition
de connaissances comme addition de savoirs davantage que comme
maîtrise de processus ou capacité à raisonner, la connaissance étant
perçue comme un stock de savoirs détenus. Dès lors, la qualité des
apprentissages est directement associée à la quantité de travail
déployée par l’enfant ou exigée par l’enseignant. Les parents sont
ainsi très nombreux à réclamer davantage de travail à l’école ou
davantage de devoirs à la maison.
« Ah mais je pense que j’en donnerais plus [des devoirs], les parents
seraient contents eux. D’ailleurs j’ai entendu l’autre fois à la réunion
“c’est une maîtresse consciencieuse qui donne beaucoup de travail aux
enfants”, donc j’ai dit bon plus on en donne euh, je me suis dit bon ben
alors on n’est pas très consciencieux dans l’école. Mais y’a des parents
qui, oui qui pensent ça, au plus on en a, au plus on est consciencieux.
Je crois qu’il vaut mieux trois lignes faites correctement hein quand
même. » (Institutrice CP, 24 ans d’ancienneté)
« Mme C. : Nous on trouve, bizarre c’est, des fois, par exemple, le
week-end, sam’di dimanche, ils ont pas d’voirs, ça arrive souvent, pen-
dant les vacances ils ont pas d’voirs. Alors euh, souvent euh, euh, entre
euh, le, par exemple, le mardi, qu’y’a repos l’mercredi, la plupart du
temps, ils ont pas d’voirs. C’est rare.
Sociologue : Et vous, vous aimeriez mieux qu’il en ait ?
Mme C. : Ben… on pense que… que oui, ça s’rait mieux. Comme euh…
il a d’la difficulté, il a un peu d’difficulté, ça s’rait bien qu’il en ait quoi.
Sociologue : Donc il a pas assez d’travail. Pendant les vacances\
Mme C. : \ouais, on trouve, ouais. On trouve par rapport à nous, à
notre époque euh, on compare quoi. On trouve que… eux, ils ont pas,
ils ont pas tellement d’devoirs comme nous, avant. » (Mère ouvrière
spécialisée, père jardinier, 1 enfant)
« C’est-à-dire de plus en, j’sais pas comment ça s’fait des, est-ce qui
z’ont pas d’devoirs, avant elle faisait des devoirs à la maison ça va
mieux, y z’ont des devoirs, main’nant chaque fois qu’on lui d’mande
est-ce que c’est vrai ou pas elle me dit “j’ai pas d’devoirs”… ah y z’en
ont peu hein je crois y z’en ont pas pas beaucoup, ils leur donnent pas
de devoirs à faire… » (Père magasinier, mère sans emploi, 4 enfants)
L’importance du travail et du travail « sérieux » est aussi au prin-
cipe de la réticence des parents devant les activités pédagogiques
apparemment moins laborieuses que les leçons et les exercices.
Pour les parents, les sorties dites « éducatives », le dessin, les
166 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

voyages, etc., relèvent du domaine des loisirs, de la distraction ou


du jeu et ne s’inscrivent pas dans leur logique du « sérieux », du
« laborieux » qui seul permet d’obtenir « quelque chose » dans la
vie. Ainsi, les parents n’attribuent aucun sens « scolaire » aux acti-
vités de forme ludique à l’école ou au cours des activités « péri-sco-
laires ». D’une part, elles ne semblent pas rentables immédiatement
et leur finalité en termes d’apprentissages n’apparaît pas d’emblée,
alors que les activités plus sérieuses et plus laborieuses permettent,
pour les parents, l’apprentissage d’un contenu et surtout l’amélio-
ration sensible des résultats scolaires. D’autre part, elles s’opposent
à la logique du sérieux et du travail qui, au regard des familles
populaires, préside à la scolarité et elles rencontrent la forte cou-
pure entre jeu et travail caractéristique des classes populaires.
Pour saisir toutes les implications sociales de la pédagogie du jeu et
pour faire apparaître les conditions sociales qu’elle pré-suppose, il faut
la mettre en rapport avec la définition dans chaque classe sociale du tra-
vail et du jeu, et en particulier, étudier la force de l’opposition entre ces
deux domaines de comportement. (…) Selon que le travail est plus ou
moins contraignant et plus ou moins pénible (…), la distance et le
contraste entre le travail et le jeu et les distractions sont plus ou moins
grands.(…) La forte opposition dans les classes populaires entre ces
deux sphères d’activité peut être un obstacle à la saisie adéquate des
intentions et de l’esprit de la pédagogie de l’école maternelle.29
On comprend que dans les classes populaires plus que dans toute
autre, l’école maternelle soit perçue uniquement comme un lieu où
les enfants s’amusent et que, pour les parents, les « choses
sérieuses » ne commencent qu’avec les premiers apprentissages de
la lecture et de l’écriture. L’opposition entre jeu et travail dans les
classes populaires, issue des conditions d’existence et des situations
professionnelles, est ainsi appliquée au domaine scolaire et trame
toutes les perceptions de la scolarisation par les parents ainsi que les
discours qu’ils tiennent à leurs enfants. Ainsi, un père, ouvrier dans
le bâtiment, dit en substance à ses enfants que s’ils veulent réussir à
l’école, ils doivent prendre exemple sur sa propre attitude au travail :
toujours à l’heure, toujours sérieux et laissant pour la fin de semaine
ou pour les vacances la détente, le plaisir, la distraction. Trois des
pères que nous avons interrogés emploient à une ou deux reprises le
mot patron en parlant de l’instituteur de leurs enfants, montrant par
là le parallèle qu’ils établissent entre leur activité professionnelle et
l’école. Une mère fait le même rapprochement lorsqu’elle explique
à son fils que le travail scolaire fait partie des obligations désa-
gréables au même titre que le travail salarié :

29. J.-C. Chamboredon et J. Prévot, « Le “métier d’enfant”. Définition sociale de la prime


enfance et fonctions différentielles de l’école maternelle », Revue française de sociologie,
XIV, 1973, p. 332.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 167

« Y m’dit “oui j’en ai marre de faire des d’voirs”, j’dis mais, j’dis “tout
le monde fait des choses dans la vie qui z’aiment pas faire.” J’fais “tu
crois qu’ça fait plaisir d’aller au travail, de s’lever tous les matins,
d’aller au travail plutôt qu’d’aller à l’école ?” J’lui fais “dans la vie
c’est c’est jamais rose.” Alors voilà. » (Mère ouvrière sans emploi, père
chauffeur, 2 enfants)
Ici, la scolarisation est présentée comme une contrainte nécessaire
au même titre que le travail. Outre le parallèle entre le travail et
l’école, ce qui est formulé c’est le rappel que la vie n’est pas une
partie de plaisir mais un combat quotidien, qu’il faut accepter de se
soumettre à ses obligations et qu’on n’a pas le choix quand on est
membre des classes populaires.
Les parents s’approprient l’école, les pratiques scolaires, les
objectifs scolaires selon des logiques cohérentes avec leurs condi-
tions sociales d’existence et leur histoire sociale. Jean Testanière le
note à propos de familles populaires dont les enfants sont en « réus-
site scolaire » :
Cette manière des parents de reporter sur le scolaire les catégories de la
culture du travail fait apparaître que la scolarisation prolongée de leurs
enfants n’entraîne pas un accommodement forcé de leurs conduites à la
logique scolaire, mais seulement la réinvention de conduites propices à
la réussite à partir de leur système de valeurs et d’attitudes.30
Toutes les appropriations populaires de l’école ne conduisent pas,
loin s’en faut, à des succès scolaires. Pour ce qui nous intéresse,
elles génèrent le plus souvent de fortes contradictions avec les
enseignants et les travailleurs sociaux porteurs des logiques péda-
gogiques.

IV – CONCLUSION

Les familles populaires sont prises dans un faisceau de contradic-


tions entre le souhait que les enfants tirent bénéfice de leur scola-
rité et la difficulté à saisir non les enjeux mais la manière adéquate
de jouer le jeu, entre les tentatives et le sentiment d’avoir des pra-
tiques profitables à la scolarité des enfants et des pratiques de fait
toujours retravaillées par des logiques contraires aux logiques sco-
laires d’apprentissages, entre leur connaissance du monde scolaire
et les transformations de celui-ci. Ces contradictions sont certaine-
ment au principe des changements toujours possibles des pratiques
dans les familles populaires, du sur-investissement de la scolarité
au suivi distant, des espoirs au renoncement, etc. Elles s’articulent

30. J. Testanière, Les Enfants de milieux populaires et l’école. Une pédagogie populaire est-
elle possible ?, thèse d’État, Paris V, 1981, p. 160.
168 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

à la perception que la réussite scolaire de plus en plus nécessaire


pour « s’en sortir » n’est jamais assurée, au désarroi fondé sur la
contradiction entre l’importance accordée à l’école et la persistance
de difficultés importantes pour les enfants, la persistance de débou-
chés peu assurés ou l’aggravation des difficultés à trouver un
emploi à la suite de la scolarité…
Développement important des attentes vis-à-vis de l’école, persistance
d’une proportion élevée d’échecs, dissociation relative du diplôme et
du débouché professionnel : on pourrait ainsi brosser la toile de fond du
rapport aujourd’hui des familles ouvrières à l’école. (…) Au moment,
en définitive, où les familles ouvrières investissent fortement dans
l’école, c’est le sens même de cet investissement qui tend à se dérober,
comme le sens de l’école tend à se dérober pour leurs enfants.31
On peut reprendre la formule de Jean-Michel Berthelot et considé-
rer que la situation scolaire fonctionne pour les familles populaires
comme un piège. « Le piège pour eux est de croire qu’il suffise de
jouer le jeu de l’école pour gagner »32, le piège réside aussi dans le
fait que la scolarité des enfants s’impose aux familles populaires
comme un enjeu incontournable sans qu’elles puissent le plus sou-
vent s’en saisir adéquatement ou efficacement et avec le risque per-
manent que, loin de constituer une chance, la scolarisation se trans-
forme en malchance au moment où s’évanouit l’espoir d’une
amélioration ou d’une transformation des conditions sociales
d’existence pour les enfants et où s’assombrit leur avenir. Jean-
Michel Berthelot poursuit :
Il [le piège] se referme pour ceux que leur position sociale met en situa-
tion de reconnaître au champ scolaire une valeur sociétale, sans leur
donner les moyens de parvenir à se l’approprier (…) Inversement, il y
a des fortes chances qu’échappent partiellement au piège ceux qui n’at-
tendent rien du champ scolaire qu’une formation générale et pour les-
quels les enjeux et les jeux connus sont ailleurs, au sein de l’espace de
production.33
Il nous semble, pour notre part, qu’aujourd’hui les familles popu-
laires sont, à leur tour, largement prises au « piège scolaire ».
Enfin, les pratiques familiales populaires vis-à-vis de la scolarité
entrent le plus souvent en contradiction avec les exigences des
enseignants. On a ainsi une situation de relative incompréhension
liée à la saisie divergente des enjeux scolaires, les familles popu-
laires ayant les plus grandes difficultés à s’en saisir de manière légi-
time, de la manière la plus conforme aux exigences des apprentis-
sages scolaires mais aussi de la manière la plus efficace pour la

31. J.-P. Terrail, « Familles ouvrières, école, destin social (1880-1980) », Revue française de
sociologie, 1984, XXV-3, p. 436.
32. J.-M. Berthelot, Le Piège scolaire, P.U.F., 1983, p. 293.
33. J.-M. Berthelot, Le Piège…, op. cit., p. 293.
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARISATION… 169

scolarité de leurs enfants, les enseignants réduisant souvent les pra-


tiques parentales à de l’« incapacité », de la « démission », du
« désintérêt »… À travers le suivi du travail scolaire, les modalités
d’action sur la scolarité et les résultats scolaires, les enseignants
prennent la mesure des parents, se forgent une vision des familles.
La manière dont les parents investissent la scolarité de leurs enfants
a des effets sur les pratiques des enseignants qui sont contraints de
les ajuster afin de tenir compte, par exemple, du soutien que l’élève
rencontre dans sa famille. Les pratiques des parents vis-à-vis de la
scolarité constituent ainsi un point de rencontre et de tension entre
parents et enseignants. C’est d’abord autour d’elles que se cristalli-
sent les oppositions, les contradictions, parfois les conflits.
Chapitre 7
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS
ET ESPACE SCOLAIRE

La scolarisation pose inévitablement aujourd’hui la question des


interactions entre les parents et les agents de l’institution scolaire.
Il est en effet présenté comme une évidence que les parents doivent
se rendre à l’école et rencontrer les enseignants, aussi bien dans
l’intérêt des élèves que pour le bon fonctionnement de l’école.
Dans les quartiers populaires particulièrement, les enseignants
insistent dans leurs discours sur la « nécessité » que les parents
viennent les voir et « participent à la vie de l’école », les visites aux
enseignants, la présence aux réunions étant considérées comme des
signes de l’attention qu’ils portent à la scolarité de leurs enfants. En
revanche, l’absence aux réunions, l’absence de rencontres régu-
lières avec les enseignants sont fatalement interprétées comme des
démonstrations du peu d’intérêt des familles pour les questions sco-
laires. Or, si les pratiques des parents vis-à-vis de la scolarité sont
« hantées » par les logiques scolaires, les rencontres avec les ensei-
gnants mettent directement les parents des familles populaires dans
une situation de communication inégale et sont sociologiquement
des interactions dissymétriques. D’un côté, des parents peu ou pas
scolarisés, maîtrisant guère ou mal la langue scolaire, et dont les
pratiques sont tenues pour inadéquates à une « éducation correcte »
des enfants, de l’autre, des enseignants porteurs de l’autorité et de
la légitimité conférées par l’institution scolaire, chargés par celle-ci
d’enseigner le « bon usage » de la langue (scolaire) et institués
comme spécialistes de l’éducation. Lorsqu’ils vont à l’école, les
parents y sont physiquement confrontés aux enseignants, êtres
sociaux porteurs des logiques pédagogiques qui sont dominantes,
par définition, dans l’espace scolaire et dans le domaine éducatif.
Ils sont en même temps confrontés à un espace possédant ses
propres règles, entre autres destinées à préserver l’action éducative
de l’école de pratiques sociales hétérodoxes. Guy Vincent relève
172 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

que l’école, dès son origine, est « d’abord un espace spécifique


adapté à sa fonction », c’est-à-dire à sa fonction éducative, espace
« aménagé de façon à ce que puisse s’y exercer cette activité dis-
tincte des autres activités sociales : l’enseignement, ou plutôt l’édu-
cation »1. Certes, l’espace scolaire d’aujourd’hui est moins fermé,
et notamment moins fermé aux parents, que celui du passé. Il reste
néanmoins gouverné par des règles appropriées à l’action pédago-
gique qui s’opposent aussi bien aux pratiques de la rue qu’à celles
ayant cours dans l’espace domestique populaire. Ces règles, les
parents ne les maîtrisent pas toujours et elles entrent pour une part
en contradiction avec leurs propres logiques. Les parents ne se
conforment pas facilement à ces règles et parfois leurs pratiques
viennent perturber l’espace scolaire et les activités éducatives dont
il est le lieu d’élection. L’espace scolaire est une terre étrangère
pour les parents les plus éloignés de l’univers scolaire. C’est une
terre étrangère dans laquelle les pratiques contraires aux logiques
dominantes régissant et organisant l’espace scolaire ainsi que les
interactions à l’intérieur de celui-ci ne peuvent avoir cours sans être
perçues comme perturbatrices de l’activité éducative de l’école,
donc illégitimes, voire anormales.
Soulignant que la domination sur les classes populaires n’est pas
toujours et partout identique, qu’elle ne s’exerce pas avec la même
intensité et selon les mêmes modalités dans l’ensemble des activi-
tés et de l’espace social, Claude Grignon écrit :
Le degré auquel la culture populaire est réellement confrontée à la cul-
ture dominante varie en fonction des catégories sociales ou des groupes
(paysans par opposition à ouvriers), des lieux ou des situations, des
domaines d’activité et des types de pratiques.2
Indéniablement, l’espace scolaire et l’espace des interactions
entre enseignants et parents des familles populaires sont des lieux
et des situations dans lesquels les membres des classes populaires
sont directement confrontés à des normes et à des logiques domi-
nantes dont la maîtrise échappe complètement à ceux qui, parmi
eux, sont les plus éloignés du mode scolaire de socialisation. On est
ici à l’opposé des « marchés francs » dans lesquels les membres des
classes populaires peuvent se soustraire à la domination3. L’espace
scolaire est un espace dans lequel non seulement les pratiques, le

1. G. Vincent, L’École primaire française, P.U.L., 1980, p. 21-22.


2. C. Grignon, Le Savant et le populaire, Hautes études/Gallimard/Le Seuil, 1989, p. 107.
3. « Il reste qu’on peut classer les marchés auxquels ils [les dominés] sont affrontés selon leur
degré d’autonomie, depuis les plus complètement soumis aux normes dominantes (comme
ceux qui s’instaurent dans les relations avec la justice, la médecine ou l’école) jusqu’aux plus
complètement affranchis de ces lois (comme ceux qui se constituent dans les prisons ou les
bandes de jeunes). » P. Bourdieu, « Vous avez dit “populaire” ? », Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, n° 46, mars 1983, p. 103.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 173

langage, la manière de s’habiller, l’hexis corporel des parents des


familles populaires ne sont pas à l’abri, c’est aussi un espace dans
lequel les parents sont directement exposés au regard dominant
dans les relations qui nous intéressent, c’est-à-dire au regard des
enseignants.
La configuration des relations entre familles populaires et ensei-
gnants dans l’espace scolaire est nécessairement défavorable aux
parents. Ce sont les enseignants qui détiennent les cartes du jeu sco-
laire et qui ont le pouvoir d’en édicter les règles et de les imposer
aux parents. Notons que le fait qu’ils soient en situation de domina-
tion ne signifie pas qu’ils soient à l’aise et que la situation soit obli-
gatoirement confortable pour eux. Si leur situation n’est pas confor-
table, c’est que les enseignants ne réussissent pas toujours, loin s’en
faut, à obtenir des parents qu’ils viennent à l’école pour les rencon-
trer tout en respectant les règles de l’école. Il reste qu’ils sont en
position de pouvoir imposer, plus ou moins facilement, leur défini-
tion de la situation d’interaction et de l’usage de l’espace scolaire.
Inversement, cette situation, dans laquelle les parents ont à craindre
d’être mis en difficultés ou de ne pouvoir se faire entendre, conduit
une partie d’entre eux à ne pas fréquenter l’espace scolaire. Logique
de l’évitement ou logique de séparation stricte du domaine scolaire
et du domaine familial, ces parents font partie de ceux que les ensei-
gnants ne voient jamais ou uniquement à l’occasion d’événements
graves. D’autres parents, en pénétrant dans l’espace scolaire, pour
voir les enseignants, importent leurs manières de faire extérieures à
l’univers scolaire, contradictoires avec les règles propres à l’espace
scolaire. L’espace scolaire peut ainsi être le lieu de la confrontation
entre le mode scolaire de socialisation et le mode populaire de socia-
lisation, les parents voulant retrouver leurs logiques socialisatrices
et leurs attentes vis-à-vis de l’école dans les pratiques des enseignants,
ces derniers visant à imposer les règles de l’école aux parents et à
maintenir les logiques scolaires à l’intérieur de l’espace scolaire. Il
en découle une sorte d’ambivalence des enseignants qui tout à la fois
souhaitent que les parents viennent davantage les voir, viennent
davantage à l’école, et tiennent à en limiter et à en contrôler la pré-
sence de sorte qu’elle n’aille pas à l’encontre de l’action pédago-
gique de l’école et des règles scolaires.

I – LES INTERACTIONS ENTRE ENSEIGNANTS ET PARENTS

1. Les rencontres et les évitements


La question des rencontres entre parents et enseignants, de la venue
des parents à l’école pour se tenir informés de la scolarité des
174 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

enfants ou des questions scolaires en général, pour répondre aux


invitations ou aux convocations des enseignants, est une affaire
importante dans les quartiers populaires où nous avons conduit notre
recherche. Nous avons assisté à des réunions de commissions inti-
tulées « école-famille » regroupant des instituteurs, des professeurs
de collège, des travailleurs sociaux et quelques membres des associa-
tions de parents d’élèves. Le sujet principal de ces réunions tournait
autour de la question suivante : « comment améliorer les relations
entre les familles et l’école ? », c’est-à-dire pour une part, comment
faire en sorte que les enseignants voient plus souvent les parents de
leurs élèves ? On touche là une des préoccupations des enseignants
maintes fois énoncées au cours des réunions ou des entretiens et qui
concerne la non visibilité des parents à l’école, non visibilité que les
enseignants réprouvent ou regrettent dans leurs discours. Ils évo-
quent ainsi les réunions d’informations auxquelles ne viennent que
quelques parents par classe, ce qui conduit une partie des ensei-
gnants à ne plus organiser de réunions pour les parents en considé-
rant que c’est du temps perdu. Ils soulignent qu’il n’est pas facile de
rencontrer individuellement les parents, qu’ils viennent peu sponta-
nément et ne répondent pas toujours aux demandes d’entrevues ou
aux convocations qui leur sont adressées. Ils insistent sur le fait
qu’ils voient « toujours les mêmes », souvent les parents des élèves
les moins en difficultés, alors que les parents qu’ils souhaitent vrai-
ment rencontrer sont ceux des enfants les plus en difficultés…
« Ben je regrette de les voir aussi peu. On a déjà renoncé à faire des
réunions de parents parce que on en voyait quatre, cinq. On voyait ceux
qu’on voit à la sortie qui, qui nous parlent déjà. On les voit très peu
même quand on les convoque, hein moi j’ai le papa d’un enfant je l’ai
convoqué plusieurs fois, il est jamais venu. » (Institutrice CP, 24 ans
d’ancienneté)
« Ben… non, pas tellement hein. Figurez-vous j’connais deux trois
élèves qui ont des parents qui… qui… sont méd’cins, ou étudiants en
médecine, des choses comme ça, bon ben là… c’est en, généralement
les enfants qui sont en tête de classe. Mais les autres parents je n’les
connais pas. » (Institutrice CE2, 2 ans d’ancienneté)
Dans les écoles dans lesquelles les enseignants rencontrent plus
souvent les parents ou un plus grand nombre de parents, suite à une
action menée depuis de longues années pour amener les parents à
fréquenter les locaux scolaires, il reste néanmoins des parents que
les enseignants « ne voient pas », qui appartiennent aux familles les
plus éloignées de l’univers scolaire et que les enseignants perçoi-
vent comme les familles les plus « problématiques » de la popula-
tion de leur école.
« Ah, alors le problème : avec les parents qu’on voit cela se passe bien,
si y’a des problèmes on les règle. Bon. Les familles qu’on voit pas c’est
des familles qui ont des problèmes. J’ai des noms en tête là. Des
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 175

familles qu’on aimerait bien voir. On est obligé souvent même d’aller
chez eux. On est plus ou moins bien reçu parce que ils veulent pas avoir
de contacts avec l’école parce que parce que bon, ils sont pas, ils… Bon
on sait pas si ils jugent ce qu’on fait c’est bien ou pas, de toute façon
ils donnent pas leur avis. Ou alors c’est des parents qui considèrent
l’école comme une garderie donc bon moins ils y vont mieux ça vaut. »
(Instituteur CM2, 26 ans d’ancienneté)
L’enquête de Cléopâtre Montandon confirme que le nombre et
la diversité de formes des interactions entre parents et enseignants
décroissent lorsque l’on va des parents les plus scolarisés aux
parents les plus éloignés de l’univers scolaire et des cadres aux
ouvriers. Ainsi, alors que 9 % des cadres déclarent ne jamais parti-
ciper aux réunions à l’école, 20 % des ouvriers de l’échantillon sont
dans ce cas, 47 % des parents dont la mère a quitté l’école à la fin
de la scolarité obligatoire rencontrent individuellement les ensei-
gnants contre 67 % des parents dont la mère a atteint le niveau uni-
versitaire4. Nos observations vérifient que les parents des familles
populaires et surtout les plus étrangers au mode scolaire de sociali-
sation ne viennent qu’assez rarement et avec beaucoup de difficul-
tés à l’école. Il faut néanmoins relativiser le discours globalisant
d’une partie des enseignants qui pourrait laisser croire que, dans les
quartiers populaires, les parents ne les rencontrent jamais ou ne
pénètrent jamais dans l’espace scolaire. Nos observations, ainsi que
les entretiens avec les enseignants, montrent qu’une partie des
parents vont à l’école pour discuter avec les enseignants de leurs
enfants ou avec le directeur de l’école quand des problèmes se pré-
sentent. En outre, il existe de fortes variations selon les écoles.
Entre les écoles primaires d’abord, l’importance ou la fréquence
des rencontres entre parents et enseignants variant avec les actions
menées par les enseignants en direction des familles. Entre les
écoles primaires et les collèges ensuite, l’élévation du niveau sco-
laire, la complexité croissante des études, l’identification moins
simple des professeurs semblant réduire le nombre d’interactions
avec les parents. Il reste que pour la plupart des enseignants, les
relations avec les parents des familles populaires sont généralement
insatisfaisantes, soit parce qu’ils reçoivent trop rarement la visite
des parents, soit parce que les modalités des rencontres ne concor-
dent pas toujours avec ce qu’ils souhaitent.

2. Les raisons de la non venue à l’école


Pour saisir pourquoi une partie des parents ne viennent jamais à
l’école, pourquoi de nombreux autres ne s’y rendent pas spontané-

4. C. Montandon, « L’École dans la vie des familles », Cahier du service de la recherche socio-
logique de Genève, n° 32, 1991, p. 42-43.
176 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

ment ou très rarement et en dernière extrémité, il faut à la fois écou-


ter les propos des parents quant à leur rapport à l’école et aux ensei-
gnants et tenir compte de la manière dont ils vivent les interactions
avec les enseignants. Auparavant, il faut sans doute signaler qu’il
existe des obstacles proprement matériels à la venue des parents à
l’école. Les parents ouvriers n’ont pas le choix de leurs horaires de
travail et ceux-ci ne concordent pas toujours avec les horaires sco-
laires et avec les horaires des enseignants qui dépendent du temps
scolaire :
« Moi euh, si j’veux aller rencontrer la maîtresse, il faut que j’chorte
plus tôt. Il faut que j’chorte par exemple à quatre heures… Faut que
euh, comme les horaires c’est cinq heures et quart, il faut qu’j’demande
une heure au patron. Il faut que j’chorte une heure avant. Quoi, pour
aller rencontrer la maîtresse. » (Mère ouvrière spécialisée, père jardi-
nier, 1 enfant)
Au-delà des entraves matérielles, c’est la nature de la situation de
rencontre avec les enseignants qui est au cœur des difficultés et des
réticences d’une partie des parents à se rendre à l’école. Les ren-
contres avec les enseignants sont très souvent tramées par les pro-
blèmes scolaires des enfants. Les parents sont d’abord appelés à
l’école lorsqu’il y a des difficultés scolaires récurrentes ou s’aggra-
vant ou lorsque le comportement de l’enfant n’est pas conforme
aux règles scolaires. À travers les difficultés des enfants, à travers
les comportements réprouvés par l’enseignant, ce sont les parents,
les pratiques familiales, le mode de vie de la famille, qui sont au
fond souvent mis en cause. La logique des enseignants les poussant
à interroger les parents sur la vie familiale lorsque des difficultés
scolaires apparaissent ou empirent et à tenter de les « conseiller »,
de les inciter à transformer leurs pratiques… contribue à donner
aux parents le sentiment d’être suspectés ou d’être désignés comme
responsables de problèmes qui leur échappent, et leur renvoie ainsi
l’image de la non conformité et de l’illégitimité de leurs pratiques.
Il en est de même pour les questions d’indiscipline des enfants. La
demande des enseignants pour que les parents essaient de les rai-
sonner ou de les réprimander renvoie aussi les parents à leurs « res-
ponsabilités » et met en doute leur capacité à éduquer correctement
leurs enfants.
« À chaque fois y m’dit “il dort en classe, il fait l’âne dans la cour”,
chaque fois… Oulà là, moi j’en ai marre… Pourtant j’le punis, je, j’le
fais travailler, j’vois pas c’que j’peux faire d’plus hein ! » (Mère
ouvrière sans emploi, père chauffeur, 2 enfants)
Pour de nombreux parents, toute demande de rencontre émanant de
l’enseignant correspond d’abord à une convocation pour quelque
chose qui ne va pas à l’école et les rencontres sont très fréquem-
ment associées à des situations désagréables durant lesquelles les
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 177

parents sont « sur la sellette ». Quand les parents évoquent les cas
où les instituteurs les interpellent à la sortie des classes, ils disent
souvent : « il m’a attrapé ». Le mot « attrapé » doit sans doute être
pris au double sens de « il m’a coincé », « je n’ai pas pu y échap-
per » et de réprimander, tant il est vrai que de nombreux parents
vivent ces moments comme des moments où ils sont mis en cause.
On comprend que les parents manifestent immédiatement de l’in-
quiétude lorsque les enseignants veulent les voir. Cette inquiétude
s’est d’ailleurs exprimée vis-à-vis de nous lorsque nous avons pris
rendez-vous avec les parents pour réaliser les entretiens. Lors de la
prise de contact, plusieurs parents nous ont demandé d’emblée si
notre démarche était liée à un problème particulier avec un de leurs
enfants : « qu’est-ce qu’il a fait ? », « pourquoi vous voulez me voir,
y’a un problème ? », etc. Pour les parents des familles populaires
« être convoqué » à l’école est d’abord le signe d’un problème, très
souvent d’un acte ou d’une conduite répréhensible de leur enfant :
« Y m’a chopée pour la ben [rires] j’attendais Christophe, non j’allais
récupérer Christophe, j’avais l’goûter pour les gamins, il [le directeur
de l’école] est sorti du bureau y m’fait “v’nez, v’nez dans mon bureau”.
J’dis “ça y est Cédric a fait une conn’rie”. Et pis y m’a dit “non j’vous
vous voulez être supplémente euh suppléant de délégués d’parents
d’élèves ?” » (Mère O.S., père chauffeur, divorcés, 2 enfants)
L’anecdote suivante est idéal-typique de l’attitude des parents
lorsque les enseignants leur demandent de venir à l’école, l’enfant
ayant fait les frais de l’interprétation de cette demande. Une mère
reçoit un mot de l’institutrice, libellé de la manière suivante : « je
souhaite vous rencontrer pour parler du travail de R. en classe »,
l’institutrice ayant l’intention d’évoquer avec elle les difficultés de
son fils et notamment sa lenteur à accomplir les exercices scolaires.
Dès qu’elle reçoit le message, la mère punit son fils en le privant de
télévision et de bicyclette. Sur la base des relations antérieures avec
d’autres enseignants et de problèmes antérieurs avec son fils à
l’école, elle anticipe sur ce que l’institutrice va lui dire et traduit la
demande d’entrevue comme une convocation liée à un comporte-
ment perturbateur ou répréhensible de son fils. Lorsqu’elle se rend
auprès de l’enseignante, la mère se montre très intimidée et
anxieuse, déclare qu’elle craignait de se « faire disputer » à cause
du travail scolaire à la maison, insiste sur le fait qu’elle fait beau-
coup travailler son fils et donne des gages de sa bonne volonté en
annonçant d’emblée les sanctions qu’elle a prises par anticipation.
L’inquiétude et le sentiment de culpabilité liés aux difficultés
scolaires ou à l’indiscipline des enfants suffiraient à rendre intelli-
gibles les réticences des parents à se rendre à l’école. Il faut ajou-
ter que les interactions sont nécessairement dissymétriques et
inégales. En rencontrant les enseignants, les parents, peu scolarisés,
178 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

voire pas du tout pour quelques-uns, ne s’exprimant pas dans un


langage conforme à la langue scolaire, sont en situation d’infério-
rité. Non seulement ils ne sont jamais sûrs de comprendre le dis-
cours des enseignants et de se faire comprendre de ceux-ci mais ils
ressentent douloureusement l’infériorité et la domination sociales
qui sont au cœur des différences langagières omniprésentes au
cours des interactions entre parents et enseignants.
« M. C. : Non, je euh, je marche pas beaucoup à l’école. Déjà j’ai pas
l’temps, et… il manque beaucoup d’choses pour pour nous, parce que
nous, il nous manque beaucoup la langue. On a beaucoup d’choses à…
à, qu’on veut à dire mais, la langue, il nous manque.
Sociologue : C’est pour ça qu’vous n’osez pas aller à l’école ?
M. C. : Eh oui.
Sociologue : Ça vous gêne ?
M. C. : Ça m’gêne, bien sûr ça m’gêne. Y’a beaucoup d’choses que je
veux dire mais j’arrive pas… à expliquer bien. Peut-être moi je parle de
ça, et avec ma langue je parle de ça. J’parle pas de ce que je veux.
Sociologue : Vous, si vous vous dites : j’veux pas parler à l’école, parce
que j’ai peur d’me tromper, et est-ce que vous avez honte aussi\
M. C. : \oui, de euh… bien sûr ! Bien euh, bien sûr, je euh quand, j’ar-
rive pas de dire que’qu’chose, ça m’fait que’qu’chose euh… euh…
Oui… Ça m’fait que’qu’chose. » (Père O.S., mère sans emploi, 6
enfants)
« Pis avec toutes les fautes que j’fais j’aime pas leur écrire… Mais
même des fois si j’passe les voir ou quand y m’attrapent, ben j’suis pas
bien, c’est quand même des professeurs… Même quand j’parle j’fais
des fautes, des fois j’rigole mais j’aime pas… » (Mère femme de
ménage emploi précaire, divorcée, 7 enfants)
Les différences socio-linguistiques ne se résument pas à de
simples difficultés « techniques » de communication. D’ailleurs,
certains parents d’origine étrangère se font accompagner à l’école
par des membres de leur entourage qui les aident à comprendre les
propos des enseignants et à dépasser ainsi l’obstacle proprement
linguistique. Nous savons que :
La compétence suffisante pour produire des phrases susceptibles d’être
comprises peut être tout à fait insuffisante pour produire des phrases
susceptibles d’être écoutées, des phrases propres à être reconnues
comme recevables dans toutes les situations où il y a lieu de parler5.
La situation d’interaction dans le cadre de l’école, face aux
détenteurs du savoir et de la langue scolaire, fait que le discours et
même les manières d’être des parents les plus éloignés du mode
scolaire de socialisation ont bien peu de chances d’être « rece-
vables », et en tout cas que les parents ont le sentiment de ne pas
être à leur place dans cette interaction. En outre, dans la situation

5. P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, p. 42.


FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 179

de communication il ne s’échange pas que des mots, que des infor-


mations portées par les mots, mais il s’échange de l’autorité, de la
reconnaissance ou de la dénégation de l’autre et sur ce terrain-là,
les parents des familles populaires ne peuvent être gagnants.
D’ailleurs, de nombreux parents affirment que leur parole a peu de
poids dans les interactions avec les enseignants et qu’ils ont l’im-
pression que ce qu’ils disent n’est pas pris en considération, qu’ils
ne sont pas écoutés.
« Quand je parle, des fois je les vois à la sortie de l’icole, je parle avec
elles. Elles écoutent, bien gentil mais elles s’en fichent qu’est-ce que je
dis, je parle, je parle pas c’est pareil. Ah monsieur A. [le directeur],
l’est bien gentil mais li maîtresses y z’écoutent pas, y t’écoutent mais y
t’écoutent pas, qu’est ce que tu dis ça fait rien di tout. » (Père O.S. au
chômage, mère femme de ménage, 7 enfants)
« J’ai l’impression que quand il propose quelque chose, il a d’jà pris
sa décision lui. Donc il nous demande notre avis, on en discute un peu,
mais c’est pas… toute façon, la décision est prise. » (Mère femme de
ménage, père ouvrier, 2 enfants)
À ces difficultés liées à l’inégale autorité des locuteurs, ajoutons
que pour les parents ayant vécu une scolarité difficile, pénétrer dans
l’espace scolaire et se retrouver face à un enseignant dans une
classe, c’est faire ressurgir des souvenirs douloureux, c’est se remé-
morer un lieu où ils n’ont pas pu ou pas su saisir leur chance, un
lieu où s’exprimait déjà le décalage entre les exigences scolaires et
leur propre être6. De plus, en se rendant à l’école, les parents des
familles populaires sont sur un terrain qui ne leur est pas favorable.
Le cadre même, l’espace de l’école lui-même les place en position
d’infériorité. C’est ce qu’expriment les parents qui ne vont jamais
à l’école mais qui discutent plus volontiers avec les enseignants en
dehors de celle-ci, sur un terrain plus neutre ou qui leur est plus
familier. Plusieurs institutrices nous parlent de mères de famille qui
les accostent lorsqu’elles font leurs courses et les entreprennent à
propos du comportement de leurs enfants à l’école. Un père,
ouvrier dans une entreprise de démolition automobile, nous raconte
comment il profite de la venue de l’instituteur sur son lieu de tra-
vail, dans le but d’acheter des pièces pour son véhicule, pour dis-
cuter avec lui de la scolarité de son fils, alors qu’il ne se déplace
jamais jusqu’à l’école. On voit ainsi que le fait même de pénétrer
dans l’espace scolaire est difficile pour une partie des parents. Les
souvenirs des parents, l’évocation des problèmes scolaires de leurs
enfants, l’inégalité dans l’interaction… sont autant d’éléments qui

6. Il suffit d’évoquer comment les odeurs de la salle de classe ramènent en arrière, aux heures
passées à l’école, l’adulte qui ne pénètre pas souvent dans les bâtiments scolaires pour com-
prendre que la sensation purement corporelle peut suffire à ressusciter les angoisses scolaires
de certains parents.
180 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

contribuent à constituer les rencontres des parents et des ensei-


gnants en situations de malaise et à limiter la venue des parents à
l’école.
« Ben je pense que ceux qui viennent déjà de leur plein gré y’a aucun
problème parce que bon c’est eux qui ont choisi mais je pense que pour
certains parents c’est très dur, hein. Ceux qui parlent mal le français
ou… je pense qu’il y en a qui hésitent à venir, qui sont mal à l’aise, qui,
qui n’osent pas. » (Institutrice CP, 24 ans d’ancienneté)
Les interactions sont souvent difficiles à vivre pour les parents.
Les quelques rencontres que nous avons pu observer montrent des
parents sur la réserve, multipliant les gages de bonne volonté en
promettant de réprimander sévèrement leur enfant, hésitant à par-
ler, cherchant à se justifier, baissant parfois les yeux à l’écoute des
reproches à l’égard de leurs enfants… Annette Lareau souligne le
malaise qu’elle a observé lors des rencontres entre parents ouvriers
et enseignants :
À Colton, les interactions entre parents et enseignants étaient froides et
embarrassées. Les parents montraient souvent des signes de gêne :
s’agitant, rougissant, bégayant, transpirant, et paraissant généralement
mal à l’aise.7
Quelquefois, les rencontres prennent un tour houleux, les parents
s’emportant contre les enseignants. Nous aurons l’occasion de voir
une mère de famille aborder une institutrice en criant avant même
de savoir de quel sujet celle-ci souhaitait l’entretenir. La teneur des
propos de la mère ne laisse aucun doute quant aux sentiments d’in-
justice et d’humiliation qu’elle ressentait suite à des convocations
répétées pour des problèmes scolaires, liés à la discipline autant
qu’aux apprentissages, de sa fille. Au-delà de l’excitation réelle ou
supposée, c’est l’impression d’être mis en cause, directement ou à
travers les enfants, qui provoque la colère ou l’agressivité des
parents à l’endroit des enseignants. Il faut voir aussi dans ces réac-
tions passionnées et vives que déplorent les enseignants, et par-delà
les motifs d’indignation des parents, une manière pour ces derniers
d’exprimer leur malaise dans les situations de face-à-face avec les
enseignants et de tenter de retourner la situation en leur faveur au
cours de l’interaction. Ce faisant, ils aggravent bien souvent la
vision négative des enseignants à leur égard, l’emportement, les
cris dans l’interaction entre parents et enseignants étant traduits
comme une absence de maîtrise de soi et comme manifestation de
comportements peu « civilisés ». Une partie des parents sont
d’ailleurs bien conscients des effets préjudiciables de telles interac-
tions et, dans plusieurs familles, on nous dira que le père évite de

7. A. Lareau, « Social class differences in family-school relationships : the importance of cul-


tural capital », Sociology of Education, 1987, vol. 60, p. 78.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 181

se rendre à l’école parce qu’il s’emporte trop vite ou qu’« il


s’énerve quand il trouve pas ses mots. »
Quelque chose de la dignité des parents est en jeu dans les rela-
tions avec les enseignants. Chaque interaction avec un enseignant,
en tête-à-tête ou lors d’une réunion, peut être l’occasion d’une
atteinte à cette dignité : difficulté à employer le langage adéquat,
pratiques des parents non conformes aux attentes des enseignants,
honte quand les résultats scolaires ne sont pas bons ou quand ils se
sentent mis en cause à travers les problèmes scolaires des enfants…
De plus, pour quelques parents, aller voir les enseignants semble
s’apparenter à une démarche de sollicitation d’avantages ou de
faveurs, démarche qu’ils refusent.
« Moi, j’suis pas toujours après eux à, à, à d’mander ci ou d’mander
ça… J’demande rien moi… J’vais pas pleurer comme y’en a… Ah
non ! » (Mère femme de ménage, père ouvrier, 2 enfants)
Refusant de paraître quémander quoi que ce soit, cette mère
évite le contact avec les enseignants et ne se rend à l’école que lors-
qu’elle s’y sent obligée. Le souci de la dignité entraîne une partie
des parents à chercher à « rester à leur place », à « ne pas se mettre
en avant », ainsi que l’exprime une mère interrogée par Emmy
Tedesco :
Nos enfants, ils travaillent pas bien déjà. On va pas… se mettre en
avant.8
De plus, bien qu’aucun de nos interlocuteurs ne nous l’ait dit expli-
citement, il ne nous semble pas invraisemblable d’imaginer que
certains parents puissent craindre que leurs rencontres avec les
enseignants produisent des effets négatifs sur leurs enfants.
Mais, souvent nourrie par un sentiment d’incompétence et par le désir
de cacher un manque d’instruction ressenti comme honteux, cette luci-
dité engendre alors des pratiques qui se retournent contre l’objectif
recherché : ne pas se faire voir à l’école de crainte de nuire à son enfant
aux yeux des enseignants amène généralement ces derniers à considé-
rer que la famille se désintéresse de la scolarité, et déclenche donc un
jugement négatif, alors que l’effet inverse était recherché.9
Enfin, le mélange d’humilité douloureuse, de sentiment d’incom-
pétence, de reconnaissance de l’autorité des enseignants… conduit
des parents à se sentir importuns lors de leurs visites à l’école.
« Institutrice n° 1 : Et puis y’a y’a une certaine gêne aussi euh, ils sont
complexés vis-à-vis d’nous euh, y’a une gêne à venir nous voir. Donc,
bon, il c’est…\
Institutrice n° 2 : \à n’pas déranger\

8. E. Tedesco, Des parents parlent de l’école, Casterman, 1979, p. 75.


9. A. Léger et M. Tripier, Fuir ou construire l’école populaire ?, Méridiens Klincksieck, 1986,
p. 113.
182 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Institutrice n° 1 : \voilà\
Institutrice n° 2 : \un père : “Oh là là excusez-moi, j’vais vous déran-
ger”.
Institutrice n° 1 : Oui.
Institutrice n° 2 : J’dis “Non… vous n’me dérangez pas du tout. Alors
vous voulez qu’on parle de votre gamin, on parle de votre gamin.
Simplement, bon ben… avoir un rendez-vous, pour que moi j’puisse me
libérer”… mais non. “Oh là là mais j’vous dérange, j’vous dérange”,
“Mais non, ça m’dérange pas d’parler d’votre gamin, au contraire” »
(Institutrice n° 1 CM1, 6 ans d’ancienneté ; Institutrice n° 2 CM1,
10 ans d’ancienneté)
Les conditions sociologiques des rencontres avec les ensei-
gnants, les enjeux liés à ces rencontres permettent de comprendre
qu’il soit souvent difficile pour les parents des familles populaires
de se rendre à l’école, terre étrangère et plus ou moins inconnue,
territoire de l’enseignant dans lequel les parents les plus dominés
n’ont ni autorité ni légitimité. Il y a des raisons multiples au fait que
les parents ne se rendent pas à l’école, des raisons qui ont toutes
pour principe la confrontation des logiques populaires, dominées,
et des logiques scolaires, dominantes, et la confrontation entre des
êtres sociaux dont les pratiques, les manières d’être ont nulle légi-
timité et d’autres qui représentent la légitimité éducative. La réti-
cence d’une partie des parents à entrer dans l’école et à rencontrer
les enseignants participe de pratiques d’évitement de situations
dans lesquelles les parents peuvent être mis en difficulté par le juge-
ment socialement légitime des enseignants, dans lesquelles l’illégi-
timité de leurs pratiques et celles de leurs enfants peut être mise à
jour, dans lesquelles leur dignité est mise en cause… sans qu’il soit
nécessaire que les enseignants manifestent volontairement ou
ostensiblement leur désaccord avec les pratiques des parents ou
qu’ils les critiquent directement pour que la situation soit dévalori-
sante ou stigmatisante. De la même manière qu’il existe des formes
d’auto-censure dans les échanges langagiers10, l’évitement de
l’école par les parents, leur non participation aux réunions, leurs
silences… sont des anticipations des sanctions menaçant leur pré-
sence, leur langage, leurs pratiques, leur être sur le terrain de
l’école. Ce qui est fatalement interprété comme une « démission »
ou un « désintérêt » à l’égard de l’école et de la scolarité des enfants
peut être une sorte d’intérêt bien compris, les parents ne voyant pas
toujours ce qu’ils ont à gagner à rencontrer les enseignants mais
percevant ce qu’ils peuvent y perdre ou du moins les risques que les
rencontres représentent. En outre, dans l’évitement de l’école et des
enseignants par les parents, il y a quelque chose du « contrôle de

10. Cf. P. Bourdieu, Ce que parler..., op. cit.


FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 183

l’information » qu’Erving Goffman décrit au sujet des « stigmati-


sés »11. Une partie des parents peuvent être conduits à refuser le
contact avec les enseignants pour limiter les informations sur eux-
mêmes, sur leur famille, celles-ci pouvant conduire à une stigmati-
sation et à une désignation négative de leur être, de leur famille. En
situation de domination, de perception d’illégitimité, il peut être de
« bonne stratégie » de limiter les informations sur soi pour que ces
informations ne renforcent pas la perception négative qu’autrui a de
soi, pour que les enseignants n’aient pas une vision négative de soi
et de la famille et donc des enfants. C’est aussi ce que font les
jeunes qui ne veulent pas que leurs parents aillent à l’école, ainsi
que le raconte Azouz Begag refusant que son père aille voir son
professeur ou fuyant sa mère la seule fois où celle-ci vient le cher-
cher à la sortie de l’école12. C’est le cas des familles d’origine
étrangère ayant gardé dans leur manière de parler et de s’habiller
les marques socialement stigmatisantes de leurs origines. C’est
encore le cas des familles fortement stigmatisées par les problèmes
familiaux et sociaux dont elles sont suspectées et qui les désignent
à l’action du travail social, le souci de ne pas se faire remarquer
pouvant être associé à la peur qu’il soit porté atteinte à l’unité de la
famille, par exemple par des mesures de placement des enfants.
Dans tous les cas, la tentative, pas nécessairement et même rare-
ment consciente, de se préserver de la stigmatisation en évitant de
se montrer, se retourne contre les familles, le fait que les parents ne
répondent pas aux invitations ou aux convocations des enseignants,
le fait qu’ils ne passent pas les voir étant perçus comme carences
éducatives et incurie des parents.

II – DES PARENTS QUI DÉLÈGUENT AUX ENSEIGNANTS ?

La logique d’évitement s’articule avec une logique de séparation


assez stricte entre l’école et la famille pour conduire nombre de
parents à ne pas se rendre à l’école spontanément ou à ne pas aller
aux réunions. Pour ces parents, l’école est le domaine de l’ensei-
gnant et les pratiques pédagogiques relèvent de leur seule compé-
tence. Ce n’est pas le domaine où s’exerce leur autorité parentale et
ils n’y ont aucune légitimité. Seuls les enseignants en tant que
« spécialistes » et détenteurs de l’autorité légitime sur la scolarité,
sur le domaine de l’école, sur les pratiques des enfants à l’école
sont aptes à traiter des problèmes de l’école. Pour ces parents, aller

11. E. Goffman, Stigmate, Minuit, 1975, cf. en particulier p. 57-126.


12. A. Begag, Le Gone du Chaâba, Le Seuil, 1986.
184 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

à l’école pour discuter des questions scolaires n’a pas de sens : le


fonctionnement de l’école ne relève pas de leurs prérogatives, pas
davantage que les méthodes pédagogiques, et ils se sentent incom-
pétents à aider leurs enfants dans leur scolarité. Pour eux, les ren-
contres avec les maîtres ne présentent pas d’intérêt : seule compte
l’aide qui peut être apportée à leurs enfants.
« Si j’vais aller voir les maîtres, j’peux pas expliquer ce que je veux,
c’est pas la peine d’aller le voir… Et les maîtres euh… euh, qu’est-ce
qui me font en plus, les maîtres ? Il peut pas euh, euh, me faire
que’qu’chose de plus. Moi seul’ment ce que euh… c’est intéressant, si
je trouve quelqu’un qui aide la la mes enfants, de faire le le leurs
devoirs, si manque que’qu’chose, à les aider. Ça d’accord. Alors ça, de,
déjà, j’ai trouvé euh… quelqu’un qui l’aide ma fille, et pour la la p’tite
le jour qui, s’ra encore plus un peu grand, à peut-être à celui-là même
il, il est d’accord. Là, c’est ça intéressant. Mais… mais les maîtres euh,
d’accord ils font leur travail, ils font pas plus que ça. Ils peuvent pas
rester à cause euh, mes enfants jusqu’à sept heures, à huit heures.
Pendant le leur travail jusqu’à… euh… à l’heure et terminé. Alors ça
sert à rien qu’j’vais l’voir… » (Père O.S., mère sans emploi, 6 enfants)
On retrouve ici la logique instrumentale et la logique de l’effi-
cacité qui président aux rapports à l’école des familles populaires
les plus éloignées de l’univers scolaire. Ces logiques, conjuguées
au sentiment qu’ils ne peuvent aider scolairement leurs enfants,
conduisent les parents à considérer que la scolarité des enfants
relève d’abord de la responsabilité des enseignants et que les dis-
cussions avec ces derniers ne peuvent être d’un grand secours.
C’est donc à l’institution scolaire et à ses agents de prendre entiè-
rement en charge les questions scolaires et de remédier aux diffi-
cultés des enfants. Bien des parents ne comprennent pas qu’on leur
demande de participer à la remédiation de problèmes qui relèvent
de l’école.
« Oui, c’est vrai qu’j’ai fait l’geste qui pouvait signifier qu’elles s’en
fichent, euh… bon, c’est l’école, c’est l’école hein. C’est le travail de
l’école… Voilà. Ouais. C’est l’école, c’est l’école, si ça va pas c’est la
faute de l’école, y’a un père qui l’a dit y’a pas longtemps… Ce gamin
il arrive à rien l’pauvre, on propose une classe de perfectionnement
parce que il a d’énormes énormes difficultés. Et… ben la psychologue
l’a rencontré… euh… pour expliquer un p’tit peu… comment elle voyait
l’av’nir du p’tit garçon. Et… il dit “Mais c’est à l’école.” Donc euh…
bon pour la sœur aînée il faudrait l’orthophonie, elle a fait deux CP,
elle peine au CE1, elle confond les lettres, elle inverse, enfin bon. Non.
Tout ça ça s’fait à l’école. Alors on a proposé un travailleur… pour
v’nir euh… aider à la maison, l’aide, le soutien aux devoirs : “Ah mais
non, parce que… à la maison, c’est la maison, et si y’a des amis, si y’a
la télé, euh… ils ont qu’à faire ça à l’école.” » (Institutrice CP, 30 ans
d’ancienneté)
On assiste à une sorte de délégation de responsabilité à l’école
et aux enseignants, délégation que ces derniers évoquent souvent et
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 185

qu’ils interprètent fréquemment comme une « démission » des


parents tout en indiquant qu’elle manifeste une confiance des
parents à leur égard.
« Sociologue : Et vous avez une idée de pourquoi ils sont peu présents,
pourquoi ils viennent aussi peu ?
2e institutrice : [silence] J’sais pas. “Vous faites comme vous pouvez”,
tout c’qu’on fait ça va euh donc ils cherchent pas tell’ment euh savoir
pourquoi on fait ça…
1ère institutrice : Est-ce qu’ils ont peur, y’en a qui…\
2e institutrice : \y’en a qui ont une confiance absolue en nous, d’autres
on sait pas.
1ère institutrice : On a une famille j’sais pas si ils raisonnent tous comme
ça mais là l’père nous disait “bon ben d’toute façon c’qui s’passe à
l’école moi j’peux pas l’savoir alors ou vous sévissez” euh, voyez y’a
pas une solidarité euh, bon il est solidaire dans un sens mais il démis-
sionne dans un autre parce que, il nous disait “bon ben vous pouvez le,
sévir mais moi d’toute façon j’dirai rien puisque j’ai pas vu”. [rires]
Enfin, j’trouve que il vaut mieux quand même qu’la famille soit avec
l’instituteur… » (Institutrices CP, 24 ans d’ancienneté)
La délégation est souvent une délégation de l’autorité, une par-
tie des parents parmi les plus éloignés du mode scolaire de sociali-
sation donnant tout pouvoir aux enseignants pour imposer la disci-
pline et le travail à leurs enfants, leur demandant même d’utiliser
les mêmes méthodes de coercition et les mêmes sanctions que
celles qui ont cours dans l’univers familial, ce qui rappelle ce que
Françoise Mayeur écrit à propos des pratiques des parents à la cam-
pagne au XIXe siècle :
Les parents usent de la manière forte. Coups de pied, de poings, verges
ou fouet, coups de casquette ou de béret sont présumés inculquer aux
enfants la bonne conduite ; ils sont la sanction ordinaire des écarts, au
point que les parents jugent souvent bon de déléguer ce pouvoir de cor-
rection à l’instituteur.13

« Oui j’pense quand même qu’y’a une attente même assez forte de
façon générale parce qu’souvent ils s’déchargent justement, enfin les
parents nous disent souvent “j’vous confie mon enfant”, enfin ils le
disent pas en ces termes mais c’est “j’vous confie mon enfant et… vous
faites tout c’que vous voulez, bon s’il faut l’taper pour qu’ça marche
droit, vous l’tapez”, bon c’genre d’réflexion qui montre qu’on en est
entièr’ment responsable… » (Instituteur CE2, 10 ans d’ancienneté)
« Il vient à la maison, il crache sur les gens, je suis rentré à l’école, j’ai
dit “il faut que vous, s’il essaie de cracher il faut que vous le, le frappe
pour qu’il arrête”. » (Père ouvrier sans qualification au chômage, mère
au chômage, 5 enfants)
« C’est le maître qui fait l’travail, les professeurs, l’directeur d’l’école
et tout ça hein. Moi je… qu’est-ce que vous… on voit pas les gosses, la

13. F. Mayeur, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Tome 3, « De


la révolution à l’école républicaine », Nouvelle librairie de France, 1981, p. 242.
186 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

journée. On n’est pas, on n’est pas toujours derrière eux, hein, c’est
ça. » (Père ouvrier spécialisé, mère sans emploi, 5 enfants)
Cette délégation de l’autorité, cette demande que les enseignants
sévissent en lieu et place des parents prennent tout leur sens lors-
qu’on les met en relation avec le mode d’autorité contextualisée à
l’œuvre dans les familles populaires. L’autorité ne peut s’exercer
qu’immédiatement et doit être directement liée à l’acte ou au com-
portement de l’enfant. Les parents ne peuvent agir sur le comporte-
ment des enfants à l’école parce qu’ils n’y sont pas physiquement
eux-mêmes.
« Alors si elle s’amuse euh je pense que… y sont là-bas pour euh [rires]
la corriger hein [rires] (…) c’est pas… c’est pas à moi de voir si, quand
je suis à… je suis ailleurs hein. » (Père O.S., mère sans emploi, 4
enfants)
Pour ces parents, les pratiques des enfants ne pouvant changer que
par une action directe, c’est donc aux enseignants d’intervenir pour
que le comportement des enfants soit conforme aux exigences sco-
laires. Ils attendent d’ailleurs que les enseignants participent à l’en-
cadrement et à la surveillance de leurs enfants pendant le temps
scolaire, y compris durant le temps du repas ou de la récréation.
Plus d’un père ou d’une mère nous diront qu’ils ont peur que leurs
enfants prennent de mauvaises habitudes ou aient de mauvaises fré-
quentations au collège parce que la surveillance leur paraît insuffi-
sante. Il ne s’agit pas d’un abandon ou d’une démission de la res-
ponsabilité parentale mais d’une impossibilité logique à concevoir
que la soumission aux règles scolaires comme aux règles familiales
puisse passer par une autodiscipline ou une autocontrainte.
Plus largement, pour comprendre le fait qu’une partie des
parents délèguent à l’école le soin d’instruire leurs enfants, il faut
prendre en compte le sentiment des parents de ne pas pouvoir aider
leurs enfants dans leur scolarité parce qu’ils ne comprennent pas,
parce qu’ils ont peur de se tromper, parce que leurs enfants savent
mieux qu’eux, parce que la difficulté rencontrée avec la scolarité
des enfants vient s’ajouter à mille autres difficultés à surmonter.
Cette délégation, qui choque les enseignants, paraît une évidence
du point de vue des parents. Démunis au plan scolaire, ils s’en
remettent à ceux qu’ils considèrent comme les spécialistes de
l’éducation, de la transmission des savoirs. Cette « remise de soi »
n’est pas sans analogie avec la « remise de soi » des plus démunis
en politique14. En matière scolaire (et sans doute aussi en politique),
la remise de soi des dominés est à double sens. Elle est à la fois

14. Cf. P. Bourdieu, La Distinction, Minuit, 1979, p. 498 ; Questions de sociologie, Minuit,
1984, p. 246.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 187

reconnaissance de l’autorité et de la compétence des spécialistes,


les enseignants, et à la fois exigence ou au moins attente qu’ils fas-
sent réussir leurs enfants, qu’ils leur donnent les savoirs qui leur
permettront de « s’en sortir ». Elle suppose à la fois la confiance et
la critique lorsque les résultats ne sont pas à la hauteur des espé-
rances. Ceci permet peut-être de comprendre que des parents puis-
sent ne pas se manifester à l’école durant toute une année et inter-
venir vivement en fin d’année quand leur enfant redouble. Les
enseignants sont donc perçus comme des professionnels qui doi-
vent connaître leur métier et dont on peut attendre une efficacité
pour la scolarité des enfants. Aux spécialistes de l’école, les parents
les plus démunis scolairement n’ont d’autre choix que de confier
leurs enfants. Cette confiance nécessaire conduit une partie d’entre
eux à penser que l’action de l’enseignant doit suffire à l’acquisition
des savoirs et à la « réussite scolaire » de leurs enfants. Elle les
conduit aussi à penser que tant que l’enseignant ne signale aucun
problème, tant qu’il ne les convoque pas pour les alerter à propos
du comportement ou du travail scolaires de leur enfant, il n’y a pas
lieu de s’inquiéter. Du coup, certains parents sont surpris, voire
indignés, lorsqu’ils « découvrent » en fin d’année ou en fin de tri-
mestre les conséquences des difficultés ou des pratiques scolaires
de leur enfant.
En fait, la logique de délégation à l’enseignant, de « remise de
soi », pousse une partie des parents à estimer que c’est d’abord aux
enseignants de les prévenir quand se présente un problème à l’école
et avant que celui-ci ne soit trop grave. Ainsi est renvoyée à l’en-
seignant la responsabilité d’avertir les parents des éventuels écarts
de conduite ou de résultats scolaires insuffisants. De leur côté, les
enseignants reprochent aux parents de « ne pas faire l’effort » de se
tenir au courant de la scolarité ou du comportement des enfants
pendant le temps scolaire. Nous avons pu enregistrer une série de
discours et observer des situations dans lesquels les positions res-
pectives des enseignants et des parents paraissent se croiser sans se
rencontrer. Ceci est particulièrement visible quand nous mettons en
parallèle les discours des enseignants qui déplorent que les parents
ne fassent pas plus souvent la démarche de venir à l’école pour s’in-
former et ceux des parents qui attendent que les enseignants les pré-
viennent des problèmes que rencontrent leurs enfants à l’école.
Pour la plupart des enseignants, c’est le rôle « normal », « naturel »
des parents de venir à l’école dès qu’on le leur demande, mais aussi
de venir spontanément afin de suivre l’évolution de la scolarité de
leurs enfants. Dans la logique pédagogique, les parents devraient
visiter régulièrement les enseignants ou au moins se manifester
chaque fois qu’apparaît un problème scolaire perceptible à travers
les notes ou les cahiers qui doivent être signés périodiquement. Or,
188 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

le plus souvent, les enseignants regrettent de ne pas voir les parents


ou de ne les voir qu’au « dernier moment », « lorsqu’il est trop
tard », en fin d’année, quand les conséquences des difficultés sco-
laires apparaissent et ne peuvent plus être ignorées.
« Surtout en fin d’année, on en a qui viennent au mois de juin, pour
savoir si il va passer ou pas [rires]. C’est souvent là que les parents
commencent à se dire “faudrait que j’aille voir ce qui se passe”. »
(Institutrice CP, 24 ans d’ancienneté)
« Après les contrôles, ils ont le cahier de contrôles, ils ont le carnet
avec les notes donc. Alors c’est pareil, bon ben on a déjà fait trois
contrôles, on fait le quatrième et donc sur certains carnets croyez-moi
qu’on a avec la collègue, on a marqué quand même que ça va pas du
tout, l’enfant court à l’échec, ci et ça. Les parents ne se manifestent pas.
(…) À la fin d’l’année : “Ah et pourquoi mon fils passe pas ?” Ah ben
quand c’est la fin, quoi euh, ils réagissent. Quand c’est noir sur blanc
mais quand ils voient un 3 sur 10 de moyenne, ça les dérange pas, cer-
tains. » (Instituteur CM2, 23 ans d’ancienneté)
Dans le même temps, une partie des parents des familles popu-
laires semblent donc être dans une position d’attente. Pour toutes
les raisons que nous avons analysées, ils ne se rendent pas d’eux-
mêmes à l’école mais ne comprennent pas qu’ils ne soient pas
explicitement avertis des difficultés scolaires par les enseignants.
Pour ces parents, la perception floue de la scolarité de leurs enfants
liée à leur faible maîtrise des processus scolaires d’évaluation et au
suivi distant de la scolarité ne leur permet pas de prendre
conscience de la gravité de la situation au fur et à mesure des résul-
tats scolaires. Seule une indication explicite des enseignants leur
permet de s’alarmer et de réagir.
Le croisement des deux logiques poussées à leur extrémité
aboutit à des situations paradoxales et parfois scolairement drama-
tiques. Pour une partie des enseignants, les parents peuvent et doi-
vent se tenir au courant avec les bulletins scolaires et en venant les
voir à la sortie de l’école. Ils n’ont donc pas à les convoquer, sauf
lorsque des décisions doivent être prises :
« J’ai des enfants qui ne travaillent pas très très bien mais enfin les pa,
les parents voient les livrets scolaires et à c’moment-là peuvent venir
aussi hein donc euh systématiquement je je convoque pas, même des
enfants qui travaillent pas très bien. Euh bon j’vais voir quand même
euh peut-être le euh à la fin du du mois prochain pour à c’moment-là
voir euh commencer déjà la la perspective de du passage. Euh dire aux
à certains parents ben qu’est-ce que euh qu’est-ce que j’vais faire
d’votre enfant l’année prochaine v’voyez. Si on on envisage de ne pas
le faire passer dans la classe suivante là comme cette petite-là bon ben
j’vais convoquer la maman les parents le euh d’ici un mois ou deux
v’voyez… » (Institutrice CE1, 35 ans d’ancienneté)
Ainsi, les parents découvrent lorsqu’il est trop tard les consé-
quences négatives de l’année scolaire de leurs enfants. Dans une
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 189

des familles que nous avons rencontrées, la sœur aînée, qui s’oc-
cupe de la scolarité des plus petits, s’inquiète de la scolarité de son
frère et s’étonne de ne pas recevoir davantage d’informations à ce
sujet :
« Enfin j’attendais plus d’elle [l’institutrice] quoi, j’attendais plus
qu’elle suive Rabah, qu’elle le suive au niveau d’ses devoirs, qu’elle
euh me fasse passer des mots pour me dire “voilà Rabah est plus en dif-
ficultés en grammaire, en orthographe”, ou telle ou telle chose quoi, ça
m’au, ça m’aiderait moi d’mon côté. (…) Comme j’ai été voir madame
H., j’lui ai dit de, d’essayer de voir un peu avec Rabah, euh de suivre
ses devoirs quand il les écrit et pis de me faire passer certains mots de
temps en temps entre midi et deux heures, de prendre un cahier de cor-
respondance et d’me dire “voilà Rabah a plus de difficultés en ortho-
graphe, en grammaire, il comprend pas telle ou telle chose”, donc moi
j’peux essayer d’accentuer ici, à la maison, là ça aiderait vraiment
beaucoup mais là non y’a rien, y’a pas de correspondance, y’a rien du
tout. » (Père OS. au chômage, mère sans emploi, 7 enfants, entretien
avec la fille aînée)
La sœur, en position d’attente, ne retourne pas d’elle-même voir
l’enseignante et s’enquérir de l’évolution de la scolarité de son
frère. Dans le même temps, les deux instituteurs chargés de la
classe envisagent, après consultation du psychologue scolaire, de
placer l’enfant en classe de perfectionnement l’année suivante et
n’en informent les parents et la fille aînée de la famille qu’au tout
dernier moment, en fin d’année scolaire. Habitués à travailler seuls
ou considérant que les problèmes d’« orientation » de ce type ne les
concernent qu’eux seuls, ou que les familles ne sont pas aptes à sai-
sir ce genre de choses ou qu’elles s’en désintéressent, ils négligent
ce travail d’avertissement pourtant indispensable ici, lorsque l’on
connaît les conséquences négatives et souvent définitives pour
l’avenir des enfants de la relégation dans ce type de classe. Sans
doute, les parents des familles populaires tendent-ils à renoncer et
à se résigner quand les difficultés scolaires s’accumulent. On peut
se demander si une partie des enseignants ne renoncent pas eux
aussi et ne considèrent pas implicitement que les parents des
familles populaires sont de toute façon inaptes à aider leurs enfants
et se désintéressent de la scolarité au point que tenter de les infor-
mer des difficultés scolaires de leurs enfants serait peine perdue.

III – DES APPROPRIATIONS NON CONFORMES DE L’ESPACE SCOLAIRE

Si la plupart des enseignants souhaitent voir davantage les parents


de leurs élèves afin de mieux connaître le contexte familial de la
scolarisation et de pouvoir éventuellement tenter d’agir sur celui-ci,
ils n’entendent pas pour autant les laisser prendre trop de place ou
190 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

leur permettre d’entrer de manière non contrôlée dans l’espace sco-


laire : l’école doit rester un domaine spécifique dans lequel les
enseignants doivent rester maîtres de l’action pédagogique, elle-
même préservée de pratiques hétérodoxes. Bien sûr, on retrouve ici
le souci partagé par de nombreux enseignants de ne pas laisser
« envahir » l’école, de résister à un poids trop grand des familles sur
la vie de l’école, de protéger leur autonomie éducative. Cependant,
on ne peut pas mettre sur un même plan d’analyse la réticence des
enseignants vis-à-vis de parents des classes moyennes ou supé-
rieures fortement scolarisés qui viendraient leur dicter des orienta-
tions pédagogiques et leur attitude à l’égard des familles popu-
laires. Dans le premier cas, il s’agit certes de protéger l’autonomie
des pratiques pédagogiques des enseignants mais contre des pra-
tiques et des parents qui sont moins contraires à la logique scolaire
que concurrents, sur le plan pédagogique, avec les enseignants et
leurs pratiques. Avec les familles populaires, ce qui est en jeu c’est
la préservation de l’espace scolaire de pratiques antinomiques avec
le mode scolaire de socialisation. L’espace scolaire s’est construit
historiquement contre l’extérieur, contre la rue et les pratiques non
réglées qui s’y trouvent, contre aussi les familles et leurs pratiques.
Il s’agissait, afin d’assurer l’action pédagogique, afin de « civili-
ser » les jeunes générations et particulièrement les enfants des
classes populaires, de construire un espace clos à l’abri des habi-
tudes et des pratiques familiales. Le bâtiment scolaire était ainsi
construit de telle sorte que nulle influence extérieure ne puisse se
faire sentir sur les enfants devenus élèves et que l’action éducative
soit abritée des regards externes :
Si les écoles se tiennent dans une salle qui donne sur la rue ou dans une
cour commune, il faut avoir égard que les fenêtres ne descendent pas
plus bas qu’à sept pieds de terre afin que les passants ne puissent pas
avoir vue sur l’école.15
De plus, l’espace même de la récréation, la cour, contribue à l’iso-
lement de l’espace scolaire et à la coupure avec le reste de la vie
sociale :
Elle est donc un espace de transition entre la rue et l’école et un moyen
de fermeture totale de l’espace scolaire.16
Certes, l’espace scolaire d’aujourd’hui n’est pas aussi clos que par
le passé. Une partie des activités scolaires peuvent se dérouler à
l’extérieur de l’enceinte scolaire, l’espace scolaire s’étendant hors
de l’école est alors moins défini par le lieu, son architecture, etc.,

15. « La conduite des écoles chrétiennes » (1706) de J.-B. de la Salle, citée par R. Chartier, et
al., L’Éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, SEDES/CDU, 1976, p. 119.
16. G. Vincent, L’École primaire..., op. cit., p. 34.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 191

que par les pratiques mises en œuvre. Ensuite, et surtout pour ce qui
concerne notre propos, les parents peuvent et sont même invités à
pénétrer dans l’école. L’espace scolaire ne leur est donc pas systé-
matiquement interdit mais son accès reste pourtant réglementé,
codifié, protégé des appropriations non conformes, hétérodoxes,
protégé de ceux qui les mettent en œuvre. Une « note aux parents »
envoyée par les enseignants d’une école primaire rappelle :
« Les parents qui accompagnent et attendent leurs enfants se tiennent
au portail aux heures d’entrée et de sortie. Les parents qui viennent
chercher leurs enfants à l’école maternelle et qui ensuite attendent
leurs enfants à l’école primaire voudront bien les attendre au portail et
surveiller les petits. (…) l’accès des passages, des cours, des espaces
verts à l’intérieur du groupe scolaire est interdit sans motif valable. »
Dans une école voisine où le portail est situé très loin des bâtiments
scolaires, les enseignants s’efforcent de contenir les parents à l’ex-
térieur de l’enceinte scolaire pour empêcher qu’« une nuée de
parents pénètrent dans la cour » ainsi que le dit le directeur en
réunion du conseil d’école.
« Sociologue : C’est pour ça tout à l’heure, comme j’étais là un peu tôt,
j’ai regardé quoi, ils [les parents]… ils dépassent pas hein.
Institutrice : Mais non, ben oui parce que… on… s’est assez battu oulà
là là là, parce qu’ils rentraient jusque dans la cour, là, c’est, si bien
qu’on n’arrivait pas à faire euh… passer nos rangs. Alors on s’est vrai-
ment battu, alors là maint’nant, ils ont quand même une limite, ça y’est.
Sociologue : Parce qu’avant ils v’naient dans la cour…
Institutrice : Ben ils ils avançaient bien dans la cour, mais pas jusque
dans la cour mais bien bien avant. Et… c’était un peu gênant pour
euh… les classes qui avançaient avec le rang. Déjà que… traverser la
cour en rang c’est déjà pas évident. » (Institutrice CM1, 33 ans d’an-
cienneté)
Les parents sont ici perçus comme perturbateurs de l’ordre sco-
laire, et par exemple de cette pratique scolaire de l’ordre consistant
à maintenir les enfants en rang jusqu’à la sortie de l’espace scolaire.
Vouloir maintenir les parents à l’écart de l’espace de l’école, c’est
toujours à la fois répondre à des exigences pratiques d’organisation
de l’école ou de sécurité et à la fois préserver un ordre scolaire, une
logique scolaire, une forme scolaire de relations. En maintenant le
rang jusqu’à la grille de l’école, l’enseignant maintient le calme et
la discipline qui siéent à l’espace scolaire et prolonge l’acte éduca-
tif d’inculcation de l’ordre jusqu’aux confins du territoire scolaire,
repoussant aux limites ultimes l’instant où la logique scolaire per-
dra ses droits pour laisser place à la logique de la rue et des familles
populaires.
La protection de l’espace scolaire concourt à limiter la venue
des parents des familles populaires à l’école en s’ajoutant aux obs-
tacles que nous avons évoqués auparavant. Aller voir les ensei-
192 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

gnants, c’est souvent traverser toute la cour et même deux cours


parfois, et pénétrer dans le bâtiment scolaire puis dans la classe,
autant de frontières matérielles et symboliques difficiles à franchir
pour qui est étranger ou réfractaire à l’univers scolaire. Pour une
partie des parents, l’exigence d’attendre les enfants à la grille de
l’école s’apparente à une interdiction de s’introduire dans l’espace
scolaire, et la distance spatiale imposée dans certaines écoles peut
renforcer le sentiment d’illégitimité de la démarche consistant à
aller voir l’enseignant, donc à transgresser l’espace interdit…
« Sociologue : Donc quand vous accompagnez Bernard ou quand vous
allez le chercher, vous ou sa maman, c’est là que vous pouvez voir le
maître ou la maîtresse ?
M. U. : Non attendre dehors\
Sociologue : \ah vous attendez dehors\
M. U. : \oui pour qui sorte, on peut pas rentrer directement, non. On
est derrière l’portail et quand il sort on l’amène.
Sociologue : Et si vous voulez voir le maître il faut traverser…
M. U. : Oui il faut rentrer mais faut pas… » (Père aide-cuisinier, mère
sans emploi, 1 enfant)
Tous les parents ne sont pas aussi respectueux des limites et des
règles d’utilisation de l’espace scolaire. Les enseignants sont alors
confrontés à des appropriations non conformes et non légitimes de
l’espace scolaire. Dans une école, malgré l’interdiction du direc-
teur, les mères de famille passent par la cour de l’école pour
rejoindre le centre commercial qui se trouve de l’autre côté.
« Y’a des familles qui viennent très fréquemment, les mamans traver-
sent avec le caddy là le samedi pour éviter de faire le tour du pâté de
maisons, donc elles passent avec le caddy, elles s’arrêtent… Et les
gamins du collège passent aussi, tout le monde passe. C’est le moulin
à vents [rires]. » (Institutrice classe de perfectionnement, 7 ans d’an-
cienneté).
Dans une autre école, le directeur a impulsé ce qu’il appelle
l’« ouverture » de l’école, « ouverture » qui a pris une forme très
concrète en déverrouillant un portillon permettant la circulation
entre l’école et la cité de HLM toute proche. Les mères passent par
l’école primaire pour aller à l’école maternelle ou même pour aller
faire leurs courses. En passant, elles tentent de faire des signes à
leurs enfants dans les classes de l’école primaire, ce qui entraîne les
protestations des institutrices car cela les gêne et perturbe la classe.
Finalement, une institutrice installe un rideau pour masquer la
classe, recréant ainsi la protection visuelle, prônée par Jean-
Baptiste de la Salle, que l’architecture moderne de l’école n’assure
plus, les fenêtres descendant jusqu’à un mètre du sol. Ces mères
des classes populaires troublent l’ordre scolaire parce qu’elles
n’établissent pas de coupure entre les activités scolaires et les autres
activités sociales, en particulier les activités domestiques. On peut
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 193

imaginer que l’« ouverture » ne poserait pas les mêmes problèmes


avec des familles d’autres classes sociales plus proches du mode
scolaire de socialisation et plus enclines à séparer les activités péda-
gogiques des autres activités sociales.
La question des horaires de visite et donc du temps scolaire est
aussi traversée par les contradictions entre les règles scolaires et les
pratiques des parents. Le temps de l’école doit être d’abord celui
des activités pédagogiques et les discussions avec les parents doi-
vent avoir lieu hors du temps de la classe. De plus, bien que beau-
coup d’enseignants acceptent de recevoir les parents à la sortie de
l’école, ils préfèrent souvent que la rencontre soit prévue à
l’avance. La « note aux parents » déjà citée rappelle que « les ensei-
gnants reçoivent sur rendez-vous. Le directeur de l’école primaire
reçoit de 16h30 à 17h30 sur rendez-vous. » Or, nombre de parents
rechignent à prendre rendez-vous et accostent les enseignants après
ou avant la classe, ce qui entre en contradiction avec l’organisation
scolaire et les obligations des enseignants qui doivent surveiller la
cour ou organiser la sortie des élèves. La contradiction conduit par-
fois à des situations conflictuelles.
« Elle m’a dit, bon. Les autres maîtresses elles étaient bien sympas, bon
j’allais si y’avait un p’tit problème, bon j’allais à l’école, moi je discu-
tais avec eux. Mais celle-là je sais pas si c’était chiche, elle était chiche
mais elle n’a pas voulu, elle m’a dit qu’c’était pas l’heure, elle me, elle
m’a, elle a mis ses mains dans mon estomac, elle m’a poussée en
arrière. (…) “Allez-y partez” comme ça je suis un chien, “dégage”. »
(Mère personnel de service sans emploi, séparée, 3 enfants)
« Et oui, prendre rendez-vous, moi j’appelle ça prendre rendez-vous,
parce que, quand j’viens pour aller voir l’directeur, je dis “je veux voir tel
professeur”. Il m’dit “et ben vous la verrez à telle heure” et puis après,
bon à midi j’ai pas l’temps, euh, c’qui fait que j’cours derrière pour avoir
un rendez-vous quoi. Ou alors j’l’attrape le matin. Huit heures et d’mie
euh, quand ils font entrer les élèves en classe, j’l’attrape à, dans la cour. »
(Mère femme de ménage emploi précaire, divorcée, 7 enfants)
La logique du « rendez-vous » se télescope avec le rapport au
temps d’une partie des parents des familles populaires, rapport au
temps qui ne s’inscrit pas dans l’ordre de la prévision, de l’antici-
pation, de la gestion rationnelle que suppose la pratique des rendez-
vous. Nous le vérifierons parfois à nos dépens tout au long des
entretiens réalisés dans les familles, de nombreux parents ayant
oublié le rendez-vous que nous nous étions fixés ou nous proposant
simplement de passer chez eux un jour où ils étaient susceptibles
d’être disponibles et ne comprenant manifestement pas la nécessité
de fixer une heure et une date précises pour nous rencontrer.
Autre appropriation non conforme de l’espace scolaire : lors de
réunions organisées par les enseignants, des parents viennent avec
leurs enfants en bas âge, les nourrissent pendant la réunion…
194 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

« Parce que quand ils viennent après les heures de classe les parents ils
viennent avec les petits. Hein, alors euh, bon, j’vous parle pas du bruit
[rires] on n’arrivait pas à s’entendre. (…) Mais oui, enfin les mamans
étaient là, même si elles ont pas compris, elles se sont pas plaintes hein,
elles ont pas dit, non, non, mais alors j’vous dis, parfois y’avait un bébé
dans la poussette, un p’tit d’la maternelle sur les g’noux, euh, ah j’vous
dis pas… c’était vraiment… alors on n’a pas recommencé quoi, dans
ces conditions-là, on a dit c’est pas la peine, quoi hein… » (Institutrice
CP, 30 ans d’ancienneté)
Au-delà des difficultés de garde des jeunes enfants, le problème
posé ici est celui du rapport des parents aux situations formelles du
genre des réunions de l’école. Cela rejoint l’attitude de nombre de
parents pendant les entretiens. Beaucoup d’entretiens ont lieu avec
la télévision en marche, certains parents émettant de temps à autre
des remarques sur l’émission en cours ; des parents interpellent
leurs enfants sur des points étrangers à nos questions ; d’autres s’in-
terrompent pour régler des questions du ravitaillement familial, etc.
À l’évidence, la vie ne s’arrête pas, il n’existe pas de coupure entre
la vie quotidienne et les interactions formelles dans une réunion ou
un entretien. De la même manière, les réunions à l’école sont par-
fois l’occasion de discuter avec les voisins ou de discuter des voi-
sins, de « papoter », ce qui conduit quelques parents à s’exclure de
ces réunions parce qu’ils se sentent atteints par les commérages.
« Mme D. : Une fois qu’on est sorti d’l’école, ça critique, si vous vou-
lez discuter avec eux, notre avis c’est celle-là, c’est celle-là. Moi dans
mon dos, on m’a dit, ils m’ont traité de juive. On m’a traité de truc.
Moi, j’aime pas fréquenter, les femmes d’école, j’aime pas les fréquen-
ter. Pour ça, ça fait deux mois, j’ai arrêté. Mais malheureus’ment, j’ai
travaillé là-bas, on m’a fait des misères un paquet dans mon dos, j’ai
arrêté tout. C’est pour ma place, elles sont jalouses, j’les laisse ma
place. (…)
Sociologue : Vous n’allez pas aux réunions à cause des, des autres
parents quoi ?
Mme D. : À cause des femmes, parce que elles parlent de moi, et puis
moi j’chuis, c’est pas, c’est, comment on dit ça, c’est pas moi, qu’j’vais
parler d’eux, moi j’chuis une femme de ma maison, j’chuis une femme
pour mes enfants, je m’occupe pas de c’qui s’passe dehors. » (Mère
femme de ménage sans emploi, divorcée, 3 enfants)
L’organisation de réunions pour les parents contribue ici à intro-
duire au sein de l’école les conflits ou les rivalités entre habitants
du quartier, entre familles… et peut se retourner contre l’objectif
que les enseignants s’étaient fixé de « tisser des liens étroits avec le
quartier ». Avec les parents s’introduisent à l’école les problèmes
de la sociabilité populaire et les préoccupations domestiques. La
question des préoccupations domestiques qui amènent les parents à
l’école est aussi un thème récurrent dans les propos des ensei-
gnants.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 195

« Les résultats scolaires ne semblent pas les concerner, par contre, ils
viennent pour des faits extra-scolaires (disputes entre enfants, accès de
l’école, stationnement des véhicules, etc.) » (Projet d’école)
Les parents interviennent sur ce qui relève de leurs prérogatives :
les soins de leurs enfants, leur honneur, les objets qu’ils achètent…
Il est fréquent que des parents viennent voir les enseignants pour
des objets perdus ou volés, pour des vêtements abîmés, pour un
goûter perdu… C’est d’ailleurs sur des questions relevant des soins
des enfants que les parents se sentent le plus autorisés à apostropher
ou à critiquer les enseignants :
« Oui, je suis allée, j’ai, j’ai déjà vu, j’chuis déjà allée. Justement, je
j’ai parlé du nez de Cathy. On a discuté, bon, on a vu que c’était pas
méchant, bon lorsque qu’Cathy est dans la cour bon, bon, les maî-
tresses, bon elles, faites pas quand même, un p’tit peu attention quand
même. Et Cathy est sans son bonnet, lorsqu’il fait froid, elle arrive et
puis bon, elle tousse et, j’aime pas bien ça. Elle se… elle laisse en p’tit
tee-shirt, en, en pull et lorsqu’elle arrive le soir, elle tousse, elle tousse,
et puis… (…) Elle ne met pas sa cagoule, elle est toujours mal habillée,
toujours grande ouverte, puis lorsqu’elle est là, il faut toujours l’em-
mener chez le med’cin. » (Mère personnel de service sans emploi, sépa-
rée, 3 enfants)
Il arrive même parfois que l’un d’entre eux interpelle les ensei-
gnants parce qu’il estime qu’ils ne veillent pas suffisamment à cet
aspect de l’encadrement des enfants :
« Y surveillent pas bien les afans. Une fois, je vois, comme je suis au
chômage, je vois qu’est-ce qui se passe à l’icole, je vois bendant la
ricréation, li zafans y jouent dans l’eau, tu sais, au pied des arbres,
y’en a des pierres et de l’eau, li zafans y jouent dans l’eau, et li
vêt’ments sont tout mouillés et li maîtresses sont à l’abri. J’ai dit “faut
pas laisser li zafans jouer dans l’eau”. Li maîtresses elles dit “vous êtes
pas surveillant”. » (Père O.S. au chômage, mère femme de ménage, 7
enfants)
Précisons que l’intrusion de ce père dans l’espace scolaire pour se
mêler de l’encadrement des enfants à l’école a été fort peu appré-
ciée des enseignants qui considèrent que les difficultés scolaires
importantes de ses enfants et son comportement à l’égard des ques-
tions scolaires lui ôtent tout droit à donner son avis sur ce qui se
passe à l’école.
Les conflits entre enfants constituent sans doute les occasions
les plus fréquentes de l’intervention de parents dans l’espace sco-
laire. Très souvent, les parents tentent de régler eux-mêmes les
conflits et introduisent alors des formes de relations et des modes
d’autorité allant à l’encontre des règles qui régissent l’espace sco-
laire, comme ces mères qui interviennent dans la cour de l’école :
« Cédric, Yassim, m’ont dit : “c’est Ludovic”. Tous les deux, parce que
même Yassim est v’nu défendre Christophe. J’te le dis, tu peux lui en
196 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

parler. Et j’lui dis : “tu l’lâches, Christophe autrement je vais m’éner-


ver”. Il m’a fait : “eh, pourquoi, qu’est-ce que t’as ?” J’lui fais :
“quoi ?”. J’lui dis : “tu l’lâches le p’tit”. Il l’a attrapé, il l’a j’té
exprès, dans la p’louse. J’me suis énervée, il a pris une gifle. » (Mère
O.S., père chauffeur, divorcés, 2 enfants)
« Bon ça va j’ai attrapé la mère mais elle voulait m’voir pa’c’que, pis le
gamin avait vraiment dit à sa mère que j’avais tapé. Alors que j’avais
eu simplement un dialogue avec lui. Alors j’ai vu la mère, elle m’a dit
“j’veux pas m’taper avec vous”, j’ai dit “mais il en est pas question”.
(…) Il a très mal pris monsieur C. [le directeur de l’école], y m’a dit
“quand y a un problème comme ça j’préfèrerais mieux que vous v’niez
m’voir que vous attrapez les enfants”. J’dis “mais j’l’ai pas attrapé”,
j’dis “j’ai discuté, j’ai dialogué avec eux”. J’dis “vous vous rendez
compte”, y m’dit “vous vous rendez compte madame, si toutes les mères
d’famille font comme vous, j’aurai toutes les mères d’famille moi une
par une moi à l’école” [rires du sociologue], j’dis “mais je suis pas
dingue de d’agresser tous les enfants, j’ai simplement voulu savoir c’qui
s’est passé”. » (Mère ouvrière sans emploi, père chauffeur, 2 enfants)
Ce type d’intervention a lieu pour régler des problèmes d’ordre
domestique, des conflits de famille à famille… C’est le cas de
parents relativement présents dans l’espace de l’école et y important
du même coup des pratiques propres à l’espace du quartier. Ces
parents qui règlent directement les conflits entre enfants et à l’école,
sans passer par les enseignants, intervenant dans la cour de l’école
ou à la sortie pour corriger un enfant ou interpeller ses parents intro-
duisent des modes de relation directs et illégitimes dans l’univers
théoriquement pacifié et policé de l’école, et contournent les ensei-
gnants et surtout le directeur, qui sont les détenteurs du monopole de
l’autorité et des sanctions légitimes dans l’espace scolaire. Ces pra-
tiques sont fortement réprouvées par les enseignants qui veulent gar-
der la maîtrise des relations dans l’espace scolaire de crainte de voir
s’imposer des pratiques contraires à l’éducation morale de l’école et
qui détruiraient tous les efforts pédagogiques pour que l’espace sco-
laire demeure un espace « civilisé » et dans lequel « on civilise ».
Elles sont contraires à la morale pédagogique de l’école qui consiste
à apprendre à se maîtriser, à maîtriser son langage, ses actes, à se
« civiliser », c’est-à-dire en particulier à apprendre à ne pas régler
ses comptes soi-même mais à passer par les autorités compétentes,
en général police et justice, et dans l’espace spécifique de l’école,
les autorités scolaires17.

17. Il est loisible d’opérer ici une analogie avec ce qu’écrit N. Élias à propos de la violence
physique légitime dont l’État a le monopole dans les formations sociales modernes : « Du
moment que le monopole de la contrainte physique est assuré par le pouvoir central, l’individu
n’a plus le droit de se livrer au plaisir de l’attaque directe : ce droit est réservé à quelques per-
sonnes mandatées par l’autorité centrale, par exemple aux policiers, et les masses ne peuvent
plus en user que dans des circonstances particulières, en temps de guerre ou de heurts révolu-
tionnaires, dans la lutte socialement sanctionnée contre des ennemis extérieurs ou intérieurs. »
La Civilisation des mœurs, Calmann-Levy, 1973, p. 293.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 197

L’espace scolaire est ainsi un enjeu dans les relations entre


enseignants et familles populaires. Enjeu fondamental puisqu’il
s’agit de maintenir la cohérence et la logique scolaires de cet espace
afin que la socialisation qui s’y opère demeure inscrite dans le
mode scolaire de socialisation, afin que les pratiques populaires, et
surtout les plus étrangères au mode de socialisation dominant, n’y
pénètrent pas. En même temps, la recherche d’une harmonisation
des pratiques familiales avec les pratiques scolaires, condition
d’une transformation des pratiques familiales dans un sens
conforme aux logiques scolaires, conduit à essayer de faire venir
les membres des classes populaires dans l’espace scolaire. Il en
résulte une tension nécessaire et sociologique entre les deux objec-
tifs, toute pénétration des parents des familles populaires étant plus
ou moins accompagnée d’une réappropriation de l’espace scolaire
dans l’ordre des logiques populaires. L’espace scolaire est construit
selon la logique scolaire et de manière à ce qu’elle s’impose à ceux
qui vivent dans cet espace scolaire, ce qui conduit Léon Frapié à
écrire :
Du reste l’agencement apparaît impropre à l’usage domestique, à la vie
ordinaire ; dans l’air, dans l’odeur, la couleur, la disposition des lieux,
il y a une incrustation de discipline, par quoi les gens et les enfants, une
fois là, se trouvent changés, scolarisés…18
Cependant, contrairement à ce que l’auteur fait dire à son
héroïne, et malheureusement sans doute pour les pédagogues, l’es-
pace scolaire ne garantit pas, de lui-même, la production de pra-
tiques conformes à la logique scolaire, il les garantit d’autant moins
que les êtres sociaux qui le traversent sont plus éloignés du mode
scolaire de socialisation. Il suffit de penser aux cas limites mais
réels de quelques établissements scolaires des quartiers populaires,
des collèges surtout, dans lesquels les jeunes, réfractaires à l’ordre
scolaire, échappent à l’emprise pédagogique et imposent parfois
des pratiques relevant de la socialisation de la rue pour convenir
que l’espace scolaire, aussi structuré et structurant soit-il, peut lui
aussi être l’objet d’appropriations hétérodoxes au point d’être par-
tiellement détourné de la logique qui fonde son existence et que soit
entravée l’action pédagogique. Pour les familles populaires, l’école
peut être un lieu à la fois sacralisé dans sa fonction scolaire et en
même temps ré-approprié sur un mode non scolaire et ainsi partiel-
lement détourné de sa fonction. Seul un travail répété d’imposition
des logiques et des règles scolaires permet d’éviter un empiétement
de l’espace domestique sur l’espace scolaire, de préserver ce der-
nier des pratiques populaires hétérodoxes.

18. L. Frapié, La Maternelle, Albin Michel, 1908, p. 40.


198 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

IV – LES RELATIONS DES ENSEIGNANTS AVEC LES FAMILLES POPU-


LAIRES : UNE DISTANCE CONFORTABLE ?

Bien que la plupart des enseignants des quartiers populaires disent


qu’ils regrettent de ne pas voir suffisamment les parents, le fait
d’être confrontés à des familles populaires ne semble pas présenter
que des inconvénients pour les enseignants, du moins pour une par-
tie d’entre eux. En effet, une fraction des enseignants trouvent leur
compte dans les relations avec les parents des familles populaires
parce que ceux-ci ne sont pas omniprésents dans l’école, n’inter-
viennent pas sur des questions pédagogiques et se mêlent peu des
pratiques des enseignants. Les instituteurs opèrent très souvent la
comparaison avec les parents des classes supérieures fortement sco-
larisés qu’ils ont eu l’occasion de côtoyer dans d’autres écoles.
Trouvant ces derniers beaucoup trop présents dans l’espace sco-
laire, leur reprochant de se mêler de pédagogie, de contester l’en-
seignant au nom même de la logique pédagogique, ils considèrent
que, de ce point de vue, les familles populaires respectent davan-
tage leur compétence et leur autonomie professionnelles.
« Ils vont pas chercher à s’immiscer dans la pédagogie je dirais moi,
hein. Et… de ce côté-là bon ben ma foi y’a une certaine tranquillité des
maîtres. Parce que y’a d’autres écoles où peut-être justement les
parents sont assez assoiffés d’explications dans le domaine pédago-
gique et ça peut un petit peu hérisser les maîtres. Moi je sais que bon
si une famille voulait aller trop loin et puis que comme on dit pinailler
hein, bon ben ça, ça peut être agaçant quoi. On sait quand même ce
qu’on a à faire et puis ce qu’on fait [rires]. » (Instituteur CM2, 31 ans
d’ancienneté)
« C’est sûr que comme j’te dis quoi dans les quartiers comme ça [quar-
tiers populaires] on est tranquille parce que les parents mettent pas leur
nez dans la classe, etc. donc en fait tu travailles vraiment pour les
enfants parce que y’a dans certaines écoles les parents sont tellement
chiants que, il faut rendre des comptes aux parents dans l’travail qu’ils
donnent aux enfants. » (Institutrice remplaçante, 3 ans d’ancienneté)
Le sentiment de relative tranquillité et d’indépendance profes-
sionnelle vis-à-vis des parents, que ces enseignants ressentent dans
les quartiers populaires, les conduit à modérer leur souhait de voir
les parents de leur école davantage présents dans l’espace scolaire :
« Écoutez, y’a aussi le pour et le contre parce que lorsque j’entends des
collègues qui sont dans des milieux très favorisés et quand elles me
racontent les rapports qu’elles ont avec les parents et la place quel-
quefois euh pas embarrassante, mais enfin plus qu’omniprésente de
certains parents, j’aimerais, j’aimerais peut-être mieux que les miens
restent comme ils sont [rires], je vous le dis franchement. » (Institutrice
CP, 31 ans d’ancienneté)
On peut mettre en parallèle le discours des enseignants avec les
propos de plusieurs parents qui soulignent qu’ils ne se sentent pas
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 199

le droit d’intervenir sur des questions pédagogiques ou de critiquer


les enseignants sur ce terrain-là. La séparation opérée par les parents
entre l’école et la famille, qui les conduit à déléguer aux enseignants
le soin d’instruire les enfants, les incite à considérer qu’ils ne doi-
vent rien dire sur les manières d’enseigner, que cela relève des pré-
rogatives des enseignants, que ces derniers « savent ce qu’ils font ».
Les parents les plus critiques à l’égard des méthodes utilisées par les
instituteurs se gardent la plupart du temps de mettre en cause les
enseignants. Ils s’interdisent souvent d’évoquer la question avec
eux et lorsqu’ils le font, ils finissent souvent par se ranger à leur avis
ou plutôt par accepter leurs arguments, quitte à conserver pour eux-
mêmes leurs préventions vis-à-vis des méthodes.
« Ah, c’est difficile, d’aller voir le professeur, lui dire euh, bon, eux ils
mettent tout leur cœur dans le, dans l’enseignement. C’est leur profes-
sion. C’est normal. Si nous on va les voir et qu’on leur dit euh, “mon
gamin a des difficultés c’est d’votre faute”, oh, c’est leur boulot à eux.
Eux ils savent quand même leur travail. » (Père ouvrier menuisier, mère
sans emploi, 4 enfants)
« Disons que moi j’y trouve pas très juste enfin c’est comme ça, c’est
comme ça… Ils notent que les contrôles. Ah c’est pas une critique hein.
Ils notent que les contrôles. La note, car après c’est une appréciation,
y’ A, B… mais y’a que les contrôles qui comptent pour la moyenne. Moi
je trouve que ça c’est pas très juste parce que le gamin qui travaille
bien et qui se plante le jour du contrôle, ça peut arriver… (…) Mais ça
c’est mon avis personnel, c’est pas une critique que je fais, je me per-
mettrais pas de dire cela aux instituteurs hein ! » (Mère femme de
ménage, père manutentionnaire, 2 enfants)
L’attente des parents à l’égard de l’école et leur sentiment d’im-
puissance sont tels qu’ils s’en remettent aux enseignants et leur
accordent une assez grande confiance. Malgré les conflits qui peu-
vent éclater quand les parents se sentent mis en cause, malgré les
difficultés scolaires fréquentes de leurs enfants, une grande partie
des parents des familles populaires nourrissent du respect à l’égard
des enseignants. Ce respect est fondé d’abord sur le savoir dont les
enseignants sont porteurs, les êtres sociaux les plus démunis des
savoirs légitimes étant souvent conduits à avoir de la considération
pour ceux qui en sont détenteurs. Ce respect est aussi attribué à celui
qui est chargé de transmettre ce savoir aux enfants et de leur donner
la possibilité de changer de condition, de « s’en sortir ». Le respect
se transforme en reconnaissance lorsque les parents ont l’impression
que le « maître » ou la « maîtresse » a su donner toutes les chances
à leur enfant, lorsque celui-ci a de bons résultats, ou lorsque les
enseignants semblent être particulièrement dévoués à leurs élèves et
leur apportent une aide significative dans leur scolarité.
« D’ailleurs l’directeur il est très bien pour ça. Parce que euh il, il fait
toujours en sorte que, qu’on comprenne bien les choses. Et ça c’est
200 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

bien. C’est un directeur qui s’investit dans son école. Enfin moi
j’trouve. Il s’investit pour les gamins, il, s’il fait des voyages, des trucs
comme ça, c’est lui qui fait tout… pour avoir des réductions des choses
comme ça, enfin… c’est lui qui… qui s’démène quoi pour son école. »
(Père ouvrier menuisier, mère sans emploi, 4 enfants)
« Y se sont vraiment intéressés pour mon fils donc y z’ont vu un pro-
blème, qui y avait un problème, y m’en ont parlé et je les remercie
beaucoup pa’c’que nous on est à la maison on peut pas savoir qu’est-
c’qui s’passe à l’école. » (Mère assistante maternelle, père aide-cuisi-
nier, 2 enfants)
Il ne s’agit pas de dire que les relations entre les parents des
familles populaires et les enseignants sont idylliques ; elles ne le
sont pas davantage aujourd’hui que par le passé et on a vu l’impor-
tance des contradictions entre parents et enseignants, comme on a
vu qu’elles pouvaient tourner au conflit. On veut plutôt souligner
que si les enseignants qui exercent dans les quartiers populaires
sont parfois en difficulté, du fait de ces contradictions, s’ils regret-
tent de ne pouvoir instaurer facilement la collaboration qu’ils atten-
dent des parents, ils retirent aussi des satisfactions d’avoir affaire à
des familles populaires.
Il y a une profonde ambiguïté dans la position des instituteurs à l’égard
des classes populaires : ils sont à la fois gênés et valorisés par la dissy-
métrie de la relation, tant avec les parents qu’avec les enfants.
Reconnus comme véritables professionnels, maîtres de leur univers,
sentiment assez rare pour qu’ils le ressentent fortement…19
Beaucoup d’enseignants insistent sur leur sentiment d’apporter
quelque chose sinon aux familles du moins aux enfants. La percep-
tion d’une population très démunie paraît les conforter dans l’idée
de leur utilité sociale alors que dans les écoles fréquentées par les
classes supérieures « on s’demande à quoi on sert hein, les gamins
ils ont déjà tout, ils savent déjà tout… Enfin pas tout, mais c’est
tout juste si ils ne nous font pas la leçon… » nous dit une institu-
trice effectuant des remplacements dans des écoles différentes. Par
rapport aux familles populaires, la satisfaction première des ensei-
gnants est de ne pas se sentir socialement dominés, d’avoir la consi-
dération des parents et d’être socialement reconnus :
« C’est vrai qu’on est plus euh… on a l’impression de d’être euh d’être
quelqu’un entre guillemets, assez… C’est vrai c’est plus valorisant. »
(Institutrice maternelle, 14 ans d’ancienneté) ; « pour beaucoup de
parents on est un peu comme euh, autrefois l’instituteur de village,
parmi le village, la personnalité et… juste après monsieur le maire
vous voyez… un peu le notable. (…) Les parents viennent à nous de
cette façon, ça nous a… ça nous plaît, ça… bon ça prouve qu’ils ont
confiance. » (Instituteur CM2, 21 ans d’ancienneté)

19. R. Sirota, L’École primaire au quotidien, P.U.F., 1988, p. 133.


FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 201

Le terme de notable est employé par plusieurs enseignants en


référence à l’image mythique de l’instituteur de village du passé. Il
est vrai que la situation de l’enseignant dans un quartier populaire
peut, sinon lui donner une position de notable, du moins lui appor-
ter une reconnaissance symbolique supérieure à celle que connais-
sent les enseignants qui ont affaire à des familles de classes supé-
rieures. Ceci semble d’autant plus vrai que les enseignants exercent
depuis longtemps dans le même quartier et qu’ils ont davantage
d’autorité, les directeurs d’école paraissant être ceux qui bénéfi-
cient le plus fréquemment de cette reconnaissance. C’est d’ailleurs
souvent à leur autorité que les parents font appel quand ils sont en
conflit avec un instituteur ou quand un problème important survient
concernant leur enfant, ou encore quand ils ont besoin d’une faveur
ou d’un service particulier. Quelquefois, le parallèle avec l’institu-
teur de village se concrétise à travers les services que des parents
maîtrisant mal la langue écrite demandent aux enseignants les plus
disponibles à leur égard, par exemple pour remplir leurs papiers
administratifs. On comprend que plusieurs enseignants insistent sur
leur sentiment d’avoir une utilité sociale en exerçant dans les quar-
tiers populaires, utilité sociale qui compense partiellement le désa-
grément d’avoir affaire à des élèves pas toujours réceptifs aux
savoirs scolaires et à des familles dont les pratiques entrent en
contradiction avec les logiques pédagogiques. On comprend aussi
qu’à côté d’enseignants qui cherchent à fuir au plus vite les écoles
les plus populaires, il en est un nombre non négligeable qui demeu-
rent de nombreuses années dans ces écoles ou qui y reviennent
après avoir tenté d’enseigner dans des écoles fréquentées majoritai-
rement par les classes moyennes et supérieures.
La reconnaissance symbolique de l’autorité sociale de l’ensei-
gnant n’abolit pas la distance sociale. On peut même dire qu’elle la
conforte, ou plus précisément qu’elle en est une des modalités.
D’ailleurs, les enseignants tiennent à ce que soit conservée la
« bonne distance » avec les familles et à ce que ne s’instaure pas une
trop grande familiarité. Si tous ne refusent pas systématiquement les
marques de gratitude de familles qui leur offrent des cadeaux ou les
invitent à l’occasion d’une fête familiale, la plupart montrent leurs
réticences et leur réserve à l’égard de telles pratiques.
« Elle voulait me faire un couscous… C’était gentil, ça partait d’un bon
sentiment… mais bon c’est gênant… D’abord si on commence, on n’en
finit plus… Puis bon je crois qu’on ne peut pas tout mélanger quand
même… » (Instituteur CM2, 31 ans d’ancienneté)
On se souvient des recommandations qu’André Ferré donnait aux
élèves des écoles normales :
Refuser tout cadeau, ce n’est pas être « fier », au sens péjoratif que les
gens du peuple donnent à cette expression ; c’est être soucieux de sa
202 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

dignité (…). Cette dignité personnelle et professionnelle qui doit don-


ner son style aux relations que l’instituteur noue et entretient avec les
parents d’élèves. Ces relations doivent toujours se tenir sur un plan
élevé, ne pas déchoir dans le trivial et le familier au mauvais sens du
terme.20
De la même manière, rares sont les enseignants qui se rendent au
domicile des familles. La plupart estiment que cela n’entre pas dans
leurs fonctions et que c’est aux parents de se rendre à l’école et non
pas l’inverse. Dans leurs réticences s’exprime aussi l’idée qu’il y a
quelque risque à mélanger les rôles, risque que l’autorité pédago-
gique s’exerce plus difficilement sur les enfants et aussi sur les
parents, quelques enseignants établissant un parallèle avec la dis-
tance pédagogique qu’ils doivent conserver avec leurs élèves.
« Les familles qui m’font rentrer hein, qui vont m’offrir quelque chose,
c’est souvent d’ailleurs je refuse hein, j’mets un peu des barrières,
j’veux pas rentrer trop… dans c’jeu-là, mais euh, bon certaines familles
me reçoivent sur l’palier, je rentre pas dans la maison, c’est tout à fait
leur droit, hein, j’veux pas rentrer chez eux, mais la plupart du temps
je suis bien accueilli. Très bien. » (Instituteur classe de perfectionne-
ment, 11 ans d’ancienneté)
« C’est toujours délicat [d’aller au domicile des familles]. Ouais pour-
quoi pas, mais d’un autre côté euh… j’sais pas, y’a une élève qui m’a
dit y’a pas longtemps “j’vais vous inviter à mon anniversaire”. [soupir]
Alors j’ai dit, ben… “si tu veux” mais d’un autre côté j’me dis mais si
j’vais à son anniversaire, pour lui faire plaisir et qu’après ils vont tous
m’inviter à leur anniversaire, alors c’est l’cercle infernal. Et puis des
fois j’vois bon, on plaisante un p’tit peu, des fois ils… ça dérape un peu
quoi ils m’prennent pour leur copine, et à c’moment-là, ils commencent
à… j’dis bon allez maint’nant on s’calme. On r’commence. Ils ont plus
de mal à revenir que si, j’dis bon allez maint’nant c’est terminé, si
j’prends un ton plus sévère quoi. Alors j’me dis, il faudrait pas non plus
qu’ils… confondent, parce que si… si, malgré tout il faut… j’crois il
faut respecter le statut euh, enseignant-enseigné, sinon… euh… y’a des
choses qui passeront plus. Alors c’est un peu… de c’point de vue-là
j’hé, j’hésiterais à y aller [dans les familles]. » (Institutrice CE2, 2 ans
d’ancienneté)
Il existe des analogies entre la position des enseignants aujour-
d’hui dans les quartiers populaires et celle des instituteurs du début
du siècle confrontés aux familles paysannes. Francine Muel écrit à
propos de ces derniers :
Tout se passe comme si l’action de domination qui leur est impartie
pouvait être exercée d’autant mieux qu’ils sont à la fois très proches et
très éloignés de la population [et qu’il s’agissait pour eux d’]instaurer
et maintenir un rapport de proximité distante à la paysannerie.21

20. A. Ferré, Morale professionnelle de l’instituteur, S.U.D.E.L., 1949, p. 126.


21. F. Muel, « Les instituteurs, les paysans et l’ordre républicain », Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, n° 17, 1977, p. 48.
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS ET ESPACE SCOLAIRE 203

Certes, la proximité avec les familles populaires urbaines des ensei-


gnants actuels n’est pas la même que celle de leurs prédécesseurs.
D’une part, très peu d’entre eux habitent dans les mêmes quartiers
que leurs élèves et très peu côtoient les membres des familles popu-
laires dans leur vie quotidienne. D’autre part, l’origine sociale des
enseignants, surtout des plus jeunes, est aujourd’hui très éloignée
de celle des familles auxquelles ils sont confrontés22. La proximité
à l’égard des familles populaires est, dans notre recherche, celle que
des enseignants revendiquent comme témoignage de leur disponi-
bilité, de leurs efforts pour se mettre à la portée des parents… et que
certains d’entre eux associent à leur engagement militant ou à leurs
origines sociales dont ils soulignent la modestie. La proximité
revendiquée ne peut abolir la distance et la séparation qui existent
entre les familles populaires et les enseignants, séparation et dis-
tance produites par la position sociale de l’enseignant, par la recon-
naissance symbolique de son autorité, par le regard porté sur les
familles, toujours plus ou moins suspectes d’« anormalité » ou
d’« inadaptation », par la contradiction sans cesse renouvelée,
reproduite, réactualisée au cours des contacts entre les familles et
les enseignants et par le truchement de l’enfant, entre les pratiques
familiales et les attentes des enseignants.

V – CONCLUSION

Les relations entre enseignants et familles populaires sont faites de


rencontres et d’évitements, de rencontres souhaitées et de ren-
contres importunes. Les interactions sont nécessairement problé-
matiques pour les uns et les autres car elles sont le moment d’une
confrontation directe entre des logiques et des manières d’être
opposées. En outre, les parents sont en position d’infériorité et de
dominés dans des situations qu’ils maîtrisent mal et dans lesquelles
leurs manières d’être, de parler, etc. ont toutes les chances d’être
invalidées, face à des êtres sociaux qui sont dominants dans l’es-
pace scolaire. Ils sont ainsi condamnés à tenter de limiter les inter-
actions, au risque à la fois d’être stigmatisés par leur absence et de
laisser échapper des informations utiles à la scolarité de leurs
enfants, ou à tenter d’être présents dans l’espace scolaire et de s’ap-
proprier le jeu que les enseignants voudraient les voir jouer au
risque cette fois de dévoiler un peu plus la non conformité de leurs
pratiques avec la logique scolaire. Là encore, la voie est étroite pour

22. Concernant l’évolution de l’origine sociale des instituteurs, on peut consulter : I. Berger,
Les Instituteurs d’une génération à l’autre, P.U.F., 1979 ; F. Charles, Instituteurs : un coup au
moral, Ramsay, 1988.
204 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

les parents : s’ils évitent de venir à l’école, ils sont de mauvais


parents qui se désintéressent de la scolarité ; s’ils viennent à l’école
avec leurs propres manières de faire ou tentent de donner leur avis,
ils apparaissent comme peu « civilisés » et non respectueux des
règles scolaires. Quant aux enseignants, s’ils sont en position domi-
nante dans les relations avec les familles populaires, ils sont néan-
moins confrontés à l’alternative suivante : maintenir les parents en
dehors de l’espace scolaire, ne pas encourager leur venue à l’école
afin de préserver leur indépendance et de protéger l’espace scolaire
de pratiques hétérodoxes, perdant ainsi une possibilité d’agir sur les
familles populaires pour que leurs pratiques soient davantage
conformes aux exigences scolaires ; ou bien tenter d’intensifier les
possibilités d’interactions avec les familles, leur ouvrir davantage
l’espace scolaire, et craindre alors que celui-ci soit « envahi » par
des formes de relations et des pratiques non scolaires. Aujourd’hui,
la tendance semble être à l’augmentation des contacts entre les
enseignants et les parents. Du point de vue des enseignants, la seule
attitude souhaitable des parents est d’être proche de l’école pour
« collaborer » avec les enseignants, c’est-à-dire pour agir dans le
même sens qu’eux, pour se soumettre à leurs orientations pédago-
giques. Les actions pour que les parents des familles populaires
viennent davantage à l’école ont pour objectif fondamental de ten-
ter d’agir sur leurs comportements, leur mode de vie, leurs pra-
tiques vis-à-vis de l’école, leurs pratiques socialisatrices… afin
qu’ils soient moins en contradiction avec la logique scolaire, le
mode scolaire de socialisation.
Chapitre 8
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES

Le développement historique de la scolarisation a contribué à impo-


ser aux classes populaires des logiques hétéronomes et à leur impo-
ser l’école comme instance de socialisation incontournable. La sco-
larisation des enfants, les rythmes imposés par l’école aux familles,
ont contribué à fixer les familles, à structurer les relations entre
parents et enfants davantage dans le sens de l’école et des normes
dominantes de notre formation sociale. Pour autant, il subsiste des
logiques antinomiques entre les familles populaires et l’école,
logiques qui ne passent plus ou très rarement par un refus de l’école
mais par une appropriation de la scolarité contradictoire avec les
logiques pédagogiques. Il demeure des contradictions fondamen-
tales entre les manières de socialiser inscrites dans les modes de vie
des familles populaires et le mode scolaire de socialisation, entre
les pratiques des parents et les attentes des enseignants. Ces contra-
dictions récurrentes conduisent les enseignants et la plupart de ceux
qui entendent lutter contre l’« échec scolaire » à souhaiter une
transformation des familles afin que leurs pratiques soient davan-
tage en conformité avec les exigences scolaires. La désignation des
familles comme point d’origine des difficultés scolaires des enfants
et de leurs comportements plus ou moins a-scolaires, concourt à
convaincre les enseignants et les travailleurs sociaux qu’il faut
obtenir des changements dans les pratiques des familles ou qu’il
faut au moins neutraliser les effets de leurs pratiques socialisatrices.
On assiste à la multiplication de discours sur la nécessité d’agir
« avec les familles », de les « associer à la scolarité » ou aux
actions de lutte contre l’« échec scolaire », et à la multiplication
d’actions en direction des familles à l’occasion de la scolarité. Ces
actions viennent s’ajouter aux pratiques ordinaires des enseignants
essayant d’obtenir des parents des conditions de scolarisation et des
pratiques qui conviennent à ce qu’ils estiment nécessaire à l’action
pédagogique, au fonctionnement de l’école et à la scolarité des
206 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

élèves. On assiste ainsi à un alourdissement et à un accroissement


du travail d’imposition du mode scolaire de socialisation aux
familles populaires.
Loin d’agir « avec » les familles, comme on l’entend souvent
dans le discours euphémisé des enseignants et des travailleurs
sociaux, l’objectif est plutôt d’agir « sur » les familles, c’est-à-dire
de les transformer et de transformer leurs pratiques. Convaincus
qu’il existe un lien direct entre les performances scolaires des
élèves et les formes d’investissement scolaire des parents, confron-
tés à des pratiques qui contrarient ou gênent l’action pédagogique,
enseignants et travailleurs sociaux visent d’abord à modifier les
pratiques des parents à l’égard de l’école et de la scolarité, à les
amener à mieux jouer le jeu scolaire, à en respecter les règles,
même quand ce jeu est un jeu « perdant » pour leurs enfants.
Cependant, un tel objectif conduit nécessairement à tenter de trans-
former plus profondément les familles, leur mode de vie, les rela-
tions entre parents et enfants, les pratiques socialisatrices fami-
liales. En effet, les pratiques des parents vis-à-vis de la scolarité ne
sont pas dissociables de l’ensemble des pratiques des familles
populaires, elles sont animées par les mêmes logiques. De plus,
c’est bien souvent l’ensemble des pratiques familiales qui sont
mises en cause et qu’enseignants et travailleurs sociaux voudraient
réformer tant ils sont convaincus qu’elles sont néfastes pour l’édu-
cation des enfants. Ainsi, les actions pour tenter de réduire l’écart
entre les pratiques familiales et les pratiques scolaires, l’écart entre
les pratiques socialisatrices des familles populaires et le mode sco-
laire de socialisation participent aussi de tentatives d’assujettisse-
ment des familles aux règles et au mode de vie dominants.
Pour une partie des enseignants des quartiers populaires, l’ac-
tion sur les familles apparaît indispensable pour réussir la scolari-
sation des enfants et pour que le travail pédagogique puisse se faire
dans de bonnes conditions. Les actions spécifiques à l’intention et
en direction des familles ne sont pourtant pas très nombreuses du
côté des enseignants. Elles ne sont l’œuvre que d’un petit nombre
d’entre eux. Nous avons souvent affaire à davantage de discours
que d’actions effectives, nombre d’enseignants estimant que leur
activité pédagogique doit être tout entière consacrée à leurs élèves.
Ces discours soulignant l’importance de l’action sur les familles
nous indiquent néanmoins le sens des relations avec les familles
populaires. En outre, les enseignants sont fréquemment amenés à
agir ponctuellement sur des familles particulièrement réfractaires
aux logiques scolaires pour tenter d’obtenir des pratiques plus adé-
quates à leur action pédagogique. La mise en œuvre d’actions ayant
pour objectif les familles est plus importante du côté des anima-
teurs d’activités « péri-scolaires ». D’une part, elles correspondent
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 207

davantage à leurs traditions professionnelles qu’à celle des ensei-


gnants, d’autre part, elles participent d’une sorte de division du tra-
vail produite par la concurrence sur le terrain pédagogique entre
enseignants et travailleurs sociaux1. Ces derniers deviennent ainsi
les alliés objectifs de l’école et des enseignants pour tenter de sou-
mettre les familles populaires au mode scolaire de socialisation.

I – ATTENTES DES ENSEIGNANTS VIS-À-VIS DES FAMILLES : UNE


« CO-SCOLARISATION »

Pour comprendre le sens des actions, effectives ou souhaitées, en


direction des familles populaires, qu’il s’agisse d’actions organisées
à cette intention ou des pratiques ponctuelles ou ordinaires des ensei-
gnants, il faut s’intéresser aux attentes des enseignants à l’égard des
parents, à ce qu’ils aimeraient obtenir dans leurs relations avec ces
derniers, à la forme de relations qu’ils voudraient voir s’instaurer
avec eux. Un instituteur nous livre un quasi-concept rendant compte
de l’objectif fondamental des enseignants vis-à-vis des parents :
« Pour moi, le, le rôle parental c’est la co-éducation, j’allais dire la co-
scolarisation entre l’équipe enseignante et puis l’équipe parentale. »
(Instituteur CM2, 25 ans d’ancienneté)
La notion de « co-scolarisation » est ici centrale. Bien qu’elle ne
soit pas toujours exprimée de façon aussi explicite, elle résume bien
les objectifs ou les souhaits de la plupart des enseignants et énonce
avec beaucoup de précision le sens des actions prenant les familles
pour cible. Pour les enseignants, les parents doivent être facteurs de
scolarisation et compléments de l’action pédagogique de l’école.
Autrement dit, les parents doivent agir conformément aux attentes
ou aux besoins de l’école et des enseignants, et leurs pratiques doi-
vent préparer et renforcer l’action de l’école. On rejoint là des dis-
cours qui jalonnent l’histoire de l’école moderne. Si les écoles chré-
tiennes de Jean-Baptiste de la Salle au XVIIe siècle, dans lesquelles
Guy Vincent situe le principal creuset de la forme scolaire2, sont
socialement coupées des familles, si cette coupure est inscrite dans
la genèse de la forme scolaire, dès la fin du XIXe siècle des péda-
gogues développent l’idée que l’action éducative de l’école doit
être soutenue par l’action de la famille :
L’éducation publique ne peut réussir qu’à condition que la famille la
prépare, la soutienne et la complète.3

1. Cf. D. Thin, « Travail social et travail pédagogique : une mise en cause paradoxale de
l’école », in G. Vincent, L’éducation prisonnière de la forme scolaire ?, P.U.L., 1994, p. 51 à 71.
2. G. Vincent, L’École primaire française, P.U.L., 1980, 344 p.
3. O. Gréard, Éducation et instruction, enseignement primaire, Hachette, 1889, t. 2, p. 223.
208 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Il s’agit donc pour l’instituteur qui s’adresse aux classes populaires


de tenter de gagner les parents à sa cause, d’obtenir leur appui en
leur faisant partager ses orientations éducatives :
Jamais un instituteur digne de ce nom ne prendra son parti de n’être
point soutenu par les parents ; il n’épargnera rien pour les pénétrer de
son esprit, les associer à ses vues, les mettre enfin de son côté dans
l’œuvre commune.4
Plus proche de nous, André Ferré donne les recommandations sui-
vantes aux jeunes instituteurs :
Le fait que les familles et l’instituteur sont chargés d’une fonction com-
mune concernant les mêmes enfants leur commande d’assurer cette
fonction dans une collaboration qui en renforce ou en assure l’effica-
cité. (…) Or à qui revient-il de prendre l’initiative et la direction de
cette indispensable coopération ? Évidemment au plus compétent, à
celui de qui l’éducation est le métier, un métier auquel il s’est longue-
ment préparé et sur lequel il ne cesse de réfléchir.5
Ces auteurs indiquent clairement le sens de la « collaboration »
qu’ils préconisent entre les parents et les instituteurs. D’une part,
l’enseignant doit en avoir la maîtrise et ceci s’applique d’autant
plus qu’il a affaire à des familles étrangères au mode scolaire de
socialisation. D’autre part, l’« harmonisation » entre les familles et
l’action pédagogique de l’école n’est pas une « harmonisation »
réciproque. Elle suppose une transformation unilatérale des pra-
tiques familiales afin qu’elles soient adéquatement ajustées aux
pratiques scolaires. C’est aussi le sens des discours et des pratiques
des enseignants que nous avons étudiés.
La « co-scolarisation » souhaitée par les enseignants doit être
entendue dans un premier sens, celui d’une « continuité » et d’une
« complémentarité » des familles avec l’école.
« Non, c’qu’il faudrait arriver à… enfin c’qui s’rait bien c’est qu’y ait
pas ce, cette coupure entre c’qu’on fait nous et, et c’qui s’passe à la
maison… Faudrait une, voilà faudrait une continuité hein. »
(Institutrice CP, 30 ans d’ancienneté)
Pour les enseignants, cette complémentarité commence par la four-
niture par les parents des conditions matérielles de réalisation de
l’activité scolaire : équipement de l’enfant adéquat aux activités
pédagogiques et achat du matériel scolaire demandé, vérification
que l’enfant emporte bien ce matériel avec lui à l’école, signature
et remplissage des papiers administratifs ou pédagogiques néces-
saires au fonctionnement de la classe, versement des petites
sommes réclamées par certaines activités spécifiques comme les

4. F. Pécaut, article « Famille » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction, Hachette, 1882,


p. 988.
5. A. Ferré, Morale professionnelle de l’instituteur, S.U.D.E.L., 1949, p. 125.
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 209

spectacles à l’extérieur ou à l’intérieur de l’enceinte scolaire, etc.


La « continuité » c’est aussi le suivi quotidien de la scolarité que
tant d’enseignants appellent de leurs vœux. Pour nombre d’ensei-
gnants, la « co-scolarisation » débute lorsque ces conditions fami-
liales de scolarisation, passant par des pratiques quotidiennes de
contrôle de la scolarité, sont remplies. La « continuité » entre
l’école et la famille c’est aussi le souhait qu’il n’y ait pas de contra-
diction entre l’instituteur et les parents.
« Sociologue : Non, qu’est-ce que, vous attendez d’eux, des parents ?
Institutrice : Qu’ils viennent.
Sociologue : Qu’ils viennent…
Institutrice : Et ben j’crois qu’y ait une… une certaine marque de
confiance, pour l’école [rires], et puis j’attends surtout qu’il y ait pas
d’contradiction entre le langage qu’on tient à l’enfant, le langage
qu’on tient à… l’école et à la maison. » (Institutrice classe d’adapta-
tion, 24 ans d’ancienneté)
Tenir le même langage, c’est viser à l’« harmonie éducative »
dont rêvent les pédagogues. C’est aussi faire en sorte qu’il n’y ait
pas de contradiction qui remette en cause l’enseignement de
l’école, mais également l’enseignant et son autorité. Plusieurs
enseignants insistent sur ce point et déplorent que des parents
« bafouent » leur autorité devant les enfants, par exemple en pre-
nant la défense de leur enfant contre l’enseignant lorsqu’ils esti-
ment qu’il a été injustement sanctionné ou en discutant le mode
d’autorité utilisé par l’enseignant. Une institutrice nous décrit ainsi
une situation qu’elle juge négative pour son action pédagogique et
pour l’enfant qui est l’objet de l’interaction avec la mère :
« J’voulais voir la maman et elle m’a dit “ben vous êtes euh vous êtes
trop sévère avec lui”. V’voyez elle m’a dit “vous êtes trop sévère avec
lui” parce que moi j’essaie justement pour euh parce que je je me rends
compte euh d’essayer de le stimuler un p’tit peu je v’voyez faut pas non
plus quand même tout lui laisser faire et puis dire une… Alors j’essaie
bien sûr euh j’l’interroge quand même souvent je lui dis… Il écrit très
mal je lui ai dit “ben essaie de d’écrire un, essaie d’écrire moins gros”.
Bon je je rabâche toujours ça et alors il se sent peut-être euh brimé un
p’tit peu là-dessus ? Bon ben j’ai dit à la maman, ‘fin quand elle m’en
avait parlé là j’lui ai dit “ben écoutez-moi j’essaierai de mon côté de
de relâcher un p’tit peu”, mais enfin je pense que c’est pas une atti,
j’n’apprécie pas, j’ai pas tellement apprécié cette attitude. À ce
moment-là j’l’ai sentie comme euh au fond j’ai dit moi je ce que j’es-
saie de faire c’est dans le bien de son… pour l’intérêt de son enfant elle
se rend pas compte que là elle euh me disant ça bon ben j’ai… y’a des
choses peut-être que je laisserai passer et alors que sans quoi j’aurais
peut-être pu avoir une autre attitude et qui aurait pu être peut-être plus
bénéfique pour son… pour son enfant. » (Institutrice CE1, 34 ans d’an-
cienneté)
Il s’agit donc pour les enseignants que les parents aillent dans le
même sens qu’eux, qu’ils les soutiennent et s’abstiennent de les
210 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

contredire ou d’avoir des pratiques contraires aux pratiques péda-


gogiques mises en œuvre à l’école, comme c’est le cas lorsque les
parents font travailler les enfants à la maison avec des méthodes
différentes de celles des enseignants ou tentent d’anticiper, avec
leurs propres savoirs, les apprentissages scolaires. La « co-scolari-
sation » comme « continuité » et « complémentarité » avec l’école,
c’est encore l’aide que les parents pourraient ou devraient apporter
à l’action de l’école ou aux activités pédagogiques, par exemple en
participant à l’encadrement des enfants lors des sorties organisées
par les enseignants. Dans une des écoles primaires de notre terrain,
l’aide des parents est systématiquement recherchée, aussi bien pour
accompagner les classes hors de l’école que pour avoir leur soutien
lors des demandes d’amélioration matérielle de l’école adressées à
la municipalité, ou encore pour participer à la fabrication d’objets
utiles aux activités de l’école.
« Bon t’as aussi des familles qu’on voit pas parce que ils estiment que
tout se passe bien, parce que ça aussi c’est vrai, hein. T’as des familles,
euh… Alors que moi j’essaie de leur faire comprendre justement que
même si cela se passe bien on a besoin d’eux, on a besoin d’eux pour
une aide, on a besoin quand même des contacts parce qu’il faut que les
enfants se rendent compte que y’a des contacts entre parents et ensei-
gnants, pour eux c’est vachement structurant. Et bon qu’on a besoin
d’eux, on a besoin d’eux pour un coup de main, pour, tu vois on vient
de finir, on vient de monter le mur d’escalade, on avait besoin de pon-
cer des barres et tout. Un soir, des parents sont restés jusqu’à 9 heures
et demie. Y’en avait trois quatre mais y’en aurait eu dix on allait deux
fois plus vite. Ça faut qu’ils le comprennent aussi. Pour la kermesse de
l’école on a besoin de parents et tout, bon y’en a qui viennent, qui vien-
nent pas parce qu’ils ont pas envie d’aider puis y’en a qui disent bon
ben tout va bien ça tourne bien à la limite mais moi je sais qu’on serait
plus nombreux on aurait moins de boulot. » (Instituteur CM2, 26 ans
d’ancienneté)
La participation des parents à l’école est pensée comme une col-
laboration, une aide aux activités de l’école, à la vie de la classe, un
soutien à l’action des enseignants. En parlant de « co-scolarisation »
et de « continuité », les enseignants insistent en fait sur la nécessité
de parvenir à faire des parents des auxiliaires de leur action pédago-
gique. Quand des enseignants évoquent leur intention de parvenir à
une « action commune des parents et des enseignants » (Projet
d’école), il faut l’entendre comme une intention d’obtenir que les
parents soient le plus possible des auxiliaires utiles à leur action édu-
cative, c’est-à-dire qu’ils soutiennent, aident et complètent cette
action en se soumettant aux demandes des enseignants et en ayant
des pratiques qui soient en continuité avec le travail pédagogique de
l’école et qui soient conformes aux logiques scolaires.
Conjointement, la notion de « co-scolarisation » doit être com-
prise dans un autre sens, inséparable de l’idée de « continuité édu-
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 211

cative ». Pour les enseignants, les parents doivent contribuer à


constituer l’enfant en élève et se constituer eux-mêmes en parents
d’élèves, ce qui n’est que rarement le cas à leurs yeux dans les
familles populaires urbaines.
« Non, j’crois qu’y’a des… enfin, on s’bat actuellement là, on… ça fait
deux ans qu’on fait un projet, pour essayer d’dire de faire passer dans
certaines familles, le statut de… euh, de l’enfant, enfin, passer du sta-
tut d’enfant à élève. J’crois qu’dans certaines familles, ils ont pas réa-
lisé, que l’enfant, il peut être un élève. (…) Y’en a certains j’suis sûr
qu’ils arrivent, ils posent le cartable, s’ils en ont un encore, et puis
c’est terminé, ils reprennent les, les ils red’viennent élèves à partir du
moment qu’ils sont dans l’école. » (Instituteur classe de perfectionne-
ment, 11 ans d’ancienneté)
« Objectif : Donner à l’enfant un statut d’élève dans l’école et parfois
dans sa famille nous semble indispensable pour sa réussite scolaire. »
(Projet d’école)
Ce discours sur la nécessité que l’enfant soit constitué en élève
et qu’il le soit jusque dans sa famille est particulièrement important.
Les enseignants évoquent deux statuts, un statut d’enfant et un sta-
tut d’élève, le statut d’élève étant celui requis pour la démarche
éducative de l’école. Passer au statut d’élève, être élève et se
conduire comme tel n’est pas donné d’emblée. Il ne suffit pas d’être
formellement un écolier, de fréquenter un établissement scolaire
pour être un élève, c’est-à-dire un être doté des dispositions exigées
par la socialisation et les apprentissages scolaires, dispositions qui
ne sont pas que des dispositions à apprendre mais aussi des dispo-
sitions à se « tenir tranquille », à être attentif, à accepter les règles
de l’école, à ne pas être violent, à demander la parole et à ne pas la
prendre de manière intempestive et incontrôlée, des dispositions à
l’autodiscipline, etc. Les narrations d’une partie des enseignants
dans notre recherche semblent montrer qu’à leurs yeux un certain
nombre d’enfants ou d’adolescents des quartiers populaires ne rem-
plissent pas les conditions préalables à l’action scolaire. De la
même manière, on peut dire qu’être parent aujourd’hui dans notre
formation sociale, c’est toujours être le parent d’un écolier poten-
tiel ou actuel, au sens où tout parent est toujours concerné par
l’école, où tout parent est contraint, conduit à être confronté à la
scolarisation de son enfant pour de longues années. Pourtant, cela
ne signifie pas que tous les parents soient constitués en parents
d’élèves au sens où leurs pratiques seraient conformes aux exi-
gences de l’école et de la scolarisation de leur enfant. De ce point
de vue, les parents des familles les plus éloignés du mode scolaire
de socialisation ne produisent pas leurs enfants comme élèves, ne
mettent pas en œuvre une « co-scolarisation » et ne se comportent
donc pas comme parents d’élèves. Bien sûr, c’est la tâche de l’école
et des enseignants de constituer les enfants en élèves, de les « éle-
212 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

ver comme élèves ». Mais il semble bien qu’aujourd’hui, les ensei-


gnants espèrent, pour mener à bien cette tâche, que leur soient four-
nis des enfants scolarisables, c’est-à-dire ayant les dispositions à
être élèves. Dominique Glasman écrit :
Il ne s’agit plus au fond, d’éduquer les familles à travers l’enfant, dressé
et façonné à l’abri de la clôture scolaire, mais de veiller et de faire en
sorte que les familles – ou leurs substituts – livrent à l’école un enfant
« scolarisable ».6
Notre recherche montre que deux logiques coexistent dans les
écoles comme dans les actions « péri-scolaires » des quartiers
populaires : une logique consistant à éduquer les enfants à l’abri,
sinon contre les effets des pratiques socialisatrices familiales, et
une logique d’action sur les familles, d’« éducation des parents »
disent souvent enseignants et travailleurs sociaux, afin d’obtenir de
ceux-ci des pratiques de « co-scolarisation » produisant un enfant
scolarisable. Ceci suppose une transformation plus profonde des
familles populaires afin que les pratiques familiales soient moins
antinomiques avec le mode scolaire de socialisation, les enfants
étant d’autant mieux scolarisables que le mode de socialisation
familiale est plus proche du mode scolaire de socialisation, que la
socialisation familiale les constitue en objet d’éducation, de travail
pédagogique. Il ne suffit pas que les familles populaires investissent
du temps dans la scolarité des enfants ou se rendent fréquemment
auprès des enseignants pour que leurs pratiques soient conformes
aux exigences scolaires, aux attentes des enseignants, au mode sco-
laire de socialisation. La « co-scolarisation » à laquelle les ensei-
gnants aspirent implique une soumission plus complète des pra-
tiques familiales aux logiques scolaires et une conversion du mode
populaire de socialisation vers le mode scolaire de socialisation.

II – DES ALLIÉS OBJECTIFS POUR SCOLARISER LES FAMILLES POPULAIRES

L’action sur les familles populaires qu’implique l’objectif de « co-


scolarisation » n’est pas développée de façon systématique par tous
les enseignants. Seuls quelques-uns participent à la mise en place et
à l’organisation d’activités spécifiques orientées en direction des
familles. La plupart n’essaient d’agir sur les familles que de
manière ponctuelle lorsqu’un problème se présente avec les parents
de leurs propres élèves. Bien que dans les écoles que nous avons
étudiées il existe plusieurs projets d’action sur les familles, le plus
souvent les pratiques vis-à-vis des parents sont diffuses et ont lieu

6. D. Glasman, L’École hors l’école, E.S.F., 1992, p. 112.


AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 213

à l’occasion des activités pédagogiques habituelles des enseignants.


Dans le même temps, l’action sur les familles à l’occasion de la sco-
larité des enfants n’est pas ou n’est plus aujourd’hui l’affaire des
seuls enseignants. Les actions conduites par les travailleurs sociaux
à la périphérie de l’école incluent très fréquemment des visées édu-
catives sur les familles. Nous avons souligné qu’il existe à travers les
discours des enseignants et des travailleurs sociaux des points de vue
convergents pour situer dans les familles les causes de l’« échec sco-
laire », comme celles des comportements « a-scolaires » des enfants.
Il se trouve aussi des convergences pour affirmer « la nécessité d’une
action en direction des familles » (Projet d’école). Ces conver-
gences, articulées au fait que dans la concurrence qui les oppose aux
travailleurs sociaux sur le terrain pédagogique les enseignants préfè-
rent que ces derniers se cantonnent à « compenser les carences des
familles » ou à essayer de modifier les pratiques des parents dans un
sens conforme aux exigences scolaires, conduisent à ce que des
accords tacites ou explicites s’établissent pour que les travailleurs
sociaux interviennent auprès de familles avec lesquelles les ensei-
gnants rencontrent particulièrement des difficultés. Ces interven-
tions peuvent être organisées sur le long terme, pour tenter de par-
venir à des modifications durables des pratiques familiales ; elles
peuvent être plus ponctuelles et consister à essayer d’obtenir des
parents ce que les enseignants demandent, comme la consultation
d’un orthophoniste ou la réduction de l’absentéisme des enfants. Au-
delà des actions plus ou moins coordonnées, l’objectif, sans cesse
affirmé par les travailleurs sociaux, d’agir sur les familles à travers
les activités « péri-scolaires » et de « soutien scolaire », constitue les
travailleurs sociaux en véritables alliés objectifs des enseignants
dans le processus de scolarisation des familles populaires.

1. Le « soutien scolaire » comme moyen d’action sur les familles


populaires
À travers les actions d’aide à la scolarité, les travailleurs sociaux
rencontrent une cible traditionnelle du travail social : les familles
populaires, et parmi elles, les plus dominées et les plus éloignées du
mode de vie légitime. Avec la prise en compte de la scolarisation,
… il s’agit bien de viser une population prolétarisée, vivant souvent
dans des conditions peu propices à l’apprentissage scolaire, menacée de
rupture d’école et par la suite de marginalisation sociale, et que l’ima-
ginaire collectif veut rendre responsable de l’insécurité.7
Dans de nombreux cas, la prise en compte des préoccupations sco-
laires croissantes des familles populaires est le moyen pour les tra-

7. D. Glasman, L’École hors…, op. cit., p. 22.


214 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

vailleurs sociaux de réorienter leurs actions et de « reconquérir »


une population qui était partiellement sortie de leur champ d’acti-
vités.
« L’objectif principal, je dirais ça a été de ramener une population sur
le centre social, au niveau du projet. Une population qui est partie du
centre à un moment donné où, bon, en fonction de l’habitat, des nou-
velles classes sociales arrivant sur le quartier, cette population a été
complètement écartée. Donc l’idée c’était de de ramener cette popula-
tion sur le centre, prendre en compte les demandes qui étaient expri-
mées par les familles, d’une part, et par les travailleurs sociaux par
rapport à cette population. » (Animatrice centre social)
Ceci est particulièrement vrai pour les animateurs socio-cultu-
rels conduits pour une large part à réorienter leurs actions dans le
domaine du « social », en direction des populations les plus dému-
nies8. Avec l’investissement des questions scolaires et la participa-
tion à la lutte contre l’« échec scolaire », l’animation et plus large-
ment le travail social se trouvent directement confrontés aux
familles populaires et peuvent tenter d’acquérir une nouvelle légiti-
mité, une nouvelle raison d’exister et de se développer. Pour pou-
voir étendre leurs actions dans ce sens, les travailleurs sociaux s’ap-
puient sur l’importance des préoccupations scolaires des parents et
justifient la création d’activités « péri-scolaires » par l’émergence
d’une « demande » ou d’un « besoin » qu’ils décèlent dans les quar-
tiers populaires. Claudine Dannequin parle ainsi d’une « réponse à
un besoin du milieu »9 à propos des « actions d’entraide scolaire »
sur lesquelles elle a enquêté. Sans minimiser le fait qu’un certain
nombre de familles se tournent vers les travailleurs sociaux pour
obtenir une aide scolaire pour leurs enfants, on peut se demander si
l’auteur ne reprend pas un peu trop vite à son compte le discours
dominant chez les animateurs des activités « péri-scolaires ». D’une
part, « l’offre ici aussi ne va pas parfois sans créer la demande »10
et la plupart des activités d’aide à la scolarité sont organisées à l’ini-
tiative des travailleurs sociaux qui tentent ensuite de convaincre les
parents d’y inscrire leurs enfants.
« Cela passe par l’école, les instits en parlent aux parents, donnent une
feuille explicative ensuite nous on a la liste, on fait la démarche auprès
des parents, là aussi la démarche des parents est libre soit ils viennent
soit ils ne viennent pas… » (Animatrice activités « péri-scolaires »)
« On a essayé de joindre les enfants qui venaient les années précé-
dentes au niveau du soutien scolaire, on est allé voir les parents, on a
d’abord envoyé des lettres, on est allé voir les parents à domicile, on
est allé plusieurs fois pour certains, euh d’autre part on est allé voir les

8. Cf. J. Ion, « La fin du socio-culturel ? », Les Cahiers de l’animation, n° 56, 1986.


9. C. Dannequin, L’Enfant, l’école et le quartier, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 54.
10. J. Ion et J.-P. Tricart, Les Travailleurs sociaux, La Découverte, 1984, p. 72.
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 215

instituteurs qui nous ont ouvert leur classe, nous ont fait entrer, nous
ont fait expliquer bon c’qu’on proposait aux enfants, ils nous ont même
guidés vers certains enfants qui auraient besoin plus que d’autres de
faire de l’expression, sinon on a fait des affiches aussi… » (Animatrice
centre social)
Les efforts que les travailleurs sociaux sont parfois obligés de
déployer pour avoir un nombre suffisant d’enfants inscrits à leurs
activités incitent à fortement relativiser l’idée d’une « demande »
émanant spontanément des familles. En même temps, le souci sco-
laire des familles populaires est tel que les activités d’« aide aux
devoirs » ou de « soutien scolaire », une fois créées, connaissent
souvent une affluence importante, les parents se saisissant de
l’« offre » pour tenter de donner des chances supplémentaires à
leurs enfants ou pour tenter d’enrayer la spirale cumulative des dif-
ficultés scolaires.
Ne faut-il pas, d’autre part, analyser la manière dont la
« demande » ou les attentes des familles populaires sont détour-
nées, ré-interprétées dans le sens de la logique des travailleurs
sociaux, logique qui entre souvent en contradiction avec ce que
souhaitent les parents ? La « demande » des parents est une
demande d’aide face aux problèmes scolaires de leurs enfants. Elle
est une manifestation de la conscience ou de la perception de l’im-
portance de l’école pour l’avenir de leurs enfants et une manifesta-
tion du sentiment de leurs difficultés à aider leurs enfants, de leur
désarroi face aux questions scolaires. Cette demande est nécessai-
rement pensée dans l’ordre des logiques des familles populaires
concernant la scolarité. Elle s’exprime conformément à la manière
dont les parents envisagent les apprentissages scolaires. Elle est
étroitement liée à une espérance d’amélioration rapide des résultats
scolaires. Les parents attendent donc du « soutien scolaire » une
reprise du travail fait en classe, « du travail et pas des jeux », et une
efficacité sinon immédiate du moins rapide. Les animateurs se sai-
sissent des attentes des parents pour mettre en œuvre d’autres pra-
tiques éducatives moins directement guidées par la recherche d’ef-
fets positifs à court terme sur les résultats scolaires, relevant
davantage de l’animation et de pédagogies fondées sur le jeu,
l’« expression », etc. Nombre de promoteurs d’activités « péri-sco-
laires » maintiennent les activités d’aide directe à la scolarité sim-
plement parce que c’est le moyen d’obtenir que les parents laissent
leurs enfants sous l’emprise éducative des animateurs.
« On s’est rendu compte ces dernières années que les familles n’ad-
mettent pas le jeu, le ludique, certaines ont fui le groupe a.e.p.s. [acti-
vités éducatives péri-scolaires] parce que on jouait, elles n’ont pas
compris, donc cette année on contourne et elles ont d’mandé ces mêmes
familles qu’on aille chez elles et on fait du scolaire bon, du scolaire tan-
dis que dans le groupe on joue… On répond un peu à la demande de la
216 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

famille sans, enfin c’est délicat tout ça. » (Animatrice activités « péri-
scolaires »)
Il faut parfois l’autorité de l’enseignant pour convaincre les
parents de continuer à envoyer leurs enfants à des activités qui ne
correspondent pas à leurs attentes parce qu’elles ne sont pas exclu-
sivement consacrées aux devoirs ou à des exercices scolaires :
« Institutrice : J’ai des enfants qui vont au centre social donc j’ai
poussé parce que les familles voulaient plus trop, j’en avais deux ou
trois qui allaient et puis les familles voulaient plus trop. Elles préfé-
raient qu’ils aillent à l’étude. Alors moi je leur ai dit, j’ai dit aux
familles “ben écoutez, le centre social c’est bien, y’a des personnes qui
sont là pour les aider, en plus si ils ont pas de devoirs ils peuvent faire
de la lecture etc., donc allez-y !” [rires].
Sociologue : Et vous savez pourquoi elles ne voulaient plus y aller ?
Institutrice : Oui parce que la maman, enfin les mamans pensaient qu’à
l’étude ils étaient plus, plus tenus, plus euh, c’était plus scolaire. (…)
Donc j’en ai trois qui y vont euh deux ou trois fois par semaine je
crois. » (Institutrice classe de perfectionnement, 7 ans d’ancienneté)
Il existe une sorte de détournement de la demande des familles,
qui n’est pas un simple malentendu.
Tout semble se passer comme si, face à une demande des familles, les
institutions, école et travail social, tentaient d’imposer une demande
légitime (…) c’est-à-dire une demande correspondant à un « besoin »
tel qu’il est identifié par ces institutions à travers les analyses de
l’« échec scolaire » et les processus d’insertion11.
Forts de leur « compétence éducative », les travailleurs sociaux
s’autorisent et sont autorisés institutionnellement à définir les
« besoins » des enfants et des familles populaires, d’après leurs
propres analyses et leurs propres critères éducatifs, à l’encontre des
demandes effectivement exprimées par les familles. Ceci est parti-
culièrement net lorsque les animateurs des activités « péri-sco-
laires » interprètent la venue des enfants des familles populaires à
ces activités dans les termes flous de la psychologie spontanée
omniprésente dans le travail social :
« Derrière les devoirs, y’a, y’a une grosse grosse demande affective » ;
« ce qu’il cherche en fait, c’est une reconnaissance, la reconnaissance
d’un adulte qui sache l’écouter, prendre en compte ses désirs profonds
et, mais aussi ses angoisses profondes » ; « ils ont un besoin d’expres-
sion, de pouvoir s’exprimer et puis de communiquer. »
La contradiction entre ce qu’attendent les parents et le sens que les
travailleurs sociaux donnent à leurs actions est aussi visible dans la
faible importance accordée aux résultats concrets de ces actions et le
refus souvent observé de les évaluer en termes de résultats scolaires.

11. D. Glasman, L’École hors…, op. cit., p. 136.


AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 217

« Alors, bon moi c’est vrai que j’ai pas trop envie d’évaluer au niveau pro-
gression de l’enfant en ce qui concerne les résultats purement scolaires.
Notre action est beaucoup plus basée sur la revalorisation de l’école et sur-
tout sur le contact entre l’enfant et l’adulte. » (Animatrice centre social)
« Je sais pas si il y a des progrès mais il y a certainement des change-
ments au plan de la relation, de l’épanouissement des enfants, certai-
nement qui découvrent un autre monde et puis qui ne se sentent plus,
des familles aussi qui ne se sentent plus en ghetto parce que y’a un va-
et-vient entre l’immeuble, ce n’est plus une séparation. » (Responsable
d’activités « péri-scolaires » en « pied d’immeubles »)
À partir d’une attente d’aide concrète pour la scolarité des
enfants, les travailleurs sociaux essaient de promouvoir une entre-
prise éducative visant à imposer d’autres normes affectives, relation-
nelles, un autre ethos, une autre manière d’être, d’autres logiques
socialisatrices, d’autres modes d’autorité, visant à inculquer aux
enfants un autre modèle d’être social. Ils concourent ainsi à la pro-
duction d’individus plus conformes au mode scolaire de socialisa-
tion, à la production d’enfants scolarisables. Simultanément, en ten-
tant de faire accepter aux parents des activités éducatives différentes
de leurs pratiques socialisatrices, en tentant de leur imposer une
demande légitime qui ne soit pas enfermée dans le seul objectif de
progrès sensibles des résultats scolaires, les travailleurs sociaux ten-
tent d’imposer aux familles populaires des logiques éducatives
contraires à leurs logiques socialisatrices.

2. Les familles populaires comme cibles des animateurs du


« péri-scolaire »
L’objectif d’action en direction des familles populaires est omni-
présent dans les activités « péri-scolaires » et sans cesse réaffirmé
par les travailleurs sociaux comme par les institutions qui les
emploient ou qui financent leurs activités. Convaincus qu’ils n’ob-
tiendront pas de modification durable du comportement et du tra-
vail des enfants à l’école sans une transformation, en amont, des
pratiques familiales, les animateurs développent un discours souli-
gnant la nécessité d’« associer » les parents aux activités « péri-sco-
laires » des enfants, et par là, de leur faire adopter d’autres pra-
tiques à l’égard de la scolarisation. Le « soutien scolaire » est ainsi
l’occasion de multiplier les contacts avec les parents et d’exercer
une action sur eux afin que leurs pratiques soient davantage
conformes aux exigences scolaires, afin qu’ils portent une attention
plus régulière et plus scolaire à la scolarité de leurs enfants. Le tra-
vail en direction des familles est ainsi avancé comme prioritaire, y
compris par des agents de l’institution scolaire.
« L’action prioritaire des animateurs devrait, me semble-t-il, porter sur
le rapport des parents à l’école, d’où découle naturellement celui des
218 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

enfants à l’école. » (Inspecteur de l’Éducation nationale dans la revue


EN-FAS, n° 0, p. 19)
« C’est un peu une obligation, on se fait une obligation, une obligation
non mais ça fait partie de notre projet d’aller dans les familles, de dis-
cuter avec les parents, etc. (…) On leur demande donc de venir à la
première séance pour connaître le moniteur. Ça nous paraît être la
moindre des choses que les parents aient envie de connaître le moniteur
ou le travailleur social qui va s’occuper de leurs gamins. Là, on recon-
naît que y’a aussi des parents qui ne viennent pas. Donc à ce à ce
moment-là, en tant que travailleur social, on a prévu dans notre objec-
tif, c’était de voir systématiquement les familles à domicile ou moi quel-
quefois je les fais venir au collège, mais effectivement c’est souvent
d’aller à domicile. » (Assistante sociale scolaire)
« Même ce qu’on fait au niveau de l’aide aux devoirs, on s’est toujours
positionné par rapport aux familles, c’est pour ça je suis toujours très
résistante, tout ce qui est termes de soutien, euh, rattrapage parce que
je me dis ça c’est du domaine de l’Éducation nationale, c’est pas aux
travailleurs sociaux à le faire. Autant qu’on agisse avec, le travail
envers les familles euh… ce qui est domaine de la famille c’est-à-dire
justement cette part je dirais de, d’intérêt cette part de reconnaissance
de l’enfant, de l’école, de ce que l’enfant fait à l’école. » (Assistante
sociale de quartier)
Dans de nombreux cas, l’activité de « soutien scolaire » est
presque un prétexte pour pouvoir travailler avec les parents et
essayer de transformer leurs pratiques. Ainsi, des travailleurs
sociaux imposent qu’une « aide à la lecture » pour les élèves de
cours préparatoire ayant des difficultés se déroule au domicile
familial, afin d’essayer d’amener les parents non seulement à suivre
de plus près la lecture du soir mais aussi à modifier l’organisation
familiale de la fin de journée pour créer les conditions éducatives
considérées comme propices au travail scolaire.
« Y’avait euh l’aide au CP donc, dans le but effectivement de rentrer
chez les parents pour discuter avec eux, pour, en fait c’est effective-
ment, le but c’est pas uniquement de, c’est pas uniquement bon d’aider
les enfants, ça c’est le, c’est un peu le prétexte. (…) Euh le but c’est
effectivement de rentrer en contact avec les parents pour que ils se re-
familiarisent un peu avec euh, qu’ils rentrent, qu’ils se réinvestissent du
travail qu’y a à faire à l’école. » (Animateur d’une action « aide à la
lecture » à domicile)
On voit ici que, dans les objectifs des travailleurs sociaux, l’aide
proposée passe après le souci de modifier les pratiques familiales.
Tout en soulignant qu’on ne peut s’arrêter à l’aide ou au service
apporté pour comprendre l’action des travailleurs sociaux, il faut
insister sur le fait qu’en ce qui concerne le « soutien scolaire », l’ac-
tion « éducative » sur les familles populaires reste indissociable de
l’« aide » proposée. Elle passe par elle, à la fois parce que sans elle
il n’y aurait pas de possibilité d’action dans et sur les familles de ce
point de vue, et à la fois parce que l’action sur la famille passe en
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 219

même temps que l’aide apportée. Le fait même d’obtenir la possi-


bilité d’intervenir à domicile ou d’obtenir que les enfants viennent
au centre social est déjà le début de l’action d’éducation des
familles. Pour les travailleurs sociaux, l’inscription des enfants à
l’« aide aux devoirs », le fait d’accepter qu’un travailleur social (ou
un étudiant) vienne plusieurs fois par semaine à domicile pour faire
travailler les enfants, sont déjà un début de transformation des
familles.
L’idée sous-jacente semble être celle-ci : l’intérêt porté au scolaire, à
ses rythmes, au travail pour l’école, alimente la famille, lui donne une
orientation ; le scolaire nourrit les relations parents-enfants au sein de
la famille et, de ce point de vue, contribue à la structurer et à favoriser
par là l’ordre social.12
Les activités développées par les animateurs du « péri-scolaire »
participent aussi de cette logique : le péri-scolaire, en imposant des
horaires, une régularité, des « contrats », contribue à une structura-
tion de la vie des familles autour de la scolarisation. L’objectif des
animateurs des activités « péri-scolaires » de « renouer des liens
entre l’école et les familles » vise surtout à ce que les parents jouent
« mieux » le jeu scolaire, contribuent davantage à la scolarisation
des enfants et de manière plus conforme aux logiques scolaires.

3. Les travailleurs sociaux : « médiateurs » ou agents de scola-


risation ?
Le discours sur l’« échec scolaire », qui en situe les causes dans la
socialisation familiale, les relations avec les parents qui ne satisfont
pas les enseignants… ont contribué à consacrer les relations entre
les familles et l’école comme problème social dans les quartiers
populaires. Dans le cadre du traitement de ce problème social, les
travailleurs sociaux se présentent et sont de plus en plus souvent
reconnus comme des « médiateurs » dont le rôle serait, à travers les
activités « péri-scolaires », de « favoriser le lien entre les familles
et les enseignants »13. Le discours des animateurs des activités
« péri-scolaires » par lequel ils signifient qu’ils entendent « ressou-
der les liens entre l’école et la famille » renvoie à la vision que les
travailleurs sociaux ont de leur fonction sociale, de leur rôle de
« médiateurs », de « réparateurs » des liens sociaux défaits ou mal
faits pour reprendre les termes de leur discours. Dans le cas qui
nous intéresse, les travailleurs sociaux pensent qu’ils peuvent se
réclamer d’une connaissance ou d’un lien favorable avec les

12. D. Glasman, L’École hors…, op. cit., p. 24-25.


13. Circulaire interministérielle du 10 mai 1990 relative aux « animations éducatives périsco-
laires ».
220 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

familles et d’une capacité à comprendre l’école, voire à discuter


avec les enseignants, qui leur permet de se situer « entre » les
familles et l’école. La perception qu’ils ont d’eux-mêmes comme
intermédiaires les conduit à tenter de faciliter les rencontres entre
enseignants et parents en accompagnant parfois ces derniers à
l’école ou en les incitant à venir avec eux voir le maître ou le pro-
fesseur de leur enfant, en fournissant des informations aux ensei-
gnants afin qu’ils tiennent compte des contraintes temporelles de la
vie des familles, etc.
« Ils nous demandent aussi de faire des démarches auprès des ensei-
gnants… alors pas systématiquement mais au niveau du primaire on a
pas mal de démarches à faire quand il y a des problèmes avec l’ensei-
gnant, de difficultés rencontrées. Souvent les parents souhaitent qu’on
les accompagne à ces rencontres pour servir un petit peu d’intermé-
diaire ou en tout cas pour essayer de réexpliquer ce que l’enseignant a
voulu dire etc. » (Animatrice centre social)
« Alors, c’est vrai que le but aussi c’est que ben quand un enseignant
demande à voir un parent c’est qu’il puisse avoir effectivement, c’est,
ça peut très bien être aussi de donner des informations au niveau, aux
enseignants pour leur dire “mais à chaque fois que vous les appelez
ben c’est sur des temps de travail et que, ben en fait, vu que ils ont pas
beaucoup d’argent etc., ils peuvent pas se permettre”. Bon. Alors y’a
des parents qui feront le sacrifice mais y’en a qui le feront pas. Donc
est-ce que y’a pas un moyen pour que, pour mieux comprendre quel est
l’emploi du temps des parents de manière à ce que ben les parents puis-
sent venir quand même à un moment ou à un autre et que ils sentent
que, enfin, ou c’est peut-être aussi à nous d’amener une sorte de, modi-
fication de l’image de l’école. » (Animateur « aide à la lecture »)
Si les travailleurs sociaux sont quelquefois amenés à défendre la
cause d’une famille ou d’un enfant devant les enseignants, ils ser-
vent le plus souvent d’appui à ces derniers, par exemple en tentant
de convaincre les parents de se rendre à l’école, de fournir aux
enfants le matériel demandé par l’école, de laisser les enfants par-
tir en classe transplantée, en tentant de faire accepter aux parents
les décisions des enseignants comme le redoublement, ou l’exclu-
sion de l’école tel que dans le cas suivant.
« Y’avait eu un gros problème à l’école B. Alors, un travailleur social
qui, un ancien élève d’ailleurs de l’école, qui est venu bon en même
temps pour je dirais expliquer, essayer de calmer la situation, parle-
menter. Cet élève, je devais moi le prendre, il était à l’école B, je devais
le prendre et puis finalement j’ai fait un conseil des maîtres et y’a eu
opposition de mes collègues vu l’attitude de la famille. On avait déjà eu
l’enfant, je l’aurais pris pour finir l’année et… après mûre réflexion, je
pense pas que ç’aurait été une bonne chose quoi, on a des fois un peu
trop le cœur sur la main… euh parce que la famille aurait conservé son
attitude et aurait peut-être fait un peu de triomphalisme après par la
suite. Enfin après mûre réflexion… L’enfant s’est trouvé dans une autre
école… Cette personne-là, qui connaissait la famille, nous a été d’un
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 221

grand secours, d’ailleurs il nous a expliqué pas mal de choses concer-


nant la famille. » (Instituteur CM2, 31 ans d’ancienneté)
Plus largement, il apparaît que l’essentiel de l’action des tra-
vailleurs sociaux revient à tenter de transformer les familles, leurs
pratiques, pour qu’elles se rapprochent de l’école, prennent davan-
tage en compte les demandes des enseignants, les besoins et exi-
gences de la scolarisation. C’est d’ailleurs sur ce point que les
enseignants acceptent le mieux l’action des travailleurs sociaux et
qu’ils envisagent le plus facilement qu’un travail en commun
puisse se développer comme dans les projets suivants :
« Alors, on avait un projet l’année dernière qu’y’a pas pu se mettre en
place, c’est dommage d’ailleurs parce que j’aurais bien aimé. On avait
dans le cadre du soutien scolaire, j’avais demandé cinquante heures à
l’académie pour travailler avec des travailleurs soc… pour avoir des
travailleurs sociaux qui aillent dans les familles, parce que quand on a
des problèmes avec les familles, qu’on ne peut pas voir les familles, on
y va ! Mais, je vais te dire, au point de vue temps, au point de vue… ça
nous prend beaucoup de temps, donc on avait dit tiens, en travaillant
avec des travailleurs sociaux, peut-être que eux qui ont des contacts sur
le quartier pourraient. » (Instituteur CM2, 26 ans d’ancienneté)
« Objectifs : rétablir la communication entre les familles qui ne vien-
nent pas à l’école et les enseignants (avec l’aide des travailleurs
sociaux) ; visite dans les familles (avec l’aide du centre social) pour
aider l’enfant à établir la communication entre la famille et l’école :
faire signer le cahier de liaison, les cahiers, aider l’enfant à être
reconnu comme élève par la famille, expliquer les informations diffu-
sées par l’école. » (Projet d’école)
Malgré le discours dominant sur la fonction de médiation du tra-
vail social, il nous semble que nous ne pouvons rendre compte de
la fonction des travailleurs sociaux à la périphérie de l’école par la
notion d’intermédiaire. Si « l’ambition de toutes les activités d’ac-
compagnement scolaire est de parvenir à être un relais entre l’école
et les familles »14 il s’agit d’abord et surtout d’un relais de l’école
auprès des familles au sens où il s’agit de rapprocher les familles de
l’école en modifiant leurs pratiques afin qu’elles répondent aux exi-
gences scolaires. En fait, les travailleurs sociaux, s’ils se vivent par-
fois comme les défenseurs ou les représentants des familles popu-
laires, sont objectivement les alliés de l’école au sens où ils
participent à la tentative de production d’enfants scolarisables, au
sens où ils tentent de transformer les pratiques socialisatrices des
parents en pratiques éducatives, de rapprocher le mode de sociali-
sation populaire du mode scolaire de socialisation. Autrement dit,
les travailleurs sociaux sont, dans les actions étudiées, des agents de
scolarisation. Analyser le rôle des travailleurs sociaux engagés dans

14. C. Dannequin, L’Enfant, l’école…, op. cit., p. 68.


222 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

les activités « péri-scolaires » comme étant un rôle de « médiateur »


ou comme se situant « entre » les familles populaires et l’école,
c’est adopter un point de vue étroitement constructiviste consistant
à faire le « compte rendu des comptes rendus »15 des êtres sociaux
en reprenant leur définition de la situation16. De ce point de vue
constructiviste, c’est-à-dire du point de vue de la manière dont les
travailleurs sociaux se perçoivent, perçoivent leurs relations avec
les familles, « construisent la réalité », on peut parler effectivement
de « médiateurs » et on peut avancer qu’ils sont perçus par les
enseignants comme des « médiateurs » potentiels. Cependant, en
rester là revient à « réduire le monde social aux représentations que
s’en font les agents »17. Il est nécessaire de situer l’action des tra-
vailleurs sociaux dans le « péri-scolaire » dans la globalité des rela-
tions entre les familles populaires et l’école, dans l’opposition entre
les logiques des familles et les logiques scolaires, entre le mode
populaire de socialisation et le mode scolaire de socialisation. Du
point de vue du sens que l’analyse peut donner au rapport entre
l’école et les familles populaires, les travailleurs sociaux doivent
être situés du côté de l’école, du côté du processus de scolarisation
des familles populaires, comme étant des agents de scolarisation
agissant pour produire des enfants scolarisables et pour transformer
les familles. Les relations entre enseignants, travailleurs sociaux et
familles populaires sont des relations à deux pôles : le pôle de la
scolarisation ou pôle du mode de socialisation légitime et dominant
versus le pôle des pratiques populaires ou pôle du mode de sociali-
sation non légitime et dominé. La concurrence et les différences
entre les enseignants et les travailleurs sociaux ne réduisent en rien
le fait qu’ils sont ensemble, jusque dans leurs oppositions, des
agents de scolarisation dont l’action participe à l’imposition du
mode scolaire de socialisation aux familles populaires.

III – MODALITÉS ET OBJECTIFS DE L’ACTION SUR LES FAMILLES POPULAIRES

Alliés objectifs dans les relations avec les familles populaires,


enseignants et travailleurs sociaux se rejoignent pour essayer de
modifier les pratiques des familles populaires. Que leurs actions
soient parallèles ou qu’ils agissent de concert, ils partagent un
même but dans les relations avec les familles : avoir suffisamment

15. P. Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987, p. 148.


16. « L’ethnométhodologie essaiera de comprendre comment les gens vivent, décrivent et pro-
posent ensemble une définition de la situation. » A. Coulon, L’Ethnométhodologie, P.U.F.,
1987, p. 16.
17. P. Bourdieu, Choses dites…, op. cit., p. 148.
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 223

d’influence et d’emprise sur les parents afin de pouvoir agir sur


leurs pratiques vis-à-vis de la scolarité et vis-à-vis de leurs enfants.
Toutes les actions des enseignants et des travailleurs sociaux ne
sont pas explicitement destinées à une transformation globale des
familles. Certaines visent simplement à obtenir les moyens pra-
tiques et quotidiens de la scolarité des enfants. C’est dans la multi-
tude et la variété des actes ponctuels et des actions plus systéma-
tiques que se construit et que l’on peut lire une tentative de
transformation des familles, tentative qui passe aussi bien par un
travail se donnant pour cible les parents qu’à travers les enfants.
Dans la diversité des objectifs et des formes d’action, nous avons
choisi de ne traiter que ceux qui nous semblent les plus éclairants
et les plus significatifs des relations des enseignants et des tra-
vailleurs sociaux avec les familles populaires.

1. Transformer les pratiques vis-à-vis de la scolarité et de l’école


Pour les enseignants et les travailleurs sociaux, il s’agit de parvenir
d’abord à ce que des conditions satisfaisantes de scolarisation
soient remplies. Cela passe par une lutte contre l’absentéisme de
certains enfants, par l’exigence que les élèves aient leur matériel
scolaire quand ils viennent en classe et qu’ils participent à toutes
les activités pédagogiques organisées par l’enseignant. Cela sup-
pose aussi que les parents signent les cahiers ou les correspon-
dances que l’enseignant leur adresse, qu’ils se rendent à ses convo-
cations ou, mieux, qu’ils viennent le voir spontanément. Quelques
enseignants décrivent leurs tentatives pour parvenir à leurs fins,
avec des parents particulièrement étrangers à l’univers scolaire et
réfractaires à ses règles, comme un véritable combat qu’il faut sans
cesse recommencer, l’enjeu du combat étant par exemple de réduire
l’absentéisme ou d’emporter l’autorisation de laisser les enfants
partir en classe transplantée.
« J’ai un enfant, qui, par exemple euh, euh… il n’est jamais là. Le, le
combat avec la famille est… de faire en sorte que l’enfant vienne en
classe. Et quand il est là, ça s’passe pas toujours bien. (…) On
remarque une certaine réticence à v’nir enfin la famille, mais c’était
pour toutes les sorties pareil. Une famille où j’ai même été jusqu’à le,
à la dernière sortie qu’on a fait, on partait d’bonne heure, pour faire
du ski, on partait à sept heures et quart, donc j’ai, pour qu’la famille,
j’ai fait tomber toutes les barrières une à une, donc je suis allé chez
eux, et j’ai fait tomber toutes les barrières une à une. La question d’ar-
gent, j’ai dit “vous pouvez payer en autant d’fois qu’vous voulez”. Bon,
ça n’tenait plus, elle pouvait payer trois francs par jour si elle voulait,
bon. Ensuite la… barrière ça été euh, mais “c’est une punition parce
qu’il travaille pas assez”. Alors j’ai essayé d’lui expliquer que c’est
pas… c’est pas comme ça qu’on arrive à… que’qu’chose. C’est tombé.
La troisième c’était “c’est trop tôt l’matin, il peut pas partir tout seul”.
224 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Donc, je suis allé l’chercher. Et avec tout ça on a fait tomber toutes les
barrières, on a pu emmener l’enfant… à la sortie de ski. Mais bon…
[soupir] c’est que au bout d’un moment c’est épuisant. Mais… bon c’est
un combat tous les jours… » (Instituteur classe de perfectionnement,
11 ans d’ancienneté)
On a là l’idée que pour contraindre les familles ou convaincre les
parents les plus étrangers à l’univers scolaire, pour obtenir qu’ils
respectent les règles de fonctionnement de l’école et de la classe, et
même l’obligation scolaire, l’enseignant doit exercer une pression
constante sur ces familles et multiplier les moyens d’action, de per-
suasion ou de coercition. La coercition est manifeste dans la lutte
contre l’absentéisme. L’absentéisme chronique touche encore
quelques enfants parmi les familles les plus éloignées du mode sco-
laire de socialisation et les enfants les plus en rupture avec les
règles scolaires, notamment les « élèves » des classes de perfec-
tionnement. Il existe une autre forme d’absentéisme concernant les
familles immigrées (de pays étrangers ou des « DOM-TOM »),
c’est celle qui consiste à avancer la date des grandes vacances ou à
retarder le retour pour prolonger le séjour au pays. Bien que le
signalement de l’absence illicite à l’inspection académique soit
rarement effectué, il arrive que des directeurs d’école s’y résolvent
et la menace est souvent brandie, ainsi que ses conséquences finan-
cières avec la suppression des allocations familiales.
« Bon y’a des règles, y’a des normes, elles ne sont peut-être pas accep-
tées euh… Et je pense en particulier bon aux vacances scolaires, on fait
durer un peu plus, y’a des enfants qui reviennent avec 15 jours, 3
semaines de retard. (…) Au début d’abord des vacances. Alors vous avez
les demandes euh une semaine, 15 jours, 3 semaines avant, bon ben, de
toute manière y’a la réglementation, on peut pas répondre que, qu’on les
autorise hein. Enfin bon, y’en a qui partent quelques jours avant, on est
compréhensif un petit peu aussi dans la limite des possibilités, et puis au
retour on vous dit pas trop rien mais y’a des retards. Bon ben y’a des
familles qui se sont fait signaler comme ça dans le cadre de la régle-
mentation scolaire [rires]. Disons que nous signalons puis ensuite l’aca-
démie réagit euh en fonction des explications des familles et ça peut aller
éventuellement jusqu’à la suppression des allocations familiales…
qu’est-ce que vous voulez… » (Instituteur CM2, 31 ans d’ancienneté)
« Toute absence de la classe ou des activités en dehors du temps sco-
laire auxquelles l’enfant est inscrit (études, séances éducatives, séances
sportives, etc.) doit être justifiée par un mot des parents dès le retour de
l’enfant. Toute absence non justifiée entraînera une sanction. » (Note
aux parents dans une école primaire)
La coercition est aussi forte lorsque l’enseignant, désespérant de par-
venir à ses fins avec une famille, prend des sanctions contre un enfant
pour obtenir quelque chose des parents, comme dans ces deux cas où
les instituteurs ne parviennent ni à obtenir que les parents signent les
cahiers ou les mots qu’ils leur adressent, ni à les faire venir à l’école :
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 225

« Le cahier d’liaison, n’a pas été signé depuis au moins un mois, si


c’n’est pas plus, les d’voirs, ça fait quinze jours qu’y’a rien d’fait, rien,
mais rien rien, rien… Alors bon, j’avais mis un mot la s’maine der-
nière, et puis pfff, pas d’signature. Rien du tout. Alors j’lui dis “bon,
j’vais commencer à m’énerver, si tout c’que j’dis ça t’intéresse pas, tu,
t’en as rien à faire et ben moi j’fais pareil. Tu poseras une question, ben
j’t’interrogerai pas”. Et ben en attendant ça a marché un jour, le len-
dem… euh, le vendredi j’ai dit ça, le lundi j’avais la maman, donc, en
attendant ça a servi à quelque chose. » (Institutrice CE2, 1ère année
d’enseignement)
« Je l’ai donc exclu, la méthode des… est tout à fait peut-être euh…
bon, je suis prêt à en discuter, mais, euh… donc j’l’ai exclu, j’l’ai mis
dans la p’tite pièce à côté, en lui disant : “tant qu’le plan d’travail et
tant qu’ton cahier n’sera pas signé, je n’t’accepte plus dans la classe”.
Ça a porté ses fruits, puisqu’au bout de quatre jours, la famille est
v’nue m’voir, enfin la sœur, la sœur est v’nue m’voir, sur convocation
du directeur quand même, pour essayer d’régler les problèmes. »
(Instituteur classe de perfectionnement, 11 ans d’ancienneté)

La méthode pour réussir à rencontrer les parents qui évitent l’es-


pace scolaire et les enseignants, pour tenter d’agir sur eux, n’est pas
toujours aussi radicale. Néanmoins, plusieurs enseignants insistent
sur l’idée que s’ils veulent voir ces parents, ils doivent les « coin-
cer », les mettre dans une situation telle qu’ils ne puissent s’échap-
per, qu’ils ne puissent esquiver les interactions avec eux. Vu du côté
des parents, cela donne cette impression d’avoir été « attrapé » que
nous avons signalée antérieurement.
« Moi j’les coince à la sortie de l’école, quand ils viennent chercher les
gamins quoi. Et là ils sont bien obligés de m’écouter… Alors y’a ceux
qui viennent pas, que les, les enfants rentrent tous seuls, c’est plus dif-
ficile mais comme j’habite par là moi, j’finis bien par les coincer dans
l’quartier à un, un jour ou l’autre quoi… » (Instituteur CM2, 23 ans
d’ancienneté)
« Et puis, à la sortie de l’école, bien souvent les parents ou autre vien-
nent chercher les enfants, alors [rires] on les chope comme disent les
élèves à la sortie de l’école et puis on explique le problème et puis moi
j’envoie un mot, j’suis pas… » (Institutrice CP, 31 ans d’ancienneté)

Un autre moyen de contraindre les parents à « se déplacer » est


de donner un caractère officiel à la demande en faisant intervenir le
directeur de l’école ou en envoyant un courrier ayant une forme
officielle : tampon de l’école, en-tête administrative, etc., cette
méthode semblant être utilisée aussi bien par les enseignants que
par les travailleurs sociaux. Ainsi, dans les relations avec les
familles populaires les plus étrangères aux règles de l’univers et du
jeu scolaires, les enseignants peuvent agir sur les parents et essayer
de les entraîner à accepter les exigences de la scolarisation et de
l’action pédagogique par l’autorité qui leur est donnée inséparable-
ment par leur position institutionnelle, leur pouvoir sur les enfants,
226 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

leur autorité pédagogique. Convaincus d’agir pour le bien de l’en-


fant, forts de l’autorité que les parents les plus dominés leur recon-
naissent plus ou moins et qu’ils ne peuvent guère contester sans se
mettre ou mettre leurs enfants dans une posture fâcheuse, les ensei-
gnants peuvent être parfois très dirigistes à l’égard des parents
quand ils estiment qu’il y va de l’intérêt de l’enfant ou de l’école.
« Ben écoutez, moi par exemple y’avait une petite fille là qui avait
beaucoup de problèmes, pas en lecture parce qu’elle lit très bien, mais
enfin en CE1 et puis on l’avait proposée pour le soutien scolaire et
quand j’ai dit ça à la maman, elle m’a dit “ah non, non, non, moi je
suis pas d’accord que quelqu’un vienne à la maison faire du soutien”.
Alors j’ai dit “ben écoutez c’est ou ça ou l’étude.” Je me suis dit tant
pis je dis comme ça et depuis que cette gamine va à l’étude ça va net-
tement mieux parce qu’elle revoit un peu tout ce qu’on a fait dans la
journée et elle a changé d’attitude et la mère a dit tout de suite “oui ah
ben l’étude, d’accord”. [silence] Quelquefois je pense qu’il faut faire,
enfin dans ces quartiers-là, il faut un petit peu faire comme ça. Dire
“bon écoutez euh puisqu’il peut pas lire à la maison il faut qu’il reste
à l’étude”. Faire un petit peu preuve d’autorité quoi. » (Institutrice CP,
24 ans d’ancienneté)

Les relations des enseignants avec les parents pour obtenir les
conditions de scolarisation qu’ils jugent nécessaires ne sont pas
toujours placées sous le signe d’une coercition visible et directe.
Les enseignants, parfois aidés des travailleurs sociaux, passent sou-
vent du temps à essayer de joindre les parents, de les convaincre, à
expliquer qu’il est important que les cahiers soient signés, que les
enfants participent à toutes les activités de l’école, y compris celles
qui se déroulent en dehors de l’enceinte de l’école, etc. Cependant,
que les modalités d’action soient « douces » ou plus « brutales », il
ne faut pas oublier qu’elles interviennent dans le cadre d’un rapport
de forces globalement favorable aux agents de l’institution scolaire,
ce rapport de forces ne se dévoilant entièrement que lorsque les
familles populaires bafouent les règles élémentaires de la scolarisa-
tion de manière répétée et lorsque l’autorité pédagogique des ensei-
gnants n’est pas suffisante « en elle-même » pour leur faire accep-
ter ces règles.
Parmi les moyens moins dirigistes qui sont utilisés ou préconisés
pour parvenir à ce que les parents répondent aux demandes des ensei-
gnants, respectent les règles de la scolarisation, autorisent la partici-
pation de leurs enfants à toutes les activités de l’école, il faut insister
sur l’intervention de travailleurs sociaux auprès des parents et même
au domicile des familles, les travailleurs sociaux se faisant les émis-
saires ou les auxiliaires des enseignants. Evoquons ici ce projet, qui
n’a que partiellement abouti, d’utiliser des animateurs comme les
« agents de liaison » de l’école avec les familles qui veilleraient à ce
que les parents jouent le jeu que les enseignants attendent.
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 227

« Alors ce qu’on voulait faire c’était, bon par exemple un problème :


y’a une sortie, les parents disent non, enfin le gamin dit non parce que
les parents on les voit pas, bon. Alors nous quand y’a un problème, on
y va. On explique pourquoi on fait une sortie, pourquoi on fait payer
vingt francs ou dix francs, etc., et souvent on arrive à convaincre les
parents. (…) Donc si tu veux, là… bon ça c’est un problème ponctuel
mais y’a aussi des problèmes à long terme. Au moment de l’orientation
des gamins de perf, au moment de l’orientation de sixième, on le fait on
fait des réunions mais tous les parents viennent pas donc il faudrait un
travail d’équipe là aussi. Tu vois ce que je veux dire. Il faut des gens
qui connaissent le quartier, il faut qu’ils connaissent les familles. (…)
Donc, y’a un travail d’information qui peut se faire aussi au sein des
familles. Et c’est vrai qu’il faudrait que ce soit quelqu’un qui bosse
vraiment avec nous. » (Instituteur CM2, 26 ans d’ancienneté)
« C’est pour ça j’dis qu’il faut qu’il y ait une permanence de gens qui
soient là, p’t-être pendant un premier trimestre, un soir sur deux, à les
aider, à dire : Est-ce que t’as des devoirs à faire ? Est-ce que t’as tes
cahiers à faire signer ? Est-ce que… » (Instituteur classe de perfec-
tionnement, 11 ans d’ancienneté)
L’idée d’une coordination des actions autour des familles popu-
laires est reprise par les travailleurs sociaux et une partie des ensei-
gnants. Ces enseignants espèrent ainsi que les travailleurs sociaux
pourraient à la fois suppléer les parents qui ne surveillent pas suffi-
samment le matériel scolaire de leurs enfants ou les correspon-
dances de l’école, et à la fois les convaincre peu à peu d’exercer une
surveillance plus régulière, de répondre aux demandes ou aux
convocations des enseignants. Il s’agirait de mettre en place un sys-
tème permettant, en usant des relations que les travailleurs sociaux
sont censés tisser par ailleurs avec les familles, d’atteindre les
parents sur lesquels les enseignants ont peu d’emprise car ils ne
pénètrent jamais dans l’espace scolaire. C’est un des objectifs de
l’action convergente, sinon concertée, des enseignants et des tra-
vailleurs sociaux, de parvenir à un accroissement des interactions
des parents avec les enseignants pour « tenter d’impliquer les
parents afin de susciter leur intérêt pour ce qui se passe à l’école »
(Projet d’école) et de faire en sorte que les enseignants puissent
davantage expliquer aux parents ce qu’ils attendent d’eux pour
atteindre à la « co-scolarisation ».
Le croisement des interventions en direction des familles dans
les quartiers populaires conduit les responsables ou les financeurs
des activités « péri-scolaires » à appeler à davantage de coordina-
tion entre les différents intervenants.
« La construction de projets globaux de quartier autour de l’école
devrait pouvoir s’accompagner de la mise en place de collectifs de
coordination réunissant tous les partenaires, travailleurs sociaux, ani-
mateurs, formateurs, enseignants, de manière à pouvoir toucher les
familles où elles sont déjà, plutôt que de multiplier les contacts et les
228 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

interpellations par des interlocuteurs différents, sans qu’il y ait réelle


cohérence. » (Revue EN-FAS, n° 0, p. 15)
Bien que cette coordination « idéale » soit rarement réalisée, on
observe divers cas d’actions croisées et convergentes d’enseignants
et de différents travailleurs sociaux pour tenter d’obtenir un chan-
gement des pratiques des parents. On retrouve l’idée de « coincer »
les parents, cette fois entre plusieurs intervenants, pour qu’ils
répondent positivement aux demandes des enseignants. Cela appa-
raît par exemple lorsqu’une mère est contrainte, par l’action com-
binée de l’institutrice et d’une puéricultrice, de justifier les
absences de son fils et de lui acheter des lunettes :
« Et et on s’rend compte que quand on a… euh, l’occasion de de de par-
ler avec euh… l’assistante sociale par exemple, ou la puéricultrice, et
puis… que la puéricultrice va voir la famille elle dit “Vous savez j’ai
vu la maîtresse, la maîtresse elle a dit telle et telle chose” euh, bon, et
puis qu’y’a un retour parfois, pas seul’ment euh… avec des menaces
hein, mais et bien qu’les choses changent hein. (…) La mère s’est sen-
tie à la fois coincée, d’une certaine façon quoi elle a pas pu dire bon
“il vient à l’école”, c’qui était pas vrai puisque… elle s’est trouvée pié-
gée, l’infir, la puéricultrice était là pour lui dire “attention ça, c’est pas
possible, l’école faut y aller tous les jours, des lunettes il faut… si ils
voient pas ils en ont besoin, il les faut”. Et à la fois donc, elle s’est sen-
tie un p’tit peu coincée et en même temps soutenue puisqu’on a fait les
démarches pour que, on l’aide à payer ses lunettes. » (Institutrice CP,
30 ans d’ancienneté)
On pourrait citer de nombreux cas où des familles sont prises
sous « le feu » de plusieurs interventions, ponctuelles ou durables,
afin de tenter de contraindre ou de convaincre les parents de res-
pecter les règles scolaires ou de pourvoir leurs enfants en équipe-
ments indispensables à leur scolarité. La combinaison de l’action
des enseignants et des travailleurs sociaux se donne aussi un autre
objectif, celui d’obtenir un suivi plus régulier du travail scolaire et
des conditions de réalisation de ce travail scolaire plus conformes
aux normes scolaires. Pour les enseignants, le but est de parvenir à
une « prise de conscience du fait que la réussite à l’école nécessite
des contraintes pour les parents » (Projet d’école), ce qui suppose
que les difficultés scolaires des enfants sont partiellement dues à
l’absence d’efforts des parents pour produire les conditions de la
« réussite ». Simultanément, il s’agit de tenter de convaincre les
parents qu’ils peuvent contribuer à la scolarité de leurs enfants
même si leurs compétences scolaires ne leur permettent pas d’in-
tervenir sur les contenus du travail scolaire.
« Oui mais on s’fait pas d’illusions hein, l’objectif c’est on voudrait
faire comprendre aux parents qui, on l’a vu dans d’autres familles y’a
pas b’soin de, à la limite y’a même pas b’soin d’savoir lire et écrire mais
par contre de bien contrôler le cahier de l’enfant, c’est gérer l’af-
fectif de l’enfant, bien lui montrer que le parent, qu’il porte de l’atten-
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 229

tion à lui, c’est ça qu’on voudrait faire comprendre aux parents. »


(Animateur centre social)
« Alors on explique bien aux parents ce que nous on recherche et ce
qu’on souhaite et ce que les professeurs cherchent ce n’est pas que les
parents reprennent à la maison ce qui a été fait en classe parce que bon
ils sont bien conscients qu’ils n’en sont pas forcément capables par
contre simplement qu’ils s’intéressent à la scolarité euh “tu as fait
quoi, est-ce que tu as quelque chose à faire, je te fais un espace sur la
table, je t’éteins la télé pendant que tu travailles” bon des choses aussi
simples que ça. Respecter le moment où le gamin a besoin de faire ses
devoirs où se poser un moment quoi. » (Animatrice « aide à la lecture »)
Ce que dit cette animatrice est particulièrement significatif de ce
qui est recherché dans les tentatives de modification des pratiques
des parents vis-à-vis du travail scolaire et des implications plus
larges qu’elles comportent. Afin de mieux comprendre ce qui est en
jeu nous nous arrêterons sur les actions au domicile des parents. Sur
notre terrain de recherche, des travailleurs sociaux ont mis en place
une action appelée « aide à la lecture ». L’objectif officiel de cette
action, celui qui est présenté aux parents, est d’aider les enfants
scolarisés au cours préparatoire dans leur apprentissage de la lec-
ture à la fois en aidant les enfants à lire ce que l’enseignant leur
demande et en les faisant « jouer » à des « jeux » censés favoriser
l’acquisition des mécanismes de la lecture. Il existe un autre objec-
tif, que les animateurs présentent au chercheur et aux enseignants
comme prioritaire, c’est celui d’« impliquer les parents dans l’ac-
tivité » et de parvenir à une transformation de l’environnement
familial pendant le temps du travail scolaire.
« On fait aussi euh du soutien scolaire à domicile euh on intervient
dans une famille en essayant de faire venir plusieurs enfants de familles
différentes dans cette famille de façon à ce que les parents soient un
petit peu investis dans ce genre de souci. » (Animatrice centre social)
Pour atteindre cet objectif, les travailleurs sociaux imposent, avec
l’aide des instituteurs qui ont accepté la démarche, que l’« aide à la
lecture » se déroule au domicile familial. Concrètement, les parents
sont contactés par les instituteurs qui insistent sur les difficultés de
leur enfant et leur proposent une aide à domicile. Si de nombreux
parents refusent cette intrusion dans l’espace domestique, d’autres
acceptent, non sans réticences pour la plupart, grâce à la caution
que l’école apporte à l’entreprise.

2. Introduire d’autres logiques socialisatrices dans les familles


populaires
L’importance d’intervenir à domicile réside dans la possibilité
offerte à l’animateur, deux fois par semaine pendant une à deux
heures, de transformer directement et pratiquement l’organisation
230 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

de la vie familiale par le biais du travail scolaire. L’intervention au


domicile des familles populaires actualise simultanément l’objectif
traditionnel du travail social de pénétrer dans l’intimité de la
famille et celui des pédagogues de la fin du XIXe siècle de « faire
envahir la famille par l’école »18. En se faisant apprécier des parents
pour l’aide qu’il apporte aux enfants, en devenant, par la régularité
de ses interventions, un quasi-familier de la famille19, l’animateur
qui se rend dans la famille doit essayer progressivement d’obtenir
des modifications des pratiques des parents et même des relations
entre les membres de la famille. Il cherche à amener les parents à
cesser leurs occupations domestiques pendant l’« aide à la lec-
ture » :
« C’que j’voudrais c’est que p’tit à p’tit la mère soit là, avec moi si tu
veux, qu’elle laisse un peu ses casseroles, enfin c’est pas péjoratif
[rires], mais que, que, enfin qu’elle soit disponible quoi » ;
il tente de créer un espace spécifique pour la réalisation du travail
scolaire :
« maintenant quand on arrive, la table est débarrassée, les jouets des
petits sont rangés… » ; « si ne serait-ce que sans forcément s’en occu-
per ils donnent un espace, un temps, un lieu approprié où il règne un
esprit de travail, ben l’enfant il va se mettre au travail quoi » ;
il s’efforce de faire éteindre la télévision :
« moi j’ai eu des moniteurs qui arrivaient la télé marchait en continu,
après beaucoup de discussions ils ont pu améliorer la chose, à faire
comprendre que c’était peut-être pas obligatoire d’avoir la télé en per-
manence, maintenant ils éteignent la télé quand ils arrivent » ;
il cherche à réduire les interactions entre les membres de la famille
qui lui semblent contraire à l’activité pédagogique :
« donc, de temps en temps, y’a la sœur qui, alors là c’est marrant parce
que bon t’as les, euh c’est les deux petits derniers en fait dont je m’oc-
cupe et euh à côté de ça tu as les grandes sœurs qui arrivent et puis qui
viennent faire le bisou aux gamins, machin etc. C’est pas évident pour
le, le, l’attention des gosses… Bon alors, pour l’instant, je, je, je comme
je suis nouveau dans la famille, je veux pas commencer à dire “je veux
pas ci je veux pas ça”, je ne me permets d’être assez ferme que auprès
des enfants que je traite. »
L’intervention des travailleurs sociaux dans le cadre de la
famille va plus loin que l’aide à la scolarité. Elle a pour but d’agir
sur la famille et son fonctionnement, d’imposer des règles de vie
jugées indispensables pour la scolarité mais aussi pour l’« équi-

18. P. Kergomard, L’Éducation maternelle dans l’école, Hachette, 1886, p. 207.


19. On trouve là une des constantes du travail social : tenter de conquérir l’adhésion des êtres
sur lesquels il agit. « L’action éducative des travailleurs sociaux recherche explicitement l’ad-
hésion des sujets », J. Verdès-Leroux, Le Travail social, Minuit, 1978, p. 104.
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 231

libre » des enfants : calme, ordre, silence… Ceci semble d’ailleurs


plus important que la participation effective des parents au travail
scolaire :
« Mais à la rigueur je veux dire que moi ce qui, même si il vient pas
pour voir comment on fait, je veux dire qu’à la rigueur moi ça me gêne
pas mais euh… si euh à la fin de l’année euh ben j’ai réussi à lui faire
admettre que ben c’est important qu’il, qu’il voit de temps en temps les,
les instits et que il suive le travail des enfants, même si il regarde pas
ce qu’ils font, enfin même si il est pas au-dessus pour regarder ce qu’ils
lisent, mais si il exige à un moment ou à un autre qu’y ait un temps
calme et que ben tous les enfants qui sont à l’école travaillent à ce à ce
moment-là, ben ça ça sera bien. » (Animateur « aide à la lecture »)
Les règles de silence ou de suspension des activités ordinaires,
que l’animateur tente d’introduire dans la famille vont à l’encontre
des formes de relations à l’intérieur des familles les plus éloignées
du mode scolaire de socialisation :
Demander le silence ici c’était heurter la vie de la famille, c’était aller
contre elle dans ses moments naturels de réunion et de détente.20
À l’aide de petites sollicitations, de micro injonctions, de discussions
avec les parents, il s’agit d’instaurer peu à peu un ordre scolaire dans
l’espace domestique en obtenant la séparation des activités pédago-
giques des autres activités familiales, en suspendant les relations
habituelles entre les membres de la famille pendant le temps du tra-
vail scolaire. Dans ces familles souvent perçues comme lieu de
désordre, l’« aide à la scolarité » à domicile introduit une activité
régulière, des contraintes auxquelles les membres de la famille doi-
vent se soumettre pour le temps des devoirs. Elle vise ainsi à implan-
ter un ordre différent de l’ordre familial habituel, à structurer la vie
de la famille selon des principes qui lui sont extérieurs.
L’objectif essentiel de transformer le mode de socialisation dans
les familles populaires est aussi présent dans des actions visant
explicitement à modifier les relations entre les parents et les
enfants. Convaincus que ces relations dans les familles populaires
ne sont pas des relations satisfaisantes, les travailleurs sociaux ten-
tent, au prétexte d’autres activités avec les parents, les mères pour
l’essentiel, de transformer les relations des parents avec leurs
enfants.
« Plusieurs mamans ont eu l’opportunité de se réunir, à l’initiative des
animateurs de l’AEPS, elles ont alors exprimé librement qu’elles sou-
haitaient faire de la couture, de la coiffure et de l’alphabétisation. La
mise en place d’animation sur le quartier a alors été décidée. L’objectif
d’une telle action étant de réconcilier les mamans avec leurs enfants.
C’est-à-dire permettre aux mamans d’entrer en relation avec leurs

20. B. Jackson and D. Marsden, Education and the Working-Class, Penguin Books, 1966,
p. 117.
232 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

enfants en leur faisant découvrir un certain plaisir de vivre ensemble ;


l’aspect des contraintes journalières imposées par l’éducation d’un
enfant étant alors dépassé. » (Texte des animateurs d’un centre social)
Les mêmes objectifs sont à l’origine des « ateliers parents-
enfants » dans lesquels les travailleurs sociaux essaient de conduire
les parents à « jouer » avec leurs jeunes enfants, à utiliser le jeu
comme moyen d’éducation. À travers le jeu, il s’agit en fait de faire
en sorte que les mères, éventuellement les pères, construisent une
relation avec leurs enfants qui relève du mode scolaire de sociali-
sation et qu’elles se transforment, à l’instar d’une partie des mères
des classes supérieures, en « mères pédagogues », ici en reprenant
des formes de relations qui supposent de construire, comme dans
l’école maternelle, le petit enfant en objet pédagogique. Cette ten-
tative d’imposer et d’inculquer aux familles populaires les formes
de relations entre parents et enfants relevant du mode scolaire de
socialisation et que l’on trouve surtout dans les classes supérieures
ou moyennes, particulièrement les fractions les plus dotées en capi-
tal culturel, et de faire des parents des pédagogues apparaît égale-
ment quand des travailleurs sociaux font encadrer des enfants de
classes populaires par des mères des classes supérieures qui repro-
duisent avec eux les pratiques qu’elles mettent en œuvre avec leurs
propres enfants et tentent de faire partager leurs manières de faire
aux parents ouvriers.
« On fonctionne, on s’est donné pour le moment comme norme des
petits groupes de 5 et donc ce sont toutes des mamans bénévoles qui
font tout sauf de l’aide aux devoirs c’est-à-dire qui jouent, qui s’expri-
ment avec eux, qui essaient de faire un petit peu les activités qu’elles
auraient fait avec leurs propres enfants. (…) Avec les parents, donc
chaque maman de son petit groupe a la responsabilité des parents, elle
vont chez les parents quand les parents ne viennent pas elles essaient
de travailler avec eux. » (Éducatrice de jeunes enfants)
Nous pourrions multiplier les exemples d’actions menées par les
travailleurs sociaux et aussi par les enseignants en direction des
familles populaires. Là, des enseignants et des travailleurs sociaux
organisent ensemble des stages pour « éduquer » les parents à
l’« hygiène », la « diététique », aux « rythmes de l’enfant »… ;
ailleurs, des enseignants d’une école primaire essaient de diversifier
les interactions avec les parents dans le but d’une « amélioration du
comportement de l’enfant à l’école et dans le quartier » (Projet
d’école), ce qui montre au passage que l’intention pédagogique des
enseignants ne s’arrête pas à l’école ; ailleurs encore, on tente de
convaincre les parents « qu’y a pas que les devoirs, que l’expres-
sion par le jeu, le dessin, le corps… enfin tout, c’est aussi essentiel
que les tables de multiplication » (Animatrice activités « péri-sco-
laires »). Que ce soit par l’intermédiaire d’activités « pour » les
enfants ou d’actions directement à l’intention des parents, que ce
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 233

soit par des injonctions ponctuelles ou par une prise en charge plus
systématique, l’action des enseignants et des travailleurs sociaux
auprès des familles populaires, dans le cadre de la lutte contre
l’« échec scolaire » ou de sa prévention, vise à imposer aux familles
des normes éducatives qui leur sont étrangères. Par là, elle participe
de tentatives de transformation du mode de vie des familles et de
conversion de ces familles au mode scolaire de socialisation.

3. Subordonner l’aide scolaire au changement de pratiques


Les enseignants comme les travailleurs sociaux tiennent souvent un
double discours sur les familles populaires, leurs difficultés, les
problèmes des enfants… D’une part, ils n’ignorent pas les difficul-
tés matérielles, économiques, administratives… de nombreuses
familles du quartier où ils opèrent. D’autre part, ils rappellent
presque toujours que les difficultés matérielles, la situation socio-
économique ne peuvent pas tout expliquer, que les parents ont leur
part de responsabilité dans leur situation comme dans les difficul-
tés scolaires des enfants, parce que :
« … ils se prennent insuffisamment en charge », « gèrent mal leur vie »,
« se laissent aller », « ont une mentalité d’assistés » : « y’a aussi moi
j’suis quand même persuadée, une certaine volonté quand même, de se
laisser porter par par les choses. (…) Y’a un cer, une certaine euh…
mentalité d’assistance, on est assisté et… c’est vrai bon c’est pas désa-
gréable, les gens vous font, j’chuis persuadée qu’ils sont un peu dans
c’système-là, quand même. » (Institutrice CM1, 6 ans d’ancienneté)
Ce discours, alimenté par des exemples de « cas positifs » de
familles qui « s’en sortent quand même », finit par occulter, plus ou
moins selon les locuteurs, les conditions sociales d’existence et les
rapports de domination dans lesquels sont prises les familles, ren-
voyant les problèmes rencontrés par les familles à autant de cas
d’« inadaptation », d’« incapacité à s’en sortir », de « démission »
des parents. Ce qui précède conduit nombre d’enseignants et de tra-
vailleurs sociaux à considérer qu’il ne sert à rien, voire qu’il serait
imprudent d’aider les enfants sans impliquer les parents, que cela
risquerait de renforcer les tendances des membres des familles
populaires à « se faire assister », et des parents à déléguer ou à « se
décharger de leurs « responsabilités éducatives ». Pour pallier ces
inconvénients ou ces risques, il est fréquent que les organisateurs
d’action d’aide ou de « soutien scolaire » conditionnent l’aide aux
enfants à l’engagement des parents à participer davantage ou diffé-
remment à la scolarisation de leurs enfants.
« Alors, cette aide aux enfants se doublait d’une relation directe aux
parents c’est-à-dire qu’on, les maîtres étaient bien d’accord pour ne
pas prendre en soutien un enfant sans l’accord des parents et sans l’en-
gagement des parents c’est-à-dire qu’on ne voulait pas un accord en
234 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

disant : “oui, oui vous avez raison il faut vous en occuper”. C’était tout
simplement “vous vous en occupez” enfin c’était nous, notre discours
“nous on veut bien s’en occuper mais vous aussi faut vous en occupez,
hein”. (…) C’est-à-dire y’a quand même une part de responsabilisa-
tion. » (Instituteur CM2, 25 ans d’ancienneté)
« Avec les parents au niveau de l’atelier langage c’était une exigence
de départ que les mamans accompagnent les enfants et assistent, res-
tent pendant la séance d’atelier langage. » (Animatrice centre social)
S’appuyant sur le désir, le souci des parents que leurs enfants
soient aidés dans leur scolarité ou préparés à la scolarité mais aussi
qu’ils soient pris en charge dans des activités qui évitent qu’ils
soient livrés à eux-mêmes ou permettent de résoudre les problèmes
de garde pour les parents, les travailleurs sociaux et les enseignants
tentent de contraindre les parents à ne pas déléguer, à s’engager et
tentent d’agir sur eux en leur imposant une obligation de participa-
tion. Cette forme de tentative d’imposition de pratiques différentes
et de collaboration à des activités éducatives renvoie à l’idée, qui
semble traverser l’histoire moderne de la prise en charge des popu-
lations dominées, qu’on ne doit pas les assister sans contrepartie,
sans qu’elles ne réforment leurs manières de vivre ou de se
conduire. Ainsi, au XIXe siècle, « le règlement type suivi par beau-
coup de crèches ajoute que l’enfant n’est admis que dans la mesure
où la mère “se conduit bien”21 ». On peut voir là aussi quelque ana-
logie avec la mise en place d’une « charité d’État destinée, comme
au bon vieux temps de la philanthropie religieuse, aux “pauvres
méritants” »22. Dans la logique des actions d’aide à la scolarité, les
parents « méritants » sont ceux qui acceptent d’essayer de jouer le
jeu des activités scolaires ou « péri-scolaires » et de modifier leurs
pratiques. Les autres, ceux qui restent réfractaires, sont constitués
alors en « infra-assistables »23, l’exigence des enseignants et des tra-
vailleurs sociaux découpant ainsi objectivement les familles et les
enfants entre ceux pour qui il est possible de faire quelque chose et
ceux pour lesquels l’écart des pratiques familiales avec les normes
éducatives est trop grand pour que l’on tente quoi que ce soit.
L’idée d’engagement des parents lorsque les enfants sont aidés
dans leur scolarité comporte une autre dimension, celle de « res-
ponsabiliser » les parents et d’introduire des règles dans la vie de
familles qui sont perçues comme en étant dépourvues. Ceci appa-
raît clairement quand les animateurs des actions d’aide à la scola-
rité tentent de formaliser et d’officialiser l’engagement des parents
(et des enfants) par la signature d’un contrat qui spécifie les devoirs

21. F. Mayeur, Histoire générale de l’enseignement et l’éducation en France. De la Révolution


à l’école républicaine, Nouvelle Librairie de France, 1981, p. 195.
22. P. Bourdieu, « La démission de l’État », La Misère du monde, Le Seuil, 1993, p. 223.
23. J. Verdès-Leroux, Le Travail…, op. cit., p. 228-242.
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 235

des « contractants ». À ce contrat est souvent associée la demande


de versement d’une somme destinée à couvrir les frais de l’activité
mais surtout à marquer symboliquement l’engagement des parents
dans l’aide apportée à leurs enfants.
« C’est qu’on demande aussi euh pour que ce soit un peu formalisé
dans les esprits, qu’ils viennent s’inscrire ici au centre social. Donc euh
ils signent un papier, ils signent cette feuille-là, euh aide aux devoirs
CP, donc avec nom, prénom, date de naissance, adresse, téléphone,
l’école, la classe, l’instituteur, institutrice, le redoublement si y’en a eu
un, jour et heure de l’intervention, nom de l’intervenant, et ils signent.
Donc ils donnent 45 francs, pour jusqu’à la fin de l’année. On, on fait
les deux, y’en a, le centre social en garde un, puis eux ils en gardent
une. » (Animateur « aide à la lecture »)
« Mes parents s’engagent à : – soutenir ma participation régulière ; –
rencontrer de temps en temps la personne qui va m’aider ; – donner
100 F (pour l’année) à verser au centre social ; – en aucun cas, cette
aide ne doit remplacer le soutien à la maison. » (Contrat signé par les
élèves)
« À partir du moment où ils paient même si c’est [rires] euh un franc si
tu veux, puisque ça pourrait représenter pratiquement de l’ordre d’un
franc par séance, euh ça veut dire que ça, y’a un engagement, y’a un
contrat qui est mis en place. (…) Je crois que c’est une façon aussi de
considérer les, les gens comme responsables de ce qu’ils font, quoi
hein. C’est de dire bon “euh quand tu vas travailler effectivement euh
tu t’engages aussi à un moment à dire bon ben je suis là de telle heure
à telle heure, je signe un contrat de travail, je m’engage quelque part”.
Je crois qu’on a tellement affaire à des gens qui démissionnent un peu
de partout que bon on en est rendu effectivement euh à des signatures
de contrat quoi. Je crois qu’y a beaucoup de l’ordre du symbolique là-
dedans hein. » (Éducatrice spécialisée responsable de l’action d’« aide
aux devoirs »)
La démarche consistant à demander un engagement aux parents,
engagement formalisé par une contribution financière et surtout par
la signature d’un contrat, va beaucoup plus loin que l’objectif de les
associer plus étroitement à la scolarisation de leurs enfants. Elle
contient une dimension moralisatrice, elle vise à imposer et à trans-
mettre une discipline de vie et une morale. À des parents censés
être incapables de fixer des règles stables au plan éducatif comme
au plan de l’ensemble de la vie familiale, présumés laxistes pour
eux-mêmes et pour leurs enfants, ou encore incapables de soutenir
un effort prolongé pour aider leurs enfants, enseignants et tra-
vailleurs sociaux tentent d’imposer un amendement durable de
leurs pratiques. La notion d’engagement est porteuse de l’idée de
rendre les parents plus « responsables », ici de la scolarité de leurs
enfants mais également, plus largement, dans les différentes
sphères de leur existence. S’engager et apprendre à respecter un
contrat c’est acquérir les dispositions à respecter ses devoirs, c’est
acquérir une moralité du devoir. La dimension moralisatrice du
236 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

contrat et de l’engagement réside aussi dans la sommation faite aux


parents d’assumer leurs devoirs de parents, du moins tels qu’ils sont
définis par les normes éducatives dominantes. Là encore, à partir
des préoccupations scolaires des parents, enseignants et travailleurs
sociaux tentent d’introduire dans la vie des familles populaires des
règles, des principes, une morale correspondant au modèle d’être
social et de parents dont ils sont porteurs.

4. Faire accepter l’inacceptable


Que les parents doivent jouer le jeu scolaire et se soumettre à ses
règles signifie qu’ils doivent accepter ces règles même quand le jeu
n’est pas favorable à leurs enfants, même quand ils jouent perdant.
Bien qu’une partie des parents ne souhaitent pas a priori que leurs
enfants poursuivent de longues études, bien qu’ils ne connaissent
souvent pas très bien les cursus et l’organisation des différents
paliers du système scolaire, bien que les difficultés scolaires récur-
rentes de leurs enfants les poussent à la résignation, les parents
admettent souvent mal la relégation, ou ce que l’on appelle pudi-
quement dans l’institution scolaire l’« orientation », de leurs
enfants vers des voies scolaires peu valorisées et n’offrant qu’un
faible rendement sur le marché du travail ou des classes destinées
aux « anormaux d’école ». Bien sûr, le « placement » dans ces
classes spécialisées est le plus difficilement consenti. Il est perçu à
la fois comme très stigmatisant et comme rejet dans une voie sans
issue.
« Qu’est-ce qu’y font là ? Y font rien du tout, rien, rien, rien. Y tra-
vaillent pas, y z’apprend pas… Tu vois, y’a tous des enfants qui, qui,
z’ont pas beaucoup d’l’intelligence, pas beaucoup… Y’a même qui sont
méchants… alors tu vois qu’est-ce qu’y peut faire là ? Rien du tout, rien
du tout… » (Père O.S. au chômage, mère sans emploi, 4 enfants dont
un en classe de perfectionnement) ; « une mère m’a carrément d’mandé
si c’était une classe de fous, elle m’a carrément dit hein [rires]. »
(Institutrice CP, 24 ans d’ancienneté)
En outre, de plus en plus, des parents de collégiens refusent
l’« orientation » vers les lycées professionnels. L’accroissement du
nombre d’élèves accédant au lycée, la réputation négative des
lycées professionnels, en particulier au plan des risques de « délin-
quance », la perception croissante que l’« orientation » vers ces éta-
blissements est liée aux difficultés scolaires, poussent une partie
des parents, y compris des parents très étrangers à l’univers sco-
laire, à demander, contre l’avis des enseignants, la poursuite des
études en seconde après la classe de troisième. Il y a là un autre
point de confrontation et de contradiction entre les familles popu-
laires et les agents de l’institution scolaire. Pour les enseignants,
qui se fondent nécessairement sur les critères scolaires de classe-
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 237

ment et de sélection, l’accumulation des difficultés dans les appren-


tissages scolaires, la non maîtrise des savoirs, le retard dans les
acquisitions et dans le franchissement des différentes étapes offi-
cielles de la scolarité, ne permettent pas de maintenir les enfants
dans les classes « normales » ou de les laisser poursuivre des études
longues. D’une part, ils considèrent que de telles tentatives sont
inéluctablement vouées à l’échec et que les enfants ne pourront que
« perdre leur temps » dans des classes où les programmes sont
supérieurs à leurs « capacités » scolaires. D’autre part, le maintien
d’enfants en grandes difficultés scolaires avec des élèves ayant de
meilleurs résultats et un comportement plus conforme aux exi-
gences scolaires, pose des problèmes du point de vue même de l’or-
ganisation et de l’activité pédagogiques de la classe. Pour les ensei-
gnants et les travailleurs sociaux, les parents qui refusent
l’« orientation » proposée ou imposée quand leur enfant connaît de
grosses difficultés scolaires font preuve de manque de réalisme
quant à la situation scolaire et aux « capacités » de l’enfant.
« Il y aussi, comment dire, les parents veulent que leur enfant suive une
scolarité normale mais j’ai l’souv’nir d’une maman qui est v’nue faire
un scandale parce que son enfant redoublait le CP et le directeur lui dit
“mais enfin il n’peut pas passer si il n’sait pas lire”, “mais ça fait rien
si il sait pas lire il faut qu’il passe quand même”. Hein pour eux c’est
ça. » (Rééducatrice psycho-pédagogique)
« Puis alors ils voudraient qu’on garde leurs enfants avec les autres
même quand ils sont complètement largués. Ils s’rendent pas compte.
Quand un gamin ne sait toujours pas lire après deux CP, y’a qu’la
classe de perfectionnement pour tenter d’l’aider quoi… Mais les
parents n’aiment pas, ils sont pas conscients des difficultés de leur
gamin quoi… » (Instituteur CM2, 23 ans d’ancienneté)
« Pour ceux qui sont limités en compréhension, on ne peut rien faire.
Quelquefois les parents insistent, on a du mal à leur faire comprendre
qu’ils sont limités, à leur faire voir la réalité en face. » (Assistante
sociale scolaire)
« Ce qui manque le plus aux classes pauvres, c’est le sentiment
vrai de leur situation, et la force de s’y conformer », écrivait-on au
XIXe siècle. Cent cinquante ans plus tard, cet appel au « principe de
réalité » s’applique à la scolarisation des enfants des familles popu-
laires. Alors qu’Octave Gréard craignait « le danger (…) que (…)
l’école fît naître communément des prétentions injustifiées et entre-
tînt des illusions décevantes »24, enseignants et travailleurs sociaux
doivent aujourd’hui affronter l’élévation des aspirations scolaires
des jeunes comme des parents et le fait qu’elles entrent en contra-
diction avec les possibilités objectives de les satisfaire. Une de leurs
actions sur les familles consiste alors à convaincre les parents d’ac-

24. O. Gréard, Éducation et instruction…, op. cit., p. 318.


238 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

cepter le destin scolaire, et par conséquent social, de leurs enfants,


à les persuader de se soumettre aux règles du jeu scolaire s’appli-
quant à ceux qui n’ont pas les cartes gagnantes dans la compétition
scolaire. C’est là un travail où enseignants et travailleurs sociaux se
retrouvent alliés pour tenter de faire admettre l’inéluctable et accep-
ter ce qui est inacceptable pour les familles. Dans l’exemple sui-
vant, l’assistante sociale explique comment elle tente de faire
accepter l’« orientation », c’est-à-dire la sortie prématurée du col-
lège, de lui donner une image positive, alors qu’elle apparaît nette-
ment comme le produit de difficultés scolaires récurrentes. L’appel
au « réalisme » est utilisé pour obtenir que les parents et leur enfant
fassent le deuil de leurs espoirs en matière de trajectoire scolaire :
« Assistante sociale : C’est vrai aussi que ça peut être des temps où on
va au domicile bon quand y’a des histoires d’orientation, enfin je sais
que moi c’est ce que j’avais pu faire quand y’a des problèmes d’orien-
tation, arriver à aller discuter avec donc la famille et puis le jeune pour
qu’ils voient pas l’orientation comme euh quelque chose de trop néga-
tif.
Sociologue : Alors, vous par rapport à, quand on vous demande d’in-
tervenir par rapport à l’orientation, votre rôle finalement c’est quoi,
c’est de convaincre les parents qu’au fond euh, y’a pas beaucoup de
choix euh…
Assistante sociale : Oui. Oui, non mais c’est vrai, non mais c’est, c’est
donner la part de, c’est donner aussi la part de réalité, de dire “bon
euh il va, c’est vrai mais il va peut-être aussi complètement se planter”,
donc, perdre son temps si, si vous acceptez pas l’orientation. Ah oui,
moi je sais que les interventions que j’ai fait, y’a deux ans j’avais des
groupes de cinquième, donc y’avait des problèmes d’orientation, hein
c’est vrai que c’était ça hein, c’était d’arriver à, essayer d’arriver à
voir qu’est-ce qu’y avait derrière cette crainte, enfin ce désir de dire
“bon moi je veux qu’il continue”, c’était pour entrer en quatrième,
alors qu’c’était pas possible… » (Assistante sociale de quartier)
Lors de réunions consacrées aux relations entre « la famille et
l’école », enseignants et travailleurs sociaux insistent pour dire
qu’il faut revaloriser le lycée professionnel et les possibilités qu’il
offre. On peut noter également le travail d’« information » déve-
loppé dans les collèges pour présenter aux jeunes et à leurs parents
les métiers manuels (pour les garçons) et d’employés (pour les
filles) auxquels on peut prétendre en préparant un CAP dans un
lycée professionnel. Il reste que les enseignants comme les tra-
vailleurs sociaux ne peuvent masquer aux membres des familles
populaires que l’« orientation » vers ces formations courtes n’est
« proposée » qu’aux élèves ne pouvant pas poursuivre plus avant
des études générales. Pour convaincre les parents d’accepter et de
se résigner au destin scolaire de leurs enfants, enseignants et tra-
vailleurs sociaux font varier une série d’arguments allant de la valo-
risation de la formation proposée à l’insistance sur les difficultés et
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 239

le retard de l’enfant qui rendent vaines les tentatives de le mainte-


nir dans une scolarité « normale », en passant par l’affirmation qu’il
reste toujours un espoir de rejoindre le cursus « normal » après un
passage en classe spécialisée ou de reprendre des études secon-
daires longues après un BEP. Ces actions de persuasion s’apparen-
tent aux opérations consistant à « calmer le jobard » que décrit
Erving Goffman. Au cours de ces opérations, celui qui assume le
rôle de consolateur « tente, en qualité de modérateur (cooler) pour-
rait-on dire, d’exercer sur le jobard son art de la consolation. Il
s’agit pour lui de proposer une définition de la situation qui aide la
victime à accepter l’inévitable et à retourner calmement chez elle.
Il apprend au jobard à endosser sa perte avec philosophie »25. Le
« jobard » ici ce sont les familles populaires chez qui la scolarisa-
tion de leurs enfants fait naître des espoirs et des illusions que le
déroulement de la scolarité et les règles du jeu scolaire se chargent
de décevoir. L’« arnaque » réside dans la situation scolaire qui
ouvre formellement des perspectives de voir les enfants « s’en sor-
tir » et simultanément les ferme en exigeant des dispositions peu
répandues dans les classes populaires26. En reprenant la métaphore
d’Erving Goffman, nous n’entendons pas nous enfermer dans une
analyse étroitement interactionniste. Lorsque travailleurs sociaux et
enseignants ou conseillers d’orientation réussissent à « calmer le
jobard », à faire accepter l’inévitable, l’« orientation » en lycée pro-
fessionnel ou en classe de perfectionnement, ils n’y parviennent pas
uniquement et pas principalement grâce à leurs qualités de modé-
rateurs, à leur « art de la consolation », leurs capacités à manœuvrer
les parents au cours de l’interaction. Ils réussissent grâce à leur
position dominante de représentants d’institutions ayant le pouvoir
d’agir sur les familles, sur les enfants, grâce à l’autorité qui leur est
donnée par ces institutions et par le savoir et la connaissance dont
ils sont censés être porteurs, connaissance pédagogique de l’enfant
et de sa scolarité, connaissance du système scolaire, des possibili-
tés qu’il offre et des exigences requises pour suivre les différents
cursus. L’opération consistant à « calmer le jobard », à faire accep-
ter ce que les parents refusent ne peut être couronnée de succès que
dans la mesure où les parents reconnaissent, bon gré mal gré, ce
pouvoir et ne se reconnaissent pas une autorité suffisante pour le
contester. L’opération aboutit d’autant mieux que les parents ont
intériorisé l’idée que la réussite est due aux mérites personnels, ou
que les études longues ne sont pas faites pour leurs enfants, ou que

25. E. Goffman « Calmer le jobard : quelques aspects de l’adaptation à l’échec », R. Castel,


J. Cosnier, I. Joseph, Le Parler frais d’Erving Goffman, Minuit, 1989, p. 279.
26. P. Bourdieu parle « d’aspirations à la fois ouvertes et fermées par l’école » à propos du rap-
port des jeunes des classes populaires à l’école, La Misère…, op. cit., p. 224.
240 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

leurs enfants ne sont pas faits pour des études longues, ou encore
qu’ils se sont progressivement résignés aux problèmes scolaires de
leurs enfants. La « consolation » est également plus facilement
obtenue grâce au brouillage des pistes scolaires, brouillage d’autant
plus grand que les parents n’ont qu’une connaissance très limitée
des cursus scolaires, ce qui conduit certains d’entre eux à prendre
le lycée professionnel pour le lycée, à confondre les sections d’édu-
cation spécialisée avec le collège… ou à croire les enseignants qui
leur disent que la classe de perfectionnement permettra à leur
enfant de rejoindre les classes « normales »… Pris dans un rapport
de forces qui leur est défavorable, infériorisés en tous points dans
leurs rapports avec l’école, connaissant mal les voies de recours à
leur disposition, les parents des familles populaires n’ont souvent
pas d’autre possibilité que de se résigner aux décisions d’« orienta-
tion » prises par les agents de l’institution scolaire et de se laisser
« convaincre » par les enseignants et les travailleurs sociaux du
bien-fondé de la décision. Même si l’acceptation n’est souvent
qu’une résignation et n’exclut pas que les parents continuent à pen-
ser qu’une autre décision était possible, le travail de « consola-
tion », qui les pousse au deuil de leurs espérances, contribue à leur
faire admettre et reconnaître la légitimité de l’exclusion de leurs
enfants des enseignements « normaux » ou plus valorisés.

IV – CONCLUSION

Les actions des enseignants et des travailleurs sociaux sur les


familles populaires visent à les soumettre aux règles scolaires et
plus largement à rapprocher les pratiques familiales des pratiques
légitimes et conformes au mode scolaire de socialisation. Pour
atteindre cet objectif, enseignants et travailleurs sociaux ne peuvent
s’en tenir à essayer d’obtenir un simple ajustement des pratiques
des parents vis-à-vis de la scolarité aux pratiques des enseignants.
Ils sont conduits à tenter de transformer l’organisation et la struc-
ture familiales, les relations entre membres de la famille, la morale
familiale, les logiques qui sont au fondement des pratiques fami-
liales. Ils tendent à essayer d’imposer le mode de vie dominant et
légitime, le respect des normes dominantes, de la morale domi-
nante. Leur action s’apparente nécessairement à une action de
moralisation des familles populaires et les situe comme « entrepre-
neurs de morale »27 qui tentent de faire appliquer et surtout de faire
accepter les normes compatibles avec l’entreprise scolaire. Ce fai-

27. H. S. Becker, Outsiders, Métailié, 1985, p. 171-188.


AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES 241

sant, les actions contribuent et participent au maintien de l’ordre


social, y compris quand il s’agit de faire supporter les conséquences
négatives du fonctionnement du monde social par les familles
populaires. Pour les enseignants et les travailleurs sociaux, ces
actions sont justifiées par la lutte contre l’« échec scolaire ».
Pourtant, rien ne prouve aujourd’hui qu’elles puissent modifier
radicalement les résultats scolaires et la destinée scolaire, puis
sociale, des enfants des classes populaires. La lutte contre l’« échec
scolaire », par le biais de l’action sur les familles les plus éloignées
du mode scolaire de socialisation, participe de tentatives de
contrôle des « classes dangereuses », et surtout d’assujettissement
de ces populations au mode de socialisation et au mode de vie
dominants.
L’entreprise de transformation des familles populaires est cepen-
dant nécessairement limitée et confrontée à des obstacles difficile-
ment surmontables. Tout d’abord, enseignants et travailleurs
sociaux ne peuvent modifier les conditions sociales d’existence des
familles populaires sur la base desquelles se développent les pra-
tiques familiales. Les pratiques des familles prennent sens dans une
histoire et une existence faites de précarité économique, de stigma-
tisations répétées, de domination économique et culturelle… Si,
« la rationalisation qu’ils [les travailleurs sociaux] voudraient trou-
ver dans la tenue d’un budget ou l’éducation des enfants n’a aucun
sens en dehors des conditions qui l’ont produite »28, les pratiques
éducatives que l’on voudrait voir adopter par les familles populaires
n’ont guère de chance de se développer tant que les conditions de
vie ne sont pas transformées. De plus, les dispositions produites par
la socialisation et par les conditions d’existence sont des disposi-
tions faites corps, profondément ancrées à l’intérieur des êtres
sociaux et le mode populaire de socialisation est étroitement lié aux
dispositions des membres des classes populaires. Obtenir une
conversion des familles populaires du mode populaire de socialisa-
tion au mode scolaire de socialisation relève d’une véritable « alter-
nation »29. Pour pouvoir réaliser une conversion profonde des dis-
positions, permettant seule un changement radical et durable des
pratiques, enseignants et travailleurs sociaux devraient (outre la
transformation des conditions d’existence) mettre en œuvre un

28. J. Verdès-Leroux, Le Travail…, op. cit., p. 236.


29. « L’alternation exige des processus de re-socialisation. Ces processus ressemblent à une
socialisation primaire, dans la mesure où ils doivent redistribuer de façon radicale les accents
de réalité et dès lors reproduire à un degré considérable l’identification fortement affective au
personnel de socialisation qui était caractéristique de l’enfance. Ils sont différents des proces-
sus de la socialisation primaire dans la mesure où ils ne commencent pas ex nihilo, et pour
cette raison doivent faire face à un problème de démantèlement et de désintégration de la struc-
ture nomique antérieure de la réalité subjective. » P. Berger et T. Luckmann, La Construction
sociale de la réalité, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 214.
242 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

« enveloppement permanent » au sens d’Émile Durkheim30, enve-


loppement qu’ils sont loin de réaliser avec les familles populaires.
L’« enveloppement permanent » est d’autant moins réalisé que le
pouvoir des enseignants et des travailleurs sociaux sur les parents
reste limité. S’ils peuvent les contraindre à assurer l’assiduité sco-
laire de leurs enfants, ils ne peuvent les obliger à participer aux
actions prévues à leur intention. D’ailleurs, si les enseignants se
plaignent de leurs difficultés à rencontrer les parents, les tra-
vailleurs sociaux sont loin de parvenir à établir le contact étroit dont
ils rêvent avec l’ensemble des familles des quartiers populaires où
ils exercent. Les discours et les observations confirment que, mal-
gré les objectifs sans cesse réaffirmés de « travailler avec les
familles », ce travail demeure restreint, ne concernant le plus sou-
vent qu’un petit nombre de familles. En outre, les enseignants
comme les travailleurs sociaux doivent faire face au détournement
de leurs actions par les membres des familles populaires qui se ré-
approprient les actions qui leur sont proposées en leur donnant un
sens conforme à leurs logiques socialisatrices et, finalement, aux
dispositions qu’ils ont incorporées.

30. Nous nous inspirons ici de D. Glasman : « Les AEPS, qui peuvent créer chez l’enfant des
compétences, peuvent-elles créer des “habitus”, au sens où P. Bourdieu emploie ce terme ?
“L’enveloppement permanent” qui, selon É. Durkheim, permettait aux élèves des écoles de
Jésuites d’intégrer ce système de dispositions durables générateurs des pratiques, n’est pas le
fait des AEPS. La création des habitus suppose une “prise en main” plus étroite, celle qu’opère
la famille ou une institution “totale”. », L’École hors…, op. cit., p. 147.
Chapitre 9
« RÉSISTANCES »

Les membres des classes populaires ne sont pas condamnés à chaque


instant à l’alternative entre soumission, acceptation de ce qu’on leur
inflige et résistance à la domination. Cependant, dans la relation avec
l’institution scolaire et ses agents (et leurs alliés), les membres des
classes populaires sont rarement « au repos »1, à la fois à cause des
enjeux liés à la scolarisation et à la fois parce que l’exigence de
conformité est inhérente à la relation. Il y a peut-être un « repos » rela-
tif quand les parents évitent de se mettre sous le feu du regard domi-
nant, en évitant de se rendre à l’école, en fuyant les contacts avec les
enseignants, mais dans ce cas, le « repos » n’est que provisoire, sur-
tout aujourd’hui où les exigences vis-à-vis des parents semblent s’ac-
centuer, où nombre d’enseignants exigent des parents une présence
accrue dans l’espace scolaire. De plus, le « repos » ne peut être total
car les parents restent toujours plus ou moins contraints à la confron-
tation avec la logique scolaire par le truchement de la scolarisation de
leurs enfants. Le dépassement de l’alternative entre résistance et sou-
mission pour ce qui concerne les relations des familles populaires
avec les agents de scolarisation ne réside sans doute pas dans l’« oubli
de la domination »2, difficile à réaliser et fortement improbable, mais
dans les tentatives d’adaptation aux exigences scolaires et d’appro-
priation des enjeux scolaires qui sont en même temps des traductions
de ces exigences et de ces enjeux dans l’ordre des logiques populaires.
En intitulant ce chapitre « résistances », nous n’entendons pas
réitérer « le coup de la résistance populaire »3, qui tente le cher-

1. « Les cultures populaires ne sont évidemment pas figées dans un garde-à-vous perpétuel
devant la légitimité culturelle, ce n'est pas une raison pour les supposer mobilisées jour et nuit
dans un garde-à-vous contestataire. Elles fonctionnent aussi au repos. » J.-C. Passeron, Le
Savant et le populaire, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 1989, p. 90.
2. « C’est l’oubli de la domination, non la résistance à la domination, qui ménage aux classes
populaires le lieu privilégié de leurs activités culturelles les moins marquées par les effets sym-
boliques de la domination. » J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit., p. 81.
3. J.-C. Passeron, Le Savant et…, op. cit., p. 88.
244 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

cheur ne voulant pas réduire son analyse du rapport de domination


à une imposition unilatérale et sans obstacle des pratiques et des
logiques dominantes. D’une part, il ne s’agit pas d’imaginer der-
rière chaque acte non conforme aux manières d’être ou de faire
dominantes, dans chaque refus d’une activité pédagogique ou dans
chaque opposition aux enseignants, un acte de résistance délibéré à
la domination ou une tentative intentionnelle de préserver les
manières de faire populaires. D’autre part, il n’est pas question de
lire dans les multiples actes par lesquels les membres des classes
populaires ne se conforment pas aux exigences scolaires le produit
d’un « instinct de classe » ou d’un « inconscient collectif », notions
qui réintroduisent derrière les actes des êtres sociaux une finalité
que ces derniers ne leur attribuent pas. En parlant de résistances, on
évoque les « formes larvées d’opposition mises en œuvre indivi-
duellement, qui vont de la distance au refus, en passant par la sur-
dité, l’acquiescement poli ou opportuniste, la réappropriation, la
réinterprétation sélective de ce qui est demandé, la manipulation de
l’agent manipulateur (ou, tout au moins, la tentative) »4.
En outre, il n’y a dans notre propos ni exaltation ou valorisation
d’une résistance qui serait la force des dominés, ni regret d’un refus
de l’« assimilation » ou d’une impossibilité à se conformer aux
impératifs scolaires, mais prise en compte dans l’analyse, des refus
quotidiens, des acceptations ou des consentements qui ne parvien-
nent pas à être des adhésions complètes parce que les dispositions
des membres des classes populaires, les logiques qui trament leurs
pratiques « résistent » malgré, pourrait-on dire, la « bonne volonté »
des parents. Nous n’oublions pas que la résistance à la domination,
par exemple de l’école, est très souvent exclusion de ce à quoi on
résiste.
Les théories de la résistance, lorsqu’elles s’orientent vers une sorte de
populisme spontanéiste, oublient souvent que les dominés n’échappent
pas à l’antinomie de la domination : par exemple, s’opposer au système
scolaire par le chahut et la délinquance, c’est s’en exclure et s’enfermer
aussi dans sa condition de dominé ; au contraire, accepter de s’assimi-
ler en assimilant la culture scolaire, c’est être « récupéré » par l’institu-
tion.5
Ici, les familles populaires seraient condamnées soit à une résis-
tance au mode scolaire de socialisation, résistance qui les exclut de
l’univers scolaire et peut contribuer à exclure leurs enfants du jeu
scolaire, soit à une acceptation du jeu scolaire, de ses règles, des
pratiques éducatives scolaires…, qui les condamne à se soumettre
à des manières de faire, des pratiques, un mode de socialisation qui

4. J. Verdès-Leroux, Le Travail social, Minuit, 1978, p. 241.


5. P. Bourdieu, Réponses, Le Seuil, 1992, p. 59.
« RÉSISTANCES » 245

leur sont étrangers. En fait, la question est beaucoup moins tran-


chée et les deux termes de l’alternative beaucoup moins éloignés.
Le rapport des familles populaires à la scolarité et leurs pratiques
doivent être davantage analysés en termes d’ambivalence. Il faut
rappeler que pour la plupart des familles il y a une forte acceptation
du jeu scolaire, une reconnaissance de l’importance et de la validité
de l’enjeu scolaire, une adhésion même aux principes de la scolari-
sation, tout en se souvenant qu’il s’agit essentiellement pour ces
familles d’obtenir la meilleure situation pour leurs enfants sans que
cela implique toujours qu’elles acceptent que la scolarisation trans-
forme radicalement leurs manières d’agir.
Bien qu’il y ait entre les familles des différences de degrés de
consentement et d’adhésion aux règles scolaires, il est difficile d’op-
poser des parents qui résisteraient systématiquement à la situation
scolaire et des parents qui tenteraient de s’adapter, de se conformer,
qui auraient même des pratiques d’« hyperadaptation » aux normes
scolaires. D’une part, les refus de l’imposition de pratiques
contraires aux logiques des familles populaires ne sont jamais des
refus de la scolarisation dans son ensemble. D’autre part, les tenta-
tives d’adaptation, de conformité, de saisie adéquate du jeu scolaire
sont toujours travaillées par les logiques familiales et l’« hyperadap-
tation » revient souvent à une appropriation non adéquate des
logiques pédagogiques. Ainsi, les pratiques qui se veulent des pra-
tiques de conformité aux normes scolaires, les pratiques des parents
qui tentent de jouer le jeu selon les règles scolaires peuvent en fait
résister à la domination des logiques scolaires, en quelque sorte à
l’insu des parents eux-mêmes, les logiques socialisatrices comme
les autres logiques sociales dont sont porteurs les êtres sociaux les
dépassant bien souvent. La résistance aux logiques scolaires relève
plus souvent d’une appropriation non conforme que d’un refus déli-
béré ou d’une opposition déclarée. Même dans ce dernier cas, les
parents ne sont pas conscients d’opérer une résistance aux logiques
scolaires. Ils refusent simplement ce qui heurte leur perception de
l’enfant et de la socialisation, ce qui heurte leurs coutumes, leurs
habitudes, leurs ethos… C’est bien parce que les résistances, les
détournements, les oppositions au mode scolaire de socialisation ne
sont pas conscients que les membres des familles populaires peu-
vent à la fois reconnaître la légitimité de l’école, accorder une
importance aux enjeux liés à la scolarisation et mettre en œuvre des
appropriations non conformes, hétérodoxes, des adaptations des
activités pédagogiques à leur propre logique, des détournements de
sens. Ceci permet de penser sans paradoxe la résistance dans l’ac-
ceptation, c’est-à-dire la manière dont les membres des familles
s’approprient le jeu scolaire en lui attribuant un sens propre aux
logiques populaires et relativement étranger à la logique scolaire.
246 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Nous entendons donc par résistances aussi bien les refus délibé-
rés ou les oppositions déclarées à des pratiques ou des activités
pédagogiques que les « ruses » (qui s’ignorent comme « ruses ») de
la raison populaire avec la scolarisation et les activités « péri-sco-
laires »6, et les ré-appropriations hétérodoxes, les détournements de
sens…, autrement dit, les « mille façons de jouer / déjouer le jeu de
l’autre, c’est-à-dire l’espace institué par d’autres, caractérisant l’ac-
tivité subtile, tenace, résistante, de groupes qui, faute d’avoir un
propre, doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de repré-
sentations établies. Il faut “faire avec” »7. Faire avec l’école, la sco-
larisation, c’est ce que font les familles populaires avec leurs
propres logiques. C’est dans ces « faire avec » que le sociologue
peut « lire » des résistances objectives, c’est-à-dire non construites
subjectivement comme résistances mais qui résistent pourtant
objectivement à l’imposition des normes pédagogiques. C’est aussi
dans les « faire avec la scolarisation » des familles populaires que
se produisent les plus fortes contraintes sur les enseignants et les tra-
vailleurs sociaux. En effet, il nous faut tirer les conséquences de la
thèse, amplement développée par Norbert Élias, selon laquelle les
relations sociales sont des relations d’interdépendance8. Si ensei-
gnants, travailleurs sociaux et familles populaires sont interdépen-
dants, cela signifie que les agents de scolarisation dépendent pour
une part des familles populaires pour la mise en œuvre de leurs acti-
vités pédagogiques. Ne pas en tenir compte équivaudrait à occulter
« les relations existant entre la contrainte et la contre-contrainte dans
les réseaux d’interdépendances humains »9 et à considérer que les
contraintes s’exercent de manière unilatérale sur les familles popu-
laires du fait de la prédominance du mode scolaire de socialisation.
Bien sûr, la position dominante des enseignants et des travailleurs
sociaux leur donne le pouvoir d’imposer aux familles des logiques
et des pratiques qu’elles ne partagent pas, mais en retour, les pra-
tiques des familles qui ne sont pas conformes aux exigences sco-
laires constituent une contrainte ou une contre-contrainte qui limite
l’action des agents de scolarisation et les oblige à modifier certaines
de leurs actions et quelques-uns de leurs objectifs. Autrement dit,
sans oublier que le rapport de forces est favorable aux enseignants
et aux travailleurs sociaux, il faut prendre en considération à la fois
les résistances objectives des familles populaires et leurs effets sur
les pratiques des enseignants et des travailleurs sociaux.

6. C’est M. de Certeau qui parle des ruses des êtres sociaux avec ce que la domination leur
impose. Cf. L’Invention du quotidien, Gallimard, 1990.
7. M. de Certeau, L’Invention du…, op. cit., p. 35.
8. N. Élias, La Société des individus, Fayard, 1991 ; Qu’est-ce que la sociologie ?, Édition de
l’Aube, 1991.
9. N. Élias, La Société de cour, Flammarion, 1985, p. 304.
« RÉSISTANCES » 247

I – REFUS D’INGÉRENCE ET RÉSISTANCE PASSIVE

Une des formes de résistance des familles populaires aux tentatives


d’imposition des normes éducatives ou du mode de vie dominants
réside dans une sorte de refus d’ingérence. Ce refus d’ingérence
apparaît dans les différents actes par lesquels les membres des
familles populaires empêchent ou évitent que les enseignants et,
plus souvent, les travailleurs sociaux puissent intervenir sur l’orga-
nisation familiale ou sur les relations entre parents et enfants, pour
essayer de transformer les pratiques familiales et même pour
connaître l’ordinaire de la vie domestique. On trouve la manifesta-
tion la plus nette de ce refus chez une partie des parents qui inter-
disent l’accès de leur domicile à toute personne leur semblant par-
ticiper au travail social ou à l’action de l’école. Nous en avons
d’ailleurs rencontré quelques cas au cours de nos démarches pour
réaliser des entretiens avec les parents. Parmi les rares réponses
négatives que nous avons essuyées, quelques-unes signifiaient clai-
rement que nous étions perçu comme un envoyé de l’école suscep-
tible de se mêler de la manière dont les parents s’occupent de leurs
enfants. Enseignants et travailleurs sociaux se trouvent ainsi
confrontés à ce genre de situation :
« Y’a des fois il venait pas et en fait la mère savait pas quoi et elle en
avait rien à foutre c’est-à-dire que moi quand je suis allée dans la
famille elle m’a non seulement pas ouvert la porte mais elle m’a jetée
quoi en me disant “écoutez madame, moi j’ai jamais reçu de papier, je
ne sais pas”, etc. » (Éducatrice responsable d’une action d’« aide aux
devoirs »)
« Ah oui y’a des familles, bon nous, moi j’avais signalé une famille
euh… on a compris qu’c’était pas la peine hein. La maman refuse d’ou-
vrir la porte, d’toute façon… Y’avait même eu un éducateur nommé par
la Sauvegarde, attaché à la famille et il pouvait pas rentrer. Il a…
déclaré forfait entre guillemets parce que bon ben… on refusait d’ou-
vrir la porte. Et ce ce, on sait qu’l’assistante sociale a pu rentrer parce
que… des amis arrivaient donc elle est rentrée avec les amis, mais
bon… » (Institutrice CP, 30 ans d’ancienneté)
Cette méfiance à l’égard d’une intrusion dans l’intimité fami-
liale doit sans doute être rattachée à la réticence d’une partie des
membres des classes populaires à l’égard des travailleurs sociaux
dont ils craignent qu’ils leur dictent leur conduite ou qu’ils pren-
nent des mesures contraignantes vis-à-vis des parents ou des
enfants parce que le mode de vie familial ne leur semble pas conve-
nable. Cette réticence, perceptible dans de nombreux discours de
parents, s’est manifestée avec beaucoup d’acuité dans les propos
d’une mère que nous avons rencontrée. Cette femme, seule avec
encore deux enfants à élever, est revenue à de nombreuses reprises
sur les conflits qui l’opposent à l’assistante sociale du quartier à
248 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

propos notamment de la manière dont elle « gère son budget » ou


plutôt de la manière non rationnelle et non raisonnable aux yeux du
travailleur social dont elle répartit ses dépenses, et des achats
qu’elle effectue pour équiper son logement et contribuer à la scola-
rité de ses enfants. Outre le fait que l’assistante sociale lui reproche
des achats « luxueux » et « inutiles » alors qu’il s’agit pour elle de
faire vivre ses enfants dans les meilleures conditions possibles, ce
qui indispose le plus cette mère c’est que l’on vienne lui dicter sa
conduite dans son propre foyer.
« Mme D. : J’avais une ‘ssistante sociale, j’m’entends pas bien avec
elle, euh, j’veux plus la revoir.
Sociologue : Elle ve, venait vous aider ?
Mme D. : Non, mais euh, elle était pas bien avec moi, elle m’a d, elle
m’a jamais donné des aides, et puis elle me rentrait trop dans ma vie
privée.
Sociologue : Elle voulait vous dire, comment, comment faire votre vie ?
Mme D. : Voilà, elle avait… mes parents m’ont pas commandé, j’vois
pas une autre, qu’elle vient, qu’elle a vingt-cinq ans, qu’elle veut
m’donner des ordres. Qu’elle veut m’commander euh “faut faire ça,
faut faire ça, autrement, vous aurez rien”. Elle m’a jamais aidée, pen-
dant cinq ans j’me suis débrouillée toute seule, j’en ai bavé, j’en avais
l’huissier dans mon dos, personne m’a donné. Dans l’État, personne il
m’a aidée. Alors euh… c’qui z’attend eux hein, un jour qu’on vous
enlève les enfants, voilà, les ‘ssistantes sociales sont comme ça. Moi
j’peux pas les sentir. » (Mère femme de ménage sans emploi, divorcée,
3 enfants)
Pour les parents les plus démunis sur le plan économique, pour
ceux dont les manières d’être et de faire sont les moins conformes
au mode de vie dominant ou aux pratiques éducatives valorisées par
l’école, l’introduction d’un regard officiel ou dominant au domicile
familial comporte toujours le risque d’une mise en cause, d’une
stigmatisation et, le cas échéant, de l’application de mesures admi-
nistratives contraignantes. On pense ici aux individus « discrédi-
tables » qui essaient de garder des distances et de limiter le regard
porté sur eux par des individus susceptibles de les « discréditer »10.
On comprend que des portes restent fermées lors de la visite de tra-
vailleurs sociaux ou d’enseignants. On comprend également que les
actions d’« aide aux devoirs » au domicile des familles reçoivent un
accueil très réservé, que dans de multiples cas les parents deman-
dent que le « soutien scolaire » ait lieu au centre social ou à l’école
et qu’une partie des parents refusent l’« aide » qui leur est propo-
sée quand elle implique la venue d’un animateur dans leur loge-
ment. Ainsi, les travailleurs sociaux et les enseignants participant
au recrutement pour l’action d’« aide à la lecture » ont essuyé de

10. Cf. E. Goffman, Stigmates, Minuit, 1975.


« RÉSISTANCES » 249

nombreux refus, soit directs, les parents répondant par la négative


à l’insistance conjointe des animateurs et des instituteurs, soit indi-
rects, les parents ne répondant pas aux demandes de rencontre sur
ce sujet émanant de l’instituteur de leurs enfants.
« Sociologue : Et y’a beaucoup de parents que les instituteurs ont
contactés et qui ont refusé ?
Assistante sociale : Ah oui je peux vous dire. Enfin je l’ai pas préparé
parce que c’est vrai que on a euh, la proportion euh [en cherchant], bon
y’a ceux qui sont pas très, pas opposés donc c’est pas vraiment un plein
accord mais, et puis y’a les familles qui n’ont pas bougé. Y’a des
familles que l’école n’a pas pu voir.
Sociologue : Oui, y’a des formes de comment dire, de résistances
[rires] qui sont passives.
Assistante sociale : Tout à fait, tout à fait. Je saurais pas vous dire la
proportion mais enfin ça fait quand même, ça doit faire presque euh,
alors je pourrai vous le dire après, faudrait faire les calculs, ça doit
faire trente pour cent, enfin bon il faudrait que je vous le dise plus pré-
cisément. » (Assistante sociale responsable de l’« aide à la lecture »)

Après vérification et comptage précis des parents « ciblés » et


des parents ayant accepté, il s’avère que c’est plus de la moitié des
familles contactées pour l’« aide à la lecture » qui n’ont pas donné
suite ou ont répondu par la négative. Quelques parents, convaincus
par les enseignants que leur enfant a besoin d’une aide pour faire
ses devoirs, finissent par accepter de les inscrire à l’étude de l’école
pour éviter l’« aide à la lecture » à leur domicile. Le refus qu’un
animateur vienne très régulièrement à la maison et tente d’impli-
quer les parents dans son action, c’est le refus d’un regard dominant
et potentiellement stigmatisant sur les pratiques familiales et le
refus d’une tentative de transformation de ces pratiques. C’est aussi
le refus que la scolarisation empiète trop sur la vie familiale,
change son fonctionnement, ses rythmes… Il y a là une logique de
séparation de la maison et de l’école : plusieurs parents exigent que
les questions scolaires soient réglées à l’école et refusent que l’on
vienne chez eux pour aider leurs enfants, les difficultés scolaires
relevant de la responsabilité des enseignants et ne devant pas
concourir à modifier les activités familiales. Le refus d’ingérence
est donc également résistance à ce que la scolarisation déborde trop
sur la sphère domestique, pèse trop lourdement dans la vie familiale
au point de perturber ou de modifier les manières de faire et le fonc-
tionnement habituel de la famille.
Dans la grande majorité des cas, l’opposition des parents n’est
pas déclarée et ils ne contestent pas ouvertement l’autorité des
enseignants sur leurs enfants et sur eux-mêmes. La résistance à l’in-
tervention des enseignants ou des travailleurs sociaux dans des
domaines sur lesquels les parents s’attribuent ou revendiquent une
autorité et surtout la résistance à l’ingérence dans la vie familiale
250 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

prennent plus souvent la forme d’une résistance passive. La pre-


mière modalité de cette résistance passive réside dans l’évitement
des enseignants et des travailleurs sociaux. Ne pas rencontrer les
enseignants est aussi un moyen de ne pas avoir à rendre de comptes
sur les pratiques socialisatrices et sur le suivi familial du travail sco-
laire. Dans les activités « péri-scolaires », où les travailleurs
sociaux comptent sur les contacts noués avec les parents à cette
occasion pour pouvoir les amener à modifier leurs pratiques, les
parents sont loin de jouer le jeu attendu et de participer aux ren-
contres que tentent de ménager les animateurs. Au cours des entre-
tiens comme des réunions, les animateurs des actions d’aide à la
scolarité déplorent de ne pas parvenir à impliquer davantage les
parents. Les séances d’inscription à l’« aide aux devoirs » que nous
avons observées révèlent que très peu de parents se déplacent eux-
mêmes dès que les enfants sont suffisamment grands pour s’inscrire
seuls.
« Bon au niveau d’l’inscription, t’as dû voir quand même qu’on deman-
dait la présence des parents, qu’elle est effectivement proportionnelle
[rires] à, à je dirais, à la place du jeune dans, dans son échec quoi,
c’est-à-dire que plus il est en échec moins tu vois les parents en géné-
ral et qui est proportionnelle au milieu dans lequel il vit. » (Éducatrice
responsable de l’« aide aux devoirs »)
« Le hic on en a parlé tout à l’heure c’est quand même les parents quoi
c’est évident. C’est encore surtout nous qui faisons des démarches dans
les familles et non pas vice versa… » (Animateur atelier langage)
« Quand j’fais une réunion de parents où y’a trois parents alors que je
touche trente mômes ben je comprends pas c’qui s’passe. J’me dis les
parents ils ont rien à foutre, est-ce que ils sont pas concernés, est-ce
que euh, qu’est-ce qu’il se passe par rapport à ça ? » (Animatrice acti-
vités « péri-scolaires »)
Bien que les travailleurs sociaux se présentent comme des
médiateurs entre l’école et la famille, ils sont confrontés à des dif-
ficultés identiques à celles des enseignants pour accroître leurs
liens avec les parents. Les parents s’approprient les actions d’aide
à la scolarité comme des moyens d’aider leurs enfants, de leur per-
mettre de surmonter leurs difficultés scolaires, d’avoir de meilleurs
résultats mais certainement pas comme des possibilités de transfor-
mer leurs pratiques. De la même manière qu’ils confient leurs
enfants aux spécialistes des apprentissages scolaires que sont les
enseignants, ils les confient aux animateurs convertis en spécia-
listes de l’aide scolaire pour qu’ils obtiennent une amélioration de
la scolarité. Leur implication ne leur paraît pas nécessaire notam-
ment du fait de leur manque de compétence en matière d’appren-
tissages scolaires. La même résistance passive apparaît dans les
activités menées au domicile des familles. Contrairement aux espé-
rances des travailleurs sociaux, les parents ne s’impliquent pas ou
« RÉSISTANCES » 251

rarement. Si quelques-uns s’assoient autour de la table pendant


l’« aide à la lecture » sans réellement participer, la plupart conti-
nuent à vaquer à leurs occupations domestiques, confiant parfois
leurs enfants à l’animatrice le temps d’une course.
« Là c’est une fois dans la s’maine. On reste une heure, deux heures…
Y’a des petits enfants mais bon la maman veille à ce que les enfants bon
les petits soient pas dans la même pièce… Y’a eu un cas où la maman
a dû sortir et là bon, j’ai eu à faire la nourrice pendant une demi-
heure. » (Animatrice « aide aux devoirs » à domicile)
« Pour l’instant, les mères ne viennent pas, elles restent dans leur cui-
sine. Y’a un père qui s’assoit, qui s’met de temps en temps avec nous.
Il écoute, il dit rien, il écoute. J’sais pas si il me surveille ou s’il est
intéressé, j’sais pas si il comprend c’que je fais. Quand j’lui parle il est
toujours d’accord mais c’est tout… Non c’est vrai pour l’instant, le
côté parents on n’a pas tellement avancé hein, ils sont contents hein
mais pas plus… » (Animateur « aide à la lecture »)
Souvent, les parents restent à distance de l’activité et ne savent
pas vraiment ce que fait l’animateur avec leur enfant ni comment il
s’y prend :
« Sociologue : Et alors, comment ça s’passe, quand elle vient, qu’est-
ce qu’elle lui fait faire, qu’est-ce que\
Mme M. : \nous on n’en sait rien, on les enferme toutes les deux et puis
débrouillez-vous. [sourire]
Sociologue : Ça s’passe pas avec vous ?
M. M. : Non, non, juste toutes les deux. C’est pas plus mal aussi. Elle
est un peu tranquille, elle est plus avec elle, parce que quand y’a ses
sœurs bon elles jouent ailleurs. Elle a un bureau là, dans sa chambre. »
(Père ouvrier menuisier, mère sans emploi, 4 enfants)
« Mme S. : Je vois qu’il est content mon fils il est content aussi donc
euh dès qu’il vient y va dans la pièce et y font ses devoirs tranquilles.
Sociologue : Et vous pendant qu’il travaille avec la personne\
Mme S. : \ben c’est-à-dire moi je m’occupe pas d’eux, je les laisse tran-
quilles donc ça fait que y sont seuls voilà… Non non là y sont seuls et
y font les devoirs tranquilles. (…) Pa’c’que si je suis là, j’ai vu c’est si
je suis à son côté ben c’est pas pareil… ou il attend de moi que je l’aide
ou de lui dire qu’est-ce que c’est…
Sociologue : Et elle fait juste faire les devoirs ou elle fait faire autre
chose ?
Mme S. : Non elle lui fait autre chose mais bon moi je suis pas là pour
voir, mais j’vois à part ses devoirs euh y font autre chose, lire ou y
construisent des phrases ou bien non non y s’occupe très bien moi je
suis contente. » (Mère assistante maternelle, père aide-cuisinier, 2
enfants)
L’objectif des promoteurs de l’« aide à la lecture » est ainsi par-
tiellement détourné. Par leur attitude, les parents réduisent l’activité
à l’aide qu’elle peut apporter à leur enfant et limitent les possibili-
tés d’intervention sur eux-mêmes. L’animateur est constitué en
simple répétiteur et voit ses moyens pour agir sur les parents se res-
252 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

treindre. Ces parents qui ont accepté une intervention à leur domi-
cile, parfois après beaucoup de discussions, ne soumettent pourtant
pas entièrement leurs pratiques au regard des travailleurs sociaux et
tracent par leur absence de participation une limite entre l’aide à la
scolarité et la vie familiale. Bien entendu, cette résistance passive
n’est en aucun cas construite comme une résistance par les parents.
Simplement, il n’entre pas dans leur vision des choses que l’inter-
vention d’un animateur puisse avoir d’autre objectif que de contri-
buer à l’amélioration des résultats scolaires de leurs enfants. En
outre, une partie des parents estiment que les problèmes scolaires
de leurs enfants viennent de l’école et acceptent l’« aide à la lec-
ture » proposée par l’école et mise en place par les travailleurs
sociaux parce qu’ils considèrent que c’est à l’école de rattraper les
problèmes scolaires de leurs enfants. À l’inverse, les travailleurs
sociaux tentent de faire « comprendre » aux parents que c’est leur
rôle de contribuer à la scolarité de leurs enfants. On voit ainsi deux
interprétations de l’« aide à la lecture » ou du « soutien scolaire » :
celle des travailleurs sociaux et des enseignants qui l’envisagent
comme une action sur la famille et l’enfant ; celle des parents qui
la considèrent comme une aide de l’école ou un complément nor-
mal de l’école qui n’a pas réussi jusque-là avec leur enfant.
Les enseignants comme les travailleurs sociaux se heurtent à une
autre forme de résistance passive. Lorsqu’ils essaient de conseiller
les parents, de leur demander de changer leurs pratiques, que ce soit
vis-à-vis de l’école ou plus largement dans leurs relations avec
leurs enfants, ils ont le sentiment que beaucoup de parents les écou-
tent avec beaucoup de respect, acquiescent même à leurs propos
mais ne modifient pas ou pas durablement leurs pratiques.
« Sociologue : Et, l’problème un peu si j’ess, j’essaye de… enfin si j’ai
bien compris, c’est, on vous écoute\
Instituteur : \oui, gentiment\
Sociologue : \poliment, mais ça n’a pas d’effet…
Instituteur : Voilà, j’crois il qu’l’problème est là. C’est que, bon, on
m’trouve gentil d’y aller des fois, on me dit : c’est bien. Et ça en reste
là. Donc euh…
Sociologue : Ça va pas plus loin.
Instituteur : Ils prennent pas, ils prennent pas en compte en fait c’que
j’leur dis, ce pourquoi je suis venu. On a l’impression d’parler dans
l’vide ». (Instituteur classe de perfectionnement, 11 ans d’ancienneté)
« Alors quelquefois ça donne rien hein. Bon ils nous ont vus, ils nous ont
vus, ils sont bien contents mais ils en font pas plus, pas plus cas. (…)
Mais j’aime mieux que ça soit un refus net, comme ça on sait à quoi s’en
tenir, que des familles qui sont aimables par-devant et qui disent “oui,
oui” et qui ne changent absolument rien mais là bon, il faut, il faut effec-
tivement gagner la confiance des familles. » (Assistante sociale scolaire)
« Ou alors j’vois j’ai cette dame-là, elle est toujours d’accord quand
j’la vois à la sortie d’l’école. “Oui, oui, on va surveiller, on va, j’vais
« RÉSISTANCES » 253

regarder son cartable…” et puis c’est toujours pareil hein… (…) C’est
un peu “cause toujours” hein [rires]. » (Institutrice CP, 30 ans d’an-
cienneté)
Nous pouvons évoquer également les cas de parents qui disent
qu’ils sont d’accord pour prendre un rendez-vous chez l’orthopho-
niste mais n’en font rien, de ceux qui répondent par l’affirmative
quand les enseignants ou les travailleurs sociaux insistent pour
qu’ils se rendent à la réunion organisée pour les parents et qui ne
viennent pas. Cette sorte d’écoute polie, « d’acquiescement sans
conséquences »11 ou d’apparent consentement qui n’est pas suivi
d’effet dans les pratiques effectives des parents fait penser à
l’« attention distraite » des classes populaires décrites par Richard
Hoggart à l’égard des « mass-médias »12. Elle témoigne de la capa-
cité des classes populaires à « en prendre et en laisser » dans les
messages des locuteurs légitimes, en l’occurrence des agents por-
teurs de la légitimité pédagogique. Elle est peut-être une des forces
du « faible » qui consiste à ne pas s’opposer de front aux logiques
dominantes mais à faire en sorte qu’elles ne modifient pas vérita-
blement la manière de faire habituelle. La « politesse » dont font
preuve les parents en ne contredisant pas les enseignants ou les tra-
vailleurs sociaux peut être aussi la politesse du dominé qui n’a
d’autre choix que d’acquiescer aux recommandations du dominant,
à la fois parce que celui-ci possède un pouvoir sur lui et à la fois
parce que les parents ont la conscience diffuse ou plutôt une per-
ception plus ou moins nette de l’illégitimité de leurs pratiques dans
notre monde par rapport à la légitimité des pratiques scolaires.
Cette perception conduit une partie des parents non seulement à
écouter les enseignants mais à tenter de suivre leurs conseils même
quand ceux-ci dépassent la stricte scolarité. Pourtant, il apparaît
que malgré l’effort pour se conformer aux indications des ensei-
gnants, il est bien difficile de modifier les pratiques.
« Mme B. : Voyez, il est encore un peu bébé alors il [l’instituteur] m’a
dit c’est pour ça qu’faudrait l’laisser un peu, euh lui laisser faire des
choses, par exemple lui laisser faire la vaisselle, des fois quand il veut
même la faire, j’lui dis non, tu fais pas la vaisselle, euh… Il m’a dit
“faut l’laisser faire un peu, faire son lit, faire la vaisselle”…
M. B. : On avait pris de bonnes résolutions mais ça a pas marché, ça
marche pas longtemps.
Mme B. : Oh ça a dû marcher quelques jours\
M. B. : \deux jours\
Mme B. : \deux ou trois jours quand le maître y nous a vus et puis en
fin d’compte, mais c’est d’ma faute hein. » (Mère ouvrière sans emploi,
père aide-jockey sans emploi, 5 enfants)

11. J.-C. Passeron, présentation de R. Hoggart, La Culture du pauvre, Minuit, 1970, p. 22.
12. R. Hoggart, La Culture…, op. cit., p. 261-298.
254 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Citons encore le cas de parents qui ne cessent d’affirmer leur


accord avec l’enseignant sur le fait qu’ils doivent laisser davantage
d’autonomie à leur enfant pour la réalisation du travail scolaire,
mais continuent de passer de longues heures chaque soir à faire les
devoirs avec lui. Le poids du discours des enseignants est grand sur
une partie des parents et nombre d’entre eux sont partagés entre les
conseils des enseignants et leurs propres manières de faire. Il arrive
ainsi que les pratiques des parents ne changent pas, non pas parce
que les parents refusent de les changer mais parce qu’il y a une
sorte d’impossibilité à opérer des transformations contraires aux
logiques socialisatrices familiales. La résistance à la transformation
n’est pas ici affaire de volonté. Elle est inscrite dans les dispositions
des parents à l’égard de leurs enfants, du travail scolaire ou de
l’école en général. Les parents reconnaissant la légitimité des
recommandations des enseignants ou des travailleurs sociaux, la
résistance de fait par maintien des pratiques incriminées ou criti-
quées va alors de pair avec un sentiment de culpabilité ou un senti-
ment d’indignité de leurs pratiques socialisatrices.

II – L’OPPOSITION AUX ACTIVITÉS ÉDUCATIVES QUI DÉTOURNENT DU


TRAVAIL SCOLAIRE

1. Les activités de l’école


Il existe un autre point sur lequel on peut observer une opposition
d’une partie des familles populaires : celui des activités éducatives
qui n’apparaissent pas pour les parents comme des apprentissages
scolaires ou qui ne semblent pas directement liées à ceux-ci. Nous
avons souligné que, pour les parents, l’école doit être un lieu de tra-
vail, un lieu centré sur l’acquisition des savoirs qu’ils estiment fon-
damentaux et utiles dans la vie quotidienne, un lieu où tout doit être
orienté vers l’amélioration des résultats scolaires des enfants afin
qu’ils aient une chance d’accéder à une situation professionnelle
meilleure que celle des parents. Ce rapport instrumental à l’école
conduit les parents à être réticents ou à ne pas accorder une grande
importance aux activités qui leur paraissent se détourner de ces
objectifs. Dans une école où se multiplient les activités de spec-
tacle, les activités sportives…, une partie des parents expriment le
sentiment que les enfants n’apprennent pas suffisamment parce
qu’ils ne travaillent pas suffisamment. Mais les parents n’ont guère
de possibilités de s’opposer aux activités qui se déroulent dans l’en-
ceinte de l’école pendant le temps scolaire habituel. En revanche,
ils ont davantage le pouvoir de résister aux activités ayant lieu après
la classe ou pour lesquelles les enseignants ont besoin de leur auto-
« RÉSISTANCES » 255

risation. Il en va ainsi pour l’étude du soir. Traditionnellement


réservé à la réalisation des devoirs, à l’apprentissage des leçons
sous la surveillance d’un enseignant, le temps de l’étude est de plus
en plus souvent l’occasion d’autres activités dont les parents ne
voient pas l’intérêt pour la scolarité de leurs enfants. Aux ensei-
gnants qui incitent les enfants à fréquenter ces études avec l’idée
qu’il est nécessaire d’« élargir l’horizon culturel » (Projet d’école)
des enfants des classes populaires, un certain nombre de parents
opposent une résistance en exigeant que les devoirs soient réalisés
pendant l’étude ou en retirant leurs enfants de l’étude.
« Seul’ment il faut trouver quelqu’un qui les aide, de de euh, de faire
les devoirs. Parce qu’à l’école, l’autre jour, ma fille euh, y’a pas long-
temps, y’a deux trois jours, elle reste euh, normal’ment à l’étude, après
il est venu là, il m’a dit “papa, je vais aller faire mes devoirs”. Et j’lui
dis “qu’est-ce que tu fais à l’école ?”, il m’a dit “j’ai fait la peinture”.
J’lui dis “si tu restes à la peinture, si euh… c’est pas la peine de rester
à l’école. Faut rester pour faire les devoirs, et si tu fais la peinture ou…
les dessins ou bien que’qu’chose, il faut pas rester euh, à l’étude”.
Parce que, ça m’intéresse pas moi, le le euh, la peinture, et les, les des-
sins et beaucoup d’choses. C’est pas intéressant. Intéressant qui, qui
fait que’qu’chose pour qu’il l’aide euh, de de demander. » (Père O.S.,
mère sans emploi, 6 enfants)
« Fille : On a voulu la laisser en étude, on croyait que d’quatre heures
et demie à cinq heures, euh à six heures moins le quart ils aidaient pour
les devoirs mais en fait, euh, c’est plu, plutôt pour la couture tout ça.
Sociologue : Ah oui ?
Fille : Alors ça été hors sujet quand on appris que c’était la couture, on
a dit bon ça sert à rien qu’t’y ailles pa’ce que de toute manière tu perds
ton temps et puis tu, tu fais plus tes devoirs, pis en fait c’qu’on voulait
nous, c’est qu’à quatre heures et demi jusqu’à cinq heures tout ça elles
restent là-bas, elles font leurs devoirs, comme ça quand elles rentrent à
la maison on est sûr qu’elles les ont faits. » (Père O.S., mère sans
emploi, 5 enfants, entretien avec la fille aînée)
Pour les parents, l’étude, temps supplémentaire passé à l’école,
n’a de sens que si elle est consacrée au travail et en particulier à la
réalisation des devoirs. Dans les familles où les parents ne se sen-
tent pas capables d’aider leurs enfants pour leur travail scolaire, il
est incompréhensible que les enfants rentrent à la maison plus
d’une heure après la classe sans avoir fini leurs devoirs. Ce qu’at-
tendent les parents du temps de l’étude c’est une aide qui ait des
effets positifs sur les résultats scolaires. Pour eux, leurs enfants
n’ont pas de temps à détourner de l’acquisition des savoirs « fon-
damentaux ». En outre, pour la plupart des familles qui acceptent
de laisser leurs enfants à l’étude, il s’agit également qu’après
l’école, leurs enfants et l’ensemble de la famille soient libérés du
souci des devoirs. Lorsque les enseignants tentent de convaincre les
parents de laisser leurs enfants à l’étude, ceux-ci n’acceptent qu’à
256 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

condition d’avoir des garanties sur l’aide scolaire qui est apportée
à leurs enfants à cette occasion.
On peut évoquer aussi les cas où les parents refusent de laisser
aller leurs enfants aux spectacles ou encore l’opposition assez fré-
quente de parents à ce que leurs enfants aillent à la piscine pendant
le temps de la classe, la réticence des parents étant fondée ici à la
fois sur le fait qu’ils n’en voient pas l’intérêt pour les apprentis-
sages scolaires et sur le fait que cette activité va à l’encontre de la
morale familiale, notamment en mélangeant garçons et filles13.
Globalement, c’est l’ensemble des sorties hors de l’école, hors de
l’univers des apprentissages scolaires, qui suscitent les réserves des
parents.
« Puis même, y’a des choses qui… y’a des choses qui à la limite leur
font peur. Le… que leur gamin qu’on amène, quand on en, on emmène
les gamins au cinéma ou au… bon cette année, on les a amenés à
l’Auditorium, bon, écouter des… et c’est vrai qu’à… a priori, comme
ça, j’ai l’impression qu’y a une espèce de peur, vis-à-vis d’tout ça, de
tout de toutes ces choses, et… donc le premier temps, c’est non : “non,
non, surtout pas. Non on veut pas qu’ils prennent le car, non on veut
pas qu’ils aillent en classe de… en classe verte, non… on n’veut pas
que… ils fassent ci ou qu’ils fassent ça”. » (Institutrice CM1, 10 ans
d’ancienneté)
C’est par rapport aux classes transplantées que la résistance des
parents est la plus vive. De nombreux enseignants tentent d’organi-
ser des classes de neige ou des classes vertes afin de faire découvrir
à leurs élèves des espaces, des modes de vie, que les enfants des
quartiers populaires ont rarement la possibilité de connaître et afin
de mettre en place des projets pédagogiques s’appuyant sur les
découvertes et les activités effectuées à l’occasion de ces séjours.
Beaucoup de parents s’opposent à ce que leurs enfants participent
à ces classes transplantées et préfèrent qu’ils restent dans une autre
classe plutôt que de les laisser partir. Parfois les enseignants sont
obligés de renoncer tant le nombre d’enfants autorisés à partir est
faible. Il est rare que l’enseignant parvienne à emmener tous les
enfants de sa classe.
« Rééducateur : Vouloir partir pour, en classe de nature ici… Il faut
s’battre…\
Sociologue : \les parents sont réticents\
Rééducatrice : \ils sont toujours très réticents\
Rééducateur : \ils sont toujours très réticents et c’est pas une cause
pécuniaire parce que en général euh ça leur coûte trois fois rien hein\
Rééducatrice : \mais ils ont peur d’se séparer des enfants, ils ont peur
du car, ils ont peur de c’qu’ils vont manger…\

13. Si les parents musulmans sont très concernés par cette question, d’autres parents d’origine et
de confession différentes (portugais, khmers, français…) manifestent aussi de fortes réticences
à laisser filles et garçons partager une activité supposant promiscuité et visibilité des corps.
« RÉSISTANCES » 257

Psychologue : \et pourquoi cette classe de nature, pourquoi partir dans


la nature comme ça pendant huit jours ça leur semble\
Rééducatrice : \ils comprennent pas non plus\
Rééducateur : \ils n’comprennent pas l’utilité de la classe de nature\
Psychologue : \pourquoi partir en\
Rééducatrice : \mais regarde les parents de Lætitia, pourtant les
parents de Lætitia ils parlent français, ce sont des gens quand même un
petit peu mieux entre guillemets que les autres, hein ben ils veulent pas
que Laetitia parte, c’est non, c’est non parce qu’elle est trop p’tite.
C’est tout. » (Membres du Réseau d’Aide Spécialisée écoles primaires
et maternelles)
Le refus ou la réticence des parents au départ des enfants sont
donc très forts. Les causes peuvent en être variées et on ne peut
écarter complètement les problèmes financiers des familles comme
obstacles à l’inscription des enfants aux classes transplantées. Pour
les familles les plus démunies économiquement, le coût du séjour,
même « minime », apparaît comme une dépense supplémentaire
qui vient perturber un équilibre économique déjà précaire. Même si
la somme demandée ne dépasse pas les frais ordinaires d’un enfant
restant à la maison, elle est perçue par les parents comme une
dépense extraordinaire difficile à honorer. Les difficultés écono-
miques ne sont pourtant pas l’obstacle principal à la participation
des enfants des familles populaires aux classes de neige ou aux
classes vertes. Beaucoup de parents rechignent à laisser leurs
enfants s’éloigner pour plusieurs jours de l’univers familial et de
l’espace de surveillance parental.
« C’est pareil pour la classe de neige, ça sera pas une question finan-
cière. Quand y’a eu la classe de neige, le papa il a [grimace], on n’aime
pas la laisser partir loin de nous. Elle voudrait bien qu’on l’inscrive ici
ou là pendant les vacances mais nous on n’aime pas bien. » (Mère
femme de ménage, père ouvrier en maçonnerie venant de « se mettre à
son compte », 2 enfants)
« Non. Moi je euh… j’veux pas, je suis trop attachée à mes… c’est plus
fort que moi. Mes enfants j’aime bien qu’ils soient toujours là avec
nous. Une fois j’les ai envoyés comment là en colonie l’année passée,
pour euh, chais pas combien d’jours, vingt-huit jours, chais pas, mais
j’étais malade ici, un mois, hein. Ah… c’était dur hein. C’est la pre-
mière fois j’envoyais mes enfants, même des fois j’les envoie, avec
l’centre aéré, euh, pour les, les autres années sauf cette année, bon,
pour huit jours, euh, quatre jours, mais moi j’suis pas tranquille. Mon
cœur il tape dans la nuit, mon cœur euh… pourtant ça leur fait du bien.
Mais quand même euh… j’chuis toute seule hein. Et c’est dur. » (Mère
femme de ménage sans emploi, divorcée, 3 enfants)
« J’aime pas, j’veux pas. Qu’est-ce que tu veux, il est encore p’tite et,
et moi qui parte une semaine ou deux là j’sais pas où, non non… pour
la classe à la neige ou à, à… Et qui c’est qui surveille ? Y’a l’maître et,
et la maîtresse mais l’soir et pour manger qui c’est ? Non c’est l’papa
et la maman qui doit surveiller… » (Père O.S., mère sans emploi, 6
enfants)
258 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Dans la peur de l’éloignement de leurs enfants pendant plu-


sieurs jours, il y a la peur du risque, que les parents supposent plus
grand dans un univers qui ne leur est pas familier que dans le quar-
tier où s’exerce la surveillance des aînés ou des parents. La dis-
tance empêche l’action immédiate et directe des parents sur les
enfants, le contrôle quotidien aussi bien pour éviter qu’ils fassent
des sottises que pour les protéger. Certes, les parents savent les
enfants sous la surveillance des enseignants mais ils ne semblent
pas prêts à déléguer cette fonction de surveillance sur des moments
de la vie des enfants qui relèvent de la vie domestique. Les ques-
tions du coucher, des repas, de la toilette sont parmi les plus pré-
occupantes pour les parents lors du départ de leurs enfants. Dans
une école, des parents ayant fini par accepter d’envoyer leurs
enfants en classe verte, ont en quelque sorte fait promettre aux
enseignants de veiller à la séparation stricte des filles et des gar-
çons au moment de la toilette et du coucher. Ailleurs, des parents
refusent de laisser partir leurs enfants parce qu’ils n’ont pas la cer-
titude que le repas sera préparé conformément aux règles reli-
gieuses familiales. En laissant partir leurs enfants plusieurs jours
de suite avec les enseignants, les parents leur donnent un pouvoir
sur des moments de la vie des enfants qui leur échappent ordinai-
rement. Certains craignent que cela soit l’occasion de transgresser
des règles morales familiales ou d’inculquer aux enfants une
morale différente de la morale de la famille. La résistance aux
classes transplantées participe sans doute d’un refus que les enfants
subissent des influences éducatives étrangères ou contraires aux
logiques socialisatrices familiales. En outre, les classes vertes ou
de neige sont l’occasion pour les enfants de découvrir des activités
qui n’appartiennent pas à l’horizon des familles populaires et il y a
un risque de contradiction entre les parents et les enfants, ces der-
niers développant des goûts contraires à ceux des parents et
contraires aux capacités économiques de la famille. C’est particu-
lièrement le cas lorsque les enseignants proposent aux enfants des
activités – telles que le ski, le tennis, la voile ou l’équitation – très
éloignées des pratiques de loisirs populaires.
« Mme D. : Fanny est partie faire du cheval huit jours, elle est revenue
à la maison, elle me dit “dis donc si tu m’inscrivais à un club de che-
val ça serait drôlement bien”. Donc c’est toujours très haut, il faut tou-
jours faire mieux que la classe d’à côté. (…) Fanny qu’est-ce qu’elle a
retenu de son truc de cheval ? Pas grand-chose, elle s’est bien amusée
pendant huit jours mais elle a pas appris tellement de trucs.
Sociologue : vous pensez qu’une classe verte doit apprendre quelque
chose aux enfants ?
Mme D. : Ben disons qu’elle apporte quelque chose. Là il les fait mon-
ter, ils ont fait du cheval c’était superbe, elle était ravie et tout mais elle
en n’a pas… Bon on lui demande maintenant où elle est partie je suis
« RÉSISTANCES » 259

sûre qu’elle me dirait pas en Haute-Savoie. » (Mère femme de ménage,


père ouvrier, 2 enfants)
Ces propos introduisent un point essentiel de la prévention des
parents des familles populaires à l’égard des classes transplantées
et d’ailleurs des sorties organisées par l’école en général. Les
parents ne voient pas l’utilité de ces sorties pour la scolarité de leurs
enfants. Elles leur apparaissent comme un « loisir », une détente,
mais en aucun cas comme une démarche pédagogique permettant
d’améliorer la scolarité des enfants. Les logiques socialisatrices des
familles ne permettent pas aux parents de percevoir et de constituer
des activités comme le ski, la voile, le cinéma… en activités péda-
gogiques utiles pour les apprentissages scolaires et formatrices
pour les enfants. Pour les parents, il s’agit d’activités de « loisir »
qui se déroulent sur le temps de travail, à la place du travail sco-
laire. Quelques-uns ne sont pas loin de penser que c’est du temps
perdu et que ces activités peuvent nuire à la scolarité. Même lors-
qu’ils acceptent les classes transplantées, les parents ne mettent
jamais en avant l’intérêt pour la scolarité de leurs enfants mais la
détente, le changement d’air… autrement dit les vacances.
« On part une semaine en classe de neige, t’as des parents qui diront
“ben tiens vous partez en vacances”. Ça, bon je l’ai déjà entendu. »
(Instituteur CM2, 26 ans d’ancienneté)
« Sociologue : Ils sont déjà partis en classe de neige ou en classe verte
vos enfants ?
Mme R. : En classe verte oui.
Sociologue : Ouais ?
Mme R. : Mais cette année aussi il va partir avec sa maîtresse, l’année
passée il part et cette année aussi.
Sociologue : Vous les laissez partir ?
Mme R. : Oui, il change un peu d’air. » (Mère sans emploi, père O.S.
au chômage, 4 enfants)
« Mme O. : Pour moi je trouve c’est bien c’est pas à cause d’l’école pa’c’que
là ça va, ça va pas aider l’école j’sais pas. Ma c’est pour lui pour connaître
et hein changer un peu. Pa’c’qu’l’école j’sais pas ça change hein.
Sociologue : D’accord.
Mme O. : Surtout pour classe de neige, l’école ch’sais pas qu’est-ce qui
y a à faire avec l’école.
Sociologue : C’est plus pour euh pour sortir quoi ?
Mme O. : Pas pour sortir pour connaître pa’c’que là j’ai pas trop l’oc-
casion d’y aller cet endroit comme ça, comme ça est parti avec la classe
et pour lui ça, ça fait du bien aussi. Avec les autres et changer un peu.
Sociologue : D’accord.
Mme O. : Ma au niveau d’é d’école j’sais pas ça change que’qu’chose,
là j’ j’ai même pas fait la question hein. » (Mère femme de ménage,
père ouvrier plombier, 3 enfants)
Les résistances des parents face aux classes transplantées consti-
tuent pour les enseignants d’importantes contraintes. Contrairement
260 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

aux instituteurs exerçant dans des écoles fréquentées par les classes
moyennes ou supérieures, ils sont souvent obligés de faire de nom-
breuses démarches auprès des parents pour les convaincre, pour
obtenir les papiers nécessaires (autorisation des parents, certificats
médicaux…), pour que les enfants aient bien l’équipement ou les
vêtements utiles pour le séjour… Parfois, ce sont eux qui consti-
tuent le dossier pour qu’une ou plusieurs familles obtiennent les
aides financières permettant le départ de l’enfant.
« Oui, oui non mais c’est sûr, faut vraiment avoir l’âme chevillée au
corps hein ici pour vouloir partir en classe de nature, en classe trans-
plantée il faut vraiment vraiment en vouloir parce que c’est un travail
euh c’est des lettres à envoyer pour convaincre les parents, pratique-
ment il faut convaincre les parents un par un, faut qu’ils viennent parce
que le contact par lettre avec les parents ça revient jamais signé enfin,
il faut vraiment voir tout l’monde c’est vraiment, faut avoir vraiment
l’âme chevillée au corps [rires]… Y’en a quand même quelques-uns qui
le font hein… » (Rééducateur membre du Réseau d’Aide Spécialisée)
« Toutes les années où j’chuis partie en classe verte, c’était un gros pro-
blème. Parce qu’il fallait les faire venir… pour euh… les papiers étaient
jamais remplis, jamais signés, pour être sûr qu’ils comprennent euh…
et souvent j’étais obligée d’aller sonner chez les gens, d’aller faire du
porte à porte. » (Institutrice classe d’initiation, 12 ans d’ancienneté)
La contrainte est telle que des enseignants renoncent à organiser
une classe transplantée soit parce qu’il n’y a pas suffisamment
d’enfants qui y participent, soit parce que cela demande un inves-
tissement trop important. La contrainte est aussi pédagogique :
quand une partie des enfants ne prennent pas part à la classe verte
ou à la classe de neige, l’organisation de la classe et du travail péda-
gogique au retour est rendue plus difficile. La plupart du temps, les
instituteurs tentent d’exploiter pédagogiquement, au cours des
semaines qui suivent, les découvertes et les visites effectuées pen-
dant le séjour. Ils se retrouvent alors avec des enfants qui ont des
références communes autour des activités effectuées pendant leur
séjour et des enfants qui n’ont pas ces références. De plus, plusieurs
enseignants soulignent qu’ils sont alors confrontés à un problème
de cohésion de la classe, la vie commune durant une semaine ou
deux ayant créé des liens dont seraient exclus les enfants non parti-
cipants. Globalement, par rapport aux sorties, piscine, classes trans-
plantées, les enseignants sont en quelque sorte coincés entre l’obli-
gation qu’ils se donnent et que leur donne l’institution de traiter
tous les enfants de la même manière, de leur apporter à tous les
mêmes choses, et les raisons des parents pour qui ces activités sont
contraires à leurs habitudes ou à leurs perceptions de ce qui est bien
pour leurs enfants, pour qui ces activités ne sont pas d’un apport
indispensable… Ils sont pris dans une contradiction entre leurs
convictions pédagogiques et les logiques des familles populaires.
« RÉSISTANCES » 261

2. Les activités « péri-scolaires »


On retrouve des oppositions relativement similaires, la question de
l’éloignement en moins, en ce qui concerne les activités « péri-sco-
laires » auxquelles les enfants participent. Ces activités, rappelons-
le, combinent souvent deux modalités d’action : l’aide directe à la
scolarité sous forme d’« aide aux devoirs » ou de soutien individuel
ou collectif d’une part ; l’animation qui peut prendre les formes
extrêmement variées de jeux, de préparation de spectacles ou
d’émissions de radio, d’« ateliers d’expression », etc., d’autre part.
Pour les animateurs, même si une partie d’entre eux considèrent
que c’est un aspect important, l’essentiel n’est pas dans l’aide
directe à la scolarité mais dans l’action plus large sur l’enfant et sur
la famille. Beaucoup soulignent même qu’au cours des séances
d’« aide aux devoirs », le principal n’est pas la réalisation des
devoirs mais la relation qui se tisse entre l’enfant et l’animateur, le
« modèle d’adulte que donne l’animateur », la transformation du
rapport de l’enfant au travail scolaire. Les travailleurs sociaux met-
tent donc l’accent sur les activités d’animation permettant à leurs
yeux de transmettre de nouvelles dispositions morales et intellec-
tuelles aux enfants, de transformer leur rapport au temps, de
« canaliser leur agressivité » ou de « stabiliser leur attention ». Du
côté des parents des familles populaires en revanche, l’essentiel
réside dans la réalisation du travail scolaire et l’amélioration rapide
des résultats scolaires. Les parents inscrivent leurs enfants à l’« aide
aux devoirs » ou au « soutien scolaire » avec comme objectif une
transformation sensible du cours de la scolarité. « Au niveau des
ateliers lecture, la réunion qu’on a eu bon euh il apparaît que les
parents ils nous pressent de traiter du soutien scolaire. »
(Animateur « atelier langage »). L’animation, quand ils ne la refu-
sent pas, n’est bien souvent que la récompense de l’enfant lorsqu’il
a bien travaillé ou un moyen de garderie. Pas davantage que pour
les sorties organisées par les enseignants, les parents n’accordent
aux activités d’animation une fonction pédagogique pouvant contri-
buer aux apprentissages scolaires.14
« C’est là que ça d’vient difficile. C’est-à-dire que les parents euh au
niveau du centre social l’année dernière, le soutien scolaire s’est fait
pendant quatre ou cinq ans, avec les parents c’est très difficile pour eux
ces activités c’est du jeu en fait, les gamins ne font pas leurs devoirs et
à la limite ils en voient pas l’utilité. Donc c’est là qu’on a tout l’travail
à faire, l’travail d’explication et de, pour expliquer que c’est autre
chose que de l’amusement. Là c’est très difficile. Les parents perçoivent
ça comme un jeu plus qu’autre chose. C’qu’ils voudraient voir c’est
voir leurs gamins faire leurs devoirs, ouvrir un cahier ou le cartable. »
(Animateur centre social)

14. Des observations similaires sont effectuées par D. Glasman, L’École hors l’école, E.S.F., 1992.
262 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

« D’autant que les activités qu’on propose sont prises sur le temps qui
normalement est destiné aux devoirs donc ça pose des difficultés sup-
plémentaires parce que l’enfant pendant ce temps-là n’peut pas faire
les devoirs, faut qu’il les fasse après en rentrant chez lui et il est tard.
Ça c’est le problème qui, qu’on rencontre le plus souvent. À la rigueur
bon pour les p’tits, les parents peuvent trouver ça intéressant quoi si ça
leur laissait l’temps de faire leurs devoirs… » (Responsable d’associa-
tions « péri-scolaires »)
Autour des activités « péri-scolaires » sont ainsi confrontés deux
points de vue opposés, voire antagoniques. La résistance des
parents consiste à tenter d’imposer que la priorité soit donnée au
travail scolaire ou à limiter strictement la participation de leurs
enfants au seul temps de l’« aide aux devoirs ». Dans un centre
social où les deux heures de l’activité « péri-scolaire » sont décou-
pées en une heure de travail scolaire suivie d’une heure d’anima-
tion, plus d’un tiers des parents viennent chercher leurs enfants dès
que l’heure des devoirs est terminée. D’autres exigent que les
devoirs soient finis avant que les enfants ne passent à d’autres acti-
vités. Nous avons assisté à deux scènes au cours desquelles des
mères interpellent vivement l’animatrice et lui demandent pourquoi
leur enfant est rentré à la maison sans avoir fini ses devoirs, décla-
rent qu’elles ne veulent pas que l’animatrice laisse « jouer » leurs
enfants tant que le travail scolaire n’est pas achevé correctement.
L’une d’entre elles ajoute à ses propos la menace de retirer son fils
de l’« aide aux devoirs » et de le mettre à l’étude de l’école.
L’exigence est claire, c’est une exigence de travail scolaire, d’aide
aux devoirs que les parents ont des difficultés à assurer, et les
parents font entendre leur mécontentement dès qu’un relâchement
apparaît dans ce domaine.
« Mme Z. : Des fois moi des euh quand je pars tout seul, j’l’ai parlé [à
l’animatrice], elle m’a dit “oui l’a travaillé, il est fini son devoir”. Des
fois y rentre il a pas fini les devoirs, j’ai dit euh l’autre fois j’ai dit
“regarde toi tu dis toujours il est fini les devoirs aujourd’hui il a pas
fini.” Ah elle m’a dit “bon”, j’ai dit “oui. Elle a pas fini son devoirs,
elle est fini à la maison”. Elle m’a dit “je sais rien”.
Sociologue : Vous vous aimez mieux qu’ils finissent les d’voirs euh là-bas ?
Mme Z. : Ben oui. Ben oui j’espère, quand l’a fini les devoirs y pas
compris euh comprend mieux là-bas. C’est pas comme c’est ici. Et
Smara elle fait les devoirs, elle aussi deux fois elle est restée toute
seule… Y a personne qui lui aide à ses devoirs. » (Mère sans emploi,
père O.S., 5 enfants)
« Mme B. : C’est pas bien, même ici [au centre social] euh… c’est pas
qu’c’est pas bien. Des fois elle écrit, faux, c’est pas juste. J’lui
explique, des fois je déchire la feuille. Et ben j’lui explique comme ça
elle recommence encore euh… même au centre elle finit pas hein.
Sociologue : Ah oui ?
Mme B. : Des fois elle finit pas. Cette année euh elle finit pas. Euh…
l’année passée c’était mieux que cette année.
« RÉSISTANCES » 263

Sociologue : Qu’est-ce qu’ils font, parce qu’ils vont trop vite aux, aux
jeux, ou\
Mme B. : \je sais pas, peut-être euh… ils se précipitent un peu pour
euh… aller au cirque. Ils profitent aussi, dix minutes d’avance ou
quelque chose comme ça, pour aller au cirque, c’est pour ça… ça ils
s’en occupent moins, que l’année passée. Par rapport ma fille qu’elle
est faible, cette année, c’est mieux elle travaille mieux ici au centre par
rapport à l’année passée. Mais les devoirs jamais ils étaient finis ici au
centre, jamais été finis.
Sociologue : D’accord. Mais là vous allez, vous allez continuer à les
laisser aller à l’aide aux devoirs, même si c’est…\
Mme B. : \cette année, faut que je continue, je finissais, mais l’année
euh, prochain, j’pense pas. » (Mère sans emploi, père O.S., 5 enfants)
Les parents ont un moyen pour résister à l’animation et obtenir
que le travail scolaire soit pris en considération par les animateurs,
c’est la menace de retrait ou le retrait de leurs enfants des activités
« péri-scolaires ». Plusieurs travailleurs sociaux font ainsi l’expé-
rience d’une chute brutale des effectifs lorsque, par exemple à la
rentrée scolaire, ils ne proposent plus d’« aide aux devoirs » mais
seulement des activités « ludiques » ou d’« expression ».
« Dans les activités d’éveil on n’a pas l’accord des familles, parfois
elles nous retirent les enfants parce que on ne fait pas les devoirs… »
(Animatrice d’association d’aide à la scolarité)
En outre, les parents attendent une réelle amélioration des résultats
scolaires qui doit se manifester pas des notes qui s’élèvent, par le
non redoublement, par le maintien dans le cursus des études géné-
rales et l’évitement de la relégation dans les classes spécialisées ou,
pour les collégiens, de l’« orientation » vers le lycée professionnel.
Or, « il ne se produit pas au cours du cycle de ruptures remar-
quables entre le niveau de l’élève et les résultats qu’il obtient »15.
Certes, les animateurs, quelques enseignants signalent des change-
ments de comportement à l’égard de l’école d’une partie des élèves
participant au « soutien scolaire », mais ni les trajectoires scolaires,
ni les résultats scolaires ne sont véritablement modifiés. La décep-
tion des parents est souvent grande lorsque l’évolution de la scola-
rité ne répond pas à leurs espoirs. Ils reprochent alors aux tra-
vailleurs sociaux de ne pas avoir réussi à résoudre les difficultés
scolaires de leur enfant. Les plus déçus sont conduits à ne pas réins-
crire ou à retirer leurs enfants des activités « péri-scolaires », celles-
ci ayant perdu tout leur sens et leur intérêt pour les parents.
« Nous on s’est rendu compte quand on proposait le soutien scolaire,
les parents pour eux le soutien scolaire c’était un peu le remède miracle
et à la limite y’a eu des réactions de certains parents quand les enfants
n’avaient pas progressé à l’école ben qu’étaient d’accuser euh les gens

15. F. Bonvin, Les Cycles d’animation périscolaire, FORS, 1983, p. 81.


264 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

du centre social en leur disant euh j’exagère un peu mais “c’est un peu
de votre faute vous avez pas fait votre boulot”. Ça facilitait entre guille-
mets la démission des parents. » (Animateur centre social)
« Oui, disons que on a effectivement euh des gamins qui ne reviendront
pas l’année d’après. Effectivement y’a des gamins, en particulier je
pense à trois élèves de sixième de l’an dernier et pourtant c’était avec
une monitrice qui était très très compétente, c’était même un parent
d’élève mais euh, elle pouvait pas en faire euh, rendre intelligents les
gamins et c’est vrai que bon ils sont passés en cinquième au bénéfice,
enfin à la demande des parents, au bénéfi, pas au bénéfice de l’âge
mais, le conseil de classe avait dit redoublement et c’est vrai que les
parents n’ont pas réinscrit leurs enfants, quoi. [silence] Mais pourtant
y’avait eu un contact affectif très important dans ce groupe, hein. »
(Assistante sociale scolaire)
Dans le même sens, les parents ne veulent pas que leurs enfants
soient trop rapidement exclus du système scolaire « normal »,
qu’ils soient orientés en lycée professionnel par exemple. Ils espè-
rent que l’« aide aux devoirs » permettra de l’éviter. Pourtant ils
sont déçus non seulement parce que l’« aide aux devoirs » ne per-
met pas toujours aux élèves de se maintenir scolairement au niveau
exigé pour la poursuite des étude générales, mais aussi parce que
les travailleurs sociaux ayant bien assimilé le fonctionnement et les
catégories scolaires sont au fond d’accord avec l’école sur l’inca-
pacité des enfants à poursuivre des études longues. La déception
des parents quant aux résultats du « soutien scolaire » n’entraîne
pourtant pas une large désaffectation de ces activités. Face aux dif-
ficultés scolaires auxquelles sont confrontés leurs enfants, le « sou-
tien scolaire » demeure une des rares ressources pour une partie des
familles populaires. Nombre d’entre elles s’« accrochent », espé-
rant que le travail effectué finira par être payant au plan scolaire. En
même temps, les parents continuent à réclamer de l’aide scolaire et
à rechigner devant les activités d’animation. La résistance des
parents pour obtenir que les travailleurs sociaux privilégient l’aide
directe à la scolarité n’est pas sans quelques succès. En de nom-
breux cas, les travailleurs sociaux maintiennent du « soutien sco-
laire » ou le rétablissent, créent des activités d’« aide aux devoirs »
pour pouvoir continuer à agir sur les membres des familles popu-
laires. Les parents exercent ainsi une contrainte sur les travailleurs
sociaux, obligés de faire du « scolaire » alors qu’ils estiment qu’ils
devraient plutôt consacrer leur temps à travailler sur le comporte-
ment de l’enfant, son rapport au temps, son « affectif », etc. « Mais
là nous sommes obligés encore de faire cette aide aux devoirs pour
sécuriser et les parents et les enfants. » (Animatrice activités « péri-
scolaires » en « pied d’immeubles »). La ressource des travailleurs
sociaux reste alors de se saisir des préoccupations scolaires des
parents pour tenter d’imposer des pratiques ayant davantage pour
« RÉSISTANCES » 265

objectif de modifier la socialisation des enfants que d’améliorer les


résultats scolaires et de convertir les parents à ces pratiques éduca-
tives. Il y a là plus qu’un malentendu entre parents et travailleurs
sociaux. Il s’agit d’une utilisation, d’un détournement des attentes
des parents. Cependant, à la « ruse » des travailleurs sociaux répond
la « ruse » des familles populaires qui s’approprient l’« aide à la
lecture » ou l’« aide aux devoirs » en en limitant l’impact à la sco-
larité des enfants et en détournant les activités « péri-scolaires »
vers leurs propres logiques.
Au fond, il y a plusieurs logiques de résistance des parents aux
activités « péri-scolaires » les moins directement centrées sur l’aide
à la scolarité, comme aux activités de l’école qui s’écartent des
apprentissages scolaires proprement dits : ils refusent des actions
dont ils ne voient pas le sens et surtout qui détournent les enfants
de la scolarité et du travail scolaire ; ils ne voient pas à quoi servent
les jeux et autres animations pour la réussite scolaire de leurs
enfants, notamment parce que cela vient contredire leur logique qui
dissocie travail et jeu et associe réussite scolaire à travail ; ils résis-
tent objectivement à la transmission d’autres goûts, d’autres habi-
tudes, d’autres manières de voir la vie, le monde, opposées au mode
de vie familial, à la « culture » familiale.

III – RÉSISTANCES AUX CONSÉQUENCES NÉGATIVES DES DIFFICULTÉS


SCOLAIRES

1. La peur de la stigmatisation liée à l’« orientation » des enfants


en « échec »
Un grand nombre de parents des quartiers populaires sont confron-
tés aux conséquences des difficultés scolaires de leurs enfants, que
ces conséquences soient une prise de retard scolaire, une sortie pré-
maturée des études générales ou, plus grave, une « orientation »
vers des classes spécialisées pour les « anormaux d’école » et une
prise en charge psychologique. Les décisions de ce type sont
vécues douloureusement par les parents, non seulement parce
qu’ils voient s’éloigner les espoirs qu’ils avaient placés dans la sco-
larité de leurs enfants mais également parce qu’ils les vivent
comme une stigmatisation de l’enfant et de la famille tout entière.
Une grande partie des parents acceptent les décisions ou les propo-
sitions d’« orientation » ou d’actions de remédiation que leur sou-
mettent les enseignants. Ils les acceptent, non sans de fortes réti-
cences, parce qu’ils ne se reconnaissent pas le pouvoir et la
compétence de décider de l’avenir scolaire des enfants ainsi que ce
père l’exprime :
266 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

« C’est pas, la décision elle est pas à nous… C’est pas nous qui va
décider… Qu’est-ce qu’on sait nous ? » (Père ouvrier chaudronnier,
mère sans emploi, 5 enfants)
Ils les acceptent aussi quand l’accumulation des difficultés sco-
laires les conduit à la résignation. Néanmoins, une partie des
parents, moins importante en nombre mais significative, ne se
plient pas aux jugements ou aux demandes des enseignants, soit en
s’y opposant frontalement, soit en ne répondant pas aux incitations
des enseignants lorsqu’il s’agit de conduire l’enfant chez des spé-
cialistes de la rééducation psycho-pédagogique.
Rappelons que beaucoup de parents se résignent mal aux redou-
blements de leurs enfants et tentent d’obtenir le passage dans la
classe supérieure même quand les résultats scolaires sont notoire-
ment insuffisants. Ils s’opposent alors aux enseignants qui, se fon-
dant sur les catégories pédagogiques de jugement et de classement,
craignent à la fois que l’enfant ne parvienne pas à suivre la classe
supérieure et qu’il constitue un obstacle ou une gêne pour l’ensei-
gnant de cette classe. Pour les parents, le redoublement est un échec
et une honte ainsi que nous l’avons évoqué.
« Par exemple, ils veulent, le fait qu’on fasse redoubler, enfin qu’on
d’mande à un enfant de, de rester dans la même classe, ils ont du mal
à l’accepter parce qu’ils le vivent comme un échec, enfin comme tout
l’monde hein j’crois que… mais p’t-être encore plus ici euh… »
(Institutrice CE2, 28 ans d’ancienneté)
« Sociologue : Et quand elle a redoublé là, on vous avait demandé
votre avis ou ça s’est passé comment ?
Mme Z. : Non, on m’a pas demandé justement mon avis, c’est parce
que j’avais expliqué à la maîtresse, bon ben les problèmes que que
j’avais euh relativement avec elle et tout. Et euh la maîtresse là-bas elle
n’a rien voulu savoir. Parce que c’est vrai que elle m’a dit, elle est, elle
est, c’est vrai qu’elle est très gentille, elle euh, quand elle veut tra-
vailler, elle travaille mais seulement bon euh comme j’vous dis elle est
têtue. (…) Et on m’a pas demandé mon avis parce que moi quand
c’était euh, quand elle avait, avant qu’elle redouble parce qu’elle
m’avait dit la maîtresse, j’lui ai dit “non, vous savez très bien qu’elle a
qu’elle peut travailler quand”, alors elle m’a dit “non non j’préfère
la”, alors donc j’l’ai enlevée carrément d’là-bas parce que… elle m’a
dit “si tu m’laisses là-bas j’travaille pas”. » (Mère femme de ménage,
divorcée, 2 enfants)
De la même manière, une partie des parents de collégiens
essaient de s’opposer à l’« orientation » en lycée professionnel, sur-
tout après la classe de cinquième parce que cette orientation est
vécue comme un échec. Les travailleurs sociaux et les enseignants
ont beau entreprendre de les convaincre que c’est une « solution
positive » parce que « ça correspond mieux aux capacités de l’en-
fant », les parents, même parmi les moins informés, se rendent bien
compte que l’« orientation » n’est envisagée que pour les élèves
« RÉSISTANCES » 267

ayant de grosses difficultés scolaires, ne pouvant pas poursuivre


plus avant. Le système scolaire lui-même fait apparaître la logique
du passage en lycée professionnel et produit lui-même le sentiment
d’échec. Les parents refusent aussi l’« orientation » en lycée pro-
fessionnel par peur de la délinquance. L’image des lycées profes-
sionnels donnée par les médias, les enseignants… est celle d’un
foyer de violence et de délinquance, et pour les parents le lycée pro-
fessionnel est porteur de risques sociaux tout autant que d’impasse
scolaire. On peut sans doute ajouter que l’image sociale du lycée
professionnel vient ternir l’image sociale du jeune et de la famille.
La résistance des parents se manifeste également par leur très faible
participation aux réunions d’« information » sur l’« orientation »,
organisées par les travailleurs sociaux du quartier avec une associa-
tion de parents d’élèves, car ces réunions sont perçues comme une
incitation à inscrire l’enfant ou à accepter l’« orientation » en lycée
professionnel.
« Ce qu’on fait par contre on les a, on les invite mais va falloir qu’on
fasse autre chose, on les invite à une, une soirée sur l’orientation, hein
sur la scolarité en général, donc on invite la conseillère d’orientation
qui fait déjà le collège, donc qui vient. Mais bon, dans les premières
années où on l’a fait, ça marchait bien, enfin on avait eu pas mal de
parents, et puis vraiment depuis deux ans, les parents ne viennent plus.
On a eu je crois un parent l’an dernier, on a eu des gamins mais on a
eu qu’un parent… On n’a pas trouvé ce qui se passe. Moi je pense que
c’est un, c’est un refus au niveau des parents de, de, d’aller en lycée
professionnel après la cinquième, quoi. Ils n’en veulent pas, c’est vrai-
ment ça. » (Assistante sociale scolaire)
Là où l’opposition des parents est la plus vive, c’est lorsqu’il est
question de placer leur enfant dans une classe spécialisée où l’ins-
titution scolaire relègue ceux qui sont beaucoup trop réfractaires
aux apprentissages et à la discipline scolaires, ceux que l’applica-
tion des catégories scolaires d’évaluation conduit à étiqueter
comme « débiles légers », « instables » ou « caractériels ».
Rappelons que les classes d’enseignement spécialisé sont dominées
statistiquement de manière écrasante par les enfants d’ouvriers et
d’ouvriers les moins qualifiés. Rappelons aussi qu’une grande par-
tie des enfants orientés vers ces classes, le sont tout autant pour leur
comportement mal supporté par les enseignants que pour leurs
« difficultés intellectuelles ». Ce sont « en fait des élèves que
l’école ne tolère plus dans les classes normales »16. Ceci est
confirmé par le discours d’un instituteur à propos d’un enfant placé
en cours d’année en classe de perfectionnement : « il travaillait

16. P. Pinell et M. Zafiropoulos, « La médicalisation de l’échec scolaire. De la pédopsychia-


trie à la psychanalyse infantile », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 24, 1978, p. 36.
268 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

bien jusqu’en février, puis plus rien et il devenait invivable. » Les


enseignants enregistrent beaucoup de refus des parents lorsqu’ils
« proposent » la classe de perfectionnement pour des enfants qu’ils
estiment ne pas pouvoir garder dans une classe normale.
« Ben oui pour ça la la p’tite qui n’a pas voulu y aller l’année passée
la directrice l’avait présentée et les parents ont refusé qu’elle y aille
donc euh la maman a dit j’préfère tant pis elle fera deux cours élémen-
taires euh je préfère qu’elle double toutes ses classes mais j’veux pas
qu’elle aille en perfectionnement. » (Institutrice CE1, 34 ans d’ancien-
neté)
« On a l’même problème avec les classes de perfectionnement. Quand
on explique aux parents qu’la classe de perfectionnement est une classe
pour des enfants qui ont un retard intellectuel, pas seulement un retard
scolaire alors là ça fait énormément peur hein mais c’est de notre
devoir d’expliquer aux parents ce que c’est. Pour pas qu’ils soient sur-
pris après en pensant que l’enfant va rester deux, trois ans là et puis
que ça ira mieux. C’est très très difficile de faire admettre à des parents
l’inadaptation de leur enfant et surtout le déficit intellectuel. » (Psycho-
logue scolaire)
Quelques parents acceptent la classe de perfectionnement uni-
quement parce qu’elle leur est présentée comme une situation pro-
visoire, devant permettre à leur enfant de rattraper son retard et de
rejoindre plus tard une classe normale.
« Sociologue : Vous, vous étiez d’accord pour qu’il aille en classe de
perfectionnement ?
Mme R. : Oui parce que euh, il avait pas travaillé. Il [le directeur de
l’école] m’a dit pour un an ou deux ans, et après je le mets quand
même, normal. Mais cette année j’chais pas comment ça marche, aussi.
Chais pas, euh, parce que cette année quand j’ai demandé sa maîtresse,
elle m’a dit : “si il travaille bien, il, il va monter dans son machin,
j’vais en classe normale. Pour pas, pas, peut-être trois, il va au CM2”.
Mais pour l’moment non, on a pas encore donné la… réponse. » (Mère
sans emploi, père O.S. au chômage, 4 enfants)17
Malgré les discours des enseignants, rares sont les parents qui se
leurrent quant à l’avenir scolaire et social des enfants placés dans
les classes spécialisées. Une des raisons du refus de la classe de
perfectionnement réside dans l’expérience des parents qui ont vu
soit leurs aînés soit d’autres enfants entrer dans cette classe et ne
jamais rejoindre le cursus scolaire normal, sortir de l’école sans
diplôme, sans savoirs exploitables…
« Moi j’ai aussi affaire à des enfants dont les parents sont allés en
classe de perfectionnement. Hein qui sont bien au fait de, de ce que
c’est, alors là y’a un refus total “j’y suis allé, je sais ce que c’est, j’en

17. Il s’avérera par la suite que cette mère confond la classe de CM2 avec la classe de perfec-
tionnement « supérieure », la confusion la conduisant à conserver l’illusion que son fils pourra
reprendre une scolarité normale.
« RÉSISTANCES » 269

veux pas euh”. Hélas ça s’reproduit, le père est allé en classe de per-
fectionnement, le fils va en classe de perfectionnement, c’est vraiment
déroutant… » (Rééducatrice du Réseau d’Aide Spécialisée)
« 1ère institutrice : Sur c’t’année, dans mon CE1 j’avais quand même
quatre gamins qu’avaient refusé soit les tests soit l’orientation en
classe de perf.
Sociologue : Même les tests étaient refusés.
2e institutrice : Oui mais enfin j’ai l’impression qu’c’est depuis, y’a pas
longtemps parce qu’avant ils acceptaient mais ils ont dû s’apercevoir
que ça devait pas changer grand-chose, j’en sais rien enfin moi l’année
dernière ils m’ont dit, ils m’ont dit “non non tout sauf euh, tout mais
qu’ils restent ici euh j’veux pas qu’ils aillent ailleurs”. Euh donc Akim
y va, Akim c’est exactement pareil donc ils ont refusé parce qu’ils ont
pensé que ça n’avait servi strictement à rien aux aînés. » (Institutrices
CP, 24 ans d’ancienneté)
L’inscription d’un enfant dans une classe spécialisée est forte-
ment stigmatisante pour les parents. Elle classe leurs enfants parmi
les perturbateurs et surtout les anormaux, ceux qui ne sont pas
capables d’apprendre. Les parents répugnent à voir leur enfant
mélangé à des enfants réputés débiles ou plus ou moins anormaux.
La résistance à la stigmatisation produite par les classes spéciali-
sées semble d’ailleurs aussi vieille que ces classes elles-mêmes :
L’entreprise n’est pas sans rencontrer d’obstacles et dans certains quar-
tiers les classes acquièrent la réputation de « classes d’idiots ». Ce sont
les directeurs d’écoles et les instituteurs spécialisés qui mènent des
campagnes d’explication sur la « nécessité d’enseigner individuelle-
ment les enfants en retard » et celle de « surveiller les turbulents ».
Certaines familles refusent : « Mais monsieur, mon fils n’est pas
idiot » ; « Monsieur, je n’enverrai jamais mon enfant dans vos écoles
d’apaches ».18
La crainte des classes spécialisées conduit un père qui refuse la
classe de perfectionnement pour son fils à accepter de consulter un
psychologue après s’être assuré que cette démarche n’aurait pas
pour conséquence d’envoyer son fils dans une classe pour « arrié-
rés mentaux » :
« Sociologue : Et vous, vous… vous étiez d’accord pour voir un psy-
chologue ?
M. H. : Ah ben, ouais, ouais. À condition, parce qu’au début j’croyais
qu’ils l’ont, qu’ils vont, y’avait des écoles euh, spéciales pour les…
euh… les… retards mentals. Moi j’ai pas accepté, j’croyais qu’il le,
qu’il allait l’envoyer là. Parce que euh… à première vue, j’ai d’mandé
même au m’sieur, là, je savais pas au début. “Qu’est-ce qu’vous en
dites là, quand, vous voyez un mec, euh, retard mental, ça s’voit sur ses
yeux, ça s’voit sur sa tête, ça s’… c’est, ça s’voit le mec qui est en
r’tard”. “Mais non, non ça n’a rien à voir ça. J’le prends tout seul, p’tit

18. F. Muel, « L’école obligatoire et l’invention de l’enfance anormale », Actes de la recherche


en sciences sociales, n° 1, 1975, p. 73.
270 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

à p’tit, faut qu’il accepte euh… qu’il est grand, qu’il est plus p’tit, c’est
tout”. Là, j’ai accepté.
Sociologue : Sinon vous aviez peur qu’il\
M. H. : \sinon non\
Sociologue : \aille dans une école\
M. H. : \une école spéciale, avec des, des [il fait un signe pour indiquer
qu’il veut parler des “fous”] non, pas d’accord. » (Père ouvrier maga-
sinier, mère sans emploi, 4 enfants)
La peur de la classe de perfectionnement se manifeste encore
quand des parents se précipitent à l’école parce que leur enfant est
pris quelques heures par semaine dans la classe d’adaptation des-
tinée à apporter aux élèves un soutien spécifique ; les parents,
croyant que leur enfant est placé en classe de perfectionnement,
viennent pour s’opposer à cette décision. Le placement en classe
de perfectionnement ne pouvant légalement s’effectuer sans l’au-
torisation des parents, lorsque les enseignants n’arrivent pas à les
convaincre de l’« utilité » de la mesure, ils sont contraints de gar-
der dans les classes normales des enfants qui leur posent problème
parce qu’ils perturbent leur action pédagogique, dérangent le tra-
vail des autres élèves ou obligent l’enseignant à tenir compte
d’écarts scolaires encore plus grands qu’à l’accoutumé. On ne peut
occulter le fait qu’obtenir l’accord des parents pour que leur enfant
aille en classe de perfectionnement ou en section d’éducation spé-
cialisée, c’est réussir à orienter l’enfant vers la solution que les
enseignants estiment être la meilleure pour lui, mais c’est aussi
réussir à ne pas garder dans une classe normale un enfant qui pose
des problèmes aux enseignants, soit par son comportement, soit
parce qu’il exigerait une attention spécifique que l’enseignant, qui
doit mener à bien son programme avec les autres enfants, ne peut
lui accorder. Le refus des parents est une contrainte pour les ensei-
gnants, l’enfant étant vécu comme très perturbant pour la marche
de la classe :
« Mais les parents se sont opposés à c’qu’il aille en perfectionnement.
Comme on a plus que la classe de perfectionnement où mettre ce genre
d’enfants… on est bien obligé d’le garder dans les, dans les structures
normales hein, mais c’est vraiment pas facile tous les jours. »
(Institutrice CM1, 33 ans d’ancienneté)

2. La résistance à la « psychologisation » des difficultés scolaires


Pour les enfants dont le comportement est très éloigné des normes
éducatives scolaires, les enseignants demandent qu’ils soient exa-
minés par le psychologue scolaire et, le cas échéant, qu’ils soient
l’objet d’un suivi psychologique soit à l’école, soit dans un centre
médico-psychopédagogique. La réticence des parents est ici très
grande et ils sont nombreux à refuser ou à tenter de s’opposer à la
« RÉSISTANCES » 271

prise en charge psychologique de leurs enfants. Notons que l’or-


thophoniste, très souvent recommandé par les enseignants en cas de
difficultés d’apprentissage de la lecture, est l’objet du même refus
par une partie des parents qui l’assimilent au psychologue.
« La gosse elle est un peu caractérielle, elle est en danger, l’école a mis
que, elle vient d’une autre école, que la gamine était en danger, ben la
mère a fait semblant de l’emmener l’année dernière, cette année euh elle
a pas du tout euh, elle a fait semblant deux, trois fois euh elle disait “si
si j’suis allée voir un tel, ah ben j’savais plus l’nom”. On a bien vu
qu’c’était un piège hein. Pis après elle nous dit “oh ben la psychologue
m’a dit que elle en voulait plus” parce que la gosse lui a dit “si j’viens
vers vous c’est qu’j’suis folle”, alors elle dit “faut absolument pas me la
ramener”. [rires] Ah la mère elle est fine hein ! Alors du coup elle l’a
plus ramenée, puis on a gardé la gosse en ayant plein, qui s’balance,
qui… Oui elle est, elle est bien bien amochée… C’est pareil, c’est une
drôle de famille quoi… [silence] On sait pas si ça l’aurait aidée ou pas
mais enfin elle a pas essayé hein. » (Institutrice CP, 24 ans d’ancienneté)
« Déjà quand euh… c’est au niveau thérapie, quand c’est une thérapie
euh… euh… enfin, une psychothérapie, c’est un problème euh… oui,
les gens ont peur. Euh… ils disent “non, non, mon gamin il est pas fou”.
Alors on a beau leur expliquer qu’c’est pas du tout un problème de, de
folie, bon, comme Sonia c’est, c’est pas un problème de folie. C’est,
c’est une gamine qui a tout un vécu derrière qui est abominable, et… il
faut que quelqu’un l’aide parce que elle est en souffrance, quoi, c’est
c’que j’explique au père, elle est vraiment en souffrance. Elle a aucun
repère, elle n’a aucun… elle elle n’a pas… de de cadre fixe familial,
donc euh… c’est vrai qu’il faut qu’on fasse quelque chose. Il faut
qu’elle soit suivie, qu’elle soit aidée. Donc pour ça… c’est vrai que y’a
une certaine résistance des parents, qui veulent absolument pas parce
que psychiatre, psychologue c’est pour les fous, donc surtout pas pour
nous. » (Institutrice CM1, 10 ans d’ancienneté)
« Ouais et puis euh, y’a certains parents y’en a qui m’ont dit euh… y’a
un p’tit garçon qui s’exprime très mal, qui parle très mal et euh…
j’avais d’mandé euh… d’aller justement voir l’orthophoniste, le père a
a refusé parce que ça f ’sait partie d’autre chose que l’école et ça d’vait
être, que il allait être remis en cause. Comme l’orthophoniste c’était au
centre médico-social, il verrait son fils, euh mais aussi le psy. Il a
refusé. » (Institutrice classe d’adaptation, 24 ans d’ancienneté)
L’hostilité des parents est due, comme pour la classe de perfec-
tionnement, à la peur de la maladie ou du retard mental, qu’ils
associent à tout traitement psychothérapeutique, et à la stigmatisa-
tion qui les accompagne. Elle s’inscrit également dans un refus
que la famille soit désignée comme responsable des difficultés
scolaires, les parents percevant, confusément pour certains, que la
recherche de causes psychologiques aux difficultés scolaires de
leur enfant va de pair avec une désignation de la famille comme
source des problèmes. Le refus du psychologue et même de l’or-
thophoniste prend déjà sens dans cette résistance des parents aux
discours des enseignants qui cherchent a priori les causes des pro-
272 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

blèmes scolaires des enfants dans la vie familiale ou les pratiques


des parents.
« Sociologue : Donc, quand les enfants ont des difficultés, vous avez
l’impression qu’on les aide pas assez, si j’ai bien compris ?
Mme D. : Moi, j’dis oui. Parce que des fois on… moi j’attends, et soi
disant c’est nous qu’on comprend pas nos enfants, mais moi comme
j’lui dis, j’sais pas lire, j’sais pas écrire, j’suis jamais allée à l’école,
comme j’ai dit, à madame C. même, faut pas m’en vouloir, hein, aux
parents, les parents ils sont pour rien. Si on a mis nos enfants à l’école,
c’est eux qui doivent leur apprendre aux enfants. Et nous, on fait
d’notre côté un petit peu aussi, on, on essaie d’les aider un p’tit peu.
Mais normalement ça s’passe tout à l’école. » (Mère femme de ménage
sans emploi, divorcée, 3 enfants)
« On pourrait p’t-être plus les aider, oui, c’est sûr. Ah ouais, parce
qu’ils… ils mettent toute la responsabilité sur la… les parents. » (Père
ouvrier magasinier, mère sans emploi, 4 enfants)
« Sociologue : Mais quand euh quand un enfant commence à avoir des
des difficultés vous pensez qu’à l’école on les on les aide bien ou\
M. T. : \l’enfant qu’est en difficulté euh y retourne vers la orthopho-
niste, vers l’enfant qu’est psychologie y euh, euh l’enfant qu’est-c’qu’il
a dans la tête, qu’est-c’qu’il pense, regarde pas la télé bon l’enfant y
dort. Y pense que ça. Et l’enfant y il est pas rien dans son cerveau, il
peut aller\
Sociologue : \c’est-à-dire qu’vous vous dites dès qu’y a dès qu’y a des
problèmes à l’école euh les maîtres y pensent ou que c’est c’est\
M. T. : \voilà\
Sociologue : \des problèmes psy, euh dans l’cerveau, des problèmes
psychologiques\
M. T. : Ouais pourquoi y oublie pourquoi il est pas dans l’état-là, pour-
quoi euh y suit pas ça pourquoi l’oublie, pourquoi ça. Il dit “ça va pas,
c’est la tête, c’est, pis c’est les parents y font pas, pas bien alors la tête
ça va pas”. [silence] J’ai am’né Salah l’orthophoniste. J’ai am’né euh
et ça donne rien. J’l’ai fait deux ans d’orthophoniste. Bon l’orthopho-
niste y prend du, y faut comprendre tout doucement l’alphabet d’abord,
mais, elle regarde sa cerveau, elle regarde comme un psychologique,
voilà. » (Père O.S., mère sans profession, 5 enfants)
Ces parents, qui ne comprennent pas que lorsque les enfants ont
des problèmes scolaires les enseignants ont tendance à chercher
d’abord des troubles psychologiques ou à se demander si la vie de
famille est convenable pour la scolarité de l’enfant, retournent à
leur façon le questionnement en considérant que c’est le rôle de
l’école d’enseigner aux enfants et que ce sont les méthodes de
l’école qui sont à incriminer. En récusant ce qu’ils vivent comme
une mise en cause de leurs pratiques et en rappelant que pour eux,
c’est la fonction de l’école et le rôle des enseignants de parvenir à
instruire leurs enfants, les parents essaient d’opérer, sinon une sorte
de retournement du stigmate bien difficile à réaliser dans un rapport
de forces symbolique aussi défavorable, du moins une tentative de
dénégation du stigmate. De plus, en rappelant l’école à ses respon-
« RÉSISTANCES » 273

sabilités dans les apprentissages scolaires, les parents montrent


qu’ils n’associent pas spontanément ces derniers à l’état psychique
de l’enfant ou aux relations à l’intérieur de la famille. Pour eux, les
apprentissages scolaires relèvent du travail scolaire et les difficultés
dans ce domaine sont dues soit aux méthodes de l’enseignant, soit
à l’absence de travail de l’enfant, soit à l’absence d’aide pour l’en-
fant. Remédier aux difficultés scolaires suppose donc d’agir sur le
travail scolaire et, le plus souvent, d’accroître celui-ci. D’ailleurs
quelques parents acceptent la prise en charge de leur enfant par des
orthophonistes, ou plus rarement des psychologues, mais en l’in-
terprétant comme du travail scolaire supplémentaire. Il s’agit de
faire travailler un peu plus l’enfant pour qu’il apprenne mieux.
L’intervention du psychologue scolaire n’est acceptée que parce
qu’elle est perçue comme un moyen de travailler davantage et non
pas comme un traitement de troubles mentaux. Le travail de l’or-
thophoniste sur la prononciation ou l’élocution de l’enfant devient
pour les parents un travail d’apprentissage des lettres ou des mots :
« Avec l’orthophoniste, il a, il a appris tout l’alphabet, hein et pis les
sons tout ça hein… » (Mère assistante maternelle, père aide-cuisinier, 2
enfants).
Les parents opèrent ici un détournement de sens en traduisant l’ac-
tion de l’orthophoniste ou du psychologue dans l’ordre des catégo-
ries populaires de perception de l’apprentissage scolaire. Le plus
souvent, les parents ne retrouvent pas dans les pratiques de l’ortho-
phoniste et surtout du psychologue les catégories de travail, de
sérieux qu’ils associent aux apprentissages scolaires, ce qui les
conduit d’autant plus à résister à la prise en charge de leurs enfants.
« Psychologue : Et souvent les gens ici ils confondent le centre social
où y’a une aide aux devoirs, où on prend les enfants l’mercredi pour les
activités et le centre médico-psychologique, alors ils ne voient pas la
relation avec l’école dans c’qu’on fait au centre-médico psychologique,
on leur d’mande pas les cahiers, on leur fait pas passer des tests, on
n’fait rien de scolaire\
Rééducateur : \ils font des dessins\
Psychologue : \ils font des dessins\
Rééducateur : \c’est une des, une des critiques\
Psychologue : \y’a qu’des entretiens et alors vraiment ils ne voient pas
pourquoi on les envoie là, quelle liaison entre l’école et la psychothé-
rapie. » (Membres du Réseau d’Aide Spécialisée)
Les méthodes des psychologues déroutent les parents : pourquoi
faire des dessins quand on n’arrive pas à apprendre à lire ?
Etrangers aux catégories d’analyses des praticiens de la psychopé-
dagogie, les parents des familles populaires ne peuvent établir un
lien entre la psychothérapie ou la rééducation et les problèmes
d’acquisition des savoirs que rencontre leur enfant. Au fondement
du refus ou de l’abandon de la prise en charge psychopédagogique
274 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

se trouve « la discordance entre la demande des parents, d’ordre


scolaire, et le type de réponse que fournit l’institution »19. Les
auteurs poursuivent :
Dans la mesure où parents et enfants ne viennent évidemment pas
d’eux-mêmes avec une démarche de type analytique, les praticiens du
CMPP20 ne peuvent se contenter d’une écoute spécialisée. Ils prennent
alors la place de questionneurs à la recherche du conflit relationnel dont
ils supposent qu’il est à l’œuvre dans le noyau familial, responsable de
la « souffrance » de l’enfant et du symptôme d’échec scolaire présenté.
Ce questionnement des familles est d’autant plus mal accueilli par les
intéressés qu’ils ne saisissent absolument pas de manière spontanée le
rapport qu’il peut y avoir entre la cause de leur démarche (le problème
scolaire) dictée le plus souvent par l’école et le type de question qui leur
est posé.21
Outre l’impossibilité à établir une liaison entre les difficultés sco-
laires et le type d’investigation des psychologues, les parents vivent
la situation de l’entretien psychologique comme une sorte de viola-
tion de leur intimité et de leur histoire familiale. Pas préparés à faire
de leur vie, de leurs relations familiales, de leurs sentiments, un
objet d’analyse, les membres des classes populaires ne peuvent que
trouver déplacées et choquantes les questions qui leur sont posées.
Ainsi, des parents refusent de retourner au centre médico-social du
quartier parce que l’utilisation de méthodes de groupe leur donne
l’impression d’être jugés, « comme au tribunal ». On mesure l’ir-
réductibilité des points de vue et la violence symbolique que le
questionnement psychologique exerce sur les parents des familles
populaires en évoquant le cas de cette mère qui arrête de conduire
son fils chez le psychologue parce qu’elle trouve scandaleux et
injurieux que celui-ci puisse laisser entendre qu’elle est amoureuse
de son propre père.
La résistance aux actes de remédiation proposés ou imposés par
l’institution scolaire est multiforme. Elle a pour fondements à la
fois le refus de la stigmatisation et du marquage que produisent ces
actions et l’inconciliabilité de la démarche psychopédagogique
avec les logiques populaires. Plus globalement, la résistance à la
situation produite par les difficultés scolaires ou l’« échec sco-
laire » peut être vue comme un refus des impositions symboliques
et matérielles produites par la situation scolaire, un refus du clas-
sement social par l’école et une lutte contre ce classement, pour
que les enfants ne soient pas exclus des voies les plus « porteuses »
de la scolarité. Là encore, c’est une manière de ne pas jouer le jeu
scolaire, de ne pas en accepter les règles, les règles qui sont appli-

19. P. Pinell et M. Zafiropoulos, « La médicalisation… », op. cit., p. 45.


20. Centre Médico-PsychoPédagogique.
21. P. Pinell et M. Zafiropoulos, « La médicalisation… », op. cit., p. 45.
« RÉSISTANCES » 275

quées aux « perdants », à ceux que les dispositions, l’arbitraire cultu-


rel ne prédisposent pas à « réussir », à « gagner » dans le jeu scolaire…

IV – CONCLUSION : UNE RÉSISTANCE QUI STIGMATISE

Aux résistances frontales à quelques-unes de leurs actions aux-


quelles enseignants et travailleurs sociaux doivent faire face, il faut
ajouter les détournements de sens, les ré-interprétations qui trans-
forment les actions scolaires et « péri-scolaires » et dont le principe
se trouve dans l’appropriation des logiques scolaires par les
logiques populaires. Enseignants et travailleurs sociaux doivent eux
aussi « faire avec » les résistances et les « ruses » de la raison popu-
laire. Cependant, même si la résistance des parents complique la
tâche des enseignants et des travailleurs sociaux et demande un
accroissement du travail d’imposition du mode scolaire de sociali-
sation, leur position dominante dans les relations avec les familles
populaires urbaines leur permet de rester le plus souvent maîtres du
jeu et de ne pas être fondamentalement remis en question par les
échecs ou les limites de leur action sur ces familles.
En effet, les refus ou les appropriations non conformes des
familles populaires sont nécessairement perçus par les enseignants
et les travailleurs sociaux comme des manifestations supplémen-
taires de la non conformité des familles au mode scolaire de socia-
lisation et comme une justification de leurs tentatives de conversion
de ces familles. L’appropriation non conforme, non légitime, de
l’école et des enjeux scolaires est toujours perçue comme mauvaise
appropriation. Ainsi, la résistance contribue un peu plus à la stig-
matisation des familles populaires. De la même manière qu’Erving
Goffman parle, à propos des malades mentaux, des actes d’adapta-
tion ou de résistance à l’institution asilaire qui sont inévitablement
interprétés comme des signes ou des symptômes de la pathologie du
malade mental22, tous les actes de refus, toutes les appropriations
non conformes sont interprétés comme signes d’inadaptation, d’in-
capacité à comprendre l’importance éducative de l’action des ensei-
gnants et des travailleurs sociaux. À la manière de l’assistante
sociale étudiée par Jeannine Verdès-Leroux, (« rationalisant son
intervention dans les termes positifs de l’aide, l’assistante sociale ne
peut que voir dans ces refus, critiques et réticences, un signe de plus
d’inadaptation »23), les enseignants et les travailleurs sociaux ne peu-
vent voir dans les refus des parents qu’attitudes incohérentes, inca-
pacité à comprendre les intérêts de leurs enfants, archaïsme, etc.

22. E. Goffman, Asiles, Minuit, 1968.


23. J. Verdès-Leroux, Le Travail…, op. cit., p. 241.
Conclusion

Nous espérons avoir suffisamment montré qu’il ne s’agissait pas au


cours de cette recherche de prendre position pour les logiques sco-
laires ou pour les logiques des familles populaires, ni de prendre
position pour les enseignants et les travailleurs sociaux ou pour les
familles populaires. Nous avons au contraire tenté de croiser les
points de vue et les perspectives afin de rendre intelligible la
confrontation inégale de pratiques et de logiques souvent antino-
miques. Nous avons insisté sur le fait que les pratiques, les percep-
tions positives ou négatives des uns et des autres devaient être réfé-
rées à leurs conditions sociales de production et considérées
comme sociologiquement nécessaires eu égard à celles-ci et aux
relations dans lesquelles elles sont produites. Soulignons encore au
moment de conclure que les êtres sociaux dont nous avons étudié
les relations sont pris dans une série de contraintes sociales pro-
duites par la scolarisation et les relations qu’elle implique.
La première contrainte pour les familles populaires est celle de
participer, plus ou moins, à un jeu dans lequel elles sont infériori-
sées. D’une part, la scolarisation des enfants produit nécessaire-
ment des effets sur l’ensemble de la famille et les parents sont
inévitablement impliqués dans le jeu scolaire, qu’ils le veuillent ou
non. D’autre part, la scolarisation apparaît bien à la quasi-totalité
des parents comme la seule possibilité pour que leurs enfants
échappent aux conditions familiales d’existence ou à des conditions
pires, telles qu’une précarisation encore plus grande ou le glisse-
ment vers l’illégalisme et la désignation comme « délinquant ». La
situation de scolarisation qui s’impose aux familles populaires est
une situation qui suppose de jouer un jeu que les familles ne maî-
trisent pas (ou très mal), pour lequel les dispositions de leurs
membres, le mode de vie familial, les pratiques socialisatrices ne
sont pas adéquates. Elle est également une situation à risques pour
les familles populaires. Le risque est bien sûr que la trajectoire ou
les résultats scolaires des enfants ne répondent pas aux attentes, ne
comblent pas les espoirs. Le risque est aussi que la scolarisation
278 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

agisse négativement sur la cohésion familiale, par les contradic-


tions entre enfants et parents qu’elle peut générer ou par les pertur-
bations que les difficultés scolaires produisent dans la vie familiale.
Enfin, la scolarisation est une situation à risques parce que la mise
en relation des membres des familles populaires et de leurs pra-
tiques avec des êtres sociaux aux pratiques légitimes est toujours
susceptible d’entraîner une stigmatisation des familles et de leurs
pratiques, une désignation comme familles « à problèmes » ou
« inadaptées », désignation dont les effets ne sont pas uniquement
symboliques mais peuvent être pratiques, lorsque par exemple les
familles sont l’objet d’enquêtes administratives sur leur mode de
vie ou les relations entre parents et enfants. En outre, dans les rela-
tions avec l’école et les agents de scolarisation, les familles popu-
laires sont aujourd’hui toujours plus ou moins sommées de trans-
former leurs pratiques, la forme des relations avec les enfants, etc.,
c’est-à-dire d’aller à l’encontre des logiques qui sont les leurs et qui
sont le produit des conditions d’existence, des trajectoires fami-
liales, de l’histoire des familles populaires.
Le problème pourrait se résumer simplement si l’on pouvait
écrire que les familles populaires sont confrontées à l’alternative
suivante : ou bien se soumettre aux logiques dominantes, aux
logiques scolaires et donner ainsi à leurs enfants le maximum de
chances de réussir à l’école ; ou bien résister et tenter de préserver
leurs propres logiques mais du même coup risquer de contribuer un
peu plus à l’exclusion de leurs enfants du jeu scolaire, en tout cas
du « jeu gagnant ». Mais ce n’est pas si simple car il ne suffit pas
de jouer le jeu de l’école pour jouer gagnant. Ce n’est pas simple
non plus parce que la manière dont les familles populaires s’appro-
prient les pratiques et les règles de l’école est sociologiquement
fonction de leurs propres logiques profondément ancrées dans
l’histoire et les dispositions, socialement produites, des membres
des familles populaires. Ainsi les familles, en tentant de se saisir
des questions de la scolarité, ont toutes les chances de s’en saisir
selon des modalités non conformes aux exigences scolaires et ainsi
d’être renvoyées du côté de l’incompétence éducative par les déten-
teurs de la légitimité pédagogique.
Que les enseignants et les travailleurs sociaux soient dans une
position dominante dans les relations avec les familles populaires
ne signifie pas que ces relations ne sont pas contraignantes pour
eux. Les enseignants sont confrontés à des enfants qui ne présen-
tent pas toujours toutes les dispositions nécessaires à leur scolari-
sation et à des familles qui ne « fournissent » pas toujours des
enfants scolarisables. Les difficultés qu’ils rencontrent pour obtenir
le matériel pour l’école, pour que le travail scolaire soit réalisé,
pour obtenir que les enfants participent aux classes vertes et aux
CONCLUSION 279

sorties… sont autant de contraintes sur le travail des enseignants


qui les obligent à modifier peu ou prou leurs pratiques pédago-
giques. Le fait de ne pas avoir affaire à des interlocuteurs qui par-
lent le même langage que le langage pédagogique et qui adoptent
des pratiques analogues aux pratiques scolaires, complique singu-
lièrement la tâche des enseignants. Si les contraintes sur les tra-
vailleurs sociaux semblent moins fortes parce qu’ils ne sont pas pris
directement entre les obligations imposées par l’institution scolaire
aux enseignants et les pratiques des familles populaires, il reste que
leurs pratiques doivent fortement tenir compte des familles et
notamment de la demande d’aide directe à la scolarité et au travail
scolaire. Il reste également que loin d’imposer sans obstacle leurs
manières de faire à travers les activités « péri-scolaires », ils se
heurtent aux formes de résistance objective et aux appropriations
hétérodoxes de leurs actions par les familles populaires.
Enfin, les enseignants et les travailleurs sociaux, cherchant à
résoudre l’« échec scolaire » et situant la source des problèmes sco-
laires dans les familles, vivent comme une nécessité l’action pour
modifier les pratiques familiales ou pour « éduquer les parents ».
Ils sont ainsi conduits à souhaiter la transformation des familles et
à tenter de modifier les comportements afin, sinon d’améliorer la
scolarité et les résultats scolaires des enfants, du moins d’obtenir de
meilleures conditions de scolarisation. La transformation visée ne
se limite pas au changement de quelques pratiques liées au travail
scolaire ou à l’école. Elle suppose une altération plus profonde des
familles populaires. Les actions en direction des familles partici-
pent d’une tentative de conversion des familles qui les ferait passer
du mode populaire de socialisation au mode scolaire de socialisa-
tion. Il faut prendre garde ici à ne pas placer dans la tête des êtres
sociaux ce que l’analyse met à jour et de ne pas prêter aux ensei-
gnants et aux travailleurs sociaux des intentions ou des objectifs
politiques ou moralisateurs conscients. Pour l’essentiel, c’est en
cherchant à améliorer les conditions de scolarisation qu’ils partici-
pent de tentatives de transformations plus globales et plus pro-
fondes des familles populaires urbaines. C’est dans la lutte contre
l’« échec scolaire » et pour obtenir de meilleures conditions de sco-
larisation qu’enseignants et travailleurs sociaux participent, en
quelque sorte à leur insu, à l’imposition du mode scolaire de socia-
lisation et à une entreprise de moralisation des familles populaires
urbaines.
Les actions de lutte contre l’« échec scolaire » telles qu’elles
sont envisagées dans les quartiers populaires ne peuvent être analy-
sées d’un point de vue sociologique comme se résumant aux objec-
tifs d’amélioration des résultats scolaires des enfants des familles
populaires, de transformation de leurs trajectoires scolaires pour
280 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

leur permettre de quitter l’école avec davantage de titres scolaire-


ment et socialement valables qu’ils n’en obtiennent aujourd’hui. Le
problème social nommé « échec scolaire » relevant pour une part
de la confrontation de modes de socialisation différents, et peut-être
antagonistes, la lutte contre l’« échec scolaire » dans les quartiers
populaires passe par des tentatives de transformation des pratiques
familiales, des modes de vie familiaux et par des tentatives d’assu-
jettissement des familles populaires au mode scolaire de socialisa-
tion. L’action en direction des familles populaires dans le cadre de
la lutte contre l’« échec scolaire » s’inscrit dans une démarche que
l’on peut qualifier de politique au sens où il s’agit de faire en sorte
que les familles populaires soient davantage soumises aux normes
dominantes et au sens où cette action « est liée aux formes d’exer-
cices du pouvoir »1. Elle peut sans doute être appréhendée comme
un moment du « procès de civilisation »2 qui passe en particulier par
l’imposition du mode scolaire de socialisation aux familles popu-
laires qui en sont encore aujourd’hui très éloignées.

1. G. Vincent, L'École primaire française, P.U.L., 1980, p. 265.


2. Cf. N. Élias, La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973, et La Dynamique de
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Table des matières

Introduction .................................................................................. 5

Chapitre 1
LES CONDITIONS SOCIO-HISTORIQUES
DE L’ÉMERGENCE DU PROBLÈME SOCIAL
« ÉCOLE FAMILLE »
DANS LES QUARTIERS POPULAIRES............... 9

I – LE DÉVELOPPEMENT DE LA SCOLARISATION ............................. 10


II – LES CHANGEMENTS DE L’ÉCOLE ET LEURS CONSÉQUENCES ..... 12
1. L’école incontournable .................................................... 12
2. Le maintien des inégalités ............................................... 14
III – L’ÉMERGENCE DE L’« ÉCHEC SCOLAIRE » COMME
PROBLÈME SOCIAL ........................................................................ 15
1. Les inégalités sociales devant l’école problématisées
en « échec scolaire »............................................................. 15
2. L’« échec scolaire » comme enjeu dans les quartiers
populaires ............................................................................. 17

Chapitre 2
LES FONDEMENTS DE LA RECHERCHE ............ 19

I – LE MODE SCOLAIRE DE SOCIALISATION .................................... 21


1. Émergence et caractéristiques du mode scolaire
de socialisation ..................................................................... 21
2. Prédominance du mode scolaire de socialisation ......... 29
II – LES CLASSES POPULAIRES ET LA DOMINATION ........................ 33
1. Les classes populaires dans le monde social ................. 34
2. Pratiques et cultures populaires : autonomie
ou hétéronomie ? .................................................................. 39
III – CONCLUSION : COMPRENDRE LES RELATIONS ENTRE
ENSEIGNANTS, TRAVAILLEURS SOCIAUX ET FAMILLES POPULAIRES .... 48
288 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

Chapitre 3
TERRAIN, MÉTHODE ET ÉCRITURE ................ 53

I – LE TERRAIN ET LA POPULATION ............................................... 53


II – LA MÉTHODE ......................................................................... 55
III – L’ÉCRITURE DE LA RECHERCHE ............................................. 58

Chapitre 4
LA PERCEPTION DES FAMILLES POPULAIRES
PAR LES ENSEIGNANTS
ET LES TRAVAILLEURS SOCIAUX.............. 61

I – LA FAMILLE AU CENTRE DE LA PERCEPTION


DES DIFFICULTÉS SCOLAIRES.......................................................... 65
1. Le « milieu familial » et les difficultés scolaires ........... 65
2. Les conditions familiales de la scolarité ........................ 68
3. Des « carences » du langage à la « pauvreté »
culturelle ............................................................................... 71
4. « Désordre » familial et enfants « perturbés » ............. 74
II – DU HANDICAP SOCIO-CULTUREL À LA SUBSTANTIFICATION
DU HANDICAP ............................................................................... 76
III – DES FAMILLES PERÇUES COMME « CARENCÉES » PARCE
QU’ANTINOMIQUES DU MODE DE SOCIALISATION DOMINANT .......... 79
1. Des familles qui n’« éduquent » pas .............................. 80
2. Une communication non « éducative »
dans un « désert culturel ».................................................. 82
3. Une famille « anormale » qui ne peut éduquer ............ 85
IV – CONCLUSION : UN DISCOURS STIGMATISANT ?....................... 89

Chapitre 5
LES PRATIQUES SOCIALISATRICES
DES FAMILLES POPULAIRES :
DES PRATIQUES NON SCOLAIRES
DE SOCIALISATION.............................. 93

I – DES RELATIONS ET DES PRATIQUES NON PÉDAGOGIQUES .......... 97


1. Des sorties non pédagogiques avec les enfants ............. 97
2. Des « jeux » avec les enfants…..................................... 101
II – UNE AUTORITÉ PARENTALE CONTEXTUALISÉE ET IMMÉDIATE ... 104
1. Limites strictes, surveillance et liberté ........................ 105
2. Des sanctions contextualisées et immédiates............... 114
III – DE QUELQUES TRAITS DE LA VIE DES FAMILLES POPULAIRES ... 120
IV – CONCLUSION ...................................................................... 125
TABLE DES MATIÈRES 289

Chapitre 6
PRATIQUES DES FAMILLES POPULAIRES
ET SCOLARISATION : L’« AMBIVALENCE » ..... 127

I – LA SCOLARISATION CHARGÉE D’ESPOIRS ENTRE RÊVE


ET RÉALISME...............................................................................
129
1. La scolarisation pour « s’en sortir » et ne pas déchoir .... 129
2. Des ambitions « réalistes » pour avoir un métier....... 134
3. Les études longues : un rêve toujours précaire .......... 137
II – FAMILLES POPULAIRES ET SCOLARITÉ : DU SUIVI DISTANT
ET IRRÉGULIER AU SUR-INVESTISSEMENT ..................................... 141
1. Extériorité des incitations au travail et recherche
de résultats concrets et immédiats ................................... 141
2. Du suivi distant à la « sur-scolarisation »
comme modalités d’appropriation de la scolarité .......... 146
III – PRATIQUES PÉDAGOGIQUES ET LOGIQUE DES FAMILLES
POPULAIRES : DES OPPOSITIONS FONDAMENTALES ........................ 161
1. Un rapport « instrumental » à l’école ......................... 161
2. Pour apprendre : la logique du « travail ».................. 165
IV – CONCLUSION ...................................................................... 167

Chapitre 7
FAMILLES POPULAIRES, ENSEIGNANTS
ET ESPACE SCOLAIRE ........................ 171

I – LES INTERACTIONS ENTRE ENSEIGNANTS ET PARENTS ............ 173


1. Les rencontres et les évitements ................................... 173
2. Les raisons de la non venue à l’école ........................... 175
II – DES PARENTS QUI DÉLÈGUENT AUX ENSEIGNANTS ? ............. 183
III – DES APPROPRIATIONS NON CONFORMES DE L’ESPACE
SCOLAIRE .................................................................................... 185
IV – LES RELATIONS DES ENSEIGNANTS AVEC LES FAMILLES
POPULAIRES : UNE DISTANCE CONFORTABLE ?.............................. 198
V – CONCLUSION ....................................................................... 203

Chapitre 8
AGIR SUR LES FAMILLES POPULAIRES ......... 205

I – ATTENTES DES ENSEIGNANTS VIS-À-VIS DES FAMILLES :


UNE « CO-SCOLARISATION »........................................................ 207
II – DES ALLIÉS OBJECTIFS POUR SCOLARISER LES FAMILLES
POPULAIRES ................................................................................ 212
1. Le « soutien scolaire » comme moyen d’action
sur les familles populaires................................................. 213
290 QUARTIERS POPULAIRES : L’ÉCOLE ET LES FAMILLES

2. Les familles populaires comme cibles des animateurs


du « péri-scolaire » ............................................................ 217
3. Les travailleurs sociaux : « médiateurs » ou agents
de scolarisation ?................................................................ 219
III – MODALITÉS ET OBJECTIFS DE L’ACTION SUR LES FAMILLES
POPULAIRES ................................................................................ 222
1. Transformer les pratiques vis-à-vis de la scolarité
et de l’école ......................................................................... 223
2. Introduire d’autres logiques socialisatrices
dans les familles populaires .............................................. 229
3. Subordonner l’aide scolaire au changement de
pratiques ............................................................................. 233
4. Faire accepter l’inacceptable........................................ 236
IV – CONCLUSION ...................................................................... 240

Chapitre 9
« RÉSISTANCES »............................. 243

I – REFUS D’INGÉRENCE ET RÉSISTANCE PASSIVE ........................ 247


II – L’OPPOSITION AUX ACTIVITÉS ÉDUCATIVES QUI
DÉTOURNENT DU TRAVAIL SCOLAIRE............................................ 254
1. Les activités de l’école ................................................... 254
2. Les activités « péri-scolaires » ...................................... 261
III – RÉSISTANCES AUX CONSÉQUENCES NÉGATIVES DES
DIFFICULTÉS SCOLAIRES .............................................................. 265
1. La peur de la stigmatisation liée à l’« orientation »
des enfants en « échec »..................................................... 265
2. La résistance à la « psychologisation »
des difficultés scolaires ...................................................... 270
IV – CONCLUSION : UNE RÉSISTANCE QUI STIGMATISE ................ 275

Conclusion ................................................................................ 277


Bibliographie ............................................................................ 281

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