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ISBN 978-2-200-63572-5
Table des matières
Couverture
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Introduction
Sociologie de l'éducation ou sociologiede l'école ?
Un champ de recherche vivant
Initier à l'« imagination sociologique »…
Orientation bibliographique
Pour une découverte…
Lectures d'approfondissement
PREMIÈRE PARTIE - L'école dans la société
Chapitre 1 - Les politiques scolaires
Une approche socio-historique des finalités et des changements
institutionnels
La laïcité et la place des religions à l'école
L'égalité et la démocratisation de l'enseignement
Efficacité, décentralisation et autonomie des établissements
Une approche analytique du processus de décision, de mise
en œuvre et d'évaluation
Les influences nationales et internationales et l'autonomie
des politiques d'éducation
L'élaboration des décisions et le jeu d'acteurs au niveau
national
Traduction administrative, mise en œuvre, réception
et évaluation des politiques
Conclusion
Orientation bibliographique
Chapitre 2 - Les inégalités de carrières dans le système scolaire
français
Maternelle et primaire, des différenciations précoces
Milieu social et réussite en primaire
Étranger ou Français, garçon ou fille, verseau ou sagittaire…
Un déterminisme social massif ?
Dans le secondaire, des cheminementsde plus en plus diversifiés
Des scolarités inégales, au sein du « collège unique »
Des options à l'orientation, la quête de la distinction
L'accès au baccalauréat et à l'enseignement supérieur
Le bac, oui mais quel bac ?
Que faire de son bac dans l'enseignement supérieur ?
Des inégalités sociales mouvantes, au visage diversifié selon
les pays…
Conclusion
Orientation bibliographique
Chapitre 3 - Les enjeux de la scolarité : trouver un emploi et monter
dans l'échelle sociale
L'école, une voie nécessaire pour trouver un emploi ?
La « rentabilité » du diplôme
Valeur du diplôme et caractéristiques du diplômé
L'école, facteur d'ascension sociale ?
Un modèle structurel de la reproduction sociale
Tel père, tel fils ?
De nouvelles interrogations sur le rôle de l'école
Peut-on parler de dévaluation des diplômes ?
L'insertion s'inscrit dans un marché du travail
Le rôle de l'école à la lueur des comparaisons internationales
Conclusion
Orientation bibliographique
DEUXIÈME PARTIE - Contextes et médiations
Chapitre 4 - L'école entre l'espace local et l'espace national
L'école et l'intégration des sociétés rurales
L'école missionnaire
Maintenir les traditions en introduisant la modernité
La spécificité de l'école rurale aujourd'hui
L'école face à la diversité urbaine
Mobilisation scolaire et réseaux sociaux en milieu urbain
Fabrication et effets de la ségrégation scolaire
Laïcité et prise en compte des différences culturelles
Incivilités et violences dans les établissements
Les politiques éducatives locales
Orientations et tensions normatives dans l'action publique
locale
La coordination et la mobilisation des acteurs locaux
Conclusion
Orientation bibliographique
Chapitre 5 - Les scolarités dans leur contexte
Un « destin scolaire » variableselon l'établissement fréquenté
Des milieux de vie et de travail très divers
Des écoles inégalement efficaces…
Des pratiques d'évaluation et d'orientation diversifiées
Des « effets établissement » qui restent difficiles
à appréhender…
Le déroulement des scolarités dans un contexte institutionnel
Les modes de groupement d'élèves
Le rôle des caractéristiques institutionnelles du système
École publique ou école privée ?
Un contexte plus ou moins riche en possibilités d'études
Conclusion
Orientation bibliographique
Chapitre 6 - Les programmes, les pratiques pédagogiques
et les normes d'excellence
La genèse sociale des savoirs scolaires
Comment se construisent les programmes ?
Quels contenus de formation, pour quels rôles sociaux ?
Sous-jacentes aux contenus, des visions du monde…
La fabrication de la réussite scolaire
Les pratiques pédagogiques, quels effets, sur quels élèves ?
La « fabrication » de l'excellence scolaire
Conclusion
Orientation bibliographique
TROISIÈME PARTIE - Les acteurs de l'éducation
Chapitre 7 - Le métier d'enseignant
Unité et diversité
Instituteurs et professeurs
Féminisation et transformations des origines sociales
Les trajectoires professionnelles
Le choix du métier
La formation initiale
Les carrières enseignantes
L'exercice de la profession
Travail, professionnalisation et compétences
La contextualisation des pratiques et des éthiques
professionnelles
Hiérarchies et coopération entre enseignants
Division du travail entre acteurs scolaires
Autonomie et organisation collective
Les relations avec la hiérarchie et avec les usagers
Le rôle des syndicats et des associations professionnelles
Conclusion
Orientation bibliographique
Chapitre 8 - Les pratiques éducatives des familles
Socialisation familiale et réussite scolaire
La transmission des valeurs
Méthodes et styles éducatifs
Savoirs et savoir-faire transmis dans la famille
L'accompagnement de la scolarité
Les projets scolaires
Le suivi familial de la scolarité
Le choix des établissements
Les parents dans l'école
La relation avec les enseignants
Des usagers du service public d'éducation ?
Les associations de parents d'élèves
Conclusion
Orientation bibliographique
Chapitre 9 - L'expérience des élèves
Le rapport aux études
Projets scolaires et projets professionnels
Le rapport aux savoirs
L'implication dans le travail scolaire
La vie quotidienne dans les organisations scolaires
Apprendre à réussir
La relation avec les enseignants
Les interactions enseignants-élèves dans la classe
La sociabilité et l'intégration dans les institutions d'enseignement
Le rôle des camarades de l'école à l'université
Chahut, déviance et sanctions
La participation au fonctionnement des établissements
et à la vie démocratique
Conclusion
Orientation bibliographique
QUATRIÈME PARTIE - Théories
Chapitre 10 - L'évolution des analyses théoriques sur l'école
L'école reproductrice
Reproduire des valeurs communes
Reproduire des rapports sociaux conflictuels
Des critiques de « l'école reproductrice » à un renouvellement
des perspectives
Le modèle de la reproduction à l'épreuve de l'histoire
L'« héritage culturel » et la réussite scolaire
Des acteurs inconsistants face au poids des structures ?
L'école, espace pour des stratégies d'acteurs
Une approche individualiste des inégalités sociales
Des convergences d'approches dans l'analyse de l'école ?
Vers d'autres perspectives théoriques ?
Conclusion
Orientation bibliographique
Conclusion
Diversification des approches et cumulativité des résultats
La sociologie de l'école, une ressource pour l'action pédagogique
et politique
Bibliographie générale
Index
Introduction
Sociologie de l’éducation
ou sociologie de l’école ?
L’expression « sociologie de l’éducation », couramment retenue par les
sociologues de langue française, est en fait la traduction littérale de
sociology of education, alors que la plupart des travaux menés dans ce
champ concernent les institutions d’enseignement, surtout d’ailleurs les
formations initiales, l’enseignement supérieur constituant de plus un
domaine en général distinct. La formation permanente et, plus largement,
les formes non scolaires d’apprentissage et d’enseignement restent moins
étudiées. Une véritable sociologie de l’éducation, recouvrerait, si on prenait
à la lettre le terme d’éducation, un champ extrêmement vaste, puisque les
mécanismes par lesquels une société transmet à ses membres les savoirs,
savoir-faire et savoir-être qu’elle estime nécessaires à sa reproduction sont
d’une infinie variété. Ce serait en fait une sociologie de la socialisation,
s’intéressant à tous les milieux de vie de l’enfant, voire de l’adulte, et pas
seulement à l’école.
Même si, par commodité, nous utiliserons souvent le terme consacré de
sociologie de l’éducation, c’est bien à la scolarisation que cet ouvrage est
consacré centralement et non à la socialisation, d’où son titre, « Sociologie
de l’école ». Cette expression peut paraître restrictive, dans la mesure où
elle évoque l’image de l’école comme site concret où prend place la
formation. En fait, la sociologie analyse l’école comme une institution,
c’est-à-dire comme un réseau de positions, qui préexistent aux acteurs,
organisées de telle sorte que s’y accomplissent des fonctions sociales plus
vastes, notamment de socialisation, de préparation au monde du travail et
d’intégration sociale. Certes, nous y reviendrons, on conteste de plus en
plus cette conception « classique » de l’école comme institution toute-
puissante forgeant les individus dont la société a besoin. Toujours est-il que
dès lors qu’elle raisonne en termes de fonctions sociales ou de socialisation,
une analyse sociologique de l’école intègre nécessairement certains
phénomènes qui prennent place en dehors d’elle, dans le contexte local ou
dans d’autres instances de socialisation comme la famille.
Quel que soit le terme retenu, il s’agit d’étudier le système scolaire dans
une perspective sociologique. Qu’est-ce à dire ? On ne saurait figer dans
une définition une discipline comme la sociologie, qui se redéfinit sans
cesse, en identifiant de nouveaux objets, en étudiant des processus
jusqu’alors négligés, et aussi en bouleversant en permanence les
« frontières » avec des disciplines voisines comme la psychologie ou
l’économie. Néanmoins, si le champ potentiel de la sociologie est très
ouvert (le lecteur débutant examinera pour s’en convaincre le sommaire
d’un manuel de sociologie générale), le regard que le sociologue jette sur la
réalité sociale n’en est pas moins tout à fait spécifique. Ce regard se veut
objectif – il tente de n’incorporer aucun jugement de valeur –, et il vise à
élucider les mécanismes qui produisent les phénomènes sociaux : il ne
s’agit pas de juger mais de décrire des réalités sociales et d’en comprendre
la genèse.
Pourquoi, par exemple, les enfants appartenant à tel milieu social
réussissent systématiquement mieux que d’autres à l’école ? On s’attend
certes à observer des variations entre les personnes, mais pourquoi ces
variations systématiques entre les groupes sociaux ? Pour le sociologue, les
différenciations sociales de réussite ne sauraient refléter des inégalités
d’aptitudes innées, car on voit mal par quels processus la hiérarchie des
aptitudes coïnciderait de manière aussi étroite avec la hiérarchie sociale. Et
il paraît quelque peu simpliste de penser que les hiérarchies scolaires, les
jugements des maîtres qu’elles reflètent ou les contextes d’apprentissage
inégaux dont elles résultent, notamment, puissent suivre fidèlement la
hiérarchie des aptitudes des élèves… Même si le débat autour des aptitudes
(et leur possible caractère inné) resurgit périodiquement, notamment dans
les pays anglo-saxons (cf. par exemple Marks et Connell, 2021), la
perspective sociologique va privilégier deux grandes directions de
recherche1. D’une part, dès lors qu’on connaît la grande diversité des
environnements familiaux (Lahire, 2019), y a-t-il des pratiques éducatives
familiales qui de fait prépareraient mieux l’enfant aux exigences tant
cognitives que normatives et comportementales de l’institution scolaire ?
D’autre part, puisque c’est dans l’institution scolaire telle qu’elle fonctionne
à un moment et dans un contexte donnés que certains enfants sont en
difficulté tandis que d’autres réussissent, comment fonctionne l’école elle-
même ? On s’intéressera alors aux contenus des programmes, aux pratiques
pédagogiques, et aux enseignants qui les mettent en œuvre, avec à la clé des
inégalités de réussite plus ou moins marquées ; en outre, les comparaisons
internationales seront particulièrement heuristiques, pour élucider pourquoi
l’ampleur des inégalités sociales de réussite varie d’un pays à l’autre.
Pour produire des connaissances sur ces questions, le sociologue
mobilise tout un « métier » : mettant entre parenthèses ce qu’il croit savoir
– a fortiori ce qu’il préférerait observer –, il prend du recul par rapport à la
façon commune de poser tel ou tel « problème social » chez les
professionnels de l’éducation, les politiques ou les médias, et définit une
hypothèse proprement sociologique, mettant en relation des concepts
relativement abstraits (rapport au savoir, stratégies…). Ses hypothèses sont
ensuite testées à l’aune de données empiriques, construites grâce à des
méthodes variées (observation des interactions en classe, analyse du
contenu des manuels, enquêtes sur les trajectoires des élèves, entretiens
auprès des enseignants ou des parents…). Avec l’interprétation de ces
données s’arrête théoriquement le travail du sociologue, bien qu’il puisse
aussi en accompagner la diffusion, ou ne pas se désintéresser de leur
éventuelle utilisation politique, voire, parfois, assumer un rôle d’expert.
Un champ de recherche vivant
En France, la sociologie de l’éducation constitue un domaine de
recherche à la fois ancien et relativement neuf. Ancien, car dès la fin du
siècle dernier, Durkheim faisait de l’intégration – comment « tient » une
société ? – le thème majeur de la sociologie, l’analyse de la manière dont
les individus sont « socialisés », notamment à l’école, prenant ainsi une
importance cruciale. Mais il faut attendre les années 1960 pour que les
sociologues français engagent des recherches empiriques sur le système
scolaire. Leurs collègues anglo-saxons l’avaient fait dès l’après-guerre :
ainsi, en Grande-Bretagne, grâce aux commandes de gouvernants soucieux
d’instruire leurs décisions, la sociologie de l’éducation a trouvé ses
premiers bailleurs de fonds et surtout a forgé ses premières armes en
analysant sur une base quantitative (ce qu’on a appelé l’« arithmétique
politique ») la question des inégalités sociales à l’école (Karabel et Halsey,
1977).
En France, les grandes enquêtes statistiques des années 1960-1970 vont
tenter de répondre aux préoccupations sociopolitiques de l’époque, comme
la contribution de l’éducation à la croissance économique, la
démocratisation du système scolaire, etc. Elles ont fait apparaître au grand
jour les inégalités sociales d’accès et de réussite à l’école, ce qui constituait
en soi un fait social non dépourvu d’incidences politiques. Elles
interrogeaient aussi sur le plan théorique, puisqu’il ne s’avérait pas suffisant
d’ouvrir plus largement les portes de l’école ou d’unifier les filières pour
atténuer les inégalités sociales en son sein. Les années 1970 ont vu se
développer des lectures théoriques, posant que pour comprendre ce qui se
passe à l’école (et notamment les inégalités de réussite), c’est la fonction
réelle qu’elle remplit dans la société qu’il convient d’analyser. Cette vision
structurelle a été très prégnante à cette période, mais il est vite apparu
qu’elle permettait difficilement de penser l’histoire et les changements
sociaux, et tendait en outre à démobiliser les acteurs confrontés à des
« causes » hors de leur portée.
Depuis les années 1970, la sociologie de l’éducation s’attache de plus en
plus à ouvrir la « boîte noire », pour comprendre par quels processus et à
travers quelles interactions sont produites ces grandes tendances que la
« macrosociologie » met en exergue, notamment les inégalités sociales face
à l’école, dont les statistiques confirment la relative stabilité. On passe
d’une focalisation sur le système à une attention grandissante pour ses
modalités concrètes et ses acteurs. L’intérêt se déplace vers les programmes
scolaires, les relations dans la classe, l’élaboration d’un consensus au sein
des établissements (ou au contraire, la montée de la violence), l’insertion de
l’école dans son environnement, etc. La question du type d’acteur que
fabrique l’école est également posée, ce qui requiert de « se placer du point
de vue des élèves et pas seulement du point de vue des fonctions du
système » (Dubet et Martucelli, 1996b). Il en découle une curiosité
croissante pour des niveaux d’analyse tels que l’établissement ou la classe,
et la mise en œuvre de méthodologies qualitatives. De nouveaux cadres
théoriques s’affirment, ainsi que de nouveaux concepts – habitus, stratégie,
rapport au savoir, expérience scolaire… –, dès lors que ce sont les acteurs
eux-mêmes qui sont au cœur des analyses. Les sociologues de l’éducation
sont ainsi amenés à collaborer de plus en plus avec les spécialistes du
travail, de la jeunesse ou de la famille, sur des thèmes tels que l’entrée dans
la vie d’adulte ou les relations famille/école, avec des didacticiens ou des
psychologues, sur des thèmes tels que les apprentissages ou l’estime de soi,
ou encore avec les économistes dans la conduite et l’exploitation de larges
enquêtes statistiques sur les scolarités, même si l’on peut juger que ces
décloisonnements disciplinaires sont encore timides. Toujours est-il que de
plus en plus, il apparaît clairement que toute la sociologie de l’éducation ne
se réduit pas à la sociologie des inégalités sociales face à l’école à laquelle
on la réduit souvent.
À cette moindre frilosité disciplinaire est venue s’ajouter, notamment
depuis ces dernières décennies, la montée en puissance des enquêtes
internationales, sur lesquelles les sociologues et, de plus en plus
fréquemment, les économistes se penchent assidûment. Depuis celles
initiées par l’IEA – International Association for the Evaluation of
Educational Achievement – au début des années 1960 jusqu’au vaste
dispositif PISA (programme international pour le suivi des acquis des
élèves), lancé en 2000, ces enquêtes délivrent des données inédites sur les
performances des élèves, données a priori très intéressantes pour les
chercheurs, tant on sait, depuis Durkheim, que la comparaison est, pour la
sociologie, le substitut à des expérimentations le plus souvent impossibles.
Elles permettent en particulier de tirer parti de la variété internationale des
modes d’organisation des systèmes pour mieux comprendre les facteurs de
contexte qui influent sur les performances des élèves et les inégalités
afférentes. Certes, elles sont construites d’une manière que le sociologue
jugera souvent quelque peu réductrice2 ; ainsi, concernant les
caractéristiques du contexte scolaire, elles n’observent que des paramètres
facilement observables et manipulables (taille des écoles, par exemple),
mais des efforts récents sont faits pour inclure certains facteurs plus
qualitatifs (modalités des relations maîtres/élèves, ou bien-être de ces
derniers, par exemple). Malgré leurs limites, ces données comparatives
stimulent sans conteste la recherche en éducation et inspirent parfois des
politiques vigoureuses, comme on l’a vu par exemple en Allemagne suite à
la mise en évidence, par les premières enquêtes PISA, de résultats en
moyenne relativement médiocres, assortis d’inégalités importantes. En
France, elles induisent une polarisation des débats autour des inégalités
sociales – particulièrement fortes dans notre pays –, et des diverses pistes
politiques possibles pour les contrer – mixité sociale, autonomie des
établissements, priorité aux premiers niveaux d’enseignement (etc.) –, aux
dépens peut-être de réflexions portant davantage sur la finalité de
l’enseignement – quel jeune veut-on former ? –, tant la visibilité du
palmarès entre les pays occupe aujourd’hui le devant de la scène.
Les enquêtes internationales devraient aussi stimuler les travaux sur les
acquis scolaires et les compétences des adultes – champ actuellement très
lacunaire : en effet, les données du programme PIAAC de l’OCDE –
Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes –
permettent de comparer au fil des générations et entre les pays non
seulement le niveau moyen des compétences littéraires et numériques, mais
aussi l’ampleur des inégalités sociales en la matière et les liens entre les
acquis scolaires à 15 ans (évalués par les enquêtes PISA) et ce qu’il en reste
à l’âge adulte, du fait des conditions de vie et de travail. On sait en effet que
tout ne se joue pas à l’école : la corrélation entre le niveau d’études et les
compétences manifestées à l’âge adulte n’est que de 0,57 (loin de ce que
serait une corrélation parfaite égale à 1), tant on apprend dans la vie de tous
les jours, avec émergence (ou réduction) de nouvelles inégalités à niveau
d’études identique (Murat, 2021b). La sociologie des inégalités scolaires
n’épuise donc pas toute la sociologie des inégalités !
Initier à l’« imagination
sociologique »…
Partant, dans une première partie, d’une description des structures qui
« cadrent » aujourd’hui les phénomènes scolaires – politiques éducatives,
régularités statistiques dans le déroulement des carrières, relations entre
formation et emploi –, nous examinerons ensuite les processus qui
produisent ces réalités structurelles, dans des contextes variés – la
communauté locale, l’établissement –, et à travers des comportements
d’acteurs – enseignants, familles, élèves. Ces différentes recherches
s’avèrent complémentaires, sachant qu’un des défis posés à la sociologie de
l’éducation d’aujourd’hui, c’est précisément de penser l’articulation entre
les processus et les interactions d’une part, le contexte et les structures, de
l’autre. C’est notamment l’enjeu des constructions théoriques sur l’école,
que nous présentons dans un dernier chapitre.
Devant l’abondance et la variété des recherches, ce serait une gageure
que de prétendre réaliser un bilan exhaustif des acquis de la sociologie du
système scolaire. Le parti retenu dans cet ouvrage est à la fois plus modeste
et, d’une certaine manière, plus ambitieux. Plus modeste, car il n’est ni une
somme ni un traité, mais bien un ouvrage d’initiation. On n’y trouvera pas
de compte rendu fidèle (et respectueux) des grands auteurs, pas plus qu’une
présentation exhaustive (et diplomatique) de l’ensemble de la production
contemporaine en ce domaine, qu’il s’agisse de la production de langue
française, ou, a fortiori, de l’imposante production anglo-saxonne. La
synthèse présentée ici repose donc inévitablement sur des choix ; elle
dépend en outre du développement de la recherche sur tel ou tel thème.
Notons que nous avons à dessein gardé, dans cette dernière édition, des
références anciennes, en ce qu’elles attestent du caractère cumulatif des
connaissances engrangées sur les questions scolaires1. Notre objectif est de
convaincre qu’il ne s’agit pas là que de questions de valeurs ou d’opinions,
mais que la sociologie peut, en ce domaine comme dans d’autres et en
collaboration avec les disciplines voisines, produire un savoir fiable et
cumulatif, mais aussi en constant renouvellement, comme l’école elle-
même.
Tout aussi important, il s’agit également de montrer le sociologue en
action : autant que faire se peut, on soulignera la façon dont les résultats ont
été « fabriqués », invitant le lecteur, non seulement bien sûr à se reporter
aux références originales, mais à cerner en quoi tout résultat est
fondamentalement à discuter, et en quoi, aussi, l’objet étudié gagnerait
parfois à des approches disciplinaires voisines, psychologiques ou
économiques. On entend par là stimuler un questionnement sociologique
sur l’école, sans prétendre fournir des conclusions définitives ou un savoir
figé. Si, dans un domaine aussi « chargé » en émotions et jugements de
valeur, le lecteur apprenait à prendre du recul par rapport aux explications
spontanées, à « regarder derrière le décor », à relier des choses qui
paraissent sans rapport, à comparer des explications alternatives, bref à
mettre en œuvre une véritable « imagination sociologique » (Mills, 1959),
l’objectif de cet ouvrage serait atteint.
Cette initiation à la sociologie de l’école vise bien sûr les apprentis
sociologues des universités, pour qui ce domaine constitue un point de
passage obligé. Ils y trouveront, autour de thèmes aussi généraux que la
socialisation et l’intégration, à la fois des constructions théoriques de
valeur, et un ensemble de résultats empiriques relativement cohérents et
cumulatifs, ce qui n’est pas toujours le cas dans les autres champs de la
sociologie (Passeron, 1988). En outre, à travers l’évolution qu’elle a connue
ces trente dernières années, la sociologie de l’éducation est un reflet
éclairant de la sociologie dite générale (Van Haecht, 1998).
Notre conviction est qu’il est tout aussi important que les acteurs du
système scolaire eux-mêmes, et notamment les enseignants, se familiarisent
avec cette approche sociologique de l’école. Certes, l’utilité de cette
initiation n’est pas évidente au quotidien, car dans le « feu de l’action »,
distanciation et analyse ne sont pas toujours prioritaires. Mais dans les
phases de recul, quand on tente d’analyser ce qui s’est passé dans sa classe
ou dans son établissement, un éclairage sociologique peut s’avérer très
utile. En particulier, les acquis de la recherche font parfois apparaître que ce
qui était vécu comme une difficulté personnelle ou une anecdote
particulière résulte en fait de mécanismes plus généraux, sur lesquels on
dispose de certaines connaissances. En outre, une initiation à la recherche
sociologique, une confrontation avec ses questionnements et ses résultats,
peuvent promouvoir une attitude de distanciation par rapport aux biais liés à
l’implication personnelle, d’anticipation des effets et d’évaluation critique
de ses propres actions.
Enfin, l’évolution actuelle de la sociologie de l’éducation, tournée de
plus en plus vers l’élucidation des processus par lesquels se fabriquent au
quotidien les phénomènes scolaires, donne encore plus de poids à cette
conviction de Bourdieu : « de même qu’elle dénaturalise, la sociologie
défatalise ». Ainsi, là où l’on parlait de « don » pour expliquer les inégalités
de réussite, les travaux des sociologues montrent que la réussite résulte de
mécanismes sociaux précis, sur lesquels on peut tenter d’agir dès lors qu’on
le juge souhaitable. Alors, la sociologie de l’école comme outil pour cerner
des espaces de liberté, des marges de manœuvre ? Ce serait là une raison de
plus pour inciter tous les acteurs du système scolaire, y compris les
responsables politiques, à faire un bout de chemin avec le sociologue.
Orientation bibliographique
L’égalité et la démocratisation
de l’enseignement
Au cœur du modèle de l’école moderne se trouvent également les idéaux
d’égalité et de méritocratie, c’est-à-dire la volonté de ne reconnaître
comme légitimes, dans des sociétés démocratiques, que les inégalités
liées à la valeur de chacun telle qu’elle peut être évaluée par les épreuves
scolaires. L’égalité et le mérite sont néanmoins des notions très abstraites
dont la définition a évolué dans le temps en lien avec les transformations
sociales et politiques et celles de l’école elle-même. Au XIXe siècle, ces
notions sont étroitement liées à la nécessité pour l’État et pour la classe
moyenne émergente de bouleverser les hiérarchies sociales fondées sur la
naissance et l’argent en vue notamment de l’accès à des fonctions placées
sous la responsabilité de l’État (Green, 1990 ; Meyer, Ramirez et Soysal,
1992). En revanche, dans la première moitié du xxe siècle, le mérite
apparaît comme une valeur centrale pour répondre aux nouveaux besoins
de l’économie par l’élargissement de la base de recrutement de l’élite en
fonction des aptitudes, mais aussi pour légitimer l’existence d’inégalités
dans l’accès aux différentes positions sociales. La notion d’égalité des
chances fait alors son apparition, visant moins l’égalité scolaire que
l’établissement d’inégalités sur une base juste (Goldthorpe, 1996 ; Dubet,
2004b, 2019 ; Duru-Bellat, 2009a).
Graphique 1. Schéma des transformations
de l’enseignement secondaire au cours
du XXe siècle.
Source : C. Lelièvre, Histoire des institutions scolaires 1789-1989,
Paris, Nathan, 1990.
À ces visions de l’égalité et du mérite correspondent des politiques de
démocratisation « quantitative » de l’enseignement, c’est-à-dire d’ouverture
progressive du système d’enseignement à des couches sociales qui en
étaient autrefois exclues (Prost, 1986). Ainsi définie, la démocratisation se
réalise d’abord au niveau de l’enseignement élémentaire : la première tâche
que se donnent les ministres de l’Instruction publique au XIXe siècle est celle
d’apprendre à lire, à écrire et à compter à tous les petits Français. La
politique scolaire s’inscrit néanmoins dans un contexte favorable car
l’alphabétisation, grâce à l’œuvre de l’Église mais aussi des communautés
locales, était déjà très avancée dans de nombreuses régions (Furet et Ozouf,
1977). Cette scolarité élémentaire est celle des enfants du peuple et de la
petite bourgeoisie. Les enfants issus des milieux bourgeois fréquentent aux
mêmes âges les petites classes de lycée et intègrent un enseignement
secondaire qui, au XIXe siècle, n’est accessible qu’à une infime minorité
d’enfants : moins de 5 % d’entre eux le fréquentent en 1876 et une très
grande proportion l’abandonne en cours de route pour des raisons
économiques (la longueur des études et leur caractère payant découragent
les familles de la petite-bourgeoise et des milieux populaires), et
institutionnelles (les cursus n’offrent aucune continuité entre
l’enseignement primaire et l’enseignement classique des lycées).
L’ouverture de l’enseignement secondaire à d’autres catégories sociales a
lieu d’abord grâce au développement des enseignements intermédiaires.
L’enseignement spécial, les enseignements techniques, mais surtout les
écoles primaires supérieures et les cours complémentaires, ces « collèges du
peuple » selon une expression de l’époque reprise par Briand et Chapoulie
(1992), ont favorisé la prolongation des études de nombreux enfants issus
de milieu modeste dans la seconde moitié du XIXe siècle, leur permettant
ainsi d’avoir accès à des emplois d’encadrement moyen. C’est également
grâce à l’intégration progressive de ces enseignements dans le secondaire
classique que celui-ci s’est ouvert à une nouvelle clientèle dans la première
moitié du XXe siècle (cf. Graphique 1). En fait, au moment où triomphe,
après de multiples avatars, l’idée de création d’un secondaire unifié, la
démocratisation de l’enseignement par le prolongement des enseignements
post-primaires était déjà bien avancée grâce à un enseignement proche par
son contenu de la culture des milieux populaires, pouvant, par le caractère
souple de son organisation, s’adapter à des contextes locaux variés, et
proposant des débouchés moins ambitieux que ceux des lycées (Prost,
1986 ; Briand et Chapoulie, 1995 ; Chapoulie, 2010).
Ces transformations n’ont pas été perçues par les promoteurs de « l’école
unique » pour qui seule l’existence d’un tronc commun pouvait permettre
d’élargir la base sociale du recrutement de l’élite. C’est ce que préconisent
le projet Jean Zay (1937), plusieurs projets de la Résistance, et tous les
projets avortés de la Quatrième République, notamment le plan d’Alger
(1944) et sa prolongation, le plan Langevin-Wallon (1947) qui ont abouti
aux transformations institutionnelles de la Cinquième République (Dubet et
al., 2004). Les réformes qui voient alors le jour visent à combiner une école
efficace sur le plan économique et juste sur le plan social. Elles opèrent une
« mise en système » des anciennes filières parallèles et ségrégées dans le
but de canaliser les flux d’élèves (Bongrand, 2012). La réforme Berthoin
(lancée en 1959, mais effective seulement en 1967) constitue une étape
importante de ce processus, malgré la modestie des changements
envisagés : la scolarité obligatoire est portée de 14 à 16 ans et un cycle
d’observation après l’enseignement élémentaire est créé pour tous (6e et 5e).
Mais c’est en fait la réforme Fouchet (1963) qui donne naissance aux
collèges d’enseignement secondaire (CES). Les études s’y déroulent
néanmoins dans quatre sections différentes, dont deux traditionnellement
secondaires (voie I) et deux traditionnellement primaires, le « moderne
court », qui reprend les enseignements des anciens Collèges
d’enseignement général (CEG), et les « classes de transition », destinées à
accueillir, à la place des classes de fin d’études primaires, les élèves
incapables de suivre l’une des trois sections précédentes.
Ce cloisonnement entre des filières ayant des programmes et des
enseignants différents empêchant le premier cycle de jouer son rôle de
période d’observation, le ministre Haby crée enfin par la loi du 11 juillet
1975 le « collège unique », en unifiant les CES et les CEG et en supprimant
les filières en 6e et 5e. L’unification est cependant loin d’être achevée car on
assiste parallèlement à une dévalorisation encore plus forte de certains
diplômes de l’enseignement professionnel comme le CAP et le BEP et à
une hiérarchisation croissante des filières et des options dans
l’enseignement général et technologique qui se maintient jusqu’à
aujourd’hui (Mear et Merle, 1992 ; Tanguy, 2002 ; Convert, 2003). L’accent
mis sur l’orientation répond en fait moins au souci de rénover le système
éducatif qu’à celui de susciter le consentement des élèves à leurs destins
scolaires et professionnels (Lehner, 2018), le palier à la fin de la classe de
5e continuant à jouer un rôle de verrou jusqu’à la moitié des années 1980. À
partir de cette période s’amorce un mouvement de forte égalisation des
carrières scolaires des collégiens mais le maintien d’options permet encore
de subtiles distinctions (Duru-Bellat et Mingat, 1993 ; Broccolichi, 1995).
Au lycée, ce processus de « démocratisation ségrégative » est encore
beaucoup plus marqué, en raison des différences de public entre les
baccalauréats général, technique et professionnel et entre les séries (Merle,
2000) (cf. chapitre 2).
Par ailleurs, dès les années 1960, il devient évident que l’augmentation
du nombre de places et le report du moment de l’orientation ne sont pas
suffisants pour que tous les enfants acquièrent au même rythme les savoirs
et les savoir-faire requis par l’institution. Si la figure du cancre concentrait
déjà les critiques sous la Troisième République (Morel, 2018), le caractère
massif de l’échec scolaire après les réformes de la Cinquième République
en fait un problème social au cœur des analyses et de l’action publique
éducative (Forquin, 1982a-b ; Isambert-Jamati, 1985). L’analyse de ce
phénomène par les psychologues et les sociologues a contribué à mettre en
évidence que les deux dimensions du mérite, le « talent » et « l’effort »,
peuvent être fortement dissociées car il ne suffit pas de travailler pour
réussir (Barrère, 1997 ; Dubet, 2000b). À son tour, la prise de conscience
des imperfections de l’égalité formelle et du mérite a fait émerger des
nouveaux débats sur l’égalité de fait et sur les voies qui permettent de s’en
rapprocher (Savidan, 2007). Deux conceptions entrent alors en tension. La
première correspond à la vision libérale de l’égalité jusqu’alors dominante :
nul ne devrait être empêché de poursuivre la scolarité qu’il mérite ou qu’il
souhaite, le rôle de l’État étant de faire respecter le droit égal pour tous
d’entrer dans la compétition et s’assurer qu’à talent égal, des ressources
égales sont distribuées. La deuxième implique une vision plus sociale : des
procédures spécifiques doivent être mises en œuvre pour éliminer ou
atténuer les facteurs concrets qui placent certaines catégories sociales dans
une situation défavorable devant l’enseignement et pour récompenser leurs
efforts (Meuret, 1994, 1999).
L’introduction de cette deuxième conception, qui relève d’une volonté de
démocratisation « qualitative » de l’enseignement, est évidente dans les
mesures de soutien aux élèves en difficulté prises sous le ministère Haby
(1975-1977), mais apparaît de façon plus éclatante avec l’arrivée de la
gauche au pouvoir et la création des ZEP en 1981 dans l’objectif de
« donner plus à ceux qui en ont le moins ». En raison du flou des objectifs
et de la faible redistribution mise en place, le bilan de cette politique est
néanmoins globalement décevant (Ben Ayed, 2017). Les évaluations
montrent en effet non seulement que la mise en place des ZEP n’a eu aucun
effet significatif sur la réussite des élèves, mesurée par l’obtention d’un
diplôme, l’accès en 4e, en seconde, et l’obtention du baccalauréat (Bénabou,
Kramarz et Prost, 2004) mais que l’appartenance à un établissement ZEP
pénalise légèrement les élèves, notamment ceux initialement en situation
scolaire ou sociale difficile (Meuret, 1994). D’autres études (Caille, 2001)
évoquent en outre des « effets pervers » notamment le fait que si les élèves
de ZEP atteignent plus souvent que d’autres élèves à caractéristiques
comparables scolarisés hors ZEP la seconde générale et technologique sans
avoir redoublé, cela est dû en grande partie à la moindre sélectivité des
pratiques d’évaluation, de gestion des flux et d’orientation des
établissements où ils ont été scolarisés. Ces évaluations ne permettent pas
néanmoins de distinguer clairement les effets imputables à la dégradation
des conditions de vie des populations de ces zones et au caractère
potentiellement stigmatisant du label ZEP d’un côté, et ce qui relève à
proprement parler des effets des actions mises en place de l’autre, ni, à
quelques exceptions (Moisan et Simon, 1997), d’examiner les différences
entre zones et entre établissements (Merle, 1998 ; Kherroubi et Rochex,
2004 ; Rochex, 2016). Par ailleurs, l’institutionnalisation de la politique
d’éducation prioritaire (PEP), encore en vigueur en 2022, a des effets
contradictoires : d’une part, elle a contribué à entretenir l’attention portée
aux inégalités scolaires et à une action ciblée de lutte contre celle-ci
(Fouquet-Chauprade et Dutrévis, 2018) ; d’autre part, au fil des
changements politiques, elle a favorisé l’agrégation de visées et de
pratiques incohérentes inégalement porteuses d’effets positifs (Bongrand et
Rochex, 2016).
Ces constats ont conduit à infléchir la politique ZEP dans le sens d’une
double transition, d’une part, d’une action territoriale à une action ciblant
des populations spécifiques (Rochex, 2010 ; Demeuse et al., 2011), et,
d’autre part, d’une action de lutte contre l’échec vers une action visant
« l’excellence » et la promotion hors de ces zones des élèves les plus
« méritants » (van Zanten, 2009a ; Bongrand, 2011). Un des exemples les
plus emblématiques de ce tournant est celui des politiques dites
« d’ouverture sociale » lancées par les grandes écoles au début des années
2000 et institutionnalisés par le gouvernement sous le label des « cordées de
la réussite » en 2008. Ces politiques reposent sur des interventions auprès
d’un petit nombre d’élèves pour les aider à intégrer des filières sélectives de
l’enseignement supérieur dans l’optique de renouveler la représentation de
groupes défavorisés parmi les élites (van Zanten, 2010, 2017 ; Oberti,
2013). Dans le même esprit, mais avec une vision moins sélective de
l’excellence et en direction d’élèves plus jeunes, sont expérimentés aussi
des « internats d’excellence » au sein desquels les élèves bénéficient de la
possibilité de déroger à la carte scolaire pour accéder à des établissements
très sélectifs hors secteur et offrant une large gamme d’activités culturelles
et sportives (Pirone et Rayou, 2012) ainsi que des parcours d’excellence qui
visent à accompagner des jeunes collégiens des établissements bénéficiant
de la PEP vers des études supérieures ambitieuses grâce à des tutorats et des
visites culturelles (Pavie et al., 2021). À cela s’ajoute l’assouplissement de
la sectorisation, la promotion des élèves défavorisés hors des établissements
de mauvaise réputation étant symboliquement encouragée par la priorité
formelle accordée au critère « boursier » dans l’octroi des dérogations (van
Zanten et Obin, 2010 ; Ben-Ayed et al., 2013).
Efficacité, décentralisation
et autonomie des établissements
La laïcité et l’égalité sont encore les valeurs les plus fortement associées
au modèle français d’éducation dans le discours des responsables
éducatifs. Le thème de l’efficacité gagne néanmoins du terrain en lien,
d’une part, avec les résultats des évaluations et des comparaisons
internationales, notamment celles du programme PISA
(Programme International de Suivi des Acquis des élèves) qui soulignent
depuis plusieurs années la capacité médiocre du système d’enseignement
français à faire progresser tous les élèves, notamment ceux qui
rencontrent le plus de difficultés, et, d’autre part, avec la diffusion des
idées du courant dit de « l’école efficace » qui met en avant le rôle de
facteurs pédagogiques et managériaux dans l’explication de différences
de résultats entre établissements (Normand, 2006 ; Mons, 2007). Mais
l’efficacité est-elle une « valeur » au même titre que la laïcité et
l’égalité ? Son statut à cet égard est ambigu dans la mesure où il s’agit de
définir les problèmes éducatifs comme des problèmes purement
techniques nécessitant la mise en œuvre de savoir-faire spécifiques, mais
dont la définition ferait l’objet d’un consensus tacite (Derouet, 1992).
Autrement dit, la légitimité procédurale prend le pas sur la légitimité
substantielle. Dans cette optique, les questions de rapport coût-avantage
entre plusieurs moyens d’action occupent une place centrale, les
problèmes éducatifs étant attribués principalement, par les nouveaux
cadres administratifs, à une sous-utilisation ou à une mauvaise utilisation
des ressources (Aesbicher, 2012b), de même que l’évolution des modes
de gestion, les divers instruments relevant du « Nouveau Management
Public » étant associés, comme dans d’autres contextes nationaux, à une
plus grande efficacité (Maroy, 2006a et chapitre 4). On constate
notamment, mais à des degrés et sous des formes variées selon les pays,
une montée en puissance d’une régulation par les résultats engendrant
des changements dans le pilotage de l’action éducative à l’échelon
national et aux différents échelons locaux (Maroy et Pons, 2019).
L’idéal d’efficacité inspire très imparfaitement deux grands types de
changements institutionnels. Le premier est un processus de
décentralisation de l’ensemble du système éducatif qui a profondément
bouleversé les équilibres anciens. En effet, la centralisation est un trait
profondément enraciné dans la tradition française. Aux origines de la
centralisation en matière d’éducation, comme dans d’autres domaines de la
vie sociale, on trouve déjà l’action unificatrice de la monarchie, mais c’est
surtout à partir de la Révolution, qui a lié l’idée d’une « éducation
nationale » à celle de l’instauration de la démocratie, que tous les régimes
vont chercher à asseoir leur légitimité sur un enseignement d’État.
Napoléon a donné au secondaire d’État une réalité effective en mettant en
place une corporation ayant un cadre organisationnel, une unité morale et
une inspiration commune. Dans le cadre d’un régime libéral, Guizot a créé
un enseignement primaire d’État qui laisse un espace d’intervention, certes
limité, aux pouvoirs locaux et qui reconnaît la liberté de l’enseignement. La
Troisième République a consolidé l’image de l’État comme interprète de la
volonté générale et comme seul capable de garantir l’égalité devant
l’éducation (Lelièvre, 2004).
La décentralisation du système éducatif français reste encore modeste par
rapport à d’autres pays qui ont entrepris des réformes plus ambitieuses
(Mons, 2004). En effet, le pouvoir central a compétence, non seulement sur
l’orientation générale de la politique éducative, la nature et l’implantation
des écoles, mais aussi sur la définition des examens nationaux, sur les
programmes, contenus et horaires valables sur l’ensemble du territoire
national et sur les méthodes jugées souhaitables pour les mettre en œuvre.
Le corps enseignant est régi par des statuts nationaux et un corps
d’inspecteurs, lui-même très hiérarchisé, a pour fonction l’impulsion et le
contrôle de la politique nationale. Il faut pourtant souligner qu’aussi
importante qu’ait pu être la prise en main de la scolarisation par le pouvoir
central, elle n’a pas empêché l’existence d’un grand pluralisme
institutionnel, ni des formes de concurrence entre établissements au niveau
de l’enseignement secondaire et supérieur. En fait, la critique de l’école
centralisatrice coïncide avec le vaste mouvement d’expansion et de
rationalisation (administrative, institutionnelle et pédagogique) du système
d’enseignement au cours de la Cinquième république qui a donné lieu à une
planification éducative à caractère technocratique (Tanguy, 2002).
Visant, comme dans d’autres pays, à désamorcer les tensions engendrées
par les bouleversements du système scolaire et à permettre à l’État de
retrouver une nouvelle légitimité par un « pilotage à distance » (Weiler,
1990), la décentralisation est néanmoins une politique composite qui
comprend en France trois processus distincts. D’abord la déconcentration
administrative, qui visait au moment de son lancement pendant les
premières années de la Cinquième République à alléger la lourdeur du
fonctionnement étatique en créant des centres de responsabilité dotés d’une
autonomie administrative mais est devenue depuis l’établissement de la
« charte de la déconcentration » (1992) et de la loi sur l’aménagement et le
développement du territoire (1995), une véritable réforme de fond visant à
faire des services déconcentrés un outil d’adaptation du service public aux
besoins différenciés des territoires. Ensuite, la décentralisation territoriale
qui suppose la création de centres de décision indépendants avec une
représentation démocratique à divers échelons géographiques. S’inscrivant
dans le cadre plus global de la réforme institutionnelle de 1982, elle a
attribué à chaque collectivité locale un même bloc de compétences :
construction, reconstruction, extension et fonctionnement des
établissements scolaires. Enfin, la démarche de « territorialisation » des
politiques éducatives qui se fonde quant à elle sur deux principes : la prise
en compte de disparités spatiales en matière d’éducation et l’appui sur
l’échelon local pour les réduire.
Les réformes successives des quarante dernières années, fondées sur une
impulsion étatique de la différenciation territoriale et sur l’appui sur des
expériences locales exemplaires pour faire circuler de « bonnes pratiques »
ou édicter des normes nationales, ainsi que les initiatives des acteurs locaux
ont néanmoins abouti à une relative marginalisation des pouvoirs
déconcentrés face aux pouvoirs territoriaux (Epstein, 2020). On peut ainsi
noter l’accroissement sensible des compétences des Régions dans la
« circulation » des jeunes au sein du système éducatif au cours des années
2010. Celles-ci ont notamment depuis la loi de 2014 relative à la formation
professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale, la responsabilité de la
coordination des actions de remédiation, notamment de la lutte contre le
décrochage, et, depuis la loi de 2018 « Pour la liberté de choisir son avenir
professionnel », la responsabilité d’organiser des actions d’information
auprès des élèves, des étudiants et des apprentis sur les métiers et les
formations. Dans les deux cas, on observe une implication régionale très
fortement orientée par le souci de favoriser l’insertion professionnelle
territoriale des jeunes issus des milieux défavorisés (Burban et Dutercq,
2018 ; Pin et van Zanten, 2021).
L’idéal d’efficacité a aussi constitué une des justifications majeures pour
l’octroi d’une plus grande autonomie aux établissements d’enseignement
secondaire. Ces derniers sont devenus, depuis les lois de décentralisation,
des établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) et se trouvent
dotés d’une légitimité nouvelle pour développer des politiques
d’établissement leur permettant d’afficher une identité spécifique vis-à-vis
de l’extérieur. On n’a cependant pas encouragé comme dans les pays anglo-
saxons leur « mise en marché » au nom d’une plus grande réactivité aux
besoins des usagers susceptible d’engendrer des effets vertueux en termes
d’efficacité car, pour des raisons étroitement liées aux modèles politiques et
éducatifs qui se sont progressivement imposés après la Révolution, les
hommes politiques et les cadres de l’administration répugnent à associer
directement des valeurs marchandes à l’activité d’enseignement (Derouet,
1992 ; van Zanten, 2000a). Cela n’a toutefois pas empêché le
développement, notamment dans les grandes agglomérations urbaines,
d’« interdépendances compétitives » entre établissements autour de la
rétention et de l’attraction de bons élèves et une implication plus forte de
leurs directeurs dans des stratégies de marketing et de captation des élèves
(van Zanten, 2006 ; Dutercq et Mons, 2015).
Le lien recherché entre efficacité et autonomie des établissements renvoie
également à des transformations internes, les établissements se devant
d’appliquer certains principes du « Nouveau Management Public » inspirés
du management des entreprises, ce qui suppose une nouvelle culture de
l’encadrement dont les chefs d’établissements doivent se faire porteurs.
Cette culture implique tout d’abord des nouvelles relations des proviseurs et
des principaux avec leurs autorités de tutelle qui évoluent dans le sens
d’une régulation à dominante contractuelle par le biais de diagnostics
d’établissements et de contrat d’objectifs et de moyens, permettant ainsi aux
chefs d’établissement de négocier partiellement les orientations et les
ressources de leur action (van Zanten, 2004a). Les chefs d’établissements
sont censés également pouvoir négocier avec les collectivités territoriales,
ce qui nécessite de leur part le développement de compétences nouvelles
(Dutercq et Lang, 2001). Ils peuvent en outre de moins en moins se
contenter de « faire tourner » les établissements, fortement incités qu’ils
sont par leurs supérieurs à les « faire bouger » afin d’y moderniser la
gestion dans le but d’améliorer l’efficacité globale, ce qui engendre ces
tensions entre leurs nouveaux rôles managériaux et leurs missions
éducatives (Dutercq, 2005 ; Barrère, 2006).
Cette nouvelle culture de l’encadrement bouleverse en outre le rapport
traditionnel entre les chefs des établissements et les personnels qui y
travaillent sans donner aux premiers ni la légitimité, ni les pouvoirs en
matière de recrutement, de gestion et d’évaluation des personnels qu’ont
leurs homologues dans d’autres systèmes d’enseignement (Buisson-Fenet et
Pons, 2012 ; Buisson-Fenet 2015). Les chefs d’établissement bénéficient
d’une assez grande légitimité et marge d’action auprès des personnels non
enseignants censées jouer un rôle important d’animation de la « vie
scolaire ». Néanmoins, bien que les questions de sécurité, de surveillance et
d’intégration des élèves soient pour eux un souci croissant par la
responsabilité morale et juridique qui leur est associée, ils répugnent à
s’investir dans ces domaines, moins prestigieux à leurs yeux que celui de
l’enseignement (Kherroubi et van Zanten, 2002). Leurs pouvoirs sont
particulièrement limités concernant l’encadrement des enseignants. Les
chefs d’établissements sont supposés faire évoluer les pratiques
pédagogiques de ces derniers et encourager leur engagement
organisationnel en développant de nouvelles formes de « management
participatif » au travers notamment de la mise en œuvre de projets
d’établissement et d’une régulation de proximité de leur travail (Barrère,
2013) et de la mise en œuvre d’une gestion par les résultats. Ils se heurtent
néanmoins à de profondes résistances individuelles de la part d’enseignants
qui y voient essentiellement des menaces à leur autonomie et des formes de
déprofessionnalisation (Maroy, 2009 ; Dutercq et Lanéelle, 2013 ;
Frajerman, 2019 et chapitre 7). On observe par ailleurs des fortes variations
entre établissements, les relations entre chefs d’établissements et les
enseignants pouvant relever du conflit, de la cohabitation ou de la
collaboration selon les modalités de management et d’accountability
impulsées par les premiers mais selon également le système de relations
professionnelles antérieurement en vigueur dans les collèges ou lycées
(Buisson-Fenet et Pons, 2019).
Conclusion
Au terme de cette analyse, il apparaît clairement que l’étude des
politiques éducatives constitue un domaine central pour la sociologie de
l’éducation. L’analyse socio-historique des finalités et des changements
institutionnels montre l’importance durable de certaines matrices
normatives et cognitives et un enchaînement logique, sinon toujours
prévisible, des politiques dans le temps. Elle met en évidence la nécessité
d’étudier de plus près l’évolution des rhétoriques politiques ainsi que
d’observer attentivement les glissements entre les déclarations de
principe et les choix effectifs tels qu’ils résultent de la négociation
politique et de la traduction technique par l’administration. Enfin, elle
conduit également à souligner que dans un certain nombre de cas, la
législation n’a fait que prendre acte de nouvelles réalités résultant de
l’agrégation des conduites individuelles (Cherkaoui, 1982 ; Prost, 1986).
L’approche plus analytique des politiques permet quant à elle
d’approfondir l’étude des facteurs qui limitent la marge d’action des
politiques, d’évaluer le poids changeant de différents groupes dans
l’élaboration des réformes et de tenir compte du rôle central des
processus de traduction au travers desquels les acteurs s’approprient les
réformes et leur donnent un sens.
Orientation bibliographique
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VAN ZANTEN A., 2021 (4e édition), Les Politiques d’éducation, Paris, PUF
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Chapitre 2
Les inégalités de carrières dans
le système scolaire français
À l’école, certains enfants réussissent systématiquement mieux ou moins
bien que d’autres. Qui sont-ils, et pourquoi ? Les carrières scolaires se
caractérisent par des régularités sociologiques, aujourd’hui bien connues
depuis la première grande enquête consacrée aux déterminants des
trajectoires scolaires. De 1962 à 1972, Girard et Bastide, chercheurs à
l’Institut national d’études démographiques, ont suivi une cohorte de
20 000 élèves, sortis de l’école primaire en 1962, dans un contexte où la
question de la démocratisation est au cœur des débats. La réforme Berthoin
(1959) vient en effet de prolonger la scolarisation jusqu’à 16 ans, et
d’engager une unification des scolarités secondaires.
Cette enquête (cf. INED, 1970) a révélé pour la première fois au grand
jour l’ampleur de la sélection sociale qui prend place à l’école, dès le
niveau primaire. Elle se cristallise à 10-12 ans, lors de l’entrée en 6e, qui ne
concerne à l’époque qu’environ 55 % des enfants. Trois facteurs
apparaissent alors déterminants :
– La réussite scolaire en primaire, évaluée par les jugements des
maîtres et l’âge de l’enfant (un âge élevé indiquant un
redoublement, donc des difficultés précoces) ; le type de scolarité
primaire est aussi lourd de conséquences, les élèves des « petites
classes » des lycées accédant majoritairement aux études
secondaires, à la différence des élèves des écoles primaires.
– L’habitat : les petits Parisiens accèdent à une 6e beaucoup plus
souvent que les enfants des zones rurales.
– L’origine sociale : les enfants de cadres et de professions libérales
passent en 6e deux fois plus souvent que les enfants d’agriculteurs et
d’ouvriers. Ces inégalités sociales s’accumulent tout au long du
cursus, puisque le rapport entre ces deux groupes est de 1 à 5,7 à
l’entrée dans l’enseignement supérieur.
Une part importante de la sélection scolaire prend donc place avant
même l’entrée dans le secondaire, sur une base clairement sociale, avec, dès
le primaire, une scolarisation dans deux réseaux distincts (petites classes
des lycées ou école primaire), suivie d’un accès très inégal aux différents
types d’enseignement secondaire. Certes, pour une part, ces inégalités
sociales reflètent des différences de réussite : les enfants de milieu
populaire quittent le primaire plus âgés et avec un niveau plus faible. Mais,
même quand ils réussissent aussi bien que les enfants de milieu aisé, ils
accèdent moins souvent à une 6e. D’une part, parce que leurs familles visent
des niveaux d’études moins élevés. D’autre part, parce que les maîtres font
à leur égard des pronostics plus prudents. Ainsi, parmi les élèves jugés
moyens, on compte 78 % d’avis favorables à l’entrée en 6e pour les enfants
de cadres supérieurs, et seulement 30 % pour les enfants d’ouvriers. Les
maîtres prennent implicitement en compte le milieu social des enfants,
estimant, à tort ou à raison, qu’en cas de difficultés, ils seront inégalement
aidés par leur famille.
L’étude de l’INED a marqué profondément les travaux de sociologie de
l’éducation, et y sont présents, en filigrane, la plupart des questionnements
repris depuis. Cette enquête a aussi marqué les politiques de l’époque :
réformes successives du collège (pour atténuer les clivages sociaux qui
marquent l’orientation), ou encore instauration de la carte scolaire, pour
atténuer les inégalités géographiques de scolarisation. Enfin, elle a
convaincu de l’intérêt d’enquêtes systématiques, tels les « panels » d’élèves
mis en place par le ministère de l’Éducation nationale, à partir de 1972-
1974, pour suivre les trajectoires des élèves1. Ces données, disponibles de
manière régulière, permettent de dresser précisément l’état actuel des
inégalités de carrières scolaires, ce que font également, depuis 2014, les
rapports synthétiques du CNESCO (Conseil national d’évaluation du
système scolaire).
Dans tous ces travaux, les professions des parents sont ventilées selon le code des
« professions et catégories sociales » (PCS) de l’INSEE, elles-mêmes souvent
regroupées en catégories « favorisées » – cadres, enseignants, industriels, gros
commerçants, professions intermédiaires –, « moyennes » – employés, artisans,
petits commerçants, contremaîtres, armée-police, agriculteurs –, « défavorisées » –
ouvriers, personnel de service, salariés agricoles, inactifs. La profession du père
constitue un indicateur synthétique fiable du « milieu social » de l’enfant, car elle
est liée à un ensemble d’autres variables : profession de la mère, niveaux
d’instruction des deux parents, nationalité, taille de la famille, etc. Depuis 2020,
l’INSEE construit également une « PCS ménage » intégrant la configuration
familiale. En outre, les statisticiens disposent depuis 2016 d’un indicateur plus
global du milieu familial des élèves, élaboré à partir de plusieurs variables
associées à une meilleure réussite scolaire : revenu, niveau d’éducation, ressources
culturelles, ambition et pratiques éducatives des parents, père et mère. Cet indice
quantitatif permet en outre de caractériser finement le contexte de scolarisation,
par la valeur moyenne et la dispersion de l’indice au niveau des établissements
(Rocher, 2016b). Une autre voie, pour évaluer l’influence globale de la famille,
consiste à prendre en compte le devenir de l’ensemble des enfants et, sur cette
base, le milieu familial s’avère encore plus influent sur les trajectoires scolaires
(Boutchenik et al., 2015).
Il reste que le fait que la plupart des variables utilisées pour décrire les populations
scolaires soient fortement corrélées engendre des effets de structure, qui doivent
rendre prudent dans l’interprétation des tableaux, car en croyant observer
l’influence d’une variable (la profession du père par exemple), on observe en
filigrane l’influence d’une autre qui lui est liée (son niveau d’instruction
notamment). Une liaison statistique entre deux variables n’a donc pas
nécessairement un caractère causal, et plus généralement, l’appréhension du
« milieu social » de l’élève est toujours imparfaite (Poulet-Coulibando, 2007).
De plus, selon les indicateurs statistiques retenus pour évaluer l’ampleur des
inégalités, la conclusion peut varier sensiblement ; par exemple, certains
indicateurs relatifs comme les odds ratios évaluent la compétition entre groupes,
et peuvent conclure à sa stabilité, même si dans le même temps la montée des taux
(absolus) d’accès à un niveau a pu rendre moins contrastées les expériences
scolaires des jeunes des différents milieux sociaux (pour une discussion, cf. Duru-
Bellat, 2007).
Maternelle et primaire,
des différenciations précoces
Dans la compétition scolaire, les « concurrents » sont d’emblée inégaux,
car tout le développement cognitif de l’enfant, qu’il s’agisse du langage
ou de la structuration dans le temps et dans l’espace, est marqué par son
environnement social (Gayet, 2004 ; Duru-Bellat et Fournier, 2007 ;
Sullivan et al., 2013 ; Lahire (dir.), 2019, et chapitre 9). Les jeunes
enfants, selon les aléas de leur naissance, abordent les apprentissages
scolaires inégalement « outillés » et ceci se traduit par des inégalités de
performance dès les premières années de l’école primaire. Ces inégalités
concernent tous les domaines, la logique verbale (avec des écarts entre
enfants de cadres et enfants d’ouvriers non qualifiés parfois supérieurs à
1 écart-type2), mais aussi l’aisance graphique, la structuration spatiale ou
l’organisation temporelle. Les enfants vont donc aborder l’apprentissage
de la lecture déjà inégaux, sans que l’école maternelle parvienne à effacer
ces inégalités (Joigneaux, 2009).
Aujourd’hui, la quasi-totalité des enfants sont préscolarisés dès 3 ans
(c’est obligatoire depuis la rentrée 2019) ; quant au taux de scolarisation à
2 ans, après avoir fortement baissé depuis 2000, où il était d’environ 35 %,
il a, depuis 2013, recommencé à augmenter légèrement notamment dans les
zones d’éducation prioritaire, et il se stabilise depuis la rentrée 2018 autour
de 10 %, en moyenne et environ 20 % dans les zones d’éducation prioritaire
(NI 16.19)3. Très variable selon les territoires, l’accès dès 2 ans concerne un
peu plus souvent les enfants d’agriculteurs et les enfants d’enseignants,
alors qu’à l’inverse les enfants d’inactifs en bénéficient moins. Mais si les
enfants entrés à 2 ans en maternelle abordent l’école élémentaire avec un
niveau de compétences un peu plus élevé, cet avantage s’estompe ensuite
et, quel que soit le milieu social, aucune différence significative n’est
visible à l’entrée en 6e (Caille et Rosenwald, 2006). Alors que certaines
études anciennes suggéraient que l’effet (à l’entrée au CP du moins) d’une
scolarisation précoce pouvait être plus marqué dans les zones d’éducation
prioritaire (ZEP), pour les enfants de milieu populaire (NI 98.40), les
travaux récents (France Stratégie, 2018) ne parviennent pas à démontrer
statistiquement le bien-fondé global de la préscolarisation précoce, du
moins en ce qui concerne les performances scolaires. Toujours est-il que
seules des politiques ciblées sur les groupes d’enfants a priori les moins
favorisés sont susceptibles de faire de la préscolarisation précoce un
instrument de réduction des inégalités sociales.
L’accès au baccalauréat
et à l’enseignement supérieur
L’ambition politique affichée de mener 80 % d’une classe d’âge au
niveau d’un baccalauréat (général, technologique ou professionnel) s’est
concrétisée aujourd’hui, puisqu’en 2020, 87 % des jeunes atteignent
aujourd’hui ce niveau (80 % détiennent un baccalauréat). Mais le suivi
des élèves du panel 2007 montre qu’il subsiste de fortes inégalités entre
les groupes sociaux. Si 94 % des enfants de cadres détiennent un bac
(tous types confondus), ce n’est le cas que d’environ 63 % des enfants
d’ouvriers non qualifiés ou de personnel de service (NI 20.07). Une prise
en compte plus fine du milieu social de l’élève (Farges, 2018) fait
apparaître des trajectoires extrêmement typées dans les probabilités
d’avoir obtenu ce diplôme sans retard scolaire ou en avance (74 % par
exemple quand les deux parents sont enseignants, contre une valeur
moyenne de 53,6 %)…
Le type de bac possédé est encore plus diversifié socialement ; ainsi,
alors que 85 % des enfants de cadres sont dotés d’un bac général ou
technologique (dont 77 % pour le premier), ce n’est le cas que de 35 % des
enfants d’ouvriers ou d’employés ; ces derniers sont presque aussi
nombreux à être dotés d’un bac professionnel (28 % de ceux entrés en 6e en
2007, contre seulement 9 % pour les enfants de cadres). Les diverses
spécialités professionnelles restent, quant à elles, très diversifiées
socialement (Palheta, 2012).
Il est certain que la création du baccalauréat professionnel, d’abord
accessible aux élèves de CAP ou BEP, puis son essor, avec une scolarité en
3 ans à partir de la session 2011 ont ouvert les opportunités des élèves de
milieu populaire, les premiers concernés du fait de leur niveau scolaire en
moyenne plus faible, mais aussi de par la tendance des conseils de classe à
leur proposer cette voie plus systématiquement qu’à leurs homologues de
milieu plus aisé. L’expansion des effectifs du bac professionnel a porté la
forte croissance des effectifs des bacheliers ces dernières décennies alors
que les effectifs des bacheliers généraux, après une forte croissance dans les
années 1980-1990, ont plutôt tendance à stagner. Cette évolution participe
sans conteste à l’atténuation des écarts sociaux encore importants d’accès
au baccalauréat. Néanmoins, dans la perspective d’une poursuite d’études,
et si le titre de bachelier devient trop répandu pour garder un caractère
distinctif, l’essentiel risque d’être de plus en plus le type ou la série du
baccalauréat possédé.
Conclusion
Une réelle démocratisation est-elle sociologiquement concevable ? On l’a
vu, au-delà des inégalités sociales de performance qui persistent voire
s’accentuent à certains niveaux (même si elles affectent moins les
carrières scolaires elles-mêmes), des différences dans l’utilisation de
l’appareil scolaire subsistent, sous des formes toujours renouvelées, au
sein d’une offre scolaire de plus en plus diversifiée, dans le secondaire
comme dans le supérieur. Dans la mesure où les familles cherchent à
positionner au mieux leur enfant dans les hiérarchies scolaires, cette
quête de la distinction (selon l’expression de Bourdieu) redéfinit en
permanence le sens des différentes filières : si telle option ou orientation
cesse d’être réservée à une minorité, vont se mettre en place, à coups de
surenchères scolaires, d’autres filières ou des micro-milieux
d’excellence. L’étude statistique des carrières scolaires confirme donc ce
qui se dégageait des analyses historiques, à savoir qu’on est encore loin
d’une véritable démocratisation, tant il est vrai que les régularités
statistiques ont un fondement microsociologique : les flux observés
résultent des stratégies d’acteurs qui cherchent à utiliser le système en
fonction de ce qu’ils estiment être leur intérêt (Duru-Bellat et Merle,
1997), avec souvent ce qu’on peut considérer comme une « préférence
pour l’inégalité » (Dubet, 2014) de la part des plus favorisés.
À cet égard, l’anticipation des débouchés joue un rôle essentiel, dans un
contexte où le développement de la scolarisation ne peut que bouleverser la
manière dont ces diplômés plus nombreux vont pouvoir utiliser leur
diplôme. Il est donc nécessaire d’analyser les relations entre formations et
emplois, et aussi la place de l’éducation dans le processus plus global
d’accès aux diverses positions sociales, avant de spécifier le jugement que
l’on peut porter sur les vertus de l’ouverture quantitative du système.
Orientation bibliographique
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Chapitre 3
Les enjeux de la scolarité :
trouver un emploi et monter
dans l’échelle sociale
Les inégalités sociales de carrières scolaires s’expliquent notamment par
le fait que, pour les élèves et leur famille, l’obtention d’un diplôme apparaît
nécessaire pour s’insérer et accéder aux places les plus enviées de la
société : les études comparatives sur les pays de l’OCDE montrent que plus
les diplômes sont « rentables » sur le marché du travail, plus les inégalités
sociales d’accès à l’éducation sont fortes, car la compétition pour obtenir un
diplôme est alors d’autant plus rude, entre des individus dotés d’atouts
inégaux (Dubet et al., 2010a). Parallèlement à cette rentabilité individuelle,
la formation est censée fournir à l’économie les compétences dont elle a
besoin, et une forte adéquation entre les formations et les emplois est perçue
comme un gage d’efficacité économique. Cependant, les difficultés
croissantes des diplômés invitent à interroger ces conceptions optimistes
quant à la rentabilité sociale de l’éducation.
La « rentabilité » du diplôme
Le risque de chômage est effectivement d’autant plus faible que la
scolarité a été longue (cf. tableau 2) ; et les taux de chômage des jeunes
sans diplôme sont particulièrement élevés. Rappelons en outre qu’en
France, le taux de chômage des jeunes actifs (tous ceux qui ne sont pas
en études) est spécialement fort, plus du double de celui des personnes
plus âgées : en 2020, 20,3 % et 19,9 % chez les hommes et les femmes de
15-24 ans contre respectivement 8,1 % et 8 % chez l’ensemble des actifs.
Le chômage des jeunes est particulièrement sensible à la conjoncture
économique et très lié à l’ancienneté sur le marché du travail : ce sont les
jeunes les plus récemment sortis de l’école qui connaissent la situation la
plus difficile, notamment quand la conjoncture est défavorable1.
La relation entre niveau de formation et chômage est très nette, même si
certaines distinctions fines sont à faire : loin que le chômage soit toujours
d’autant plus rare que l’on est diplômé, on observe que les taux de chômage
des diplômés de niveau « bac +2 » peuvent être égaux, voire inférieurs à
ceux de certains titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur long,
ou encore, qu’on chôme moins avec un bac professionnel ou technologique
(ou même avec un CAP-BEP) qu’avec une ou deux années d’enseignement
supérieur non validées.
Le sexe joue également : les taux de chômage des filles sont aujourd’hui,
à niveau comparable, très proches de ceux des garçons, voire inférieurs, par
exemple au sortir des formations paramédicales et sociales aux débouchés
très ouverts. Depuis une dizaine d’années, le taux de chômage de
l’ensemble des jeunes filles ayant terminé leurs études depuis moins de
6 ans est même passé en dessous de celui des garçons, ce qui invite à
conclure que les femmes commencent à tirer parti de leur réussite scolaire
(cf. INSEE, 2010). Ce récent « avantage » des filles est dû au fait que la
crise a touché en premier lieu l’emploi industriel et du bâtiment,
majoritairement masculin. Ceci vaut d’ailleurs pour les adultes :
aujourd’hui, après avoir été supérieur à celui des femmes pendant des
décennies, le taux de chômage des hommes y est égal voire très légèrement
supérieur.
Conclusion
Ces résultats conduisent à s’interroger sur les incidences d’une politique
qui compterait avant tout, voire uniquement, sur l’élévation du niveau de
formation pour répondre aux difficultés des jeunes (Forgeot et Gautié,
1997 ; Duru-Bellat, 2006 ; Plassard, 2015). Il est clair que la
démocratisation de l’éducation, au-delà de ses bénéfices culturels, ne
débouche pas automatiquement sur la démocratisation de la société.
Comme Boudon le soulignait déjà en 1973, même si l’on assistait à une
atténuation des inégalités sociales face à l’éducation, rien ne garantit
qu’on observe du même coup davantage de mobilité sociale, ou des liens
moins forts entre origine sociale et statut social. Dans cette perspective,
seule une égalisation de la société peut atténuer les inégalités sociales, et
non l’école elle-même, quelles que soient les réformes qu’on y mette en
place (Dubet, 2010). En d’autres termes, « si nous voulons l’égalité
économique dans notre société, c’est en changeant nos institutions
économiques, et non nos écoles, qu’il nous faudra l’obtenir » (Jencks,
1972).
Dans ce cas, n’est-il pas coûteux, pour les individus, et plus encore au
niveau de la société, d’investir si fortement dans un système scolaire qui ne
serait qu’une instance de filtre et de tri ? Sans doute, si l’on s’en tient à ce
qui est une des fonctions officielles de l’école, à savoir sa fonction
instrumentale par rapport à l’insertion des jeunes et aux besoins du marché
du travail, qui est aussi l’une des plus évidentes pour les usagers et est
réitérée dans chacune des grandes lois successives qui entendent réformer
l’éducation. Même si les constats objectifs ne vont guère dans ce sens, les
entreprises et l’État ont de fait un intérêt commun à croire que l’élévation du
niveau d’instruction constitue une bonne chose, en particulier une voie
efficace pour réduire le chômage (Béduwé et Espinasse, 1995). Mais
derrière ce consensus, n’y a-t-il pas aussi le fait que l’école remplit, au-delà
de son rôle d’instruction et d’intégration culturelle des jeunes générations,
des fonctions plus globales, sans doute moins évidentes, de légitimation ?
Croire que les titres scolaires régissent l’accès aux positions sociales (et les
inégalités afférentes), sur une base juste, est capital pour la société,
notamment pour les groupes dominants8, afin de légitimer les inégalités
entre ces positions sociales. Nous reviendrons sur ces questions en
présentant les théories sociologiques (dans le chapitre 10).
Orientation bibliographique
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DEUXIÈME PARTIE
Contextes et médiations
Chapitre 4
L’école entre l’espace local
et l’espace national
Dans cette deuxième partie, l’objectif n’est plus d’élucider ce que produit
globalement l’école, mais d’analyser son fonctionnement au travers de
l’étude des contextes, des organisations et des programmes d’enseignement.
Un premier constat s’impose : l’école « en chair et en os » s’inscrit dans un
espace local, rural ou urbain, qu’elle ne peut ignorer. La prise en compte
des liens qu’elle tisse entre ces contextes et l’espace national amène à
souligner les capacités spécifiques d’action dont elle est dotée, notamment
l’importance de sa fonction d’intégration et d’accompagnement des
changements sociaux ; elle permet simultanément d’en saisir les limites
face à la résistance passive ou active et à l’action stratégique de groupes
internes et externes. L’importance de ces processus implique à son tour de
s’intéresser à la fois à la façon dont les politiques nationales sont traduites à
l’échelle locale, et à l’élaboration et à la mise en œuvre de politiques
régionales, départementales ou municipales relativement autonomes.
L’école missionnaire
Le rôle d’intégration assigné à l’institution scolaire apparaît
explicitement dans l’entreprise scolaire de la Troisième République. Le
projet de l’école se caractérise par sa visée universaliste et rationaliste : il
affirme le primat du général sur le particulier, de la logique sur
l’expérience, de la morale laïque sur les croyances particulières. Il
s’inscrit en outre dans un dessein politique volontariste : l’école ne doit
pas seulement instruire, mais former des citoyens éclairés afin de
développer l’attachement à la patrie et à la République, et favoriser le
progrès économique et social (Prost, 1968). De ce volontarisme,
témoignent d’abord les programmes d’enseignement (cf. chapitre 6).
Pour les républicains, la langue française est un élément central de
l’unification politique et culturelle. Ils incitent donc fortement les
instituteurs à l’imposer face aux langues régionales. À Plozévet, par
exemple, le breton a été dès le départ l’ennemi principal des instituteurs
qui ont tenté de l’évacuer complètement de l’école et l’ont combattu sans
répit sur la scène locale (Burguière, 1977). Partout ailleurs, les exemples
abondent de symboles et de punitions utilisés pour marquer d’infamie les
enfants surpris à parler leur patois natal (Weber, 1983).
L’instruction morale et civique, qui remplace l’instruction religieuse et
civique, doit favoriser également le dépassement de « l’esprit de clocher »
et amener le citoyen à s’identifier au destin de la communauté imaginaire à
laquelle il appartient désormais. Cette morale, qui est plus un « art de
vivre » qu’un ensemble cohérent de principes philosophiques, cherche à
faire pénétrer des normes en matière de travail, d’épargne, de responsabilité
individuelle dans le quotidien des enfants et de leurs parents (Crubellier,
1993 ; Déloye, 1994 ; Baubérot, 1997). L’enseignement de l’histoire
devient aussi à la fois outil de développement du sentiment patriotique et
d’ouverture sur l’universel car, comme le souligne M. Ozouf, (1985) :
« l’école primaire se limite à l’histoire nationale, mais c’est une histoire
illimitée […] ; naître français c’est trouver dans son berceau une histoire
miraculeusement pédagogique, progressant vers la démocratie en séquences
bien ordonnées, apte à faire comprendre l’histoire du monde ; c’est
l’assurance d’être nourri par l’institutrice des nations ; c’est avoir pour
patrie la liberté, la justice, la tolérance ». Mais les autres disciplines
disqualifient aussi la connaissance immédiate au profit d’une unité
nationale cautionnée par la Science et justifiée par un nouvel ordre
économique et social. C’est le cas de la géographie, avec l’introduction
d’une grille descriptive applicable à tous les paysages et avec l’ouverture
sur l’espace national que proposent des manuels comme Le Tour de la
France par deux enfants édité en 1877. C’est aussi le cas du calcul avec
l’adoption d’un système de mesure universel, le système métrique (Vincent,
1980 ; Crubellier, 1993).
La cohérence idéologique des programmes n’explique cependant pas à
elle seule la réussite de ce projet. Le loyalisme sans faille des instituteurs y
est aussi déterminant. Issus de familles rurales confrontées à une situation
de déclin économique, ils adhèrent à une vision idéalisée de la République
comme régime politique où les hiérarchies sont constamment remaniées par
la prise en compte des mérites individuels. La formation intellectuelle et
morale qu’ils reçoivent dans les Écoles normales, véritables « institutions
totales », et les conditions d’exercice du métier, qui impliquent des
changements de poste subis ou désirés, les coupent encore davantage de
leurs attaches locales. À cela il faut ajouter que la définition morale et
politique de leur mission les incite à maintenir une « juste distance » vis-à-
vis de la population et les condamne, notamment les femmes, à une grande
solitude morale et affective dans les villages (Muel 1977, 1983 ; Ozouf et
al., 1992).
Par-delà le combat héroïque des débuts ou de la « guerre des manuels »
contre les représentants de l’enseignement catholique au tournant du
XIXe siècle, ou encore de l’application « désinvestie » des consignes du
gouvernement de Vichy et de la participation de nombreux instituteurs au
sauvetage des enfants juifs et à la résistance grâce à leur implantation et à
leurs réseaux locaux (Fontaine, 2021), les travaux de recherche constatent
une mobilisation plus ordinaire de nombreux instituteurs en faveur de la
généralisation de l’instruction. Il leur a été en effet nécessaire de vaincre les
résistances de certaines populations qui soit ne voyaient pas l’utilité de la
scolarisation, soit y percevaient une menace pour l’autorité de la famille et
du père, pour les rapports de travail ou pour l’organisation politique locale.
Les recherches de Peneff (1987) montrent ainsi qu’il a fallu un intense
travail de persuasion de la part des inspecteurs primaires, des commissions
scolaires, des délégués cantonaux et des enseignants, ainsi que
l’organisation d’un ensemble de prestations à bas prix (cantines,
fournitures, bibliothèques, colonies des vacances) pour que tous les enfants
soient véritablement scolarisés.
Les progrès et les reculs de la scolarisation ont aussi dépendu de
l’attitude des municipalités à l’égard de l’école publique, de l’intensité de la
concurrence des écoles privées et de la dynamique même de la
fréquentation. La position des élites locales à l’égard de la scolarisation
post-primaire a joué sur ce dernier point un rôle important, mais il faut se
garder d’une vision de la diffusion de la scolarité selon une hiérarchie de
richesse ou d’influence. Dans certaines communes et régions, les enfants de
journaliers ou d’artisans ont en effet fréquenté plus précocement l’école que
ceux de paysans aisés. Cette situation s’explique par les conditions de
travail de leurs parents (qui n’avaient pas besoin de leur aide), par leur lieu
d’habitation (la résidence au bourg joue un rôle déterminant) et par la
constitution de groupes actifs, pratiquant une scolarité intensive, au sein de
ces catégories sociales qui ont joué un rôle important d’émulation.
Conclusion
Quelle peut-être la portée générale de l’analyse des contextes et des
politiques locales ? Un travail à cette échelle permet au chercheur
d’analyser finement la façon dont se construisent les faits collectifs tout
en retrouvant les mêmes réalités appréhendées par d’autres chercheurs au
niveau global. Dans le cas de l’école, on observe ainsi la pluralité des
fonctions qu’elle remplit selon les périodes et les groupes locaux
concernés : elle accompagne les changements ou les freine, contribue
tantôt à l’intégration, tantôt à l’exclusion de certains groupes sociaux.
Derrière cette diversité réelle, on peut cependant dégager quelques
principes de variation. Les paramètres qui déterminent la façon dont
l’école s’acquitte de sa double fonction de promotion sociale et
d’intégration ne sont pas en nombre infini : le degré de cohésion de la
population, les stratégies des familles et des élèves jouent un rôle central,
mais aussi la cohérence du projet dont l’école est porteuse et
l’implication professionnelle et locale de ses agents. L’autonomie relative
des dynamiques éducatives locales apparaît ainsi bien établie. Reste alors
à évaluer leurs effets ce qui est l’objet du chapitre suivant.
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Chapitre 5
Les scolarités dans leur
contexte
Non seulement la diversité des relations entre l’école et l’environnement
local, mais aussi la manière dont elle fonctionne précisément dans les
différents contextes sont des paramètres importants quant à la façon dont
l’institution remplit sa fonction d’instruction et d’intégration. Mais en
France, sa centralisation formelle, et la conviction qu’elle ne laissait par
conséquent aucune marge de manœuvre à ses composants de base, ont
longtemps rendu incongrue l’idée d’observer concrètement, à l’échelon
local – l’établissement, la classe –, la manière dont sont exercées les
fonctions d’instruction et d’éducation. Aujourd’hui, dans un système qui
s’est progressivement unifié, le contexte dans lequel les élèves interagissent
et apprennent apparaît extrêmement, et peut-être de plus en plus diversifié.
De fait, délivre-t-on une formation équivalente, offre-t-on aux élèves un
environnement éducatif d’égale qualité, selon le contexte, sachant que le
contexte, c’est bien sûr tel établissement, mais aussi tel ou tel mode
d’organisation ? Et surtout, quelles sont les conséquences de cette diversité
sur les scolarités des élèves et les inégalités afférentes ?
En France, les analyses produites à partir des années 1980 sont dans
l’ensemble convergentes5. On retrouve l’importance de facteurs tels qu’une
bonne gestion du temps et de la discipline, des attentes positives quant à la
réussite des élèves, une bonne couverture des programmes. Par contre, on
ne retrouve pas l’effet systématiquement positif d’un fort leadership
pédagogique du chef d’établissement, alors que sa capacité à mobiliser les
enseignants autour d’un projet commun serait plus importante. On observe
aussi que les collèges performants en termes d’acquis scolaires ne le sont
pas forcément à l’aune de critères tels que la motivation des élèves, leur
image de soi, leur civisme ou leurs méthodes de travail.
Enfin, l’ensemble des caractéristiques liées à une meilleure efficacité se
trouvent plus souvent réunies dans les collèges fréquentés par une
population favorisée, où, du même coup, les progressions sont plus
marquées (Grisay, 2006 ; au niveau primaire, cf. Davezies, 2005). À
l’inverse, les progressions sont moindres dans les collèges populaires
ségrégués. La ségrégation a donc bien des effets délétères spécifiques dans
ces collèges (Dumay et al., 2010 ; Broccolichi et al., 2010) et en particulier
elle accentue les inégalités entre élèves. De même, on observe dans les
comparaisons entre pays, que là où les écoles sont peu ségréguées, les
inégalités de performances entre élèves et les inégalités sociales afférentes
sont moins marquées (Demeuse et Baye, 2008 ; Givord, 2019). On peut
même se demander si la moindre réussite des élèves faibles, en France par
rapport aux pays comparables, ne s’explique pas en partie par le fait qu’ils
sont concentrés, plus qu’ailleurs, dans des établissements au public
populaire (CNESCO, 2016).
Toujours est-il qu’on retrouve de manière régulière ce que montraient les
premières études américaines, à savoir que des facteurs tels que la
composition sociale ou ethnique du public d’élèves – le school mix –
s’avèrent associés à des différences d’efficacité. Ainsi, alors qu’on a
montré, aux États-Unis, dès les années 1960, que le pourcentage d’élèves
blancs dans les écoles est lié à la réussite des élèves de tous les groupes
ethniques, du fait d’une uniformisation des normes et attitudes dans un sens
favorable à la scolarité (Coleman et al., 1966 ; Cherkaoui, 1979), des
constats convergents sont faits aujourd’hui en France. Ainsi, comme nous
l’avons évoqué (cf. chapitre 2), le handicap, notamment en mathématiques,
de certains élèves d’origine immigrée s’explique par le fait qu’ils
fréquentent plus souvent que leurs homologues nés en France des collèges
ségrégués de l’éducation prioritaire et de l’agglomération parisienne
(Cayouette et Moulin, 2019 ; Ichou, 2018). Plus généralement, une forte
concentration d’élèves étrangers dans la classe s’avère défavorable quant
aux performances, notamment celles des élèves les plus défavorisés
socialement (Fougère et al., 2017). Mais cet effet reste modeste et est
visible surtout en début de collège.
Dans l’autre sens, on progresse plus, en moyenne, dans les collèges qui
accueillent une population socialement favorisée (des résultats convergents
sont établis aux niveaux primaire et lycée, cf. Duru-Bellat et al., 2004b ;
Monseur et Crahay, 2008 ; Davezies, 2005 ; Monso et al., 2019). Il existe
néanmoins des collèges populaires particulièrement performants, même si,
malgré ces meilleures progressions, le niveau moyen des élèves tend à y
être plus faible. Le souci de maximiser le temps consacré aux
apprentissages (mesuré par des indicateurs tels que la couverture des
programmes ou le fait de donner du travail à la maison) y serait
spécialement efficace. Par ailleurs, « un climat chaleureux, une discipline
souple et un enseignement novateur semblent des facteurs positifs s’ils sont
mis en œuvre avec une population d’origine plutôt défavorisée, alors que ce
même profil paraît lié à de piètres performances dans les écoles recevant
une population favorisée » (Grisay, 1990 et 2006). Ces écoles seraient plus
efficaces quand elles conjuguent des exigences scolaires fortes, un climat
impersonnel et sévère, une coopération avec les parents. Au total, ces
résultats militent pour une certaine mixité sociale, dès lors qu’on valorise
des acquis communs pour tous les élèves.
Enfin, aucune relation nette ne se dégage entre le niveau de mobilisation
des établissements et leurs performances scolaires. Mais il semble que dans
un collège où chaque enseignant se retrouve isolé, non porté par une
mobilisation collective, la pente naturelle soit de concentrer ses efforts sur
les élèves les plus « faciles », ce qui accroîtrait les difficultés des élèves les
plus éloignés de l’école (Dubet et al., 1989 ; cf. aussi Hodges Persell,
2000). On retrouve ici ce constat de Cherkaoui (1979), qui, sur la base de
données américaines, établissait que la confusion ou l’absence de normes
s’avérait particulièrement néfaste pour les élèves de milieu populaire.
Bien qu’ayant établi de grandes tendances, la recherche sur les effets
établissements peine à établir la stabilité des différentiels d’efficacité.
Surtout, elle ne débouche pas sur la définition d’un profil d’école
performante, qui serait partout et toujours valable : il existe des
configurations de caractéristiques qui donnent de bons résultats avec
certaines populations scolaires, ou dans certains domaines, et de moins bons
dans des situations différentes. Les établissements peuvent donc être plus
ou moins efficaces en moyenne, mais moins avec certaines catégories
d’élèves et se montrer capables de creuser ou au contraire de combler les
écarts qui existent entre eux (Givord et Suarez Castillo, 2021). Il existe
d’ailleurs une corrélation (certes loin d’être automatique) entre l’efficacité
des lycées et leur caractère équitable ainsi défini. Aujourd’hui, l’OCDE, qui
a grandement promu la notion d’efficacité (et sa mesure) parle moins
d’efficacité que de qualité, en incluant la dimension de l’équité, un
établissement ne pouvant être considéré comme efficace que s’il est
également équitable, parvenant à faire progresser tous ses élèves.
Conclusion
Alors que les élèves sont scolarisés dans des contextes très divers – ce
qui remet en cause l’image convenue d’une institution scolaire
homogène – les caractéristiques de ces contextes influent
significativement sur le déroulement des cursus et les inégalités
afférentes. Certes, cette influence du contexte s’exerce à la marge des
caractéristiques personnelles, et elle est en moyenne modérée. Mais elle
s’avère particulièrement importante pour certaines catégories d’élèves
(élèves fragiles, élèves de milieu populaire), qui à la fois ont moins de
latitude pour choisir leur contexte et sont plus sensibles à sa qualité, une
qualité qui s’avère en moyenne moins bonne. De fait, une part
substantielle de l’avantage dont bénéficient les enfants de milieu aisé
dans leur scolarité vient de leur accès à des établissements offrant de
meilleures conditions de travail (bonne couverture des programmes,
enseignants plus expérimentés, attentes plus élevées, climat plus calme,
etc.). À l’inverse, l’instauration d’un climat propice aux progressions et
permettant une expérience scolaire positive semble plus difficile quand le
public accueilli est moins favorisé et a fortiori quand ceci se double
d’une forte ségrégation. L’accès à tel ou tel contexte de scolarisation est
ainsi un vecteur d’inégalités sociales, qui vient se cumuler avec l’impact
des caractéristiques socio-économiques de l’élève, d’autant plus que
certaines familles déploient des stratégies pour choisir le meilleur
contexte pour leur enfant. L’école participe donc elle-même à la création
de formes spécifiques de ségrégation, par certaines pratiques comme le
groupement des élèves et plus largement par l’inégalité de qualité de
l’« offre » proposée (qui tend à être systématiquement moins bonne dans
les zones populaires ; cf. Kamanzi et al., 2021) ; joue également
l’implantation de l’offre elle-même comme le montre par exemple
l’implantation des grandes écoles ou, à l’autre bout du spectre scolaire,
des filières destinées aux élèves en difficulté comme les Segpa.
Les comparaisons internationales apportent des confirmations régulières
de ce rôle propre de l’organisation scolaire ; en particulier, elles démontrent
que des structures pédagogiques unifiées ainsi qu’une certaine
standardisation des exigences et des règles permettent de contenir l’ampleur
des inégalités sociales, soulignant ainsi que celles-ci n’ont rien d’une
fatalité (Van de Werfhorst et Mijs, 2010). Toujours au niveau international,
il existe une corrélation entre l’ampleur de la ségrégation sociale entre
établissements (autrement dit, la faiblesse de la mixité sociale) et l’ampleur
des inégalités sociales de performance entre les élèves (Givord, 2019). Les
évolutions récentes constatées vont d’ailleurs dans ce sens : les systèmes
éducatifs qui ont réduit leur niveau de différentiation et de ségrégation ont
vu les performances des élèves les plus défavorisés s’améliorer sans que
celles des plus favorisés en soient affectées (Blossfeld et al., 2016).
Dès lors que l’accès à tel ou tel contexte scolaire peut avantager certains
élèves plus que d’autres, on est face à des enjeux de nature politique : les
comportements d’évitement résidentiel et scolaire de certains parents
participent de fait à une forme de discrimination (que l’on dira systémique)
dès lors que les contextes de scolarisation ségrégués qui en découlent font
l’objet d’un traitement inégal par l’institution scolaire, avec à la clé des
effets néfastes sur les performances et les parcours des élèves les plus
défavorisés. Mais toutes les réformes visant à l’égalisation des contextes
vont rencontrer des résistances. C’est le cas de la politique de mixité
scolaire, mise en avant ces dernières années avec pour objectif d’égaliser
les acquis et plus largement l’expérience scolaire des élèves. Pourtant, et
même s’il est difficile d’en déterminer le niveau optimal, promouvoir plus
de mixité sociale dans les établissements constitue une piste incontournable
en termes de justice sociale puisque rien ne peut justifier que l’offre scolaire
soit de meilleure qualité dans certains contextes ; c’est aussi une piste
potentiellement efficace, puisque, si modéré quantitativement que soit
l’impact du contexte, celui-ci est « manipulable », plus aisément en tout cas
que les inégalités entre familles. Rendre les contextes d’enseignement plus
équivalents, c’est aussi les rendre plus également attractifs pour les
personnels, plus formateurs pour les élèves eux-mêmes, et plus également
acceptables par les parents.
Mais autour de la mixité sociale des établissements comme autour de la
constitution des classes, des tensions peuvent exister entre certains intérêts
privés et l’intérêt général : les plus favorisés des parents ont intérêt à une
absence de mixité ou à des classes de niveaux – leur enfant sera dans des
établissements « côtés » et plus souvent dans des classes de niveau fort –,
alors qu’au niveau global ces formes de ségrégation nuisent à
l’homogénéité des acquis de l’ensemble d’une classe d’âge. Il va donc
falloir résister aux pressions du « local » et aux désirs d’autonomie, une
autonomie qui peut devenir un vecteur pour de nouvelles différenciations
sociales, ce que confirment les comparaisons internationales montrant une
certaine corrélation entre décentralisation et ampleur des inégalités entre
élèves (Mons, 2007). Au niveau politique, une régulation est d’autant plus
nécessaire, et la priorité devrait être d’égaliser les conditions de
scolarisation de tous les élèves, quelles que soient les pressions des usagers,
pour qu’ils puissent tous avoir l’opportunité de réaliser des acquis et une
expérience scolaire de qualité égale.
Orientation bibliographique
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Chapitre 6
Les programmes, les pratiques
pédagogiques et les normes
d’excellence
Après des analyses se situant à un niveau macrosocial, les deux chapitres
précédents ont montré combien l’insertion de l’école dans son
environnement, ou les prestations qu’elle offre revêtaient une grande
variété. Les chapitres qui suivent se centrent sur les acteurs et les pratiques
qui font vivre le système, et ce déplacement de focale vers le niveau
« micro » correspond à une tendance lourde de la sociologie des dernières
décennies, valorisant l’analyse de la manière dont les acteurs négocient des
définitions de la réalité, et ce faisant construisent à la fois ce qui apparaît à
un moment donné comme l’« ordre social » et leur propre identité
individuelle. La nature et le choix des contenus transmis à l’école, les
modalités de cette transmission et de la construction des verdicts scolaires
deviennent autant de questions importantes, même si la sociologie de
l’éducation, longtemps focalisée sur la sélection et la certification réalisées
par l’institution scolaire, a eu tendance à négliger ce qui en constitue
pourtant la spécificité, la transmission des savoirs (Lahire, 1999 ; Forquin,
2008), bref à privilégier sa fonction sociale par rapport à sa fonction
culturelle.
Néanmoins, l’interrogation sur les contenus de formation est déjà
présente chez Durkheim : dans L’évolution pédagogique en France (1938),
les programmes et les idéaux pédagogiques sont considérés comme des faits
sociaux situés et datés, qu’on ne peut comprendre qu’en référence aux
valeurs dominantes et aux évolutions sociales marquées notamment par des
conflits entre groupes pour le contrôle de l’institution scolaire (Chapoulie,
2010).
La genèse sociale des savoirs
scolaires
Comment se construisent
les programmes ?
Pour la sociologie de la connaissance, nous ne connaissons pas le monde
tel qu’il est mais tel que nous l’appréhendons à travers un cadre
conceptuel relevant d’une construction sociale (Berger et Luckman,
1966). Ceci vaut pour la science, comme pour les contenus de formation.
À partir de la fin des années 1960, le sociologue britannique M. Young
lance une « sociologie du curriculum » – appelée en Grande-Bretagne
« nouvelle sociologie de l’éducation » –, avec un ouvrage au titre
emblématique : Knowledge and Control (1971). Cette nouvelle
sociologie des programmes scolaires s’intéresse à ce qui est considéré
comme une connaissance, à un moment donné, dans telle société, ainsi
qu’à la manière dont y est sélectionné le savoir qu’on estime digne d’être
transmis dans telle ou telle filière et dont on définit les destinataires
légitimes de ces enseignements. L’hypothèse est que les programmes
ainsi construits, de même que, plus largement, les valeurs incorporées
dans les savoirs scolaires ou dans les styles pédagogiques, contribuent à
maintenir les hiérarchies sociales. On débouche alors sur la
problématique du contrôle social, et ainsi conçue, la sociologie des
contenus de formation participe non seulement d’une sociologie de la
connaissance mais aussi d’une sociologie du pouvoir.
Des programmes scolaires au curriculum caché
Précisons d’abord certains termes. Le terme curriculum désigne
l’ensemble des situations pédagogiques vécues au cours d’un cursus donné
(Forquin, 1990). On renvoie ainsi au programme de formation, donc à ce
qui est censé être transmis officiellement : c’est le curriculum formel. On
parlera de curriculum réel pour désigner ce qui est effectivement transmis
ou ce que les élèves apprennent réellement. Mais « tout ce qui est appris à
l’école n’est pas explicité dans le curriculum formel » (Perrenoud, 1994) :
on parle alors de curriculum caché.
Le curriculum définit, en délimitant les contenus qui seront transmis par
voie scolaire, ce qui est reconnu comme de l’ordre du savoir, et doté d’une
valeur éducative, et, « en creux », ce qui est de l’ordre du savoir-faire ou de
la « recette », et laissé aux hasards de la socialisation diffuse réalisée
notamment dans la famille. Par exemple, on enseignera la biologie de la
reproduction mais on ne dira pas un mot de l’éducation des nourrissons.
Plus largement, le curriculum transmet aussi des schèmes de pensée,
modelant la façon dont les individus formés « à la même école » vont lire et
traiter la réalité. À travers des automatismes de raisonnement ou de
vocabulaire, ou de grilles pour résoudre les problèmes, l’école dote les
élèves d’un mode de fonctionnement intellectuel permettant la
communication et la reconnaissance sur la base d’un « sens commun »
constituant l’« habitus cultivé » d’une époque (Bourdieu, 1967).
En outre, le curriculum réel véhicule implicitement des valeurs morales.
C’est parfois tout à fait explicite, comme à l’heure de la fondation de
l’école républicaine, qui visait à forger une citoyenneté nationale et à
inculquer une morale laïque. C’est également très clair dans le socle
commun de connaissances, de compétences et de culture entré en vigueur
dans les écoles françaises en 2015. Ainsi, le domaine 3 « la formation de la
personne et du citoyen », présente l’école comme devant permettre à l’élève
« d’acquérir la capacité à juger par lui-même, en même temps que le
sentiment d’appartenance à la société », ou, relativement au domaine 2,
intitulé « les méthodes et outils pour apprendre », il est écrit que leur
maîtrise « développe l’autonomie et les capacités d’initiative », « favorise
l’implication dans le travail commun, l’entraide et la coopération ». On
pourrait aussi citer le domaine 5, « les représentations du monde et l’activité
humaine », devant permettre « la formation du jugement et de la sensibilité
esthétique » ou encore ouvrir à l’altérité. Mais les valeurs morales
s’expriment également par des normes de comportement. Les programmes
des écoles primaires de 1832 l’expriment sans ambages : arriver à l’heure,
renoncer au jeu pour entrer en classe, observer le silence, tout ceci oblige
l’élève à « une série de petits triomphes sur ses penchants » (Vincent,
1980). Le socle commun de 2015 y fait aussi référence. Par exemple, en
présentation du domaine 1 du socle commun de connaissances, de
compétences et de culture, « les langages pour penser et communiquer », il
est précisé que via la maîtrise des langages des arts et du corps, l’élève
apprendra « le contrôle et la maîtrise de soi ». De même, la structuration du
temps – rythmes quotidiens de la classe, organisation en année –, véhicule
l’idée de programmation et de prévisibilité des activités, cette « rationalité
scolaire » préparant « la rationalité économique et la rationalité politique
propres au système social qui en constitue la matrice commune » (Verret,
1975).
Le curriculum caché, c’est aussi toute une conception de l’intelligence et
du travail intellectuel : les élèves apprennent à trouver normal d’être sans
arrêt comparés et classés, et que ces classements débouchent sur une
hiérarchie relativement stable, révélant une compétence générale objective
et mesurable, répartie selon une courbe « en cloche ». On apprend aussi que
c’est à travers le travail individuel et dans une situation de compétition que
cette intelligence se révèle, ou encore, à assimiler apprentissage et écoute
(souvent relativement passive) du maître. On intériorise également la
valorisation de certaines activités (en apprenant à lire, on perçoit que lire est
une valeur), ainsi que les qualités morales nécessaires à leur maîtrise ; par
exemple, dans les manuels du début du siècle, l’écriture est censée former
« un élève attentif, soigneux, appliqué, respectant jusque dans le détail de
ses gestes les façons de faire qui lui sont imposées » (Vincent, 1980). Enfin,
le curriculum caché incorpore des jugements de valeur implicites sur
l’importance respective des disciplines ; les élèves perçoivent vite d’eux-
mêmes les hiérarchies entre matières principales et secondaires (Dubet,
1991), ou encore, dans l’enseignement technologique ou professionnel, la
hiérarchie entre travail « intellectuel » et travail « manuel », qu’a longtemps
reflétée l’opposition entre blouse blanche et blouse bleue (Grignon, 1971).
Depuis les dernières décennies, au collège, l’ordre hiérarchique des
différentes disciplines semble se brouiller quelque peu, dès lors que toutes
sont censées prendre leur part dans l’éducation et l’épanouissement des
élèves ; c’est ainsi que les disciplines artistiques ou l’éducation physique et
sportive sont davantage valorisées. L’accent mis sur la nécessaire
interdisciplinarité vient également relativiser l’ordre disciplinaire
traditionnel (Baluteau, 2005).
Parler de curriculum caché amène à expliciter en quoi tout programme
d’instruction incorpore une visée éducative plus large, sans suggérer que
certains éléments sont cachés à dessein. L’essentiel des analyses du
curriculum rejoignent néanmoins les théories de la correspondance (cf.
chapitre 10), en ce sens que les attitudes inculquées par l’école sont censées
correspondre aux besoins de la société. Par exemple, si on promeut dès
l’école primaire un rapport très distancié au langage (un langage-objet à
décortiquer et manipuler d’un point de vue phonologique ou grammatical),
c’est parce que ceci correspond aux formes dominantes d’exercice du
pouvoir, où la maîtrise des relations sociales exige celle de pratiques
langagières favorisant l’objectivation et un rapport réflexif au monde
(Lahire, 1993 ; cf. aussi Bautier, 2001). Autre exemple, dans les classes
préparatoires et les grandes écoles censées former les futures élites de la
nation, les visées de socialisation – inculquer des attitudes et des « savoir-
être » –, et aussi de légitimation – développer l’esprit de corps et convaincre
qu’on est bien à sa place – pèsent parfois plus lourd, dans la détermination
des contenus, que les exigences techniques du marché du travail (Bourdieu,
1989 ; Tenret, 2011). « Lieu de socio-genèse des habitus », les classes
préparatoires en particulier produisent les dispositions adaptées à la
« jeunesse dominante », notamment travailler dans l’urgence, qui devient
« un mode normal d’écoulement du temps » auquel s’adaptent mieux les
élèves issus des milieux sociaux favorisés (qui composent la majorité des
effectifs des classes préparatoires) que les élèves d’origines plus modestes
(Darmon, 2013).
Sélectionner les éléments du programme, et le rendre assimilable par les
élèves
Les programmes officiels ne reflètent pas fidèlement la lente
accumulation des savoirs, mais résultent en fait d’un processus de sélection
et de réorganisation permanentes, qui passe par des luttes entre groupes
(politiques, spécialistes des disciplines, représentants du patronat…) ayant
des intérêts propres à défendre1. Dans l’élaboration des programmes, les uns
valoriseront avant tout le contenu culturel, d’autres les exigences de la vie
économique. Ou encore, au sein même d’une discipline comme le français,
les rapports de force entre spécialistes feront que les apports de la
linguistique occuperont tel ou tel poids par rapport aux contributions plus
classiques de la littérature (Ropé, 1994 ; sur les querelles disciplinaires
autour de l’apprentissage de la lecture cf. Garcia et Oller, 2015). Dans la
définition des programmes d’histoire, des débats prendront place, fondés
sur le type de citoyenneté que cette discipline est censée promouvoir
(Legris, 2010).
L’existence même des diverses disciplines ne peut être entièrement
expliquée par des nécessités épistémologiques, mais tout autant par des
circonstances sociohistoriques précises. Ainsi, au cours du XIXe siècle, la
structuration progressive de la grammaire comme matière scolaire répond
au souci de codifier et de légitimer l’orthographe, dans un contexte de
centralisation et de « normalisation » culturelle et politique (Chervel, 1977).
C’est dans ce contexte qu’on « scolarise » la géographie, tant connaître son
pays est un enjeu fort dans une perspective d’unité nationale. Aujourd’hui,
c’est l’insertion dans l’Europe qui conduit les concepteurs des programmes
d’histoire, géographie et instruction civique à repenser en conséquence cette
formation du citoyen qui constitue leur objectif essentiel (Audigier, 2003).
À côté des nécessités sociopolitiques qui peuvent présider à l’émergence
d’une discipline, les « besoins de l’économie » sont parfois mis en avant,
par exemple lors de l’introduction, dans les collèges, de l’enseignement de
la technologie ou de l’informatique, ou lors des réformes des contenus
d’enseignement comme pour les sciences économiques et sociales
(Martinache, 2018). Si les disciplines apparaissent et se transforment par le
jeu de facteurs sociaux variés, on observe qu’une fois instituées, et par
ailleurs figées dans les manuels, elles tendent à se perpétuer. Elles
deviennent alors de véritables corporations ayant des intérêts à défendre (ce
dont témoignent les réactions que suscitent toutes les réformes modifiant la
place respective des disciplines), et devant sans cesse redéfinir et maintenir
les frontières avec les autres (Esland, 1971). Mais les contenus peuvent
aussi être définis, non pas par rapport à des savoirs disciplinaires, mais par
rapport à des situations ou des tâches censées exiger des compétences
spécifiques. C’est le cas dans l’enseignement technologique ou
professionnel, mais c’est aussi de plus en plus le cas dans le secondaire et le
supérieur, sachant que cette notion de compétence peut renvoyer à des
perspectives humanistes – au-delà des disciplines scolaires, chaque élève
doit pouvoir développer ses potentialités –, ou plus utilitaristes, réorientant
les curricula vers des performances étroites (Broadfoot et Pollard, 2006), ce
qui peut se retourner contre les apprentissages eux-mêmes (Crahay, 2006).
L’introduction des compétences dans le cadre des réformes curriculaires au
Québec s’est par exemple d’abord traduite par une tentative
d’institutionnalisation de la « pédagogie invisible » (cf. infra) puis par une
gestion par les résultats et des orientations plus instrumentales (Mathou,
2019). En tout cas, sa prégnance de plus en plus forte n’est pas sans lien
avec une exigence croissante de rationalisation, d’efficacité et d’évaluation
au sein des systèmes éducatifs. Elle exprime aussi le besoin de redéfinir les
contours de la culture scolaire et les difficultés à le faire : dès lors que
l’école s’est largement ouverte, les programmes conçus pour initier une
petite élite à des savoirs académiques ne peuvent constituer la base de ce
qu’on désigne sous le vocable de culture commune ou de « life skills »
(compétences pour la vie) dans la mouvance anglo-saxonne (et les enquêtes
internationales comme PISA).
Actuellement, les connaissances, la formation, l’information sont
considérées comme de nouvelles « matières premières » de l’économie,
dont les États peuvent se servir dans la compétition économique
internationale. Les organismes internationaux, en premier lieu l’OCDE, qui
s’intéresse à ce qui favorise l’expansion économique, jouent un rôle
important dans la diffusion de nouvelles visées éducatives, notamment par
la diffusion de recommandations. L’Union européenne influence aussi très
largement les changements curriculaires récents. Concernant le « socle
commun » français, il est fait explicitement référence aux recommandations
européennes (Harlé, 2010). La notion de compétence s’inscrit dans le cadre
d’un nouveau lexique utilisé pour penser le travail sur la période
contemporaine, aux côtés de « flexibilité », « adaptabilité »,
« polyvalence », « formation tout au long de la vie », et l’on relève que le
mot « compétence » s’est diffusé dans le système éducatif au moment où les
entreprises l’ont intégrée comme principe de définition du travail et des
carrières (Mangez, 2008). Une littérature très critique des transformations
actuelles émerge, pointant un recul de la puissance de l’État au sein de
l’école, au profit d’acteurs économiques et/ou locaux. La logique de la
compétence dans l’enseignement apparaît, dans cette perspective,
impossible à comprendre si on ne la replace pas dans le contexte
d’émergence d’une « nouvelle école capitaliste » (Laval, Vergne et al.,
2012).
L’introduction du socle commun est le résultat en France de l’action du
Haut conseil de l’éducation (HCE), qui va se servir des travaux de la
Commission européenne et de l’OCDE pour construire et défendre une
nouvelle conception transdisciplinaire des savoirs scolaires (Bautier et al.,
2017). Avec le socle commun, auquel les programmes scolaires doivent se
rattacher, le collège unique semble disposer d’objectifs d’enseignement
unitaires, dont l’effet sur la réduction des inégalités d’éducation est
incertain. Le premier socle commun, dit « de connaissances et de
compétences » et instauré par la loi Fillon de 2005, est assis sur quatre
domaines : la maîtrise de la langue française, la maîtrise des principaux
éléments de mathématiques, une culture humaniste et scientifique
permettant le libre exercice de la citoyenneté et la maîtrise des techniques
usuelles de l’information et de la communication. Ces quatre domaines sont
précisés et complétés en 2006, avec sept piliers : maîtrise de la langue
française, pratique d’une langue vivante étrangère, compétence de base en
mathématiques et culture scientifique et technique, maîtrise des techniques
usuelles des TIC, culture humaniste, compétences sociales et civiques,
autonomie et initiative. Au sein de chacun de ces piliers de
« compétences », se définissent des « connaissances » plus précises2. En
2013, le socle commun a été revu, et la maîtrise de compétences déclinée en
cinq domaines : « le langage pour penser et communiquer », « les méthodes
et outils pour apprendre » (dont le numérique), « la formation de la
personne et du citoyen », « l’observation et la compréhension du monde »,
« les représentations du monde et l’activité humaine ». Ces cinq domaines
ne correspondent pas aux disciplines scolaires traditionnelles, ils n’ont pas
été conçus en fonction d’elles, toutes les disciplines rentrant dans tous les
domaines, ce qui peut sembler être un point fort, mais peut aussi apparaître
très ambitieux. Cette ambition vient de ce qu’à présent toute une génération
suit une scolarité complète jusqu’à la fin du collège, et qu’enseigner ce dont
tous les élèves auront besoin dans leur vie quotidienne fait figure
d’impératif.
L’histoire montre que les contenus de formation évoluent en fonction des
finalités sociales de tel ou tel segment du système scolaire. Ainsi, la vision
de la société proposée dans les manuels de lecture du cours moyen s’est
sensiblement modifiée entre 1930 et 1960 (Dandurand, 1972), avec
notamment un rétrécissement de l’univers présenté aux enfants – montée de
la famille et des amis, au détriment du monde du travail –, une valorisation
de l’imaginaire enfantin au détriment de la vie quotidienne, etc. À partir du
milieu des années 1970, les manières d’envisager l’apprentissage de la
lecture dans les écoles élémentaires ont été repensées, les aspects
techniques tendant à être minorés car vus comme de « simples » conditions
d’accès aux savoirs intellectuels plus élaborés des niveaux supérieurs de la
scolarité (Garcia et Oller, 2015). Ceci reflète des évolutions sociales
globales, mais aussi le fait que l’école primaire n’est plus que la première
phase socialisante d’une longue scolarité. Au niveau du collège,
parallèlement à son ouverture à des publics plus variés et plus exigeants
quant à la valeur utilitaire de leur formation, et aussi dans un contexte
global de développement des sciences (que l’on croit par ailleurs moins
sélectives socialement que les humanités), un profond reclassement des
disciplines a eu lieu : à l’orée des années 1990, le poids horaire donné aux
sciences est proche de celui donné aux disciplines littéraires, alors que dans
les années 1920, le rapport était de 1 à 3,6 (Baluteau, 1999). Et par ailleurs,
dès le collège et plus encore au lycée, notamment avec la notion de
compétence, on entend mobiliser les savoirs moins pour eux-mêmes qu’en
fonction des besoins et des situations. Par exemple, cette approche se
perçoit nettement dans les programmes de français entrés en vigueur en
2015 : « Tout en restant bien présente à l’intérieur des programmes, les
approches analytiques, par genres et historico-chronologiques, qui
structuraient à des degrés divers les programmes précédents, sont ici
reléguées à l’arrière-plan. De fait, l’enseignement de la littérature au cycle 3
est désormais structuré en quatre entrées qui renvoient autant (ou
davantage ?) à des attitudes ou à des savoir-être qu’à des enjeux strictement
littéraires : « se chercher, se construire », « vivre en société, participer à la
société », « regarder le monde, inventer des mondes », « agir sur le
monde » » (Clément, 2018). De même, alors que l’enseignement supérieur
s’est largement ouvert à des jeunes fortement préoccupés par leur insertion
professionnelle, la dimension strictement académique et culturelle des
formations s’estompe par rapport aux dimensions professionnelles, au
risque de nourrir chez les étudiants une approche essentiellement
consumériste et utilitariste de leurs études (Naidoo et Jamieson, 2005 ; pour
une discussion, cf. Duru-Bellat, 2006). Cela peut aussi exposer les étudiants
à de nouvelles inégalités dans l’accès aux conditions de la réussite
universitaire, ou dans la réalisation d’une insertion professionnelle en
adéquation avec les études suivies (Pinto, 2014).
Au-delà de ces sélections, qui obéissent donc autant à des contraintes
sociales de nature variée qu’à des considérations épistémologiques et
morales, le curriculum réel résulte aussi d’un travail technique de
reconstruction à des fins pédagogiques, bref de « transposition didactique »
(Verret, 1975 ; Chevallard, 1985). La science n’étant pas directement
assimilable par les élèves, il est nécessaire d’élaborer un produit
intermédiaire, le savoir scolaire, avec des contraintes spécifiques :
importance des éléments de présentation, organisation linéaire de
l’enseignement et découpage en parties, nécessaire redondance, etc. On
peut se demander si cette contrainte didactique n’affecte que la forme, ou
bien la nature même des contenus enseignés ; n’est-on pas, par exemple,
amené à figer, dans les programmes, des connaissances qui, dans le milieu
scientifique, sont toujours mouvantes et discutées ? Par exemple, comme
d’autres époques historiques (la Belle époque, les Années folles), les
« Trente Glorieuses » peuvent faire figure de mythe enraciné par les
manuels scolaires dans la pensée collective, alors que les historiens, revenus
sur ce label, envisagent la période de façon plus complexe (Pawin, 2016).
Au final, comme le montre par exemple l’analyse des manuels de
sociologie de seconde (Vitale, 2001), les contenus des programmes sont un
produit hybride spécifique, qui peut être relativement éloigné de la
recherche académique et des résultats qu’elle produit. On pourrait aussi
mentionner la manière dont les enseignants sélectionnent les savoirs à
enseigner aux élèves. À l’université, où il n’y a pas de programmes
nationaux et où les disciplines sont très variées, les mécanismes qui
aboutissent à la sélection des savoirs à enseigner font l’objet de
coopérations, négociations mais aussi de conflits entre les enseignants
(David, 2019).
On peut aussi se demander s’il n’y a pas subrepticement élaboration de
savoirs n’ayant un statut et une fonction (sélective le plus souvent) que dans
le milieu scolaire ; ce pourrait être le cas, par exemple, du « commentaire
composé », version moderne de l’explication de textes, auquel échouerait,
en l’absence d’entraînement spécifique, l’écrivain le plus talentueux. De
même, la « culture générale » est devenue une matière spécifique dans
nombre de concours, avec des manuels et des exercices dédiés, mais aussi
des contours variables selon les profils que l’on cherche à recruter (Oger,
2008), et un mouvement de rejet de cette mise en forme scolaire a pris corps
récemment (avec par exemple la suppression de l’épreuve dite de culture
générale dans certains d’entre eux). Il est clair que l’école manifeste une
capacité à créer des formes culturelles qui lui sont propres, parfois
rigidifiées ensuite par le monde de l’édition. En outre, la mise en œuvre du
curriculum implique, pour le maître, de concevoir des activités qui lui
permettent autant de maintenir un certain ordre dans la classe que de
contrôler le travail de chacun des élèves, de les maintenir stimulés par des
tâches adaptées à leur niveau, etc. (Perrenoud, 1994).
Structuration des programmes et contexte social
Sélectifs et évolutifs, relativement contingents, les contenus de formation
s’inscrivent néanmoins dans un système d’enseignement structuré par des
principes d’organisation implicites. Selon les systèmes, le « découpage »
(ou les délimitations) entre matières est plus ou moins strict, non sans
conséquences sur la qualification des enseignants (depuis les maîtres
polyvalents jusqu’aux spécialistes pointus d’une seule discipline, cf.
chapitre 7). Les systèmes scolaires se distinguent donc par le degré de
« division du travail » au sein du curriculum, et aussi, cela va souvent de
pair, par une définition plus ou moins nette de la programmation
didactique : définit-on avec précision ce que les élèves sont censés acquérir,
et comment (dans quel ordre, à quelle vitesse), aux différentes étapes du
cursus ?
Pour caractériser ces manières de concevoir et d’organiser les
programmes, Bernstein (1975) définit deux types de « codes du savoir
scolaire »3. D’une part le code sériel, dans lequel les matières sont isolées
les unes des autres, les savoirs scolaires nettement distingués des savoirs
non scolaires et familiers, ceci dans un système hiérarchisé, où une
discipline ferme et un rythme d’apprentissage précis sont imposés aux
élèves. À l’opposé, le code intégré, où les savoirs, moins nettement
« découpés », sont subordonnés à un projet commun défini au niveau de
l’établissement ou du maître (avec par exemple des « projets d’activités
éducatives » mobilisant les apports de disciplines variées). Ce code valorise
davantage la manière d’apprendre que le fait d’atteindre, à tel moment, tel
stade déterminé du savoir. Là où domine le code sériel, ce qu’on attend de
l’élève est davantage explicité, alors que l’implicite est plus prégnant là où
domine le code intégré, ce qui conduit Bernstein à opposer « pédagogie
visible » et « pédagogie invisible » (Bernstein, 1977).
Ces deux types de codes reflètent des visions du monde opposées. Le
code sériel traduit une conception universalisante du savoir, au sens où il y
a un savoir valable pour tous et en tout lieu. La justice consiste à favoriser
l’accès de tous à ce savoir (perçu comme instrument de libération et de
progrès collectif), en assurant sa diffusion uniformément sur le territoire et
en évaluant sa maîtrise par des examens sanctionnant une juste compétition.
À l’instar de l’école républicaine qui est en quelque sorte l’archétype du
code sériel, on se situe dans le cadre d’une « logique civique » (Derouet,
1992), fondement de l’« élitisme républicain » (cf. chapitre 1).
À l’inverse, le code intégré privilégie l’individualisation de
l’enseignement et valorise la diversité et le relationnel, pour que chaque
élève développe ses potentialités et sa personnalité. La justice consiste à
prendre en compte, localement, la situation des élèves. Nombre de
transformations actuelles (développement des projets transdisciplinaires,
individualisation de l’enseignement…) dénotent une évolution vers le code
intégré4. Cette centration grandissante sur l’élève ne serait pas sans rapport
avec des interrogations de plus en plus fortes sur les finalités du système
scolaire et la légitimité des contenus (Baluteau, 1999). Il reste que cette
évolution interpelle l’idéal républicain qui prétend arracher l’enfant à ses
particularismes pour l’intégrer à la nation via l’accès à un savoir universel.
Car ces codes scolaires reflètent aussi la manière dont la société assure
l’intégration de ses membres et donc le contrôle social. Les codes intégrés
refléteraient des sociétés où il n’apparaît plus possible de fonder le
consensus sur des valeurs non questionnées, transmises au travers de
relations autoritaires et hiérarchisées, et où l’on croit davantage à la
discussion démocratique, sachant que le contrôle social n’est pas moins
fort, même s’il se fait plus insidieux ; en effet, c’est alors de fait la
personnalité des élèves, et non plus seulement une gamme de performances
isolées qui est prise en compte. Il s’agit à présent de juger la conformité
globale de l’élève aux attentes elles-mêmes globales de l’institution ; les
élèves ne sont donc plus jugés (du moins seulement) sur la base de leurs
notes, mais sur ce qu’ils sont ou semblent être : coopératifs, intéressés,
voire sympathiques, etc.
Toujours est-il que des innovations pédagogiques telles que les
« itinéraires de découverte » introduits au niveau du collège témoignent
d’une évolution vers le code intégré (Baluteau, 2005). Ils atténuent en effet
les oppositions académiques entre théorique/pratique, concret/abstrait,
travail austère/activité plaisante, savoir inutile/savoir mobilisable dans la
« vraie vie », etc. Ils atténuent également la hiérarchie entre les disciplines
et leur cloisonnement, ainsi que la distance entre des enseignants (experts)
et des élèves (passifs). La réforme du collège entrée en vigueur à la rentrée
2016 met en avant l’interdisciplinarité avec l’apparition des Enseignements
Pratiques Interdisciplinaires (EPI) à partir de la classe de 4e. Des thèmes de
travail sont proposés (développement durable, monde économique et
professionnel, sciences et société…). Présentés comme une nouvelle
pratique pédagogique, les EPI ne s’ajoutent pas aux enseignements
habituels, ils les remplacent en partie. Ils sont à la fois considérés comme
un moyen pour que les élèves s’approprient mieux les connaissances et
comme une occasion de développer des compétences autres que purement
académiques (expression orale, esprit créatif, participation). Force est donc
de constater que ces EPI se situent à la fois dans la logique disciplinaire
« classique » et dans la valorisation beaucoup plus contemporaine des
compétences. Insistons sur le fait que l’interdisciplinarité, n’efface pas a
priori les disciplines, puisqu’elle présuppose une relation entre au moins
deux d’entre elles. Dans le cadre des EPI, les enseignants de différentes
matières devront définir « en équipe » les contenus des cours. De fait, le
succès de l’interdisciplinarité telle qu’elle est proposée dans cette réforme
récente, et son efficacité sur la réduction des inégalités scolaires, reposera
surtout sur les velléités des enseignants de travailler « en équipe », de même
que sur les conditions concrètes de réalisation de cette entreprise collective,
ce qui ne va pas de soi (cf. chapitre 7). Globalement, l’évolution du code
sériel vers le code intégré correspond à des bouleversements sociaux tels
que la montée d’une nouvelle classe moyenne instruite dans la seconde
moitié du XXe siècle, entretenant des rapports différents avec le savoir, la
culture, l’autorité, et aussi la valorisation des nouvelles compétences dans le
monde professionnel (capacités relationnelles, engagement, autonomie…),
elles-mêmes liées au « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et
Chiapello, 1999).
La fabrication de la réussite
scolaire
Il n’y a pas pléthore de recherches sur les pratiques pédagogiques des
maîtres, qui sont perçues comme ayant un caractère privé, chaque
enseignant ayant son « style » ou ses « recettes ». Il s’agit pourtant de
pratiques sociales comme les autres, qu’on peut comprendre en
dégageant les caractéristiques des acteurs sociaux qui les mettent en
œuvre et celles des situations où elles prennent place, et dont on peut
aussi évaluer les effets auprès du public d’élèves. Il resterait aussi, ce qui
est tout aussi rare, à articuler l’approche sociologique aux approches
didactiques (pour une tentative dans ce sens, voir par Rochex et Crinon,
2011) : aujourd’hui encore, les sociologues se polarisent surtout sur les
élèves, dans leur diversité sociale, et les didacticiens sur les savoirs et
leur construction par un élève qui intéresse surtout par ses démarches
intellectuelles. On peut pourtant défendre, pour mieux comprendre les
inégalités de réussite scolaire, l’intérêt d’une « didactique sociologique »
(Johsua et Lahire, 1999)6. Sachant de plus que, particulièrement en ce
domaine, il serait nécessaire d’engager des collaborations avec les
psychologues de l’apprentissage et du développement qui étudient
comment l’enfant apprend (Largy et al., 2004). Depuis les années 2000,
un rapprochement entre sociologie de l’éducation et didactique peut être
observé. « Ce rapprochement est notamment issu de la rencontre des
préoccupations de certains sociologues cherchant à comprendre la façon
dont se construisent les inégalités scolaires en situation de classe avec
celles de didacticiens souhaitant sortir d’une conception de la salle de
classe vue comme un espace hermétiquement clos et neutre où les figures
des enseignants et des élèves apparaissent comme des êtres génériques et
abstraits » (Souto Lopez et Dehantschutter, 2020). Les enjeux d’un tel
rapprochement pour la formation des enseignants sont établis, alors que
les enseignants disposent pour l’heure de peu de ressources en formation
initiale pour comprendre et agir sur les inégalités d’accès aux savoirs
scolaires (Benveniste, 2018).
La « fabrication » de l’excellence
scolaire
Les notes que reçoivent les élèves sont censées refléter fidèlement leurs
acquis. Elles sont aussi censées permettre des classements standardisés,
afin de comparer des candidats sur une base unique, comme dans le cas
des notes obtenues aux concours qui sont considérées comme validant
une « excellence » (Allouch, 2017). Mais entre les connaissances
maîtrisées et les évaluations délivrées par l’école, c’est un véritable
processus de « fabrication » de l’excellence scolaire qui prend place
(Perrenoud, 1984 et 1997). L’évaluation se fonde sur des normes
d’excellence, dont le contenu est un aspect plus ou moins explicite du
curriculum, et qui n’ont pas toujours été les plus légitimes en matière de
pratiques d’évaluation (Merle, 2015). Leurs racines historiques et
culturelles profondes expliquent sans doute à la fois le nombre
extrêmement élevé de notes que reçoivent les élèves au fil d’une année
scolaire et aussi les résistances à toute modification des modalités de la
notation. L’évaluation se réalise aussi à travers un certain nombre de
processus psychosociaux et institutionnels, qui reflètent autant le
fonctionnement de l’école, et en filigrane certaines normes sociales, que
ce que « savent » réellement les élèves.
Un premier point essentiel, c’est que tout comme l’institution
psychiatrique définit les critères officiels de la santé mentale, l’école est
dotée du pouvoir de construire une représentation de l’excellence scolaire
qui a force de loi et qui va légitimer les décisions d’orientation ou de
sélection. Elle « fabrique » ainsi des élèves brillants et des élèves mauvais,
à l’aune de critères non dépourvus d’arbitraire. Les évolutions
pédagogiques en attestent : ce qu’on entend par « bien lire », c’est
aujourd’hui comprendre ce qu’on lit, alors qu’on a longtemps exigé
seulement un déchiffrage correct (Lahire, 2000), sachant que de manière
générale, les exigences scolaires seraient de plus en plus abstraites et de
nature conceptuelle. Au collège, l’élève « bon en français » sera plus
souvent celui qui atteste de savoirs sur la langue que celui qui maîtrise
effectivement la communication dans un contexte concret. L’introduction
d’une logique d’évaluation par compétences au collège et au lycée, loin
d’introduire une dimension « expressive » et « libre » dans l’évaluation, se
traduit plutôt par une « inflation évaluatrice », caractérisée par de
nombreuses précisions et déclinaisons (en points, tableaux, catégories)
nécessitant un travail d’adaptation pour pouvoir être utilisées (Vaquero,
2020). En outre, ces différences sont prises en compte à tel âge (il faut
savoir lire à 7 ans), alors que quelques années plus tard elles se sont peut-
être largement estompées. Dans la multitude des facettes qui différencient
les enfants, seules certaines compétences précises sont prises en compte. Le
fait que l’école repère et mette en exergue tel sous-ensemble de ces
différences revient à changer leur statut : c’est ainsi que l’institution
construit une représentation officielle et autonome de la valeur scolaire, et
associe cette évaluation à certaines décisions pédagogiques.
Les normes d’excellence n’ont pas qu’un fondement académique, mais
intègrent également des aspects comportementaux et moraux : globalement,
c’est la manière dont l’élève exécute au jour le jour son « métier d’élève »
et accepte les règles du jeu scolaire qui est évaluée et définit l’excellence
scolaire. Dans leur définition du « bon élève » (Gilly, 1980 ; Merle, 2007),
les maîtres mettent en avant, à côté des compétences intellectuelles, des
qualités comportementales variées, allant du conformisme (application,
attention, discipline) au dynamisme (intérêt pour le travail, coopération
avec le maître…). À l’école primaire notamment, les qualités
comportementales s’avèrent fondamentales (Perrenoud, 1997). Au niveau
du lycée (Barrère, 1997), « les normes apparaissent comme un savant
dosage entre la restitution des savoirs, les techniques scolaires (plan ou
application d’une méthode), l’originalité personnelle ou les qualités
esthétiques ». Davantage évalués par compétences, au travers de dispositifs
horizontaux (les enseignements pratiques interdisciplinaires – EPI – par
exemple, ou les oraux), les élèves n’en sont pas plus égaux face à
l’évaluation. Les enseignants mobilisent les critères des grilles, quitte à les
adapter, mais pas de la même manière selon l’origine sociale des élèves :
sur le terrain de l’originalité, les élèves de milieux favorisés sont plus et
mieux évalués que les élèves de milieux populaires, qui sont eux davantage
jugés sur le terrain du travail fourni (Vaquero, 2020). Ces normes
informelles, qui peuvent apparaître peu prévisibles, opaques, voire
contradictoires (il faut connaître ses cours mais ne pas avoir l’air de s’en
contenter ou, pire, les apprendre par cœur) ne font pas en général l’objet
d’un apprentissage explicite, ce qui peut engendrer des malentendus sources
de difficultés. En philosophie par exemple (Rayou, 2002), les élèves croient
souvent qu’il suffit, outre quelques lectures, de réciter le cours, avec pour
résultante des notes moyennes au baccalauréat dans plus de 70 % des cas
inférieures à la moyenne… L’implicite des normes, à l’instar de toute forme
« invisible » de pédagogie, peut également engendrer des inégalités entre
élèves, en fonction de leur statut scolaire et social.
Les élèves doivent en outre maîtriser des savoir-faire en matière de
présentation des connaissances, ou encore de compétences relationnelles
dans ce rapport social où s’inscrit l’évaluation, la délivrance de la note
relevant parfois d’une négociation implicite (Merle, 2007 ; Goudeau et
Croizet, 2017 ; cf. aussi chapitre 9). Au niveau de l’université, les épreuves
orales peuvent être considérées comme des « épreuves de manières »,
sanctionnant davantage la forme que le fond, sur la base de signes subtils de
reconnaissance sociale qui transparaissent de la posture, de l’intonation, de
ce que les jurys appelleront la « présence », la finesse ou le « bon goût »
(Passeron, 1970 ; Bourdieu, 1989). La maîtrise de la situation d’examen
n’est en fait qu’une facette, non des moindres, de cette « intelligence
institutionnelle » (Coulon, 1997) qui est requise de l’étudiant, pour survivre
et a fortiori réussir à l’université.
Pour mettre en œuvre concrètement ces critères variés, les enseignants
rassemblent le plus d’informations possible sur l’élève, par le biais de
fiches de renseignements par exemple, sans réaliser que les informations
scolaires et sociales ainsi engrangées vont modeler leurs attentes et
engendrer des biais de notation (Merle, 1998 et 2007). C’est ainsi que les
maîtres auront tendance à surévaluer le travail des élèves dont ils attendent
beaucoup, notamment les élèves d’un milieu social favorisé (Pourtois,
1978 ; Bressoux et Pansu, 2003).
Les contraintes didactiques et certains traits concrets du contexte de la
classe (nombre d’élèves, matériel disponible) peuvent également peser sur
les modalités précises que revêt l’évaluation. Par exemple, certains savoir-
faire peuvent être plus faciles que d’autres (et/ou moins coûteux) à
appréhender de manière relativement objective (par exemple, en lecture, le
déchiffrage plus que l’expression), sachant que les évaluations doivent
permettre de codifier de manière suffisamment épurée les compétences des
élèves, pour se prêter à des passations régulières dans la classe.
Enfin, ces critères d’évaluation s’articulent étroitement avec l’idéologie
même du système scolaire et son évolution. Aujourd’hui, la prégnance
croissante de la notion de compétence, non sans lien avec le souci de rendre
plus équitables les évaluations proposées à un public plus ouvert, se traduit
par une certaine « technicisation » des évaluations (le résumé de texte en
français par exemple) et en arrière-plan du travail scolaire lui-même
(Barrère, 1997 ; Vaquero, 2020). De manière plus ancienne et implicite, si
la précocité est valorisée, si les matières les moins « cotées » sont celles où
« il suffit de travailler », c’est parce que l’école est censée sélectionner les
plus « doués ». Pourtant, on sait que certains critères d’évaluation –
l’originalité de l’expression, la finesse ou l’aisance verbale –, sont de fait
des qualités sociales dont seuls les héritiers sont dotés (Bourdieu et Saint-
Martin, 1975). En arrière-plan de cette valorisation des qualités innées, il y
a la prégnance de cette « norme d’internalité » qui prévaut dans les sociétés
modernes, et qui veut que « ce que font les personnes est le reflet de ce
qu’elles sont et que ce qui doit leur arriver est la conséquence de ce qu’elles
font » (Bressoux et Pansu, 2003 ; voir aussi Goudeau, 2020).
Toujours est-il que les évaluations ainsi construites sont amenées à
remplir des fonctions sociales variées : non seulement elles fondent les
décisions concernant les carrières scolaires, mais elles communiquent à
l’extérieur (administration, parents…) des informations sur la valeur des
élèves, et par là même de l’établissement13. L’enjeu est important : ne
jugerait-on pas négativement une école (ou un maître) dont les élèves
auraient régulièrement de très mauvaises (ou de très fortes) moyennes ? On
comprend donc que dans les écoles accueillant des publics « difficiles », on
ait tendance à surévaluer le niveau moyen des notes (l’inverse étant vrai
pour les écoles fréquentées par un public plus favorisé), avec comme
conséquence qu’in fine… les moyennes des élèves sont approximativement
partout les mêmes (cf. chapitre 5). Dans un contexte de concurrence
croissante entre établissements, les tentations de « manipulations » des
signes les plus visibles de l’excellence existent – entraîner
systématiquement les élèves au Brevet des collèges ou ajuster le niveau des
notes de contrôle continu comptant pour cet examen, par exemple –, une
alternative étant de sélectionner les élèves les mieux à même d’y réussir
(Ball et van Zanten, 1998).
Au total, le flou qui entoure les évaluations aurait pour intérêt de
préserver les apparences d’un fonctionnement uniforme de l’institution,
quels que soient les contextes (Perrenoud, 1984). Il ne s’agit donc pas d’un
simple problème technique, auquel la docimologie pourrait s’attaquer,
même si, quand il s’agit d’organiser une évaluation aussi lourde d’enjeux
que le baccalauréat, une multitude de règles et de commissions tentent de
conjurer collectivement le flou qui pourrait marquer l’appréciation des
compétences des candidats (Merle, 2007). C’est en ce sens qu’il y a des
débats récurrents sur la place des épreuves standardisées et continues au
baccalauréat.
Enfin, l’évaluation remplit aussi des fonctions pédagogiques dans le
quotidien de la classe. Les contrôles et les notes ne visent pas seulement à
évaluer le niveau des élèves, mais tout autant à les stimuler, à prendre en
main la classe et parfois à y maintenir l’ordre : on encourage tel élève, on
sanctionne tel autre, pour des raisons qui ne sont pas toujours d’ordre
strictement académique. En ce domaine, les maîtres ont une latitude non
négligeable, puisqu’ils sont libres d’interpréter le contenu opérationnel de
normes aussi générales que lire correctement ou comprendre un texte. Le
flou des évaluations leur préserve une certaine plage de liberté, que
supprimerait la généralisation d’épreuves standardisées. De plus, dans leur
pratique de notation, les enseignants expriment aussi leur rapport au métier
et aux élèves : les professeurs de lycée à la notation indulgente
accepteraient plus volontiers la diversification de leur public que les maîtres
sévères, et seraient plus confiants dans leurs élèves, ce qui tendrait à les
rendre plus efficaces notamment parce que cela améliore l’image de soi des
élèves (Felouzis, 1997, voir aussi Goudeau, 2020).
Les notes scolaires sont donc la face visible et terminale d’un processus
où entrent en jeu bien d’autres éléments que les seules performances : non
seulement elles ne livrent pas une photographie des inégalités réelles de
compétence entre élèves, mais elles expriment nombre de facettes du
fonctionnement de l’institution. L’évaluation est ainsi au cœur d’une
contradiction majeure du système éducatif : il doit à la fois individualiser et
réguler l’action pédagogique pour faire réussir tous les élèves, et fournir des
critères, perçus comme légitimes, de classement de ces derniers, puisque,
dans une perspective de sélection et d’orientation, la réussite scolaire est
toujours définie de manière relative (Perrenoud, 1997).
Conclusion
La sociologie des contenus de formation et des pratiques pédagogiques
analyse comment se construisent dans le quotidien des classes et des
établissements les inégalités de réussite observées au niveau statistique. Il
est à présent clairement établi que loin d’être le pur décalque des
caractéristiques psychologiques des élèves (telles qu’elles découlent
notamment de leur socialisation familiale initiale), les inégalités de
réussite résultent de mécanismes de nature clairement sociale, en
particulier de la confrontation entre leurs propres expériences et des
contenus, et plus largement des conceptions du monde, qui en sont
inégalement proches. Si on écarte ainsi tout fatalisme sociologique (ou
psychologique), faut-il pour autant décréter que tout se négocie au niveau
de la classe, et espérer ainsi, en amenant les enseignants à prendre
conscience des problèmes, transformer sans heurts l’institution ? Certes,
il existe des possibilités d’action à ce niveau, dont attestent les recherches
sur les effets des pédagogies ou du contexte de scolarisation, mais les
contraintes structurelles n’en existent pas moins : les programmes et les
façons d’enseigner d’une époque découlent de modèles sociaux et de
stéréotypes portant autant sur ce qu’il est évident d’apprendre que sur la
manière dont l’élève « normal » est censé apprendre (sachant que cet
élève non problématique est de fait un enfant de milieu favorisé ; cf.
Bonnéry, 2009). Ces modèles et ces stéréotypes cadrent l’action des
enseignants, et ce qui se passe dans le quotidien de la classe est donc
profondément marqué par les rapports sociaux qui président à ces
manières de faire la classe ainsi qu’aux relations entre enseignants et
élèves et entre élèves.
Mais si la sociologie des contenus contribue ainsi à « défataliser »
l’échec scolaire en en montrant les « secrets de fabrication » (pour
reprendre l’expression de Merle, 2007), elle peut aussi déboucher sur une
question redoutable : dès lors qu’on admet aujourd’hui que toutes les
connaissances sont le produit d’une construction sociale, et a priori toutes
les constructions sociales sont d’égale valeur, n’est-il pas discutable de
tenter de conduire à la maîtrise d’une culture arbitraire les élèves les plus
éloignés de l’école ? On peut considérer qu’il y a là un risque de relativisme
mâtiné de multiculturalisme qui pourrait déboucher sur la constitution de
nouveaux ghettos culturels. Relativisme qui serait, en outre, incompatible
avec la notion même de projet pédagogique, puisqu’on n’enseigne jamais
que les choses dont on juge qu’elles en « valent la peine » (Forquin, 1990).
Enfin, dans le quotidien de la classe, le relativisme rendrait difficilement
justifiable tel ou tel choix de contenus, et difficilement gérable la relation
d’autorité maître-élève. En fait, le relativisme latent de la sociologie des
contenus doit être considéré avant tout « comme un moyen heuristique pour
remettre en question les idées reçues sur le caractère absolu du statut des
connaissances en milieu scolaire et mieux les situer dans une perspective
historique » (Trottier, 1987), ce qui laisse toute latitude au politique, dont
c’est la responsabilité que de définir démocratiquement les contenus.
Si donc la sociologie des contenus de formation a le mérite d’ébranler la
tendance à « prendre des compromis pédagogiques éphémères et
conflictuels pour des absolus culturels » (Forquin, 1991), son pouvoir
suggestif pourrait être davantage exploité. Puisque tout est construit et
négocié dans les programmes et les pratiques, ce n’est pas mettre en péril la
culture française que de réfléchir à leur adaptation à des évolutions telles
que l’accueil de la totalité d’une classe d’âge au lycée ou encore l’ouverture
européenne par exemple, ou de mettre sur la table la (re)définition de la
culture commune que l’on entend transmettre au niveau du collège, non
sans une prise en compte réfléchie de la culture des élèves (Barrère et
Jacquet-Francillon, 2008). Comme Durkheim le soulignait, la question des
valeurs et des contenus éducatifs rejoint alors celle des voies, à redéfinir
constamment, de l’intégration sociale.
Orientation bibliographique
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TROISIÈME PARTIE
Instituteurs et professeurs
L’usage du terme « enseignant » pour désigner l’ensemble des catégories
professionnelles dont la fonction principale est d’instruire les jeunes
générations, voire une partie des adultes, est, en France, un phénomène
récent, datant des années 1960 (Hirschhorn, 1993). Historiquement, on a
assisté plutôt à la constitution progressive, depuis la Révolution, de deux
corps indépendants, les instituteurs et les professeurs, correspondant aux
deux ordres d’enseignement, primaire et secondaire. Ces corps partagent
des traits communs, à savoir, d’une part, une forte dépendance à l’égard
de l’État, qui leur confère une légitimité, détermine leurs missions et les
soumet à une gestion bureaucratique, et, d’autre part, une autonomie
concernant leur organisation interne sur le plan des carrières et des choix
pédagogiques (Lang, 2008 ; Enthoven et al., 2015). Leur unité interne,
plus importante dans le primaire que dans le secondaire, notamment si
l’on tient compte des enseignants du professionnel, dotés d’une histoire
particulière (Tanguy, 1991), a cependant commencé à s’effriter avec le
recrutement massif d’enseignants, la création de nouvelles catégories et
le recours intensif à des non-titulaires dans la période de l’après-guerre,
qui ont engendré une grande hétérogénéité dans les statuts, les
trajectoires et les dispositions. Après une période caractérisée par le
renouvellement massif de la profession (40 % de départs à la retraite
entre 2000 et 2010, résultat des effets conjugués de la démographie et des
réformes des retraites) et le difficile « tuilage générationnel » dans les
établissements (Baillauquès, 2004 ; Rayou et van Zanten, 2004), les
départs à la retraite ont diminué à compter de 2008 (DEPP, 2017a).
Dans le primaire, les effets du baby-boom sur la population scolaire ont
commencé à se faire sentir dès le début des années 1950 et entraîné, entre
1951 et 1964, un recrutement de 150 000 à 160 000 nouveaux instituteurs
dont entre 80 000 et 100 000 par la voie de la suppléance ou du
remplacement (Prost, 1968). Les titularisations successives ont permis
d’intégrer ces nombreux maîtres sans formation, mais n’ont pas aboli les
écarts avec ceux qui sortaient de l’école normale2. Depuis 1993, le nombre
des personnels enseignants exerçant dans le premier degré est resté stable,
quoiqu’en augmentation depuis le début des années 2000 (les effectifs sont
passés de 360 000 en 2000-2001 à 403 000 en 2020-2021, secteurs public et
privé confondus, l’augmentation s’expliquant par des effectifs en hausse
dans le secteur public3), et la part des personnels non titulaires très faible,
quoique en augmentation : elle est passée de 0,4 % des enseignants du
premier degré public en 2015 à 1 % en 2020 (DEPP, 2021)4. Pourtant, des
différenciations internes demeurent en raison des variations dans les cursus
de formation et dans les niveaux de recrutement. À ces clivages s’ajoute
celui introduit par la création en 1992 du corps des professeurs des écoles,
auquel accèdent automatiquement les nouveaux entrants, mais aussi, par la
promotion interne, des instituteurs en exercice (Périer, 2016).
Dans le secondaire général, Chapoulie (1987) distingue trois périodes
correspondant à des conjonctures et à des politiques de recrutement
différentes. La première (1940 à 1955) se caractérise par une stabilité dans
le recrutement. Au cours de la deuxième (1955-1965), en revanche,
l’agrégation étant très sélective, le corps des agrégés se réduit jusqu’à
devenir une élite dans l’enseignement secondaire et si le nombre des
lauréats au Certificat d’aptitude professionnelle à l’enseignement
secondaire (CAPES) augmente, l’administration, voulant faire des
économies et préserver la valeur des titres, ne recrute qu’un minimum de
titulaires et attribue de nombreuses délégations rectorales à des licenciés. La
troisième période (1965-1970) correspond à une réabsorption lente et
limitée de l’auxiliariat, à une croissance très forte du nombre des certifiés et
à une croissance moins marquée de celui des agrégés, en même temps qu’au
développement du nouveau corps des professeurs d’enseignement général
des collèges (PEGC). On peut encore distinguer une quatrième période, des
années 1970 jusqu’à la période récente marquée par l’intégration des
adjoints d’enseignement et des PEGC dans le corps des certifiés et par une
croissance modérée de ce corps ainsi que celui des agrégés et des
professeurs de lycée professionnel – PLP. Dans le second degré, alors que
depuis 2009 le nombre d’élèves augmente, les effectifs enseignants ont été
en forte baisse entre 2003 et 2012, ils se sont stabilisés depuis5. Si
l’auxiliariat représente désormais une part infime des enseignants, les non-
titulaires (les maîtres auxiliaires et surtout, désormais, les contractuels) sont
cependant nombreux (alors qu’ils étaient 7,5 % en 2013, ils étaient 9,2 % en
2020). Leur nombre varie en fonction des besoins en enseignants par
période (élevé au début des années 1990, de nouveau en augmentation
depuis la fin des années 2000 jusqu’à la période actuelle) (Prouteau, 2015 ;
DEPP, 2017a, DEPP, 2021).
D’une certaine manière, les distinctions anciennes tendent à s’estomper.
Les origines sociales des instituteurs et des professeurs ne permettent plus
d’opposer les « enfants du peuple » à des « demi-bourgeois ». Les
formations suivies sont plus homogènes et le statut des professeurs des
écoles est aligné sur celui des professeurs certifiés. La création des collèges
et la démocratisation des lycées depuis les années 1960 ont également
entraîné des rapprochements dans les types de public et dans les effectifs de
chaque niveau d’enseignement. En outre, les relations professionnelles
entre enseignants, tout au moins entre ceux du primaire et ceux des
collèges, désormais prescrites par les réformes éducatives promouvant la
continuité école-collège, se renforcent. Les enseignants connaissent un peu
mieux aujourd’hui les programmes d’enseignement et les méthodes
pédagogiques de leurs collègues d’un autre niveau et, si les échanges
individuels restent rares, les réunions de concertation se multiplient,
notamment dans le cadre des politiques éducatives locales.
Néanmoins, il apparaît difficile de considérer que les enseignants forment
à tous les niveaux de la scolarité un seul et même groupe professionnel
unifié (Buisson-Fenet et al., 2022). Les hiérarchies institutionnelles restent
distinctes de même que les compétences attendues, désormais formalisées
dans des référentiels métier. La formation est d’ailleurs structurée par de
nouvelles segmentations pour coller à la diversité des métiers (Guibert et
Troger, 2012). Les occasions de rencontres, par exemple dans les réseaux
école-collège, révèlent les écarts de statut et les hiérarchies internes (Volf,
2018), tout comme les sociabilités professionnelles affinitaires (Farges,
2017). De façon plus fondamentale encore, les recherches montrent que dès
les premières années, dès les premiers pas dans le métier, les jeunes
enseignants des écoles, collèges et lycées envisagent leur métier
différemment, et que dans la majorité des cas l’orientation vers
l’enseignement répond au souhait d’enseigner dans un niveau précis, et pas
dans l’autre (Geay, 2010 ; Périer, 2018).
Féminisation et transformations
des origines sociales
Les professions de l’enseignement, qui ont été parmi les premières
professions intellectuelles à s’ouvrir de façon importante aux femmes,
sont actuellement parmi les plus féminisées (71 % des enseignants sont
des enseignantes en 2020-2021, cf. DEPP, 2021). Néanmoins, la
proportion de femmes varie en sens inverse du prestige et de la
rémunération des emplois. Dans le premier degré, la féminisation, qui a
progressé par paliers, est très importante aujourd’hui (84 % de femmes
dans le secteur public), et continue de progresser (+2 points entre 2015 et
2021). Parmi les non-titulaires du premier degré, les femmes sont
majoritaires, moins toutefois que parmi les titulaires. Dans le second
degré public, les femmes sont aussi plus nombreuses, mais dans une
proportion moindre que dans le primaire (59 %). La féminisation est plus
élevée chez les certifiés (65 % de femmes) que chez les agrégés (53 %) ;
elle est la plus faible chez les professeurs de lycée professionnel (51 %).
Les non-titulaires du secondaire sont composés à 52 % de femmes. Plus
nombreuses au collège qu’en lycée, les femmes sont aussi nettement
majoritaires dans les disciplines littéraires (lettres, langues, histoire-
géographie), artistiques, mais aussi en biologie-géologie ou en économie
et gestion (DEPP, 2021). Il est à noter que le secteur privé
d’enseignement est encore plus féminisé (74 %) que le secteur public,
pour le premier comme pour le second degré, en grande partie en raison
des différences quant au mode de recrutement (Jaboin, 2004 ; DEPP,
2021).
La forte représentation des femmes dans les métiers de l’enseignement
conduit à considérer ceux-ci comme des « métiers de femmes ».
L’allongement de la durée de la scolarité et la valorisation dans ses premiers
stades de la figure de l’« enfant » ont participé à donner au métier
d’enseignant une tonalité maternelle, tout particulièrement dans le primaire.
De plus, ces métiers sont perçus comme permettant d’articuler la vie
professionnelle et la vie familiale. Néanmoins, l’organisation relativement
flexible des emplois du temps par rapport à d’autres salariés (Chenu, 2002)
profite davantage aux hommes enseignants qui la mettent plus souvent au
bénéfice de leurs évolutions de carrière, tandis que leurs collègues femmes
continuent à assumer l’essentiel des tâches domestiques et familiales dans
leur foyer (Jarty, 2009). Cette vision est en outre une construction sociale
récente. Au XIXe siècle, le choix de l’enseignement apparaît comme une
alternative et non pas comme un complément au mariage. Le taux de célibat
des enseignantes, en particulier des femmes professeurs – qui s’élevait à
63 % dans les lycées en 1938 – est un indicateur éclairant de
l’incompatibilité sociale alors perçue entre ces deux dimensions du rôle
féminin (Cacouault, 1987 ; Acker, 1989). C’est seulement dans l’après-
guerre qu’apparaît le stéréotype de l’enseignement comme métier féminin.
Parallèlement, la féminisation de l’enseignement vient à être perçue comme
un indicateur de sa dévalorisation sociale par des sociologues
fonctionnalistes notamment qui utilisent ce critère pour classer
l’enseignement parmi les « semi-professions » (Etzioni, 1969). Quoi qu’il
en soit les enseignantes, dans le premier comme dans le second degré, ne
comptant pas leurs heures au risque de fragiliser leur santé, semblent moins
bien s’accommoder des caractéristiques contemporaines du travail
enseignant que les hommes (Tourneville, 2021 ; Balland, 2020).
Des travaux plus récents montrent que la féminisation influe sur le
rapport au métier en raison des écarts importants dans l’investissement
domestique des femmes et des hommes, mais de façon différente selon les
contextes nationaux. Ainsi en Angleterre, où la gestion de l’interface
travail-famille est vue comme une affaire privée, où la garde des enfants est
prise en charge financièrement principalement par les familles et où les
établissements scolaires exigent une présence en continu des enseignants,
beaucoup d’enseignantes du secondaire arrêtent de travailler pendant
plusieurs années pour élever leurs enfants. En France, en revanche, les
femmes professeurs avec des enfants en bas âge, dont le salaire est calculé
de la même manière que celui de leurs collègues masculins, et qui
bénéficient d’équipements étatiques de prise en charge de la petite enfance
obtiennent souvent de l’administration de pouvoir organiser leurs emplois
du temps de façon à les rendre compatibles avec les horaires des crèches et
des établissements scolaires des enfants. Par des voies différentes, ces
femmes se trouvent alors pénalisées du point de vue de leur accès à des
positions de responsabilité. Elles refusent pourtant souvent d’évoquer
l’existence d’inégalités de genre et soulignent, en France, les avantages des
concours et du statut qui protègent des discriminations sexuées et, en
Angleterre, le fait que la sélection sur ces postes s’opère sur la base des
compétences individuelles (Moreau, 2011 ; Couppié et al., 2012).
La féminisation est par ailleurs allée de pair avec une « moyennisation »
de la profession dans le premier degré. La comparaison entre les
enseignants actuels et les générations précédentes fait apparaître une
élévation progressive des origines sociales, en lien avec les transformations
de la structure de la population active et celles des exigences requises pour
devenir enseignant (Berger 1979 ; Vallet et Degenne, 2000 ; Charles et
Cibois, 2010). Dans la génération des enseignants ayant 30-45 ans au début
des années 1990, très féminisée, se fait sentir le poids des origines
supérieures (Maresca, 1995). Dans les années 2010, plus de 40 % des
jeunes professeurs des écoles ont un père enseignant, cadre ou exerçant une
profession libérale ou intellectuelle supérieure, contre 22 % parmi les plus
âgés (Farges, 2017). Les enseignants du premier et du second degré ont
désormais sensiblement la même origine sociale. Actuellement, environ la
moitié des jeunes générations de professeurs du second degré provient de
milieux de cadres et professions intellectuelles supérieures et de professions
intermédiaires. La profession du conjoint renforce par ailleurs la
« moyennisation » de la profession : parmi les conjoints des institutrices se
trouve une majorité d’individus exerçant des professions intermédiaires et
supérieures. La position sociale supérieure des enseignantes du secondaire
se trouve également confortée par le fait qu’elles sont plus nombreuses que
leurs collègues masculins à vivre maritalement avec des cadres et des
membres des professions intellectuelles supérieures, même si des
changements peuvent être observés parmi les cohortes les plus jeunes
(Farges, 2017). Des différences importantes subsistent néanmoins entre
catégories d’enseignants. L’auto-recrutement au sein de la catégorie des
enseignants (être enfant d’enseignants) est plus fort chez les enseignants du
secondaire que chez ceux du primaire, et en augmentation. Il est
particulièrement marqué chez les agrégés, qui forment la catégorie
d’enseignants dont les origines sociales sont les plus favorisées. A
contrario, les professeurs de lycée professionnel ont des origines sociales
nettement plus populaires. Enfin, dans le second degré, les enseignants du
privé ont une origine sociale moins favorisée que dans le public (Larivain et
Cormier, 2005 ; Pochard, 2008 ; Farges, 2011 ; Delhomme, 2020).
Des travaux ont défendu l’idée que l’évolution des origines sociales des
enseignants reflétait essentiellement celle de la structure sociale (Vallet et
Degenne, 2000). Pourtant les origines globalement élevées des enseignants
sont aussi indicatrices du niveau de diplôme exigé à l’entrée, ainsi que du
niveau de sélectivité des concours, qui décourage ou élimine
progressivement les étudiants issus de milieux plus défavorisés (Charles et
Cibois, 2010). De plus, la fermeture du groupe professionnel des
enseignants n’est pas absolue. Depuis les années 1990, le métier
d’enseignant est la position de cadre la plus accessible pour les jeunes actifs
issus des milieux populaires, d’autant plus que la part des parents cadres
tend à se rétrécir parmi les jeunes enseignants du premier comme du second
degré depuis quelques années (Delhomme, 2020 ; Charles et al., 2020). De
plus, une fraction des jeunes issus des immigrations, principalement des
femmes, a rejoint l’enseignement, notamment au niveau du professorat des
écoles (Charles et Legendre, 2006 ; Charles, 2008). L’étude de leur
expérience met en lumière les dilemmes auxquels elles font face,
confrontées à une ethnicisation des attributs liés à leur origine migratoire
(comme la couleur de peau) pouvant leur donner l’impression d’être
instrumentalisées comme « expertes de l’ethnicité » par leurs collègues
(Kilic, 2022).
Le choix du métier
En France, les raisons invoquées par les enseignants ou futurs
enseignants pour justifier leur choix du métier renvoient tout d’abord à
ses caractéristiques intellectuelles, psychoaffectives et professionnelles.
Les enquêtes montrent que les candidats se destinent assez clairement
soit pour le premier degré, soit pour le second : seuls 12 % des étudiants
hésitent, et plus souvent les hommes que les femmes. Une majorité des
étudiants déclarent s’être décidés pour le métier d’enseignant avant le
baccalauréat. Les raisons majoritaires données pour s’orienter vers
l’enseignement du premier degré, plutôt que du second degré sont les
suivantes : la tranche d’âge ou le type de public (53 % cochent cette
réponse), la pluridisciplinarité (47 %) ou encore la mise en place des
fondamentaux de l’instruction (26 %). Ces raisons sont assez stables
depuis trois décennies (Périer, 2016 ; Maresca, 1995). L’importance
accordée à l’autonomie (le fait de pouvoir prendre en charge seul, et pour
toute une année scolaire, un groupe d’enfants), repérée dans les années
1980 et 1990 (Dubet et Martucelli, 1996a ; Kherroubi, 2000), compte
relativement peu parmi les candidats à l’enseignement actuellement,
peut-être signe d’un recul de la « culture de la classe fermée ». En ce qui
concerne les professeurs du secondaire, les raisons le plus souvent citées
concernent l’intérêt pour la spécialité ou la discipline, le contenu des
programmes qui est jugé plus « attrayant », ainsi que l’âge des élèves,
perçus comme plus matures (Périer, 2016).
Tant dans le premier que dans le second degré, la relative liberté permise
par le travail enseignant semble moins attractive que par le passé. En effet,
dans les enquêtes récentes, l’autonomie dans le travail figure parmi les
dernières raisons qui rendent le métier attractif du point de vue des
étudiants, bien loin derrière la transmission des savoirs. Une explication
peut être trouvée dans les représentations changeantes du métier qu’ont les
étudiants qui s’y orientent : ils envisagent le métier d’enseignant comme
exposé à des relations difficiles avec les parents d’élèves, qui sont
susceptibles de réduire l’autonomie et de contester la légitimité des
enseignants. « Donner plus d’autonomie aux enseignants » figure parmi les
changements qui pourraient, aux yeux des étudiants, rendre le métier plus
attractif, assez loin toutefois derrière « revaloriser le salaire des
enseignants », « améliorer l’image de l’enseignement », « ne pas affecter les
professeurs débutants sur les postes difficiles » ou encore « réduire le
nombre d’élèves par classe ». Parmi les raisons qui rendent le métier
attractif, l’autonomie est aussi classée derrière d’autres raisons telles que la
sécurité de l’emploi, le temps libre et les vacances. Disposer de temps de
travail permettant de concilier l’éducation des enfants et la vie familiale
occupe toujours une place importante dans les choix des professeurs, bien
que les transformations du temps de travail prescrit des enseignants et
l’anticipation d’une forte charge de travail, notamment dans le premier
degré, puissent diminuer l’intérêt de rejoindre l’enseignement pour cette
raison (Maresca, 1999 ; Obin, 2003 ; DEP, 2005 ; Geay, 2010 ; Périer,
2016 ; Broccolichi, et al., 2018).
Les recherches mettent aussi en évidence le poids de diverses formes de
socialisation primaire et de socialisation anticipatrice dans le choix du
métier. La socialisation familiale joue un rôle important. En effet, à
l’importance déjà soulignée de l’auto-recrutement, il faut ajouter le fait que,
quel que soit l’ordre d’enseignement considéré, on y trouve une majorité
d’individus dont au moins un des parents appartient au secteur public, ce
qui favorise la valorisation du statut de fonctionnaire mais aussi la
transmission d’une culture et d’une éthique professionnelle spécifiques. La
socialisation scolaire influe également. Souvent bons élèves, beaucoup
d’enseignants indiquent s’être identifiés à certains professeurs et avoir
décidé d’entrer dans la profession avant l’obtention du baccalauréat
(Deauvieau, 2005 ; Charles, 2008 ; Geay 2010 ; Périer, 2016 ; Farges,
2017). Parmi les étudiants des milieux populaires, les métiers de
l’enseignement représentent des positions stables sur le marché de l’emploi,
mais aussi des mobilités ascendantes « raisonnables » et « honorables »
pour des groupes sociaux moins à même de faire valoir leur capital social
pour trouver un emploi sur le marché privé du travail (Poullaouec, 2004 ;
Hugrée, 2010). Chez le petit nombre d’enfants d’immigrés qui accèdent à la
profession, très nombreux sont ceux qui expriment un fort sentiment de
dette à la fois vis-à-vis de leurs parents qui se sont mobilisés pour leur
réussite et vis-à-vis de l’école qui leur a assuré une promotion (Charles et
Legendre, 2006).
Les mécanismes scolaires, notamment le fait d’être scolarisé dans des
filières dont le professorat constitue un débouché de premier ordre, exercent
également une influence importante (Vincent et al., 1967 ; Chapoulie,
1987 ; DEP, 2005 ; Périer, 2016). Il faut néanmoins tenir également compte
de la proportion croissante des candidats non-étudiants qui se présentent
aux concours de l’enseignement. Ceux-ci représentaient près de 40 % du
vivier des candidats au concours externe de professeurs des écoles et 33 %
des concours de l’enseignement secondaire en 2015. Ces candidats sont
issus du secteur privé ou de la fonction publique hors enseignement,
certains étaient des demandeurs d’emploi, ou des personnels d’éducation ou
enseignants non-titulaires. L’attractivité du Certificat d’aptitude au
professorat de l’enseignement technique (CAPET) et au professorat de
lycée professionnel (CAPLP) est particulièrement sensible pour les
demandeurs d’emploi et autres salariés du privé ou du public (hors
enseignants), leur part parmi les candidats ayant le plus fortement augmenté
entre 2005 et 2015 (passant par exemple de 14 % en 2005 à 27 % en 2015
pour le CAPET externe). L’évolution de ce type de candidatures peut être
mise en relation avec la dégradation du marché de l’emploi, même si les
taux de réussite de ces candidats non-étudiants sont les plus faibles (Périer,
2016). En outre, l’accès à l’enseignement après une expérience
professionnelle s’accompagne d’un rapport spécifique au métier
d’enseignant et n’est pas automatiquement associé à une valorisation plus
forte de celui-ci (Farges, 2019). Les reconversions professionnelles vers
l’enseignement peuvent se faire à certaines conditions : tel est le cas
d’anciens ingénieurs qui se convertissent vers le professorat des écoles
uniquement à la condition de pouvoir s’engager dans des méthodes
pédagogiques alternatives, perçues comme un vecteur de valorisation de la
condition enseignante, manière d’échapper à une reconversion pouvant être
perçue comme « descendante » (Giraud, 2019).
Une proportion élevée des enseignants déclare avoir exercé des fonctions
de maître d’internat, de surveillant d’externat ou d’aide éducateur dans des
établissements d’enseignement (Pochard, 2008). Or ces activités, de même
que d’autres exercées à l’extérieur de l’école (animation de centres aérés ou
de colonies de vacances, d’activités sportives ou culturelles ou encore
soutien scolaire dans une association) de façon régulière ou irrégulière
constituent une socialisation anticipatrice à l’enseignement qui favorise
l’accès au métier des jeunes des milieux populaires ou issus de
l’immigration de deux façons complémentaires : en leur permettant de
financer leurs études supérieures et en les rapprochant d’un univers
professionnel socialement éloigné (Deauvieau, 2005 ; Charles, 2008). À ce
titre, la succession depuis 2012 de trois dispositifs d’entrée dans le métier
poursuivant l’objectif de favoriser l’accès des étudiants issus de milieux peu
favorisés à l’enseignement (les « emplois d’avenir professeur », les
« étudiants apprentis professeurs », les « assistants d’éducation en
préprofessionnalisation ») mérite d’être mentionnée.
Les bénéfices statutaires et salariaux et les conditions de travail jouent
aussi un rôle dans le choix du métier. Chez les générations plus anciennes
d’instituteurs, la dimension de « promotion sociale » était très importante
(Berger, 1979), alors que les instituteurs plus jeunes, d’origines sociales
plus élevées, ont pu voir dans l’accès à l’enseignement une stratégie de repli
par rapport au déclassement social (Charles, 1988 ; Farges, 2011). Chez les
professeurs du secondaire, la possibilité de bénéficier d’une stabilité
d’emploi constitue aussi une dimension importante au moment du choix du
métier. Ceci est particulièrement vrai pour les femmes, plus menacées par
les formes précaires d’emploi que les hommes et beaucoup plus
susceptibles de se trouver après une séparation ou un divorce en charge des
enfants (Charles, 2008). Le salaire n’apparaît pas attractif pour une majorité
d’étudiants envisageant l’enseignement comme débouché (Périer, 2016). De
fait, le salaire réel moyen, primes et allocations comprises des jeunes
enseignants français, correspond dans le primaire à 0,86 fois le salaire perçu
par les autres actifs occupés du même âge et tout aussi diplômés. Dans le
secondaire, les niveaux de salaires sont plus comparables (OCDE, 2014).
Les enseignants du premier degré restent moins bien rémunérés que les
enseignants du second degré, lorsque l’on tient compte des primes et des
heures supplémentaires. Tandis que les comparaisons internationales se sont
développées, montrant le faible niveau de salaire des enseignants français
par rapport à ceux d’autres pays (OCDE, 2017), les comparaisons internes à
la France entre les cadres et les enseignants montrent que ces derniers ont
en moyenne des rémunérations moindres, à nuancer cependant entre
hommes et femmes (Mingat et Suchaut, 2007 ; Besson et al., 2014). Par
ailleurs, les enseignants forment un des groupes professionnels dont les
rémunérations ont le mieux résisté au risque de déclassement dans la
hiérarchie des salaires au cours des années 1980 et 1990 même si leur
pouvoir d’achat a baissé depuis les années 2000 et si le salaire initial reste
inférieur à la moyenne des pays de l’OCDE en début de carrière (Goux et
Maurin, 2008 ; Bouzidi et al., 2007 ; OCDE, 2017). Les conditions de
travail sont perçues quant à elles de façon ambivalente. Si le temps
professionnel moins contraint que dans d’autres professions pouvait
apparaître comme un avantage important (Guillaume, 2000), ce n’est plus
vraiment le cas depuis les années 2010 (Périer, 2018 ; Tourneville, 2021).
La formation initiale
Les concours, censés garantir l’égalité dans l’accès aux emplois et la
sélection des meilleurs, mais qui valorisent des connaissances et des
dispositions très différentes pour les enseignants du primaire et du
secondaire, ont donné lieu à des modalités de formation initiale nettement
distinctes pour les deux groupes. Les programmes d’enseignement aussi
bien que l’éducation au sens large – conseils vestimentaires, manières de
table, tenue du corps, règles de vie – très stricte qui était dispensée dans
les écoles normales ont longtemps doté les premiers d’une compétence et
d’une morale professionnelle homogènes (Delsault, 1992 ; Détrez et
Bastide, 2020). Depuis les années 1960 toutefois, ces institutions sont
apparues moins capables de proposer un modèle cohérent et d’obtenir
l’adhésion d’un public rendu beaucoup plus critique qu’autrefois par
l’élévation du niveau de formation et des origines sociales (Charles,
1988 ; Laprevote, 1984). Les professeurs de l’enseignement secondaire
recevaient, quant à eux une formation disciplinaire dans les universités,
complétée, à partir de 1952, par une formation dans les Centres
pédagogiques régionaux mettant l’accent sur la compétence culturelle
générale et non sur la pédagogie (Chapoulie, 1987 ; Robert, 1995). Une
place à part doit néanmoins être faite à la formation des enseignants de
l’enseignement technique et professionnel dans les écoles normales
nationales d’apprentissage (ENNA) où la transformation des ouvriers en
maîtres a favorisé de nombreuses innovations pédagogiques comme la
pédagogie par objectifs, l’alternance ou les référentiels de compétences
qui se sont diffusées par la suite dans l’ensemble du milieu enseignant
(Tanguy, 1991 ; Terral, 1997).
De nombreux pays européens ont introduit des réformes dans la
formation des enseignants depuis les années 1970. En France, elles ont été
plus tardives et plus problématiques que dans d’autres contextes nationaux
en raison des différences entre les cultures professionnelles des formateurs
de chaque degré et type d’enseignement. Elles ont néanmoins abouti à la
création expérimentale d’Instituts universitaires de formation des maîtres
(IUFM) en 1989, puis à leur reconnaissance officielle à la rentrée 1991
(Lang, 1998). Ces nouvelles institutions visaient à donner aux futurs
enseignants de tous les niveaux, détenteurs d’une licence universitaire, une
formation à la fois théorique et pratique en deux ans. Les recherches ont
permis néanmoins de constater la difficulté à faire émerger une formation
professionnelle digne de ce nom (Terral, 1997 ; Demailly et Zay, 1997 ;
Lang, 1998 ; Guibert et al., 2008 ; Guibert, 2017).
Ces institutions ont par ailleurs mis en œuvre un modèle de formation
« successif » ou « consécutif » – et non « simultané », c’est-à-dire avec
alternance de formations disciplinaires et professionnelles comme en
Finlande, dans les « hautes écoles » en Suisse ou en Belgique francophone,
ou encore dans les « bacs en enseignement » au Québec – qui a eu deux
conséquences majeures. La première a été de renforcer le fort attachement
aux disciplines universitaires et d’encourager chez les enseignants déjà
reçus aux concours une attitude très critique à l’égard de la formation
professionnelle en deuxième année, perçue comme inférieure voire comme
une forme de « déclassement » par le rapprochement avec le primaire
(Robert et Terral, 2000). La deuxième, qui est le pendant de la première, est
de donner une place prépondérante au « terrain », c’est-à-dire à des
pratiques pédagogiques dans les établissements, décrites et exemplifiées par
des pairs et par eux seuls, les tuteurs et les conseillers pédagogiques étant
bien mieux perçus que les formateurs et les « recettes » qu’ils cherchent à
transmettre (Bouvier et Obin, 1998 ; Guibert et al., 2008 ; Rayou, 2008 ;
Geay, 2010). Cette dissociation entre une formation théorique, limitée et
décriée, et une formation sur le tas, appréciée mais peu généralisable traduit
aussi le difficile « métissage » des savoirs issus de la recherche et de
l’expérience (Rayou, 2008 ; Perrenoud et al., 2008) que l’introduction de
« mémoires professionnels », en raison de leur place dans le cursus et de
leur double rôle de formation et d’évaluation, encourage difficilement
(Rayou, 2003 ; Rochex, 2003 ; Bret, 2019).
Les pressions nationales en faveur de la disparition des IUFM ainsi que
les pressions internationales en faveur de l’harmonisation des modes de
certification universitaire ont en fait conduit à l’intégration de ces instituts
de formation à l’université en 2007 et à l’obligation pour les enseignants
d’obtenir un diplôme de niveau master en 2008 (on parle alors de
« masterisation », mise en place en 2010). Ce modèle se rapproche
formellement de celui en vigueur dans d’autres pays puisqu’il vise en
théorie à favoriser l’orientation vers le métier dès les premières années post-
bac et la mise en place d’une formation plus progressive intégrant les
dimensions disciplinaires et professionnelles. Il s’en distingue nettement
cependant par la quasi-absence d’une formation pédagogique se nourrissant
des apports des sciences humaines et sociales. Sur une courte période, entre
2010 et 2013, l’année de stage en alternance a été supprimée dans un
contexte politique défavorable aux IUFM à qui l’on a reproché un inutile
« pédagogisme ». La formation reçue par les enseignants s’est alors
recentrée sur le disciplinaire, bousculant les conditions d’entrée dans le
métier, avant tout appris sur le tas (Pérez-Roux et Lanéelle, 2013).
Signalons qu’en Angleterre, où l’introduction du « nouveau management
public » en éducation s’est faite de façon très prononcée, la formation
initiale des enseignants a connu des changements marqués depuis les
années 1980, dans le sens d’une très forte standardisation des pratiques,
d’un rôle accru de l’État dans la régulation de l’entrée dans la profession, et
d’une séparation forte des enseignants-chercheurs versus formateurs de
terrain, de sorte que la formation tend désormais à concevoir l’enseignant
sur le modèle de l’artisan (craftsperson) plutôt que sur celui de l’intellectuel
(scholar) (Helgetun et Dumay, 2021). La situation en France apparaît par
contraste relativement stable. Pourtant, la formation des enseignants n’a
cessé de connaître des changements au début du XXIe siècle, dans un
objectif toujours poursuivi mais reformulé de professionnalisation. Ainsi,
les IUFM ont été remplacés en 2013 par les ESPE (Écoles Supérieures du
Professorat et de l’Éducation)6, composantes internes des universités, aux
missions plus étendues. L’articulation de la formation avec la recherche,
l’un des objectifs des ESPE, semble loin d’être acquise, ou alors de façon
partiale. Par exemple, la sociologie enseignée en ESPE dispose d’une faible
autonomie, les savoirs dispensés dépendant de rapports de force entre
acteurs qui tendent à diminuer la place de la sociologie dans l’offre de
formation (Balland et David, 2021).
L’exercice de la profession
Travail, professionnalisation
et compétences
L’enseignement est un travail à la fois très codifié et très flou qui se
caractérise par la prédominance de « routines incertaines » (Tardif et
Lessard, 1999 ; Barrère, 2002). L’indétermination provient d’au moins
trois sources. La première renvoie à l’environnement de travail des
enseignants. La classe étant un ordre interactionnel instable, enseigner,
c’est avant tout résoudre des problèmes, prendre des décisions, agir en
situation d’incertitude et souvent d’urgence (Perrenoud, 1993 ; Barrère,
2017). Cette dimension a conduit certains experts à encourager les
enseignants à devenir des « praticiens réflexifs » (Schön, 1983), capables
de recul face aux situations et d’autonomie dans la prise de décision,
mais ces derniers y semblent peu réceptifs en raison de leurs réticences à
l’égard de la pédagogie livresque et de leur survalorisation de la
dimension relationnelle (Tardif et Lessard, 1999, 2005 ; Gasparini, 2008).
Ensuite, les tentatives de codifier des savoirs experts (Altet, 1994 ;
Paquay et al., 1996) se heurtent à une autre source d’indétermination, à
savoir la vision « artisanale » du métier qu’ont beaucoup d’enseignants
pour qui ce dernier s’apparente à un patrimoine personnel combinant des
propriétés « innées », comme le charisme ou l’autorité, des savoirs
d’expérience, ou encore des ressources provenant tant des collègues de
l’école que de sites Internet ou encore de forums et de réseaux sociaux.
Cela peut expliquer que les savoirs issus de la formation reçue ne soient
pas systématiquement mis en œuvre dans la classe (Desjardins et al.,
2017). Cela tend même à s’accentuer chez les jeunes enseignants en
raison de la segmentation croissante des contextes d’enseignement et de
l’affaiblissement des formes collectives d’organisation de la profession
(Obin, 2003 ; van Zanten, 2003 ; Rayou et van Zanten, 2004 ;
Broccolichi et al., 2018). Enfin, le faible enracinement de la pratique
dans des savoirs scientifiques renforce également le caractère instable du
métier. Encore peu légitime dans le champ universitaire, en raison entre
autres de la pluralité des disciplines qui y contribuent et de leurs modes
divergents de conception de la science, peu appuyée institutionnellement,
peu diffusée et peu mobilisée dans la formation des enseignants malgré
les appels en ce sens, la recherche en éducation n’apparaît pas comme un
fondement incontestable de l’expertise enseignante et peut même
s’apparenter à un prescripteur de « bonnes pratiques » parmi d’autres
(Prost, 2001 ; Barrère, 2017).
La définition de la compétence par les enseignants eux-mêmes n’est
toutefois pas la même dans l’enseignement primaire et dans l’enseignement
secondaire. Dans le premier degré, on observe que les enseignants insistent
davantage que par le passé sur l’acquisition par les élèves de capacités de
raisonnement, de recherche et d’expression que sur l’acquisition des
connaissances précises. Par ailleurs, la capacité de « donner aux enfants le
goût du savoir » ou les qualités relationnelles apparaissent comme des
critères pertinents d’évaluation de leur activité (Robert et Carraud, 2018).
C’est le rapport à l’enfant et l’investissement pédagogique qui structurent le
métier et non pas, comme dans le secondaire, la discipline. Celle-ci y reste
au cœur des motivations professionnelles, ce qui dessine des « cultures
disciplinaires » construites dans le temps long de la scolarité, du collège
jusqu’à l’université (Kherroubi et Grospiron, 1991 ; Maresca, 1995 ; Volf,
2018 ; Saussez, 2019). Cet intérêt pour la discipline des professeurs des
collèges et lycées n’est pas nécessairement un attachement ou une passion
pour le savoir en soi, mais peut relever par exemple de l’utilité formatrice et
sociale de leur discipline de rattachement. De ce point de vue, les
professeurs s’apparentent moins à des « intellectuels par vocation » qu’à
des « intellectuels par qualification » dont l’activité est orientée par des buts
pragmatiques (Boudon et Bourricaud, 1982 ; Robert, 1995 ; Maresca,
1997). Suivant Hirschhron (1993), trois modèles de référence coexistent
dans les établissements, qui ne semblent pas avoir perdu leur actualité. Le
modèle du magister, calqué sur un modèle universitaire toujours très
valorisé, même si la pédagogie des premiers cycles universitaires a
beaucoup changé au cours des dernières années (Altet et al., 2001 ; Duguet,
2018a), cède la place au cours « dialogué » valorisant la participation des
élèves (Barrère, 2002 ; Obin, 2003 ; Bautier et Rayou, 2009). On observe
ainsi un rapprochement avec le second modèle, celui du pédagogue, qui
émerge avec force dans les années 1960 et qui place l’élève au cœur de
l’activité. Enfin, un modèle plus récent est celui de l’animateur pour qui
c’est l’établissement qui est central dans les logiques d’action
professionnelles et se caractérise par l’investissement dans de nombreux
projets.
S’il est incertain, ou « flou », le travail enseignant est aussi très codifié
(Tardif et Lessard, 1999). Il est codifié par la loi (qui précise que
l’obligation d’instruction de tout enfant se réalise prioritairement dans les
établissements scolaires), par une organisation stabilisée des espaces
(l’école, la classe, la cour de récréation…), par des programmes
d’enseignement, des examens et, plus récemment, dans certains pays, par
des standards de « bonnes pratiques » qui spécifient le contenu de l’activité,
ainsi que par des règles bureaucratiques régissant l’organisation du temps
(le calendrier et les rythmes scolaires), des tâches, ainsi que les relations
professionnelles. Depuis les années 1980, les injonctions institutionnelles
poussent à l’extension et à la diversification des tâches des enseignants au-
delà du cadre de la classe : aide à l’orientation des élèves, élaboration de
projets transversaux avec des collègues, partenariats avec des acteurs
extérieurs, échanges plus suivis avec les parents…
Dans de nombreux pays, les référentiels de compétences se sont
multipliés à l’initiative des pouvoirs publics (et non des enseignants eux-
mêmes) : au début des années 2000, en Communauté française de Belgique,
la formation des enseignants est repensée autour de treize compétences
professionnelles, à la même période le Québec a défini douze compétences,
la France (qui a précisé des compétences pour les enseignants depuis la fin
des années 1980) compte depuis 2013 quatorze compétences. Ces
référentiels s’inscrivent dans une démarche de « professionnalisation » des
enseignants, dont on attend réflexivité sur les pratiques et esprit critique
(Etienne et al., 2009). Cette démarche se révèle pourtant paradoxale car les
recherches montrent que l’accroissement des normes et des règles, souvent
difficiles à mettre en œuvre, laisse davantage de champ au jeu des acteurs,
aux bricolages in situ, aux alternatives peu contrôlées et, in fine, aux
inégalités (Rayou et Véran, 2017).
Les prescriptions sont de plus en plus nombreuses sans que
l’indétermination constitutive du métier ne disparaisse. À l’école
maternelle, par exemple, la demande d’efficacité pédagogique se fait plus
pressante, les enseignants sont invités à faire cohabiter en bonne
intelligence représentations « scolaire » et bienveillante de l’enfant ce qui se
révèle bien souvent une gageure (Leroy, 2020). Plus généralement, à l’école
primaire, il est demandé aux enseignants de différencier les apprentissages,
d’opérer un suivi individualisé des élèves, d’accueillir des élèves en
situation de handicap dans les classes dites ordinaires, de se coordonner
avec une multiplicité d’acteurs de la communauté scolaire, tout ceci dans un
contexte de formalisation et de visibilisation plus grandes des pratiques.
Cependant, ces prescriptions sont incompatibles avec la présence d’un
grand nombre d’élèves par classe, avec l’absence de personnels dédiés pour
aider les élèves à besoins éducatifs particuliers, ou encore avec les
variations des horaires de travail des différents professionnels. La prise de
distance avec les prescriptions, dans l’ordinaire du travail, est ainsi
nécessaire (Garcia, 2019). Dans l’enseignement du second degré, au face-à-
face pédagogique devant des élèves au sein d’une classe, une polyvalence
professionnelle à l’échelle de l’établissement est attendue des professeurs
(Palet, 2019). Comme dans le premier degré, ces prescriptions donnent lieu
à des réinterprétations individuelles ou collectives sur le terrain (Kherroubi
et al., 1997, 1998 ; Lang, 2008 ; Lessard, 2009 ; Barrère, 2017). Elles n’en
sont pas moins jugées comme l’expression d’un manque de confiance de la
part de l’institution et d’une dévalorisation du statut, ce qui placerait les
enseignants dans l’obligation réitérée de faire leurs preuves, et de donner
des preuves.
Malgré d’importantes différences concernant les systèmes de formation,
les conditions d’enseignement et le rapport à l’État et aux usagers (Osborn
et al., 2000 ; Malet, 2008), ce sentiment est partagé par les enseignants de
nombreux pays européens et ce d’autant plus que les injonctions
institutionnelles nationales relaient des référentiels construits par les
instances européennes et l’OCDE (Cattonar, 2010). Les réactions des
enseignants dépendent néanmoins du modèle d’accountability qui est
imposé : la régulation par les résultats couplée à une forte autonomie des
établissements et des enseignants concernant les méthodes de travail,
comme en Autriche, s’avérant beaucoup moins menaçante pour les identités
professionnelles que le régime de « performativité » imposé aux
enseignants anglais. Ce dernier associe en effet l’évaluation par les résultats
et la prescription détaillée des façons de faire par le biais de scripts de
« bonnes pratiques » (Osborn et al., 2000 ; Ball 2003b ; Mons et Dupriez,
2010 ; Mathou et al., 2022).
Autonomie et organisation
collective
Conclusion
Au terme des travaux synthétisés ici, les enseignants apparaissent comme
un groupe professionnel hétérogène en mutation constante, tout en étant
caractérisé par de notables permanences, du point de vue des hiérarchies
internes en particulier. Si une homogénéisation des statuts, des modes de
formation et de gestion a eu lieu, les identités professionnelles entre
enseignants du premier et du second degré divergent davantage par
d’autres aspects, et notamment en fonction des contextes
d’enseignement, ce qui interroge du point de vue des inégalités scolaires
(cf. chapitre 5). L’important renouvellement démographique de la
profession jusqu’au début du XXIe siècle a introduit par ailleurs de
nouveaux défis aussi bien en termes de transformation des pratiques et
des ethos professionnels que d’intégration dans les établissements
d’enseignement et dans des collectifs plus larges. Enfin, si l’on observe
un relatif consensus sur la nécessité d’adapter les métiers enseignants à la
nouvelle donne de la scolarisation, les désaccords sont profonds entre les
responsables institutionnels, qui cherchent à imposer des logiques
managériales, et le groupe professionnel, qui demande la reconnaissance
de son expertise et cherche à préserver son autonomie.
Orientation bibliographique
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TARDIF M., LEVASSEUR L., 2010, La division du travail éducatif. Une
perspective nord-américaine, Paris, PUF.
Chapitre 8
Les pratiques éducatives
des familles
Le rôle de la famille dans le processus de scolarisation a été réduit dans
les premiers travaux en sociologie de l’éducation à la variable
« appartenance de classe d’origine ». Aujourd’hui, en revanche, de
nombreuses recherches analysent les effets des normes et des pratiques
éducatives familiales sur les carrières scolaires des élèves. Ces normes et
ces pratiques s’avèrent plus prédictives des destinées scolaires que l’origine
sociale, même s’il existe une forte corrélation entre ces deux variables. Leur
analyse est d’autant plus importante que, dans un mode de reproduction
sociale à dominante scolaire (Bourdieu et Passeron, 1970), toutes les
familles, des plus favorisées aux plus défavorisées, se trouvent obligées de
définir des stratégies éducatives et de s’organiser en conséquence.
L’accompagnement de la scolarité
Orientation bibliographique
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VAN ZANTEN A. (dir.), 2018, « Les pratiques éducatives des parents
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Chapitre 9
L’expérience des élèves
L’allongement de la scolarité et la mise à l’écart prolongée du monde du
travail font que c’est dans le rapport à l’école que se construit aujourd’hui,
de façon privilégiée, l’identité des enfants et des jeunes. Mais cette identité
ne peut simplement se déduire du modèle de socialisation que proposent les
institutions scolaires et universitaires, ce modèle étant beaucoup moins
cohérent qu’autrefois en raison du brouillage des finalités et de la diversité
des logiques de fonctionnement mis en évidence tout au long de cet
ouvrage. Les élèves et les étudiants doivent ainsi construire des parcours
éducatifs qui reposent sur une mobilisation intellectuelle très variable selon
les milieux sociaux et les contextes d’enseignement. Ils doivent élaborer des
stratégies au sein d’institutions plus complexes et plus concurrentielles que
par le passé. Ils doivent, enfin, développer des appartenances sociales et
construire leur autonomie dans un univers scolaire faiblement intégré et
dont l’idéal « civilisateur » est fortement concurrencé par d’autres formes
culturelles.
Apprendre à réussir
Devenir élève ne suppose pas seulement un rapport spécifique aux
études, mais également l’apprentissage et la maîtrise des routines propres
aux organisations scolaires. L’élève compétent aux yeux de l’enseignant
est celui qui répond tout autant à ses exigences explicites concernant le
contenu du travail scolaire qu’à ses attentes implicites concernant les
savoir-faire institutionnels (Mehan, 1980). Certains éléments de ce
curriculum caché (cf. chapitre 6) sont communs à toutes les institutions
scolaires et la majorité des élèves les intègre après quelques années de
scolarisation : à l’école, on apprend à vivre en groupe, à développer un
rapport spécifique au temps ou à être continuellement évalué (Jackson,
1968). D’autres éléments sont propres à chaque niveau d’enseignement et
supposent la maîtrise de nouvelles compétences par ceux qui y accèdent.
Dès l’école primaire – peut-être même dès l’école maternelle – et
notamment dans la classe qui constitue un système social en miniature,
les enfants découvrent un univers social plus distant et plus manipulable
que celui de la maison (Parsons, 1959). Ils y apprennent la « ruse », c’est-
à-dire diverses tactiques qui permettent « de donner le change » sans
réaliser vraiment le travail exigé : retarder le moment de se mettre au
travail, faire semblant d’avoir oublié certains exercices, égarer son
matériel… Ces tactiques se déploient également face à l’évaluation dont
une grande partie des élèves ne tarde pas à percevoir l’arbitraire et les
limites. Les élèves apprennent à faire bonne figure aux moments décisifs
et dans les matières déterminantes, à valoriser les résultats plutôt que les
moyens ou encore à ne pas considérer comme indispensable d’être
excellent partout puisqu’il suffit d’avoir la moyenne pour progresser dans
le cursus (Perrenoud, 1984, 1994).
L’entrée en 6e entraîne un passage dans une organisation plus complexe
où chacun est défini davantage par son statut que par sa personne et où la
sélection joue un rôle beaucoup plus important que dans l’école primaire
(Cousin et Felouzis, 2002 ; Zaffran, 2010). En même temps, la prégnance
du classement, notamment quand il n’est pas associé à la réussite comme
dans les collèges de la périphérie, jette un profond discrédit à la fois sur les
buts et sur les moyens de l’institution. Le respect des normes
d’indépendance (le travail scolaire doit être fait de façon individuelle), de
réussite (le travail doit être effectué de la meilleure façon possible), de
gratification à long terme (le fruit du travail n’est pas toujours directement
perceptible et ne fait pas toujours l’objet de récompenses immédiates) est
rendu beaucoup plus difficile car la soumission aux normes apparaît trop
coûteuse par rapport aux bénéfices escomptés. La triche, la rentabilisation
la plus efficace et la plus immédiate de l’investissement dans le travail ou la
négociation des notes apparaissent alors comme autant de moyens tout aussi
légitimes d’atteindre des buts incertains (Grisay, 1997 ; van Zanten, 2001a).
Par ailleurs, les fortes tensions qui caractérisent l’expérience scolaire à ce
niveau conduisent les collégiens à développer une « face » permettant
d’affronter les moments difficiles liés à l’évaluation et de renverser, jusqu’à
un certain point, la stigmatisation sociale liée à l’échec, ainsi que de
maintenir leur réputation au sein du groupe de pairs (Dubet et Martucelli,
1996b). Dans les collèges socialement défavorisés, les conseils de
discipline, convoqués lorsqu’un manquement grave au règlement scolaire a
été commis par un élève, constituent des moments délicats pour les
familles : la majorité des parents considère qu’ils sont responsables de la
situation en raison d’un défaut éducatif (Yadan, 2019).
Dans un contexte qui s’efforce de dépasser les seules performances
académiques pour prendre en compte ce que les élèves apprennent au cours
de leur scolarité, une attention croissante est accordée au « bien-être » des
élèves, l’école étant considérée comme participant à leur épanouissement et
les préparant à leur participation active à la vie économique et sociale2. À
l’école et au collège, le bien-être des élèves dépend de la structure familiale,
de l’âge, du sexe, des parcours scolaires ainsi que de certaines
caractéristiques de l’établissement. Les écoliers et les collégiens sont plutôt
satisfaits des relations qu’ils entretiennent avec leurs camarades, de leur
classe, ou encore des relations avec leurs enseignants, mais se sentent aussi
souvent stigmatisés, peu encouragés. Ils ont peur d’être évalués
négativement et ont un sentiment d’insécurité (Guimard et al., 2015).
Interrogés à 15 ans dans les enquêtes PISA, les élèves français ont une
opinion très positive de leur expérience dans leur établissement (ils se
sentent bien dans leur collège, par exemple) mais ont un sentiment
d’appartenance à l’école plus faible que la moyenne de l’OCDE. Ils ont
surtout significativement plus l’impression d’être laissés pour compte et se
sentent moins chez eux à l’école. En outre, le sentiment d’injustice,
notamment par rapport au traitement des professeurs, est fort (Alezra et al.,
2021). Plus encore, le déplacement du regard vers le « bien-être » peut
révéler des « retournements de situation ». Par exemple, entre élèves
d’origines ethniques diverses, force est de constater que ce sont les élèves
aux plus forts « scores ethniques » (Fouquet-Chauprade, 2013), scolarisés
dans les classes les plus ségréguées, qui obtiennent les meilleurs indices de
bien-être scolaire, ce qui tend à signaler que ce n’est pas tant le fait de se
sentir ou non « français » qui compte dans l’expérience du bien-être
scolaire que de se retrouver placé dans un statut de groupe minoritaire. Il
faut par ailleurs noter qu’au collège, les élèves scolarisés en classe ordinaire
mais ayant une maladie chronique ou un handicap (de plus en plus
nombreux suite aux politiques éducatives visant une plus grande inclusion
scolaire) expriment une moins bonne satisfaction que leurs pairs valides par
rapport à la vie en général, et sont plus souvent victimes de brimades
(Godeau et al., 2015).
Au lycée, alors que les enseignants trouvent de plus en plus difficile
d’apprendre le métier « officiel » d’élève à la quasi-totalité d’une classe
d’âge (Queiroz, 2004), l’on trouve de nombreux praticiens accomplis du
métier « réel » d’élève. On observe ainsi de multiples stratégies de
négociation, indirecte ou directe, de la notation. La contestation indirecte
des notes et les tentatives pour faire pression sur les enseignants prennent
parfois le chemin détourné des larmes ou d’expressions de découragement
ou de colère. La contestation directe consiste souvent à faire valoir le travail
accompli, ce qui relève en partie de la stratégie mais aussi de la conviction,
cohérente avec la vision qu’ont de nombreux lycéens du travail scolaire, à
savoir que faire son travail est déjà une source de mérite scolaire et devrait
être associé à une note minimale (Merle, 1993b ; Barrère, 1997). La triche
aux examens est aussi fort répandue et rarement dénoncée car elle fait
l’objet d’un « compromis lycéen » qui peut s’énoncer comme suit : chacun
a le droit de travailler à sa réussite personnelle, quitte à enfreindre des
règles censées garantir la justice de l’institution, pour autant que ces
infractions restent discrètes et potentiellement ouvertes à tous (Rayou,
1998a). Les lycéens développent également de nombreuses stratégies de
« figuration » visant à se faire bien voir et à mettre en valeur leur
application et leur sérieux comme le fait de s’asseoir au premier rang ou de
réduire les bavardages (Merle, 1993a).
La crise sanitaire de 2020 a eu des effets inégaux sur le bien-être des
lycéens (Buzaud et al., 2021). Les filles ont ressenti une plus grande
différence de bien-être par rapport à la période antérieure au confinement.
Pendant ces quelques semaines, les tensions familiales ont pu être apaisées
pour les garçons, l’école, objet récurrent de conflit, s’effaçant. Pour les
filles, à l’inverse, leur participation aux tâches domestiques, leur apparence
et leur appétit d’indépendance, davantage sources de conflits familiaux que
l’école, ont pu être plus problématiques. Sans compter que le stress lié à la
scolarité et à la poursuite d’études est plus grand chez les filles. De plus, les
lycéens indiquant un niveau scolaire en dessous voire très en dessous de la
moyenne sont les seuls à avoir indiqué un niveau de bien-être plus élevé au
cours de la période de confinement. Les adolescents des classes moyennes
et supérieures « en échec scolaire (ou se percevant comme tel) » ont semblé
bénéficier particulièrement de l’arrêt des activités scolaires. Dans ce cas,
l’arrêt de l’école en présentiel a pu conduire les parents à mettre de côté
leurs attentes et à alléger le suivi scolaire, éloignant notamment l’injonction
à réussir. A contrario, le bien-être subjectif des élèves de classes populaires
en réussite scolaire, qui perçoivent leur réussite comme atypique et « ne
tenant qu’à un fil », a baissé pendant cette période.
La transition entre le lycée et l’université est plus problématique que
celle du collège au lycée et implique un travail d’identification au statut
d’étudiant difficile pour beaucoup de « nouveaux étudiants » dont les
méthodes de travail demeurent proches de celles du lycée (Erlich, 1998).
Alain Coulon (1997) distingue trois temps dans ce processus
d’identification : le temps de l’étrangeté (la confrontation avec de nouvelles
règles et pratiques), le temps de l’apprentissage (la construction progressive
d’un parcours de formation, la maîtrise des catégories universitaires et la
constitution des routines de travail) et le temps de l’affiliation, marqué par
l’acquisition d’une maîtrise dans l’interprétation et l’usage détourné des
règles, par la construction stratégique de la carrière et, pour certains, par
une véritable affiliation intellectuelle.
La capacité à s’intégrer dépend en partie de l’appartenance de sexe : les
étudiantes apparaissent plus organisées dans leur travail personnel, plus
studieuses et plus portées à satisfaire les exigences du métier d’étudiant que
les étudiants, mais elles entretiennent un rapport plus anxieux aux examens
(Giret et al., 2016). Elle dépend aussi des modes d’encadrement suivant les
filières (Boyer et al., 2001 ; Dubet, 1994b ; Jellab, 2012 ; Darmon, 2013).
La participation au fonctionnement
des établissements
et à la vie démocratique
Les enfants manifestent des compétences politiques propres. Dans la cour
se déploie en fait une petite société structurée par des jeux qui nécessitent
de véritables contrats aux rituels parfois théâtralisés : nul n’est censé
ignorer les règles, ni faire comme s’il n’y était pas tenu lorsqu’elles
desservent ses intérêts et le « déviant », tricheur ou incapable de garder
un secret, est vite sanctionné par ses pairs (Rayou, 1999). Les enfants
sont néanmoins rarement consultés en ce qui concerne l’organisation et le
fonctionnement quotidien des écoles et, quand ils le sont, ils risquent
toujours d’être instrumentalisés par les maîtres ou par certains parents.
En outre, dans l’expérience subjective des écoliers, l’école élémentaire
apparaît comme un lieu de « non-droit » au sens juridique (Merle, 2001).
Pourtant, des expériences de « conseils d’enfants » ou de « conseils
d’élèves » dans certaines écoles montrent que les enfants peuvent dans ce
cadre contribuer activement à l’amélioration de la vie de la classe et de
l’établissement (Gasparini, 2006). D’ailleurs, le développement de
conseils municipaux d’enfants et de jeunes dans un nombre important de
villes témoigne d’une reconnaissance de leur statut d’acteurs dotés de
compétences et porteurs d’expériences qui justifient leur capacité
d’intervention (Rossini et Vulbeau, 1995).
Les collégiens s’étendent quant à eux sur leurs obligations, mais
déclarent ne pas savoir quels peuvent être leurs droits ou les définissent
dans une perspective très générale : droit à l’éducation et à une égalité de
traitement. Cette position s’explique à la fois par leurs attentes, davantage
marquées par un désir d’« authenticité » que d’engagement citoyen, et par
le cadre scolaire, caractérisé par la forte asymétrie des obligations et des
droits, qui limite fortement la possibilité pour les élèves d’épouser un rôle
institutionnel (Merle, 2001). On observe par ailleurs des différences dans la
façon dont les élèves apprécient les nouvelles formes de « contrat » avec les
adultes dans les établissements, dont les modalités sont surtout en phase
avec la socialisation familiale et scolaire des élèves des classes moyennes et
supérieures (Verhoeven, 1997 ; Barrère et Martucelli, 1998).
Par ailleurs au collège, les élèves sont officiellement invités à participer à
la vie de l’établissement par le biais de l’élection d’un délégué au conseil de
classe. Cette possibilité de donner leur avis sur la vie dans l’établissement
est appréciée par les élèves de 6e qui font preuve d’une soumission
apparente aux règles du jeu (Barthélemy et al., 1980). Toutefois, au fur et à
mesure qu’ils avancent dans leur scolarité, le point de vue des collégiens
vis-à-vis du rôle des délégués devient plus critique (Grisay, 1997). Il faut
ajouter ici que ce sont surtout les élèves qui ont une opinion négative sur
l’équité dans l’établissement où ils sont scolarisés qui déclarent être ou
avoir été délégués (Payet et Sicot, 1997).
Les lycéens se caractérisent pour leur part par une faible identification
collective : on n’observe ni des groupes structurés, ni des associations
d’élèves, ni des rites collectifs comme le bizutage (Dubet, 1991). Ils
manifestent également un désintérêt évident vis-à-vis des dispositifs
pédagogiques et juridiques créés à leur intention dans les années 1990 sans
qu’ils les aient véritablement revendiqués. Cette indifférence s’explique à la
fois par le fait que les lycéens perçoivent ces initiatives comme de « fausses
offres », qui transforment leurs attentes initiales à des fins institutionnelles.
Elle est aussi motivée par leur souci de limiter l’emprise de l’institution et
d’éviter les divisions au sein du groupe (Barrère et Martuccelli, 1998 ;
Rayou, 2000 ; Buisson-Fenet, 2004). On constate également qu’il faut
souvent solliciter fortement les candidatures à la fonction de délégué de
classe en début d’année et que le terme de « potiches » revient souvent pour
qualifier des intermédiaires qui n’apparaissent ni vraiment reconnus par les
adultes, ni vraiment mandatés par leurs pairs et qui éprouvent eux-mêmes
un fort problème de légitimité (Rayou, 1998a). Il en est souvent de même
pour les conseils de vie lycéenne dans lesquels les jeunes hésitent à
s’engager car ils ont du mal à représenter des jeunes d’autres classes que la
leur qu’ils ne connaissent pas et à faire reconnaître un statut d’usager ou de
citoyen et pas seulement d’élève (Becquet, 2009). Ces mêmes jeunes sont
en revanche plus attirés par le service civique, en partie parce que ce
dispositif, créé en 2010, combine des visées en matière de citoyenneté et de
cohésion sociale avec des objectifs en termes d’insertion professionnelle
(Becquet, 2016).
Dans l’enseignement supérieur, l’affiliation institutionnelle varie
fortement en fonction du prestige et de la configuration des établissements
et des divers segments de l’enseignement supérieur. Elle est forte dans le
cas des grandes écoles où les pratiques de bizutage, malgré les mesures
prises en 2007 pour les contenir, n’ont pas disparu (Lazuerge, 1995 ;
Moreau, 2010), et où demeurent ou ont été créées de toutes pièces de
nombreux rites d’institution destinés à engendrer et à soutenir
l’identification à l’établissement mais aussi à une élite scolaire et sociale.
On observe néanmoins que les « élus » de ces institutions, malgré le
sentiment d’avoir bien mérité leur place tendent, dans les interactions avec
les autres élèves, à dissimuler leur appartenance institutionnelle afin de
contrôler la perception de leur identité et ne pas « écraser » leurs camarades
(Draelants et Darchy-Koechlin, 2011 ; Tenret, 2011). Ces établissements,
notamment les écoles de management, se caractérisent aussi par le fait de
proposer aux élèves un curriculum au sein duquel la vie associative prend
une place très importante à la fois pour favoriser l’intégration à
l’établissement et pour préparer l’insertion professionnelle des étudiants
(Abraham, 2007). L’affiliation institutionnelle est faible en revanche dans
les universités en raison de leur taille et de leur organisation mais aussi de
l’hétérogénéité des formations et des publics (Le Bart et Merle, 1997).
Ainsi, on observe moins de tentatives pour négocier collectivement les
règles du jeu dans l’université de masse car la diversification des parcours,
le faible nombre d’heures de cours et de présence dans certaines filières, et
la perspective de certains débouchés favorisent des comportements
individualistes (Felouzis, 2001).
Les jeunes actuels apparaissent par ailleurs moins politisés que leurs
devanciers. Moins engagés dans des mouvements politiques et syndicaux,
ils puisent dans une culture jeune, qui met en scène la jeunesse elle-même
comme valeur centrale, leurs principales références culturelles (Galland,
2009). On observe parallèlement le développement d’une perception plus
critique des hommes politiques et une participation sélective aux élections
en fonction des enjeux (Muxel, 2000 ; Bréchon, 2001). Ces jeunes peu
investis peuvent certes se saisir ponctuellement d’enjeux politiques, y
compris ceux moins armés sur le plan intellectuel, mais ils le font en lien
direct avec leur expérience personnelle (Barrault, 2008). La participation
des lycéens et des étudiants universitaires à des mobilisations collectives
n’est pas par ailleurs négligeable mais révèle des fractures importantes en
leur sein. En 2006, lors des mobilisations contre le contrat première
embauche (CPE), contrat de travail à durée déterminée spécifique aux
moins de 26 ans, les étudiants qui se sont le plus mobilisés étaient le plus
souvent de sexe masculin, issus des catégories populaires et intermédiaires
du public, politisés à gauche, salariés et scolarisés dans des filières peu
prestigieuses de l’espace universitaire, en particulier en sociologie (Michon,
2011). De même, la participation des lycéens à ce même mouvement social
a pu constituer un révélateur des frontières sociales et scolaires entre les
différentes sections technologiques et professionnelles (Palheta, 2008).
Ces formes de mobilisation relèvent cependant pour certains chercheurs
de l’expression d’une solidarité générationnelle plutôt que d’un acte
politique (Rayou, 2000). En effet, les jeunes manifestent pour des objectifs
qui les touchent eux-mêmes au nom de l’égalité pour tous devant la loi et la
solidarité : ils ne souhaitent pas une officialisation de la concurrence et
s’inquiètent fortement de leur intégration future dans la société. Leur
mobilisation est par ailleurs fortement conditionnelle : si 67 % des étudiants
se déclarent « peut-être susceptibles de se mobiliser », c’est dans le cas de
menaces concrètes concernant les conditions d’accès à l’université et les
conditions de travail que la majorité passerait à l’acte. Car si la jeunesse
scolarisée, dès qu’elle se sent fortement concernée, est capable de se
transformer en groupe social politiquement organisé, la méfiance à l’égard
de la délégation, la crainte d’une récupération politique du mouvement et le
souci de ne pas contribuer à endommager davantage l’image de l’université
demeurent fortes et expliquent le caractère ponctuel des manifestations
(Borredon, 1996 ; Galland et Oberti, 1996 ; Le Bart et Merle, 1997).
Conclusion
Au terme de cette analyse, on constate que la prise en compte des élèves
en tant qu’acteurs à part entière de leur scolarisation ouvre de nouvelles
perspectives à la compréhension du rôle des institutions d’enseignement.
Elle permet notamment de mieux analyser les interactions entre leur
fonction d’instruction et leur fonction de socialisation et d’évaluer, sur ce
dernier point, l’étendue et la spécificité de leur influence par rapport à
d’autres instances. En outre, l’analyse fine des dispositions et des
pratiques des enfants, des adolescents et des jeunes dans la salle de classe
et dans les établissements d’enseignement permet de mieux comprendre
les malentendus entre enseignants et élèves qui font obstacle à la réussite
et à l’intégration de certains groupes et la persistance de clivages qui se
rapportent à l’appartenance sociale ou ethnique et à l’appartenance de
sexe.
Orientation bibliographique
BARRÈRE A., 1997, Les Lycéens au travail, Paris, PUF.
BEAUD S., 2002, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la
démocratisation scolaire, Paris, La Découverte.
CAYOUETTE-REMBLIÈRE J., 2016, L’École qui classe. 530 élèves du
primaire au bac, Paris, PUF (Le lien social).
DARMON M., 2013, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse
dominante, Paris, La Découverte.
DELES R., 2018, Quand on n’a « que » le diplôme… Les jeunes et
l’insertion professionnelle, Paris, PUF (Éducation et société).
DUBET F., MARTUCCELLI D., 1996, À l’école, Paris, Seuil.
FELOUZIS G., 2001, La Condition étudiante. Sociologie des étudiants et
de l’université, Paris, PUF.
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Tendances et inégalités, Paris, La Documentation française.
MILLET M., THIN D., 2005, Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la
question sociale, Paris, PUF, 2e éd. 2012 (Le lien social).
OCTOBRE S., SIROTA R. (dir.), 2021, Inégalités culturelles : retour en
enfance, Paris, ministère de la Culture, DEPS, Les Presses de Sciences Po.
QUATRIÈME PARTIE
Théories
Chapitre 10
L’évolution des analyses
théoriques sur l’école
Jusque dans les années 1970, dans les constructions théoriques des
sociologues, « l’intégration sociale a eu un primat analytique incontestable
dans la plupart des modèles » (Martuccelli, 2000) et l’école en est un pivot :
au-delà de sa vocation à transformer les jeunes en membres productifs de la
société, elle est censée remplir un rôle plus général de socialisation et
d’intégration. C’est en référence à cette fonction globale de l’école que l’on
cherche à comprendre son mode de fonctionnement et à dévoiler sa
contribution effective à la reproduction des rapports sociaux. Dans une
première partie, nous opposerons les théories macrosociologiques qui,
autour du principe de reproduction, privilégient le thème de l’intégration
sociale – c’est un consensus qu’il s’agit de reproduire –, et celles qui
mettent en exergue la dimension conflictuelle des rapports sociaux, l’école
participant alors à la reproduction de phénomènes de domination, tant dans
leur dimension matérielle que symbolique. Bien que divergents, de prime
abord du moins, sur le plan idéologique, ces deux courants partagent
certains points communs, notamment la thèse selon laquelle l’école a un
rôle crucial dans la légitimation des inégalités, et une tendance à concevoir
les individus comme dotés de très peu d’autonomie par rapport aux
structures.
Ces théories ont suscité des débats très riches que nous résumerons avant
d’examiner les développements théoriques plus récents qui amorcent un
infléchissement significatif, non sans lien avec certaines évolutions sociales
globales (telles que l’internationalisation des politiques éducatives ou
encore la pratique systématique de comparaisons internationales des
systèmes éducatifs), ni avec l’accumulation des travaux empiriques sur
l’école. En particulier, la toute-puissance normative des institutions est
questionnée (Dubet, 2002) : l’élève ne peut plus être considéré comme un
agent intériorisant des normes, les enseignants définissent les problèmes et
interprètent les règles en se référant de moins en moins à une culture
commune intériorisée, ou tout au moins les caractéristiques de cette culture
commune ont, elles, largement changé. Dans le même temps, le système ne
peut plus être considéré comme une machine unifiée aux fonctions
univoques, l’action politique et administrative se complexifie avec la
multiplication et l’enchevêtrement d’initiatives à différents niveaux, et les
marges d’action de l’école sont révélées empiriquement par le
développement des recherches. Il faut donc s’intéresser aux acteurs qui, par
des processus qui vont être au cœur des analyses, produisent le système et y
construisent leur propre expérience, ainsi qu’aux contextes dans lesquels les
acteurs « entrent en scène », contextes susceptibles d’influer sur leurs
façons de faire et de penser, concrètement, de réussir et de déployer des
stratégies.
L’école reproductrice
Le modèle de la reproduction
à l’épreuve de l’histoire
Le modèle de la reproduction (tant chez Bourdieu et Passeron que chez
Baudelot et Establet) repose sur le postulat de strictes relations entre
formation et emploi, qui font de l’acquisition de titres scolaires un enjeu
crucial. Or aujourd’hui, ces relations tendent à se faire plus lâches, du fait
notamment des discordances entre l’évolution des flux de formés et
celles des positions sociales (cf. chapitre 3). La théorie de la reproduction
ne vaudrait-elle que pour un contexte daté historiquement ? Passeron
(1986), intégrant notamment les critiques de sociologues historiens
(Petitat, 1982), reconnaît que l’école n’a pas toujours tenu un rôle central
dans le processus de hiérarchisation des groupes sociaux. Au XVIIIe
siècle, la légitimation du rang social ne passe pas par l’accès à
l’instruction, et la « distinction » entre classes privilégiées et classes
populaires se fonde avant tout sur les habits, les manières mondaines ou
militaires. Au XIXe siècle, quand il s’avère que la démocratie est loin
d’avoir supprimé les inégalités sociales, seules les différences
d’« aptitudes » apparaissent susceptibles de justifier des inégalités.
L’idéologie méritocratique connaît alors un fort développement (Bisseret,
1974), et l’accès au savoir revêt une fonction de marquage social et de
légitimation des inégalités : le modèle de la reproduction bat son plein.
Aujourd’hui, alors que les diplômes, plus nombreux, deviennent moins
discriminants, certaines évolutions socio-économiques (cf. chapitre 3)
peuvent aussi ébranler la légitimité du rôle de l’école et des titres scolaires
dans la reproduction, notamment les décalages croissants entre diplômes et
emplois, ou les évolutions de l’emploi, notamment dans les services, qui
rendent les connaissances et compétences certifiées par l’école de moins en
moins pertinentes aux yeux des employeurs, par rapport aux exigences
croissantes d’adaptabilité et d’implication personnelle. Le développement
historique de la scolarisation fragilise également la légitimité de la sélection
scolaire parce que, selon Bourdieu et Passeron, la valeur de l’« arbitraire
culturel » dominant est toujours relative : dans ce cas, les normes culturelles
dominantes ne remplissent leur fonction de sélection sociale que si leur
accomplissement reste réservé à une minorité et donc doté d’un pouvoir
distinctif : le bachelier d’aujourd’hui – 80 % d’une classe d’âge – n’a plus
l’aura de celui des années 1960 quand 11 % des jeunes atteignaient de
niveau. Plus les diplômes se diffusent, plus s’empilent les réformes des
programmes et des règles du jeu scolaire (importance des différentes
disciplines, choix des options et des spécialités), plus le caractère arbitraire
des normes scolaires risque d’apparaître au grand jour, ce qui affaiblit la
« force d’imposition » des contenus et des critères d’excellence scolaires.
Enfin, tous ces courants cantonnent l’école à une fonction de
reproduction : le système produirait, par une socialisation toute puissante,
l’acteur dont il a besoin, qui ne pourra que reproduire la société à
l’identique. Pourtant, c’est sur le long terme que le verdict de reproduction
des inégalités peut émerger et être posé. De fait, l’école n’est pas toujours et
partout un vecteur de reproduction sociale, comme le montrent d’ailleurs les
comparaisons internationales, puisque dans certains pays, les inégalités
sociales face à l’école sont faibles ou ont évolué à la baisse, ou encore les
liens entre diplômes et positions sociales sont parfois peu marqués (Dubet
et al. 2010a ; Bernardi et Ballarino, 2016 ; cf. chapitre 3). Par ailleurs,
l’histoire fournit maints exemples des capacités « productrices » de l’école,
qu’il s’agisse de participer à la définition de nouveaux groupes
professionnels moins dépendants de la culture scolaire classique (les
métiers de l’informatique par exemple), de constituer un tremplin pour des
mobilités professionnelles (comme cela a été le cas pour les femmes), ou
encore de diffuser de nouvelles visions du monde dans les périodes de
transformation. Ainsi, pointant le profil hyper diplômé des élites politiques,
des sociologues (Bovens et Wille, 2017) ont forgé le concept de « classe de
diplômés » pour souligner combien l’homogénéité de cette « classe »
d’anciens très bons élèves permettait de comprendre un certain nombre de
leurs valeurs (au premier rang desquelles la confiance dans l’égalité des
chances) ainsi que leur coupure avec les « masses » moins diplômées.
La sociologie de l’école,
une ressource pour l’action
pédagogique et politique
Si un certain éclectisme est aussi heuristique qu’inévitable pour les
chercheurs, ceci vaut également pour les acteurs, notamment les
enseignants, qui souhaitent s’en approprier les résultats. Faute de quoi, le
découragement de ceux qui s’en tiendraient aux approches « macro » (qui
ne leur laissent aucune place) n’aurait d’égal que l’enthousiasme mêlé
d’angoisse de ceux qui s’en tiendraient aux approches « micro » (qui leur en
donnent trop)… Un des apports des recherches qui tentent de faire le pont
entre ces deux échelles d’observation est de montrer que les interactions
quotidiennes qui prennent place au niveau local ne constituent pas
uniquement des problèmes privés, mais débouchent sur des
fonctionnements systématiques, avec à la clé, parfois, de véritables
problèmes sociaux. Cette perspective, qui invite à situer les pratiques
pédagogiques dans un contexte plus large, est indispensable, mais difficile à
faire partager par les professionnels de l’éducation si on ne l’inscrit pas
dans des dispositifs de formation et d’accompagnement de leur activité.
Car, si les acteurs donnent toujours un sens à leur univers immédiat, « avec
des points de vue, des intérêts et des principes de vision déterminés par la
position qu’ils occupent dans les mondes mêmes qu’ils visent à transformer
ou à conserver » (Bourdieu, 1989), la segmentation actuelle des contextes
de travail conduit les enseignants, les chefs d’établissement et même les
responsables administratifs à refuser toute forme de généralisation. Une
utilisation éclairée des résultats de la recherche passe donc par une mise en
relation constante des analyses centrées sur les processus locaux, qui
approchent au plus près les perspectives des acteurs, et de celles qui
s’intéressent aux cadres généraux dans lesquels s’inscrivent ces processus.
Le fossé n’est-il pas plus profond, entre l’univers des chercheurs et celui
des politiques, et plus largement de tous ceux qui participent aux débats sur
l’école ? Pour des raisons qui renvoient aux rapports historiques de
l’université avec l’État et aux modes d’emprise de ce dernier sur la société
civile, on constate un divorce plus important en France entre les savoirs
scientifiques et les savoirs de gouvernement que dans d’autres contextes
nationaux. Pourtant, des relations sont manifestes, qui sont d’ailleurs à
double sens. D’une part, la sociologie de l’école n’échappe pas au contexte
idéologique ambiant : ainsi, la montée des approches valorisant le rôle des
acteurs locaux n’est pas sans lien avec un scepticisme grandissant quant à la
portée des réformes étatiques. D’autre part, et surtout, les résultats de la
sociologie se sont largement diffusés dans l’univers intellectuel et politique.
À l’heure actuelle, on ne confond plus égalité d’accès et égalité de résultats,
et la notion de discrimination positive a fait son chemin, d’abord dans le
cadre d’une approche territoriale (la politique de zones d’éducation
prioritaires), puis, plus récemment, d’approches ciblant des individus
(Rochex, 2010 ; van Zanten, 2009a, 2010). Mais si, comme le pose la
notion d’équité, l’égalité ne se conçoit plus qu’en fonction de la situation de
chacun, ne faut-il pas accepter une pluralité des finalités et des pratiques
éducatives ? En particulier, est-il bien légitime d’imposer les mêmes
contenus à tous les élèves ? Interrogation d’autant plus prégnante que, dans
un contexte où la notion même de valeurs universelles est quelque peu
ébranlée, la dénonciation du caractère socialement biaisé de la culture
scolaire, propagée notamment par Bourdieu et Passeron dans les années
1970, a sans doute conforté une tendance au relativisme. Le risque était
alors, pour certains, de minimiser le rôle des savoirs et de pervertir le
fonctionnement de l’école en tant qu’institution culturelle (Raynaud et
Thibaud, 1990), en même temps que d’euphémiser toutes les différences
entre élèves.
Aujourd’hui, les débats ont évolué et ce sont des interrogations
philosophiques et politiques qui occupent le devant de la scène : comment
concilier le « respect des différences », dans une société dite
« multiculturelle », et le principe de l’égalité foncière de tous les élèves,
ainsi que le maintien d’une certaine intégration sociale et culturelle (Taylor,
1997 ; Martucelli, 1996 ; Fraser, 2005) ? N’assiste-t-on pas à un
affaiblissement de l’institution scolaire, avec l’accroissement de la pression
des usagers, notamment des parents des classes moyennes et supérieures
(Brown, 1990 ; Lareau et McCrory Calarco, 2012 ; McCrory Calarco,
2019) ? Quels sont alors les enjeux de cette culture commune qu’une école
qui serait encore une institution aurait pour fonction de transmettre (Dubet
et Duru-Bellat, 2020) ? Si, comme Bourdieu et Passeron le montraient dès
1970, l’égalité formelle entre tous les élèves entérine de fait les inégalités
réelles, on sait aujourd’hui que les différenciations pédagogiques censées
s’adapter aux caractéristiques du public sont en général assorties d’effets
pervers, accentuant au total les inégalités qu’on entendait estomper. Et la
question reste ouverte, de la capacité du local à fabriquer de l’égalité et de
l’intégration alors que se renforcent les écarts entre centre et périphérie
(Derouet, 1992 ; van Zanten, 2001a).
Tous ces thèmes participent à l’évidence d’un débat politique et social,
sur lequel les analyses des chercheurs ont incontestablement pesé. À ce titre,
le sociologue est volontiers interpellé, même si l’on a tendance à le
considérer davantage comme un intellectuel, dont on attend des thèses
générales, que comme quelqu’un qui peut apporter des réponses concrètes à
des questions précises (van Zanten, 2008b). Pourtant, dans le domaine de
l’éducation, « l’un de ceux où la distanciation critique des acteurs à l’égard
des effets non voulus de leur pratique a le moins pénétré »… et où
« l’adéquation transparente du résultat au projet est supposée plus
qu’ailleurs aller de soi » (Gauchet, 1985), un apport des plus précieux du
sociologue est ce regard distancié, cherchant à élucider les mécanismes qui
produisent la situation présente, et à évaluer objectivement les effets parfois
pervers des politiques et des innovations les plus généreuses ; il est alors
bien plus qu’un expert. De manière plus diffuse, au-delà de la fabrication de
résultats empiriques, la sociologie produit, et c’est aussi important, des
représentations des problèmes, et par là même un cadre au sein duquel
penser leur mode de résolution (Duran, 2010 ; Dubet et Duru-Bellat, 2015).
C’est ainsi qu’aujourd’hui, alors même que le thème récurrent de la crise de
l’école enfle et trouve, chez les sociologues, de multiples échos dans leurs
analyses, et tandis que les acteurs s’épuisent à mettre en œuvre de multiples
« adaptations », dont les chercheurs démontrent souvent la faible efficacité,
la sociologie a peut-être un rôle plus fort à jouer.
Plutôt que de rester sur le versant des solutions permettant à l’école de
fonctionner « comme avant » dans un contexte complètement transformé, il
est sans doute nécessaire de prendre acte de l’épuisement d’un modèle
séculaire et d’une mutation profonde de l’institution scolaire. Aujourd’hui,
la question de la socialisation des jeunes générations dans une société où il
est normal de débattre, d’affirmer sa singularité, de contester les rôles dictés
par les institutions est à repenser entièrement (Dubet, 2003 ; Dubet, 2022).
Dans toutes ces évolutions et dans toute la dynamique de la modernité,
l’école a joué un rôle ; on peut l’admettre et considérer qu’elle est à maints
égards victime de son succès ; on peut aussi espérer qu’une réflexion
sociologique capable de situer cette « crise » dans son contexte plus global
constitue une ressource pour élaborer une représentation nouvelle de
l’école, d’une école à même de maîtriser les changements du monde plutôt
que de les subir.
Bibliographie générale