Vous êtes sur la page 1sur 23

See discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.

net/publication/303718710

Aldo van Eyck accomplir la nouvelle réalité en architecture shaping the new
reality in architecture.

Conference Paper · July 2009

CITATIONS READS

0 7,734

1 author:

Francis Strauven
Ghent University
20 PUBLICATIONS 8 CITATIONS

SEE PROFILE

Some of the authors of this publication are also working on these related projects:

Aldo van Eyck View project

Belgian architecture View project

All content following this page was uploaded by Francis Strauven on 01 June 2016.

The user has requested enhancement of the downloaded file.


Exposé

Aldo van Eyck


Accomplir la nouvelle réalité en architecture

par Francis Strauven


Membre de la KVAB

Je me réjouis de vous parler d’Aldo van Eyck,


un architecte dont l’œuvre et la pensée m’ont
préoccupé pendant très longtemps, et dont la
mémoire m’est particulièrement chère. J’ai eu le
bonheur de le connaître personnellement et je
garde le souvenir d’une personnalité particuliè­
rement attachante, sagace et chaleureuse. En
outre, il s’agit d’un architecte qui occupe déjà
une place considérable dans le développement
de l’architecture moderne. Dans l’historio­
graphie actuelle il est reconnu comme l’une des
personnalités les plus importantes de l’après
guerre.
Or, je me rends compte qu’en dehors du
monde de l’architecture, Van Eyck n’est pas
Fig. 1. – Aldo van Eyck en 1972,
très connu. Et même dans ce milieu, on ne peut
photo par Ab Koers.
pas dire qu’il se trouve au centre de l’actualité
aujourd’hui, comme il l’était il y a 30 ou 40 ans.
Dans les années soixante et septante du siècle passé Van Eyck
avait en effet une renommée internationale. À cette époque ses
idées se manifestaient et étaient accueillies comme un antidote
au fonctionnalisme tardif dominant, comme une alternative poé­
tique et significative. Il était invité partout dans le monde,
surtout dans les universités américaines pour y exposer ses idées.
Il était perçu et reconnu comme une autorité morale, comme la
conscience de l’architecture moderne.

111
Francis Strauven

Cependant, son œuvre construite restait plutôt limitée. Au


cours des années soixante, à l’apogée de sa renommée, il ne fit
qu’une douzaine de projets dont cinq seulement furent réalisés. Il
s’agissait toutefois de bâtiments particulièrement significatifs, qui
étaient le fruit d’une énergie conceptuelle intense. Ils montrent
une fusion suggestive de clarté et de complexité, de géométrie et
de formes organiques, une spatialité pondérée d’un dynamisme
intériorisé, un langage formel élémentaire et expressif d’arché­
type.
Plutôt que par ses bâtiments, Van Eyck se fit connaître par sa
réflexion théorique, par ses idées et ses prises de position. Si ces
idées se ont été éclipsées dans les débats (marxistes et postmoder­
nistes) ultérieurs, il n’en reste pas moins qu’elles ont laissé des
traces marquantes dans le langage courant des architectes. On ne
se rend pas directement compte, mais des notions comme identité,
l’entre-deux, lieu, lieu et occasion (en tant que concrétisation des
notions abstraites d’espace et de temps), qui sont monnaie cou­
rante dans l’usage architectural d’aujourd’hui, ont en fait été
introduites par Van Eyck au début des années soixante.
Aujourd’hui ces notions paraissent tellement évidentes qu’on a
l’impression qu’elles ont toujours été présentes, ou que n’importe
qui aurait pu les inventer. Or je me rappelle précisément que ces
notions étaient complètement nouvelles dans le discours architec­
tural vers les débuts des années soixante, au moment où Van Eyck
les a développées dans ses écrits. Introduire de nouveaux concepts
et mots dans la terminologie internationale d’une discipline, cela
ne me paraît pas une futilité.
Quelles étaient les lignes principales de sa pensée ? Il était l’un
des seuls de sa génération à dépasser les idées reçues de l’architec­
ture moderne courante, et à avancer une conception de l’architec­
ture en tant que porteuse de sens. Il a en effet défini l’architecture
comme ‘built meaning’, comme ‘signification construite’. En
d’autres termes, il a réaffirmé l’architecture en tant qu’art, un art
équivalent aux autres, une composante constitutive de la culture
contemporaine. Cela peut paraître un truisme aujourd’hui, mais
vers 1960 l’architecture était surtout considérée comme un instru­
ment formel et technique pour résoudre des problèmes fonction­
nels. L’affirmation de l’architecture en tant qu’art allait de pair
avec une critique radicale du fonctionnalisme dominant, qui se
précipitait avec insouciance dans la production industrielle. Van
Eyck reprochait aux architectes et aux urbanistes des CIAM de
112
Aldo van Eyck

Fig. 2. – Les « Cercles d’Otterlo », 1959-62.

n’avoir rien compris à l’art moderne, et d’avoir dévié du cours de


la créativité contemporaine.
Cette critique formulée en 1959, allait revenir 20 ans plus tard
presque littéralement sous la plume des critiques postmodernistes.
Mais contrairement à eux, Van Eyck ne récuserait jamais le
modernisme. Depuis ses débuts il s’est positionné au cœur du
mouvement moderne, et n’a jamais changé de position.
En même temps, et paradoxalement, Van Eyck s’est toujours
intéressé à l’histoire, il a toujours voulu incorporer certains acquis
du passé dans ses projets, il s’est toujours appliqué à « to gather
the old into the new ». C’est un souci qui était inhérent au credo
architectural qu’il a exposé au dernier Congres CIAM tenu à
Otterlo en 1959, et auquel il est resté fidèle pendant toute sa car­
rière. Il résuma sa pensée à l’aide d’un diagramme à deux cercles,
qu’il a, par la suite, appelé ‘les cercles d’Otterlo’. Il entendait
fonder son approche architecturale dans trois grandes traditions :
la tradition classique, la tradition moderne et la tradition verna­
culaire. Dans le premier cercle il caractérisa chacune de ces tradi­
tions par un paradigme approprié : la tradition classique par le
Parthénon, la tradition moderne par une contre-construction de
Van Doesburg, la tradition vernaculaire par un village Pueblo.
113
Francis Strauven

Tout en se situant résolument dans la tradition moderne, il esti­


mait que l’architecture contemporaine ne pouvait s’enfermer dans
un présent amnésique, mais devait intégrer les acquis essentiels de
toute la culture humaine. C’est là une approche sans doute ins­
pirée par la littérature, la prose de Joyce et de Proust, la poésie de
Eliot et de Pound. La littérature contemporaine ne se borne pas à
un langage ‘objectif’ et dépouillé de toute connotation historique
– ce serait plutôt ridicule de faire une telle supposition – mais
emprunte justement une majeure partie de sa richesse significative
aux résonances historiques qu’elle incorpore. L’architecture
contemporaine se doit de faire la même chose, de prendre en
compte tout l’héritage architectural des cultures humaines, et ce
justement afin de développer un milieu construit qui soit assez
riche pour répondre à la complexité de la vie contemporaine.
Dans le deuxième cercle il résuma la réalité des interrelations
humaines, notamment la relation entre individu et communauté,
représentée par une image de femmes indiennes Kayapo dan­
santes. Leurs corps se joignent pour former un mur humain circu­
laire, ou plutôt en spirale, autour d’un centre ouvert qui s’étend
ou se contracte selon le rythme de la danse. L’architecture doit
s’accommoder de cette réalité humaine ‘constante et constam­
ment changeante’, c’est-à-dire non seulement de ce qui est diffé­
rent du passé mais aussi de ce qui est inchangé.
Comment Van Eyck est-il venu à ces traditions ? Que signifient-
elles pour lui ? Comment a-t-il tâché et réussi à les relier, les récon­
cilier ? Retraçons, en grandes lignes, sa biographie.
D’abord la tradition classique. Aldo van Eyck a reçu une édu­
cation classique solide quoique peu orthodoxe, et ce principale­
ment grâce à son père, le poète Pieter Nicolaas van Eyck. C’était
une homme d’une érudition hors du commun : philosophe versé
dans Platon et Spinoza, poète et critique littéraire, c’était une per­
sonnalité de premier plan dans la culture néerlandaise. Dans les
années trente, il assumait le rôle de conscience littéraire pour sa
génération de poètes. Il suivait la culture néerlandaise tout en
habitant Londres, où il gagnait sa vie en tant que correspondent
étranger du Nieuwe Rotterdamse Courant (NRC), le journal
principal de la Hollande. Il confia ses enfants à des écoles spé­
ciales où la littérature et les arts tenaient le haut du pavé. C’est
ainsi que le jeune Aldo fut élevé dans un monde biculturel, féru de
poésie néerlandaise et anglaise. À l’âge de 16 ans il avait acquis
une culture littéraire exceptionnelle, il avait lu presque toute la
poésie anglaise, du Moyen Âge à William Butler Yeats, que son
père connaissait personnellement. Sa vision du monde ne fut pas
114
Aldo van Eyck

façonnée par un enseignement religieux mais prit sa source dans le


panthéisme inhérent à la poésie symboliste anglaise, de Andrew
Marvell à John Keats. Un de ses poètes préférés était William
Blake, dont l’œuvre le familiarisa dès son enfance à l’idée fonda­
mentale de l’interaction mutuelle des contraires.
Van Eyck fit ses études d’architecture à la Polytechnique de
Zurich, ou l’esprit classique de Gottfried Semper survivait dans
une version modernisée. Il y fut initié à la composition classique
par Alphonse Laverrière, ancien lauréat de l’École des Beaux-
Arts de Paris. Pour Van Eyck cette technique de composition
aura une signification durable. Il apprit à composer des plans au
moyen d’axes, ces agents de liaison immatériels dont les origines
se perdent dans la nuit des temps. Et il découvrit que ces axes, en
dépit de leur emploi autoritaire dans l’architecture des années
trente, n’ont point de signification subordonnante intrinsèque,
mais qu’elles peuvent être appliquées pour établir des relations
anticlassiques, décentralisantes.
Quant à la tradition moderne, Van Eyck n’en
eut jusqu’à la fin des ses études qu’une connais­
sance extérieure et limitée, mais peu avant d’ob­
tenir son diplôme, il trouva tout d’un coup accès
au monde de l’avant-garde contemporaine grâce
à Carola Giedion-Welcker, l’épouse de Sigfried
Giedion. Pendant que son mari se profilait
comme l’un des historiens majeurs de l’architec­
ture moderne, elle fut parmi les historiens de
l’art de formation classique, l’une des premières
à s’engager dans une étude approfondie de l’art
moderne. C.W., comme elle aimait être appelée,
connaissait l’art moderne de l’intérieur, grâce à
son amitié avec des personnalités comme Arp,
Fig. 3. – Carola Giedion-Welcker,
Klee, Mondrian, Giacometti, Brancusi et Joyce.
photo par Franco Cianetti.
Ayant suivi attentivement le développement de
ces artistes, elle avait élaboré une vision origi­
nale de l’art moderne fondée sur les intentions de
ses protagonistes mêmes. Son originalité résidait dans sa recon­
naissance d’une base commune à leurs modes d’expression fort
divers. Dans sa vision les courants d’avant-garde qui vont du
cubisme au dadaïsme, entre constructivisme et surréalisme, étaient
les composantes multicolores d’un seul mouvement – un mouve­
ment qui dans son ensemble avait révélé une nouvelle image du
monde, voire une nouvelle réalité.

115
Francis Strauven

Comment C.W. voyait-elle cette nouvelle réalité ? En subs­


tance, elle consistait en une nouvelle synthèse des énergies consti­
tutives de notre existence. L’art moderne perce à travers les appa­
rences extérieures afin de dévoiler les forces élémentaires qui sont
constitutives tant pour le sujet que pour les choses. Selon Paul
Klee : « L’art ne reproduit plus le visible, mais rend visible ». Le
cubisme révéla le monde comme un enchevêtrement d’énergies,
une unité complexe de forces interactives. Et, d’accord avec la tra­
dition gnostique, C.W. identifia ces forces aux pairs d’oppositions
qui émergent comme la structure fondamentale de l’existence
depuis la nuit des temps, des oppositions telles que un-multiple,
esprit-matière, sujet-objet, cérébral-sensuel, rêve et réalité
consciente. Elle les reconnut comme « la substance fondamentale
de notre existence dissonante ». L’art moderne avait redécouvert
ces oppositions fondamentales tout en les exprimant par les
moyens du langage visuel, afin de les relier entre eux selon des
rapports nouveaux : loin d’exclure l’un en faveur de l’autre, l’art
les met en œuvre simultanément, afin que leur interaction pro­
duise une nouvelle réalité dynamique.
C.W. ouvrit les yeux du jeune Van Eyck à cette nouvelle réalité
(expression empruntée à Apollinaire) et le mit en contact avec des
artistes tels que Arp, Lohse, Vantongerloo, Giacometti, Ernst et
Brancusi. Van Eyck s’immergea dans la nouvelle vision, tout en
explorant ses manifestations dans les arts et les sciences, en pein­
ture et en poésie, dans les nouvelles théories de l’espace et du
temps avancées par Bergson et Einstein. Bientôt il se sentit partie
de ce qu’il allait appeler le Great Gang, la grande conspiration
pour l’accomplissement de la nouvelle réalité. Au fur et à mesure
qu’il s’identifiait à la nouvelle conscience, il en arrivait à la recon­
naissance que ses différentes manifestations se fondaient dans une
idée fondamentale, l’idée de la relativité.
L’idée de la relativité, qui s’est manifestée a l’aube du XXe siècle
dans les arts et les sciences, signifie que la cohérence des choses ne
réside pas dans leur subordination à un principe central et domi­
nant mais dans leurs relations réciproques. Elle implique que la
réalité n’a pas de structure hiérarchique intrinsèque, régie par un
centre fixe. Elle ne reconnaît aucun cadre de référence absolu par
rapport auquel les choses et les événements seraient relatifs mais
considère précisément tous les cadres de référence comme relatifs.
L’idée de relativité rejette tout point de vue privilégié et met tous
les points de vue sur un pied d’égalité. Dans la réalité qu’elle inau­
gure, il n’y a plus de centre intrinsèque, mais chacun est en droit
116
Aldo van Eyck

de se considérer comme un centre. Cette réalité polycentrique


n’est toutefois nullement un chaos de fragments isolés et détachés.
C’est un tout complexe dans lequel les choses, bien qu’autonomes,
sont finalement fortement liées les unes aux autres. Il s’agit d’une
cohésion dans laquelle les relations entre les choses sont aussi
importantes que les choses elles-mêmes. Van Eyck aimait résumer
cette vision par une phrase suggestive de Mondrian : « L’époque
de la forme particulière touche à sa fin, l’époque des relations a
commencé. »
La passion de Van Eyck pour la tradition vernaculaire, ou l’art
« primitif » vient de son identification à l’art moderne. Elle fut
éveillée par le surréalisme, notamment par les publications d’André
Breton et ses amis qui étaient particulièrement intéressés à l’art des
Iles du Pacifique. Et ce fut par la revue surréaliste Minotaure qu’il
fit la connaissance des Dogon qu’il étudierait de plus près 20 ans
plus tard. Tout comme C.W., Van Eyck voyait une proche parenté
entre les archétypes de l’art primitif et ceux de l’art de Klee, Arp et
Brancusi. D’après eux cette analogie n’était pas une question d’in­
fluence de l’un sur l’autre mais la manifestation de la même identité
humaine dans une sorte de Ursprache, un langage visuel primitif
qui avait survécu à travers les millénaires dans de nombreuses
cultures archaïques et que l’art moderne avait redécouvert.
Paradoxalement, c’était donc en vue de réaliser les acquis des
avant-gardes du XXe siècle que Van Eyck s’engagea dans l’étude
de l’art primitif. Il le considérait comme un héritage de la même
importance que le patrimoine classique de la culture occidentale
– une opinion qu’il trouvait confirmée dans les écrits d’anthropo­
logues comme Franz Boas, Margaret Mead et Ruth Benedict.
Bientôt il acquit la conviction que toutes les cultures sont équiva­
lentes et que la culture occidentale ne devrait pas être considérée
comme le système supérieur. Il reconnaissait les cultures dites pri­
mitives comme étant aussi sophistiquées que la nôtre, particuliè­
rement en ce qui concerne les productions culturelles, tels que l’art
et le langage. Il estimait que l’architecture, comme la peinture
depuis le cubisme, devait se nourrir à cet héritage longtemps
ignoré ou méprisé ; elle devait redécouvrir « les principes archaïques
de la nature humaine », les constantes humaines fondamentales
façonnées par les cultures archaïques depuis les temps immémo­
riaux. Comme il le formula au congrès d’Otterlo : « Découvrir de
nouveau signifie découvrir quelque chose de nouveau. Traduisez
ceci en architecture et vous aurez une architecture nouvelle – une
architecture véritablement contemporaine. »
117
Francis Strauven

Fig. 4. – Appartement personnel de Van Eyck au Binnenkant à Amsterdam,


1947.

Comment Van Eyck a-t-il réalisé ces intentions dans ses propres
projets ? Dans ses premiers travaux il se référa à « l’élémenta­
risme » de Mondrian et Van Doesburg. Son propre appartement,
par exemple, un étage d’une maison de rapport au bord d’un
canal d’Amsterdam, fut aménagé de façon extrêmement élémen­
taire : un espace presque vide articulé autour d’un poêle cerné
d’une barre circulaire. Cependant, les murs portaient quelques
tableaux d’une valeur éminente : une Composition avec plans de
couleur (1917) par Mondrian et une peinture de Miró (1927), la
Composition X (1924) de Van Doesburg et un dessin à la plume de
Klee (1921). Sa vie familiale se déroula littéralement dans le
champs d’interaction de ces expressions diverses, voire opposées
de la nouvelle réalité. Van Eyck refusa d’ailleurs de voir des oppo­
sitions entre ces œuvres. Pour lui, comme pour C.W., ce n’étaient
que des manifestations différentes de la même nouvelle réalité.
Cette façon de voir n’était toutefois pas partagée par tout le
monde. Les artistes Cobra notamment avec lesquels il se lia
d’amitié dès 1947, ressentaient une aversion spontanée pour tout
art géométrique ou rationaliste, en particulier pour De Stijl.
Constant exhortait ses amis à « remplir la toile vierge de Mon­
drian, ne fut-ce qu’avec nos malheurs » ; et Dotremont de prendre
118
Aldo van Eyck

Fig. 5. – L’Exposition Cobra au Stedelijk Museum à Amsterdam, 1949.

les mesures de la Composition X de Van Doesburg avec un mètre


ruban afin de contredire l’assertion de Van Eyck selon laquelle la
peinture du Stijl avait ouvert « un espace sans bornes, incommen­
surable ». Mais dans sa présentation des deux grandes expositions
Cobra, à Amsterdam (1949) et Liège (1951), Van Eyck incorpora
les expressions flamboyantes de ses amis dans la géométrie univer­
selle de Mondrian. De cette façon Van Eyck restait fidèle tant à
Cobra qu’au Stijl, tout en reconnaissant Cobra comme partie
intégrante de la nouvelle réalité.
Mais dans son architecture Van Eyck se montra bientôt insatis­
fait des seules formes géométriques abstraites, dénuées de tout
association. Il aspirait à développer des formes d’une résonance
plus profonde, des formes élémentaires faisant appel à la mémoire
collective – et à cette fin il prit comme appui l’œuvre de Brancusi
qu’il estimait le plus parmi les pionniers de la nouvelle réalité.
Pour le projet des aires de jeu d’Amsterdam (1947-78) il conçut
des formes élémentaires qui contenaient des connotations tant
architectoniques que biomorphes, d’une part des éléments lourds
et massifs : des bacs à sable et des « pierres de gué » en béton ; de
l’autre des éléments légers et sveltes : des barres à galipettes, des
arcs et des dômes en tubes métalliques. Ces éléments se prêtaient
119
Francis Strauven

Fig. 6. – Aire de jeu du Zaanhof, Amsterdam, 1948.

Fig. 7. – Les « pierres de gué ».

120
Aldo van Eyck

à de jeux d’enfants divers et en même temps leurs formes d’arché­


types évoquaient de significations diverses. Les arcs et les dômes
étaient des formes architectoniques fondamentales qui s’inscri­
vaient aisément dans le langage de la ville. Les bacs à sable, ronds
ou carrés, constituaient des corps réceptifs, voire maternels, prêts
à accueillir et à protéger l’enfant jouant.
En même temps les aires de jeu étaient pour Van Eyck un véri­
table champ d’essai pour développer sa syntaxe formelle. Dans
chaque cas il s’appliqua à créer des lieux d’une cohérence non hié­
rarchique. Chaque fois à nouveau il établit des cadres de référence
décalés les uns des autres, il marqua des points de vue équivalents,
il relativisa la hiérarchie conventionnelle de l’espace par l’instau­
ration de centres excentriques. Il chercha à mettre en place des
lieux identifiables dont la cohésion n’était plus basée sur la subor­
dination à un principe dominant et supérieur mais sur leur rela­
tion réciproque. Dans les aires de jeu Van Eyck réussit, comme le
remarqua Georges Candilis, à réaliser une architecture d’une
qualité exceptionnelle avec des moyens extrêmement simples, une
architecture « non seulement faite avec des matériaux comme le
béton ou la pierre, mais surtout avec des matériaux immatériels ».
Au fil des années Van Eyck réalisa un grand nombre d’aires de
jeu. En 1961 il y en avait environ 350, en 1977 leur nombre était
monté à 730. Elles formaient un véritable réseau de lieux pour
enfants étendu sur la ville, et reconnaissable en tant que tel par
leur langage formel constant. Et tout compte fait, les aires de jeu
constituaient un projet très important, et de par son ampleur
urbaine, on pourrait dire son projet le plus important. Mais cet
art urbain, « environnemental », a été traité avec une insouciance
déconcertante. La plupart de ces lieux ont été négligés ou vanda­
lisés. Les plus beaux exemples ont simplement disparu.
Après avoir expérimenté pendant une décennie avec des formes
élémentaires mises en relations, Van Eyck acheva une synthèse de
ses idées dans un bâtiment emblématique, l’Orphelinat Municipal
d’Amsterdam (1955-60). Dans ce bâtiment il réussit à réconcilier
un nombre considérable de polarités. À la fois maison et petite
ville, compact et polycentrique, un et divers, clair et complexe,
cristallin et conchoïdal, statique et dynamique, contemporain et
traditionnel, ancré tant dans les acquis modernes que dans la tra­
dition classique. La tradition classique réside dans l’ordre géomé­
trique régulier qui sous-tend le plan. Le modernisme se manifeste
dans l’espace centrifuge, dynamique, qui traverse l’ordre clas­
sique. Le vernaculaire se fait jour dans plusieurs aspects de sa
121
Francis Strauven

Fig. 8. – L’Orphelinat municipal d’Amsterdam, 1955-61.

Fig. 9. – Vue aérienne de l’Orphelinat.

forme apparente. La première impression que le bâtiment suscite


est celle d’un établissement archaïque. Il évoque l’image d’un
caravansérail iranien ou celle d’une ville arabe hérissée de cou­
poles. Cette association provient principalement des coupoles
petites ou grandes, doucement galbées et biomorphes.
L’ordre géométrique régulier du bâtiment est articulé par une
version contemporaine des ordres classiques, composée de
colonnes et d’architraves. Les colonnes sont des cylindres de
béton sveltes qui doivent a leur coffrage d’être pourvues de fines
« cannelures », les « architraves » sont des poutres en béton percées
d’une fente oblongue. Il n’y a pas vraiment de chapiteau mais les
extrémités des architraves évoquent la forme d’un chapiteau là où
elles sont couplées. Les petites coupoles forment une grille qui
s’étend de façon uniforme sur tout le bâtiment et qui rend percep­
122
Aldo van Eyck

Fig. 10. – Plan de l’Orphelinat.

tible à tout moment l’organisation de l’ensemble. Sur les axes de


cette grille, les piliers, les architraves et les murs massifs délimitent
une série d’espaces stables fermés sur eux-mêmes : les différentes
pièces de séjour et leurs patios adjacents, la salle des fêtes, la salle
de gymnastique et la cour centrale. Tous ces espaces s’articulent
en première instance autour de leur propre centre, un centre
confirmé par les grands volumes des coupoles, les axes de la grille
que forment les petites coupoles et les portes placées de manière
axiale. La cour intérieure apparaît comme une version contempo­
raine d’un cortile de la Renaissance et les rues internes rappellent
à certains endroits les couloirs d’un cloître roman.
123
Francis Strauven

Fig. 11. – L’intérieur d’une unité de séjour.

L’« immuabilité et le repos » de la tradition classique sont


cependant entièrement intégrés a l’ordonnance dynamique de la
nouvelle réalité. La centralité établie par l’ordre architectonique
se limite aux espaces précités. Elle est démentie pratiquement
partout ailleurs, aussi bien au niveau de l’aménagement qu’au
niveau de la composition générale. Ainsi le lieu focal de la cour,
un cercle où l’on peut s’asseoir, marqué par deux lanternes, ne se
situe pas au centre géométrique du lieu, mais est déplacé de quatre
mètres en oblique par rapport à celui-ci. Et si cette piazza forme
effectivement le centre du bâtiment, il ne s’agit aucunement d’un
centre dominant mais d’un lieu à partir duquel le « village » se
déploie de manière centrifuge dans toutes les directions, le point
fixe à partir duquel la décentralisation se développe et se dessine.
Aussi l’ordre axial de la petite place ne se prolonge nullement
dans les lieux de circulation interne. Il forme seulement l’amorce
de deux rues intérieures qui se ramifient dans deux mouvements
de zigzags opposés pour donner accès, via des petites places inté­
rieures et extérieures, aux différentes unités. À l’opposé de corri­
dors axiaux – la solution « rationnelle » habituelle qui associe une
économie évidente a une distribution synoptique – il s’agit ici de
vraies rues : des rues qui par leurs méandres perpendiculaires
échappent a tout contrôle central. Par conséquent les différentes
unités de séjour qui se déploient le long de ces rues ne sont nulle­
ment reliées par une perspective centrale. Elles s’articulent les
124
Aldo van Eyck

Fig. 12. – L’ordre architectonique de l’Orphelinat.

unes par rapport aux autres comme les éléments d’une contre-
composition de Van Doesburg. Leur cohésion réside, paradoxale­
ment, pour une bonne part dans le mouvement centrifuge dont
elles font partie.
Les formes de base des deux groupes d’unités de séjour ont été
conçues comme une union intime d’ouverture et de fermeture. Le
« dos » des unités, orienté au nord, est composé d’un mur massif
articulé en L, le côté avant, orienté vers le sud, étant constitué d’une
125
Francis Strauven

Fig. 13. – Une cour intérieure.

Fig. 14. – Les cercles qui apparaissent après une averse.

126
Aldo van Eyck

série de baies vitrées se succédant également en L. Dans les unités


des petits enfants le mur massif enveloppe la majeure partie de l’es­
pace sous coupole et l’aile du dortoir. Les baies vitrées ressortent
en direction méridionale pour déterminer un lieu annexe, a partir
duquel, revenant vers le dortoir, elles rentrent sous le toit pour y
creuser, derrière les colonnes et les architraves, une terrasse cou­
verte. À la fois nettement clos et nettement ouvert, ces unités consti­
tuent une matérialisation frappante de l’idée de Van Eyck que l’ar­
chitecture doit, tout comme l’homme, tant inspirer qu’expirer.
La troisième tradition, l’architecture vernaculaire que l’on
trouve dans les cultures archaïques se joint aux deux traditions
précédentes de manière organique. L’architrave perforée s’unit à
la coupole qui la couronne en une forme biomorphe expressive
qui, étayée de différentes manières, évoque une image d’archétype
changeante. Tantôt l’architrave s’appuie sur deux colonnes, soli­
dement ancrées dans le sol, formant une travée ouverte ou vitrée,
tantôt il repose sur les murs pour franchir une baie, tout en
formant avec celle-ci une forme en T prégnante. Dans les deux cas
il s’agit de formes d’une symétrie marquée, à connotation corpo­
relle. Couplées l’une a l’autre, les architraves évoquent une image
tout aussi prégnante. Leurs ouvertures horizontales apparaissent
alors comme les fentes des yeux d’un masque primitif, une forme
qui gagne encore en intensité lorsqu’elle est soutenue dans son
centre par une colonne isolée. Cette forme apparaît dans diffé­
rentes situations et sa colonne ne constitue en aucun cas un obs­
tacle gênant mais au contraire l’établissement d’un centre local, le
tronc sur lequel un lieu ou un petit aménagement se greffent.
Aussi bien en elles-mêmes que couplées, les travées évoquent donc
dans leurs variations diverses des images symétriques, des images
plus ou moins fortes qui apparaissent comme le reflet bâti de la
forme humaine. Elles constituent une réalisation suggestive de
l’idée, chère à Van Eyck, de concevoir l’architecture « à l’image de
l’homme » et de faire « une bienvenue de chaque porte et un visage
de chaque fenêtre ».
Mais l’Orphelinat Municipal était plus qu’un bâtiment fort ori­
ginal et attachant. En le concevant comme une petite ville Van
Eyck l’entendit aussi comme une démonstration à petite échelle
de ce que pourrait être un autre urbanisme moderne, une autre
façon de concevoir des villes. Dans son projet il donna également
corps aux idées urbaines qu’il avait développées dans le contexte
du Team 10, le groupe dissident de jeunes membres CIAM qu’il
avait cofondé en 1954. Le Team 10 s’opposait au fonctionnalisme
127
Francis Strauven

schématisant qui régnait dans les CIAM (l’association internatio­


nale officielle des architectes modernistes) afin de le remplacer par
une approche plus humaine de l’architecture et de l’urbanisme.
Contrairement à la doctrine établie des CIAM qui consistait à
concevoir le domaine bâti en termes de quatre fonctions séparées
(habiter, travailler, circuler et loisirs), Team 10 aspirait à déve­
lopper une urbanité réintégrée, sensible à la communication
humaine. Malgré leurs différences, les membres du Team 10 par­
tageaient une aversion pour le fonctionnalisme analytique des
CIAM et un désir de concevoir l’environnement construit en
termes d’interrelations.
Van Eyck élabora sa conception d’urbanisme à partir de son
adage « faites de chaque ville une grande maison, de chaque
maison une petite ville ». En pratique cette idée revint à concevoir
l’ensemble de la ville comme une structure analogue à celle de ses
parties, à associer l’ensemble et ses parties par l’établissement
d’une similitude structurale entre l’un et l’autre. Van Eyck avait
entamé cette approche dans son projet pour le village de Nagele
(1948-54). Il avait conçu ce nouveau village dans le Noordoost­
polder comme un centre ouvert entouré par une ceinture d’habi­
tations qui, à son tour, était constitué par des unités d’habitation
constituées de maisons groupées autour de petits squares. De
façon similaire les écoles du village étaient organisées autour de
petits squares, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. En fait, cette
façon de structurer marqua le début de son approche « configura­
tive », une méthode pour élaborer de nouveaux tissus urbains. Et,
outre sa richesse formelle, l’Orphelinat constitua aussi une explo­
ration nouvelle de cette approche.
Van Eyck exposa sa méthode dans un ample essai intitulé Steps
towards a configurative discipline, publié en 1962. Partant de l’idée
qu’« une maison doit être comme une petite ville si elle veut être
une vraie maison » tandis qu’« une ville doit être une grande
maison si elle veut être une vraie ville », il proposa de concevoir les
projets de grands ensembles ou de villes nouvelles (une idée qui
fut à l’ordre du jour à l’époque) à base d’une similitude structu­
rale des niveaux successifs de l’échelle urbaine, de concevoir, plus
spécifiquement, les composants urbains à base d’une structure
fondamentale (basic pattern), susceptible de se multiplier pour
former un ensemble (cluster) d’une structure similaire, de sorte
que leur identité ne disparaisse dans le processus de répétition
mais, au contraire, se confirme et s’enrichisse dans la forme de
l’ensemble qu’ils composent. La superposition, le tissage, l’imbri­
128
Aldo van Eyck

Fig. 15. – Un project « configuratif » par Piet Blom, 1960.

cation des éléments et des ensembles configuratifs devaient avoir


pour résultat une nouvelle espèce de tissu urbain, « polyphonique,
multirythmique, kaléidoscopique et pourtant à chaque endroit
entièrement compréhensible ».
L’approche configurative suscita un vif intérêt parmi les étu­
diants de Van Eyck, notamment chez Piet Blom, qui en donna
une démonstration virtuose dans l’Arche de Noé, son projet de fin
d’études à l’Académie d’Amsterdam. Ce fut un projet d’une vaste
structure urbaine nouvelle pour un million d’habitants entre Ams­
terdam et Haarlem. L’ensemble était articulé en 70 districts,
conçus comme des structures complexes, basées dans leur entiè­
reté et en détail sur le même thème géométrique fondamental. Les
dessins et les maquettes évoquaient l’image d’un immense orga­
nisme cristallin, articulé en cinq niveaux d’organisation imbriqués
les uns dans les autres. Les projets configuratifs de Blom et ceux
d’autres jeunes architectes tels que Joop van Stigt et Herman
Hertzberger, engendrèrent un nouveau courant architectural, un
129
Francis Strauven

Fig. 16. – A. Van Eyck, église catholique à Loosduinen près La Haye, 1963-69.

Fig. 17. – L’intérieur de l’église.

130
Aldo van Eyck

véritable mouvement à résonance internationale, qui fut bientôt


assez improprement baptisé « structuralisme ». La réalisation la
plus marquante de ce mouvement était sans doute l’immeuble
bureau Centraal Beheer à Apeldoorn par Hertzberger.
Van Eyck lui-même ne reçut jamais une commission dont la
nature et l’échelle aurait justifié l’application de sa discipline
configurative. Au cours des années soixante il se détourna de la
problématique de la grande échelle et du grand nombre pour se
concentrer sur la qualité intrinsèque de l’espace architectural. Il
continua à explorer les implications de la nouvelle réalité dans
quelques projets particulièrement attachants, notamment un
église catholique à Loosduinen près de La Haye (1963-69) et un
pavillon pour sculptures à Arnhem (1966). L’église consiste en
une jonction dynamique de deux espaces opposés qui évoquent
des associations historiques. D’une part un espace vertical rappe­
lant une nef ou une narthex, de l’autre une espace horizontal évo­
quant une crypte. Les deux lieux sont vivifiés par la force d’arché­
type des lanterneaux cylindriques qui enjambent les poutres
massives. Le pavillon d’Arnhem était conçu comme une petite
ville pour sculptures, constitué par une configuration de murs
droits et courbes, des formes convexes et concaves qui produisent
des ruelles et des squares, des directions parallèles et diagonales.
Le pavillon, démoli après l’exposition dont il fit partie, a été
reconstruit dans le parc du musée Kröller-Müller à Otterlo.

131
View publication stats

Vous aimerez peut-être aussi