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Simone de Beauvoir - Le Deuxième Sexe 1
Simone de Beauvoir - Le Deuxième Sexe 1
LE DEUXIÈME
SEXE
I
Les faits et les mythes
FRANCE LOISIRS
123, boulevard de Grenelle, Paris
Édition du Club France Loisirs, Paris,
avec l’autorisation des Éditions Gallimard
Benoîte Groult
à Jacques Bost
Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme ;
et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la
femme.
PYTHAGORE.
Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être
suspect, car ils sont à la fois juge et partie.
POULAIN DE LA BARRE.
INTRODUCTION
J’ai longtemps hésité à écrire un livre sur la femme. Le sujet est irritant,
surtout pour les femmes ; et il n’est pas neuf.
La querelle du féminisme a fait couler assez d’encre, à présent elle est
à peu près close : n’en parlons plus. On en parle encore cependant. Et il
ne semble pas que les volumineuses sottises débitées pendant ce dernier
siècle aient beaucoup éclairé le problème. D’ailleurs y a-t-il un problème ?
Et quel est-il ? Y a-t-il même des femmes ? Certes la théorie de l’éternel
féminin compte encore des adeptes ; ils chuchotent : « Même en Russie,
elles restent bien femmes » ; mais d’autres gens bien informés – et les
mêmes aussi quelquefois – soupirent : « La femme se perd, la femme est
perdue. » On ne sait plus bien s’il existe encore des femmes, s’il en
existera toujours, s’il faut ou non le souhaiter, quelle place elles occupent
en ce monde, quelle place elles devraient y occuper. « Où sont les
femmes ? » demandait récemment un magazine intermittent(8). Mais
d’abord : qu’est-ce qu’une femme ? « Tota mulier in utero : c’est une
matrice », dit l’un. Cependant, parlant de certaines femmes, les
connaisseurs décrètent : « Ce ne sont pas des femmes » bien qu’elles
aient un utérus comme les autres. Tout le monde s’accorde à reconnaître
qu’il y a dans l’espèce humaine des femelles ; elles constituent
aujourd’hui comme autrefois à peu près la moitié de l’humanité ; et
pourtant on nous dit que « la féminité est en péril » ; on nous exhorte :
« Soyez femmes, restez femmes, devenez femmes. » Tout être humain
femelle n’est donc pas nécessairement une femme ; il lui faut participer à
cette réalité mystérieuse et menacée qu’est la féminité. Celle-ci est-elle
sécrétée par les ovaires ? ou figée au fond d’un ciel platonicien ? Suffit-il
d’un jupon à frou-frou pour la faire descendre sur terre ? Bien que
certaines femmes s’efforcent avec zèle de l’incarner, le modèle n’en a
jamais été déposé. On la décrit volontiers en termes vagues et miroitants
qui semblent empruntés au vocabulaire des voyantes. Au temps de saint
Thomas, elle apparaissait comme une essence aussi sûrement définie que
la vertu dormitive du pavot. Mais le conceptualisme a perdu du terrain :
les sciences biologiques et sociales ne croient plus en l’existence d’entités
immuablement fixées qui définiraient des caractères donnés tels que ceux
de la femme, du Juif ou du Noir ; elles considèrent le caractère comme
une réaction secondaire à une situation. S’il n’y a plus aujourd’hui de
féminité, c’est qu’il n’y en a jamais eu. Cela signifie-t-il que le mot
« femme » n’ait aucun contenu ? C’est ce qu’affirment vigoureusement les
partisans de la philosophie des lumières, du rationalisme, du
nominalisme : les femmes seraient seulement parmi les êtres humains
ceux qu’on désigne arbitrairement par le mot « femme » ; en particulier
les Américaines pensent volontiers que la femme en tant que telle n’a plus
lieu ; si une attardée se prend encore pour une femme, ses amies lui
conseillent de se faire psychanalyser afin de se délivrer de cette obsession.
À propos d’un ouvrage, d’ailleurs fort agaçant, intitulé Modern Woman :
a lost sex, Dorothy Parker a écrit : « Je ne peux être juste pour les livres
qui traitent de la femme en tant que femme… Mon idée c’est que tous,
aussi bien hommes que femmes, qui que nous soyons, nous devons être
considérés comme des êtres humains. » Mais le nominalisme est une
doctrine un peu courte ; et les antiféministes ont beau jeu de montrer que
les femmes ne sont pas des hommes. Assurément la femme est comme
l’homme un être humain : mais une telle affirmation est abstraite ; le fait
est que tout être humain concret est toujours singulièrement situé.
Refuser les notions d’éternel féminin, d’âme noire, de caractère juif, ce
n’est pas nier qu’il y ait aujourd’hui des Juifs, des Noirs, des femmes :
cette négation ne représente pas pour les intéressés une libération, mais
une fuite inauthentique. Il est clair qu’aucune femme ne peut prétendre
sans mauvaise foi se situer par-delà son sexe. Une femme écrivain connue
a refusé voici quelques années de laisser paraître son portrait dans une
série de photographies consacrées précisément aux femmes écrivains :
elle voulait être rangée parmi les hommes ; mais pour obtenir ce
privilège, elle utilisa l’influence de son mari. Les femmes qui affirment
qu’elles sont des hommes n’en réclament pas moins des égards et des
hommages masculins. Je me rappelle aussi cette jeune trotskiste debout
sur une estrade au milieu d’un meeting houleux et qui s’apprêtait à faire
le coup de poing malgré son évidente fragilité ; elle niait sa faiblesse
féminine ; mais c’était par amour pour un militant dont elle se voulait
l’égale. L’attitude de défi dans laquelle se crispent les Américaines prouve
qu’elles sont hantées par le sentiment de leur féminité. Et en vérité il
suffit de se promener les yeux ouverts pour constater que l’humanité se
partage en deux catégories d’individus dont les vêtements, le visage, le
corps, les sourires, la démarche, les intérêts, les occupations sont
manifestement différents : peut-être ces différences sont-elles
superficielles, peut-être sont-elles destinées à disparaître. Ce qui est
certain, c’est que pour l’instant elles existent avec une éclatante évidence.
Si sa fonction de femelle ne suffit pas à définir la femme, si nous
refusons aussi de l’expliquer par « l’éternel féminin » et si cependant
nous admettons que, fût-ce à titre provisoire, il y a des femmes sur terre,
nous avons donc à nous poser la question : qu’est-ce qu’une femme ?
L’énoncé même du problème me suggère aussitôt une première
réponse. Il est significatif que je le pose. Un homme n’aurait pas idée
d’écrire un livre sur la situation singulière qu’occupent dans l’humanité
les mâles(9). Si je veux me définir je suis obligée d’abord de déclarer : « Je
suis une femme » ; cette vérité constitue le fond sur lequel s’enlèvera
toute autre affirmation. Un homme ne commence jamais par se poser
comme un individu d’un certain sexe : qu’il soit homme, cela va de soi.
C’est d’une manière formelle, sur les registres des mairies et dans les
déclarations d’identité, que les rubriques : masculin, féminin
apparaissent comme symétriques. Le rapport des deux sexes n’est pas
celui de deux électricités, de deux pôles : l’homme représente à la fois le
positif et le neutre au point qu’on dit en français « les hommes » pour
désigner les êtres humains, le sens singulier du mot « vir » s’étant
assimilé au sens général du mot « homo ». La femme apparaît comme le
négatif si bien que toute détermination lui est imputée comme limitation,
sans réciprocité. Je me suis agacée parfois au cours de discussions
abstraites d’entendre des hommes me dire : « Vous pensez telle chose
parce que vous êtes une femme » ; mais je savais que ma seule défense,
c’était de répondre : « Je la pense parce qu’elle est vraie », éliminant par
là ma subjectivité ; il n’était pas question de répliquer : « Et vous pensez
le contraire parce que vous êtes un homme » ; car il est entendu que le
fait d’être un homme n’est pas une singularité ; un homme est dans son
droit en étant homme, c’est la femme qui est dans son tort. Pratiquement,
de même que pour les anciens il y avait une verticale absolue par rapport
à laquelle se définissait l’oblique, il y a un type humain absolu qui est le
type masculin. La femme a des ovaires, un utérus ; voilà des conditions
singulières qui l’enferment dans sa subjectivité ; on dit volontiers qu’elle
pense avec ses glandes. L’homme oublie superbement que son anatomie
comporte aussi des hormones, des testicules. Il saisit son corps comme
une relation directe et normale avec le monde qu’il croit appréhender
dans son objectivité, tandis qu’il considère le corps de la femme comme
alourdi par tout ce qui le spécifie : un obstacle, une prison. « La femelle
est femelle en vertu d’un certain manque de qualités », disait Aristote.
« Nous devons considérer le caractère des femmes comme souffrant
d’une défectuosité naturelle. » Et saint Thomas à sa suite décrète que la
femme est un « homme manqué », un être « occasionnel ». C’est ce que
symbolise l’histoire de la Genèse où Ève apparaît comme tirée, selon le
mot de Bossuet, d’un « os surnuméraire » d’Adam. L’humanité est mâle
et l’homme définit la femme non en soi mais relativement à lui ; elle n’est
pas considérée comme un être autonome. « La femme, l’être relatif… »,
écrit Michelet. C’est ainsi que M. Benda affirme dans le Rapport d’Uriel :
« Le corps de l’homme a un sens par lui-même, abstraction faite de celui
de la femme, alors que ce dernier en semble dénué si l’on n’évoque pas le
mâle… L’homme se pense sans la femme. Elle ne se pense pas sans
l’homme. » Et elle n’est rien d’autre que ce que l’homme en décide ; ainsi
on l’appelle « le sexe », voulant dire par là qu’elle apparaît
essentiellement au mâle comme un être sexué : pour lui, elle est sexe,
donc elle l’est absolument. Elle se détermine et se différencie par rapport
à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face
de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre(10).
La catégorie de l’Autre est aussi originelle que la conscience elle-
même. Dans les sociétés les plus primitives, dans les mythologies les plus
antiques on trouve toujours une dualité qui est celle du Même et de
l’Autre ; cette division n’a pas d’abord été placée sous le signe de la
division des sexes, elle ne dépend d’aucune donnée empirique : c’est ce
qui ressort entre autres des travaux de Granet sur la pensée chinoise, de
ceux de Dumézil sur les Indes et Rome. Dans les couples Varuna-Mitra,
Ouranos-Zeus, Soleil-Lune, Jour-Nuit, aucun élément féminin n’est
d’abord impliqué ; non plus que dans l’opposition du Bien au Mal, des
principes fastes et néfastes, de la droite et de la gauche, de Dieu et de
Lucifer ; l’altérité est une catégorie fondamentale de la pensée humaine.
Aucune collectivité ne se définit jamais comme Une sans immédiatement
poser l’Autre en face de soi. Il suffit de trois voyageurs réunis par hasard
dans un même compartiment pour que tout le reste des voyageurs
deviennent des « autres » vaguement hostiles. Pour le villageois, tous les
gens qui n’appartiennent pas à son village sont des « autres » suspects ;
pour le natif d’un pays, les habitants des pays qui ne sont pas le sien
apparaissent comme des « étrangers » ; les Juifs sont « des autres » pour
l’antisémite, les Noirs pour les racistes américains, les indigènes pour les
colons, les prolétaires pour les classes possédantes. À la fin d’une étude
approfondie sur les diverses figures des sociétés primitives Lévi-Strauss a
pu conclure : « Le passage de l’état de Nature à l’état de Culture se définit
par l’aptitude de la part de l’homme à penser les relations biologiques
sous la forme de systèmes d’oppositions : la dualité, l’alternance,
l’opposition et la symétrie, qu’elles se présentent sous des formes définies
ou des formes floues, constituent moins des phénomènes qu’il s’agit
d’expliquer que les données fondamentales et immédiates de la réalité
sociale(11). » Ces phénomènes ne sauraient se comprendre si la réalité
humaine était exclusivement un mitsein basé sur la solidarité et l’amitié.
Il s’éclaire au contraire si suivant Hegel on découvre dans la conscience
elle-même une fondamentale hostilité à l’égard de toute autre
conscience ; le sujet ne se pose qu’en opposant : il prétend s’affirmer
comme l’essentiel et constituer l’autre en inessentiel, en objet.
Seulement l’autre conscience lui oppose une prétention réciproque :
en voyage le natif s’aperçoit avec scandale qu’il y a dans les pays voisins
des natifs qui le regardent à son tour comme étranger ; entre villages,
clans, nations, classes, il y a des guerres, des potlatchs, des marchés, des
traités, des luttes qui ôtent à l’idée de l’Autre son sens absolu et en
découvrent la relativité ; bon gré, mal gré, individus et groupes sont bien
obligés de reconnaître la réciprocité de leur rapport. Comment donc se
fait-il qu’entre les sexes cette réciprocité n’ait pas été posée, que l’un des
termes se soit affirmé comme le seul essentiel, niant toute relativité par
rapport à son corrélatif, définissant celui-ci comme l’altérité pure ?
Pourquoi les femmes ne contestent-elles pas la souveraineté mâle ?
Aucun sujet ne se pose d’emblée et spontanément comme l’inessentiel ;
ce n’est pas l’Autre qui se définissant comme Autre définit l’Un : il est
posé comme Autre par l’Un se posant comme Un. Mais pour que le
retournement de l’Autre à l’Un ne s’opère pas, il faut qu’il se soumette à
ce point de vue étranger. D’où vient en la femme cette soumission ?
Il existe d’autres cas où, pendant un temps plus ou moins long, une
catégorie a réussi à en dominer absolument une autre. C’est souvent
l’inégalité numérique qui confère ce privilège : la majorité impose sa loi à
la minorité ou la persécute. Mais les femmes ne sont pas comme les Noirs
d’Amérique, comme les Juifs, une minorité : il y a autant de femmes que
d’hommes sur terre. Souvent aussi les deux groupes en présence ont
d’abord été indépendants : ils s’ignoraient autrefois, ou chacun admettait
l’autonomie de l’autre ; et c’est un événement historique qui a
subordonné le plus faible au plus fort : la diaspora juive, l’introduction de
l’esclavage en Amérique, les conquêtes coloniales sont des faits datés.
Dans ces cas, pour les opprimés il y a eu un avant : ils ont en commun un
passé, une tradition, parfois une religion, une culture. En ce sens le
rapprochement établi par Bebel entre les femmes et le prolétariat serait le
mieux fondé : les prolétaires non plus ne sont pas en infériorité
numérique et ils n’ont jamais constitué une collectivité séparée.
Cependant, à défaut d’un événement, c’est un développement historique
qui explique leur existence en tant que classe et qui rend compte de la
distribution de ces individus dans cette classe. Il n’y a pas toujours eu des
prolétaires : il y a toujours eu des femmes ; elles sont femmes par leur
structure physiologique ; aussi loin que l’histoire remonte, elles ont
toujours été subordonnées à l’homme : leur dépendance n’est pas la
conséquence d’un événement ou d’un devenir, elle n’est pas arrivée. C’est
en partie parce qu’elle échappe au caractère accidentel du fait historique
que l’altérité apparaît ici comme un absolu. Une situation qui s’est créée à
travers le temps peut se défaire en un autre temps : les Noirs de Haïti
entre autres l’ont bien prouvé ; il semble, au contraire, qu’une condition
naturelle défie le changement. En vérité pas plus que la réalité historique
la nature n’est un donné immuable. Si la femme se découvre comme
l’inessentiel qui jamais ne retourne à l’essentiel, c’est qu’elle n’opère pas
elle-même ce retour. Les prolétaires disent « nous ». Les Noirs aussi. Se
posant comme sujets ils changent en « autres » les bourgeois, les Blancs.
Les femmes – sauf en certains congrès qui restent des manifestations
abstraites – ne disent pas « nous » ; les hommes disent « les femmes » et
elles reprennent ces mots pour se désigner elles-mêmes ; mais elles ne se
posent pas authentiquement comme Sujet. Les prolétaires ont fait la
révolution en Russie, les Noirs à Haïti, les Indochinois se battent en
Indochine : l’action des femmes n’a jamais été qu’une agitation
symbolique ; elles n’ont gagné que ce que les hommes ont bien voulu leur
concéder ; elles n’ont rien pris : elles ont reçu(12). C’est qu’elles n’ont pas
les moyens concrets de se rassembler en une unité qui se poserait en
s’opposant. Elles n’ont pas de passé, d’histoire, de religion qui leur soit
propre ; et elles n’ont pas comme les prolétaires une solidarité de travail
et d’intérêts ; il n’y a pas même entre elles cette promiscuité spatiale qui
fait des Noirs d’Amérique, des Juifs des ghettos, des ouvriers de Saint-
Denis ou des usines Renault une communauté. Elles vivent dispersées
parmi les hommes, rattachées par l’habitat, le travail, les intérêts
économiques, la condition sociale à certains hommes – père ou mari –
plus étroitement qu’aux autres femmes. Bourgeoises, elles sont solidaires
des bourgeois et non des femmes prolétaires ; blanches, des hommes
blancs et non des femmes noires. Le prolétariat pourrait se proposer de
massacrer la classe dirigeante ; un Juif, un Noir fanatiques pourraient
rêver d’accaparer le secret de la bombe atomique et de faire une humanité
tout entière juive, tout entière noire : même en songe la femme ne peut
exterminer les mâles. Le lien qui l’unit à ses oppresseurs n’est
comparable à aucun autre. La division des sexes est en effet un donné
biologique, non un moment de l’histoire humaine. C’est au sein d’un
mitsein originel que leur opposition s’est dessinée et elle ne l’a pas brisée.
Le couple est une unité fondamentale dont les deux moitiés sont rivées
l’une à l’autre : aucun clivage de la société par sexes n’est possible. C’est là
ce qui caractérise fondamentalement la femme : elle est l’Autre au cœur
d’une totalité dont les deux termes sont nécessaires l’un à l’autre.
On pourrait imaginer que cette réciprocité eût facilité sa libération ;
quand Hercule file la laine au pied d’Omphale, son désir l’enchaîne :
pourquoi Omphale n’a-t-elle pas réussi à acquérir un durable pouvoir ?
Pour se venger de Jason, Médée tue ses enfants : cette sauvage légende
suggère que du lien qui l’attache à l’enfant la femme aurait pu tirer un
ascendant redoutable. Aristophane a imaginé plaisamment dans
Lysistrata une assemblée de femmes où celles-ci eussent tenté d’exploiter
en commun à des fins sociales le besoin que les hommes ont d’elles : mais
ce n’est qu’une comédie. La légende, qui prétend que les Sabines ravies
ont opposé à leurs ravisseurs une stérilité obstinée, raconte aussi qu’en
les frappant de lanières de cuir les hommes ont eu magiquement raison
de leur résistance. Le besoin biologique – désir sexuel et désir d’une
postérité – qui met le mâle sous la dépendance de la femelle n’a pas
affranchi socialement la femme. Le maître et l’esclave aussi sont unis par
un besoin économique réciproque qui ne libère pas l’esclave. C’est que
dans le rapport du maître à l’esclave, le maître ne pose pas le besoin qu’il
a de l’autre ; il détient le pouvoir de satisfaire ce besoin et ne le médiatise
pas ; au contraire l’esclave dans la dépendance, espoir ou peur, intériorise
le besoin qu’il a du maître ; l’urgence du besoin fût-elle égale en tous deux
joue toujours en faveur de l’oppresseur contre l’opprimé : c’est ce lui
explique que la libération de la classe ouvrière par exemple ait été si
lente. Or la femme a toujours été, sinon l’esclave de l’homme, du moins sa
vassale ; les deux sexes ne se sont jamais partagé le monde à égalité ; et
aujourd’hui encore, bien que sa condition soit en train d’évoluer, la
femme est lourdement handicapée. En presque aucun pays son statut
légal n’est identique à celui de l’homme et souvent Il la désavantage
considérablement. Même lorsque des droits lui sont abstraitement
reconnus, une longue habitude empêche qu’ils ne trouvent dans les
mœurs leur expression concrète. Économiquement hommes et femmes
constituent presque deux castes ; toutes choses égales, les premiers ont
des situations plus avantageuses, des salaires plus élevés, plus de chances
de réussite que leurs concurrentes de fraîche date ; ils occupent dans
l’industrie, la politique, etc., un beaucoup plus grand nombre de places et
ce sont eux qui détiennent les postes les plus importants. Outre les
pouvoirs concrets qu’ils possèdent, ils sont revêtus d’un prestige dont
toute l’éducation de l’enfant maintient la tradition : le présent enveloppe
le passé, et dans le passé toute l’histoire a été faite par les mâles. Au
moment où les femmes commencent à prendre part à l’élaboration du
monde, ce monde est encore un monde qui appartient aux hommes : ils
n’en doutent pas, elles en doutent à peine. Refuser d’être l’Autre, refuser
la complicité avec l’homme, ce serait pour elles renoncer à tous les
avantages que l’alliance avec la caste supérieure peut leur conférer.
L’homme suzerain protégera matériellement la femme lige et il se
chargera de justifier son existence : avec le risque économique elle
esquive le risque métaphysique d’une liberté qui doit inventer ses fins
sans secours. En effet, à côté de la prétention de tout individu à s’affirmer
comme sujet, qui est une prétention éthique, il y a aussi en lui la tentation
de fuir sa liberté et de se constituer en chose : c’est un chemin néfaste car
passif, aliéné, perdu, il est alors la proie de volontés étrangères, coupé de
sa transcendance, frustré de toute valeur. Mais c’est un chemin facile : on
évite ainsi l’angoisse et la tension de l’existence authentiquement
assumée. L’homme qui constitue la femme comme un Autre rencontrera
donc en elle de profondes complicités. Ainsi, la femme ne se revendique
pas comme sujet parce qu’elle n’en a pas les moyens concrets, parce
qu’elle éprouve le lien nécessaire qui la rattache à l’homme sans en poser
la réciprocité, et parce que souvent elle se complaît dans son rôle d’Autre.
Mais une question se pose aussitôt : comment toute cette histoire a-t-
elle commencé ? On comprend que la dualité des sexes comme toute
dualité se soit traduite par un conflit. On comprend que si l’un des deux
réussissait à imposer sa supériorité, celle-ci devait s’établir comme
absolue. Il reste à expliquer que ce soit l’homme qui ait gagné au départ.
Il semble que les femmes auraient pu remporter la victoire ; ou la lutte
aurait pu ne jamais se résoudre. D’où vient que ce monde a toujours
appartenu aux hommes et que seulement aujourd’hui les choses
commencent à changer ? Ce changement est-il un bien ? Amènera-t-il ou
non un égal partage du monde entre hommes et femmes ?
Ces questions sont loin d’être neuves ; on y a fait déjà quantité de
réponses ; mais précisément le seul fait que la femme est Autre conteste
toutes les justifications que les hommes ont jamais pu en donner : elles
leur étaient trop évidemment dictées par leur intérêt. « Tout ce qui a été
écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois
juge et partie », a dit au XVIIe siècle Poulain de la Barre, féministe peu
connu. Partout, en tout temps, les mâles ont étalé la satisfaction qu’ils
éprouvent à se sentir les rois de la création. « Béni soit Dieu notre
Seigneur et le Seigneur de tous les mondes qu’Il ne m’ait pas fait
femme », disent les Juifs dans leurs prières matinales ; cependant que
leurs épouses murmurent avec résignation : « Béni soit le Seigneur qu’Il
m’ait créée selon sa volonté. » Parmi les bienfaits dont Platon remerciait
les dieux, le premier était qu’ils l’aient créé libre et non esclave, le second
homme et non femme. Mais les mâles n’auraient pu jouir pleinement de
ce privilège s’ils ne l’avaient considéré comme fondé dans l’absolu et dans
l’éternité : du fait de leur suprématie ils ont cherché à faire un droit.
« Ceux qui ont fait et compilé les lois étant des hommes ont favorisé leur
sexe, et les jurisconsultes ont tourné les lois en principes », dit encore
Poulain de la Barre. Législateurs, prêtres, philosophes, écrivains, savants
se sont acharnés à démontrer que la condition subordonnée de la femme
était voulue dans le ciel et profitable à la terre. Les religions forgées par
les hommes reflètent cette volonté de domination : dans les légendes
d’Ève, de Pandore, ils ont puisé des armes. Ils ont mis la philosophie, la
théologie à leur service comme on a vu par les phrases d’Aristote, de saint
Thomas que nous avons citées. Depuis l’Antiquité, satiristes et moralistes
se sont complu à faire le tableau des faiblesses féminines. On sait quels
violents réquisitoires ont été dressés contre elles à travers toute la
littérature française : Montherlant reprend avec moins de verve la
tradition de Jean de Meung. Cette hostilité paraît quelquefois fondée,
souvent gratuite ; en vérité elle recouvre une volonté d’autojustification
plus ou moins adroitement masquée. « Il est plus facile d’accuser un sexe
que d’excuser l’autre », dit Montaigne. En certains cas le processus est
évident. Il est frappant par exemple que le code romain pour limiter les
droits de la femme invoque « l’imbécillité, la fragilité du sexe » au
moment où par l’affaiblissement de la famille elle devient un danger pour
les héritiers mâles. Il est frappant qu’au XVIe siècle, pour tenir la femme
mariée en tutelle, on fasse appel à l’autorité de saint Augustin, déclarant
que « la femme est une beste qui n’est ni ferme ni estable » alors que la
célibataire est reconnue capable de gérer ses biens. Montaigne a fort bien
compris l’arbitraire et l’injustice du sort assigné à la femme : « Les
femmes n’ont pas du tout tort quand elles refusent les règles qui sont
introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites
sans elles. Il y a naturellement brigue et riotte entre elles et nous » ; mais
il ne va pas jusqu’à se faire leur champion. C’est seulement au XVIIIe que
des hommes profondément démocrates envisagent la question avec
objectivité. Diderot entre autres s’attache à démontrer que la femme est
comme l’homme un être humain. Un peu plus tard Stuart Mill la défend
avec ardeur. Mais ces philosophes sont d’une exceptionnelle impartialité.
Au XIXe siècle la querelle du féminisme devient à nouveau une querelle
de partisans ; une des conséquences de la révolution industrielle, c’est la
participation de la femme au travail producteur : à ce moment les
revendications féministes sortent du domaine théorique, elles trouvent
des bases économiques ; leurs adversaires deviennent d’autant plus
agressifs ; quoique la propriété foncière soit en partie détrônée, la
bourgeoisie s’accroche à la vieille morale qui voit dans la solidité de la
famille le garant de la propriété privée : elle réclame la femme au foyer
d’autant plus âprement que son émancipation devient une véritable
menace ; à l’intérieur même de la classe ouvrière, les hommes ont essayé
de freiner cette libération parce que les femmes leur apparaissaient
comme de dangereuses concurrentes et d’autant plus qu’elles étaient
habituées à travailler à de bas salaires(13). Pour prouver l’infériorité de la
femme, les antiféministes ont alors mis à contribution non seulement
comme naguère la religion, la philosophie, la théologie mais aussi la
science : biologie, psychologie expérimentale, etc. Tout au plus
consentait-on à accorder à l’autre sexe « l’égalité dans la différence ».
Cette formule qui a fait fortune est très significative : c’est exactement
celle qu’utilisent à propos des Noirs d’Amérique les lois Jim Crow ; or,
cette ségrégation soi-disant égalitaire n’a servi qu’à introduire les plus
extrêmes discriminations. Cette rencontre n’a rien d’un hasard : qu’il
s’agisse d’une race, d’une caste, d’une classe, d’un sexe réduits à une
condition inférieure, les processus de justification sont les mêmes.
« L’éternel féminin » c’est l’homologue de « l’âme noire » et du
« caractère juif ». Le problème juif est d’ailleurs dans son ensemble très
différent des deux autres : le Juif pour l’antisémite n’est pas tant un
inférieur qu’un ennemi et on ne lui reconnaît en ce monde aucune place
qui soit sienne ; on souhaite plutôt l’anéantir. Mais il y a de profondes
analogies entre la situation des femmes et celle des Noirs : les unes et les
autres s’émancipent aujourd’hui d’un même paternalisme et la caste
naguère maîtresse veut les maintenir à « leur place », c’est-à-dire à la
place qu’elle a choisie pour eux ; dans les deux cas elle se répand en
éloges plus ou moins sincères sur les vertus du « bon Noir » à l’âme
inconsciente, enfantine, rieuse, du Noir résigné, et de la femme
« vraiment femme », c’est-à-dire frivole, puérile, irresponsable, la femme
soumise à l’homme. Dans les deux cas elle tire argument de l’état de fait
qu’elle a créé. On connaît la boutade de Bernard Shaw : « L’Américain
blanc, dit-il, en substance, relègue le Noir au rang de cireur de souliers :
et il en conclut qu’il n’est bon qu’à cirer des souliers. » On retrouve ce
cercle vicieux en toutes circonstances analogues : quand un individu ou
un groupe d’individus est maintenu en situation d’infériorité, le fait est
qu’il est inférieur ; mais c’est sur la portée du mot être qu’il faudrait
s’entendre ; la mauvaise foi consiste à lui donner une valeur substantielle
alors qu’il a le sens dynamique hégélien : être c’est être devenu, c’est avoir
été fait tel qu’on se manifeste ; oui, les femmes dans l’ensemble sont
aujourd’hui inférieures aux hommes, c’est-à-dire que leur situation leur
ouvre de moindres possibilités : le problème c’est de savoir si cet état de
choses doit se perpétuer.
Beaucoup d’hommes le souhaitent : tous n’ont pas encore désarmé. La
bourgeoisie conservatrice continue à voir dans l’émancipation de la
femme un danger qui menace sa morale et ses intérêts. Certains mâles
redoutent la concurrence féminine. Dans l’Hebdo-Latin un étudiant
déclarait l’autre jour : « Toute étudiante qui prend une situation de
médecin ou d’avocat nous vole une place » ; celui-là ne mettait pas en
question ses droits sur ce monde. Les intérêts économiques ne jouent pas
seuls. Un des bénéfices que l’oppression assure aux oppresseurs c’est que
le plus humble d’entre eux se sent supérieur : un « pauvre Blanc » du Sud
des U.S.A. a la consolation de se dire qu’il n’est pas un « sale nègre » ; et
les Blancs plus fortunés exploitent habilement cet orgueil. De même le
plus médiocre des mâles se croit en face des femmes un demi-dieu. Il
était beaucoup plus facile à M. de Montherlant de se penser un héros
quand il se confrontait à des femmes (d’ailleurs choisies à dessein) que
lorsqu’il a eu à tenir parmi des hommes son rôle d’homme : rôle dont
beaucoup de femmes se sont acquittées mieux que lui. C’est ainsi qu’en
septembre 1948, dans un de ses articles du Figaro littéraire, M. Claude
Mauriac – dont chacun admire la puissante originalité – pouvait(14)
écrire à propos des femmes : « Nous écoutons sur un ton (sic !)
d’indifférence polie… la plus brillante d’entre elles, sachant bien que son
esprit reflète de façon plus ou moins éclatante des idées qui viennent de
nous. » Ce ne sont évidemment pas les idées de M. C. Mauriac en
personne que son interlocutrice reflète, étant donné qu’on ne lui en
connaît aucune ; qu’elle reflète des idées qui viennent des hommes, c’est
possible : parmi les mâles mêmes il en est plus d’un qui tient pour
siennes des opinions qu’il n’a pas inventées ; on peut se demander si
M. Claude Mauriac n’aurait pas intérêt à s’entretenir avec un bon reflet de
Descartes, de Marx, de Gide plutôt qu’avec lui-même ; ce qui est
remarquable, c’est que par l’équivoque du nous il s’identifie avec saint
Paul, Hegel, Lénine, Nietzsche, et du haut de leur grandeur il considère
avec dédain le troupeau des femmes qui osent lui parler sur un pied
d’égalité ; à vrai dire j’en sais plus d’une qui n’aurait pas la patience
d’accorder à M. Mauriac un « ton d’indifférence polie ».
J’ai insisté sur cet exemple parce que la naïveté masculine y est
désarmante. Il y a beaucoup d’autres manières plus subtiles dont les
hommes tirent profit de l’altérité de la femme. Pour tous ceux qui
souffrent de complexe d’infériorité, il y a là un liniment miraculeux : nul
n’est plus arrogant à l’égard des femmes, agressif ou dédaigneux, qu’un
homme inquiet de sa virilité. Ceux qui ne sont pas intimidés par leurs
semblables sont aussi beaucoup plus disposés à reconnaître dans la
femme un semblable ; même à ceux-ci cependant le mythe de la Femme,
de l’Autre, est cher pour beaucoup de raisons(15) ; on ne saurait les
blâmer de ne pas sacrifier de gaieté de cœur tous les bienfaits qu’ils en
retirent : ils savent ce qu’ils perdent en renonçant à la femme telle qu’ils
la rêvent, ils ignorent ce que leur apportera la femme telle qu’elle sera
demain. Il faut beaucoup d’abnégation pour refuser de se poser comme le
Sujet unique et absolu. D’ailleurs la grande majorité des hommes
n’assume pas explicitement cette prétention. Ils ne posent pas la femme
comme une inférieure : ils sont aujourd’hui trop pénétrés de l’idéal
démocratique pour ne pas reconnaître en tous les êtres humains des
égaux. Au sein de la famille, la femme est apparue à l’enfant, au jeune
homme comme revêtue de la même dignité sociale que les adultes mâles :
ensuite il a éprouvé dans le désir et l’amour la résistance, l’indépendance,
de la femme désirée et aimée ; marié, il respecte dans sa femme l’épouse,
la mère, et dans l’expérience concrète de la vie conjugale elle s’affirme en
face de lui comme une liberté. Il peut donc se persuader qu’il n’y a plus
entre les sexes de hiérarchie sociale et qu’en gros, à travers les
différences, la femme est une égale. Comme il constate cependant
certaines infériorités – dont la plus importante est l’incapacité
professionnelle –, il met celles-ci sur le compte de la nature. Quand il a à
l’égard de la femme une attitude de collaboration et de bienveillance, il
thématise le principe de l’égalité abstraite ; et l’inégalité concrète qu’il
constate, il ne la pose pas. Mais dès qu’il entre en conflit avec elle, la
situation se renverse : il thématisera l’inégalité concrète et s’en autorisera
même pour nier l’égalité abstraite(16). C’est ainsi que beaucoup
d’hommes affirment avec une quasi bonne foi que les femmes sont les
égales de l’homme et qu’elles n’ont rien à revendiquer, et en même
temps : que les femmes ne pourront jamais être les égales de l’homme et
que leurs revendications sont vaines. C’est qu’il est difficile à l’homme de
mesurer l’extrême importance de discriminations sociales qui semblent
du dehors insignifiantes et dont les répercussions morales, intellectuelles
sont dans la femme si profondes qu’elles peuvent paraître avoir leur
source dans une nature originelle(17). L’homme qui a le plus de sympathie
pour la femme ne connaît jamais bien sa situation concrète. Aussi n’y a-t-
il pas lieu de croire les mâles quand ils s’efforcent de défendre des
privilèges dont ils ne mesurent même pas toute l’étendue. Nous ne nous
laisserons donc pas intimider par le nombre et la violence des attaques
dirigées contre les femmes ; ni circonvenir par les éloges intéressés qui
sont décernés à la « vraie femme » ; ni gagner par l’enthousiasme que
suscite sa destinée chez des hommes qui ne voudraient pour rien au
monde la partager.
Cependant nous ne devons pas considérer avec moins de méfiance les
arguments des féministes : bien souvent le souci polémique leur ôte toute
valeur. Si la « question des femmes » est si oiseuse c’est que l’arrogance
masculine en a fait une « querelle » ; quand on se querelle, on ne
raisonne plus bien. Ce qu’on a cherché inlassablement à prouver c’est que
la femme est supérieure, inférieure ou égale à l’homme : créée après
Adam, elle est évidemment un être secondaire, ont dit les uns ; au
contraire, ont dit les autres, Adam n’était qu’une ébauche et Dieu a réussi
l’être humain dans sa perfection quand il a créé Ève ; son cerveau est le
plus petit : mais il est relativement le plus grand ; le Christ s’est fait
homme : c’est peut-être par humilité. Chaque argument appelle aussitôt
son contraire et souvent tous deux portent à faux. Si on veut tenter d’y
voir clair il faut sortir de ces ornières ; il faut refuser les vagues notions de
supériorité, infériorité, égalité qui ont perverti toutes les discussions et
repartir à neuf.
Mais alors comment poserons-nous la question ? Et d’abord qui
sommes-nous pour la poser ? Les hommes sont juge et partie : les
femmes aussi. Où trouver un ange ? En vérité un ange serait mal qualifié
pour parler, il ignorerait toutes les données du problème ; quant à
l’hermaphrodite, c’est un cas bien singulier : il n’est pas à la fois homme
et femme mais plutôt ni homme ni femme. Je crois que pour élucider la
situation de la femme, ce sont encore certaines femmes qui sont le mieux
placées. C’est un sophisme que de prétendre enfermer Épiménide dans le
concept de Crétois et les Crétois dans celui de menteur : ce n’est pas une
mystérieuse essence qui dicte aux hommes et aux femmes la bonne ou la
mauvaise foi ; c’est leur situation qui les dispose plus ou moins à la
recherche de la vérité. Beaucoup de femmes d’aujourd’hui, ayant eu la
chance de se voir restituer tous les privilèges de l’être humain, peuvent
s’offrir le luxe de l’impartialité : nous en éprouvons même le besoin. Nous
ne sommes plus comme nos aînées des combattantes ; en gros nous avons
gagné la partie ; dans les dernières discussions sur le statut de la femme,
l’O.N.U. n’a cessé de réclamer impérieusement que l’égalité des sexes
achève de se réaliser, et déjà nombre d’entre nous n’ont jamais eu à
éprouver leur féminité comme une gêne ou un obstacle ; beaucoup de
problèmes nous paraissent plus essentiels que ceux qui nous concernent
singulièrement : ce détachement même nous permet d’espérer que notre
attitude sera objective. Cependant nous connaissons plus intimement que
les hommes le monde féminin parce que nous y avons nos racines ; nous
saisissons plus immédiatement ce que signifie pour un être humain le fait
d’être féminin ; et nous nous soucions davantage de le savoir. J’ai dit qu’il
y avait des problèmes plus essentiels ; il n’empêche que celui-ci garde à
nos yeux quelque importance : en quoi le fait d’être des femmes aura-t-il
affecté notre vie ? Quelles chances exactement nous ont été données, et
lesquelles refusées ? Quel sort peuvent attendre nos sœurs plus jeunes, et
dans quel sens faut-il les orienter ? Il est frappant que l’ensemble de la
littérature féminine soit animée de nos jours beaucoup moins par une
volonté de revendication que par un effort de lucidité ; au sortir d’une ère
de polémiques désordonnées, ce livre est une tentative parmi d’autres
pour faire le point.
Mais sans doute est-il impossible de traiter aucun problème humain
sans parti pris : la manière même de poser les questions, les perspectives
adoptées supposent des hiérarchies d’intérêts ; toute qualité enveloppe
des valeurs ; il n’est pas de description soi-disant objective qui ne s’enlève
sur un arrière-plan éthique. Au lieu de chercher à dissimuler les principes
que plus ou moins explicitement on sous-entend, mieux vaut d’abord les
poser ; ainsi on ne se trouve pas obligé de préciser à chaque page quel
sens on donne aux mots : supérieur, inférieur, meilleur, pire, progrès,
régression, etc. Si nous passons en revue quelques-uns des ouvrages
consacrés à la femme, nous voyons qu’un des points de vue le plus
souvent adopté c’est celui du bien public, de l’intérêt général : en vérité
chacun entend par là l’intérêt de la société telle qu’il souhaite la maintenir
ou l’établir. Nous estimons quant à nous qu’il n’y a d’autre bien public
que celui qui assure le bien privé des citoyens ; c’est du point de vue des
chances concrètes données aux individus que nous jugeons les
institutions. Mais nous ne confondons pas non plus l’idée d’intérêt privé
avec celle de bonheur : c’est là un autre point de vue qu’on rencontre
fréquemment ; les femmes de harem ne sont-elles pas plus heureuses
qu’une électrice ? La ménagère n’est-elle pas plus heureuse que
l’ouvrière ? On ne sait trop ce que le mot bonheur signifie et encore moins
quelles valeurs authentiques il recouvre ; il n’y a aucune possibilité de
mesurer le bonheur d’autrui et il est toujours facile de déclarer heureuse
la situation qu’on veut lui imposer : ceux qu’on condamne à la stagnation
en particulier, on les déclare heureux sous prétexte que le bonheur est
immobilité. C’est donc une notion à laquelle nous ne nous référerons pas.
La perspective que nous adoptons, c’est celle de la morale existentialiste.
Tout sujet se pose concrètement à travers des projets comme une
transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par son perpétuel
dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a d’autre justification de
l’existence présente que son expansion vers un avenir indéfiniment
ouvert. Chaque fois que la transcendance retombe en immanence il y a
dégradation de l’existence en « en soi », de la liberté en facticité ; cette
chute est une faute morale si elle est consentie par le sujet ; si elle lui est
infligée, elle prend la figure d’une frustration et d’une oppression ; elle est
dans les deux cas un mal absolu. Tout individu qui a le souci de justifier
son existence éprouve celle-ci comme un besoin indéfini de se
transcender. Or, ce qui définit d’une manière singulière la situation de la
femme, c’est que, étant comme tout être humain, une liberté autonome,
elle se découvre et se choisit dans un monde où les hommes lui imposent
de s’assumer comme l’Autre : on prétend la figer en objet, et la vouer à
l’immanence puisque sa transcendance sera perpétuellement transcendée
par une autre conscience essentielle et souveraine. Le drame de la femme,
c’est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se
pose toujours comme l’essentiel et les exigences d’une situation qui la
constitue comme inessentielle. Comment dans la condition féminine peut
s’accomplir un être humain ? Quelles voies lui sont ouvertes ? Lesquelles
aboutissent à des impasses ? Comment retrouver l’indépendance au sein
de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme
et peut-elle les dépasser ? Ce sont là les questions fondamentales que
nous voudrions élucider. C’est dire que nous intéressant aux chances de
l’individu nous ne définirons pas ces chances en termes de bonheur, mais
en termes de liberté.
Il est évident que ce problème n’aurait aucun sens si nous supposions
que pèse sur la femme un destin physiologique, psychologique ou
économique. Aussi commencerons-nous par discuter les points de vue
pris sur la femme par la biologie, la psychanalyse, le matérialisme
historique. Nous essaierons de montrer ensuite positivement comment la
« réalité féminine » s’est constituée, pourquoi la femme a été définie
comme l’Autre et quelles en ont été les conséquences du point de vue des
hommes. Alors nous décrirons du point de vue des femmes le monde tel
qu’il leur est proposé(18) ; et nous pourrons comprendre à quelles
difficultés elles se heurtent au moment où, essayant de s’évader de la
sphère qui leur a été jusqu’à présent assignée, elles prétendent participer
au mitsein humain.
PREMIÈRE PARTIE
DESTIN
CHAPITRE PREMIER
LE POINT DE VUE
DU MATÉRIALISME HISTORIQUE
HISTOIRE
CHAPITRE PREMIER
MYTHES
CHAPITRE PREMIER
L’histoire nous a montré que les hommes ont toujours détenu tous les
pouvoirs concrets ; depuis les premiers temps du patriarcat ils ont jugé
utile de maintenir la femme dans un état de dépendance ; leur codes se
sont établis contre elle ; et c’est ainsi qu’elle a été concrètement
constituée comme l’Autre. Cette condition servait les intérêts
économiques des mâles ; mais elle convenait aussi à leurs prétentions
ontologiques et morales. Dès que le sujet cherche à s’affirmer, l’Autre qui
le limite et le nie lui est cependant nécessaire : il ne s’atteint qu’à travers
cette réalité qu’il n’est pas. C’est pourquoi la vie de l’homme n’est jamais
plénitude et repos, elle est manque et mouvement, elle est lutte. En face
de soi, l’homme rencontre la Nature ; il a prise sur elle, il tente de se
l’approprier. Mais elle ne saurait le combler. Ou bien elle ne se réalise que
comme une opposition purement abstraite, elle est obstacle et demeure
étrangère ; ou bien elle subit passivement le désir de l’homme et se laisse
assimiler par lui ; il ne la possède qu’en la consommant, c’est-à-dire en la
détruisant. Dans ces deux cas, il demeure seul ; il est seul quand il touche
une pierre, seul quand il digère un fruit. Il n’y a présence de l’autre que si
l’autre est lui-même présent à soi : c’est-à-dire que la véritable altérité est
celle d’une conscience séparée de la mienne et identique à elle. C’est
l’existence des autres hommes qui arrache chaque homme à son
immanence et qui lui permet d’accomplir la vérité de son être, de
s’accomplir comme transcendance, comme échappement vers l’objet,
comme projet. Mais cette liberté étrangère, qui confirme ma liberté, entre
aussi en conflit avec elle : c’est la tragédie de la conscience malheureuse ;
chaque conscience prétend se poser seule comme sujet souverain.
Chacune essaie de s’accomplir en réduisant l’autre en esclavage. Mais
l’esclave dans le travail et la peur s’éprouve lui aussi comme essentiel et,
par un retournement dialectique, c’est le maître qui apparaît comme
l’inessentiel. Le drame peut être surmonté par la libre reconnaissance de
chaque individu en l’autre, chacun posant à la fois soi et l’autre comme
objet et comme sujet dans un mouvement réciproque. Mais l’amitié, la
générosité, qui réalisent concrètement cette reconnaissance des libertés,
ne sont pas des vertus faciles ; elles sont assurément le plus haut
accomplissement de l’homme, c’est par là qu’il se trouve dans sa vérité :
mais cette vérité est celle d’une lutte sans cesse ébauchée, sans cesse
abolie ; elle exige que l’homme à chaque instant se surmonte. On peut
dire aussi en un autre langage que l’homme atteint une attitude
authentiquement morale quand il renonce à être pour assumer son
existence ; par cette conversion, il renonce aussi à toute possession, car la
possession est un mode de recherche de l’être ; mais la conversion par
laquelle il atteint la véritable sagesse n’est jamais faite, il faut sans cesse
la faire, elle réclame une constante tension. Si bien que, incapable de
s’accomplir dans la solitude, l’homme dans ses rapports avec ses
semblables est sans cesse en danger : sa vie est une entreprise difficile
dont la réussite n’est jamais assurée.
Mais il n’aime pas la difficulté ; il a peur du danger. Il aspire
contradictoirement à la vie et au repos, à l’existence et à l’être ; il sait bien
que « l’inquiétude de l’esprit » est la rançon de son développement, que
sa distance à l’objet est la rançon de sa présence à soi ; mais il rêve de
quiétude dans l’inquiétude et d’une plénitude opaque qu’habiterait
cependant la conscience. Ce rêve incarné, c’est justement la femme ; elle
est l’intermédiaire souhaité entre la nature étrangère à l’homme et le
semblable qui lui est trop identique(73). Elle ne lui oppose ni le silence
ennemi de la nature, ni la dure exigence d’une reconnaissance
réciproque ; par un privilège unique elle est une conscience et cependant
il semble possible de la posséder dans sa chair. Grâce à elle, il y a un
moyen d’échapper à l’implacable dialectique du maître et de l’esclave qui
a sa source dans la réciprocité des libertés.
On a vu qu’il n’y a pas eu d’abord des femmes affranchies que les
mâles auraient asservies et que jamais la division des sexes n’a fondé une
division en castes. Assimiler la femme à l’esclave est une erreur ; il y a eu
parmi les esclaves des femmes mais il a toujours existé des femmes libres,
c’est-à-dire revêtues d’une dignité religieuse et sociale : elles acceptaient
la souveraineté de l’homme et celui-ci ne se sentait pas menacé d’une
révolte qui pût le transformer à son tour en objet. La femme apparaissait
ainsi comme l’inessentiel qui ne retourne jamais à l’essentiel, comme
l’Autre absolu, sans réciprocité. Tous les mythes de la création expriment
cette conviction précieuse au mâle et, entre autres, la légende de la
Genèse, qui, à travers le christianisme, s’est perpétuée dans la civilisation
occidentale. Ève n’a pas été façonnée en même temps que l’homme ; elle
n’a été fabriquée ni d’une substance différente, ni de la même glaise qui
servit à modeler Adam : elle a été tirée du flanc du premier mâle. Sa
naissance même n’a pas été autonome ; Dieu n’a pas spontanément choisi
de la créer à fin d’elle-même et pour en être directement adoré en retour :
il l’a destinée à l’homme ; c’est pour sauver Adam de sa solitude qu’il la
lui a donnée, elle a dans son époux son origine et sa fin ; elle est son
complément sur le mode de l’inessentiel. Ainsi apparaît-elle comme une
proie privilégiée. Elle est la nature élevée à la translucidité de la
conscience, elle est une conscience naturellement soumise. Et c’est là le
merveilleux espoir que souvent l’homme a mis dans la femme : il espère
s’accomplir comme être en possédant charnellement un être, tout en se
faisant confirmer dans sa liberté par une liberté docile. Aucun homme ne
consentirait à être une femme, mais tous souhaitent qu’il y ait des
femmes. « Remercions Dieu d’avoir créé la femme. » – « La Nature est
bonne puisqu’elle a donné aux hommes la femme. » Dans ces phrases et
d’autres analogues, l’homme affirme une fois de plus avec une arrogante
naïveté que sa présence en ce monde est un fait inéluctable et un droit,
celle de la femme un simple accident : mais c’est un accident
bienheureux. Apparaissant comme l’Autre, la femme apparaît du même
coup comme une plénitude d’être par opposition à cette existence dont
l’homme éprouve en soi le néant ; l’Autre, étant posé comme objet aux
yeux du sujet, est posé comme en soi, donc comme être. Dans la femme
s’incarne positivement le manque que l’existant porte en son cœur, et
c’est en cherchant à se rejoindre à travers elle que l’homme espère se
réaliser.
Elle n’a cependant pas représenté pour lui la seule incarnation de
l’Autre, et elle n’a pas toujours gardé au cours de l’Histoire la même
importance. Il est des moments où elle est éclipsée par d’autres idoles.
Quand la Cité, l’État dévorent le citoyen, il n’a plus la possibilité de
s’occuper de son destin privé. Étant vouée à l’État, la Spartiate a une
condition supérieure à celle des autres femmes grecques. Mais aussi
n’est-elle transfigurée par aucun rêve masculin. Le culte du chef, qu’il soit
Napoléon, Mussolini, Hitler, exclut tout autre culte. Dans les dictatures
militaires, les régimes totalitaires, la femme n’est plus un objet privilégié.
On comprend que la femme soit divinisée dans un pays riche et dont les
citoyens ne savent trop quel sens donner à leur vie : c’est ce qui se produit
en Amérique. En revanche, les idéologies socialistes qui réclament
l’assimilation de tous les êtres humains refusent pour l’avenir et dès le
présent qu’aucune catégorie humaine soit objet ou idole : dans la société
authentiquement démocratique qu’annonce Marx, il n’y a pas de place
pour l’Autre. Cependant peu d’hommes coïncident exactement avec le
soldat, le militant qu’ils ont choisi d’être ; dans la mesure où ils
demeurent des individus, la femme garde à leurs yeux une valeur
singulière. J’ai vu des lettres écrites par des soldats allemands à des
prostituées françaises où, en dépit du nazisme, la tradition de la fleur
bleue s’avérait naïvement vivace. Ces écrivains communistes tels
qu’Aragon en France, Vittorini en Italie donnent dans leurs œuvres une
place de premier plan à la femme, amante et mère. Peut-être le mythe de
la femme s’éteindra-t-il un jour : plus les femmes s’affirment comme des
êtres humains, plus la merveilleuse qualité de l’Autre meurt en elles. Mais
aujourd’hui il existe encore au cœur de tous les hommes.
Tout mythe implique un Sujet qui projette ses espoirs et ses craintes
vers un ciel transcendant. Les femmes ne se posant pas comme Sujet
n’ont pas créé de mythe viril dans lequel se refléteraient leurs projets ;
elles n’ont ni religion ni poésie qui leur appartiennent en propre : c’est
encore à travers les rêves des hommes qu’elles rêvent. Ce sont les dieux
fabriqués par les mâles qu’elles adorent. Ceux-ci ont forgé pour leur
propre exaltation les grandes figures viriles : Hercule, Prométhée,
Parsifal ; dans le destin de ces héros, la femme n’a qu’un rôle secondaire.
Sans doute, il existe des images stylisées de l’homme en tant qu’il est saisi
dans ses rapports avec la femme : le père, le séducteur, le mari, le jaloux,
le bon fils, le mauvais fils ; mais ce sont aussi les hommes qui les ont
fixées, et elles n’atteignent pas à la dignité du mythe ; elles ne sont guère
que des clichés. Tandis que la femme est exclusivement définie dans son
rapport avec l’homme. L’asymétrie des deux catégories mâle et femelle se
manifeste dans la constitution unilatérale des mythes sexuels. On dit
parfois « le sexe » pour désigner la femme ; c’est elle qui est la chair, ses
délices et ses dangers : que pour la femme ce soit l’homme qui est sexué
et charnel est une vérité qui n’a jamais été proclamée parce qu’il n’y a
personne pour la proclamer. La représentation du monde comme le
monde lui-même est l’opération des hommes ; ils le décrivent du point de
vue qui est le leur et qu’ils confondent avec la vérité absolue.
Il est toujours difficile de décrire un mythe ; il ne se laisse pas saisir ni
cerner, il hante les consciences sans jamais être posé en face d’elles
comme un objet figé. Celui-ci est si ondoyant, si contradictoire qu’on n’en
décèle pas d’abord l’unité : Dalila et Judith, Aspasie et Lucrèce, Pandore
et Athéné, la femme est à la fois Ève et la Vierge Marie. Elle est une idole,
une servante, la source de la vie, une puissance des ténèbres ; elle est le
silence élémentaire de la vérité, elle est artifice, bavardage et mensonge ;
elle est la guérisseuse et la sorcière ; elle est la proie de l’homme, elle est
sa perte, elle est tout ce qu’il n’est pas et qu’il veut avoir, sa négation et sa
raison d’être.
« Être femme, dit Kierkegaard(74), est quelque chose de si étrange, de
si mélangé, de si compliqué, qu’aucun prédicat n’arrive à l’exprimer et
que les multiples prédicats qu’on voudrait employer se contrediraient de
telle manière que seule une femme peut le supporter. » Cela vient de ce
qu’elle est considérée non positivement, telle qu’elle est pour soi : mais
négativement, telle qu’elle apparaît à l’homme. Car s’il y a d’autres Autre
que la femme, il n’en reste pas moins qu’elle est toujours définie comme
Autre. Et son ambiguïté, c’est celle même de l’idée d’Autre : c’est celle de
la condition humaine en tant qu’elle se définit dans son rapport avec
l’Autre. On l’a dit déjà, l’Autre c’est le Mal ; mais nécessaire au Bien, il
retourne au Bien ; c’est par lui que j’accède au Tout, mais c’est lui qui
m’en sépare ; il est la porte de l’infini et la mesure de ma finitude. Et c’est
pourquoi la femme n’incarne aucun concept figé ; à travers elle
s’accomplit sans trêve le passage de l’espoir à l’échec, de la haine à
l’amour, du bien au mal, du mal au bien. Sous quelque aspect qu’on la
considère, c’est cette ambivalence qui frappe d’abord.
on leur prête le clair mystère des ceps noueux, de l’eau fraîche ; elles
pansent et guérissent ; leur sagesse est la sagesse silencieuse de la vie,
elles comprennent sans mots. Près d’elles l’homme oublie tout orgueil ; il
connaît la douceur de s’abandonner et de redevenir un enfant, car il n’y a
de lui à elles aucune lutte de prestige : il ne saurait envier à la nature ses
vertus inhumaines ; et dans leur dévouement les sages initiées qui le
soignent se reconnaissent comme ses servantes ; il se soumet à leur
puissance bienfaisante parce qu’il sait que dans cette soumission il reste
leur maître. Les sœurs, les amies d’enfance, les pures jeunes filles, toutes
les futures mères font partie de cette troupe bénie. Et l’épouse même,
quand sa magie érotique s’est dissipée, apparaît à beaucoup d’hommes
moins comme une amante que comme la mère de leurs enfants. Du jour
où la mère est sanctifiée et asservie on peut sans effroi la retrouver chez la
compagne elle aussi sanctifiée et soumise. Racheter la mère, c’est
racheter la chair, donc l’union charnelle et l’épouse.
Privée de ses armes magiques par les rites nuptiaux, économiquement
et socialement subordonnée à son mari, la « bonne épouse » est pour
l’homme le plus précieux trésor. Elle lui appartient si profondément
qu’elle participe à la même essence que lui : « Ubi tu Caïus, ego Gaïa » ;
elle a son nom, ses dieux, il est responsable d’elle : il l’appelle sa moitié. Il
s’enorgueillit de sa femme comme de sa maison, ses terres, ses troupeaux,
ses richesses, et parfois même davantage ; c’est à travers elle qu’il
manifeste aux yeux du monde sa puissance : elle est sa mesure, et sa part
sur terre. Chez les Orientaux la femme se doit d’être grasse : on voit
qu’elle est largement nourrie et elle fait honneur à son maître(93). Un
musulman est d’autant plus considéré qu’il possède un plus grand
nombre de femmes et qu’elles sont d’apparence plus florissante. Dans la
société bourgeoise, un des rôles dévolus à la femme, c’est de représenter :
sa beauté, son charme, son intelligence, son élégance sont les signes
extérieurs de la fortune du mari au même titre que la carrosserie de son
automobile. Riche, il la couvre de fourrures et de bijoux. Plus pauvre, il
vantera ses qualités morales et ses talents de ménagère ; le plus déshérité,
s’il s’est attaché une femme qui le sert, croit posséder quelque chose sur
terre : le héros de la Mégère apprivoisée convoque tous ses voisins pour
leur montrer avec quelle autorité il a su dompter sa femme. Tout homme
ressuscite plus ou moins le roi Candaule : il exhibe sa femme parce qu’il
croit étaler ainsi ses propres mérites.
Mais la femme ne flatte pas seulement la vanité sociale de l’homme ;
elle lui permet aussi un orgueil plus intime ; il s’enchante de la
domination qu’il exerce sur elle ; aux images naturalistes du soc entaillant
le sillon se superposent quand la femme est une personne des symboles
plus spirituels ; ce n’est pas seulement érotiquement, c’est moralement,
intellectuellement que le mari « forme » son épouse ; il l’éduque, la
marque, lui impose son empreinte. Une des rêveries auxquelles l’homme
se complaît, c’est celle de l’imprégnation des choses par sa volonté, du
modelage de leur forme, de la pénétration de leur substance : la femme
est par excellence la « pâte molle » qui se laisse passivement malaxer et
façonner ; tout en cédant elle résiste, ce qui permet à l’action masculine
de se perpétuer. Une matière trop plastique s’abolit par sa docilité ; ce
qu’il y a de précieux chez la femme c’est que quelque chose en elle
échappe indéfiniment à toute étreinte ; ainsi l’homme est maître d’une
réalité qui est d’autant plus digne d’être maîtrisée qu’elle le déborde. Elle
éveille en lui un être ignoré qu’il reconnaît avec fierté comme soi-même ;
dans les sages orgies conjugales il découvre la splendeur de son
animalité : il est le Mâle ; corrélativement la femme est femelle, mais ce
mot prend à l’occasion les plus flatteuses résonances : la femelle qui
couve, allaite, lèche ses petits, les défend, les sauve au péril de sa vie est
un exemple pour l’humanité ; avec émotion l’homme réclame de sa
compagne cette patience, ce dévouement ; c’est encore la Nature, mais
pénétrée de toutes les vertus utiles à la société, à la famille, au chef de
famille que celui-ci entend enfermer au foyer. Un des désirs communs à
l’enfant et à l’homme c’est de dévoiler le secret caché à l’intérieur des
choses ; de ce point de vue la matière est décevante : une poupée
éventrée, voilà son ventre dehors, elle n’a plus d’intériorité ; l’intimité
vivante est plus impénétrable ; le ventre féminin est le symbole de
l’immanence, de la profondeur ; il livre en partie ces secrets, entre autres
quand le plaisir s’inscrit sur le visage féminin ; mais aussi il les retient ;
l’homme capte à domicile les obscures palpitations de la vie sans que la
possession en détruise le mystère. Dans le monde humain la femme
transpose les fonctions de la femelle animale : elle entretient la vie, elle
règne sur les régions de l’immanence ; la chaleur et l’intimité de la
matrice, elle les transporte dans le foyer ; c’est elle qui garde et anime la
demeure où s’est déposé le passé, où se préfigure l’avenir ; elle engendre
la génération future et elle nourrit les enfants déjà nés ; grâce à elle
l’existence que l’homme dépense à travers le monde dans le travail et
l’action se rassemble en se replongeant dans son immanence : quand le
soir il rentre dans sa maison, le voilà ancré sur la terre ; par la femme la
continuité des jours est assurée ; quels que soient les hasards qu’il
affronte dans le monde extérieur, elle garantit la répétition des repas, du
sommeil ; elle répare tout ce que l’activité détruit ou use : elle prépare les
aliments du travailleur fatigué, elle le soigne s’il est malade, elle
raccommode, lave. Et dans l’univers conjugal qu’elle constitue et
perpétue, elle introduit tout le vaste monde : elle allume les feux, fleurit la
maison, apprivoise les effluves du soleil, de l’eau, de la terre. Un écrivain
bourgeois cité par Bebel résume ainsi avec sérieux cet idéal : « L’homme
veut quelqu’un dont non seulement le cœur batte pour lui, mais dont la
main lui éponge le front, qui fasse rayonner la paix, l’ordre, la
tranquillité, une silencieuse autorité sur lui-même et sur les choses qu’il
retrouve chaque jour en rentrant à la maison ; il veut quelqu’un qui
répande sur toutes choses cet inexprimable parfum de femme qui est la
chaleur vivifiante de la vie du foyer. »
On voit combien depuis l’apparition du christianisme la figure de la
femme s’est spiritualisée ; la beauté, la chaleur, l’intimité que l’homme
souhaite saisir à travers elle ne sont plus des qualités sensibles ; au lieu de
résumer la savoureuse apparence des choses, elle devient leur âme ; plus
profond que le mystère charnel, il y a en son cœur une secrète et pure
présence dans laquelle se reflète la vérité du monde. Elle est l’âme de la
maison, de la famille, du foyer. Elle est aussi celle des collectivités plus
vastes : ville, province ou nation. Jung fait remarquer que les cités ont
toujours été assimilées à la Mère du fait qu’elles contiennent les citoyens
dans leur sein : c’est pourquoi Cybèle apparaissait couronnée de tours ;
pour la même raison on parle de la « mère patrie » ; mais ce n’est pas
seulement le sol nourricier, c’est une réalité plus subtile qui trouve dans
la femme son symbole. Dans l’Ancien Testament et dans l’Apocalypse,
Jérusalem, Babylone ne sont pas seulement des mères : elles sont aussi
des épouses. Il y a des villes vierges et des villes prostituées comme Babel
et Tyr. On a aussi appelé la France la « fille aînée » de l’Église ; la France
et l’Italie sont des sœurs latines. La fonction de la femme n’est pas
spécifiée mais seulement sa féminité dans les statues qui figurent la
France, Rome, Germania et dans celles qui, place de la Concorde,
évoquent Strasbourg et Lyon. Cette assimilation n’est pas seulement
allégorique : elle est affectivement réalisée par quantité d’hommes(94). Il
est fréquent que le voyageur demande à la femme la clef des contrées qu’il
visite : quand il tient une Italienne, une Espagnole dans ses bras, il lui
semble posséder l’essence savoureuse de l’Italie, de l’Espagne. « Quand
j’arrive dans une nouvelle ville, je commence toujours par aller au
bordel », disait un journaliste. Si un chocolat à la cannelle peut découvrir
à Gide toute l’Espagne, à plus forte raison les baisers d’une bouche
exotique livreront à l’amant un pays avec sa flore, sa faune, ses traditions,
sa culture. La femme n’en résume pas les institutions politiques ni les
richesses économiques ; mais elle en incarne à la fois la pulpe charnelle et
le mana mystique. De Graziella de Lamartine aux romans de Loti et aux
nouvelles de Morand, c’est à travers les femmes qu’on voit l’étranger
tenter de s’approprier l’âme d’une région. Mignon, Sylvie, Mireille,
Colomba, Carmen dévoilent la plus intime vérité de l’Italie, du Valais, de
la Provence, de la Corse, de l’Andalousie. Que Goethe se soit fait aimer de
l’Alsacienne Frédérique est apparu aux Allemands comme un symbole de
l’annexion de l’Allemagne ; réciproquement, quand Colette Baudoche
refuse d’épouser un Allemand, c’est aux yeux de Barrès l’Alsace qui se
refuse à l’Allemagne. Il symbolise Aigues-Mortes et toute une civilisation
raffinée et frileuse dans la petite personne de Bérénice ; elle représente
aussi la sensibilité de l’écrivain lui-même. Car dans celle qui est l’âme de
la nature, des villes, de l’univers, l’homme reconnaît aussi son double
mystérieux ; l’âme de l’homme, c’est Psyché, une femme.
Psyché a des traits féminins dans Ulalume d’Edgar Poe : « Ici, une
fois, à travers une allée titanique de cyprès j’errais avec mon âme – une
allée de cyprès avec Psyché mon âme… Ainsi je pacifiai Psyché et la
baisai… et je dis : qu’y a-t-il écrit, douce sœur, sur la porte ? »
Et Mallarmé dialoguant au théâtre avec « une âme ou bien notre
idée » (à savoir la divinité présente à l’esprit de l’homme) l’appelle « une
si exquise dame anormale (sic) »(95).
L’Éternel Féminin
Nous attire vers le haut
Montherlant s’inscrit dans la longue tradition des mâles qui ont repris
à leur compte le manichéisme orgueilleux de Pythagore. Il estime après
Nietzsche que seules les époques de faiblesse ont exalté l’Éternel Féminin
et que le héros doit s’insurger contre la Magna Mater. Spécialiste de
l’héroïsme, il entreprend de la détrôner. La femme, c’est la nuit, le
désordre, l’immanence. « Ces ténèbres convulsives ne sont rien de plus
que le féminin à l’état pur(105) », écrit-il à propos de Mme Tolstoï. C’est
selon lui la sottise et la bassesse des hommes d’aujourd’hui qui ont prêté
une figure positive aux déficiences féminines : on parle de l’instinct des
femmes, de leur intuition, de leur divination alors qu’il faudrait dénoncer
leur absence de logique, leur ignorance têtue, leur incapacité à saisir le
réel ; elles ne sont en fait ni observatrices ni psychologues ; elles ne
savent ni voir les choses ni comprendre les êtres ; leur mystère est un
leurre, leurs insondables trésors ont la profondeur du néant ; elles n’ont
rien à donner à l’homme et ne peuvent que lui nuire. Pour Montherlant
c’est d’abord la mère qui est la grande ennemie ; dans une pièce de
jeunesse, l’Exil, il mettait en scène une mère qui empêchait son fils de
s’engager ; dans les Olympiques l’adolescent qui voudrait se donner au
sport est « barré » par l’égoïsme peureux de sa mère ; dans les
Célibataires, dans les Jeunes Filles la mère est décrite en traits odieux.
Son crime, c’est de vouloir garder son fils à jamais enfermé dans les
ténèbres de son ventre ; elle le mutile afin de pouvoir l’accaparer et
remplir ainsi le vide stérile de son être ; elle est la plus déplorable des
éducatrices ; elle coupe les ailes de l’enfant, elle le retient loin des cimes
auxquelles il aspire, elle l’abêtit et l’avilit. Ces griefs ne sont pas sans
fondement. Mais à travers les reproches explicites que Montherlant
adresse à la femme-mère, il est clair que ce qu’il déteste, en elle, c’est sa
propre naissance. Il se croit dieu, il se veut dieu : parce qu’il est mâle,
parce qu’il est un « homme supérieur », parce qu’il est Montherlant. Un
dieu n’a pas été engendré ; son corps, s’il en a un, est une volonté coulée
en muscles durs et obéissants, non une chair sourdement habitée par la
vie et la mort ; cette chair périssable, contingente, vulnérable et qu’il
renie, c’est la mère qu’il en rend responsable. « Le seul endroit du corps
où Achille était vulnérable, c’était celui où il avait été tenu par sa
mère(106). » Montherlant n’a jamais voulu assumer la condition
humaine ; ce qu’il appelle son orgueil, c’est, dès le départ, une fuite
apeurée devant les risques que comporte une liberté engagée dans le
monde à travers une chair ; il prétend affirmer la liberté, mais refuser
l’engagement ; sans attache, sans racine, il se rêve une subjectivité
souverainement repliée sur soi-même ; le souvenir de son origine
charnelle dérange ce songe et il a recours à un procédé qui lui est
habituel : au lieu de la surmonter, il la répudie.
Aux yeux de Montherlant, l’amante est aussi néfaste que la mère ; elle
empêche l’homme de ressusciter en lui le dieu ; le lot de la femme,
déclare-t-il, c’est la vie dans ce qu’elle a d’immédiat, elle se nourrit de
sensations, elle se vautre dans l’immanence, elle a la manie du bonheur :
elle veut y enfermer l’homme ; elle n’éprouve pas l’élan de sa
transcendance, elle n’a pas le sens de la grandeur ; elle aime son amant
dans sa faiblesse et non dans sa force, dans ses peines et non dans sa
joie ; elle le souhaite désarmé, malheureux au point de vouloir contre
toute évidence le convaincre de sa misère. Il la dépasse et par là il lui
échappe : elle entend le réduire à sa propre mesure pour s’emparer de lui.
Car elle a besoin de lui, elle ne se suffit pas, c’est un être parasitaire. Par
les yeux de Dominique, Montherlant fait apparaître les promeneuses du
Ranelagh « pendues aux bras de leurs amants comme des êtres sans
vertèbres, pareilles à de grandes limaces déguisées(107) » ; à l’exception
des sportives, les femmes sont selon lui des êtres incomplets, voués à
l’esclavage ; molles et sans muscles elles n’ont pas de prise sur le monde ;
aussi travaillent-elles âprement à s’annexer un amant ou mieux un époux.
Le mythe de la mante religieuse n’est pas, que je sache, utilisé par
Montherlant, mais il en retrouve le contenu : aimer, pour la femme, c’est
dévorer ; elle prétend se donner, et elle prend. Il cite le cri de
Mme Tolstoï : « Je vis par lui, pour lui ; j’exige la même chose pour moi »,
et il dénonce les dangers d’une telle furie d’amour ; il trouve une terrible
vérité au mot de l’Ecclésiaste : « Un homme qui vous veut du mal vaut
mieux qu’une femme qui vous veut du bien. » Il invoque l’expérience de
Lyautey : « Un de mes hommes qui se marie est un homme diminué de
moitié. » C’est surtout pour « l’homme supérieur » qu’il juge le mariage
néfaste ; c’est un embourgeoisement ridicule ; imagine-t-on qu’on ait pu
dire : Mme Eschyle ou « J’irai dîner chez les Dante » ? Le prestige d’un
grand homme en est affaibli ; et surtout le mariage brise la solitude
magnifique du héros ; celui-ci « a besoin de ne pas être distrait de soi-
même(108) ». J’ai dit déjà que Montherlant a choisi une liberté sans objet,
c’est-à-dire qu’il préfère une illusion d’autonomie à l’authentique liberté
qui s’engage dans le monde ; c’est cette disponibilité qu’il entend
défendre contre la femme ; celui-ci est lourde, elle pèse. « C’était un dur
symbole qu’un homme ne pût marcher droit parce que la femme qu’il
aimait était à son bras(109). » « je brûlais, elle m’éteint. Je marchais sur
les eaux, elle se met à mon bras, j’enfonce(110). » Comment a-t-elle tant
de pouvoir puisqu’elle est seulement manque, pauvreté, négativité et que
sa magie est illusoire ? Montherlant ne l’explique pas. Il dit seulement
avec superbe que « Le lion craint à bon droit le moustique(111) ». Mais la
réponse saute aux yeux : il est facile de se croire souverain quand on est
seul, de se croire fort quand on refuse soigneusement de se charger
d’aucun fardeau. Montherlant a choisi la facilité ; il prétend avoir le culte
des valeurs difficiles : mais il cherche à les atteindre facilement. « Les
couronnes que nous nous donnons à nous-mêmes sont les seules qui
valent d’être portées », dit le roi de Pasiphaé. Principe commode.
Montherlant surcharge son front, il se drape de pourpre ; mais il suffirait
d’un regard étranger pour révéler que ses diadèmes sont en papier peint
et que, tel le roi d’Andersen, il est tout nu. Marcher en songe sur les eaux,
c’est bien moins fatigant que d’avancer pour de bon sur les chemins de la
terre. Et c’est pourquoi le lion Montherlant évite avec terreur le
moustique féminin : il redoute l’épreuve du réel(112).
Si Montherlant avait véritablement dégonflé le mythe de l’éternel
féminin, il faudrait l’en féliciter : c’est en niant la Femme qu’on peut aider
les femmes à s’assumer comme êtres humains. Mais on a vu qu’il ne
pulvérise pas l’idole : il la convertit en monstre. Il croit lui aussi en cette
obscure et irréductible essence : la féminité ; il estime après Aristote et
saint Thomas qu’elle se définit négativement ; la femme est femme par
manque de virilité ; c’est là le destin que tout individu femelle doit subir
sans pouvoir le modifier. Celle qui prétend y échapper se situe au plus bas
degré de l’échelle humaine : elle ne réussit pas à devenir homme, elle
renonce à être une femme ; elle n’est qu’une caricature dérisoire, un faux-
semblant ; qu’elle soit un corps et une conscience ne lui confère aucune
réalité : platonicien à ses heures, Montherlant semble considérer que
seules les Idées de féminité et de virilité possèdent l’être ; l’individu qui
ne participe ni à l’une ni à l’autre n’a qu’une apparence d’existence. Il
condamne sans appel ces « stryges » qui ont l’audace de se poser comme
des sujets autonomes, de penser, d’agir. Et il entend prouver en traçant le
portrait d’Andrée Hacquebaut que toute femme qui s’efforce de faire de
soi une personne se change en un fantoche grimaçant. Bien entendu
Andrée est laide, disgraciée, mal habillée et même sale, les ongles et les
avant-bras douteux : le peu de culture qu’on lui attribue a suffi à tuer
toute sa féminité ; Costals nous assure qu’elle est intelligente, mais à
chaque page qu’il lui consacre, Montherlant nous convainc de sa
stupidité ; Costals prétend éprouver de la sympathie pour elle ;
Montherlant nous la rend odieuse. Par cette adroite équivoque, on prouve
la sottise de l’intelligence féminine, on établit qu’une disgrâce originelle
pervertit chez la femme toutes les qualités viriles auxquelles elle tend.
Montherlant veut bien faire une exception pour les sportives ; par
l’exercice autonome de leur corps, celles-ci peuvent conquérir un esprit,
une âme ; encore serait-il facile de les faire descendre de ces hauteurs ; de
la gagnante du mille mètres, à qui il consacre un hymne enthousiaste,
Montherlant s’éloigne avec délicatesse ; il ne doute pas de la séduire
aisément et il veut lui épargner cette déchéance. Dominique ne s’est pas
maintenue sur les sommets où l’appelait Alban ; elle est tombée
amoureuse de lui : « Celle qui avait été tout esprit et tout âme suait,
poussait ses parfums, et, perdant l’air, elle toussotait à petits coups(113). »
Indigné, Alban la chasse. On peut estimer une femme qui par la discipline
du sport a tué en elle la chair ; mais c’est un odieux scandale qu’une
existence autonome coulée dans une chair de femme ; la chair féminine
est haïssable dès qu’une conscience l’habite. Ce qui convient à la femme,
c’est d’être purement chair. Montherlant approuve l’attitude orientale :
en tant qu’objet de jouissance, le sexe faible a sur terre une place, humble
sans doute, mais valable ; il trouve une justification dans le plaisir qu’en
tire le mâle et dans ce plaisir seul. La femme idéale est parfaitement
stupide et parfaitement soumise ; elle est toujours prête à accueillir
l’homme, et ne lui demande jamais rien. Telle est Douce, qu’Alban
apprécie à ses heures, « Douce, admirablement sotte et toujours plus
convoitée à mesure que plus sotte… inutile en dehors de l’amour et qu’il
évite alors avec une douceur ferme(114) ». Telle est la petite Arabe
Radidja, tranquille bête d’amour qui accepte docilement plaisir et argent.
Telle peut-on imaginer cette « bête féminine » rencontrée dans un train
espagnol : « Elle avait l’air si abruti que je me mis à la désirer(115). »
L’auteur explique : « Ce qui est agaçant chez les femmes, c’est leur
prétention à la raison ; qu’elles exagèrent leur animalité, elles ébauchent
le surhumain(116). »
Cependant Montherlant n’est en rien un sultan oriental ; il lui manque
d’abord la sensualité. Il est loin de se délecter sans arrière-pensée des
« bêtes féminines » ; elles sont « malades, malsaines, jamais tout à fait
nettes(117) » ; Costals nous confie que les cheveux des jeunes garçons
sentent plus fort et meilleur que ceux des femmes ; il éprouve parfois du
dégoût devant Solange, devant « cette odeur doucereuse, presque
écœurante et ce corps sans muscle, sans nerf, comme une loche
blanche(118) ». Il rêve d’étreintes plus dignes de lui, entre égaux, où la
douceur naîtrait de la force vaincue… L’Oriental goûte voluptueusement
la femme et par là s’établit entre amants une réciprocité charnelle : c’est
ce que manifestent les ardentes invocations du Cantique des Cantiques,
les contes des Mille et Une Nuits, et tant de poésies arabes à la gloire de la
bien-aimée ; certes, il y a de mauvaises femmes ; mais il en est aussi de
savoureuses, et l’homme sensuel s’abandonne à leurs bras avec confiance,
sans s’en trouver humilié. Tandis que le héros de Montherlant est
toujours sur la défensive : « Prendre sans être pris, seule formule
acceptable entre l’homme supérieur et la femme(119). » Il parle volontiers
du moment du désir, qui lui semble un moment agressif, viril ; il esquive
celui de la jouissance ; peut-être risquerait-il de découvrir que, lui aussi, il
sue, il halète, il « pousse ses parfums » ; mais non : qui oserait respirer
son odeur, sentir sa moiteur ? Sa chair désarmée n’existe pour personne,
parce qu’il n’y a personne en face de lui : il est la seule conscience, une
pure présence transparente et souveraine ; et si pour sa conscience même
le plaisir existe, il n’en tient pas compte : ce serait donner barre sur lui. Il
parle complaisamment du plaisir qu’il donne, jamais de celui qu’il reçoit :
recevoir, c’est une dépendance. « Ce que je demande à une femme, c’est
de lui faire plaisir(120) » ; la chaleur vivante de la volupté serait une
complicité : il n’en admet aucune ; il préfère la solitude hautaine de la
domination. Ce sont des satisfactions, non pas sensuelles, mais cérébrales
qu’il cherche auprès des femmes.
Et d’abord celles d’un orgueil qui souhaite s’exprimer, mais sans
courir de risques. Devant la femme « on a le même sentiment que devant
le cheval, devant le taureau qu’on va aborder : la même incertitude et le
même goût de mesurer son pouvoir(121) ». Le mesurer à d’autres
hommes, ce serait bien hardi ; ils interviendraient dans l’épreuve ; ils
imposeraient des barèmes imprévus, ils rendraient un verdict étranger ;
en face d’un taureau, d’un cheval, on demeure son propre juge, ce qui est
infiniment plus sûr. Une femme aussi, si on la choisit bien, on reste seul
en face d’elle : « Je n’aime pas dans l’égalité parce que, dans la femme,
c’est l’enfant que je cherche. » Cette lapalissade n’explique rien :
pourquoi cherche-t-il l’enfant, non l’égale ? Montherlant serait plus
sincère s’il déclarait que lui, Montherlant, n’a pas d’égal ; et plus
exactement qu’il n’en veut pas avoir : son semblable lui fait peur. Au
temps des Olympiques il admire dans le sport la rigueur des compétitions
qui créent des hiérarchies avec lesquelles on ne peut pas tricher ; mais il
n’a pas lui-même entendu cette leçon ; dans la suite de son œuvre et de sa
vie, ses héros comme lui-même se soustraient à toute confrontation : ils
ont affaire à des bêtes, des paysages, des enfants, des femmes-enfants, et
jamais à des égaux. Naguère épris de la dure lucidité du sport,
Montherlant n’accepte comme maîtresses que des femmes dont son
orgueil peureux n’ait à craindre aucun jugement ; il les choisit « passives
et végétales », infantiles, stupides, vénales. Il évitera systématiquement
de leur attribuer une conscience : s’il en découvre quelque trace, il se
cabre, il s’en va ; il ne s’agit pas d’établir avec la femme aucun rapport
intersubjectif : elle ne doit être au royaume de l’homme qu’un simple
objet animé ; jamais on ne l’envisagera comme sujet ; jamais il ne sera
tenu compte de son point de vue à elle. Le héros de Montherlant a une
morale qui se croit arrogante et qui n’est que commode : il ne se soucie
que de ses rapports avec soi-même. Il s’attache à la femme – ou plutôt il
s’attache la femme – non pour jouir d’elle, mais pour jouir de soi : étant
absolument inférieure, l’existence de la femme dévoile la substantielle,
l’essentielle et indestructible supériorité du mâle ; sans risque.
Ainsi la sottise de Douce permet à Alban « de reconstituer en quelque
mesure les sensations du demi-dieu antique épousant une Oie
fabuleuse(122) ». Dès qu’il touche Solange, voilà Costals changé en un
superbe lion : « À peine étaient-ils assis l’un près de l’autre, il mit la main
sur la cuisse de la jeune fille (par-dessus sa robe), puis la tint posée au
centre de son corps comme un lion tient sa patte étalée sur le quartier de
viande qu’il s’est conquis(123)… » Ce geste que, dans l’obscurité des
cinémas, tant d’hommes accomplissent chaque jour avec modestie,
Costals leur annonce que c’est « le geste primitif du Seigneur(124) ». S’ils
avaient comme lui le sens de la grandeur, les amants, les maris qui
embrassent leur maîtresse avant de la posséder connaîtraient à bon
marché ces puissantes métamorphoses. « Il humait vaguement le visage
de cette femme, pareil à un lion qui déchiquetant la viande qu’il tient
entre ses pattes de temps en temps s’arrête pour la lécher(125). » Cet
orgueil carnassier n’est pas le seul plaisir que le mâle tire de sa femelle ;
elle lui est prétexte à faire librement et, toujours sans risque, à blanc,
l’expérience de son propre cœur. Costals, une nuit, s’amusera même à
souffrir jusqu’à ce que, rassasié du goût de sa douleur, il attaque
allégrement une cuisse de poulet. On ne peut se permettre que rarement
un tel caprice. Mais il est d’autres joies ou puissantes ou subtiles. Par
exemple, la condescendance ; Costals condescend à répondre à certaines
lettres de femmes, et parfois même il y apporte ses soins ; à une petite
paysanne inspirée, il écrit à la fin d’une dissertation pédante : « Je doute
que vous puissiez me comprendre, mais cela vaut mieux que si je me
fusse abaissé à vous(126). » Il lui plaît quelquefois de modeler une femme
à son image : « Je veux que vous soyez pour moi comme une chèche… je
ne vous ai pas élevée à moi pour que vous soyez autre chose que
moi(127) ». Il s’amuse à fabriquer à Solange quelques beaux souvenirs.
Mais c’est surtout quand il couche avec une femme qu’il éprouve avec
ivresse sa prodigalité : donneur de joie, donneur de paix, de chaleur, de
force, de plaisir, ces richesses qu’il dispense le comblent. Lui ne doit rien
à ses maîtresses ; souvent, pour en être bien sûr, il les paie ; mais même
quand le coït est au pair, la femme est sans réciprocité son obligée : elle
ne donne rien, il prend. Aussi trouve-t-il absolument normal, le jour où il
déflore Solange, de l’envoyer au cabinet de toilette ; même si une femme
est tendrement chérie, il ferait beau voir que l’homme se gênât pour elle ;
il est mâle de droit divin, elle est de droit divin vouée au bock et au bidet.
L’orgueil de Costals imite ici si fidèlement la muflerie qu’on ne sait plus
bien ce qui le distingue d’un commis voyageur malappris.
Le premier devoir d’une femme, c’est de se soumettre aux exigences
de sa générosité ; quand il suppose que Solange n’apprécie pas ses
caresses, Costals entre dans une rage blanche. S’il chérit Radidja, c’est
que son visage s’allume de joie dès qu’il entre en elle. Alors il jouit de se
sentir à la fois bête de proie et prince magnifique. On se demande
cependant avec perplexité d’où peut venir l’ivresse de prendre et de
combler si la femme prise et comblée n’est qu’une pauvre chose, chair
fade où palpite un ersatz de conscience. Comment Costals peut-il perdre
tant de temps avec ces créatures vaines ? Ces contradictions donnent la
mesure d’un orgueil qui n’est que vanité.
Une délectation plus subtile du fort, du généreux, du maître, c’est la
pitié pour la race malheureuse. Costals, de temps en temps, s’émeut de
sentir en son cœur tant de gravité fraternelle, tant de sympathie pour les
humbles, tant de « pitié pour les femmes ». Quoi de plus touchant que la
douceur imprévue des êtres durs ? Il ressuscite en lui cette noble image
d’Épinal quand il se penche sur ces animaux malades que sont les
femmes. Même les sportives, il aime les voir vaincues, blessées,
harassées, meurtries ; quant aux autres, il les veut le plus désarmées
possible. Leur misère mensuelle le dégoûte et cependant Costals nous
confie que « toujours il avait préféré chez les femmes ces jours où il les
savait atteintes(128) »… Il lui arrive de céder à cette pitié ; il va jusqu’à
prendre des engagements, sinon jusqu’à les tenir : il s’engage à aider
Andrée, à épouser Solange. Quand la pitié se retire de son âme, ces
promesses meurent : n’a-t-il pas le droit de se contredire ? C’est lui qui
fait les règles du jeu qu’il joue avec lui-même pour seul partenaire.
Inférieure, pitoyable, ce n’est pas assez. Montherlant veut la femme
méprisable. Il prétend parfois que le conflit du désir et du mépris est un
drame pathétique : « Ah ! désirer ce qu’on dédaigne, quelle tragédie !…
Devoir attirer et repousser presque dans le même geste, allumer et rejeter
vite comme on fait avec une allumette, la tragédie de nos rapports avec
les femmes(129) ! » En vérité, il n’y a de tragédie que du point de vue de
l’allumette, point de vue négligeable. Quant à l’allumeur, soucieux de ne
pas se brûler les doigts, il est trop clair que cette gymnastique le ravit. Si
son bon plaisir n’était pas de « désirer ce qu’on dédaigne », il ne
refuserait pas systématiquement de désirer ce qu’il estime : Alban ne
repousserait pas Dominique ; il choisirait d’« aimer dans l’égalité » ; et il
pourrait éviter de tant dédaigner ce qu’il désire : après tout, on ne voit
pas a priori en quoi une petite danseuse espagnole jeune, jolie, ardente,
simple, est si méprisable ; est-ce parce qu’elle est pauvre, de basse
extraction, sans culture ? Il est à craindre qu’aux yeux de Montherlant ce
ne soient en effet des tares. Mais surtout il la méprise en tant que femme,
par décret ; il dit justement que ce n’est pas le mystère féminin qui suscite
les rêves mâles, mais ces rêves qui créent du mystère ; mais lui aussi
projette dans l’objet ce que sa subjectivité réclame : ce n’est pas parce
qu’elles sont méprisables qu’il dédaigne les femmes, c’est parce qu’il veut
les dédaigner qu’elles lui paraissent abjectes. Il se sent perché sur des
cimes d’autant plus hautaines qu’entre elles et lui la distance est plus
grande ; c’est ce qui explique qu’il choisisse pour ses héros des
amoureuses aussi minables : au grand écrivain Costals il oppose une
vieille vierge de province tourmentée par le sexe et l’ennui, et une petite
bourgeoise d’extrême droite, niaise et intéressée ; c’est jauger avec des
mesures bien humbles un individu supérieur : le résultat de cette
prudence maladroite c’est qu’il nous paraît tout petit. Mais peu importe,
Costals se croit grand. Les plus humbles faiblesses de la femme suffisent à
nourrir sa superbe. Un texte des Jeunes Filles est singulièrement
significatif. Avant de coucher avec Costals, Solange fait sa toilette de nuit.
« Elle doit aller aux W.-C. et Costals se souvint de cette jument qu’il avait
eue, si fière, si délicate qu’elle n’urinait ni ne brenait jamais quand il était
sur son dos. » Ici se découvre la haine de la chair (on pense à Swift : Célia
chie), la volonté d’assimiler la femme à une bête domestique, le refus de
lui reconnaître aucune autonomie, fût-elle d’ordre urinaire ; mais surtout,
tandis que Costals s’indigne, il oublie qu’il possède lui aussi une vessie et
un côlon ; de même quand il s’écœure d’une femme baignée de sueur et
d’odeur, il abolit toutes ses sécrétions personnelles : il est un pur esprit
servi par des muscles et un sexe d’acier. « Le dédain est plus noble que le
désir », déclare Montherlant dans Aux Fontaines du Désir ; et Alvaro :
« Mon pain est le dégoût(130). » Quel alibi que le mépris quand il se
complaît en soi-même ! Du fait qu’on contemple et qu’on juge, on se rend
radicalement autre que l’autre que l’on condamne, on se lave sans frais
des tares dont on l’accuse. Avec quelle ivresse Montherlant exhale
pendant toute sa vie son mépris pour les hommes ! Il lui suffit de
dénoncer leur sottise pour se croire intelligent, leur lâcheté pour se croire
courageux. Au début de l’Occupation, il se livre à une orgie de mépris à
l’égard de ses compatriotes vaincus : lui n’est ni français, ni vaincu ; il
plane. Au détour d’une phrase il convient que, somme toute, lui,
Montherlant, qui accuse, n’a rien fait de plus que les autres pour prévenir
la défaite ; il n’a même pas consenti à être officier ; mais aussitôt il
recommence à accuser avec une furie qui l’emporte bien loin de lui-
même(131). S’il affecte de se désoler de ses dégoûts c’est pour les sentir
plus sincères et s’en réjouir davantage. En vérité, il y trouve tant de
commodités qu’il cherche systématiquement à entraîner la femme dans
l’abjection. Il s’amuse à tenter avec de l’argent ou des bijoux des filles
pauvres : qu’elles acceptent ses cadeaux malveillants, il jubile. Il joue un
jeu sadique avec Andrée pour le plaisir, non de la faire souffrir, mais de la
voir s’avilir. Il invite Solange à l’infanticide ; elle accueille cette
perspective, et les sens de Costals s’enflamment : il possède dans un
ravissement de mépris cette meurtrière en puissance.
La clef de cette attitude, c’est l’apologue des chenilles qui nous la
fournit : quelle qu’en ait été l’intention cachée, il est par soi-même assez
significatif(132). Compissant des chenilles, Montherlant s’amuse à en
épargner certaines, à en exterminer d’autres ; il accorde une pitié rieuse à
celles qui s’acharnent à vivre et les laisse généreusement courir leur
chance ; ce jeu l’enchante. Sans les chenilles, le jet urinaire n’eût été
qu’une excrétion ; il devient instrument de vie et de mort ; en face de
l’insecte rampant, l’homme qui soulage sa vessie connaît la solitude
despotique de Dieu ; sans être menacé de réciprocité. Ainsi devant les
bêtes féminines, le mâle, du haut de son piédestal, tantôt cruel, tantôt
tendre, juste et capricieux tour à tour, donne, reprend, comble, s’apitoie,
s’irrite ; il n’obéit qu’à son bon plaisir ; il est souverain, libre, unique.
Mais il faut que ces bêtes ne soient que des bêtes ; on les choisira à
dessein, on flattera leurs faiblesses, on les traitera en bêtes avec tant
d’acharnement qu’elles finiront bien par accepter leur condition. Ainsi les
Blancs de Louisiane et de Georgie s’enchantent des menus larcins et des
mensonges des Noirs : ils se sentent confirmés dans la supériorité que
leur confère la couleur de leur peau ; et si un de ces nègres s’entête à être
honnête, on l’en maltraitera davantage. Ainsi se pratiquait
systématiquement dans les camps de concentration l’avilissement de
l’homme : la race des Seigneurs trouvait dans cette abjection la preuve
qu’elle était d’essence surhumaine.
Cette rencontre n’a rien d’un hasard. On sait assez que Montherlant
admire l’idéologie nazie. Il s’enchante de voir la croix gammée qui est la
Roue solaire triompher en une des fêtes du Soleil. « La victoire de la Roue
solaire n’est pas seulement victoire du Soleil, victoire de la païennie. Elle
est victoire du principe solaire qui est que tout tourne… Je vois triompher
en ce jour le principe dont je suis imbu, que j’ai chanté, qu’avec une
conscience entière je sens gouverner ma vie(133). » On sait aussi avec quel
sens pertinent de la grandeur il a, pendant l’Occupation, proposé en
exemple aux Français ces Allemands qui « respirent le grand style de la
force(134) ». Le même goût panique de la facilité qui le faisait fuir devant
ses égaux le met à genoux devant les vainqueurs : il croit par cet
agenouillement s’identifier à eux ; le voilà vainqueur, c’est ce qu’il a
toujours souhaité, que ce soit contre un taureau, des chenilles ou des
femmes, contre la vie même et la liberté. Il est juste de dire que, déjà
avant la victoire, il encensait les « enchanteurs totalitaires(135) ». Comme
eux, il avait toujours été nihiliste, il avait toujours détesté les hommes.
« Les gens ne valent même pas d’être conduits (et il n’est pas besoin que
l’humanité vous ait fait quelque chose pour la détester à ce point)(136) » ;
comme eux, il croyait que certains êtres : race, nation ou lui-même,
Montherlant, détiennent un privilège absolu qui leur confère sur autrui
tous les droits. Toute sa morale justifie et appelle la guerre et les
persécutions. Pour juger de son attitude à l’égard des femmes, il convient
d’examiner cette éthique de plus près. Car enfin il faudrait savoir au nom
de quoi elles sont condamnées.
La mythologie nazie avait une infrastructure historique : le nihilisme
exprimait le désespoir allemand ; le culte du héros servait des buts
positifs pour lesquels des millions de soldats sont morts. L’attitude de
Montherlant n’a aucune contrepartie positive et elle n’exprime que son
propre choix existentiel. En vérité, ce héros a choisi la peur. Il y a en toute
conscience une prétention à la souveraineté : mais elle ne saurait se
confirmer qu’en se risquant ; aucune supériorité n’est jamais donnée
puisque, réduit à sa subjectivité, l’homme n’est rien ; c’est entre les actes
et les ouvrages des hommes que des hiérarchies peuvent s’établir ; le
mérite est sans cesse à conquérir : Montherlant lui-même le sait. « On n’a
de droit que sur ce qu’on est prêt à risquer. » Mais il n’a jamais voulu se
risquer au milieu de ses semblables. Et c’est parce qu’il n’ose pas
l’affronter qu’il abolit l’humanité. « Enrageant obstacle que celui des
êtres », dit le roi de la Reine morte. C’est qu’ils démentent la « féerie »
complaisante que le vaniteux crée autour de soi. Il faut les nier. Il est
remarquable qu’aucune des œuvres de Montherlant ne nous peigne un
conflit d’homme à homme ; c’est la coexistence qui est le grand drame
vivant : il l’élude. Son héros se dresse toujours seul en face d’animaux,
d’enfants, de femmes, de paysages ; il est en proie à ses propres désirs
(comme la reine de Pasiphaé) ou à ses propres exigences (comme le
Maître de Santiago), mais il n’y a jamais personne à ses côtés. Même
Alban dans le Songe n’a pas de camarade : Prinet vivant, il le dédaigne, il
ne s’exalte que sur son cadavre. L’œuvre comme la vie de Montherlant
n’admet qu’une conscience.
Du même coup, tout sentiment disparaît de cet univers ; il ne peut y
avoir de rapport intersubjectif, s’il n’y a qu’un sujet. L’amour est
dérisoire ; mais ce n’est pas au nom de l’amitié qu’il est méprisable car
« l’amitié manque de viscères(137) ». Et toute solidarité humaine est
refusée avec hauteur. Le héros n’a pas été engendré, il n’est pas limité par
l’espace et le temps : « Je ne vois aucune raison raisonnable de
m’intéresser aux choses extérieures qui me sont contemporaines plus
qu’à celles de n’importe quelle année du passé(138). » Rien de ce qui
arrive à autrui ne compte pour lui : « À vrai dire les événements ne m’ont
jamais importé. Je ne les aimais que dans les rayons qu’ils faisaient en
moi en me traversant… Qu’ils soient donc ce qu’ils veulent être(139)… »
L’action est impossible : « Avoir eu de l’ardeur, de l’énergie, de l’audace et
n’avoir pu les mettre à la disposition de qui que ce soit par manque de foi
en quoi que ce soit d’humain(140) ! » C’est dire que toute transcendance
est interdite. Montherlant le reconnaît. L’amour et l’amitié sont des
fariboles, le mépris empêche l’action ; il ne croit pas à l’art pour l’art, et il
ne croit pas en Dieu. Il ne reste que l’immanence du plaisir : « Ma seule
ambition a été d’user mieux que les autres de mes sens », écrit-il en
1925(141). Et encore : « En somme, qu’est-ce que je veux ? La possession
des êtres qui me plaisent dans la paix et dans la poésie(142). » Et en 1941 :
« Mais moi qui accuse, qu’ai-je fait de ces vingt années ? Elles ont été un
songe rempli de mon plaisir. J’ai vécu en long et en large, me saoulant de
ce que j’aime : quel bouche à bouche avec la vie(143) ! » Soit. Mais n’est-ce
pas précisément parce qu’elle se vautre dans l’immanence que la femme
était piétinée ? Quelles fins plus hautes, quels grands desseins
Montherlant oppose-t-il à l’amour possessif de la mère, de l’amante ? Lui
aussi cherche « la possession » ; et quant au « bouche à bouche avec la
vie », bien des femmes pourraient lui rendre des points. Il est vrai qu’il
goûte singulièrement les jouissances insolites : celles qu’on peut tirer des
bêtes, des garçons, des fillettes impubères ; il s’indigne qu’une maîtresse
passionnée ne songe pas à mettre dans son lit sa fille de douze ans : c’est
une mesquinerie bien peu solaire. Ne sait-il pas que la sensualité des
femmes n’est pas moins tourmentée que celle des mâles ? Si c’est d’après
ce critère qu’on hiérarchise les deux sexes, elles l’emporteraient peut-être.
À vrai dire, les incohérences de Montherlant sont ici monstrueuses. Au
nom de « l’alternance » il déclare que, du fait même que rien ne vaut, tout
vaut également ; il accepte tout, il veut tout étreindre et il lui plaît que sa
largeur d’esprit effraie les mères de famille ; cependant c’est lui qui
réclamait pendant l’Occupation une « inquisition(144) » qui censurerait
films et journaux ; les cuisses des girls américaines l’écœurent, le sexe
luisant d’un taureau l’exalte : chacun son goût ; chacun recrée à sa
manière « la féerie » ; au nom de quelles valeurs ce grand orgiaque
crache-t-il avec dégoût sur les orgies des autres ? Parce qu’elles ne sont
pas siennes ? Mais toute la morale consiste donc à être Montherlant ?
Il répondrait évidemment que jouir n’est pas tout : il y faut la manière.
Il faut que le plaisir soit l’envers d’un renoncement, que le voluptueux se
sente aussi l’étoffe d’un héros et d’un saint. Mais beaucoup de femmes
sont expertes à concilier leurs plaisirs avec la haute image qu’elles se
forment d’elles-mêmes. Pourquoi devons-nous croire que les songes
narcissistes de Montherlant ont plus de prix que les leurs ?
Car, en vérité, c’est de songes qu’il s’agit. Parce qu’il leur refuse tout
contenu objectif, les mots avec lesquels Montherlant jongle : grandeur,
sainteté, héroïsme ne sont que hochets. Montherlant a eu peur de risquer
parmi les hommes sa supériorité ; pour s’enivrer de ce vin exaltant, il s’est
retiré dans les nuées : l’Unique est assurément souverain. Il s’enferme
dans un cabinet de mirages : à l’infini, les glaces lui renvoient son image
et il croit qu’il suffit à peupler la terre ; mais il n’est qu’un reclus
prisonnier de soi-même. Il se croit libre, mais il aliène sa liberté au profit
de son ego ; il modèle la statue de Montherlant selon des normes
empruntées à l’imagerie d’Épinal. Alban repoussant Dominique parce
qu’il s’est trouvé dans la glace un visage de benêt illustre cet esclavage :
on n’est benêt que par les yeux d’autrui. L’orgueilleux Alban soumet son
cœur à cette conscience collective qu’il méprise. La liberté de
Montherlant est une attitude, non une réalité. L’action lui étant, faute de
but, impossible, il se console avec des gestes : c’est un mime. Les femmes
lui sont des partenaires commodes ; elles lui donnent la réplique, il
accapare le premier rôle, il se ceint de lauriers et se drape de pourpre :
mais tout se passe sur sa scène privée ; jeté sur la place publique, dans la
vraie lumière, sous un vrai ciel, le comédien n’y voit plus clair, ne tient
plus debout, il titube, il tombe. Dans un accès de lucidité Costals s’écrie :
« Au fond, quelle rigolade ces “victoires” sur les femmes(145) ! » Oui. Les
valeurs, les exploits que Montherlant nous propose sont une triste
rigolade. Les hauts faits qui le grisent ne sont eux aussi que des gestes,
jamais des entreprises : il s’émeut du suicide de Peregrinus, de l’audace
de Pasiphaé, de l’élégance de ce Japonais qui abrita sous son parapluie
son adversaire avant de le pourfendre en duel. Mais il déclare que « la
personne de l’adversaire et les idées qu’il est censé représenter n’ont donc
pas tant d’importance(146) ». Cette déclaration rend en 1941 un son
singulier. Toute guerre est belle, dit-il encore, quelle qu’en soit la fin ; la
force est toujours admirable, quoi qu’elle serve. « Le combat sans la foi,
c’est la formule à laquelle nous aboutissons forcément si nous voulons
maintenir la seule idée de l’homme qui soit acceptable : celle où il est à la
fois le héros et le sage(147). » Mais il est curieux que la noble indifférence
de Montherlant à l’égard de toutes les causes ait incliné, non vers la
résistance, mais vers la Révolution nationale, que sa souveraine liberté ait
choisi la soumission, et que le secret de la sagesse héroïque, il l’ait
cherché, non dans le maquis, mais chez les vainqueurs. Ceci non plus
n’est pas un accident. C’est à ces mystifications qu’aboutit le pseudo-
sublime de la Reine morte et du Maître de Santiago. Dans ces drames
d’autant plus significatifs qu’ils ont plus de prétention, on voit deux mâles
impérieux qui sacrifient à leur orgueil vide des femmes coupables d’être
simplement des êtres humains ; elles souhaitent l’amour et le bonheur
terrestre : pour les punir on prend à l’une sa vie, à l’autre son âme.
Encore une fois, si nous demandons : au nom de quoi ? l’auteur répond
avec hauteur : au nom de rien. Il n’a pas voulu que le roi eût pour tuer
Inès des motifs trop impérieux ; ce meurtre ne serait qu’un banal crime
politique. « Pourquoi est-ce que je la tue ? Il y a sans doute une raison,
mais je ne la distingue pas », dit-il. La raison c’est qu’il faut que le
principe solaire triomphe de la banalité terrestre ; mais ce principe
n’éclaire, on l’a vu déjà, aucune fin : il exige la destruction, rien de plus.
Quant à Alvaro, Montherlant nous dit dans une préface qu’il s’intéresse
en certains hommes de ce temps à « leur foi tranchante, leur mépris de la
réalité extérieure, leur goût de la ruine, leur fureur du rien ». C’est à cette
fureur que le maître de Santiago sacrifie sa fille. On la parera du beau mot
chatoyant de mystique. N’est-il pas plat de préférer le bonheur à la
mystique ? En vérité les sacrifices et les renoncements n’ont de sens que
dans la perspective d’un but, un but humain ; et les buts qui dépassent
l’amour singulier, le bonheur personnel, ne peuvent apparaître que dans
un monde qui reconnaît le prix et de l’amour et du bonheur ; la « morale
des midinettes » est plus authentique que les féeries du vide parce qu’elle
a ses racines dans la vie et dans la réalité : et c’est de là que peuvent jaillir
des aspirations plus vastes. On imagine aisément Inès de Castro à
Buchenwald, et le roi s’empressant à l’ambassade d’Allemagne par raison
d’État. Bien des midinettes ont pendant l’Occupation mérité un respect
que nous n’accordons pas à Montherlant. Les mots creux dont il se gorge
sont dangereux par leur vide même : la mystique surhumaine autorise
toutes les dévastations temporelles. Le fait est que, dans les drames dont
nous parlons, elle s’affirme par deux meurtres, l’un physique et l’autre
moral ; Alvaro n’a pas beaucoup de chemin à faire pour devenir,
farouche, solitaire, méconnu, un grand inquisiteur ; ni le roi, incompris,
renié, un Himmler. On tue les femmes, on tue les Juifs, on tue les
hommes efféminés et les chrétiens enjuivés, on tue tout ce qu’on a intérêt
ou plaisir à tuer au nom de ces hautes idées. Ce n’est que par des
négations que peuvent s’affirmer des mystiques négatives. Le vrai
dépassement, c’est une marche positive vers l’avenir, l’avenir des
hommes. Le faux héros, pour se persuader qu’il est arrivé loin, qu’il plane
haut, regarde toujours en arrière, à ses pieds ; il méprise, il accuse, il
opprime, il persécute, il torture, il massacre. C’est par le mal qu’il fait à
son prochain qu’il s’estime supérieur à lui. Tels sont les sommets que
Montherlant nous désigne d’un doigt superbe, quand il interrompt son
« bouche à bouche avec la vie ».
« Comme l’âne des norias arabes, je tourne, je tourne, aveugle et
repassant sans fin sur mes traces. Seulement, je ne fais pas venir d’eau
fraîche. » Il y a peu de chose à ajouter à cet aveu que signait Montherlant
en 1927. L’eau fraîche n’a jamais jailli. Peut-être Montherlant eût-il dû
allumer le bûcher de Peregrinus : c’était la solution la plus logique. Il a
préféré se réfugier dans son propre culte. Au lieu de se donner à ce
monde qu’il ne savait fertiliser, il s’est contenté de s’y mirer ; et il a
ordonné sa vie dans l’intérêt de ce mirage visible à ses seuls yeux. « Les
princes sont à l’aise en toutes circonstances, même dans la défaite(148) »,
écrit-il, et parce qu’il se complaît dans la défaite, il se croit roi. Il a appris
de Nietzsche que « la femme est le divertissement du héros » et il croit
qu’il suffit de se divertir des femmes pour être sacré héros. Le reste à
l’avenant. Comme le dit Costals : « Au fond, quelle rigolade ! »
Mais surtout elle est par-delà toutes choses la Beauté. La beauté n’est
pas pour Breton une idée qui se contemple mais une réalité qui ne se
révèle – donc n’existe – qu’à travers la passion ; il n’y a de beauté au
monde que par la femme.
« C’est là, tout au fond du creuset humain en cette région paradoxale
où la fusion de deux êtres qui se sont réellement choisis restitue à toutes
les choses les valeurs perdues du temps des anciens soleils, où pourtant
aussi la solitude fait rage par une de ces fantaisies de la nature qui autour
des cratères de l’Alaska veut que la neige demeure sous la cendre, c’est là
qu’il y a des années, j’ai demandé qu’on allât chercher la beauté nouvelle,
la beauté envisagée exclusivement à des fins passionnelles. »
« La beauté convulsive sera érotique, voilée, explosante-fixe, magique-
circonstancielle ou ne sera pas. »
C’est de la femme que tout ce qui est tire son sens. « C’est précisément
par l’amour et par lui seul que se réalise au plus haut degré la fusion de
l’essence et de l’existence. » Elle se réalise pour les amants et du même
coup à travers le monde tout entier. « La recréation, la recoloration
perpétuelle du monde dans un seul être, telles qu’elles s’accomplissent
par l’amour, éclairent en avant de mille rayons le monde de la terre. »
Pour tous les poètes – ou presque – la femme incarne la nature ; mais
selon Breton elle ne l’exprime pas seulement : elle la délivre. Car la nature
ne parle pas un langage clair, il faut en pénétrer les arcanes pour saisir sa
vérité qui est la même chose que sa beauté : la poésie n’en est pas
simplement le reflet mais plutôt la clef ; et la femme ici ne se distingue
pas de la poésie. C’est pourquoi elle est l’indispensable médiateur sans
qui toute la terre se tait : « Elle n’est sujette, la nature, à s’illuminer et à
s’éteindre, à me servir et à me desservir que dans la mesure où montent
et s’abaissent pour moi les flammes d’un foyer qui est l’amour, le seul
amour, celui d’un être. J’ai connu, en l’absence de cet amour, les vrais
ciels vides. Il ne manquait qu’un grand iris de feu partant de moi pour
donner du prix à ce qui existe… Je contemple jusqu’au vertige tes mains
ouvertes au-dessus du feu de brindilles que nous venons d’allumer et qui
fait rage, tes mains enchanteresses, tes mains transparentes qui planent
sur le feu de ma vie. » Chaque femme aimée est pour Breton une
merveille naturelle : « Une petite fougère inoubliable rampant au mur
intérieur d’un très vieux puits. » « … Je ne sais quoi d’aveuglant et de si
grave qu’elle ne pouvait que rappeler… la grande nécessité physique
naturelle tout en faisant plus tendrement songer à la nonchalance de
certaines hautes fleurs qui commencent à éclore. » Mais inversement :
toute merveille naturelle se confond avec l’aimée ; c’est elle qu’il exalte
quand il s’émeut d’une grotte, d’une fleur, d’une montagne. Entre la
femme qui réchauffe ses mains sur un palier du Teide et le Teide lui-
même toute distance est abolie. C’est l’un et l’autre que le poète invoque
dans une seule prière : « Teide admirable ! prends ma vie ! Bouche du ciel
en même temps que des enfers, je te préfère ainsi énigmatique, ainsi
capable de porter aux nues la beauté naturelle et de tout engloutir. »
La beauté est plus encore que la beauté ; elle se confond avec « la nuit
profonde de la connaissance » ; elle est la vérité et l’éternité, l’absolu ; ce
n’est pas un aspect temporel et contingent du monde que la femme
délivre, c’en est l’essence nécessaire, une essence non pas figée comme
l’imaginait Platon mais « explosante-fixe ». « Je ne découvre en moi
d’autre trésor que la clef qui m’ouvre ce pré sans limites depuis que je te
connais, ce pré fait de la répétition d’une seule plante toujours plus haute,
dont le balancier d’amplitude toujours plus grande me conduira jusqu’à
la mort… Car une femme et un homme qui, jusqu’à la fin des temps,
doivent être toi et moi, glisseront à leur tour sans se retourner jamais
jusqu’à perte de sentier, dans la lueur oblique, aux confins de la vie et de
l’oubli de la vie… Le plus grand espoir, je dis celui en quoi se résument
tous les autres, est que cela soit pour tous et que pour tous cela dure, que
le don absolu d’un être à un autre qui ne peut exister sans sa réciprocité
soit aux yeux de tous la seule passerelle naturelle et surnaturelle jetée sur
la vie. »
Ainsi par l’amour qu’elle inspire et partage, la femme est pour chaque
homme le seul salut possible. Dans Arcane 17 sa mission s’élargit et se
précise : elle doit sauver l’humanité. Breton s’est inscrit de tout temps
dans la tradition de Fourier qui réclamant la réhabilitation de la chair
exalte la femme en tant qu’objet érotique ; il est normal qu’il aboutisse à
l’idée saint-simonienne de femme régénératrice. Dans la société actuelle,
c’est le mâle qui domine, au point que dans la bouche d’un Gourmont
c’est une insulte de dire de Rimbaud : « Tempérament de fille ! »
Cependant « le temps serait venu de faire valoir les idées de la femme aux
dépens de celles de l’homme dont la faillite se consomme assez
tumultueusement aujourd’hui… Oui, c’est toujours la femme perdue, celle
qui chante dans l’imagination de l’homme mais au bout de quelles
épreuves pour elle, pour lui, ce doit être aussi la femme retrouvée. Et tout
d’abord il faut que la femme se retrouve elle-même, qu’elle apprenne à se
reconnaître à travers ces enfers auxquels la voue sans son recours plus
que problématique la vue que l’homme, en général, porte sur elle ».
Le rôle qu’elle devrait remplir, c’est avant tout un rôle pacificateur.
« J’ai toujours été stupéfait qu’alors sa voix ne se fît pas entendre, qu’elle
ne songeât pas à tirer tout le parti possible, tout l’immense parti des deux
inflexions irrésistibles et sans prix qui lui sont données, l’une pour parler
à l’homme, l’autre pour appeler à elle toute seule la confiance de l’enfant.
Quel prodige, quel avenir n’eût pas eu le grand cri de refus et d’alarme de
la femme, ce cri toujours en puissance… À quand une femme simplement
femme qui opérera le bien autre miracle d’étendre les bras entre ceux qui
vont être aux prises pour leur dire : Vous êtes des frères. » Si la femme
apparaît aujourd’hui comme désadaptée, mal équilibrée, c’est par suite
du traitement que lui a infligé la tyrannie masculine ; mais elle garde un
miraculeux pouvoir du fait qu’elle plonge ses racines aux sources vives de
la vie dont les mâles ont perdu les secrets. « Mélusine, à demi reprise par
la vie panique, Mélusine aux attaches inférieures de pierraille ou d’herbes
aquatiques ou de duvet de nuit, c’est elle que j’invoque, je ne vois qu’elle
qui puisse réduire cette époque sauvage. C’est la femme tout entière et
pourtant la femme telle qu’elle est aujourd’hui, la femme privée de son
assiette humaine, prisonnière de ses racines mouvantes tant qu’on veut,
mais aussi par elles en communication providentielle avec les forces
élémentaires de la nature… La femme privée de son assiette humaine, la
légende le veut ainsi par l’impatience et la jalousie de l’homme. »
Il convient donc de prendre parti aujourd’hui pour la femme ; en
attendant que lui ait été restituée dans la vie sa véritable valeur, l’heure
est venue « de se prononcer en art sans équivoque contre l’homme et
pour la femme ». « La femme-enfant. C’est son avènement à tout l’empire
sensible que systématiquement l’art doit préparer. » Pourquoi la femme-
enfant ? Breton nous l’explique : « Je choisis la femme-enfant non pour
l’opposer à l’autre femme mais parce que en elle et seulement en elle me
semble résider à l’état de transparence absolue l’autre(222) prisme de
vision… »
Dans la mesure où la femme est simplement assimilée à un être
humain, elle sera aussi incapable que les êtres humains mâles à sauver ce
monde en perdition ; c’est la féminité comme telle qui introduit dans la
civilisation cet élément autre qui est la vérité de la vie et de la poésie et
qui seul peut délivrer l’humanité.
La perspective de Breton étant exclusivement poétique, c’est
exclusivement comme poésie donc comme autre que la femme y est
envisagée. Dans la mesure où on s’interrogerait sur son destin à elle, la
réponse serait impliquée dans l’idéal de l’amour réciproque : elle n’a
d’autre vocation que l’amour ; ceci ne constitue aucune infériorité
puisque la vocation de l’homme est aussi l’amour. Cependant on aimerait
savoir si pour elle aussi l’amour est clé du monde, révélation de la
beauté ; trouvera-t-elle cette beauté dans son amant ? ou dans sa propre
image ? sera-t-elle capable de l’activité poétique qui réalise la poésie à
travers un être sensible : ou se bornera-t-elle à approuver l’œuvre de son
mâle ? Elle est la poésie en soi, dans l’immédiat, c’est-à-dire pour
l’homme ; on ne nous dit pas si elle l’est aussi pour soi. Breton ne parle
pas de la femme en tant qu’elle est sujet. Il n’évoque jamais non plus
l’image de la mauvaise femme. Dans l’ensemble de son œuvre – en dépit
de quelques manifestes et pamphlets où il invective le troupeau des
humains – il s’attache non à inventorier les résistances superficielles du
monde mais à en révéler la secrète vérité : la femme ne l’intéresse que
parce qu’elle est une « bouche » privilégiée. Profondément ancrée dans la
nature, toute proche de la terre, elle apparaît aussi comme la clef de l’au-
delà. Il y a chez Breton le même naturalisme ésotérique que chez les
gnostiques qui voyaient en Sophia le principe de la Rédemption et même
de la création, que chez Dante choisissant Béatrice pour guide et chez
Pétrarque illuminé par l’amour de Laure. Et c’est pourquoi l’être le plus
ancré dans la nature, le plus proche de la terre est aussi la clé de l’au-delà.
Vérité, Beauté, Poésie, elle est Tout : une fois de plus tout sous la figure
de l’Autre, Tout excepté soi-même.
VI