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Topique de la complexité

Benoı̂t Virole

2016 - 2022

Résumé
Ce texte présente la synthèse d’une élaboration en psychopathologie théorique, initiée dans les années quatre-
vingt et poursuivie depuis (2022). Il propose un essai de théorie unifiée du psychisme tenant compte des
acquis fondamentaux de la psychanalyse freudienne et des apports contemporains de la neurobiologie.
Mots-clefs

Psychanalyse Sciences de la complexité

Introduction. - Nous cherchons à construire une ment, un système dynamique crée des singularités
représentation de la vie psychique qui puisse concilier topologiques qui deviennent des index, prototypes
les acquis fondamentaux de la psychanalyse avec les des catégories symboliques émergentes. D’autres ap-
approches actuelles des neurosciences et des sciences proches contemporaines de l’émergence de l’esprit
cognitives. Il s’agit d’une construction synthétique existent. Certaines s’inspirent des modèles quan-
dont l’intérêt se mesure à l’intelligibilité nouvelle tiques. Acceptons cette inconnue préliminaire et
qu’elle peut peut produire en unifiant des données considérons que le psychisme peut être décrit par un
disjointes et au gain d’opérativité qu’elle peut pro- agencement topique, c’est-à-dire une description spa-
duire en clinique, à la fois sur le plan thérapeutique tiale de ses éléments constituants.
et sur le plan nosographique. Il va de soi que ces ob- L’organisation topique du soi. - L’organisation to-
jectifs sont tangentiels. pique est celle du soi, instance psychique émergente
Prolégomènes. - Le psychisme, ensemble des acti- de l’évolution de l’organisme vers la complexité. Sur
vités mentales conscientes et inconscientes, émerge ce point, nous nous plaçons dans une perspective
de l’inter-connectivité neuronale. La nature précise lamarkienne ; non pas au sens de l’hérédité des ca-
de cette émergence est encore inconnue. Elle peut ractères acquis mais au sens d’une poussée constante
être approchée en considérant le modèle minimal des structures biologiques vers la complexification.
d’un réseau de neurones formels (type Perceptron L’évolution des organismes vivants tend vers la com-
ou carte de Kohonen) qui possède des propriétés plexification croissante. Le système mental est la
émergentes de classification d’événements et de co- phase ultime de l’évolution de la complexité sur une
dage symbolique sans que ces propriétés émergentes des différentes lignes évolutives du vivant. Cela ne
puissent être localisées à un endroit particulier du signifie pas que la complexité d’un organe soma-
réseau. À l’échelle complexe d’un cerveau biologique, tique, voire d’un organite, soit moins complexe que
ces propriétés d’émergence deviennent compatibles celle de l’esprit. Il existe une complexité prodigieuse
avec la notion d’un esprit (Mind ) émergent de l’inter- - quasi fractale - à toutes les niveaux du vivant. Mais
connectivité neuronale et capable d’opérations sym- l’intégration progressive des fonctions organiques au
boliques. Le symbolique émerge des contraintes por- cours de l’évolution du vivant entraı̂ne la nécessité
tant sur un système dynamique complexe capable de développement de systèmes de régulation dont
d’auto-organisation. Sous la pression de l’environne- l’intégration entraı̂ne le développement des fonctions

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mentales. Celles-ci ne constituent pas la borne ul- permettant l’interface de l’individu avec les systèmes
time de l’évolution. Le développement des techno- collectifs (groupes, sociétés, idéologies, religions) au
logies numériques de l’intelligence et leur interface travers des fonctions d’individuation et de virtuali-
progressive avec le vivant attestent que l’évolution sation (projection anticipatrice de la réalisation de
vers la complexité des régulations a quitté l’ancrage soi). Certaines formes pathologiques du soi touchent
du corps et du cerveau (≪ homme augmenté, trans- ainsi spécifiquement les relations entre l’individu et
humanisme ≫). Si cette évolution semble sans limite, les organisations collectives.
elle n’est pas pour autant univoque. Le processus La métaphore du système dynamique complexe. - Le
d’évolution vers la complexité peut s’inverser et se soi est doté des propriétés auto-organisatrices des
dégrader. Nous réinterprétons ainsi la notion freu- systèmes dynamiques complexes :
dienne de pulsion de mort en la considérant comme
une tendance à la dégradation de la complexité du 1. dépendance des conditions initiales,
soi (réduction de dimensions) allant vers la mort1 . 2. historicité
Toute évolution progrédiente du soi, allant vers la
3. singularité
réalisation de son programme nucléaire de réalisation
(Kohut, 1971) s’effectue contre une force contraire 4. dépendance des conditions initiales,
tendant à sa désorganisation. 5. composition en attracteurs,
Interprétation des pulsions de vie et de mort. - Les 6. émergence de nouvelles organisations
notions freudiennes d’Eros et de pulsion de mort sont 7. holisme
réinterprétées. Eros correspond à la poussée évolutive
vers la complexité, avec ses propriétés d’émergence Ces propriétés seront détaillées plus loin dans le
de structures nouvelles (fonctions mentales). À la texte. L’application de la théorie des systèmes com-
notion de pulsion de mort correspond la tendance plexes à la vie psychique est une analogie axiomatique
à la dégradation en complexité de tout organisme mais sa réification est plausible. L’inter-connectivité
vivant et allant vers la mort individuelle. En ac- neuronale, le comportement dynamique des réseaux
cord avec la conception de Jean Laplanche (1987), neuronaux, les oscillations observables dans les co-
nous conservons la notion de l’existence d’une pul- lonnes corticales, les dynamiques de neuro-régulation,
sion sexuelle avec les propriétés spécifiques de la pul- les cinétiques d’action des neuromédiateurs, sont
sion (source, but, poussée, objet). La pulsion sexuelle quelques éléments parmi beaucoup d’autres justi-
a un statut particulier dans l’espèce humaine (di- fiant l’application au fonctionnement neuronal de
phasage, indépendance des buts génitaux, étayage la théorie des systèmes dynamiques complexes.
sur les fonctions physiologiques, poussée continue). Les neuro-modulateurs, dopamine, sérotonine, no-
Elle peut s’immiscer dans les conduites agressives - radrénaline, permettent d’initier, d’inhiber ou de re-
conduites biologiques innées visant au maintien de hausser ≪ l’information ≫ en modifiant les contrastes
l’individuation du soi et dont une des formes pa- entre les zones neuronales activées. Les trois systèmes
thologiques est la rage narcissique (Kohut) - comme de neuro-régulation présentant des cinétiques dis-
dans le sadisme et se retourner sur le corps propre tinctes (rapide et lente) génèrent des dynamiques de
comme dans le masochisme. Une part de la pulsion couplage (résonance, déphasage) dont la modélisation
sexuelle est dérivée vers le maintien du soi (narcis- impose le recours aux modèles mathématiques de la
sisme secondaire). Le maintien du caractère holis- complexité. Nous admettons que la vie psychique est
tique du soi est similaire avec ce que Freud appe- implémentée dans la complexité des systèmes dyna-
lait les pulsions d’autoconservation du moi (première miques neuronaux. Elle en est une émergence mais
théorie des pulsions). Au-delà de la complexité du soi, elle est aussi en elle même une structure dynamique
commencent les systèmes complexes sociaux et cultu- complexe dont il convient d’identifier les composants.
rels. Le soi est la topique de complexité supérieure Évolution et dégradation d’un système complexe. -
Ce choix méthodologique permet d’exploiter les pro-
1. Conception proche, mais non identique, de celle de priétés d’un système complexe sans se préoccuper de
l’école de psychosomatique de Paris (Marty, 1976).

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son substrat, ni connaı̂tre avec précision les condi- disciplinaires. La complémentarité des approches est
tions de son implémentation. Par contre, les pro- la seule voie possible de connaissance scientifique.
priétés de la complexité permettent de se représenter Une telle approche nous impose d’abandonner l’idée
l’évolution d’un système. Tout système dynamique d’une description du psychisme en utilisant unique-
complexe doté de capacités d’auto-organisation, ment les apports de la psychanalyse. Celle-ci s’avère
plongé dans un environnement comportant le ha- nécessaire pour la description du sens des actions,
sard, évolue en modifiant ses états intérieurs et en des relations d’objets, des processus de formation du
générant des morphologies et des fonctions nouvelles rêve, de la sexualité infantile, (etc.) elle est insuffi-
(Atlan, 1979). L’évolution ultime d’un système doté sante pour décrire la construction de la réalité objec-
de propriétés auto-organisatrices est la génération tive ainsi que celle du monde représentatif interne.
d’une instance capable d’anticipation, de prendre des Elle ne rend pas compte de l’ensemble des formes
décisions, grâce à sa conscience réflexive2. Le système psychopathologiques. Prendre conscience des limites
peut évoluer vers un macro-système de complexité d’une discipline n’est pas un aveu d’échec mais un
supérieure. La complexité d’une cellule biologique gain scientifique. Les limites de la psychanalyse ne
s’intègre dans un tissu, un organe, un appareil, un or- signifient en aucune façon d’invalider la totalité de
ganisme. Inversement, un système peut se dégrader. ses apports. De même, les prétentions des sciences
À la suite d’échecs de régulation, la réduction en com- cognitives et des neurosciences à rendre compte de
plexité entraı̂ne la stabilisation sur un niveau de rang l’ensemble du psychisme sont des impostures si elles
inférieur tout en conservant les propriétés holistiques négligent la réalité de l’inconscient, du refoulement,
du niveau supérieur. La dégradation complète de la du destin particulier de la sexualité dans l’espèce hu-
complexité entraı̂ne le système au-delà d’un palier maine, etc. L’intégration de ces différents vecteurs
définissant son existence et aboutit à sa disparition d’approche est possible au sein d’une approche assu-
(mort). mant la complexité. L’approche du psychisme par la
Sections locales dans un système complexe.- La complexité, constitue une troisième étape historique,
psychologie, la psychanalyse, les sciences cogni- après l’approche par la transmission originaire (Dar-
tives, les neurosciences opèrent des sections locales win, Freud), puis par l’approche structurale (Lacan).
à l’intérieur de la complexité de ce système dy- Elle n’invalide pas les approches antécédentes mais
namique et parviennent chacune à une intelligi- les intègre dans un espace plus large. Par contre, elle
bilité partielle, donc sectorielle. Les sciences cog- laisse de côté les excursions illégitimes de ces deux pa-
nitives identifient les formes stables du traite- radigmes historiques ayant tenté, comme il est normal
ment cognitif (modules de traitement de l’infor- dans l’histoire des sciences, de vivre ≪ au dessus de
mation), les neurosciences cherchent à décrire les leurs moyens ≫. Ces excursions au-delà des moyens
implémentations de ces modules dans les structures propres de chacun des deux paradigmes antécédents
neuro-anatomiques, la psychanalyse vise à expliquer sont repérables aux points de crispations idéologiques
le sens des conduites, les relations d’objets, la signi- et institutionnelles.
fication des fantasmes, des rêves, des actes manqués. Les propriétés du soi.- Jusqu’à présent, l’instance
Sur un plan épistémologique, ces disciplines sont des du soi n’a pu être décrite de façon correcte en l’ab-
vecteurs d’approche parvenant à définir chacune des sence d’une compréhension claire de la nature dy-
secteurs de rationalité. Aucune ne peut prétendre à namique des processus complexes et en particulier
l’universalité de la compréhension du psychisme. Res- du phénomène de la récursivité. On décrira cette
ter cantonné dans un seul secteur est une erreur sur récursivité de la façon suivante. Soit une entité E1
le plan épistémologique. Le réel ignore les partitions émettant un flux vers l’objet O. Du fait de l’émission
de ce flux, elle se transforme en une nouvelle entité E2.
2. Pour Alain Berthoz (2013), la capacité à prendre
Si une part du flux, ou la totalité, revient vers E2, l’en-
des décisions n’est pas localisable dans une structure tité ne redevient pas à l’état initial E1 mais devient
neuro-anatomique mais est une propriété fondamen- E3. L’entité a d’abord été modifiée par l’émission du
tale du système nerveux, en tant que système com- flux (une perte), mais pour assimiler le gain du retour
plexe.

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(le flux récursif), elle doit modifier son organisation systèmes complexes. Les positions schizo-paranoı̈des
interne. En tant que système complexe, le soi possède (PS ) et dépressives (D) (Mélanie Klein)4 , le soi gran-
les propriétés suivantes : diose et l’imago parentale idéalisée (Kohut) sont
des attracteurs psychiques, c’est-à-dire des états
1. C’est une instance holistique, dont le fonctionne- existant virtuellement et se définissant mutuelle-
ment global ne peut être décrit par la simple jux- ment par opposition. D’autres attracteurs peuvent
taposition de ses constituants. Sa nature est auto être décrits (par exemple : la position autistique).
poı̈étique dans le sens donné à ce terme par Fran- Lorsque le soi est sous la domination d’un attrac-
cesco Varela (1995) et correspond également aux teur, il développe des régulations spécifiques. La psy-
caractéristiques holistiques attribuées par Goldstein chopathologie décrit soit les échecs de ces formes
à l’organisme (Goldstein, 1934). Cette propriété a de régulations soit des régulations excessives entra-
fait obstacle à la reconnaissance du soi en tant vant l’adaptation du sujet à la réalité. La psychopa-
qu’instance. Cette propriété explique le sentiment thologie générale consiste à décrire le paysage glo-
d’unité et de complétude, malgré des déficits cog- bal d’attracteurs. La nosographie en est l’espace des
nitifs, sensoriels et moteurs. Elle permet de com- phases. Des modifications de cet espace de phases
penser des perturbations de fonctionnement par des peuvent être obtenues soit en partant d’une action
régulations internes autoplastiques (pensées) et ex- bottom-up neurophysiologique (action psychophar-
ternes alloplastiques (actions). L’autorégulation du macologique), soit en partant d’une action up-bottom
soi est téléonomique. Elle se confond avec sa forme à partir des représentations mentales (action psy-
d’existence. La stabilité structurelle du soi impose chothérapeutique)5 . Il n’existe donc pas d’opposi-
la cohésion des éléments de la réalité physique qui tion systématique entre la psychiatrie biologique et
sont donnés de façon partielle par la perception en la psychanalyse mais complémentarité. Les pratiques
générant des objets mentaux manipulables par la cliniques réelles contemporaines illustrent ce fait où
pensée. de nombreux patients, en particulier ceux présentant
2. La stabilité structurelle du soi est dépendante des des dépressions avérées et ceux présentant des dis-
limites des champs de régulation définissant un pa- sociations du soi, entreprennent simultanément une
lier de stabilité (attracteur du système). Au-delà des psychothérapie et un traitement psychopharmacolo-
limites, le soi bifurque de façon catastrophique vers gique.
un autre palier. L’ensemble de ses limites constitue 4. L’instance du soi est sensible aux conditions initiales.
la figure de régulation du système. Elle est de na- Le développement du soi par agrégation progressive
ture topologique et comporte des points singuliers à des noyaux originaires dans la toute petit enfance
valence critique. Si les régulations échouent à main- est fortement sensible aux perturbations. L’impor-
tenir la stabilité structurelle, le soi peut se modi- tance des traumatismes précoces comme celle des
fier et chercher à se stabiliser sous des formes nou- évènements de l’enfance sont éclairées par cette pro-
velles induisant des manifestations de dissociation priété, de même que l’importance de la réélaboration
considérées comme psychopathologiques. Les patho- en psychothérapie de l’enfance réelle et fantasmée.
logies dites ≪ psychotiques ≫ sont des échecs de cette 5. L’instance du soi intègre l’histoire de son dévelop-
fonction (dissociation du soi) et non pas, primitive- pement. Cette propriété d’historicité éclaire l’im-
ment, l’expression de conflits entre le moi et un moi portance du passé dans toute dynamique psychique.
idéal tyrannique ou entre le moi et la réalité. L’au- Le soi conserve la trace des traumatismes et des
tisme est une forme de régulation du soi3 . régulations (parfois pathologiques) qu’il a mis en
3. Ses éléments constituants sont des noyaux de sta- place pour se protéger du risque de déstructuration.
bilité, les états mentaux, comparables à des attrac- Les formes observables en psychopathologie ne sont
teurs vers lesquels convergent leurs trajectoires in- donc pas toutes construites sur le modèle de la
ternes d’évolution. Les relations (conflits, bifurca-
tions, fusions) entre ces attracteurs définissent les 4. C’est Bion qui a le plus clairement décelé que les
états mentaux du soi. Plusieurs attracteurs ont été deux positions kleiniennes coexistent virtuellement et
identifiés sans que leur nature aient pu être recon- se constituent mutuellement par leurs antagonismes.
nue faute de la connaissance de la dynamique des En termes de la théorie de la complexité, les deux po-
sitions PS et D sont des attracteurs en compétition
dans l’espace des phases des états mentaux.
3. Cf. Éloge de la pensée autiste, EAC, 2015. 5. Cf. Seron et Jeannerod, 1998, p. 71.

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défense névrotique mais beaucoup sont des conduites modes de stabilisation entre les deux attracteurs
à visée régulatrice nécessaire au maintien de la stabi- déterminent la variété des expressions de l’individua-
lité structurelle du soi (et non à l’équilibre d’un moi tion qui peut également varier en fonction des cir-
menacé par l’irruption d’une représentation pulsion- constances (guerre par exemple). De par son histoire,
nelle). chaque soi est singulier et cherche à se distinguer par
6. Elle est singulière. La singularité du soi est déter- la construction d’une identité au travers d’un projet
minée à la fois par les conditions biologiques de l’uni- de réalisation individuelle (le programme nucléaire
cité individuelle, par l’historicité où deux individus de soi). La montée en puissance des thérapies de
ne peuvent vivre la même expérience, et par le travail développement personnel s’explique, en partie, par
du soi et de sa fonction d’individuation, poussant à les idéologies contemporaines visant à une réalisation
la démarcation de l’autre. L’exemple trivial est ce- individuée de soi. Toutefois, ces nouvelles approches
lui de la poussée à la différenciation existant dans la négligent la négativité interne, l’ambivalence, les
plupart des fratries. La poussée à la singularité s’ob- conflits psychiques découverts et traités par la psy-
serve aussi à l’échelle des groupes où elle s’oppose à chanalyse. Elles sont ainsi majoritairement des tech-
la tendance à la fusion. niques suggestives exploitant l’idéalisation de soi.
A contrario, la cure analytique, qui tient compte
Les trois fonctions du soi. - Muni de ces propriétés, de la négativité (transfert négatif, agressivité, sa-
le soi assume trois fonctions : disme, réaction thérapeutique négative,. . .) est in-
complète si elle néglige ce mouvement progrédient
1. L’individuation psychique est nécessaire à l’existence de réalisation individuée de soi et le réduit à des for-
d’un individu en tant qu’être autonome dans ses mations réactionnelles, à des avatars d’une relation
réalisations et dans sa pensée. Il n’y a pas sur Terre d’objet ou à une logique de désir, centrée sur l’illu-
deux individus strictement identiques sur le plan sion imaginaire (objet a chez Lacan).
morphologique (à l’exception aux limites du cas des
jumeaux homozygotes). Sur le plan mental, l’indivi- 2. La cohésion mentale est nécessaire à la gestion
dualité est sans exception. Même si, la banalité de cohérente de la multiplicité des informations percep-
la pensée est une chose très partagée, il n’existe pas tives et intéroceptives et du maintien d’une unité
deux banalités identiques. Quelque chose d’autre que intégrative. Le caractère holistique du soi (maintien
la similitude des expériences vécues, pousse à l’indi- auto adaptatif d’une constance où le tout dépasse la
viduation psychique. Cette individuation implique la somme des parties) permet la gestion des inférences
récursivité du soi sur lui-même et donc à l’existence contradictoires (conflits cognitifs) et la synthèse
de la conscience de soi. Cette conscience de soi est d’objets mentaux rendus cohésifs par le faisceau
une nécessité cognitive. Penser à quelque chose et de l’intention. La phénoménologie d’Husserl et les
anticiper une action nécessitent la représentation de sciences cognitives contemporaines explicitent cette
soi dans une scène mentale imaginée où l’action à fonction de cohésion intentionnelle assumée par le
venir se virtualise. La singularité d’une expérience soi. Le soi maintient sa stabilité structurelle par des
réfléchie induit ainsi nécessairement l’individuation. régulations. Il assure la complétude perceptive, la
Cette fonction d’individuation est un travail du soi, vicariance des fonctions, l’intermodalité sensorielle,
mis sous tension constante entre deux positions at- la construction intentionnelle. Il assume une fonc-
tractantes extrêmes, identifiées par Heinz Kohut, tion cognitive majeure par la possibilité d’unifier les
soit le soi grandiose, tentant annihiler l’existence de composantes de la cognition dans l’intentionnalité.
l’arrière-plan social, et l’identification à une imago Sur le plan neuropsychologique, cette fonction re-
parentale idéalisée générant la fusion dans un idéal couvre les fonctions exécutives, mais elle ne s’y réduit
collectif, avec annihilation de la démarcation indi- pas, en particulier par le rôle de la représentation de
viduée, position observable dans les idéologies et les soi dans l’intentionnalité. Ces aspects apparaissent
religions. L’individuation psychique est l’objet de va- clairement dans le phénomène de l’immersion vir-
riations en fonction des différentes cultures d’ap- tuelle et de l’utilisation psychothérapeutique des
partenance et des différents systèmes anthropolo- jeux vidéo6 .
giques. Dans certains systèmes anthropologiques, le
soi individuel est entièrement sous la domination
6. Virole B., ≪ La technique des jeux vidéo en psy-
d’une position attractante extrême visant à la fusion
chothérapie ≫, Subjectivation et empathie dans les
dans une structure communautaire. Les différents mondes numériques, S. Tisseron ed., Dunod, 2013.

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3. La virtualisation nécessaire à la réalisation d’es- la philosophie d’Edmund Husserl7 . L’identification de


paces mentaux dans lequel le sujet se voit représenté l’objet, que Husserl appelle synthèse logique, est sou-
au sein de scènes mentales anticipées, imaginées, mise à une expérience de l’écoulement des flux d’es-
remémorées, permettant la génération d’hypothèses, quisses. Ce flux des esquisses d’objet, présentations
le raisonnement et la réalisation de désirs (cadre multiples de ces contours apparents, constitue une
des fantasmes freudiens). Les processus mentaux
première synthèse ≪ cinétique ≫. Cette synthèse des
de virtualisation sont conscients, d’autres sont in-
flux d’esquisses comporte trois classes de mouve-
conscients au sens qualitatif du terme. Le lan-
gage est le mode privilégié de la virtualisation. La ments :
générativité de l’énonciation, comme celle de la subli- 1. le mouvement oculaire permettant de suivre les
mation, sont éclairées par la propriété d’émergence déplacements des objets ;
de la virtualisation inhérente à la complexité du 2. le mouvement du corps entier ;
soi. La compréhension de cette fonction impose une
3. le mouvement des objets eux-mêmes.
réinterprétation de la notion de représentation men-
tale et son remplacement par le notion d’objets men- La synthèse de ces trois classes de mouvements
taux insérés dans des scènes et des scripts dans lequel
ne peut se réaliser qu’au travers d’un espace com-
le sujet intentionnel se voit représenté. La virtuali-
mun de contrôle, celui de la kinesthésie. La ki-
sation est distincte de la notion d’imaginaire car elle
nesthésie contrôle donc la perception. Elle le fait
n’est pas une processus passif de soumission à des
images imposées par les identifications mais bien un
au travers des corrélations entre les déplacements
d’images et les mouvements kinesthésiques. À par-
processus actif de création d’une néo réalité interne
pouvant se projeter par l’action dans le monde réel, tir de l’intériorisation de ces corrélations se réalise
l’interprétation de la cause du changement d’image.
si elle n’est pas entravée par des conflits et des in-
L’identité des objets émerge ensuite de l’intentionna-
hibitions. La narration, la construction de récit sont
typiquement des formes de la virtualisation. En ana- lité perceptive comparable à une rayon qui en traver-
lyse, la cure peut amener le patient à se raconter sant le flux des esquisses perceptives et en permet en-
comme s’il était lui-même son propre romancier. suite la synthèse. Les opérations synthétiques à visée
intentionnelle constituent l’essence de l’ensemble des
Relations du soi aux opérations cognitives. - Entre
fonctions cognitives dites de ≪ haut niveau ≫ comme
le soubassement neurophysiologique et les opérations
la mémoire, les jugements et le raisonnement.
mentales (évocation des images mentales, raisonne-
ment, imagination, langage), il existe un niveau in- La représentation comme complexe sémiotique. -
termédiaire comportant des structures différenciées En reprenant une part des conceptions proposées
et assumant des fonctions spécifiques. Ce niveau est par Jean Petitot, nous concevons la description du
décrit par la neuropsychologie cognitive. Elle est par- monde interne représentatif comme constitué à la
venue à décrire de façon détaillée l’enracinement des base de classes sémantiques fondamentales, exerçant
scènes mentales dans la perception visuelle. La vision une fonction de prégnance au sens de René Thom,
permet la formation d’une esquisse de l’objet à partir qui sont phylogénétiquement héritées des grandes
de trois opérations successives. La première est une régulations éthologiques. Ces classes sémantiques
analyse de l’image sensorielle de l’objet consistant à sont déductibles des grands universaux anthropo-
extraire ses contours (Marr, 1982). Le second niveau logiques de l’imaginaire (nature/ culture, mascu-
représente le monde comme composé de surfaces dans lin/féminin, humain/divin, vie/mort, parent/enfant).
un espace à trois dimensions. Le troisième et dernier Tous les espaces sémantiques secondaires (hypo-
niveau est celui des volumes matériels et de leurs pro- nymes) associés à ces grandes régulations sont des es-
priétés. À ce niveau qu’opèrent les opérations cogni- paces polarisés affectivement sous une forme binaire
tives supérieures, avec la décomposition des formes et opposée de répulsion et d’attraction. À l’intérieur
en parties et la constitution des classes d’objets. La de ces espaces, la sexualité humaine a un statut par-
construction de la représentation mentale se réalise à ticulier en s’investissant de façon libre sur l’ensemble
partir du codage des contours des formes. De façon
remarquable, ces données ont corroboré les thèses de 7. Husserl E., Idées directrices pour une phénoménologie,
(trad. P. Ricœur), Gallimard, Paris, 1950.

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des sèmes issus de ces classes et peut ainsi inves- de contournement de la censure peuvent ne pas rele-
tir, par exemple, des sèmes liés à l’agression (sa- ver de ces processus morphodynamiques, mais ceux-ci
disme) et modifier la polarité de cette dernière (maso- sont si présents, en particulier dans l’analyse des su-
chisme). C’est là un des apports fondamentaux de la jets présentant une absence d’expression en langage,
psychanalyse. Ces grandes classes sémantiques sont que nous sommes enclins à évaluer fortement leur
organisées autour de schèmes morphodynamiques, importance9 . Selon nous, les compromis entre censure
en nombre limité, correspondant à des catastrophes et exigence de représentation de la motion de désir
élémentaires et dont on retrouve trace dans la typo- laissent passer l’ossature formelle sous-jacente à la
logie des verbes (Tesnières, Thom). Ces verbes struc- représentation inconsciente. Le refoulement ne touche
turent l’énoncé en contraignant le nombre d’actants que la part sémantique et non pas la structure topo-
(valence). Mais même en dehors de l’expression en logique qui se propage sur l’objet substitutif. Dans
surface dans la langue, ces schèmes dynamiques sont la cure, l’attention aux phénomènes de seuils entre
les éléments de base du flux représentatif et sont pensées, rêves, fantasmes, énonciation, peut être ainsi
les moules prototypiques dans lesquels sont coulés enrichie par la connaissance de ces dynamiques.
les éléments de signification (sèmes). La composition Cette conception de la représentation mentale
de l’ensemble de ces éléments forge les scènes men- comme complexe sémiotique est, à notre sens fon-
tales, qui sont dynamiques, organisées de façon pro- damentale, pour comprendre la schizophrénie et l’au-
cessuelle, et dont la base profonde est la nécessité de tisme (Virole, 2011, 2015). Elle est également utile
la mentalisation pour l’évaluation de l’action. Tou- dans la compréhension des matériaux signifiants re-
tefois, il est erroné de penser que la mentalisation cueillis en psychanalyse ≪ classique ≫. Il existe des
consciente de ces représentations est à la source du formes innées, des topologies sources, guidant les ac-
déclenchement de l’action. Nous savons aujourd’hui tions de base pour la survie et l’individuation, et
que la représentation consciente d’une intention suit auxquelles sont attachées les dynamiques de plai-
le déclenchement de l’action et non pas le précède. sir et de déplaisir. Enfin, cette conception permet
La décision consciente n’est pas la cause du mouve- d’imaginer un modèle simple de la relation entre
ment mais sa conséquence. Les mouvements mentaux la neuro-modulation et les représentations mentales.
intentionnels conscients ne sont pas les causes de nos L’idée centrale est que la régulation doit être com-
actions mais les marqueurs réflexifs d’une action déjà prise comme l’éablissement d’interfaces de seuil (idée
engagée (Libert, 1985)8 . proposée depuis longtemps par René Thom). La
Il existe donc deux inconscients : un inconscient représentation mentale stabilise le processus dyna-
cognitif où ces flux de représentations permettent mique en constituant un index symbolique sur le-
une réévaluation de l’action, une sorte de contrôle a quel il est plus aisé pour l’organisme d’inférer des
posteriori, et l’inconscient au sens freudien, où cer- conduites de régulation que sur le processus dyna-
tains complexes de représentation sont activement mique en lui-même.
écartés du flux de la mentalisation par le refoule- Implémentation biologique du soi. - Le soi est une ins-
ment. Le refoulement, au sens freudien, désorganise tance mentale émergente mais il possède également
les complexes sémantiques porteurs d’un risque de une implémentation biologique. Les opérations men-
désorganisation du moi, mais laisser passer à titre tales, conscientes et inconscientes, sont implémentées
de compromis soit le schème dynamique lui-même dans les structures neuronales dont l’architectonie et
(cas de la ménagère qui frotte le robinet/pénis comme les fonctionnalités sont en grande partie déterminées
substitut masturbatoire), soit un schème morpholo-
gique (cas de l’oubli du parapluie dont la forme al-
longée rappelle celle du pénis). Les autres procédés 9. Cf. notre thèse de doctorat en psychopathologie dont
une part est consacrée à la psychanalyse des personnes
sourdes et muettes et utilisant la langue des signes,
8. Libert Benjamin (1985) ≪ Unconscious Cerebral Ini- langue en grande partie idéogrammatique dévoilant
tiative and the Role of Conscious Will in Voluntary de façon exemplaire les schèmes morphodynamiques
Action ≫, The Behavorial and Brain Sciences, 8 : 529- sous-jacents aux représentations mentales (publiée en
566. partie Psychologie de la surdité, 1996, 2006 troisième
édition).

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Figure 1 – Schéma des relations intégratives entre les trois topiques. La réflexivité du moi
fait émerger une nouvelle instance intégrative, le soi, doté de fonctions propres : individuation,
cohésion cognitive, virtualisation. Cette dynamique d’émergence du soi existe depuis le début de
la vie psychique, mais elle est observable sous une forme achevée après l’instauration des autres
topiques.

génétiquement. Elles ne sont pas spécifiquement hu- les entités psychopathologiques, y compris les formes
maines. Elles sont constitutives de notre orgnisa- non psychiatriques, comportent une détermination
tion biologique animale. Elles sont orientées vers neurobiologique se manifestant sur le plan cognitif.
l’adaptation optimale de l’organisme à son environne- Cette détermination n’est pas unique, elle ne peut
ment. Elles peuvent subir des pathologies spécifiques, pas rendre compte à elle seule de la cause d’un
inhérentes à la complication de leur agencement et trouble, mais elle existe et ouvre un champ nouveau
aux aléas du développement. La psychiatrie contem- d’opérativité. Les thérapies cognitives agissent sur
poraine a montré que ce niveau biologique était ce plan (identification des scripts de comportements,
impliqué causalement dans la survenue d’un grand analyse des scènes mentales pathogènes, contourne-
nombre d’entités psychopathologiques. En fait, toutes ments des processus cognitifs inopérants dans les
les entités psychopathologiques possèdent une signa- remédiations cognitives, maı̂trise du stress).
ture biologique particulière. Pour certaines d’entres Constructions objectives et relations objectales. - Les
elles – pas toutes - une action modificatrice des processus mentaux permettant la saisie perceptive
soubassements neurophysiologiques par une action du réel, son traitement informationnel, sont des pro-
psychopharmacologique agissant sur les balances de cessus déterminés en grande partie génétiquement.
régulation entre neuromédiateurs aboutit à des effets Ils se mettent en place progressivement au cours du
thérapeutiques majeurs. De façon générale, le concept développement, de façon relativement indépendante
de causalité psychique doit donc être réévalué. Toutes des expériences relationnelles (sauf aux limites). Il

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nous faut donc accepter l’idée d’un soi préconstitué, veux qu’avec le système immunologique et le système
possédant ses lignes de développement et donc la hormonal (neuroendocrinien) mais, en tant qu’ins-
fonction première est l’adaptation à la réalité ex- tance holistique, il présente une réalité psychique non
terne. Le refus de la psychanalyse française à accep- déductible strictement de son soubassement. La to-
ter ce fait, et à caricaturer (souvent, en particulier pique de la complexité du soi permet des liaisons
dans le courant lacanien) le moi adaptatif d’Hart- constructives avec les apports des neurosciences et
mann ne résout pas le problème de son incapacité des sciences cognitives tout en respectant les apports
à pouvoir penser à la fois l’existence d’une struc- fondamentaux de la psychanalyse (le statut électif de
ture prédéfinie de l’organisation mentale et la concep- la pulsion sexuelle, le refoulement, le narcissisme).
tion topique d’un moi se différenciant du ça. La psy- La psychopathologie comme paysage d’attracteurs. -
chanalyse a tendance à confondre les relations ob- Le soi possède sa propre psychopathologie (en partie
jectales avec la construction objective de la réalité abordée par la description classique des troubles nar-
(sauf chez Jean Laplanche, très précis sur ce point10 ).cissiques). La distinction générale névrose / psychose
Le développement de la libido, l’auto-érotisme, les et celle opposant les névroses de transfert (hystérie,
phases orales, anales, phalliques, rendent compte des phobie, obsessionnelle) avec les névroses narcissiques
soubassements de la relation objectale, mais pas de est abandonnée et il lui est substituée une nosogra-
la construction de la réalité objective. Les sciences phie dynamique assimilable à un paysage d’attrac-
cognitives décrivent ce niveau. Il existe des inter- teurs en compétition, chacun d’entre eux correspon-
actions entre ces deux niveaux de détermination, dant à une stabilisation, parfois métastable, de l’orga-
objectales et objectives. Il existe ainsi un niveau nisation structurale des états du soi. Les attracteurs
de détermination de la personnalité qui n’est pas attirent à eux des représentations, des fantasmes, des
analysable en termes de relations d’objets ni de désirs, des identifications. Leur coexistence exerce
conflits d’instances, mais en termes de styles cog- une tension dynamique sur le soi11 . Les notions de
nitifs. Ce niveau n’est pas lié à une prédisposition fixation et de régression sont réinterprétées comme re-
pulsionnelle particulière mais à une configuration levant de la domination d’un attracteur sur un autre.
développementale. Il existe ainsi des styles cognitifs Si des modifications interviennent sur les paramètres
associés à la structuration des personnalités (Huteau, de commande (phases et aléas du développement de
1995). la sexualité, circonstances diverses de la vie, effets de
Soi et neuropsychologie cognitive. - Le soi ne se traumatismes, etc.), alors des changements peuvent
confond pas avec l’agencement des modules de traite- intervenir modifiant la suprématie d’un attracteur sur
ment cognitif décrit par la neuropsychologie cognitive un autre.
ni avec la réunion des structures neuro-anatomiques Dans ce cadre de modélisation, l’espace des états est
sous-jacentes aux fonctions mentales. Le soi est certes celui du soi, de ses opérations cognitives et des ressen-
dans une relation de dépendance vis-à-vis des struc- tis affectifs, l’espace de commande est celui de la neu-
tures neuro-anatomiques (pas de psychisme sans cer- rophysiologie (lieu de cinétiques de neuromédiateurs,
veau) mais la description, même précise, du fonction- des effets des régulations hormonales), et l’espace de
nement de ces structures ne permet pas de rendre bifurcation est l’ensemble des facteurs génétiques et
intelligible le fonctionnement du psychisme. Ainsi, des facteurs cliniques. Si un ou plusieurs de ces fac-
une organisation neuropsychologique peut être lésée teurs présentent une intensité qui va au-delà de la
dans de larges proportions, impliquant des déficits figure de régulation du soi, celui-ci se déforme et mo-
fonctionnels en mémoire, langage, raisonnement tout difie son espace de phases. Les formes prises par le
en laissant apparaı̂tre un fonctionnement psychique soi soumis à des excès de contrainte correspondent
préservé (sauf aux limites extrêmes). Les fonctions du à des réalisations psychopathologiques. Les entités
soi sont distinctes des fonctions neuropsychologiques. psychopathologiques sont des extrema, des singula-
Le soi est certes en relation tant avec le système ner-

11. Kohut H., The restoration of the self, 1977, University


10. Cf. Entre autres ouvrages Vie et mort en psychanalyse of Chicago Press, 2009.
et Nouveaux fondements pour la psychanalyse

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rités positionnelles sur la surface de réponse (espace rellement pas son opposition au surmoi et au ça. La
des phases) d’un système dynamique (le soi) contrôlé notion de soi rend compte de la réflexivité observée
par plusieurs espaces de facteurs (génétiques, neu- dans le discours du patient. En analyse, on dit fonda-
rophysiologiques, cliniques). La normalité psychique mentalement ≪ moi, je. . . ≫. C’est-dire que l’on parle
consiste à rester dans les cols et talwegs sans chu- de soi, en intégrant le moi dans ses rapports à ses
ter dans les minima. La psychopathologie résulte des objets, et le je dans son rapport à l’énonciation sub-
perturbations de ce système, soit par oscillation per- jective. Cette réflexivité intègre le narcissisme, non
manente (trouble bipolaire), soit par le confinement comme une étape du développement psychique, op-
dans une des positions, soit enfin dans des manifes- posable à la relation d’objet, mais comme une com-
tations de régulation destinées à éviter la chute dans posante structurale du psychisme. Dès le début de
une des positions. Un certain nombre d’entités psy- la vie mentale, la récursivité innée de l’investisse-
chopathologiques présentent des intérêts sélectifs en ment libidinal (narcissisme dit ≪ primaire ≫) induit
terme d’évolution se trouveraient associées à des sta- le développement génératif du soi. Le modèle du soi
bilisations génétiques (Stevens, 1996). de Kohut, ainsi que les travaux des psychanalystes
La technique psychothérapeutique. - Dans le proces- réévaluant le narcissisme (Grunberger, 1971) (Green,
sus psychothérapeutique, le soi est l’instance ren- 1983) ont constitué des avancées considérables en
contrée en premier. Le patient parle de lui, de ses découvrant l’importance structurale du narcissisme
projets, de ses rencontres, des évènements de sa vie, tout au long de la vie psychique et en réinterprétant
de ses relations, de ses déceptions, de son angoisse, ses liens avec les relations objectales.
de sa dépression, de ses symptômes. Le discours est Le cadre psychothérapeutique. - Dans le processus
centré sur la conscience réflexive, donc le soi. Les psychothérapeutique, la régression formelle et tem-
échec de réalisation du soi, en particulier par les porelle du patient est nécessaire pour l’avancée de
entraves placées par la réalité et/ou la névrose (in-
la cure mais elle n’est pas strictement dépendante
hibition, formations réactionnelles) devant le pro- du cadre classique fauteuil divan. L’abstinence de-
gramme nucléaire de réalisation de soi (Kohut, 1971), vant la demande d’amour (de reconnaissance) comme
induisent la symptomatologie des troubles narcis- la neutralité peuvent parfaitement être mises en
siques. L’analyse des entraves névrotiques nécessite place par une relation de face à face qui permet
une analyse en seconde topique et donc une at- de surcroı̂t une réassurance du patient devant les
tention sur les conflits entre le moi et le surmoi risques de décohésion narcissique. La technique psy-
(mais non de l’idéal du moi appartenant à un des chothérapeutique n’est plus centrée sur les aspects
attracteurs de la troisième topique). L’analyse en matériels de la cure type (divan, nombre de séances)
première topique est constante avec l’écoute flottantemais sur un cadre souple permettant le déploiement
de l’analyste sur les modes d’énonciation, les récits et le maniement du transfert (du passé sur l’actuel,
de rêves, les métaphores, les styles, la figurabilité,
des relations objectales anciennes sur l’analyste). La
soit toutes les transformations réussies ou échouées psychothérapie face à face, comme la technique côte
liées au fonctionnement de l’interface séparant pro- à côte avec la médiation des mondes virtuels per-
cessus primaires et secondaires (≪ épaisseur ≫ du mettent un acte thérapeutique complet. L’objectif
préconscient, en particulier dans les structures psy- de la cure est la prise de conscience par le patient
chosomatiques). des entraves (névrotiques et post traumatiques) au
La topique du soi se situe à un niveau de com- libre travail des foncions du soi (individualisation,
plexité distincte des autres topiques mais elle ne les cohésion, virtualisation).
annule pas. Elle présente une organisation structu- Le jeu différentiel entre les topiques. - La thérapie
rale typique (de nature holistique), des propriétés analytique implique un jeu différentiel entre les
spécifiques et assure des fonctions qui lui sont différents topiques ; en première topique, attention
propres. Le soi n’est donc pas réductible au moi de au fonctionnement du préconscient, capacité à fan-
la seconde topique freudienne, qui se définit structu- tasmer, à rêver, à associer, à faire des liens men-

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taux imprévus (etc.) ; en seconde topique, atten- tive de l’un de l’autre pôle selon les circonstances. Ce
tion au conflit entre instances, au transfert des rela- bi-pôle influe sur les processus d’identification, à la
tions objectales (et plus profondément aux investis- fois en terme de personnages (telle ou telle personne
sements sur le modèle de la sexualité infantile, butée de l’entourage, de la famille,, tel ou tel trait de ca-
sadique anale dans les régressions, attraction orale ractère) et en terme de fonctions (masculin, féminin,
dans les dépressions) ; en topique du soi : attention protection, agression, . . .). L’identification hystérique
aux mouvements de restauration du caractère holis- est un cas particulier de l’ensemble de ces processus
tique du soi (avec les conflits entre deux des attrac- d’identification opérés par le soi. On peut discerner
teurs du soi ; l’imago parentale idéalisée – avec ses aux limites des cas extrêmes (identification à la toute
concrétisations par fusions idéologiques et religieuses puissance et négation du monde, abolissement de la
– et le soi grandiose – avec sa concrétisation d’indi- pensée individuelle dans l’idéologie des organisations
viduation mégalomaniaque), attention aux modalités sectaires). Par cette dynamique bipolaire d’identifica-
des transferts narcissiques en alter ego, en rivalité nar- tion, le soi serait ainsi l’interface entre l’individu et les
cissique, en dépendance. En topique du soi, l’objec- déterminations structurales décrites par l’anthropolo-
tif n’est pas d’induire une régression qui ferait ap- gie. Raisonner au sein de la topique du soi permet de
paraı̂tre les éléments œdipiens et auto érotiques mais penser de façon différente certaines problématiques
d’induire des insights sur le développement de soi et de nature anthropologique. En termes de topique du
d’identifier les obstacles (de toute nature). L’insight soi, les formes sociales et culturelles sont des formes
central est lié à l’identification de ce que Kohut ap- stabilisées d’une dynamique de conflit entre les exi-
pelait le programme nucléaire de soi, c’est-à-dire le gences de l’individuation et les exigences du main-
projet, parfois inconscient, de réalisation d’une vie. tien d’une organisation collective allant à l’encontre
À l’intérieur d’une même séance, voire à l’intérieur des intérêts individuels. Par exemple, on peut in-
d’un même énoncé, des éléments peuvent susciter une terpréter les faits religieux en première topique et
mobilisation de l’analyste sur ces différentes dimen- rechercher les effets de refoulement, de déguisement
sions topiques. De façon générale, l’idée est d’instau- symbolique, de censure et de levée de la censure dans
rer un cadre contrôlé (rythme, durée des séances) per- les rituels. On peut les interpréter également en terme
mettant le déploiement de la complexité du patient de seconde topique en spécifiant les instances et les
(de son soi) et sa rencontre avec la complexité du conflits œdipiens mis en jeu dans le phénomène re-
thérapeute, en augmentant ses degrés de liberté. ligieux (assimilation de Dieu au Père primitif, etc.).
Anthropologie. - La composition bipolaire du soi, On peut aussi l’interpréter en termes de topique du
découverte par Kohut, partagée entre d’une part l’at- soi en considérant la façon dont les religions gèrent les
tracteur du soi grandiose, visant à établir une indi- conflits entre le soi et le collectif, voire visent à l’anni-
vidualité absolue et admirée par l’autre, et d’autre hilation du soi (comme dans la plupart des religions
part l’attracteur de l’idéal collectif, visant à abolir orientales). Ces trois niveaux sont complémentaires.
la souffrance de l’individualité dans la fusion dans Dans l’analyse des faits collectifs, comme dans celle
une instance collective (idéaux religieux, politiques, de la réalité psychique d’un individu, l’enjeu tech-
croyances, masse) est un opérateur anthropologique nique est de ne pas les opposer comme générant des
fondamental. Au fond, il s’agit d’une internalisation interprétations contradictoires, mais comme étant des
dans une instance psychique (le soi) du conflit lié angles de vue apposés sur la complexité d’un même
à l’individuation. Etre individué implique une scis- phénomène.
sion avec le monde, source de souffrance et d’in-
stabilité, mais être fusionné avec le collectif entrave
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