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L’ordre psychosomatique
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Du même auteur

Les mouvements individuels de vie et de mort / 1. « Essai d’économie


psychosomatique », Payot, 1976.
Science de l’homme Payot

Pierre Marty
L’ordre psychosomatique
Les mouvements individuels
de vie et de mort / 2
Désorganisations et régressions
© 1980, Éditions Payot
106. bd Saint-Germain, Paris VI*.

ri
AVANT-PROPOS

La connaissance progressive des mouvements individuels de vie et


de mort enrichit la thèse de l’évolutionnisme sur laquelle elle se fonde.
Dans un circuit analogue, les études cliniques se précisent grâce à la
théorie qui se dégage graduellement d’elles. De la même manière la
psychanalyse, qui constitue le modèle, la référence et l’outil indispen­
sables aux travaux de psychosomatique, bénéficie de ces travaux (1).
Nous avons constaté dans le volume précédent (2) l’existence
d’inconnues fondamentales des mouvements de vie et de mort, puis
envisagé les principes généraux de l’économie psychosomatique. Nous
avons ensuite traité des désorganisations et des réorganisations
pathogènes, posant les principes d’une nosographie d’ordre économi­
que. Nous sommes entrés enfin dans l’estimation plus précise des
apparentes inorganisations humaines. Les désorganisations progressi­
ves et les régressions vont retenir maintenant notre attention.
Certaines névroses de caractère au fonctionnement mental irrégu­
lier, se désorganisent parfois gravement sous le poids de multiples
traumatismes. Leur faillite, dont témoigne la dépression essentielle, est
souvent liée aux blessures narcissiques issues d’échecs du Moi-Idéal.
La vie opératoire conduit à reconnaître les principes inconscients
archaïques de l’automation et de la programmation. Ceux-ci nous
entraînent à considérer de plus près les organisations fonctionnelles,
les fixations et les régressions, l’hystérie, les psychothérapies, la
fonction maternelle, l’intervention médicale.

(*) Cf. Michel Fain, Une conquête de la psychanalyse : Les mouvements individuels
de vie et de mort de Pierre Marty. Revue française de Psychanalyse, N° 4, 1976, p.
741, P.U.F., Paris.
O Les mouvements individuels de vie et de mort, Payot, Paris, 1976 ; 2* éd. 1979
(P.B.P. n° 361).
8 AVANT-PROPOS

Les notions de régressions à l’intérieur de l’organisation inconsciente


première, et de régressions intra-fonctionnelles, semblent devoir s’ajou­
ter à celles qui furent décelées par Freud, lesquelles peuvent s’appliquer
sans encombre à l’ensemble psychosomatique individuel. L’intérêt
théorique et pratique d’une distinction entre régressions globales et
régressions partielles s’impose, qui spécifie les lignes évolutives concer­
nées. L’étude des rapports entre les différentes perspectives ainsi
envisagées est la source de connaissances psychosomatiques, psycha­
nalytiques et physiologiques nouvelles.
L’analyse de trois cas cliniques rend compte d’un grand nombre des
points de vue précédents.
DÉSORGANISATIONS
ET RÉORGANISATIONS PATHOGÈNES

LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES f)

La désorganisation progressive représente le type même du


mouvement contre-évolutif durable. Son déroulement s’effectue en
sens contraire de celui de l’évolution individuelle. A l’inverse de
l’évolution composée d’une continuité de rassemblements fonction­
nels et de hiérarchisations, la désorganisation progressive est faite
de morcellements successifs et d’anarchisations. Fondée sur la
préséance renouvelée sinon permanente des Instincts de Mort (2), la
désorganisation progressive voit ainsi disparaître, les unes après les
autres, des organisations fonctionnelles chaque fois moins évoluées
que les précédentes. Aucune de ces organisations fonctionnelles ne
trouve un pouvoir régressif assez revitalisant (que des fixations de
suffisante qualité lui auraient accordé en leur temps) pour arrêter le
cours de la désorganisation. Ainsi progressive, la désorganisation
mène-t-elle théoriquement à la mort (3).
Tout en reproduisant régulièrement, de façon globale, le mouve­
ment que nous venons de schématiser, les désorganisations progres­
sives affectent une allure particulière pour chaque sujet. Des
fixations propres à l’individu, originales par l’époque de leur
constitution, par leurs lieux fonctionnels et par leur quantité
répétitive, qui les distinguent d’une norme qu’on pourrait imaginer,

(*) Pierre Marty, « A major process of somatizarion : The progressive disorganisa­


tion ». Art. princeps. Int. Jl. of Psycho-analysis, 1968.
(2) Cf. Tome I, Introduction, p. 13, et Note sur les Instincts fondamentaux, p. 123.
Cf. également Jean Laplanche, Vie et mon en psychanalyse, Flammarion, Paris, 1970.
(3) Dans la réalité d’un certain nombre de cas, après un temps quelquefois long de
progression contre-évolutive, les désorganisations se trouvent stoppées par des
réorganisations régressives. La notion de désorganisation progressive est donc
relative puisqu’elle n’implique pas fatalement la mort.
10 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

ne sont jamais totalement absentes, en effet, de son évolution (4).


Des régressions relativement réorganisatrices, situées à des niveaux
différents d’un sujet à l’autre, se produisent donc la plupart du
temps (5). Le pouvoir ranimant de ces régressions, toujours ici
contestable dans l’ensemble par définition (puisque la désorganisa­
tion est progressive), se présente également de façon différente d’un
individu à l’autre, pour un niveau fonctionnel donné.
Sans même parler des éventuelles surcharges traumatiques de
divers ordres, les dissemblances touchant au niveau fonctionnel et
au pouvoir revitalisant des quelques régressions possibles, rendent
compte de la durée extrêmement variable des désorganisations
progressives selon les sujets. Certaines de celles-ci s’étalent lente­
ment sur plusieurs années par exemple, d’autres ont une marche
rapide, quelquefois fulgurante.
Bien que nous ne les écartions pas, nous ne visons pas spéciale­
ment ici les désorganisations qui se produisent souvent dans l’ultime
temps de la vieillesse. Nous pensons à l’ensemble des désorganisa­
tions progressives auxquelles nous avons assisté mais sans doute,
électivement, aux désorganisations post-traumatiques amorcées à
n’importe quel âge, chez quantité d’individus dont nous devons
essayer de circonscrire à présent la structure et les zones de fragilité.
Dans le chapitre précédent (du tome 1), nous avons étudié les
apparentes inorganisations en tant qu’aspect économique majeur des
névroses de comportement. Nous avons alors signalé la facilité et le
court trajet des désorganisations progressives chez les névrosés de
comportement dont l’appareil mental, mal constitué, n’opposait
guère de barrières défensives d’ordre régressif aux mouvements
de désorganisation. Nous avons également signalé le voisinage des

(4) Nous avons signalé (cf. Tome I, A propos de l’évolution individuelle, p. 115)
qu’en deçà des fixations individuelles issues de l’ontogénèse existaient des fixations
issues de la phylogénèse, dont les organisations physiologiques de base constituaient
le type. La plupart des fonctions somatiques ainsi qu’un grand nombre de fonctions
mentales sont ainsi, avant la naissance, au moins inscrites dans un programme et
rentrent dans la catégorie des fixations phylogénétiques. La valeur ultérieure
régressive et revitalisante des organisations physiologiques de base se retrouve
toutefois pourvue d’un inégal tonus d’un appareil l’autre selon les races, les familles
et les individus.
(5) Les réorganisations régressives doivent être souvent aidées de l’extérieur au
cours des désorganisations progressives. La gamme des possibilités d’aide extérieure
s’étend des psychothérapies aux réanimations en passant par d’innombrables moyens
thérapeutiques. Un minimum d’aptitude régressive spontanée, personnelle et déter­
minée à certains niveaux fonctionnels, est néanmoins nécessaire pour que le sujet
« accroche » l’aide extérieure qui lui convient, l’intervention thérapeutique propice.
Il est donc important de connaître le plus tôt possible, chez les patients dont on
s’occupe, les diverses capacités régressives des fonctions.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 11
dépressions essentielles et de la vie opératoire avec les apparentes
inorganisations. Nous nous proposions — le moment est venu — de
mieux examiner les mouvements contre-évolutifs qui s’effectuaient
à partir d’organisations beaucoup plus évoluées que celles des
névroses de comportement. Nous laisserons donc de côté les
névrosés de comportement pour nous intéresser au problème des
désorganisations progressives chez les névrosés de caractère.
Les désorganisations progressives cheminent à contre-courant
évolutif. Elles commencent par la désorganisation des groupes
fonctionnels les plus évolués. Après l’échec des barrages opposés
par les mécanismes régressifs mentaux classiques à la progression
des désorganisations, c’est la base même de la construction mentale
qui va se trouver perturbée dans les névroses de caractère. Nous
retiendrons spécialement ce phénomène dans notre étude.

DES NÉVROSES DE CARACTÈRE

La désorganisation progressive constitue Vun des mouvements


pathogènes susceptibles de troubler l’économie habituelle de certai­
nes névroses de caractère. Les deux ordres de restrictions que nous
apportons nous paraissent facilement compréhensibles.
On rencontre le plus souvent des processus pathogènes différents
de celui qui concerne la désorganisation progressive, au cours de la
vie des névrosés du caractère. Le fait d’une évolution prolongée
jusqu’à l’organisation œdipienne, qui caractérise entre autres choses
ces névrosés, implique l’existence de chaînes de fixations, majeures
et latérales, donc de possibilités de régressions globales ou partiel­
les. Les régressions se trouvent alors utilisées de manière ordinaire
ou exceptionnelle pour arrêter les mouvements de désorganisation
qui ne restent ainsi qu’un certain temps progressifs.
On est par ailleurs tenu d’introduire des distinctions marquées
entre les divers groupes qui constituent le vaste ensemble des
névroses de caractère. Certaines de ces névroses débordent à peine
du cadre des névroses de comportement. D’autres, à l’opposé,
voisinent singulièrement avec les névroses mentales (ou avec les
psychoses organisées) et s’avèrent ainsi peu exposées aux désorgani­
sations progressives.
De cette façon, les névroses de caractère à la fois éloignées des
névroses de comportement (sans marge de manœuvre régressive) et
des névroses mentales (raidies en des systèmes déterminés de
régression), représentent des configurations structurales à la fois
12 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

souples et riches en aptitudes régressives qui mettent le plus souvent


un terme aux mouvements de désorganisation.
Ainsi, nous aurions pu tout aussi bien traiter des névroses de
caractère à propos des régressions (6).
Cependant la souplesse dynamique des névrosés de caractère,
leur sensibilité humaine, va parfois de pair avec une faiblesse, une
insuffisance structurale des défenses qui dans certaines circonstan­
ces laisse la porte ouverte aux redoutables désorganisations progres­
sives. En raison d’une éventuelle menace qui pèse sur elles, plus
lourde de conséquence que celle des régressions, et sans que
l’existence de leur mode d’organisation implique aucunement la
fatalité de désorganisations progressives, nous préférons aborder
dès maintenant quelques problèmes concernant les névroses de
caractère.
Le groupe des névroses de caractère sert, provisoirement sans
doute, de déversoir nosographique (7). Il comprend la majeure
partie des individus de notre civilisation.

(6) Les différents étages traversés par les désorganisations sont marqués par
l’expression de symptomatologies nouvelles qui témoignent de tentatives de réorgani­
sations régressives. Ces tentatives régressives, qui finissent par avorter, se montrent
d'une valeur homéostatique provisoire tout à fait variable.
Par ailleurs, nous savons que, selon les traumatismes et selon les dispositions
structurales des sujets, un certain nombre de régressions réorganisatrices qui
succèdent à des mouvements de désorganisations plus ou moins prolongés et qui
s'accompagnent également d'expressions symptomatiques, peuvent entrer en jeu.
Théoriquement en définitive, dans la perspective des « désorganisations et
réorganisations pathogènes », il n'existe donc de différences entre « les régressions »
(titre du sous-chapitre IV) et les « désorganisations progressives » (titre de ce sous-
chapitre III), que dans la profondeur des désorganisations et dans la solidité des
régressions. Ces différences ont cependant une importance d’ordre vital. Les
régressions constituent en effet des systèmes homéostatiques solides alors que les
désorganisations progressives ne voient s'établir aucun équilibre durable.
Cliniquement, en dehors des cas extrêmes, on rencontre la plupart du temps des
tableaux complexes qui nécessitent un certain travail d’analyse avant que ne se
dégage la valeur homéostatique des tentatives ou des réussites régressives dont
témoignent les différents symptômes. De ce fait, les descriptions schématiques des
divers mouvements que nous présentons, portant sur l'aspect majeur de ceux-ci, se
montrent quelquefois un peu lourdes en écartant les diverses variations et les
multiples nuances de la réalité.
O Notre propos ne vise pas directement à préciser la nosographie. Nous devons
cependant signaler qu’en France :
Henri Sauguet (Encyclopédie Médico-Chirurgicale, Psychiatrie, 1955) donne un
sens précis aux « névroses de caractère », qu’il distingue dans le groupe plus
important des « caractères névrotiques », groupe dont, selon sa terminologie, nous
nous occupons ici. Nous conservons néanmoins dans notre ouvrage le terme général
de « névroses de caractère » en raison de sa plus grande audience.
Plus récemment, Jean Bergeret (La dépression et les états limites, Coll. Science de
l’homme, Payot, Paris, 1974) décrit les « cas limites » qui se développent selon le
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 13
Les névroses de caractère tirent leur nom des « traits de
caractère » qui constituent l’une de leurs possibles données sympto­
matiques. On parle en. fait de névroses de caractère lorsque la
symptomatologie, au sens le plus courant et le plus large du mot,
déborde de la pure symptomatologie des névroses mentales où elle
se cantonne au domaine de l’expression symbolique des conflits
psychiques.
Constituées de traits de caractère, de manifestations de comporte­
ment, souvent aussi de mécanismes névrotiques mentaux et quel­
quefois de mécanismes psychotiques, les névroses de caractère
présentent la plupart du temps un aspect symptomatologique
polymorphe.
Les névroses de caractère peuvent témoigner de fixations à
certains niveaux de la lignée mentale, mais les régressions corres­
pondantes et la symptomatologie classique qui les accompagnent
s’avèrent alors moins nettes, moins massives, moins soutenues que
dans les névroses mentales. Les autres formations symptomatiques,
non issues d’une élaboration psychique, réactionnelles aux mouve­
ments instinctuels ou traduisant directement ceux-ci, peuvent se
référer à des fixations sur les lignes évolutives latérales ou sur des
dynamismes parallèles.
La discrétion symptomatique de certaines névroses de caractère
fait entrer dans leur groupe une importante partie des gens
considérés comme « normaux » (8).

schéma suivant : A partir de traumatismes précoces, une période de latence s'installe


prématurément dont la valeur est pour ainsi dire déviée. Il ne s'agit pas de
l'important passage entre la période œdipienne et la puberté, mais d'une organisation
véritablement anti-traumatique, en dépit de son apparence normale. L'auteur
montre comment, suivant les cas, la répétition traumatique entraîne des décompensa­
tions.
Pour notre part, nous avons dégagé du groupe des « névroses de caractère » les
névroses de comportement qu’on y inscrit à l’habitude.
(*) Chez certains individus, le jeu des expressions pulsionnelles et des élabora­
tions, dont font partie les refoulements, s’accomplit sans excès notables. La première
organisation topique fonctionne convenablement dans les deux sens. Les marques de
la deuxième phase du stade anal ne manquent pas. Elles sont sensibles dans la qualité
nuancée de la pensée comme dans la relative rétention agressive. Les introjections
d’objets de l'enfance paraissent évidentes, les projections demeurent souples. A
peine note-t-on quelques traits de caractère. L'installation dans une systématique
œdipienne est assurée, avec une seconde topique mûrie, un Moi modèle dans ses
régulations, un Sunnoi d’aspect parfois impressionnant. Les individus en cause,
souvent, taisent leurs conflits. Ils ne se présentent guère comme des personnages
« névrotiques » ou < originaux ». Leur < normalité » est souvent citée en exemple
social.
Cette « normalité » apparente est loin de les mettre à l’abri de désorganisations
quelquefois rapides et graves.
14 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

De nombreux systèmes plus ou moins réguliers du fonctionne­


ment humain se rangent ainsi dans l’ensemble disparate des
névroses de caractère. Dans ces conditions, que beaucoup d’entre
nous se réfèrent à eux-mêmes ou à leur entourage et ils saisiront
notre développement sur la fragilité des névroses de caractère.
Il semble que la plupart des névrosés de caractère — donc une
grande partie de notre population — soient susceptibles de se
désorganiser gravement. Il semble, sous un autre angle, que seule
l’organisation régulière d’une pathologie mentale active (cette
notion s’étend également aux psychoses) puisse être considérée
comme une garantie devant les risques de désorganisation progres­
sive.
Nous ne projetons donc pas d’établir ou de préciser une nosologie
des névroses de caractère dont nous voulons surtout considérer les
défauts d’organisation. Avant d’envisager quelques éventuels fac­
teurs de désorganisation, nous devons mettre l’accent sur deux
aspects premiers, particulièrement importants et jusqu’ici relative­
ment négligés, de la fragilité des névroses de caractère. Ils concer­
nent :
— l’irrégularité du fonctionnement mental,
— les difficultés d’intériorisation et de rétention objectâtes.

L’irrégularité du fonctionnement mental.

Aspect positif.
Chez les névrosés de caractère existe sans doute une relation
entre la disponibilité habituelle de l’appareil mental et l’irrégularité
du fonctionnement de celui-ci dont les arrêts peuvent constituer le
premier signe et le premier pas des désorganisations progressives.
Nous savons que chez les névrosés de comportement, l’insuffi­
sance permanente du système psychique laisse facilement place aux
désorganisations graves. Au contraire, chez les névrosés mentaux,
le fonctionnement mental (qui s’accomplit sur un mode pathologi­
que) est continu. La pression pulsionnelle se trouve endiguée dans
une voie essentielle et souvent unique d’élaboration mentale. Les
mécanismes psychiques appartenant au faisceau évolutif central
commun assurent la persistance de l’activité mentale pathologique.

Freud a d'ailleurs décrit l'existence de traits latents de caractère qui ne se révèlent


qu'en tant que résistances au cours des traitements psychanalytiques et dont la
présence souligne l’organisation de la première topique puisque ces traits de
caractère représentent l'action même des forces de refoulement.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 15
Les événements augmentant la pression pulsionnelle et ranimant les
conflits provoquent seulement, dans ces conditions, une intensifica­
tion du processus mental pathologique. S’ils n’ont guère la liberté
d’une adaptation sociale, les névrosés mentaux restent au moins
ainsi à l’abri des désorganisations progressives.
Sans se trouver toujours à l’aise pour autant, les névrosés de
caractère ont le double avantage de posséder un appareil mental
complet et de pouvoir, le plus souvent, adapter le fonctionnement
de cet appareil à leur vie intérieure comme à la vie sociale (*).
Ils sont ainsi susceptibles dans l’ensemble et la plupart du temps :
— de s’identifier, négativement ou positivement, mais de
manière profonde à autrui,
— de se dégager des dramatisations liées à ces identifications,
pour se retrouver eux-mêmes,
— d’avoir une certaine conscience, à la fois de leur propre
existence par rapport à celle des autres et de leur relative dépen­
dance des autres,
— de s’isoler dans la réflexion sans s’y abîmer,
— d’utiliser toutes les formes de pensée : symbolique, associa­
tive, magique, logique, en cherchant néanmoins à maintenir un
ensemble, un « tout » rationnel, sans pour autant se priver des

(*) Nous avons antérieurement signalé que « les névrosés de caractère considérés
comme normaux demeurent en particulier susceptibles de participer à certaines
organisations sociales qui, éclipsant le Surmoi par les obligations qu'elles entraînent,
donc au prix d'une réduction de certaines activités de l'individu, lui permettent
d'autres formes d'expressions instinctuelles. Lorsque la participation à ces organisa­
tions cesse, le Surmoi reprend normalement sa domination antérieure ». On a par
ailleurs noté qu’à l’occasion d'événements extérieurs exceptionnels, des guerres ou
des exodes par exemple, beaucoup de névrosés mentaux comme certains psychoti­
ques voyaient disparaître leurs symptômes en même temps que se faisait jour une
adaptation à la réalité sociale. Le calme revenu, la symptomatologie antérieure
réapparaissait.
Il semble ainsi que, dans une certaine perspective, les manifestations symptomati­
ques puissent être en rapport avec l'importance sociale d’événements extérieurs. On
ne peut ici parier de traumatismes puisque ces événements sont réorganisateurs de
l’homéostase, à moindre frais individuels pourrait-on dire. Il semble plus précisément
que, pour rétablir l’homéostase, l’importance sociale des événements extérieurs
doive être en rapport direct avec l’importance du narcissisme structural en cause :
événements exceptionnels à l’extrême pour les psychotiques, événements relative­
ment ordinaires pour les névrosés de caractère considérés comme normaux.
Sur le plan somatique, nous connaissons la rareté habituelle des affections chez les
névrosés narcissiques (psychotiques) et chez les névrosés mentaux. Chez les névrosés
de caractère, à l’occasion d’événements sociaux extérieurs (dans lesquels la responsa­
bilité même inconsciente des sujets n’est pas engagée) et selon l’importance de ces
événements, on voit également diminuer, parfois de façon considérable, le nombre
des maladies physiques.
16 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

mécanismes de déni, tels que Freud les a décrits sous le nom de


« clivages du Moi ».
De telles opérations qui peuvent s’effectuer simultanément ou se
succéder de façon rapide garantissent la souplesse de la pensée
autant dans sa spontanéité que dans sa manipulation. Elles mettent
en jeu la plus grande partie des fonctions psychiques et témoignent
d’une disponibilité de l’appareil mental, aucun système fonctionnel
ne prenant en permanence le pas sur les autres, au détriment des
autres.
Nous savons néanmoins que la disponibilité d’un appareil mental
de cet ordre, souple en principe, se trouve parfois sévèrement
barrée alors que se font jour des traits de caractère (10). Nous savons
que cette disponibilité se trouve relativement mise à l’écart lors des
manifestations de comportement comme lors des activités sublima-
toires (qui agrémentent particulièrement ces névroses) (n) ou
perverses. Nous savons encore que la souffrance en rapport avec le
poids quelquefois trop important d’un système névrotique mental,
en rapport avec des angoisses ou avec une répétition traumatique,
peut ancrer les individus dans leurs mécanismes pathologiques (et

(10) Les traits de caractère constituent des « formations réactionnelles » systémati­


sées de façon variable, plus ou moins conscientes, tirées d'éléments du vécu antérieur
du sujet. Ces éléments, gonflés en une masse « contre-investie », s’opposent aux
tendances inconscientes correspondantes et font obstacle à l’élaboration de ces
dernières. Là solidité des traits de caractère et la résistance qu’ils opposent
éventuellement à l’analyse peuvent faire penser qu’ils possèdent une grande valeur
défensive devant les désorganisations, comme celle qu’on pourrait (à tort) attribuer
aux systématiques de contre-investissements rencontrées dans les névroses mentales
(aux comportements rituels des névroses obsessionnelles par exemple). En fait, les
contre-investissements (donc les traits de caractère) où qu’ils se trouvent, ne
présentent guère en eux-mêmes de valeur défensive, pas plus que les sublimations
non-mentales, que les activités perverses ni que les diverses formes de comporte­
ment. Les organisations véritablement défensives résident dans les fixations-
régressions du faisceau évolutif central qui accompagnent les contre-investissements
lorsqu’ils les accompagnent, ce qui n’est pas toujours le cas.
La plupart du temps d’ailleurs, les psychanalystes n’abordent que très prudemment
les traits de caractère, craignant que nulle organisation symptomatique (au sens
psychanalytique du mot), en dehors d’une angoisse violente mais diffuse et sans sous-
jacence inconsciente d’objets représentables, ne puisse se substituer à eux pour
rétablir l'équilibre homéostatique et parer à une dépression (le plus souvent de type
essentiel).
(n) Rappelons :
— que le faisceau évolutif central commun, d’ordre mental, représente la
résultante des sublimations mentales.
— qu’en l’absence de précisions de notre part, nous utilisons le terme de
sublimation pour désigner les sublimations non-mentales, telles que nous les avons
antérieurement définies (Tome I, Chapitre II, Complexité des régressions. Les
chaînes évolutives latérales et les dynamismes parallèles, p. 145).
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 17

nécessiter ou rendre alors souhaitable la cure psychanalytique).


Toutefois, dans l’ensemble, l’appareil psychique demeure présent et
souvent disponible (12).
Or, allant de pair avec cette disponibilité structurale notable, une
fragilité tout aussi structurale de l’appareil mental est également
notable. Les solutions de continuité éventuelles dans le fonctionne­
ment psychique et l’existence de graves désorganisations chez les
névrosés de caractère, relèvent de cette fragilité.
La disponibilité de l’appareil mental, qui permet non seulement
au sujet de passer d’un intérêt à l’autre (d’un intérêt narcissique à un
intérêt objectai par exemple) quelle que soit la visée intérieure ou
extérieure de cet intérêt, mais qui permet aussi de passer d’une
activité psychique à un autre genre d’activité, correspond classique­
ment à la souplesse des possibilités individuelles d’investissements,
de désinvestissements et de contre-investissements. Ces mécanismes
représentent des séries de mouvements évolutifs et contre-évolutifs
qui utilisent des systèmes régressifs d’une infinie variété, à l’égal de
l’infinie variété des fixations évolutives, et qui jouent sur les
fixations des chaînes évolutives centrales ou latérales comme sur les
dynamismes parallèles. La souplesse du jeu implique qu’aucune
organisation régressive trop puissante, issue de fixations intenses, ne
vienne à tout coup accaparer la plus grande partie des mouvements
instinctuels.
L’intensité des fixations portant sur certaines organisations fonc­
tionnelles — en particulier sur les organisations fonctionnelles qui
sont à la base des systèmes pathologiques mentaux — assurent de
puissantes lignes de repli régressif, très défensives devant les
désorganisations. Ces puissantes lignes de repli n’existent pas dans
les névroses de caractère que nous envisageons, où le jeu souple des
investissements, des désinvestissements et des contre-investisse ­
ments, peut justement s’effectuer. Cependant, aucun moyen régres­
sif suffisamment puissant ne protège alors l’individu contre les
désorganisations profondes.
On doit penser qu’évolutivement, globalement en deçà de l’appa­
reil mental et à l’image du fonctionnement de ce dernier, la
constitution somatique des névrosés de caractère atteints de désor­
ganisations progressives se trouve également dépourvue de fixations
intenses et de lignes efficaces de repli, régressives et défensives.

(12) Nous ne minimisons pas la fréquence des formations névrotiques, d'autant


plus défensives qu'elles sont pathologiquement organisées et de ce fait mises en
avant, ni les formations psychotiques qu’on peut rencontrer dans les névroses de
caractère. Notre intérêt porte ici néanmoins sur un autre aspect de 11 grande variété
et de la masse des névroses de caractère.
18 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

Aspect pathologique.
Chez les névrosés de caractère, les passages du fonctionnement
mental aux manifestations de caractère ou de comportement ainsi
qu'aux activités sublimatoires ou perverses constituent en quelque
sorte des moments naturels d'interruption du processus psychique,
en rapport avec la disposition structurale des individus. Dans ces
cas, l'organisation de la première topique demeure en place, quelles
que soient les actions en cours, et reste utilisable même lorsqu’elle
n'est pas utilisée. De toute manière les divers fonctionnements se
trouvent sous-tendus par les Instincts de Vie.
En dehors de ces moments d’interruption du processus psychique,
moments naturels en somme, peuvent intervenir des moments
accidentels de cessation de l'activité mentale (13) :
Un nombre considérable d’événements :
— qui intensifient la pression instinctuelle,
— qui raniment par trop certains conflits (dont le champ est ici
plus étendu que dans les névroses mentales) en déséquilibrant la
valeur respective des éléments conflictuels,
— qui réduisent les capacités habituelles, régressives ou non,
d’élaborations mentales,
— qui obturent les voies coutumières d’expressions instinctuelles
des sujets,
sont susceptibles de provoquer de vastes dégâts traumatiques.
Les élaborations mentales ne pouvant s’effectuer, les régressions
ne pouvant s’installer, on assiste à une désorganisation des fonde­
ments mêmes de l’appareil mental, dont la faillite tout au moins
provisoire du fonctionnement préconscient antérieur témoigne de
manière particulière (14). En même temps d’ailleurs que s’inter­
rompt l’activité mentale sur la ligne évolutive centrale, on voit

(n) Ces moments sont à notre connaissance souvent précédés ou accompagnés au


début, par des angoisses violentes et diffuses, sans que le sujet ni l’observateur
puissent repérer un rapport objectai sous-jacent. On a l’impression que ces angoisses
se réfèrent à des traumatismes très anciens. L’inhibition de tout le fonctionnement
mental (la notion de censure, système évolué, ne peut être appliquée ici) qui va
suivre, semble à la mesure de l’archaïsme traumatique initial.
(14) Au voisinage de ces faits, on peut envisager le problème des « névroses
actuelles » distinguées par Freud des psychonévroses. Les « névroses actuelles »
paraissent représenter des formules névrotiques dans lesquelles est impliquée une
inorganisation ou une désorganisation de l’appareil mental. Déclenchées par des
conflits actuels, les névroses actuelles ne donnent pas lieu à l'élaboration des conflits
et à la production de symptômes à valeur symbolique. Elles se constituent dans
l’absence ou dans l’insuffisance de l’expression des mouvements instinctuels (sexuels
et agressifs en particulier). La symptomatologie porte souvent sur le plan somatique.

i
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 19
cesser latéralement les manifestations ordinaires du caractère et du
comportement ainsi que les systématiques sublimatoires ou perver­
ses. Aucun système organisé, fût-il transitoire, ne vient alors se
mettre en place. Seuls, en définitive, semblent subsister certains
automatismes de comportement. Il n’est plus question d’organisa­
tions substitutives mais bien de désorganisations sous-tendues par
les Instincts de Mort.
Dans un certain nombre de cas il est vrai, de telles désorganisa­
tions se limitent dans leur progression et s’avèrent momentanées.
Elles peuvent tourner court par exemple lorsque des organisations
régressives — correspondant à des fixations d’un niveau évolutif
relativement archaïque puisque antérieur à la mise en place de la
première topique — parviennent à s’installer, quelquefois spontané­
ment (15). Elles peuvent tourner court dans d’autres cas lors de la
réapparition d’objets disparus (ou lors de la rencontre d’objets
affectivement équivalents), dont la disparition avait précisément
provoqué la désorganisation mentale (la présence effective d’objets
de valeur déterminée paraît ainsi nécessaire au fonctionnement
mental ordinaire de certains sujets). Elles peuvent aussi tourner
court, dans d’autres cas encore, lorsque les circonstances extérieures
permettent aux individus en cause de rétablir l’usage d’élaborations
ou d’expressions instinctuelles antérieures (16).
Lorsque la désorganisation mentale se fait jour et s’installe ne
serait-ce que de façon passagère (17), elle atteint avons-nous dit les
bases mêmes de l’appareil psychique au niveau de l’organisation
fonctionnelle de la première topique. Elle se manifeste ainsi dans la
vie fantasmatique, onirique et relationnelle des sujets (18).
Sur le plan fantasmatique, les représentations préconscientes ne
se font plus jour. La liaison avec l’inconscient est rompue, le
symbolisme absent. On cherche en vain des associations d’idées. Les

(,5) Ces organisations régressives comprennent les « régressions du Moi » souli­


gnées par Freud.
(16) La réorganisation mentale se perçoit souvent à son début, dans la résurgence
d’une relation de type homosexuel (bisexuel originaire, sans doute) ou dans le
témoignage d’affects sadomasochiques. Ces manifestations d’une reprise évolutive
paraissent se référer à une reviviscence de l’évolution individuelle.
(17) La durée des désorganisations mentales de cet ordre est infiniment variable
selon les moments pour un même individu et selon les individus. Elle peut être de
quelques heures, de quelques jours ou de quelques semaines. Les désorganisations
peuvent se répéter, laissant des intervalles de réorganisation. Leur chronicité donne
lieu à la vie opératoire.
(*•) Il nous faut signaler, dès maintenant, que la relation verbale (avec un
investigateur par exemple) est susceptible, dans certaines conditions, de ranimer le
sujet, de le réorganiser provisoirement et de dissimuler ainsi, un moment, la
désorganisation mentale.
20 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

mots désignent des choses qui demeurent dans la réalité de l’ordre


social ; il n’y a pas de métaphores. La communication verbale existe
pourtant. Elle ne semble pas particulièrement pénible pour le sujet.
La réduction de l’ample valeur des mots n’échappe cependant pas à
l’interlocuteur averti, ne serait-ce que parce qu’il la ressent dans sa
difficulté d’identification au sujet et dans la restriction fatalement
imposée à son propre langage.
Sur le plan onirique, on constate la disparition des rêves ou tout
au moins de leur qualité coutumière. L’élaboration mentale en est
absente. Des rêves de type opératoire, à peu près répétitifs d’une
activité diurne précédente, peuvent se retrouver néanmoins. De ce
fait et même en dehors de la carence des associations, le problème
de l’interprétation ne se pose pas (19).
Sur le plan relationnel dont nous venons d’entrevoir plusieurs
aspects, les valeurs dites transférentielles, faites d’actualisation et de
déplacement, sont suspendues. Il n’y a pas de projections ni
l’interférence d’imagos. La relation est sèche, décharnée, marquée
du poids de la nécessité, conforme, pourrait-on dire, à la législation
familiale, professionnelle ou sociale (à la consultation médicale
traditionnelle par exemple), sans que transparaissent les affects.
Il s’agit en résumé d’une sidération de l’appareil mental dans ce
qu’il a de chaud et qui lui vient de l’inconscient. C’est une tonalité
dépressive qui domine ces moments de faillite des organisations de
la première topique et qui évoque déjà certains aspects de la
dépression essentielle et de la vie opératoire (20). Le « tout »
rationnel de la névrose de caractère antérieure s’est vidé du
principal de sa substance. Il n’émerge qu’un comportement ration­
nel qui paraît automatique. Le fonctionnement de la deuxième
topique se trouve bien entendu arrêté : le Moi est coupé de ses
sources.
En même temps que sur la voie mentale s’efface le préconscient,
s’effacent sur les voies latérales et parallèles les capacités sublima-
toires, les traits de caractère et les systématiques personnelles de
comportement des sujets. La production artistique, lorsqu’elle ne

(”) Voir : Pierre Marty et Catherine Parat, « De l’utilisation des rêves et du


matériel onirique dans certains types de psychothérapies d’adultes ». Intervention du
XXXIV Congrès des Psychanalystes de Langues Romanes, Revue Française de
Psychanalyse, Tome XXXVIII, sept-déc. 1974.
t20) Nous considérerons à nouveau, mais de façon plus explicite, les différents
problèmes qui concernent les faillites de l’organisation mentale des névroses de
caractère, à propos de la dépression essentielle et de la pensée opératoire. Les
désorganisations plus ou moins passagères que nous envisageons ici constituent en
quelque sorte des crises opératoires et dépressives.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 21
s’éteint pas — les artistes en témoignent régulièrement —, perd
toute sa qualité dans ces moments.
Les défaillances de l’organisation mentale que nous décrivons
isolent les mouvements instinctuels et les affects dans un inconscient
sans possibilité d’élaboration. L’extension de défaillances du même
ordre aux lignes évolutives latérales et aux dynamismes parallèles
isolent à leur tour les mouvements instinctuels et les affects dans un
inconscient sans possibilité d’expression. L’étendue des dommages
témoigne, dans ces phases, de l’ampleur du mouvement contre-
évolutif de désorganisation (21).
On a le sentiment alors, devant tant de pertes et tant d’inappéten­
ces, que la communication éventuelle avec le sujet va devoir
s’établir à un niveau élémentaire et se fonder sur des assises
sensorio-motrices, sur des paroles sans prétention, l’échange verbal
habituel se trouvant déséquilibré t22). Cela jusqu’au jour plus ou
moins lointain, quelquefois très lointain, où le sujet va revivre avec
sa névrose de caractère, dans le même style, dans la même qualité
qu’auparavant, sur les mêmes plans fantasmatique, onirique, carac­
tériel, comportemental, sublimatoire, relationnel, avec les mêmes
déplacements transférentiels (ZJ).

f21) Le mouvement contre-évolutif de désorganisation est susceptible de s’étendre


plus loin encore et d’atteindre la sphère somatique. De nombreuses affections
physiques de tout ordre, qu elles soient nouvelles ou à type de rechutes, motivant la
plupart du temps la consultation, accompagnent alors les défaillances mentales
quelquefois peu perceptibles en elles-mêmes par l'individu ou par son entourage. La
tonalité dépressive constitue souvent l'élément le plus notable de la désorganisation
mentale, bien que parfois constatée seulement a posteriori, remémorée.
Dans certains cas de désorganisations incluant une affection somatique, la
reconstruction du sujet peut s’accomplir à partir du système somatique régressif
installé, ainsi qu’à partir des bénéfices secondaires attachés à la maladie et au malade.
Il ne faut cependant pas minimiser les risques encourus par les individus, même lors
de désorganisations peu durables, en raison d’éventuelles caractéristiques particuliè­
res de leurs fixations somatiques déterminant des lésions difficilement réversibles.
f22) Le patient n’exprime plus verbalement ses tendances inconscientes. Il
continue néanmoins à percevoir les mouvements inconscients de l’interlocuteur, qu’il
reçoit comme des blessures narcissiques.
f23) Certains individus donneraient habituellement l’aspect de névrosés de com­
portement ballotés par les vicissitudes de l’existence, si ce n’était la présence de
quelques lignes de conduite tenaces, souvent situées d’ailleurs sur des voies
parallèles, sublimatoires, d’ordre professionnel ou artistique en particulier. Dans ces
conditions, lorsqu’à certains moments d’une durée indécise et irrégulière, l’organisa­
tion mentale de ces individus se révèle parfaite, on demeure étonné. La qualité et la
profondeur de la relation verbale, la qualité des représentations fantasmatiques et de
leur manipulation, la qualité qu’on reconnaît dans la complexité des rêves, la qualité
du « transfert », donnent alors les preuves d’une intégralité fonctionnelle des deux
systèmes topiques. Cependant cette intégralité fonctionnelle du psychisme n’apparaît
que de temps à autre, pour disparaître parfois totalement.
L’irrégularité habituelle du fonctionnement mental est alors flagrante.
22 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

Perspectives théoriques.
Les lignes d’intérêt théorique qui se dégagent des événements que
nous avons considérés nous paraissent se rejoindre dans une même
perspective génétique concernant les névroses de caractère.
Les névrosés de caractère, dans leurs manifestations les plus
communes, se signalent par la disponibilité et la relative fragilité de
leur système fonctionnel mental comme par le manque de pouvoir
défensif de leurs autres systèmes fonctionnels devant les désorgani­
sations. L’ensemble du problème nous parait relever des trois
dimensions concernant le temps, le lieu et l’intensité des fixations
individuelles dominantes.
Dans les névroses mentales, les fixations s’étagent essentielle­
ment, en chaîne, sur le faisceau évolutif central commun, sur le
faisceau évolutif mental. Dans cette chaîne, les fixations dominan­
tes, les plus intenses apparemment, sont relativement tardives, qui
reposent sur certaines fonctions d’un appareil psychique déjà
largement constitué. Il en résulte une marque pathologique perma­
nente, témoin d’un système régressif mental puissant et puissam­
ment défensif, arrêtant à tout coup la marche contre-évolutive des
désorganisations.
Dans les névroses de caractère, les fixations se trouvent distri­
buées non seulement sur le faisceau évolutif central, le plus souvent
mental ("), mais également sur des chaînes évolutives latérales qui
rejoignent plus ou moins tardivement la ligne mentale, ainsi que sur
des dynamismes parallèles qui demeurent relativement indépen­
dants d’elle. Aucune des diverses fixations dispersées ne domine par
trop les autres. D’où l’aptitude générale aux variations du fonction­
nement, d’où le polymorphisme symptomatique. Il n’existe pas, par
définition, de fixations à la fois puissantes et tardives dans l’évolu­
tion de l’appareil mental. D’où la disponibilité de la plupart des
névrosés de caractère dans l’utilisation de leurs activités psychiques.
Cependant l’absence de fixations dominantes et tardives sur la
lignée mentale, conjuguée à l’égrènement, à l’éparpillement, au

(*) Nous n’avons pas perdu de vue que certaines structures névrotiques pouvaient
comprendre un faisceau évolutif central qui ne soit pas d’ordre mental. Nous avons
donné, dans le tome I, l’exemple caractéristique d’un faisceau évolutif central
« allergique essentiel », l’évolution mentale des individus étant alors atypique. Il
nous parait néanmoins préférable de ne pas trop compliquer ici notre perspective des
désorganisations mentales dans le cadre des névroses de caractère les plus classiques.
Nous envisagerons les problèmes concernant les structures possédant des faisceaux
évolutifs centraux non-mentaux comme ceux de l’allergie essentielle que nous
continuerons à prendre pour exemple, à propos des régressions globales.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 23

manque d’intensité des fixations de divers ordres sur d’autres lignes


évolutives C25), aboutit au fait que toutes les régressions éventuelles
manquent de solidité devant les désorganisations qui ont ainsi
tendance à devenir progressives pour peu que se maintienne la
pesée traumatique, révélant par là qu’elle porte fondamentalement
sur un domaine fonctionnel assez archaïque.
Habituellement le Moi des névrosés de caractère se trouve très
chargé du travail de l’organisation et de la défense sur de nombreux
fronts intérieurs et extérieurs. Certaines zones encore échappent à
son contrôle, à sa juridiction. Nous avons considéré le travail du
Moi dans la distribution entre les investissements, les désinvestisse­
ments et les contre-investissements, entre les symptômes (au sens
analytique) et les formations réactionnelles, entre les activités
d’élaboration et d’expression de l’inconscient. Nous avons égale­
ment constaté son effort de maintenir le « tout » rationnel de
l’ensemble qu’il gère.
Dans les périodes de faillite fonctionnelle de la première organisa­
tion topique qu’accompagnent les désorganisations plus larges, le
Moi coupé de ses principes et profondément dénaturé ne semble
maintenir qu’un comportement rationnel de surface. L’appareil qui,
par des systématiques toutes personnelles de contre-investisse­
ments, évitait plus ou moins bien les symptômes, se trouve alors
comme prisonnier d’une espèce de contre-investissement massif
ayant perdu les qualités individuelles au profit de caractéristiques
communes, sociales. On peut constater alors que n’intervient plus
un Idéal du Moi, mais bien un Moi-Idéal de toute-puissance
primitive. Le sujet, détaché de ses appuis, de ses bases personnelles
et représentatives devient pour ainsi dire « légalisé » (26).

C25) Les régressions qui ne se raccordent pas à la lignée mentale sont peu
défensives en ce que, dans le trajet souvent court de la ligne évolutive à laquelle elles
se réfèrent, elles n’offrent aux mouvements instinctuels que des possibilités d’expres*
sion et non des possibilités d'élaboration.
(*) Le Moi-Idéal, témoin du narcissisme infantile passe, pense-t-on, par le moule
d’une identification primaire à la mère investie de toute puissance.
L’Idéal du Moi, comme son nom l’indique, est une formation secondaire.
Entre le narcissisme infantile et l’idéal du Moi secondaire existent des zones
complexes d’intermédiaires fonctionnels qui intéressent fortement la psychosomati­
que puisqu’elles se situent au niveau des relations sensorio-motrices primitives du
nourrisson, et de sa mère (et du dégagement progressif, chez le nourrisson du
sentiment de soi et de l’autre). Nous reviendrons sur ce problème.
Cliniquement, il importe de discriminer les références de personnalisation objec-
tale de celles de non-personnalisation d’un Idéal qu’on perçoit chez le sujet. La
tendance vivante à réaliser un idéal tenant au père, par exemple, peut se trouver
gonflée d’une toute-puissance narcissique primaire. La forme de l’idéal du Moi
risque alors de cacher l’investissement de cette forme par un Moi-Idéal insatiable et
mortifère.
24 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

Les références génétiques globales que nous mettons en relief,


tenant aux dimensions de temps, de lieu et d’intensité des fixations,
rendent compte à nos yeux de la disponibilité comme de la fragilité
de l’appareil mental des névrosés de caractère. Nous n’avons
cependant pas tenté d’analyser les phénomènes génétiques en cause.
A propos d’autres aspects théoriques concernant les névroses de
caractère et d’abord à l’occasion des difficultés d’intériorisation et
de rétention objectâtes observées chez les mêmes sujets, nous
envisagerons ces phénomènes. Pour le moment, nous préférons en
terminer provisoirement avec l’irrégularité du fonctionnement men­
tal dans les névroses de caractère, en soulignant quelques implica­
tions thérapeutiques liées à cette irrégularité.

Implications thérapeutiques.
Nous avons signalé que l’appréciation du fonctionnement psychi­
que des individus risquait de se trouver entachée d’erreurs au
moment de l’investigation. La présence d’un objet, le consultant, à
la fois pourvu de certaines qualités positives et dépourvu de
certaines qualités négatives pour le sujet, se montre en effet
susceptible d’animer un moment l’activité mentale ordinairement
défaillante de celui-ci. L’investigateur dans ces conditions n’imagine
pas — ou risque de ne pas imaginer — que le malade, généralement
venu consulter pour une affection somatique, vit depuis quelque
temps déjà dans un état de désorganisation. La communication
verbale s’effectue alors de manière équilibrée en raison du rétablis­
sement au moins provisoire, le temps de l’examen ou parfois à peine
davantage, de la circulation au niveau du préconscient du patient.
Comme aucun indice relationnel ne permet à l’investigateur de
pressentir l’état habituel du dysfonctionnement de l’autre (27), la
cure psychanalytique classique peut ainsi paraître indiquée. Seule en
fait la recherche anamnéstique méthodiquement poursuivie est
capable de se montrer fructueuse et d’éviter dans ce cas les impasses
thérapeutiques, mettant en évidence la période dépressive récente,

Plus spécifiquement ici, la « légalisation » peut être envisagée comme la réduction


considérable de l’un des aspects du riche symbolisme social antérieur, en un maigre
fétichisme de la loi. L’aspect inverse d’une adhésion de fait, néanmoins plus
apparente que réelle, à l’uniformité légale (en raison de la carence provisoire de la
personnalité) doit surtout, à notre sens, être retenu.
C27) Ceci doit être noté qui constitue l’un des cas ou l’investigateur ne peut
découvrir avec sécurité l’organisation structurale du sujet (et ses variations) en se
fondant sur les seuls éléments de son propre vécu du malade dans sa relation directe
avec lui. Cf. L’investigation psychosomatique, par P. Marty, M. de M’LJzan, Ch.
David. P.U.F., 1963.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 25

caractéristique, ainsi que les événements traumatiques déclen­


chants. Une telle recherche peut également révéler l’existence
d’épisodes analogues antérieurs ayant donné lieu à d’égales dépres­
sions, ouvertes sur l’éclosion de la même forme ou d’une autre
forme d’affection somatique.
On doit souligner le risque encouru par l’engagement dans une
cure psychanalytique classique, d’individus dont l’organisation men­
tale est susceptible de s’évanouir sous le poids de certains traumatis­
mes. Nous pensons en particulier au poids des frustrations inhéren­
tes à la mise en œuvre, au maintien et à la poursuite de l’analyse.
Nous pensons également à certaines tendances analytiques lesquel­
les, sous prétexte de renforcer le Moi, le condamnent dans son
action d’efficace souplesse délibérative en renforçant indirectement
la prétention d’un de ses antagonistes redoutables : le Moi-Idéal,
d’une tout autre nature.
Au cours d’une analyse, l’effacement notable et durable des
fonctions du préconscient inviterait à des aménagements techni­
ques. Devant un inconscient qui par l’intermédiaire des sensations
et des perceptions continue à recevoir, qui ressent des affects et dans
lequel se mobilisent des mouvements instinctuels, mais qui ne peut
rien émettre (ni sous les formes habituelles des représentations et de
leur élaboration, ni sous les formes des expressions de caractère et
de comportement), on pense naturellement à ouvrir de nouvelles
issues pour éviter une extension du mouvement de désorganisation à
la sphère somatique. Les issues les plus convenables se trouvent sans
doute dans le secteur des activités relationnelles directes et à peine
organisées des sujets, activités d’ordre sensorio-moteur que l’on
peut des deux côtés considérer au travers d’un échange verbal posé
sur un langage élémentaire, lequel constate et certifie en quelque
sorte la relation sans la troubler. On est ainsi tenté de transformer la
position couchée du patient en position assise de vis-à-vis. Celle-ci
facilite chez le sujet l’expression sensorielle et motrice (visuelle en
particulier) qui assure un premier débouché aux mouvements
instinctuels. Elle permet le rapport psychothérapique souhaité, celui
d’un accompagnement sans prétentions C28). L’analyste demeure
cependant le plus souvent perplexe pour au moins trois raisons :
— De larges refoulements survenant chez des névrosés mentaux

f28) Les problèmes de relation du thérapeute et du sujet sont différents dans la


cure de relaxation. La recherche directe d’une détente motrice générale en utilisant
certaines aptitudes fonctionnelles du sujet, ramène ce dernier à ses relations propres
avec son corps, court-circuitant les relations humaines extérieures et les conflits. Une
discussion sur les traitements mixtes de psychothérapie et de relaxation nous
entraînerait ici trop loin.
26 les désorganisations progressives

ou chez des névrosés de caractère habituellement bien organisés


peuvent donner lieu à des tableaux d’inhibition ou de « rétention »
de l’activité mentale, apparemment identiques à ceux de la faillite
des fonctions préconscientes. Cependant, les sujets se montrent
parfaitement aptes, au bout d’un temps, à élaborer le traumatisme
précédemment inhibiteur, grâce aux mécanismes classiques de leur
appareil mental, avec ou sans intensification symptomatique, avec
ou sans amplification conflictuelle, avec quelquefois même la
réduction résolutoire d’un conflit, témoignage de la bonne marche
du processus analytique. Avoir changé de technique aurait été
dangereux pour la cure.
— Certains individus, en nombre croissant semble-t-il, plus ou
moins avertis, considèrent la cure psychanalytique (a priori ou après
une expérience personnelle) non seulement comme la thérapeuti­
que idéale et universelle, mais aussi comme un fait d’aristocratie qui
peut encore ouvrir sur l’exercice professionnel de la psychanalyse,
exercice considéré par eux comme des plus exceptionnels. Chez de
tels sujets présentant une désorganisation mentale au cours d’un
traitement analytique, le passage de la position couchée (conçue
comme psychanalytique) à la position assise (conçue comme psy­
chothérapique et de moindre classe) présente le risque de provoquer
une blessure narcissique grave, équivalente à la perte d’un idéal à la
fois thérapeutique, personnel et professionnel. A l’inverse du but de
réorganisation recherché, le changement de position thérapeutique
serait susceptible d’accentuer la désorganisation.
— Sous un autre angle, en présence d’un état de désorganisation
mentale qu’il n’avait pas prévu, le thérapeute peut avoir tendance à
nier trop longtemps l’existence de cette désorganisation et à
escamoter, à l’aide de certains arguments probants mais aussi de
prétextes, l’erreur d’indication analytique qui lui incombe (29).
En définitive, la décision de changer la position d’un patient ne
peut être prise hâtivement en raison de la complexité des difficultés
à résoudre.
Quelquefois ce changement de position s’avère nécessaire en fin
de compte et doit être adopté.
Le plus souvent, devant le désarroi du malade qui ne « fan­
tasme > ni ne rêve plus, qui est en proie à des angoisses diffuses et
qui ne communique, même verbalement, que par des comporte­
ments automatiques, le psychanalyste modifiera moins lourdement
sa technique. Il s’entretiendra davantage avec son patient et
s’engagera davantage avec lui sur les problèmes de la réalité. Il fera

(&) Une telle erreur, parfois difficile à éviter, se trouve encore assez souvent
réparable.

L
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 27
parler le sujet à propos d’activités précises, peu conflictualisées,
dans lesquelles les idéaux ne seront pas mis en cause. Il considérera
également avec lui la teneur de son désarroi, à savoir l’anxiété, la
symptomatologie nouvelle des comportements automatiques, les
éventuels troubles somatiques. Il soulignera la relation entre
l’apparition récente de ces difficultés et la disparition d’un certain
nombre de qualités psychiques. Il indiquera, s’il le faut, la relative
fréquence des avatars de ce genre (30).
De telles interventions échappent singulièrement à la technique
classique et s’opposent à la conception d’une cure analytique type
que nous ne croyons pas possible ici sans prendre d’énormes risques.
Les variations que nous proposons nuisent en réalité beaucoup
moins qu’on ne pourrait le croire à l’analyse propre des sujets en
cause. Elles leur facilitent l’accès à un niveau régressif inhabituel
mais nécessaire à leur réorganisation, notre expérience tend à le
prouver (31).

Les difficultés d’intériorisations et de rétentions objectâtes.

Nous savons que la désorganisation traumatique d’un système


fonctionnel constitue la preuve de l’insuffisance ou de l’impossibilité
d’une élaboration du traumatisme par le système fonctionnel en
cause (il convient, nous l’avons souligné, de considérer le niveau
évolutif des appareils fonctionnels impliqués, la qualité même des
Instincts de Vie attachés aux fonctions — grâce aux fixations —
variant selon ce niveau). Les désorganisations peuvent se présenter
de façon très différente, déborder à peine l’ordre physiologique
habituel d’un petit groupe fonctionnel, ou étendre au contraire de
considérables dégâts sur une multiplicité d’appareils.
Malgré de nombreuses excitations traumatisantes venues de
l’extérieur, ranimant les conflits ou déséquilibrant les éléments
conflictuels, la vie d’un sujet se déroule le plus souvent sans
perturbations apparentes. Les diverses fonctions communiquent
entre elles, non seulement sur le plan des organisations d’un même
étage évolutif, mais aussi dans le sens longitudinal, entre étages
évolutifs. Des désorganisations et des réorganisations régressives

C30) Ces modifications techniques évoquent, dans une certaine mesure, celles que
proposait Maurice Bouvet lors des crises de dépersonnalisation (cf. M. Bouvet,
Œuvres psychanalytiques, Tome I, Payot, Paris, 1967).
C31) La souplesse adaptative de l’analyste au patient fait paitie de sa neutralité
profonde. Il s’agit seulement pour l’analyste d’avoir conscience de ses variations
techniques, de leur nécessité et de leurs conséquences.
28 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

suivies de nouvelles évolutions qui rattrapent l’organisation premiè­


rement mise en échec, se succèdent dans le temps. Il s’agit en
quelque sorte d’oscillations autour de paliers moyens. L’amplitude
ordinaire des oscillations paraît très variable selon les systèmes
fonctionnels considérés (æ). Les situations conflictuelles en elles-
mêmes, les variations d’équilibre entre les éléments qui les consti­
tuent comme au sein de ces éléments, les mouvements évolutifs ou
contre-évolutifs déclenchés par les variations d’équilibre en cause,
s’accordent avec des oscillations plus ou moins amples des groupes
fonctionnels et des fonctions chaque fois concernés. Des symptô­
mes, témoignant de ces oscillations, participent également à l’éco­
nomie des systèmes fonctionnels en cause, en rétablissant un
équilibre pour ainsi dire artificiel, à la manière si l’on veut de la tare
utilisée dans les opérations de pesée.
Lors des désorganisations progressives les symptômes s’avèrent
précisément incapables de jouer longtemps leur rôle équilibrant. Ils
ne sont alors que les témoins (plus ou moins provisoires) de la
tentative avortée d’un accrochage régressif stabilisateur. Ces condi­
tions impliquent régulièrement l’atypie et la succession des syn­
dromes.
L’ampleur des désorganisations dans leur marche contre-évolu­
tive mesure la quantité des niveaux fonctionnels concernés. Les
désorganisations (sous l’égide des Instincts de Mort) s’étendent
naturellement jusqu’à ce qu’un système fonctionnel au besoin
archaïque, suffisamment fixé, vienne (sous l’égide des Instincts de
Vie) rétablir un équilibre fonctionnel, une homéostase, quelle que
soit la symptomatologie inhérente à celle-ci.
Les traumatismes donnent habituellement lieu, dans les névroses
mentales, à une réactivation conflictuelle entre divers constituants
relativement évolués du psychisme, certes sous-tendus quelquefois
par des éléments primaires tels que ceux de la toute-puissance

C32) On ne peut rencontrer de stabilisation absolue en matière biologique.


L’instabilité fonctionnelle semble procéder d’oscillations de plus en plus amples
autour d’une moyenne de moins en moins définissable, au fur et à mesure de
l’évolution individuelle comme au fur et à mesure de l’Evoiution.
On se rapproche graduellement de formes stables qui voient progressivement
diminuer le nombre des dimensions en jeu, en remontant le cours de l’Evoiution. On
s’éloigne en même temps des sphères de la biologie.
Sur le plan physiologique humain, jusqu’aux niveaux élémentaires, une certaine
instabilité fonctionnelle constitue le principe même des marges accordées aux
« constantes », aux constantes biologiques, par exemple.
Dans l’organisation mentale, on est à tout propos frappé par l’amplitude des
oscillations fonctionnelles de divers ordres (phénomènes mnésiques, retraits narcissi­
ques, alternance vigilance-onirisme, par exemple).
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 29
narcissique mais qui en définitive intéressent essentiellement l’orga­
nisation de la deuxième topique. La symptomatologie, témoignage
d’un compromis résultant de l’élaboration interne du conflit,
s’exprime, pour le principal, dans le cadre mental (33).
Dans les névroses de caractère, les traumatismes réactivant les
conflits peuvent ne plus concerner seulement des éléments évolués
de l’appareil mental mais toucher à des organisations fonctionnelles
antérieurement installées. La constitution même de la première
topique est par exemple mise en jeu comme sont en jeu, souvent au
premier plan, des systèmes primaires qui se lient à l’ordre relation­
nel immédiat. Le champ habituel des conflits se trouve ainsi très
étendu, les fonctions concernées par les traumatismes plus dispara­
tes, d’un niveau évolutif et d’un poids instinctuel beaucoup plus
variés que dans les névroses mentales f34). Nous retrouvons ici sous
un autre angle la perspective antérieure de l’égrènement et du
manque d’intensité des fixations.

La complexité des relations objectales.


Du fait de l’étalement évolutif de leurs conflits latents, les
névrosés de caractère sont plus sensibles aux traumatismes que les
névrosés mentaux. Les problèmes de relations objectales se mon­
trent probants à cet égard. En effet, aux difficultés que rencontrent
les névrosés mentaux s’ajoutent de nouvelles difficultés chez les

(33) Nous sommes conscient de l’aspect schématique que nous donnons aux
diverses formes de névroses et qu'on rencontre peu, en clinique, dans un état aussi
simple, aussi pur que celui que nous décrivons. Lorsque nous parlons de névroses
mentales en particulier, nous mettons en avant leurs formes extrêmes souvent
voisines d’états psychotiques. Nous dénudons trop ainsi les névroses mentales, les
dévêtissant de nombre de leurs accompagnements fréquents qui touchent au
caractère et au comportement. Ce que nous disons paraît cependant correspondre à
l’essentielle réalité des choses.
(■*) Nous savons que des conflits plus ou moins latents peuvent s’étendre à la
sphère somatique. Les témoignages abondent, nous en choisissons un : chez des
névrosés de caractère pourvus d’un appareil mental tout à fait convenable, on peut
voir une hyperglycémie — symptôme se manifester de la même manière à l’occasion
d’excès alimentaires, de l’éloignement d’un proche, de difficultés professionnelles ou
de conflits affectifs. Le taux de la glycémie semble donc participer à un jeu complexe
dans lequel entrent en ligne pour « une part » aussi bien certaines fonctions
digestives que d’autres fonctions concernant la relation immédiate, que l’idéal du
Moi ou que le Moi-Idéal. Il est difficile de définir « l’autre part », c’est-à-dire la
formation qui entre en conflit avec les fonctions précédemment énumérées,
formation qu’on est peut-être en droit de supposer unique dans la mesure ou la
symptomatologie est une. On serait alors tenté de penser à un Moi très étendu, mal
dégagé de profondes racines, qui n’a pas réussi à s’autonomiser comme le Moi que
l’on considère dans la deuxième topique.
30 les désorganisations progressives

névrosés de caractère. L’intériorisation et la rétention objectales se


réalisent apparemment de manière parfaite chez tes premiers, moins
bien chez les seconds. Le résultat est que tes premiers « transpor­
tent > pour ainsi dire leurs objets avec eux et demeurent relative­
ment indifférents à la relation objectale extérieure (35) alors que tes
autres ont davantage besoin de la présence d’objets extérieurs dont
la proximité effective se révèle parfois nécessaire. L’existence
d’objets internes (moins bien « accrochés » que dans tes névroses
mentales puisque ces objets disparaissent, en particulier lors des
désorganisations) est néanmoins évidente la plupart du temps chez
les névrosés de caractère. L’organisation de la deuxième topique
confirme d’ailleurs cette intériorisation objectale comme la confir­
ment la présence d’imagos et tes manifestations dites transféren­
tielles.
Ainsi les névrosés de caractère peuvent-ils être à la fois sensibles
aux difficultés relationnelles avec tes objets intérieurs (comme tes
névrosés mentaux) et sensibles aux difficultés relationnelles avec tes
objets extérieurs.
Nous trouvons donc chez tes névrosés de caractère deux problè­
mes élémentaires concernant tes relations objectâtes :
1° Avec tes objets internes, un aménagement s’établit sur 1e plan
fantasmatique, grâce aux systèmes névrotiques classiques, entre un
trop grand éloignement de l’objet (ne pas aimer suffisamment sa
mère par exemple), éloignement qui souligne l’absence des relations
affectives nécessaires — et l’isolement qui s’ensuit — et une trop
grande proximité de l’objet (aimer beaucoup sa mère par exemple)
qui implique le danger d’unè destruction de cet objet par 1e canal
des projections agressives — et l’isolement qui s’ensuit égale­
ment (^J. Les événements extérieurs traumatisants qui raniment tes

f35) Nous rejoignons ici la note faite précédemment à propos du voisinage des
névroses mentales et des psychoses.
On peut envisager sous un certain angle que les psychotiques organisés — que nous
prenons comme exemples extrêmes — possèdent au maximum leurs objets intérieurs
au point que leur vie se systématise dans la « reconnaissance » (on pourrait dire dans
la « projection » au sens courant du mot) permanente de ces objets dans le monde
extérieur. On voit alors le peu de place que réservent ces psychotiques à la réalité des
autres individus dont ils peuvent pratiquement se passer.
Le problème est fort complexe et ce que nous venons de dire, discutable — quelle
que soit la valeur spécifique qu’on accorde aux mots d’intériorisation, d’introjection
et de projection, et que ces phénomènes concernent des objets ou des modes de
relation —. On peut en effet se demander si, dans l’évolution personnelle des
psychotiques en cause, les notions d’intérieur et d’extérieur (se rejoignant dans la
notion de narcissisme primaire) ont jamais été spatialement distinguées l’une de
l’autre, au moins à des niveaux sensorio-moteurs. Nous reprendrons ce problème.
(*) Cf. Maurice Bouvet, Œuvres Psychanalytiques (op. cil.), La relation d’objet.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 31

conflits obligent l’individu à une gymnastique mentale de réévalua­


tion de sa distance à l’objet intérieur, en même temps que se
manifestent davantage les symptômes névrotiques classiques (37).
2° Avec les objets extérieurs, l’aménagement est aussi difficile
mais d’une autre manière, du fait qu’il dépend de partenaires
autonomes ou qui s’autonomisent (38). Cela revient à dire que, dans
l’ensemble, la réalité (ou du moins une certaine réalité (39)) est
vécue de la manière suivante :
— Lorsque l’autre est habituellement ressenti comme bénéfique
(masochisme éventuel inclus), son absence insuffisamment compen­
sée par une représentation intérieure correspond à la perte d’un
investissement heureux. Lorsque l’autre est habituellement ressenti
comme mauvais, son absence est directement bénéfique au sujet.
— Lorsque l’autre est habituellement aimable, sa présence est
directement bénéfique. Lorsque l’autre est habituellement ressenti
comme mauvais, sa proximité est douloureusement perçue, aucun
aménagement intérieur ne s’avérant capable de tenir cet autre à
distance.

Les deux modes de vécu relationnel objectai, intérieur et exté­


rieur, que nous venons de souligner, se mêlent différemment selon
les dispositions fonctionnelles des sujets, dispositions encore varia­
bles selon les moments pour un même sujet.
Les événement traumatiques qui ont déclenché une désorganisa­
tion mentale et provoqué l’apparition éventuelle d’une maladie
somatique sont ainsi quelquefois difficiles à repérer au cours d’une

f37) Sans que l’on puisse directement parler d’une perte objectale on doit penser
que, lors des désorganisations mentales, l'inconscient des sujets ressent l’effacement
d’un certain nombre de fonctionnements mentaux habituels et particulièrement sans
doute la perte des valeurs symboliques attachées à certains individus, aux choses et
aux mots. Un tel sentiment, mobilisant des mouvements instinctuels inexprimables et
dont l’aménagement mental s’avère impossible serait susceptible de constituer un
élément traumatique supplémentaire qui précipiterait la désorganisation.
(M) L’équilibre interne d’une mère par exemple, peut être rompu à différents
moments du fait de l’autonomisation de son enfant. Le sevrage du nourrisson, la
reconnaissance évidente du père par l’enfant, la scolarisation et plus tard la
professionnalisation et le mariage, constituent en particulier des points parfois
redoutables de rupture pour la mère.
Chez un individu quelconque pour des raisons voisines, un changement de travail
ou même un simple changement du lieu de travail, la retraite, sont susceptibles de
provoquer d’identiques ruptures d’équilibre.
(") Cette réalité est évidemment toute personnelle au sujet. Elle ne manque pas
d’aspects projectifs initiaux. Elle prend cependant figure de réalité pour le sujet du
fait de sa constitution ancienne et de son caractère inaménageable, inanalysable,
intraitable.
32 les désorganisations progressives

investigation — ou même au cours d’une analyse — du fait de la


large zone des conflits latents. De manière identique, les événe­
ments réorganisants qui ont pu survenir et mettre un frein heureux
aux désorganisations ou qui, mieux encore, ont aidé à la constitution
d’un nouveau système régressif stable à partir duquel tous les
espoirs d’une reconstruction totale de l’individu se sont fait jour,
s’avèrent également difficiles à découvrir parfois.
Dans les périodes de mauvais fonctionnement mental des névro­
ses de caractère, aux difficultés d’estimer l’état de désorganisation
du patient (variable du fait même de la relation présente) peuvent
ainsi s’ajouter de nouvelles difficultés d’appréciation de la valeur
traumatisante ou ranimante des événements.
Dans les périodes de bon fonctionnement mental, la clarté ne
règne pas toujours pour autant. Intervient en effet parfois une
opacité provenant de l’intérêt plus grand des sujets pour la relation
directe avec l’investigateur ou l’analyste présent (sans qu’on puisse
alors apprécier la texture de cette relation) que pour les contenus de
l’investigation ou de l’analyse. La plupart du temps, lors de leurs
réorganisations mentales, cette attitude des sujets va de pair avec les
réinvestissements de certaines activités ou de certains objets anté­
rieurement fastes. Ces réinvestissements constituent souvent à la
fois des évasions réelles de la relation avec l’investigateur ou
l’analyste (lorsque la proximité des autres objets est assurée) et des
« transferts latéraux » (sur le plan de l’organisation mentale). Tout
cela n’est pas sans compliquer la tâche de l’observateur.
On connaît les systèmes de relation habituellement utilisés dans
les névroses de caractère voisines des névroses mentales, dont on
peut prendre pour exemples majeurs le caractère anal et le caractère
hystérophobique. Nous avons parlé assez longuement du caractère
anal à propos des régressions, en le prenant pour l’un des exemples
d’ « ensembles régressifs comportant une régression majeure mais
cependant mobilisable ». Les qualités de tenue à la distance voulue
des objets, à travers l’ambivalence foncière, sont ici généralement
remarquables. La présence d’une ligne évolutive centrale d’ordre
mental, la plupart du temps solidement échafaudée, rend « fortes »
les névroses de caractère anal, en ce que les possibilités d’élabora­
tion mentale comme les possibilités régressives défendent solide­
ment le sujet contre les désorganisations graves. Les névroses de
caractère hystérophobique ont une ligne évolutive centrale, d’ordre
mental, moins organisée autour de fixations évolutives définies et
tardives que les névroses de caractère anal (40). Elles sont donc,

(*°) Le terme « hystérie », lorsqu’il n’est pas accompagné d’un qualificatif, désigne
un élément structural complexe fait :
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 33
dans l’ensemble moins solides. Une large gamme de systématiques
relationnelles évolutivement bien fixées permet néanmoins à l’indi­
vidu de jouer sur la distance à l’objet en utilisant les multiples
moyens mis à sa portée. Les refoulements, les identifications de
diverses natures, les phobies (dont éventuellement les phobies
mentales (41)) sont ici les modes de fonctionnement les plus
utilisés (42).
Bien qu’il convienne toujours de prendre garde à la solidité des
défenses de l’organisation mentale, même lorsqu’il s’agit d’une
névrose de caractère anal ou hystérophobique, la plupart des
névrosés de caractère victimes de défaillances mentales n’ont, pour
aménager la relation, ni les capacités rigoureuses de filtrage et de
tenue à distance du caractère anal, ni le vaste clavier et les aptitudes
gymnastiques d’ordre régressif dont dispose le caractère hystéro­
phobique. Dans une investigation trop rapide, il arrive cependant de
confondre nombre de patients dont nous nous occupons, avec des
névrosés de caractère hystérophobique, en raison de l’étalement des
fixations.
L’apparente facilité de relation des névrosés de caractère
contraste souvent avec leur difficulté d’intériorisation et de réten­
tion objectale. L’engagement direct des sujets dans la relation ne
constitue ni la preuve d’une profondeur des échanges, ni la garantie
d’un intérêt durable pour l’autre (investigateur ou thérapeute),
quelle que soit la qualité — positive ou négative — de cet intérêt. A
chaque niveau des mécanismes relationnels paraît correspondre un
système différent d’éventuelles intériorisations et rétentions objec­
tâtes. La verbalisation et 1e langage utilisés, médiateurs des échan-

— d’une prévalence fonctionnelle des identifications et des refoulements,


— d’une aptitude à la variation des systèmes régressifs, et souvent à ce titre d'une
capacité à envisager rapidement les transformations possibles, voire les retourne*
ments (D. Braunschweig et M. Fain) des positions respectives des objets dans la
réalité ou dans les fantasmes.
— d’une proximité du conflit œdipien.
Le terme « hystérophobie » entend encore une angoisse au moins latente, liée à
des objets ou à des systèmes de relation qui peuvent se montrer de niveaux évolutifs
très divers.
(41) L’élaboration mentale du principe phobique aboutit à la désignation d’objets
phobogènes déterminés, de valeur symbolique précise et qui peuvent être nommé­
ment indiqués. On doit mettre en doute et toujours vérifier sur d’autres points la
qualité de l’organisation mentale, lorsque n’existent que des phobies d’ambiance,
d’espace (agoraphobies ou claustrophobies).
(42) Les manifestations de conversion qu’on peut également rencontrer dans les
névroses de caractère hystérophobiques et qui touchent au domaine somatique
relationnel donnent la preuve d’une organisation fondamentale, structurale de
l’hystérie. Leur efficacité défensive représente en même temps une réussite, comme
le souligne André Green.
34 les désorganisations progressives

ges, auxquels on porte inconsciemment et consciemment la plus


grande attention, peuvent présenter une valeur différente selon les
cas et selon les moments. Ces médiateurs ne possèdent pas
obligatoirement, chez les patients, toutes les vertus d’expression
symbolique et de liaison à l’inconscient qu’on en attend. L’emploi
du style direct par un sujet, pour rapporter sa relation avec autrui
(en dehors de l’effet dramatique qu’elle vise quelquefois), donne
souvent l’indication, à cet égard, d’une difficulté d’intériorisation et
de rétention profonde de la relation qu’elle rapporte. Il s’agit alors
davantage de la mémoire d’un comportement, fondée sur des traces
mnésiques sensorielles à perceptivité réduite, dont l’effet de réten­
tion est forcément limité dans le temps en raison de l’aspect
rudimentaire de l’appareil sensorio-moteur et de la quantité aussi
des sommations reçues par cet appareil (il n’existe pas dans ce cas de
possibilités associatives, il est facile de le vérifier), que d’une
véritable mémoire de l’engagement relationnel, mémoire au sens
plein du terme, faisant intervenir l’inconscient. On doit bien
entendu penser alors à d’éventuels refoulements massifs, mais on
doit également penser à l’insuffisant état — critique ou chronique —
d’organisation de la première topique. Et dans cette dernière
hypothèse, la relation du patient avec l’investigateur ou le théra­
peute risque elle-même de ne pouvoir se trouver ultérieurement
rapportée qu’en style direct, cela pendant un temps encore limité.
La gamme des systèmes d’intériorisation et de rétention est vaste.
Elle peut aller des mimétismes les plus superficiels — dont nous
venons d’évoquer un exemple — jusqu’aux introjections enfouies
dans l’inconscient et assimilées par le sujet, en passant par les
imagos de qualité variable. Cette gamme de toute évidence n’est pas
linéaire, faisant intervenir des fonctions sensorio-motrices, percepti­
ves, identificatrices primaires et secondaires, toutes pleines de leurs
complications évolutives. Le catalogue qu’on pourrait établir de ces
variations multidimensionnelles s’avérerait fort complexe (43).

f*3) Les intériorisations objectales consistent en l'inscription de traces mnésiques


au niveau des fonctions envisagées. Elles dépendent d’une certaine « capacité à
l'inscription > de ces fonctions.
Aux niveaux les plus profonds, l’intériorisation objectale relève d’une aptitude à
inscrire l’ensemble des relations conflictuelles avec l’objet, ensemble qui représente
un mouvement constant d’oscillations entre les visées érotiques concernant l’objet ou
sa représentation (l’objet érotique devient objet narcissique secondaire, également
érotisé) et leur refoulement exigé par le même objet (un abandon de la visée érotique
entraîne une manifestation douloureuse de deuil, laquelle provoque une excitation
susceptible de se transformer à nouveau en visée érotique et non de dépression).
Le mouvement d’oscillation ci-dessus schématisé se trouve souvent bloqué dans les
névroses de caractère, les traits de caractère cherchant justement à éviter les
refoulements secondaires en maintenant une certaine « tenue » narcissique.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 35

De l’ensemble clinique, il apparaît en définitive, d’une manière à


première vue paradoxale, que les capacités d’intériorisation et de
rétention objectales des sujets sont souvent à la mesure de la
difficulté d’une relation prolongée avec eux. Cela parce que sur
toute la ligne et jusqu’à l’élaboration de l’inconscient au travers du
cheminement mental, les médiateurs fonctionnels qui jouent un rôle
dans l’intériorisation et la rétention objectales sont les mêmes que
ceux qui participent aux diverses formes de mise à distance de
l’objet (l’investigateur par exemple).

Perpectives théoriques.

En considérant le point de vue clinique, nous avons entrevu la


plupart des secteurs théoriques impliqués dans les difficultés d’inté­
riorisation et de rétention objectales des névrosés de caractère, à
savoir :
— Les fixations égrenées qui assurent d’ordinaire toutes les
variétés d’intériorisation mais qui s’avèrent d’une solidité discu­
table.
— L’étalement des conflits et la multiplicité des fonctions d’inté­
riorisation éventuellement atteintes par les traumatismes.
— La nature d’un Moi quelquefois mal dégagé de ses racines
somatiques, mal autonomisé au niveau de la seconde organisation
topique, du fait d’un Surmoi mal installé en raison du caractère
incertain des introjections. Le retour trop facile aux formes primiti­
ves de Moi-Idéal.
— La dépendance des sujets aux objets extérieurs, avec le danger
couru du fait de l’autonomie ou de l’autonomisation de ces objets.
— La réduction possible des relations à des plans superficiels
d’ordre sensorio-moteur qui ne retiennent ni sérieusement ni
longtemps la charge objectale.
— La proportionnalité souvent inverse entre l’apparente facilité
de la relation et les capacités d’intériorisation et de rétention
objectales des sujets.
Tout ceci conduit, en définitive, à s’intéresser aux vicissitudes de
l’installation évolutive d’un certain nombre de fonctions de divers
niveaux jouant un rôle dans la vie relationnelle.

L'aptitude à osciller entre visée érotique et narcissisme secondaire est en relation


avec des mécanismes qui animent le processus primaire (condensation, déplacement,
retournement en son contraire par exemple) mécanismes dont le fonctionnement est
plus ou moins assuré selon les individus.
36 les désorganisations progressives

Nous ne connaissons pratiquement rien de la transmission hérédi­


taire des qualités fonctionnelles provenant de fixations installées sur
les lignées parentales. Nous renvoyons à l’hérédité, tout au moins
provisoirement, une partie de ce que nous ne comprenons pas et que
nous n’avons pas encore les moyens d’aborder. Nous devons
cependant poursuivre le plus loin possible la recherche dans le cadre
des dimensions dont nous disposons, même lorsque certaines
mesures — peut-être les plus importantes — nous échappent (“J.
L’indépendance individuelle se dégage d’une dépendance pre­
mière sur laquelle elle s’étaie (45). La relation nécessaire du
nourrisson à sa mère constitue la dépendance première. La mère
participe à un nombre considérable des fonctions du nourrisson
qu’elle investit. Cet investissement (du sommeil, de la respiration,
par exemple) déborde largement le cadre des fonctions en rapport
avec les zones orificielles ou avec certaines zones sensorio-motri-
ces C46).
La « fonction maternelle >, expression de l’instinct maternel,
règle, selon les « signaux » qu’elle perçoit dans une identification

(M) Nous voulons faire ici une remarque générale, d’ordre méthodologique :
La poursuite de recherches précises met inévitablement en relief, pendant un
temps, certains secteurs d’étude au détriment des autres et fatalement au détriment
des secteurs intéressés mais inconnus. Cette démarche est nécessaire au progrès
scientifique dont on peut, par ailleurs, contester la valeur dans la perspective du
bonheur individuel. Il s’agit, de toute façon, d’approximations successives. La
réunion ultérieure des divers points de vue, pour qui consent à y accéder, rétablit
l’équilibre des connaissances. Les poussées « hérétiques » demeurent ainsi loin
d’être condamnables dans la mesure où elles ne s’établissent pas en une étroite
doctrine exclusive.
(45) L’étayage représente classiquement l’appui que prennent les pulsions sexuel­
les sur les pulsions d’auto-conservation. Nous utilisons ici le terme dans un sens large,
les phénomènes plus répétitifs d’auto-conservation précédant dans l’ensemble,
comme dans chaque épisode évolutif, les phénomènes sexuels de progression, de
liaison, d’organisation, d’indépendance fonctionnelles.
(*) Il s’agit là des zones érogènes qui concernent nombre de fonctions plus ou
moins localisées spatialement, engagées en premier lieu dans la relation avec la mère.
Ces zones fonctionnelles dont certaines sont communes à tous et dont d’autres sont
particulières à certains sujets, s’avèrent de toute façon l’objet de fixations de qualité
différente selon les individus. Elles se montrent prévalentes dans la mosaïque
première et jouent un rôle privilégié dans la suite de l’évolution.
La notion de zone érogène ne se superpose pas à celle d’appareil physiologique.
Son découpage fonctionnel est plus complexe encore. Il faut cependant noter que
même sous le nom d’appareil physiologique, on groupe une multiplicité de fonctions
quelquefois moins organisées entre elles qu’avec certaines fonctions d’autres
appareils.
Les zones érogènes propres à la mère sont souvent à l’origine de relations
spécifiques avec le nourrisson.

I
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 37

primitive et profonde (47), les temps et les modes d’intervention ou


de non-intervention au niveau d’une infinité de communications :
sensorio-motrices, infra-verbales, verbales, de l’alimentation, des
soins, par exemple.
La fonction maternelle, en ce qu’elle exprime ainsi directement,
sans intermédiaire mental, l’appréciation affective inconsciente des
désirs et des besoins du nourrisson, s’apparente aux sublimations.
La tendresse, l’amour narcissique comme l’amour objectai pour le
nourrisson, ne font qu’accompagner le mouvement profond de
l’instinct maternel.
Néanmoins, d’autres éléments, dont nous ne dressons certaine­
ment pas la liste complète, interviennent à des degrés divers, selon
la structure psycho-affective des mères C48) et selon les moments :
— Une élaboration mentale des affects dans laquelle joue la
qualité des organisations topiques lorsque le nourrisson est conçu en
tant qu’objet.
— Une série de « projections » éventuellement variables selon
les moments, issues du contexte culturel, social, familial de la mère
(dans ses relations antérieures ou actuelles avec sa propre mère, son
propre père, ses frères et sœurs), projections plus ou moins adaptées
à une certaine réalité du nourrisson.
— Les autres organisations relationnelles, conscientes ou non,
dans lesquelles la mère est engagée : relations avec l’époux ou
l’amant, sous l’aspect érotique ou amoureux, avec le « père de
l’enfant », avec les autres enfants, avec le pédiatre ou le médecin,
comme exemples majeurs (49).
Un intermédiaire connu, le système pare-excitations, joue un rôle
capital dans la fonction maternelle : celui d’éviter que le nourrisson
reste soumis à des excitations trop fortes et durables, qu’il s’agisse
d’excitations extérieures (la lumière, la chaleur ou le froid, le bruit
par exemple) ou d’excitations intérieures (la faim par exemple). Des
excitations trop intenses et trop prolongées, en raison de leur effet
traumatique durable, conduisent à une désorganisation du nourris-

f47) Si l'instinct maternel et sa fonction appartiennent au genre féminin, la fonction


peut se transmettre au genre masculin, dans une certaine mesure, à partir de la
bisexualité première (cf. Christian David, « La Bisexualité psychique », Revue Fr. de
Psychanalyse, sept.-déc. 1975) sous une forme sublimatoire.
(**) Dans cette perspective de la structure maternelle, il faut autant considérer les
insuffisances instinctuelles ou les fixations fonctionnelles de types pervers, phénomè­
nes archaïques, que les phénomènes plus tardifs d'ordre névrotique ou psychotique,
ou relevant de l’angoisse.
C49) Au sujet de ces différents problèmes, cf. D. Braunschweig et M. Fain, Eroset
Antéros, Petite Bibliothèque Payot, 1971 et La nuit, le jour, Le fil rouge, P.U.F.,
Paris 1975.
38 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

son. Les Instincts de Mort submergent l'individu sans qu’une


alternance avec les Instincts de Vie, dans une conjoncture certes
conflictuelle mais bénéfique parce que tempérée, parvienne à
établir des fixations fonctionnelles. Le nourrisson est alors en
danger direct.
On comprend que, même sans perturbation de l’instinct maternel,
la manipulation du système pare-excitations par la mère soit
délicate. En effet, une diminution trop importante et trop durable
des excitations extérieures ou intérieures, dans une espèces d’asepti­
sation générale qui ne laisse aucune place aux traumatismes
désorganisants (50), est susceptible d’empêcher ou de réduire consi­
dérablement les fixations des sujets et de nuire ainsi à leur avenir
régressif et défensif.
On saisit, dans ces conditions, les difficultés de la mère (dont
l'instinct maternel risque d’être perturbé à tous les niveaux de son
organisation mentale) dans le « dosage » des traumatismes qui
atteignent le nourrisson, dosage différent encore selon la qualité et
selon le moment des excitations.
On comprend également la quantité de difficultés qui peuvent
survenir et qui ne manquent pas de s’introduire, au premier âge,
dans la relation de la mère avec son nourrisson. Ces difficultés et
leur solution déterminent pour une grande part non seulement
l’avenir de nombre de fonctions dont font partie les fonctions
relationnelles qui nous intéressent particulièrement, mais aussi
l’avenir de l’appareil pare-excitations propre au sujet qui nous
intéresse également ici. Le système pare-excitations propre du sujet
jouera son rôle dans le règlement ultérieur des conflits où entreront
des excitations tant intérieures qu’extérieures.
Nous avons signalé que l’indépendance individuelle se dégageait
d’une dépendance première (celle de la dyade mère-nourrisson), sur
laquelle globalement elle s’étayait. Dans sa prise d’indépendance, le
sujet s’appuie encore sur l’objet premier, la mère, dans son choix
d’objets ultérieurs et dans son choix d’objet d’amour en particulier.
Davantage que le problème du choix des objets, nous intéresse ici
celui des difficultés d’intériorisation et de rétention objectales dans
les névroses de caractère, lequel reste en profond rapport avec
l’étayage, la fonction maternelle, le système pare-excitations, ainsi
qu’avec la qualité de temps, de lieu et d’intensité des fixations.
Il semble que toutes les intériorisations s’accomplissent grâce à

(*) Il n’est besoin d’aucune mesure spéciale pour que se produisent en leur temps
naturel d’avènement les traumatismes désorganisants qu’il s’agit seulement, pour la
mère, de percevoir.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 39
des fixations sur le faisceau évolutif central, d’ordre mental (51). Il
semble également que la profondeur des intériorisations et la
solidité des rétentions qui va de pair, soient en rapport avec l’aspect
tardif desdites fixations. Cependant, la présence d’une chaîne
évolutive continue, impliquant des fixations précoces et rythmant
ensuite les fixations tout au long de la lignée mentale, paraît
nécessaire à l’avènement des fixations tardives. Une partie de
l’évolution sensorio-motrice, la seconde phase du stade anal et
l’organisation de la première topique, le complexe de castration, le
complexe d’Œdipe, les remaniements de la période de latence et
l’organisation de la deuxième topique, assurent ainsi progressive­
ment la consistance des intériorisations et des rétentions objectales.
Lorsque certains maillons précoces manquent à la chaîne centrale
classique des fixations mentales, des rattrapages s’effectuent sou­
vent. Ces rattrapages, dont on connaît mal les cheminements sans
doute latéraux, escamotent en tout cas une partie des fixations
nécessaires à l’installation de la seconde phase du stade anal et à la
constitution de la première organisation topique. Les sujets en cause
promeuvent alors rapidement un processus secondaire cependant
dépourvu de fondations solides. Ils donnent ainsi le change à
l’examen superficiel, en présentant un fonctionnement psychique
sans difficultés d’ordre névrotique apparentes. Leur activité intellec­
tuelle paraît même quelquefois admirable. Le défaut des intériorisa­
tions objectales profondes et des rétentions solides laisse néanmoins
ces individus démunis de résistance défensive.
Les rapports entre l’évolution de la sensorio-motricité et l’évolu­
tion de l’appareil mental, offrent un vaste champ d’étude qui mérite
d’être systématiquement exploré. Toute la sensorio-motricité ne
participe sans doute pas directement à la construction psychique.
La recherche psychanalytique, nous le savons, s’intéresse naturel­
lement d’abord, dans la mesure où elle les perçoit, aux rapports
évolutifs du psychisme et des systèmes sensorio-moteurs les plus
tardivement mûris (52). Les organisations de l’appareil visuel retien-

(31) Nous employons le mot « intériorisation » dans son sens analytique classique.
Il implique le passage à l’intérieur du sujet, d’un système relationnel subjectif d’abord
vécu dans les rapports avec l’extérieur. Il ne spécifie pas pour nous la qualité ni le
niveau de la relation.
Il nous parait que la succession des mécanismes fonctionnels d’intériorisation, avec
ses fondements dont font partie au premier plan les « fantasmes originaires »,
pourrait définir encore, sous un certain angle, ce que nous appelons le faisceau
évolutif central commun, d’ordre mental.
f52) Le travail s’accomplit au mieux lorsque l’étude principale se porte successive­
ment sur des organisations fonctionnelles dont la maturation apparaît comme de plus
en plus ancienne. Les fonctions différentes de celles qui constituent l’objet principal
40 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

nent ainsi en premièr lieu son attention. L’évolution de l’appareil


visuel, dans ses aspects d’appréciation graduelle des différentes
dimensions, joue un rôle préparatoire considérable sinon nécessai­
res aux intériorisations (53).
Il semble en particulier que le dégagement progressif des notions
d’objet et de soi s’effectue dans un certain rapport avec le
perfectionnement de la perception visuelle de profondeur, c’est-à-
dire avec l’acquisition de la notion de distance effective de
l’objet (M).

de l’étude ne sont pas négligées pour autant. L’évidence de leurs interventions et du


trouble qu'elles apportent dans une recherche qu’on voudrait simple (puisque visant
une organisation fonctionnelle déterminée a priori) attire au contraire sur elles
l’attention et les désignent progressivement comme centre d’intérêts futurs. L’atten­
tion que nous allons porter plusieurs fois à l’évolution visuelle ne nous fait
aucunement oublier, par exemple, ni l’évolution auditive, riche du langage, ni celle
sans doute plus archaïque de l’olfaction.
Les fonctions sensorio-motrices, fonctions éminemment relationnelles avec la
mère, sont l’objet de fixations pendant la première enfance. On les rencontrera
souvent comme « lieux » de régressions ultérieures notables chez les sujets particu­
lièrement pourvus d’aptitudes hystériques (on notera jusqu’à des troubles de
l’équilibration par exemple, lors de désorganisations du Moi de tels patients). Cf.
Didier Anzieu, « Le Moi-Peau », Nouvelle Revue Française de Psychanalyse, 1974,
tome 9, p. 195 à 208, Gallimard, Paris.
En deçà des fonctions sensorio-motrices, du fait de l’hérédité et de la vie intra-
utérine, d’autres systèmes jouent un rôle qui paraît considérable dans l’organisation
de l’appareil mental : les principes fonctionnels que nous désignons globalement sous
le qualificatif d’« allergiques », par exemple. Par l’intermédiaire de fixations
d’intensité différente selon les sujets, fixations portant sur diverses fonctions
somatiques également différentes selon les sujets, ces principes nous semblent
posséder une valeur déterminante dans les aptitudes individuelles aux « identifica­
tions » primaires et dans les modalités de celles-ci. Ils facilitent ou entravent
l’évolution du faisceau mental. Nos connaissances actuelles sont cependant trop
élémentaires pour nous étendre à ce propos.
Cf. Pierre Marty et Michel Fain, « Importance de la motricité dans la relation
d’objet », Revue Française de Psychanalyse 1955, n° 1-2. Cf. également les ouvrages
cités de Sami-Ali.
(53) Nous avons rencontré une hypogénésie du faisceau évolutif mental chez tous
les aveugles-nés que nous avons examinés, à une exception près. Ces sujets se
présentaient donc comme des névrosés de comportement. Notre expérience des
aveugles-nés demeure cependant très limitée. De plus, des facteurs que nous n’avons
pas repérés, sans doute de deux ordres :
— éléments pathologiques qui, au même titre que la cécité, accompagnant cette
dernière, témoigneraient d’une insuffisance de l’organisation initiale de l’individu,
— attitude particulièrement éteinte des mères, médusées peut-être par l’ineffable
absence de représentations visuelles, devant des enfants aveugles (attitude signalée
par L. Kreisler lors de discussions), sont susceptibles d’avoir joué un rôle important
dans cette hypogénésie mentale.
(M) On rencontre de manière fréquente des difficultés d’intériorisations objectales
chez les strabiques et les sujets à vision monoculaire précoce. Ceci n’exclut pas le rôle
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 41

Nous savons que la vision évolue pendant un long temps qui


s’étale théoriquement de la naissance jusqu’au déclin du complexe
d’Œdipe. Nous connaissons également la progression de l’organisa­
tion psychique pendant ce temps et avons souligné l’importance de
la seconde phase anale dans l’acquisition de certaines qualités
mentales. En ce qui concerne notre problème des relations objectâ­
tes, 1e stade anal et sa seconde phase en particulier, paraissent
apporter au sujet des précisions majeures quant à la notion
d’intérieur et d’extérieur. L’intérieur et l’extérieur sont déjà repérés
au stade oral antérieur, mais encore confondus dans leur valeur.
L’objet étant mal distingué du sujet, tes projections n’existent pas
sous l’angle où on tes considère habituellement, allant du dedans
vers te dehors (55). Manger, par exempte, peut alors équivaloir à
être mangé.
Les acquisitions de la seconde phase du stade anal conjuguent tes
connaissances de l’intérieur, de l’extérieur et de la distance.
L’organisation de la première topique se met également en
place i56). La porte s’ouvre alors à la reconnaissance des objets
intérieurs et de leur distance. Elle s’ouvre encore, sinon à l’identifi­
cation interne des objets qui s’intériorisent, en raison des multiples
censures qui interviennent en même temps dans 1e fonctionnement
de la première topique, du moins à la reconnaissance plus ou moins
consciente d’un certain nombre de sentiments et de fonctions
personnelles dont 1e sujet ressent l’existence (57). Nous avons
signalé tes exagérations du sentiment d’indépendance et de pro­
priété des limites de soi qui peuvent alors se glisser dans la jubilation
narcissique liée à la rencontre de son propre corps (58).

du perfectionnement de la notion de distance par d’autres appareils sensoriels et par


l'audition surtout.
Pour simplifier l’expression de notre point de vue, nous donnons des schémas
statiques. C’est en fait le mouvement de l'autre et celui de la mère en premier lieu
qui, accordé à la liberté de mouvements de l’enfant, révèle à ce dernier ses fonctions
sensorio-motrices.
(53) Cette position se retrouve dans un certain nombre de psychoses, nous l’avons
signalé, allant même jusqu’à une inversion apparente de la situation, un retourne­
ment en doigt de gant, le monde intérieur étant alors vécu par le sujet comme
extérieur à lui.
(*) Les deux phénomènes, plus ou moins concomitants, ne sont pas sans rapports
entre eux.
C57) Le sentiment de propriété des fonctions est sans doute à l’origine des blessures
narcissiques dont on suppose l’existence lors de la perte de certaines fonctions
mentales dans les désorganisations. Ces blessures narcissiques précipitent les
désorganisations.
C5*) Cf. Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du
Je », Revue Française de Psychanalyse, oct. déc. 1949.
42 les désorganisations progressives

Dans le même temps commence à s’accomplir un phénomène


capital de 1 organisation humaine, celui de l’acquisition du langage.
L une des phases essentielles de l’acquisition du langage (qui aura sa
part d’universalité et sa part de propriété intime) se situe précisé­
ment au niveau de l’organisation de la première topique, au niveau
du préconscient, liant les mots entendus (59) aux choses vues, à
l’inconscient existant et aux relations affectives en cours, instituant
ainsi la part la plus importante et la plus significative du symbolique.
Ce n’est en définitive qu’avec l’installation de la deuxième
topique et grâce à la période de latence qui voit l’évolution des
complexes d’Œdipe et de castration, que se précise l’organisation
des objets intérieurs dont nous retenons deux formes essentielles,
toutes deux élaborées mais de manière inégale : celle des imagos et
celle d’introjections plus profondes et mieux assimilées, dont un
aspect du Surmoi donne l’exemple. Ces formations, représentables
en fantasmes, ne sont pas forcément représentées ni conscientes
pour autant.
Les imagos désignent des personnes de l’enfance (père et mère
pour exemples majeurs) telles qu’elles ont été vécues, conçues et
subjectivement enregistrées par l’enfant. Les imagos, éléments
inconscients et fréquents des conflits, sont ultérieurement projetées
sur d’autres personnages — objets de réalité. Elles dictent en
quelque sorte sa conduite au sujet vis-à-vis des objets extérieurs.
Les imagos constituent une propriété du sujet, quelquefois chère­
ment défendue, à laquelle ce dernier peut se référer inconsciem­
ment mais aussi sous une forme fantasmatique représentée et
consciente, même en l’absence d’objets extérieurs (60).
D’autres intériorisations, introjectives, existent qui, plus actives
dans l’enfance et dans l’adolescence, peuvent néanmoins s’accomplir
à tout âge (61). Comme les imagos, ces introjections participent aux
transferts affectifs. Elles paraissent cependant plus profondes que
les imagos dans la mesure où l’on est passé de l’intériorisation d’une
relation massive à l’introjection d’une relation plus spécifique et

L’appareil auditif joue ainsi un rôle également considérable dans la formation


normale du faisceau central commun.
Les participations sensorio-motrices visuelles et auditives à l’organisation mentale,
ne sont évidemment pas exclusives.
C60) Cf. Pierre Luquet, « Les identifications précoces dans la structuration et la
restructuration du Moi ». Rev. Fr. de Psychanalyse, T. XXVI, n° spécial, 1962.
(61) Ces introjections concernent, par exemple, certaines qualités idéales de
substituts parentaux, d’éducateurs, de modèles, de héros. Elles s’effectuent d’autant
plus facilement qu’elles ne correspondent pas à des imagos conflictuelles. Elles
s’analysent dans le transfert tout comme les imagos, plus tardivement néanmoins
dans l’ensemble.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 43
nuancée, ayant déjà fait l’objet d’un choix. La relation intériorisée
s’insère alors dans une organisation mentale plus longuement
élaborée. De telles introjections sont de ce fait mieux « digérées »
que tes imagos et moins sujettes à des rectifications importantes de
leur valeur qualitative au cours d’éventuelles analyses. Un certain
aspect du Surmoi en donne l’exemple : l’héritage du complexe
d’Œdipe voit apparaître 1e Surmoi en même temps que l’investisse­
ment des parents, antérieurement vécus comme personnages
entiers, se transforme en investissements identificatoires à quelques
qualités parentales déterminées. Il s’agit alors d’un phénomène du
même ordre que celui du « travail du deuil » (62).
Nous venons de signaler un certain nombre de mécanismes
d’intériorisation et de rétention des objets ou des relations objectâ­
tes qui s’enchaînent et participent à l’organisation du faisceau
central commun, d’ordre mental, au cours de l’évolution indivi­
duelle. Nous n’avons pas, tant s’en faut, dressé l’inventaire de ces
mécanismes.

Considérant les difficultés d’intériorisation et de rétention objec­


tâtes des névrosés de caractère, nous étions tout à l’heure conduits à
nous intéresser à l’installation évolutive d’un certain nombre de
fonctions de divers niveaux sur la lignée mentale ainsi qu’aux
vicissitudes de cette installation. Il s’agissait de savoir pourquoi dans
tes névroses de caractère, tes intériorisations jusqu’aux mieux
élaborées : tes introjections, théoriquement solides, étaient suscep­
tibles de s’effacer lors des désorganisations, permettant que s’ac­
complissent tes désorganisations mentales et laissant tes sujets à la
merci de leur vécu immédiat de la réalité objectale extérieure. Nous
venons, indirectement et de façon partielle, de répondre à la
question.
En raison de notre manque actuel de connaissances des phénomè­
nes d’ordre héréditaire et des phénomènes inhérents à la vie intra-
utérine, lesquels jouent vraisemblablement un rôle capital dans 1e
problème, nous étions en effet tenus de porter la plus grande
attention à la période précoce des relations sensorio-motrices du
nourrisson avec sa mère. Nous pouvons avancer maintenant que

(®) Après une perte objectale, le deuil qui s’élabore aboutit ainsi finalement à un
gain narcissique. Lorsque la perte objectale n’est pas soumise à un travail interne,
mental, elle demeure un vide de la réalité ressenti dans une blessure narcissique.
On notera que les pertes d’objets extérieurs dans les névroses de comportement,
comme les pertes de fonctions ou d’objets intérieurs dans les désorganisations, ne
sont justement pas soumises à un travail de deuil, en raison de l’inorganisation ou de
la désorganisation de l’appareil mental.
44 les désorganisations progressives

l insuffisance des intériorisations et la fragilité des rétentions ont les


plus grandes chances de provenir pour une part :
s°it d’une absence de fixations sur la sensorio-motricité de la
lignée évolutive mentale, absence de fixations due à l’exagération
des excitations traumatiques désorganisantes, en raison des circons­
tances ou de l’insuffisance du pare-excitations maternel,
— soit d’une absence de fixations du même ordre due à « l’asep­
tisation > du milieu du nourrisson, par un abus du pare-excitations
maternel ne laissant pas s’instaurer suffisamment les conflits,
— soit de fixations trop intenses sur des systèmes sensorio-
moteurs latéraux n’entrant pas en jeu dans l’évolution de la lignée
mentale et nuisant ainsi au plein développement psychique,
— soit d’un mélange de ces données.
Bien que dans une certaine mesure hypothétiques, nos concep­
tions soulignent de toute façon l’intérêt que nous attachons aux
relations mère-nourrisson dans le déterminisme des névroses de
caractère et dans l’avenir des sujets en cause (63).

Implications thérapeutiques.
En présence d’une névrose de caractère et en dehors des cas où
l’existence de régressions soutenues sur la ligne évolutive mentale
ne fait pas de doute, il convient de se méfier de la solidité
fonctionnelle des sujets et en particulier de leur aptitude à intériori­
ser et à retenir les objets. Il s’agit moins alors de contempler les
rétentions d’objets de l’enfance et les remaniements de ces objets
tels qu’on peut les remarquer dans le transfert immédiat, que
d’envisager l’avenir thérapeutique du patient et d’établir un pronos­
tic sur ses capacités actuelles et futures à intérioriser et à retenir de
nouveaux objets. Il s’agit également moins d’apprécier les bénéfices
immédiats tirés par le patient de sa relation du moment avec
l’investigateur (bien que ces premiers bénéfices donnent déjà une
indication de base sur un niveau élémentaire heureux et sans doute
thérapeutiquement renouvelable de la relation) que d’estimer la

(°) On ne saurait nier l’insuffisance — par abus ou par absence — du pare-


excitations maternel chez une multiplicité de nourrissons dont l’organisation structu­
rale correspondra plus tard à celle de névroses mentales ou de psychoses. Ceci ne
change rien à ce que nous avançons. Il convient de ne pas oublier que nous n’avons
pu tenir compte, faute de connaissances, des phénomènes de l’hérédité et de la vie
intra-utérine. Nos considérations théoriques et méthodologiques antérieures impli­
quent suffisamment que nous reconnaissons à certains de ces phénomènes une valeur
sans doute prédéterminante aux organisations structurales individuelles. Selon la
valeur ainsi prédéterminée des structures, il est fatal que les mêmes conditions
apparentes, les mêmes causes ultérieures, soient la source d’effets différents.
i
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 45
qualité et le niveau des bénéfices qui seront retenus de cette
relation.
Nous avons vu dans ce chapitre les nombreux problèmes soulevés
par les rapports directs avec les sujets. Nous avons en particulier
souligné le contraste fréquent entre l’apparente facilité de relation
et la difficulté d’intériorisation et de rétention objectales. Nous n’y
reviendrons pas précisément. Cependant, sur ces bases, 1e repérage
d’une apparente facilité relationnelle allant naturellement de pair
avec l’absence de régressions mentales stables doit rendre l’observa­
teur prudent, dès l’investigation.
Techniquement en effet l’investigateur, laissant d’abord 1e maxi­
mum de liberté au sujet, lui abandonne 1e choix des niveaux
fonctionnels de la relation et l’éventualité de leur variation.
Quelquefois rien ne se passe apparemment, qu’une espèce de récit
des événements actuels et conscients. Dans ces conditions, l’investi­
gateur est fondé à inciter 1e patient à mettre en avant d’autres
caractéristiques personnelles, faisant appel à sa conscience du passé
ou de l’avenir. De telles incitations permettent, d’une manière
indirecte, de mesurer tes rapports de l’individu avec son inconscient.
Elles ne déterminent toujours pas pour autant 1e niveau fonctionnel
des réponses, réponses que l’investigateur se doit d’interpréter
intérieurement, davantage d’ailleurs dans leur forme qui révèle 1e
niveau de leur organisation que dans leurs contenus et dans tes
conflits, si séduisants soient-ils, qu’elles trahissent (64).
Si l’investigateur s’aventure à ce moment plus loin, il prend des
risques. Il court d’abord, quelquefois au mieux pour 1e sujet, 1e
hasard de n’être pas suivi dans sa démarche. S’il persiste dans la
tentative d’imposer à la relation un niveau plus profond que celui
qui est spontanément adopté par 1e patient, en impliquant plus
directement une mobilisation inconsciente, en insistant par trop sur
des éléments conflictuels qu’il perçoit par exempte, il met alors 1e
malade en danger. Le danger existe en effet qu’une telle manœuvre
déclenche une désorganisation. Une désorganisation immédiate va
se manifester en premier lieu par la mise à étiage de la relation,
signalant la rupture, au moins momentanée, du fonctionnement de
la première topique. Immédiate ou tardive (succédant alors dans 1e
temps à l’investigation), la désorganisation risque de se prolonger
dans la sphère somatique.

(M) Une « anomalie » quelconque est toujours, à notre sens, moins intéressante
en elle-même qu’en regard du niveau évolutif auquel elle se réfère.
Il faut considérer par ailleurs qu’un individu, au cours d’une relation, est
susceptible d’établir cette relation à différents niveaux successifs correspondant aux
couches successives d'intériorisations établies pendant sa propre évolution.
46 les désorganisations progressives

A l’inverse, un investigateur qui demeure ouvertement passif,


engagé dans un mutisme, prend également des risques en excitant
l’inconscient du patient par sa présence évidemment originale, mais
en obturant en même temps certaines voies d’expressions chez un
sujet qui, tacitement, attend ou demande toujours des invitations ou
des permissions d’aller au dialogue, quelles que soient la forme
ultérieure et la qualité de sa participation à ce dialogue (65).
La prudence dans l’investigation constitue un principe de psycho­
somatique qui mérite d’être suivi lors des consultations de patients
présentant ou ayant présenté des affections somatiques ou des
périodes de dépression essentielle. Ceci n’implique aucunement que
le consultant va rencontrer une névrose de caractère à faibles
défenses ou une névrose de caractère en voie de désorganisation.
Deux règles régissent cette prudence :
— Sans être ouvertement passif et muet, l’investigateur se doit de
se laisser guider par le patient dans le choix de la formule
relationnelle, choix qui implique avec quelques variables un niveau
relationnel allant du moins élaboré au plus élaboré. Il ne peut
outrepasser ce niveau qu’après avoir acquis (par les incitations
indirectes qui ne manquent pas de se produire spontanément au
cours des consultations) la conviction d’une ouverture plus profonde
du patient.
— L’investigateur se doit de s’intéresser aux formes relationnel­
les avant de s’intéresser aux contenus conflictuels (quel que soit le
plan, psychique ou somatique, des éléments conflictuels perçus) et
de ne s’intéresser aux contenus que dans la mesure où il peut
compter sur la stabilité des formes (sur la solidité des organisations
fonctionnelles) les concernant.

Pour n’être pas complets, loin de là, les renseignements ainsi


obtenus sont néanmoins seuls susceptibles de dicter déjà le style de
l’engagement thérapeutique. Dans la mesure où les dispositions
fonctionnelles du sujet le permettent, l’investigation peut naturelle­
ment se poursuivre beaucoup plus profondément.
Lors d’une consultation dite psychosomatique, assez peu de
patients s’attendent à l’indication d’une thérapeutique d’ordre
psychothérapique. Pour accepter en fin de compte cette thérapeuti­
que, il faut que le sujet ait relativement ressenti, au cours de

(“) Des dangers analogues, souvent alors imprévus parce qu’une relation qu’on
croit stable est engagée depuis plus ou moins longtemps, peuvent être courus par
certains patients au cours même de psychothérapies, en raison d’incitations trop
directes ou lors d’un mutisme trop important du thérapeute.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 47
l’investigation, la qualité de son manque relationnel quel que soit le
niveau du manque, et qu’il ait le désir de combler ce manque (“J.
La thérapeutique doit correspondre, de façon soutenue mais
prudente, jusqu’aux limites infranchissables s’il en existe, à un
dépassement progressif de ce désir au profit d’autres désirs plus
évolués.
Pour résumer, il convient d’éviter l’impasse d’une analyse qui,
trop hâtivement indiquée, s’enliserait lors de frustrations relation­
nelles dépassant le seuil d’excitations tolérables par le sujet. Dans
un autre sens, une psychothérapie en face à face, qui jouerait en
même temps sur tous les niveaux relationnels, ne pourrait imposer
les frustrations nécessaires à résoudre les problèmes fondamentaux
du sado-masochisme, des imagos, de l’organisation de la deuxième
topique, par exemple.
A tout prendre, la solution psychothérapique en face à face,
adoptée d’emblée par un analyste serein, n’empêche pas de passer
ultérieurement à la cure analytique avec le même thérapeute.
Encore faut-il que ce dernier ne décide pas alors d’entreprendre
l’analyse sur la seule appréciation d’une qualité relationnelle du
patient, issue en fait du face à face. La traversée inverse, de
l’analyse à la psychothérapie, s’avère tout de même plus hasardeuse.
Le travail psychothérapique, chez les névrosés de caractère dont
les systèmes d’intériorisation et de rétention (bien qu’éventuelle-
ment très profonds, allant jusqu’aux introjections) ne sont pas
solides, n’apporte guère de modifications durables auxdites capaci­
tés d’intériorisation et de rétention (au-delà de la réorganisation des
patients il vise, par exemple, la prise de conscience et la manipula­
tion consciente, ultérieures, par les sujets eux-mêmes, des situations
traumatisantes et ranimantes).
La difficulté d’obtenir des modifications durables sur le plan des
intériorisations et des rétentions, réside sans doute dans l’archaïsme
du défaut initial que nous avons rapporté (en dehors donc des
prédéterminismes héréditaires et intra-utérins), à l’inadéquation du
système pare-excitations maternel dans la période précoce des
relations sensorio-motrices entre la mère et le nourrisson. Dans ces

(w) S’ils ont été ressentis inconsciemment, tant sur le plan des objets extérieurs
que sur le plan des objets intérieurs et s’ils ont justement conduit, la plupart du
temps, à la désorganisation, les manques relationnels ne sont plus représentables
dans les états de désorganisation de l’appareil mental. On ne peut donc pas compter
sur un désir des patients. On est ainsi conduit à « ordonner » la psychothérapie. Nous
savons cependant que les ordonnances médicales font partie de l’aspect « légal » des
choses. Tant qu’il n’y a pas outrepasse dans la relation, l’ordonnance de psychothéra­
pie et la poursuite du traitement sont ainsi, le plus souvent, acceptées par les patients
désorganisés.
48 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

conditions, ce sont des réorganisations sensorio-motrices qu’il


conviendrait de mettre en place au moment voulu de psychothéra­
pies d’une nature inédite, pour atteindre l’objectif d’une solidifica­
tion des systèmes d’intériorisation et de rétention.
Dans la mesure où cette consolidation ne se fait pas, on ne peut
que s’adapter en permanence à la variation de ces systèmes.
Lorsqu’on sait qu’un patient ne garde qu’un moment la charge
relationnelle, quelle que soit la qualité de la présence objectale
interne, et que cette charge maintient le patient au plus haut niveau
de son organisation, de son homéostase, on a tout intérêt à rythmer
le retrempage relationnel psychothérapique selon ce que l’on
connaît des besoins du sujet concernant de nouvelles intériorisa­
tions. Cela jusqu’à ce qu’un objet différent du thérapeute vienne
assurer le relais. Encore faut-il, dans ce dernier cas, surveiller le
patient de façon plus lointaine, le thérapeute lui-même risquant de
ne plus être retenu intérieurement, ni de ce fait recherché au-dehors
au moment ultérieur d’un éventuel besoin. Le contact avec le
patient, autrement dit, doit être maintenu.
En dehors de tout esprit thérapeutique, la notion de nécessité du
retrempage relationnel et de son rythme paraît commune. Ce
phénomène intéresse chacun de nous qui n’est pas un névrosé
mental ou un psychotique aux rétentions objectales stables et
puissantes (67). Il semble exister chez la plupart des individus, une
espèce de décroissance naturelle du taux objectai retenu, du taux de
la valeur organisante des objets internes. Ce taux varie :
— Selon les niveaux électifs individuels. Plus l’intériorisation est
profonde, moins il y a tendance à la décharge spontanée.
— Selon les moments. Nous avons considéré le problème des
traumatismes désorganisants touchant aux systèmes mêmes des
rétentions. Sans atteindre directement ces systèmes, la sommation
de traumatismes plus superficiels augmente le besoin de retrem­
page.
— Selon la distance géographique. La proximité de l’objet
diminue le besoin du retrempage — comme s’il y avait conjugaison
entre la distance réelle et une certaine distance fantasmatique de
l’objet (M).

(67) Il s’agit en fait d’une apparence de rétention. Le principe d’une liaison


puissante et stable à l’objet étant d’un ordre plus archaïque (particulièrement dans les
psychoses organisées) que celui d’une rétention après intériorisation.
(“) L’excitation à la relation du fait de la proximité objectale est d’une autre
nature.
En ce qui concerne la conjugaison entre la distance réelle, géographique, et une
certaine distance fantasmatique à l’objet, Catherine Parat fait remarquer que :
« La proximité géographique diminue la nécessité de retrouver un contact direct
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 49
— Selon les objets et leur aspect différemment privilégié. Le
besoin du retrempage est à la mesure de cet aspect privilégié. Il est à
noter que la qualité ressentie comme « mauvaise » des objets baisse
également de ton avec le temps (il s’agit là d’un phénomène
différent de celui du refoulement).
Pour revenir aux psychothérapies, les diverses dimensions que
nous venons de schématiser concernant l’effritement sinon l’épuise­
ment des valeurs objectales internes impliquent, à partir du choix
d’un rythme initial des séances la possibilité de varier ce rythme

avec l’objet. L’absence de l’objet est d’autant plus difficile à bien supporter chez
l’enfant que celui-ci est jeune. En effet à partir d’un certain niveau de développe­
ment, la connaissance de la proximité géographique diminue la nécessité ou l’urgence
de retrouver un contact direct avec l’objet, dans la mesure où ce contact est conçu
comme réalisable. La notion du temps intervient ici (le temps nécessaire à effacer la
distance) par l’intermédiaire de vécus ayant rapport avec la notion de profondeur de
vision à distance et de disparition hors du champ visuel.
D’autre part, la connaissance des lieux où l’objet investi se trouve, aide au
maintien du contact avec l’objet absent en facilitant une représentation directe le
concernant, ou des représentations utilisant divers déplacements. La représentation
des lieux connus constitue des points de repère, des signaux qui pallient l’absence et
la perte.
Le contexte géographique inconnu isole donc plus facilement l’objet de représenta­
tions substitutives et ne permet de le retrouver qu’en soi, nécessitant alors l'existence
et l’élaboration d’un objet intérieur véritable et constant.
L’utilisation de photographies des absents (dont l’utilité ou la nécessité est fonction
inverse des possibilités de représentation spontanée c’est-à-dire d’internalisation de
l’objet) paraît rendre compte de la même situation.
La géographie des sépultures présente peut-être un intérêt analogue. En dehors du
fait qu'une mort bien située dans le temps et dans l'espace aide au métabolisme du
deuil en créant une zone fixe de manque, de souffrance et de désinvestissement, les
rituels funéraires et l’organisation de nos cimetières (pour rester dans un domaine qui
nous est familier) constituent des relais à l’aide desquels peuvent s’opérer des
déplacements de l’investissement de l’objet perdu (enterré là, donc présent encore
géographiquement quelles que soient l’horreur des représentations éventuelles et les
complications conflictuelles qui entraînent à bien clore et fermer les cimetières...)
vers l’édification de cet objet en tant qu'objet intérieur.
L’existence du cimetière du village, du caveau de famille, requiert une perte moins
absolue, un déchirement moins brutal que la disparition dans l’inconnu. Les morts
qu’on ne peut ni visiter ni fleurir nécessitent une internalisation plus violente, un
deuil plus rigoureux.
L’utilisation du granit (la pierre la plus dure, celle qui a la réputation d’avoir la plus
longue vie...) pour les pierres tombales suggère une parenté avec les religions
mégalithiques où le glissement se faisait de l'investissement du mort à l’investisse­
ment de la pierre. > (Texte inédit.)
(**) Il convient encore là de prendre garde et de trouver au mieux, selon la
structuration du sujet et selon son éventuel état de désorganisation, la formule
convenable qui prévoit à la fois un nombre suffisant de séances pour aider le patient à
retrouver son meilleur état d'organisation et les risques encourus lors d’une
diminution ultérieure fatale du nombre des séances.
50 les désorganisations progressives

selon les niveaux de la relation, selon les moments plus ou moins


traumatiques, selon la qualité du thérapeute telle qu’elle est vécue
par le patient. Elles impliquent aussi quelquefois une accélération
de ce rythme, avant comme après les éloignements relationnels
nécessités par la réalité (70).
Tout ceci, constatons-le, n’est pas sans évoquer souvent les
relations des mères et des nourrissons.

La multiplicité des événements désorganisateurs.

Nous venons de voir à propos de l’irrégularité du fonctionnement


mental puis des difficultés d’intériorisation et de rétention objectâ­
tes, un certain nombre d’éléments évolutifs et constitutifs qui
finalement mettent en évidence l’insuffisance stabilisatrice des
organisations régressives de la lignée évolutive mentale, significative
des névroses de caractère.
Dans la perspective des désorganisations progressives, au-delà
des désorganisations mentales, même passagères, nous attendons
toujours cliniquement l’apparition de désordres somatiques. Lors­
qu’on mesure la quantité des événements traumatiques susceptibles
de désorganiser l’appareil mental des névrosés de caractère (événe­
ments de nature diverse selon les sujets puisqu’ils n’agissent qu’en
fonction de certaines faiblesses structurales individuelles), on est
presque étonné de ne pas assister plus fréquemment à l’éclosion des
maladies somatiques. Le « volume » des possibilités régressives et
défensives (71) de nos patients est donc souvent plus grand que nous
ne l’attendons. Nous devons néanmoins insister sur les aspects
importants et multiples de la fragilité humaine.
Pour mettre en relief le point de vue étiologique, plus largement
qu’au travers du nombre limité des investigations dont nous rendons
compte, et pour rendre plus vivante la théorie, il est tentant de
dresser un tableau (forcément approximatif et bien entendu réduit
au champ de notre expérience actuelle) des traumatismes désorgani-

C°) Les médecins non spécialistes ont quelquefois scrupule à multiplier des
consultations cependant souhaitées par les malades, soit qu’ils supportent mal
affectivement le genre d’échanges en cause, soit que, négligeant l’intérêt psychothé­
rapique des consultations, leur conscience de la valeur seulement relative de certaines
thérapeutiques médicamenteuses justifie mal à leurs yeux la multiplication des
visites.
(71) Voir Tome I, Chapitre II : A propos de l’évolution individuelle. Complexité du
régressions.
Nous tenons compte, dans ce « volume », des systèmes régressifs et défensifs
d’ordre foncièrement somatique.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 51
sateurs de l’appareil mental, dont un grand nombre peut être
envisagé sous l’angle de la perte objectale pure, du deuil non
élaboré. L’entreprise est difficile en raison de la liaison, de la
communauté qui existe entre l’événement traumatisant et l’organi­
sation structurale, l’un ne pouvant s’envisager sans l’autre, le
traumatisme ne portant que sur les zones d’insuffisance défensive
des régressions individuelles (J2).
Nous allons donc seulement essayer d’énumérer les sources de
désorganisations mentales (impliquant l’éventualité de désorganisa­
tions somatiques) que nous avons particulièrement reconnues et qui
la plupart du temps se combinent entre elles. Nous partirons des
situations où les systèmes structuraux des sujets paraissent les plus
impliqués, pour aller vers les situations où les événements extérieurs
semblent jouer le rôle de premier plan.
Revenons pour mémoire (Tome II, p. 29) aux phénomènes que
nous avons déjà envisagés :
— La trop grande distance à l’objet intérieur, vécue sur un mode
fantasmatique, lorsque les possibilités d’aménagement de cette
distance s’avèrent insuffisantes.
— Le rapprocher trop grand de l’objet intérieur, vécu sur le même
modèle (73).
— La trop grande distance à l’objet extérieur vécu comme béné-
fique.
— Le trop grand rapprocher de l’objet extérieur vécu comme
mauvais.
— Le manque de liaison entre le processus primaire et le processus
secondaire, disposition structurale impliquant une discontinuité

C2) La mise en avant de la situation traumatisante et l’existence éventuelle de


troubles somatiques rappellent la notion freudienne de névroses « actuelles » que
nous avons déjà désignée. Notre conception des désorganisations mentales et
somatiques ne peut néanmoins se référer à cette notion qu’en des images isolées.
Le problème qui se pose précisément à nous, du partage des responsabilités entre
événements extérieurs et structures de personnalités, est du même ordre que celui qui
se pose à propos des « névroses traumatiques » dont on reconnaîtra plus d’un aspect
dans notre texte. Nous ne traitons cependant pas ici de « névroses » succédant à un
traumatisme plus ou moins fulgurant, névroses caractérisées par des angoisses, une
période de latence, une fixation au traumatisme. L’aptitude hystérique qu'on
rencontre spécialement chez les « névrosés traumatiques », jouerait en général un
rôle plutôt bénéfique dans la perspective de réorganisation ultérieure des cas que
nous évoquons. Il convient néanmoins de laisser la place qu’elles méritent à certaines
névroses traumatiques d’apparence classique, qui entraînent une désorganisation
somatique poursuivie bien au-delà de celle dont témoigne la symptomatologie
habituelle.
f73) Rappelons que lorsque les désorganisations sont suivies de régressions jouant
au niveau de fonctions mentales, le conflit, intra-psychique, demeure d'ordre
névrotique.
52 les désorganisations progressives

évolutive, même lorsque des rattrapages latéraux ont été installés.


La faible organisation mentale en place est alors facilement trou­
blée, les à-coups affectifs ne peuvent être élaborés. Les manifesta­
tions somatiques apparaissent rapidement.
— La résistance aux régressions, en liaison avec un Moi-Idéal de
toute-puissance, qui maintient en force le sujet dans des situations
(souvent d’ordre familial ou social) éventuellement intolérables
pour lui. On regrette alors le manque d’aptitudes hystériques f4).
Il faut également considérer dans la même ligne :
— Les phobies de l'activité mentale.
Il semble s’agir du résultat de refoulements précoces et larges
dont le tableau présente superficiellement le même aspect que celui
des névroses de comportement. L’appareil mental, en état de
marche, n’est pas utilisé. Le sujet doit en effet échapper à toute
situation risquant de provoquer l’émergence de représentations
inconscientes. Deux systèmes sont alors souvent mis en œuvre :
— Un contre-investissement massif de l’actuel et du factuel,
parodie plus ou moins réussie de la pensée opératoire.
— Une fuite effective. Cette fuite peut se trouver néanmoins
entravée du fait des dispositions matérielles du moment ou du fait
d’une réduction de la mobilité même du patient, surtout lorsque le
débordement habituel des pulsions sur la motricité a provoqué des
désordres musculo-articulaires.
L’investigateur a peu de chances de se tromper. Les évitements
éperdus des patients devant l’évocation d’affects majeurs (or la
plupart des affects s’étendent rapidement ici jusqu’aux tonalités
majeures en raison de la précocité de larges refoulements) sont
significatifs, et l’investigation ne manque pas de provoquer ces
évitements.
On conçoit la difficulté des thérapeutiques chez de tels malades
avec lesquels il convient d’établir un rapport relativement stable
mais qui ne supportent même pas l’évocation de la vie fantasmati­
que. Le système de la relation médicale classique constitue dans ces
cas un biais utilisable qui maintient le contact avec un objet régulier,

f74) Nous mettons ici en évidence la résistance aux régressions provenant d’une
toute-puissance primitive mal élaborée dans l’évolution individuelle. Ce phénomène
se distingue de celui qui concerne la faillite défensive de certaines régressions. Les
deux problèmes se trouvent souvent liés cependant, chacun traduisant à sa manière
une insuffisance des fixations sur la lignée mentale.
Il faut considérer par ailleurs que la libre disposition de l’appareil mental, comme
la libre disposition des mécanismes latéraux et parallèles (des sublimations en
particulier), nécessaire aux investissements instinctuels, se trouve interrompue lors
des désorganisations mentales. Le manque de possibilités régressives reconstructrices
est alors parallèle au manque de possibilités d’investissements.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 53
le médecin, en permettant à celui-ci d’aménager la distance grâce à
l’intermédiaire médicamenteux. L’art réside alors davantage dans le
dosage des consultations ou des visites que dans le dosage chi­
miothérapique.
— Les céphalalgies précoces et chroniques.
Les exemples ne sont pas exceptionnels de céphalalgies perma­
nentes ou presque, installées déjà vers l’âge de cinq ou six ans.
L’appareil mental, dans un tel cas qui sous certains angles ramène
au précédent bien qu’ici le défaut ait été plus tardif, n’a guère été
utilisé — et sans doute pas pendant la période de latence. Les
activités fantasmatiques et oniriques sont à peu près nulles la plupart
du temps. L’existence de céphalées épisodiques souligne d’ordinaire
l’utilisation d’un système régressif et implique la sous-jacence de
fantasmes représentables et verbalisables. Ces qualités paraissent à
peu près inexistantes ici, en raison sans doute de l’entrave mise à
l’évolution mentale. Les sujets impliqués n’ont pas acquis en outre
les habitudes d’évitement effectif, par la fuite, des situations
traumatisantes, comme les ont acquises les phobiques de l’activité
mentale.
— La réalisation des désirs.
Il faut envisager d’abord cet important phénomène sous deux
angles majeurs :
— celui de l’orgasme,
— celui de la référence œdipienne.
Le « vidage » instinctuel accompagnant la décharge orgastique
est classique. Une légère dépression le suit parfois. L’affaire le plus
souvent ne pose cependant pas de problème, de multiples systèmes
régressifs et de nombreux réinvestissements pouvant intervenir
alors, dans un temps plus ou moins rapide.
Sous "angle de la référence œdipienne, la réalisation du désir (qui
n’implique pas forcément la réalisation d’un désir génital) n’entraîne
pas une désorganisation mentale chez la plupart des sujets. Elle
constitue au contraire un moteur de la vie lorsqu’elle sert de base à
de nouveaux investissements. Quelquefois suivie de légères dépres­
sions rapidement arrêtées par des systèmes régressifs mentaux
(d’ordre névrotique), nouveaux points de départ évolutifs, la
réalisation du désir est cependant capable, chez certains individus,
de provoquer de graves désorganisations.
Pour aussi curieux que ce phénomène apparaisse à première vue,
l’origine en est concevable : le désir fantasmatique initial, désir
essentiel de l’enfance, a visé les parents et particulièrement le parent
de l’autre sexe. Toute réalisation ultérieure d’un important désir,
riche du désir de l’enfance, au lieu d’être surtout vécue, ainsi qu’à
l’habitude, comme un bénéfice narcissique rapprochant de l’idéale
54 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

réussite, est vécue comme un échec par rapport au désir ayant


accompagné le fantasme primitif. Le décalage entre l’intensité
affective initiale et la satisfaction, relative seulement, de la réalisa­
tion seconde, risque de noyer cette satisfaction dans une blessure
narcissique profonde, déprimante, sans autre possibilité de recours
que celui d’une éventuelle régression (75). Lorsque les régressions
névrotiques s’avèrent impossibles, on assiste à la désorganisation,
tout au moins passagère, de l’appareil mental (76).
Le phénomène, directement rattaché à l’échec œdipien, est
néanmoins susceptible de se produire à l’occasion d’événements
évoquant des situations dites « prégénitales ». La répétition des
expériences déprimantes ainsi provoquées par la réalisation de
désirs peut donc conduire les individus à deux attitudes schémati­
quement opposées :
— A une chronicité dépressive et désorganisatrice lorsque le
fantasme, étroitement lié à sa réalisation, ne parvient pas à être
conçu par le sujet comme un objet relativement autonome, manipu-
lable en lui-même.
— A un système de réorganisation bâti autour d’une méfiance,
d’une distance (sans pour autant donner lieu à une isolation) vis-à-
vis de la réalisation du désir. Ce système s’avère à la fois stimulateur
de la vie fantasmatique et protecteur de l’activité mentale. Il s’agit
alors d’un travail typique du Moi. Sans besoin d’une culture
spécialisée, un tel travail valorise l’activité fantasmatique aux yeux
mêmes du sujet. Le processus en cause peut d’ailleurs s’appuyer
éventuellement sur des lignes évolutives latérales pour donner lieu à
certains mouvements sublimatoires, d’ordre littéraire par exemple.
Un autre aspect traumatique de la réalisation du désir apparaît

C5) Cf. Denise Braunschweig, « Psychanalyse et réalité. A propos de la théorie de


la technique psychanalytique ». Rapport au XXXIe Congrès des Psychanalystes de
Langues romanes, Lyon, 1971. Revue Française de Psychanalyse — d’où nous
extrayons :
p. 855 : < ... Ce passage à l’acte (les réalisations incestueuses) infirme le fantasme
et fait la preuve que la satisfaction actuelle des pulsions libidinales et agressives ne
peut concerner les véritables objets du désir œdipien conservés dans l’intemporalité
de l’inconscient ».
p. 856 : « D’une manière plus générale, il me semble que lorsqu’un projet
quelconque, répondant à un fantasme dont le contenu inconscient est lié aux
vicissitudes de l’évolution pulsionnelle, aboutit dans la réalité, et cela dépend
toujours plus ou moins d’autrui, il se produit un réveil de la souffrance narcissique
par infirmation du fantasme ».
f76) Des considérations plus étendues concernant le « complexe de castration », la
« névrose d’échec », quelques formes de frigidité et certains aspects persécutoires
d’ordre psychotique, mériteraient d’être faites ici. Elles dépasseraient cependant trop
le cadre de notre perspective psychosomatique.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 55

fréquemment et de manière particulière chez les allergiques essen­


tiels. Il diffère de l’aspect traumatique lié à l’échec œdipien, que
nous venons de mettre en relief, en ce qu’il concerne des désirs
« fusionnels » d’essence archaïque.
On sait que les allergiques essentiels ont une appétence pour la
relation la plus fusionnelle possible avec les personnages de type
maternel f77). On s’étonne souvent, dans ces conditions, que la
rencontre effective des allergiques essentiels avec leur propre mère
constitue un événement qui déclenche la crise allergique somatique
(manifestations somatiques de type régressif) arrêtant la désorgani­
sation provoquée par la rencontre.
En fait, l’appétence fusionnelle avec la mère ne vise pas la mère
effective mais une mère fantasmatique idéale. La rencontre des
sujets avec leur propre mère souligne pour eux le décalage entre la
mère idéale et la mère réelle et correspond ainsi à une véritable
perte désorganisante.
— La non-réalisation des désirs.
Le phénomène peut se référer, parfois en même temps, à deux
des problèmes antérieurement envisagés :
— Celui de la trop grande distance vis-à-vis de l’objet vécu
comme bénéfique.
L’objet convoité pouvant être représenté non seulement par un
individu mais aussi par une situation sociale, l’échec (à la relation, à
l’examen, à l’avancement professionnel par exemple) entraîne la
désorganisation.
— Celui des difficultés de rétention objectale.
La non-réalisation des désirs implique alors l’épuisement fantas­
matique. Des retrempages objectaux seraient nécessaires pour
maintenir le fonctionnement mental. La désorganisation mentale va
ici de pair avec le tarissement des représentations liées au désir
envers des objets différents de ceux qu’a visé le désir primitif
inassouvi et inassouvissable : les parents et particulièrement le
parent de l’autre sexe (78). L’ardeur du désir second persiste alors
seule pendant un temps, les objets parentaux primitifs ayant perdu
plus ou moins rapidement pour le sujet, leur valeur première.
Ayant suffisamment insisté sur ces problèmes qui concernent
avant tout l’organisation structurale des sujets, nous aurions dû,
théoriquement, placer ce paragraphe au début de l’énumération des
« événements désorganisateurs ». Nous avons préféré faire succé-

C7) Davantage que d’un désir personnel, il s’agit sans doute d’une indistinction
fondamentale d’avec le personnage maternel, nous le verrons.
C8) Cf. Catherine Luquet-Parat, « L’organisation œdipienne du stade génital »,
Rev. Fr. de Psychanalyse, Tome XXI, n° 5-6, 1967.
56 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

der la non-réalisation des désirs à la réalisation des désirs pour


souligner de façon plus frappante le peu de marge parfois accordé à
la manipulation fantasmatique autour du désir et partant, pour
mieux remarquer l’éventuelle fragilité d’un important secteur des
organisations humaines.

Nous abordons maintenant des situations où les événements


extérieurs semblent jouer un rôle de premier plan (79).

— L'amputation fantasmatique impliquée par l'évolution sociale.


L’essentiel des investissements instinctuels que visent les fantas­
mes s’inscrit pendant la période du développement. Il existe ainsi,
chez la plupart des adultes, une limitation des possibilités d’investis­
sements. Un resserrement de ces possibilités intervient par la suite,
du fait de l’abandon naturel (par épuisement progressif de la qualité
des Instincts de Vie) d’intérêts antérieurs, du fait de l’accumulation
d’échecs, ou du fait de l’épuisement de certaines illusions fantasma­
tiques, épuisement en rapport avec l’insatiabilité d’une toute-
puissance idéale.
Parallèlement à ce processus individuel et d’une manière inexora­
ble se poursuit une évolution sociale faite de mutations de structu­
res, mutations régulières ou accélérées impliquant la modification
de valeurs aussi importantes pour l’individu que celles du père, de
l’homme, de la femme, des différents groupes auxquels on appar­
tient, des institutions, de la religion, de la dépendance d’une
culture, par exemple. Nous avons insisté sur le rôle de la mère,
d’abord et sans doute surtout par le canal de son inconscient, dans la
transmission à l’enfant de ces valeurs symboliques.
Les modifications des valeurs symboliques qui accompagnent les
mutations des structures sociales sont habituellement sensibles dans
les « conflits de générations » où les enfants et les parents se
trouvent séparés par une conception différente de la vie elle-même.
Bilatérale, cette séparation est à la fois le témoin d’une construction
fantasmatique adaptée à l’époque nouvelle, pour les enfants, et
d’une destruction fantasmatique pour les parents qui considèrent
l’inadéquation et la relative caducité de leurs idées, dans l’étrangeté
de leur position nouvelle (80). Les mutations accélérées des structu-

(*) Sous cette rubrique comme dans certaines perspectives précédemment envisa­
gées, on retrouve le sens de la « déception sociale » freudienne.
(w) Cf. Gérard Mendel, La crise de générations, Payot, Paris, 1975.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 57

res sociales paraissent se produire fréquemment à notre époque (81),


sans doute partiellement en raison d’un progrès scientifique
constant qui a permis, en particulier, le développement rapide de
l’information et la facilité des déplacements même lointains. Ainsi
s’opère un brassage, qui ne va pas sans heurts, des habitudes focales
(familiales), locales (régionales) et des civilisations nationales ou
continentales. Le décalage des options fantasmatiques vécu dans
l’étrangeté des positions nouvelles, que nous avons signalé à propos
des « conflits de générations », se trouve ici singulièrement plus
important, comme risquent de se trouver plus importantes ses
conséquences de désorganisations mentales et somatiques dans un
inévitable « conflit de civilisations » (82).
Le problème des désorganisations mentales et du risque des
désorganisations somatiques consécutif à l’amputation fantasmati­
que impliquée par l’évolution sociale est donc considérable et vise
une quantité d’humains (M).
— Les excitations extérieures soutenues entravant les auto-régula­
tions.
Le système humain, perméable aux excitations qui ne manquent
pas de venir du dehors, nécessite pour maintenir son équilibre le jeu
permanent d’auto-régulations s’exécutant en même temps à de
nombreux niveaux évolutifs. A la suite de désorganisations relati­
ves, le travail d’homéostase est constitué d’arrêts régressifs et de
reconstructions évolutives. Il s’agit en définitive, nous l’avons vu,
d’oscillations des cours fonctionnels autour de paliers habituels
d’organisation, mouvements qui s’accomplissent d’ordinaire sans
encombre. Lorsque les excitations extérieures sont violentes et
soutenues, qu’elles débordent les aptitudes des sytèmes pare-
excitations propres du sujet, les auto-régulations ont du mal à
s’effectuer.
Les excès d’excitations peuvent concerner des fonctions biologi­
ques ne se situant pas sur la ligne évolutive centrale, le plus souvent
d’ordre mental. Les oscillations (finalement régulatrices) s’ampli-

(8I) Nous voyons encore des patients atteints de maladies somatiques des plus
diverses, consécutives à des désorganisations en rapport avec les événements sociaux
de 1968.
(œ) Nous avons indiqué antérieurement, traitant de la fonction maternelle
(Tome I, note au bas de la page 98), un problème de cet ordre dans la rencontre de la
civilisation « occidentale » par des Noirs élevés traditionnellement.
(æ) Les conflits de générations, d’habitudes ou de civilisations, doivent ainsi
intéresser au premier plan les organisations de « Sécurité Sociale », même lorsque
celles-ci visent seulement la cure des maladies. L’aide majeure aux réinvestissements,
individuels chaque fois, doit particulièrement s’exercer vis-à-vis des sujets dont la
structure de personnalité, chroniquement ou de manière passagère, ne permet pas de
réinvestissements spontanés.
58 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

fient alors et ne manquent pas de déborder sur les organisations des


niveaux évolutifs voisins du groupe fonctionnel premièrement
concerné. Des symptômes sont évidemment susceptibles d’apparaître
(au moins la modification d’habituelles constantes biologiques).
Cependant, l’organisation centrale du sujet reste à peu près stable,
les mouvements de désorganisation et de réorganisation se produi­
sant sur des lignes évolutives latérales ou parallèles.
Les excès d’excitations peuvent d’autres fois concerner des
fonctions situées sur la ligne évolutive mentale (il convient de ne pas
oublier que des organisations sensorio-motrices, entre autres,
appartiennent à cette lignée). Risque de s’ensuivre alors une
désorganisation de l’appareil mental dont on connaît les éventuelles
conséquences somatiques. L’un des exemples classiques et frappants
d’empêchement d’une auto-régulation centrale par excès d’excita­
tions concerne les obstacles au sommeil Dans un autre
domaine, il est vraisemblable que les « lavages de cerveaux » visent
à provoquer systématiquement des désorganisations mentales de cet
ordre, avant de proposer l’adhésion à des formules idéologiques
présentées comme réorganisatrices, formules de contre-investisse­
ments pouvant jouer d’ailleurs, au moins pendant un temps, un rôle
relativement réorganisateur.
— L'absence relationnelle
Nous avons déjà remarqué l’effet désorganisateur de cette
situation à plusieurs reprises : à propos des difficultés de rétention
objectale et plus récemment à propos de l'éloignement effectif des
objets favorables et de la non-réalisation des désirs. Nous remettons
néanmoins en jeu le problème pour opposer l’isolement qu’il signifie
à l’impossibilité de s’isoler dont nous venons d’examiner les effets
également désorganisateurs. Nous trouvons là un autre secteur
témoin de la fragilité de l’organisation humaine.
Nous connaissons les conséquences de la « mise en quarantaine »
et de l’excommunication. Nous savons également, plus loin, que
l’isolement hors de certains groupes ethniques, d’individus ayant
commis d’importantes transgressions, s’avère à ce point désorgani­
sant qu’il entraîne, rapidement en général, la mort des bannis.

Nous venons d’énumérer quelques phénomènes frappants qu’on


trouve à l’origine plus ou moins immédiate des désorganisations.
Cette énumération n’a rien d’une classification. Elle mêle en effet
de façon désordonnée, sous le même intitulé d’« événements

(•*) Cf. Denise Braunschweig et Michel Fain, La nuit, le jour, op. cil.

k
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 59

désorganisateurs », des faits de divers ordres, des mécanismes


fonctionnels et des manifestations de différents niveaux évolutifs,
interférant presque toujours les uns avec les autres. Elle est aussi
forcément limitée. Peut-être possède-t-elle quand même le mérite
d’illustrer et de mesurer parfois l’exiguïté de notre liberté indivi­
duelle, exiguïté qui provoque presque notre étonnement de ne pas
assister plus fréquemment à l’éclosion de maladies somatiques.

LA DÉPRESSION ESSENTIELLE (æ)

La dépression essentielle, qu’accompagne régulièrement la pensée


opératoire (w), traduit l’abaissement du tonus des Instincts de Vie au
niveau des fonctions mentales. On la qualifie d’essentielle dans la
mesure où l’abaissement de ce tonus se retrouve à l’état pur, sans
coloration symptomatique, sans contrepartie économique positive.
La dépression essentielle s’établit lorsque des événements trau­
matiques désorganisent un certain nombre de fonctions psychiques
dont ils débordent les capacités d’élaboration.
La désorganisation la plus large des principes vivants de l’appareil
mental donne lieu à la « pensée opératoire » dont la dépression
essentielle constitue l’un des éléments.
On doit aller à la recherche des manifestations négatives,
naturellement peu notables, de la dépression essentielle, comme on
doit aller à la recherche des symptomatologies négatives témoins des
désorganisations fonctionnelles. Cette négativité générale des signes
— il s’agit de fonctionnements en moins sans fonctionnements en
plus — est en partie, pensons-nous, à l’origine du retard pris avant
que la psychologie, la psychiatrie et la psychanalyse se soient
penchées sur les différents problèmes que posent la dépression

(“) Nous utilisions antérieurement, au même titre, le terme de « dépression sans


objet », terme que nous avons progressivement délaissé en raison de sa spécification
trop précise, les visées objectâtes intérieures ou extérieures n'étant pas seules en
cause dans ce type de dépression (cf. « Lr iépression essentielle », Rev. Fr. de
Psychanalyse, Torqe XXXII, n° 3, mai-juin 1968, p. 595).
f86) « La pensée opératoire », par Pierre Marty et Michel de M’Uzan. Revue
Française de Psychanalyse, XXVII, 1963.
Cf. également :
— M. Fain, « Prélude à la vie fantasmatique ». Rev. Fr. de Psychanalyse, 1971,
Tome XXXV, n° 2-3.
— M. de M’Uzan, Psychodynamics mécanisms in psychosomatic symptom forma­
tion, in Les Bases psychologiques en médecine psychosomatique. Karger, Bâle, 1973.
F

60 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

essentielle, cependant si répandue, et la pensée opératoire C87).


Comme la dépression essentielle ne traduit qu’une sorte de
résultat, sans doute le plus affectivement sensible malgré sa
discrétion, de la chute du tonus vital au niveau des fonctions
psychiques, il ne nous paraît pas possible de traiter de la dépression
essentielle indépendamment de la pensée opératoire, s’agissant de
deux aspects du même phénomène. Avec l’étude de la dépression
essentielle, nous avancerons donc progressivement dans la connais­
sance de la pensée opératoire dont nous examinerons de nombreux
aspects.
Nous avons choisi d’intituler ce chapitre « La dépression essen­
tielle » plutôt que « La pensée opératoire > pour deux raisons :
— La sensibilité clinique vis-à-vis de l’aspect dépressif est malgré
tout plus importante que celle qui concerne la désorganisation
mentale.
— On a pris l’habitude de désigner par « pensée opératoire » un
état de la pensée. Or les événements de désorganisation se trouvent
le plus souvent arrêtés dans leur progression grâce à l’intervention
de régressions réorganisatrices. Ils correspondent alors à des crises,
à des passages (néanmoins redoutables) de la vie de certains
névrosés de caractère. Il nous a paru dans ces conditions que
l’intitulé « dépression > suggérait cette éventuelle réversibilité alors
que le terme « pensée opératoire > impliquait davantage, par
l’usage, une chronicité à vrai dire incertaine.
Souvent précédée d’une période d’angoisses diffuses, la dépres­
sion essentielle se poursuit en effet plus ou moins longtemps. Elle
s’ouvre facilement vers l’extension des désorganisations au plan
somatique et vers la vie opératoire qui constitue alors un état.
Néanmoins, de manière spontanée (à la faveur d’une systématisa­
tion régressive traduite cette fois par l’éclosion d’une symptomatolo­
gie positive d’ordre mental ou somatique, à la faveur aussi d’éven­
tuels bénéfices secondaires) ou du fait de modifications relationnel­
les extérieures (thérapeutiques entre autres), la dépression essen­
tielle est susceptible de disparaître, laissant place à la restructuration
de l’individu dans une reprise générale du tonus vital et dans la
réorganisation d’un certain nombre de fonctions.

(”) C’est en réalité l’extension des études analytiques au domaine psychosomati­


que qui a révélé l’existence de formes de pensée auxquelles les psychanalystes
classiques, surtout attachés aux fonctionnements les plus complets des névroses
mentales, ne s’intéressaient pas directement, considérant les cas en cause comme des
non-indications de la psychanalyse.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 61
On retrouve, groupés au maximum dans la dépression essentielle,
les divers éléments que nous avons envisagés à propos des dysfonc­
tionnements des névroses de caractère. L’importance de la dépres­
sion essentielle (dont le cortège clinique est discret, dans lequel les
troubles de l’alimentation et du sommeil, par exemple, ne figurent
pas spécialement) en tant que signal des désorganisations, son
installation fréquente avant l’apparition de nombreuses maladies,
l’intérêt d’un diagnostic précoce pour éviter, par des interventions
psychothérapiques, la poursuite des désorganisations au plan soma­
tique, nous invitent à développer les différents aspects de la
dépression essentielle pour en établir un tableau le plus complet
possible, conforme à nos connaissances actuelles. Nous ne revien­
drons pas cependant sur certains phénomènes examinés assez
largement déjà, comme celui des traumatismes déclenchants.

Des angoisses diffuses précèdent souvent la dépression essen­


tielle. Automatiques au sens classique, envahissantes, on pourrait
également les qualifier d’essentielles en ce qu’elles traduisent la
détresse profonde de l’individu, détresse provoquée par l’afflux de
mouvements instinctuels non maîtrisés parce que non élaborables et
semble-t-il non exprimables d’une autre manière. Le Moi submergé
montre ainsi sa faiblesse défensive, l’insuffisance de ses recours, son
défaut d’organisation, sa désorganisation. L’angoisse ne représente
pas ou ne représente plus le signal d’alarme qui cesse habituellement
lorsqu’apparaissent des mécanismes de défense. Elle est l’alarme
permanente. Automatiques, ces angoisses diffuses reproduisent un
état archaïque de débordement. Elles ne reposent pas sur un
système phobique issu de refoulements. Aucun travail mental de
liaison ne peut s’accomplir. L’objet phobogène n’est ni représenté,
ni représentable C88).

(*) Un tel état d’angoisse se rapproche de celui des « névroses d’angoisse »


considérées comme des « névroses actuelles ». Nous en avons précédemment parlé.
Freud remarquait, dans les névroses d'angoisse, l’insuffisance de l’élaboration
mentale qu’il rattachait « à un développement insuffisant de la sexualité psychique
soit dans une tentative de répression de celle-ci, soit encore dans sa dégradation, soit
enfin dans l’instauration d’un écart devenu habituel entre la sexualité physique et la
sexualité psychique ». Nous pensons que la désorganisation de l’appareil mental
équivaut à ce que Freud appelait sa dégradation. De la même manière, le
développement insuffisant de la sexualité psychique paraît correspondre à ce que
nous appelons les névroses de comportement, bien que l'état d’angoisse soit peu
notable dans ces névroses.
Dans un sens identique, Michel Fain signale que les angoisses diffuses, souvent
présentées par les patients sous le nom de « malaises », ne s’organisant pas
dramatiquement dans les relations, ne peuvent se rattacher à l’hystérie d’angoisse et
I

62 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

La disparition spontanée de telles angoisses peut témoigner d'une


réorganisation du sujet. Ce n’est pas toujours le cas. En effet, la
stabilisation relative de la vie opératoire (avec l’état dépressif
essentiel qui persiste) voit disparaître ces angoisses, comme si
l’appareil d’angoisse se trouvait lui-même épuisé. Ces cas révèlent
une chute du niveau homéostatique ; les équilibres physiologiques
élémentaires doivent être alors médicalement surveillés.

Aspects symptomatiques.

Le diagnostic d’une dépression essentielle s’établit à la fois sur


l’existence d’une large symptomatologie négative faite de dispari­
tions et d’absences fonctionnelles C89) et sur le manque d’une
symptomatologie positive. Souvent ainsi l’aspect atonique de la
dépression essentielle, pour aussi secret qu’il puisse être, signale le
mieux la désorganisation mentale.
Le principal du fonctionnement psychique a disparu. La systéma­
tique mentale des acquis d’un processus secondaire devenu pour
ainsi dire autonome (isolé du processus primaire qui ne le soutient
plus), la poursuite des occupations habituelles, le maintien apparent
des intérêts immédiats, ainsi que la conservation d’une sensibilité
affective de l’inconscient aux excitations extérieures (sensibilité qui
peut encore se noter dans des réactions sensorio-motrices, gestuelles
ou mimiques en particulier, ou dans des réactions viscérales),
peuvent donner le change. Cependant, l’élaboration mentale qui
existait antérieurement (l’anamnèse indique en général suffisam­
ment qu’il ne s’agissait pas d’une névrose de comportement) s’est
évanouie.
On note l’effacement fonctionnel des deux systèmes topiques.
Au niveau de la deuxième topique, le réservoir du Ça n’est pas
vidé mais presque clos. L’engagement pulsionnel n’a plus cours, les
relations affectives ont beaucoup baissé de ton. Seule demeure
apparemment investie une formule relationnelle, ressemblant aux
systèmes antérieurs de relations objectales, mais en quelque sorte
dévitalisée par rapport à ceux-ci, formule que l’on retrouve dans des
comportements plus ou moins automatiques dont certains étaient
pourtant très pulsionnellement engagés (le fait de manger par

font donc penser à la névrose d’angoisse. On peut alors envisager le parallèle entre
l’interruption des activités sexuelles de la névrose d’angoisse et l’absence des
investissements de la névrose de comportement.
(•’) Le paradoxe de l’existence d’absences fonctionnelles témoigne du décalage
entre l’appareil mental de l’observateur et celui du sujet.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 63
exemple). On cherche en vain des désirs ; on ne trouve que des
intérêts machinaux.
Le Moi défaillant remplit au plus mal, de manière évidente, ses
rôles de liaison, de distribution et de défense. Il est en fait, nous
l’avons dit, coupé de ses sources et désorganisé. La communication
avec le Ça n’est plus établie. L’angoisse s’est alors tue, qui venait
d’occuper le premier plan de la scène.
On ne voit d’ailleurs pas ce que le Moi lierait puisqu’il n’existe
plus de représentations. On pourrait penser qu’il distribue encore
des comportements, mais il ne s’agirait guère d’une distribution
puisque les comportements, devenus rationnels et relativement
automatiques, ne se trouvent éventuellement soutenus que par un
Moi-Idéal narcissique et primitif. Le Moi aurait certes à défendre,
mais la notion de défense, avec la chute du niveau homéostatique
majeur, ne correspond plus à celle des défenses du Moi de la
deuxième topique. L’essentiel du fonctionnement mental antérieur
a disparu. Les équilibres à rechercher ont singulièrement baissé de
niveau évolutif.
La disparition sans doute des sentiments inconscients de culpabi­
lité — ou tout au moins l’absence de perception par l’observateur de
tels sentiments — constitue l’un des signes principaux de la
dépression essentielle. Encore convient-il de ne pas interpréter
quelques données symptomatiques d’allure rationnelle, celles de
canalisations étroites du comportement par exemple, pour un
« maintien » de type surmoïque. Encore faut-il ne pas accepter sans
analyse la crainte de commettre une faute ou l’aveu de sentiments —
alors conscients — de culpabilité, pour le sentiment inconscient
classique attaché au Surmoi C90). L’intériorisation antérieure d’un
certain nombre de qualités parentales (dont une partie du Surmoi
des parents) ou de qualités de personnages idéaux ne se fait plus
jour ici. Le déprimé essentiel n’est pas soumis à une loi personnelle.
Il vit « la loi ». Il n’a pas besoin de s’observer pour la vivre. Ce qui
doit être communément fait est fait ; les conduites sont, dans ce
sens, machinales.
Au niveau de la première topique, l’inconscient reçoit mais
n’émet pas. Les quelques expressions élémentaires qui s’extériori-

C90) La culpabilité ouvertement déclarée a beaucoup de chances, lorsqu’elle n’est


pas mise en avant pour masquer au sujet lui-même sa culpabilité œdipienne, de
signaler un sentiment d'infériorité en relation avec un Moi-Idéal peu élaboré. Elle
caractérise souvent alors la blessure narcissique ressentie devant certains objectifs de
perfection et met en évidence le refus du sujet d'utiliser ses possibilités régressives.
Cf. André Green : « Le narcissisme moral », Revue Française de Psychanalyse,
Tome XXXIII, p. 341 à 371, P.U.F., Paris.
64 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

sent (dont la valeur est positive parce qu’elles manifestent l’investis­


sement de certaines fonctions par les Instincts de Vie) et les troubles
somatiques qui apparaissent ou s’aggravent (dont la valeur est
presque toujours ici négative parce qu’ils marquent la préséance des
Instincts de Mort) à l’occasion d’événements extérieurs, montrent
que l’inconscient reçoit. L’absence d’élaborations et d’expressions
sur toutes les lignes classiques de la pensée et de l’action personnel­
les montrent que l’inconscient n’émet pas. Il est difficile, dans ces
conditions, de savoir ce qui se passe dans l’inconscient.
La disparition des représentations et des témoignages de rêves
pourrait faire penser à l’application d’une vaste censure. La censure
implique néanmoins dans son fonctionnement un choix, des zones
non censurées, des relâchements, des irrégularités dans le temps,
des rejetons symptomatiques (91). Ici on ne trouve rien de cela,
l’inconscient a été rapidement, semble-t-il, mis à l’écart.
On ne remarque guère de condensations et de déplacements, mais
il est difficile de noter ces fonctionnements en raison de la pauvreté

(**) Sur le plan mental, la censure est, à l'habitude, trop considérée comme
« active », en raison sans doute de la conscience que le sujet ou l'observateur sont
susceptibles d'en avoir comme en raison, sans doute aussi, du bénéfice narcissique
tiré du sentiment de l’auto-gestion de soi sur toute la ligne.
On peut envisager la fonction de censure de façon moins « active » en ce qu'elle
parait traduire la perte naturelle, à un niveau donné de l'évolution de l'appareil
mental, d'un certain nombre de qualités attachées aux fonctions antérieures devenues
constitutives d’un système fonctionnel plus évolué, du fait même de la constitution de
ce système plus évolué. Nous avons signalé que ce phénomène représentait pour nous
une des lois de l’Evolution, le pouvoir organisateur d'une fonction disparaissant à
l’occasion d’une nouvelle formule évolutive pour ne laisser en place qu'un pouvoir de
gérance, mais étant susceptible de réapparaître dans une certaine mesure sous sa
forme organisatrice première lors de régressions au niveau pré-constitutif de cette
fonction (Tome I, Chapitre II, A propos de l’évolution individuelle). Dans le jeu
régressif de représentations attirées vers des fixations antérieures (par exemple jeu
diurne ou onirique autour du processus primaire) ré-apparaissent les valeurs
organisatrices de certaines fonctions (valeurs illusoires dans la réalité qui suivra mais
incontestables sur le moment), qui disparaissent ultérieurement (comme elles ont
globalement disparu dans l’évolution individuelle) lors de la reprise d'activité du
processus secondaire. Leur disparition est à ce moment mise sur le compte d'une
censure.
Freud envisageait d’ailleurs l’existence de nouvelles censures à chaque étage de la
constitution progressive de l’appareil mental. Dans la désorganisation psychique les
censures, éléments naturels de l’évolution individuelle, paraissent balayées avec le
reste des fonctionnements.
Les refoulements, processus régressifs du même ordre, découlent des censures et
retrouvent ainsi, au maximum de leur mouvement contre-évolutif, le refoulement
originaire, l’une des premières formations fonctionnelles de l’appareil mental
(formation découlant d’un système de fixation-régression, ce qui suppose pour nous
l’existence de fonctions constituantes, peut-être d’un autre ordre) signalées par
Freud.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 65
des représentations fantasmatiques transmises. C’est ainsi au niveau
du préconscient, dans l’effacement, dans l’évanouissement des
fonctions habituellement actives, que se constatent surtout les
dommages. Ils se constatent d’abord dans l’indigence des représen­
tations, nous venons de le dire, et dans le manque d’idées
fondamentalement personnelles (lesquelles ne s’indiquent para­
doxalement qu’au travers d’éventuelles variations spontanées). On
retrouve cependant des idées, une parole, des relations, des actes,
quelquefois des souvenirs de rêves. Chacun de ces éléments de vie
est néanmoins marqué par la perte des valeurs symboliques anté­
rieures.
Les idées ne sont pas associées, elles demeurent donc limitées,
impersonnelles, et dépassent à peine le domaine de leur application
pratique presque immédiate. Sans manifestations de l’inconscient,
les lieux comme le temps se trouvent interrompus. L’effacement du
préconscient entraîne la suppression des relations originales avec les
autres (w) et avec soi-même (le phénomène touche à la notion
d’espace) comme il entraîne la perte de l’intérêt pour le passé et le
futur (le phénomène touche à la notion de temps). Les faits et
gestes, perdant leur valeur imaginaire, renvoient au domaine des
mouvements plaqués sur l’action directe, dans un espace rationnel
dont les dimensions paraissent davantage apprises qu’évolutivement
vécues. L’absence de communication avec l’inconscient constitue
une véritable rupture avec sa propre histoire. Le factuel (93) et
l’actuel s’imposent à l’ordre de chaque jour.
On se souvient éventuellement pendant un temps de scènes
vécues : d’avoir lavé la vaisselle, les verres d’abord comme à
l’habitude, d’avoir coudé dans tel ordre un tuyau de plomb, on se
souvient des problèmes successifs posés par les collaborateurs qu’on
a reçus à la Direction, des inflexions qu’on a nécessairement
données au cours de littérature sur « Les fleurs du mal ». Aucune
de ces activités, exécutées de façon mécanique, n’a d’ailleurs été
troublée par des retours de l’inconscient à propos de quoi que ce fût.
Le lendemain, on se souviendra peut-être aussi d’avoir rêvé : de
la vaisselle qu’on a lavée, les verres d’abord, des tuyaux de plomb
qu’on a coudés dans tel ordre, des problèmes successifs qu’on a dû

f2) Les relations avec les autres paraissent s’effectuer dans un système qu’avec
M. de M’Uzan nous avons en premier lieu qualifié de « réduplication projective ».
Les manifestations instinctuelles des autres, marquant une différence avec soi,
semblent ressenties comme une blessure narcissique, comme une perte de soi. (CI.
La pensée opératoire, op. cit.)
f3) Cf. Michel de M’Uzan, Psychodynamic mechanisms in psychosomatic symp-
tom formation, op. cit., T. I, p. 177.
66 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

résoudre à la Direction, lesquels auront parfois réveillé le dormeur


qui aura pensé alors à les résoudre comme ils se sont posés, qu’on a
fait un cours sur « Les fleurs du mal » avec les inflexions nécessai­
res. Cependant, par exemple : la ménagère n’aura pas brisé un
verre, alors que sa tante lui reprochait pourtant de casser les
assiettes, le plombier n’aura pas posé avec soin son tuyau au milieu
de la salle de bains, le P.D.G. n’aura pas repéré le visage devenu
simiesque du collaborateur qui lui parlait du tiercé, le Professeur
n’aura pas vu les cerises imprimées sur la robe d’une étudiante qu’un
uni serrait de près. Non : tout s’est le plus souvent déroulé, selon le
émoignage du rêve, comme dans la réalité. Aucun détail, aucune
>izarrerie ne peuvent être accrochés, les événements sont confor­
mes point pour point au tableau initialement vécu C94). Allez donc
eulement essayer de savoir ce qu’on pourrait prétendre au moins
onnaître : pourquoi, parmi tant d’autres activités de la veille, la
aisselle, le tuyau, la visite des collaborateurs, le cours, ont-ils été
hoisis ? Vous n’y parviendrez pas.
Démunie d’une partie de ses significations antérieures, les diver-
ss figures de rhétorique devenues sans emploi, la parole semble
iulement conservée pour décrire les événements et médiatiser les
dations. Les mots comme les expressions, accrochés à leur valeur
pérationnelle ou à leur acception consacrée, désignent les choses et
s faits de l’ordre social. On ne découvre ni « mauvais esprit » ni
•prit. Une casserole est utilisée pour la cuisine ou sert de récipient
jur d’autres usages ménagers. « Passer à la casserole » est une
[pression vulgaire, sans rapports avec l’ustensile, qui représente
;s activités sexuelles et se trouve employée par des gens peu
commandables. Il existe neuf calibrages classiques de tuyaux de
omb. On raccorde les tuyaux de diamètres différents grâce à des
tissures, en étalant le plomb qui fond par de fortes pressions
issantes des doigts autour des embouchures raccordées. Il n’est
lestion de rien d’autre que d’un exercice banal du métier. La
xrétaire du P.D.G. s’occupe du courrier et des communications
élémentaires avec les services. « Comment est-elle ? — Elle serait
parfaite si elle connaissait mieux l’orthographe! ». Baudelaire a
vécu de 1821 à 1867. Il a marqué la poésie française grâce à la
richesse de ses images, à l’intensité de son expression, à l’originalité
de sa musique verbale. Ses relations à sa mère étaient complexes.
D’une sensibilité morbide, il est d’ailleurs devenu fou.

(**) Il est vrai que le récit manifeste de certains rêves dans lesquels condensations
et déplacements figurent, témoigne parfois du fonctionnement encore classique de
l’inconscient. Les représentations oniriques ne semblent pas susceptibles pour autant
de quelconques mobilisations associatives.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 67
La sexualité, au sens, le plus large, se trouve ainsi exclue du
verbe (’S), sauf si l’on parle directement de la sexualité génitale,
laquelle reprend alors son ordre. Mais dans ces conditions, le pénis
n’évoque plus la castration. Pas de métaphores, rien qui dans l’esprit
pense les mots hors de leur sens commun, rien qui connote
tacitement, égare et prête à confusion : un taureau est un bovidé
mâle, une souris un rongeur. On ne peut se dire dans la merde (sauf
si la formule argotique était la plus couramment utilisée par
l’individu), on n’a pas envie de manger ou de mordre quelqu’un. On
connaît ces locutions métaphoriques, on en retrouve le sens
lorsqu’elles sont soulignées, maintenues, imposées de l’extérieur en
quelque sorte. Elles demeurent cependant à l’écart de la compré­
hension spontanée du sujet et restent exclues de son langage.
Or, il faut se souvenir qu’avant l’éclosion de la dépression
essentielle et la venue de la pensée opératoire, les mots comme les
expressions se trouvaient plus ou moins employés dans leur sens
métaphorique : le taureau désignait un coureur de jupons, la souris
une poule. Le taureau évoquait ainsi la souris ou la poule. On
pouvait couvrir de merde jusqu’à la Société, on mangeait ses sous,
on dévorait de baisers en mordant la vie à belles dents. Plus loin
encore, la casserole, le tuyau, la secrétaire, « Les fleurs du mal > et
Baudelaire, posaient bien des problèmes symboliques à chaque pas
de leur rencontre.
La disparition de qualités aussi fondamentales du verbe paraît un
phénomène considérable dans la mesure où les mots sont acquis
avec et par leur valeur affective. Encore faut-il considérer, dans
l’analyse de ce phénomène contre-évolutif, les disponibilités de
l’appareil mental des sujets lors des divers stades de l’enrichissement
progressif par les mots différemment entendus, balbutiés, parlés et
ensuite écrits, ainsi que les charges affectives surajoutées ultérieure­
ment selon les époques du développement ou de l’âge adulte et
selon les remaniements psychiques de ces époques. Bien qu’il
s’agisse ici d’une phase de désorganisation où les arrêts régressifs
sont par définition fragiles, on peut cependant examiner le phéno­
mène de la réduction quantitative et qualitative du verbe dans le
cadre des régressions. Il conviendrait au moins alors, dans une étude

(93) Il s’agit ici d’une manifestation particulièrement évidente de déliaison et de


désexualisation, en rapport avec la désorganisation mentale profonde. Sans qu’il soit
obligatoirement question de désorganisation progressive, on peut concevoir l’exis­
tence de phénomènes de déliaisons désexualisantes du même ordre à de nombreux
étages évolutifs, celles-ci étant susceptibles de se trouver plus ou moins rapidement
arrêtées par des régressions réorganisantes et resexualisantes & un niveau inférieur,
point de départ éventuel d’un nouveau mouvement évolutif.
68 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

analytique, de retrouver les acquis qui correspondent aux fixations


premières selon leur temps et de rechercher l’ordre des acquis
conservés dans la régression, qui correspondent aux périodes
postérieures à ces fixations (96).
Dans les moments dépressifs essentiels et de pensée opératoire,
où les valeurs internes attachées aux mots, aux choses, aux êtres,
aux faits, ont beaucoup diminué de qualité, les sujets ne sont pas
aptes à acquérir des valeurs nouvelles. Nous avons d’ailleurs vu que
réside en cela l’une des principales difficultés de la psychothérapie.
Les intériorisations et à plus forte raison leurs formes introjectives
sont devenues impossibles. On peut seulement compter encore,
chez les patients, sur certaines capacités d’identifications mineures
que le thérapeute se doit de percevoir, à la fois pour en retenir la
forme et les utiliser, et pour ne pas les dépasser, les déborder, par
des excès de langage ou de comportements sensibles à l’autre. Il
convient en effet de stabiliser l’homéostase à son niveau actuel avant
d’envisager la réorganisation et la récupération évolutives.
Il est difficile de comparer précisément les rapports des patients
aux thérapeutes, rapports que l’on connaît, et les relations des
mêmes sujets avec leurs proches, relations dont on n’a que des échos
qui doivent être encore corrigés selon ce qu’on sait du témoin. De
l’ensemble des informations indirectement acquises et de l’observa­
tion directe de proches, observation également contestable, il
découle néanmoins que, globalement, les relations des sujets avec
leurs objets, qu’il s’agisse de familiers ou du thérapeute, sont
toujours à peu près du même ordre, cependant davantage marquées
avec les proches du sceau répétitif des comportements en cours f77).
(*) La solution d’un tel problème (différent de celui que posent les atteintes
lésionnelles des gérances neurologiques centrales) qui concerne les rapports entre les
régressions du langage et celles, globales, de l’appareil mental, constitue le type
même d’une ouverture à la connaissance de l’évolution des organisations psychoso­
matiques générales et individuelles.
Il est vraisemblable qu’une symptomatologie réside dans le langage, dont la
perception aiderait à l’identification des structures et préciserait celles-ci, comme elle
aiderait à spécifier les étapes des désorganisations et des réorganisations.
f97) La répétition d’une activité fonctionnelle, quel qu’en soit le niveau, est
d’autant plus soutenue que les investissements fonctionnels des mouvements
instinctuels sont rares. Lors des désorganisations, la quantité des investissements
possibles diminue, les répétitions se font plus fréquentes. Dans le mouvement contre-
évolutif, les fonctions répétitivement en action se trouvent de moins en moins
évoluées. II en va de même des symptômes.
Il n’est pas étonnant de rencontrer des phénomènes répétitifs de longue durée (en
rapport avec la solidité des fixations) aux niveaux régressifs, ni d’en rencontrer
pendant un temps aux différents étages traversés par les désorganisations. Nous
savons en effet que, pendant le développement, le phénomène de la répétition des
excitations, qui va de pair avec la répétition des tentatives d’organisation, constitue
l’un des principes mêmes des fixations.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 69
Nous sommes tous pratiquement aveuglés, face aux nôtres, par
notre affectivité et par nos désirs. Pourtant, face à la dépression
essentielle d'un des leurs, les familiers ont parfois le sentiment que
se passe « quelque chose ». Mais comment demander une consulta­
tion qui ne pourrait être que psychiatrique ou psychanalytique
(encore faudrait-il connaître l'existence de telles consultations et
oser les provoquer) pour un parent ou un ami n’ayant guère changé
ses habitudes, ne présentant pas de singularité mentale nouvelle, et
dont la tenue sociale se maintient apparemment à haut niveau?
L’aveuglement des proches et le manque d’envie, chez les sujets,
de consulter un spécialiste (pour un état dont ils ne souffrent
d’ailleurs pas vraiment, semble-t-il, lorsque les angoisses éventuelles
sont passées), le manque aussi d’une symptomatologie positive, se
combinent et font qu’on n’examine que rarement des patients venus
pour une dépression essentielle. Ceci alors que, pour peu criante
qu’elle soit, la dépression essentielle installe un nombre considéra­
ble d’affections somatiques quelquefois des plus graves. La plupart
du temps, dépression essentielle et états opératoires sont l’objet de
découvertes tardives, lors d’examens systématiques mettant en
relief des modifications trop importantes de constantes biologiques
ou lors de maladies physiques évidentes, qui traduisent la poursuite
de la désorganisation.
L’état du patient au moment de la consultation (comme au début
du traitement) implique alors deux aspects dans l’attitude de
l’investigateur (ou du psychothérapeute) :
— Celui d’une relation à ouvrir, dont il convient de trouver les
formes. Il ne faut espérer de la part du patient, ni retenue de soi-
même ni retenue d’un contact bénéfique avec soi. Le bénéfice sera
que le sujet revienne. C’est au niveau du maintien corporel,
mimique, verbal, du sujet, que se rencontre le style à adopter. C’est
aux niveaux des contenus et des accents de son langage, que sont
ressentis les secteurs sur lesquels les échanges sont permis (ceux
d’intérêt peu conflictualisés, peu hasardeux sur le plan narcissique,
souvent professionnels par exemple). A partir des secteurs indirec­
tement autorisés ainsi, auxquels on pourra revenir quelquefois
rapidement en cas de désarroi du sujet, les plus petites manifesta­
tions de l'inconscient de l’autre qu’on repérera serviront, en même
temps qu’à mieux apprécier cet inconscient peu lisible, à tenter
quelques modestes sorties sur le mode de remarques, de systémati­
sations facilement conscientes de ces remarques et, ultérieurement,
d’éventuelles interprétations mineures.
— Celui d’une limite à ne pas franchir, d’une réserve dans la
coloration qu’il peut donner à la relation spontanément pâle. On se
doit de demeurer en apparence insensible à quelques écarts des
70 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

sujets, étonnants parfois dans le contexte, qu’il s’agit seulement de


noter. Ainsi remarquera-t-on en particulier des traits de caractère
ou de comportement qui concernent l’homosexualité (la bisexualité
première sans doute) ou le sado-masochisme (également peu
élaboré). Ces manifestations habituellement propices aux interven­
tions (d’autant qu’ici l’envie narcissique ne manque pas au consul­
tant ou au thérapeute qui se sent isolé, de souligner sa propre
présence) doivent être respectées au maximum, les tendances
qu’elles révèlent témoignant de régressions sur lesquelles il n’est pas
interdit de penser ultérieurement s’établir.

La symptomatologie positive qu’on rencontre habituellement


dans les états dépressifs manque à la dépression essentielle.
Les dépressions témoignent toujours de désorganisations puis­
qu’elles définissent la chute d’une pression des Instincts de Vie.
Ainsi constate-t-on à la fois, dans les dépressions classiques, la
baisse de niveau évolutif des organisations fonctionnelles en acti­
vité, les organisations antérieures (mentales, de caractère, de
comportement, de relation) ne laissant en place qu’une systématisa­
tion plus sectorisée, et la tentative de réorganisation régressive qui
indique, par les symptômes, le lieu du conflit. Ce conflit demeure au
sein de l’appareil mental et les symptômes, positifs, sont d’ordre
psychonévrotique.
Dans la dépression essentielle, si l’on constate la disparition des
organisations fonctionnelles antérieurement en action, on ne
retrouve cependant pas de symptomatologie d’ordre psychonévroti­
que. Parce que coupé en deux et réduit apparemment à un certain
aspect secondaire de présentation convenable, l’appareil mental
paraît même moins blessé que dans les dépressions classiques. Pas
d’angoisses, de culpabilité, de manifestations obsessionnelles ou
phobiques tendues d’énergie, pas d’expressions de caractère ni de
rattrapages sublimatoires ou pervers. Les activités courantes (socia­
les, professionnelles, familiales) semblent se poursuivre normale­
ment comme semblent se poursuivre élémentairement les fonction­
nements élémentaires du sommeil, de l’alimentation, de la génita-
lité.
L’absence d’une symptomatologie mentale positive risque de
cacher la dépression aux yeux de l’investigateur ou du thérapeute.
Sous cet angle, le patient n’a rien à exposer. Comme on doit se
garder autant, en l’absence d’une liaison affective assurée avec le
sujet, de gonfler d’importance la maigre symptomatologie qui se
présente éventuellement, que d’aller trop au-delà des réponses
directes et brèves qu’on obtient aux questions posées (en raison du
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 71

danger de faire ressentir à l’autre sa blessure), la relation en reste là.


Elle a souvent suffi néanmoins à établir le diagnostic de dépression
essentielle et à demander au patient de revenir, même lorsque n’est
pas affirmée la notion d’une désorganisation somatique.

Aspects évolutifs.

La plupart du temps, avons-nous dit, les sujets se montrent à nous


tardivement. Ils nous sont adressés par leur médecin parce que des
déséquilibres biologiques persistent ou que des affections (de tout
ordre) ont tendance à s’étendre, ne pouvant se réduire par les
thérapeutiques habituelles (98). C’est en quelque sorte l’atypie de
présentation ou d’évolution de la maladie qui pousse le médecin à
nous adresser son malade.
Schématiquement, la venue tardive des patients est compréhen­
sible :
— Les maladies somatiques classiques correspondent, dans un
grand nombre de cas, à des conflits physiologiques situés à des
niveaux d’organisations défensives de type régressif, préétablies
autour de fixations de diverses origines (phylogénétiques, directe­
ment héréditaires ou de la première enfance). Des symptômes
somatiques se produisent qui témoignent de la défense classique et
prennent d’ailleurs part à celle-ci. Dans la mesure où les thérapeuti­
ques (directement au niveau biologique qu’elles visent et indirecte­
ment au niveau des bénéfices secondaires) viennent renforcer les
défenses naturelles établies autour des fixations psychosomatiques
du sujet, elles sont efficaces. Il semble en effet que l’efficacité d’une
thérapeutique dépende de son heureuse conjonction, dans le temps
et dans le lieu fonctionnel, avec les systèmes spontanés de régression
individuelle ("). Avec les conditions habituelles de défenses régres­
sives des sujets, les thérapeutiques classiques donnent donc les
résultats positifs attendus.

(**) Cf. J. Le Beuf, G. Decroix, D. le Beuf, « Investigation psychosomatique.


Dépression essentielle et diagnostic de néoplasie pulmonaire » (Communication à
l’Annua/ Meeting de l’Américain Psychiatrie Association, Atlanta, 8-12 mai 1978), à
paraître.
(") Bien qu’individuels, de nombreux systèmes de régression sont communs, en
raison de la référence phylogénétique des fixations.
Par ailleurs, il faut remarquer que l’image d’une conjonction des thérapeutiques et
des régressions se rapproche de celle de la construction évolutive, dans laquelle
l’association fonctionnelle doit se faire « au niveau voulu, au moment voulu ». Le
problème comme à l’ordinaire est néanmoins plus complexe ici, du fait de la
conservation, dans les réorganisations régressives, de certains acquis postérieurs aux
fixations.
72 les désorganisations progressives

— Dans les désorganisations progressives, nous savons que les


défenses régressives sont fragiles et peuvent céder. Les thérapeuti­
ques « accrochent > mal. Des symptômes se produisent certes, lors
de chaque tentative de défense, aux différents niveaux fonctionnels
concernés ainsi traversés dans un sens contre-évolutif général.
Cependant, aucune réorganisation n'ayant lieu, les symptômes
anciens peuvent persister et d'autres symptômes apparaître encore,
traduisant les complications pathologiques significatives de la conti­
nuité désorganisante.
Pendant ce temps, la thérapeutique a tendance à courir après une
affection qui elle-même se développe (10°). Les posologies ont
tendance à augmenter, comme les médications ont tendance à être
déplacées latéralement, alors que le problème essentiel n’est plus là.
La toxicité médicamenteuse risque de se manifester à ces moments,
chez des sujets dont les défenses antitoxiques sont, entre autres,
insuffisantes, ajoutant encore de nouvelles complications.
Pour revenir à notre point de départ, la dépression essentielle et
la vie opératoire demeurant relativement muettes en elles-mêmes,
on comprend que les malades viennent à nous tardivement, souvent
chargés d’affections somatiques, en raison de l’atypie de présenta­
tion et d’évolution de ces affections (101).

(i°°) L’expérience de nombreux médecins ayant assisté à des désorganisations


progressives, lesquelles à partir d'une maladie donnée se déroulent dans les mêmes
directions, ainsi que l'enseignement de cette expérience, permettent de prévoir le
développement de certaines affections et de prévenir certaines complications
redoutées, en surveillant la qualité d’équilibres biologiques plus élémentaires que
ceux qui se trouvent directement concernés dans la maladie première. La difficulté
est néanmoins considérable d'estimer à l’avance l’ampleur que peut atteindre une
progression désorganisatrice, en raison de l’incertitude qui règne autant sur la valeur
des défenses (même aidées thérapeutiquement) que sur l’intensité traumatique
(ressentie par le sujet) des divers éléments insupportables qui ont déclenché et qui
prolongent la désorganisation.
(,01) Il ne s’agit ici que d’un schéma, lequel, de plus, ne couvre qu’en partie les
faits.
L’atypie de la présentation et de l’évolution des maladies a néanmoins joué un
grand rôle dans l’histoire de la « Médecine psychosomatique ». Les jeunes psychoso­
maticiens travaillant dans des services hospitaliers se voient en effet adresser, la
plupart du temps, des malades compliqués, soit que ces derniers présentent des
difficultés de caractère et de relation avec les médecins (iis sont alors conçus comme
des psycho + somatiques), soit qu’ils ne guérissent pas « convenablement » (le cadre
des désorganisations progressives n’est pas ici le seul concerné, des manifestations
somatiques pouvant par exemple se prolonger et s’inclure dans des réorganisations
composites à la mesure structurale des sujets).
D’un point de vue théorique on pourrait concevoir que la psychosomatique
s’attache d’abord à comprendre les diverses formes simples des affections classiques,
même si sa nosographie économique ne se superpose pas à la nosographie médicale
habituelle. Des études ont été faites dans cette perspective qui doivent, à notre sens,
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 73

La dépression essentielle qui marque le point critique de la


désorganisation progressive est susceptible de se prolonger dans la
chronicité opératoire, état de fragile stabilisation s’installant au
cours d’une désorganisation lente et ne donnant pas lieu à des
réorganisations spontanées.
La dépression essentielle, même accompagnée de désordres
somatiques, peut cesser par contre, naturellement, à la faveur de
réorganisation régressives. La désorganisation s’arrête alors et la
reconstruction de l’individu s’envisage.
Nous examinerons bientôt la vie opératoire et plus tard les
principaux aspects des régressions. Les régressions, en ce qu’elles
mettent un terme à la désorganisation progressive et à la dépression
essentielle, vont néanmoins, dès maintenant, retenir notre atten­
tion.
Du fait de la désorganisation des systèmes fonctionnels qui étaient
en place, les réorganisations régressives sont toujours, pendant un
temps plus ou moins long, précédées d’une baisse du tonus
instinctuel, c’est-à-dire d’une dépression plus ou moins intense.
Tant qu’une coloration régressive ne s’est pas fait jour, la
dépression garde figure d’essentielle. La dépression essentielle
apparaît ainsi parfois comme un symptôme fugitif, à peine notable.
Et ceci arrive souvent qui précède l’éclosion de « petites maladies >
engagées dans la structuration psychosomatique des individus et
référées à certains troubles du même ordre, vécus antérieurement
dans la petite enfance ou dans l’enfance. Des systématiques
régressives et des réinvestissements surviennent alors. La désorgani­
sation n’a nullement dans ces cas affecté une forme progressive.
Dans sa véritable forme progressive, plus ou moins étalée dans le
temps selon la résistance plus ou moins forte des systèmes régressifs
de tout ordre accrochés au passage dans le mouvement contre-
évolutif, la désorganisation (et la dépression essentielle qui l’accom­
pagne) est cependant susceptible, un jour, de se voir arrêtée tout de
bon, naturellement ou grâce à l’aide thérapeutique (102). De vérita-

se réaliser régulièrement. Il est à noter cependant, du moins à notre connaissance,


que ces études n*ont abouti la plupart du temps qu'à la description de « profils
caractériels » d’un intérêt certain mais d’une portée limitée. Peut-être les travaux
concernant les malades compliqués qu’on nous adresse vont-ils plus loin parce qu'ils
répondent spontanément à la méthodologie attachée au principe évolutionniste,
selon laquelle la trace des dynamismes les plus simples se repère mieux dans l’étude
des phénomènes fonctionnels les plus complexes.
(102) On ne doit jamais compter sur un arrêt spontané des désorganisations
progressives.
74 les désorganisations progressives

blés réorganisations régressives à différents niveaux évolutifs,


souvent combinées entre elles, ont alors été installées, dont les
principales nous paraissent :
— Une maladie somatique elle-même, affection première ou
issue de complications, qui repose sur le lieu d’une défense
individuelle solide et sur laquelle une éventuelle aide médicale
classique se trouve particulièrement efficace.
— Les bénéfices secondaires tirés par le patient de sa maladie.
La maladie peut imposer des changements ou nécessiter l’ordon­
nance de modifications dans le mode ou le rythme de la vie, dans les
relations avec les divers entourages (familial, professionnel, social,
médical), dans la situation géographique. Ces changements et ces
modifications ne manquent pas d’engager un certain nombre de
valeurs affectives chez les individus en cause. La plupart du temps
sans doute, les restrictions dictées par la maladie et par ses
conséquences précipitent la désorganisation des sujets dont l’idéal
narcissique se trouve encore davantage blessé. Parfois néanmoins,
de manière inattendue, les bénéfices secondaires deviennent évi­
dents lorsque les dispositions nouvellement mises en place répon­
dent à des désirs inconscients des individus, désirs inexprimables
qui, même antérieurement, n’avaient pu être représentés, souvent
barrés par un Moi-Idéal.
Un élément différent du précédent est susceptible d’intervenir qui
se range, indirectement cette fois, parmi les bénéfices secondaires
tirés par le patient de sa maladie : celui d’un revirement de l’attitude
antérieure des milieux dans lesquels l’individu — de son gré ou non
— était inséré, lorsque le sujet ressentait cette attitude comme une
pression traumatique. Il convient de toujours craindre, dans de tels
cas, qu’une amélioration de la santé du sujet ramène l’entourage
impliqué à sa position précédente.
— Des modifications de fait, imprévues, de l’entourage : le
départ définitif (quelle qu’en soit la nature) de quelqu’un, par
exemple.
— Une régression narcissique du patient, indépendante des
bénéfices secondaires attachés à la maladie et à ses conséquences.
Une telle régression, quelquefois seulement à type de sursaut
narcissique non négligeable (il faut tenter alors de prendre assise sur
elle, psychothérapiquement) mais éphémère, peut s’installer, se
traduisant par des manifestations de caractère ou de comportement
qui excluent pour ainsi dire la pesée traumatique antérieure.
— Un traitement d’ordre psychothérapique.
Nous avons déjà parlé à plusieurs reprises des psychothérapies
adaptées aux sujets désorganisés en proie à une dépression essen­
tielle, traitements qui s’éloignent souvent de la notion habituelle des
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 75

psychothérapies et doivent considérer en même temps les problèmes


affectifs des patients aux différents niveaux où ils se posent et dont
font partie en général, et dans les cas graves en particulier, des
niveaux relationnels élémentaires. De telles interventions psy­
chothérapiques se trouvent la plupart du temps accompagnées sinon
précédées par la thérapeutique médicale classique (qui surveille et
soutient les équilibres biologiques propres aux sujets — dans la
mesure où ces équilibres sont connus ou peuvent encore être
appréciés — tant sur te plan même des affections somatiques en
cause que sur les plans évolutifs de base). Elles peuvent aller jusqu'à
porter leur aide aux patients en réanimation, voire même aux états
précomateux ou comateux où les moyens dits infra-verbaux de
communication, rappelant les relations premières des mères avec
leurs nourrissons, doivent être utilisés.
Les interventions psychothérapiques considèrent alors obligatoi­
rement l’impact affectif, sur les sujets, des recherches et des
thérapeutiques médicales en cours, des assujettissements qu’elles
imposent, des changements de vie qu’elles proposent. Elle sont
susceptibles de modifier le cours de ces recherches, de ces thérapeu­
tiques, ou leurs modalités d’application.
Rien ne s’oppose théoriquement, dans la mesure où la pesée
traumatique désorganisante n’est plus ressentie par le sujet, et à
partir des réorganisations régressives de divers ordres que nous
venons d’envisager, qu’une reconstruction totale de l’individu se
produise, replaçant celui-ci au niveau de ses fonctionnements
antérieurs à la dépression essentielle et à la désorganisation
engagée (103).

(,<D) Les patients présentés par le Docteur André Ract (Tome I, Chapitre I) v
n'ayant pas été l’objet d’investigations de type psychosomatique, nous ne pouvons
qu’émettre de rares hypothèses, schématiques, à propos de certaines phases ;
évolutives de leurs affections, considérant a priori la qualité et l’adaptation des soins
comme égales pour chacun dans le Service hospitalier.
En dehors du cas de Madame G. dont la maladie (mal de Pott), après s’être ■
installée, a pris figure de régression médicalement aidée, nous nous souvenons ainsi :
— Du départ prévu de l’hôpital par Madame A., sans doute vécu fantasmatique-
ment par elle comme traumatisant, après qu’a été également vécue comme inévitable
l’hérédité thromboembolique.
— Chez Madame B. (leucémie myéloïde), de la valeur réorganisatrice considéra­
ble (mais non renouvelable) de la régression instituée par les vacances avec le mari,
régression plus solide que celles qu’accompagnaient les aides thérapeutiques classi­
ques.
— Chez Monsieur C. (méningite à streptocoques), de la désorganisation progres­
sive type, relativement rapide et fatale.
— Chez Monsieur D. (méningite à bacille pyocyanique), mis en parallèle avec le
malade précédent, de la réorganisation pour des raisons inconnues en dehors de celle
d’une aide médicale.
76 les désorganisations progressives

Perspectives théoriques.

La dépression essentielle renvoie régulièrement à des phénomè­


nes précoces, primaires.
Nous avons relevé les traits de faiblesse des névroses de caractère
qui constituaient le lit des désorganisations progressives, ainsi que la
symptomatologie des désorganisations mentales : l’indépendance
individuelle mal assurée, l’absence de consistance des fixations
tardives, le Moi souvent insuffisamment dégagé des racines somati­
ques, la préséance du Moi-Idéal, les relations réduites à des niveaux
évolutifs élémentaires, la subordination aux objets extérieurs. Nous
avons alors insisté sur le rôle antérieur de la fonction maternelle, sur
les ratés des pare-excitations.
A cause de son aspect essentiel, sans objet de recours (104), on
peut se demander si la dépression dont nous venons de parler ne
représente pas une régression correspondant à une fixation installée
au niveau de la dépression anaclitique décrite par R. Spitz (105).

— De la désorganisation progressive, fulgurante et sans appel, de Monsieur E.


(hépatite).
— De la réorganisation totale et inattendue de Monsieur F. (rectocolite hémorra­
gique) autour d’une reconstitution régressive narcissique en rapport avec son désir
inconscient de bénéfices secondaires et avec la réponse hospitalière à ce désir.
(104) L’absence d’objets intérieurs de recours rejoint ici l’absence de possibilités
relationnelles vis-à-vis des objets extérieurs. Ce double manque, qui implique la
rupture du fonctionnement mental, justifie le nom de « dépression sans objets » que
nous donnions volontiers à la dépression essentielle. La dépression essentielle
renvoie ainsi non seulement à des phénomènes précoces mais également à des
difficultés de l’existence primaire chez les individus en cause.
(105) Cf. René Spitz, Anaclitic Dépréssion, The psycho-analytic Study of the child,
I.U.P., New York, II, 1946, et De la naissance à la parole. La première année de la
vie, P.U.F., 1968, p. 206.
La dépression anaclitique se manifeste dans la première année de la vie lorsque le
nourrisson est longuement privé de sa mère après avoir eu, les six premiers mois, une
relation convenable avec elle, alors que n’existent guère encore des objets intérieurs.
R. Spitz note, dans ses études, le déclenchement fréquent des affections somatiques
pendant la dépression anaclitique. Il s’agit vraisemblablement du même phénomène
que celui des désorganisations somatiques qu’on retrouve avec les dépressions
essentielles.
Les formes actuelles de la dépression anaclitique se rencontrent surtout dans les
conditions de l’hospitalisme à domicile (cf. L. Kreisler, M. Fain, M. Soulé, L’enfant
et son corps, p. 105, p. 160. P.U.F., 2e éd., 1978).
Point n’est besoin qu’une dépression anaclitique de longue durée soit survenue
dans la première enfance pour que se justifie ultérieurement un retour régressif du
type « dépression essentielle ». Nous avons vu la complexité des phénomènes de
fixation-régression (cf. Tome I, A propos de l'évolution individuelle, p. 115).
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES Tl
A cause de l’abrasement du fonctionnement mental dans ce qu’il a
de vivant, on peut se demander si la « pensée opératoire > qui
accompagne la dépression essentielle ne constitue pas, à grande
échelle, l’exemple même d’une conservation d’acquis postérieurs à
la fixation, acquis ayant cependant perdu la signification qui leur
avait donné le jour lors du développement individuel.
L’un des problèmes théoriques importants que pose la dépression
essentielle concerne l’instabilité de plus en plus marquée des
régressions globales lorsqu’elles se rapprochent des niveaux évolu­
tifs archaïques.
La dépression essentielle ouvre facilement la porte à la désorgani­
sation progressive des fonctions somatiques ; elle achemine ainsi
vers la mort. Le danger vital couru lors de la dépression anaclitique
est identique (106). Un tel ensemble tend à confirmer la fragilité des
systèmes de fixation-régression sous l’angle de la défense indivi­
duelle, lorsque ces systèmes touchent des sphères fonctionnelles qui
précèdent l’éclosion d’une certaine autonomie mentale dans le
développement, ou qui succèdent à la perte d’une certaine liberté
mentale dans le mouvement contre-évolutif (ia7).
Nous savons que la notion de fixation-régression peut s’étendre à
l’infini, jusqu’aux premiers mouvements de l’Univers, en deçà
desquels se pose le problème de notre incompréhensibilité de
l’inorganisation. Bien qu’il soit concevable d’envisager la mort
comme une régression (108), notre intérêt immédiat s’attache seule­
ment aux différents stades évolutifs ou contre-évolutifs de l’exis­
tence individuelle. Nous considérons en fait ici une charnière,
singulière bien qu’étendue, marquée par la précarité des équilibres
qu’elle assume entre la vie et la mort. Cette charnière rejoint dans la
perspective du développement, la naissance véritable de l’être
humain, le début de son autonomisation par la personnalisation

(106) Les symptômes de la dépression anaclitique et la pathologie somatique


menaçante témoignent sans doute de la fixation initiale, davantage qu’ils ne
représentent en eux-mêmes cette fixation.
(,07) Certains malades, grâce aux thérapeutiques de réanimation, émergent ainsi
d’états comateux et reprennent ultérieurement leur activité habituelle. Leur stabilisa­
tion dans la désorganisation s’effectue à partir de ces états comateux et semble ne
pouvoir s’effectuer qu’à partir de ces états, parfois répétitifs. La relative constance
d’une reprise vitale dans un système comateux déterminé ne manque pas d’évoquer
une formule régressive. En raison de la nécessité d’une aide extérieure, il est
cependant difficile de parler alors de régression individuelle. La notion de fixation-
régression s’impose pourtant, bien qu’on soit en-deçà de l’autonomie des sujets.
(108) Cf. Tome I, A propos de l’évolution individuelle. Complexité des régressions, il
note p. 134.
Les questions que nous évoquons sont proches de celles qui se posent à propos de
la définition de la mort selon les idéologies comme selon les nécessités sociales.
78
les désorganisations progressives

progressive de sa ipensée et tend à rejoindre la mort dans la


perspective contre-évolutive.
Si l’on envisage les conflits successivement soulevés au cours des
désorganisations progressives, on constate que ces conflits occupent
des champs de plus en plus larges et intéressent des fonctions de plus
en plus éloignées les unes des autres, à l’image inverse de celle que
paraît fournir l’évolution où la construction individuelle s’effectue
comme celle d’une pyramide (109) (110).
Ainsi, schématiquement, dans la désorganisation des névroses de
caractère observe-t-on, au départ, des conflits intra-psychiques
identiques à ceux des névroses mentales : conflit entre les fonctions
du Ça et celles du Surmoi, par exemple.
Plus tard, l’appareil mental se révélant incapable d’élaborer
réellement les traumatismes antérieurs (et d’autres traumatismes
qui ne manquent pas à ces moments d’être ressentis), on assiste à
divers stades de désorganisation mentale, en même temps que les
conflits tendent graduellement à s’écarter du processus mental. On
note souvent ainsi, de manière successive :
— Une impossibilité de manipuler les représentations précons­
cientes. Celles-ci se trouvent figées et ne peuvent plus être
dynamiquement confrontées à d’autres représentations (le phéno­
mène est symptomatique des formations réactionnelles qu’on ren­
contre dans les névroses de caractère).
— Une disparition de ces représentations. La liaison de l’incons­
cient avec l’activité mentale secondaire risque alors d’être pour
longtemps défaite.
Dans le même mouvement où « faire > se substitue progressive­
ment à « être », le Moi-Idéal de toute-puissance narcissique,
souvent masqué antérieurement par différents aspects de Surmoi ou
d’idéal du Moi, révèle peu à peu son insatiabilité épuisante. Les
conflits antérieurs dont les éléments ne sont plus ni manipulables, ni
représentables, se trouvent alors tout naturellement resserrés en
conflits de réalités, par exemple :

(,09) Cf. Tome I, A propos de l’évolution individuelle. Le dépassement des


fixations, note p. 127.
(u0) Bien que nos connaissances vétérinaires soient réduites, il faut considérer que
le problème des désorganisations animales, dans leur déroulement, se pose la plupart
du temps de façon très différente selon les espèces, même si l’on rencontre — ce qui
se conçoit aisément — des affections comparables au laboratoire, portant sur des
appareils fonctionnels phylogénétiquement comparables à ceux de l’homme. Pour
chaque espèce, la progression hiérarchique de la construction évolutive doit être
connue si l’on veut comprendre les processus de désorganisation. Il convient de
même de connaître la spécifité de la pointe évolutive, parce que c’est elle qui
maintient le meilleur tonus vital et parce que sa désorganisation précède sans doute
celle des autres systèmes fonctionnels.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 79
— Conflit entre des idéaux reçus, adoptés (il s’agit de l’adoption
du fantasme d’autrui), et certaines exigences ou certaines vicissitu­
des de la réalité. Le problème n’est plus de se sentir au mieux de son
érotisme propre, compte éventuellement tenu de la poursuite
progressive et adaptée des idéaux, mais de faire ce qu’il faut pour
atteindre directement, rapidement, puis de soutenir inlassablement
une position parfaite de Professeur de Faculté, de Général, de Chef
de bureau ou de Chef de famille, par exemple.
— Conflit dans la poursuite d’idéaux incompatibles entre eux
(travailler au bureau et partir en vacances pour s’occuper de la
famille).
La dépression essentielle enfin installée, les éléments de la réalité
prennent un poids exorbitant :
— D’un côté l’inconscient, sans les ouvertures d’expressions et
d’élaborations qu’offrait le préconscient, demeure sensible aux
événements qui deviennent alors pour la plupart traumatisants.
— D’un autre côté les fonctions vitales dispersées et parfois
anarchiques font séparément face, pour ainsi dire, aux multiples
agents extérieurs qui, de ce fait, deviennent facilement viru­
lents (ln).
Le sujet en proie à la dépression essentielle, monde de gérances
sans organisation hiérarchique, se révèle ainsi d’une fragilité
extrême (112).

(,n) Dans de tels moments de précarité vitale, malgré la conservation d’acquis,


d’ailleurs isolés les uns des autres, on se retrouve (mais ici sans la présence d’une
fonction maternelle organisatrice) comme aux premiers stades de l’évolution
individuelle, comme aux temps de la mosaïque première.
(n2) Il convient de mieux distinguer progressivement, dans la recherche portant à
la fois sur les régressions et sur les fixations, les différents stades de la dissociation
fonctionnelle contre-évolutive comme les différents stades de la cohésion fonction­
nelle du développement.
Régressivement, une certaine unité individuelle — ne serait-ce que celle, relative,
d’une autonomie corporelle dans l’espace — subsiste dans la dépression essentielle où
l’on ne rejoint pas l’affrontement direct des Instincts de Vie et des Instincts de Mort
comme pourrait le suggérer l’archaïsme des angoisses.
La qualité des Instincts de Vie varie selon le niveau concerné, et l’on doit faire le
point évolutif, chaque fois, sur les organisations fonctionnelles dont on considère la
potentialité instinctuelle (Tome I, A propos de l’évolution individuelle. Note sur les
Instincts fondamentaux, p. 123). Les confrontations les plus simples entre Instincts
de Vie et Instincts de Mort ne peuvent ainsi se retrouver qu’aux stades élémentaires,
d'ordre physico-chimique, de l’organisation et de la désorganisation de la matière.
Le problème subsiste néanmoins du « lancement » du corps dans l’espace et de ce
qu’on a pu décrire comme « traumatisme de la naissance ». Freud soulignait à ce
propos l’existence d’un afflux d’excitations internes exigeant d’être liquidées. Ceci se
rapproche de ce que nous signalions au sujet des angoisses diffuses qui précédaient
dans le temps l’installation de la dépression essentielle. Nous indiquions en effet la
détresse profonde de l’individu provoquée par l’afflux des mouvements instinctuels
80 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

Hypothèse concernant le Moi-Idéal.

L’importance que revêt le Moi-Idéal (113) dans les désorganisa­


tions progressives, dont nous envisageons l’aspect dépressif essen­
tiel, nous entraîne à faire part d’une hypothèse concernant la nature

non maîtrisés parce que non élaborables et, semble-t-il, non exprimables d’une autre
manière, et nous ajoutions : Automatiques, ces angoisses reproduisent un état
archaïque de débordement.
L’analyse des désorganisations progressives montre cependant que l’on rencontre
des angoisses diffuses, caractéristiques, avant l’installation de la dépression essen­
tielle, juste avant le remorcellement fonctionnel, angoisses qui disparaissent avec lui.
Cette constatation aurait tendance à impliquer, pour les psychanalystes, que la
naissance de l’individu qui les intéresse — et cela ne nous étonne pas — se situe après
sa naissance corporelle et correspond davantage à certaines phases de sa personnali­
sation mentale qu’au moment même de sa mise au monde (cf. Denise Braunschweig
Ct Michel Fain, « La nuit, le jour », op. cil.).
Les « angoisses diffuses » (anobjectales dans la régression) ne semblent pas avoir
été l’objet de descriptions directes concernant le nourrisson chez lequel on retient
surtout les « angoisses » à la vue du visage de l’étranger (visage différent de celui,
habituel, de la mère) qui surviennent éventuellement aux environs du huitième mois
et qui révèlent une phase décisive de la discrimination objectale. Les angoisses
diffuses de l’adolescent ou de l’adulte correspondent néanmoins, dans notre
hypothèse régressive, à un système de fixation. On doit alors situer le principal de
cette fixation avant le huitième mois. Il serait important de déterminer les jonctions
fonctionnelles (établies par exemple sur des expériences discriminatoires concernant
la vue, l'ouïe, l’odorat, le toucher, l’équilibration — le nourrisson répond très
précocement par des hurlements à des stimuli excessifs portant sur certaines de ces
fonctions — en rapport bien entendu avec la fonction maternelle) qui s’opèrent chez
le nourrisson dans ces moments et qui, sans permettre encore l’objectalisation,
précèdent cependant celle-ci en témoignant déjà d’une première cohésion, d’une
première et relative autonomie.
Théoriquement, le traumatisme de la naissance n’atteindrait donc que des
fonctions somatiques isolées les unes des autres pour la plupart, sans pouvoir
prétendre à la mise en route (par un système de fixations quelconque amorçant une
chaîne de fixations ultérieures) d’angoisses qui, même diffuses, sembleraient
témoigner d’une certaine unité intérieure de l’individu.
Le problème mérite d’être longuement étudié. Les quelques aspects que nous
exposons ici tiennent sans doute trop compte des fonctions somatiques telles qu’on
les considère chez l’adulte et négligent par trop les sous-jacences fonctionnelles
prénatales ainsi que les phénomènes groupés sous le nom de « fantasmes originai­
res ». On peut en effet remarquer, par exemple, que certaines fonctions qui prennent
une valeur considérable à la naissance (l’appareil respiratoire, la peau) se trouvent
électivement perturbées plus tard, chez les sujets de structure allergique. Or, chez ces
mêmes sujets, les angoisses à la vue du visage de l’étranger ne se font pas jour au
huitième mois.
(*13) Souvent mis en cause, le Moi-Idéal semble n’avoir jamais été précisément
défini (cf. D. Lagache, « La psychanalyse et la structure de la personnalité », 1958,
La Psychanalyse, P.U.F., Paris; ainsi que J. Lacan, Remarques sur le rapport de
D. Lagache, id.). Nous espérons contribuer à l’éclaircissement de cette notion.
!

LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 81


même du Moi-Idéal. Certaines perspectives de cette hypothèse
dépasseront cependant le cadre de notre intérêt direct.
Le Moi-Idéal, classiquement issu de la toute-puissance narcissi­
que primaire, ne nous apparaît pas comme une formation intra­
psychique, comme une fonction mentale, mais plutôt comme l’une
des incidences psychiques d’un phénomène général lié au manque
de mesures d’une certaine époque du développement et, plus
précisément, au manque préconscient de représentations spatiales
suffisamment évoluées. Notre hypothèse touche à l’évolution indivi­
duelle et vise la trajectoire qui mène de l’objet pulsionnel à la
conception de l’objet de réalité.
Pendant le développement, entre le narcissisme primaire, anob-
jectal, et la reconnaissance d’objets indépendants, choses vivantes
ou non, distinctes du reste — que ces choses soient autres que soi ou
appartiennent à d’autres, qu’elles soient soi ou fassent partie de
soi —, se succèdent de nombreux phénomènes plus ou moins
remarqués.
L’un de ces phénomènes, au carrefour de l’imaginaire et du
symbolique, nous paraît constituer un stade évolutif remarquable de
l’organisation psychique, en ce qu’il met en cause un certain type de
structuration de l’espace et souligne la « précédence » du verbe par
rapport à la conception de l’objet de réalité (l’objet se trouve ainsi
désigné, nommé et représenté avant d’être reconnu dans son
existence réelle, indépendante de celle des autres objets). L’obser­
vation montre en effet que le stade en principe transitoire concerné
par ce phénomène peut se trouver à peine atteint, n’être pas
dépassé, ou devenir lieu de fixations, lesquelles sont susceptibles de
constituer des points d’appel régressifs ou de déterminer en grande
partie la suite évolutive mentale.
Le stade le plus évolué de l’objectalisation correspond à l’organi­
sation œdipienne, avec le fonctionnement des deux systèmes
topiques. Des objets extérieurs (un individu ou certaine qualité d’un
individu par exemple), soi-même, des objets intérieurs (une ins­
tance par exemple), peuvent alors être reconnus en tant que tels :
extérieurs, soi-même en entier, ou intérieurs, par le sujet. Si la
liberté et la distance du sujet vis-à-vis de lui-même ou de certains
objets (sources de conflits d’ordre mental) n’est pas toujours réglée
à son gré par le sujet (et rend souhaitable une cure psychanalytique
par exemple), ce dernier possède au moins la notion de l’exis­
tence des objets extérieurs et intérieurs, et de lui-même, les uns
par rapport aux autres, au point d’estimer la trop grande proxi­
mité, le trop grand éloignement ou la juste mesure de ces rap­
ports.
Lors du fonctionnement mental habituel, sans références régressi-
82 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

ves marquées, l’espace tri-dimensionnel et le temps sont convena­


blement appréciés.
On pourrait alors dire que F « accommodation » (au sens large)
du sujet aux objets est seulement fonction de conflits internes du
sujet puisque F « accommodation » sensorio-motrice (et visuelle en
particulier) du sujet vis-à-vis des objets (avec les aptitudes sponta­
nées aux abstractions de toute sorte qu’elle détermine (114)) ne pose
pas de problème préalable.
Le stade la plupart du temps transitoire sur lequel nous attirons
l’attention et qui précède obligatoirement l’organisation de la
deuxième topique, prend sans doute part dans l’évolution indivi­
duelle à la constitution initiale de la première topique. Des
représentations préconscientes, dont on aura plus tard le témoi­
gnage, semblent en effet se former dans lesquelles les protagonistes
sont identifiés (ils pourront être désignés et nommés) mais dans
lesquelles néanmoins objets extérieurs, soi-même et objets internes,
mal isolés, mal abstraits, se trouvent mêlés en des inclusions
réciproques. La distance effective n’étant pas figurée, F « accommo­
dation » aux objets ne peut s’envisager. Il n’est pas ainsi question à
ces moments d’un vécu œdipien triangulaire, malgré le poids des
fantasmes originaires.
Les représentations se référant à ce stade sont innombrables chez
l’adulte, celles qui en particulier sont issues de la vie onirique. Le
processus psychanalytique tend à faire récupérer par le sujet comme
systèmes fonctionnels propres, comme qualités lui appartenant, des
fonctions et des qualités représentées chez autrui. L’élaboration
analytique réunit alors dans un même temps verbal, des mouve­
ments de remise en place spatiale, d’abstraction et de désintrication
subjecto-objectale.

Dans notre hypothèse, schématiquement, le Moi-Idéal de toute


puissance va de pair :
A) Soit avec une organisation préconsciente particulièrement
fixée au stade évolutif (habituellement transitoire) dont nous

(,I4) Certaines connaissances intellectuelles, souvent acquises par des individus


dont l'accommodation sensorio-motrice aux objets se trouve perturbée, sont
susceptibles à l’examen superficiel de passer pour des abstractions. Parallèles à ces
dernières, où se substituant parfois presque totalement à elles dans la dynamique
mentale, ces connaissances parfois innombrables reposent sur des représentations
directes, sur des reproductions de la réalité. Echappant au long trajet évolutif du
faisceau central commun et n'étant pas ainsi soumises aux perturbations que
provoque l’inconscient, ces acquisitions quelquefois précoces sont facilement mani-
pulables et peuvent donner un aspect prodigieux aux individus en cause.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 83

essayons de souligner l’importance. La fixation a déterminé la suite


de l’évolution psychique :
— Fondamentalement, dans sa totalité et de manière perma­
nente (psychoses (115)).
— Régressivement de manière permanente (névroses men-
taies (116)).
— Régressivement, de manière partielle et passagère (certains
aspects des névroses de caractère (117)).
B) Soit a fortiori avec l’insuffisance fonctionnelle (névroses de

(115) La mégalomanie bienveillante, accusatrice, persécutoire ou destructrice peut


se révéler sans limites. Les représentations sont vécues comme une réalité dans la
confusion intéro-exteme et i'indistanciation. Les notions d’intérieur et d’extérieur,
ainsi que celle de la distance, constituent des acquisitions secondaires sans lien direct
avec les représentations précédentes, elles-mêmes en relation avec l’inconscient.
Pour un observateur, l’indistinction entre l’intérieur et l’extérieur fait croire à des
projections. Le double phénomène d’une confusion spatiale profonde et d’une
connaissance secondairement acquise de l’espace se remarque particulièrement
lorsque certains psychotiques cherchent à se mettre à l’abri de leurs persécuteurs en
utilisant leur « connaissance » de la distance. Ils tentent alors de s’éloigner
géographiquement, mais le procédé a tôt fait de se révéler vain. Les persécuteurs
— et pour cause — les rejoignent.
(,16) L’ « indistanciation » dans les représentations auxquelles nous faisions
précédemment allusion à propos des mouvements de remise en place spatiale,
d’abstraction et de désintrication subjecto-objectale du processus analytique, se
retrouve ici sous des aspects plus ouvertement régressifs et plus localisés que dans les
psychoses. Elle alimente seulement les plans significatifs, inégalement étendus
d’ailleurs, des névroses obsessionnelles et phobiques classiques. L’organisation de la
seconde phase anale, autre temps important de fixation-régression de la même chaîne
évolutive mentale (qui comprend différents points d’organisation encore), donne une
teinte particulière, dans ces névroses, à la toute-puissance narcissique liée à la
fixation-régression antérieure du stade d’indistinction spatiale que nous avons
considéré.
(117) Deux mécanismes peuvent entrer en jeu :
a) Celui que nous venons d’évoquer à propos des névroses mentales, dans une
régression portant sur le faisceau évolutif mental.
h) Un processus plus spécifique des névroses de caractère faisant appel à des
systèmes de régressions partielles qui abandonnent l’axe évolutif mental dont l’auto-
excitation est trop douloureux (mais ne s’agit-il pas déjà d’une incertitude évolutive
du préconscient ?) pour surinvestir ou pour contre-investir de manière souvent rigide
et mégalomaniaque, des formations latérales de comportement, de caractère, de
sublimations ou de perversions.
On doit souligner encore, à ce propos, que la vie « normale » est constituée d’une
succession de mouvements évolutifs et contre-évolutifs. Au cours de ces mouve­
ments, les deux mécanismes régressifs signalés ci-dessus ne manquent pas de se
manifester plus ou moins longtemps et souvent. Ils sont susceptibles de donner lieu à
des moments d’élation.
84 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

comportement (118)) ou la disparition (dépression essentielle et vie


opératoire (ll9)) de l’organisation préconsciente.

De l’éventail nosographique que nous venons schématiquement


de présenter, il ressort donc que le Moi-Idéal de toute-puissance se
présente au mieux avec un contexte préconscient de représenta­
tions, particulières en ce que sujet et objets sont désignés et
reconnus bien que règne une indistinction spatiale de l’intérieur, de
l’extérieur, de la distance. Les représentations parfois se montrent à
peine, indistinction intérieur-extérieur et « indistanciation » parais­
sent seulement vécues (12°).
Nous n’envisageons pas de développer les rapports entre le Moi-
Idéal et l’idéal du Moi (121). Nous devons néanmoins faire remar­
quer que dans les cas où il paraît spécialement puiser sa vigueur dans
la toute-puissance du Moi-Idéal, l’idéal du Moi prolonge l’abandon
des références temporo-spatiales préconscientes les plus évoluées.
L’analyse des états mystiques et amoureux le souligne (122).

C’est ainsi que le Moi-Idéal nous apparaît davantage comme un


phénomène négatif mettant en relief l’insuffisance évolutive ou

(118) Le Moi-Idéal apparaît au premier plan des névroses de comportement (Cf.


Tome I, p. 175) marquées par l’insuffisance de l’organisation générale individuelle et
de l’organisation mentale en particulier. Le préconscient se montre mal évolué,
parfois à peine formé. Il ne peut exister d’intériorisations, en ne retrouve pas de
Surmoi. Sans références représentatives spatiales et temporelles, les conflits sont
immédiats et peu durables, le plus souvent vécus dans les diverses difficultés de la
réalisation pratique des besoins et des désirs, lors de relations extemporanées du
sujet avec d’autres individus.
(119) Nous retrouvons ici notre principal intérêt du moment. La situation de la
dépression essentielle et de la vie opératoire rejoint d’une certaine manière, par le
canal des désorganisations, celle de l’inorganisation relative des névroses de
comportement. Le préconscient cédant, les dimensions antérieures ne sont plus
représentées, il n’existe plus que des « connaissances » de l’espace et du temps,
témoins de la conservation d’acquis, la vie du sujet se montrant en réalité réduite aux
faits actuels. Derrière les comportements, rationnels et relativement automatiques,
ne se trouve qu’un Moi-Idéal primitif, une toute-puissance narcissique souvent mise
en échec et blessée.
C130) Il convient de se méfier, nous l’avons signalé à propos de l’abstraction, des
observations superficielles. Certains apprentissages, latéraux en ce qu’ils ne partici­
pent pas à l’organisation mentale, sont en effet susceptibles de donner lieu à des
« connaissances » de l’espace tri-dimensionnel qui ne reposent pas sur des bases
représentatives préconscientes et, de ce fait, à d’apparentes mais trompeuses
possibilités de distanciation.
(Ul) Cf. J. Chasse gue’-Smirgel, L'Idéal du Moi, Tchou, Paris, 1975.
f122) Cf. J. Catherine Parat, « Essai sur le bonheur », Rev. Fr. de Psychanalyse,
juillet-août 1974.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 85
l’effacement plus ou moins durable d’une organisation mentale, que
comme une formation intra-psychique. On croit aux agissements
d’une toute-puissance investissant certaines activités fonctionnelles,
il s’agit seulement d’une limitation des mesures utilisables ou
utilisées.

Les représentations successives de l’espace se structurent au cours


de la croissance, à partir du sentiment du corps propre, grâce à de
multiples expériences sensorio-motrices de tout ordre et d’expérien­
ces de langage, vécues en des moments propices dans la relation
avec la mère. La mère, par l’intermédiaire des différentes modalités
du système excitations-pare-excitations, tient un rôle prééminent
dans le développement sensorio-moteur de l’enfant, dans l’évolu­
tion du sentiment de son corps, dans la progression de ses
représentations successives de l’espace (et du temps). Des étapes se
marquent ainsi dont nous avons vu quelques prolongements impor­
tants d’ordre mental.
Au-delà des fantasmes originaires et des données héréditaires, la
fonction maternelle s’exerçant au travers des expériences nécessai­
res aide plus ou moins harmonieusement ou inhibe la progression
des représentations de l’enfant. On sera vraisemblablement en
mesure de préciser un jour la nature et l’ordre des expériences
impliquées. On connaîtra sans doute également les causes du
manque ou de l’effacement passager des représentations les plus
évoluées de l’espace, que signalent entre autres événements, selon
notre hypothèse, les manifestations du Moi-Idéal.
Les connaissances alors acquises porteront sans doute à modifier
les conceptions, classiques ou non, des narcissismes primaire et
secondaire, de sujet, d’objet, d’investissement libidinal, de renver­
sement pulsionnel, d’intériorisations de diverses formes, d’introjec-
tion, de projections, de distance réelle ou fantasmatique à l’objet,
comme elles porteront dans ces conditions à adopter de nouvelles
perspectives nosographiques (123).

On ne saurait parler de dépression sans évoquer le deuil. Les


pertes d’objets extérieurs ou intérieurs ont précisément déclenché et
aggravé la désorganisation mentale jusqu’à en arriver à la dépres-

(m) A propos de nombreux problèmes fondamentaux envisagés, on se reportera


aux travaux de Sami-Ali : De la projection. Payot, Paris 1970. L’espace imaginaire.
Connaissance de l’inconscient. Gallimard, Paris, 1974. Corps réel, corps imaginaire.
Dunod, Paris, 1977.
86 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

sion essentielle. On comprend facilement alors que la dépression


essentielle ne puisse représenter un travail de deuil, normal ou
pathologique, puisque l’appareil mental nécessaire à l’élaboration
du deuil est frappé d’incapacité (124). Les éventuels thérapeutes
doivent ainsi garder à l’esprit la fatalité des blessures narcissiques
supplémentaires que subiraient les patients lors d’éventuelles défail­
lances de leur propre présence.

Perspectives thérapeutiques.

Dans l’état plus ou moins profond de morcellement fonctionnel


des déprimés essentiels, la thérapeutique repose sur un palier
relationnel élémentaire qui concerne en partie l’étayage (125). Les
témoignages de liaisons et de reconstructions qui peuvent apparaître
chez un patient en traitement indiquent la route évolutive mentale à
suivre; les éventuelles complications somatiques intercurrentes
obligent à baisser encore le niveau fonctionnel des rapports avec le
sujet sans que diminue pour autant, au contraire, la présence du
thérapeute.
L’importance d’un diagnostic précoce de la dépression essentielle
n’échappe pas. Les dépressions essentielles, même fugaces,
devraient systématiquement faire l’objet d’une investigation psycho­
somatique (126). Cela n’est pas le cas. Nous avons souligné que
l’aveuglement des proches et le manque, chez les patients, d’un
désir de se faire examiner, rendaient en général tardives les
consultations de cet ordre alors dictées, la plupart du temps, par la
présence de maladies. C’est peut-être ainsi au moment des angoisses
diffuses, signal d’alarme qui, lorsqu’il se manifeste, précède la mise

(124) Nous avons signalé que le deuil consistait en une intériorisation réussie de
l’objet perdu (objet primitivement extérieur mais déjà devenu objet intérieur
narcissique). Le deuil donne en même temps lieu à des contre-investissements
concernant les visées érotiques que l’objet perdu suscitait.
La dépression, de manière générale, représente un échec du travail de deuil.
Dans les dépressions mentales, l’objet intérieur narcissique demeure présent.
Instance critique, il reproche au sujet son incapacité d’effectuer le travail de deuil.
Dans la dépression essentielle, les possibilités de déni sont nulles, ayant disparu
avec la désorganisation mentale. L’objet intérieur narcissique s’est en même temps
évanoui. La perte de l’objet extérieur est donc admise sans effort, tandis qu’aucun
reproche intérieur ne se fait jour. Le sens du devoir des déprimés essentiels ne repose
donc pas sur le respect d’un personnage.
(125) Il s’agit d’aider à la réorganisation du sujet à partir d’un système morcelé dont
chaque élément fonctionnel n’assure qu’un automatisme vital conservatoire.
(126) Ces investigations révéleraient sans doute souvent le danger que court un
individu, avant même que la spécificité de ce danger puisse être cernée.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 87

en place de la dépression, que se place électivement la décision de


voir le médecin. Malheureusement, selon une tradition souvent en
cours actuellement, le consultant pense surtout dans ces cas à
éteindre médicamenteusement les angoisses. On attend de cette
façon dans l’obscurité qu’une symptomatologie somatique vienne
éclairer le tableau, alors que l’intervention psychothérapique rani­
merait sans doute le malade et le ranimerait en tout cas plus
facilement qu’au niveau du morcellement qui se prépare et qui va
s’installer.
Une surveillance médicale classique, discrètement effectuée par
des médecins peu interventionnistes, s’avère à ce moment néces­
saire. Une attention aux éventuels déséquilibres biologiques est en
effet souhaitable, sans qu’on déploie pour autant l’arsenal du
laboratoire, sans qu’on se précipite non plus sur la moindre
symptomatologie pour encore tenter de l’éteindre.
Le champ psychothérapique qui s’ouvre à la dépression essen­
tielle paraît vaste mais relativement peu exploré. La psychothérapie
vise à rétablir l’homéostase au niveau le plus évolué possible,
c’est-à-dire au plus haut niveau antérieurement atteint par le sujet
en cause, correspondant à ses possibilités d’intériorisation les plus
évoluées. La relation verbale (qui prendra tout son sens au cas d’une
réussite thérapeutique en témoignant de l’intériorisation de conflits)
ne possède pas, par dommage, une grande valeur au début du
traitement. Parallèlement à la parole, il est ainsi souvent nécessaire
de mettre en œuvre d’autres médiateurs relationnels (127).
De manière générale, nous le savons, il convient que le théra­
peute entretienne activement la relation, sans submerger pour
autant celle-ci en dépassant par trop les cadres successifs (progres-

(î27) Nous avons surtout l’expérience directe et indirecte des psychothérapies en


face à face ainsi que celle des psychothérapies accompagnées d’un traitement de
relaxation.
Il nous parait que les médiateurs relationnels devraient naturellement et principa­
lement intervenir aux niveaux des fonctionnements sensorio-moteurs, que ces
derniers ouvrent (ce qui vaut mieux) ou non sur un processus sublimatoire à la portée
des sujets. Un tel schéma se réfère dynamiquement à celui des rapports primitifs du
nourrisson et de sa mère. Il est susceptible de remettre en cause sous des formes
nouvelles, qui ne peuvent pour autant se montrer radicalement substitutives des
formes originelles, un certain départ relationnel.
L’accompagnement simultané à plusieurs stades évolutifs (dont les stades verbaux
même élémentaires) du mouvement sensorio-moteur de l’autre, constitue peut-être
la base de la thérapeutique.
On peut envisager dans ce sens de nombreuses passivités ainsi que de nombreuses
activités communes aux patients et aux thérapeutes.
88 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

sifs ou régressifs) qu’il sent comme dessinés par le patient (I28). On


rejoint ainsi dans l’esprit la pratique du système pare-excitations
primitivement liée à la fonction maternelle, mais ici appliquée en
des formes originales.
La difficulté majeure, qui n’existe pas durant le développement,
réside dans le fait que le patient, au contraire du nourrisson, voit
diminuer graduellement les charges instinctuelles vitales accrochées
aux fonctions des différents niveaux que traverse le courant du
morcellement contre-évolutif. On ne peut guère compter alors, à
partir d’une intervention de soi, sur la poursuite naturelle d’une
tendance réorganisatrice de l’autre.
L’avantage majeur de la situation, par rapport à celle des mères et
des nourrissons, est celui d’une éventualité permanente de partage
préconscient du médiateur verbal. Ce partage peut s’effectuer
inégalement dans le temps et par degrés. Lorsque le langage du
sujet a perdu, comme il perd à certains moments, l’essentiel de sa
valeur, la parole bilatérale constitue un intermédiaire relationnel
facile, de premier intérêt mais seulement d’une qualité élémentaire,
davantage sensorio-motrice qu’à proprement parler mentale. Le
système verbal du patient — on est censé le croire — est néanmoins
susceptible de reprendre la fonction symbolique et de correspon­
dance qu’il possédait auparavant. Cette espérance n’échappe pas au
contre-transfert du thérapeute dont les incitations relationnelles,
justement verbales et possiblement nuancées à l’extrême, s’exécu­
tent de plus sur l’axe principal de repérage des transformations du
sujets
Quels que soient les médiateurs les plus en vue de la relation, le
thérapeute se doit de prendre des initiatives qui aident le malade à
s’exprimer, et de ne pas s’interposer maladroitement pour atténuer
la vigueur inconsciente des expressions reçues ou pour en détourner
le sens.
La reconnaissance des différents aspects conjoints et successifs de
l’état du patient par le thérapeute, et le franc discours que celui-ci
tient à ce propos sans en extrapoler le sens, suffisent souvent à

(128) En ce qui concerne la psychothérapie en face à face et la relaxation, le rythme


d’une séance par semaine paraît convenable pour entreprendre le traitement chez des
patients que l’on connaît encore peu. A priori, ce rythme n’outrepasse pas les
capacités des sujets à recevoir ces relations nouvelles.
Au-delà de la capacité variable des patients À établir des relations nouvelles, et de
manière plus générale, il conviendrait de considérer l’importance du vécu, différent
selon les malades, d’une discontinuité dans la succession de présences et d’absences
du thérapeute (présences et absences verbales en particulier), discontinuité suscepti­
ble de favoriser la symbolisation recherchée. Cf. D. Braunschweig et M. Fain, La
nuit, le jour, op. cil.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 89
substituer aux exigences sous-jacentes d’un Moi-Idéal certains
partages relationnels d’accompagnement fonctionnel et d’ouverture
évolutive, et à traiter pendant un temps (renouvelable au cas de
reprises éventuelles de la désorganisation) les problèmes en cours.
Malgré l’éventuelle intervention de médiateurs relationnels non
verbaux, le psychothérapeute invite naturellement à l’expression
verbale du sujet. Sa propre parole constitue à la fois une incitation
et un exemple. Lorsqu’elle se fait jour, l’expression verbale doit
tendre, chez le patient, à devenir la plus qualitative possible. Il
convient donc de favoriser la qualification, l’explicitation, et d’ap­
précier régulièrement la portée symbolique du langage.
Cependant le thérapeute doit se garder de survaloriser les zones
névralgiques dégagées, en s’y attachant trop dans un temps trop
précoce, en s’y attardant au-delà de l’envie immédiate du sujet (ces
zones dont le thérapeute retiendra la situation seront plus tard
fatalement et la plupart du temps spontanément remises en cause).
Il doit également se garder de provoquer lui-même, par des excès de
langage ou de comportement, de nouvelles sources de blessures
narcissiques (129) qu’ici l’on sait particulièrement inélaborables et
inexprimables. Il n’est évidemment pas question d’interprétations
au sens analytique, ni de l’évocation blessante d’une existence
antérieure du Moi. Les conflits, nous le savons, se montrent très
larges, comme le préconscient s’avère effacé et le fonctionnement,
morcelé.
Une telle tâche où la tendance à reconnaître l’autre et à le faire
s’exprimer précède pendant longtemps l’élaboration de représenta­
tions, et prévaut toujours sur elle, représente un travail complexe,
délicat en nuances et parfois contradictoire en apparence. II ne peut
être entrepris par n’importe quel psychanalyste, que celui-ci s’oc­
cupe habituellement d’enfants ou d’adultes, ni à n’importe quel
moment pour un psychanalyste donné. Une aptitude spéciale à
passer de systèmes relationnels plus qu’élémentaires (lors de graves
accidents somatiques des patients, par exemple) aux relations
habituelles de la psychanalyse, est requise. Cette aptitude repose sur
certaines qualités structurales du thérapeute, qualités d’identifica­
tions possibles aux niveaux les plus variés, accompagnées bien
entendu d’autres capacités inverses, tout aussi structurales, de se
dégager de chacun des types d’identification. La tâche est difficile et

(129) Nous avons précédemment évoqué le système dit de « réduplication projec­


tive » exacerbant le sentiment des différences avec soi et de perte de soi, dans le vécu
par le sujet des manifestations instinctuelles de l’autre. La position du thérapeute qui,
dans son mouvement nécessaire, doit à peine dépasser les expressions du patient, est
évidemment difficile à soutenir.
90 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

fatigante, d’autant que varient pendant le traitement les possibilités


de retenue objectale des sujets (chaque séance peut se présenter
comme un recommencement), nulles pendant un temps même dans
les meilleurs cas.
La disponibilité du psychanalyste qui investit ce travail est
cependant variable. Susceptible de varier selon les problèmes
personnels du thérapeute (le patient risque d’évoquer tous les
niveaux évolutifs et contre-évolutifs de sa vie et de mobiliser, chez
l’autre, une quantité d’affects et de conflits plus insolites encore
qu’ailleurs), elle peut varier aussi selon sa fatigue, au premier plan
de laquelle on doit considérer le nombre de patients d’un tel ordre
qu’il a en traitement. Ce nombre ne peut jamais être élevé (13°). La
spécialisation pour de telles cures paraît difficile à envisager à cause
de l’amplitude éventuelle des mouvements d’amélioration ou, au
contraire, des complications somatiques que peuvent présenter les
sujets.
En raison de la fonction maternelle dévolue aux femmes, on tend
spontanément à penser que celles-ci sont plus aptes que les hommes
à aider thérapeutiquement une réorganisation de base et qu’aussi les
patients, quel que soit leur sexe, préfèrent la relation avec une
femme. Notre expérience ne confirme pas ce point de vue.
Alors qu’on sait les difficultés de conduire les malades que nous
décrivons à s’exprimer, on s’étonne parfois de la réussite qui
succède à une intervention psychothérapique simple en apparence.
Des patients qui commençaient une désorganisation d’allure dange­
reuse et chez lesquels une symptomatologie somatique avait déjà
percé se retrouvent en effet comme magiquement, miraculeusement
guéris. Il s’agit, sachons-le, dans ces cas, d’une stabilisation homéo­
statique installée de façon plus ou moins précaire sur un plan
régressif difficile à préciser, liée de toute manière aux modifications
économiques qu’a provoquées l’entrée en scène du thérapeute. Ni
l’attention de ce dernier ni la régularité du traitement ne doivent
alors se relâcher.
La plupart du temps, la psychothérapie ne produit de résultats
appréciables qu’après une certaine durée d’exercice. La bonne
marche d’un traitement permet, avons-nous dit, de suivre la
reconstruction du patient jusqu’au niveau que celui-ci avait atteint
dans son évolution antérieure et quitté au début de la désorganisa­
tion. La thérapeutique chemine ainsi du constat partagé avec les
patients de leur état vers une analyse des affects progressivement

(,3°) Nous essayons et conseillons de ne prendre que très peu de déprimés


essentiels en traitement et de les disperser encore au milieu de psychothérapies
de nature très différente ou d’analyses classiques.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 91
précisés, mieux représentés et davantage liés aux mots, jusqu’à ce
que les conflits internes reprennent vie. On passe de l’attention pour
le plus simple à l’intérêt pour l’élaboration mentale dans laquelle
doivent se retrouver les valeurs topiques, dynamiques et économi­
ques antérieures. C’est la présence active de l’analyste-traitant qui
intervient d’abord dans l’économie du malade. C’est l’accompagne­
ment par le thérapeute, objet relationnel accepté sans se trouver
pour autant objectalement investi, qui compte en premier lieu pour
le patient. Un tel accompagnement est déjà susceptible d’installer
des régulations homéostatiques (éventuellement marquées de symp­
tomatologies somatiques non évolutives alors) qui mettent un frein,
si ce n’est un terme, à la désorganisation.
Plus tard, soutenue ou non par un traitement médical classi­
que (131), la reprise du mouvement évolutif voit disparaître les
troubles somatiques en ce qu’ils ont de réversible (l32). L’efface­
ment progressif du psychothérapeute devient envisageable, mais la
tâche souvent a déjà dû s’étendre longtemps (133).
(131) Le psychothérapeute a intérêt à collaborer avec le médecin-traitant, pour
qu’en particulier ce dernier :
— institue de nouveaux soutiens fonctionnels au cas de nouvelles désorganisa­
tions,
— ne maintienne pas une thérapeutique médicamenteuse adressée à des niveaux
de réorganisation dépassés.
(132) L’étude de la notion de réversibilité, qui semble surtout reposer classique­
ment sur des bases d’expérience, nous entraînerait trop loin et sortirait souvent de
notre compétence.
(133) Pendant ce temps, selon notre seule expérience actuelle des psychothérapies
accompagnées ou non de relaxation, le rythme des séances peut ne pas varier,
demeurer d’une fois par semaine. Un tel rythme paraît d’une part représenter pour le
malade une « dose » acceptable de thérapeute. A l’inverse, il représente également
pour la plupart des thérapeutes une « dose » acceptable du malade, réduisant le
risque de mouvements contre-transférentiels négatifs (certains analystes néanmoins
préfèrent, de leur point de vue, un retrempage relationnel plus fréquent avec ces
patients sans relieQ. Il permet enfin d’envisager sans trop de crainte le retrait
ultérieur de l’analyste-traitant. Ce retrait pourra s'accomplir progressivement lorsque
des améliorations consistantes de l’état du patient — à savoir une relative continuité
de l'élaboration mentale — se seront installées. Il conviendra cependant de maintenir
un rythme de consultations de surveillance (une fois par mois ou par deux ou trois
mois) en raison de la fragilité avérée du fonctionnement mental des sujets, tant que
ceux-ci n’auront pas atteint le degré d’autonomisation le meilleur qu’ils possédaient
antérieurement.
Il existe une antinomie théorique entre le rythme lent d’une séance psychothérapi­
que par semaine, et l’application d’un système pare-excitation qui inviterait à une
présence sinon continue du moins très fréquente du thérapeute. Nous signalons ici
des faits d’expérience qui tiennent compte à la fois de l’âge du patient et de l’insertion
de celui-ci dans un système extérieur de vie, de sa conservation d’un grand nombre
d’acquis, de l’évolution de la cure et du passage éventuel du même thérapeute d’une
fonction pseudo-maternelle à la fonction analytique presque classique, du retrait
futur enfin de l’analyste-traitant.
92 les désorganisations progressives

A plusieurs reprises, nous avons considéré les signes de recons­


truction des névrosés de caractère émergeant d’une dépression
essentielle, eût-elle été fugace. Nous avons signalé l’intérêt, devant
l’apparition de traits de caractère ou de comportement exprimant
indirectement la présence de réaccrochages instinctuels, de ne pas
avancer d’interprétations risquant d’exciter par trop l’inconscient.
Plus tardivement, lors des rétablissements du processus mental,
deux ordres de phénomènes témoins d'intériorisations doivent rete­
nir l’attention du thérapeute sans provoquer encore d’interpréta-
- tions qui seraient trop précoces. Il s’agit :
— des manifestations successives d’identifications (au moins à
soi-même, analyste-traitant) chaque fois plus profondes et sta­
bles (l34),
— de la réapparition des rêves et de la progression de leurs
qualités de construction (de représentation conflictuelle), de rete­
nue et d’auto-interprétation (135).
Les chapitres précédents ont suffisamment traité de ces phéno­
mènes.

Malgré n’importe quelle amélioration de l’état des patients qui


peut être ainsi constatée, la tenue des identifications et des retenues
objectales comme la régularité du fonctionnement mental seront
toujours sujettes à caution. Une nouvelle désorganisation, inatten­
due, peut apparaître au cours de la thérapeutique sous le coup de
traumatismes, que ceux-ci proviennent d’une action inconsidérée du
thérapeute ou qu’ils proviennent d’événements extérieurs. Lors­
qu’un patient en traitement ne signale pas d’événements extérieurs
nouveaux possiblement à l’origine de la désorganisation nouvelle,
l’analyse systématique de la relation dans les séances précédentes
s’impose. Il convient d’ailleurs de façon générale que le thérapeute
demeure toujours attentif et n’importe quand disposé à remettre en
cause la qualité de ses rapports avec le patient, réinstallant au besoin
ces rapports à des niveaux élémentaires en réduisant momentané­
ment les ambitions auxquelles, à juste titre, il pouvait parfois
prétendre.
D’où qu’ils viennent, les événements traumatiques sont suscepti­
bles de déclencher des complications somatiques qui nécessitent
l’hospitalisation du malade. On appelle éventuellement aussi le

f”4) Cf. dans le même tome : Les difficultés d’intériorisations et de rétentions


objcctalcs, p. 27.
(»») Cf. Pierre Marty et Catherine Parat, « De l’utilisation des rêves et du
matériel onirique dans certains types de psychothérapies d’adultes », op. cil.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 93

psychosomaticien à s’occuper de patients déjà hospitalisés. La


situation est comparable dans les deux cas où les activités sensorio-
motrices des sujets s’avèrent limitées, où les relations humaines se
trouvent à la fois réduites et déplacées, ou la thérapeutique doit être
renforcée du fait de la progression désorganisatrice. Les visites
psychothérapeutiques doivent être alors multipliées, cependant que
les principes du traitement demeurent les mêmes.
Ces principes deviennent évidemment différents lorsque les
malades sont admis dans des services de réanimation et, plus
encore, lorsqu’il s’agit pour eux d’états précomateux ou comateux.
A ces moments, l’intérêt du psychothérapeute pour son patient
rejoint de manière plus sensible, parce que plus directe que
précédemment, l’intérêt d’une mère pour son nourrisson.
L’activité du thérapeute se manifeste alors de deux façons :
— Directement dans les relations avec le sujet, essentiellement
par le toucher et par la voix si ce n’est par le verbe — mais encore
convient-il de surveiller le passage de la voix au verbe reçu. De telles
animations, la plupart du temps délaissées, nous ont souvent frappé
de leur importance par les bénéfices indiscutables qui en résul­
taient (136).
— Indirectement dans les rapports entretenus avec les médecins
traitants, les médecins réanimateurs et le personnel para-médical.
L’intérêt vivant du psychothérapeute vis-à-vis du malade s’exprime
ainsi, tenant compte des renseignements qu’il reçoit, dans des
interventions concernant la matérialité des soins en favorisant, au
sens des excitations et pare-excitations, toutes les tendances réorga­
nisatrices du patient, tendances qu’il connaît dans la mesure de son
expérience antérieure du sujet, ou qu’il imagine à partir des données
rassemblées.
Nous examinerons d’une manière plus générale les rapports entre
psychosomaticiens et médecins classiques, à propos des points de
vue thérapeutiques qui suivront.

LA VIE OPÉRATOIRE

La vie opératoire constitue une étape de relative chronicité, de


relative stabilité, qui s’installe au cours d’une désorganisation lente

(136) A notre sens, des psychanalystes largement avertis de la psychosomatique


devraient régulièrement faire partie des équipes de réanimation (cf. à ce sujet :
J. Gorot, « Image du corps et réanimation », ainsi que les commentaires de Sami-
Ali, Psychanalyse à l’Université, T. 2., n° 6, mars 1977. Ed. Réplique, Paris).
94 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

ayant affecté un caractère progressif, et pendant laquelle aucune


réorganisation spontanée ne se produit. Sans qu’on puisse avancer
qu’elle mette un terme à la désorganisation — il s’agirait alors d’une
réorganisation régressive qu’elle ne semble pas être —, la < vie >
opératoire apparaît comme un aménagement fragile, plus ou moins
prolongé dans le temps, avec lequel (souvent à tort) on ne redoute
plus, de l’extérieur, ni l’imminence ni la fatalité d’une reprise de la
désorganisation. La vie opératoire est néanmoins émaillée fréquem­
ment d’incidents ou d’accidents somatiques variables qui soulignent
l’instabilité de cet apparent état.
Avec la pensée opératoire et la dépression essentielle, élément
sensible qui nous a fourni le titre du sous-chapitre précédent, la vie
opératoire réunit un ensemble de comportements dont la plupart
ont été antérieurement évoqués au moins. Il reste donc surtout à
traiter de ces comportements.
D’une manière générale, pour les schématiser, les comportements
individuels de l’adolescent et de l’adulte se présentent sous trois
formes principales :
— Dans une liaison au faisceau central commun et à certaines
lignes évolutives latérales. Ils sont alors sous-tendus d’une activité
préconsciente mobilisant des représentations fantasmatiques. Par­
fois (lors des acting-out par exemple) les fantasmes ne semblent pas
représentés. Ils n’en demeurent pas moins ultérieurement représen­
tables.
— Dans une liaison aux dynamismes parallèles, chaînes évoluti­
ves courtes servant de voies d’expression presque directe de
l’inconscient. Les comportements réalisent en quelque sorte les
mouvements inconscients dans des représentations agies, sans
participation fondamentale des mécanismes préconscients classi­
ques (137). De nombreuses productions constituent l’aboutissement
de ce système, de nombreux actes impulsifs aussi se réfèrent à lui.
— Dans des automatismes d’action systématiques résultant
d’apprentissages et d’habitudes, susceptibles d’exister à l’état pur
mais susceptibles aussi, à tout moment, d’être pénétrés par l’incons­
cient avec l’intermédiaire ou non de représentations préconscientes.
Au cours de la vie opératoire, les comportements ne sont pas
sous-tendus de fantasmes représentés ou représentables issus de
l’inconscient, la liaison préconsciente étant rompue. Ils ne consti­
tuent pas non plus des expressions les plus directes de l’inconscient
telles qu’on les rencontre dans les dynamismes parallèles. Ils se
montrent machinaux mais, apparemment, sans risquer d’être trou-

(137) Cf. Tome I, page 148 et suivantes.


LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 95
blés d’une manière quelconque par les mouvements de l’incons­
cient.
Ainsi désuni du fond, inexprimable, de sa personnalité, le patient
opératoire survit-il davantage qu’il ne vit. De plus son existence
demeure précaire en raison d’une sensibilité persistante de son
inconscient aux traumatismes. La reprise de la désorganisation reste
toujours redoutable.

Les conduites opératoires.

Les conduites opératoires ne sont donc soutenues ni par des


investissements, ni par des contre-investissements. Quelques repré­
sentations paraissent exister cependant. Ces représentations sont
pauvres, répétitives, marquées du sceau de l’actuel et du factuel.
Elles accompagnent la plupart du temps l’action, la précédant ou la
suivant à peine, sans aucunement l’encombrer ou la troubler : « J’ai
pris mon petit déjeuner, je fais ma toilette puis j’irai au travail. »
Elles peuvent cependant, en deçà, prévoir mécaniquement l’action
comme au-delà en reproduire le mouvement.
En raison d’une propension que nous avons constatée à juger trop
rapidement de la qualité « opératoire » d’une conduite (comme on
juge quelquefois ailleurs trop rapidement de la qualité « névroti­
que » d’un individu), nous devons insister sur le fait que la seule
observation d’un comportement ne permet pas en général d’estimer
cette valeur. Cela pour trois raisons au moins :
— Un grand nombre d’activités sociales ou professionnelles
reposent sur une technique et doivent obéir à Certaines règles de
conduites corporelles, manuelles, intellectuelles, qui répondent à
des habitudes, un apprentissage, un enseignement issus d’une
expérience générale. Qu’il s’agisse de participer aux activités
pratiques d’une association, de voter, de retourner un sol, de
tourner une pièce, de calculer un ciment ou des prix de revient, de
faire un cours, d’établir une ordonnance médicale, d’entreprendre
la psychanalyse d’un patient, les actions en jeu ne permettent pas,
dans leur apparence, de distinguer un sujet d’un autre sujet en état
opératoire.
— Il existe tous les degrés et toutes les nuances de participation
individuelle à une activité quelconque. Depuis les contextes percep­
tifs dont il convient que le sujet tienne compte immédiatement et
obligatoirement, jusqu’au contexte inconscient puis associatif et
conflictuel susceptible de parasiter, voire même de paralyser
l’action, les intermédiaires sont innombrables et de modalité
diverse. Si les extrêmes d’une telle échelle sont faciles à discerner, la
96 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

discrimination entre l'opératoire, le rationnel et diverses formes du


sensible par exemple, se trouve ardue d’après le seul regard sur les
comportements. Ce sont les relations interhumaines directement
vécues avec un sujet ou observées lors des rapports de ce dernier
avec d’autres, parce que l’expression affective s’engage à l’habitude,
qui permettent cette discrimination. Cependant, le cadre de la
surveillance exclusive des conduites est dépassé.
— La conservation de nombreux acquis de comportement,
d’habitudes relationnelles, sociales, professionnelles, familiales,
verbales, prête souvent à confusion. Nous avons particulièrement
souligné ces faits à propos de l’« aveuglement » des proches qui ne
jugeaient pas utile de provoquer une consultation médicale de leurs
familiers pourtant en état de dépression essentielle.
Si le repérage de la qualité « opératoire » des conduites est ainsi
difficile à évaluer, il n’en demeure pas moins que n’importe quel
ensemble de comportements plus ou moins variés peut devenir
opératoire dans le silence, et que la plupart des névrosés de
caractère risquent de s’installer sans bruit dans la vie opératoire au
cours d’une désorganisation prolongée. C’est dire l’intérêt dans
l’investigation d’un déprimé, au-delà du constat d’activités persis­
tantes, de rechercher d’abord soigneusement la présence de repré­
sentations sous-tendant les activités en cause, d’estimer ensuite les
divers liens de l’inconscient avec ces représentations.
Il paraît difficile de dresser un tableau type des patients opératoi­
res, en raison de la diversité de présentation des individus, diversité
qui tient à la répétition de conduites habituelles, différentes d’un
sujet à l’autre, lors d’une consultation.
Au travers des comportements on peut néanmoins remarquer
souvent que le patient, taciturne, parfois accoutumé aux consulta­
tions médicales en raison de diverses désorganisations somatiques
plus ou moins anciennes (138), procède automatiquement, sans
insight, en présentant l’actualité de sa symptomatologie immédiate,
n’envisageant pas l’état dépressif dans lequel il se trouve ni
l’ensemble de son individualité et du contexte vécu (139). On ne

(13M) S’il ne consulte pas spontanément, l’opératoire, obéissant, se laisse par contre
engager sans grande difficulté dans la machinerie médicale.
(’39) Dans une perspective plus générale, une telle présentation du patient rejoint
celle que nous avons vu parfois souhaiter tacitement par certains praticiens pressés
(souvent pour des raisons économiques ou de fatigue) d’en terminer avec leur
consultation. Les praticiens en cause envisageaient alors leur relation avec les
malades (non opératoires) comme un échange simple : exposé de symptômes contre
prescription médicamenteuse.
D’ailleurs, le souhait tacite du médecin répond quelquefois dans ces cas au désir
plus ou moins conscient du malade.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES sn
perçoit ni restrictions verbales ou diversions, défensives chez
d’autres, on ne rencontre ni associations d’idées, ni traces d’identifi­
cations même partielles au consultant. Le verbe paraît privé de sa
substance, réduit presque à une activité vocale exprimant des
constatations, des affects ou des représentations apparemment
rudimentaires, qui concernent quelques réalités de l’heure.
Pour en connaître davantage (en particulier au sujet de ce qui
nous intéresse ici, à savoir les comportements extérieurs du patient),
l’investigateur est ainsi rapidement conduit à prendre et à garder
l’initiative du contact. Il doit, nous le savons, demeurer prudent
dans sa recherche, les écarts qu’il ferait, sensibles à l’inconscient du
malade, donc éventuellement désorganisateurs, étant susceptibles de
donner seulement lieu à des manifestations à peine perceptibles. La
suite de l’examen a des chances, dans ces conditions, de mettre en
évidence :
— La persistance, automatique, d’un certain caractère.
— La disparition des expressions de l’inconscient à court trajet
évolutif.
— La poursuite de comportements en principe liés aux instincts.
a) Malgré la désorganisation mentale qui a installé la vie opéra­
toire, certains traits de caractère paraissent subsister alors que les
organisations du Moi et de la première topique se sont évanouies,
alors que ne se font plus sentir de désirs nécessitant des défenses,
alors que les contre-investissements ont sombré avec les investisse­
ments. Deux phénomènes en fait se conjuguent qui donnent le
change :
— L’évanouissement des marques profondes de la personnalité,
dont l’effet superficiel s’avère semblable à ce qu’apportaient chez
nos sujets, ou à ce qu’apportent chez d’autres la rationalisation et
certaines adhésions sociales. Mais on est ici et maintenant en
présence d’une réduction à l’uniformité — que prescrit également la
Loi — sans que l’investissement caractériel antérieur persiste.
— Un acquis de comportements automatiquement répétés.
h) Les expressions significatives les plus directes parce que les
moins élaborées à partir de l’inconscient — donc à court trajet
évolutif — expressions perverses et sublimatoires en particulier qui
consistent finalement en des comportements, ont disparu dans la vie
opératoire.
Il est difficile de simplement connaître dans leur actualité, au
cours d’une consultation, les conduites perverses d’un individu. On
imagine la quasi-impossibilité d’appréhender rétrospectivement ces
mêmes conduites chez un opératoire. Il ressort néanmoins d’un
certain nombre d’investigations que nous avons pratiquées, en
particulier chez des névrosés de caractère auparavant examinés en
98 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

tant que tels, que les comportements pervers antérieurs, répondant


quelquefois à des « pulsions partielles » plus ou moins intégrées à
l’organisation sexuelle générale mais ayant en tout cas possédé une
valeur économique indiscutable pour l’individu, disparaissent avec
la vie opératoire. Nous pensons surtout ici à la masturbation ainsi
qu’à diverses formes de fétichisme et de voyeurisme.
La cessation des activités sublimatoires et spécialement des
activités artistiques se trouve évidemment plus facile à noter,
surtout lorsque celles-ci constituaient une base professionnelle ou le
principal des distractions. La dépression essentielle se révèle
ouvertement avec le tarissement de la création, quelle qu’en soit la
nature, encore que certaines productions besogneuses, répétitives et
sans qualité puissent continuer d’être exécutées.
Pour en terminer avec les comportements qui constituent des
expressions presque directes de l’inconscient, il nous faut signaler la
rencontre à plusieurs reprises d’actes impulsifs (par ailleurs non
réitérés chez un même sujet) au cours de « vies opératoires ». S’il
s’est agi souvent dans notre expérience relative d’actes finalement
auto-agressifs, il n’était jamais question de tentatives de suicide
allant de pair avec un désir de mort, mais de comportements
dangereux lors d’activités machinales (en voiture par exemple), sans
qu’on puisse évidemment déceler une sous-jacence fantasmatique
quelconque. De tels actes, rares et fatalement imprévisibles, ne font
qu’introduire éventuellement le trouble dans le diagnostic du type
« essentiel » de la dépression (nous savons que la mort des
opératoires découle à peu près toujours du processus des désorgani­
sations somatiques) (14°).
c) A la différence des autres syndromes dépressifs, de façon
néanmoins variable selon les individus, on voit persister au cours de
la vie opératoire des comportements directement liés, à l’origine,
aux instincts. On ne rencontre qu'irrégulièrement des troubles de

(l4°) Nous avons cependant constaté, chez certains sujets, des alternances à
rythme lent entre des risques de mort par désorganisation progressive et des risques
de mort par suicide. Le processus des deux termes du balancement est différent. Les
Instincts de Mort se manifestent directement et sur-le-champ dans les mouvements
contre-évolutifs des désorganisations fonctionnelles. Lors des tentatives de suicide, il
s’agit de régressions complexes dont les fixations correspondantes (en rapport avec
les Instincts de Mort) sont intervenues pendant le développement du sujet. C’est la
réorganisation de l’individu au niveau d’un système mental retrouvé (réorganisation
qui peut se produire au cours des psychothérapies) qui détermine ces tentatives. On
pourrait éventuellement parler ici du retour, de la résurgence des « Pulsions de
Mort » à la faveur des réorganisations mentales, alors que l’expression « Instincts de
Mort » (que nous utilisons à l’habitude d’une manière générale parce qu’elle couvre
tout Je champ psychosomatique) paraît la seule convenable lorsque l’appareil mental
se trouve dévitalisé par les progressions désorganisatrices.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 99
l’alimentation et du sommeil ; des activités sexuelles et agressives
demeurent. Les comportements en cause ont néanmoins changé
fondamentalement de valeur en ce qu’ils se retrouvent réduits à
l’état de fonctionnements automatiques. Antérieurement objets
d’investissements de diverses natures, ou de contre-investissements,
les activités impliquées se voient en effet démunies des multiples
représentations sous-jacentes qui conféraient à n’importe laquelle
d’entre elles, comme à leur ensemble, une marque individuelle. Les
désirs ont disparu pour laisser seulement en place la satisfaction de
besoins isolés les uns des autres. La cohésion rationnelle qui retenait
l’ensemble de la névrose de caractère a cédé pour donner lieu à une
mosaïque de conduites dont chacune a pris en quelque sorte un
aspect rationnel.
Dans cette ligne on peut obtenir sans embarras apparent des
renseignements sur les activités sexuelles des sujets, le maigre
discours portant sur la nécessité des relations, sur leur aspect de
devoir conjugal, éventuellement sur la précision de leur forme, sans
que s’éveillent apparemment pour autant des affects, des conflits,
sans que s’évoque la castration, sans que s’apprécie le plaisir (,41).
C’est également ainsi que l’on apprend, d’abord avec surprise,
l’existence de manifestations agressives, surtout verbales mais
parfois violentes. Il s’agit toujours cependant de reproches adressés
à d’autres, dans le cadre professionnel ou familial, pour des
manquements élémentaires à la règle.
Les comportements d’un patient opératoire pourraient ainsi se
résumer comme un groupement d’activités « fonctionnelles » au
sens utilitaire du mot, comme un rassemblement sans âme d’appa­
reils propres à effectuer les opérations nécessaires à l’existence
sommaire.
Soumis de fait à certains aspects de la réalité du dehors dans
laquelle il demeure inséré à divers titres, sans possibilités de
distanciation interne vis-à-vis de l’extérieur, sans perspective de
mobiliser son statut ni celui des autres, sans espoir donc d’adapta­
tions, sans désirs et sans plaisirs, exposé cependant aux blessures et
aux maladies, le sujet en état de vie opératoire suggère souvent
l’image d’un mort vivant.

(141) Il semble qu'une certaine tendance sociale plus ou moins actuelle, qui prône
une espèce de « devoir » des relations sexuelles les plus précoces et les plus variées
possibles, puisse intensifier des propensions individuelles jusqu’à produire un tableau
similaire à celui des conduites opératoires, tableau dans lequel affects, conflits et
castration, sans être niés, ne sont pas spontanément présents.
100 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

L’évolution de la vie opératoire.

Nous avons examiné les conditions dans lesquelles s’installait la


vie opératoire à partir des désorganisations mentales que signalait
surtout la dépression essentielle. Cette installation peut se faire à
l’adolescence où il n’est pas rare de rencontrer des états opératoires,
comme à n’importe quel âge adulte (142).
La vie opératoire et la névrose de comportement constituent des
systèmes non sans rapports l’un avec l’autre, la désorganisation
profonde rejoignant l’inorganisation sous certains aspects. On y
rencontre par exemple de manière commune la lacune du précons­
cient, le morcellement fonctionnel, la préséance du factuel et de
l’actuel, l’existence d’activités techniques, éventuellement intellec­
tuelles. La distinction de ces deux syndromes s’avère néanmoins
facile en général, la désorganisation de la vie opératoire impliquant
une large perte d’activités fonctionnelles antérieures (fantasmes,
rêves, culpabilité oedipienne entre autres) ainsi qu’une histoire de
cette perte (transformation de la qualité des angoisses, de la
relation, des activités), processus notables au cours de l’investiga­
tion, la relative inorganisation des névroses de comportement
montrant la permanence d’un état d’inachèvement dans lequel on
peut cependant rencontrer parfois, comme en relief, des mouve­
ments fonctionnels fort vivants (de l’ordre des sublimations, des
perversions, des traits de caractère névrotiques ou psychotiques).
L’état opératoire s’avère d’une durée inégale selon les individus.
Son évolution se fait vers la reconstruction de la névrose de
caractère antérieure ou vers la mort. Autant que nous l’ayons
appréciée, l’évolution spontanée ne se montre nullement favorable.
Seul le traitement psychothérapique, l’appui extérieur dont nous
avons considéré la difficulté, peut aider le sujet à sortir de
l’isolement général et du morcellement fonctionnel dans lesquels la
désorganisation l’a mené. La mort, nous le savons, survient du fait
de complications somatiques croissantes plus ou moins précipitées.
Une thérapeutique médicale classique bien menée, c’est-à-dire
régulièrement adaptée de manière précise aux systèmes atteints les
mieux défendus naturellement (143), sans déborder par trop ces

(142) Notre expérience insuffisante des enfants ne nous permet pas de préciser le
moment, sans doute postérieur à la période de latence, à partir duquel est susceptible
d'apparaltre un état opératoire par la voie d’une désorganisation mentale.
(143) Nous avons signalé (Tome I, Complexité des régressions, p. 160) que les
fonctions somatiqjes représentaient autant de systèmes de fixation, lesquels, selon
l'évolution individuelle et la lignée héréditaire, se montraient différemment consis-
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 101

systèmes en atteignant des fonctions voisines et en provoquant


inévitablement de nouvelles désorganisations, se montre souvent
capable de maintenir les sujets en vie ; à moins que ne se
reproduisent des blessures entraînant plus loin encore la désorgani­
sation somatique. Une surveillance médicale classique s’impose
ainsi comme le moindre intérêt qu’on puisse porter aux sujets en
état opératoire.

Points de vue théoriques : automation et programmation.

La vie opératoire, précaire, soulève un certain nombre de


problèmes théoriques particulièrement importants.
On doit se demander ce que signifie la rupture entre l’inconscient
et des conduites qui, indirectement par l’intermédiaire d’une
élaboration mentale, ou directement, parfois seulement avec une
courte élaboration sans participation préconsciente décelable, expri­
maient antérieurement cet inconscient ou le représentaient dans
l’action. Dans le même sens, on doit aussi bien se demander de
quelle manière les faits et gestes individuels ont pu perdre leur
valeur imaginaire comme ailleurs la parole sa valeur symbolique.
Corrélativement encore, la question se pose de savoir comment des
comportements se manifestent qui ne soient mus par un inconscient
procurateur des instincts.
L’observation paraît probante. On rencontre dans la vie opéra­
toire, nous venons de le signaler, d’apparentes manifestations de
caractère, d’éventuelles activités d’ordre artistique, des conduites
alimentaires, sexuelles, agressives, habituellement liées à l’incons­
cient et aux instincts. Et cependant la perte de l’investissement
antérieur par l’inconscient est évidente. L’actuel et le factuel
dominent le tableau. Les manifestations de caractère ont vu
disparaître leur valeur individuelle. La poursuite des activités
artistiques ne produit que des œuvres sans qualité. Les comporte­
ments presque directement sous-tendus à l’ordinaire par les ins­
tincts, alimentaires, sexuels, agressifs par exemple, se trouvent
réduits à un aspect mécanique, « fontionnel », de satisfaction des
nécessités élémentaires. Les désirs ayant, à la fin du mouvement
contre-évolutif individuel, laissé la place aux besoins (d’où les désirs
en partie étaient issus, sur lesquels ils s’étaient étayés), l’individu,

tants et constituaient des points d’appel et de repli régressifs d’inégale solidité. Il


importe que les thérapeutiques classiques viennent soutenir les points d’appuis
régressifs en cause les plus individuellement et spontanément résistants aux désorga­
nisations.
102 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

avons-nous dit, paraît réduit dans son morcellement à un rassemble-


ment d’appareils sans âme.
On pourrait dans ces conditions tenter de soutenir une hypothèse
selon laquelle l’inconscient lui-même serait totalement parcellaire
au début de l’évolution individuelle, sans organisation de départ,
sans programme général, lié par exemple morceau pour morceau à
chacun des divers éléments fonctionnels de la mosaïque première.
L’inconscient rassemblerait avec le développement ses domaines
épars premiers pour constituer progressivement, à l’image du
regroupement évolutif des fonctions somatiques et psychiques, un
tout d’une cohésion spécifique. Parcellaire aux premiers temps de sa
constitution, on le retrouverait ainsi fragmenté dans les désorganisa­
tions psychosomatiques profondes. Il n’y aurait pas dans ce cas de
rupture véritable entre les comportements et l’inconscient, mais
bien la persistance d’un inconscient cette fois morcelé et de ce fait
méconnaissable. Nous commettrions ainsi une erreur en dénonçant
le détachement de l’inconscient des conduites opératoires.
Une telle hypothèse n’est pas à rejeter entièrement, bien qu’elle
heurte certaines de nos connaissances, qu’elle s’oppose en particu­
lier à la notion de « fantasmes originaires » (144) et qu’elle s’avère
de plus démentie par notre observation in situ.
Psychothérapeute d’opératoires nous cherchons, avons-nous dit,
à éviter que notre propre conduite et notre propre parole se placent
trop à l’écart du comportement et du verbe de nos patients parce
que ces écarts, sensibles à l’inconscient des malades, risquent
d’accentuer leur désorganisation. Or ce n’est pas pour prévenir une
désorganisation atteignant de façon précise une fonction, un com­
portement, en rapport spécifique avec une maladresse de notre part,
que nous manifestons tant de prudence, mais bien parce que nous
connaissons le risque d’une réponse globale et massive avec
préséance des Instincts de Mort sur toute la ligne, n’importe quel
appareil fonctionnel (y compris de nombreuses fonctions somati­
ques indépendantes du faisceau évolutif mental) risquant d’être
touché par la désorganisation.
Certains affects qui déclenchent une désorganisation étendue
jusqu’aux étages somatiques même élémentaires, semblent donc ne

(144) Les fantasmes originaires sont constitués de traces mnésiques, de fixations


d’ordre phylogénétique. Bien qu’ils aient besoin de certains événements pour
manifester leur présence et faire reconnaître leur existence, et pour former avec ces
événements de nouveaux systèmes de fixation-régression (consacrant ainsi la
présence d’une chaîne évolutive), ils donnent la preuve d’une organisation incons­
ciente archaïque, laquelle, dans la perspective psychanalytique, structure en partie au
cours de l’enfance les représentations (de la scène primitive, de la castration, de la
séduction par l’adulte).
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 103
pouvoir être acceptés, assimilés, par une organisation fonctionnelle
d’ordre individuel, à la fois globale et archaïque. Une telle
organisation en effet doit théoriquement recouvrir déjà l’ensemble
de la mosaïque première puisqu’elle résiste à de grands morcelle­
ments.
Deux questions se posent finalement à nous :
— Comment peut-il se produire une rupture des communications
entre l’inconscient et les organisations mentales et de comporte­
ments, alors que persiste une sensibilité générale de l’inconscient
individuel vis-à-vis des excitations ?
— Comment des automatismes de pensée, de conduites et de
fonctionnements somatiques peuvent-ils exister alors que la route
des reprises évolutives spontanées et des réorganisations de ces
systèmes se trouve barrée ?
De telles questions nous invitent à réfléchir sur certains aspects
structuraux de l’inconscient.

Evoquée de manière générale ou référée à la première topique, la


notion d’inconscient se situe habituellement par rapport privatif à
celle de conscience. Cependant, l’existence reconnue de « fantas­
mes originaires » ainsi que l’application de principes physiologiques
ou physiques (principe de constance par exemple) à l’appareil
mental, viennent soutenir le concept freudien de « noyau de
l’inconscient », significatif d’un patrimoine phylogénétique incons­
cient aux contenus germinatifs et organisateurs (l45).
De cette manière :

(,45) « ... S’il existe chez l’homme des formations psychiques héritées, quelque
chose d’analogue à l'instinct des animaux, c'est là ce qui constitue le noyau de
l'inconscient » (Freud, Métapsychologie, L’Inconscient, 1915).
— Les impressions causées par les traumatismes précoces de l’étude desquels nous
sommes partis sont soit non traduites dans le préconscient, soit bientôt ramenées, par
le refoulement, à l’état de Ça. Dans ce cas, leurs traces mnésiques restent
inconscientes et c’est à partir du Ça qu’elles agissent. Nous pensons parvenir à suivre
leur destin futur tant qu'il s’agit pour elles de leurs propres expériences. Mais les
choses se compliquent quand nous nous apercevons que, dans la vie psychique de
l’individu, ce ne sont pas seulement les événements vécus mais aussi ce qu’il apporte
en naissant, qui agissent, certains éléments de provenance phylogénétique, un
héritage archaïque. De quoi donc alors est fait ce dernier ? Que contient-il? Quelles
sont les preuves de son existence ?
La réponse immédiate et la mieux fondée est que cette hérédité consiste en
certaines prédispositions telles que les possède tout être vivant, en faculté ou
tendance à adopter un certain mode de développement et à réagir de façon
particulière à certaines émotions, impressions ou excitations... » (Freud, Moïse et le
monothéisme, 1939).
104 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

— L’inconscient, évolutivement en deçà de sa représentation des


pulsions, serait en son noyau porteur des principes du fonctionne­
ment biologique, voire des principes physico-chimiques.
— L’inconscient n’engagerait pas fatalement la finalité de la
conscience. Ses principes seraient susceptibles, au fur et à mesure de
l’évolution, de participer aussi bien en son temps à la vie des
fonctions mentales, qu’en leur temps à la vie d’autres fonctions ou
groupements fonctionnels.
— Des mécanismes de désorganisation et de régression pour­
raient se faire jour à l’intérieur même de la structuration de
l’inconscient.
Munis de ces hypothèses, nous allons envisager, de manière très
inégale d’ailleurs, les deux questions que nous posions précédem­
ment.

Pour mieux saisir notre premier problème, le plus simple serait


d’imaginer que dans la structuration de l’organisation inconsciente,
un principe de sensibilité aux excitations précéderait évolutivement
le principe instinctuel régissant la marche des diverses fonctions.
Lors de désorganisations profondes telles que celles de la vie
opératoire, le principe de sensibilité aux excitations subsisterait
alors que l’investissement instinctuel des fonctions se trouverait
perturbé. Ainsi la rupture cliniquement constatée entre les organisa­
tions mentales, de comportement et somatiques d’une part, l’incons­
cient d’autre part, ne s’adresserait qu’à une couche de l’inconscient
plus tardivement apparue dans l’évolution que la couche de
l’inconscient qui régit la marche des fonctions.
Malgré les éclaircissements sérieux que va nous apporter l’analyse
de notre second problème, nous ne reviendrons que peu de temps,
dans notre ouvrage, sur cette première hypothèse.

L’existence d’automatismes de pensée, de conduites, de fonction­


nements somatiques, sans qu’à partir de ces automatismes puisse
spontanément s’accomplir une reprise évolutive, une réorganisation
fonctionnelle, constitue notre second problème.
L’analyse de ce problème nous signale qu’existeraient dans le
noyau de l’inconscient deux principes fonctionnels qu’on trouverait
évolutivement représentés dans tous les systèmes, dans toutes les
organisations psychosomatiques (146).

(146) Nous utilisons presque indifféremment les termes de partiapation, d’investis­


sement, de représentation, pour indiquer la contribution de l’inconscient (initial puis
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 105
— D’une part un principe d’automation et d’itération, principe
de répétition qui maintiendrait, de manière relativement stagnante,
les fonctionnements psychosomatiques de tout ordre. Ces fonction­
nements, dont on trouverait témoignage dans le maintien des acquis
lors des mouvements régrédients, se montreraient les plus résistants
lors des désorganisations progressives (147).
— D’autre part un principe de programmation qui ouvrirait
spécialement la voie évolutive aux différentes liaisons et associations
fonctionnelles, à la hiérarchisation, à la sexualisation, au développe­
ment, c’est-à-dire au programme des organisations et des réorgani­
sations.
Les principes inconscients d’automation (assurant les fonctionne­
ments répétitifs) et de programmation (mettant en train l’avenir)
seraient évidemment tous deux placés sous l’égide des Instincts de
Vie (148) et demeuraient tous deux représentés, en tant que fixations
phylogénétiques des plus archaïques, dans les enchaînements évolu-

relativement remanié) aux organisations psychosomatiques successives. Le mot


« représentation », le plus classique, paraît particulièrement significatif en raison de
son double sens. Il peut en effet concerner aussi bien la présence et la présentation
renouvelée à chaque étage évolutif de traces mnésiques inconscientes non sensoriali-
sables, que l'image sensorielle tirée de l'inconscient et plus ou moins élaborée qui est
représentée à partir d’un certain stade de l'évolution mentale, quand le narcissisme
primaire se trouve dépassé. Cette image sensorielle prenant qualité objectale devient
alors susceptible d'être perçue tant au-dehors qu'au-dedans.
Les représentations (au sens de participation) de l'inconscient dans les diverses
organisations psychosomatiques, ne paraissent pas faire de doute. Plus souvent
évoquées qu'étudiées aux niveaux premiers de l'évolution individuelle, il semble
cependant qu'elles n'aient surtout retenu l'attention jusqu’ici qu’à partir du stade de
la perception de leur représentation sur des bases sensorio-motrices déjà relative­
ment évoluées, en rapport avec l'organisation de la première topique.
(147) Cf. Tome I, A propos de l’évolution individuelle. Les variations évolutives.
Les régressions, p. 161.
(14S) Notre distinction de deux principes (parmi d’autres) de l'inconscient se trouve
très différente de l'opposition, classique en psychanalyse, des pulsions de vie et des
pulsions de mort. Nous avons exposé (Tome I, p. 123) notre conception des
Instincts fondamentaux. Il est néanmoins évident que l'automation répétitive (Pasche
dit que la répétition représente « l’instinct de l'instinct ») se rapproche davantage
que la programmation des mouvements premiers de la matière, et de l’inorganisa­
tion.
Cf. André Green, Le narcissisme primaire : structure ou état, et spécialement
« L’appareil psychique et les pulsions », p. 139 à 145, in L'Inconscient, n°* 1 et 2,
P.U.F., Paris 1967.
Nous croyons rejoindre Christian David dans son intervention au Colloque de la
Société Psychanalytique de Paris traitant de « la compulsion de répétition » et dans
sa conclusion : « On ne saurait donc finalement bien concevoir la compulsion de
répétition que dans sa relation dialectique avec ce qu'on pourrait appeler l’impulsion
novatrice » (Impulsion novatrice et compulsion de répétition. Revue Française de
Psychanalyse, Tome XXXIV, p. 503 à 507, mai 1970).
106 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

tifs ultérieurs de n’importe quelles organisations fonctionnel­


les (149). Cependant si l’on en juge par les désorganisations, le
principe fonctionnel de programmation investissant une organisa­
tion psychosomatique déterminée s’éteindrait plus rapidement, au
niveau de l’organisation en cause, que le principe répétitif d’auto­
mation. Selon la théorie évolutive, cela signifierait que la fixation la
plus consistante du principe d’automation précéderait phylogénéti­
quement la fixation la plus consistante du principe de programma­
tion, dans la structure du noyau de l’inconscient. De la même
manière, l’automation d’une organisation fonctionnelle quelconque
précéderait évolutivement la programmation de celle-ci (15°).
On comprendrait ainsi que dans la vie opératoire où l’on aurait
affaire à une régression de l’inconscient, régression obligatoirement
répercutée à tous les niveaux précédemment investis par cet
inconscient dans l’évolution individuelle, soient éteints les principes
de programmation des systèmes en cours (d’où l’absence de désirs)
alors que persisteraient les principes d’automation de ces mêmes
systèmes (d’où la satisfaction répétitive des besoins). Ainsi existe­
raient les fonctionnements opératoires sans qu’aucun programme ne
les sous-tende pour autant.
De nombreux rapports analogiques apparaissent dans les couples
automation et programmation, réalité et plaisir, besoin et
désir (151). Chacun de ces couples de principes généraux peut être
(149) Cf. Tome I, A propos de l’évolution individuelle. Le dépassement des
fixations, p. 126.
(15°) L’automation d’un système fonctionnel donné, précédant évolutivement sa
programmation, rend évidemment nécessaire l’automation de ce système pour que
puisse s’accomplir sa programmation (principe d’étayage). L’ensemble formé par
l’automation et la programmation d’un système se montre également nécessaire à
l’organisation évolutive des diverses fonctions psychosomatiques ultérieures (cf.
Tome I, A propos de l’évolution individuelle. Le dépassement des fixations, p. 126).
C’est ainsi par exemple que l’on peut interpréter l’image classique de l’évolution
infantile qui part de la satisfaction du besoin de nourriture, passe par la « prime de
plaisir », ouvre à l’auto-érotisme, lequel constitue une composante d’organisations
ultérieures plus complexes.
(U1) La programmation s’appuie sur l’automation comme le désir sur le besoin.
L’étayage, temps premier de l’organisation de la libido sexuelle infantile, désigne
essentiellement en psychanalyse l’appui que prennent les pulsions sexuelles sur les
pulsions d’auto-conservation (cf. J. Laplanche. Vie et mort en psychanalyse.
Flammarion, Paris, 1970).
Notre conception (issue de l’analyse des états opératoires) des principes incons­
cients et archaïques d’automation et de programmation nous parait retrouver le sens
des découvertes freudiennes.
La dynamique d’étayage se remarque dans les systèmes interfonctionnels et jusque
dans l’organisation du Moi. On la rencontre également dans certains courants
d’organisations relationnelles choisies ou non par les sujets (fonction maternelle,
fonction psychothérapique, choix classique d’objet par étayage, par exemple). Nous
allons voir qu’elle a sa place élémentaire dans la constitution même des fonctions.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 107

référé à n’importe quelle organisation fonctionnelle. Comme nous


l’avons signalé à propos des régressions (152), il convient néanmoins
de s’adresser à un ensemble déterminé (qu’il soit intra-fonctionnel,
inter-fonctionnel ou relationnel par exemple) pour comprendre le
jeu de ces couples (et ne pas accoter l’automation d’un certain
niveau évolutif à la programmation d’un autre niveau). La program­
mation d’un stade a des chances en effet de transmettre certains de
ses aspects au stade évolutif suivant. Avec la réalisation d’un désir
par exemple, la qualité du désir précédent peut paraître subsister
alors qu’une réalité nouvelle est née, faite de liaisons interfonction­
nelles nouvelles dont un désir nouveau va émerger, marqué qu’il
sera néanmoins des antérieurs désirs. A l’inverse, après une
désorganisation suivie d’une régression, l’automation d’un stade
garde facilement — du fait de la conservation des acquis —
l’apparence d’un programme cependant révolu en tant que tel (153).
La vie opératoire ayant été remarquée en tant qu’état, puis
décrite, constitue sans doute un système de régression. Elle
correspond alors à un système de fixation (154). La fixation corres­
pondante paraît représenter une organisation générale et précoce
puisqu’elle semble participer à toutes les fonctions psychosomati­
ques, quel que soit le trajet évolutif de ces fonctions.
Néanmoins le potentiel réorganisateur habituellement attaché
aux régressions s’avère ici contestable.
Nous avons souligné la fragilité des régressions sous l’angle de la
défense individuelle, lorsque celles-ci s’effectuaient jusqu’en deçà
d’une certaine autonomie mentale et rejoignaient un niveau évolutif
archaïque. Nous avons alors constaté que la dépression essentielle et
la vie opératoire évoquaient un monde de gérances sans organisa­
tion hiérarchique.
Nous avons considéré que, dans les désorganisations progressives,
le mouvement contre-évolutif atteignait d’abord les groupements
fonctionnels les plus évolués (les organisations topiques mentales

f132) Cf. Tome I, Complexité des régressions. Les variations évolutives. Les
mécanismes évolutifs fondamentaux, p. 158.
C133) La fonction d'automation d’un système régressif est susceptible de soutenir
l’apparente programmation d’un système plus évolué mais disparu. Néanmoins c’est
l’apparente programmation qui, en raison de sa qualité dramatique (à l’égal de celle
du plaisir ou du désir), retient l’attention. On peut ainsi voir des personnes âgées
poursuivre des activités relationnelles qu'on penserait programmées (et qu’on
remarque le plus facilement) alors que ces personnes agissent automatiquement sans
être capables d’assumer le programme réel de ces activités (cf. Tome I, Les variations
évolutives. Les régressions, p. 161).
C134) Cf. Tome I, A propos de l’évolution individuelle. Les variations évolutives.
Les fixations, p. 160.
108 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

par exemple), puis successivement les fonctions de moins en moins


évoluées (diverses fonctions somatiques par exemple). Nous étions
cependant surpris, en examinant plus tard la vie opératoire, par la
présence d’une persévération d’acquis représentant un certain
nombre de fonctionnements de divers niveaux évolutifs, isolés les
uns des autres, sans espoir apparent de regroupement et de
hiérarchisation, mais néanmoins en état élémentaire de marche.
L’observation de la vie opératoire nous a contraint à pousser plus
loin l’analyse et à émettre l’hypothèse que nous avons développée
concernant deux des principes de l’inconscient archaïque. Ces deux
principes s’appliquent ainsi naturellement dans la connaissance de la
vie opératoire dont ils sont nés. Leur portée est en réalité infiniment
plus vaste.
Nous pouvons maintenant comprendre comment, dans les désor­
ganisations progressives à marche contre-évolutive, les groupements
fonctionnels et leur hiérarchisation (sous la dépendance du principe
de programmation) cèdent successivement la place à de nouveaux
morcellements, alors que l’automation de nombreux de ces groupe­
ments demeure plus longtemps vivante, à tel point que certains
d’entre eux persistent de manière répétitive jusqu’à la mort.
Dans la vie opératoire, c’est-à-dire dans les désorganisations les
plus étendues, le principe de programmation serait ainsi devenu
lettre morte sur toutes les lignes évolutives, se trouvant lui-même
défait au niveau de l’inconscient, tandis que le principe itératif
d’automation, fixation plus archaïque qui appellerait et soutiendrait
la régression, résisterait encore (155).
Nous pouvons comprendre également l’instabilité et la fragilité de
la régression au stade opératoire lorsque nous observons, avec la
perte des associations fonctionnelles, des hiérarchisations, des
projets, des programmes, bref de l’avenir, le champ de vie qui reste
couvert par les seules fonctions en état d’automation, dont le
nombre encore progressivement s’amenuise.
A chacun des deux principes élémentaires de l’inconscient aux­
quels nous nous attachons seraient naturellement liés des systèmes
pare-excitations, différents d’un principe à l’autre et différents aussi
selon le niveau des fonctions somatiques ou psychiques que ces
principes investiraient dans les mouvements évolutifs du développe­
ment et des réorganisations régressives, ou dans les mouvements
contre-évolutifs de reculs et de désorganisations que nous connais-

(135) La mort individuelle ne survient — cela est en faveur de notre conception des
Instincts fondamentaux — que lorsque le principe d’automation a lui-même cédé au
niveau de toutes les fonctions psychosomatiques, y compris celles, originaires, du
noyau de l’inconscient.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 109
sons. Des systèmes pare-excitations en cause, l’un préserverait
l’automation, le mouvement fonctionnel ordinairç, répétitif et
régulier, l’autre la programmation, les liaisons et la hiérarchisation.
Chaque système empêcherait que ne soient dépassées et désorgani­
sées, par un afflux trop grand d’excitations, les fonctions psychoso­
matiques auxquelles il participe.
Lors de la désorganisation d’un ensemble fonctionnel, le pare-
excitations de la programmation n’assume plus — par définition —
son rôle, celui de l’automatiôn est néanmoins susceptible de
persister. L’ensemble fonctionnel intéressé poursuit alors son exis­
tence, d’une manière cependant plus morcelée qu’avant, les liaisons
interfonctionnelles se trouvant mal assurées. Tant qu’est préservée
l’automation, demeure l’espoir d’une réorganisation de l’ensemble
fonctionnel en cause ; sinon, un processus du même ordre s’établit à
l’étage au-dessous, au niveau évolutif antérieur.
A l’inverse, lors des organisations évolutives, celles du développe­
ment, par exemple, l’automation précédant la programmation, le
pare-excitations d’automation devra d’abord être mis en place à
chacun des niveaux de la construction évolutive pour assurer le
fonctionnement régulier des organisations psychosomatiques de ce
niveau, afin que puissent se faire jour les désirs d’associations et de
hiérarchisations fonctionnelles, lesquels devront être à leur tour
protégés par les pare-excitations correspondant aux programmes.
Ainsi de suite, des processus du même ordre s’établiront aux étages
supérieurs, aux niveaux évolutifs postérieurs.
Les systèmes pare-excitations d’automation comme ceux de
programmation changent évidemment de nature au fur et à mesure
du développement, comme ils en changent successivement dans les
mouvements de désorganisation. On peut néanmoins dire, de
manière générale, que les pare-excitations d’automation répétitive
affectent superficiellement une allure plus simple et plus universelle,
et que ceux de la programmation se montrent plus subtils, plus
nuancés parce que toujours plus précisément personnels, plus
adaptés finalement aux structures individuelles.

Revenons peu de temps à la première hypothèse que nous avons


envisagée à propos de la persistance, chez les opératoires, d’une
sensibilité de l’inconscient aux excitations, alors que la rupture
paraît consommée entre l’inconscient et l’organisation psychosoma­
tique individuelle. Selon notre seconde hypothèse, le principe
d’automation précédant phylogénétiquement le principe de pro­
grammation dans la structuration du noyau même de l’inconscient,
pourrait-on rattacher la sensibilité de l’inconscient à ce principe
110 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

d’automation puisque la sensibilité inconsciente subsiste en même


temps que se poursuivent des fonctionnements automatiques ? Rien
ne nous y autorise et rien ne nous y incite. Nous gardons donc
provisoirement notre hypothèse concernant l’existence d’un prin­
cipe de sensibilité, plus ancien encore que celui de l’automation
répétitive, dans l’ordre évolutif archaïque (156).

Avant d’envisager un certain nombre de points de vue thérapeuti­


ques, nous voulons faire une remarque théorique qui découle de
notre hypothèse concernant les principes d’automation et de pro­
grammation.
Cette remarque touche au problème fondamental des fixations-
régressions (157).
Nous avons examiné, à propos de l’évolution individuelle, le jeu
des fixations-régressions qui s’adresse aux organisations fonction­
nelles classiques, ainsi que la difficulté de noter chaque fois en son
moment ce jeu (158). Il nous paraît maintenant que les fixations-
régressions ne s’accomplissent pas seulement d’un système fonction­
nel à l’autre comme nous l’avons montré, mais également à
l’intérieur de n’importe lequel des systèmes impliqués, dans des
tentatives de programmation qui échouent plus ou moins longtemps
et font retour en cas d’échec aux automations itératives dont elles
sont issues, avant qu’à nouveau le programme fonctionnel tente
pour ainsi dire sa chance. Avec l’échec de la programmation, le
retour à l’automation constitue une véritable régression, cette fois
intra-systémique. La préséance des Instincts de Mort intervient dans
l’échec même de la programmation du système. La reprise des
Instincts de Vie s’effectue alors au niveau de l’automation. Le
mouvement d’aller et retour intra-systémique représenterait ainsi,
selon notre connaissance actuelle, le mécanisme de fixation le plus
précis d’un système fonctionnel (159) (160).

f156) La réceptivité inconsciente des opératoires se manifeste surtout comme une


sensibilité aux déplaisirs, aux malaises. Elle couvre un champ assez vaste encore
puisqu’elle correspond aussi bien aux stimuli provenant d'excès de langage ou de
comportements d’autrui qu’au sentiment de pertes fonctionnelles propres. Elle
apparaît ainsi dans la désorganisation, comme une ultime marque de l’individualité.
Cette réceptivité inconsciente n’est cependant pas sensible qu’aux phénomènes
pour ainsi dire négatifs. Elle constitue également la base affective des mouvements de
récupérations fonctionnelles et des reconstructions psychothérapiques.
(157) Qf Tome I, A propos de l’évolution individuelle, p. 115.
(1M) Cf. id., Les variations évolutives. Les fixations, p. 160.
(159) Les aller et retour intra-systémiques constituent vraisemblablement le
mouvement oscillatoire minimal nécessaire à la vie d’une fonction quelconque.
(lâ0) La notion subjective de « rythme » personnel repose sans doute sur une
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 111

Points de vue thérapeutiques.

Les perspectives prophylactiques et thérapeutiques qu’ouvre


notre hypothèse sur deux principes fonctionnels inscrits dans
l’évolution de l’inconscient, lesquels participeraient aux différentes
organisations psychosomatiques, dépassent largement le cadre de la
vie opératoire. Elles intéressent en effet toutes les formes de vie.
Les systèmes pare-excitations liés à chacun des deux principes
inconscients jouent sans doute également un rôle dans ces perspec­
tives.
Que la visée d’intervention soit prophylactique au cours du
développement ou des réorganisations, qu’elle soit thérapeutique
dans les désorganisations progressives pour tenter d’arrêter le
mouvement contre-évolutif ou dans les régressions pour soutenir les
réorganisations fonctionnelles, il convient toujours de veiller à ce
que le système fonctionnel auquel on s’intéresse reçoive la quantité
nécessaire d’excitations sans se trouver débordé par ces excitations.
Le dosage des excitations s’accomplit ainsi successivement à deux
niveaux pour un système fonctionnel donné :
— Au niveau de l’automation, celui du fonctionnement itératif.
Dans le mouvement évolutif général du développement, l’auto­
mation d’un système fonctionnel nouvellement promu s’installe un
moment avant que se mette en place la programmation évolutive de
ce système.
Dans les mouvements contre-évolutifs généraux, l’automation

organisation individuelle de l’alternance automation-programmation. Cette organisa­


tion, particulière à chacun selon la pesée ou la durée habituelle de l’un des termes de
la dualité par rapport à l'autre, constituerait en fait l’une des données de l’inconscient
dont l’influence se ferait sentir de manière intra-systémique comme extra-systémique
à tous les étages psychosomatiques. D’essence phylogénétique, remanié sans doute
par l’hérédité et par la petite enfance, un tel rythme poserait de nombreux problèmes
lors des relations de la mère et de l’enfant.
En effet, pour s’en tenir au principal et sans considérer les inter-actions
secondaires, le rythme habituel de la mère ne correspondrait pas forcément au
rythme initial de l’enfant. Le rythme de la mère serait de plus modifié selon les
niveaux de son évolution et de ses régressions personnelles comme le rythme de
l’enfant serait modifié (de manière éventuellement différente) selon les niveaux de
son évolution et de ses régressions propres. L’harmonisation de ces rythmes, à
chaque instant du développement de l’enfant et de ses avatars, constituerait l’une des
difficultés de la fonction maternelle dans la manipulation des systèmes excitations et
pare-excitations.
Il est à noter que le rythme de l’enfance voit régulièrement la dominance générale
des programmations sur les automations.
112 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

constitue le dernier stade de stabilisation d’un système avant la


faillite de ce système lui-même.
L’automation d’un système mérite ainsi d’être protégée à la fois
pour éviter la désorganisation de ce système et pour garder l’espoir
de sa participation, de son appui à une réorganisation dynamique
plus large. Une insuffisance ou un excès d’excitations troublant le
fonctionnement itératif entrave en effet tout progrès.
— Au niveau de la programmation qui considère cette fois le
progrès dans l’organisation ou la réorganisation, qui prépare les
liaisons hiérarchiques et les enchaînements évolutifs.
La programmation représente le principe évolutif le plus en vue,
particulièrement lors du développement (ici ou là son aspect
dramatique fait ainsi souvent négliger — nous l’avons signalé —
l’automation). Une continuité régulière du développement et une
évolution individuelle convenable ne sont cependant pas assurées à
l’avance.
Lors du développement comme au moment des réorganisations
régressives, l’insuffisance ou l’excès d’excitations au niveau de la
programmation renvoie l’appareil impliqué à son fonctionnement
itératif antérieur d’automation.
Le dosage thérapeutique ou prophylactique des excitations va
généralement de pair, en permanence ou épisodiquement, avec
l’intervention d’au moins une personne extérieure au sujet. Il
implique que cette personne (mère, nourrice, psychothérapeute,
médecin, membre du personnel médical ou paramédical, par
exemple) soit à la fois capable :
— de tolérer les excitations internes du sujet comme les excita­
tions provenant du dehors, tout en préservant celui-ci d’une
surabondance d’excitations tant intérieures qu’extérieures,
— de renforcer éventuellement les excitations provenant du
dehors.
Le réglage des excitations concernant les fonctions intra-systémi-
ques d’automation et de programmation attachées à n’importe quel
système psychosomatique se fond dans le problème général que
nous venons d’évoquer, rendant seulement les évaluations et les
manipulations plus délicates encore. Nous verrons en effet que pour
un même système fonctionnel, l’automation ne demande qu’un
accompagnement, un entretien sans prétention, alors que la pro­
grammation nécessite la saisie de manifestations symptomatiques et
la mise à jour des ouvertures d’avenir spontanément mais incons­
ciemment proposées par les sujets.
Nous avons souligné l’importance des fonctions d’automation et
de programmation dans les désorganisations profondes, lesquelles
correspondent régressivement (avec la complexité que nous savons)
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 113

à des stades élémentaires de l’existence individuelle. Dans chaque


cas, celui du début du développement comme celui de la vie
opératoire, le dosage des excitations met sans cesse en cause des
problèmes d’étayage (161).
Des lignes d’intérêt prophylactique et thérapeutique qui se
dégagent, nous retiendrons quelques perspectives, complémentaires
les unes des autres, relatives aux psychothérapies de la vie opéra­
toire, à la fonction maternelle et à l’intervention médicale.

La vie opératoire.
A la lumière des hypothèses que nous avons faites, nous pouvons
reprendre quelques-unes des perspectives thérapeutiques qui
concernaient la dépression essentielle, et partant la vie opératoire.
Le problème initial consistait à installer activement la relation
avec les malades, sans dépasser leur capacité d’établir de nouvelles
relations et sans compter sur leur tendance réorganisatrice immé­
diate. Nous retrouvons ainsi, dès le départ, la nécessité d’excitations
venant de l’extérieur et celle, en même temps, d’un pare-excitations
vis-à-vis de l’automatisme du fonctionnement relationnel le plus
simple, celui d’une tolérance mutuelle sans ambition.
La prétention était de rétablir l’homéostase au niveau le plus
élevé possible, au niveau le plus évolué antérieurement atteint par le
sujet. Le travail thérapeutique doit donc tendre, à l’aide d’un
ensemble d’excitations extérieures, à dépasser l’automatisme de la
seule rencontre avec le patient pour aider ce dernier à mettre
successivement en place à des niveaux progressivement plus
évolués :
— d’abord un automatisme de fonctionnement pour chaque
étage psychosomatique ayant préexisté, ayant disparu, puis étant
nouvellement réinstallé,
— ensuite la programmation convenant à cet étage pour en
préparer le dépassement.
Pour un étage fonctionnel déterminé, les deux phases précitées
doivent être également l’une après l’autre protégées par les pare-
excitations thérapeutiquement mis en œuvre.
Les passages successifs, d’abord intra-systémiques, de l’automa­
tion à la programmation, puis extra-systémiques, de la programma­
tion du système précédent à l’automation du système fonctionnel
suivant, plus évolué, paraissent s’accomplir spontanément et régu-

(161) Une différence essentielle demeure entre le développement et les réorganisa­


tions à partir d'états opératoires. La tendance organisatrice spontanée du sujet est le
plus souvent évidente dans le premier cas, le plus souvent nulle dans le second.
114 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

lièrement jusqu’à la clôture évolutive fixée par l’inconscient. Ils ne


s’accomplissent néanmoins que lorsque l’automation d’abord, la
programmation ensuite, du système primitivement (et successive­
ment des systèmes) en cause, s’avèrent suffisamment affirmées
c’est-à-dire le plus souvent (162), dans la visée psychothérapique en
tout cas, lorsque l’automation puis la programmation fonctionnent
sans apport d’excitations et sans besoin de pare-excitations prove­
nant du thérapeute. Oh peut penser et vérifier d’ailleurs que les
excitations et les pare-excitations nécessaires au fonctionnement du
système envisagé se trouvent alors à la disposition naturelle
intérieure et extérieure du sujet (163).
Le repérage de l’état d’une fonction psychique ou somatique
s’effectue grâce à certains témoignages évidemment différents selon
le niveau fonctionnel envisagé et différents aussi selon le mouve­
ment itératif ou de programmation qu’affecte la fonction (164). Ce
dernier point nous retiendra.
L’automatisme est muet. On doit connaître à l’avance l’existence
des fonctions pour en chercher puis en vérifier la présence.
Constater la marche automatique d’une fonction ne peut ainsi que
résulter d’une investigation, d’un examen, d’une analyse décidés à
l’avance. L’état — relatif dans le temps — d’une programmation de
la même fonction se révèle spontanément au contraire par un

(,62) On peut envisager dans d’autres secteurs thérapeutiques, en matière médicale


classique par exemple, qu’une aide extérieure permanente de l’ordre des excitations
ou des pare-excitations vienne soutenir et entretenir l’automation d’un système
fonctionnel pour en autoriser la programmation et pour au-delà permettre des
reconstructions convenables.
(ito) Qu’ij s’agisse de constructions évolutives ou de reconstructions, nous devons
rappeler qu’une fois dépassée dans son mouvement intra-systémique par un nouvel
ensemble plus évolué, chacune des diverses fonctions constitutives de cet ensemble se
trouve réduite à un rôle de gérance ayant perdu l’essentiel du pouvoir organisateur,
mais occupant néanmoins un emploi hiérarchique de grande importance (cf. Tome I,
A propos de l’évolution individuelle. Les fixations, p. 118).
Les reconstructions d’un individu se déroulent globalement sur un mode identique
à celui de sa construction évolutive, à moins de modifications importantes (ne serait-
ce qu’une modification du corps propre, une amputation par exemple) transcrites au
préconscient et ayant changé une partie des programmes (certains déterminismes
inconscients paraissent immuables). Cette proposition envisage des perspectives
considérables.
(164) Les problèmes sont multiples dans la réalité. L’image que nous en donnons
est un schéma.
Dans les désorganisations de la vie opératoire, plusieurs fonctions d’allure variée se
trouvent, en même temps ou presque, dépossédées de leur valeur programmatrice.
Lors du mouvement inverse de reconstruction, diverses fonctions également d’allure
variée sont susceptibles, en même temps ou presque, de reprendre leur programma­
tion.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 115
dynamisme symptomatique, qu’il s’agit néanmoins de saisir au
moment voulu.
On peut évidemment attendre la constitution d’un ensemble
fonctionnel plus évolué qui englobe la fonction à laquelle on
s’intéressait primitivement. Le passage antérieur de cette fonction
par l’état de programmation se trouve alors démontré. Cependant
on a raté le passage, et la programmation dont on attendait le signal
a disparu comme nous savons, le pouvoir organisateur étant allé
plus loin (165).
Le problème subsiste donc du repérage, en son moment et en son
lieu, des qualités programmatrices d’une fonction (sans appui
d’excitations ou de pare-excitations artificiels) non encore engagée
dans la reconstruction d’un ensemble fonctionnel plus évolué.
Si la fonction en état automatique de marche, muette, doit être
déjà connue pour se trouver en quelque sorte redécouverte, la
fonction en état de programmation, disions-nous, a des chances
d’attirer l’attention sur elle et d’être repérée grâce à des manifesta­
tions symptomatiques. Celles-ci indiquent une modification de
l’économie intra-systémique.
Les symptômes représentent alors essentiellement la mobilisation
de cette fonction, son état d’éveil. Ils témoignent d’une incomplé­
tude, d’une appétence, d’une recherche qualifiée*, et signalent, quel
que soit le niveau évolutif de la fonction, la renaissance (ou pendant
le développement, la naissance) d’un désir au-delà de la satisfaction
itérative du besoin ordinaire de cette fonction. On pourrait ainsi
dire qu’à chaque étage évolutif, la programmation contient l’essence
du conflit (166).
L’ensemble symptomatique prend en lui-même valeur de sym­
bole. Il est le signe qui provoque, intéresse, incite à l’analyse. Il

(165) L’engagement d’une fonction dans un système plus évolué nécessite une
association avec d’autres fonctions, toutes en état de programmation. Si la
programmation des autres fonctions n’est pas mûre, l’organisation fonctionnelle
nouvelle échoue. Cet échec risque alors de renvoyer un moment à son état antérieur
d’automation la fonction qu’on a en point de mire.
(166) Ce type fondamental de conflits, qui évoque le conflit pulsionnel freudien
(pulsions d’auto-conservation opposées aux pulsions sexuelles), ne nous semble pas
réservé à la seule organisation des fonctions mentales. On peut concevoir par
exemple qu’aux moments archaïques de l’évolution individuelle, pendant la vie intra-
utérine, des conflits existent, d’ordre immunologique peut-être, dans la relation avec
la mère. Ces conflits, troublant la programmation du développement fœtal, renvoient
à des fixations-régressions intra-systémiques qui marquent alors toute la vie de
l’individu en créant très tôt des points d’appel régressifs. En dehors de transmissions
héréditaires du même ordre, on comprendrait de cette manière le départ prénatal de
l’organisation allergique essentielle d’un sujet.
116 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

donne la mesure de l’ouverture évolutive de la fonction (167) et


permet sans doute de mettre au jour cette fonction de manière plus
aisée que l’itération de son existence ordinaire ne le permettait.
La représentation inconsciente de la programmation se constitue
à partir des traces mnésiques attachées au principe phylogénétique
dont nous avons signalé l’archaïsme, puis se trouve influencée et
remaniée par l’intervention d’autres traces issues de fixations
héréditaires et post-natales. On la voit participer aux mouvements
évolutifs du développement et des réorganisations fonctionnelles.
Cette représentation (qui possède toujours une valeur symbolique,
cependant plus ou moins lisible) ne parvient au préconscient
(devenant alors représentation sensible à l’individu), qu’à partir
d’un certain degré de l’évolution individuelle, celui-là même qui
fonde l’organisation de la première topique. A ce moment, la valeur
symbolique de la programmation éclate au jour, prenant enfin sa
pleine qualité de communication dans le langage verbal (168).
En dehors des possibilités de référence préconsciente (donc sur
des lignes évolutives latérales ou parallèles), nous savons que de
nombreux comportements sont susceptibles d’exprimer presque
directement un programme inconscient dont ils assurent en quelque
sorte la représentation symptomatique (169).
Il est vraisemblable que, plus loin, de nombreuses manifestations

(167) La symptomatologie qui traduit l’état de programmation d’une fonction et


représente son aptitude à l’ouverture évolutive semble également pouvoir être
envisagée comme une représentation de l'aptitude hystérique de cette fonction.
Dans le contact primitif du nourrisson et de sa mère, de multiples fonctions du
nourrisson (touchant par exemple aux appareils sensorio-moteurs, digestifs haut et
bas, urinaires par exemple) s’engouffrent ainsi dans le fantasme de la mère et
répondent diversement au désir inconscient de celle-ci. Les psychothérapies de mère
lors de maladies somatiques du nourrisson se réfèrent à ce schéma.
(16a) Dans la relation mère-nourrisson, la différence est particulièrement sensible
entre la conscience (à différents niveaux) de la mère et l’inconscience du nourrisson,
vis-à-vis des états successifs de programmation de ce dernier. Selon les niveaux de
conscience de la mère, selon les éventuels gauchissements de la personnalité
maternelle (qui donnent certaines particularités à la fonction maternelle et rendent
différemment perceptibles les programmations du nourrisson), et selon les moments
(spécialement selon les moments des relations entre la mère et le père), les
excitations et pare-excitations distribuées, inégalement adaptées, favorisent ou
gênent le développement.
Toutes transpositions faites, on retrouve dans la relation psychothérapeute-patient
opératoire un schéma analogue qui s’applique aux programmations reconstructrices
du malade. Le même schéma s’applique encore À bien des situations thérapeutiques
comme à bien d’autres relations humaines.
(1W) La valeur symbolique des comportements apparaît alors dans un langage que
d’autres peuvent interpréter mais qui n’est pas manipulable par l'acteur de ces
comportements.
I
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 117

symptomatiques de la sphère somatique expriment des états de


mobilisation, d’éveil fonctionnel, sans que la pathologie soit à
proprement parler engagée au moment de ces éveils, même si ces
derniers donnent lieu à des systèmes de fixations susceptibles
d’attirer ultérieurement des régressions.

A propos des conversions hystériques.


Notre hypothèse selon laquelle la symptomatologie caractéristi­
que d’une mobilisation fonctionnelle représenterait symboliquement
l’état de programmation inconsciente et d’ouverture évolutive de la
fonction psychosomatique en cause (en dehors de toute réalisation
du programme impliqué), et signalerait en même temps l’aptitude
hystérique de cette fonction, jette une lumière nouvelle sur les
phénomènes de conversion hystérique.
On peut en effet concevoir que le processus de conversion
s’adresse essentiellement à des fonctions en état de programmation,
tant au niveau de la représentation première, refoulée, qu’au niveau
des symptômes seconds. Les événements se dérouleraient ainsi :
La représentation première, celle du conflit, est riche d’un
programme inconscient, celui-là même qui, non élaboré mentale­
ment (17°), force au refoulement. Une expression régressive se fait
jour alors. Cette régression s’appuie sur un symptôme fonctionnel
somatique antérieurement fixé, lui aussi, dans un état riche d’un
programme inconscient. Une qualité symbolique se retrouve, de ce
fait, au niveau de la régression. Homologue dans sa valeur
instinctuelle (classiquement, libidinale) de celle de la représentation
refoulée, la qualité symbolique de la régression conversionnelle (171)
est cependant moins évoluée, plus simple, plus simpliste même, que
celle de la représentation refoulée.
Comme existe une homologie instinctuelle entre la représentation
refoulée et la symptomatologie conversionnelle, existe sans doute
une homologie de nature entre le traumatisme qui a déclenché le
refoulement et celui qui, initialement, a déterminé la fixation
fonctionnelle somatique. Les deux traumatismes en cause, par le jeu
des Instincts fondamentaux que nous connaissons, ont détruit un
moment, chacun en son temps, les possibilités d’adaptation évolu­
tive du sujet.
La symptomatologie d’une conversion correspondrait au blocage,

(,7°) Non élaborée mentalement puisque refoulée, la représentation première


demeure élaborable (avec l’aide psychanalytique, par exemple).
(I71) Il s’agit également, mais dans un autre sens, d’une représentation incons­
ciente. Cf. note 146.
118 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

au gel, à la pétrification dramatique du programme évolutif d’une


organisation somatique antérieurement fixée dans cet état. Les
fixations, lieux d’appel de la conversion, concernent, nous le savons,
des organisations fonctionnelles érotisées (zones érogènes) ayant
inconsciemment joué un rôle relationnel dans l’enfance, organisa­
tions qui, la plupart du temps, concordent de manière relative
seulement avec les appareils fonctionnels classiques de la physiolo­
gie (172). La programmation est ainsi directement liée à la sexualité
infantile lors des fixations premières comme lors des régressions
conversionnelles.
La conversion hystérique se présenterait de cette manière, en
définitive, comme un processus classique de fixation-régression,
dont l’originalité serait néanmoins de jouer électivement sur l’état
de programmation des organisations fonctionnelles constituant les
chaînes évolutives.
En allant plus loin, on pourrait dire qu’une spécifité habituelle des
fixations-régressions au niveau des programmations fonctionnelles,
spécificité incluant l’aptitude à la conversion, caractériserait indivi­
duellement une hystérie qu’on pourrait alors considérer comme
structurale (173) (174).
Quoi qu’il en soit, notre hypothèse concernant la conversion
permet de comprendre qu’une reprise évolutive sous forme d’une
élaboration mentale spontanée ou thérapeutique, remettant à jour
la représentation refoulée, fasse disparaître la symptomatologie
conversionnelle régressive. Parfois immédiat dans son effet — on
l’espère souvent — le processus psychothérapique est d’autres fois
très long. Les procédés thérapeutiques qui visent aveuglement le
symptôme somatique sans souci des mouvements économiques du
malade ne s’avèrent pas sans dangers, on le conçoit.
Franchissant hypothétiquement un pas, on pourrait envisager
d’étendre en le multipliant le système pathogène que nous mettons

(172) Les systèmes fonctionnels de la physiologie correspondent à des fixations


phylogénétiques. Ces systèmes fonctionnels, tout en gardant globalement leur sens
profond, sont souvent susceptibles de se trouver remaniés entre eux sous divers effets
et surtout sous l’effet de l'organisation érotique inconsciente personnelle au sujet. En
dehors même des conversions, l’intérêt médical est de tenir compte de ces
remaniements.
(,73) L’hypothèse d’une électivité fondamentale d’origine inconsciente des fixa­
tions-régressions au niveau des programmations fonctionnelles (qu’on peut ailleurs
concevoir au niveau des automations) souligne l’archaïsme du double couplage
fixations-régressions et vulnérabilité-défense (voir Tome I, p. 134) et facilite la
compréhension du parallélisme des chaînes traumatiques et des chaînes de fixations.
(,74) Cette spécificité comprendrait également une disposition particulière à tenir
en alerte et à mobiliser rapidement les organisations régressives, lors des mouve­
ments contre-évolutifs.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 119

en avant, pour concevoir le déroulement des désorganisations


progressives, la pathologie sautant alors pour ainsi dire de symboles
fonctionnels en d’autres symboles de plus en plus archaïques. Les
désorganisations progressives s’apparenteraient ainsi aux conver­
sions et à l’hystérie.
Le franchissement de ce pas nous paraît impossible, en effet :
— De manière générale, les sujets atteints de maladies somati­
ques sont loin de présenter une structure hystérique.
— Selon notre expérience, les symptomatologies des conversions
hystériques demeurent elles-mêmes, disparaissent spontanément à
l’occasion d’événements plus ou moins imprévus vécus par les
sujets, ou disparaissent thérapeutiquement. Elles peuvent égale­
ment, de façon plus rare, se trouver remplacées par d’autres
symptomatologies conversionnelles. De toute façon elles ne consti­
i
tuent pas, sauf exceptions (en relation avec une erreur thérapeuti­
que, par exemple), le point de départ d’extensions pathologiques.
— A l’opposé de celui des désorganisations progressives, l’en­
semble économique présenté lors des conversions se montre très
vivant, autant dans la signification du symptôme que dans les effets
de « la belle indifférence » habituelle du patient à l’égard de son
symptôme, et que dans le maintien général des représentations qui
ne sont pas directement concernées par le symptôme. Le refoule­
ment reste localisé et ne peut se confondre avec une désorganisation
mentale. La désorganisation a été très brève dans le processus de
conversion, le mouvement contre-évolutif rapidement arrêté par la
réorganisation régressive.
— Il ne nous paraît guère possible de concevoir une sous-jacence
fantasmatique représentable lors de nombreux épisodes pathologi­
ques des désorganisations progressives : ceux dans lesquels, par
exemple, la symptomatologie souligne l’atteinte de fonctions phylo­
génétiquement archaïques, ou témoigne de dégénérescences, les
formules fonctionnelles en cause n’ayant au mieux participé que de
très loin à l’évolution mentale individuelle. i:
jj

Malgré le sentiment assez net que nous venons d’exprimer à


propos des conversions, nous ne pensons aucunement avoir épuisé
le sujet.
Des réponses immédiates aux affects par l’expression d’une
programmation fonctionnelle somatique en liaison avec l’incons­
cient mais court-circuitant d’emblée toute élaboration mentale
éventuelle de ces affects existent, qui ne paraissent justement pas
procéder du refoulement de représentations mais semblent directe­
ment en rapport avec la phylogénèse.
120 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

Devant des événements impromptus les plus divers, de multiples


individus se voient l’objet de manifestations somatiques de courte
durée, sensorielles, motrices lisses et striées (hypertoniques en
particulier), congestives, secrétoires, par exemple, hypertensives
artérielles aussi. Les symptômes, en général, témoignent sans doute
alors d’une préparation à certaines activités, d’une programmation
fonctionnelle dont le sens nous échappe souvent. Ces symptômes
disparaissent avec le seul temps qui s’écoule (retour à l’automation),
comme avec l’activité sensorio-motrice (réalisation du programme),
comme avec l’élaboration mentale de l’affect (reprise évolutive
générale).
Des déclenchements symptomatiques post-émotionnels identi­
ques et la réduction des symptômes par retour à l’automation ou par
réalisation du programme, se retrouvent dans la vie animale.
Il est probable qu’entre de tels phénomènes et la conversion
hystérique se rencontrent des formes successives de passage.

Pour conclure cet à-propos, soulignons que l’opposition est


frappante entre les deux types de régression dont nous avons parlé
et qui ont pour cadre l’inconscient archaïque : la vie opératoire tout
entière constituée d’automations, l’hystérie où se figent les pro­
grammations dramatiques (175).
Nous reprenons maintenant la perspective thérapeutique.
La ligne thérapeutique idéale des états opératoires, envisagée
après les diverses considérations que nous avons faites précédem­
ment, se présente donc ainsi :
Pour le patient, il s’agit d’une suite de retrouvailles des systèmes
successifs d’automation puis de programmation concernant les
organisations fonctionnelles qui, progressivement, s’étaient instal­
lées lors du développement, la programmation pouvant néanmoins
se trouver modifiée à des niveaux relativement évolués par certains
remaniements transcrits au préconscient.
Pour le thérapeute, il s’agit d’accrocher au passage la suite
symptomatologique qui se déroule irrégulièrement dans le temps et

(,75) Ce schéma détache nettement l’une de l’autre l’automation (dans la vie


opératoire) et la programmation hystérique.
Sur le plan individuel, le rapport des principes d’automation itérative et de
programmation doit être chaque fois apprécié, nous le répétons, selon le niveau
évolutif des fonctions engagées. Chez un névrosé obsessionnel par exemple,
l’influence du principe de répétition est remarquable ; l’action se déroule cependant
au niveau d’un fonctionnement mental évolué qui, de ce fait, n’exclut pas
l’intervention des programmations, lesquelles parfois donnent justement des tonali­
tés hystériques à la névrose en cause.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 121

qui signale, peu à peu, les nouveaux programmes en instance chez le


patient. Cela de signe en signe, jusqu’à la reprise du symbolisme
verbal, lequel, exprimant ouvertement les conflits internes et la
qualité de la relation du patient avec le thérapeute, permet une
manipulation des affects et rend sa valeur classique à la psychothé­
rapie.
Dans ces conditions peuvent être alors valablement examinées, et
devenir avec une nouvelle solution intérieure l’objet d’un nouveau
programme, les situations conflictuelles qui se posaient comme
origine première de la désorganisation mentale.
Pendant la durée toujours longue du traitement, même dans les
meilleurs cas, excitations et pare-excitations sont dispensés à chaque
étage, jusqu’à ce que reprenne place l’activité naturelle (sans apport
artificiel, thérapeutique, d’excitations et de pare-excitations) des
automations puis des programmations fonctionnelles de cet étage.
Les épisodes symptomatiques que nous avons signalés (176) souli­
gnent les mobilisations inhérentes aux programmations ; les pério­
des creuses, asymptomatiques, relativement neutres dans la relation
thérapeutique, marquent les temps nécessaires à l’installation fonc­
tionnelle itérative.
Pendant les « temps morts », le thérapeute se doit de laisser faire,
d’entendre, de consentir ouvertement sans approuver cependant,
accompagnant ainsi le patient par sa présence, entretenant aussi la
relation en mettant au jour verbalement l’esprit de celle-ci, quel
qu’il soit.
Les éveils du patient animent la vigilance du thérapeute. La
symptomatologie d’une mobilisation fonctionnelle repérée, les
ouvertures qu’elle offre évaluées, la parole du thérapeute montre sa
propre conscience de la situation et de ses éventuelles issues, et
cherche à provoquer au maximum la conscience du malade. Cette
parole précède, volontiers de manière un peu théorique ou grâce à
un éventail d’exemples (pour éviter les excès d’une précision qui
n’appartiendra qu’au sujet), le regroupement fonctionnel, la réorga­
nisation qui va sans doute s’effectuer.
Les interventions se rapportent la plupart du temps à des
fonctionnements ou à des comportements. On est encore loin des
interprétations de la psychanalyse (177).

(,w) Nous évoquons ici une ligne thérapeutique idéale qui, par définition, ne tient
pas compte des symptomatologies traduisant une reprise de la désorganisation.
(177) Nous allons prendre pour exemple une situation fréquente de la psychothé­
rapie.
Il n’est pas rare de voir un homme en état de vie opératoire, à la suite d’une
désorganisation progressive survenue quelque temps avant sa « mise à la retraite »
ou au début de la retraite.
122 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

La fonction maternelle.
Les phénomènes de la fonction maternelle qui s’adresse aux
nourrissons, et de la fonction psychothérapique qui s’adresse aux
opératoires, ne manquent pas d’aspects communs (178), par
exemple :
— L’existence d’un appui extérieur provenant d’un personnage
vigilant à l’égard des mouvements évolutifs et contre-évolutifs du
sujet.
— L’apport d’excitations et de pare-excitations dans le travail
d’appui.
— Le départ sans organisation mentale substantielle du sujet.
— L’analogie des mouvements évolutifs et reconstructifs (systè­
mes évolutifs successifs, organisations et mouvements intra-systémi-
ques, installation des gérances).
Cependant, entre ces deux formes d’activités, maternelle et
psychothérapique, se font jour des différences fondamentales que
nous allons envisager.
Il s’agit d’une construction à laisser se développer chez le
nourrisson et d’une reconstruction (globalement, d’une architecture
à rétablir) chez l’opératoire.
La programmation inconsciente de l’opératoire s’étant déjà
totalement déroulée (avec l’installation progressive antérieure de la
névrose de caractère) jusqu’à l’organisation de la deuxième topique,
ne garde que de rares secteurs modifiables ; celle du nourrisson reste

Dans les bons cas le problème concerne, à un moment donné, le programme d’une
réorganisation économique du patient dans les conditions nouvelles. Cette réorgani­
sation doit souvent tenir compte, au moins, de l’existence d’une épouse et des goûts
de celle-ci, parfois difficilement compatibles avec ceux du malade. Une séparation
des éléments du couple provoquerait une catastrophe chez le sujet. Des interpréta­
tions analytiques relatives à l’Œdipe s’imposeraient. Elles sont exclues. L’envisage-
ment du lieu futur de résidence, des possibles activités (les tendances sublimatoires
reconnues se présentent alors comme pain bénit) relationnelles ou non, par exemple,
nécessitent une appréciation nuancée. Une erreur d’estimation risque de désorgani­
ser à nouveau le patient. Il convient alors de ne pas donner de conseils mais d’étaler
au jour commun les différentes éventualités, les diverses capacités du sujet (que le
psychothérapeute connaît plus consciemment que celui-ci) à accueillir favorablement
ou non, à plus ou moins long terme, telles ou telles ouvertures. Cela, sans
interprétations et sans interventions brutales risquant de provoquer par trop
l’inconscient du malade. La thérapeutique ne doit évidemment pas s’interrompre là.
Il ne s’agit que d’une phase du traitement.
(17t) Cf. Michel Fain, « Une conquête de la Psychanalyse : Les mouvements
individuels de vie et de mort de Pierre Marty ». Revue Française de Psychanalyse,
1976, op. cit.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 123

ouverte à un nombre relativement considérable de formations qui


marqueront ultérieurement l’inconscient.
— Les acquis du nourrisson se résument au départ dans les traces
mnésiques inconscientes (les fixations) phylogénétiques et héréditai­
res. Les acquis de l’opératoire (conservés dans des mouvements
itératifs) issus d’une partie de son évolution individuelle, sont
beaucoup plus importants. En particulier, bien que symboliquement
désinvestie, non manipulable, et de portée relationnelle réduite, la
verbalisation fonctionne.
— La puissance des Instincts de Vie est considérable pendant le
développement (179). Elle s’épuise régulièrement au cours de l’évo­
lution individuelle. Elle s’avère presque nulle chez les opératoires.
On peut compter sur une tendance spontanée à l’organisation
progressive chez la grande majorité des nourrissons. Les circonstan­
ces extérieures défavorables, lorsqu’elles ne s’exagèrent pas jusqu’à
entraîner la mort, sont évidemment susceptibles dans quelques cas
d’entraver, du fait de trop intenses fixations précoces, l’évolution
ultérieure des sujets, et l’évolution de leurs fonctions mentales en
particulier. La plupart du temps néanmoins, les fixations mises en
place qui attirent les régressions, ne deviennent véritablement
sensibles qu’après l’adolescence. Nous avons même signalé que
certains petits enfants élevés dans les pires conditions (considérées
comme telles de l’extérieur) parvenaient à une organisation finale
de personnalité à peu près convenable.
La puissance des Instincts de Vie pendant la croissance nous
conduit à considérer que :
— Les excitations du nourrisson, excitations internes spontanées
du développement (dont l’effet sollicite la réplique extérieure), sont
telles, tant au niveau de l’automation qu’à celui de la programma­
tion des différents étages de la construction individuelle première,
qu’elles demandent le plus souvent, mais pas toujours, peu d’apport
artificiel extérieur. Ce sont essentiellement les pare-excitations, les
protections contre un afflux d’excitations internes (la faim, la soif
par exemple) ou d’excitations extérieures (le bruit, la chaleur, le
froid, les empêchements au sommeil, par exemple) qui doivent se
trouver mis en œuvre (180).

(,79) Dans le Tome I en particulier, nous avons souvent utilisé de manière


impropre le mot « croissance », dont la valeur est limitée, à la place du terme plus
significatif et plus classique de « développement ».
(1S0) Le réglage des pare-excitations est infiniment nuancé. Il s’agit en réalité
d’aider l’adaptation du nourrisson à une grande variété de faims, de soifs, de bruits,
de froids et de chaleurs, en même temps que de le défendre souvent différemment
contre ces diverses excitations.
124 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

Si les pare-excitations jouent également un rôle important dans


les psychothérapies de la vie opératoire, les excitations doivent
presque sans cesse se dispenser. Nous avons souligné dans ce sens la
nécessité de provoquer la conscience des patients et d’étaler des
exemples de projets lors des programmations, comme celle d’entre­
tenir activement la relation lors des périodes d’automation. Tout
cela en raison d’un manque d’excitations intérieures (entraînant un
manque de sollicitation à la réplique extérieure) lié à l’affaissement
même des Instincts de Vie qui a progressivement entraîné la
désorganisation (181).
— Les caractéristiques communes à l’évolution et aux reconstruc­
tions ne doivent pas faire oublier les différences considérables entre
ces deux mouvements quant à la mise en place et à l’utilisation des
systèmes de fixations-régressions.
Pendant le développement, avons-nous dit, malgré les moments
plus ou moins répétés de leur préséance (issue d’une insuffisance des
organisations fonctionnelles en cause à assurer, en un moment
donné, l’homéostase), les Instincts de Mort participent en général
davantage à la spécification structurale individuelle qu’à la désorga­
nisation profonde du sujet. L’alternance Instincts de Vie-Instincts
de Mort crée en effet des points de fixations-régressions à certains
niveaux fonctionnels qui se trouvent marqués d’un privilège vital (en
particulier défensif) sur lequel nous avons longuement insisté (182).
Nous connaissons mieux maintenant cette alternance dans le jeu
intra-systémique même d’une fonction.
Il en va tout autrement lors des reconstructions concernant les
opératoires chez lesquels les fixations-régressions du développe­
ment ne se sont justement pas installées de manière solide en leur
temps (d’où la désorganisation progressive antérieure), chez les­
quels également l’équilibre Instincts de Vie-Instincts de Mort est
incertain. La préséance facile des Instincts de Mort (qu’on tente
d’empêcher avec le délicat dosage des excitations et des pare-
excitations thérapeutiques) entraîne alors immanquablement une
désorganisation qui risque d’être fatale à l’individu.
— Malgré l’existence commune d’un appui extérieur provenant

(U1) Apparaissent ici quelques-unes des difficultés de la transposition entre les


exercices de la psychanalyse classique, de la thérapeutique d’opératoires, de la
fonction maternelle. Chaque occupation, dont aucune d’ailleurs ne s’apprend
intellectuellement, nécessite une attention, une réserve et d’éventuelles interventions
dont la qualité est obligatoirement liée à des aptitudes fondamentales de la mère ou
du thérapeute. Les vertus maternelles sont en particulier toutes différentes des
valeurs requises pour la pratique de la psychanalyse.
(182) Cf. Tome I, Introduction. Cf. id., A propos de l’évolution individuelle. Les
fixations, p. 118.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 125

d’un personnage vigilant à l’égard des mouvements évolutifs et


contre-évolutifs du sujet, se font surtout jour des dissemblances
entre la mère d’un nourrisson et le psychothérapeute d’un malade
opératoire. Ces dissemblances tellement essentielles ne résident
pas, à l’évidence, dans le sexe éventuellement différent ni dans le
mercenariat du second personnage. Au reste, il nous paraît plus
intéressant d’abandonner provisoirement la notion de psychothéra­
pies d’opératoires, pour porter une fois de plus notre attention sur
l’exercice de la fonction maternelle et considérer peut-être alors
quelquefois le rôle, d’ailleurs souvent mercenaire, mais peu importe
dans le cadre qui nous occupe, d’urie nourrice.
Nous avons indiqué déjà les aspects majeurs de la fonction
maternelle (183), caractérisés autant par l’appréciation affective des
besoins et des désirs du nourrisson d’après les signaux perçus grâce à
une identification profonde à celui-ci, que par l’exercice d’une
régulation des temps et des modes d’intervention ou de non-
intervention aux niveaux des multiples communications avec l’en­
fant. Nous avons alors mis en avant le jeu des facteurs tenant à
l’élaboration mentale de la mère, à ses projections, à ses autres
organisations relationnelles, dans les aventures de la fonction
maternelle.
De ce résumé, nous tirons trois des clefs de la fonction mater­
nelle : l’instinct maternel, les besoins et les désirs du nourrisson.
L’instinct maternel, fondamentalement individuel (184), résulte
sans doute de traces mnésiques phylogénétiques et héréditaires pour
l’essentiel, d’inscriptions inconscientes de la petite enfance de la
mère, aussi. Particulièrement excité habituellement, semble-t-il, par
les modifications affectives et physiologiques liées à la grossesse et à
l’accouchement il se réserve, pour le principal, au propre nourrisson
de la mère. Fréquemment, l’instinct maternel étend néanmoins son
champ (érotique) d’action, en permanence ou occasionnellement,
au-delà de la dyade mère-nourrisson propre, pour se manifester en
dehors même de toute grossesse, vis-à-vis de nourrissons, d’enfants,
voire d’adultes affectivement investis ou qui deviennent rapidement
investis du fait de certains aspects de leur personne. La sollicitation
latente de l’autre, quel qu’il soit, est en effet susceptible d’exciter
l’instinct maternel et de provoquer son exercice.

(1<3) Cf. Les difficultés d’intériorisation et de rétention objectales. Perspectives


théoriques (p. 35).
(lM) Comme on le fait souvent, nous englobons sous le vocable d’« Instinct
maternel > ce qui revient à l’instinct lui-même et ce qui revient au sentiment maternel
constitué de l’organisation d’affects et de représentations. Des dissociations entre
l’instinct proprement dit et le sentiment maternel peuvent se rencontrer sous des
formes pathologiques.
126 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

Les besoins et les désirs du nourrisson se réfèrent successivement


aux automations et aux programmations des étages évolutifs traver­
sés. La fonction maternelle répond différemment selon que sont en
cours chez le nourrisson l’itération ou la programmation d’un
système. Elle répond de manière différente encore lorsque, le
programme précédent étant réalisé, on passe à l’automation d’un
nouveau système, à une organisation fonctionnelle nouvelle, plus
large et plus évoluée.
Une automation systémique apparaît à première vue comme
relativement simple. Elle apparaît également, le plus souvent,
comme relativement universelle, transposable d’un enfant à l’autre.
Dans ces conditions momentanées, pour une tâche déterminée,
provisoire et répétitive, le nourrisson semble pouvoir être confié à
d’autres que la mère (parents, nourrice par exemple).
La programmation exige a priori des qualités plus précises de la
mère. Elle provoque l’éveil de l’instinct maternel dans la sensation
et dans la perception de nouveaux signaux qui permettent la
reconnaissance du désir évolutif de l’enfant. La valeur maternelle
s’avère alors primordiale. Si la mère ou le faisant-fonction ignore ces
signaux ou les néglige, une désorganisation intra-systémique s’ensui­
vra, on reviendra au niveau régressif de l’automation précé­
dente (185).
Accomplie à l’étage supérieur grâce à des jonctions fonctionnelles
d’un ordre nouveau, la programmation du système précédent laisse
place à l’automation d’une formule plus évoluée. La nouvelle
formule fonctionnelle exige un retrait de la mère par rapport à ses
positions précédentes (186). Un tel retrait et l’adaptation à l’organi­
sation qui s’installe, d’une importance considérable pour l’état
comme pour l’avenir du nourrisson ou de l’enfant (187), fait encore
intervenir au premier plan la qualité de l’instinct maternel (188).

(,M) La répétition de cette régression donnera lieu à une fixation. Cependant, une
telle régression (susceptible d’installer des auto-érotismes archaïques au niveau de
fonctionnements somatiques) et l’empêchement à la programmation, trop longue­
ment renouvelés, nuisant alors à l’établissement d’autres lignées fonctionnelles,
risquent de compromettre le développement du sujet.
(186) La somme des retraits successifs de la mère constitue l’un des facteurs
importants de la relative indépendance future du sujet.
C187) Lorsque le retrait maternel n’a pas lieu, l’enfant est renvoyé à ses propres
positions fonctionnelles antérieures, celles de l’alternance automation-programma­
tion du système évolutif précédent.
(188) L’automation d’un système quelconque, ne répondant pas tellement à l'image
de simplicité et d’universalité qu’elle offre à première vue, doit être ainsi l’objet de la
vigilance maternelle.
Dans ce sens, le bercement, la tétée ou le biberon automatique du nourrisson,
qu’on peut prendre pour types d’activités maternelles ou nourricières visant à faire
I
i
i
I
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 127

Idéalement, la mère investit ainsi affectivement ni trop ni trop peu


(grâce à la régulation excitations-pare-excitations) chacun des
systèmes fonctionnels (respiratoire, alimentaire, d’excrétion, du
sommeil, par exemple) de son nourrisson, puis désinvestit ces
systèmes, pour en laisser progressivement et finalement en aban­
donner la régulation au sujet lui-même (189) (190) (191).
Les gestes affectifs de la mère engagés dans l’évolution de
nombreuses fonctions de l’enfant servent souvent aussi de modèles
aux automations de ce dernier vis-à-vis des fonctions concer­
nées (192).
On conçoit les innombrables complications évolutives que peu­
vent engendrer les positions conflictuelles de la mère que nous
avons considérées. D’une manière résumée mais frappante, la mère
est en effet susceptible d’agir inconsciemment par exemple :
— soit pour que son enfant escamote certains stades de son
développement, insupportables pour elle,
— soit, en sens inverse, pour qu’il s’attarde sur des stades qui lui
plaisent.
La fonction maternelle, depuis l’instinct qui l’anime, jusqu’à son
exercice, constitue un problème complexe et mouvant dans lequel la

taire l’enfant grâce à un mélange apparemment judicieux d’excitations et de pare*


excitations, ne se présentent pas toujours comme sans danger. Dans le meilleur sens,
la mère perçoit les symptomatologies de programmation du nourrisson et fait, par
exemple, évoluer l’alimentation dans sa forme comme dans sa composition.
(,w) Idéalement donc, la mère récupère son objet narcissique à un autre niveau.
(,9°) L'infinité des relations mère-nourrisson éloigne encore le schéma désuet de
« mauvaise mère » (en dehors des cas de mères carentielles), les mauvaises relations,
difficiles alors à mettre en évidence, pouvant se situer ou s’être situées très
précisément en temps et en lieu au niveau d’une fonction en voie d’évolution de
l'enfant.
(,91) Chez l'opératoire, l’auto-régulation d’un système fonctionnel n’est pas
abandonnée au gré du patient mais, nous l’avons vu, activement ouverte par le
thérapeute selon les retrouvailles les plus favorables au sujet.
(192) Le retrait progressif de la mère conjugué à la programmation relativement
identificatoire (traduisant l’aptitude hystérique de la fonction en cause) de l’enfant
puis à l’installation de nouveaux systèmes fonctionnels, constituent des images
courantes à de nombreux étages évolutifs. Celles qui concernent les comportements
sont particulièrement évidentes, par exemple :
— le nourrissage à la cuillère, puis tenir sa cuillère soi-même,
— aller sur le pot puis aux W.C., d’abord accompagné puis seul,
— s’essuyer le derrière seul après avoir été plus ou moins longtemps torché.
Aux étages somatiques, semble-t-il, il en va souvent de même. La responsabilité des
régulations homéostatiques intra-utérines, de la naissance, et post-natales, passent
progressivement de la mère à l'enfant. Dans ses participations successives aux
!
itérations et aux programmations des différents niveaux évolutifs somatiques,
l’inconscient, riche de ses valeurs phylogénétiques et héréditaires, demeure cepen­
dant inaccessible aux représentations préconscientes et à la conscience.
128 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

mère, à chaque instant, doit trouver un équilibre parfois bien


difficile (193).

L’intervention médicale.
Nous ne donnerons encore que des notes schématiques.
Sans considérer spécialement les états opératoires, l’intervention
médicale paraît habituellement, de manière à la fois intuitive et
scientifique, distribuer et doser excitations et pare-excitations selon
les mouvements d’automation et de programmation repérés.
Distinguons quelques aspects de cette intervention.
Se basant sur la constatation et la recherche d’une symptomatolo­
gie et de ses modifications, le médecin remarque qu’un certain
nombre de fonctions se montrent incapables d’assurer l’équilibre
homéostatique habituel de l’individu, ou tout au moins insuffisantes
dans cet exercice. Il tente de localiser l’ensemble fonctionnel le plus
directement concerné et d’apprécier la stabilité ou l’évolutivité de la
maladie.
Des indications lui sont à ce dernier sujet fournies, qui concernent
la tendance spontanée du patient :
— Soit à se réorganiser régressivement.
Quel que soit le niveau fonctionnel perturbé, la pathologie
correspond assez souvent à une systématique régressive propre au
sujet, particulièrement répétitive parfois, témoignant de fixations de
la première enfance liées ou non à l’hérédité directe (1M). Elle
répond aussi, dans un certain nombre de cas, à une description
nosographique classique, témoignant alors de fixations ordinaires,
d’ordre phylogénétique (195).
— Soit à se désorganiser progressivement.
La pathologie ne concerne plus seulement cette fois l’ensemble
fonctionnel perturbé en premier lieu, mais s’étend à d’autres
appareils ou à des systèmes physiologiques moins évolués.
Un tel mouvement de complications ne consacre pas forcément la
gravité de la progression désorganisatrice. Il peut se référer à un

(193) Cf. Denise Braunschweig et Michel Fain, La nuit, le jour, op. cit.
(15M) La répétition individuelle d'une maladie et son éventuel classicisme n’impli­
quent pas sa bénignité. L’importance vitale des fonctions atteintes, en rapport sans
doute avec l’archaïsme de leur apparition évolutive, demeure primordiale.
(195) La nosographie médicale classique place au premier plan la reconnaissance de
symptômes, de syndromes, de maladies globalement identiques d’un individu à
l'autre, c’est-à-dire d’ensembles pathologiques fondamentalement propres à l’espèce,
dans lesquels les variantes individuelles sont secondaires. La pathologie concernée a
donc toute chance de procéder de systèmes de fixation-régression d’ordre phylogéné­
tique.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 129

processus individuel d’habitude et correspondre aussi à des difficul­


tés classiquement attendues. Le processus s’avère alors sinon
nécessaire, du moins presque fatal chez l’individu en cause, avant
qu’un système fonctionnel plus solidement fixé que les autres vienne
s’imposer comme stabilisateur et réorganisateur dans la régression.
La désorganisation est néanmoins susceptible de se dérouler
progressivement pendant un temps variable et de concerner, cette
fois de manière indubitable, divers systèmes fonctionnels de plus en
plus archaïques.
Le problème des automations et des programmations se pose de
toute façon vis-à-vis des fonctions perturbées. Le thérapeute en
effet attend d’abord qu’une fois ou l’autre, spontanément ou grâce à
l’aide thérapeutique qu’il apporte la plupart du temps, se rétablisse
l’automation d’un fonctionnement quelconque. L’allure d’un tel
rétablissement est cependant différente selon les cas :
— Avec l’installation spontanée ou aidée, et plus ou moins
rapide, d’une réorganisation régressive (reposant sur des fonctions
solidement fixées qui se trouvent concernées par la maladie
première ou par des complications classiques ou seulement habituel­
les au sujet), le médecin sait que la programmation s’effectuera
régulièrement, et que l’évolution du sujet reprendra jusqu’à son état
antérieur, après une phase nécessaire de stagnation.
— Lors d’une désorganisation progressive le thérapeute constate
que non seulement aucune stabilisation ne se produit, signalant
l’automatisme d’un fonctionnement riche d’une reconstruction de
l’individu, mais que la pathologie au contraire, souvent atypique
dans sa présentation comme dans son évolution, s’étend sans fin.
Aucun programme, aucune reprise évolutive ne peuvent être
envisagés avant un sérieux arrêt régressif. Celui-ci, parfois très
tardif, aura dans certains cas nécessité des interventions médicales
et chirurgicales considérables.
En fait, le passage de la théorie à la clinique, qui réside dans
l’interprétation des événements, ne se montre pas toujours aisé.
L’imprécision de nombreux phénomènes risque de troubler ou
d’égarer le thérapeute, à la fois dans son évaluation des niveaux
fonctionnels concernés qui peuvent être en même temps infiniment
plus variés qu’il ne le perçoit, dans son appréciation de l’évolutivité
de la maladie, et dans son évaluation de l’état d’automation ou de
programmation des diverses fonctions momentanément en cause,
triple jugement dont dépend la distribution des multiples formes
d’excitations et de pare-excitations individuelles. Nous allons envi­
sager sans ordre précis quelques-unes des difficultés en cause :
a) Le médecin ne peut pas souvent affirmer à l’avance qu’un
système fonctionnel, spontanément ou même médicamenteusement
130 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

soutenu, stabilisant régressivement le processus pathologique et


instaurant ainsi un automatisme de marche (qui ouvrirait vers la
programmation, vers la pleine reprise de la vie telle qu’elle était
antérieurement), va empêcher le mouvement désorganisateur de se
poursuivre. Il lui faut attendre parfois le temps classique d’observa­
tion, tout en prenant les précautions dont il a l’habitude (196), pour
savoir s’il est en présence d’une véritable régression, ou seulement
d’une tentative d’ « accrochage » régressif au niveau de fonctions
insuffisamment fixées.
b) Lors des désorganisations lentes, au cours desquelles des
pauses contre-évolutives plus ou moins longues correspondent à des
échelons régressifs plus ou moins solides, les reprises de fonctionne­
ments automatiques risquent de satisfaire à la fois le médecin, le
malade, et l’entourage de ce dernier qui considèrent comme une
guérison les résultats, malheureusement provisoires, obtenus. On
attend cependant en vain dans de tels cas, malgré les excitations
artificielles dispensées, la venue d’une programmation et la reprise
évolutive de l’individu (197).
ç) Qu’il s’agisse du début ou du cours d’une maladie, les
thérapeutiques (la plupart du temps chimiothérapiques) même
entièrement justifiées (198) qui interviennent directement dans l’éco­
nomie des sujets pour exciter les automations fonctionnelles en les
accompagnant, risquent d’obscurcir le tableau clinique dans la
mesure où ces automations, maintenues par l’aide extérieure,
dissimulent le rôle et la qualité des défenses naturelles que peuvent
seules révéler des reprises symptomatiques de programmation.
Plus loin dans cette perspective, il est vraisemblable que l’applica-

(196) Ces précautions, la plupart du temps contestées par d’autres praticiens ou par
d’autres écoles médicales, introduisent encore un nouveau trouble. Une angine
banale, affection relativement fréquente chez l’individu donné, risque par exemple
de faire chaque fois balancer entre le danger des complications qui peuvent être
graves (malgré la bénignité habituelle de la maladie pour le sujet) et le danger d’une
administration répétitive d’antibiotiques.
■ (t97) L’investigation psychosomatique, qui apprécie les événements pathologiques
par rapport à l’ensemble économique individuel présent et passé, s’impose ici de
manière au moins préventive. Elle est susceptible avant même l’apparition d’une
i nouvelle symptomatologie, avant même l’apport de nouveaux examens de labora­
toire, d’estimer l’état de dépression essentielle du sujet et d’encourager éventuelle­
ment la vigilance médicale classique. Elle est encore susceptible de décider
i l’engagement immédiat d’une surveillance psychothérapique.
(19e) Certaines interventions antisymptomatiques sont moins justifiées, qui modi­
fient d’entrée de jeu l’allure du patient et rendent totalement aveugle l’observation.
Nous en avons signalé un exemple à propos de l’écrasement médicamenteux des
angoisses diffuses lors des désorganisations de l’appareil mental. Tout le monde
souhaite néanmoins voir disparaître le plus rapidement possible les malaises et la
souffrance.
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 131

tion trop prolongée et trop intense d’un soutien fonctionnel


d’automation, même au mieux adapté qualitativement (l99), barre la
route à la programmation et compromet certaines possibilités
d’évolution et de reconstruction ultérieure du sujet. L’ensemble
insuffisance fonctionnelle + accompagnement thérapeutique s’ins­
tallant, la maladie a des chances de devenir chronique (200). Or, il
peut être dangereux de mettre un terme, ne serait-il que provisoire,
à certains traitements prévus pour une longue durée. De plus, les
critiques à l’égard du médecin s’exerceront en général bien davan­
tage du fait d’un allègement (pathogène) de la thérapeutique que du
fait d’une surcharge (également pathogène) de celle-ci.
d) Les constantes biologiques témoignent d’automatismes fonc­
tionnels liés pour la plupart à des fixations phylogénétiques, mais
parfois influencés et relativement dérivés par l’hérédité et le
développement individuel. Les fonctions auxquelles elles se réfèrent
doivent être l’objet de mesures ou d’analyses décidées a priori.
L’appétence trop importante pour la constance biologique, de
praticiens trop attachés affectivement aux automatismes en général
et aux automatismes fonctionnels en particulier, peut porter préju­
dice au malade, ne laissant pas suffisamment de liberté à ses divers
mouvements physiologiques d’évolutions et de régressions intra- et
extra-systémiques. Des découvertes de hasard au laboratoire entraî­
nent ainsi quelques individus trop loin dans la machine médicale.
L’intérêt des examens systématiques est certain. Dans la mesure
où ces examens ne découvrent qu’une anomalie de constantes, la
surveillance régulière des sujets pendant un temps (201) semble
préférable au rétablissement à tout prix thérapeutique de l’automa­
tion fonctionnelle en cause.
e) Le manque de soutien thérapeutique (insuffisance des
excitations) des automations fonctionnelles, comme l’incitation ou
le laisser-faire trop rapide (insuffisance des pare-excitations) des

(IW) Adapter qualitativement, c’est viser juste aux niveaux fonctionnels perturbés.
Sans même envisager l’effet souvent approximatif des médiateurs thérapeutiques, la
tâche est parfois difficile, voire à peine possible, qui doit non seulement tenir compte
des fixations régulières, d’ordre phylogénétique, et des fixations particulières à
l’individu, mais aussi de la valeur défensive de ces diverses fixations dans l’économie
actuelle du malade.
C2®) II s’agit ici de reconstructions. Nous avons signalé, à propos de la fonction
maternelle, un problème du même ordre avec les dangers que fait peser sur le
développement, sur la construction progressive du nourrisson, le maintien abusif
d’automatismes soutenus de l’extérieur (le biberon automatique par exemple).
(201) Certains malades, en réalité victimes de dépression essentielle, nous sont
adressés seulement en raison d’anomalies persistantes de constantes biologiques.
Une investigation psychosomatique s’impose dans tous les cas de doute médical
concernant l’homéostase des patients.
132 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

programmations, risquent d’accentuer une désorganisation somati­


que. Le temps d’installation d’une automation est nécessaire qui
précède toute tentative de mobilisation vers l’avant de la situation
(nous visons ici la situation des régressions reconstructrices et non
les instables accrochages régressifs lors des désorganisations pro­
gressives). Les systèmes de progression automation-programmation
intra- et extra-systémiques sont personnels au sujet parce qu’ils
reposent sur des fixations successives de son évolution individuelle,
quelles que soient les marques héréditaires qu’on puisse retrouver.
Ils impliquent des rythmes différents, parfois imprévisibles, selon les
moments de la reconstruction. Ces rythmes naturels trouvent intérêt
à se voir respectés dans la perspective somatique comme dans la
perspective relationnelle (2O2).
La réorganisation somatique, en effet, se développe la plupart du
temps parallèlement au déroulement d’événements sociaux (ambu-
lation ou chambre, famille ou hôpital, proximité ou éloignement
géographique de lieux ou de personnes souhaités ou non par le
sujet, par exemple). De tels événements, dus ou non à l’initiative du
patient, sont approuvés, désapprouvés, arbitrairement fixés ou non
par les médecins. Le choix s’effectue habituellement dans un
éventail plus ou moins limité de possibilités pratiques. Il devrait
théoriquement se tenir au plus près des besoins et des désirs du
malade. L’appréciation des désirs, indices de programmation et
d’ouverture évolutive, suppose une attention constante aux dires, et
des repérages symptomatiques parfois bien délicats. La satisfaction
de ces désirs, d’une grande importance économique, fait partie des
« bénéfices secondaires », systèmes la plupart du temps relationnels
et régressifs des sujets (æ3).
/) Les médiateurs thérapeutiques débordent souvent de leur

C02) Cf. note 160.


f203) Le réglage des excitations et pare-excitations vis-à-vis des automations et des
programmations pose à chaque instant un problème immédiat au cours de l'évolution
d’une maladie comme au cours de la convalescence. Il implique certes l’attention
permanente du personnel médical mais aussi la vigilance du personnel paramédical
dont le rôle se joue dans un secteur beaucoup plus large que celui d’une frange.
La présentation régulière du plateau des repas, la constitution des menus, le
passage éventuel du bassin, activités que nous retenons en raison de la liaison
privilégiée des fonctions de nutrition et d’excrétion à la fonction maternelle
(l’infirmière prend souvent figure maternelle aux yeux du malade), constituent la
plupart du temps des soins affectivement investis par le patient. La qualité de cet
investissement, différente selon les sujets et parfois différente selon les moments
pour un même sujet, peut varier entre les extrêmes : de l’amour de l’autre à l’objet
d’un conflit érotisé ou non, de la facilitation d’une régression inconsciemment
souhaitée à l’imposition d’une régression honnie, de l’éveil de nouveaux intérêts à la
blessure désorganisante, par exemple.

1
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 133

visée théorique. Ils sont ainsi susceptibles de déclencher la désorga­


nisation de fonctions autres que celles qu’ils prétendent exciter ou
soutenir. Ces désorganisations fonctionnelles iatrogéniques, plus ou
moins inévitables, sont parfois l’objet à leur tour de nouvelles
prescriptions médicamenteuses d’un effet tout aussi imprécis (2O4).
Le « viser juste » thérapeutique demeure dans de nombreux cas
impossible à réaliser et ne peut que de très loin se comparer au
« viser juste » physiologique des multiples et complexes rétablisse­
ments simultanés et spontanés de l’homéostase.
Le « viser juste » thérapeutique, d’essence extérieure au patient,
cherche à atteindre dynamiquement une série de fixations-régres­
sions d’un certain ordre individuel, se succédant dans un certain
ordre le long d’une certaine chaîne évolutive, en tenant compte
chaque fois des nécessités d’excitations et de pare-excitations aux
niveaux des automations et des programmations intra- et extra­
fonctionnelles successives. Si l’on multiplie le problème par le
nombre de fonctions au même moment en cause au cours d’une
affection, on réalise qu’il s’agit pour les médecins de tenir compte
affectivement et intellectuellement d’une immense quantité de
mesures.
Le « viser juste » spontané de l’homéostase considéré dans son
activité régulière, repose quant à lui sur une organisation évolutive
de l’individu. Diverses gérances fonctionnelles, ordonnées et hiérar­
chisées, sont placées sous la direction générale et complexe de
fonctions « en pointe évolutive ». D’autres systèmes fonctionnels
semblent plus directement répondre à des organisations phylogéné­
tiques. De toute manière, un réglage économique inconscient (dont
nous ne connaissons qu’en partie la configuration), à l’aide ou non
d’apports extérieurs, distribue les excitations et les pare-excitations
nécessaires à l’ensemble fonctionnel comme à chacun des niveaux
concernés.
En définitive, dans les remous parfois provoqués par la thérapeu­
tique et malgré ces remous, ce sont souvent des systèmes régressifs
propres aux sujets (y inclus les « bénéfices secondaires ») qui,
mettant en avant une symptomatologie de programmation, incitent
à la réduction puis à l’abstention thérapeutique. C’est finalement au
« viser juste » homéostatique spontané, pourrait-on dire, que la
confiance générale est la plupart du temps accordée (2O5).

(20<) Nous comparons parfois grossièrement l’effet de certains médicaments au tir


à plombs sur une cible à balles. Le centre fonctionnel visé est en général atteint, mais
les plombs qui s’écartent provoquent à leur tour des dysfonctionnements qu’on
cherche encore à réparer par de nouveaux tirs à plombs, ainsi de suite.
C205) Il n’en va pas de même lorsqu’une chronicité demande la mise en œuvre
permanente d’un système d’excitations ou de pare-excitations.
134 LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES

g) Pour diverses raisons tenant soit à une atonie fondamentale,


soit à la venue d’une dépression essentielle, soit à l’affaiblissement
du tonus instinctuel en rapport avec le vieillissement, et sans que
l’état général d’apathie ait été suffisamment apprécié par le médecin
(par manque d’informations ou à cause d’un état précomateux ou
comateux du malade), certains individus de tout âge se montrent
comme figés dans des systèmes de répétition automatique au cours
d’épisodes pathologiques, aucune programmation ne se faisant
spontanément jour. Le seul soutien thérapeutique, le seul accompa­
gnement des automatismes fonctionnels ne permet alors ni n’amorce
la réorganisation du malade. Le médecin a le sentiment d’un
mauvais pronostic sans qu’aucune donnée objective ne puisse
fonder ce sentiment.
Les excitations aux programmations s’imposent en ces cas sur tous
les plans. Mais que faire? La collaboration d’un psychothérapeute
averti et attentif aux moindres mouvements psychosomatiques du
malade paraît nécessaire. Cette collaboration, ayant en vue l’ensem­
ble des problèmes fonctionnels de l’individu, y compris celui des
plus hauts niveaux évolutifs en cours, peut être de nature très
variée, dans les divers styles que nous avons signalés, s’adressant
autant au nourrisson qu’à l’enfant, qu’au déprimé essentiel, qu’au
sujet âgé.
h) En dehors du vieillissement, les programmes de reconstruc­
tion d’un individu, en un moment donné, sont théoriquement les
mêmes que ceux de son évolution antérieure. D’importants change­
ments d’ordre psychosomatique ont cependant pu survenir dans la
vie du patient, du fait par exemple :
— de longues maladies,
— de la chronicité d’une affection (diabète),
— de lésions plus ou moins compensées (infarctus du myocarde),
— d’insuffisances fonctionnelles (sensorio-motrices),
— de mutilations accidentelles ou post-opératoires,
— des conséquences sociales que ces changements ont la plupart
du temps entraînées.
Une modification des programmes serait souhaitable à plusieurs
niveaux. Elle reposerait sur une modification des représentations
préconscientes de l’individu, lesquelles tiendraient compte des
transformations subies et de l’état nouveau. Sans cette modification
des programmes, le sujet a des chances en effet de se trouver en
proie à des blessures narcissiques fréquentes sinon permanentes
dont nous connaissons l’effet désorganisateur général.
Or, le processus souhaité met en jeu le deuil d’un certain nombre
d’aptitudes et de prétentions antérieures, c’est-à-dire l’élaboration
du complexe de castration, et parfois la mobilisation des représenta-
LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 135

tions spatiales du corps propre. Il n’est pas toujours à la portée des


intéressés.
L’intervention psychothérapique paraît alors indispensable, dans
les conditions souvent difficiles que nous avons soulignées à
plusieurs reprises, tenant à la fois compte de la structure et de l’état
actuel du malade, le psychothérapeute ayant particulièrement à
l’esprit les diverses formes de ce qui a manqué et de ce qui manque à
l’autre, davantage encore sur le plan des représentations que sur
celui de la réalité.

Nous avons seulement entrevu, sans ordre défini, quelques-unes


des difficultés du médecin quant à l’évaluation des niveaux fonction­
nels concernés par une maladie, quant à l’appréciation de l’évoluti­
vité de cette dernière, quant à l’estimation de l’état d’automation ou
de programmation des fonctions mises en cause, jugements dont
dépend la conduite thérapeutique.
Nous ne pensons pas avoir apporté d’informations médicales
nouvelles. Notre ambition était seulement de provoquer une vision
plus claire parce que plus univoque de certains phénomènes
pathologiques envisagés dans notre perspective théorique.
La fonction médicale repose en grande partie sur la disponibilité,
l’intuition, l’attention, la vigilance du médecin, sur son adaptation
sans cesse renouvelée à l’état du malade. Elle évoque par moments
la fonction maternelle. L'équilibre affectif du médecin demeure
primordial dans l’exercice de sa fonction.
n
LES RÉGRESSIONS

L’emploi du terme « régression » implique la reconnaissance de


courants évolutifs et de courants contre-évolutifs. Le retour des
régressions aux points de fixation, combiné à l’inclusion de mécanis­
mes de régression dans les phénomènes de fixation, nous invite
personnellement à toujours avoir présente à l’esprit l’infinité
évolutive, quel que soit le champ de notre intérêt immédiat (1).
Dans le cadre des Mouvements Individuels de Vie et de Mort, la
plupart des événements pathologiques s’inscrivent sous le signe de la
régression.
Les régressions rejoignent d’une manière complexe les fixations
fonctionnelles de l’évolution, fixations phylogénétiques, héréditai­
res et ontogénétiques. Souvent inattendues, surprenantes, mais
d’une relative stabilité, les régressions attirent l’attention et provo­
quent la description, davantage que ne le font les fixations la plupart
du temps entraînées dans le courant évolutif (!).
Parce qu’on peut décrire autant de variétés de régressions qu’on
peut découvrir de perspectives sur un même phénomène, et grâce au
sens évolutif du concept, les régressions représentent le moyen idéal
d’étude analytique et de classification des fonctions et des relations
interfonctionnelles psychosomatiques.

DIVERSITÉ DES FIXATIONS ET DES RÉGRESSIONS


IMPLICATIONS ÉVOLUTIVES

Notre travail se rallie à l’esprit de l’élaboration freudienne qui


envisagea finalement trois catégories de régressions : topiques,
temporelles et formelles.

(*) Cf. Tome I, p. 115 et suivantes.


138 LES RÉGRESSIONS

De manière complémentaire, notre étude nous a fait présenter


trois autres types de régressions :
1. Des régressions fonctionnelles d’allure classique, s’étendant
cependant en deçà du champ de la vie mentale le plus habituelle­
ment considéré, pour rejoindre jusqu’à des événements somatiques
prénataux, d’ordre immunologique par exemple. De manière moins
classique nous avons distingué les aspects globaux ou partiels de ces
régressions.
2. Des régressions intra-systémiques, menant chaque fonction de
l’état de programmation à celui d’automation, régressions dont le
rôle s’avère majeur dans l’organisation des fixations premières
comme dans l’établissement des régressions fonctionnelles classi­
ques.
3. Des régressions dans l’organisation même du noyau de l’in­
conscient, susceptibles de déterminer une préséance générale de
l’automation sur la programmation aux différents niveaux de vastes
ensembles fonctionnels.
Dans le même temps, grâce au repérage des divers types de
régressions, nous envisagions :
1. L’importance des fixations, à partir des plus archaïques, pour
l’avenir de l’individu et pour l’avenir de son organisation psychique
elle-même. L’existence d’un axe évolutif central, de chaînes latéra­
les, de dynamismes parallèles.
2. Les mécanismes les plus précis des fixations fonctionnelles. Le
parti que pouvaient tirer de la connaissance des automations et des
programmations, la fonction maternelle, les fonctions psychothéra­
pique et médicale.
3. La présence à l’intérieur de l’organisation inconsciente, de
fixations se référant à des données évolutives élémentaires auxquel­
les s’accrochent phylogénétiquement les « fantasmes originaires ».
L’hérédité, la vie intra-utérine et la petite enfance enchaînent à
celles-ci d’autres fixations. L’ensemble ainsi déterminé se montre
susceptible d’accorder une qualité individuelle aux Instincts de Vie
que représente l’inconscient C2).
Dans le même temps encore, nous constations que tous ces types
de régressions se conjuguaient entre eux de façon très compliquée :

(*) La notion, subjective, de « qualité » des Instincts de Vie, en rapport semble-


t-il avec le tonus de ceux-ci, inclut la notion de « rythme » individuel à laquelle nous
avons fait allusion (note 160). Il serait intéressant (à partir, entre autres, d’une
étude clinique du vieillissement) d'approfondir les rapports généraux et particuliers
entre les changements de régime du tonus des Instincts de Vie et les changements de
régime du rythme automation-programmation, selon l’âge. (Cf. Lettre à Lou
Andreas-Salomé, du 10 mai 1925, p. 390-391, Sigmund Freud, Correspondance,
Gallimard, Paris 1966.)
LES RÉGRESSIONS 139

1. L’évolution fonctionnelle d’un individu à partir de la mosaïque


première peut affecter schématiquement la forme d’une pyramide,
la succession des fixations s’inscrivant sur des chaînes l’une centrale
le plus souvent, les autres latérales qui la rejoignent, l’assemblage
laissant sur ses flancs des dynamismes parallèles.
Cependant la valeur d’une fixation dépend :
— De l’alternance intra-systémique automation-programmation
propre à la fixation, alternance soumise pour une part aux aléas du
moment, et pour une autre part plus essentiellle au rythme initial du
sujet ainsi qu’aux modifications imprimées à ce rythme, au moment
en cause, par le passé post-natal du sujet.
— Des multiples chaînons fonctionnels antérieurs, dont les
modalités de fixation ont été soumises chaque fois aux vicissitudes
du moment.

Reprenons l’exemple passé (3) d’une névrose de caractère dont le


système régressif majeur des défenses est de type anal. La valeur de la
régression dépend essentiellement de la valeur de la fixation correspon­
dante. Or cette dernière s’est organisée :
a) Selon les circonstances du vécu par le petit enfant, disons de sa
troisième année. L’inconscient et le rôle effectif de la mère et de l’entourage
ont joué sur les modalités intra-systémiques du deuxième stade anal,
favorisant de manière judicieuse ou non le développement du sujet ou, dans
l’autre sens, retenant avec plus ou moins d’ardeur ce dernier sur ses
organisations du moment.
b) Selon la qualité vitale générale des mouvements intra-systémiques du
sujet, qualité liée à toute l’évolution archaïque, héréditaire, puis pré- et
post-natale de son inconscient.
c) Selon les fixations antérieures des chaînons appartenant aux lignes
évolutives qui se sont groupées en préparant la formation du stade anal (il
s’agit de racines du faisceau central commun, auquel prend éminemment
part la seconde phase du stade anal). Or chaque fois, pour chaque chaînon
ayant eu place dans la préparation du stade anal (donc au moins sur les
lignes concernant le regroupement des zones érogènes, l'organisation
sensoriomotrice, le développement du langage), l’ensemble des problèmes
de fixation que nous évoquons s’est posé. Des aléas secondaires ont pu
survenir aussi et modifier la situation, accompagnant des troubles digestifs
d’origine essentiellement fortuite ou leur succédant, par exemple. L’ensem­
ble enfin ressortait en permanence de la qualité d’une fonction maternelle à
la fois en rapport avec ses bases et avec l’impact des événements traversés.
(Rappelons que la mise en forme du caractère anal subira par la suite les
influences considérables des différentes fixations qui se produiront avec le
complexe de castration, la période de latence et l’organisation œdipienne

0 Ct. T. I, p. 138, 140, 145.


140 LES RÉGRESSIONS

génitale, dont la nature dépendra pour une part des phénomènes évolutifs
que nous venons d’évoquer.)

2. Nous avons noté le parti qu’on pouvait tirer du dehors


(fonctions maternelle, psychothérapique, médicale) de la connais­
sance des automations et des programmations. Nous avons, ce
faisant, souligné l’influence immédiate d’éléments extérieurs à
l’individus sur les mouvements intra-systémiques, donc sur la
fixation des fonctions. Or une fixation fonctionnelle n’engage pas
seulement les caractéristiques des stades évolutifs qu’elle concerne,
elle privilégie également certaines lignes évolutives par rapport aux
autres.

Nous poursuivons avec l’exemple précédent :


La mère du sujet en cause, pour divers motifs, à son insu le plus souvent,
aurait pu contrarier de façon sérieuse l’organisation intra-systémique de la
seconde phase anale de son enfant (laquelle se serait communément établie
en d’autres circonstances). Cela, soit en retardant (ou en cherchant à
dépasser trop vite) l’établissement de ce stade, soit en retardant (ou en
cherchant à dépasser trop vite) la formation d’un des systèmes fonctionnels
nécessaires à l’épanouissement naturel de ce stade — en perturbant le cours
spontané de l’évolution visuelle, par exemple. En ce cas, la fixation du
second stade anal n’aurait pas eu la même densité, pouvant s’avérer
incapable, lors des difficultés ultérieures de l’individu, d’appeler une
régression ou de soutenir celle-ci aux passages contre-évolutifs (la fonction
psychothérapique aurait également dans ce cas quelque mal à s’établir à ce
niveau régressif).

3. La qualité des Instincts de Vie représentés par l’inconscient est


susceptible, dès le départ individuel, de donner une allure particu­
lière, un rythme personnel et significatif, à l’alternance des automa­
tions et des programmations, donc à la physionomie des fixations.
Or cette physionomie joue un double rôle, direct et indirect (par les
diverses interventions extérieures qu’elle provoque), dans le choix
même des lignes évolutives.

Continuons avec un exemple voisin du précédent en supposant, dès la


naissance du sujet, l’existence d’une dominance intra-systémique nette des
programmations sur les automations fonctionnelles, dominance signalant
d’emblée une électivité structurale de type hystérique, laquelle va se
poursuivre. Cette caractéristique diminue la densité des fixations, donc la
solidité des défenses régressives (diminution de densité vitalement compen­
sée, chez l’individu, par une mobilisation rapide des régressions égale à la
mobilité évolutive des fixations). La relative légèreté des fixations fonction­
nelles antérieures et de celle du deuxième temps du stade anal lui-même se
conjuguant, le sujet démuni des lignes évolutives essentielles à la formation
LES RÉGRESSIONS 141
du faisceau évolutif mental risque spontanément de s’orienter vers un
caractère hystérique surtout marqué du sceau du comportement.
La fonction maternelle peut alors, globalement, prendre deux aspects
théoriquement opposés :
Donnant un poids convenable aux automations répétitives du stade
évolutif en cause (trop de poids risque de provoquer une régression chez
l’enfant et de favoriser la mise en avant du programme du stade précédent),
l’équilibre psychique final du sujet peut être amélioré, le stade anal se
montrant seulement très teinté d’hystérie.
Si dans l’autre sens la mère profite des ouvertures spontanées de l’enfant
aux programmations pour agrandir le champ de celles-ci, la dominante
hystérique va s’en trouver renforcée et la seconde phase du stade anal sera
vraisemblablement escamotée dans sa valeur mentale structurante.
Or il faut, dans ce problème, considérer non seulement la tendance intra-
systémique profonde de la mère dont le rythme naturel favorise plus
spécialement les automations ou les programmations, mais aussi les
réactions inconscientes et effectives de la fonction maternelle (dont nous
connaissons la complexité) devant les tableaux successifs présentés par un
enfant qui tend spontanément et en permance aux programmes et aux désirs
nouveaux.

Les quelques notes qui précèdent nous ont permis de rassembler,


en les illustrant brièvement, certains points théoriques majeurs qui
concernent les fixations et les régressions. La réalité est sans doute
plus complexe.
Même sans parler davantage ici des aventures ordinaires de la
fonction maternelle, et de celles d’un entourage plus général de
l’enfant sur lequel nous sommes trop rapidement passé, nous
n’avons pas suffisamment tenu compte des accidents de fortune,
finalement bénéfiques ou non, susceptibles de survenir à l’enfant,
comme à la mère, comme au milieu familial, événements capables
de modifier sensiblement les données évolutives envisagées, et de la
sorte le cours du développement.
Un certain nombre de phénomènes accompagnant les régressions
et distinguant celles-ci des fixations n’ont pas été précisés. Ces
phénomènes se sont trouvés envisagés antérieurement dans notre
travail (4), comme s’est trouvé abordé le jeu intra-systémique des
régressions (5). D’innombrables inconnues théoriques subsistent
cependant, ne serait-ce que dans nos perspectives elles-mêmes (6).

(4) Cf. T. I, Complexité des régressions, p. 136.


(5) Cf. L’intervention médicale, p. 128.
(*) Un exemple : le jeu intra-systémique au niveau d’une régression quelconque ne
reproduit sans doute que de loin le jeu intra-systémique de la fixation correspon­
142 LES RÉGRESSIONS

Nos exemples ont finalement visé l’organisation psychique


individuelle. Cette pente était pour nous naturelle qui tenait à la fois
compte du secteur le plus important de nos connaissances et de la
place privilégiée de l’économie mentale dans l’économie psychoso­
matique (7). Cela ne dérange pas le but de notre travail qui réside
bien entendu dans la découverte de perspectives psychosomatiques
déterminées (celles, futures, de l’immunologie par exemple), mais
qui prétend surtout, ici, analyser et définir le mieux possible, jusque
dans leurs détails, les principes des mouvements évolutifs et contre-
évolutifs, pour ouvrir la route à l’utilisation de ces principes de
fonctionnement aux recherches psychosomatiques même les plus
localisées (8).

Les régressions dépassent donc dans leur complexité les formules


que nous envisagions d’abord (9). Dans l’analyse psychosomatique
de chaque cas clinique, il conviendrait idéalement de tenir compte,
en effet, des nouvelles dimensions régressives qui nous ont été
révélées.
On conçoit qu’un travail exécuté dans ces conditions, permettant
l’approximation des fixations correspondantes aux diverses régres­
sions constatées chez un malade déterminé, aboutirait à une
connaissance considérable de l’organisation fonctionnelle du per­
sonnage en cause. On conçoit plus loin que la somme des notations
concernant de la même manière les fixations, appréhendées cette
fois par l’examen analytique d’un grand nombre de sujets provenant
d’une multiplicité de milieux (raciaux entre autres), ainsi que les
classifications évolutives des fonctions qui ne manqueraient pas de
s’établir, aboutiraient à une connaissance considérable des organisa­
tions psychosomatiques de l’espèce humaine.
Presque tout reste à faire, qui intégrerait naturellement en temps

dante. Le privilège vital accordé à la fixation dépend assurément (en dehors des
facteurs que nous avons examinés — cf. T. I, à partir de la p. 118) de la qualité
fondamentale de l’inconscient et des Instincts de Vie qui y sont représentés au
moment de la fixation. Si la régression reproduit le même jeu que la fixation et
s’assure globalement au même rythme intra-systémique, elle se trouve sans doute
différente de la fixation, néanmoins, et n'assure pas en ce cas un palier valable de
réorganisation lorsque le tonus général des Instincts de Vie représentés par
l’inconscient a diminué du fait du vieillissement ou d’une dépression passagère non
compensée par exemple, même sans qu’existe une régression inconsciente au niveau
de l’automation.
O Cf. T. I, p. 87.
f) Cf. T. I, p. 112.
O Cf. T. I, p. 136.
LES RÉGRESSIONS 143

voulu les découvertes de la biologie humaine et de la médecine,


jusque-là fatalement éparses et fragmentaires. Ces découvertes en
trouvant pécisément leur place prendraient alors tout leur sens.

RÉGRESSIONS GLOBALES ET RÉGRESSIONS PARTIELLES


INTÉRÊT D’UNE DISTINCTION THÉORIQUE

Laissant provisoirement de côté les notions de régressions intra-


systémiques et de régressions du noyau de l’inconscient, nous nous
proposons plus modestement de reprendre un certain aspect du
schéma d’analyse des régressions que nous présentions au début de
cet ouvrage. Nous signalions alors que les régressions globales
s’adressaient à des structures consistantes comportant une chaîne
évolutive centrale et des systématiques de fixations-régressions,
alors que les régressions partielles demeuraient en liaison avec des
chaînes latérales (rejoignant évolutivement une chaîne centrale) et
des dynamismes parallèles (10).
Nous allons revenir un moment sur la distinction entre les
régressions globales et les régressions partielles, en mettant en avant
les incidences pratiques de cette distinction. Au cours des investiga­
tions, l’appréciation du global et du partiel régressifs détermine en
effet les modalités différentes des éventuelles thérapeutiques. Notre
exposé, s’appuyant sur le cas de patients en consultation à l’occasion
de symptomatologies allergiques (ll), découvrira pendant ce temps
un certain nombre de perspectives théoriques. Nous soulignerons,
pour terminer, l’intérêt que présentent ces perspectives dans la
recherche.
A travers les péripéties de la relation immédiate avec le malade,
comme à travers le récit d’événements extérieurs en association avec
la relation immédiate, l’approximation progressive des régressions
puis du système fondamental, structural (autant qu’il puisse l’être
selon les âges), d’organisation du sujet, retiendra sans cesse
l’attention du consultant et gardera pour lui une place privilégiée
dans son essai de reconstruction intérieure de l’autre.
Quel qu’en soit l’aspect léger ou dramatique, le symptôme somati­
que (comme en psychanalyse le symptôme mental) a priori considéré

(,0) Cf. T. I, p. 171, 172, 173.


(n) Cf. P. Marty, Notes cliniques et hypothèses à propos de l’économie de
l’allergie. Intervention sur l’exposé de Sami-Ali. Revue Fr. de Psychanalyse, mars-
avril 1969.
144 LES RÉGRESSIONS

comme un témoignage régressif, ne prendra en effet de valeur que


par rapport au contexte économique dans lequel il sera plus tard
conçu. C’est autrement dit dans les aventures d’une trajectoire
complexe allant de l’inconscient jusqu’aux formes habituelles ou
exceptionnelles de vie du patient que le symptôme somatique,
d’ordre allergique dans les exemples qui vont suivre, devra finale­
ment trouver place.

Des malades se présentent assez souvent pour lesquels, au bout


d’un temps, la conviction s’établit qu’aucune note sérieuse d’organi­
sation psychosomatique n’existe sur une chaîne évolutive quelcon­
que, soit que les contenus inconscients s’expriment seulement par
des comportements immédiats, soit qu’une dépression essentielle
accompagnée d’une tendance à la vie opératoire indique la préva­
lence d’une automation régressive inconsciente.
Il n’est guère en ces cas de départ à faire entre régression globale
et régression partielle, en effet :
— S’il s’agit d’une névrose de comportement, c’est-à-dire d’une
insuffisance d’organisation (12), les diverses et courtes chaînes
évolutives se trouvent mal assurées entre elles. Les régressions — y
incluse celle qui concerne le symptôme allergique — ne peuvent
qu’être partielles, faiblement denses, à peine défensives et non
réorganisatrices d’une homéostase toujours en péril. La chronicité
pathologique est installée ou menaçante.
Une intervention psychothérapique, sans ambition élaboratrice et
qu’on aimerait limitée dans le temps, s’impose souvent (13). Suscep­
tible d’assurer l’organisation maximale du sujet en donnant à ce
dernier les moyens de s’exprimer (surtout inconsciemment) au cours
de relations régulières et affectivement stables, elle s’avère de ce fait
capable, avec l’amélioration de l’état du malade, de permettre la
diminution, voire la cessation du traitement médical classique.
Une thérapeutique médicale qui soutient les faibles systèmes
régressifs en place se trouve en effet fréquemment indiquée. Elle est
la plus fonctionnellement localisée et la moins toxique possible en
raison des risques de voir s’installer définitivement chez le malade
un ensemble affection + traitement.
— S’il s’agit d’une désorganisation progressive (à partir d’une
quelconque névrose de caractère) (14), où l’effacement du précons­
cient est notable sur toute la ligne, où la régression de l’inconscient à

(12) Cf. T. I, Les apparentes inorganisations, p. 174.


(*3) O. T. I, p. 233.
(,4) Cf. Les désorganisations progressives, p. 9.
LES RÉGRESSIONS 145

l’automation s’installe ou s’est installée, entraînant une dépression


essentielle et une systématique opératoire, la qualité réorganisatrice
des régressions symptomatiques, fatalement partielles, se montre,
nous le savons, contestable. On a surtout affaire à des accrochages
régressifs, d’ordre allergique dans le cas qui nous occupe, témoins
de la dégringolade contre-évolutive, sans grande valeur homéostati­
que, en danger de se voir plus ou moins rapidement dépassés par un
courant pathologique plus profond (d’essence plus archaïque)
encore.
Nous avons suffisamment insisté sur l’action psychothérapique
nécessaire, sur l’appréciation des niveaux successifs de désorganisa­
tion et sur les modalités de l’intervention médicale (15).

La plupart du temps l’investigateur, à l’aide d’une régression


majeure qu’il repère, parvient à mettre à jour une organisation
psychosomatique consistante, c’est-à-dire une ligne personnelle au
malade d’expressions et d’élaboration des mouvements de l’incons­
cient, construite selon une chaîne évolutive marquée de solides
fixations-régressions (parmi lesquelles parfois figureront, habituel­
lement ou exceptionnellement, des témoignages d’ordre allergi­
que) (16). Nous envisagerons successivement la découverte d’une
chaîne évolutive centrale commune, d’ordre mental, puis celle
d’une chaîne centrale typique de l’ordre allergique.

La mise en évidence d’une chaîne centrale commune, d’ordre


mental, chez un sujet quelconque, ne présente pas de difficultés à
l’ordinaire. Il convient toutefois de ne pas croire a priori qu’une telle
chaîne existe chez chacun et, dans ces conditions, de demeurer sans
doute davantage attentif aux manques fonctionnels du patient
(qu’on ne considérera pas automatiquement comme des défenses),
qu’à ses marques pathologiques. L’absence de sensibilité identifica-
toire, de systèmes régressifs, d’angoisses, de dépressions légères,
éveilleront ainsi la curiosité du consultant autant que les excès de ces
manifestations.
On rencontrera donc, le plus habituellement, une organisation
convenable des deux systèmes topiques, une pression pulsionnelle,
des condensations et des déplacements, des identifications et des
projections, la perméabilité d’un préconscient néanmoins vigilant,
un langage nuancé même chez un sujet fruste, des associations

(15) a. p. 86 à 93.
(16) Cf. T. I, Complexité des régressions, p. 136 et suivantes.
146 LES RÉGRESSIONS

d’idées, des souvenirs, des projets et des refoulements. On rencon­


trera également une systématique d’ordre névrotique (presque
toujours à type de caractère névrotique) impliquant la présence d’un
Surmoi (qu’on ne confondra pas avec un Moi-Idéal de toute-
puissance), des investissements et des contre-investissements, des
mouvements amoureux et des élans agressifs différemment retenus,
une organisation œdipienne enfin. L’ensemble présentera ainsi des
caractéristiques régressives de deux ordres principaux :
— Certaines seront permanentes (de type phobique le plus
souvent, ou obsessionnel par exemple), installées avec l’âge adulte
et faisant partie de la vie quotidienne du patient. Elles seront
globales en ce qu’elles auront porté sur l’évolution mentale,
organisation centrale du sujet.
— D’autres se seront manifestées par crises, à l’occasion de
difficultés affectives apparemment actuelles (touchant spécifique­
ment en fait des zones permanentes de fragilité), qui auront pu
déterminer après l’apparition d’angoisses un renforcement, une
pathologisation, si l’on peut dire, des caractères névrotiques régres­
sifs et défensifs majeurs (de type phobique ou obsessionnel dans
notre exemple) habituels au sujet et de bon aloi à l’ordinaire. On les
considérera également comme globales, agissant sur les fonctions
mentales au niveau du faisceau central commun, à l’égal des
précédentes.
C’est dans ces conditions régressives coutumières ou aiguës que la
symptomatologie allergique est apparue plus ou moins fréquem­
ment, rarement, ou qu’elle vient d’apparaître pour la première fois.
Deux éventualités cliniques, distinctes dans leur référence théori­
que, peuvent alors se présenter. L’une témoignera de l’existence
d’une chaîne évolutive latérale d'ordre allergique en liaison avec le
faisceau évolutif central commun, d’ordre mental. L’autre indiquera
l’existence de dynamismes parallèles d'ordre allergique, relativement
indépendants dudit faisceau central (17). Pour faire le partage entre
ces éventualités, le consultant portera spécialement son attention
sur deux plans :
— Celui des manifestations présentes ou passées du caractère
allergique et de l’allergie somatique chez le sujet.
— Celui de la qualité des événements ayant déclenché l’appari­
tion des symptômes. Il s’agira donc de traumatismes lesquels, nous
le savons, demeurant en rapport avec les zones fonctionnelles de
fragilité individuelle, sont susceptibles de signaler ces zones (18).

(17) Cf. T. I, Les chaînes évolutives latérales et les dynamismes parallèles, p. 144.
(“) Cf. T. I, p. 101 à 104.
LES RÉGRESSIONS 147

La présence d'une chaîne évolutive latérale d’ordre allergique sera


principalement révélée par l’apparition de traits du caractère
allergique du sujet (19) dans la relation immédiate avec le consul­
tant, soit à l’occasion de péripéties de cette relation, soit à l’occasion
du récit de divers événements. Ces traits se manifesteront la plupart
du temps par des moments d’indistinction de soi et de l’autre (on
dirait, classiquement, par des moments d’identification à l’autre),
l’autre étant représenté par le consultant, ou par divers person­
nages, souvent des proches, lors du récit d’événements exté­
rieurs.
La confusion apparaîtra surtout dans l’approximation du langage
(concernant les noms, les temps, les lieux, par exemple) qui pourra
prendre une allure onirique et dans lequel on ne reconnaîtra plus les
sujets ni les objets, à tous les sens des mots. Elle éveillera l’attention
par son apparition inopinée (qui authentifiera l’aspect partiel de la
régression) vis-à-vis d’un contexte névrotique classique (20). Le
contenu du discours, primitivement confus, spontanément ou sur
une légère sollicitation du consultant, sera vite repris et ordonné par
le patient (21).
A peu près dans les mêmes temps, on aura parfois pu assister, au
cours de l’examen, à la mobilisation puis à la disparition d’un
élément symptomatique d’ordre somatique en cause : léger mouve­
ment asthmatique, coryza spasmodique, urticaire, prurit eczéma­
teux, par exemple.
L’intérêt que le consultant portera aux traumatismes déclenchants
des régressions allergiques survenues au cours de l’examen ou
antérieurement à celui-ci, lui permettra souvent de mettre en
évidence des difficultés relationnelles, immédiates ou passées, qui
ont affectivement troublé le sujet et provoqué une brève désorgani­
sation, rapidement arrêtée par l’intervention des systèmes aigus de
régression : ordinaires (recrudescence des traits du caractère névro-

(**) Il ne s’agit pas là de traits de caractère au sens de contre-investissement, de


rejeton de l'inconscient dérivé du refoulé, mais d'expressions directes de l'incons­
cient, presque primaires.
f20) La voie latérale de type allergique court-circuite partiellement, sans les
obturer, certains étages (en particulier préconscients) de l'élaboration mentale à
partir des représentations inconscientes (cf. T. I, p. 147). Le processus d’une
expression directe de l'inconscient est ainsi différent de celui qui se présente parfois
dans certains patients, après un long travail régrédient d’analyse classique.
f21) En dehors des traits du caractère allergique directement manifestés par le
patient au cours de l'investigation, l'existence de certains autres traits de ce caractère
pourra être déduite (mais avec moins de sûreté) du mode des relations extérieures du
sujet.
148 LES RÉGRESSIONS

tique habituel), ou plus rares (apparition de traits du caractère


allergique accompagnés ou non de manifestations somatiques), les
diverses régressions défensives pouvant se combiner entre elles de
manière parfois surprenante. Les événements relationnels traumati­
ques s’avéreront souvent classiques, se référant à la notion de perte
objectale, de castration, parfois plus spécifiques de l’allergie,
comme l’incompatibilité entre deux objets investis Ç22).
Au nombre des traumatismes, le consultant retiendra parfois
encore le poids d’allergènes connus, d’ordre biologique, lesquels la
plupart du temps auront été mis en évidence et essentiellement
invoqués lors d’examens médicaux antérieurs. Il considérera alors
l’ensemble du problème et, analysant l’histoire du malade, s’aper­
cevra :
— Que les traumatismes affectifs seuls provoquent en général
une recrudescence pathologique des caractères régressifs et défen­
sifs (de type phobique ou obsessionnel) habituels au sujet, plus ou
moins accompagnée de manifestations du caractère allergique, sans
qu’apparaisse pour autant la pathologie somatique de type aller­
gique.
— Que les allergènes mis en cause ne déclenchent pratiquement
jamais seuls les symptômes somatiques.
— Que la combinaison des deux facteurs traumatiques
paraît ainsi nécessaire pour voir apparaître les troubles somati­
ques (æ).
L’existence d’une ligne latérale allergique se ralliant évolutive-
ment au faisceau central commun, d’ordre mental, s’avère ainsi
manifeste. Lors de mouvements contre-évolutifs de désorganisation
à partir de l’étage névrotique habituel, en même temps que les
symptômes deviennent plus prononcés sur la chaîne mentale, la
chaîne latérale évolutive, retrouvée dans son isolement premier
(elle n’a rejoint que tardivement le faisceau mental), s’individualise

(°) Cf. P. Marty, La relation objectale allergique, op. cit.


f23) L’auto-observation de Trousseau (citée par M. Ziwar, Revue Fr. de Psychana­
lyse 1948, vol. 12, p. 508) est à cet égard frappante : « ... croyant que son cocher
trichait dans la quantité d’avoine utilisée, il s’irrita et ordonna que l’on mesurât la
quantité d’avoine. A cette occasion il eut une forte attaque d’asthme. Le grand
clinicien fait le commentaire suivant : « Cent fois dans les rues de Paris ou sur les
boulevards, cent fois sur les grandes routes, je m’étais trouvé au milieu d’une
atmosphère de poussière bien autrement épaisse que celle que j’avais alors respirée
un très court instant. Sous l’influence morale qui déterminait chez moi l’idée d’un vol
domestique, quelque peu important que fût ce vol, mon système nerveux était
ébranlé, et une cause très petite en elle-même agit sur lui avec une excessive
intensité ».
LES RÉGRESSIONS 149

à nouveau et se manifeste de manière relativement indépendante


dans ses expressions caractérielles C24) et somatiques (23).
L’utilisation d’une telle chaîne latérale est de bon pronostic,
l’ensemble régressif des lignes évolutives centrale et latérale (auquel
s’ajoutent la plupart du temps des bénéfices secondaires) rétablis­
sant régulièrement l’homéostase et permettant une reprise évolu­
tive, une réorganisation totale du sujet.
Les mouvements schématiques de désorganisations empruntant
en même temps que la voie centrale une voie latérale, et de
réorganisations à partir d’un double palier régressif, sont très
communs. Ils ne concernent pas seulement l’allergie. On les
retrouve de manière évidente lors de baisses de ton des défenses
immunologiques, avec l’apparition puis la disparition de toutes
sortes de maladies infectieuses, en général de courte durée. Les
angines répétitives des enfants à l’occasion du départ des parents
semblent, par exemple, participer de ce système.
En présence d’une symptomatologie somatique d’ordre allergi­
que, l’existence révélée d’une chaîne évolutive latérale d’ordre
allergique, chaîne rattachée à une organisation centrale d’ordre
mental, prête à discuter d’un certain nombre d’attitudes thérapeuti­
ques.
On peut, dans une position extrême, s’abstenir d’une quelconque
thérapie. Nous avons signalé que l’homéostase, puis la réorganisa­
tion du sujet sont de règle.
On peut, à l’opposé, mettre en route une double thérapeutique :
— Une psychanalyse classique, chez les adultes. Lorsque l’orga­
nisation psychique est solide, la chaîne latérale allergique ajoute une
richesse à celle du faisceau mental. Le pronostic e§t donc, la plupart
du temps, très favorable. L’analyse, rétablissant au maximum la
libre disposition élaboratrice du sujet, aurait pour avantage, non
seulement d’éviter les régressions aiguës sur la voie mentale comme
sur la voie latérale (amenuisant ainsi au maximum l’éventualité
comme la sévérité des manifestations somatiques), mais aussi de
réduire considérablement, chez le patient, son système caractériel
névrotique régressif habituel. Par ailleurs, de ce qui rendait pleines
d’inconvénients les indistinctions passagères sujet-objet, ne subsis-

f24) Lors de doubles systèmes régressifs de cet ordre, l’un sur la chaîne mentale,
l'autre sur la chaîne allergique latérale, la juxtaposition symptomatique des traits du
caractère névrotique habituel et des traits du caractère allergique peut présenter un
ensemble clinique bizarre, certains des symptômes étant théoriquement incompati­
bles avec les autres (cf. T. I, p. 147, 148).
f25) La chaîne latérale isolée de son organisation centrale, mentale, habituelle,
devient de ce fait vulnérable aux allergènes.
150 LES RÉGRESSIONS

feraient que les qualités d’empathie du sujet. A vrai dire, c’est


rarement la présence de la symptomatologie somatique qui inter­
vient dans la décision d’analyse, mais bien plutôt le contexte des
autres bénéfices que le patient peut tirer d’un tel traitement.
— Une thérapie médicamenteuse. Elle serait sans grands dangers
et assurée de succès puisque d’une part la tolérance aux toxiques
comme aux modifications biologiques de divers ordres est grande
chez le patient, du fait de l’existence d’un solide pouvoir de
réorganisation, puisque d’autre part l’homéostase a beaucoup de
chances de se rétablir d’elle-même dans un temps plus ou moins long.
On peut encore n’engager qu’une psychanalyse.
Assez souvent, en raison de difficultés pratiques diverses, une
attitude mixte est d’abord adoptée, comportant une double surveil­
lance, analytique et médicale classique. Le psychothérapeute
comme le médecin interviennent sans qu’une analyse soit entreprise
(une relation psychothérapique plus ou moins prolongée suffit
parfois à rétablir un équilibre rompu), sans qu’une réduction à tout
prix des symptômes somatiques ait lieu. La persistance de souffran­
ces morales, ou d’intolérances physiques aux divers symptômes, fait
naturellement revenir aux thérapeutiques radicales.

La présence de dynamismes d'ordre allergique parallèles à l’orga­


nisation du faisceau évolutif mental se révélera simplement par la
séparation marquée entre le système psychique du sujet, dans lequel
on ne relèvera pas de manifestations du caractère allergique au
cours de l’investigation (ni à l’occasion des péripéties de la relation
immédiate avec le consultant, ni à l’occasion du récit d’événements
extérieurs), et la symptomatologie somatique. L’évocation de cette
symptomatologie par le patient apparaîtra ainsi surprenante. La
pathologie somatique ne succédant aucunement à des traumatismes
affectifs semble presque inappropriée à l’ensemble du sujet. Elle
demeure immuable pendant la durée de l’examen.
L’attention du consultant se dirigera alors vers l’existence de
traumatismes qu’il situera (ou qui la plupart du temps auront été
déjà situés) dans la rencontre du patient avec des allergènes de
nature souvent peu évoluée même, d’ordre physico-chimiques.
Le problème thérapeutique appartient au domaine médical classi­
que, une psychothérapie de quelque ordre qu’elle soit ne présentant
pratiquement aucun intérêt au niveau de la pathologie somatique.
Les traits du caractère allergique et la symptomatologie somatique
des chaînes évolutives latérales, comme la symptomatologie somati­
que des dynamismes parallèles, apparaissent classiquement comme
des « clivages ». Nous venons de donner la dimension évolutive de ces
clivages (Cf. T. I, p. 155 et suivantes).
LES RÉGRESSIONS 151

La mise en évidence d’une chaîne centrale typique de l’ordre


allergique ne présente guère, non plus, de difficultés C26).
Les mouvements de désorganisation et de réorganisation s’effec­
tuent à l’intérieur d’une épaisseur régressive spécifique, différente
de celle des névrosés de caractère, laquelle s’est constituée au long
du faisceau central commun d’ordre mental.
La chaîne évolutive allergique est composée de fixations dont les
plus archaïques se situent à nos yeux autour d’organisations
immunologiques du fœtus, quand ce n’est autour d’organisations
héréditaires transmises au fœtus, et dont les plus récentes se situent
au niveau de l’organisation du caractère allergique.
Selon nos hypothèses actuelles, nous trouvons donc pour le
principal, et approximativement dans l’ordre évolutif de cette
chaîne (?) :
— Des fixations immunologiques chez le fœtus.
— Des fixations de fonctions prenant pour la plupart valeur
nouvelle autour de la naissance. Elles préciseront ultérieurement la
pathologie des régressions somatiques.
— Des fixations d’ordre sensorio-moteur dont nous connaissons
mal la nature. Celles-ci, instituant vraisemblablement un sentiment
particulier, atypique, du corps propre, vont perturber l’organisation
habituelle des représentations successives de l’espace et du
temps (2S). Les perturbations en cause seront elles-mêmes en partie

(*) Comme nous avons exposé à plusieurs reprises les problèmes concernant
l’allergie essentielle, tant au cours de publications antérieures que dans le Tome I de
cet ouvrage (p. 142 à 144), nous nous bornerons à rappeler les points majeurs de ces
problèmes.
Cf. P. Marty, La relation objectale allergique, op. cil.
Cf. également : Rev. Fr. de Psychanalyse, mars-avril 1969 :
— Sami-Ali, Etude de l’image du corps dans l’urticaire.
— M. Fain, Réflexions sur la structure allergique.
— P. Marty, Notes cliniques et hypothèses à propos de l’économie de l’allergie.
Dans l'envisagement actuel des maladies de l’immunité, ce que nous avons désigné
en 1957 sous le nom d’ « allergie essentielle » semble recouvrir au point de vue
clinique une partie des asthmes, des eczémas atopiques, des rhinites spasmodiques,
des urticaires et des œdèmes de Quincke et, au point de vue biologique, les
hypersensibilités de type I dans la classification de Gell et Coombs (cf. J.F. Bach,
Immunologie. Flammarion, 1974).
f27) Dans une chaîne évolutive, rappelons-le, les fixations antérieures ont un
pouvoir relativement déterminant sur la nature et sur la qualité des fixations
ultérieures, une autre partie de ce pouvoir appartenant longtemps à la fonction
maternelle.
(“) L’absence d’angoisse du nourrisson à la vue du « visage de l’étranger », visage
différent de celui de la mère, vers l’âge de huit mois, constitue sans doute l’un des
premiers témoignages du processus en cours.
152 LES RÉGRESSIONS

responsables du court-circuit, ici considérable, qui se produira au


niveau de certains secteurs fonctionnels du préconscient et qui
réduira amplement, s’il ne la rend pas impossible, l’organisation
d’un Moi classique. Une grande et permanente familiarité des sujets
avec leur processus primaire, ainsi que l’absence de barrage devant
les expressions presque directes de leur inconscient, résulteront de
ce déroulement évolutif (30).
— Une organisation très particulière du caractère (système
régressif majeur), qui adjoint aux traits précédents :
— Une indistinction entre soi et les autres auxquels les sujets
s’intéressent, qu’ils investissent affectivement, indistinction pro­
fonde parfois à peine camouflée par la connaissance secondaire de
l’identité d’autrui. Cette indistinction constitue la base d’une
étonnante faculté d’empathie.
— Une grande facilité d’établir des relations en général (avec
les plantes, les animaux) et des relations humaines en particulier.
Les sujets signalent avec une naïve coquetterie le fait que de
nombreuses personnes (« Je ne sais pas pourquoi ! ») s’adressent à
eux spontanément et à tout propos.
— Une aptitude étonnante à remplacer l’investissement d’un
objet par celui d’un autre objet découle des deux caractéristiques
précédentes dans les périodes de bon fonctionnement du système
allergique.
— Une absence d’agression envers les autres. Seule une
séparation immédiate du sujet avec les objets primitivement investis
a lieu lorsque ces objets se montrent par trop étrangers au sujet.
L’investissement de nouveaux objets succède habituellement de
façon rapide à cette séparation. Toutefois, dans les périodes de
mauvais fonctionnement du système allergique (lors d’accumula­
tions traumatiques désorganisantes par exemple), le déplacement de
l’investissement affectif peut se trouver freiné, voire paralysé.
— Une représentation de la mère-idéale, représentation dont
le niveau mental est difficile à apprécier. Le décalage ressenti par les
sujets entre eux-mêmes ou, surtout, entre un autre (leur propre

(®) Il nous est encore difficile de définir topiquement ces secteurs fonctionnels du
préconscient, tant dans le sens progrédient des moyens d’accès à la conscience que
dans le sens régrédient des processus de refoulement, de déni, de censure. La liaison
des mots et des choses, dominée, semble-t-il, par l’affect des représentations
inconscientes, se montre de toute manière souvent mal assurée chez les allergiques
essentiels type pour qui l’extérieur et l’intérieur, les autres et soi, peuvent se trouver
confondus, et avec lesquels en définitive on a le sentiment de ne pas toujours parler le
même langage.
A cet état de choses s’allie sans doute une fixation au niveau du processus
primaire qui constitue le point d’appel d’éventuelles régressions.
LES RÉGRESSIONS 153

mère par exemple) et cette représentation, se traduit par un conflit


intérieur déchirant et désorganisant.
— De cet ensemble de traits de caractère ressort communément
une manière de vivre des allergiques essentiels qui cherchent à
s’occuper d’êtres chers, néanmoins interchangeables, soit selon la
demande de ceux-ci, soit selon leur propre préférence : nourrir,
loger, se visiter, échanger des cadeaux. Des vocations, certaines
curieusement spécialisées, peuvent en découler, qu’on rencontre
dans les domaines de garde ou d’enseignement d’enfants ou
d’adultes, ou dans les domaines médicaux, paramédicaux, psy­
chothérapiques.
La facilité d’expressions primaires se trouve quelquefois à la base
d’excellentes productions artistiques.
Les traits majeurs du caractère allergique, ainsi regroupés au
maximum, constituent pour la plupart des mécanismes de défense
efficaces, soit en raison de la facilité de leur mobilisation, soit en
raison de leur consistance lorsque les objets investis répondent aux
désirs inconscients des sujets. Ces mécanismes de défense impli­
quent cependant une vulnérabilité aux traumatismes spécifiques que
nous connaissons (31) :
— La persistance ouverte de l’étrangeté de l’autre (lorsqu’il est
habituellement investi) par rapport au sujet, ou par rapport à la
représentation de la mère-idéale.
— L’incompatibilité ouverte entre deux objets habituellement
investis.
Seul le retrait des investissements précédents accompagné de
nouveaux investissements est susceptible d’éponger les traumatis­
mes. Le processus ne peut cependant se dérouler qu’à une double
condition :
— que le mécanisme du déplacement affectif habituel ne soit pas
enrayé (comme il advient lors de surcharges désorganisantes),
— que les objets substitutifs éventuels d’investissement soient
proches dans l’espace, et convenables (qu’ils ne s’éloignent point
trop de la nature des précédents) (32).
Lorsque, à partir de l’organisation du caractère allergique, le
processus défensif désinvestissement-réinvestissement ne peut se
dérouler de manière appropriée, une désorganisation plus profonde
du sujet survient. Celle-ci voit apparaître la symptomatologie
somatique d’ordre allergique, parfois — rarement en définitive —

(31) Les sujets « sentent » en effet tout des autres, mais ne peuvent se dégager de
ceux-ci.
f32) Une « désensibilisation » progressive est ainsi susceptible de s’effectuer par
paliers.
154 LES RÉGRESSIONS

suivie à plus ou moins long terme d'épisodes confuso-oniriques.


L’épaisseur régressive habituelle aux allergiques essentiels se trouve
ainsi circonscrite, qui se compose de régressions globales en ce
qu’elles touchent à l’axe central d’organisation des sujets.
L’apparition d’une symptomatologie somatique, ici chez les
allergiques essentiels, nous ramène à notre perspective de départ
concernant les choix thérapeutiques selon les qualités globale ou
partielle des régressions en cause.
A des régressions globales, pourrait-on dire, conviennent des
thérapeutiques globales. Comme à l’habitude, celles-ci sont à
considérer sous les deux angles psychothérapique et médical.
Sous l’angle psychothérapique, on pense en premier lieu à mettre
en route une psychanalyse classique. Bien des choses y engagent, en
apparence : la proximité du malade avec son inconscient, sa vie
affectivement riche, un transfert positif rapide, des traumatismes
lisibles, un désir évident de collaborer.
La psychanalyse entreprise, l’indication de cette thérapeutique
semble encore justifiée : la symptomatologie somatique cesse ou
s’apaise rapidement, les conflits les plus classiques apparaissent les
uns après les autres et semblent se résoudre. L’adaptabilité du sujet
à son analyste constitue en fait un leurre, celui-ci étant suivi dans sa
quête par celui-là, comme une ombre amoureuse, jusque dans les
méandres de l’inconscient et malgré de nombreuses et classiques
frustrations (« Cela encore, je sais que vous le faites pour mon
bien ! ») (33). Si les frustrations deviennent trop importantes (si
l’étrangeté de l’autre, l’analyste, persiste ouvertement), le sujet
désinvestit son thérapeute et quitte le traitement. Si l’analyste met
fin à la thérapeutique, dans les conditions qu’il juge convenables,
même au bout d’un long temps, sans que le patient ait retrouvé un
nouvel objet extérieur d’investissement, la symptomatologie somati­
que démarre à nouveau. La psychanalyse ne modifie pas les
éléments majeurs de l’organisation allergique essentielle. L’analyste
constitue seulement, la plupart du temps, un objet parfait d’investis­
sement qui lève de ce fait les misères de son malade.
Une voie psychothérapique relativement précise se trouve ainsi
déterminée par la structure même des patients. Elle ouvre sur deux
perspectives majeures :
— Offrir aux sujets, avec la personne du thérapeute-psychana­
lyste, un objet d’investissement affectif particulièrement assimilable.
— Faire œuvre prophylactique.

C33) Nous avons signalé l'approximation du langage des sujets pour qui, de plus, les
mêmes mots peuvent sans doute, selon les moments, signifier des choses profondé­
ment différentes.
LES RÉGRESSIONS 155

Il convient en effet d’avertir les sujets de leurs mouvements


inconscients et de les prévenir du danger sans cesse renouvelé de
leurs saisies objectales inconsidérées, comme de la vanité de leurs
aménagements objectaux. L’analyse des traumatismes passés et
actuels (y inclus les traumatismes provoqués par la psychothérapie)
conduit en particulier le traitement
Quoique la sexualité infantile joue le rôle qu’on lui connaît dans
l’organisation de conflits classiques et quoique le sens latent de
désirs précis puisse, à travers rêves, fantasmes et comportements,
se dégager de l’inconscient des allergiques essentiels type, le
psychothérapeute réduit rapidement ses illusions quant à l’avenir
des interprétations qu’il donne. La voie d’accès à l’organisation
d’une seconde topique classique semble obturée au niveau du
préconscient et, pour émerveillés qu’ils soient des interprétations de
l’analyste, les sujets n’élaborent pas celles-ci jusqu’à les assimiler.
Elles demeurent surtout à l’état d’informations utilisables, d’acquisi­
tions intellectuelles faisant partie de l’acquisition affective du
thérapeute, que le patient gardera en lui comme un viatique vital
tant qu’il gardera en lui son thérapeute.
Un tel traitement, le plus souvent très bénéfique, s’effectue à une
cadence régulière mais peu rapide pour éviter les difficultés
ultérieures, particulièrement sensibles, des séparations. Le théra­
peute-psychanalyste reste à la disposition des patients après la fin du
traitement qui se produira lorsque ceux-ci, rassérénés, auront
investi des objets extérieurs sûrs et stables (autant qu’on puisse le
penser), correspondant au plus près à leurs désirs inconscients.
Malgré les à-coups régressifs qui se produisent, qui mettent à jour
une symptomatologie somatique, et qui nécessitent autant d’inter­
ventions psychothérapiques, la structure allergique essentielle impli­
que régulièrement un bon pronostic vital.
Sous l’angle médical classique, c’est encore une thérapeutique
globale qu’on envisage habituellement, et dont l’efficacité rapide est
à peu près certaine. Ne modifiant pas l’organisation profonde du
sujet, elle joue un rôle provisoire, à portée antisymptomatique,
mais d’un intérêt parfois capital. Les médecins connaissent néan­
moins les risques d’une ordonnance médicamenteuse permanente
lorsque son effet porte sur des organisations biologiques fondamen­
tales. Le plus souvent la thérapeutique médicale classique intervien­
dra donc électivement aux moments des difficultés somatiques
aiguës, laissant au psychothérapeute les soins d’une cure prolongée
et des fins de traitement (34).

C34) Chez certains malades graves particulièrement démunis de possibilités d’inves­


tissements affectifs, traités à l’hôpital, la sortie du service peut s’avérer périlleuse. La
156 LES RÉGRESSIONS

Nous venons de mettre en valeur les éléments qui, après


l’apparition d’une symptomatologie somatique d’ordre allergique,
permettent de distinguer entre elles : les régressions partielles des
névroses de comportement, les régressions partielles peu accrochées
des désorganisations progressives, les régressions partielles de
névroses de caractère inscrites pour le principal sur l’axe évolutif
mental, les régressions globales de l’allergie essentielle enfin. Nous
avons indiqué chaque fois l’orientation souhaitable des thérapeuti­
ques.
Au cours d’une investigation, la découverte de l’organisation
structurale du malade comme celle des événements traumatiques
ayant déclenché la désorganisation au point que s’installe une
symptomatologie somatique, n’est pas toujours aisée néanmoins.
Deux types particuliers de malades vont à ce propos retenir
brièvement notre attention, chez lesquels l’apparent classicisme du
caractère allergique, pris pour régression majeure d’un système, fait
croire aux régressions globales d’une organisation allergique essen­
tielle, cependant qu’il s’agit :
— Dans un premier cas, de régressions partielles sur une ligne
latérale allergique aux fixations relativement denses.
— Dans un second cas, d’accrochages régressifs partiels (mais
relativement marqués en raison de l’existence antérieure d’une ligne
latérale allergique) lors du morcellement fonctionnel d’une désorga­
nisation progressive.
La discrimination insuffisante des divers éléments cliniques et
sémiologiques qui révèlent l’économie des patients est alors suscep­
tible — surtout dans le second exemple que nous donnons — de
conduire à des erreurs de traitement. Si, en effet, on était en
présence de régressions globales sur une chaîne allergique centrale,
comme on le croit lors de l’investigation des sujets, les thérapeuti­
ques globales habituellement indiquées seraient envisagées avec
sérénité : une psychothérapie de longue portée d’une part, une
éventuelle thérapeutique médicamenteuse provisoire d’autre part.
Or, il s’avère que :
— Dans le premier cas, lorsque l’organisation mentale est solide,
il n’y a souvent pas plus d’intérêt à traiter médicalement le
symptôme somatique qu’il n’y a d’intérêt lointain à engager une
psychothérapie à cadence peu rapide et pleine de précautions. Si

présence d’un psychanalyste qui entreprend une psychothérapie chez ces malades
pendant leur hospitalisation et qui la poursuit après la sortie a toute chance d’éviter
les dangers encourus.
LES RÉGRESSIONS 157

l’on ne s’abstient pas de thérapeutique, et si n’existent pas d’impos­


sibilités pratiques, la psychanalyse classique, indiquée, s’avère
finalement le traitement à tout point de vue le plus économique.
— Dans le second cas où il s’agit d’un accrochage régressif,
marqué en raison de l’existence antérieure d’une ligne latérale
allergique, mais doublement partiel puisqu’il se produit aussi au
cours du morcellement fonctionnel d’une désorganisation progres­
sive, la présence de traits du caractère allergique donne, à tort,
confiance en l’existence d’une régression globale. Le psychothéra­
peute risque en effet d’engager la relation en analysant tranquille­
ment les traumatismes et les mouvements inconscients du sujet que
ces derniers impliquent, comme le médecin risque d’instituer un
traitement à moyen terme, alors que la dégringolade fonctionnelle
progresse et que la surveillance des étages biologiques élémentaires
s’impose. La plupart du temps, il est vrai, une dépression essentielle
notable ainsi qu’une multiplicité plus ou moins récente d’affections
de divers ordres révélées par l’anamnèse, laissent le consultant
perplexe et le conduisent à renouveler les examens.

RÉFLEXIONS

L’étude progressive de l’existence individuelle ne peut se passer


d’une recherche analytique permanente des différents types de
régressions. Au-delà de Freud, nous essayons de poursuivre ce
travail dans le domaine psychosomatique.
De la distinction entre régressions globales et régressions partiel­
les que nous venons de faire à propos de l’allergie, et plus loin de la
distinction entre la chaîne centrale et les chaînes latérales de
l’évolution individuelle, émerge une notion fondamentale dont
l’intérêt propre dépasse sans doute celui des implications thérapeuti­
ques qui en découlent (35). Elle concerne le fait que certaines
fixations archaïques qui engagent des fonctions psychosomatiques
non relationnelles, sont susceptibles de transformer diversement les
rapports de force habituels des lignes évolutives issues des différents
éléments de la mosaïque première.
La portée lointaine du phénomène, au seul vu des modifications
minimes ou considérables qui en résultent au niveau du fonctionne­
ment mental, se montre différente selon les cas puisqu’aux extrêmes
il peut se produire :

f35) Cette notion concerne aussi bien l’organisation physiologique que l’organisa­
tion mentale.
158 LES RÉGRESSIONS

— Soit un ajout relativement simple à l'organisation classique de


la deuxième topique, altérant à peine les dynamismes mentaux dont
l’ensemble demeure classiquement analysable. Cet ajout, bien que
différent dans son essence des traits de caractère, colore l’individua­
lité à la manière de ces derniers.
— Soit une entrave complexe à l’évolution habituelle, laquelle
laisse finalement en place un système mental qui paraît indélébile,
qui s’éloigne pour l’essentiel des modèles de construction qu’a
révélés la psychanalyse et qui ne correspond aucunement aux
indications d’une cure type.
Avec l’exemple de l’allergie, nous avons ainsi pu nous rendre
compte de l’existence de deux types distincts de perturbations qui
portent sur le fonctionnement préconscient :
— Des perturbations plus ou moins importantes, mais transitoi­
res, n’ayant pas troublé l’ensemble de l’évolution mentale qui reste
celui d’une névrose de caractère. L’appareil psychique, classique
dans l’organisation de ses deux topiques, demeure analysable. Des
moments régressifs de durée limitée apparaissent, au cours desquels
l’élaboration des représentations inconscientes est escamotée, don­
nant lieu à des expressions verbales confuses pour l’auditeur et
témoignant de l’émergence du processus primaire.
— Des perturbations considérables dans le trajet de l’évolution
mentale, ayant établi un court-circuit large et durable au niveau du
préconscient, tel que le courant évolutif s’est trouvé dérivé vers des
formes atypiques d’organisation de la pensée et du caractère. Des
moments régressifs aigus se traduisent par des épisodes confuso-
oniriques.
Le modèle de l’allergie est pour nous, à l’heure actuelle, le plus
significatif. Il ne constitue sûrement pas le seul exemple humain
dans lequel des fixations archaïques portant sur des fonctions
psychosomatiques non relationnelles, entraînent des gauchisse­
ments évolutifs précoces qui peuvent aller jusqu’à déterminer une
organisation psychosomatique singulière, laquelle se traduit par un
fonctionnement mental différent dans l’ensemble des névroses, des
psychoses et des perversions classiques (bien qu’il en présente par
moments certains aspects), et par des systèmes régressifs spécifiques
susceptibles de se manifester de manière permanente ou aiguë au
niveau du caractère et des fonctions somatiques. Nous envisageons à
ce propos diverses maladies juvéniles, parfois de mauvais pronostic,
que nous avons rencontrées, et dont les principes, si ce ne sont les
manifestations pathologiques, nous ont paru irréductibles. Peut-être
des fixations d’ordre immunologique figurent-elles souvent, proches
de ces principes, dans les chaînes évolutives concernées.
Avant nous, dans un sens souvent descriptif, un certain nombre
LES RÉGRESSIONS 159
d’auteurs ont attiré l’attention sur le double aspect caractériel et
somatique de certains malades, et souligné le fait que l’aspect
caractériel était à peu près le même pour la même affection
somatique considérée sous l’angle de la nosographie médicale
habituelle (*). Pour résumer ce qui nous intéresse ici des travaux de
ces auteurs, disons que le caractère des patients se voyait apparenté
à des formules pathologiques mentales classiques d’ordre névroti­
que, psychotique ou pervers. Il était, implicitement au moins,
considéré comme facteur de l’affection somatique chronique ou
aiguë (37).
Nous savons maintenant que le problème est beaucoup plus
complexe dans ces cas et que le caractère des sujets, comme les
symptômes de l’affection somatique, représentent seulement, en
général, les termes extrêmes (M) d’une épaisseur régressive certes
significative, mais qui dépend d’une organisation psychosomatique
centrale. Connaître la constitution évolutive de cette organisation
centrale est le plus important pour comprendre l’économie des
phénomènes cliniques que nous constatons.
Les exemples de tels malades et des affections diverses qui les
concernent, posent en effet les problèmes de la mise à jour des
lignes évolutives en jeu et de l’étude des rapports de force entre ces
lignes, selon les cas. L’analyse des régressions, à l’intérieur des

(*) On trouvera, dans l'article de Mustapha Ziwar : « Psychanalyse des princi­


paux syndromes psychosomatiques » (Revue Fr. de Psychanalyse, 1948, Vol XII,
p. 507 à 540), des études sur l’asthme bronchique, l’hypertension artérielle et l’ulcère
gastro-duodénal, ainsi que des références bibliographiques de base auxquelles il faut
au moins ajouter :
F. Alexander, La médecine psychosomatique, Payot, Paris, 1952.
F. Alexander et T. M. French, Studies in psychosomatic medicine. The Ronald
Press Company, New York, 1948.
F. Dunbar, Emotions and bodily changes, Columbia University Press, New York,
1947.
F. Dunbar, Psychosomatic Diagnosis, Paul Hoeber, New York, 1948.
A. Seguin, Introduction à la médecine psychosomatique, L’Arche, Paris, 1950.
Weiss et English, Psychosomatic Medicine, W.B. Saunders Company, Philadel­
phia, 1949.
Les travaux en cause ouvraient la perspective psychosomatique que nous envisa­
geons, comme le pressentait Georges Parcheminey (Problématique du psycho-
somatisme. Revue Fr. de Psychanalyse, Tome XII, 1948, p. 233 à 249).
f37) Le changement de caractère des patients présentant une affection aiguë et
répétitive, pendant leurs périodes de calme somatique, pouvait s’interpréter comme
une vérification de ce point de vue.
(■*) Chacun des termes caractériel ou somatique en cause, attirant l’attention par
la symptomatologie qu’il présente, est susceptible de provoquer une consultation
psychiatrique, psychanalytique ou médicale des patients au cours de leur enfance, de
leur adolescence ou au début de leur âge adulte.
160 LES RÉGRESSIONS

épaisseurs régressives cliniquement constatées chez un certain


nombre d’individus, paraît nécessaire à l’approximation du lien
fonctionnel des diverses fixations qui déterminent les chaînes
évolutives, comme à l’approximation du temps de ces fixations
depuis l’hérédité et la vie intra-utérine jusqu’à la première enfance.
D’autres dimensions que nous avons envisagées (rythme fondamen­
tal du sujet et alternance intra-systémique des automations et des
programmations aux niveaux fonctionnels en cause), qui concourent
à la densité des fixations et à une certaine orientation des lignes
évolutives, devront être en même temps considérées dans toute la
mesure du possible.
L’avenir prophylactique qui découlera des connaissances ainsi
acquises s’avérera sans doute d’une portée plus bénéfique encore
que les thérapeutiques dispensées à nos malades actuellement, et
dans lesquelles l’intuition immédiate doit souvent suppléer l’absence
d’une connaissance profonde.
III

OBSERVATIONS

Nous présentons, groupées en fin du Tome II, trois observations


de patients venus nous consulter.
Nous n’avons pas en effet choisi des sujets capables d’illustrer,
chacun au plus près, l’une des descriptions que nous avons faites de
la dépression essentielle, de la vie opératoire, des diverses variétés
de régressions. Nos observations envisagent le plus souvent la
complexité de plusieurs mouvements d’ordres évolutif et contre-
évolutif chez des personnalités d’un type courant, complexité la plus
fréquente en clinique, qui nécessite une minutieuse analyse sur
laquelle nous voulions insister (*).
Nous produirons ainsi, dans l’ordre, les cas de :
— Madame I., chez qui dominent les organisations régressives.
— Madame J., mère d’un petit enfant allergique.
— Madame K., chez qui les dépressions et les désorganisations,
incertaines quant à leur avenir, sont fréquentes.

(*) Cf. note 6, p. 12.


MADAME I.

Madame I. est petite et pourrait paraître ronde si, de prime abord,


son visage n’attirait l’attention. Bistré, l’ossature en est presque
anguleuse. Des sourires fugaces et malicieux se font jour sur le fond
d’un regard triste et tendre. On remarque la coiffure sans recherche et
l’habillement sans apprêt. La fausse aisance de l’attitude ne parvient
pas à masquer à la fois l’angoisse et la chaleur sous-jacentes de
l’expression. On perçoit d’emblée une personnalité tendue malgré
l’apparente simplicité de la communication.
— Je suis venue vous voir parce que j’ai, j’ai des problèmes de
santé.
• Oui.
— Et, euh, particulièrement, je ne peux pas arriver à maigrir.
• Oui.
— Alors je suis allée voir — enfin, je me suis déjà fait suivre —
j’ai vu de nombreux médecins, j’ai suivi des régimes. A chaque fois,
je, je regrossis et ça correspond toujours lorsque j’ai des ennuis, des
problèmes, des soucis, je me mets à regrossir, anormalement.
• Oui.
— Je dois dire que le régime je l’abandonne et après, euh...
enfin, je grossis, euh, très très vite.
• Vous l’abandonnez quand vous avez des soucis ?
— Oui, enfin, je maigris ; alors après, je maigris, ça dure un
moment, alors évidemment je reviens à un, régime plus normal et à
ce moment-là, dès que j’ai des soucis, des ennuis, à ce moment-là je
me mets à nouveau à manger et je regrossis. Alors j’ai vu — je dois
dire que c’est mon problème numéro un, ça c’est très dur pour moi.
Puis alors en plus j’ai pas mal de — on m’a retiré la vésicule, enfin,
j’ai été opérée de la vésicule en 68.
• Oui.
OBSERVATIONS 163

— Mais encore, j’ai pas mal de problèmes du côté du foie. Alors


là encore, dès que j’ai des contrariétés, euh, j’ai des crises de foie
terribles alors que normalement je devrais pas en avoir.
• Oui.
— Quand on n’a plus de vésicule, euh...
• Ah oui, c’est quoi les crises de foie?
— Ah, bah, j’ai des maux de tête épouvantables, ça me tient — je
vomis sans arrêt, sans arrêt de la bile, toute une matinée ou toute
une journée, comme ça, je peux pas mettre le pied par terre. La
dernière y’a 15 jours environ, eh, ça a été épouvantable.
• C’est-à-dire?
— Eh bien, je vomissais tous les 1/4 d’heure et j’avais des maux
de tête épouvantables, je pouvais pas mettre le pied par terre, dès
que je me levais je, j’avais la tête qui tournait, enfin, ça m’a tenue
au lit toute la journée, alors que j’avais, oh, j’avais vraiment pas fait
d’excès la veille, mais j’avais eu de grosses contrariétés la semaine
précédente (2).

O En un temps relativement court, la patiente nous a fait part de


deux catégories d’informations :
— elle a énuméré sa symptomatologie :
« Je ne peux pas arriver à maigrir... j’ai suivi des régimes. A
chaque fois je regrossis... »
« J’ai été opérée de la vésicule en 68 »
« J’ai des crises de foie terribles »
« J’ai des maux de tête »
« Je vomis »
— elle a lié la plupart du temps sa symptomatologie à des états
affectifs :
« Je regrossis et ça correspond toujours lorsque j’ai des ennuis... je
reviens à un régime plus normal et à ce moment-là, dès que j’ai des
soucis, je me mets de nouveau à manger et à regrossir ».
« Alors, là encore, dès que j’ai des contrariétés, j’ai des crises de
foie terribles ».
« J’avais pas fait d’excès la veille, mais j’avais eu de grosses
contrariétés la semaine précédente ».
On remarque que l’investigateur n’a fait qu’accompagner le dis­
cours par des * oui » ou par la reprise d’une fin de phrase. Ce discours
est spontané et la patiente présente ses difficultés de manière parfaite­
ment adaptée à la consultation de psychosomatique. En effet, il ne
s’agit là ni d’un bloc symptomatique massif mis en avant comme un
écran destiné à éviter de manière phobique le contact (cependant
particulièrement difficile en raison de la présence d’assistants et d’un
164 OBSERVATIONS

• C’est-à-dire, des grosses contrariétés?


— J’avais eu des — j’ai un petit garçon qui est à — qui est à
l’hôpital du Boulevard C. avec le Dr. M. (3).
• Oui.
— C’est un enfant qui a présenté des signes, des signes d’au­
tisme... il a pas vraiment, il a pas vraiment été autistique mais enfin,
il a 8 ans, il parle pas encore.
• Oui.
— Il commence maintenant, il commence même à — à se sortir
de — de ça, mais, euh, c’est — enfin, on a encore des gros gros
problèmes avec lui, ça fait la 2e année qu’il est dans cet Hôpital de
Jour ; alors on est très contents du traitement, on est très contents de
ses progrès mais enfin, euh, c’est surtout avec moi que ça se passe,
et, euh...
• C’est surtout avec ?
— Avec moi que ça se passe...
• Oui, quoi ?
— Le problème principal était avec moi.
• Oui.
— C’est un enfant qui m’est extrêmement attaché, mais dès que,
dès que la, euh, dès qu’il y a quelque chose qui ne va pas, c’est sur
moi que ça se passe. Alors il est très très agressif avec moi. Alors
bien que je sois prévenue, à chaque fois, moi ça me — ça me démolit
quand ça arrive.
• C’est-à-dire, comment ça se passe ?
— Oh, ben, il me — je ne sais pas, par exemple lorsqu’on sort de
l’Hôpital de Jour, le soir, il a du mal à faire la séparation entre
l’Hôpital de Jour, entre ses éducatrices, son institutrice et moi. Il a
du mal à — il quitte des personnes qu’il aime, il quitte une relation

magnétophone), ni d’une présentation opératoire. Tout appelle à la


poursuite de la relation. La malade se dessine dans une structure de
névrose de caractère bien constituée mentalement, avec des références
objectâtes et narcissiques, avec des possibilités certaines d’identifica­
tion, sans présenter des systématiques névrotiques de défense sur le
plan mental.
On notera la double référence à une norme « je me mets à regrossir,
anormalement... j’ai des crises de foie terribles, alors que, normale­
ment, je ne devrais pas en avoir ». On ne sait évidemment pas encore
à quoi correspond la valeur affective de cette référence.
(3) Dans te même mouvement d’adaptation à la consultation, la
malade met l’accent sur te problème de son fils malade, qui lui semble
essentiel et qu’elle va développer.
OBSERVATIONS 165

et puis après il est revenu avec moi, il a du mal à faire cette


séparation, vous voyez (4).
• Oui.
— Alors euh, il veut pas me suivre par exemple, et euh, il se met
à me — il me crache dessus, il me donne des coups de pied. On est
forcé de prendre un taxi ou alors si on prend l’autobus, des fois je, je
ne veux pas céder, et puis il faut que j’aille chercher aussi ma petite
fille qui est à l’école, alors, euh.
• Qui a quel âge ?
— Qui a qua — euh — trois ans 1/2.
• Oui.
— Alors, euh, enfin, si je me mets — alors à ce moment-là il est
très agressif, je peux plus le faire bouger, il veut pas du tout avancer,

(4) La notion de traumatisme désorganisant apparaît : « ça me


démolit quand ça arrive... » puis la nature du traumatisme est
évoquée. On retiendra à ce sujet :
a) la difficulté relationnelle avec l'enfant « anormal »,
b) l'interprétation du problème de l'enfant : « il quitte des personnes
qu'il aime, il a une relation et puis après il est revenu avec moi, il a du
mal à faire cette séparation... »
On notera que la mère ne se met pas en avant comme une relation
qui devrait être positivement privilégiée pour son enfant, mais qu'elle
insiste sur l'aspect traumatisant de la séparation de l'enfant d'avec
« les personnes qu'il aime ». Le privilège est seulement signalé et
souligné sur le plan sado-masochique. « C'est un enfant qui m'est
extrêmement attaché mais dès qu 'il y a quelque chose qui ne va pas,
c'est sur moi que ça se passe ». Elle va ensuite expliciter ce qui advient
au niveau du comportement relationnel. Cependant la relation sado-
masochique « j'emploie la force ou alors j'attends, c'est pas drôle... »,
essentiellement signalée dans le comportement de la mère avec
l'enfant, s'avère insuffisante à régulariser le courant pulsionnel qui ne
manque pas d'être déclenché. Une désorganisation a lieu : « ça me
démolit ». On assiste semble-t-il en fait, à une identification affective
de la mère à son enfant qui vient de quitter les personnes qu'il aime.
La rencontre avec l'enfant déclenche, chez la mère, le sentiment
d'une impossible relation, d'une rupture.
Le « ... vous voyez. » terminal est difficile à interpréter dans un
temps si précoce. Il peut représenter une tentative de soulever l'intérêt
du consultant au sujet du problème exposé, comme il peut évoquer un
conflit sous-jacent plus ou moins conscient. Néanmoins, une telle
expression est souvent utilisée de manière plus ou moins automatique,
pour dénier l'éventualité d'un conflit avec l'interlocuteur.
166 OBSERVATIONS

il veut pas reculer, enfin, je ne peux rien faire. Evidemment, euh,


ou alors j’emploie la force, c’est toujours très gênant dans la rue, on
se fait regarder par tout le monde, enfin — ou alors je, enfin,
j’attends, c’est pas drôle ; ou alors dès que je lui refuse quelque
chose, il fait des crises alors qu’avec le restant de la famille il est très
très gentil, y’a pas de problèmes, ni avec mon mari ni avec mes
grands fils, ni avec ses grands parents, enfin, ça va très bien.
• Vous avez combien d’enfants (5) ?
— J’ai 4 enfants.
• Et alors ?
— J’en ai un grand qui a 17 ans, un autre qui a 15 ans, ce petit
garçon qui a — qui va avoir 8 ans et puis la petite fille qui a
3 ans 1/2. Alors évidemment, à chaque fois, bien que je sois
prévenue, je — bien que, ça aille beaucoup mieux, il commence à
me parler, il commence à être, euh, il est très gentil d’ailleurs avec
moi, c’est pas toujours comme ça bien entendu, mais juste le jour où
y’a un truc comme ça, moi, je suis vraiment démolie, ça me, ça
m’atteint beaucoup.
• Et alors la dernière fois que ça s’est passé, ça a déclenché...
— Eh bien oui après — et puis évidemment j’ai des problèmes
avec mes grands fils, vous savez quand on a des, des grands enfants,
euh.
• C’est-à-dire?
— Oh, y’en a un qui — l’aîné ça va encore, l’aîné ça va très bien
— enfin on a eu des problèmes une période mais maintenant ça va
— mais le, le second est en — en opposition avec son père pour le
moment, alors il est assez coléreux et y’a des drames aussi de temps
en temps entre mon mari et lui — ça arrive, un garçon de 15 ans, en
opposition à cet âge-là je crois que c’est quelque chose de normal,
mais enfin, quand ça se produit c’est pas drôle non plus parce que,
ils se disputent très violemment, mon mari, euh, à ce moment-là est
très dur et puis mon fils s’en va, euh, enfin il claque la porte, il s’en
va, l’autre soir il était parti là encore, c’est arrivé je crois bien le

(5) En raison de révocation précédente à la petite fille qu'elle doit


aller chercher à l'école, comme en raison de l'allusion à la famille,
l'investigateur s'arrête sur l'organisation familiale pour obtenir un
certain nombre de renseignements. Il envisage aussi la perspective
d'une restructuration narcissique de la patiente.
Après l'énumération de ses occupations maternelles, Madame I.
revient spontanément à la relation traumatisante dont elle était
initialement partie à propos de ses problèmes somatiques.
OBSERVATIONS 167

lendemain d’une crise de mon petit garçon, euh, lui était parti le
soir, enfin il est revenu après, mais... (6).
• Qui était parti ?
— Mon, mon second fils.
• Oui.
— Celui qui a 15 ans, et après il s’est disputé avec son père, alors,
bon bah, je — 3 ou 4 jours après j’ai fait ma crise de foie.
• Oui, mais pourquoi 3 ou 4 jours, pourquoi vous avez attendu 3
ou 4 jours (7) ?

(6) La patiente vient de signaler un deuxième problème conflictuel


(issu des relations entre l’un de ses fils et son mari) dont elle ajoute
l’effet au premier, quoiqu’il soit de nature différente. «... C’est arrivé,
je crois bien, le lendemain d’une crise de mon petit garçon... C’est pas
drôle non plus... »
On note une nouvelle référence à la normalité... « je crois que c’est
quelque chose de normal... »
(7) Dès maintenant, l’investigateur tient à analyser l’ordre des
choses, en particulier le déroulement symptomatique et la relation'
dans le temps entre le fait déclenchant le traumatisme et l’apparition
des symptômes. Nous savons que certains symptômes apparaissent
immédiatement, d’autres plus tardivement. La rapidité symptomati­
que ou le temps de latence dépendent d’un grand nombre de facteurs
parmi lesquels figurent sans doute :
— Le rythme fondamental automation-programmation du sujet.
— La nature générale des fonctions somatiques en cause (poids et
ordre des fixations phylogénétiques).
— L’importance individuelle de ces fonctions (poids des fixations
ontogénétiques sur les chaînes évolutives qui les concernent), ainsi que
la qualité intra-systémique dominante ayant marqué les fixations
fonctionnelles.
— La complexité contre-évolutive des divers circuits et des rythmes
de leurs composantes, lesquels se conjuguent jusqu’à l’avènement des
symptômes.
— La nature du mouvement économique qui a lieu (système
régressif ou point de passage dans le courant d’une désorganisation
large). La nature de ce mouvement est elle-même en liaison avec la
qualité des fixations fonctionnelles en regard de la structure générale
du sujet.
Par ailleurs, nous savons qu’une succession de symptômes tend à
souligner l’existence d’un processus de désorganisation, cela jusqu’à
ce que dans la plupart des cas une symptomatologie nouvelle et stable
168 OBSERVATIONS

— Bah je ne sais pas, ça c’est — je, je — enfin, je, ça s’est pas


produit tout de suite, en principe même, euh, quand je — la crise de
foie se produit pas tout de suite, je ne sais pas, c’est pas immédiat.
Je suis pas bien je suis, j’ai mal à la tête et puis un jour ça se
déclenche.
• Ah, vous l’avez remarqué ça, alors il y a d’abord les événe­
ments extérieurs en quelque sorte ?
— Oui, oui.
• Et puis ensuite ?
— Après, ensuite, j’ai, j’ai mal à la tête.
• Un mal de tête ?
— Je, j’ai les intestins, aussi je fais de la colite.
• Oui, mais ça, ça arrive tout de suite ou pas?
— Ah oui, ça arrive tout de suite.
• La colite ?
— Et puis alors aussi j’ai des, j’ai des brûlures d’estomac, je
sens...
• Tout de suite ?
— Ah ! ça c’est tout de suite, oui.
• Oui et puis ?
— Et puis alors après, progressivement, enfin, au bout de 3-4
jours, je fais une crise de foie.

L’investigateur s’adresse aux assistants.


Madame I. nous donne un aperçu du déroulement des événe­
ments qui aboutissent à ce qu’elle appelle ses « crises de foie >. On
note d’abord un sentiment de malaise qui rend compte du début de
la désorganisation, puis des céphalalgies. On peut sans doute
interpréter, à l’habitude, les céphalalgies comme témoignagne
positif d’un phénomène d’inhibition mentale devant l’émergence de
fantasmes sans doute agressifs, déclenchés par l’affect issu de la
relation conflictuelle.
Le barrage céphalalgique, qui montre donc une tentative régres­
sive d’endiguement de la désorganisation naissante, ne parvient pas
à retarder le mouvement pulsionnel, puisque des manifestations de
douleurs stomacales et colitiques se font jour. Nous savons que de
telles manifestations somatiques sont relativement banales et
accompagnent souvent, chez certains individus, divers types d’af­
fects. Elles sont significatives de fixations précoces des fonctions

témoigne d’une réorganisation (au niveau de systèmes fonctionnels


moins évolués que les précédents), malgré l’aspect pathologique que
peut présenter cette symptomatologie nouvelle.
OBSERVATIONS 169

digestives intéressées. On les retrouve souvent liées à des troubles


gastro-intestinaux de la toute première enfance. Bien que pouvant
être rangées parmi les régressions (partielles), elles ne possèdent pas
en général une importante valeur homéostatisante en elles-mêmes,
en raison de leur archaïsme génétique. Le mouvement de désorgani­
sation s’atténue donc à peine et se poursuit même jusqu’à la « crise
de foie » qui, d’après les dires de notre patiente, semble constituer
un système de stabilisation dont nous examinerons plus tard la
teneur.

L'investigateur reprend contact avec la patiente pensive.


• Qu’est-ce que vous pensez là ?
— Je sais pas.
• Et alors vous attendez quoi (8) ?
— Je sais pas, vous êtes en train de parler (rit).
• Oui.
— Oui, mais alors mon problème principal, moi, je — c’est
d’abord — je suis toujours avec des troubles qui me fatiguent, parce
que ça me fatigue énormément.
• Oui.
— Je suis très fatiguée par moments et puis deuxièmement, ça, je
voudrais maigrir alors, ça, j’en suis malade d’être comme ça parce
que je suis petite en plus alors.

(®) On essaie de provoquer une réponse immédiate touchant aux


fantasmes qui n'ont pas manqué de se produire et qui sont attendus
dans leur rapport avec :
— l’abandon de la patiente par l'investigateur, au profit d'une
relation avec les assistants,
— l'intérêt affectif que le groupe lui porte, à propos de l'évocation
de certains faits pathologiques précis,
— l'ouverture vers une compréhension nouvelle de ses propres
mécanismes psychosomatiques.
L'incitation de l'investigateur n'aboutit pas au résultat escompté, au
contraire, puisque la patiente va revenir aux problèmes initiaux. C'est
donc sans doute le sentiment d’être abandonnée (qui va se traduire
dans le « ... je ne sais pas, vous êtes en train de parler... » suivi d’un
rire ambivalent) qui prévaut. Il apparaît que la patiente est très
sensible aux variations de la distance affective, qu’il s’agisse comme
ici d’apartés ou d’une reprise brutale de la relation et qu’elle se trouve
démunie devant ces variations. Il y a donc confirmation qu’on est en
présence d’une organisation névrotique de caractère dont les mécanis­
mes d’élaboration mentale ne sont cependant pas toujours disponibles.
170 OBSERVATIONS

• Alors?
— Je veux dire que ça me donne des complexes (rit) enfin c’est
pas le fait d’être petite qui me donne des complexes parce que ma
foi, c’est le fait d’être — d’être grosse (9).
• Oui.
— Alors je, j’essaye toute seule de prendre un régime, j’essaye
de — de me remettre au régime — mais — d’ailleurs ça ne sert pas à
grand-chose parce que je perds un malheureux kilo en un mois. J’ai
l’impression que j’arriverais jamais... (10).
• Oui.
(Silence) Alors c’est tout ce qu’il y a ? ça fait déjà pas mal de
choses. Cette affaire où vous grossissez, ces douleurs d’estomac,
cette colite, qui se traduit comment, par des diarrhées immé­
diates (n) ?
— Euh, non, par de la constipation, des gaz et après de la
diarrhée.
• Dans cet ordre, toujours ?
— Oui, oui.
• Et immédiatement, ça commence ?

C9) La fatigue et le sentiment de l'obésité reviennent au premier


plan, en même temps qu'est prononcé le mot « complexes», qui
possède sans doute ici la double valeur attachée à la fois à la
complexité des choses et aux conflits inconscients de l'enfance. Il s'agit
là d'un ensemble traumatisant : « ... j'en suis malade d'être comme
ça... », qui s'ajoute aux difficultés déjà signalées. L'idéal d'une
conformité avec la norme réapparaît.
(10) Le conflit lié aux complexes touchant à l'obésité est ici
partiellement démonté. Si l'on n'aperçoit pas la teneur des conflits
inconscients, on est cependant averti qu'une lutte existe entre deux
tendances opposées : l'une au niveau d'un comportement directement
issu des pulsions, le fait de manger (dont on ne sait encore s'il est ou
non sous-tendu par une activité fantasmatique représentable), l'autre,
le désir conscient de maigrir, péniblement et pauvrement récompensé.
On note la demande d'aide à peine formulée : « ... j'essaie toute seule
de prendre un régime... j'ai l'impression que j'arriverai jamais... »
(n) L'investigateur poursuit sans doute trop précisément son désir
de connaître la succession des événements symptomatiques. Il ne tient
pas suffisamment compte de la sensibilité relationnelle de la patiente,
dans le désir qu'il a de comprendre l'ensemble de la pathologie et de
son déroulement, désir avivé par la présence d'assistants.
En raison des difficultés de Madame I. à supporter le « rappro­
cher » trop brutal, il s'ensuivra une certaine confusion.
OBSERVATIONS 171

— Oui.
• Quand votre mari et votre fils se bagarrent, par exemple?
— Oui, c’est ça. Oui, c’est ça.
• Et l’estomac en même temps ?
— Oui.
• Bon.
— Et puis alors après...
• Et puis alors, les maux de tête ?
— Les maux de tête, les maux de tête qui viennent et puis la
mauvaise digestion, enfin, je suis lourde, j’ai... (fait un geste
évocateur de nausées).
• Des vomissements ?
— Je suis très fatiguée, il me semble que je dormirais, j’ai envie
de dormir, malheureusement, dans la journée j’ai pas beaucoup le
temps de me reposer (silence), et après je fais des crises de foie (12).
• Et alors, tout cela existe depuis combien de temps ?
— En fait, euh, j’ai toujours eu — j’ai toujours un tempérament
à grossir. Alors, avant de me marier j’étais, euh, j’étais pas grosse,
mais enfin, j’étais un peu ronde, mais j’avais déjà suivi un régime et
j’étais revenue à un poids un peu plus normal. Après, après la
naissance de mon premier enfant, j’avais commencé à grossir,
j’avais pu remaigrir, j’ai eu mon second enfant, ça n’a pas arrangé
les choses, j’ai regrossi — après — et puis, euh, à ce moment-là
j’avais déjà, euh, j’avais déjà remarqué que les contrariétés me
détraquaient, enfin,...
• A ce moment-là ?
— Oui, oui, oui.

(12) La tentative de l’investigateur n’a donc pas permis d’avancer


dans la connaissance chronologique de la symptomatologie. On ne
sait pas davantage qu’au début de l’entretien en quoi consistent les
« crises de foie ». Les maux de tête, précédemment signalés par la
malade comme le symptôme premier de ses difficultés, ne sont pas ici
rapportés comme tels. Peut-être couvrent-ils toute la période prélimi­
naire, avant les « crises de foie », peut-être accompagnent-ils aussi ces
crises.
L’investigateur va (trop peu sans doute) faciliter le retour de la
patiente aux considérations générales qu’elle avait spontanément
proposées après les émois précédents. Par ailleurs, on notera le désir de
Madame I. d’une régression à forme de sommeil, malheureusement
entravé par des arguments de réalité. L’évocation d’une telle possibilité
de régression est à retenir (dans la visée thérapeutique) bien qu’on ne
puisse apprécier la valeur éventuelle de cette forme régressive.
172 OBSERVATIONS

• C’est-à-dire?
— Ah, c’était en 58, 57-58.
• Oui, mais à quelle période vous faites allusion à ce moment-là,
vous reliez ça à quoi ? Pourquoi vous dites 58 ?
— Bah, parce que je me suis mariée en 57, pardon...
• Ah ! bon, tout de suite...
— Mon premier fils, mon premier fils est né en 58, c’est pour ça
que je suis en train de suivre, euh...
• C’est ça. Tout de suite après la naissance de votre premier?
— Oui.
• Ça a commencé ?
— Oui.
• Bon. Et avant, vous n’aviez pas tout ça?
— Non (13).
• Sauf l’histoire...
— Non, j’avais — d’ailleurs on me considérait un petit peu pour
être assez, euh, calme, assez, euh, supportant les choses, acceptant
les choses facilement, enfin, j’étais... Alors après, mais c’est venu
progressivement, je peux pas vous dire exactement, euh, j’ai un
mari très nerveux aussi, alors, euh, j’étais pas du tout nerveuse mais
il me semble que maintenant je suis devenue très nerveuse d’ailleurs
je dois dire que ces temps-ci, je suis particulièrement nerveuse.
• Ça veut dire ?
— Oh ! bah, je me sens très très énervée, y’a des moments même
ça me, ça m’empêche de respirer, je me sens oppressée, alors
qu’avant j’étais pas du tout comme ça... Evidemment, je dois dire
que la naissance de ce petit garçon en 67, alors que nous l’avions
vraiment, enfin, c’est un enfant que nous avons désiré, que nous
avons voulu. A partir du moment — il nous a apporté beaucoup de
joies au début lorsque nous l’avons eu et progressivement, c’est pas
— il nous a toujours apporté de la joie, c’est pas çe que je veux dire,
mais enfin, euh, les soucis ont commencé à partir de — il devait

(13) On vient d'obtenir des précisions concernant le début des


troubles. Elles soulignent les modifications économiques survenues à
l'occasion du mariage puis à propos des enfants. Il semble que soit
surtout apparue à ce moment une conscience des rapports entre les
modifications économiques et les troubles. Antérieurement les troubles
étaient vécus sans que leur rapport soit établi en fonction des
changements de la vie. D'où le début de l'intervention suivante de
l'investigateur, destinée à vérifier son point de vue : «... sauf
l'histoire... », intervention qui va rester suspendue, la patiente conti­
nuant à parler des problèmes relatifs à son mariage.
OBSERVATIONS 173
avoir 2 ans, enfin, quand il a voulu, quand il a commencé à être
exigeant, il voulait que on couche — enfin il voulait plus coucher
tout — il voulait pas coucher tout seul, il fallait que je lui tienne la
main la nuit. Enfin, je me sentais vraiment enchaînée à lui,
vraiment, c’était — c’était terrible. Il voulait pas me quitter, il était
toujours derrière moi, et je passais des nuits alors, euh, pas drôles.
Maintenant, euh, ça, l’histoire des nuits, euh, vraiment j’ai été
pendant à peu près quatre ans à avoir des nuits hachées, vraiment
épouvantables. Et c’est à — c’est au moment où j’ai attendu ma
fille, qu’on a décidé de faire des changements de chambres (14).
• Je n’ai pas tout compris sur les dates.
— Non, je parle, attendez, je parle de 67 quand j’ai eu mon petit
garçon, je vous ai dit que en 57-58 quand j’ai eu mes, mes deux
premiers fils, j’avais des petits troubles.
• Oui.
— Mais qui n’étaient pas très importants, j’étais fatiguée, j’avais
déjà remarqué que les contrariétés me donnaient des crises de foie,
mais enfin, puis j’avais mon histoire vésiculaire, après euh, quand
même je, j’ai été opérée de la vésicule en 68 donc — j’avais 27
calculs dans, enfin j’avais la vésicule qui était prête à éclater,
j’imagine que ça devait être quand même euh...
• Alors 68 c’est quoi ça ?
— 67, soixante..., alors 68 c’est l’opération de la vésicule et 67
c’était la naissance de mon — de mon garçon, mon petit garçon qui
ne parle pas. Il nous a posé de gros problèmes, alors, je crois quand
même que ça a commencé là.
• Mais enfin, ce petit garçon qui ne parle pas est né en quelle
année ?

(14) On retient de ce paragraphe, d'une part l'annonce d'une


symptomatologie nouvelle : « ... ça m'empêche de respirer, je me sens
oppressée... », d'autre part l'aggravation des troubles de la patiente
immédiatement après la naissance de l'enfant aujourd'hui anormal.
On peut penser que des problèmes relationnels dans les deux sens
ont déjà existés, au moins après la naissance de cet enfant (1967).
Cependant l'accent de l'ambivalence affective est mis consciemment
sur le compte des exigences de l'enfant lorsqu'il avait deux ans (1969).
La maladie de l'enfant semble être devenue un facteur permanent
d'excitation inconsciente chez I. A cela s'est ajoutée l'entrave du
système de régulation sommeil-rêve en raison de l'agitation nocturne
de l'enfant. Ces deux faits considérés paraissent suffisants pour avoir
provoqué une relative désorganisation mentale de notre patiente et
pour justifier l'aggravation des troubles somatiques de l'époque.
174 OBSERVATIONS

— 67.
• 67. Et vos histoires de la vésicule sont de, votre opération par
exemple ?
— 68.
• 68. Bon, mais enfin, il n’était pas tellement étonnant qu’il ne
parle pas encore.
— Ah, non, non non non !
• Alors quel problème présentait-il (15) ?
— Je vous dis, si j’avais des histoires de foie avant 68 y’avait ma
vésicule qui en était cause, et c’est après que je, je n’aurais pas dû
avoir des crises pareilles, après que je n’ai plus de vésicule,
maintenant, je devrais quand même être tranquille.
• Bon, mais qu’est-ce qui s’est passé au niveau de cette vésicule,
après la naissance, donc, de votre troisième fils?
— Bah, je ne sais pas, euh, j’ai fait des crises, j’avais des crises de
coliques hépatiques de plus en plus répétées et j’en ai eu une terrible
en 68, là on s’est aperçu qu’il fallait m’opérer.
• Bon. Mais depuis la naissance de votre fils; vous en aviez
souvent des crises de coliques hépatiques, comme ça ? Vous étiez
malade ?
— Euh, j’en avais bien avant, j’en avais eu avant des crises, ça
correspondait pas à la naissance de mon fils en 67.
• C’était avant ?
— Ah, oui, oui, ça avait commencé avant.
• Et vous avez pu vous occuper de lui malgré tout? dans la
première année ?
— Ah oui, ah oui. Ah ! oui, j’avais une crise qui me durait une
journée — je m’en suis beaucoup occupée.
• Oui.
— Je me suis toujours occupée de mes enfants, jamais personne
d’autre s’en est occupé.
• Oui.
— Même au moment de mon opération — évidemment j’ai été à
l’hôpital, mais enfin, enfin on me l’a rendu après, non, vraiment je
m’en suis occupé, tout le temps.

• S'adressant aux assistants. Il est vraisemblable qu’on va retrou-

(15) L'investigateur cherche une nouvelle fois à faire préciser la


chronologie des événements. L'histoire vésiculaire a certainement
commencé avant même 1967. Les difficultés de 1967 à 1968 n'ont pu
que précipiter l'aggravation des troubles dont on ignore les raisons
profondes.
OBSERVATIONS 175

ver dans sa petite enfance, un schéma se rapprochant de celui-


ci (16).

• S’adressant à la patiente. A quoi pensez-vous là ?


— Je suis en train de réfléchir à ce que je vous dis.
• Oui. Qu’est-ce que je viens de dire moi?
— Vous pensez que dans ma petite enfance vous allez retrouver
tous les — tout ce que — tous les troubles qui se manifestent
maintenant.
• Oui... Bien plus encore.
— Je vois pas.
• Hein?
— Je vois pas très bien parce que je m’en rappelle pas avoir eu,
euh, des troubles de cet ordre à ce moment-là.
• Oui.
(silence)
— Non.
• Comment ça se passait votre petite enfance ?
— Je, j’ai été comment, euh, la façon dont j’ai été élevée?
• Tout, tout, tout, tout. Qu’est-ce que vous alliez dire là?
— Eh bien, j’ai perdu mes parents j’avais 5 ans.
• Oui.
— J’ai perdu mon père et ma mère à 6 mois d’intervalle.
• Oui.
— En 39-40 et j’ai été, après j’ai été élevée par ma grand-mère
maternelle pendant 5 ans, pendant la guerre.
• De 5 à 10?
— Oui, c’est ça!... Et à 10 ans, j’ai été reprise par mon oncle
maternel qui était prisonnier, donc il pouvait pas s’occuper de moi,
par ma tante, par sa femme, et qui m’ont adoptée à l’âge de 10 ans.
• Oui.
— Ils m’ont pas adoptée légalement mais enfin, chez eux c’était

(16) L’insistance de la patiente à mettre en avant l’intérêt que


représente pour elle sa fonction maternelle vis-à-vis de substituts
éventuels : « Je me suis toujours occupée de mes enfants jamais
personne d’autre s’en est occupé... », fait penser à l’investigateur
qu’on va retrouver dans l’enfance de la malade des problèmes
concernant ses rapports avec sa mère.
Madame I. ne comprend pas d’abord l’allusion et se réfère à sa
pathologie. Elle va cependant rapidement arriver aux problèmes
essentiels concernant ses parents et leurs substituts.
176 OBSERVATIONS

pareil. Sur le plan sentiments c’était l’adoption, et j’ai vécu avec eux
jusqu’à l’âge, jusqu’à mon mariage (17).
• Oui.
— Oh, j’ai pas eu une enfance malheureuse, bien que j’aie perdu
mon père et ma mère, disons : je m’en suis pas souvenue et j’ai été
très très gâtée par ma grand-mère, je l’aimais beaucoup, et après j’ai
beaucoup aimé mes — mon oncle et ma tante, comme des parents.
Ils n’ont eu que moi, ils n’ont pas eu d’enfants, j’étais leur seule
enfant et rien eu qui m’ait marquée à ce moment-là (18).
• Qu’est-ce qui leur est arrivé à vos parents ?
— Mon père était tuberculeux avant de se marier, il s’était soigné
(je sais pas très bien les dates) il s’était soigné, et, euh, après euh,
après il a — enfin ça allait mieux quoi, c’était terminé ; il a fait une
imprudence, il a commis une imprudence en 39-38, je sais pas très
bien, et à ce moment-là il a rechuté ; et ma mère, alors mon père —
enfin les médecins — il a dû attendre pour se soigner, je sais pas très
bien, je l’ai entendu dire mais je sais pas... Enfin, il était perdu, et
ma mère, ma mère s’est trouvée enceinte à ce moment-là au mois de
juin-juillet 39, non juin puisqu’elle est morte le 2 juillet, et alors elle
s’est trouvée enceinte d’un mari tuberculeux qu’elle savait
condamné à très brève échéance, elle a voulu faire passer cet enfant
et elle en est morte. Elle est morte en 8 jours.
• Ah oui.
— Je sais pas, je me rappelle plus... une septicémie, quelque
chose qui l’a fait souffrir atrocement, et mon père est mort 6 mois
après. Finalement ma mère est morte avant mon père.
• Et vous n’avez pas de frères et sœurs ?
— Si, j’avais un frère qui était mort en 36, j’avais 2 ans (19).

(17) L’évocation du mariage suivant celle des adoptions successives


suggère un parallélisme affectif entre le mari et les parents adoptifs.
(18) Le « je n’ai pas eu une enfance malheureuse », alors que cette
enfance a été catastrophique, auquel succède le « je ne m ’en suis pas
souvenue », signale un refoulement suivi d’une reconstruction après
coup, fondée sur le dévouement des substituts parentaux, dont elle
renforce l’efficience affective en soulignant qu’elle était « leur seule
enfant ».
(19) Devant les difficultés impliquées par l’existence des frères dont
l’un meurt quand elle avait deux ans et dont l’autre a provoqué la mort
de la mère, on comprend mieux l’insistance précédente de la patiente :
« J’ai beaucoup aimé mon oncle et ma tante, comme des parents. Us
n’ont eu que moi, ils n’ont pas eu d’autre enfant, j’étais leur seule
enfant, et rien eu qui m’ait marquée à ce moment-là ».
OBSERVATIONS 177

• Vous aviez 2 ans.


— Oui, j’avais 2 ans et il est mort d’une...
• Alors, vous étiez l’aînée vous ?
— Non.
• Alors y’a eu votre... (20).
— Mon frère — lorsque — mon frère avait 7 ans de plus que moi,
alors lorsque je suis née il avait 7 ans et il est mort à 9 ans, il est
mort lorsque j’avais 2 ans, en 36 je suis de 34, 3 ans après ma mère
est morte en 39 et mon père en 40, juste à 6 mois d’intervalle.
• Oui. Et votre père était malade pendant tout ce temps ?
— Ah non, non. Il était malade avant son mariage et, d’ailleurs,
mes grands-parents maternels ne souhaitaient pas tellement le
mariage parce que, évidemment, avec un garçon qui avait été, euh,
tuberculeux, ça les embêtait et finalement ma mère avait tenu bon et
mon père s’était soigné et ça allait mieux lorsque il s’était marié,
euh, ça allait bien, il était pas malade. Fallait tout de même qu’il
fasse attention, il était fragile — je sais qu’il a fait une imprudence
en 38 ou peut-être avant, enfin, il a pas dû se faire soigner tout de
suite, il a rechuté.
• Oui.
— Maintenant, vous savez, je ne peux pas vous dire...
• Vous vous souvenez de quoi, oui ?

f20) On remarque encore une fois la recherche, par l'investigateur,


d'une chronologie précise. On sait que les renseignements ainsi fournis
par les patients n'ont qu'une valeur relative. On sait aussi que dans
l'investigation des névrosés classiques, une telle recherche n'a que peu
d'intérêt (elle présente même des inconvénients), les renseignements
devant arriver à leur heure pendant l'analyse et les reconstructions
établies par les patients devant être également sujettes à l'analyse. Il
n'en est pas tout à fait de même ici, en raison du peu de probabilités
d’une cure analytique ultérieure (nous avons noté la facilité des
désorganisations), comme en raison de l'ensemble de la symptomato­
logie psychosomatique dont il importe de cerner le mieux possible les
contenus et leur référence, afin d'envisager au moins une première
formule thérapeutique.
(21) Plusieurs faits n'ont pas manqué de frapper l'investigateur, en
particulier : la condensation en une phrase de la série des deuils de la
petite enfance, un certain nombre d'amnésies sans doute en rapport
avec des refoulements, une certaine mémoire des faits racontés. D'où
la question, destinée sans doute davantage ici à apprécier le fonction­
nement mental aux divers âges de la petite enfance qu'à obtenir des
renseignements objectifs. La patiente va d'ailleurs rester dans le sujet,
178 OBSERVATIONS

— Moi je me souviens de rien, c’est — on m’a raconté.


• De tout ça vous vous souvenez de quoi ? (La mimique de M™ I.
s’éclaire.) Ah ! quand même !
— On me l’a raconté, de rien pratiquement. Oh ! je me rappelle
très très bien de mes parents. Je me rappelle surtout la période à
partir du — en fait à partir de juillet 39. Avant ce sont vraiment des
souvenirs, euh... très très fugitifs. Je me souviens de mes parents
parce qu’on m’en a tellement parlé, on m’en a beaucoup parlé,
parce que j’ai vu des photos, parce que, en fait j’ai essayé de
reconstituer leur histoire, mais par moi-même, euh, j’ai eu des
souvenirs, les souvenirs ce sont vraiment, ont marqué, m’ont
marquée à partir du mois de juillet 39, à partir de la mort de ma
mère. Je me rappelle lorsqu’on l’a emmenée, j’ai pas su tout de suite
qu’elle était morte mais enfin je me souviens quand on l’a emmenée
et puis, euh, après, euh.
• Qu’elle était morte quand on l’a emmenée ?
— Ah non, non, non, non, on l’a emmenée à l’hôpital et...
• On l’a emmenée à l’hôpital ?
— Et puis alors, après, euh, je me souviens j’ai été ballottée, euh
— j’avais des grands-parents qui étaient, euh, acteurs, qui faisaient
du théâtre et y’avait un tas d’acteurs qui m’ont pris, qui m’ont —
mon père adoptif, mon oncle maternel qui m’a adoptée par la suite
partait — est parti à la guerre, sa femme, ma tante, ma mère
adoptive ne pouvait pas me prendre à ce moment-là, et j’ai été très
très ballottée et ma grand-mère maternelle, c’est elle qui a soigné
mon père.
• Oui.

en dégageant d’abord sa responsabilité : « Moi, je ne me souviens de


rien — on m’a raconté », puis en mettant en avant une apparente
contradiction : « Je me rappelle très très bien de mes parents... je me
rappelle surtout la période à partir de juillet 39 ». Or, nous savons que
juillet 39 date la mort de sa mère. La malade se souviendrait donc
électivement des événements à partir de la mort de sa mère. Enfin, une
confusion apparaît : (« Vous vous souvenez de quoi ? »)... « On me
l’a raconté, de rien, pratiquement... ». « Je me rappelle très très bien
de mes parents... je me souviens de mes parents parce qu’on m’en a
tellement parlé... J’ai vu des photos... en fait, j’ai essayé de
reconstituer leur histoire... ».
De cet ensemble, ressortent la notion d’un fonctionnement mental
peut-être irrégulier, mais tout à fait convenable au niveau de la
première topique, et par ailleurs le fait marquant de la mort de la mère,
point de départ mnésique.
OBSERVATIONS 179

— Parce que sa mère (æ) faisait du théâtre, enfin, elle n’a pas pu
s’en occuper ; et moi j’étais restée à Paris avec mes grands-parents
paternels et j’allais chez les uns chez les autres et là j’ai été très
malheureuse, à ce moment-là. Je me souviens avec euh, c’est la
seule partie de mon enfance que...
• De 5 à 10 ans ?
— Ah non, non, non, pendant 6 mois, pendant un petit peu plus
peut-être, du mois de juillet 39 à partir du moment où ma mère est
morte.
• 5 ans?
— Où j’ai été vraiment trimbalée parce que mon père était
contagieux à ce moment-là, ii était pas question que je sois avec lui.
• Oui. C’est les 6 mois pendant que votre père vivait encore ?
— Voilà, et que ma grand-mère maternelle le soignait. Donc,
j’ai, j’ai, j’ai été ballottée de, de, de l’un à l’autre et après, au mois
de mars, il est mort le 2 février 40, tout de suite après, j’ai, on m’a
ramenée chez ma grand-mère maternelle, que j’aimais beaucoup et
qui m’a — elle, qui m’a gardée pendant 5 ans.
• Oui.
— Alors, après, j’étais très heureuse après, ça, c’étaient ces
6 mois-là qui ont été pour moi, qui m’ont, enfin, qui m’ont laissé un
très très mauvais souvenir (23).
• Oui. Quel souvenir?
— Bah, le souvenir que — je sais pas, il me semble que j’étais
avec des gens qui ne m’aimaient pas, qui m’ont — c’était peut-être
une illusion, c’étaient des très braves gens, mais enfin, euh, je sais
pas, vraiment, j’avais l’air d’embarrasser, il me semblait que
j’embarrassais tout le monde. Et puis j’avais dû — on avait dû
m’opérer des végétations, alors je me souviens être allée à l’Hôpital
des Enfants Malades et ma tante était venue me voir mais elle
pouvait pas rester et ça m’avait rendue très malheureuse, je voulais
la — je voulais partir avec elle. Je me souviens avoir beaucoup
pleuré, puis j’avais été chez d’autres personnes qui m’avaient pris
mais, le Monsieur, la la Dame était n’était pas très gentille avec moi,
lui il était très gentil mais elle elle était très dure avec moi. Une fois
j’avais fait dans mon lit, je sais pas si j’avais fait pipi, je me rappelle

C2) Il s'agit de la grand-mère paternelle de M™ I. Le discours


compliqué témoigne peut-être seulement du « ballottement » de la
petite fille.
C3) Madame I. dit avoir été malheureuse pendant six mois, les six
mois qui, en fait, constituent l'intervalle entre la mort de sa mère et la
mort de son père, contagieux, qu 'elle ne pouvait pas rejoindre.
180 OBSERVATIONS

plus, et elle — je m'étais faite corriger, enfin, je me souviens d’avoir


été très malheureuse vraiment pour des choses comme ça.
• Bon, mais vous étiez malade à ce moment-là? Physique­
ment (*♦) ?
— Je ne sais pas, je ne crois pas. J'avais les végétations, on disait
que j’étais fragile.
• On disait que vous étiez fragile ?
— Oui.
• Et ça voulait dire quoi ?
— ... Il parait que je ne mangeais pas beaucoup, j’avais très peu
d’appétit, et j’avais dû attraper un coup de froid en rentrant au mois
de mars 40, en retournant à C., enfin, un petit village où j’étais
pendant la guerre avec ma grand-mère maternelle, et alors là j’ai été
malade assez gravement pendant — mais enfin c’est les suites d’un
coup de froid — vous voyez, pendant un mois.
• Oui.
— Peut-être au mois d’avril 39, euh, 40 et malade mais c’est parce
que j’avais pris froid, enfin, je — mais autrement vraiment je — et
puis évidemment j’étais très couvée vous pensez, ma grand-mère qui
avait perdu sa fille, son petit-fils ; bref, j’étais la rescapée, elle devait
me, me couver, euh, alors évidemment, euh, quand on dit que
j’étais fragile, est-ce parce que j’étais très couvée, est-ce que c’est
parce que on avait tellement peur de me perdre que... on faisait très
très attention à moi. Moi je m’en souviens pas très bien C25).
• Et étant nourrisson ?
— Alors ça, je ne sais pas, je ne pense pas avoir donné de gros
problèmes à mes parents quand même, j’avais du mal, je ne sais pas

f24) L’allusion à l’opération des végétations (alors qu’on ne s’occu­


pait pas d’elle à ce moment-là), ainsi qu’un épisode d’énurésie,
incitent naturellement l’investigateur à rechercher la présence d’autres
manifestations somatiques dans cette période troublée, lesquelles
permettraient éventuellement d’apprécier l’existence et la qualité des
mouvements de désorganisation, ou de restructuration régressive
d’ordre psychosomatique de l’époque.
C25) La patiente met elle-même l’accent sur la relation entre les
problèmes somatiques (la fragilité, liée au fait d’être « couvée >, le
coup de froid lié au retour vers un village d’enfance) et les problèmes
affectifs. On notera que la mort du père n’a été évoquée ni à propos du
« coup de froid » (il s’agissait cependant pour le père d’une* impru­
dence »), ni à propos de : « j’étais la rescapée... » On notera aussi
que des difficultés portant sur l’alimentation existaient déjà lorsqu’elle
avait 6-7 ans.
OBSERVATIONS 181
j’avais, euh, il paraît que je mangeais, je mangeais peu parce que
j’ai commencé à avoir très faim, c’est après la guerre, parce que je
suis arrivée chez mes parents adoptifs là, je dévorais littéralement.
Alors on disait toujours, oh bah, oui, si ta pauvre maman te voyait
elle serait contente parce que elle s’est assez désolée lorsque tu étais
petite, tu ne voulais pas manger.
• Mais vous n’étiez pas malade à l’époque ?
— Petite?
• Oui, nourrisson.
— Non !
• Vous avez été allaitée par votre mère ?
— Non, je ne crois pas.
• Qu’est-ce qui vous fait ne pas le croire ?
— Je, j’en, j’en ai jamais entendu parler... Oui, non il me
semblait avoir entendu parler de biberon, je ne voulais pas finir,
quelque chose comme ça. Je me rappelle pas ma grand-mère m’en
ayant parlé, pourtant ma grand-mère me parlait beaucoup de ma
mère et de sa fille. Quand j’étais toute seule avec elle pendant ces
5 années de guerre elle m’en parlait beaucoup, mais, je ne me
rappelle pas du tout, je crois pas avoir été allaitée, par ma mère
(long silence). Non, même les photos que j’ai de moi, petite fille,
j’avais pas l’air d’un bébé malade du tout, j’avais l’air d’être en
bonne santé. J’étais même assez vive puisque j’ai ma petite fille qui
est très très vive et on dit qu’elle me ressemble sur ce côté-là. Enfin,
j’étais gaie, j’étais vive, j’étais euh... Je devais être à peu — enfin à
peu près en bonne santé. Je devais bien avoir des petites maladies
des petites choses comme ça, mais enfin, je devais pas être un bébé
maladif, non f26).

f26) Les troubles de l'alimentation ont donc existé précocement. Ils


sont toujours envisagés par la malade dans le climat des relations
affectives : « je mangeais peu — je ne pense pas avoir donné de gros
problèmes à mes parents quand même — je suis arrivée chez mes
parents adoptifs, là, je dévorais littéralement — si ta pauvre maman te
voyait, elle serait contente, parce qu'elle s'est assez désolée lorsque tu
étais petite, tu ne voulais pas manger ».
On rapprochera le « je dévorais littéralement » du « dès que j'ai eu
des soucis, des ennuis, à ce moment-là, je me mets à nouveau à
manger... » que nous avons entendu au début de l'investigation,
comme si l'anorexie relative correspondait à la mère et la boulimie aux
parents adoptifs.
On peut penser que dans ce cadre, l'anorexie première n'était pas un
système de dépression anaclitique, mais plutôt une manifestation
182 OBSERVATIONS

• Il est vraisemblable que les histoires digestives remontent à


l’époque de la première année. Les céphalalgies, nous n’avons pas
encore suffisamment de matériel pour les comprendre. Mais l’his­
toire vésiculaire, d’où vient-elle C27) ?
— J’ai commencé à faire des crises, euh la première dont je me
souviens, ça devait être au moment de mon voyage de noces, 57, je
me souviens avoir eu une crise épouvantable, être montée dans ma
chambre à l’hôtel et n’avoir pas pu rentrer dans la pièce et m’être
accroupie par terre tellement je ne pouvais plus...
• Pendant votre voyage de noces (M) ?
— Oui. Alors, je croyais que c’était de l’aérophagie et alors je —

auto-érotique. On peut penser également que le fait de dévorer sous des


regards satisfaits, après le double deuil et malgré la continuation de
l’anorexie pendant un certain temps, n’était pas sans rapport avec ce
double deuil, sans doute trop peu élaboré mentalement. Ces comporte­
ments dans les deux sens peuvent être considérés comme des défenses
contre l’angoisse (voir à ce sujet les travaux de L. Kreisler, M. Fain,
M. Soulé, ainsi que les travaux de J. et E. Kestemberg déjà signalés,
T. I, p. 225).
Dans le dernier paragraphe, un certain flou apparaît, en raison sans
doute des remaniements effectués par Madame I., tant à partir de ses
souvenirs propres (ultérieurs à la période de nourrissage impliqué) qu'à
partir des récits qu’on lui à faits. Ces remaniements se heurtent les uns
aux autres.
On remarquera surtout le parallélisme tendancieux : « j’étais gaie,
j’étais vive... j’étais même assez vive, puisque j’ai ma petite fille qui
est très vive et on dit qu’elle me ressemble sur ce côté-là... » qui
impose, en même temps que le rapprochement des filles (sa fille et elle-
même), le rapprochement des mères (elle-même et sa mère) selon un
sentiment de Madame I. que nous ne connaissons pas mais auquel
nous aurions tendance à conférer une valeur d’idéal maternel. En
dehors de ce problème, et plus fondamentalement lié au Moi de la
patiente, il s’agit vraisemblablement aussi d’une négation de toute
agressivité envers sa mère.
f27) L’investigateur fait à haute voix, autant pour la malade que
pour lui-même, le point de sa compréhension présente des problèmes
symptomatiques.
(**) Après : « ... au moment de mon voyage de noces... n’avoir
pas pu entrer dans la chambre... » il importe de relever l’aspect affectif
du problème. La patiente, malgré l’incitation, va laisser passer,
comme si elle n’avait rien entendu, et poursuivre sur le thème de la
maladie.
OBSERVATIONS 183

justement j’en ai beaucoup voulu au médecin qui m’a soignée,


enfin, que j’allais voir qui disait : « Oh, c’est digestif, c’est
alimentaire, euh, bon faites pas attention, vous êtes trop gourmande,
etc. ». Alors, euh, j’avais eu ça et puis alors après j’en ai eu de plus
en plus rapprochées, alors ça correspondait toujours à une période
— euh — alors évidemment, ça correspondait après avoir quand
même fait quelques excès, un bon repas. Alors manger du chocolat,
c’était mon point faible, le chocolat, alors j’en mangeais et ça me
déclenchait une crise et quand même y avait quelque chose qui
m’avait avertie : un soir que j’étais sortie, euh, nous étions allés
chez des amis, je n’avais pas mangé excessivement et je, par contre,
j’avais beaucoup ri, mais vraiment on avait un ami qui nous avait fait
beaucoup rire ce soir-là et le lendemain j’avais une crise affreuse,
alors là une crise de colique hépatique. Après, j’ai su que c’était ça.
Alors, euh, vraiment je me suis dit : « Tout de même c’est pas ce
que j’ai mangé hier soir », j’avais très peu mangé, très peu bu, et
après on m’a expliqué que c’était probablement parce que j’avais
des calculs qui devaient se coincer dans le canal, alors le fait d’avoir
beaucoup ri, ça m’avait, ça m’avait déclenché ça. Lorsque j’ai eu ma
crise, enfin, ma crise de 68, c’était terrible, atroce, et le médecin, ce
médecin qui était venu me voir avait dit : « Oh mais elle a encore
mangé, elle a fait des excès alimentaires, mais faut qu’elle fasse
attention, enfin, faudrait peut-être qu’on lui fasse passer une radio »
et ça m’avait duré pendant 3 jours, au bout du 3e jour il avait été
forcé de me faire faire des piqûres de morphine, un médicament à
base de morphine, je ne pouvais pas me calmer. Et 2 jours après,
j’ai fait presque — enfin j’ai fait presque 41°, j’avais une infection.
Alors après j’en ai eu assez, j’ai vu un autre médecin qui tout de
suite m’a dit ce que j’avais, d’ailleurs il m’a dit : « Bah, voilà, vous
avez, vous avez, vous avez certainement une vésicule qui est prête à
éclater, il faut vous faire opérer mais il faut attendre que vous ne
soyez plus en crise ». Et, je sais pas d’où c’est venu mais enfin, j’ai
ma grand-mère qui est morte de ça (29).
• Ah!
— Ma grand-mère qui m’a élevée est morte de — c’est pareil elle
était, elle était cardiaque elle, alors on a — on pensait que elle avait
des crises de...
• Quelle grand-mère ?

C9) H faut noter ici deux facteurs du déclenchement des crises,


alimentaire et moteur, qui s'ajoutent aux facteurs affectifs qu’on est en
droit de supposer à l’occasion du voyage de noces. Il faut noter par
ailleurs la notion d’un antécédent héréditaire.
184 OBSERVATIONS

Ma grand-mère maternelle. Elle était cardiaque et finalement


elle avait certainement des crises de coliques hépatiques et on
mettait ça sur le dos du cœur. Je sais pas comment ça se manifestait,
et quand ça l’a pris elle était dans une maison de retraite, alors on
disait « c’est son cœur, c’est son cœur » et quand elle est arrivée,
quand on l’a fait hospitaliser à ce moment-là les Internes nous ont
dit : « Mais alors qu’est-ce que c’est que ça, c’est pas du tout son
cœur, c’est des coliques hépatiques, c’est sa vésicule et on va pas
pouvoir l’opérer parce qu’elle est rentrée en trop mauvais état de
faiblesse », elle ne pouvait plus manger. C’était la, la vésicule.
• Y a-t-il d’autres personnes dans votre famille... C30)?
— Je ne sais pas.
• Vous ne savez pas ?
— Je ne sais pas. Ma mère était paraît-il, avait le foie fragile. Je
ne sais pas comment ça se manifestait. Est-ce que c’était la vésicule,
est-ce que c’était le foie ?
• On appelle tellement de choses le foie !
— D’autant plus que, probablement, les personnes qui l’entou­
raient ne connaissaient pas très bien la question, alors... Et puis,
alors maintenant, je ne sais pas. Je sais que ma grand-mère, ma
grand-mère est morte en 66.
• Comment ça s’est passé pour vous ?
— Oh ! Ça s’est très mal passé et je me demande — j’ai des
doutes (soupir) parce que je me demande si c’est pas ça qui,
justement, a marqué mon petit garçon. J’étais enceinte de mon petit
garçon, j’étais enceinte de 4 mois, et j’ai eu beaucoup, beaucoup de

f30) On poursuit la recherche concernant les marques d'hérédité. En


effet, si les autres problèmes symptomatiques mis en évidence jusqu'ici
semblent se référer, dans le cadre des régressions, à des fixations dont
les plus intenses se situent après la naissance, pendant la croissance,
l'histoire vésiculaire se présente différemment : la notion d’une
hérédité renvoie, dans le cadre des régressions, à des fixations dont les
plus intenses se situent avant la naissance. Toutes ces manifestations
régressives doivent être envisagées comme des régressions partielles, ne
s'étant pas imposées dans l'évolution d'un faisceau central pour en
déterminer la ligne, le faisceau central de cette névrose de caractère
correspondant au faisceau central commun, celui de l'évolution
mentale habituelle.
Les céphalalgies elles-mêmes, qu'on peut éventuellement considérer
comme le cran le plus évolué des fixations-régressions d'ordre
psychosomatique, sont apparues tardivement et n'ont pas sérieusement
entravé le développement mental de la patiente.
OBSERVATIONS 185
chagrin, parce que je l'aimais beaucoup, beaucoup. Elle avait 88 ans
évidemment, elle pouvait pas être éternelle, mais dans mon esprit il
me semble qu'elle aurait dû vivre encore. Et j’étais enceinte, ça m’a
fait beaucoup, j’ai eu beaucoup de chagrin... Alors, euh, je sais pas
si c’est pas ça — d’ailleurs c’est très curieux mon, mon, mon —
Lucien — enfin qui me pose de gros problèmes là, euh, ne voulait
pas naître. Il est resté 3 semaines, enfin je suis restée 3 semaines
hospitalisée, il se replaçait, sa pose en parapluie avec les, la tête là et
les pieds là. Alors on le remettait en position normale et hop, il se
remettait comme ça. Y’avait rien à faire, on m’avait fait des piqûres,
enfin, moi je voulais qu’on me fasse une césarienne et finalement il a
fini par venir au monde, au bout de 3 semaines d’attente...
• C’est-à-dire à 9 mois et 3 semaines ?
— Oh, oui, certainement. Alors y’a eu pas mal de contestations,
le médecin, le Patron ne voulant pas me faire de césarienne, il
voulait qu’il vienne par les voies normales il disait : « Ah, bah, non,
on peut attendre. » On m’a fait un tas d’examens pensant que —
disant que y’avait pas de retard et la sage-femme que je connaissais,
je suis amie avec, m’a dit, elle elle m’a dit : « Moi, je suis sûre qu’il
y avait du retard, je m’en suis aperçue au placenta. » C’était un
beau bébé quand il est né, enfin, y’a pas...
• Comment estimez-vous qu’ait pu jouer sur votre fils dans
l’utérus, le chagrin que vous avez eu (31) ?
— Bah, écoutez, vous savez, c’est à par... enfin, à partir de
réflexions de — comment dirais-je ? D’abord quand on s’est aperçu
qu’il ét... qu’il ét... qu’il parlait, enfin pas vraiment, on s’est rendu
compte que c’était grave, il avait 4 ans, 3 ans 1/2. Et, vous pensez
qu’après on s’est drôlement interrogés en disant mais qu’ — enfin —
on a vu des médecins mais, j’avais vu le Dr. M. en premier et puis
après, euh, j’ai trouvé que ça n’allait pas assez vite. Enfin c’est pas
moi, c’est mon entourage qui m’a dit : « mais ça va pas, ça va pas
assez vite, etc... » J’en ai revu d’autres. J’ai vu le Professeur X. qui
voulait le soigner par la chimiothérapie. J’étais pas contente,
finalement, si je suis revenue voir le Dr. M. — il me l’a repris et
c’est là qu’il l’a fait rentrer à l’Hôpital de Jour. Alors, euh, on s’est
beaucoup interrogés en se disant bon bah, qu’est-ce qui a pu faire

(31) On n "hésite pas à demander à la malade de mettre au clair ses


intuitions, en raison des positions assez nettes qu "elle vient de prendre
sur deux problèmes concernant sa grossesse : « je me demande si c"est
pas ça (le chagrin dû à la mort de la grand-mère) qui, justement, a
marqué mon petit garçon... » et par ailleurs .* < ... mon Lucien... ne
voulait pas naître ».
186 OBSERVATIONS

qu’il était bloqué — parce que — alors on a repassé — mon mari


prend beaucoup beaucoup de photos, des diapos. Mes enfants, ça,
ils sont pris à tous les moments de leur vie. Alors on a, on a repassé
tous les films de — enfin, tous les films depuis sa naissance. On a
regardé en disant mais — on a vraiment épluché — en se disant mais
à quel moment on s’en est aperçu, à quel moment mais — qu’est-ce
— à quel moment il pouvait, il a pu être marqué par ça, enfin, on
peut déceler, on pourrait déceler que il y avait quelque chose qui ne
marchait pas. Et puis, finalement, euh, j’avais entendu dire que ça
pouvait très bien venir aussi, de, de, d’un bloquage. L’état
psychique de la mère pouvait influer sur le fils. Alors j’ai réfléchi et
puis dans le fond y’a que ça, c’est au moment, un très dur
moment C32).
• Alors c’était quoi l’état psychique de la mère ?
— Eh ben, c’est le chagrin que j’ai pu avoir de la mort de ma
grand-mère.
• Bon, alors ça consistait en quoi? pour vous?
— Ben d’avoir perdu ma — du chagrin énorme que j’ai eu au
moment de sa — de son — de sa mort, enfin. Je me demande si ça a
pas pu, euh, retentir.
• D’accord mais ça consistait en quoi ce chagrin? C’est-à-dire
comment étiez-vous (33) ?

C32) On remarque la distinction implicite que Madame I. établit


entre :
— d'une part, « ... l'état de la mère pouvant influer sur le fils... »
qui concerne le psychisme de l'enfant et où la mère engage sa propre
responsabilité,
— d'autre part, le « ... mon Lucien... ne voulait pas naître » qui
concerne le retard dans la naissance, où la responsabilité du fœtus est
engagée.
On ne sait pas sur quels critères s'établit cette distinction, on ne sait
pas non plus si cette « individualisation > du fœtus par sa mère ne
témoigne pas d'un conflit mère-fœtus dont il conviendrait d'envisager
l'ordre.
Le « ... mon Lucien... ne voulait pas naître » marque peut-être, de
façon projective, son désir de garder l'enfant en elle, enfant-objet
représentant sa grand-mère et, au delà, sa mère. La retenue du fœtus
pourrait être considérée alors comme une manière de ne pas avoir à
effectuer le travail de deuil.
(33) L'investigateur tente de connaître l'état de l'organisation men­
tale de Madame I. au moment du deuil. S'il retrouvait une désorgani­
sation mentale (dont une symptomatologie dépressive essentielle ou
OBSERVATIONS 187

— Ah, bah, j’ai beaucoup pleuré. J’ai beaucoup pleuré. J’allais,


j’allais beaucoup la voir, à la fin, euh, je — à l’hôpital on me
permettait de rester jusqu’à 9 ou 10 heures le soir. Je restais à côté
d’elle, et j’avoue que devant elle je ne pleurais pas, bien entendu,
mais dès que j’étais rentrée à la maison je pleurais beaucoup. Mon
mari me disait : « Mais, fais attention ; t’es enceinte » mais je lui
disais : « Mais c’est pas de ma faute, je peux pas me retenir de
pleurer, d’y penser tout le temps... » (silence). Y’a aussi eu, enfin, je
sais pas. C’est un oncle qui m’a rappelé ça parce que nous étions
venus la voir et je crois qu’ils lui avaient fait de la morphine pour la
— je sais pas si c’est de la morphine ou autre chose, mais enfin, un
calmant très puissant — pour justement la calmer et, euh, elle ne
parlait plus, elle pouvait plus parler, et ça m’avait, c’était le premier
jour d’hôpital, lorsque j’étais arrivée, elle était dans son lit, elle me
regardait, elle parlait — elle pouvait pas ouvrir la bouche, enfin, elle
pouvait pas parier, elle me regardait. Elle avait ses yeux qui
parlaient pour elle, ça m’avait frappée énormément et j’étais
ressortie en sanglotant disant : « Mais elle peut plus parler, elle peut
plus parler. » Alors, je sais pas, un oncle qui m’a rappelé ça après,
en me disant : « Mais, tu n’as pas été frappée à ce moment-là ? »
J’ai pas tellement porté d’importance, par contre, moi il me semble
que le chagrin que j’ai pu avoir, ça peut peut-être...
• Mais en dehors de pleurer, vous y pensiez ?
— Ah ! oui.
• Vous en rêviez ?
— Non, j’ai jamais rêvé d’elle. Je n’ai — c’est très curieux, j’y
pensais, j’y pensais beaucoup et même encore maintenant. Y’a
certains souvenirs que j’ai d’elle si jamais je les sors, ça me fera
pleurer, mais, euh, je n’ai jamais rêvé d’elle. Pourtant je rêve
beaucoup (M).

opératoire, par exemple, rendrait compte) il serait autorisé à penser


qu'une désorganisation somatique même asymptomatique a pu avoir
lieu, laquelle, sur le seul plan des échanges somatiques mère-fœtus
(sans exclure d’autres types d’échanges), aurait provoqué des perturba­
tions fœtales.
(*) Spontanément la malade n’a rien avancé qui puisse évoquer
une désorganisation mentale, au moment du deuil de la grand-mère.
Elle file au contraire vers : « ... certains souvenirs que j’ai d’elle, si
jamais je les sors, ça me fera pleurer... » et vers des rêves, comme elle
semble avoir filé à l’époque davantage vers des expressions de sa
douleur que vers une élaboration du deuil.
On est frappé par le parallélisme entre la symptomatologie de la
188 OBSERVATIONS

• Eh bien, racontez-moi un rêve.


— Je ne me rappelle pas du tout.
* N’importe lequel, le premier qui arrive.
— J’en ai fait cette nuit, mais, je m’en rappelle pas. Je m’en
rappelle quand je me réveille, bon, j’aime bien m’en rappeler
d’ailleurs de mon rêve, parce que je déjeune, j’aime bien déjeuner
toute seule le matin, je déjeune la première parce que je me lève de
bonne heure, mais j’aime bien penser à mon rêve mais, là je serais
incapable. Si, y’a un rêve que je me rappelle. C’est drôle, parce que
je sais pas pourquoi je me rappelle de ce rêve, mais, et pourtant il
est vieux. J’étais en — en Italie (je suis jamais allée en Italie) dans
une cour et y’avait des — dans un — je vois très bien y’a des
arcades, une espèce de château, euh, Renaissance, avec des
escaliers, je sais pas, je suis jamais allée là et je me, je me suis vue là
et il m’a semblé que, que je connaissais très bien. Voilà, c’est un
rêve dont je me suis souvenue, mais je crois bien que c’est tout. Je
serais incapable de vous raconter un rêve (35).

grand-mère : « ... elle pouvait pas ouvrir la bouche, enfin, elle pouvait
pas parler, elle me regardait. Elle avait ses yeux qui parlaient pour
elle, ça m’avait frappée énormément... » et la symptomatologie
ultérieure de l’enfant, précocement évoquée dans l’investigation
« ...c’est un enfant qui a présenté des signes d’autisme... il a pas
vraiment, il a pas vraiment été autistique, mais enfin, il a huit ans, il
parle pas encore ».
Ce parallélisme (l’oncle l’aurait-il subodoré plus profondément qu’il
ne paraît) n’implique cependant pas une interprétation de notre part.
(35) Bien que ce rêve succède au : « ... je n’ai jamais rêvé d’elle (la
grand-mère)... pourtant j’ai rêvé beaucoup... », les interprétations trop
précises que l’on pourrait apporter seraient illusoires en raison d’un
manque d’associations plus circonstanciées que celles que nous
possédons. Il faut considérer cependant que le dialogue avec l’investi­
gateur touchant à la relation entre la mort de la grand-mère et la
naissance de l’enfant a évoqué un rêve au décor Renaissance, et
qu’une riche condensation se fait jour, groupant la remémoration
matinale des rêves (dont fait partie ce rêve deuil-naissance) et les
problèmes alimentaires que nous connaissons : « ...j’aime bien déjeu­
ner toute seule le matin... j’aime bien penser à mon rêve... Si, y’a un
rêve dont je me rappelle... je ne sais pas pourquoi... ».
Même si le deuil n’a pas été élaboré, la fréquence des rêves, le
souvenir des rêves, l’intérêt pour les rêves et les tentatives d’auto­
élaboration des rêves, témoignent d’un parfait fonctionnement, fré­
quent sinon permanent, de l’appareil mental (cf. P. Marty et
OBSERVATIONS 189

• Oui... Vous rêvez tout le temps?


— Ah oui, je rêve beaucoup.
• Toujours?
— Toujours.
• Pas quand vous avez des maux de tête, pas pendant les périodes
où vous avez des maux de tête quand même ?
— Non, non, non.
• Ah ! Vous dites non pour me faire plaisir ?
— Non, non, non, non, mais quand j’ai des maux de tête — si par
exemple le jour où j’ai eu ma crise de foie, si je dors, je ne rêverai
pas.
• Qu’est-ce qui vous le fait dire, c’est parce que je vous l’ai
suggéré ?
— Oui, parce que vous me l’avez demandé, ça m’a fait penser,
mais si — la nuit je ne sais pas, la nuit, parce que quand j’ai des
crises de foie en principe c’est le matin, lorsque je me réveille, ça me
réveille vers 6 heures, enfin peut-être avant, j’en sais rien. Je me
réveille de bonne heure et je sens que j’ai mal à la tête, je me dis
« bon, bah, ça y est, je suis bonne pour la crise de foie aujour­
d’hui. » J’ai beau me lever, prendre — alors je sais pas si dans la
nuit j’ai rêvé, j’ai pas fait attention mais après, si je redors dans la
matinée, enfin, je sommeille, je crois pas que je rêve (36).
• Ces maux de tête, ça a commencé quand ?
— Avant mon mariage, j’avais déjà des crises de foie avec des
maux de tête. Lorsque je travaillais, il m’est arrivé de rentrer à la

C. Parat : « De l'utilisation des rêves et du matériel onirique dans


certains types de psychothérapies d'adultes », intervention sur « Le
rêve ». Rapports de R. Diatkine et de J. R allô, M. T. Ruiz de B. et
C. de Zamora de P., Madrid 1974, op. cit.).
C36) L'investigateur, après la remarque précédente concernant le
fonctionnement psychique habituel de Madame I., a seulement voulu
vérifier l'inhibition mentale classiquement concomitante des céphalal­
gies. On note bien ici que dans le mouvement de désorganisation,
l'inhibition mentale céphalalgique précède la « crise de foie » : « ...je
me réveille de bonne heure et je sens que j'ai mal à la tête, je me dis,
bon... je suis bonne pour la crise de foie aujourd'hui... » Les
céphalalgies semblent intervenir, comme souvent, à l'occasion d'évo­
cations oniriques.
L'investigateur va chercher à obtenir des précisions sur l'historicité
des céphalalgies, lesquelles constituent jusqu'à présent le principal
témoignage d'épisodes d'inhibition sinon de désorganisation de l'acti­
vité mentale, dans la névrose de caractère de M™ I.
190 OBSERVATIONS

maison parce que j’avais une crise de foie avec des maux de tête.
• Et, pourquoi vous dites « crises de foie » en même temps?
— Bah, parce que je vomissais.
• Vous vomissiez ?
— Ah, de la bile. Je suis, je suis une machine à fabriquer de la
bile à ce moment-là.
• Les maux de tête ont toujours accompagné les crises de foie ?
— Toujours, toujours.
• Vous n’avez jamais eu de maux de tête...
— Non !
• ... en dehors de ça ?
— Si, j’ai des maux de tête en dehors de ça mais je sais que —
bien sûr des fois la crise de foie ne va pas jusqu’à vomir. Mais je sais
que c’est le foie. Alors des fois aussi j’ai des maux de tête et je sens
que c’est parce que j’ai, j’ai de l’aérophagie, enfin, je sens que — ou
alors, euh, la — ça correspond à la — à des brûlures à l’estomac et
de l’aérophagie, j’ai des renvois alors je sens que, j’ai des renvois ça
me soulage la tête. Mais je sens, je sens venir et je sens qu’il y a
quelque chose qui ne va pas (M).

C37) Alors que l'investigateur cherche fermement à dissocier la


symptomatologie pour en analyser chacun des différents aspects, la
patiente — qui rejoint là une démarche médicale classique — cherche
tout aussi fermement (et précipitamment même, comme menacée) à
rassembler les symptômes en un syndrome univoque.
(38) Il semble que les céphalalgies précèdent ici des symptomatolo­
gies autres que celle de la « crise de foie >. On peut interpréter la
disparition des céphalalgies, au moment de l’apparition d’autres
symptômes, comme l’instauration d’un système régressif plus profond
que celui des maux de tête (nous avons cependant constaté antérieure­
ment que, lors de certains épisodes, les céphalalgies persistaient alors
que de nouveaux symptômes s’étaient fait jour).
Nous devons faire remarquer que fréquemment chez de nombreux
malades, l’apparition d’une symptomatologie indiscutablement soma­
tique (les céphalalgies sont quelquefois vécues inconsciemment par les
patients comme liées à des facteurs affectifs), en dehors de l’éventuelle
valeur régressive réorganisante de la maladie elle-même, peut présen­
ter un aspect bénéfique pour deux raisons .*
— la présence indiscutable d’une maladie,
— la virtualité si ce n’est la réalité de bénéfices secondaires.
Ces deux facteurs jouent sans doute un rôle dans le système de
défense de Madame I. lorsqu’elle s’inquiète de voir l’investigateur
dissocier les différents éléments de sa symptomatologie.
OBSERVATIONS 191

• Bon, mais les maux de tête sans crise de foie, ça a commencé


quand ?
— Oh, bien avant mon mariage.
• Et étant petite, est-ce que vous aviez des maux de tête?
— Ah, ça, je ne me souviens pas, mais je crois pas.
• Vous le sauriez parce que ce serait lié à des souvenirs
d’école f39).
— Non, non.
• Et alors, ça aurait commencé quand ?
— Eh bien, alors, euh, étant jeune fille, probablement — je me
rappelle lorsque je travaillais, je rentrais chez moi, je suis rentrée
des fois, j’étais obligée de rentrer parce que j’avais très très mal à la
tête, obligée d’aller m’allonger.
• Rentrer d’où ?
— De mon travail, j’étais puéricultrice.
• Vous étiez puéricultrice ?
— Oui. Alors j’ai travaillé dans les hôpitaux, j’ai travaillé dans
une crèche longtemps. Après je me suis arrêtée, au moment de la
naissance de mon premier enfant en 58.

C39) Les céphalalgies qui peuvent se présenter antérieurement sous


forme de pathomimies dont la valeur est toujours discutable, n'existent
guère avant l'âge de 5 ou 6 ans et apparaissent volontiers à l'occasion
des premiers exercices scolaires, au moment d'une certaine valorisa­
tion de la pensée et de l'activité mentale. Cette période correspond au
déclin du complexe d’Œdipe au cours duquel s'effectue une réorgani­
sation psychique qui ouvre justement sur les aptitudes scolaires. Il est à
noter que dès ce moment, les céphalalgies témoignent à la fois d'une
inhibition fantasmatique et d’une inhibition intellectuelle. Dans le
même mouvement on note quelquefois des troubles de la vision.
Chez Madame I. les céphalalgies sont apparues à l'occasion, nous
allons le savoir, de son activité de puéricultrice. On ne doit pas écarter
l'hypothèse selon laquelle la régression céphalalgique (reposant sur
une fixation très tardive installée sans symptômes évidents à la période
du déclin du complexe d’Œdipe) était en rapport avec un fantasme
inhibé de la relation mère-enfant, chez cette jeune fille qui avait perdu
sa mère précisément à l'âge de 5 ans.
Dans la plupart des cas de céphalalgies on peut noter une inhibition
mentale particulièrement tenace à l'égard des fantasmes de scène
primitive. Ceci est d'ailleurs compréhensible dans la mesure où la
scène primitive se rattache aux fantasmes originaires et marque, avec
ses remaniements ultérieurs, autant d'étapes dans l'évolution et dans
l'organisation de la pensée.
192 OBSERVATIONS

• Bon. Quel rapport y a-t-il entre ces maux de tête avec ou sans
crises de foie et les périodes où vous vous mettez à manger ?
— Je vois pas très bien ce que vous voulez dire.
• Bon, vous avez dit qu’à certaines périodes vous vous mettiez à
manger. Vous rejetez alors toute idée de régime. Mais le faites-vous
consciemment ou pas de rejeter l’idée de régime? Pourquoi
mangez-vous ?
— Bah, là, bon, récemment vous voyez, euh, j’ai longtemps
attendu votre rendez-vous parce que, je, enfin j’ai décidé de revoir
un médecin au début d’octobre, j’ai, c’est le Dr. M. qui m’a
conseillé de venir vous voir, alors j’ai déjà attendu un moment de
voir le Dr. M. ; alors je ne pouvais plus tenir et puis je sentais que je
regrossissais, que je regrossissais. Alors, de moi-même je me suis —
ah, bah, non — de moi-même, non, pas de moi-même, parce que
j’ai fait cette crise de foie importante, la dernière, automatiquement
je me suis remise au régime. J’ai dit bon, ça tombe bien, comme ça
allons-y. Eh bien, au bout de 3 semaines de régime, j’avais juste
perdu un malheureux kilo et plus ça va, alors, là j’ai eu pas mal de
contrariétés ces temps-ci, bah, j’avais faim, j’avais faim, j’avais
faim, mais il me semble que c’est déréglé. Ou alors je fume, ou alors
il faut que je mange (41).

(*) L’investigateur cherche à savoir si, économiquement, l’inhibi­


tion mentale qui accompagne fatalement les céphalées, ne laisse pas
place à un investissement du comportement ou à un déferlement
pulsionnel au niveau du comportement. Il envisage également l’éven­
tualité d’une compensation de la perte du fonctionnement mental par
l’ingestion alimentaire (la baisse de régime de l’activité mentale est
souvent ressentie par les patients comme une véritable perte. Parfois les
sujets signalent alors effectivement la perte de la « volonté », par
exemple. Il s’agit en réalité de la disparition d’un fonctionnement
psychique de haut niveau qui permettait antérieurement le choix ou qui
donnait tout au moins l’illusion du choix).
(41) Un certain nombre de points peuvent être détachés de ce
monologue relativement long :
— La mise en avant du thème de la frustration s’inscrit tout
naturellement à la suite de ce que nous venons d’envisager, et
concerne à la fois la perte fonctionnelle et la tentative de réparation
d’ordre alimentaire. Ici, il s’agit d’abord de la longue attente des
rendez-vous avec nous-même comme avec le Dr. M. : « ... alors je ne
pouvais plus tenir et puis je sentais que je regrossissais, que je
regrossissais... ». Il s’agit ensuite d’autres contrariétés se traduisant
par « ...j’avais faim, j’avais faim... ».
OBSERVATIONS 193

• Bon... Je voudrais savoir, dans ces périodes où vous mangez,


quel est votre état d’esprit ?
— Je man — j’ai l’impression que je — que je commets quelque
chose de défendu.
• Oui.
— Quand je mange quelque chose que je sais qui est contraire à
mon régime.
• Oui.
— Mon régime pour me faire maigrir.
• Oui.
— Et puis après, je me dis : « ah, bah après tout tant pis j’en ai
assez, de toute façon j’y arriverai pas, tant pis. »
• « J’en ai assez. » Alors ?
— Bah, je mange, parce que j’ai faim.
• Et ça vous fait du bien ?
— Pas particulièrement, parce que — y’a des moments c’est — de
manger ça me rassasie — je ne suis même pas rassasiée. J’ai besoin
de quelque chose.
• Et vous n’avez plus de culpabilité à ce moment-là ?
— Après?
• Au bout d’un moment.
— Au bout d’un moment, non, j’en ai plus. Mais c’est-à-dire je
me laisse...
• Mais pendant un moment vous en avez ?
— Oui, j’en ai, mais alors j’ai l’impression que je me laisse em —
embarquer...
• L’investigateur s’adresse aux assistants. Il y a une période de
résistance avec toute une organisation dont fait partie la culpabilité,

— Le rapport d'une évolution des faits, classique pour elle, avec


une hésitation notable sur sa propre responsabilité dans ce déroule­
ment ; « ... de moi-même... pas de moi-même... automatiquement, je
me suis remise au régime... ça tombe bien, comme ça, allons-y ». La
même notion d’automatisme se retrouve à la fin du paragraphe :
« ... il me semble que c’est déréglé... »
— La possibilité de remplacer une activité orale digestive par une
activité orale érotique d’apparence plus superficielle : manger ou
fumer.
— H ressort de l’ensemble du discours que le passage au comporte­
ment ne se présente pas là comme un débordement pulsionnel en
rapport avec l’inhibition du fonctionnement mental. Il y a mesure
compensatoire. Une certaine conscience des affects est conservée, si ce
n’est même une activité fantasmatique.
194 OBSERVATIONS

puis un véritable laisser-aller au comportement, cette fois-ci (42).


— J’ai l’impression que je me laisse embarquer dans un — enfin
c’est comme si je me noyais ou que je, je sais pas, alors tant pis, je
me laisse aller parce que ça, ça me, ça me dégoûte tellement de voir

C2) La patiente vient de répondre au problème que nous posions en


soulignant l'existence de deux phases faisant suite aux frustrations
qu'elle ressent.
Dans la première phase, il y a non seulement conscience des affects,
mais aussi d'un sentiment de culpabilité (vraisemblablement sous-
tendu par une activité fantasmatique comme nous pouvions le prévoir)
qui renvoie à l'organisation du Moi, sans qu'on puisse savoir
néanmoins si le « défendu » (manger, mais aussi tout ce que manger
implique inconsciemment) provient du Surmoi ou d'un Idéal du Moi.
Madame I. a antérieurement posé le problème de son obésité (relative
d'ailleurs) comme contrevenant à un certain Idéal : « ... c'est pas le
fait d'être petite qui me donne des complexes... c'est le fait d'être
grosse... ».
Cependant ici le régime implique le médecin qui a donné les
instructions. Par ailleurs, les problèmes de l'alimentation ont toujours
été mêlés, nous l'avons vu, à la vie relationnelle de la patiente. On se
souvient par exemple du : « je mangeais peu — je ne pense pas avoir
donné de gros problèmes à mes parents quand même — je suis arrivée
chez mes parents adoptifs, là, je dévorais littéralement... Si ta pauvre
maman te voyait, elle serait contente, parce qu'elle s'est assez désolée
quand tu étais petite, tu ne voulais pas manger... ».
Toutes ces évocations révèlent la personnalisation des éléments
(Idéal du Moi ou Surmoi) qui sont à l'origine du sentiment de
culpabilité et soulignent la pleine organisation de la deuxième topique.
Dans la deuxième phase il semble cette fois que l'organisation de la
seconde topique s'efface. On est allé du* ...je commets quelque chose
de défendu » au* ah ! bah, après tout, tant pis, j'en ai assez, de toute
façon, j'y arriverai pas, tant pis », qui montre encore une conscience :
celle de l'abandon de la responsabilité, puis au * ... j'ai l'impression
que je me laisse embarquer », où le Moi (* je me laisse embarquer »)
va abandonner. On passe alors à des automatismes de comportement
dans la répétition du fait de manger.
On notera que le but antérieur de l'activité alimentaire * ...de
manger, ça me rassasie... » disparaît dans les automatismes qui
répondent alors à un besoin. Le besoin succède sans doute au désir :
« ...je ne suis même pas rassasiée, j'ai besoin de quelque chose ». On
peut se demander ce que représente ce* quelque chose » qui doit être
retrouvé : s'agit-il d'une relation affective ou s'agit-il de sa conscience
OBSERVATIONS 195
que je fais des efforts désespérés et que ça n’aboutit pas, et qu’après
il suffit que j’ai, j’ai de nouveau des problèmes pour que je retourne
— que je me remette à manger, alors — euh, ou alors je fume alors

et de sa responsabilité disparues ? Sans doute le « quelque chose » se


réfère-t-il à la fois aux deux éléments que nous venons de signaler,
ressentis dans un même affect et concernant les premiers moments de
l'individualisation, qui consacrent une certaine perte de la relation
avec la mère, en même temps qu 'une certaine acquisition du sentiment
de soi. Ici, l'ensemble est perdu.
Le passage de la première à la deuxième phase, qui voit disparaître
l'organisation mentale antérieure, est signalé par Madame I. comme
substituant l'automatisme à la responsabilité et illustre ce que nous
avons signalé à propos de l’irrégularité du fonctionnement mental
dans les névroses de caractère. On comprend maintenant les hésita­
tions de la patiente du type de :* ... alors, de moi-même je me suis —
ah, bah, non, de moi-même, non, pas de moi-même... ».
On rapprochera ces hésitations des hésitations antérieures de
Madame I. à propos des responsabilités à partager entre elle-même et
son fœtus : « ... ça s'est très mal passé — et je me demande — j'ai des
doutes (soupire,) parce que je me demande si n'est pas ça (la mort de
la grand-mère) qui justement, a marqué mon petit garçon. J'étais
enceinte de mon petit garçon, j'étais enceinte de quatre mois et j'ai eu
beaucoup, beaucoup de chagrin... » — «... non, mon Lucien... ne
voulait pas naître. Il est resté trois semaines, enfin je suis restée trois
semaines hospitalisée... ».
On assiste de façon précise ici à une véritable désorganisation d'une
partie de l'appareil mental. Nous avons précédemment vu que cette
désorganisation était relativement progressive, partant d'une inhibition
fantasmatique relative, avec les céphalalgies, et continuée par une
désorganisation plus large, les deux organisations topiques s'excluant
pour laisser place à des automatismes de comportement. La progres­
sion contre-évolutive de la désorganisation ne va cependant pas très
loin chez Madame I. puisqu'une organisation régressive s'installe
dont la symptomatologie est celle de la « crise de foie ». Ce n'est qu'à
partir des événements que signale cette « crise de foie » qu'une
reconstruction s'élabore et que l'organisation mentale reprend le
dessus. Nous venons de le voir, la malade en sens inverse passe de
l’automatisme au retour de ses responsabilités « ...j'ai fait cette crise
de foie importante la dernière, automatiquement je me suis remise au
régime. J'ai dit : bon, ça tombe bien, comme ça, allons-y... ».
On notera cependant la forme impersonnelle du « allons-y » qui
précède le retour du je et du Moi.

i
196 OBSERVATIONS

que je sais... que je me mets à fumer pas mal pour le moment mais
par moments j’arrive à fumer beaucoup moins. Alors, je dis, bon,
bah, ça va, ça va mieux, mais dès que ça va plus je me remets à
fumer.
• Alors pourquoi êtes-vous puéricultrice (43) ?
— Pourquoi j’ai été puéricultrice (insiste sur « j'ai été »).
• Qu’est-ce que vous faites maintenant ?
— Bah, j’élève mes enfants.
• Bon, alors, je ne me trompais pas tellement, sauf qu’ils sont
plus grands.
— Bah, parce que, c’était, c’était un métier qui me plaisait,
j’aime beaucoup les enfants. J’aime beaucoup les enfants, en fait —
j’ai un peu raté mes études et, euh, en seconde, je me suis arrêtée,
je n’ai plus continué et alors là, mes parents ont essayé de me mettre
dans une école commerciale
• En seconde, vous aviez quel âge ?
— J’étais en retard, j’avais 16 ans. J’étais en retard, j’ai com­
mencé, euh, enfin j’ai eu un tas — vous savez, cette période après la
guerre, je suis arrivée à C., à Paris, où j’ai été élevée.
• Chez vos oncle et tante ?
— Oui, c’est ça. Alors il a fallu, euh, j’étais chez des Sœurs, alors
que — à la campagne j’étais dans une école libre, une Institution

f43) L'investigateur revient au problème des céphalalgies, qui


constitue un volet des insuffisances du fonctionnement mental diffé­
rent de celui des désorganisations que nous venons d'examiner.
C44) Nous savons que les céphalalgies (dont nous avons signalé les
rapports avec l'activité intellectuelle et scolaire) ont commencé au
moment où la patiente était puéricultrice. Or, celle-ci vient spontané­
ment de mettre en rapport son activité de puéricultrice avec des
problèmes scolaires : « ... parce que c'était un métier qui me plaisait,
j'aime beaucoup les enfants, j'aime beaucoup les enfants, en fait j'ai
un peu raté mes études... ». L'investigateur va donc s'intéresser de
près à l'évolution de la scolarité.
On rapprochera l'inhibition mentale céphalalgique survenant au
moment de l'apprentissage des fonctions de puéricultrice (fonctions de
substituts parentaux et maternels en particulier) du passage du
discours de la patiente que nous avons signalé en note 21. Dans ce
passage, des confusions apparaissaient entre sa propre mémoire et ce
qu'on (les substituts parentaux) lui avait raconté (stimuli de recons­
truction mnésique), comme si le fait de s'occuper des autres (ses
propres substituts parentaux) entrait en conflit avec ses souvenirs
directs (concernant sa mère).
OBSERVATIONS 197

religieuse, et j’avais pris du retard, enfin, on m’avait — lorsque je


suis arrivée à l’école en 45, en 45 oui, j’étais pas à mon niveau, on
n’a pas pu me mettre à mon niveau qui correspondait à mon âge, à
l’école. Alors, il a fallu, j’ai pris du retard, alors j’ai très très bien
travaillé, je travaillais très bien d’ailleurs j’étais la première de la
classe, je travaillais très bien mais j’avais 17 mois de retard et il a
fallu demander une dispense de 17 mois pour mon entrée en 6e, que
j’ai très bien réussie d’ailleurs, j’étais première j’ai tout le temps eu
les premiers prix jusqu’à la 4e.
• Mais alors, quel âge — vous m’avez dit que vous aviez 10 ans
quand vous étiez entrée chez vos oncle et tante, hein ?
— Oui. J’avais, attendez, c’était en 45, non j’avais 10 ans 1/2,
j’avais, euh, c’était au mois de janvier 45 donc, je suis de 34, j’avais
10 ans 1/2.
• Bon, et alors, c’est quelle époque par rapport à votre entrée en
6e ? Vous êtes entrée en 6e à 12 ans ?
— 13 ans.
• 13 ans.
— 13 ans passés même, puisque...
• Passés?
— Non, attendez, 13 ans, non, non, 13 ans, je suis née au mois de
juillet, alors 13 ans.
• Donc, vous étiez déjà depuis plus de 2 ans chez vos oncle et
tante.
— Euh, oui, oui.
• Bon, et ça marchait bien?
— Ah, très bien.
• Et puis tout d’un coup ça n’a plus marché ?
— La 6e a très bien marché, la 5e a très bien marché, j’avais les
premiers prix, j’étais la première. Après en 4e ça a commencé un
petit peu à flancher mais enfin — et c’est en 3e...
• En 4e vous aviez quel âge donc? Vous aviez 16...
— Euh, oui. Non, je devais avoir 15 ans en 4e.
• 13 ans 6e, 14 ans 5e, 16 en 4e, à 6 mois près.
— Oui.
• Et pourquoi ça n’a plus marché en 4e ?
— Mais si ça marchait, mais enfin, moins bien, j’étais plus la
première. Je, j’avais une amie qui s’appelle, vous l’avez vue à la
télévision, qui s’appelle O. D. Et, c’était ma grande amie alors euh,
je me suis beaucoup dissipée avec elle.
• Beaucoup?
— Dissipée, elle m’amusait, elle me — elle était très, très
brillante. Et alors, je m’amusais beaucoup. Bah, j’ai voulu faire un
petit peu comme elle ; alors elle elle apprenait très facilement et moi
198 OBSERVATIONS

je (rit) je — j’apprenais beaucoup moins facilement qu’elle. Alors,


je me suis laissée aller à ce moment-là. Puis en 3e alors j’ai
continué (45).
• Toujours avec elle ?
— Oui, oui. Nous étions ensemble. Et puis j’ai eu mon brevet
mais je l’ai eu à la seconde fois. Et puis alors après j’ai commencé
ma seconde et puis je n’ai pas terminé.
• Pourquoi ?
— Bah, parce que, j’avais de très mauvaises notes, les profes­
seurs n’étaient pas contents d’eux, ça avait fait toute une histoire à la
maison, et puis, euh...
• Les professeurs n’étaient pas contents d’eux ?
— De moi, euh, les professeurs n’étaient pas contents de moi,
pardon.
• Ah ! vous m’avez dit « d’eux ».
— Oui, je sais pas pourquoi — de moi, et euh... Alors, à ce
moment-là, euh, y’avait une histoire à la maison avec mon père, ça
devait être à la fin du 1er trimestre. Mon père m’avait dit : « Mais
enfin, tu ne veux pas, tu te rends compte pourquoi tu fais ça, enfin,
c’est très mal » et il m’avait dit : « Bah, à ce moment-là si tu ne veux
pas faire d’études, c’est pas la peine de continuer. » Alors je l’avais
pris au mot en disant : « bon, bah, je continuerai pas, c’est pas la
peine d’insister »

(45) On note globalement l'importance des problèmes relationnels


sur la scolarité : l'amélioration des résultats lorsqu'elle vit chez ses
oncle et tante, mais leur détérioration à l'occasion de la rencontre avec
O. D. — qui semble avoir été pour elle un objet de fascination et, dans
une certaine mesure, d'identification (la vocation de O. D. devait se
percevoir et la mère de la patiente était femme de théâtre). En même
temps que cette identification partielle, une relative déchéance intellec­
tuelle et sans doute plus généralement mentale s'est produite, avec un
laisser-aller aux automatismes traduisant l'échec : « j'ai voulu faire
un petit peu comme elle... Alors, je me suis laissée aller à ce moment-
là. Puis, en 3e alors, j'ai continué... ».
f46) H semble y avoir dans ce lapsus « les professeurs n'étaient pas
contents d'eux » une collision entre le mécontentement des professeurs
à son égard, son mécontentement à l'égard des professeurs et son
mécontentement à l'égard d'elle-même. Le père de la patiente (en fait
il s'agit de son oncle) est rapidement mis en scène au même titre sans
doute que les professeurs et dans le même mouvement général :* ...U
m'avait dit... si tu ne veux pas faire d'études, c'est pas la peine de
continuer. Alors je l'avais pris au mot en disant... je continuerai pas,
OBSERVATIONS 199

• Et alors ?
— Bah, j’ai essayé de rentrer dans une école commerciale. J’ai
passé un concours, j’avais été reçue, j’avais préparé l’école commer­
ciale, j’avais été reçue, mais ça ne me plaisait pas du tout, ça ne
m’attirait absolument pas ; et je voulais être infirmière. Alors, euh,
là j’étais trop jeune pour me présenter à l’école des Bleues, j’avais
préparé l’école des Bleues, j’ai échoué au concours, à cause de la
dissertation et du français. J’étais très déçue et j’ai fait — alors
comme je ne — j’étais un petit peu comme ça — j’ai fait une école
de puériculture mais pas l’école officielle du Boulevard Brune parce
que pour le Bd. Brune il fallait passer, fallait d’abord être infir­
mière. Alors donc j’avais — j’avais été à cette école en attendant
pour pas perdre mon temps, qui m’avait donné un diplôme
d’auxiliaire de puériculture ; et, mon désir était d’entrer à (silence)
d’entrer à l’A.P. et de suivre les cours municipaux pour essayer tout
de même d’avoir mon diplôme d’Etat après, pour pouvoir faire
l’école du Bd. Brune. Je suis rentrée à l’A.P. et puis j’ai connu mon
mari et après je n’ai pas continué à faire mes études. Je l’ai regretté
d'ailleurs (silence).
• Vous avez regretté pourquoi ?
— Parce que. J’ai regretté parce que, je pense que, étant donné
que nous ne nous sommes pas mariés tout de suite, il a fait — il est
allé en Algérie, il est resté très longtemps en Algérie et j’aurais eu le
temps certainement de faire ce que j’avais projeté de faire. Puis,
après même, sans continuer puisque le métier d’infirmière, de
puéricultrice demande — c’est pas tellement fait pour des, pour des
femmes mariées ayant des enfants, j’aurais pu me spécialiser dans
une autre branche et pouvoir — j’aurais pu quand même continuer à
travailler (47).

c'est pas la peine d'insister ». On peut penser qu'elle aurait désiré que
son père insiste, jouant pleinement un rôle de Surmoi, et qu'il lui fasse
aussi confiance, ce qui n'a pas été le cas. Un imbroglio sado-
masochique d’ordre régressif s'est produit dans ces conditions : elle lui
en a voulu, elle s'en est voulu... elle n'a pas continué.
(47) La cessation des études après la rencontre avec le futur mari :
« j'ai connu mon mari et après je n’ai pas continué à faire mes
études » constitue une suite directe de la première cessation des études
après 1' « histoire à la maison avec mon père... »
Dans la perspective scolaire, on note que la plupart des rencontres
ont un aspect néfaste, comme si la rencontre pouvait se substituer
pendant un temps (et avant les regrets) à l'enrichissement intérieur.
Au-delà du matériel apporté directement par la malade on a le
200 OBSERVATIONS
• Oui.
— J’ai quand même regretté, après.
• Bon, alors pourquoi infirmière et puéricultrice ?
— Parce que j’aimais ça, j’aimais beaucoup.
• C’est ce que je vous demande, pourquoi aimez-vous ça?
— Ça me plaisait, ça me plaisait. Pourquoi j’aime ça?
• Oui.
— Ah ! je — j’aime la vie d’hôpital, enfin, cette vie de service
hospitalier. Je — j’ai — enfin j’ai fait tous mes stages, je travaillais
un peu et ça me plaisait.
• Qu’est-ce qui vous plaît?
— De soigner, de soigner les malades, de, de... de m’occuper des
autres.
• Et depuis quand ça ?
— Ah ! depuis toujours.
• Toujours ? ça fait quel âge ?
— Ça m’avait toujours plu — je ne sais pas mais enfin ça m’avait
toujours plu.
• Aussi loin que vous vous souvenez, ça fait quel âge ?
— Ah ! oui.
• « Ah ! oui ». Quoi ? Allez !
— J’avais, enfin, j’avais peut-être 13 ans, 13 ans et je me
souviens, je m’occupais déjà beaucoup des enfants, euh, chez des
amis, je me rappelle, ils étaient des petits enfants, j’aimais
m’occuper d’eux. Je m’en occupais, vraiment très bien. J’aimais
soigner. Même encore maintenant, lorsque je rentre dans un
Hôpital, j’ai envie d’aller aider les infirmières, d’aller me mêler de
ce qu’elles font parce que ça me plaît C46).

sentiment, dans la relation, d’une ambivalence marquée à l’égard des


problèmes de la connaissance en général et de la connaissance d’elle-
même en particulier. Il y a, semble-t-il, d’un côté, un intérêt pour
l’investigation, pour l’analyse, et d’un autre côté, un retrait de cet
intérêt pour des motifs qui ne transparaissent pas. Il faut sans doute
considérer encore une fois que, malgré l’absence de céphalalgies
précoces, la mort de la mère, lorsqu ’elle avait 5 ans, a joué un grand
rôle dans cette ambivalence. Le début de l’acquisition d’elle-même,
grâce à ses propres connaissances, a coïncidé avec la perte de sa
relation à sa mère. Madame I. paraît toujours prête à abandonner ses
connaissances au profit des retrouvailles relationnelles, mais peut-être
le spectre de la disparition de l’autre, la hante-t-elle en même temps.
(*8) Nous avons vu antérieurement plusieurs allusions au problème
des relations mère-enfant, en particulier :
OBSERVATIONS 201
• Bon. Comment ça se passe ici depuis que vous êtes là (49)?
— Ben, je dois vous dire que quand je suis rentrée, j’ai été
surprise de trouver tout ce monde parce que, je m’attendais pas à
voir une assemblée de, de personnes autour de moi. Et puis
maintenant, bah, disons que je suis plus détendue qu’au début.
• Bon, alors « surprise » ça vous a fait quoi?
— Bah, surprise, au début je me suis dit : je ne vais pas pouvoir
parler. Et puis maintenant, bon, bah, je, je, je, je suis beaucoup
plus détendue et...
• C’est « détendue », donc c’est essentiellement musculaire, la
tension dont vous parlez ?
— Ça me, ça me, ça me crispe, je me sens un peu crispée, euh
(elle désigne son thorax).
• C’est encore respiratoire ?
— Oui.
• Oui. (long silence) Et puis?
— Et puis c’est tout, enfin, je vois pas, je vois pas très bien
comment ça peut me — physiquement, non, c’est plutôt, euh, c’est
pas tellement psy... enfin, y’a une partie physique, mais enfin y’a
une autre partie aussi psychique. Par moments, j’ai cru que je
pourrais pas parler et puis euh...

— l'aspect traumatisant de la séparation de son propre enfant


d’avec « les personnes qu’il aime »,
— l’insistance de la patiente sur la « fonction maternelle » érigée
en idéal,
— le parallélisme entre sa fille et elle-même : « ... j’étais gaie,
j’étais vive... j’étais même assez vive puisque j’ai ma petite fille qui me
ressemble et on dit qu’elle me ressemble de ce côté-là... ».
On trouve ici la marque d’une sublimation, qui pourrait être investie
dans l’ordre professionnel, de la fonction maternelle. Il ne semble pas
s’agir d’une indistinction entre la mère et l’enfant (ou la malade)
comme on en rencontre couramment chez les allergiques essentiels,
mais d’une identification plus évoluée, remarquée par elle à la puberté
(* j’avais peut-être 13 ans... je m’occupais déjà beaucoup des
enfants »), au personnage maternel, et surtout traduite dans un désir
de comportement : « ... de m’occuper des autres... lorsque je rentre dans
un hôpital, j’ai envie d’aller aider les infirmières, d’aller me mêler de
ce qu’elles font, parce que ça me plaît », d’où, cependant, les aspects
infantile (« d'aller aider ») et fusionnel (* d'aller me mêler ») ne sont
pas exclus.
(49) L’investigateur prépare la fin de l’entrevue et s’intéresse d’abord
au vécu affectif pour éviter éventuellement le départ de la patiente
dans un état de tension.
202 OBSERVATIONS

* Bon, dites-moi, je vais être obligé d’arrêter là mais il faut que je


vous revoie, avant de décider d’un traitement qui vous permette
d’échapper aux difficultés que vous avez, n’est-ce pas ?
— Oui.
* Alors, vous viendrez me revoir personnellement une fois.
Ensuite vous reviendrez et quelqu’un d’autre s’occupera avec vous
de la thérapeutique.
— C’est ça, oui.
* Bien, venez avec moi.

COMMENTAIRE

Madame I. présente une structure à type de névrose de caractère


bien organisée mentalement, sans systématiques défensives névroti­
ques ou psychotiques, et sans traits de caractère majeurs issus de
contre-investissements. On a cependant noté chez elle quelques
mécanismes phobiques.
L’évolution de sa personnalité s’est déroulée autour d’un faisceau
central commun, d’ordre mental, régulièrement construit en dépit
d’un nombre de difficultés de la petite enfance qu’il est difficile
d’apprécier. L’organisation psychique de NT* I. a d’ailleurs peu
fléchi dans son ensemble par la suite, malgré de nouvelles complica­
tions de sa vie d’adolescente et d’adulte. Des raccrochages régressifs
ont limité, la plupart du temps, la profondeur des désorganisations.
L’anorexie première n’avait déjà pas participé d’une dépression
anaclitique, semble-t-il, s’installant en auto-érotisme. La perte des
parents à six mois d’intervalle, lorsque la patiente était âgée de cinq
ans, a certes provoqué de nombreux troubles du fonctionnement
mental, dont on retrouve encore les marques, mais elle n’a pas
gravement endommagé l’appareil psychique. Les indistinctions de
personnes et les quelques confusions temporelles que l’on perçoit
paraissent d’ordre régressif sur la ligne mentale classique, et ne
témoignent ni d’une insuffisance évolutive, ni d’un gauchissement
évolutif central issu d’une fixation primaire originale et massive. Le
récit de M“c I. nous indique seulement une irrégularité du cours de
son élaboration psychique. Le plus souvent néanmoins — nous en
avons eu la preuve au long de l’investigation — l’appareil mental
fonctionne de manière tout à fait convenable au niveau des deux
systèmes topiques. Un certain érotisme accompagne même parfois
ce fonctionnement. Souvenons-nous du « ... j’aime bien penser à
mon rêve ».
En dehors d’une large amnésie infantile qu’on trouve presque
délimitée consciemment, comme en dehors de multiples refoule-
OBSERVATIONS 203

ments de représentations provoquées par des événements plus


récents, processus mentaux classiques, nous avons noté une foule de
souvenirs directs et indirects, des reconstructions, l’existence et la
mise à jour de rêves, un intérêt pour les rêves, des associations
diverses, les notes de conflits psychiques, tous signes de la présence
d’un préconscient bien souvent perméable. L’inconscient est vivace.
Les projections et identifications ne manquent pas. Le rêve de la
Renaissance nous a permis d’apprécier les condensations et les
déplacements. Nous avons remarqué une conscience presque tou­
jours en éveil et ne s’éloignant pas des affects, même lors de la
dégringolade mentale d’un épisode de désorganisation.
Au niveau de la deuxième topique (nous venons d’évoquer le Ça à
propos de la vivacité de l’inconscient), le Moi, relativement souple
vis-à-vis de ses Idéaux comme du Surmoi, ne manque pas de tenue
dans la gestion de la vie ordinaire, parfois difficile de Mme I. Il fait
face avec les moyens dont il dispose lors des circonstances inhabi­
tuelles (pendant l’investigation, par exemple). Il se trouve, tout
compte fait, relativement peu débordé devant des conflits intérieurs
spécialement avivés par les drames de l’enfance.
Nous connaissons mal, à son départ, l’organisation œdipienne de
la patiente, et ne savons pas sur quelles bases elle reposait. Nous ne
possédons que des notations : « ... Je me souviens très bien de mes
parents... parce qu’on m’en a tellement parlé... en fait j’ai essayé de
reconstituer leur histoire ». « ... C’étaient ces six mois-là (entre la
mort de la mère et celle du père) qui m’ont laissé un très mauvais
souvenir... Alors, après, j’étais très heureuse après ». « J’étais gaie,
j’étais vive... j’étais même assez vive, puisque j’ai ma petite fille qui
est très vive, et on dit qu’elle me ressemble de ce côté-là... ». Nous
n’avons guère plus d’éléments pour apprécier son organisation
œdipienne tardive, génitale. Les diverses formes des relations
conjugales demeurent également obscures, à peine éclairées par le
récit des difficultés que rencontrent Mmc I., et le couple, avec leurs
enfants.
Dans le cadre psychique général que nous avons esquissé, des
avatars, voire des faillites du fonctionnement mental, retiennent
l’attention. Ils concernent :
— Le heurt conflictuel entre différents éléments de la pensée :
souvenirs directs, souvenirs rapportés, résurgences de représenta­
tions refoulées, remaniements de diverses époques. Ces heurts
introduisent des hésitations, des flous, des indistinctions, une
relative confusion parfois. La symptomatologie témoigne seulement
de processus régressifs qui laissent en peu de temps la place à des
reprises du fonctionnement mental habituel.
— Les céphalalgies. Nous avons commenté, dans les notes au bas
204 OBSERVATIONS

de pages, leurs possibles origines, ainsi que les deux versants des
inhibitions qui les accompagnent ou qu’elles entraînent : celui des
représentations qui engagent plus ou moins largement l’inconscient,
celui des représentations d’ordre intellectuel. Nous avons considéré
sous cet angle les difficultés scolaires premières, puis celles des
études de puériculture.
— La facilité à remplacer l’élaboration mentale par des relations
objectales directes, ou projectives, ou identificatoires de divers
niveaux.
La grossesse était bien venue pour éviter un travail de deuil (deuil
immédiat de la grand-mère succédant au deuil des parents) à la
faveur d’une relation privilégiée, organique, avec le fœtus. Nous
nous sommes demandé si le «... il ne voulait pas naître » ne
constituait pas une projection.
Par ailleurs, nous avons souvent eu le sentiment d’une ambiva­
lence de M“* I. quant à la connaissance d’elle-même comme quant
aux connaissances en général. Elle veut savoir mais profite de toute
occasion relationnelle pour casser l’éventualité du savoir, puis le
regrette. En sont témoins la liaison érotique avec O.D., mouvement
de relation aux amusements de l’autre, mais abandon du travail
intellectuel devant la supériorité de celle-ci, la relation sado-
masochique identificatoire avec le père (oncle) aboutissant à la
rupture d’une scolarité classique, la rencontre avec le mari donnant
lieu à la cessation des études de puéricultrice.
— Le laisser aller aux comportements.
Pleurer apparaît, au début de l’évolution individuelle, comme un
moyen somatique spontané d’expression instinctuelle à l’occasion
d’excitations externes directes ou d’affects importants, alors que
l’appareil mental est encore peu construit. Plus tard on pleure dans
un comportement régressif lorsque, mues par des excitations
externes directes ou par des représentations regorgeant d’affects qui
surgissent du refoulé, les pulsions débordent les capacités de
l’élaboration mentale : «... certains souvenirs que j’ai d’elle, si
jamais je les sors, ça me fera pleurer... ». Cela à la manière du
débordement sur le domaine musculaire, de mouvements incons­
cients issus d’excitations ou d’affects. Des tremblements ou des
contractures accompagnent d’ailleurs souvent les pleurs (50). Ne pas

Dans le spasme du sanglot, une hypertonie motrice sans doute


évolutivement programmatrice de l'organisation du sanglot se bloque,
et peut-être s'érotise à la manière des érotisations hystériques sans que
le programme ultérieur de l'expression par les pleurs puisse se réaliser.
L'organisation du sanglot finalement atteinte, le spasme disparaît (cf.
L’enfant et son corps, op. cit.).
OBSERVATIONS 205
pleurer signe le maintien du refoulement (des représentations plus
éloignées de l'essentiel peuvent néanmoins donner le change :
«... certains souvenirs que j’ai, si jamais je les sors, ça me fera
pleurer... »), ou l’ouverture d’un autre canal régressif et direct
d’expression pulsionnelle, ou l’épuisement pulsionnel rapide, éven­
tuellement pathologique, par l’élaboration mentale, ou la mainmise
d’un Moi-Idéal de toute-puissance narcissique, ou l’isolement de
l’inconscient sur le mode opératoire.
Pleurer peut s’installer habituellement chez certains comme un
comportement érotique (parfois en liaison avec d’autres érotismes)
qui prend la place de tout travail psychique ou qui se substitue aux
élaborations difficiles de représentations. Ce n’est pas le cas de
M™* I.
Plus significatif nous paraît, chez elle, le laisser-aller à manger.
Les troubles alimentaires de la patiente au cours de sa vie,
l’anorexie première, la boulimie seconde, ont déjà retenu notre
attention. Nous reprenons donc seulement ici, en trois phases, le
système de progression contre-évolutive d’un épisode de désor­
ganisation centré par le fait de manger, tel qu’il nous a été
rapporté :
1. L’activité fantasmatique persiste, accompagnée d’un sentiment
de culpabilité : « ... Je commets quelque chose de défendu » qui
témoigne d’une certaine vigilance psychique.
2. La conscience de l’abandon de la responsabilité : «... Je me
laisse embarquer... c’est comme si je me noyais ».
3. L’automatisme du comportement de manger : « ... ou alors je
fume » répondant à « un » besoin : «... je ne suis même pas
rassasiée. J’ai besoin de quelque chose ».
La progression contre-évolutive trouve néanmoins le barrage
régressif complexe établi par la « crise de foie », crise de foie
effective mais sur laquelle inconsciemment la malade compte peut-
être comme sur un dernier refuge qui lui permet alors de s’accorder
les bénéfices secondaires — ceux-là pleinement conscients — de sa
propre réorganisation : « ... bon, ça tombe bien, comme ça allons-
y *•
Il n’en reste pas moins que, pendant un moment plus ou moins
long, l’exercice mental régulier s’est interrompu.
— Les morts et les deuils.
Il s’agit d’événements d’une importance considérable, qui ont
émaillé la vie de M™ I. Leur rôle est certain dans les difficultés
momentanées du fonctionnement psychique de la patiente. La
disparition des parents en particulier, pendant l’installation œdi­
pienne, à la veille de la période de latence de l’enfant, est sans doute
largement responsable (nous l’avons déjà signalé à propos des
206 OBSERVATIONS

céphalalgies) de certaines fermetures à l’élaboration mentale (31).


Ces fermetures ont sans doute empêché à leur tour, plus tard,
l’accomplissement du travail de deuil concernant la grand-mère,
dont la disparition, de plus, ne pouvait pas ne pas représenter en
même temps celle des parents.
Les problèmes de deuil sont certainement plus complexes encore.
La mère était femme de théâtre et nous ne connaissons ni le style ni '
l’importance de ses disparitions de la maison. Le père était
tuberculeux et fréquemment éloigné. Quelles représentations l’en­
fant avait-elle des absences de l’un et de l’autre de ses parents?
Quelles représentations avait-elle de son frère aîné, quel a été
l’impact direct de la mort de ce frère, alors qu’elle avait deux ans,
quels changements affectifs cette mort a-t-elle opérés chez sa mère
et quelles en ont été les conséquences pour notre patiente ? Celle-d
a-t-elle perçu, en son temps, la grossesse de sa mère? Quelle a été
plus tard sa conception du fœtus dont la mère a cherché à se
débarrasser ? Quels problèmes ont posé ultérieurement pour elle le
choix entre la vie d’un enfant de père tuberculeux (comme elle) et la
solution de l’avortement qui a entraîné la mort de sa mère ? Quelles
ont été les influences de ces problèmes sur ses propres grossesses ?
Peu d’éléments recueillis attirent l’attention sur l’existence, chez
L, de lignes évolutives latérales ou de dynamismes parallèles qui
modifieraient sensiblement son économie.
Les indistinctions et confusions que nous avons remarquées se
rattachent à des phénomènes régressifs sur la ligne mentale com­
mune et ne constituent pas les signes d’une évolution atypique.
Nous revenons quand même un instant sur l’importance de l’oralité
et sur la perspective, sublimée, de devenir infirmière ou puéricul­
trice.
Les satisfactions orales intéressent fortement la patiente. Sous sa
forme dévorante, l’oralité correspond, dans un passage au compor­
tement, aux phases ultimes de certains épisodes de désorganisation,
avant que ne se remette en place l’organisation mentale habituelle à
la faveur des « crises de foie ». Cette oralité aiguë (de nourrisson)

(51) Michel Fain a eu connaissance de cette observation. Il pense


précisément que le travail de deuil qui clôture habituellement le conflit
œdipien n'a pu s'effectuer chez la patiente, l'enfant se trouvant
débordée par la charge affective et pulsionnelle qu'imposait la
disparition de ses parents. L'entrave à l'élaboration qui se fait
normalement pendant la période de latence ne pouvait alors que
rendre indécise la complétude d'un appareil mental inévitablement
fragile dans l'avenir.
OBSERVATIONS 207
répond alors au « besoin de quelque chose » mal défini, ayant pour
point d’appel la zone érogène buccale (manger ou fumer). Nous
n’avons cependant perçu, pendant l’investigation, ni des manifesta­
tions d’appel ou de besoins impérieux, ni la présence marquée d’un
caractère oral ou d’une organisation perverse qui auraient pu se
fonder sur l’auto-érotisme premier envisagé à propos de l’anorexie
de la petite enfance.
Elle voulait devenir infirmière, puis puéricultrice, s’occuper des
autres « depuis toujours ». Elle nous dit qu’à 13 ans elle s’occupait
vraiment très bien des enfants, qu’elle aimait soigner. La fonction
maternelle semblait érigée chez elle en idéal, et nous avons pensé
qu’il s’agissait sans doute aussi d’un désir relativement évolué
d’identification aux enfants pris en charge. On retient évidemment
l’idée que les vicissitudes de son enfance et l’intérêt que sa grand-
mère, puis ses oncle et tante, substituts parentaux, lui portèrent, ont
joué un rôle dans ce qui apparaissait comme une vocation. On
pourrait aussi retenir l’idée kleinienne d’une tendance à la répara­
tion du bon objet maternel.
En fait cette vocation, déjà sapée sans doute par une ambivalence
vis-à-vis de la connaissance, a cédé devant la rencontre avec le mari.
Mais peut-être un investissement direct de la sexualité s’est-il fait
jour!
Dans la perspective économique, on constate que les mouvements
pulsionnels de Mme I. se développent essentiellement dans le
domaine mental. Des débordements ont néanmoins lieu qui affec­
tent surtout le domaine somatique.
La patiente représente, en fait, un type humain occidental que
l’on rencontre très fréquemment et qui se signale par :
— Une névrose polymorphe dans sa symptomatologie, installée à
partir des conflits infantiles et reposant sur une grande sensibilité
affective.
— L’existence d’un appareil mental classique susceptible de
fonctionner parfaitement.
— L’absence d’une systématique mentale défensive, névrotique
ou psychotique (les tendances hystérophobiques, particulièrement
fréquentes, demeurent éparses, ne montrent pas l’organisation
d’une imagerie phobogène, et ne dominent pas l’économie), capable
d’éponger rapidement les poussées pulsionnelles violentes. L’ab­
sence d’un système de caractère fortement contre-investi.
— La fragilité donc d’un appareil mental traumatisable.
— Le débordement éventuel des mouvements pulsionnels dans le
secteur d’un comportement qui exprime directement l’inconscient,
dans le secteur somatique, ou dans les deux secteurs. Le déborde­
ment dans le secteur somatique peut affecter trois styles économiques :
208 OBSERVATIONS

a) Celui d'une mise en marche au niveau de la programmation,


souvent pour un temps limité, de fonctions somatiques habituelle­
ment et généralement très mobilisables, qui manifestent ou prépa­
rent une décharge instinctuelle à but relationnel ou non. Cette mise
en marche se traduit par exemple sous la forme d’hypermotricités
striées ou lisses, d’hypertensions artérielles, d’hypersécrétions
diverses, d’hyperhémies. Les programmations fonctionnelles en jeu,
qui trouvaient sans doute leur justification dans des fixations de la
phylogénèse, justification parfois ranimée par de nouvelles fixations
établies dans la petite enfance, ultérieurement régressives partielles,
s’avèrent inadaptées et se présentent de manière pathologique.
b) Celui d’ensembles régressifs complexes mais nets, stables,
individuellement marqués, qui mettent rapidement un terme à une
désorganisation. Les ensembles en cause sont constitués d’une
régression globale, d’ordre mental, qui s’accompagne de régressions
partielles sur des lignes latérales, que le mouvement de désorganisa­
tion a détachées, ou de régressions, toujours partielles, du type
précédemment décrit, sur des lignes évolutives parallèles, objets de
fixations d’histoire et d’importance diverses.
c) Celui de désorganisations progressives signalant la préséance
de plus ou moins longue durée des Instincts de Mort, lorsque
manquent des fixations somatiques suffisamment denses et que la
pression traumatique se maintient.
Certaines chronicités pathologiques, éventuellement issues d’acci­
dents lésionnels, sont susceptibles de se faire jour à la suite de
débordements pulsionnels, parfois répétés, dans le secteur somati­
que. Elles viennent alors compliquer le statut économique des
sujets.
Le polymorphisme symptomatique d’ordre somatique des
patients (qui accompagne ainsi un polymorphisme d’ordre mental)
provient souvent à la fois de la multiplicité des appareils somatiques
en cause et de l’utilisation de plusieurs des processus économiques
précédents.
Nous avons antérieurement considéré les organisations topiques
de M”* I. et nous sommes souvent revenus sur son fonctionnement
mental. Nous avons apprécié sa sensibilité, en général et au cours
même de l’investigation, lors des variations de la distance relation­
nelle. Nous avons remarqué ses investissements narcissiques et
objectaux, l’absence de contre-investissements solides, ses ambiva­
lences, ses évitements phobiques, sans qu’il s’agisse à proprement
parler de phobies mentales (avec une systématique de représenta­
tions phobogènes), sa relative fragilité enfin dont les troubles du
sommeil constitueraient l’un des témoignages s’il ne s’était agi, avec
l’enfant autistique, d’une excitation permanente parfois directe dont
OBSERVATIONS 209

on conçoit qu’elle ait dépassé les possibilités de tolérance de la


patiente.
Choses notables, la présence d’angoisses ne nous a pas été
directement signalée (ce qui est fréquent dans le type de personna­
lité que nous mettons en valeur à propos de Mmc I.), pas plus
d’ailleurs que n’ont été spontanément évoquées des dépressions.
Les angoisses doivent en fait exister sous le couvert des pleurs, des
hypertonies diverses, et en particulier des hypertonies qui sont à la
base des troubles respiratoires. Ces symptômes constituent des
signaux d’alarme ayant déjà glissé néanmoins sous un couvert
somatique.
Dans un contexte économique différent, il en va de même des
dépressions où la baisse du tonus vital provoque moins la conscience
attentive de la malade que les diverses symptomatologies somati­
ques qui l’accompagnent — au premier plan desquelles il convient
de placer le barrage céphalalgique — et qui témoignent rapidement
du début même des désorganisations.
Le glissement dynamique du domaine mental à celui du compor­
tement s’effectue également de manière certaine, mais insensible,
chez Mme I., lorsqu’on considère que ses troubles de l’alimentation
ont débuté par une « anorexie mentale » de la petite enfance et
qu’ils se traduisent maintenant par des épisodes de boulimie,
d’abord sous-tendus d’une activité mentale dont le sentiment de
culpabilité relationnellement vécu est témoin, qui versent en
définitive, avec l’absorption alimentaire automatique, dans la tenta­
tive de satisfaire un besoin, incertain quant à son objet.
Une observation prolongée de la patiente révélerait sans doute,
en deçà des diverses symptomatologies régressives, globales ou
partielles, la fréquence d’épisodes dépressifs larvés, de type essen­
tiel. On est en droit de penser que des dysfonctionnements
métaboliques en liaison avec des dépressions plus marquées,
prolongent à certains moments les difficultés alimentaires de la
malade.
Revenant sur la pathologie somatique de M™ I. en se conformant
à la classification en trois styles économiques (expressions instinc-
tuelles directes d’ordre régressif partiel, régressions globales et
partielles organisées, désorganisations progressives) précédemment
entrevue à propos d’un certain type humain occidental, on peut
estimer que :
a) Certaines expressions somatiques se trouvent directement
déclenchées par des excitations de l’inconscient. Elles se raccordent,
il est vrai, par moments, à des représentations préconscientes
inégalement refoulées. Des épisodes céphalalgiques inhibent aussi
quelquefois les représentations.
210 OBSERVATIONS

Nous avons rencontré diverses catégories d’hypertonies motrices.


Quelques-unes jouant sur la musculature striée (respiratoire par
exemple) sont sans doute en partie responsables du sentiment de
fatigue que signale la malade. D’autres jouent sur la musculature
lisse, vésiculaire par exemple (l’épisode du voyage de noces est
caractéristique) ou colitique (bien qu’une systématique personnelle
d’organisation régressive doive être évoquée à propos de la consti­
pation). Les brûlures d’estomac se rangent à la fois dans les
domaines de l’hypertonie motrice, de l’hyperhémie concomitante,
et de l’hypersécrétion.
Ces phénomènes régressifs partiels sont spontanément rattachés
le plus souvent, par M™6 I., à des conflits survenus peu de temps
avant les symptômes somatiques.
b) Les diverses formules de régressions, qu’elles soient du type
partiel précédent ou du type des ensembles régressifs dont les
manifestations s’inscrivent à la fois sur la ligne évolutive centrale et
sur des lignes latérales ou parallèles, ont tendance à s’imbriquer.
Les brûlures d’estomac et les vomissements de la patiente pour­
raient être interprétés comme des traductions directes de l’incons­
cient (rejet oral de conflits ayant succédé à des vomissements du
premier âge), ses (faux) vertiges comme des retours paroxystiques
au manque d’équilibration du nourrisson. Les brûlures d’estomac,
les vomissements et les vertiges font en fait partie maintenant
d’ensembles régressifs au même titre que les céphalalgies (précisé­
ment sises sur la ligne mentale bien que des intermédiaires
vasculaires y jouent leur rôle) dans une systématique qui les lie au
cours des « crises de foie », crises qui se sont présentées, semble-t-il,
avant l’installation de la cholécystite, qui persistent depuis la
cholécystectomie, qui sont déclenchées par des événements trauma­
tisants, désorganisants, et dont le déroulement est connu à l’avance
par la malade.
Ces ensembles régressifs, marque de leur qualité, laissent réguliè­
rement place à des réorganisations.
c) Les désorganisations ne progressent guère chez M“e I. Elles
sont fréquentes mais à terme rapide, les organisations que nous
venons d’envisager leur imposant (dans l’ensemble et tout au moins
jusqu’à présent) un arrêt. Post-traumatiques (« ça me démolit
quand ça arrive »), elles se montrent néanmoins caractéristiques,
débutant par une faillite de l’élaboration mentale, se prolongeant
par des automatismes de comportement, débouchant sur des
désordres somatiques. Ces désordres ne correspondent pas pour
autant à des automations fonctionnelles issues de morcellements
somatiques profonds, la hiérarchie des programmes n’étant, semble-
t-il, jamais abandonnée.
OBSERVATIONS 211

On doit cependant envisager dans le cadre des désorganisations


prolongées concomitantes de périodes dépressives essentielles, les
troubles métaboliques de la patiente : sa tendance à l’obésité ainsi
que sa lithiase biliaire, sur laquelle nous manquons de renseigne­
ments. Une ouverture héréditaire d’une part, les épisodes spasti-
ques et d’hypertonie lisse d’autre part, ont peut être joué un rôle
dans l’installation de la cholécystite, chronique pendant un temps.
Notons que pendant ce temps, comme souvent, des facteurs de
divers ordres (excès alimentaires, agitation physique, conflits affec­
tifs), additionnant parfois leurs effets, étaient susceptibles de
déclencher les crises vésiculaires.
Nous ne reviendrons pas ici sur les événéments traumatisants vécus
par M0* I. Certains d’entre eux sont en partie responsables de
l’organisation mentale de la patiente, d’autres plus ou moins tardifs
(dont nous excepterons les excitations provenant directement de
l’enfant autistique) correspondent naturellement à cette organisa­
tion, soulignant ainsi la dominante névrotique des conflits (les
excitations inconscientes de la mère provoquées par l’enfant, et sans
doute une grande agressivité de celle-ci vis-à-vis de celui-là, rentrent
dans le cadre de l’organisation mentale de la mère).
Il convient, sur le plan thérapeutique, de permettre à M”* I.
d’assurer en permanence la meilleure qualité possible de son
fonctionnement mental. La visée psychosomatique rejoint ici l’une
des visées de la psychanalyse lorsqu’elle s’adresse, en général, aux
névroses de caractère, celle de provoquer l’élaboration régulière des
mouvements de l’inconscient. Cependant, la psychosomatique
espère, grâce à cette élaboration :
— éviter les passages à des comportements directement issus des
pulsions, le passage à l’automatisme alimentaire, par exemple, en
raison des conséquences somatiques qu’ils entraînent,
— éviter autant que faire se peut les expressions directes de
l’inconscient dans le secteur somatique,
— réduire, dans leur fréquence comme dans leur durée, les
mouvements contre-évolutifs, les céphalées, ainsi que les ensembles
régressifs du type de la crise de foie, ceux-ci ne devenant alors que
des systèmes exceptionnels de protection,
— éviter les risques de désorganisations progressives qui pour­
raient se produire à la faveur de dépressions prolongées.
Le statut névrotique de la malade nous paraît en effet susceptible,
grâce au traitement psychothérapique que nous envisageons, de ne
plus déborder dans le domaine somatique et de voir se réduire la
portée des conflits qu’il enferme. Par ailleurs, en l’état actuel des
choses, une intervention médicale classique ne paraît aucunement
s’imposer.
212 OBSERVATIONS

La disparition des parents qui, du fait de l’âge de l’enfant à


l’époque, a conditionné en grande partie l’incertitude du fonction­
nement psychique de M™ I., s’impose comme un problème central.
Ce problème trouvera une solution dans la mesure de l’aide qui
pourra être apportée au travail de deuil de la patiente, travail
d’analyse des relations aux objets disparus, traversant progressive­
ment l’amnésie infantile, que seule la présence régulière d’un
psychanalyste permettra d’induire.
La formule psychothérapique reste à préciser.
En dépit de nos réticences au cours même de l’investigation, une
psychanalyse pourrait être envisagée sur le vu du fonctionnement
mental de Mœe I. à ses meilleurs moments. Cette psychanalyse
autoriserait théoriquement un travail progressif permettant, grâce
au transfert et aux représentations qui par son canal en découle­
raient, non seulement la levée de l’amnésie infantile et l’élaboration
des deuils, libérant ainsi le cours régulier de la pensée, mais encore
l’allègement des heurts entre les différents éléments des conflits plus
ou moins classiques et pour le moment inconscients, parmi lesquels
figurent ceux que provoque la présence de l’enfant autistique. Bien
qu’il faille toujours se méfier, nous ne pensons pas que se cachent,
derrière les céphalalgies, des traits psychotiques qu’on regretterait
plus tard d’avoir mis à jour.
On est en droit néanmoins de se demander si le transfert
s’organiserait, ce qui remet en cause l’éventuelle indication d’une
analyse. Le terrain n’est pas entièrement sûr. Les désorganisations,
sinon profondes autant qu’on le sache, surviennent facilement. On
peut craindre que les frustrations prolongées inhérentes à l’analyse
multiplient les inhibitions mentales, entraînant avec elles des
glissements relationnels latéraux et des passages aux comporte­
ments, réactions habituelles de la malade qui feraient obstacle au
traitement. Les expressions somatiques directes, peu dangereuses,
comme les « crises de foie », ensembles régressifs apparemment
solides, ne font pas directement problème ; mais les frustrations de
l’analyse ne risqueraient-elles pas encore de provoquer des dépres­
sions essentielles marquées, et de conduire à des désorganisations
somatiques sérieuses ? Par ailleurs, où sont les ouvertures sublima-
toires nécessaires à une réorganisation économique ? La demande
enfin de la patiente n’est pas considérable et son désir de connais­
sance d’elle-même se trouve pour le moins peu marqué. Nous en
revenons donc à nos réticences premières vis-à-vis du traitement
psychanalytique.
Une psychothérapie en face-à-face est indiquée, qui cherchera à
pousser au maximum les avantages de la psychanalyse, sans
prétendre aux mêmes résultats qu’elle. La levée de l’amnésie
OBSERVATIONS 213
infantile et l'élaboration des deuils constitueront comme ailleurs
l’objectif principal de la psychothérapie, avec la perspective de
rétablir la liberté de penser de Mme I. et, par là, de voir s’amenuiser
ses diverses difficultés somatiques. L’accompagnement de la
patiente par le thérapeute se montrera beaucoup moins frustrant
qu’en analyse classique parce que des relations sensorio-motrices
entre elle et lui, celles de la vision en particulier, seront en
permanence établies, et parce que le thérapeute participera plus
activement — mais de ce fait même moins efficacement — au travail
commun d’analyse. Le thérapeute ainsi présent à de nombreux
niveaux relationnels se trouvera sans doute relativement bien toléré.
L’activité de sa participation pourra progressivement se réduire.
Même réduite, elle risque cependant de ne pas laisser toute la place
nécessaire aux diverses liaisons qu’assurent les représentations
préconscientes.
Reste à savoir si l’ambivalence profonde de I. quant à
l’intérêt qu’elle porte à se connaître, si une certaine forme de
masochisme que nous avons à plusieurs reprises entrevue, ne vont
pas faire échec à toute tentative d’une psychothérapie approfondie.
MADAME J.

Cette observation n’est pas présentée comme les autres, avec la


transcription d’une investigation accompagnée de commentaires de
bas de pages et suivie d’un commentaire terminal. Elle est consti­
tuée d’une série de comptes rendus établis par un groupe de
collaborateurs, assistants habituels à la consultation de l’hôpital (*).

Compte rendu de l’investigation.


Madame J. est une jeune femme d’une trentaine d’années. Longue,
mince, vêtue sportivement avec quelques notes exotiques (foulard,
bijoux), elle entre, rapide, décidée, dans la salle de consultation, capte
d’un vif regard l’assemblée des assistants et fait face à l’investigateur
avec un flambant sourire, cependant que l’agressivité affleure dans le
ton de sa voix : « je ne m’attendais pas à ça ». Puis, tout de suite
assise : « Marc a de l’eczéma ».
Il s’agit d’un eczéma atopique, généralisé, dont les premières
manifestations, discrètes, dorsales, sont apparues quand l’enfant
avait six mois, à peu près au moment où elle l’a mis à la crèche...
Depuis (il a maintenant 4 ans 1/2, l’investigateur pose d’emblée la
question pour obtenir cette précision), les lésions se sont aggravées,
étendues jusqu’à couvrir la totalité du corps et rendre la vie de

(’) Nous remercions de leur collaboration Vera Brahmy, Rosine


Debray, Régine Herzberg, Jacques et Diane Le Beuf, et particulière­
ment Jacqueline Loriod qui s’est chargée de l’élaboration et de la
rédaction définitive de cette observation. Institut de Psychosomati­
que, Hôpital de la Poterne des Peupliers, 1, rue de la Poterne des
Peupliers, 75013 Paris.
OBSERVATIONS 215
l’enfant et de ses parents « infernale ». Il se gratte sans cesse, dit-
elle, il se met en sang, ses vêtements collent, les chaussettes surtout,
le déshabiller est un cauchemar et, pendant de longues périodes, ses
mains sont tellement à vif qu’il les tient « comme ça » (elle élève les
siennes, les tenant ouvertes, immobiles...). Elle décrit le « rituel »
du soir, les bains de permanganate, le coucher, la lecture des livres
d’histoire, pendant laquelle « elle entend » qu’il gratte ses pieds l’un
contre l’autre, sous les draps, jusqu’à saigner... Quand enfin elle
peut le quitter, le pensant au bord du sommeil, elle « sait » qu’il ne
va pas s’endormir, ou bien s’éveiller très vite et appeler ses parents,
exigeant leur présence, se grattant et pleurant. Si on ne répond pas
tout de suite le prurit s’intensifie, et le grattage, et les larmes : la
respiration de l’enfant se modifie, se fait haletante, bruyante, « ça
devient de l’asthme ». Alors, « elle y va », ou son compagnon
André, le père de l’enfant, « l’un ou l’autre alternativement, non,
pas ensemble ». Mais il arrive souvent que Marc les rejoigne dans
leur lit et il faut alors se fâcher, « parfois le battre », pour lui faire
regagner le sien. Il ne s’agit pas seulement de difficultés d’endormis­
sement : tout le temps du sommeil est ainsi perturbé, haché, depuis
près de 4 ans... « on n’en peut plus, on en a marre... »
A ce moment de l’investigation, on peut noter que cette jeune
femme, décrivant une situation « insupportable », reste sthénique.
Pas de découragement, de dépression, mais de l’exaspération et de
la colère. Elle s’exprime aisément, dans une langue précise, voire
percutante, ce qui n’exclut cependant pas un flou certain, concer­
nant les personnes et le temps (l’investigateur va être à plusieurs
reprises conduit à poser des questions). Hypertonique, le corps
tendu, le visage alternativement offert dans un mouvement « en
avant », puis dérobé par la masse des cheveux, elle évoque l’image
même d’une excitation qui ne trouve pas son apaisement.
En effet, d’entrée, elle a montré qu’elle semblait vivre dans le
spectacle constant d’une scène primitive diffusée sur toutes ses
relations : par exemple, celle qu’elle entretient depuis longtemps
avec le pédiatre et la psychothérapeute de l’enfant et, depuis le
début de l’investigation, avec l’investigateur et les assistants, dont
elle n’a pas pensé « qu’il s’agissait de collègues, mais de parents » :
« On ne me dit rien — le Docteur L. n’a pas parlé — vous ne m’avez
rien dit — on ne m’a rien dit de vous. Aurez-vous des contacts entre
vous? Je voudrais tout de même bien qu’on me dise, qu’on me
montre, qu’on m’explique... » Elle va d’ailleurs arrêter la thérapie
de l’enfant « puisqu’on ne lui en dit rien, et que ce n’est pas
efficace ». Le Dr L. lui avait conseillé d’assister aux séances. Elle l’a
fait (un temps qui n’est pas précisé) puis s’est arrêtée d’elle-même et
la thérapeute « s’en fout » : « C’est bien si le père est présent, bien
216 OBSERVATIONS

s’il ne l’est pas, bien si la mère assiste et bien encore sinon... ».


Pourtant contrôlée dans l’expression de sa revendication (de voir,
de savoir et de participer), on la sent toute livrée à l’excitation de ses
représentations fantasmatiques personnelles. Elle suggère la pensée
que l’enfant agit, dans le registre du comportement, le fantasme
permanent de coït de la mère, sans parvenir à la décharge orgastique
dont elle a décrit la montée dans la modification et l’accélération du
rythme respiratoire, puis l’intensification du prurit et du grattage
« jusqu’aux larmes, jusqu’au sang, jusqu’à l’asthme... » Et elle met
l’accent sur l’hypothèse induite ainsi quand elle poursuit : « Je lui
conseille de se caresser ». Fondamentale ambiguïté de cette sugges­
tion qui se veut calmante dans son propos et destinée en fait à
installer la sensation excitante à un niveau qui la maintiendrait
supportable afin qu’elle reste constante, sans espoir d’acmé suivi de
repos. Fantasme agi d’une masturbation qui n’aurait pas de fin.
Discrètement canalisée alors par l’investigateur, elle donne ses
observations sur le caractère et la symptomatologie de son petit
garçon et sur son histoire : il est né en mai, elle a retravaillé dès
juillet (il était gardé par son père), en août c’étaient les vacances, et
en septembre elle a entrepris une action militante pour faire ouvrir
une crèche. Elle s’est bien battue, elle a gagné, la crèche a
commencé à fonctionner et tout de suite l’eczéma a commencé à
apparaître (au temps d’une séparation et dans un lieu conflictuel
donc...). L’aggravation a été progressive mais rapide, bien que
rapidement traitée. Le traitement n’a provoqué que des sédations
brèves et partielles, plus franches qpand l’enfant est seul avec un
seul de ses parents, provisoirement totales au cours des deux
maladies infantiles qu’il a contractées : varicelle et rougeole (2).
Elle a remarqué depuis « quelque temps » des poussées d’asthme
qui surviennent en des moments de tension affective, et qui
n’alternent pas avec l’eczéma, mais l’accompagnent. C’est un enfant
qui va maintenant à l’école maternelle, il est vif, intelligent et même
facile : il se plaît avec tout le monde (c’est-à-dire avec n’importe
qui), n’ayant jamais marqué ni vers le 8e mois, ni depuis, d’angoisse
ou même de simple recul devant les étrangers. Il ne montre pas non
plus de préférence (c’est-à-dire de distinction franche) pour un sexe
ou l’autre.
Ayant ainsi spontanément exposé la confusion des personnes et

(2) H serait intéressant de pouvoir ultérieurement préciser si les


éventuelles marques d’une désorganisation plus profonde variant les
systèmes régressifs d’ordre immunologique, se situent juste avant la
disparition du symptôme majeur.
OBSERVATIONS 217
des sexes dans laquelle vit son enfant, elle énonce deux de ses
observations qui mobilisent chez elle une certaine inquiétude : il a
dessiné très tard un bonhomme (après un « apprentissage avec la
maîtresse ») et il ne représentait pas (ni ne se représentait) lui-
même, ni ses parents... Il manifeste une incompréhension évidente,
verbalisée, de l’agressivité de ses camarades dans la cour de
récréation ainsi qu’une non-réponse constante de sa part à leurs
incitations agressives. Il se met alors effectivement à l’écart, du
moins à l’école, car à la maison il semble souffrir des heurts verbaux
très fréquents qui opposent ses parents, et se mettant entre eux les
supplie : « ne criez pas ».
Elle décrit le climat permanent de tension qui règne entre elle et
son compagnon, conflits multiples sous-tendus, à l’évidence, par un
accord sado-masochiste constamment agissant. Il est difficile de lui
faire préciser en quoi consiste, à son avis, son désaccord personnel
avec André : elle le trouve « mou, égoïste, passif », lui reproche
« de ne pas supporter l’excitation de l’enfant quand il se gratte ». Il
est tout proche alors de la violence, incapable de faire un projet,
d’organiser la réalisation d’un dessein, mais imposant « au dernier
moment » son choix immédiat. Par exemple, pour les vacances,
bien que la mer soit mauvaise pour Marc et conseillée la montagne,
« nous irons sur la Côte, c’est certain, à la dernière minute ». Cette
mollesse et ces décisions arbitraires l’exaspèrent (le domaine sexuel
n’est pas exploré mais il paraît probable que la revendication
phallique tient là une place de premier plan). « Mais je l’aime », dit-
elle, tout en poursuivant au fil de la même phrase : < Je ne suis pas
mariée, ce n’est pas par hasard, je n’envisage pas de passer ma vie
avec lui. »
Une fois encore elle donne le sentiment, en cette séquence de
l’entretien, de tenir essentiellement à l’excitation permanente
qu’elle ressent et induit, n’envisageant l’apaisement que dans une
rupture sans cesse évoquée — brandie — et reportée. Ce à quoi, en
effet, elle pense que son enfant doit être sensible, puisqu’elle a
remarqué son désarroi et l’aggravation de ses symptômes dans ce
climat conflictuel.
Invitée alors par l’investigateur à donner quelques éléments de
son histoire personnelle, elle énonce sa préférence (et sa rancune)
pour son père — « toujours absent, travaillant 12 heures par jour,
uniquement préoccupé de ses affaires » — puis évoque sa mère à
laquelle elle reproche surtout de n’avoir pas eu de vie personnelle,
ni professionnelle, « tout occupée de sa maison et tout aux pieds de
son mari », c’est-à-dire finalement « toujours frustrée de quelqu’un,
toujours séparée de ce qu’elle désire... » (comme elle-même, mais
ce n’est pas dit...). Elle a deux frères. L’aîné a deux ans de plus
218 OBSERVATIONS

qu’elle, le cadet 2 de moins. L’aîné, elle l’aime. Scolairement il était


brillant. Sa mère le lui donnait toujours en exemple. Après avoir
voulu être instituteur (« il a essayé et n’a pas réussi ») il a repris ses
études scientifiques « qui l’on conduit à enseigner dans l’enseigne­
ment supérieur ». Elle remarque seule, à ce propos, son conflit avec
une famille « bourgeoise » et « conservatrice », conflit qui a peut-
être été la cause de ses « mauvaises études ». Du moins s’est-elle
« bien amusée »... Elle est secrétaire après s’être « fait virer de son
premier emploi ». Le conflit avec la mère (sans emploi et projetant
sur ses enfants des ambitions personnelles insatisfaites) est ici sous-
jacent. Il paraît probable qu’il s’agit, dans l’actualité professionnelle
et le passé scolaire, d’un « ratage » d’origine névrotique des
potentialités intellectuelles qui semblent certaines.
Son frère plus jeune, elle ne l’aime pas, ne l’a jamais aimé. Elle
s’est « beaucoup battue avec lui, du moins quand c’était possible car
il a fait une tuberculose osseuse à 2 ans 1/2, alors il a été élevé dans
du coton ». Abruptement elle ajoute : < il est psychologue, d’ail­
leurs je ne le vois plus... » Puis sans transition : « Ma mère a eu un
frère mort qu’elle aimait beaucoup, et elle a donné le nom de son
frère mort à son fils aîné ». Aucune émotion n’est à ce moment
décelable dans sa voix, il n’est bien entendu pas possible dans cette
investigation de préciser la place et l’importance, dans la vie
fantasmatique de cette femme — et de sa mère — de cet enfant mort
(frère — oncle) dont le nom est transmis à « un autre », vivant (fils
— frère).
Aux demandes de l’investigateur concernant l’hérédité allergique
possible, elle répond qu’elle a elle-même des manifestations allergi­
ques localisées, provoquées par des allergènes précis (par exemple,
des piqûres de guêpes — des injections vaccinales...). Sa grand-mère
a été eczémateuse (ou asthmatique, ou les deux, elle ne sait trop...)
à 30 ou 40 ans, jusqu’à sa mort à 80 ans. Et puis, son père présente
parfois des réactions allergiques discrètes, mais qui ont été massives
à la pénicilline quand il fut atteint, à l’âge adulte, d’une scarlatine.
L’investigateur pose maintenant les dernières questions :
« Rêvez-vous ? Voulez-vous me raconter un rêve ? »
Elle hésite, ébauche un geste de dénégation, d’agacement peut-
être, réfléchit, un instant silencieuse. Puis : « oui, je rêve, mais je
n’en garde guère mémoire. Ce sont des rêves désagréables, pas
franchement des cauchemars, le thème le plus fréquent, c’est qu’on
se moque de moi, mais c’est vague. Non, il n’y a pas de personnage,
pas d’histoire construite dont je me souvienne. On se moque, c’est
tout... voilà.
OBSERVATIONS 219

Éléments de discussion après l’investigation

La discussion qui s’établit dégage d’abord la nécessité d’apprécier


plus finement, en un temps ultérieur, par les entretiens psychothéra­
piques qui lui seront proposés, la qualité et le niveau d’organisation
mentale de cette jeune femme.
Il semble en effet, dans l’immédiat, qu’il puisse s’agir d’une
névrose de caractère dont la structuration, qui n’apparaît pas en
pleine lumière, suscite des options diverses.
Il est à noter de surcroît que l’étude de cette investigation n’est
pas uniquement axée sur la personnalité de cette éventuelle patiente
mais sur ce que nous pouvons, par elle, connaître de son enfant,
c’est-à-dire sur l’observation de la relation particulière qui s’établit
entre cette mère et son fils allergique.
On envisage donc, successivement :
— les éléments qui peuvent être interprétés comme des mécanis­
mes de défense d’ordre mental se situant électivement dans le
registre de la névrose hystéro-phobique,
— les éléments qui peuvent être interprétés comme des traits de
caractère marquant une organisation dominée par des régressions à
des points de fixation antérieurs aux points de fixation des névroses
d’ordre mental, chez la mère.
— les éléments qui concernent l’enfant.

Le registre hystérique.
Le groupe de discussion s’intéresse :
— à la force de séduction, aux manœuvres verbales et gestuelles
que M™* J. déploie en face de l’investigateur,
— au ton de provocation érotique-agressive (qui n’est peut-être
pas assez sensible dans la relation de cette investigation),
— à la massivité de l’excitation et sa diffusion sur les relations
objectales relatées (1e fantasme permanent de scène primitive),
— à la mise en avant des pulsions voyeuristes, exhibitionnistes
(« il s’agit de parents — Aurez-vous des contacts entre vous? »),
mobilisées, voire exacerbées par la situation de l’examen avec
assistants. Ce qui rend difficile d’apprécier te niveau et la qualité de
l’érotisme (< élaboré » pour certains, justement « défendu » par la
volontaire absence apparente des défenses, plus directement « mas­
sif et abrupt » pour d’autres, manifesté au contraire « à cru » par
l’évidence et la constance de l’excitation érotisée (secondairement)).
La question se pose alors de savoir si cette excitation érotique peut
220 OBSERVATIONS

s’inscrire dans une organisation mentale de la fantasmatisation ou si,


au contraire, elle « bloque » le fonctionnement (voire la structura­
tion évolutive) de cette organisation mentale, et se décharge au
niveau du comportement (essentiellement sado-masochique, avec
son compagnon, par exemple),
— aux capacités identificatoires (le : « je ne peux pas dire je »
qu’elle énonce à un moment de l’entretien) qui sont entendues, soit
comme une mobilité identificatoire hystérique, soit comme une
indétermination de l’identité, marquée du caractère allergique.

Le registre phobique.
— L’un de nous se demande si toute la séquence première
concernant l’enfant ne fait pas partie d’un système défensif de fuite
— c’est-à-dire que, confrontée à la situation « traumatisante »
qu’est l’entretien, elle interpose son fils, comme elle a d’entrée
interposé le médecin qui l’a envoyée : on serait alors en présence
d’un mécanisme d’évitement.
Il est délicat, là encore, d’apprécier ces mécanismes d’évitement
qui n’apparaissent pas de façon constamment nuancée, mais dans
une sorte de conduite immédiate que l’on pourrait peut-être
qualifier de « néo-conformisme social actuel > portant sur le verbe,
l’allure, l’habillement, la simplification de la relation manifeste — et
qui occulte finalement, voile en tout cas la personnalité profonde du
patient observé, rendant plus difficile sous le déguisement l’accès à
la personnalité authentique et à la névrose infantile. S’agit-il d’une
conduite choisie en quelque sorte après délibération mentale, pour
se préserver défensivement, ayant alors valeur d’évitement phobi­
que mentalisé, ou d’un comportement révélant l’imprégnation d’un
Idéal social, collectif, actuel ?
On remarque également l’affirmation sans cesse énoncée qu’elle
est prête à partir : « Elle n’envisage pas de passer sa vie avec
André... Elle va rompre avec le Dr. L... Elle va interrompre la
psychothérapie de son fils... après avoir elle-même cessé d’assister
aux séances... Elle ne voit plus son frère cadet... Elle s’est fait
« virer » de son premier emploi, etc.
En souriant, l’investigateur note : « les valises sont toujours
faites... », ce à quoi elle acquiesce.
Ces ruptures — annoncées ou effectives — marquent-elles une
défense ? ou une carence ?
OBSERVATIONS 221

La culpabilité.
C’est de l’avis de tous ce qui manque apparemment le plus, dans
ce qui nous est montré là par Madame J. Elle n’a pas en cet
entretien effectué spontanément de retour sur elle-même. Elle a par
exemple remarqué que les émergences eczémateuses de son fils
s’intensifient lors des conflits familiaux : elle ne s’en accuse point.
Elle stigmatise la mollesse et l’égoïsme de son compagnon, mais
n’indique à aucun moment qu’elle pourrait, elle aussi, se sentir
« responsable > de l’état de son petit garçon. Elle énonce à la fin de
l’investigation le « mot » sévère du médecin qui nous l’a adressée :
« on ne peut pas construire une maison quand elle est au fur et à
mesure détruite de l’extérieur >, dans une tonalité essentiellement
agressive à l’endroit de ce médecin qu’elle va rejeter, dit-elle (note
comportementale de rupture), sans infléchissement évident de sa
réflexion sur ses attitudes ainsi dénoncées.
Cette phrase délibérément féroce, elle eût pu être entendue de la
façon le plus narcissiquement blessante, or elle la cite dans un
double mouvement de revendication et de rejet, au mieux dans la
colère, au pire comme une constatation, un fait. Un fait retenu tout
de même, ce qui en soi indique peut-être, au moins la virtualité de
culpabilité.
Il n’est pas exclu, d’autre part, que cette phrase soit reprise pour
elle-même, puisqu’elle l’entend dans son système sado-masochiste
(répétant avec le Dr. L. l’excitante relation conflictuelle sans cesse
menacée de rupture, et alimentée par cette menace même).
Un assistant rappelle alors « la belle indifférence » des hystéri­
ques à l’égard du symptôme, qui évite ainsi toute manifestation,
voire toute émergence de culpabilité, ce qui entraînerait à supposer
que la maladie de l’enfant ait valeur pour la mère d’équivalent
symptomatique hystérique (reposant ainsi le problème de l’indis­
tinction de soi et de l’autre).

La dépression.
Au niveau manifeste, elle n’apparaît pas. Au vrai, qu’en est-il?
On a noté la tenue constamment sthénique, sous-tendue par un
remarquable potentiel agressif. Ce tonus agressif est-il mobilisé par
la situation de l’investigation qui aurait là encore une valeur
traumatique colmatée par cette défense ?
On peut aussi envisager que l’excitation (et la stimulation
constante de cette excitation dont l’eczéma de l’enfant est la source)
soit constituée comme objet, et comme objet permanent.
222 OBSERVATIONS

On peut enfin penser qu’une lutte anti-dépressive s’organise


encore à un autre niveau d’ordre caractériel, par le truchement « du
néo-conformisme » dont il a été plus haut question, et l’apparte­
nance à un groupe social actuel.
Dans le registre de la dépression — et du deuil — il convient de
s’interroger sur la valeur, pour cette jeune femme (dans ses
identifications maternelles d’une part, et d’autre part dans l’organi­
sation même de sa vie fantasmatique), de la mort de cet enfant
« beaucoup aimé » par sa mère et dont le nom a été par celle-ci
transmis à son fils aîné — frère aîné de Mme J., celui « qu’elle
aime »... Il importe de remarquer que cette information — ce
souvenir — a été spontanément rapportée par Mmc J. en association
directe avec ce qu’elle venait de dire de son frère cadet : « je ne
l’aime pas, je ne l’ai jamais aimé, je me suis beaucoup battue avec
lui, du moins quand c’était possible, car il a fait une tuberculose à
2 ans 1/2, alors il a été élevé dans du coton. Il est psychologue.
D’ailleurs, je ne le vois plus... »
Elle a supprimé — par une rupture effective encore — ce frère qui
dans sa petite enfance fut, malade, son rival immédiat dans
l’attention et les soins maternels. Elle a gardé une relation de
tendresse avec l’aîné qui, marqué du nom d’un mort aimé, combla
sa mère par sa naissance et plus tard par sa réussite scolaire et
professionnelle.
Mais quand à la demande de l’investigateur elle évoque ses rêves,
elle dit seulement « qu’on se moque d’elle » (elle qui n’est ni un
garçon, ni malade comme l’un, ni brillante comme l’autre). Et elle
dit aussi « qu’il n’y a pas de personnages ». Seraient-ils tous
oniriquement morts ? — ou bien quel lien fantasmatique peut-il être
établi entre cet enfant mort — qui ne respire plus — et cet autre
enfant (le sien, asthmatique) dont elle < entend » la respiration
suspendue (3) ?
On remarque enfin le flou de l’énoncé et de la construction
onirique, qui révèle peut-être, cependant, des éléments paranoïdes
non organisés en un système projectif évident.

La névrose de caractère.
En fin de discussion, on remarque la multiplicité des interpréta­
tions suscitées par l’investigation de cette jeune femme. Ce qui

(3) « Dans l'identification endocryptique, le « je » s'entend comme


le moi fantasmé de l'objet perdu... Ce qui déroute, c'est l'action,
passée inaperçue, d'une identification occulte... Peu à peu, l'inclusion
cède la place à un vrai deuil qui a nom : introjection ». M. Torok et
N. Abraham, Rev. Fr. de Psychanalyse, Tome 39, n° 3, p. 424-425.
OBSERVATIONS 223

induit la pensée que nous ne nous trouvons pas devant l’organisation


mentale évidente d’une structure névrotique, mais bien plutôt
devant une névrose de caractère convenablement mentalisée certes,
dont la pathologie mentale paraît à la fois polymorphe et indécise,
et dont il importe pour le moment de réserver toutes les possibilités
évolutives : on insiste à ce propos, après avoir repris la pesée de la
valeur peut-être « traumatique » de l’entretien, sur l’aspect de
« névrose actuelle » que peut révéler Mme J. subissant, depuis des
années, dans le spectacle permanent de la stimulation auto-érotique
de son enfant malade, une épreuve épuisante...
Les grandes vacances passées (cet examen se situe au cours de
l’été), la reprise de contact (dont l’initiative est naturellement
laissée à M™e J., à laquelle se présente cependant la thérapeute qui
pourrait éventuellement la prendre en traitement) permettra d’ap­
précier l’évolution qui se sera effectuée en trois mois. On s’interroge
en particulier sur les facultés de rétention objectale et de manipula­
tion mentale de l’objet ainsi proposé. Quels seront les résultats de
cet éventuel travail d’intériorisation ?

L'enfant.
Une autre question importante se pose ensuite : celle du rôle de
l’organisation mentale de la mère dans la constitution de l’organisa­
tion mentale de l’enfant.
— Comment la fonction maternelle est-elle investie par cette
jeune femme ? Est-elle limitée par une inhibition névrotique ? Est­
elle marquée par un manque, pour l’enfant, de pare-excitations ?
Où se situe éventuellement la « censure de l’amante » (4) ?
— Ne peut-on dire que la somatisation de l’enfant s’effectue
d’autant plus aisément, par défaillance consécutive, que la patholo­
gie mentale, c’est-à-dire la structuration mentale de la mère, est
moins assurée ?
— Se trouve-t-on devant une sorte de réalisation immédiate, par
l’enfant, d’un fantasme de désir, et lequel, de la mère? Et moins le

(4) « H existe..., entre la loi biologique et la loi paternelle, un


rapport étroit, et la répartition préalable d'un étayage narcissique
convenable par la mère, répartition assurant un développement mesuré
d'emblée des possibilités érotiques du bébé, est le prologue à la
différenciation de la censure de l'amante, censure qui mobilise les
effets atténuants de l’instinct de mort aux dépens de la décharge
jusqu’au niveau zéro ». Michel Fain : Prélude à la vie fantasmatique,
op.cit.
224 OBSERVATIONS

fantasme de la mère serait repris, inséré, organisé dans un fonction­


nement de la première et de la deuxième topique, plus la pathologie
de l’enfant serait consécutivement somatique ?
— Nous sommes enfin situés là au cœur d’un conflit spécifique
des allergiques essentiels (5) : comment concevoir que l’enfant, qui
témoigne de tant d’indistinction dans l’investissement affectif de ce
que nous considérons comme des objets, puisse supporter si mal les
querelles et les menaces de séparation de ses parents? Peut-être
s’agit-il d’une discrimination sensorielle déchirant l’indistinction
affective... Cela dans un sens voisin de ce que signale M. Fain (6) :
l’enfant, n’atteignant pas à la différenciation des objets, n’accède
ainsi pas aux représentations fantasmatiques auxquelles ces objets
précisément différenciés donneraient élan et forme.
Il semble s’agir, de toute façon, d’un conflit caractéristique de la
démarcation de fonctions inégalement évoluées.

Eléments fournis par le Docteur L.

A) Observation succinte du Dr. L.


Marc, fils de M™ J... Vu pour la première fois à l’âge de 2 ans 1/2
de la part d’un psychiatre qui avait vu le père une ou deux fois.
L’eczéma a débuté à l’âge de 6 mois. Dès les premières semaines
de la vie, l’enfant se signalait par des cris puis une anorexie.
La dermite était initialement très importante. Elle évolue par
intermittence avec des périodes très pénibles, le corps couvert de
lésions de grattage et des accidents de surinfection.
Il se produisait aussi de nombreuses infections rhino-pharyngées
compliquées d’otites. Il est difficile de compter le nombre de
médecins pédiatres, O.R.L., dermato, auxquels la famille a eu
recours.
Il s’agit d’un petit garçon très astucieux, agité, en proie à des

(5) On retrouve des formes identiques de conflit dans les névroses de


caractère insuffisamment élaborées mentalement.
(6) « Qui dit représentabilité, dit présence de l'action déjà percepti­
ble de l'imago paternelle... C'est cependant encore l’étude de la
survenue de certains troubles psychosomatiques qui a permis de
constater la faiblesse économique de certaines représentations balayées
au moindre conflit, comme si ces représentations manquaient d’une
base solide, d’un premier chaînon bien forgé... ». Michel Fain,
Prélude à la vie fantasmatique, op. cit., p. 302.
OBSERVATIONS 225

émergences phobiques intenses peu élaborées, coléreux, opposant,


capricieux, exigeant d’être nourri, se blesse parfois et s’arrache ses
plaies. Il a été longtemps insomniaque.
Son mode de vie est chaotique, partagé entre son père et sa mère.
Mis à la crèche à 4 mois 1/2. Il est l’objet de sollicitations multiples
intenses et contradictoires.
L’enfant est en thérapie depuis le printemps 76. Une amélioration
spectaculaire de l’eczéma s’était produite dès novembre 76. Le père
semblait moins intervenir, la mère plus cohérente.
Il est toujours difficile d’avoir des précisions sur le comportement
en raison du degré de tolérance variable de l’entourage. L’insomnie
a disparu dès le début du traitement.
Dans l’ensemble on note une amélioration certaine.

B) Lettre du Dr. L. au Dr. B.


Marc..., souffre d’un eczéma atopique sérieux souvent compliqué
d’infections cutanées. Il est en outre sujet à des rhino-pharyngites
répétées compliquées d’otites.
L’aspect psychosomatique de cette maladie m’a paru directement
en relation avec le père qui a organisé avec l’enfant très précoce­
ment, dès les premiers mois, une relation très pathologique mar­
quée par une surcharge de l’investissement, la captation de l’enfant,
à tel point que la mère arrive à peine à s’en occuper, sans compter la
désorganisation de la vie qui entoure ce bébé.
Il s’agit d’un grand déséquilibré, je ne vous apprends rien, très
agressif, incapable de supporter la maladie de son fils, avec une
tendance projective vis-à-vis de tous les médecins.
Le premier projet est de mettre de l’ordre dans les soins, et c’est
pourquoi j’ai proposé qu’il soit suivi sur le plan somatique par la
consultation de pédiatrie de S. Il faudrait également pouvoir
organiser une psychothérapie pour Marc, ce que je puis faire dans
mon Service, à condition que les parents l’acceptent. Voilà où nous
en sommes. Je vous tiendrai au courant de la suite.

C) Information récemment acquise.


L’observation succinte du Dr. L. et son échange de lettres avec le
Dr. B. (qui lui a adressé Marc, à la demande de son patient, André,
père de l’enfant, alors suivi assez irrégulièrement en psychothérapie
par lui) nous permettent de rassembler un certain nombre d’élé­
ments qui n’ont pas été apportés par M™ J.
— On remarque d’abord la multiplicité des consultations de tout
ordre sollicitées antérieurement à l’investigation relatée, et qui
226 OBSERVATIONS

implique une relation particulière des parents avec les médecins


consultés. Cette relation semble bien, elle aussi, s’établir dans les
mêmes registres comportementaux de rapprochement et de rupture
successifs.
— Le Dr. L. nous apprend ensuite que la symptomatologie
présentée par l’enfant a été précoce et importante. C’est en effet dès
la naissance que les cris, l’insomnie et l’anorexie de Marc sont
apparus, dès les premiers mois que des infections rhino-pharyngées
compliquées d’otites se sont déclarées, dès l’apparition de l’eczéma
que des accidents de surinfection nombreux se sont produits. La
symptomatologie d’ordre mental et caractériel notée par le Dr. L.
attire l’attention dans la mesure où elle s’inscrit complémentaire­
ment (et en relative contradiction) avec ce que Mme J. a pu nous en
dire : Marc manifeste « quelques émergences phobiques peu élabo­
rées » et des accès de colère et d’opposition déclarée.
— Enfin, le Dr. L. s’est intéressé à la relation de Marc avec son
père, et l’a perçue de façon tout à fait différente de celle qui nous a
été présentée : décrit par la mère comme frustrant pour l’enfant,
voire impatient et rejetant, son compagnon apparaît au contraire au
Dr. L. comme envahissant, captatif, à tel point que la mère lui
paraît exclue de ce couple père-fils. Corrélativement, ce père, dont
la pathologie mentale est précisée (« grand déséquilibre, agressivité
majeure, tendance projective marquée »), ne peut supporter la
pathologie somatique de l’enfant, soumis ainsi à « ces sollicitations
multiples, intenses et contradictoires » que nous avions notées
comme émanant surtout de la mère, et qui semblent bien aussi être
le fait du père.
— Nous pouvons encore noter positivement qu’une partie au
moins de la symptomatologie de l’enfant a été rapidement et
« spectaculairement » réduite dès le début de sa brève psychothéra­
pie : la dermite s’est améliorée et l’insomnie a disparu.

Compte rendu de la thérapeute de Madame J. après les premières


séances de traitement

Je revois M“e J. trois mois après sa consultation. Nous étions alors


convenues qu’elle prendrait rendez-vous avec moi si elle décidait
d’entreprendre une psychothérapie.
— « Voilà, dit-elle, en s’asseyant — Marc va mieux... il a un peu
d’eczéma et il ne se gratte plus. Nous avons passé les vacances en
Bretagne. C’était bien pour lui... Nous, on s’est emmerdés. André a
été si difficile qu’on a pensé à la séparation ».
Madame J. parle de Marc et d’André. Assise sur le bord de sa
OBSERVATIONS 227

chaise, elle semble tendue, crispée. Je suis frappée par son charme,
celui d’une jolie femme de 34 ans, bien coiffée avec une longue
frange qu’elle relève tantôt d’un geste gracieux, d’autres fois
brusquement d’un mouvement de la tête, chaque fois pour nous
faire découvrir des yeux très bleus. Longue, mince, elle est vêtue
avec harmonie et recherche.
— « J’ai l’impression de n’exister qu’à travers Marc et André ».
Je lui fais remarquer que depuis le début de l’entretien elle n’a parlé
d’elle qu’à travers eux.
— « C’est comme cela que je suis », répond-elle vivement.
« Maintenant je peux dire ce que j’avais envie de dire. J’y ai
beaucoup pensé, surtout depuis la rentrée. Je voudrais m’occuper
de moi, faire cette analyse pour moi — ça ne va pas — j’ai la
déprime ».
La déprime ? — C’est l’envie de ne rien faire, la peur de voir les
amis, de sortir parce qu’elle se sent inintéressante, l’envie de rester
seule.
M™ J. a les larmes aux yeux et en parlant un léger tremblement
des mâchoires. « Pour la première fois, André s’est rendu compte
que j’avais la déprime. Je lui ai dit : je ne pourrai pas m’en sortir
toute seule. Il a ri, disant : je ne suis pas inquiet, tu feras comme
d’habitude, tu relèveras le menton et tout ira bien... C’est difficile...
J’ai besoin de votre aide ».
Puis immédiatement elle attaque, de nouveau souriante, me
racontant les difficultés de l’investigation devant une assistance.
« Intellectuellement, je trouve cela inadmissible. On pourrait au
moins prévenir d’avance. Bien sûr j’aurais pu refuser l’enregistre­
ment par exemple, et je pense que le Docteur l’aurait arrêté. Mais
j’ai fait face et je me suis défendue. Affectivement, ça s’est bien
passé. Il est chaleureux le Docteur N., mais c’est lui que je venais
voir et après tout cet effort, une heure environ, il ne m’accorde que
cinq minutes pour me dire que ce serait quelqu’un d’autre qui
s’occuperait de moi ».
Elle corrige alors immédiatement, devenant séductrice : « Heu­
reusement que c’était vous. Vous étiez la seule que j’avais repérée
dans l’assistance. Mais ç’aurait pu être n’importe qui, une femme
moche... Elle rit. (Avant la consultation elle m’avait vue en effet
aller chercher et reconduire un patient dans la salle d’attente.
Chaque fois elle m’avait regardée, j’étais le repère connu qu’elle
avait cherché dans l’assistance.)
M™* J., au cours de l’entretien, oscille entre la séduction, la
provocation, une demande d’aide puis un retrait, de la tristesse, de
la colère, beaucoup de revendication. Elle me semble, dans sa
relation avec moi, jouer constamment avec la distance. Elle a une
228 OBSERVATIONS

qualité de contact que je né sais pas définir mais qui est très
particulière. Je suis frappée aussi par le travail qu’elle a fait depuis
son entretien initial, montrant bien une possibilité d’évolution et un
intérêt pour son histoire : par exemple elle a écouté son frère et
probablement questionné sa mère sur sa relation avec Marc. Elle
s’est interrogée aussi sur les mystères de son histoire familiale.
André et elle ont désiré ce bébé. « Mon frère me dit que pour moi
Marc était un objet... Peut-être... je n’aime pas les bébés ». (Elle
sourit, provocatrice.)
Qu’est-ce qu’elle n’aime pas ?
— « Le toucher — c’est physique... c’est trop mou !... Il y a peut-
être autre chose, mais c’est la première chose qui me vient à l’esprit
— c’est ce que je ressens. Ça a été dur pour moi la perte de la
liberté. C’est ça aussi un bébé ».
M™ J. a exigé d’une façon revendicatrice qu’André s’occupe de
Marc autant qu’elle, parce que : « Mon père ne s’occupait jamais
des enfants, j’ai voulu faire autrement ». « Ma mère m’a dit un
jour : quand Marc encore nourrisson pleurait, vous étiez là à vous
disputer pour savoir qui s’occuperait de lui. De décider à qui c’était
le tour semblait plus important que de voir pourquoi le bébé
pleurait. Cela se passait devant lui. Un jour, il était peut-être trop
tard, Maman m’a dit que Marc pouvait comprendre ». « C’est aussi
ce que je ne peux supporter des enfants, ils sont des paramètres.
Même les choses non dites, ils les ressentent et les expriment dans
leur corps ». A une question sur cette inquiétude elle répond :
« André et moi on ne peut donner de vraies réponses. On ne peut
donner de sécurité. Pour nous, un oui c’est un non et un non c’est
aussi un oui. On ne peut vivre que dans le temporaire ».
Elle reste alors silencieuse puis :
— « Il y a des jours où je me sens coupable puis non ! Peut-être la
culpabilité (mimique de douté), mais ce que je sens c’est surtout le
désarroi. Ah oui, un grand désarroi devant les besoins d’un bébé ».
La patiente précise ici d’une façon intéressante ce qu’elle ressent :
« le désarroi » par rapport à la culpabilité. Je pense que c’est
important. Il me reste quand même des doutes quant à son
sentiment de « non culpabilité ».
Marc est né au début de mai. Elle a trouvé son premier travail à
plein temps en juin. Vacances en août et retour au travail e
septembre avec en plus les activités relatives à la création d’une
crèche. Elle se revoit, au cours d’une manifestation, poussant le
landau d’une main et tenant une pancarte de l’autre. Elle ajoute très
vite : « J’ai eu raison, j’ai gagné, la crèche s’est ouverte ! »
— « Mon frère m’a dit que j’étais une femme castrante. Peut-
être... ». Un soir, rentrant à la maison après une journée de travail,
OBSERVATIONS 229
M™e J. trouve la cuisine encombrée de vaisselle tandis que son mari
prend l’apéritif avec son frère. « Je lui ai dit : tu aurais pu faire la
vaisselle!... je suis une femme phallique? Eh bien merde! »
« Les médecins, le Docteur L., les pédiatres... pensent que c’est
André la mère. Qui sont-ils pour juger ? Parce que André accompa­
gne Marc chez eux quand je suis au travail?... C’est un peu
superficiel. Quand il s’agit de trouver une gardienne, l’école, un
médecin, de renouveler les médicaments, c’est toujours moi.
Profondément, toute la responsabilité de Marc pèse sur moi ».
En parlant je remarque que Mrae J. caresse le mur, en passant
lentement sa main sur le tissu mural. Un tissu rugueux... et
l’analogie avec une peau rugueuse me traverse l’esprit. Au cours de
l’entretien elle répète ce geste. Elle se frotte les genoux de la même
façon.
Quand je lui demande de me parler de son enfance, elle dit :
« André, lui, a eu une enfance compliquée ». Et puis en souriant :
« Je n’ai pas de souvenirs. J’étais une petite fille difficile, la préférée
de mon père. Avec ma mère c’était pas facile... je ne sais pas
pouquoi. J’ai parfois eu l’impression qu’elle m’enviait », situant son
enfance d’emblée dans le conflit œdipien.
Il y a beaucoup de mystères dans la famille. « Mais on ne raconte
pas ». Par exemple sur ce qui s’est passé pendant la guerre. « Mes
parents sont d’origine juive, je ne sais pas comment mon père s’est
débrouillé, il n’a rien fait de honteux, ce n’était pas un collabo, mais
il y a un voile ».
Mystère aussi au sujet du premier mariage de sa mère. Un jour,
fouillant dans des papiers, M1"* J. découvre que celle-ci a déjà été
mariée. Longtemps elle garde le secret, puis questionne sa tante qui
le lui confirme en lui recommandant de n’en point parler. Jamais
M“ J. ne le dira à ses frères ni à personne d’ailleurs.
U y a aussi cette histoire du frère de sa mère mort à 21 ans,
asphyxié dans la salle de bains. Il s’est suicidé, elle en est certaine.
Mais sa mère n’en a jamais parlé. « Mon frère aîné porte son
prénom et toute petite je sentais qu’il y avait un secret autour de
mon frère : j’étais mal à l’aise quand on disait son nom ».
A la fin de l’entretien, je lui demande si elle a rêvé.
« De Marc? » répond-elle immédiatement.
— De Marc... ou d’autre chose... dis-je.
(M™ J. a les larmes aux yeux.)
« C’est la question du Docteur N. qui m’a le plus touchée, le plus
blessée. Il a dit : Est-ce que vous rêvez de Marc? »
Devant mon air interrogatif, elle ajoute : « C’est peut-être pour
cela que je me suis souvenu ainsi de la question. Je l’ai peut-être mal
comprise... J’ai répondu : non, je n’ai jamais rêvé de Marc ».
230 OBSERVATIONS

Et puis, sur un ton agressif, ironique : « De toute façon vous


pouvez vérifier sur la bande ».
Elle n’a pas de souvenirs de rêve. Peut-être vaguement des rêves
où elle tombe.
Avant de partir M™ J. me dit, souriante : « j’avais décidé de ne
pas faire de psychothérapie, vous vous en doutiez ?» Je lui réponds
que nous nous reverrions la semaine prochaine. Elle ajoute : « j’ai
libéré tous mes jeudis matin ».

2e séance.

M™ J. est à l’heure cette fois. « J’ai beaucoup pensé à vous cette


semaine. J’ai rêvé ! Je ne m’en souviens pas bien, pourtant au réveil
mon rêve était clair... ». Et elle continue comme cela un moment si
bien que je me demande si elle va me le raconter. En voici le récit :
— « Je suis sur le dos d’une femme. (Elle sourit : c’est curieux
sur le dos d’une femme.) Mais elle m’est hostile. Ah oui ! très
hostile. Il y a des gens qui nous lancent des pierres. C’est moi qui
reçois les pierres. On essaie de s’enfuir. Elle court ».
Voici les associations :
— « J’étais accrochée au dos de cette femme comme quand on
joue à la bataille à la campagne. Je me bats souvent. Là c’est contre
la voisine. Non, je ne raconterai pas cela, c’est trop stupide... ».
Mme J. raconte alors que la « voisine du dessous » lui a fait un
procès à cause du bruit dans son appartement. Elle a été condamnée
à payer 5 000 F de dommages et à mettre des moquettes. Pour elle il
n’est pas question d’en mettre dans la chambre de Marc. Elle vient
de recevoir une lettre de cette voisine qui la poursuit de nouveau.
Mme J. se plaint de son avocat qui l’a mal défendue, des juges qui
n’écoutent pas, de l’insistance qu’on mettait à souligner qu’elle
n’était pas mariée, etc. Cette fois-ci elle a envie de prendre le
dossier en mains et de préparer sa propre défense.
Des pierres ?
— « Pierre, c’est une autre bagarre ». Pierre est un collègue,
engagé après elle, mais qui, à compétence et formation égales, est
payé plus qu’elle et que les autres femmes du service. Il y a une lutte
en perspective.
Mmc J. a immédiatement associé « pierres » à un prénom (les
prénoms, comme l’avons déjà vu, ont une grande importance pour
elle). Il n’y a pas d’associations à la lapidation.
L’homosexualité est à retenir et sera reprise dans la discussion.
Et puis, sur un ton agressif, brusquement elle dit :
— « L’histoire de mes parents pendant la guerre, je la connais.
OBSERVATIONS 231

Mais quand quelque chose me déplaît ou m’inquiète, je cesse d’y


penser et j’oublie ».
M"* J. me parle de ses origines. Sa mère est juive de S., son père,
juif aussi, d’A. Ils ont tous émigré à Paris où ses parents se sont
rencontrés par l’intermédiaire des deux grand-mères qui se connais­
saient. Au début de la guerre, son père s’engage dans les milices
étrangères et part pour le Maroc. Sa femme va le rejoindre.
Monsieur J., au dire de sa fille, « se débrouille bien, sort souvent de
la caserne, fait du commerce et a le temps de faire deux enfants :
mon frère aîné et moi ».
M™ J. me raconte qu’à sa naissance, sa mère envoie un faire-part
à sa propre mère sur lequel les deux prénoms de son bébé sont
écrits. La grand-mère envoie deux layettes. « Pourtant, j’étais bien
toute seule, ma grand-mère pensait que c’étaient des jumelles parce
que ma mère, elle, était jumelle ».
Madame J. n’a reçu aucune éducation juive. Quand vers l’âge de
15 ans, au cours d’un repas de famille, elle entend sa cousine parler
de « goy » elle demande ce que cela veut dire. Il y a un long silence.
Sa tante (sœur de sa mère) est indignée. Elle lui explique que le
monde est divisé en deux. « Moi, je ne sais pas. J’ai de la famille
partout dans le monde, je me sens surtout orientale ».
Avec les gens qu’elle aime, Mroe J. se dit familière : « Peut-être
trop, je vais vers les autres, j’aime les toucher. Peut-être que je
ne mets pas assez de distance, je fais facilement peur aux
gens ».
— Vous avez d’autres peurs ?
— Ah ! les oiseaux. Je ne sais pas pourquoi j’ai si peur. Je ne
resterai jamais dans une pièce où il y a un oiseau. Même au jardin
j’ai peur. Je sais que l’on peut mourir de peur. J’en suis
convaincue ».
Ce qu’elle n’aime pas chez les oiseaux ?
— « C’est petit — mou et on sent la pulsation ».
Encore une fois c’est par le toucher que Mme J. répond. Les mots
qu’elle emploie sont les mêmes que pour le bébé. Mais avec la
« pulsation » la connotation génitale est évidente, suggère un
souvenir de masturbation — du toucher d’un pénis.
A la toute fin de la séance, M®* J. dit avoir une nouvelle difficulté
avec Marc : « Il fait pipi et même caca dans sa culotte. Même le
jour ». Elle dit faire exactement ce qu’il ne faut pas, tellement elle
est exaspérée : « je m’énerve, je l’engueule... » Sa mère lui a raconté
qu’elle aussi avait ce problème. « Mais moi ce n’était pas pareil, je
me retenais le plus longtemps possible. Souvent il était trop tard. Je
fais encore cela aujourd’hui quand je suis avec quelqu’un. C’est
parce que je n’ose pas partir, même si ce n’est pas pour longtemps.
232 OBSERVATIONS

J’envie les gens qui, s’excusant, vont faire pipi et reviennent. Moi,
j’en suis incapable ».
Il y a là un fantasme. Que peut-il se passer quand on s’absente fût-
ce pour quelques minutes? (Un fantasme de scène primitive?)
« C’est peut-être la même chose pour Marc aussi. Ce que je sais
c’est que ça m’exaspère ».
M”* J. supporte mal les expressions d’agressivité chez Marc
« autres que verbales ». Par ailleurs elle tolère très bien, dit-elle,
que Marc lui dise qu’il la changerait pour une maman plus douce.
Qu’elle n’est pas gentille. Elle est très fière de la bonne maîtrise de
langage de Marc.
Quand je lui indique la fin de la séance, Mme J. se lève lentement,
me demande si c’est comme cela qu’il faut faire. Elle a l’impression
d’être « décousue », que je devrais « décoder » ce qu’elle dit :
« c’est peut être mieux de le faire soi-même ».
— « Ah ! mon rêve ! Je l’ai laissé de côté — j’aimerais y revenir,
essayer de comprendre. C’est mon premier rêve ».
Devant l’escalier elle se retourne, me demande si la séance est
bien à 10 heures jeudi prochain, me remercie... Quitter, en effet, ne
semble pas facile.

4*-^ séances.
Je remarque que M™ J. ne se répète pas. Elle raconte ce qui se
passe en me situant les événements et les personnages. C’est-à-dire
qu’elle ne prend pas pour acquis que je sais, comme font les
allergiques essentiels.
Marc lui a demandé pourquoi il ne faisait plus de psychothérapie.
M™* J. lui répond : « Tu n’as pas dit que tu voulais y retourner ».
Marc lui exprime alors directement son désir de revoir Mrae X. sa
psychothérapeute. Mme J. lui répond : « on verra » mais elle me dit
ne pas être d’accord sous prétexte de ne pas trop le « psychiatri-
ser ». D’ailleurs il va bien, et ce n’est pas sûr que la disparition de
l’eczéma soit due à la psychothérapie. « Je pense que je fais mieux,
même pour lui, en faisant moi-même une psychothérapie. Enfin, on
verra ».
M“ J. dit qu’elle n’a pas allaité Marc afin qu’André et elle
puissent également lui donner le biberon, tous les deux le donnant
en tenant le bébé dans leurs bras.

Reprise de la discussion
La discussion de ce cas reprend, au sein du même groupe, après le
récit des premières séances de thérapie — séances qui, rappelons-le,
OBSERVATIONS 233
ont lieu, en raison des vacances d’été, trois mois après l’investiga­
tion.
Il est rapidement évident que restent maintenues les options
différentes, voire opposées, des assistants, options concernant (à
travers les diverses interprétations possibles du « matériel » rap­
porté) la compréhension de la structuration mentale de Mme J. Ceci
confirme, sinon l’essentielle solidité, du moins la complexe richesse
de l’organisation de personnalité de cette jeune femme, et induit un
pronostic favorable sur son .éventuelle évolution et celle de son
enfant.

Option de confirmation d'une névrose hystéro-phobique.


Il est observé que nous ne nous trouvons pas là devant une
répétition exacte de l’investigation. Celle-ci a mobilisé des affects
qui ont entraîné une réflexion (traduite, par exemple, par « l’en­
quête pendant les vacances » et, avec la thérapeute, par le retour
sur le vécu d’abord pénible du premier examen). Cette réflexion a
modifié et enrichi la problématique œdipienne, telle qu’elle peut
s’éclairer maintenant : la volonté et les manœuvres de séduction
subsistent mais différemment déployées ; volontiers comportemen­
tales et provocantes en présence de l’investigateur entouré d’assis­
tantes, elles paraissent à la fois plus « intérieures » et mieux
verbalisées dans la relation en tête-à-tête avec une femme. La
rivalité (aisément triomphante) avec la mère, affirmée dans l’entre­
tien avec l’investigateur (« mon père me préférait »), ne masque plus
le désir — et le plaisir — de la relation homosexuelle (« j’ai
repensé... j’ai rêvé... voici mon rêve... ça m’a fait plaisir de parler
— de vous parler — de moi »). Ceci, en réponse positive à la
remarque première de la thérapeute : « Vous me parlez de vous ?
travers André et Marc ». On peut penser qu’est ainsi indiqué, dam
l’ambivalence même du rêve, le désir nommé, puis traduit en son
contraire (< je suis sur le dos d’une femme — elle m’est hostile »)
d’une reprise évolutive dans une relation à deux, dont elle n’exclut
cependant pas du tout le troisième terme (« des hommes nous
lancent des pierres »).
On peut penser encore que sont de ce fait exprimées les
possibilités de rétention objectale et de manipulation mentale,
puisque les vacances n’ont entraîné qu’une dépression (sans discon­
tinuité de la relation fantasmatique avec soi et l’autre, ce que traduit
le rêve), et non pas une rupture de fait : Mme J. est revenue
spontanément.
L’homosexualité latente se révèle aussi dans le choix du compa­
gnon (« mou, passif, féminin comme sa mère ») et sa rivalité avec
234 OBSERVATIONS

lui par rapport à l’enfant (exprimée là encore de manière curieuse et


inversée : à qui est « le tour » de s’occuper ou de ne pas s’occuper
de lui?).
Préoccupation de « justice » où l’on peut entendre, plus encore
qu’une revendication phallique défensivement exhibée (« je suis
une femme phallique, eh bien merde »), une revendication bi­
sexuelle exprimée dans le registre comportemental (répartition
équitable des soins à Marc et des soins ménagers) et dans la
fantasmatisation onirique (« je suis sur le dos d’une femme »).
La multiplicité et les incertitudes des identifications sont remar­
quables et s’observent à tous les niveaux de toutes ses relations
infantiles et actuelles, confirmant la mobilité identificatoire hystéri­
que décelée dans le premier entretien. Confirmant aussi, dans
l’hypothèse ainsi retenue d’une névrose de caractère convenable­
ment organisée, la présence active d’une culpabilité œdipienne,
inhibant l’exercice de la fonction maternelle.
On peut également retenir, dans le genèse de ces difficultés
identificatoires, le mystère (induit et fantasmé) des sources et des
identités : l’origine d’abord méconnue, les traditions ignorées, les
déracinements familiaux effectifs, la disparition puis la réapparition
paternelle dans la toute petite enfance, le frère vivant, révélant dans
« l’étrangeté » l’autre enfant mort, et la valeur excitante du secret,
du non-connu, du deviné (le suicide de l’oncle — le premier mariage
de la mère — le « mystère » familial de la « déportation »). De
sorte qu’une interrogation active et constante est posée sur les noms
et les personnes, voire sur leur existence même (quand elle est née,
sa grand-mère envoya deux layettes, puisqu’elle-même avait eu des
jumelles) sous l’apparence d’une certaine indistinction objectale.
L’organisation de la phobie, dont on peut supposer qu’elle
s’instaure à la naissance du bébé, c’est-à-dire à la faveur d’une
réactivation du conflit œdipien, renvoie à la sexualité infantile, au
désir inconscient de l’activité masturbatoire : le fantasme d’avoir un
enfant du père et de jouir de son propre organe sexuel « mou et
pulsatile ».
On remarque la surdétermination du symptôme phobique dans
les termes qui sont employés, les mêmes, exactement, pour désigner
l’oiseau — l’objet phobogène, intouchable — les bébés et André.
Il semble donc que la première topique fonctionne convenable­
ment, que la seconde soit en place (sinon très précisément vigou­
reuse), que les mécanismes de refoulement existent (le retourne­
ment en son contraire dans le rêve, par exemple, peut être considéré
comme étant au service du refoulement) et que, dans ces conditions,
on puisse ne pas éliminer l’indication d’une analyse classique.
OBSERVATIONS 235

Option de confirmation d'une névrose de caractère hystérophobique —


Hypothèses concernant l'existence d'une ligne latérale d'ordre
allergique.
M™ J. pour les tenants de cette hypothèse correspond bien plus
précisément à la description des névroses de caractère (Tome I,
Importance de la psychanalyse, p. 107) ne se situant pas, malgré
les nombreux éléments d’apparence analogue, dans le registre des
névroses mentales classiques.
Tant de choses (trop de choses) sont dites en si peu de temps et si
aisément, sans restrictions, ni réticences, dans une relation immé­
diatement ouverte que l’on s’interroge d’entrée sur la nature et la
solidité des défenses laissant entrevoir, dans leur mouvance et leur
labilité, une « organisation » fragile.
L’absence d’angoisse paraît remarquable, dans la facilité de
l’expression avec la thérapeute, dans l’énoncé du rêve, dans la
brutalité des mobilisations d’affects et de comportements, dans la
fluidité des associations qui ne paraissent justement pas avoir la
qualité de vraies associations (issues des jeux du refoulement et du
retour du refoulé) et jusque dans « la phobie » même, décrite sans
l’investissement, la culpabilité, la « passion » des phobies très
organisées. On n’observe pas, dans le « dit » des séances, de reprise
élaborative du matériel anal énoncé beaucoup trop vite, de façon
trop abrupte, et qui ne paraît issu ni d’une fixation ferme au
deuxième temps du stade anal, ni d’un aménagement consistant de
la période de latence. De sorte que ne s’effectue pas là un « arrêt »
marquant le point de départ possible d’une élaboration, mais que
Mme J. est ainsi « renvoyée », dans le registre du comportement
(par exemple les procès avec la voisine), les mécanismes d’introjec-
tion-projection ne s’organisant pas suffisamment au niveau mental.
La dépression pose problème : apparemment inexistante dans
l’investigation, elle est brutale et massive pendant les vacances,
aussi brutale et massive que sa disparition à la rentrée. Faut-il
penser qu’il a suffi de revenir, de trouver « l’objet » immédiate­
ment, effectivement présent ? On pense à la multiplicité des pertes
objectales antérieures (la mère en deuil de son frère — séparée de
son mari ; le frère aîné « trop » aimé, le frère cadet « trop »
soigné), ayant probablement provoqué des endiguements, voire des
sidérations momentanées du fonctionnement mental par manque de
stimulation érotique. D’où le besoin qu’elle énonce, de « rester avec
les gens », et qu’elle évoque en même temps, au niveau d’une
expérience plaisante de retenue physiologique excitante.
On note le mot d’André qu’elle rapporte complaisamment à la
236 OBSERVATIONS

thérapeute : « tu relèveras le menton et tout ira bien ». On peut


penser qu’il ne s’agit pas seulement là d’une attitude corporelle
familière, mais bien plutôt d’une « tenue » liée au Moi-Idéal,
comme en témoigne la distinction subtile et importante qu’elle
établit, elle-même, entre sa culpabilité et son désarroi. Elle insiste :
il s’agit de « désarroi » (en opposition à la culpabilité surmoïque
témoignant d’une organisation de la deuxième topique), c’est-à-dire
du sentiment désorganisant de non-concordance avec son Moi-
Idéal. Il s’agit bien, dans ce « désarroi », de la relation avec son
nouveau-né, à propos duquel elle n’énonce pas sa culpabilité
œdipienne, mais signale finement « son impossibilité de manier les
distances » : « je n’aime pas les bébés, ce sont des paramètres ; ils
répondent immédiatement dans leur corps » (à quoi d’elle-même
répond son enfant malade, se pose-t-elle, se posera-t-elle la ques­
tion ?).
On remarque, à l’appui d’une insuffisance d’organisation, l’im­
possibilité de maintenir le clivage, l’autonomie des objets relation­
nels, dans une représentation mentale précise, ce qui introduit en
conséquence une situation affective à la fois chaotique et perma­
nente où se succèdent, voire coexistent, les positions contradictoires
associant par exemple rejets et rapprochera : « on a désiré ce
bébé... je n’aime pas les bébés... je l’aime... je n’envisage pas de
passer ma vie avec lui... ».
On observe que le mystère, le « secret », le « sentiment d’étran­
geté » semblent avoir, curieusement, opéré en sens contraire : à la
fois par stimulation de la recherche mentale (l’envie de savoir) et le
blocage (par la surcharge de l’excitation et l’impératif de retenue
« ne pas dire — ne pas parler ») de la fantasmatisation sado­
masochiste déchargée alors au niveau comportemental (les violen­
ces gestuelles et verbales, les ruptures, la retenue corporelle, etc.).
Que penser encore de sa décision d’interrompre la thérapie de
l’enfant au moment même où elle entreprend la sienne ?
Le temps et l’évolution de celle-ci permettront sans doute de
mieux apprécier la qualité des investissements : on s’interroge sur la
facilité des désinvestissements (« les valises sont toujours prêtes »),
l’insuffisance évidente des contre-investissements, dont le renforce­
ment au cours de la cure devrait en un premier temps permettre,
avec l’accession au refoulement et à l’angoisse, un meilleur fonction­
nement des deux systèmes topiques.
Les problèmes concernant sa représentation de l’espace, enfin,
n’ont pas été suffisamment éclairés. Ils ne sauraient manquer d’une
influence qui reste à préciser, sur son organisation personnelle et
celle de son enfant.
La névrose de caractère de M1”* J. s’inscrit certes pour le principal
OBSERVATIONS 237
sur l’axe évolutif mental, mais les systèmes régressifs constatés
permettent d’envisager et de fonder l’hypothèse qu’existe, dans son
organisation psychosomatique, une chaîne évolutive latérale d’ordre
allergique repérable à la fois par :
— Des manifestations régressives partielles (par exemple le flou,
détecté dès le début du premier entretien, concernant les personnes
et le temps, et quelque chose aussi dans la difficulté, presque dans
l’impossibilité, de quitter l’objet effectivement présent).
— La présence de traits du caractère allergique dans la relation
directe avec le consultant, la thérapeute, et dans le récit des
relations extérieures (le : « je ne peux pas dire je ». Elle « sait »
que Marc ne peut pas s’endormir. Elle pense que les assistants
« sont des parents », comme elle).
— La symptomatologie allergique somatique discrète, fugitive,
mais notable (avec une ouverture héréditaire).

Point de vue sur l'enfant.


Cette seconde discussion permet de faire trois remarques :
a) L’eczéma de l’enfant n’a pas commencé dès la séparation
d’avec la mère (qui a retravaillé, l’enfant étant né en mai, dès
juillet), mais dès la séparation d’avec le père (qui assurait les soins,
en l’absence de la mère, jusqu’à la mise à la crèche).
Quelle est la valeur de cette remarque étant donné l’observation
de l’indistinction relative des personnes dans les investissements
objectaux de l’enfant ? Si le rôle maternel du père n’a pas créé
l’indistinction, sans doute ne l’a-t-il pas atténuée? On trouve là, en
tout cas, nettement figurée, l’existence d’une bipolarité (père et
mère) de la fonction maternelle.
b) Le conflit de la mère, selon les expressions verbales de celle-ci,
semble d’ordre névrotique et se situer en fonction de la scène
primitive. L’enfant est un objet relationnel dans le jeu du père ; le
père et la mère s’occupent alternativement de l’enfant, pas ensem­
ble. (L’enfant activement, lui, les rejoint dans leur lit).
Le conflit central de l’enfant paraît néanmoins d’un autre ordre
que névrotique.
c) La transformation du symptôme. L’eczéma « va mieux, va
bien même » et l’enfant est devenu brutalement encoprétique,
énurétique. Ce déplacement, chez l’enfant, d’un symptôme somati­
que en symptôme pouvant avoir valeur de représentation symboli­
que, à l’occasion de l’interruption de sa psychotérapie, et de la
dépression maternelle de l’été (c’est-à-dire de la possible modifica­
tion du fonctionnement mental de Mme J. après l’investigation et le
projet de thérapie) fait problème.
238 OBSERVATIONS

Plusieurs questions se posent encore :


— Pourquoi un symptôme somatique aussi important ?
— Pourquoi pas une psychose ?
La remarque que l’enfant devient encoprétique « quand sa mère
se déprime enfin », quand lui-même se déprime peut-être (il
réclame la reprise de sa thérapie), c’est-à-dire quand il y a sédation
de la considérable excitation « ambiante », soulève la question de la
reprise, par l’enfant, d’un fonctionnement sinon mental, du moins
auto-érotique, mieux organisé, les systèmes pare-excitation n’étant
plus autant débordés.

Conclusions provisoires concernant l’enfant.


Nous tentons ici, schématiquement, d’envisager, au moins par la
formation d’hypothèses, les réponses à quatre problèmes :

1) Pourquoi un eczéma ?
Il s’agit bien d’une personnalité allergique essentielle, dont nous
reprenons brièvement les caractéristiques fondamentales :
a) l’insuffisance, voire la relative inorganisation des mécanismes
de défenses mentales, en raison de la régression globale qui s’est
opérée autour d’un foyer de fixation allergique déterminé à un stade
archaïque.
b) l’indistinction sujet-objet et les défaillances de l’orientation
dans le temps et l’espace, nommées par la mère qui a signalé
l’absence d’angoisse au visage de l’étranger au huitième mois, la
facilité permanente de tous les « contacts » (« il se plaît avec tout le
monde »), le désarroi profond devant le conflit et l’agression qu’il
cherche à éviter effectivement, l’intolérance aux séparations vécues,
la non-représentation du schéma corporel propre et de celui des
parents (« il a dû apprendre à se dessiner », « il ne montre pas de
préférence pour un sexe ou l’autre, une personne ou l’autre »).
c) la pathologie eczémateuse généralisée, précoce, alliant dans
l’excitation auto-érotique, troubles cutanés et respiratoires.
Il convient de ne pas négliger les notations héréditaires qui nous
ont été apportées : la mère, le grand-père et l’arrière-grand-mère de
l’enfant ont présenté des manifestations allergiques — asthme,
eczéma, œdèmes localisés — d’importance diverse, permettant de
penser qu’elles ont constitué une sorte de secteurs d’ouvertures, de
« facilités héréditaires » dont témoigne un déterminisme héréditaire
renouvelé.
Tout ceci constituerait ce que nous pourrions considérer comme
fixations premières, tandis que les fixations secondes s’effectue-
OBSERVATIONS 239

raient sur d’autres systèmes fonctionnels, touchant en particulier la


peau, dont le rôle et la valeur déterminante dans l’organisation
temporo-spatiale sont certaines, dès la naissance, sur la suite de
l’évolution. « En effet, avant de se constituer comme corps auto­
nome, l’enfant adhère complètement à sa mère en un rapport de
parfaite contiguïté. Le contact a lieu dans la peau et par la peau,
cependant que s’instaure l’expérience de satisfaction hallucinatoire
du désir » (7).
C’est ici que, peut-être, interviendrait la phobie du toucher de la
mère : les satisfactions cutanées de l’enfant se révélant insuffisantes,
ses satisfactions hallucinatoires n’auraient pu s’organiser ni se
déployer. Et comme existe, au niveau mental, l’hallucination du
« manque », on peut alors penser qu’existerait, au niveau somati­
que, une sorte de compensation tactile du manque, « compensation
auto-tactile », de l’absence d’excitations (ou de pare-excitations)
venant de la mère, par la réponse qu’est l’eczéma. En effet, cette
hypothèse de l’hallucination du manque transférée au niveau
somatique peut être formulée, si l’on se souvient qu’une des visées
du processus inconscient est d’établir par les voies les plus courtes —
ici, directement somatiques — l’identité de perception désirée.
Cette observation montre donc, comme souvent, l’addition de
facteurs immunologiques, et de facteurs de localisation.

2) Modalités d'apparition des symptômes.


Il apparaît qu’il s’agit toujours ici d’une réponse immédiate de
l’enfant aux conflits-types des allergiques essentiels :
— d’une part les séparations effectives, véritables coupures
affectives : l’eczéma de Marc apparaît dès les premiers jours de
l’admission en crèche, en l’absence du « père-mère »,
— d’autre part, la désorganisation résultant de l’incompatibilité
évidente de deux « objets » également investis. Il convient là de
préciser qu’il s’agit bien d’une image, car la notion d’objet n’étant
pas atteinte, le « traumatisme » désorganisateur résulterait en
définitive du dépassement de la connaissance affective par la
connaissance sensorio-motrice, et de la « déchirure » qui en résulte.
C’est en effet dans les phases aiguës de désaccords parentaux que se
situent les poussées importantes de l’eczéma et les crises d’asthme
de Marc.

O Sami-Ali, Etude de l'image du corps dans l'urticaire. Rev. Fr.


de Psychanalyse, Tome XXXIII, 1969, n° 2.
240 OBSERVATIONS

3) La thérapeutique.
Elle est d’ordre psychothérapique, s’exerçant sur les deux regis­
tres :
— direct : une relation nouvelle et stable devrait pouvoir favori­
ser chez l’enfant les expressions motrices, verbales, puis ultérieure­
ment certaines élucidations de ses conflits essentiels. Il s’agit en fait
d’une véritable rééducation sensorio-psychique,
— indirect : sur les parents. Ici, la mère surtout (le père
disposant, avec le Dr.B., d’une relation qu’il interrompt fréquem­
ment, mais il maintient cependant le contact « à distance »). On
peut penser que Mme J. abordant et dénouant un certain nombre de
ses conflits personnels, leurs impacts d’excitation seraient moindres
sur l’enfant — ce qui permettrait d'obtenir à la fois des résultats
immédiats sur la pathologie de Marc et des résultats à plus long
terme sur son évolution psychique et comportementale.

4) L'avenir de l'enfant.
— Il serait sans nul doute illusoire d’envisager un changement
profond de sa personnalité. Fondamentalement, « allergique essen­
tiel restera ».
— Mais une thérapeutique psychotérapique bien conduite pour­
rait au moins constituer une sorte d’apprentissage, par la connais­
sance de son organisation personnelle, de sa disponibilité relation­
nelle, des difficultés, voire des points de rupture — avec le risque
d’inscription somatique — qu’elle entraîne. Apprentissage donc, et
de lui-même en son fonctionnement, et d’une certaine « réserve »
mentale, c’est-à-dire perception, désignation « d’objets » mieux
différenciés et plus librement investis.
— Aux conflits inévitables, les réponses symptomatiques reste­
ront vraisemblablement les mêmes, mais elles ont des chances de
devenir exceptionnelles, plus labiles et de moindre intensité.
— Il est également important de prévenir, grâce à la psychothéra­
pie, l’éventualité de désorganisations plus poussées et de régressions
plus archaïques se situant, soit au niveau somatique, soit au niveau
mental (en des épisodes confusionnels, par exemple).
— Nous pouvons enfin espérer que seront ainsi épargnés à
l’enfant les inconvénients, voire les dangers, surtout à long terme,
des thérapeutiques médicamenteuses.
Comment ne pas reprendre enfin, dans sa valeur évolutive, le
déplacement symptomatique spectaculaire de l’été : la « transfor­
mation », en quelque sorte, de l’eczéma, en manifestations d’enco-
présie et d’énurésie diurnes et nocturnes. Nous avions noté, en l’une
OBSERVATIONS 241
des discussions précédentes, ce « passage » de l’enfant à un système
relationnel plus évolué, d’ordre prénévrotique, ou pré-psychotique,
mieux mentalisé en tout cas.
M™* J. avait bien indiqué « qu’elle aussi, avait eu ce problème »,
tout en ajoutant : « mais moi, ce n’est pas pareil ». Et elle avait
donné à ces symptômes de son enfance une valeur auto-érotique (la
retenue plaisante) et une valeur relationnelle (que Marc lui donne
aussi peut-être) : « je fais cela encore aujourd’hui, dit-elle, je n’ose
pas partir, même si ce n’est pas pour longtemps ». Quelle significa­
tion donne-t-elle alors (et pouvons-nous donner), les jugeant
« différentes », à l’encoprésie et à l’énurésie de son petit garçon ? Y
percevrait-elle (comme nous-mêmes) un abord traduit par un
comportement, certes, mais à signification cette fois symbolisée,
d’une expression agressive nouvelle, puisqu’elle ajoute « qu’elle
supporte mal les manifestations agressives autres que verbales, de
Marc ».
Tout ceci témoignant, nous semble-t-il, en conclusion, d’une
notable évolutivité, à la fois effective et potentielle, de l’enfant et de
sa mère.
MADAME K.

Plutôt petite de taille, frêle, sobrement vêtue, les cheveux châtain


clair ramenés en arrière, la peau transparente, diaphane, les veines
visibles, M™ K. demeure très vivante, à chaque instant intéressée
mais aussi tendue, fébrile dans ses postures. Sa mimique mobile,
souvent animée de sourires, exprime volontiers la réflexion, l’activité
fantasmatique. Sa voix relativement sourde n’est jamais monotone.

— Ah ! bah c’est pire qu’une séance de psychanalyse, alors !


• Pire?
— Bah oui (Ht), je m’attendais pas à ça (signale de la tête la
présence des assistants).
• Oui.
— J’ai déjà fait quatre ans de psychanalyse avec une psychana­
lyste parce que j’avais envie d’être analyste (*). Et j’ai arrêté. Et
puis je voyais Monsieur J. de temps en temps et quand j’ai arrêté
mon analyse — euh — (silence) je l’ai vu plus régulièrement, c’est-à-
dire une fois par semaine (2). Seulement, je sais pas trop si je dois

C) Le « c’est pire qu’une séance de psychanalyse » désigne à


l’évidence la complication de la relation du fait de la multiplicité des
interlocuteurs supposés. Joint au rire, il souligne l’ambivalence de la
patience vis-à-vis de la psychanalyse.
(2) Monsieur J. (psychologue) entre en scène rapidement. C’est lui
qui nous a adressé Madame K. en consultation, mais on voit qu’il a
également joué un rôle tout au long de l’analyse de la patiente. La
référence ouverte et presque immédiate à Monsieur J. constitue sans
doute un appel de la malade à une relation privilégiée dont la
représentation est rassérénante pour Madame K., après l’évocation de
son analyse et du début de notre investigation, « encore pire ».
OBSERVATIONS 243

vous parler de — des troubles physiques pour lesquels Monsieur J.


m’a adressée à vous ou des raisons — euh — de l’arrêt de mon
analyse, y’a un peu de tout quoi. Ça a été un arrêt volontaire, enfin
volontaire, oui de ma part. J’estimais pas du tout que mon analyse
était finie (silence) mais ça marchait plus du tout, ça n’allait plus du
tout, ça n’allait plus avec mon analyste, après une période qui avait
été vraiment formidable — sur le plan — j’avais compris des tas de
choses. J’aurais fait du prosélytisme pour la psychanalyse tellement
je trouvais que c’était formidable. Et cette période-là vraiment
idéale pour moi, parce que avec la vie que j’avais eue qu’était pas —
comparée à la vie que j’avais eue jusque-là ; j’ai 42 ans maintenant,
c’était formidable et ça se passait, euh, à peu près en décembre de
l’année dernière. J’avais repris des études, j’avais recommencé des
études de psychologie et puis en même temps j’avais compris des tas
de choses et je croyais pas que c’était possible de comprendre ça. En
même temps je suis devenue un petit peu plus — je dis un petit peu
plus parce que j’avais beaucoup de mal d’être agressive — je suis
devenue un peu plus agressive avec mon analyste et c’est à partir de
ce moment-là que ça n’a plus été.
• Qu’est-ce que ça veut dire ça, un peu plus agressive vis-à-vis de
votre analyste ?
— Bah, quand j’avais envie de lui dire quelque chose, euh, que je
pensais pouvoir être désagréable, euh, je mettais la forme, je
prenais des tas de précautions et puis je me sentais aussitôt
coupable, mais alors quand, euh, j’ai commencé à me sentir
beaucoup plus libre, j’ai eu l’impression qu’elle ne l’a pas accepté.
On a eu des discussions, après j’ai essayé de m’expliquer avec elle.
Elle m’a dit : « Non, c’est pas... >. Y’avait des mois que je
l’acceptais pas, enfin, de toute façon ça n’allait plus. J’en ai parlé
avec Monsieur J. qui m’a dit : « Il est possible que — il arrive un
moment où les incompatibilités, ça peut arriver > et j’ai donc arrêté
mon analyse — euh — interrompue, à contrecœur parce que je
sentais bien que c’était pas fini, mais euh, vers le 15 avril... (silence).
Et puis alors ce qu’il y a c’est que depuis le mois de décembre quand
ça n’allait plus avec mon analyste, au point de vue psychique, j’ai
commencé à avoir le cafard, ça n’allait plus du tout. J’ai dégringolé
peu à peu, vous voyez. J’ai arrêté mes études, euh, j’aime pas
employer le terme de dépression nerveuse parce que c’est vraiment,
ça a été trop galvaudé, mais j’étais dans un état dépressif qui n’a fait
que croître et embellir jusqu’à... (3).

(3) On se trouve en présence d'une masse d'informations dont il


convient de dégager, semble-t-il, trois perspectives principales concer­
nant :
244 OBSERVATIONS

• Alors comment c’était cet état dépressif?


Ah, bah, j’étais couchée tout le temps, je pleurais tout le
temps et euh, au mois de juillet, au mois de juillet, euh, j’en étais
même-----------
------- arrivéeààne plus m’alimenter, j’avais envie de me laisser

— l’analyse interrompue,
— l’organisation structurale de la patiente,
— la dépression.
a) L’interruption de l’analyse est le premier phénomène sur lequel
Madame K. attire l’attention, soulignant qu’après une longue période
heureuse et faste, « idéale », accompagnée d’améliorations
« incroyables »...,« ... je croyais pas que c’était possible de compren­
dre ça... », l’analyse a été interrompue lorsque la patiente est devenue
un peu plus « agressive » avec son analyste. Madame K. met
nettement l’accent sur la liaison entre la possibilité de comprendre
« des tas de choses » et celle de « devenir beaucoup plus libre », en
particulier dans le sens de l’agression. Elle met également l’accent sur
la non-acceptation de cette agression par l’analyste. Elle se réfère
enfin à Monsieur J., mais la relation avec ce dernier n’a pu éponger le
mouvement dépressif.
b) Les études de psychologie, comme l’existence d’une psychana­
lyse antérieure, n’ont aucune valeur indicative quant à la structure de
personnalité de Madame K. L’existence d’une dépression incite à
préciser rapidement cette stucture.
Nous avons déjà pu apprécier la qualité de l’organisation mentale
de la patiente dans ses possibilités de transcrire avec nuance et
facilement ses émois dans un langage imagé. Ses aptitudes à la
relation objectale comme à l’introspection sont évidentes. Elle possède
le recul nécessaire à la réflexion, ainsi que les possibilités d’analyse et
de synthèse. L’organisation de la première topique est en bon état de
marche. Malgré les difficultés qu’elle signale au début, Madame K.
s’insère rapidement dans le contexte pour préciser directement et au
plus vite sa situation. On ne note pas jusqu’ici de défenses d’ordre
mental qui évoqueraient une névrose mentale. Certains éléments
symptomatiques retiennent l’attention, tels que le rire qui traduit la
gêne. On retiendra également l’orientation vers les études de psycholo­
gie pendant l’analyse, ainsi que la relation persistante avec Mon­
sieur J. dans ce même temps, laquelle pose d’emblée la question de
savoir s’il s’est agi là d’un transfert latéral (on doit alors penser que ce
transfert a été analysé sans effet) ou de la nécessité d’une présence
objectale directe supplémentaire (compensatrice d’une absence de
l’analyste, vécue par la patiente dans l’ordre sensorio-moteur surtout).
Dans la même perspective, on peut mettre en doute le rapport exclusif
OBSERVATIONS 245

crever quoi. En même temps j’avais très peur de mourir (ni) c est
pas incompatible, (silence) Donc j’ai revu, j’ai vu Monsieur J., il est
parti au mois de juillet et c’est peut-être son départ qui a aggravé les
choses, j’en sais rien. Maintenant, je ne suis plus dans un état
vraiment dépressif mais c’est, je ne crois plus à grand-chose.

entre l’interruption de l’analyse et l’impossibilité pour l’analyste de


supporter l’agression de la malade. Bien qu’échafaudée sur l’argu­
mentation et « prise volontairement », la décision de se séparer de son
analyste n’a pas été suivie chez Madame K. d’une réorganisation
quelconque (d’ordre sado-masochique ou revendicatif par exemple)
mais au contraire d’une désorganisation progressive (^ ... j’ai dégrin­
golé peu à peu »). Les capacités d’auto-analyse de la malade sont
certaines (^ ... j’ai interrompu à contrecœur parce que je sentais bien
que c’était pas fini »), mais celle-ci a des difficultés, semble-t-il, à
trouver des positions régressives stables. On peut penser à ce moment
de l’investigation qu’on est en présence d’une névrose de caractère
éventuellement pourvue d’un bon fonctionnement mental sans orienta­
tion pathologique marquée (la rupture avec l’analyste est davantage
présentée comme une décision raisonnable que comme un acte
phobique) et sans grand recours défensif dans des investissements
latéraux solides ni dans des contre-investissements.
Nous ne connaissons rien pour le moment de l’organisation de la
deuxième topique de Madame K., ni de sa systématique œdipienne (le
recours éventuel à Monsieur J. par opposition ou par complémentarité
avec l’analyste-femme est à retenir). On ne peut encore préciser la
valeur de l’idéal analytique mis en avant.
On doit remarquer, par ailleurs, l’utilisation du style direct pour
rapporter quelques épisodes de relations avec l’analyste ainsi qu’avec
Monsieur J. Il convient d’être attentif à l’emploi de ce style direct dont
l’abus peut être significatif d’une absence d’élaboration mentale à
partir des affects.
c) Le « ... quand ça n’allait plus avec mon analyste, j’ai com­
mencé à avoir le cafard, ça n 'allait plus du tout. J’ai dégringolé peu à
peu, vous voyez. J’ai arrêté mes études, euh... j’aime pas employer le
terme de dépression nerveuse, parce que c’est vraiment... ça a été trop
galvaudé, mais j’étais dans un état dépressif qui n’a fait que croître et
embellir jusqu’à... », constitue la phrase-clé qui va provoquer l’inter­
vention et la demande de précision. Cette intervention est sans doute
maladroite, parce qu’elle interrompt le récit de la patiente. Elle est
dictée à la fois par une hâte de l’investigateur (lequel sent que la
relation de la malade avec lui est facile et croit pouvoir alors se
permettre d’intervenir) et par la présence d’assistants et d’élèves.
246 OBSERVATIONS

• Racontez!
— Oui mais (silence)...
• Vous dites ce que vous pensez, n’est-ce pas !
— Oui (rit) j’avoue que c’est surprenant parce que je trouve que
c’est pas — mon lit est toujours un refuge de toute façon, ça je sais
très bien pourquoi, là je suis vraiment à l’abri, euh, mais enfin je ne
suis plus dans l’état, euh, aigu où j’étais au mois de juillet. C’était
vraiment là, à ce moment-là, c’était le désespoir, euh, je voulais en
finir. Maintenant, comme j’ai dit à Monsieur J., je suis désabusée de
tout, je crois plus au père Noël, y’a rien, ni à la psychanalyse, ni à la
psychothérapie, à rien. J’ai l’impression d’être — que ma vie, bah,
elle se terminera comme ça. L’année dernière, j’avais l’impression
d’avoir 18 ans, me rajeunir un peu, mais 18 ans dans ma tête, dans
mon cœur et maintenant j’ai l’impression d’être beaucoup plus
vieille que je le suis. J’ai 42 ans mais j’ai l’impression d’être plus
vieille, et que ma vie finira comme ça, euh, y’aura pas de
changement. Et puis alors y’a des choses qui — qui aggravent peut-
être la situation, et ces raisons c’était peut-être pour ça, c’était
beaucoup pour ça que Mr J. m’avait conseillé de vous voir. C’est
qu’il avait peut-être des idées derrière la tête aussi (rit) (4).

«... j’ai dégringolé peu à peu » et « ... j’étais dans un état dépressif
qui n’a fait que croître et embellir » donne en effet le sentiment qu’il
s’agit peut-être d’une dépression essentielle survenant au cours d’une
désorganisation progressive. L’intervention essaie de faire préciser
d’emblée par la malade, les signes cliniques de la dépression.
(4) Il convient donc d’apprécier les signes cliniques de cette
dépression qui comprend certains éléments positifs de « coloration »
ou de « rattrapages » régressifs, témoins de tentatives d’organisation,
certains autres éléments négatifs, témoins de la poursuite de la
désorganisation ou de l’installation d’un système de type opératoire.
On peut compter parmi les signes positifs régressifs les : « ... j’étais
couchée tout le temps... je pleurais tout le temps », le « ... ne plus
m’alimenter, j’avais envie de me laisser crever, quoi », le « ... j’avais
très peur de mourir », le « ... c’est peut-être son départ qui a aggravé
les choses », et plus tard : « ... mon lit est toujours un refuge de toute
façon..., là je suis vraiment à l’abri ».
On peut compter parmi les signes négatifs (de désorganisation) les
«... maintenant, je ne suis plus dans un état vraiment dépressif, mais
c’est, je ne crois plus à grand-chose », le « ... je ne suis plus dans
l’état, euh, aigu, où j’étais au mois de juillet », le « ... je suis
désabusée de tout, je ne crois plus au Père Noël, y’a rien,... ma vie...
se terminera comme ça ».
OBSERVATIONS 1A1
• Oui, qu’est-ce que ça peut être des idées derrière la tête?
— Bah, je sais pas, il sent très bien que — enfin que les entretiens
que j’ai avec lui sont des entretiens, c’est plus que de la psychothéra­
pie parce que j’ai quand même — je suis forcée de reconnaître
malgré ma mauvaise foi que 4 ans 1/2 de psychanalyse, ça change
quand même l’esprit, c’est — il sait que je ne crois plus à la
psychanalyse ni dans tout ce qui s’y rattache, alors peut-être qu’il
veut essayer de me redonner un peu de foi dans — de confiance —
c’est possible. Je ne demanderais pas mieux, je ne demande pas
mieux que de croire dans quelque chose, mais pour le moment je ne
crois plus en rien. Mais alors y’a des questions de santé aussi, euh,
qui ça j’en suis certaine, euh, sont d’ordre — enfin y’a peut-être une
base mais, euh, je m’en suis souvent servi comme — euh — comme
pré — comme prétexte, inconsciemment. Mais enfin, euh, y’a
quand même des choses — euh — on m’a fait des examens (rit) des
analyses (mais pas le même genre d’analyse) j’ai eu y’a, y’a 5 ans
une hépatite, euh, et j’ai fait continuellement — une hépatite qui
s’est révélée virale — je peux même vous dire que c’est le virus
australien et j’ai fait des rechutes à peu près tous les ans (s).
• Etant en analyse ?
— Euh, oui, oui, oui. Oui puisque elle a commencé, euh, cette
hépatite a commencé avant que je commence mon analyse. Elle a
commencé, euh, est-ce que les dates vous intéressent? Oui, je vais
peut-être pas le savoir.
• J’aimerais, mieux que des dates, les rapports avec les événe­
ments (6).

L’évolution de la dépression avec mécanismes de défense vers la


dépression essentielle, en quelques mois, est particulièrement notable.
Il y a eu lâchage : de systèmes régressifs dits de défense du Moi, de
réorganisation dans la passivité infantile, de systèmes narcissiques,
d’envie et de crainte de la mort (la patiente fait justement observer qu’il
n’y a pas d’incompatibilités), de la représentation fantasmatique d’un
objet privilégié.
(3) Etant donné la désorganisation que vient de nous signaler en
peu de temps la patiente, l’arrivée en scène d’une affection somatique
sévère ne nous surprend pas. A priori, l’existence de rechutes de cette
maladie induit à penser que la désorganisation qui vient de nous être
racontée n’est pas la seule sans doute qui ait existé, et implique
l’hypothèse d’une fragilité dans l’organisation de la névrose de
caractère de notre malade.
(6) Les rapports entre les événements traumatisants et l’apparition
des affections somatiques sont en effet intéressants sous plusieurs
angles.
248 OBSERVATIONS

— Ah, oui ! Je vous dis quand même que, elle a commencé en


juillet 70. J’ai commencé mon — enfin mon analyse, c’est-à-dire,
j’ai eu des entretiens préparatoires avec mon analyste en novem­
bre 70 et j’ai commencé réellement mon analyse en janvier 71. Mais
alors là, je vais plus me souvenir des dates...
• Y a-t-il eu un rapport entre votre maladie et le début de
l’analyse ? La sollicitation pour vous d’une analyse (7) ?
— Euh, non, c’est-à-dire que j’ai pensé à la psychanalyse, c’est
moi qui ai voulu, j’ai pensé à la psychanalyse parce que j’ai un — j’ai
deux enfants, et j’ai un fils qui a été soigné par — qui a fait — une
psychothérapie pour des petits troubles la nuit, euh, enfin des
troubles assez spectaculaires.
• De quel ordre ?
— Ah, bah, y’avait un médecin très intelligent qui nous avait dit
que ni plus ni moins il faisait des crises d’épilepsie.
• Oui.
— C’était très rassurant et je l’avais emmené chez un ami,
analyste, qui l’a fait examiner de fond en comble à l’hôpital où il
travaillait et qui nous a dit : « Non, il n’a absolument rien, il faut —

La nature elle-même des événements désorganisants, souvent


différents entre eux, est susceptible, par l'analyse immédiate qu'en fait
l'investigateur, d'apporter à ce dernier divers ordres de renseigne­
ments.
Ces renseignements concernent en effet à la fois la structure même
du patient et, selon cette structure, les systèmes fonctionnels intérieurs
mis en jeu (Surmoi, Idéal du Moi, Moi-Idéal par exemple), ou les
objets extérieurs avec lesquels la relation a été rompue.
Le temps passé entre les événements traumatisants et l'apparition
d'une pathologie somatique est également susceptible d'éclairer les
dynamismes structuraux du patient. Il peut s'agir de mouvements
somatiques rapides à type de décharges ou d'expressions pulsionnelles,
voire de conversions. On recherchera dans ce cas l'existence éventuelle
de représentations préconscientes. Il peut s'agir de désorganisations
plus ou moins lentes. On essaiera alors de mettre en évidence la
succession des systèmes fonctionnels intermédiaires désorganisés (et.
observ. Madame I, note 2 au bas de la page 163).
(7) On cherche à faire préciser les événements qui ont immédiate­
ment précédé la modification économique initiale, désorganisante,
laquelle a débouché sur la première atteinte d'hépatite virale. Ces
événements pourraient aussi bien concerner les motifs d'envisagement
d'une analyse que la décision d'entreprendre cette analyse, ou que
l'engagement même de cette analyse..
OBSERVATIONS 249

ce sont des troubles psychiques — faut qu’il fasse de la psychothéra­


pie. Alors moi, la psychothérapie, la psychanalyse, à ce moment-là
j’étais à cent lieues de savoir ce que — je savais pas ce que c’était.
Jamais un médecin, quand je me plaignais des troubles — parce que
des états dépressifs j’en ai eu pas mal — jamais un médecin ne m’a
parlé de psychanalyse.
• Bon, quand vous évoquez vos états dépressifs, vous avez un
tremblement des lèvres, vous le savez (8) ?
— Non.
• Ça s’est produit à plusieurs reprises depuis que vous êtes là.
— Notez que c’est peut-être aussi le fait que c’est quand même un
peu intimidant de se retrouver avec 4 personnes.
• Oui, mais n’empêche que, même si c’est intimidant le fait de se
retrouver avec 4 personnes, ça survient quand vous parlez de vos
états dépressifs et pas quand vous n’en parlez pas. Autrement dit,
derrière vos états dépressifs, il y a vraisemblablement, pour vous qui
connaissez déjà beaucoup de choses de vous, un certain affect
important dans cette expression.
— C’est-à-dire que j’aime pas tellement en parler, et j’aime pas
tellement m’en souvenir.
• Oui, pourquoi ?
— Parce que ce sont des — c’est pas drôle à vivre.
• Oui.
— Et je peux dire que vraiment, oui je vous disais que c’est
quand même un peu difficile de parler devant 4 personnes, parce
que, bon l’analyse — on a l’analyste derrière soi — quand je vois
Mr J. il est en face de moi un peu comme vous, mais, je ne m’y
attendais pas (rie). Euh, qu’est-ce que je peux — ah oui, je vous
parlais de mon fils — et alors quand — euh — quand mon ami me
parlait de — de psychothérapie, je savais quand même un peu
vaguement ce que c’était mais, pas trop, instantanément on s’est
sentis mon mari et moi, coupables de quelque chose. On a poussé

(®) Le tremblement des lèvres, survenant répétitivement lors de


révocation par la malade de ses épisodes dépressifs, intéresse l’investi­
gateur, non seulement en raison du débordement des affects sur le
système musculaire (touchant ici à une zone érogène classique et
touchant aussi aux mécanismes de la parole) mais également en
raison de ce débordement à propos de la seule évocation de ces affects.
La question vise à faire associer la malade sur le phénomène ou sur
d’autres phénomènes du même ordre. Dans la phrase ultérieure de
Madame K., « ... notez que c’est peut-être aussi le fait... >, le aussi
indique le poids de l’inconscient.
250 OBSERVATIONS

les hauts cris car mon ami m’a dit : « Bah, bon, écoute quand,
quand vous serez décidés, à ce moment-là vous reviendrez me voir
avec votre fils ». Et puis ses troubles ont continué, alors là, euh, on
s’est dit : bon, bah, on n’y croit pas, mais ça fait rien, il faut faire
quelque chose, et on l’a ramené chez mon ami qui l’a adressé à une
psychothérapeute. Et ça, ça s’est très bien arrangé, si bien que mon
fils a instantanément arrêté d’avoir ses troubles physiques, et au
point de vue psychique il a beaucoup changé. Maintenant il a 17 ans
et y’a eu une évolution, euh (silence). Et puis, ça m’a fait le — la
psychothérapie de mon fils m’a fait penser à moi, je me suis dit :
mon fils avait aussi des crises de cafard, il pleurait, il n’y avait pas
que les troubles physiques, euh, qu’il avait la nuit. Et comme moi
j’ai commencé à avoir des — (silence) je parlerais bien — j’ai dit à
Mr J., quand j’ai commencé à déconner, c’est-à-dire quand j’ai
commencé à avoir le — à déconner. J’avoue que je ne parle pas
toujours très bien, mais enfin...
• Vous pouvez y aller, ça ne nous dérange pas du tout.
— Bon, alors c’est très bien (rit). A 12 ans j’ai commencé à avoir
— à peu près à l’âge de la puberté, à avoir des crises de cafard, des
manies, des — je pleurais très souvent, je m’isolais de ma famille, je
m’imaginais que j’étais folle. C’était pas drôle quoi O.
• Oui.
— Si je commence à cet âge-là, vous n’avez pas fini !
• Prenez les relais importants !
— Oui. Je me suis mariée, ça ne s’est pas arrangé, parce que
(silence), oui, parce que sur le plan physique avec mon mari, euh,
j’ai toujours été bloquée. Euh, les principales — les plus grosses
dépressions que j’ai eues, ça a été aux naissances de mes enfants.
Heureusement que j’en ai eu que deux parce que sans ça. On
m’avait conseillé de pas en avoir plus que deux.

(*) La patiente confirme qu'elle revit effectivement ses affects :


« ... c'est pas drôle à vivre ». H s'ensuit un certain désarroi et c’est
encore la représentation fantasmatique de Monsieur J. qui semble
servir de base à la réorganisation mentale, comme au début de
l'investigation. A partir de ce moment, Madame K. reprend en
considération les événements majeurs de sa vie antérieure même à la
psychanalyse de son fils, dont l'évocation a servi de relais.
On retiendra la notion de culpabilité dont on ne connaît pas la
valeur référentielle et qui demeure faussée par la mise en avant du
couple : « ... on s'est senti, mon mari et moi, coupables de quelque
chose... »
On notera également que divers troubles, dont les dépressions, ont
commencé au moment de la puberté.
OBSERVATIONS 251
• Après la naissance ?
— Après la naissance, oui.
• Longtemps après ?
— Pour l’aînée, ça a été à la Maternité.
• Les jours qui ont suivi ?
— Ah oui, je pleurais tout le temps, j’avais l’impression que je
pourrais jamais toucher à ma fille, c’était épouvantable et puis,
euh...
• Qu’est-ce que ça veut dire : < j’avais l’impression que je
pourrais jamais toucher à ma fille > ?
— J’avais peur de pas savoir, euh, de pas savoir m’en occuper.
• Oui.
— Je me disais, je suis bonne à rien, je pourrai pas — j’avais
l’impression d’être dépassée par quelque chose qui était trop
difficile pour moi, que j’en étais pas capable (10).
• Oui.
— Alors, là, bon, bah, quand je suis rentrée à la maison, euh, je
suis restée couchée tout le temps, je pleurais tout le temps, j’avais
peur de tout et puis c’était au moment de la guerre, l’histoire de —
du Canal... là, je voyais la guerre arriver avec l’Egypte. Je sais pas
pourquoi je me souviens pas du nom mais enfin. Euh, les médecins
que j’ai vus m’ont bourrée de tranquillisants, euh, ils ont dit, ah !
parler — alors là combien de fois j’ai pu entendre parler de
dépressions du post-partum, je les ai pas comptées, hein. Et puis je
me suis retrouvée, euh, ça s’est un peu tassé, tant bien que mal, je
me suis remise à peu près sur pied.
• Vous pouviez toucher à votre fils (u) ?
— Non, c’était ma fille.
• L’aînée, c’est une fille ?

(10) A première vue, le sentiment d’incapacité de s’occuper de ses


enfants nouveau-nés, pourrait apparaître comme relevant d’une
interdiction liée à une culpabilité de nature œdipienne. Ceci aurait
tendance à induire l’existence d’une pathologie mentale névrotique
organisée. Il pourrait également apparaître comme une rationalisation
de l’angoisse. La notion de dépression post-puerpérale vient évidem­
ment à l’esprit.
(n) L’investigateur cherche à savoir si l’inhibition à toucher
l’enfant s’est à ce moment levée. Son erreur (il dit « fils > — et
poursuit sans doute alors son propre fantasme œdipien — alors qu ’il
s’agissait d’une fille) fait passer au premier plan, au moins le
problème de la différence des sexes. Ce problème ne retiendra pas la
patiente pour l’instant.
252 OBSERVATIONS

— L’aînée, c’est ma fille.


• Alors vous pouviez toucher à votre fille ?
— Oui, je m’en occupais, mais j’avais toujours peur de ne pas
savoir. Tout me semblait une montagne.
• Et ça venait d’où, ça?
— J’ai toujours eu peur de ne pas faire les choses comme il fallait,
de pas faire bien les choses. Moins maintenant, mais quand même
encore, ça je m’en suis rendu compte au cours de mon analyse,
comme si j’étais toujours un petit peu coupable de quelque chose, et
ça, ma fille je l’ai voulue, je l’ai désirée. Donc, ça peut pas être en
rapport avec une idée d’un enfant qu’on ne veut pas.
• Et « coupable de quelque chose », dans le temps d’analyse que
vous avez fait, vous avez pu ramener cette culpabilité à des
événements (12) ?

(12) L’intérêt majeur de l’investigateur est encore à ce moment


d’apprécier la valeur de l’organisation mentale de la patiente. Il
cherche en particulier à savoir si la culpabilité en cause se réfère
surtout au Surmoi, ce qui paraît a priori le plus vraisemblable, ou à
une forme quelconque de l’idéal du Moi. Le mot « culpabilité », qui
peut encore désigner autre chose, est souvent en effet employé en des
sens qu’il convient de différencier. De plus, il y a lieu de s’étonner
qu’un sentiment de culpabilité lié au Surmoi ne soit pas automatique­
ment et au moins partiellement évoqué comme tel, sinon interprété par
la malade elle-même après ses quatre années d’analyse.
Précédemment à la question qui vient d’être posée, on aura noté que
la culpabilité en cause témoigne d’un conflit concernant une «... peur
de ne pas faire les choses comme il fallait, de ne pas faire bien les
choses ». Le problème serait précisé dans la mesure où l’on connaîtrait
la valeur du « il fallait » et du « faire bien », qui peuvent se référer à
l’évocation d’un personnage parental, mais qui peuvent se référer
également à un désir de toute-puissance dans la perfection, en relation
avec un Moi-Idéal. La culpabilité permanente révélée par* ... comme
si j’étais toujours un petit peu coupable de quelque chose » tendrait à
indiquer une culpabilité « un petit peu » foncière, de nature œdi­
! pienne. La phrase suivante : « Ma fille, je l’ai voulue, je l’ai désirée.
Donc, ça peut pas être en rapport avec une idée d ’un enfant qu ’on ne
veut pas... », outre qu’elle ne signale rien du désir d’avoir un fils, met
en avant l’échec effectif de la réalisation du désir. On doit donc retenir
ici l’éventualité d’une désorganisation mentale, naturellement accom­
pagnée d’une dépression liée à la réalisation du désir. On peut
également penser à un phénomène dépressif d’ordre névrotique (des
phobies de contact ou une inhibition du plaisir actif — du même ordre
OBSERVATIONS 253

— A quelque chose, oui.


• Quels événements ?
— Ah, moi qui étais venue pour parler de mon diabète et de mon
hépatite (rit).
• On va en parler, ça fait partie de l’examen, ne vous inquiétez
pas («).
— Euh, c’est-à-dire que, pendant mon analyse, j’ai compris
beaucoup plus les rapports qu’il y avait avec un événement
finalement très mineur dont j’avais — qui m’était arrivé dans mon
enfance — dont j’avais parlé aux multiples médecins que j’avais pu
voir, chaque fois que j’avais un état dépressif. Mais sans faire le
rapport avec ce que ça avait pu provoquer en moi. Déjà quand
j’étais, quand j’étais petite, mais enfin cet événement-là finalement
est quand même moins important, quand j’avais je crois à peu près
6 ans pendant la guerre, enfin après la débâcle, je me suis trouvée
dans une famille avec ma mère et je sais pas si y’avait mes deux

éventuel que la frigidité — pourraient être interprétées dans ce sens) en


liaison avec le conflit œdipien ranimé par la naissance de l’enfant. On
devra encore penser à la possibilité d'un autre type de situation
finalement œdipienne, si l’on retrouve par la suite chez Madame K. le
sentiment qu’elle n’était ni désirée ni touchée par sa mère.
On remarquera en tout cas que pour la patiente, le fantasme de désir
ne semble pas pouvoir être conçu comme un objet en lui-même et
demeure étroitement lié à sa réalisation : « ...ça peut pas être en rapport
avec une idée d’un enfant qu’on ne veut pas », comme on remarquera
le retournement, au moins stylistique, qui représente en fait un double
retournement, selon lequel on pourrait être coupable de désirer un
enfant (phénomène de type névrotique classique), comme on remar­
quera encore la généralisation ou l’incertitude du sentiment personnel
dans le « on » (qui rejoint le « il fallait » et le « faire bien », tout
aussi impersonnels).
(Les « contenus » rapportés par la patiente ont toute chance d’être
des reconstructions secondaires des faits initiaux. Aussi nous intéres­
sons-nous davantage au langage de la malade rapportant ces faits
qu’aux contenus en cause.)
(13) La patiente vient de mettre en rapport de façon négative son
hépatite virale comme son diabète (nouveau symptôme qu’elle
annonce) avec ses problèmes d’ordre affectif. Son rire témoigne sans
doute d’une ambivalence à l’égard de cette mise en rapport. D’où le
« ne vous inquiétez pas » de l’investigateur qui, sans apporter de
précisions d’ordre économique, signale qu’il tiendra compte de tous
les problèmes.
254 OBSERVATIONS

frères ou si y’en avait qu’un à cette époque-là ou le deuxième devait


être — j’ai deux frères, je suis l’aînée, ce qui est très mauvais.
• Et ils ont combien de moins ?
— On a à peu près 3 ans 1/2 d’intervalle. Moi j’ai 42 ans, alors, je
ne sais plus trop (rit) (14).
• Alors : « ce qui est très mauvais » voulant dire ?
— D’être l’aînée pour une fille.
• Pourquoi?
— Bah, parce qu’on prend tout sur le dos. Euh, enfin du moins
dans ma famille, ça c’est passé comme ça. Je crois que chez moi,
chez moi c’est-à-dire dans ma famille, mon ménage, j’ai aussi une
fille qu’est l’aînée mais (hésite) je ne lui mets pas toutes les
responsabilités sur le dos, comme ça a pu se passer chez mes
parents (15). Donc, quand j’avais 6 ans, nous étions en quelque sorte
réfugiés, dans une famille à Paris, mon père était je sais pas où, je
savais pas où il était, et je me suis trouvée un jour avec un garçon
qui faisait de l’exhibitionnisme, un petit peu plus que de l’exhibi­
tionnisme avec moi. J’ai beaucoup de mal à parler de toutes ces
choses-là, même après 4 ans 1/2 de psychanalyse. J’ai eu très peur,
mon analyste a prétendu que cette peur cachait autre chose ; moi je
me suis débattue comme un beau diable et puis après je me suis dit
bon bah c’est possible, c’est ce que je lui répondais. Je lui répondais
souvent, bon, moi j’en ai pas l’impression, je ne garde que le
souvenir d’une peur terrible et il faut qu’il y ait autre chose mais
enfin je m’en souviens plus. Et, ce qui a peut-être été le plus gênant
c’est que je n’ai pas parlé de cet événement à ma mère, parce que
peut-être je me sentais coupable aussi ou ma mère — c’était très
difficile de lui parler de tous les problèmes de la sexualité, enfin à 6

(14) Le rire témoigne encore d’un certain état de confusion affective,


que souligne en même temps la difficulté à effectuer un calcul simple
et qu’a montré l’embarras du discours dans le paragraphe précédent.
Ayant l’assurance qu’au moins un des événements signalés va être
évoqué, l’investigateur va essayer de provoquer d’emblée des associa­
tions.
(15) On remarquera la différence entre sa position de petite fille :
« on prend tout sur le dos », où le rôle des parents n’est pas notifié et
où le style demeure impersonnel, et sa position maternelle précise :
« je ne lui mets pas tout sur le dos ». Il s’agit là, au moins,
d’escamoter des problèmes agressifs dans la relation de la patiente
avec sa mère.
H semble par ailleurs qu’existe une collision conflictuelle entre la
masculinité et l’aînesse.
OBSERVATIONS 255
ans on emploie pas le terme de sexualité mais, je me suis sûrement
sentie coupable pour ne pas pouvoir lui en parler, et j’ai repensé,
c’était presque quelqu’un de la famille ce garçon. Quand j’entendais
son nom je repensais à cet événement. Mais je repensais pas
tellement à cet événement là mais à un autre qui se passait quand
j’avais peut-être 9 ans ou 10 ans où je reproduis le même événement
avec mon frère. C’est moi qui ai pris la place du garçon, qui ai pris
l’initiative, mon frère était plus jeune — et comme l’avait dit mon
analyste, c’était pas grand-chose, c’était — quoi dire — pour se
renseigner un peu, pour savoir comment on était fait mais j’avais pas
fermé la porte et mes parents sont arrivés. Alors là c’était la
catastrophe, parce que je me suis fait traiter de petite misérable, on
a raconté ça à la famille, y’ avait une de mes grand-mères qui était
là, une tante. Et ça, cet événement-là, c’est surtout celui-là qui m’a,
qui m’a marquée beaucoup plus que celui quand j’avais 6 ans, j’étais
quand même petite. Et puis alors j’ai reçu une correction magis­
trale. Moi je me suis souvenue que de la correction que j’ai reçue,
ma mère à qui j’ai parlé de cet événement en lui disant que ça avait
eu une importance très grande dans ma vie, m’a toujours ri au nez,
et m’a dit que mon frère aussi avait reçu une fessée. Moi je veux
bien, pour moi il n’y a que moi qui aie été humiliée, parce que je me
souviens très bien, euh, de mes parents m’emmenant, peut-être qu’il
y avait mon frère aussi qu’on emmenait, mais je ne me souviens que
de moi dans le salon où y’ avait ma grand-mère et une tante. Je me
souviens de la phrase de mon père ou de ma mère, j’ai l’impression
que c’est de ma mère parce que je lui mets toujours tout sur le dos,
euh, « et vous ne savez pas comment on les a trouvés ». Ils avaient
pas besoin de le raconter. Et à partir de ce moment-là, et bah, ça n’a
plus été du tout (16).

(16) Dans la première partie de ce long monologue la patiente met


en avant la valeur traumatique de l'exhibition du garçon. L’événe­
ment s’est inscrit, semble-t-il, dans une ligne déjà élaborée de
culpabilité œdipienne. Le fonctionnement mental de W* K. est ici
excellent, qui utilise un système de défense masochique escamotant la
transgression derrière l’agression subie. On notera que la patiente ne
voulait pas reconnaître avec son analyste autre chose que la peur de
l'événement, reproduisant en cela son attitude vis-à-vis de sa mère.
Dans la deuxième partie, l’évocation de la seconde scène des
rapports sexuels de l'enfance montre apparemment un retournement de
la situation (on peut penser à la double identification rattachée à la
scène primitive comme on peut penser à l'identification à l'agresseur).
Notre patiente a pris un rôle masculin et il n'était pas à ce moment
256 OBSERVATIONS

* A partir de l’âge de 9 ans ?


— Bah, j’ai demandé à ma mère à quel âge ça avait — non — ah,
elle m’a dit euh 9-10 ans. Moi j’ai pas marqué les dates. A partir,
non, à partir de ce moment-là, je n’ai plus rien dit à mes parents,
plus rien, plus rien, (silence) Mon père, le soir de cet événement, de
cette correction, est venu dans ma chambre, pas ma mère. Mon père
est venu, j’ai pleuré comme une madeleine. Je me souviens très
bien, il m’a prise sur ses genoux et il m’a demandé pourquoi j’avais
fait ça et je lui ai raconté l’événement de mes 6 ans. Et il m’a j
consolée. Si bien que finalement, c’est plus à ma mère que j’en >
veux, même si c’est mon père qui m’a corrigée, parce que c’est lui !
qui est venu me consoler. Et ma mère ne m’en a plus jamais parlé,
plus jamais, jamais, jamais parlé. Mon père non plus. Ils ont cru que
c’était enterré. Alors je n’ai plus rien dit à mes parents mais, euh, >
justement à partir de 11 — 12 ans, j’ai commencé à avoir des crises
de cafard, à me sentir toujours coupable de quelque chose, de mal
faire les choses, euh, je recommençais — euh, je suis catholique,
maintenant je pratique plus mais à l’époque, j’étais dans une
Institution religieuse, j’avais toujours l’impression que je faisais mal
ma prière, je la recommençais 36 fois et je me disais : si je ne fais pas
ma prière correctement il va arriver une catastrophe. Toujours
coupable de quelque chose, les choses n’étaient jamais bien faites,
alors c’était pas marrant. Surtout que je n’en parlais pas à mes
parents (silence). Mes parents avaient vu un médecin, parce qu’ils
s’étaient quand même aperçus que, que je pleurais. Le médecin,
c’était une vieille doctoresse, a dit à mes parents : « la prochaine

question d’inhibition du plaisir actif. Aucune culpabilité en fonction


de la mère n’est signalée, mais seulement un sentiment d’humiliation
(de blessure narcissique). On comprend alors l’installation de la
chronicité dépressive ; « ...à partir de ce moment-là ça n’a plus été du
tout » qui contraste cependant avec les dramatisations de relais se
référant à des scènes classiques de la construction mentale (complexe
de castration). Remarquons néanmoins qu’aujourd’hui, le : « ... je
lui mets toujours tout sur le dos » vient rétablir la tenue agressive à
l’égard de lu mère, rappelant à la fois le : « quand on est petite fille,
on prend tout sur le dos » et son négatif : « je ne lui mets pas — à ma
fille — tout sur le dos ».
On ne peut manquer de penser, à ce moment de l’investigation, que
la naissance de ses propres enfants a réveillé, chez la patiente, des
affects liés à la naissance de ses frères (impliquant donc de nouveaux
systèmes de relations avec sa mère) et que les séductions et exhibitions
de l’enfance ont constitué des relais ultérieurs de ces affects.
OBSERVATIONS 251

fois qu’elle pleure vous n’avez qu’à lui flanquer une correction ».
Bon, la première fois que j’ai commencé à avoir le cafard après la
consultation, mon père m’a dit : « Si tu ne t’arrêtes pas de pleurer tu
auras une fessée ». Bon, bah, je n’ai plus pleuré ou j’ai pleuré sans
le dire et sans qu’on le voie. Et la première personne à qui j’ai parlé
de tous ces troubles qui n’ont fait que croître et embellir, c’est mon
mari quand je l’ai rencontré à l’âge de 18 ans. Pourquoi ? parce que
j’ai eu confiance en lui. Alors là je crois que je peux revenir à la
naissance de ma fille (17).
• Mais est-ce qu’avant la naissance de votre fille, il y avait eu des
crises de dépression comme ça ?
— Oui, dès que j’ai été mariée.
• Dès que vous avez été mariée ?
— Oui mais pas fort, c’est-à-dire que euh, j’ai recommencé à
pleurer, euh, j’étais déçue par, euh, le ratage sur le plan physique.
• Oui, c’était un ratage en quoi?
— Oh, bah, j’étais totalement indifférente, mais j’étais — alors

(17) Le début de la dépression à 9-10 ans est mis en rapport avec la


rupture des contacts tout au moins verbaux avec les parents.
La relation positive d'un moment avec le père est mise sur le compte
de la consolation, avec la fessée. On trouve une nouvelle fois la
défense par la mise en avant de l'agression (il s'agit bien ici de
l'agression du père).
On note deux tentatives de raccrochage anti-dépressif :
— l’un, qui paraît à première vue de type obsessionnel (on ne d<
cependant pas accorder régulièrement aux « crises » obsessionnel
pré-pubertaires, pubertaires et de l'adolescence, une valeur qui téni
gnerait d'un engagement dans une structure obsessionnelle),
— l'autre dans l'expression par les pleurs.
On est étonné que l'enfant n'ait pas profité de la recommandation
de la vieille doctoresse pour réengager des relations sado-masochiques
avec son père. Plus qu 'un frein, un arrêt semble avoir été mis à cette
tendance sado-masochique, par l'observance d’un Idéal dont on ne
connaît pas la nature. Il est en effet difficile, sans témoignage d'une
activité mentale au cours de la dépression, de rattacher ce frein à une
manifestation du Surmoi.
Le mari apparaît nettement comme substitut paternel dans le fait
« qu'elle a pu lui parler ».
Il faut noter enfin le débouché du monologue sur la naissance de la
fille qui d'une part prolonge l'évocation du mari substitut paternel et
d'autre part souligne le très bon fonctionnement mental de la patiente
pendant l'investigation dont elle n'a pas perdu le fil.
258 OBSERVATIONS

que quand j’ai rencontré mon mari je l’ai aimé sur tous les plans, il
m’attirait, il m’attirait pour des tas de raisons, j’avais l’impression
qu’on se comprenait, que c’était formidable, mais, j’éprouvais une
attirance physique pour lui ; mais tant que les choses restaient dans
le vague, c’était très bien ; mais dès que je me trouvais devant la
réalité, et ben, devant le — oui, devant le fait réel, eh ben, à ce
moment-là je changeais totalement. Et je m’en étais rendue compte
d’ailleurs avant mon mariage, aussi, parce que enfin on avait par —
on avait eu quelques petites expériences sans avoir vraiment
d’expérience totale sur le plan sexuel, ne serait-ce que la première
fois où mon mari m’a embrassée, ça, ça a suffi pour me couper les
bras et les jambes, alors que j’en rêvais (18).
* Vous venez d’avoir la trémulation des lèvres à cette évocation.
Vous en rendez-vous compte (19) ?
— Euh, je m’en rends compte de temps en temps, je m’en rends
compte de temps en temps, c’est-à-dire que c’est sans doute des
choses qui m’ont vraiment beaucoup frappée.
• Oui, alors le fait de l’embrasser, vous en attendiez énormément
et vous avez eu les bras et les jambes coupés ?
— Euh, oui.

(18) La désorganisation (bras et jambes coupés) dans la réalisation i


I
du désir, apparaît ici clairement. L'image évoque celle d'une castra­
tion mais il s'agit d'une amputation du rêve (* alors que j'en
rêvais »), qui coupe toute possibilité d'une élaboration mentale qu'on
serait en droit d'attendre après l'évocation d'une castration.
ï Nous avons antérieurement noté :
— au début de l'observation, à propos de l'évolution de la malade
vers la dépression essentielle, le lâchage, entre autres éléments, de la
représentation fantasmatique de l'objet privilégié,
— à propos de la première atteinte d'hépatite virale, la relation
entre l'événement pathologique et la proximité de l'engagement de la
malade dans la psychanalyse désirée,
— l'échec affectif de la réalisation du désir concomitant de la
naissance de la fille.
On trouve au cours de ce paragraphe la démonstration, dans une
schématisation abrupte, de ce que l'on pressentait. Sans penser pour
autant que les désorganisations de Madame K. proviennent régulière­
ment d'une réalisation du désir, on est maintenant sûr qu'existe là un
phénomène spécifique.
(19) L'examinateur attend de sa question des associations de la
malade, soit sur ses dépressions, soit sur une éventuelle liaison du
tremblement des lèvres et du baiser qui vient d'être évoqué.
OBSERVATIONS 259

• De déception, de quoi ?
— Ah oui, quand je suis rentrée chez moi je me suis dit bah — je
me suis regardée dans la glace, je me suis dit, bah, si ce n’est que ça.
(silence) Et tout le temps que tout restait dans le vague, tant que ça
n’était que sur le plan même pas de la possibilité, mais du rêve, tant
que c’était moi qui pouvais simplement le penser, l’imaginer, j’en
avais envie et ça a commencé, ça a changé quand je me suis rendue
compte que la chose était possible, que mon mari était amoureux de
moi, ça a commencé à changer même, même avant le premier
baiser, c’est idiot comme terme mais enfin, c’était vraiment le
premier pour moi. Mais quand mon mari a (hésite) a parlé, quand ça
a été autre chose que des promenades la main dans la main, quand
y’ a eu des — quand je me suis rendue compte que les choses étaient
possibles, les choses auxquelles je pensais étaient possibles, j’ai eu
comme je vous l’ai dit les bras et les jambes coupés et plus envie de
rien (20).
• Et vous avez analysé cette affaire ?

f°) La patiente apporte dans ce paragraphe une précision impor­


tante, selon laquelle la déception ne se produit pas brusquement au
moment de la réalisation du désir, mais qu'elle s'approche en même
temps que s'approche l'objet du désir. Le fantasme du désir a, en effet,
subi une première transformation quand la patiente s'est « rendu
compte que la chose était possible ». (Cf. C. J. Luquet-Parat :
L’organisation œdipienne du stade génital. Rapport au XXVIIe Con­
grès des Psychanalystes de Langues Romanes, Lausanne 1966,
Revue Française de Psychanalyse 1967, n“ 5-6.}
Ceci tend à confirmer le rapprochement du fantasme actuel du désir
avec le fantasme œdipien de l'enfance, lorsque la chose n'était pas
possible, rapprochement qu'évoque le « ... c'est idiot comme terme,
mais enfin c'était vraiment le premier baiser pour moi... »
Ceci montre encore la fragilité de la tenue fantasmatique dont
l'existence même reste étroitement soumise à une certaine réalité
extérieure (en opposition avec la solidité, presque à toute épreuve, des
fantasmes spécifiques des névroses mentales).
La désorganisation et la dépression se retrouvent enfin ouvertement
liées dans « ... les bras et les jambes coupés... » et « ... plus envie de
rien... ».
H convient par ailleurs de remarquer que le contenu du discours de
la patiente met souvent en relief un conflit intérieur entre ses désirs
actifs et ses désirs passifs vis-à-vis de l'homme comme vis-à-vis du
pénis. Elle signale ainsi sans doute une situation qui intervient dans sa
frigidité.
260 OBSERVATIONS

— Oui, euh, mais (silence) oui au mois de — au mois de


décembre. C’est-à-dire, quand les choses ne sont — ne sont — ne
sont pas dans le domaine du possible, je me les permets. Tous les
désirs...
• Fantasmatiquement ?
— Oui, euh, je les imagine. Tous les désirs même euh, même
autres que les désirs d’ordre sexuel.
• Par exemple, quels autres désirs ?
— Faire des études (silence). J’avais très envie de reprendre des
études, eh bien, une de mes rechutes d’hépatite a coïncidé avec une
inscription en Faculté. Je pense aux choses tant qu’elles ne sont que
— que du domaine imaginatif impossible. Alors, à ce moment-là,
euh, ça m’attire, et puis quand je suis devant le ré4, devant le — la
possibilité de le réaliser, j’ai l’impression que ça m’est interdit (2l).
• Mais est-ce que votre esprit continue à fonctionner à ce
moment-là, quand vous êtes devant le réel et qu’il y a ces bras et ces
jambes coupés. Dès que l’espoir devient réalité, tout s’en va?
— Oui.
• Bon, quel est votre état mental à ce moment-là? Quelle est
votre activité mentale ?
— Mentale?
• A ce moment-là, oui !
— Eh bien, euh, avant mon analyse, j’éprouvais presque un
soulagement (long silence) et puis je retournais dans mon état

f21) Le déplacement du problème sur des désirs «... autres que


l'ordre sexuel (qui signifie ici génital) » est classique.
Madame K. met en avant la notion d'interdiction sans préciser
directement qu'il s'agit d'une interdiction à réaliser le désir. Lors­
qu'elle nous dit plus haut d'ailleurs : « ... quand les choses ne sont pas
dans le domaine du possible, je me les permets... », elle signale
clairement que l'affaire se joue sur le plan fantasmatique, indépen­
damment du domaine de la réalisation.
Dans le même sens, Madame K. nous dit encore qu'elle ne pense
aux choses que tant qu'elles ne sont que du domaine imaginatif
impossible. Il se confirme donc bien d'après cette phrase que la pens'-
cesse lorsque la réalisation du désir devient possible. Nous avons ainsi
tout lieu de croire qu'il s'agit là d'une désorganisation mentale,
premier élément d'une désorganisation plus large, et nous ne sommes
pas étonnés de la rechute signalée d'hépatite virale.
H serait intéressant de savoir dans quelle mesure et comment la
tranche de psychanalyse effectuée a pu éventuellement intervenir à
propos de la notion d'« interdit ».
OBSERVATIONS 261
antérieur, dans mon lit, bien à l’abri, presque contente de me
retrouver comme ça.
• Oui,
— Et puis, peu à peu, quand j’ai fait mon ana — quand j’ai fait
cette analyse, j’ai pris conscience de ces choses-là et je ne les ai plus
acceptées.
• Quelles choses ?
— Eh bien, que finalement je me débrouillais toujours pour pas
sortir de l’état dans lequel j’étais.
• Oui. C’est-à-dire qu’après l’analyse vous n’osiez plus vous
mettre au lit ?
— Non, c’est-à-dire que je — je refusais de me prendre à mon
propre jeu (rit) (22).

C2) La patiente vient en quelque sorte de répondre partiellement à


la question que nous nous posions. La tranche de psychanalyse
effectuée semble avoir changé l’attitude de Madame K. vis-à-vis
d’elle-même. Avant cette analyse, elle n’hésitait pas à recourir à des
états régressifs proches de certaines régressions du Moi classiques. La
régression et la reconstitution d’alors sont clairement signalées :
«... j’éprouvais presque un soulagement et puis je retournais dans
mon état antérieur, dans mon lit, bien à l’abri, presque contente de me
retrouver comme ça ».
Pendant l’analyse, dit-elle : « ... j’ai pris conscience de ces choses-
là et je ne les ai plus acceptées... je refusais de me prendre à mon
propre jeu... ». Il semble ainsi que pendant cette analyse, le bénéfice
tiré des régressions n ’ait pas été apprécié par la patiente en tant que
bénéfice mais bien plutôt en tant que manquement à un certain Idéal
concernant la qualité du Moi : « ... j’ai pris conscience que... je me
débrouillais toujours pour ne pas sortir de l’état dans lequel j’étais »,
alors que nous savons qu’elle était «... presque contente (de se
retrouver comme ça) ». La réponse : « je refusais de me prendre à
mon propre jeu » représente une extension du refus par rapport à la
question: « Vous n’osiez plus vous mettre au lit?». Ceci laisse
entendre que d’autres refus, d’autres interdits ont fonctionné vis-à-vis
d’autres réorganisations régressives. La prise de conscience, bien plus
qu’un bénéfice narcissique, a été le point de départ de blessures
narcissiques : « j’ai pris conscience de ces choses-là et je ne les ai plus
acceptées ». La souplesse régressive du Moi s’est trouvée en même
temps vécue comme une blessure : « je me débrouillais toujours pour
ne pas sortir de l’état dans lequel j’étais ». Il s’agit d’une véritable
intolérance à cette souplesse lorsqu’elle déclare : « je refusais de me
prendre à mon propre jeu ». On remarquera que la régression
Ih2 OBSERVATIONS

• Est-ce que vous continuiez quand même à vous mettre au lit


dans les dépressions ?
— Bah, au cours de mon analyse j’en ai pas eu, sauf la — au mois
de...
• Au mois de ?
— Au mois de décembre, à partir du mois de décembre.
• Et vous aviez arrêté l’analyse quand ?
— Et bah, je l’ai arrêtée, euh, c’est-à-dire, ça a commencé à peu
près en janvier, décembre-janvier, et j’ai arrêté mon analyse au
mois d’avril.
• C’est ça, dès qu’il y a eu — ce que vous avez signalé tout à
l’heure — une certaine liberté qui vous permettait une plus grande
agression à l’égard de votre analyste ?
— Oui.
• C’est à partir de ce moment-là que vous êtes devenue déprimée
à nouveau, et c’est à ce moment-là que s’est déclenchée l’hépatite
virale aussi ?
— Euh...
• La rechute ?
— Non, non, la rechute, non, non, ça j’ai pas — euh — la
dernière, parce que j’ai dû en avoir 4, la dernière — non ça c’est
assez bizarre parce que justement là je ne me prenais plus à mon —
à mon jeu, j’ai fait une rechute assez importante au moment de mon
inscription en psychologie à C. et j’ai continué euh, je savais très
bien que c’était pour essayer de m’empêcher, que j’avais quand
même quelque chose qui essayait en moi de m’empêcher de

n'entraîne pas une culpabilité vivante chez la patiente, mais devient


l'objet d'une exclusion.
Nul doute que la modification des attitudes de Madame K. ne soit
provenue dans l'ensemble de ces mouvements, non d'un Surmoi
agissant dans le cadre de la deuxième topique, mais bien d’un Idéal
surclassant la liberté mentale.
Le Moi de la patiente ne peut pas tendre à ses yeux vers un Idéal
d'heureuse organisation, il doit être en lui-même dans son fonctionne­
ment, une puissance absolue.
Un tel phénomène (correspondant finalement à la résurgence du
Moi-Idéal primitif) d'intolérance aux régressions, dangereux donc
pour l'équilibre économique du sujet, risque de se rencontrer dans un
certain nombre d'analyses de névroses de caractères. Il ne provient pas
forcément de l'analyse elle-même mais se révèle plus nettement à
l'occasion de celle-ci. Il convient que le thérapeute y prenne garde le
plus tôt possible.
OBSERVATIONS
263

continuer ces études, y* avait à ia fois une peur de commencer ces


études et une très grande envie de le faire, de les faire, et je les ai
continuées jusqu’au mois de décembre, malgré le — la rechute f23).
* Et au mois de décembre ?
Bah, au mois de décembre c’est là où j’ai compris pas mal de
choses, je les avais même écrites sur un papier et puis j’ai tout brûlé,
parce que je voulais pas que quelqu’un puisse tomber dessus. Je l’ai
lu à mon mari mais je ne voulais pas que mes enfants par exemple...
Pas mal de choses concernant quoi, en gros?
Eh bien, concernant les conséquences, euh, c’était mon terme,
le terme que j’employais avec mon analyste, cette « histoire avec
mon frère », le fait que je me suis toujours sentie coupable, que j’ai
considéré que — et que je considérais toujours que le — le désir est
une chose — le désir de quoi que ce soit — que le plaisir et le désir
parce que qui dit le désir dit quand même la possibilité de
réalisation — alors c’était une chose qui m’attirait toujours une
sanction, une punition. Et finalement, je me punissais moi-
même C24).

f23) Madame K. confirme ouvertement ce que nous venons de dire


dans la note précédente. Elle a adhéré au rejet des régressions et de la
souplesse adaptative du Moi, au point qu'elle trouve « bizarre »
d’avoir fait une rechute d’hépatite virale lors de ce rejet : « ... c’est
assez bizarre, parce que justement là, je me prenais plus à mon
jeu... »
La deuxième partie du monologue de la patiente donne un nouvel
exemple d’ambivalence profonde concernant la réalisation du désir :
celui de faire des études de psychologie. La dépression n’est pas
nettement signalée.
Cependant la rechute de l’hépatite virale a lieu à ce moment.
f24) La patiente met une fois de plus en avant les notions de
culpabilité répondant aux désirs de punition et d’auto-punition. Nous
savons que ce schéma correspondant au fonctionnement de la
deuxième topique (comme cela avait sans doute été le cas dans les
« histoires sexuelles » qui viennent d’être à nouveau évoquées) ne
représente sans doute maintenant qu’une reconstruction intellectuelle
et caricaturale de ce fonctionnement. L’abrasement de l’activité
mentale sous l’effet d’un Moi-Idéal de toute-puissance, phénomène
que nous venons justement de considérer à l’occasion du rejet des
régressions, correspond en effet à tout autre chose.
Dès le début de l’investigation, nous nous sommes demandé quelle
était la valeur référentielle des culpabilités évoquées ou invoquées.
Notre perplexité était sans doute entretenue par le mélange dans le
264 OBSERVATIONS

* Bon, alors, qu’est-ce qui s’est passé à partir du moment où vous


ne vous êtes plus prise à votre propre jeu? Ça veut dire quoi,
d’abord ? Est-ce que ça veut dire que vous vous empêchiez, si j’ai
bien compris, un certain nombre de retours infantiles, de systèmes
infantiles ? Qu’est-ce que vous appelez ne plus vous prendre à votre
propre jeu C25) ?
— Je veux dire déjà, en être consciente, (silence) Et puis me dire,
ah non, maintenant je ne marche plus.
• Je marche plus dans quoi ?
— (silence) Ch là. Si j’étais au mois de décembre, je vous
raconterais tout (rit) tout, tout, ce que j’avais compris à ce moment-
là, mais maintenant ça s’est vraiment estompé, (silence) Je voulais
vivre, à ce moment-là, je voulais vivre. Alors que jusqu’à l’âge de 41
ans 1/2, enfin, j’étais — j’avais pas envie de vivre (26).

discours de Madame K. du témoignage des sentiments d'une culpabi­


lité de type surmoïque vécue dans renfonce, et du témoignage de
reconstructions récentes.
(25) Bien plus qu'il ne demande de nouvelles précisions, l'investiga­
teur amorce ici un mouvement thérapeutique. Il s'agira plus tard en
effet, entre autres choses, de souligner très prudemment, devant la
malade en traitement, la légitimité humaine des recours régressifs.
Pour le moment, il conviendrait peut-être seulement que la malade se
rende compte globalement des modifications qu 'elle a fait subir à son
économie.
La réponse immédiate va paraître d'abord parfaitement adaptée au
désir de l'investigateur : « ... je veux dire déjà en être consciente ».
Cependant le rejet du fonctionnement mental apparaît immédiate­
ment, l'interdiction des régressions semble coïncider avec une interdic­
tion de toute manipulation fantasmatique concernant ces régressions :
« ... et puis me dire, ah! non, maintenant, je marche plus... ».
(“) Madame K. marque trois stades :
— Avant l'analyse, jusqu'à l'analyse, « je n'avais pas envie de
vivre »...
— Pendant l'analyse, jusqu'aux problèmes d'agression vis-à-vis de
l'analyste, elle voulait vivre.
— Maintenant, « ça s'est vraiment estompé ».
On note que l'envie de raconter, la prise de conscience et la
compréhension, vont de pair avec l'envie de vivre et s'inversent par
rapport à la dépression.
Le « je vous raconterais tout » ne manque pas de rappeler la
situation infantile où elle avait « tout raconté à son père ». On peut
certes se poser ici le problème du sexe effectif de l'analyste favorisant
OBSERVATIONS 265

• Quel âge avez-vous ?


— 42 ans.
• Alors vous vouliez vivre, ça consistait en quoi, fantasmatique-
ment, puisque ça marche toujours tant que c’est fantasmatique f27) ?
— Ça avait un petit peu marché quand même sur le plan de la
réalité, là, cette année, car je me suis inscrite à C. Vivre qu’est-ce
que ça veut dire ? Ah ça veut dire déjà être autre chose qu’une larve
dans un lit, autre chose qu’une mère qui sait pas élever ses enfants,
autre chose qu’une femme, qu’est pas une femme pour son mari,
quelqu’un qui fait quelque chose, que ça soit un travail, que ça soit,
oui, voilà (28).
• Bon, alors, qu’est-ce qui a arrêté ça, cette envie de vivre?
— (silence) En décembre, en décembre-janvier? ça a été pro­
gressif. Est-ce que c’est encore finalement, euh, mon mauvais côté
qui a repris le dessus ?
• Et c’est à ce moment-là que vous êtes devenue agressive ? Vous
nous l’avez dit tout à l’heure ?
— C’est-à-dire, je suis devenue agressive, j’ai senti de la part de
mon analyste une, une réticence, elle prenait mal la chose. J’en ai
parlé avec M. J. qui a été d’accord — qui a été d’accord avec moi. Et
alors à ce moment-là je me suis dit : bon bah, j’ai eu l’impression
d’être un gosse à qui on tapait sur les doigts, à chaque fois qu’il osait
faire — dire quelque chose. Alors là, ça a plus été du tout. Et j’ai
recommencé, euh, bah, ce que je connaissais trop bien, euh, me
fourrer au lit.
• Oui.
— Bien au chaud.
• Oui.
— A l’abri.

ou non la confidence. On doit néanmoins penser que l'inhibition de


l'agression s'est, en décembre, référée à des problèmes archaïques.
Bien que ces problèmes fussent primitivement liés à la mère, la
désorganisation mentale qui a immédiatement suivi les événements de
décembre, demeure indifférente au sexe de l'interlocuteur.
C7) Nous savons cependant que le fantasme risque de s'éteindre lui-
même lorsque la réalité qu'il concerne s'approche.
C28) Madame K. met en avant ses difficultés antérieures, dans une
perspective sans nuances, comme si elle n'avait jamais été :
* ... autre chose qu'une larve dans un lit, qu'une mère qui ne sait pas
élever ses enfants, qu'une femme qu'est pas une femme pour son
mari... ». On note qu'elle pense davantage à « faire quelque chose »,
qu'à être elle-même.
266 OBSERVATIONS

• Oui.
— Là y peut rien m’arriver.
• Oui.
— Et puis, euh (silence) en même temps un état dépressif qui n’a
fait que croître, je vous ai dit, jusqu’au mois d’août f29).
• Alors en quoi il consistait cet état dépressif ? qui a crû jusqu’au
mois d’août ?
— Bah, d’abord, je commençais à pleurer tout le temps.
• Oui.
— Euh, j’avais des envies de me fiche en l’air, mais enfin ça, je
me suis rendu compte que — je me suis rendu compte qu’au cours

C29) L'investigateur a tenté de mieux faire analyser les événements


de décembre qui ont amené la rupture du traitement psychanalytique
en cours. On retiendra :
— L'allusion à un « mauvais côté ». On peut se demander si le
« mauvais côté » ne se réfère pas aux jeux sexuels de l'enfance et au
rapport avec les parents qui en est résulté. Dans ce sens * ... le gosse à
qui on tapait sur les doigts... à chaque fois qu'il osait faire — dire
quelque chose... », semblerait en relation directe avec la fessée du
père. Cet ensemble paraît encore du domaine de la culpabilité et de
l'érotisme.
— La relation avec la psychanalyste femme. Il est bien sûr très
difficile de savoir en quoi, lorsque la malade est « devenue agres­
sive », son analyste a eu « une réticence » et a « mal pris la chose ».
Il est également difficile d'estimer en quoi a consisté « l'accord de
Monsieur J. » à ce moment. On reste de toute façon avec ce
paragraphe dans le même climat œdipien que celui qui a été vécu dans
l'enfance, le père se montrant finalement plus compréhensif que la
mère. On demeure toujours au niveau érotique de l'organisation de la
deuxième topique.
— Madame K. a recommencé à ce moment à « se fourrer au lit ».
La situation érotique a varié de niveau : il s'agit là d'une nouvelle
régression où les mécanismes de défense (ici, de défenses classiques du
Moi) continuent à fonctionner.
A propos « d'être un gosse à qui on tapait sur les doigts, à chaque
fois qu 'il osait faire — dire quelque chose », on ne peut laisser de côté,
ni la valeur érotique éventuelle des doigts lorsque la patiente « se
fourrait au lit », ni la phobie de toucher ses nouveau-nés.
Malgré toutes les possibilités régressives qui viennent d'être évoquées
par Madame K., un état dépressif s'est installé « qui n'a fait que
croître ». L'investigateur va tenter d'éclairer la teneur de cet état
dépressif.
OBSERVATIONS 261

— au cours de mon analyse quand j’ai parlé des envies de suicide, il


n’y a eu qu’une seule fois dans ma vie où j’ai eu envie de me
suicider. J’aime pas ce terme, mais enfin faut bien l’employer.
Combien de fois j’ai pu dire à mon mari : je vais me fiche en l’air, je
vais me fiche dans la Seine, c’était pour attirer son attention.
Comment est-ce que ça s’est manifesté ? Je pleurais tout le temps, je
disais — j’avais l’impression d’un échec, d’un nouvel échec. J’avais
cru à cette analyse et puis j’avais l’impression que tout était à
nouveau fichu (3C’).
• Bon, mais alors quand vous êtes dans votre lit, est-ce que vous
réfléchissez ?
— Ah non, j’essaie de dormir, de ne penser à rien.
• Mais vous essayez ou ça se présente spontanément ?
— Bah, en général, ça marche assez bien, comme système. Je
dors assez facilement quand je ne vais pas bien, dans la journée. J’ai
mon petit système de protection et je m’endors. Alors à ce moment-
là, bah, je suis bien.
• Mais enfin, vous ne dormez pas 24 heures sur 24?
— Ça m’est arrivé, ça m’est arrivé, ça m’est arrivé aussi de
prendre des, des tranquillisants ou des somnifères pour dormir, mais
ça m’est arrivé de dormir, je me disais c’est pas croyable mais j’ai un
système de défense qui fonctionne — j’en avais parlé à mon analyste
d’ailleurs, je m’endormais, je ne souhaitais qu’une chose c’était
dormir (31).
• Et à quel âge, le plus archaïque, vous avez commencé à faire
ça?
— (silence) J’ai commencé à le faire quand je me suis mariée.
• Avant vous n’aimiez pas vous coucher ?
— Non, au contraire, je dormais très peu, je me levais tôt le
matin, oui, ça jamais j’y avais pensé.
• Oui, alors : « je me levais tôt » ?
— Oui je me levais tôt, par exemple pour travailler.
• Je parle des périodes dépressives, n’est-ce-pas ?
— Oui, mais c’était un état latent, j’ai pas eu de crises aiguës

C°) Les pleurs témoignent d’un système régressif, d’une reprise de


manifestations infantiles. (Cf. observ. Madame I. : Commentaire
terminal.) Quant aux envies de suicide, on en voit la valeur
relationnelle.
C1) La patiente souligne d’elle-même l’existence antérieure d’une
défense du Moi, aout l’investigateur va essayer de rechercher quelques
références plus précoces, en écran.
268 OBSERVATIONS

quand j’étais enfant, puisque je voulais passer inaperçue aux yeux


de mes parents (32).
• Etant petite fille et, plus tôt, étant nourrisson, comment ça se
passait ?
— (rit) Etant nourrisson, il paraît que (hésité), ça ce sont les « on
dit »!
• Bien sûr !
— Il paraît que j’étais chouchoutée par mon père.
• Oui.
— J’avais de l’eczéma, il paraît que c’était mon père qui me
soignait avec amour.
• A quel âge aviez-vous de l’eczéma ?
— Oh, je sais pas moi, avant 1 an.
• Oui.
— Alors là je (rit) je crois ce qu’on m’a dit mais vraisemblable­
ment...
• Oui et pourquoi votre père et pas votre mère ?
— Ça, j’ai jamais osé —j’ai jamais eu l’idée de le demander à ma
mère mais j’ai l’impression quand elle me dit ça qu’il y avait une
certaine rancœur, parce qu’un jour elle m’a dit : « Ah, si y’a un
enfant qui a été dorloté par son père c’est bien toi ». Je vous avais
pas dit que mon père était mort (33) ?

(æ) L'allusion est faite à une tentative, dès l’enfance, d'abandon­


ner des systèmes de défense en raison de leur implication relationnelle.
En réalité, la relation aux parents persistait alors, malgré l'apparence
négative.
! (33) On retiendra de l’exemple qui précède trois faits :
— L’eczéma survenu dans la première année chez cette patiente
qui ne présente en aucune façon une structure allergique classique.
— L’atmosphère œdipienne évoquée à propos de la première année
de sa vie. Cette atmosphère a, semble-t-il, été mise en avant par la
mère, malgré le rôle maternel qu’a joué à ce moment le père, mais
notre patiente l’a indubitablement reprise à son compte.
— La mort du père seulement signalée maintenant, alors que
Madame K. a parlé de son père à plusieurs reprises auparavant,
comme si la mort du père était davantage liée pour elle à son rôle
maternel qu’à son rôle paternel œdipien (sans doute l’objet d’un déni).
Nous avons tendance, dans ces conditions, à tourner le : « J’avais
de l’eczéma, il paraît que c’était mon père qui me soignait avec
amour », en : « il paraît que c’était mon père qui me soignait avec
amour, j’avais de l’eczéma ». Une fonction maternelle exercée
précocement de façon bipolaire (à la fois ici par le père et par la mère)
OBSERVATIONS 269

• Oui, quand?
— Mon père est mort y’a (hésité) il est mort en 63 dans un
accident de voiture — et ma mère est remariée maintenant.
• Comment ça s’est passé pour vous la mort de votre père?
— Ça a été épouvantable (silence) parce que, j’avais toujours eu
l’impression que je ne m’entendais pas avec mon père, on avait des
engueulades monstres, on avait le même caractère, ça explosait,
alors qu’avec ma mère — ma mère, comme j’ai dit à mon analyste et
à M. J., ma mère était la Sainte-Vierge, elle était parfaite sur son
piédestal, et jamais je ne — je n’avais — je n’osais me — et ça je l’ai
compris dans mon analyse, je ne le comprenais pas quand j’étais
petite — je n’osais m’opposer à ma mère, alors qu’avec mon père on
avait des accrochages, mon père était assez soupe au lait, moi je lui
répondais et j’avais l’impression de ne pas m’entendre avec lui, mais
y’a une chose qui était quand même frappante, enfin qui m’a
frappée après quand j’y ai repensé, au cours de mon analyse, je
m’entendais bien avec mon père quand ma mère n’était pas là (34).
• Bon je reviens... (35).

a toute chance, lorsque existe un conflit, même latent, entre les deux
représentants de la fonction, de se montrer conflictualisante pour
l'enfant, à la fois en compliquant par trop l'installation de son rythme
personnel et en lui transmettant, presque en même temps, des tendances
inconscientes fatalement divergentes. Nous pensons qu'une telle
bipolarité de la fonction maternelle a existé dans le cas qui nous
concerne, avant même l'eczéma, et qu'elle a sans doute constitué l'un
des facteurs de cet eczéma. Un autre des facteurs en cause a
vraisemblablement résidé dans des problèmes fonctionnels élémentai­
res propres à la peau (auxquels les difficultés ultérieures à toucher les
enfants ont pu, en partie, s'accrocher par la suite).
(•*) La situation œdipienne est, une fois de plus, présentée claire­
ment par la mise en avant d'une défense sado-masochique dans les
relations avec le père, destinée à conserver cette relation avec le père
tout en escamotant sa valeur positive. Il semble que le jeu sado-
masochique n'ait pu s'accomplir vis-à-vis de la mère « la Sainte-
Vierge », image de perfection. On ne manquera pas de rapprocher
cette image de l'agression « non-reçue » par l'analyste-femme qui a
provoqué selon les allégations de K. la rupture de l'analyse.
Et cependant, la situation avait été nettement abordée pendant la
cure : « jamais... ça, je l'ai compris dans mon analyse... je n'osais
m'opposer à ma mère... ».
C35) L'investigateur, estimant en connaître suffisamment pour l'ins­
tant sur l'organisation œdipienne de la malade, a l'intention de revenir
270 OBSERVATIONS

— Sur la mort de mon père?


* Oui. Est-ce que vous avez été déprimée à ce moment-là?
— J’ai été déprimée un an après quand (silence) quand ma mère a
— je me suis beaucoup occupée de ma mère, parce qu’elle euh,
comme elle disait, elle avait l’impression de l’avoir tué. Alors je me
suis beaucoup occupée de ma mère, j’avais l’impression d’avoir —
de découvrir ma mère comme une personne humaine. A ce
moment-là, elle avait plus sa carapace, elle était humaine. Alors,
mes frères s’occupaient pas tellement d’elle, moi je me suis
beaucoup occupée d’elle, et puis après, ben quand je me suis rendu
compte qu’elle allait se remarier, à ce moment-là bah, j’ai eu un état
dépressif mais moins fort quand même, mais je n’arrivais pas quand
même à — c’était pas normal le chagrin que j’ai eu après, enfin à la
mort de mon père, mon mari m’a toujours dit que c’était démesuré
et je — je le reconnais (*).
• Bon. Cet eczéma de nourrisson, vous l’avez eu à quel âge ? On
vous en a parlé ?
— Oui, euh, ma mère m’en a parlé c’est quand j’ai été — oui, j’ai
l’impression que je devais avoir un an.
* Il est apparu comme ça à ce moment-là ?
— Bah, je ne sais pas (rit) si j’avais su que vous me demanderiez
ça j’aurais demandé à ma mère, elle s’en souvient. J’étais vraiment
petit bébé, moi je ne m’en souviens pas du tout.
• Mais vous avez été malade en même temps ou c’était quelque
chose d’anodin ?

à sa petite enfance. La patiente va l'interrompre, apparemment au


profit d'un autre thème (qu'on va laisser se développer) concernant ses
relations à sa mère après la mort du père.
C36) On est dans ce paragraphe relativement plongé dans une
atmosphère prégénitale (où prévalent théoriquement les relations
duelles dans lesquelles l'un s'occupe de l'autre, relations compliquées
et par définition interrompues lors de la triangulation). Son père étant
mort, elle part s'occuper de sa mère esseulée, coupable et régressive.
La mère se remariant, c'est le deuil du père qui est repris. On
comprend mieux alors l'évocation élective de la mort du père à propos
de la première année de la vie plutôt qu'à propos des problèmes
génitaux de l'enfance ou des problèmes œdipiens.
Le père, la mère, l'enfant ont des valeurs relativement équivalentes
et chacun peut s'occuper d'un autre. Notre malade pouvait s'occuper
dans la réalité ou fantasmatiquement de son père ou de sa mère
comme son père ou sa mère avaient pu s'occuper d'elle pendant la
durée de son eczéma.
OBSERVATIONS 271

— Non, je crois que j’en ai eu pas mal, parce que j’ai retrouvé
une photo et j’étais pas belle (rit).
• Oui, une photo où vous êtes dans quelle position ?
— Ah je suis sur un — sur un lit, heu, hilare, et on voit bien que
j’ai de l’eczéma.
• Oui, et à quel âge ?
— J’ai toujours eu beaucoup de mal à donner des âges, j’ai
l’impression que je devais avoir, heu, si je compare avec mes
enfants, 8 mois, 9 mois, à peu près.
• Et ça a duré jusqu’à quand cet eczéma ?
— Ah, ça, je peux pas vous le dire, je ne sais pas.
• Vous avez été allaitée par votre mère ?
— Euh, (hésité) oui mais, ma mère n’était pas très bonne
nourrice, euh, alors, euh, assez rapidement — ah, j’ai dû être
nourrie quelques mois, et puis après au biberon. Ça c’est le
problème, j’ai connu ça avec mes enfants.
• Comment ça se passe avec nous là (37) ?
— Ah, bah, maintenant je commence à m’habituer.
• Parce que... vous parlez facilement !
— Oui, mais j’avoue que ça m’a fait une drôle de surprise, hein !
• Et votre fonctionnement mental est plus que convenable ici.
— Oui, maintenant je suis habituée.
• Bon. Est-ce qu’il arrive que votre fonctionnement mental ne
soit pas convenable ?
— Ah ! oui.
• Ah oui, quoi?
— Bah, par exemple, au mois de juillet quand vraiment j’ai eu
cet état, euh, je voulais me laisser mourir.
• Bon, alors comment ça se passait ? J’attire l’attention sur votre
fonctionnement mental en particulier.
— C’est compliqué ce que vous me demandez !
• Oui.

C7) H s’est bien agi d’un eczéma très précoce dans la venue duquel
les difficultés de l’allaitement naturel ont peut-être, encore, joué un
rôle.
L’investigateur interrompt cependant le discours de la patiente. Son
désir de connaître le rapport entre les variations économiques de
Madame K. et ses variations relationnelles lui importe maintenant
davantage que celui de demeurer au niveau de l’enfance et de la
maternité. Il s’agit surtout, en effet, de mettre progressivement au point
la technique thérapeutique qui s’instituera. On va donc commencer
par considérer l’économie de la malade au cours de la relation
immédiate.
. 272 OBSERVATIONS

— (silence) Je sais pas (silence) le fonctionnement mental c’est un


peu compliqué !
• Oui, oui. Vous m’avez dit « ah! oui », donc ça répondait à
quelque chose.
— Non, mais je me laissais mourir à ce moment-là, vraiment.
• Est-ce que vous aviez la liberté de penser aux choses ? Est-ce
que vous aviez des imaginations, est-ce que vous rêviez (M) ?
— Euh, oui, je rêvais à ce moment-là de — j’avais fait un rêve,
euh, au sujet des déportés.
• Oui.
— C’est une chose qui m’avait beaucoup frappée dans mon
enfance, les premières images de la déportation, (silence) Et je me
souviens avoir rêvé ça, d’avoir fait un rêve de guerre, de guerre et de
déportation. Tout d’un coup je me suis dit — je me laisse mourir et
j’ai eu horriblement peur, réveillée, quand je me suis réveillée après
ce rêve-là. J’ai eu horriblement peur de — de mourir alors que je
faisais tout pour — euh — pour ça. Si j’avais bien réfléchi, euh, on
me mettait à l’hôpital, on me faisait des trans — des perfusions et
puis je mourais pas, mais, j’avais envie de mourir. Et en même
temps la mort me faisait horriblement peur. Ce matin j’ai repensé à
mon père, mon père mort (39).

C38) L’ensemble des questions est destiné à désigner à la patiente


(« ... le fonctionnement mental, c'est un peu compliqué... *) quel­
ques-unes des lignes du fonctionnement mental. Il s'agit d'apprécier
encore la qualité de la dépression du mois de juillet.
f39) La présence d'un rêve, de son souvenir, et de la possibilité qu'il
soit rapporté, sont les indices d'un fonctionnement mental convenable,
tout au moins partiel.
Plusieurs faits sont à noter :
— l'atmosphère sado-masochique du rêve,
— le décalage des sentiments concernant la mort propre selon les
niveaux de la pensée,
— l'association et l'identification au père mort à propos de la mort
propre, comme à l'occasion de problèmes d'agression survenus vis-à-
vis de son analyste.
On doit sans doute penser que la guerre et la déportation concer­
naient à la fois son analyste, son père et elle-même.
Le sado-masochisme implique encore l'érotisme. Ce qui est incons­
ciemment visé est le nirvana et non la mort réelle (inconsciemment
inconcevable). Nous savons qu'au cours de la dépression l'érotisme a
disparu, laissant place à une désorganisation mentale. On doit se
demander quel est le rôle de l'identification au père mort dans cette
désorganisation.
OBSERVATIONS Z73

• Bon, alors ici, par exemple, ça marche très bien. Avant que
vous ne veniez ici, ça marchait bien votre esprit ?
— Ce matin ?
• Oui.
— Ah, je me disais zut, il va falloir me lever tôt (rit). Oui mon
esprit fonctionnait bien.
• Bon, et quand vous allez être dans la rue tout à l’heure, ça va
bien marcher aussi ?
— Qu’est-ce que vous entendez par « bien marcher » ?
• Si vous sentez que vous avez la liberté de penser.
— Ah oui, je vais sûrement me dire que — tiens j’aurais pas cru
que ça passerait comme ça, euh, déjà ça m’ennuyait de venir ici,
mais je sais très bien que je pourrais très bien penser « bon, bah,
non c’est pas ce que j’aurais voulu » (41).
• Bon, alors on va reprendre les 4 crises d’hépatite virale. Elles
ont été déclenchées par quoi ? Celle de juillet dernier, c’est par cet
événement qui est survenu dans votre analyse ?
— Non, non, la dernière, la dernière, c’est quand je me suis
inscrite à C.
• C’était quand ?
— Euh, bah, je me suis inscrite, euh, à peu près octobre.
• C’était pendant votre analyse encore ça ?
— Ah ! oui, oui puisque y’a eu octobre, novembre, décembre de
l’année dernière, au mois de décembre où j’ai compris beaucoup de
choses.
• Bon, et la dernière dépression... ?
— Euh, c’est-à-dire, ça s’est pas rétabli tout à fait, ça a traîné
longtemps, mais je n’ai pas eu de grosse rechute.

C40) En même temps qu ’il demande une information sur ce que la


malade prévoit de son fonctionnement mental après la consultation,
l’investigateur essaie d’apprécier ce qui se passera (forcément calqué
sur ce qui se passe habituellement), afin d’intervenir éventuellement de
manière adaptée s’il pressent des risques de désorganisation. En même
temps, la question elle-même place un repère, en quelque sorte une
excitation à retardement, destinée à prolonger après la séance l’effet
mental bénéfique de celle-ci.
(4l) Il est difficile d’interpréter la dernière partie de la phrase :
« ... c’est pas ce que j’aurais voulu... ». On ne sait pas en effet s’il
s’agira là d’une déception profonde traduisant une perte objectale, ou
s’il s’agira d’un mécanisme maintenant un certain degré d’excitation,
les deux phénomènes pouvant être concomitants d’ailleurs.
L’investigateur va revenir sur les événements somatiques majeurs.
274 OBSERVATIONS

• C’était la 4ème ça ?
— Oh, y’en a une petite cinquième après (rit).
* A quel moment ?
— Ah, je sais plus, en février.
* Et à l’occasion de quoi ?
— Ah ! là je crois que c’était parce que le — le médecin avait
diminué la dose de cortisone trop brusquement et, je crois pas que
ça soit, ou alors c’était une conséquence de — de l’état dépressif qui
commençait, je ne sais pas (42).
* Bon, alors les trois autres crises d’hépatite?
— Bah, y’a eu la première que j’ai eue (hésite) en 70, quand
j’étais décidée, quand je me suis décidée à faire une analyse.
• Oui.
— J’ai quand même attrapé un virus mais enfin comme me disait
mon analyste, y’a des virus qui traînent partout et tout le monde ne
les attrape pas (43).
• Bien sûr !
— Je suis pas toujours d’accord avec ça mais enfin... alors là elle
avait été carabinée comme hépatite.
• Bon, la deuxième et la troisième alors !
— Bah, je ne sais même plus les dates hein...
* Non, mais vous ne vous souvenez pas avec quoi ça a coïncidé ?
C’est pendant l’analyse ?
— Euh, (silence) y’en a une que j’ai eue, une rechute, que j’ai
eue, alors là je m’étais inscrite, moi j’ai eu toujours — je voulais —
mon rêve c’était de — de reprendre des études. Quand je vous disais
que j’avais 18 ans jusque — jusqu’à y’a quelques mois, c’est vrai
j’étais — comme quand je (hésite) j’ai passé mon bac. Je m’étais

(42) Nous savons que la poursuite d'une désorganisation en deçà de


la sphère mentale voit éclore la maladie somatique (ici l'hépatite
virale). Au cours de l'état dépressif essentiel, l'intervention médica­
menteuse vient soutenir les fonctions somatiques, déficientes du fait du
morcellement fonctionnel issu de la désorganisation (et de l'atteinte
virale qui s'est produite alors). La diminution du taux médicamenteux
ne doit s'accepter que lorsqu'elle s'inscrit dans un mouvement de
réorganisation interfonctionnelle, dans une nouvelle cohésion vitale
individuelle. La reprise d'une dépression, témoin d'une rechute
désorganisante (qui a peut-être existé selon les dires de la malade), ne
peut dans un tel cas qu'aggraver encore le processus pathologique.
(*) Le problème s'éclaircit mieux encore lorsque, comme ici, la
présence virale, latente chez un individu donné, ne se révèle ouverte­
ment pathogène qu'au cours de périodes déterminées.
OBSERVATIONS 275

inscrite en psycho-motricité, j’étais très contente, et puis peu à peu,


très rapidement, j’ai commencé à trouver que c’était trop difficile,
j’ai commencé à avoir le cafard, à dire : dans quoi est-ce que je me
suis mise, lancée, je me souviens qu’un jour je suis rentrée à la
maison, j’avais même pleuré dans le métro. J’ai fait une rechute. Et,
je sais que j’ai pensé, bon, bah, enfin je l’ai pas pensé vraiment,
mais, bon bah c’est une raison pour arrêter (44).
• Pour arrêter quoi ?
— (rit) Pour arrêter mes études.
• Oui. Alors y’en a qu’une qui nous manque.
— Bah oui mais alors là, je m’en souviens plus... (silence)
• A quoi vous pensez en ce moment ?
— Bah je cherche...
• A quoi vous pensiez ? Vous étiez en train de penser. Quelle
image aviez-vous ?
— Quelle image? Je pensais aux notes que (rit) j’avais marquées
sur un papier.
• Bon, ça ne fait rien. Vous nous avez parlé de diabète tout à
l’heure, qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ah ! oui bah, ça me fait suer cette histoire-là. Je vous assure
que je le prends pas au sérieux ça, mais malheureusement, je suis
bien forcée de — de le prendre un peu en considération. Le
traitement de cortisone, je le fais depuis un an 1/2 et plusieurs, enfin
plusieurs médecins, dont un ami analyste, m’ont dit que très souvent

(**) Une certaine confusion temporelle se note dans ce paragraphe.


Il semblerait que la première crise d’hépatite virale n’ait pas eu lieu en
1970 comme la malade vient de le dire, mais lorsqu’elle avait 18 ans.
Le mot « rechute » tend à impliquer la maladie somatique, donc ici
sans doute l’hépatite virale. Il implique également une atteinte
antérieure. On peut penser qu’il s’agit là de remaniements verbaux
ultérieurs aux événements en cause et que les dépressions et les troubles
somatiques ne sont pas clairement distingués dans l’évocation des
événements. On remarquera en tout cas une fois encore la chute du
désir suivie de la dépression : « ... j’étais très contente puis peu à peu,
très rapidement, j’ai commencé à trouver que c’était trop difficile, j’ai
commencé à avoir le cafard ». Le « ... j’avais même pleuré dans le
métro... » ainsi que l’arrêt des études, font cependant penser à une
réorganisation régressive. H est possible dans ces conditions que
l’atteinte somatique (si elle a eu lieu) ait été peu importante.
On peut se demander si la relative confusion temporelle de ce
paragraphe ne résulte pas d’un relatif changement de régime de la
consultation, les exigences de l’investigateur devenant plus précises. i
Z76 OBSERVATIONS

la cortisone avait un effet sûr, contrairement à ce que disent les —


les médecins — j’allais dire les médecins « normaux » (rit) la
cortisone est un excitant, moi, non, ça me déprime et mon ami m’a
dit que ça excite le côté, la tendance qu’on a. Si on est déprimé, on
est un peu plus déprimé, si on est excité on est...
• Bon, il est apparu quand ce diabète?
— Bah, j’y avais jamais pensé, y’avait jamais eu de diabétique
dans la famille, et euh, y’a (hésite ) 4 ans ou 5 ans, j’avais pas mal de
crises d’acné, d’ailleurs j’en ai une là encore en ce moment, mais
enfin j’en avais qu’étaient carabinées et je suis allée chez un
dermatologue qui m’a dit : « Est-ce que vous êtes diabétique, parce
que les diabétiques ont souvent de la furonculose? ». Je lui ai dit :
« Non je suis pas diabétique ». Il m’a dit : « Ça fait rien, vous allez
faire une hyperglycémie provoquée ». Alors je l’ai faite, il a trouvé
qu’elle n’était pas normale, elle était pas tout à fait normale, alors il
m’a bourrée de — il a commencé à me bourrer de médicaments qui
heureusement m’ont rendue malade et puis, euh, je suis allée à
l’hôpital au Service de — je sais pas si vous connaissez au Centre
anti-diabétique, centre de dépistage. Alors là, ils m’ont — j’avais
arrêté de moi-même les médicaments, parce que ça me donnait des
nausées, j’avais l’impression d’être enceinte, c’était épouvantable,
et ils m’ont refait une hyperglycémie provoquée (silence) euh, qui
était pas tout à fait normale, c’est-à-dire qu’au bout de 2 heures, je
retournais au taux qu’ils estimaient normal. Mais j’avais une montée
vraiment très forte, au cours des 2 heures, ça dépassait un petit peu
la normale. Ils m’ont dit : « Vous avez bien fait d’arrêter les
médicaments ». Eux ils pensaient que c’était en rapport avec cette
hépatite qui traînait. Alors ils m’ont dit : « Surtout ne prenez pas de
médicaments », et puis je revenais régulièrement. Et la dernière fois
que j’y suis allée, c’est au mois de — alors ils m’ont mise au régime,
c’est tout ce qu’ils m’ont demandé. La dernière fois que j’y suis allée
c’est au mois de juillet avant que ça aille vraiment, vraiment mal. J’y
suis allée parce que mon mari m’y a poussée. Alors là c’était euh,
c’était pas très réjouissant, mais enfin faut dire qu’il y a l’influence
de la cortisone (45).

(45) Dans la perspective économique, la mise à jour d’une tendance


diabétique n’est pas faite pour nous étonner, en raison des multiples
épisodes de désorganisation qui ont eu lieu. Cette tendance directe­
ment issue des désorganisations, ou facilitée par la diminution des
défenses antitoxiques également liées aux désorganisations, doit
évidemment retenir l’attention médicale.
Pour notre part, nous notons la mise en avant d’un nouveau
symptôme : l’acné.

;
OBSERVATIONS m
• Mais vous avez un taux habituel de sucre de combien dans le
sang?
— A jeun, c’est normal. A jeun c’est 0,90.
• Bah alors !
— Oui, mais quand je mange ça monte.
• Bah oui.
— Oui mais ce qu’il y a c’est qu’avec la cortisone, la dernière fois
qu’ils m’ont fait prendre la cortisone avant de faire l’hyper­
glycémie, eh bien, au bout de 2 heures, j’avais au bout de 3 heures
j’avais encore, je ne sais plus, 1,60g. Voilà !
• Bon, sur quoi a-t-on bâti le diagnostic d’hépatite virale ? Sur les
examens de laboratoire, mais encore ?
— Non, j’ai eu aussi une laparoscopie et une biopsie.
• Quand ça alors ?
— Eh bien, y’a 1 an 1/2, euh, en avril 70.
• Bon, mais ce que je vous demandais, ce n’est pas tellement ça,
c’est ce qui a donné l’éveil de ce côté-là ?
— L’éveil de ce côté-là, c’est — les rechutes continuelles, enfin
les rechutes dont j’ai parlé à l’hôpital.
• Des rechutes de quoi ?
— D’hépatite.
• Bon, mais la première fois, qu’est-ce qui a fait dire que c’était
une hépatite virale ? Pourquoi aviez-vous consulté ? Qu’est-ce qui a
attiré l’attention des médecins sur votre foie (*) ?
— Euh, ah bah, j’avais des nausées, des — j’étais très fatiguée,
j’étais un peu jaune.
• Ah bon !
— Oui, j’avais pas de fièvre.
• Bon, mais enfin il y a eu...
— Il y a eu des analyses.
• Oui, les analyses bien sûr, mais au début c’est parce que vous
étiez jaune et que vous étiez fatiguée et que vous aviez des nausées,
c’est ça ?
— Oui, oui, Oui. Et puis après je me rendais compte de moi-
même quand je faisais une rechute parce que, quand je commençais
à avoir des nausées, en rentrant dans le métro, à sentir l’odeur du

(*) En dehors du diagnostic médical classique, lequel n’est finale­


ment pas douteux, il convient de connaître la symptomatologie telle
qu’elle a été vécue par la malade. Outre son intérêt direct, la
symptomatologie est susceptible, sous son aspect économique vécu, de
provoquer des associations d’idées (telles que le* ... j’avais l’impres­
sion d’être enceinte c’était épouvantable... » évoqué à propos de
médicaments antidiabétiques).
278 OBSERVATIONS

métro ou certaines odeurs qui m’étaient intolérables, et puis alors je


suis allée, c’est à l’hôpital au centre anti-diabétique qu’ils m’ont
conseillé l’année dernière en avril-mars de m’adresser à un service
hospitalier, euh, de l’hôpital B. et j’ai vu le Professeur X. qui là m’a
dit : « Faut faire une laparoscopie et une biopsie ». Alors là quand
on a parlé biopsie je me suis vue avec un cancer, c’est-à-dire que je
suis un peu axée là-dessus parce que mon mari a eu un cancer dans
les fosses nasales, il y a dix ans. Il est — on peut le considérer guéri.
Alors, bon, bah on m’a fait la laparoscopie, des tas d’examens, une
scintigraphie.
• Comment ça s’est passé pour vous quand on a fait ce diagnostic
chez votre mari ? Est-ce que vous avez eu une dépression ?
— Non, non. Non parce que à ce moment-là je me suis dit : il
faut que je m’occupe de lui, faut que je le...
• Les dépressions, en quelque sorte, c’est toujours quand vous
arrivez à la réalisation de quelque chose ? Elles sont bâties sur le
modèle des jambes et bras coupés, lorsque vous avez embrassé votre
mari par exemple. C’est quand vous réalisez quelque chose que ça
survient ?
— Oui, on peut dire ça, oui.
• Ce ne sont pas les gros événements extérieurs ?
— C’est-à-dire, dans les gros événements, je pense plus à moi.
Là, je voulais sauver mon mari, alors je pensais plus à moi. Lui, il
n’était pas capable de se débrouiller tout seul, il était — non, je peux
pas dire qu’il était effondré parce qu’il a eu un courage formidable
que moi je n’aurais sûrement pas si j’avais réellement un cancer.
Mais j’ai fait des pieds et des mains pour euh — les médecins ne
voulaient pas croire qu’il avait quelque chose de grave, moi j’étais
sûre qu’il avait quelque chose. J’ai emmerdé les médecins jusqu’à ce
qu’on aille regarder un petit peu et qu’on trouve : « Ah ! ça, c’est
sûrement quelque chose de pas normal ». Et puis à ce moment-là on
était en province où je suis née et on est venus à Paris à Curie (47).

(<7) De manière générale, il convient d'être toujours attentif, par


Vanalyse, à la qualité des dépressions ainsi qu'à leurs causes
déclenchantes. Ces causes ne correspondent pas toujours, loin delà, à
ce qu'on imagine. Ici l'on voit que la maladie du mari a été
restructurante pour Madame K... L'hépatite virale qui l'atteint person­
nellement ne semble pas, non plus, facteur de dépression. On notera le
« faire des pieds et des mains » qui s'oppose aux « bras et jambes
coupés » d'autres circonstances.
Le plaisir est dans l'ensemble inhibé chez la patiente mais les
obligations de la vie ne sont pas toujours, pour autant, facilement
remplies par elle. Souvenons-nous des difficultés vis-à-vis des enfants.
OBSERVATIONS 279

• Bon, racontez-moi un rêve récent que vous avez fait C48) ?


— Bah, justement, ce qui m’embête beaucoup, c’est que j’en fais
plus, et ça me manque.
• Vous n’en faites plus depuis ?
— Depuis, euh, à peu près le mois de juillet. Si, j’ai rêvé que
j’avais un enfant cette nuit. Je fais des — je sais que je rêve, je me
rappelle de petits bouts de rêves. J’ai rêvé cette nuit que j’avais un
enfant, puis c’est tout ce que je peux vous dire. Je peux pas dire
plus (4V).
• C’est déjà ça.
— Euh, la nuit précédente, euh, mais ça a un rapport avec les
conversations de la veille, vous voyez. J’avais parlé avec mon fils de
la...
• Bien sûr. Bon, mais est-ce que dans les périodes dépressives,
vous rêvez ? Ou est-ce que vous avez remarqué que ça changeait ?
Vous avez fait ça pendant votre analyse, vous avez pu le constater
quelquefois (50).
— J’ai toujours beaucoup rêvé.
• Mais vous n’avez jamais remarqué que vous rêviez moins quand
vous étiez déprimée ?
— Bah, c’est-à-dire que quand je suis déprimée, en général, je
prenais des médicaments qui empêchaient un peu de rêver.

C8) On est en fin d’entretien et il s’agit de donner un dernier coup


d’ail sur le fonctionnement mental.
(49) Il n’est pas étonnant que l’activité onirique se soit éteinte avec la
dépression essentielle. Le rêve de la nuit dernière et son souvenir
signalés sont peut-être en rapport avec une ranimation provoquée par
la consultation prévue pour le lendemain.
C50) A tort, l’investigateur n’a pas laissé parler sa patiente. En fait,
l’économie psychosomatique l’intéresse ici davantage que le contenu
onirique lui-même et que les associations d’idées qui en découlent.
Ceci n’auraif, aucunement lieu d’être dans l’examen d’une névrose
mentale dont l’organisation économique serait depuis longtemps
déterminée.
De toute façon, la naissance onirique d’un enfant souligne la
reviviscence au moins passagère de Madame K. Il est à noter une fois
encore à ce sujet combien la relation avec un consultant peut être
source d’erreurs diagnostiques provoquant l’émergence pour ainsi dire
artificielle d’un îlot vivant dans le cours d’une désorganisation
mentale. Cet îlot vivant est cependant symptomatique d'une possibilité
d’arrêter au moins la désorganisation par l’institution d’une psy­
chothérapie.
280 OBSERVATIONS

• Oui.
— Mais, en ce moment, très nettement, je me souviens moins de
mes rêves et ça me manque.
• Alors, qu’est-ce que ça veut dire : « ça me manque » ?
— Bah, parce que je vivais dans mes rêves, c’était presque ma
vraie vie.
• Bah oui, mais même dans vos rêves nocturnes?
— Oui.
• Vous les repreniez dans la journée pour...
— Ah bah, quand c’était pas des cauchemars, quand c’était pas
des rêves désagréables, j’y repensais, j’y repensais ; au cours de mon
analyse j’étais — j’y repensais volontairement pour les — tâcher de
les analyser, quelquefois c’était assez embêtant parce que ça
m’amenait à des conclusions assez difficiles à dire. J’ai fait des
cauchemars, alors là c’était pas agréable, j’essayais de les — par
exemple j’ai beaucoup rêvé de mort, de cimetière, alors là j’aimais
pas y penser. Mais y’avait des rêves — euh, oui c’était vivre, pour
moi, je vivais dans mes rêves (51).
• Avant l’analyse non ?
— Si, je rêvais aussi.
• Et vous pensiez à vos rêves dans la journée aussi comme ça ?
— Ah oui.
• Et alors, vous y pensiez comment, avant l’analyse où vous
n’aviez pas souci d’analyser ?
— Ah j’y pensais moins. Non, j’avais pas le souci d’analyser,
mais j’y pensais.
• Bah, inventez-moi un rêve et le genre de choses que vous
pensiez à son propos (52).
— Non, j’y pensais mais... Je me souviens d’un rêve que j’ai fait
avant — bien longtemps avant mon analyse. J’avais rêvé de mon
père qui venait de perdre son propre père, c’est-à-dire mon grand-
père, et il écrivait à — il écrivait à son père, qui était mort : « Papa

(51) La répétition de rêves, d’allure traumatique, concernant la mort


ou les morts (qui rejoint sous certains aspects le rêve antérieurement
signalé de guerre et de déportation), peut se référer à des deuils
personnels non élaborés. Elle peut également se référer à des deuils
non élaborés ou récents ayant touché quelqu’un des proches et en
particulier la mère, lors de la petite enfance du sujet. L’atmosphère
d’un deuil qui frappe une mère est tout à fait sensible au nourrisson,
même si les soins habituels continuent à être prodigués.
(52) La question incite à l’évocation d’un rêve antérieur à l’analyse,
forcément significatif de l’activité mentale existante à l’époque.
OBSERVATIONS 281
je t’en supplie ne m’oublie pas ». Et après j’y ai repensé, je me suis
dit que finalement c’était moi qui écrivais, c’était pas mon père. Et
mon père m’emmenait dans une cour...
• Avant votre analyse, vous aviez pensé à ça?
— Non c’est au cours de mon analyse que j’ai rêvé, que j’y ai
pensé. Le rêve, mais ce rêve, je sais pas, mais y’a 10 ans.
• Oui.
— Et puis mon père m’emmenait dans une cour, dans une très
grande cour qui ressemblait à des immeubles à Nancy près de
l’endroit où habitaient mes parents, et puis il me montrait un
parterre, au milieu de la cour, bien ratissé, où y’avait deux noirs, un
homme et une femme entièrement nus et mon père me disait — en
quelque sorte il les cultivait, il faisait la culture (rit) il les élevait — il
me disait : « dis-leur bonjour ». Alors moi je me souviens, je leur
tendais la main mais j’osais pas leur tendre la main, je ne sais pas
pourquoi, est-ce parce que ils étaient nus, j’en sais rien. Puis alors,
y’avait cette terre qui était bien ratissée, voilà (53) !
• Bon, dites-moi, vous dites que du diabète y’en a pas eu
beaucoup dans votre famille...
— Mon père, après j’en ai parlé à ma mère, c’est-à-dire à
l’époque on faisait beaucoup moins d’hyper-glycémies, mon père
avait un petit peu tendance à avoir du sucre dans les urines chaque
fois qu’on lui a fait des analyses. Ah bah, mon père, je peux vous
dire alors aussi, a eu des états dépressifs très, très forts et quand il
est mort il sortait d’un état dépressif (M).

(53) On aura remarqué la double négation faisant suite à la


question : « ... inventez-moi un rêve... ». Retenons seulement de cette
double négation que, traduisant l'impact de l'inconscient sur les
représentations, elle témoigne d'un très bon fonctionnement mental
actuel.
On aura également noté le « J'osais pas leur tendre la main... est-ce
parce qu’ils étaient nus... », qui concerne l’élevage de noirs adultes et
non pas d'enfants, et qui met à nouveau en avant les problèmes du
toucher, et de la peau, mais aussi celui de la « culture ».
La richesse du rêve suffit à montrer la qualité psychique que pouvait
atteindre W* K. avant l'analyse. On conçoit facilement qu'un
analyste classique envisage avec optimisme une cure-type sur le
témoignage d'une telle qualité mentale.
De son côté, l'investigateur va reprendre sa quête économique et
plus précisément essayer de définir la ligne évolutive sur laquelle
s’inscrit le diabète.
(M) Une fixation héréditaire implique, au moins, la facilitation du
départ d'une chaîne évolutive du même type, chez les héritiers. Cette
282 OBSERVATIONS

• Il est mort de quoi ?


— Bah, d’un accident de voiture. Il est mort presque sur le coup.
* Bon, et de l’eczéma dans votre famille, il y en a?
— Non.
* C’est un machin à vous ça !
— (rit) Oui, si vous voulez. Attendez, peut-être mon fils, mon fils
a des — quelque fois des trucs qui ressemblent un petit peu à de
l’eczéma, mais enfin, il en a pas sur tout le corps comme j’en avais.
• Vous en avez un peu sur le front, là?
— Oh non, ce sont des boutons que j’ai, des boutons d’acné que
j’ai — bah mon mari m’a dit : « Bah, t’es chouette » (55) !
* Bon, et quelles autres maladies avez-vous eues dans votre
vie?
— Oh, j’ai pas eu grand-chose de grave. J’étais souvent malade
quand j’étais petite, j’avais des angines et alors à ce moment-là
évidemment ma mère s’occupait bien de moi, elle me dorlotait.
Jusqu’à quel point est-ce que je provoquais ces angines ? J’en sais
rien.
• Mais qu’est-ce que vous voulez dire par provoquer ?
— Bah ! (silence) Je me suis aperçue que je — qu’on pouvait
provoquer des troubles physiologiques quand y’avait quelque chose
qui vous gênait. Par exemple, mes parents étaient fanatiques de ski
et moi je n’aimais pas skier, et bien, la première fois après la guerre,
la première fois où mes parents sont retournés à la montagne pour
faire du ski, j’ai eu une angine. Et puis après, chaque fois qu’on
allait à la montagne, chaque fois qu’on dépassait (rit) 1.500 mètres,
je commençais à avoir de la fièvre et j’avais ou une angine ou

chaîne peut s’avérer ultérieurement centrale ou latérale, et donner lieu


à des régressions globales ou partielles. Les renseignements ici obtenus
sont incertains. On doit cependant retenir l’ouverture héréditaire pour
mieux comprendre l’apparition tardive de la tendance diabétique
(régression partielle) à l’âge adulte, tout en se méfiant d’un diagnostic
économique erroné, en raison du climat de désorganisation qui règne.
Il est difficile de savoir dans quelle mesure la patiente a marqué ici
l’association dépression-diabète. Elle a sans doute désiré se décharger
d’une partie de sa responsabilité personnelle en soulignant l’hérédité
dépressive.
(55) On doit évidemment se demander si n’existe pas une notation
héréditaire d’ordre allergique. Cependant, comme nous disait un jour
une patiente : « Mais, Docteur, l’hérédité, il faut bien que cela
commence un jour! ».
I
!
OBSERVATIONS 283

quelque chose, je me débrouillais pour pas faire de ski (*).


• Mais vous n’aimiez pas, vous, la montagne ?
— C’est-à-dire que je crois que systématiquement je me suis —
non, je n’aime pas la montagne, parce que on n’a pas de sentiment
de sécurité. J’aime la campagne avec des bons gros arbres, où on est
bien, on se sent protégé. J’aime pas Paris (57).
• Vous êtes née à terme C58) ?
— Oh je crois, oui.
• On ne vous a rien dit ?
— Euh, il paraît que j’étais violette, qu’il a fallu me secouer par
les pieds, euh, mais je suis née à terme. J’étais pas franchement
l’aînée parce que ma mère a fait une fausse-couche assez tardive,
alors je peux dire que je suis pas franchement l’aînée. J’aurais
préféré avoir un frère, pas l’aînée.
• Pourquoi?
— Parce que, avoir quelqu’un au-dessus de soi (silence) et puis

(M) Phénomène banal, Madame K. a tendance à confondre les


mécanismes psychophysiologiques qui déclenchent la maladie, et les
bénéfices secondaires tirés de cette maladie. Il convient toujours de
considérer chacun des deux problèmes. Certaines modifications
immunologiques, en rapport avec un déséquilibre homéostatique
provoqué par Vabsence de la mère ou du père, ou par une modification
des relations affectives, sont susceptibles de laisser aller l'infestation de
l’enfant par un germe latent. L’infection constitue alors une organisa­
tion régressive, facilement répétée dans le temps, qui arrête le cours de
la désorganisation. Le bénéfice secondaire tiré du retour et de l’intérêt
accru de la mère ou des parents, constitue un processus d’une autre
nature qui soutient l’effet positif de la régression pathologique sur
l’homéostase et ouvre aussi sur la reconstruction évolutive.
(57) « Non, je n’aime pas la montagne parce qu’on n’a pas de
sentiment de sécurité ».
Des éléments extérieurs tels qu’ici la montagne, comme ailleurs le
froid, par exemple, sont susceptibles, non sans raison, de provoquer
des désorganisations identiques à celles qu’a provoquées primitivement
le sentiment de l’absence affective. Les représentations (la monta­
gne = la mauvaise mère, le bon gros arbre rassurant = le père)
constituent des fantasmes concomitants des sentiments premiers, ou
reconstruits ultérieurement.
C58) H n’est pas question de poursuivre, malgré leur intérêt, les
représentations fantasmatiques. L’investigateur continue sa recherche
systématique ici pour obtenir des renseignements forcément indirects
sur la première enfance.
284 OBSERVATIONS

pas servir de — j’ai servi de — de bonne d’enfants quoi. Et puis


chaque fois qu’il y avait une bêtise de faite, c’était moi qui prenais.
• Et au point de vue scolaire, ça se passait bien?
— Oui, c’était ma revanche finalement, parce que mes frères —
mes frères travaillaient assez mal, y’en avait un, celui qu’est juste
après moi, qui était assez fainéant et puis le deuxième qui a eu des
ennuis, euh, des ennuis de santé étant petit, mais ça passait pour une
chose normale.
• Qu’est-ce qu’il a eu ?
— Il a eu des crises de chorée, mais maintenant, enfin, ça va très
bien.
• Et c’était la revanche sur quoi ?
— Bah sur les autres, sur mes deux frères qui — moi j’étais la
poule mouillée de la famille parce que j’étais pas sportive. Pour être
bien considéré chez moi, chez mes parents, fallait être sportif.
Alors, j’étais pas sportive...
• Vous étiez intellectuelle ?
— C’était ma revanche. Ah, les versions latines, les exercices de
français, c’était formidable !
• Vous aimiez ça ?
— Ah ! j’y prenais du plaisir. Je me souviens encore des exercices
de français, mais alors là c’était des trucs quand on est petit, où y’a
des points, vous savez, quand il faut trouver le mot pour remettre —
les versions latines, c’était formidable. Et mon père était très bon
élève, avait été très bon élève, mais il trouvait ça normal que je
travaille bien. Donc, ça n’était pas tellement pris en considération.
Après ça a un petit peu descendu, j’ai eu mon bac de philo mais en
me mettant à 4 fois, faut dire que je commençais à m’émanciper un
peu (»).

(w) Avant que l’investigateur n’invite les assistants à poser éven­


tuellement, de façon directe, des questions à la patiente, on retiendra
un certain nombre d’indications apportées par Madame K. :
— L’expression « ... je ne suis pas franchement l’atnée » est
curieuse. L’allusion à une fausse-couche de la mère, antérieure à sa
propre naissance, pourrait induire l’idée d’une période de deuil et d’un
état affectif particulier chez la mère pendant qu’elle portait notre
malade, ainsi qu’après la naissance de celle-ci. Il ne s’agit là que
d’hypothèses, à retenir cependant pour la psychothérapie ultérieure.
MT* K. va prendre en effet une orientation différente de celle de notre
pensée, regrettant de n’avoir pas été précédée d’un frère qui aurait
« pris » (les remontrances au moins) à sa place.
— Le second argument : « ... pas servir de bonne d’enfants » n’a
OBSERVATIONS 285
(L’investigateur s’adresse aux assistantes)
* Bien. Est-ce que vous voulez lui demander quelque chose ?
— Moi, que je demande quelque chose ?
(S’adressant de nouveau à la patiente)
* Est-ce que vous voulez, ai-je dit à ces dames, lui demander
quelque chose.
— Ah oui, c’est bien ce que j’avais compris !
(Les assistantes font signe qu’elles n’ont rien à demander)
* Mais si vous voulez demander quelque chose vous, vous
pouvez.
— Non, non elles ont été bien sages (rit).
* Ça veut dire ?
— Oh je ne sais pas, parce qu’elles n’ont rien dit justement, que
j’ai peut-être pu les oublier et parler finalement plus, plus libre­
ment. Au début ça fait quand même quelque chose.
* Bon, dites-moi, est-ce que vous pouvez passer me voir à ma
consultation jeudi prochain ?
— Attendez — quand est-ce que j’ai rendez-vous avec Mr. J. ?...
Oui, je le vois vendredi.

de valeur que dans la mesure où la malade conçoit que ses frères


cadets auraient été ses aînés. La présence d’un frère aîné n’implique
pas en effet l’absence de petits frères ni la suppression, dans ces
conditions, du service de « bonne d’enfants » attribué à la fille aînée.
Reste à savoir le bénéfice imaginé par notre patiente au cas où elle
aurait été la petite sœur d’un frère aîné :
Rêvait-elle d’un homme d’âge intermédiaire entre son père et elle
(ceci nous ramène aux jeux sexuels de l’enfance d’abord avec le
garçon « presque de la famille », son aîné, puis justement de manière
inversée avec un frère cadet, dernier jeu pour lequel Madame K. petite
fille avait pris un rôle masculin) ? Nous avons antérieurement discuté
de ce problème et de l’agression qui y est liée.
Rêvait-elle d’un pénis, désir particulièrement ravivé sans doute en
raison de la présence des deux petits frères, la frustration étant alors
liée à l’absence du pénis chez elle et la non-frustration à la présence du
pénis chez ses frères ?
Les deux propositions sont vraisemblables. La dernière est confir­
mée par la notion de « revanche » opposant la valeur « formidable »
du plaisir intellectuel à la valeur de la gymnastique (pénienne).
De toute manière les indications relevées ci-dessus constituent le
témoignage d’un bon fonctionnement mental de type conflictuel et
névrotique. Nous savons cependant que ce fonctionnement n’est pas
continu chez M”* K.
286 OBSERVATIONS

• Qu’est-ce qu’il vous faudrait à votre avis pour vous sortir


d’affaire ?
— Faudrait déjà que j’en aie envie.
• Vous n’en avez pas envie ?
— C’est ce que j’ai dit à Mr. J., j’ai dit : j’ai même plus envie de
m’en sortir mais aussitôt j’ai ajouté : « si j’en avais pas envie, je vois
pas pourquoi je viendrais vous voir » C60).
• Je vous laisse alors, à jeudi.
— Oui.
• Au revoir.

C0) Nous venons de remarquer trois ordres de choses :


— L’incompréhension apparente de Madame K. qui, renversant
une certaine situation, croit qu’il s’agit pour elle de poser éventuelle­
ment des questions aux assistantes. La mise en avant par l’investiga­
teur des assistantes jusque-là muettes, pose évidemment des problèmes
dont M™ K. se tire en rejetant celles-ci au dernier plan pour conserver
la primauté dans la relation avec le consultant, manœuvre typique­
ment œdipienne par le déni des rapports privilégiés du père et de la
mère au profit du rapport du père et de la fille.
— La remise en avant ouverte de M. J., sous des prétextes de
calendrier (M™ K. a toutes chances de connaître ses rendez-vous avec
M. J. Elle s’en souvient d’ailleurs de façon rapide).
Les deux systèmes précédents font partie d’une relativement bonne
organisation des défenses de la patiente à la suite de la consultation et
au moment où elle va quitter l’investigateur.
— Le flou qui règne sur le sentiment de la malade concernant son
désir de vivre. Ce flou résulte sans doute d’une différence de qualité du
désir selon divers niveaux de fonctionnement, relationnels ou non. H
témoigne en définitive du fond précaire de l’organisation psychosoma­
tique de M™ K.
COMMENTAIRE

Le faisceau évolutif central de Madame K. s’avère d’ordre mental,


et sa structure, éloignée des organisations psychotiques et névroti­
ques types, celle d’une névrose de caractère à tendance hystéro-
phobique, toutefois dépourvue de traits de caractère marquants. Le
fonctionnement psychique de la patiente s’est révélé tout à fait
convenable la plupart du temps de l’investigation ; rétrospective­
ment, il nous est apparu comme ayant fréquemment possédé la
même qualité. L’inconscient ne se trouve alors aucunement isolé et
le préconscient remplit parfaitement ses rôles. Le langage verbal,
nuancé, permet d’entrevoir des identifications secondaires et des
projections sans excès. Les souvenirs affluent, directs ou remaniés.
Si l’on ne rencontre pas actuellement de projets — sans doute en
raison de l’état dépressif qui dure — ceux-ci ont été très nombreux
par le passé. Les refoulements, souvent évidents, n’altèrent cepen­
dant pas un discours sans ambages. Au niveau du processus
secondaire, malgré la double existence d’une pression pulsionnelle
estimable et d’un Surmoi dont on a pu, à plusieurs reprises, repérer
la présence, le Moi ne paraît ni solidement édifié dans une
personnalité consistante, ni très apte à organiser les défenses
lorsque émergent des angoisses. La culpabilité provient autant
d’imperfections vis-à-vis d’un Moi-Idéal que de transgressions par
rapport à des interdits surmoïques. Narcissiques, amoureux, conju­
gaux, maternels, intellectuels, d’ordre agressif parfois, des investis­
sements ont eu lieu ; leurs routes se sont toujours trouvées
rapidement barrées. A notre connaissance, l’exercice scolaire, la
maladie du mari, le début de la psychanalyse ont représenté les
meilleures manifestations du tonus vital. La plupart du temps,
semble-t-il, l’affectivité reste comme en suspens. Pas de plaisir
sexuel et pas d’érotisations terminales de situations quelconques.
288 COMMENTAIRE

Rien de très positif, d’organisant, n’a résulté de la sexualité


infantile, ni des événements de 6 à 9 ans. A peine a-t-on constaté
une relation sado-masochique avec le père ; elle n’a ouvert sur
aucun avenir. Alors qu’une ligne évolutive se dessinait à partir du
complexe de castration, alors qu’une culpabilité œdipienne était,
semble-t-il, apparue, l’incident de 9 ans n’a laissé en place qu’humi-
liation, blessure, dépression sans objet. Une incertitude, sinon une
inaptitude à se construire, existait donc déjà à ce moment, témoi­
gnant d’une relative faillite des remaniements organisateurs de la
période de latence. Les dispositions œdipiennes du stade génital
demeurent floues. On cherche en vain des contre-investissements de
valeur. Et cependant, lorsqu’ils se montrent, les fantasmes et les
rêves sont riches et bien construits. C’est ainsi la tenue du
fonctionnement psychique dans le temps, sa disponibilité, la fragilité
de sa présence qui restent en cause, davantage que les capacités
mentales éventuelles de la patiente.
La névrose de caractère hystéro-phobique de M™* K., faiblement
constituée, ne repose pas sur des systématiques de fixations qui
assureraient des régressions consistantes et susceptibles d’arrêter les
fréquents mouvements de désorganisation. Le caractère hystéro-
phobique représente ainsi davantage un rythme (dans les périodes
fastes, les programmations sollicitent rapidement la préséance, à de
multiples niveaux fonctionnels), qu’une réalité régressive et défen­
sive permanente. Peu de systèmes aigus de régressions ont été
notés : les pleurs dans l’enfance, le lit (avec l’apport sexuel
probable) après la déception du mariage. Ces systèmes ont fait long
feu dans l’ensemble et au cours même du traitement psychanalyti­
que, comme a fait long feu dans le même temps — sans profit — la
tentative de reconstitution du couple parental : analyste-femme et
M. J.
Existe-t-il des lignes évolutives latérales et des dynamismes paral­
lèles notables chez la patiente? Il ne le semble pas. Aucun trait
particulier et imprévu du caractère, aucune disposition somatique
marquante ne les signalent. L’eczéma de la première enfance attire
l’attention sur l’allergie, mais la ligne évolutive allergique n’a été
suivie ni de près ni de loin. Une lumière sublimatoire s’est présentée
avec la perspective des études de psychologie. Elle s’est éteinte dans
la dépression. Rien par ailleurs de l’économie d’une névrose de
caractère qui se désorganise facilement — alors que le fonctionne­
ment mental peut être excellent — ne nous incite à rechercher
l’existence de quelconques systématiques perverses.
La faiblesse des défenses régressives, générales ou partielles, se
pose ainsi au premier plan du tableau économique que nous donne
M"* K. Il faut néanmoins remarquer que la relation avec un
COMMENTAIRE 289

interlocuteur affectivement neutre, mais intéressé, a eu tendance à


ranimer l’activité psychique de la patiente pendant l’investigation,
malgré la présence — théoriquement gênante — d’assistants.
On n’est pas étonné, dans ces conditions, de la multiplicité des
traumatismes, lesquels provoquent au moins des dépressions. Nous
avons relevé un certain nombre de ces traumatismes au cours de
l’examen. Ils agissent à de nombreux étages évolutifs. Retenons la
position des parents après l’événement érotique de 9 ans, la relation
avec la mère pendant longtemps, la réalisation à peine esquissée de
plusieurs désirs, l’activité amoureuse, la naissance des enfants, la
passivité régressive, l’activité agressive, l’interruption de l’analyse.
Retenons enfin pour mémoire, en rapport sans doute avec une
déficience immunologique permanente ou épisodique, le « virus
australien » (présence de l’antigène Australia, sans doute) lors des
désorganisations.
Les dépressions sont donc nombreuses, qui ont commencé à se
manifester dans l’enfance. La patiente se montre d’ailleurs dépri­
mée à l’heure actuelle : un diagnostic qualitatif est néanmoins
difficile à porter en raison de la ranimation provoquée par la
consultation, et avant celle-ci même.
Les dépressions, hors celles accompagnées de pleurs dans l’en­
fance, et celles qui plus tard provoquaient une mise au lit réorgani­
satrice, ne semblent colorées d’aucune teinte régressive. Nullement
érotisées maintenant, elles demeurent sans objets, essentielles. La
baisse du tonus vital et l’absence de désirs les caractérise. Il ne paraît
pas exister d’installation opératoire. Cependant nous manquons de
renseignements sur la forme de vie de M“* K. pendant les périodes
dépressives les plus longues, et encore faut-il se méfier et ne pas se
laisser prendre par le rythme habituel de la patiente, lequel occulte
facilement les automations. Ces dépressions marquent un premier
pas (parfois très bref, en raison justement du manque d’une
organisation dépressive) dans les désorganisations qui, progressive­
ment, se propagent sans encombre jusqu’aux étages somatiques.
Parmi les affections somatiques (lesquelles pour un individu donné
peuvent, selon les moments de la vie, participer de différents
systèmes économiques), nous avons relevé l’eczéma de la première
année, l’acné subaigu, l’hépatite virale à rechutes (objet indirect de
la consultation), la tendance diabétique enfin.
Un mot d’abord concernant le tremblement des lèvres constaté à
plusieurs reprises au cours de l’examen. Le tremblement témoigne
du débordement, sur le système moteur, d’affects insuffisamment
élaborés par le psychisme et insuffisamment exprimés par voie
verbale. Nous avons vu que la localisation labiale de ce tremblement
électif ne pouvait être interprétée simplement.
290 COMMENTAIRE

Il est vraisemblable que l’eczéma durable a témoigné d’un épisode


de stagnation évolutive, sinon d’un épisode régressif. Un marquage
allergique existait peut-être qui, en tout cas, ne s’est pas prolongé
dans une ligne évolutive notable. Nous ne connaissons pas la nature
précise des fonctions immunologiques en cause, ni les temps
habituels de liaisons de ces dernières avec les autres fonctions qui
prennent valeur à la naissance ou peu de temps après elle (une des
fonctions de la peau dans notre exemple). L’absence d’une ligne
évolutive ultérieure d’ordre allergique nous ferait volontiers penser
que malgré la pression des programmations, caractéristique géné­
rale de la patiente, les tendances organisatrices spontanées du bébé
étaient déjà faibles et facilement bloquées. On doit alors accorder le
poids du déclenchement de l’eczéma à des facteurs extérieurs de
l’époque, inhibiteurs du développement, au premier plan desquels
nous devons à peine hypothétiquement placer les divergences
fatales dans la manipulation des excitations et des pare-excitations,
lors de l’exercice bipolaire de la fonction maternelle dont nous
avons eu la notion. Un tel phénomène a d’ailleurs pu intervenir dans
l’insuffisance plus générale des fixations-régressions de notre malade.
Autant que nous soyons en mesure de l’apprécier, les poussées
évolutives de l’hépatite s’inscrivent dans le cours de désorganisa­
tions progressives. La défaillance des défenses immunologiques en
cause va de pair avec l’installation plus ou moins récente d’une
dépression démunie de caractères régressifs et défensifs, dépression
essentielle qui témoigne d’insuffisances du fonctionnement mental
au niveau de la première topique. Sans tenir compte des thérapeuti­
ques médicamenteuses instituées (lesquelles, au demeurant, ne
peuvent qu’aider au raccrochage de défenses sans doute naturelle­
ment trop fragiles), les poussées d’hépatite virale semblent suivre le
rythme naturel de la malade dont les états psychosomatiques se
montrent relativement mobilisables. La multiplicité des atteintes
hépatiques, dans l’incertitude d’organisation qui règne, invite
cependant à une surveillance des équilibres cellulaires et biologiques
élémentaires. Les réorganisations qui suivent ces atteintes ne se
présentent pas en effet d’une manière très franche.
Le diabète chimique doit être également (comme il l’est) pris en
considération médicale. Même s’il existe une ligne évolutive, alors
très latérale, qui inclut cette tendance et fait se manifester une
symptomatologie diabétique régressive, on ne peut, pas plus qu’ail-
leurs, avoir confiance en la solidité du système.
Au point de vue thérapeutique, en dehors de la vigilance et des
interventions médicales éventuelles que nous venons de signaler,
une psychothérapie s’impose, en dépit de l’insuccès d’une psychana­
lyse antérieure.
COMMENTAIRE 291

La psychanalyse a échoué en ce qu'elle n’a pas rempli — au


contraire — le rôle de libératrice du fonctionnement mental qu’on
est en droit d’attendre d’elle. L’avenir d’une cure classique est
forcément douteux lorsqu’elle s’adresse à un sujet dont l’idéal de
puissance tend spontanément à soumettre un appareil psychique
dynamiquement limité parfois, plutôt qu’à disposer en permanence
de lui (1). Les interprétations non accompagnées d’explicitation des
mécanismes mentaux et de leur organisation chez l’individu en cause
(une telle explicitation se trouve à juste titre exclue de la cure
classique) aboutissent alors davantage à des réductions rapides,
autoritaires et rigides, du champ fonctionnel psychique, dans une
complicité entre le thérapeute et le Moi-Idéal du patient, qu’à
l’aménagement d’un Moi pouvant prétendre approcher de façon
progressive, selon son idéal, la répartition judicieuse de ses investis­
sements narcissiques et objectaux.
La psychothérapie que nous préconisons aura deux buts :
— Celui de combler peu à peu le vide dépressif de la patiente en
instituant une relation neutre et intéressée dont, sans en connaître
pour autant la texture précise, nous avons apprécié la valeur de
ranimation. La régularité des séances a toute chance d’étendre
largement dans le temps cette ranimation.
— Celui de permettre à Mme K. d’exploiter au maximum le
champ de son appareil mental et particulièrement le champ de ses
aptitudes préconscientes, par la voie d’une utilisation soutenue du
langage, voie qui sera réouverte et entretenue par le thérapeute
lorsqu’elle se montrera inutilisée par la patiente à la suite de
quelconques traumatismes désorganisants d’origine intra- ou extra­
thérapeutiques.
Une telle psychothérapie constitue un exercice difficile et nuancé.
Elle ne peut être menée à bien que par un psychanalyste expéri­
menté sachant adapter la technique, et jamais par un psychothéra­
peute qui ne soit rompu à l’analyse classique.
L’efficience psychothérapique reste cependant limitée. Si elle
permet au patient une reprise puis un entretien de son fonctionne­
ment mental optimum (avec, dans ces conditions, la diminution
considérable des risques de désorganisation et de maladies), elle a
peu de chances de modifier profondément l’organisation économi­
que interne de l’individu, comme elle a peu de chances, de ce fait,
d’inviter celui-ci à remanier de manière substantielle son système de
vie. L’enserrement effectif du sujet en cause dans son contexte
familial et social ne peut ainsi que persister la plupart du temps, la

(>) Cf. p. 80.


292 COMMENTAIRE

liberté relationnelle extérieure traduite dans le langage, qui prolon­


gerait celle de la thérapeutique, demeurant incertaine. Une surveil­
lance psychothérapique lointaine s’impose alors qui permettrait en
cas de besoin la reprise d’une psychothérapie active.
POSTFACE

La notion d’évolution domine cet essai d’économie psychosomati­


que. Les richesses apportées puis engendrées par la psychanalyse
donnent une signification à notre expérience clinique. Nous tentons
de dévoiler certains des phénomènes qui régissent les mouvements
individuels de vie et de mort.
Les découvertes scientifiques, de l’existant caché, apparaissent
elles-mêmes comme des fatalités évolutives. Les découvreurs sont
analogues à des cristaux plus ou moins tôt projetés dans quelque
sursaturation du milieu. Découvrir occulte le sentiment de castra­
tion par l’érection de nouveaux fétiches, donne aussi l’illusion
d’approcher les sources de la vie.
Les découvertes scientifiques soulignent méthodiquement le
déterminisme, même si l’on abandonne une place importante au
hasard. Cette place ne pourra que se réduire au gré de découvertes
nouvelles. Il est vrai que la science n’est pas directement impliquée
dans le déterminisme et qu’elle permet assurément de situer, d’une
manière chaque fois plus précise, les franges de liberté.
Les découvertes accordent la plupart du temps des bénéfices à
l'individu. Accélérant le rythme de l’EvoIution, elles lui retirent
cependant d’autres bénéfices, à plus ou moins long terme.
Quoi qu’il en soit, la fatalité des découvertes scientifiques engage
à s’occuper surtout de leurs applications.

L’exposé d’une suite de démarches et des connaissances théori­


ques qui s’en dégagent, tend à figer l’ensemble conceptuel provisoi­
rement établi, ainsi que chacun des éléments qui le constituent. Il
gêne alors pendant un temps la recherche et se montre relativement
stérilisant. Comme il rend compte du résultat de multiples analyses
294 POSTFACE

et synthèses — à l’image de l’expression verbale dans la cure


psychanalytique —, il est cependant nécessaire pour situer les
insuffisances et les incohérences que l’ensemble conceptuel recèle.
Cet exposé ne peut ainsi jamais qu’indiquer une étape de la
recherche, l’ensemble en cause demeurant prêt à se laisser modifier
un jour, même de façon profonde.
La science psychosomatique, particulièrement jeune, se définira
progressivement. Son exercice actuel et d’avenir appartient à ceux
qui, de quelque horizon qu’ils viennent, de quelque tradition qu’ils
soient et quelque âge réel qu’ils aient, se sentent également
modifiables (1).

Dans cet essai de psychosomatique, une place importante a été


réservée aux formes élémentaires de l’économie mentale ainsi
qu’aux mécanismes fondamentaux qui situent l’apparition des
troubles somatiques. Peu de pages se sont trouvées consacrées à la
pathologie mentale, à la pathologie somatique, telles qu’elles sont
classiquement conçues. La pratique psychanalytique et la pratique
médicale ont inégalement retenu notre attention.
L'économie mentale est au premier plan de l’économie psychoso­
matique individuelle.
La mise en place phylogénétique d’un système psychique rend
absolument originale l’économie humaine. L’évolution de l’appareil
mental occupe le temps le plus long de l’ontogenèse.
Le fonctionnement sans faille d’une organisation mentale solide
constitue la défense majeure qui s’oppose aux désorganisations
somatiques.
A partir de données originelles, l’organisation mentale indivi­
duelle s’établit dans la petite enfance sur la base de fonctionnements
alors reconnus comme essentiellement somatiques. L’appréciation
de ces fonctionnements permet sans doute des repérages pronosti­
ques concernant l’évolution mentale ultérieure du sujet. Inverse­
ment, plus tard, apprécier l’organisation mentale d’un individu
permet d’estimer différentes qualités de ses fonctionnements soma­
tiques.
Dans leurs rapports avec diverses formes évolutives ou contre-
évolutives d’organisations psychosomatiques du type occidental
actuel, nous avons mis en évidence certains des mécanismes

(*) Freud annonçait à Pfister : «... on imprime en ce moment une nouvelle


brochure. Inhibition, symptôme et angoisse. Elle ébranlera pas mal de traditions et a
pour but de redonner de la fluidité à des choses qui paraissaient déjà pétrifiées. Les
analystes qui veulent par-dessus tout la paix et la certitude seront peu satisfaits d’être
une fois de plus obligés de réviser leurs connaissances... » Lettre du 3.1.1926 in
Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister. Gallimard, Paris, 1966.
POSTFACE 295
fondamentaux qui situent l'apparition des troubles somatiques. Nous
avons ainsi considéré les insuffisances d’organisation, les désorgani­
sations progressives, les régressions globales et partielles et, parmi
ces dernières, les expressions somatiques d’ordre archaïque ainsi
que les manifestations conversionnelles.
Davantage pour préciser notre propos que pour nous occuper
directement d’elles, soulignant la nécessaire distinction des formules
d’organisation ou de désorganisation au-delà des symptomatologies
immédiates, nous avons évoqué quelques-unes des lignes névroti­
ques ou psychotiques de la pathologie mentale.
Bien qu’elle constitue un objet de notre démarche, nous n’avons
pas directement traité de la pathologie somatique, illustrant seule­
ment tel ou tel problème de représentations cliniques ou théoriques
qui la concernaient.
L’essence sublimatoire des vocations circonscrit l’intérêt profond
des individus, et partant, aussi large soit-elle, la portée des sciences
qu’ils animent.
La psychanalyse et la médecine tendent à se partager le champ de
la psychosomatique qui, dans la visée théorique, les intègre. Ces
deux sciences représentent des pôles de départ vers la psychosomati­
que, des buts de retour, des lieux de référence.
En dépit des sources psychanalytiques de la psychosomatique et
de l’enrichissement de la psychanalyse par les connaissances que la
psychosomatique a permises, certains auteurs analytiques, visant à
l’occasion quelque malade ou quelque maladie somatique, négligent
l’ensemble des problèmes que pose la psychosomatique. Ne s’occu­
pant guère des dimensions évolutives et économiques, des structures
individuelles et de leurs variations, des dépendances interfonction­
nelles, de la hiérarchie des fonctions, ils considèrent le psychique
comme un territoire clos, le somatique comme un voisin avec lequel
s’entretiennent habituellement des rapports de distance, éventuelle­
ment de flirt. D’autres auteurs analytiques envisagent le symbolisme
qu’ils perçoivent, et plus facilement encore celui du verbe, comme
un tout suffisamment significatif, valorisable en tout temps et en
tout lieu somatique. Lorsque l’exercice régulier de la psychosomati­
que attire finalement ces collègues, il efface aussi bien les frontières
que les excès.
A l’inverse des spécialistes jaloux de leur domaine ou soucieux de
leur art, d’autres scientifiques partiellement formés se risquent à des
pratiques d’analystes. Dépourvus d’une base qui permette de saisir
les dimensions évolutives, économiques, structurales, et leurs modi­
fications, ils ne peuvent que relier l’actualité des phénomènes
somatiques auxquels ils assistent, à diverses classifications éparses
de la pathologie mentale.
i

296 POSTFACE

Si ce n’est très souvent le médecin, l’ensemble de la médecine,


issu d’une longue histoire aux mouvements variés, parfois diver­
gents, se retrouve placé dans des conditions erratiques. La médecine
aux découvertes parfois magnifiques, fascinantes, demeure morce­
lée, cloisonnée dans ses études, ses travaux, ses spécialités, ses
statistiques, ses thérapeutiques, la plupart du temps isolée des
sciences de l’homme qu’elle traite. Sans réduire aucunement ses
valeurs ni revenir sur la fatalité de ses spécialisations, la médecine,
depuis les plus larges jusqu’aux plus fragmentaires de ses aspects,
attend peut-être de se rassembler autour d’une unité conceptuelle,
d’une âme, dans la mesure où les Sociétés qu’elle touche l’accepte­
ront. Ses découvertes et ses travaux connaîtraient alors leur place.
En raison du principe évolutionniste selon lequel l’étude des
phénomènes gagne à se trouver d’abord envisagée sous l’angle le
plus évolué, les rapports entre la psychosomatique et la médecine,
qui comportent déjà des aller et retour fructueux, sont d’un autre
ordre que les rapports entre la psychosomatique et la psychanalyse.
C’est ici la psychosomatique qui propose l’orientation des recher­
ches. Nous ne doutons guère ainsi que des psychosomaticiens, avec
la méthode qui leur appartient, abordent progressivement les
phénomènes somatiques de la pathologie et de la physiologie pour
étudier jusqu’aux plus archaïques d’entre eux. L’esprit du « pour­
quoi, et pourquoi encore et toujours » évolutif, s’allie facilement à
celui du « comment » pour découvrir le sens des choses, sans que
s’altère la sérénité de l’observation.

Freud a édifié la psychanalyse d’après le fonctionnement des


névrosés mentaux du type judéo-chrétien qu’il observait. On
s’interroge maintenant sur la raréfaction de ces névrosés modèles.
On pense que certaines orientations des névroses prennent le pas
sur les autres. Nous avons donné une place importante aux névroses
de comportement ainsi qu’aux névroses de caractère dont la tenue
psychique est irrégulière, structures souvent déterminantes des
troubles somatiques. En médecine où les techniques et les thérapeu­
tiques se sont considérablement développées, on assiste sinon à la
naissance de nouvelles pathologies, du moins à la prolifération de
certaines formes de maladies. Les deux mouvements, déviatifs en
peu de temps d’une situation antérieure, nous semblent parallèles
qui dépendent du progrès des sciences et de leurs applications, des
changements sociaux, du brassage des races et des civilisations, et
plus directement des modifications individuelles parfois profondes
qui en résultent.
La psychosomatique ne s’adresse pas particulièrement aux organi-
POSTFACE 297

sations, pathologiques ou non, issues de l’histoire récente ; son


développement n’est cependant pas étranger à cette histoire.
Intéressée avant tout à l’individu, la psychosomatique s’avère
capable de projeter une lumière sur certains domaines des sciences
de l’homme, quels que soient les formes et le temps de celui-ci.

Aux vicissitudes du temporel séculier répondent les lois de


l’Evolution qui contiennent les dimensions permanentes de la plus
large des analyses. L’hypothèse évolutionniste qui s’est imposée à
nous ne dicte pas, pour autant, une option métaphysique.
Observer un individu ne peut s’accomplir, en un moment donné,
sans apprécier la dynamique organisatrice, réorganisatrice, ou
désorganisatrice de ses fonctions, des plus générales aux plus
particulières, sans remarquer les régressions éventuelles, sans
évaluer les rythmes. Il convient, au-delà, de situer le moment étudié
dans une perspective plus vaste du sujet, qui embrasse le lieu et
l’époque des fixations repérées, l’installation successive des fonc­
tions, les modalités de jonction des chaînes évolutives qui en ont
découlé. La mise en avant des notions de mutation et de clivage
témoigne seulement alors de l’insuffisance bien acceptable d’une
analyse qui peut donc envisager déjà un secteur de son avenir.

Pinsac, août 1979.

Je remercie Madame Jacqueline Loriod dont l'aide amicale et


constante a rendu aisée la publication de cet ouvrage.

P. M.
L
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS 7

DÉSORGANISATIONS ET RÉORGANISATIONS
PATHOGÈNES

I. LES DÉSORGANISATIONS PROGRESSIVES 9


DES NÉVROSES DE CARACTÈRE 11
L’irrégularité du fonctionnement mental 14
Aspect positif 14
Aspect pathologique 18
Perspectives théoriques 22
Implications thérapeutiques 24
Les difficultés d’intériorisations et de rétentions
objectâtes 27
La complexité des relations objectales 29
Perspectives théoriques 35
Implications thérapeutiques 44
La multiplicité des événements désorganisateurs .... 50
LA DÉPRESSION ESSENTIELLE 59
Aspects symptomatiques 62
Aspects évolutifs 71
Perspectives théoriques 76
Hypothèses concernant le Moi-Idéal 80
Perspectives thérapeutiques 86
LA VIE OPÉRATOIRE 93
Les conduites opératoire 95
L’évolution de la vie opératoire 100
300 TABLE DES MATIÈRES

Points de vue théoriques : Automation et program­


mation 101
Points de vue thérapeutiques 111
La vie opératoire 113
A propos des conversions hystériques 117
La fonction maternelle 122
L’intervention médicale 128

II. LES RÉGRESSIONS 137


Diversité des fixations et des régressions — Implications
évolutives 137
Régressions globales et régressions partielles — Intérêt
d’une distinction théorique 143
Réflexions 157

III. OBSERVATIONS . 161


Madame I 162
Commentaire 202
Madame J 214
Madame K 242
Commentaire 287

POSTFACE 293
....

Science de l’homme Payot


Sous la direction'de
Gérard Mende!

Fondateur, médecin-chef, aujourd’hui directeur scientifique de


l’institut de Psychosomatique, Pierre Marty, praticien et
théoricien, se consacre à la psychosomatique depuis quatre
décennies.
Illustré d’exemples cliniques, LOrdre psychosomatique
considère l’organisation humaine faite de rassemblements et
de hiérarchisations fonctionnels qui lui donnent sa force. Il
considère aussi les insuffisances et les incertitudes qui
F. fragilisent cette organisation et laissent la porte ouverte aux
maladies somatiques, ainsi que le. rôle dés dépressions dans
les désorganisations somatiques graves. Et souligne l’espoir,
que font apparaître les résultats des psychothérapies.
Les points de vue de Pierre Marty exprimés dans ce livre ont
suscité de multiples recherchés en médecine, en sciences
humaines, en psychologie. Ils ont également provoqué la
création de nouveaux centres hospitaliers de
psychosomatique, en France comme à l’étranger.

1
Design Pentagram
: Illustration : Dessin de Pierre Marty. (D.Rj
I ,160.00 ff ne Z

88-X
ISBN ■ 2-2 28-88023-X
9 782228 880237 6k 902244-7 S

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