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Chevalier Vérène
Université Paris-Est Créteil Val de Marne - Université Paris 12
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Chevalier Vérène. Pratiques culturelles et carrières d'amateurs : le cas des parcours de cavaliers dans les clubs
d'équitation. In: Sociétés contemporaines N°29, 1998. pp. 27-41;
doi : 10.3406/socco.1998.1840
http://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1998_num_29_1_1840
Résumé
Centré sur l’abandon de pratique, à la fois comme objet d’analyse et comme méthode
d’observation de la nature processuelle de l’engagement dans les activités culturelles d’amateurs,
cet article examine la notion de pratiquant et la vision classique des populations d’amateurs. Ces
dernières se révèlent beaucoup plus mobiles dès lors que l’on s’intéresse aux caractéristiques
longitudinales de la pratique individuelle. Loin d’être un état stable, les pratiques culturelles
d’amateurs se donnent à voir comme des carrières de construction sociale d’une identité de
pratiquant. Cette construction résulte de deux processus, l’un de socialisation par la fréquentation
assidue des espaces et des copratiquants à différentes étapes de la carrière, l’autre
d’acculturation par l’acquisition d’une culture institutionnelle spécifique.
VÉRÈNE CHEVA LIER
PRATIQUES CULTURELLES
ET CARRIERES D’AMATEURS :
LE CAS DES PARCOURS DES CAVALIERS
DANS LES CLUBS D’EQUITATION
RÉSUMÉ : Centré sur l’abandon de pratique, à la fois comme objet d’analyse et comme
méthode d’observation de la nature processuelle de l’engagement dans les activités
culturelles d’amateurs, cet article examine la notion de pratiquant et la vision classique des
populations d’amateurs. Ces dernières se révèlent beaucoup plus mobiles dès lors que l’on
s’intéresse aux caractéristiques longitudinales de la pratique individuelle. Loin d’être un état
stable, les pratiques culturelles d’amateurs se donnent à voir comme des carrières de
construction sociale d’une identité de pratiquant. Cette construction résulte de deux
processus, l’un de socialisation par la fréquentation assidue des espaces et des co-
pratiquants à différentes étapes de la carrière, l’autre d’acculturation par l’acquisition d’une
culture institutionnelle spécifique.
L’étude des pratiques culturelles est généralement envisagée d’un point de vue
statique qui conduit à s’interroger sur la composition socio-démographique des
populations de pratiquants, sur les déterminants sociaux qui prédisposent au choix
d’une activité s’inscrivant dans le domaine des loisirs et du temps libre, et sur
l’évolution des effectifs de pratiquants au regard de la diversification de ces
activités. La démarche que nous proposons est différente car elle consiste à
s’intéresser davantage à l’aspect dynamique de ces pratiques, en mettant l’accent sur
les mobilités qui affectent les populations et sur les carrières des pratiquants *. Le
domaine qui nous intéresse ici est celui des pratiques d’amateur qui sont, en partie
ou en totalité, structurées et organisées par des institutions telles que les
conservatoires pour les activités musicales ou la pratique de la danse par exemple,
ou encore les fédérations dans le cadre des pratiques sportives. Nous avons adopté
cette démarche pour analyser l’une de ces pratiques, celle de l’équitation de club, et
utilisé les méthodes de l’analyse démographique ainsi que les méthodes plus
qualitatives des entretiens biographiques.
* Cet article doit beaucoup à la lecture attentive et critique de Brigitte Dussart, du Centre de
Recherche sur l’Habitat, où la thèse qui l’a inspiré a été réalisée.
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VERENE CHEVALIER
Dans les analyses transversales, le pratiquant est identifié par le fait d’avoir
pratiqué au moins une fois au cours de l’année écoulée (dans les enquêtes
spécifiques 1 ), ou par le fait d’avoir acquis une licence (dans les recensements des
organismes fédérateurs). C’est donc principalement l’entrée dans l’activité qui
désigne le pratiquant. Or les analyses longitudinales des populations de pratiquants,
notamment sportifs, (Chevalier V., 1990, 1994, 1996 ; Coakley J., 1993 ;
Belmokhtar Z., 1990 ; Gras L., 1995) ont montré l’existence d’intenses mouvements
d’entrée et de sortie, révélant le caractère généralement éphémère de l’engagement
dans la pratique. Il convient dès lors de considérer la pratique non pas comme un
statut ou comme un élément de statut, mais comme un « cheminement » (Godard F.
et De Conninck F., 1990) : un parcours ou plutôt une carrière d’amateur, et de
donner une place importante à l’« abandon » d’activité.
L’intérêt de l’analyse des pratiques en terme de carrières semble évident dès lors
que l’on cherche à comprendre le sens qu’elles ont pour les pratiquants, c’est à dire
leur signification sociale. Il y a tout lieu de penser en effet que celle-ci n’est pas
indépendante de la dynamique des populations de pratiquants : deux groupes de
pratiquants peuvent avoir le même effectif, la même croissance, des structures socio-
démographiques analogues, mais la signification sociale de ces pratiques n’est sans
doute pas la même si l’un des groupes renouvelle la quasi totalité de ses pratiquants
d’une année sur l’autre, tandis que l’autre n’en renouvelle qu’une petite partie. On
peut aussi penser que les individus qui se saisissent durablement d’une pratique sont
plus à même de s’en approprier les signes et les codes distinctifs et, qu’inversement,
ils sont aussi plus à même de faire valoir leurs compétences acquises (en terme de
techniques, de manière de faire et de valeurs) comme compétences légitimes qu’ils
ont davantage d’ancienneté.
1. Les enquêtes de l’INSEE (1967 et 1988) sur les loisirs des Français, les enquêtes du ministère de la
Culture (1973, 1981, 1988, 1994) sur les pratiques culturelles des Français et celle de l’INSEP
(1985) sur les pratiques sportives des Français.
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EQUITATION : PRATIQUES CULTURELLES ET CARRIERES D’AMATEURS
En 1988, l’enquête de l’INSEE sur les loisirs évaluait à quelques 710 000 les
Français qui avaient pratiqué, occasionnellement ou pas, l’équitation au cours de
l’année écoulée. À la même époque les organisations fédérales comptaient quelques
210 000 licenciés, alors qu’elles n’en relevaient que 21 000 au début des années cin-
quante. En 40 ans, le nombre des cavaliers licenciés avait donc été multiplié par dix,
montrant ainsi le développement important de cette pratique sportive. Celui-ci s’est
d’ailleurs accompagné de changements dans la composition socio-démographique
de la population des pratiquants : on observe une féminisation croissante des
effectifs (on passe de 53% de femmes en 1975 à 68% en 1995), et un rajeunissement
global des pratiquants, en grande partie dû à l’introduction de poneys en France
depuis 25 ans. L’analyse secondaire de l’enquête INSEE sur les loisirs en 1988
comparée aux résultats de celle de 1967 (Chevalier V., 1994, p. 32-53), permet en
outre de constater que les sur ou sous-représentations en matière de catégories
socioprofessionnelles, de revenu, etc. s’atténuent. En 1988, on trouve toujours parmi
les pratiquants de l’équitation plus de diplômés ou de hauts revenus que dans la
population française (et même que dans la population sportive globale), mais ces
sur-représentations sont moins marquées que vingt ans auparavant.
Une première façon d’aborder la question de la dynamique des pratiques a
consisté dans le repérage et l’évaluation des processus de renouvellement, ce qu’il
était possible de faire à partir des fichiers fédéraux de licenciés. Une analyse
exhaustive de la population des quelques 380 000 cavaliers ayant été adhérents de la
DNSE 2 au moins une année dans la période 1989 – 1992 a été réalisée, en prenant
2. La DNSE (Délégation Nationale aux Sports Équestres) est l’un des trois organismes recenseurs de
la Fédération Française d’Équitation et représentait en 1992 plus des deux tiers des cavaliers
licenciés en France. Créée en 1921 sous l’appellation Fédération française des Sports Équestres,
elle a assisté en 1963 à la naissance d’une fédération de tourisme équestre (Association Nationale
de Tourisme Équestre devenue depuis DNTE et regroupant 25 000 cavaliers randonneurs en 1992)
et en 1971 d’une fédération d’équitation sur poney (Poney Club de France devenu DNEP comptant
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soin de repérer l’ancienneté de chacun d’eux. L’un des principaux résultats de cette
analyse a été de mettre en évidence le fait que l’on avait bien affaire à des
dynamiques, puisqu’une majorité de licenciés annuels (60%) se trouvait inscrite soit
dans des flux d’entrants (43%) soit dans des flux de sortants (40%). Ce constat a
confirmé le bien fondé de la démarche car il montrait combien l’événement
« entrée », qui définit statistiquement le pratiquant, était sans doute important pour
rendre compte de choix relevant de dispositions sociales, mais peu explicite pour
rendre compte des dynamiques. Il nous a donc semblé utile d’aller plus loin et de
prêter plus d’attention aux pratiques individuelles exprimées en terme de durée de
participation et de parcours, et aux événements qui jalonnent ceux-ci et donnent un
sens à l’abandon.
Si l’abandon tient une place considérable dans les dynamiques de
renouvellement de la population des pratiquants de l’équitation (chaque année 40%
des effectifs sortent de cette population), on constate aussi que ce flux n’est pas
réparti de manière uniforme 3 .
L’abandon varie considérablement selon l’expérience des pratiquants, c’est à
dire en fonction de l’ancienneté de leur première inscription : il passe de 56% chez
les primo-licenciés (56 débutants sur 100 abandonnent au cours de leur première
année d’activité) à 30% parmi les pratiquants de 3 ans d’ancienneté. On observe en
même temps des différences entre les hommes et les femmes : les hommes
abandonnent davantage que les femmes lors des deux premières années de pratique,
mais, passé ce cap, ils abandonnent moins.
L’abandon varie également selon l’âge et ce de façon différente chez les hommes
et les femmes, les différences étant plus marquées dans sa composante précoce
(abandon avant un an). Les jeunes garçons abandonnent plus que les jeunes filles
mais c’est l’inverse chez les adultes.
Les abandons ne sont pas circonscrits dans une tranche d’âge précise (ceux de
l’entrée dans la vie adulte) mais répartis sur tous les âges, ce qui conduit à revoir
l’idée communément admise selon laquelle l’abandon résulterait d’un effet
mécanique lié aux événements du cycle de vie (décohabitation, vie maritale, etc.).
L’abandon peut n’être que provisoire pour certains, là encore principalement dans
sa composante précoce, et être alors suivi d’un retour. Environ un quart des cavaliers
non novices ou « survivants » annuels ont interrompu au moins une fois leur carrière.
Ces modes d’apparition de l’abandon conduisent à une durée moyenne de
participation aux activités des centres équestres de deux ans.
L’analyse des sorties conjuguée avec celle des entrées correspondantes dans les
différentes catégories de population confirme l’évolution de la structure de la
population équestre licenciée dans le sens d’une féminisation et d’un rajeunissement
croissants. La variation des principaux indices entre 1989 et 1992 montre même une
accélération de ces évolutions. La composition de la population des cavaliers
licenciés est ainsi marquée par trois principales caractéristiques : la jeunesse des
60 000 licenciés en 1992, plus de 110 000 aujourd’hui). Par son histoire et son développement la
DNSE constitue le noyau dur sportif de l’équitation institutionnalisée en France.
3. Cf. les détails des résultats de l’analyse démographique de la population équestre licenciée à la
DNSE dans Chevalier V., 1996.
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4. LA CARRIERE DE L’AMATEUR
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comme des parcours (Becker, 1963) décrivent des processus qui semblent plus
proches que ceux que nous avons pu observer.
Selon la définition de E. C. Hughes, la notion de carrière permet en effet
d’articuler des itinéraires aux étapes institutionnellement définies et la manière dont
les pratiquants, professionnels ou amateurs, parcourent individuellement ces
itinéraires. En s’appuyant sur cette définition, on peut alors considérer que le cursus
linéaire sportif ne décrit pas en fait le mode de participation des pratiquants, mais
constitue cet itinéraire socialement structuré, ici par l’institution sportive, qui définit
les niveaux, les étapes et les passages comme une « suite typique de positions »
permettant d’accéder à l’excellence sportive. Les « carrières équestres » se
présenteraient alors comme l’articulation de cet itinéraire canonique avec les
parcours plus ou moins cahotiques et plus ou moins brefs qu’effectuent les
pratiquants en découvrant progressivement les étapes qui leurs sont proposées.
Une des particularités des pratiques culturelles d’amateur est, comme nous
l’avons déjà précisé, le fait qu’elles sont librement choisies et donc non contraintes,
ce qui autorise leur abandon à tout moment. Cette situation diffère de celle que l’on
peut trouver dans l’institution scolaire ou dans le monde du travail où les consé-
quences de l’abandon affectent plus directement et brutalement l’identité sociale des
individus. Ainsi nombre de ces pratiques d’amateurs peuvent être saisies puis aban-
données rapidement sans trop de conséquences pour la vie de l’individu. Elles
peuvent aussi être reprises (en l’occurrence au sein du même club ou dans un autre)
ou, comme nous l’avons signalé, se reporter sur d’autres activités. L’abandon est
donc dans ce cas la réaction la plus simple qu’un pratiquant peut avoir dès lors que
ses attentes ne sont pas satisfaites.
Le fait que l’abandon n’ait pas une répartition homogène selon l’ancienneté,
l’âge ou le sexe le rend difficilement explicable par les événements du cycle de vie,
surtout dans sa composante précoce où il est pourtant le plus fréquent, ou même par
la disparition des perspectives d’atteindre de hauts niveaux de performance. En
revanche, l’analyse des biographies sportives montre bien que l’abandon est un très
bon révélateur des contradictions internes à la pratique, c’est à dire des décalages qui
apparaissent lorsque les représentations de la pratique sont confrontées aux réalités
de l’apprentissage et aux finalités sportives qui leur sont associées. En même temps
le fait que l’abandon survienne à des niveaux différents d’ancienneté suggère que la
durée de pratique se structure à travers une succession de séquences inégalement
propices à l’abandon : on abandonne en effet de moins en moins au fur et à mesure
que la durée de pratique se prolonge. Ce constat permet de penser qu’au cours de
cette période surgissent des contradictions internes à la pratique qui sont sans doute
moins bien résolues au départ par les débutants qu’elles ne le sont par la suite par les
persévérants.
Les biographies sportives permettent alors de mieux comprendre le sens que les
pratiquants donnent à l’abandon et, par là même, de mieux comprendre les processus
à l’œuvre de façon collective dans la dynamique de la pratique que l’analyse
longitudinale met en évidence.
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4. La quinzaine d’entretiens semi-directifs (durée moyenne d’une heure et demie) réalisée auprès de
cavaliers de clubs portait sur leur biographie équestre. Les cavaliers, ayant abandonné ou encore en
activité, ont été sélectionnés principalement selon leur ancienneté dans le club. Les entretiens ont
été analysés en ayant recours d’une part à la méthode biographique, entretien par entretien, pour
repérer « le mode singulier des processus » (Bertaux D., 1980), et d’autre part à la méthode
thématique, pour rendre compte de l’ensemble des éléments signifiants au sein de chaque séquence
(Bardin L., 1991).
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cavalier. À ce stade l’abandon est encore fréquent car beaucoup de cavaliers initiés
refusent de s’engager dans cette voie « royale » mais unique qui finalement exclut et
dévalorise toutes les autres modalités de la pratique, en particulier celle de la
promenade en toute liberté. Comme le dit un des cavaliers en rupture de club :
« Faire un concours, je dis non... moi je suis plutôt un cavalier du dimanche matin,
des allées cavalières… c’est vrai que c’est bien dommage qu’il n’y en ait pas dans
le coin… mais de la balade du dimanche matin, être à l’aise dans la nature tout en
ayant quand même le bagage technique de savoir ce qu’on fait, pourquoi il y a un
mors comme ça et tout ça… ».
La troisième et dernière séquence est celle où se confirme le statut de cavalier.
Elle résulte d’une conversion achevée des représentations antérieures de la pratique,
et de l’adhésion aux valeurs promues par le club dans le cadre de l’activité de
compétition qui est la seule proposée ou du moins la seule qui soit considérée
comme valorisante pour le cavalier. Celui-ci, s’il n’a pas abandonné, s’engage alors
dans la voie des concours, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire. Il se trouve alors
engagé, au propre comme au figuré, « à travers toute une série d’actions infimes
réalisées au cours des étapes antérieures » (Becker, 1960) de telle sorte qu’il devient
alors plus coûteux d’abandonner que de persévérer eu égards aux investissements
consentis.
La notion de carrière a permis de comprendre que les nouvelles représentations
du cheval et des activités équestres ne pouvaient être admises par les pratiquants
qu’à condition de succéder à d’autres, qui elles-mêmes préparaient leur avènement.
En effet, si les pratiquants ne mentionnent pas au fil de leur récit certaines de ces
modalités, c’est que vraisemblablement celles-ci n’ont pas encore été expérimentées,
ni même envisagées. Ceci nous a permis de comprendre la dynamique des
différentes carrières équestres (les parcours individuels), en constatant par exemple
que certaines modalités de pratique n’apparaissaient pas en terme de représentations
avant que certaines étapes (socialement structurées en niveaux de compétence
reconnus) n’aient été franchies et qu’elles n’aient été expérimentées. On peut donc
dire que l’abandon, et la place qu’il prend dans les parcours des pratiquants
amateurs, permettent de comprendre que ces parcours se construisent comme des
carrières, c’est à dire à travers une succession d’ajustements constants et séquentiels
entre les représentations que les pratiquants se font de la pratique et le champ des
expériences possibles proposé par l’institution.
On peut aussi constater que la longévité des cavaliers dans les clubs résulte d’une
série de conversions et d’abdications que le pratiquant est amené à opérer et à
accepter, en particulier par le biais de la socialisation résultant de la fréquentation du
club, et qui lui permet d’adhérer à un projet équestre possible, c’est à dire légitimé
par l’institution et réalisable au sein du club. En ce sens on peut dire que la pratique
de l’équitation se présente bien comme une construction sociale de la réalité de la
pratique de club.
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expérience comme ayant été « initiatique », sur le modèle de celle vécue par les
débutants de club ou de celle qu’ils ont vécue par la suite en y accédant eux-mêmes.
Comme le dit l’une d’entre elles : « À la campagne, le cheval c’était exactement
comme le vélo...tout le monde montait, ça faisait partie des habitudes, on prenait un
cheval et on partait, sans avoir aucune technique, ça venait tout seul, il n’y avait pas
besoin d’apprendre... ». On peut donc apprendre à monter à cheval sans pour autant
devoir renoncer à ses rêves profanes. Seuls l’entrée dans le club et les premiers
apprentissages techniques impliquent cette rupture initiatique, parce que ceux-ci
marquent en même temps l’accès à une culture équestre particulière légitimée par
l’institution.
Pour les non-initiés et les débutants, la culture équestre des clubs apparaît
comme quelque chose de très fermé, d’ésotérique, avec des rites de passage. Le
débutant est, toute proportion gardée, victime d’une forme de violence symbolique
dans la mesure où il se trouve confronté à l’arbitraire culturel. S’il veut continuer, il
doit s’en remettre totalement à ceux qui savent et connaissent le bon chemin pour
devenir un vrai cavalier. Les moniteurs, mais aussi les membres les plus anciens,
représentent et promeuvent une pratique de l’équitation qui est très éloignée, comme
on l’a vu, des imaginaires profanes de la pratique 5 . Comme le dit un cavalier, « c’est
un animal qui a toujours vécu avec l’homme, il existe chez tout le monde et pour
tout le monde dans l’inconscient collectif », mais il ne parle sans doute pas du même
cheval.
Le processus d’acculturation implique donc une rupture brutale avec les
représentations profanes antérieures à l’entrée au club, celle-ci ouvrant la voie à la
transmission des savoirs techniques et théoriques de la culture équestre. Le fort taux
d’abandons précoces témoigne de la difficulté qu’éprouvent les « novices », qui
sont, par définition, peu ou pas socialisés au milieu équestre, à transformer
radicalement leurs représentations 6 . La socialisation au milieu, qui se fait au cours
de la fréquentation du club, joue ensuite un rôle important dans les processus de
passage aux séquences suivantes puisque le pratiquant déjà initié n’est plus dans la
situation de renoncer à son rêve sans savoir encore très bien ce qui va combler le
vide. Autour de lui, et à toutes les étapes, les cavaliers plus expérimentés incarnent
de la façon la plus complète la finalité des apprentissages dont ils ont su tirer le
prestige ou la considération dont ils jouissent au sein du club. Ils indiquent alors
l’itinéraire à ceux qui veulent bien les suivre. Les interactions entre initiés et non-
initiés, à chaque étape de la carrière, ont donc une place essentielle dans sa
construction car elles influencent le choix de s’engager dans l’une ou l’autre des
modalités de pratique de l’équitation offertes par les activités du club. Si les
5. Cette situation n’est sans doute pas spécifique à l’équitation et on peut la retrouver dans d’autres
activités sportives, comme les sports de combat venus d’ailleurs, judo, karaté, etc. Elle peut aussi
être moins marquée dans le cas de sports issus de cultures régionales et qui ne sont pratiqués que
localement. Dans une recherche sur la pelote basque (Gras L., 1995), l’auteur montre que ce sport
fait rêver et attire tous ceux qui revendiquent et se sentent proches de la tradition et la culture dans
lesquelles il s’inscrit, à la différence de l’équitation. Dans ce cas l’initiation ne se présente pas
comme une rupture et l’abandon précoce est réduit (25%).
6. Beaucoup de cavaliers disent qu’ils n’ont pu franchir l’étape de l’inscription au club et celle de
l’initiation que parce qu’ils y étaient introduits par des amis ou des relations qui en étaient déjà
membres. Une autre solution consiste aussi à s’inscrire « à plusieurs »...
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cavaliers considérés comme les plus confirmés sont ceux qui affirment ce statut à
travers la pratique de la compétition, ce qui est le cas le plus fréquent, ceux qui se
trouvent ainsi attirés dans cette voie seront aussi mieux soutenus dans leurs efforts
que ceux qui s’y refusent ou optent pour des activités considérées comme moins
prestigieuses. Comme le dit l’un d’entre eux : « Il me semble que je vais dans un
club, moi, bon, j’ai plein de copains et tout qui font de la compétition....à la limite,
j’en ferais pas, il me semble que je me demanderais pourquoi pas moi...tout au
moins j’essaierais quoi. Quelqu’un qui ne fait pas de compétition, il ne partage pas
les mêmes choses, il ne partage pas les mêmes entraînements, les mêmes problèmes,
les mêmes soucis, les mêmes joies. Donc petit à petit, quand tu partages rien avec
quelqu’un, à un moment donné, il y a séparation. »
Comme le montre H. S. Becker à propos de « la carrière des fumeurs de mari-
juana », tout le monde ne fume pas de la marijuana, parce qu’avant de l’avoir fait,
« la personne n’a aucune idée des plaisirs qu’elle peut en retirer : c’est au cours des
interactions avec les fumeurs expérimentés qu’elle apprend à prendre conscience de
nouveaux types d’expérience et à les considérer comme agréables ». Le vocabulaire
qu’utilise l’individu pour exprimer ses motivations révèle d’ailleurs qu’ils les a
apprises au cours des interactions avec les autres pratiquants. Les pratiquants
apprennent ainsi à participer à une sous-culture organisée autour d’une activité parti-
culière. Comme le dit C. Dubar (1991), « grâce à la maîtrise d’un vocabulaire,
l’intériorisation de recettes et l’incorporation d’un programme, bref à l’acquisition
d’un savoir légitime qui permette à la fois l’élaboration de stratégies pratiques et
l’affirmation d’une identité reconnue », les cavaliers débutants et persévérants vont,
dans les centres équestres, se construire une identité de cavalier en intégrant les élé-
ments de la culture équestre légitime. Cette identité toutefois est sans doute très éloi-
gnée de celle qu’ils avaient imaginée sur la base de leurs premières représentations
de la pratique équestre et le processus de sa construction s’est aussi avéré coûteux en
nombre de pratiquants.
5. CONCLUSION
Les recherches de P. Bourdieu (1965, 1979, 1980) sur la sociologie des pratiques
d’amateur 7 ont mis en évidence les systèmes de dispositions socialement acquises
qui orientent les individus vers des activités définies : le piano ou l’accordéon, le
dessin réaliste ou la figuration abstraite, le football ou le golf. Dans le droit fil de ces
recherches, C. Pociello (1981) a lui aussi montré que les positions sociales
intervenaient largement dans le choix de pratiquer un sport plutôt qu’un autre, et
élaboré un espace social des sports. Sans nier le rôle des déterminants sociaux dans
le choix des pratiques, il semble que l’on doive aussi s’intéresser aux aspects
dynamiques. On ne peut exclure en effet qu’une partie des mobilités intervenant
dans les pratiques provienne, pour les entrées, de la volonté des individus
d’accumuler les codes et les signes d’un capital culturel éventuellement convertible
7. Dans la société française contemporaine où les modes de vie laissent plus de temps libre avant,
pendant et après la vie active, le champ des pratiques culturelles est devenu un lieu d’enjeux
stratégiques pour acquérir des codes et des signes. T. Veblen l’avait déjà montré (Veblen, 1899),
mais dans une société et à une époque où la compétition pour l’acquisition d’un capital culturel
était probablement d’une moindre portée qu’aujourd’hui.
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EQUITATION : PRATIQUES CULTURELLES ET CARRIERES D’AMATEURS
en capital social, et, pour les sorties, de leur déception à cet égard, l’activité choisie
ne fournissant pas un capital assez aisément ou rapidement convertible. Une des
questions qui se posent est donc de savoir si les positions dans cet espace sont
stables, c’est à dire si le choix d’une pratique (caractérisé par l’événement initial de
l’entrée dans l’activité) n’est pas un événement parmi d’autres qu’il conviendrait
alors de repérer. Il y a donc là une dimension de l’espace des sports qui s’ajoute à
celle des choix initiaux, c’est la dimension dynamique de la pratique dans laquelle se
jouent la continuation ou l’abandon de l’activité.
Du point de vue quantitatif, il semble que la proportion respective des
« zappeurs » et des « stables » de chacune des pratiques culturelles et sportives
informe sur leur signification sociale. Nul doute d’ailleurs que si les enquêtes
relevaient les caractéristiques d’ancienneté et de stabilité des pratiquants, le
croisement avec les caractéristiques socio-démographiques informerait sur les
processus de sélection sociale de ces pratiques au delà du choix initial. Ce serait
également un moyen de mesurer plus précisément les mécanismes de diffusion ou de
démocratisation d’une pratique. On peut imaginer en effet que l’augmentation au
cours du temps des effectifs de pratiquants conjuguée à la diversification de leurs
positions sociales, identifiées comme critères de « démocratisation » de la pratique,
résulte en fait en partie de l’augmentation du nombre des « zappeurs », et conserve
un effectif constant de pratiquants stables ayant des caractéristiques socio-
démographiques elles-mêmes stables. Dans le cas de l’équitation par exemple, on ne
peut savoir si l’atténuation observée entre 1967 et 1987 de la sur-représentation des
catégories les plus dotées (en diplômes, en revenus et en CSP) plaidant pour une
diffusion de cette pratique ne correspond pas en fait à une augmentation du nombre
des « zappeurs », donc à une diffusion conjointe de l’instabilité.
D’un point de vue plus qualitatif, les caractéristiques longitudinales de la
pratique individuelle (ancienneté, étape) s’avèrent essentielles pour comprendre la
signification de l’activité, mais aussi pour comprendre que le statut de pratiquant est
dans la réalité toujours en construction (processus d’acculturation) alors que la
définition statistique le donne comme un fait établi.
L’intérêt de l’approche dynamique de pratiques non contraintes comme les
pratiques culturelles est que l’abandon peut venir sanctionner les différentes étapes
(comme le résultat de processus d’acculturation réussis ou non au cours d’une
carrière) et rendre directement lisible chacune de ces étapes. Nous pensons en effet
que le modèle de la carrière, avec ses étapes successives et hiérarchisées, est une
configuration centrale de la plupart des pratiques culturelles, même en concevant
qu’il y ait, ici ou là, des variantes et des modulations de ce modèle. L’approche
longitudinale de ce domaine de pratiques peut donc contribuer à étayer le champ de
l’analyse dynamique des pratiques sociales.
Vérène CHEVALIER
Université de CAEN
LASMAS-IdL (CNRS UPR 320)
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