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Méthodes d’enquête en sciences sociales

Université Paris 8

L’observation

Année 2023-2024

Semestre 1 Licence 1
Louis Pastor
louis.pastor04@univ-paris8.fr

Sommaire
DÉFINITIONS 1
QU’EST-CE QUE L’OBSERVATION ?...............................................................................5
- encart 1 : Le risque de sur-interprétation, d’ethnocentrisme et d’altérisation …………..6
- encart 2 : Observation participante ou participation observante ? ……………………..10
- encart 3 : à découvert ou incognito ? …………………………………………………....11
L’observation Made in USA………………………………………………………………13
Développement en France : observer la condition ouvrière……………………………14
LA MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE S’ENSEIGNE-T-ELLE ?................................17
POURQUOI FAIRE DE L'OBSERVATION ?.................................................................18
DÉFINIR LA PROBLÉMATIQUE : LES ALLER-RETOUR AVEC LE TERRAIN 19
- encart 3 : L’enquête sur le club de boxe de Loïc Wacquant: Corps et âme……………20
- encart 4 : Observer un chantier sur lequel on travail : trucs et astuces……………….21
ÉCRITURE ET ANALYSES SOCIOLOGIQUES DES MATERIAUX……………..24
INDICATIONS POUR LE COMPTE-RENDU D’OBSERVATION…………………27
Documents et textes à l’appui (Foote Whyte, Dubet, Christin, Jounin)......................33-74
DÉFINITIONS

(NB : ces définitions très synthétiques visent un décodage rapide du vocabulaire de


l’observation directe en sociologie)

Accessibilité du terrain : l’accessibilité du terrain désigne les conditions sous lesquelles le/la
sociologue peut y entrer pour mener son enquête. Elle peut être caractérisée en termes formels
(le lieu est public, privé, ou semi-public, c’est-à-dire accessible sous certaines conditions
formelles (entrée payante, inscription, contrôle d’identité à l’entrée...). Mais l’accessibilité a
aussi une dimension plus informelle : la présence du/de la sociologue peut être contestée par
les acteurs en présence, même dans un lieu public. De ce point de vue, l’accessibilité pourra
varier en fonction de caractéristiques objectives de l’enquêteur/·trice, mais aussi en fonction du
rôle qu’il/elle adopte sur le terrain.

Analyse méthodologique : démarche par laquelle le/la sociologue évalue sa pratique d’enquête.
Il peut s’agir par exemple, après une séance d’observation, de décrire dans son journal de
terrain une séquenced’interaction entre l’enquêteur/·trice et les enquêté·e·s au cours de laquelle
l’enquêteur/·trice a rencontréune difficulté particulière, pour essayer d’en tirer des leçons à la
fois quant au comportement qu’il est souhaitable qu’il/elle adopte lors des prochaines séances
d’observation, et éventuellement quant au fonctionnement du terrain (qu’est-ce que l’anecdote
révèle quant aux normes en vigueur sur ce terrain par exemple ?). L’analyse méthodologique a
donc une double utilité : elle permet au/à la sociologue d’améliorer sa pratique d’enquête, et
elle est utile pour l’analyse sociologique.

Analyse sociologique : démarche par laquelle on met en perspective, d’un point de vue
sociologique, les données empiriques dont on dispose. Les pistes d’analyse peuvent venir de
lectures sociologiques qui donnent des pistes de cadrage conceptuel ou permettent d’identifier
des hypothèses à tester ; mais elles peuvent aussi venir plus directement du terrain, à partir
d’étonnements ressentis, ou de la comparaison entre différents terrains ou différentes séquences
d’observation sur un même terrain. Les données empiriques sont envisagées indissociablement
des conditions particulières de leur « collecte » par le chercheur : c’est pourquoi l’analyse
méthodologique est utile à l’analyse sociologique.

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Anonymat/techniques d’anonymisation : c’est un principe essentiel de l’enquête sociologique :
la protection des personnes « enquêtées », par observation comme par entretien, passe par une
exploitation sous forme anonyme des données les concernant, c’est-à-dire que les noms de
personnes et de lieux doivent être changés ou occultés. S’il s’agit là d’une condition a minima
de la protection des enquêté·es, elle n’est pas toujours suffisante (possibilité d’identification
par recoupement), et des techniques d’anonymisation plus élaborées pourront être mobilisées
dans la rédaction du compte rendu.

Auto-analyse : mise en perspective, par le/la chercheur·e, de son rapport au terrain. La


démarche d’auto-analyse consiste à expliciter (par écrit, dans le journal de terrain, avant,
pendant et à l’issue de l’enquête) ses sentiments subjectifs par rapport au terrain étudié :
admiration, répulsion, gêne, ennui, convictions particulières, etc. L’explicitation permet de
mieux contrôler l’effet que ces sentiments et opinions peuvent avoir sur la collecte des données
et l’analyse. De plus, en cherchant à expliquer ce qu’on ressent, on peut trouver des clés
importantes de compréhension

Carte de déambulation : une carte de déambulation consiste à dessiner, sur un plan des lieux
observés, les trajectoires d’un ou de plusieurs personnes dans l’espace.

Enquête ethnographique : ethnographique peut s’appliquer à tout type d’enquête qui repose sur
une insertion personnelle et de longue durée du ou de la sociologue dans le groupe qu’il ou elle
étudie. Il faut enquêter dans et sur un milieu d’interconnaissances où les enquêté·e·s ne sont
pas choisis au hasard.

Informateur : dans une enquête par observation, on pourra avoir recours à des informateurs, qui
sont des personnes bien intégrées dans le milieu étudié, et qui vont nous donner des
informations complémentaires, auxquelles on n’aurait pas nécessairement pu avoir accès par la
seule observation directe. L’informateur n’est généralement pas choisi par le sociologue, c’est
le plus souvent une personne qui vient spontanément lui parler.

Interaction enquêteur/enquêté : dans une enquête par observation et a fortiori, dans un


entretien, les comportements de l’enquêteur/·trice et des enquêté·e·s s’influencent
mutuellement : la présence de l’observateur/·trice, quel que soit son statut, modifie le cours «
naturel » des activités sur un terrain particulier, et inversement, le comportement de

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l’enquêteur/·trice (et notamment ses choix méthodologiques) dépendra en grande partie des
réactions des enquêté·e·s à sa présence.

Lexique indigène : au fur et à mesure des séances d’observation, on peut consigner sur une
fiche les expressions typiques du milieu sur lequel on enquête, en indiquant leur signification.
Outre son utilité pratique immédiate, ce « lexique indigène » constitue, à terme, un support
utile de restitution, et un ressort intéressant d’analyse sociologique (par exemple, analyse d’une
identité professionnelle à partir de l’étude des éléments langagiers spécifiques d’un métier).

Plan des lieux : Dès ses premières séances d’observation, l’enquêteur/·trice dessine sur son
journal de terrain un plan des lieux. Cette démarche est utile car elle contraint à saisir le terrain
dans toutes ses ramifications, pour ensuite, éventuellement, mener une étude plus ciblée sur un
aspect du terrain. Le plan des lieux sert également à situer les personnes et les objets dans
l’espace ; c’est un support indispensable de restitution des observations.

Point de vue de l’observateur : manière dont l’observateur-rice va se situer, dans l’espace aussi
bien physique que social, pour collecter les données correspondant à sa grille d’observation.

Restitution : La phase de restitution correspond à la phase de l’enquête dans laquelle le/la


chercheur·e va proposer une synthèse de ses données et de ses analyses, sous forme de compte
rendu (travail universitaire, article, rapport, ouvrage), pour diffusion à la communauté
scientifique et/ou aux acteurs de son terrain (dans ce cas, les modalités de restitutions pourront
être adaptées, notamment afin de veiller à ne pas nuire ou blesser les personnes concernées).

Séance d’observation : moment pendant lequel on est sur son terrain. Une enquête par
observation est composée de plusieurs séances d’observation, dont la temporalité est organisée
en fonction de la grille d’observation (après quelques séances qui peuvent être qualifiées de
séances « exploratoires », où l’enquêteur observe « tous azimuts »). Une séance d’observation
est toujours suivie d’un travail d’écriture sur le journal de terrain : consignation des données
collectées, analyse méthodologique, pistes d’analyse sociologique.

Ethnocentrisme : Considérant une culture et le fonctionnement d’un groupe social à l’aune de


ses propres valeurs et de sa propre culture, l’ethnocentrisme est un frein à l’analyse
sociologique et à la compréhension du monde social. Chez les premiers anthropologues, c’est
d’abord l’évolutionnisme qui caractérise le rapport aux autres peuples : les sociétés humaines

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évoluent sur une échelle et il y a une différence entre les sociétés “primitives” et les sociétés
“modernes”. Lévi-Strauss, dans Race et histoire, remet en question cette attitude qui consiste à
rejeter ou à considérer comme “différente” (altérité) “moins évoluée” (hiérarchie), “sauvage”
(stigmatisation) etc. une culture, prenant comme référence notre propre culture. Nous pourrions
reprendre la célèbre phrase de Montaigne pour définir l’ethnocentrisme : “Chacun appelle
barbarie ce qui n’est pas de son usage”. Pour l’enquêteur-ice en sciences sociales, il s’agira de
faire table rase de ses considérations pour mieux comprendre la vie du groupe étudié et mettre
de côté ses idées reçues, en somme ni glorifier une culture, ni la dénigrer, mais la comprendre.

Monographie : Étude détaillée d’un milieu social sur lequel le/la chercheur-e a enquêté.

Réflexivité : Acte de revenir sur soi, de réfléchir sur sa position de chercheur-e, ses conditions
d’enquête, ses limites et les questions que l’on se pose.

Méthode hypothético-déductive : La construction de l’objet scientifique part de concepts et


d’hypothèses postulées comme modèle d'interprétation d'un phénomène, avant d’aller sur le
terrain.

Méthode hypothético-inductive : La construction part de l'observation et des données


empiriques à partir desquelles on construit de nouveaux concepts, de nouvelles hypothèses et
par là, le modèle que l'on soumettra à l'épreuve des faits.

Etat de l’art : Bilan connaissances scientifiques sur un domaine jusqu’à présent. Les sciences
sociales sont cumulatives, c’est-à-dire qu’elles produisent un savoir à partir de données situées
dans le temps (elles ne tendent pas vers une connaissance universelle du monde, elles sont
relatives à un contexte). Ainsi les connaissances liées à un sujet (par exemple en sociologie de
l’éducation, dont les premiers travaux datent des années 1960) sont toujours susceptibles d’être
enrichies. Même si, dans le cas de l’observation, nous devons arriver “vierge” de toute
connaissance a priori sur le sujet, il est bon dans un second temps, de faire un état des enquêtes
déjà effectuées sur le sujet.

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QU’EST-CE QUE L’OBSERVATION ?

L’observation directe est très utilisée aujourd’hui en sciences sociales. Le sociologue


peut ou non se tenir en retrait ou participer aux activités qu’il.elle observe. L’observation
participante consiste toutefois à s’établir pendant un temps plus ou moins long dans le milieu
observé. Cette méthode voit le jour avec l’ethnographie (ethnos : groupe/graphos : écrire) qui
consiste à faire partie de la vie des peuples que l’on étudie. C’est notamment l’anthropologue
Bronislaw Malinowski qui formule les principes de l’observation participante avec l’ouvrage
Les Argonautes du Pacifique occidental, une étude réalisée à partir de son immersion (1914) au
sein des peuples aborigènes des Îles Trobriand, alors une colonie britannique.

Extrait : Les principes méthodologiques de l’ethnographe, Malinowski, les Argonautes du


Pacifique occidental (1922)

- Qu'est-ce donc que cet art magique de l'ethnographe, grâce auquel il parvient à percer à jour la
véritable mentalité indigène, à brosser un tableau authentique de l'existence tribale ? Comme
toujours, le succès résulte de l'application patiente et systématique d'un certain nombre de règles
(...) Ces principes méthodologiques peuvent être groupés sous trois rubriques principales ;
- Avant tout, bien entendu, le chercheur doit avoir des visées réellement scientifiques,connaître
les normes et les critères de l'ethnographie moderne.

- En second lieu, il doit se placer lui-même en bonnes conditions de travail, c'est-à-dire,surtout,


vivre loin d'autres Blancs, au beau milieu des indigènes.

- Enfin, il lui faut appliquer un certain nombre de méthodes particulières en vue de rassembler,
d'utiliser et d'arrêter ses preuves.

L’anthropologie cherche à comprendre, parmi la diversité humaine, des phénomènes


décrits comme universels (la parenté, le travail, le pouvoir etc.) à travers les multiples
classifications, symboles et normes attachés à des sociétés. À l’époque on parle de “sociétés
primitives” ou segmentaires (organisées autour de petits groupes définis les uns par rapport aux
autres-familles, clans, tribus…) dont on cherche à comprendre l’organisation, les perceptions et
le rapport au monde de ses membres.

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Le risque de sur-interprétation, d’ethnocentrisme et d’altérisation

La méthode décrite par Malinowski ainsi que le courant d’anthropologie auquel il se rattache
a néanmoins des limites :
- Non prise en compte de sa position de “colon blanc” parmis les peuples aborigènes
(rôle, statut de l’observateur et effets de sa présence sur les observés). En effet, la
curiosité anthropologique se développe avec les premières conquêtes du “Nouveau
Monde” et s’inscrit dans un rapport où la science occidentale prend pour objets des
peuples colonisés.

- Description évolutionniste ou sur-déterministe des sociétés : les “sociétés primitives”


seraient à un stade moins évolué et moins complexe que le nôtre.

- Vision reposant sur une lecture “fonctionnaliste” (chaque pratique ou rituel a pour but
l’intégration des membres) et risque parfois de plaquer davantage les conceptions du
chercheur plutôt que de comprendre la vie des personnes dont il fait l’étude.

Ces trois écueils se traduisent pas la sur-interprétation (comme dans le dessin ci-dessous où
les rôles sont inversés, un chercheur Achuar1 observe un marché en France après avoir fait
beaucoup de lectures). Mystifiant les attitudes des personnes étudiées, le/la chercheur-euse
peut tout simplement fournir une analyse erronée, faire preuve d’ethnocentrisme (placer ses
propres normes au centre de l’analyse, partir de son cadre social) et d’altérisation (“les
autres”, “les indigènes”, les “sauvages”) dans un context où la science occidentale construit
les autres en tant qu’objets de savoir (cf. Edward Saïd, L’Orientalisme, L’Orient créé par
l’Occident, Seuil, 1980)

1
Tribu amazonienne étudiée notamment par Philippe Descola dans Les lances du crépuscule (1994).

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L’anthropologie postule que les catégories qui nous paraissent innées, “transcendantes”
et universelles et qui organisent nos vies (temps, espace, nature, culture, religion etc.) se
définissent à partir d’usages spécifiques propres à une société donnée
(géographiquement/historiquement). La philosophie occidentale depuis Emmanuel Kant place
nos croyances et nos perceptions comme résultant notamment de catégories de notre esprit.
Les anthropologues et sociologues pensent ces catégories comme sociales. Prenons l’exemple
du temps et ce qu’en dit l'anthropologue Evans-Pritchard qui a étudié le peuple des Nuer :

L’unité de temps quotidienne est le rythme du bétail, le cycle des travaux des champs, et l’heure du jour
et le passage du temps dans la journée sont pour un Nuer avant tout la succession de ces travaux et les
rapports qu’ils entretiennent (...) Les Nuer n’ont pas de mot pour désigner ce que nous appelons le «
temps » dans nos langues, et ils ne peuvent donc pas, comme nous, parler du temps comme s’il
s’agissait de quelque chose de tangible, qui passe, qui peut se perdre, se gagner, et ainsi de suite. Je ne
pense pas qu’ils aient jamais éprouvé le sentiment d’avoir à lutter contre le temps ou à coordonner des
activités avec un passage du temps abstrait, car leurs points de référence sont essentiellement les
activités elles-mêmes, qui sont généralement effectuées sans empressement. Les événements se

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succèdent selon un ordre logique, mais ils ne sont pas contrôlés par un système abstrait, puisqu’il
n’existe pas de points de référence autonomes auxquels ces activités doivent répondre avec précision.
Edward Evans Evans-Pritchard, Les Nuer : Description des modes de vie et des institutions politiques
d'un peuple nilote, Paris, Gallimard, 1968

L’anthropologue décrit ici la façon dont les Nuer structurent la vie quotidienne par rapport à
leurs représentations du temps. Ainsi, l’observation de longue durée doit permettre de
rompre avec nos catégories afin de définir notre analyse à partir de ce que l’on voit sur le
terrain, de décrire les actions des individus observés “en situation” plutôt que de
s’appuyer sur des connaissances déjà forgées en amont afin de réaliser une
“monographie” (cf. lexique de définitions). Ces principes sont repris par les sociologues,
notamment aux Etat-Unis. Voici ce qu’en dit Robert Park, sociologue américain, fondateur de
l’Ecole de Chicago.

On vous a dit d’aller fouiner à la bibliothèque pour accumuler des montagnes de notes et une grosse
couche de saleté. On vous a dit de choisir des problèmes pour lesquels vous pouviez trouver des piles
moisies de dossiers monotones issus d’emplois du temps triviaux, préparés par des bureaucrates fatigués
et remplis par des demandeurs d’aide sociale réticents, des âmes charitables un peu maniaques, ou des
employés indifférents. C’est ça qu’ils appellent “vous salir les mains dans la vraie recherche”. Ceux qui
vous conseillent sont sages et honorables ; les raisons qu’ils donnent sont de grande valeur. Mais il faut
autre chose encore : l’observation de première main. Allez vous asseoir dans les salons des hôtels de
luxe et sur les paliers des refuges de nuit ; sur les sofas de la Gold Coast comme sur les lits de fortune
des taudis ; à l’Orchestra Hall comme au Star and Garter Burlesque. Bref, allez vous salir les fonds de
pantalons avec de la vraie recherche..
Robert Ezra Park Cité par Howard Becker, in John McKinney, “Constructive Typology and Social
Theory”, New York, Appleton-Century-Croft, 1966, p. 71.

Cette méthode permet ainsi d’avoir accès à des choses plus précieuses que l’on ne peut
ni voir ni entendre dans avec l’entretien/le questionnaire : “ Rien qu’en étant assis et en écoutant,
j’ai eu la réponse à des questions que j’aurais même pas imaginé poser si j’avais cherché à m’informer
uniquement sur la base d’entretiens” William Foote Whyte, Street Corner Society, 1re éd., 1943, Paris,
La Découverte, 2002, p. 332.

Si l’observation directe et non participante permet plus de liberté puisqu’on peut varier
les points de vue et circuler entre les individus qu’on étudie, cette façon d’entrer sur le terrain

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peut s’avérer difficile car elle exige d’assumer un statut ambigu : être là sans rien faire.
Notre présence peut susciter une méfiance et modifier le comportement des personnes. Dans un
environnement de travail par exemple, le ou la sociologue peut être perçu-e comme un-e
évaluateur-ice ou une personne mandatée par la direction. Ainsi, l’observation directe non
participante nécessite certaines stratégies “présentation de soi” et de son étude. Les
sociologues Pinçons-Charlot expliquent la nécessité de “paraître présentable” et de se
fondre dans le décor lorsqu’ils enquêtent sur la grande bourgeoisie. En effet, les cercles
tels que le Jockey Club mais aussi les réceptions plus intimes entre grandes familles
participent à créer de l’ “entre-soi” en évitant les “promiscuités gênantes”. Certains lieux
peuvent également être fermés à l’observation d’où la nécessité de “participer” et de
s’introduire. Cependant, l’observation participante a aussi ses limites : par exemple, lorsqu’on
travaille, il est difficile de prendre des notes et on reste cantonné à une seule place. De plus, on
ne peut s’intéresser qu’à des métiers peu qualifiés pour lesquels il est facile d’être embauché.
Certain-es sociologues parlent également de “participation observante” dans la mesure
où l’observateur-ice est engagée sur le terrain, prend part à ce qui s’y passe et même le
transforme, par la nature des relations nouées, entre empathie réfléchie (se mettre à la place
de) et distance raisonnée (ne pas se laisser trop “aspirer” par l’environnement). La
question se pose aussi lorsque l’on est proche du terrain qu’on étudie. C’est le cas de Xavier
Dunezat, sociologue et militant dans différents mouvements sociaux (sans-papiers et
chômeurs). Il explique notamment comment les deux positions se nourrissent “Mes
préoccupations scientifiques et mes angoisses de militant se nourrissent mutuellement. En tant que
militant qui a perçu la centralité des conflits internes dans les mobilisations, j’avais besoin de la
sociologie pour les objectiver. En tant qu’apprenti sociologue, j’ai besoin du militant de la cause pour ne
pas tomber dans une sociologie, certes aux côtés des opprimé-e-s, mais ignorant les mécanismes propres
au militantisme qui défont les mobilisations” (Dunezat, Xavier. « Travail militant et/ou travail
sociologique ? Faire de la sociologie des mouvements sociaux en militant », Delphine Naudier éd., Des
sociologues sans qualités ?Pratiques de recherche et engagements. La Découverte, 2011, pp. 80-97.)

Se pose donc la question de notre engagement et de notre “neutralité” de


chercheur-euse, d’où la nécessité de se poser la question de ses objectifs de recherche et de sa
position sociale, étape que certain-e-s sociologues appellent la “socioanalyse” ou l’
“autoanalyse”.

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Observation participante ou participation observante ?

L’observation participante implique de la part du chercheur une immersion totale dans


son terrain pour tenter d’en saisir toutes les subtilités, au risque de manquer de recul et de
perdre en objectivité. L’avantage est cependant clair en termes de production de données :
cette méthode permet de vivre la réalité des sujets observés et de pouvoir comprendre
certains mécanismes difficilement décryptables pour quiconque demeure en situation
d’extériorité.
Généralement, l’observation participante est utilisée comme méthode d’enquête
“souterraine”, réalisée non seulement sans consentement, mais de surcroît sans toujours être
dévoilé, à découvert. Cependant, dans son acception plus large, le terme d’observation
participante décrit une forme d’observation lors de laquelle le chercheur “annonce la
couleur”. Les réserves émises par certains sociologues quant à la pertinence méthodologique
de l’observation participante se centrent sur la contradiction pratique que représente le fait
d’être à la fois partie prenante du jeu social et observateur distancié. D’un côté, le
chercheur qui se distancie voit son objet “lui glisser des mains” ; de l’autre, celui qui
accepte une participation de près doit gérer “les risques de la subjectivation” tout en se
retrouvant forcément affecté par les choses qu’il étudie. Lors de son enquête sur la
sorcellerie, Jeanne Favret-Saada a pu percer à jour des croyances au moyen d’une « chute
dans la déraison » qui a pris la forme d’une « entrée en sorcellerie » : d’ethnographe, elle
est temporairement devenue actrice du système sorcier (« désorceleuse », puis
ensorcelée). Il s’agit alors de trouver un équilibre entre détachement et participation.
Des sociologues comme Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ou Loïc Wacquant
utilisent le terme pour relater leur participation à diverses cérémonies ou festivités, en tant
qu’invités de la grande bourgeoise. Ne faisant pas partie de celle-ci, ils mettent à profit ces
épisodes sur un plan empirique. En réalité, il n’y a pas vraiment lieu de distinguer les deux.
La participation observante serait davantage liée à un environnement familier (utiliser un rôle
existant pour engager une recherche dans un environnement familier). C’est déjà le cas avec
l’observation participante comme on le voit avec les enquêtes de l’Ecole de Chicago:

- Howard Becker s’appuie sur sa position de pianiste dans un des bars de jazz pour enquêter
sur la “déviance” (le fait d’être considéré comme transgressant une norme) des fumeurs de
Marijuana et des musiciens de Jazz, considérés comme appartenant à une sous-culture

10
marginale.

- Nels Anderson a enquêté sur les “hobos” (travailleurs américains sans abri et itinérant qui
travaillent au jour le jour et dont la précarité affecte tous les domaines de leur vie) et s’est
appuyé sur son expérience d’ancien hobo afin de retourner sur le terrain et restituer la vie de
ce groupe marginal. Il observe notamment “à couvert” sans vraiment dévoiler son projet. Sa
restitution d’enquête a fait l’objet de commentaires scientifiques qui pointent les limites
d’une telle démarche et le “paradoxe de l’observateur” : familiarisation, manque de distance,
construction de données qui sont toujours des interprétations. Il en ressort notamment que
l’observateur-ice, par sa seule présence, perturbe et participe à la réalité qu’il/elle étudie,
d’où la nécessité d’être réflexif (cf. définitions du lexique).

À découvert ou incognito ?

L’observation “incognito” peut s’avérer utile dans le cas où l’on veut avoir accès à des
choses secrètes, des pratiques illégales ou jugées “confidentielles”. Dans le cas d’une
communauté marginale, secrète ou d’une population dont l’existence se heurte à des
contraintes légales, qu’il s’agisse par exemple d’un groupe social appartenant à la grande
bourgeoisie (Pinçon-Charlots, 2007) ou de pratiques homosexuelles dans des lieux dédiés à
d’autres usages (Humphreys, [1970] 2010), il peut être utile de ne pas toujours s’afficher
comme sociologue ou de gérer l’information en fonction des situations. Cependant, cela pose
des questions éthiques. Finalement, l’observation “masquée” peut s’avérer difficile à tenir
dans la mesure où l’on est engagé et confiné au rôle de participant : “’L’observation
participante masquée entraîne un très fort engagement dans l’action car l’observateur doit à la fois
être reconnu comme ‘bon’ là où il observe sans pouvoir sortir du jeu et en même temps mener à bien
son étude en prenant soin d’observer et de noter un maximum d’informations”.

À vrai dire, il n’y a pas de règles strictes et il s’agit plutôt d’une question de degré :
être transparent sur sa position sans en expliciter tous les enjeux. L’alternative n’est pas aussi
nette. On se trouve souvent dans des statuts intermédiaires et le rôle qu’on adopte peut
évoluer selon les moments de l’enquête de terrain : passage de la non-participation à la
participation, présentation initiale à découvert suivie d’interactions avec d’autres acteurs à

11
qui on ne révèle pas systématiquement son statut de sociologue... Il importe toutefois de bien
saisir ces deux grands paramètres, pour se situer par rapport à eux. On pourra ainsi
représenter le statut de l’observateur et son évolution éventuelle au fil d’une enquête sur un
graphique : Degré de participation en abscisse - de gauche (faible participation) et droite
(forte participation) et degré de connaissance de l’activité d’observation par les les personnes
observé-es en ordonnée de bas (activité d’observation connue des personnes observé-es) en
haut (activité d’observation inconnue des personnées observé-es)

1/ Observer, écouter

Observer et écouter les gens, et non les interroger, pour leur laisser l’initiative de leurs classements et
la maîtrise de leurs mots. Si la construction d’un concept sociologique doit passer par la critique des
prénotions, c’est là un travail que le chercheur doit d’abord faire sur lui-même. Cela ne doit pas le
dispenser d’être attentif aux prénotions des indigènes : au contraire, c’est la confrontation entre ses
propres classifications a priori et les classification indigènes que peut naître un instrument de
connaissance (...) il vaut mieux écouter les indigènes que les interroger, non seulement pour
entendre leurs classifications, mais aussi pour éviter de recevoir des réponses qui ne seraient que
le miroir des questions et des attentes du chercheur. Outre le fait qu’au cours d’une enquête par
questionnaire, l’enquêté cherche à faire plaisir à l’enquêteur en inventant les réponses qu’il croit devoir
le satisfaire, il se peut que la formulation de la question n’ait aucun sens pour le questionné, ou plutôt
n’ait d’autre sens que la confrontation entre deux univers sociolinguistiques hiérarchisés.

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2/ “Être avec”

“Si l’on veut en outre saisir la dynamique des relations sociales qui fondent l’espace social étudié,
l’observation seule ne suffit plus ; ce qui s’impose alors, c’est une réflexion sur le sens de la longue
présence continue du chercheur sur le terrain - ou plutôt dans le terrain : “être avec” les indigènes et
analyser la relation qui s’instaure dès lors entre chercheur et indigènes, voilà le second principe
de ma démarche ethnographique (...) J’ai décidé de regarder les indigènes en étrangère ; eux n’étaient
pas prêts à me considérer comme telle. Vivant sur place de mars 1983 à Juillet 1984, en un lieu que
j’avais fréquenté par intermittence depuis mon départ pour Paris en 1967, je n’ai pu me tenir très
longtemps à mon illusion d’extériorité. Un jour, assistant en observatrice à l’assemblée générale d’une
association de quartier, je fus sommée d’entrer au bureau de cette association. Les membres de
l’association, voyant mon attitude (à l’écart, prenant des notes), avaient tenté d’abord de s'assimiler au
journaliste. Sur mes dénégations, ils s’étaient souvenus que j’étais leur voisine. Si j’assistais à leur
réunion, ce n’était pas pour rien l’idée de spectatrice extérieur, désintéressé étant pour eux
inconcevable, et ma simple présence étant active que je voulusse ou non (...)”
Extraits de l’ouvrage Le travail à côté de Florence Weber, Éditions EHESS, 2009

L’observation made in USA

Au début du XXe siècle, la sociologie ne recourt pas à l'ethnographie mais aux


statistiques. L'ethnographie se développe avec la sociologie américaine dans la seconde partie
du XXe. C’est aux Etat-Unis que les sociologues vont commencer à adopter la démarche de
l'observation. Les chercheurs veulent les différentes communautés à l’intérieur de la ville.
L’enquête de terrain doit aider à mieux comprendre des phénomènes qui transforment la ville et
la société américaine mais aussi des phénomènes décrits à l’époque comme “des problèmes
sociaux” notamment la délinquance attribuée à des groupes marginalisés. C’est comme ça que
vont se développer des premières enquêtes de terrain. Dans un contexte où la ville de Chicago
est considérée comme une “mosaïque culturelle”, une “constellation d’aires naturelles”, et où
les Etats-Unis sont un creuset d’immigration, les pouvoirs publics ainsi que des fondations
privées distribuent des financements à toute une génération de chercheurs pour étudier la ville
et la société américaine. L’enquête de terrain doit aider à mieux comprendre la vie de
groupes sociaux “de l’intérieur”.
Ainsi se développent un certain nombre de recherches avec l’idée que la ville constitue

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un environnement qui influence les individus et fait coexister un ensemble de groupes sociaux
et ethniques différents. La Seconde École de Chicago (à partir des années 1960) est héritière de
cela et se caractérise par des enquêtes multiples sur des communauté issues de l’immigration et
sur des professions diverses (la médecins, les musiciens etc.). Ces sociologues veulent rompre
avec une sociologie considérée comme trop abstraite et théorique : la compréhension de la
société doit passer par un ancrage empirique. Sous l’impulsion du sociologue Everett
Hughes, de jeunes sociologues vont être amenés à étudier et à comparer différents
métiers, à s’intéresser à des individus et des groupes “marginaux” en passant par
l’enquête de terrain à partir de méthodes (rédaction d’un journal de terrain, inscription
dans un tissu relationnel avec des informateurs, comptes-rendus d’enquête, schémas…)
encore utilisées aujourd’hui.

→ Pour aller plus loin : Chapoulie Jean-Michel. Le travail de terrain, l'observation des actions et des
interactions, et la sociologie. In: Sociétés contemporaines N°40, 2000. pp. 5-27.
(MOODLE)

Développement en France : observer la condition ouvrière

La méthode de l’observation est reprise en particulier par des sociologues Français


marxistes comme George Friedmann pour étudier le travail ouvrier en usine. Il s’agit donc
d’une sociologie principalement centrée sur les conditions de travail des postes les moins
qualifiés, les plus subalternes (en bas de la hiérarchie). L’idée est aussi de confronter la
définition officielle du travail à la réalité de son déroulement, c’est-à-dire l’aspect officiel
et l’aspect pratique. Il s’agit notamment de comparer des situations dans lesquelles le
travailleur interagit avec son environnement : comment le travail s’impose-t-il au travailleur et
comment le travailleur s’approprie-t-il son travail ?
Nous sommes dans un contexte où la classe ouvrière représente une part
importante de la population en France. Dans les années 1980-1990, les méthodes
ethnographiques montent en puissance, au moment notamment où la population ouvrière
est très élevée: 8 millions des actifs en France, soit quasiment la moitié, alors qu’aujourd’hui,
il s’agit de 5 millions, soit 20% des actifs. De plus, la sociologie doit se doter d’outils pour
réfléchir sur cette méthode afin de revendiquer sa pertinence face aux méthodes quantitatives
(les chiffres et les données statistiques : ce qui est sérieux doit être quantifié) qui sont

14
dominantes à l’époque. Peu à peu, l’observation ethnographique va porter sur d’autres
professions, notamment les professions de soin, davantage féminisées.

→ Pour aller plus loin : Peneff Jean. Les débuts de l'observation participante ou les premiers
sociologues en usine. In: Sociologie du travail, 38ᵉ année n°1, Janvier-mars 1996. pp. 25-44.
(MOODLE)

Exemple : observer les interactions entre les travailleurs, comprendre les formes de contrôle,
comment elles s’exercent, selon quelles normes, avec qui etc.

Dans son article "Le rire dans les relations de travail" publié en 1961 dans la Revue française de
sociologie, Jacqueline Frisch-Gauthier mène une analyse approfondie des relations sociales au sein
d'une usine en se penchant sur les plaisanteries. Elle adopte une approche ethnographique, observant
comment le rire révèle des aspects essentiels de la condition ouvrière. Frisch-Gauthier divise son
analyse en plusieurs parties. Tout d'abord, elle examine comment les plaisanteries portent sur la tâche
ouvrière elle-même, mettant en évidence les difficultés et les risques du travail. Ces plaisanteries servent
à la fois à désamorcer les contraintes du travail et à renforcer les liens sociaux entre les ouvriers.
Ensuite, l'autrice explore les plaisanteries relatives à la hiérarchie au sein de l'usine. Elle
distingue trois niveaux : les plaisanteries liées aux règlements, celles qui critiquent l'organisation du
travail, et celles qui ciblent directement les supérieurs hiérarchiques (ex: coller un poisson d’avril dans
le dos d’un chef). Chacun de ces niveaux révèle des aspects différents des rapports de pouvoir et de la
soumission au sein de l'usine. Frisch-Gauthier va encore plus loin en montrant comment les
plaisanteries dévoilent les différences de position économique et de statut social entre les ouvriers et les
chefs. Elle suggère que le travail est un terrain où se construisent les rapports entre ces deux groupes
sociaux, bien que le terme de "classe" ne soit pas explicitement utilisé.
Enfin, l'autrice souligne que les plaisanteries entre collègues peuvent révéler l'intégration d'un
ouvrier dans le groupe ouvrier ou la relation entre le contremaître et les ouvriers. Certaines plaisanteries
montrent même que les chefs peuvent être appréciés, mettant en lumière des normes et des valeurs
partagées.
Ainsi, l'approche ethnographique fine de Jacqueline Frisch-Gauthier permet de saisir les
multiples dimensions des relations sociales au travail, allant au-delà d'une simple opposition entre
ouvriers et patrons. Elle met en évidence la complexité des interactions sociales et la manière dont le
rire est utilisé pour exprimer, négocier et comprendre ces relations.
Compte rendu de l’article de Jacqueline Frisch-Gauthier, “Le rire dans les relations de travail”, Revue
française de sociologie, 1961.

15
Nous l’avons vu, les chercheurs doivent s’immerger sur le terrain, à la manière des
anthropologues, sur du long terme, afin de saisir la complexité des relations sociales.
→ 3 mots d’ordres : observer - pratiquer - discuter.

C’est un travail très engageant qui mobilise constamment l’observateur-ice. La question de la


neutralité se pose puisque cet engagement affecte et met à l’épreuve le/la chercheur-e, comme
Damien Cartron qui explique s’être parfois emporté et avoir failli démissionné lors de son
observation participante dans un fast-food du fait des rudes conditions de travail. Il en conclut
ceci :
Dans ces dérapages de la part d’un observateur qui aurait dû rester relativement insensible aux
inci- tations à travailler énergiquement pour McDonald’s, il faut voir la complexité à gérer son
engagement personnel lors d’une observation participante mais aussi la force même d’une telle
organisation du tra- vail. Stress, pressions, fatigue ne donnent pas le temps d’un retour réflexif sur ses
actions. PENEFF (1996) signale qu’il est fréquent que les observateurs fassent état de leur fatigue
physique due à la double journée (une première journée de travail où ils observent, une seconde où ils
rédigent leur journal de terrain). L’engagement dans l’action est tel qu’il ne permet pas toujours de
réagir comme on le ferait « à froid », habituellement. Cet engagement, loin d’être une faiblesse de
l’observation partici- pante en constitue, ici au moins, une force.

Constater qu’un enquêteur, qui ne craint pas d’ê- tre licencié car il n’a pas besoin du salaire
versé par Mc Donald’s pour subvenir à ses besoins, qui a des connaissances en droit du travail, qui a des
opinions politiques éloignées d’un libéralisme non contrôlé, qui se fait embaucher pour étudier
l’organisation du travail, se laisse à ce point prendre par le manage- ment, est une preuve en soi de la
remarquable effi- cacité de celui-ci.
L’acceptation de ce genre de travail par les jeunes, et a fortiori leur engagement, ne
s’expliquent donc pas uniquement par les contraintes économiques et la peur du chômage. De la même
manière, une stricte analyse en termes de domination – les équi- piers sont dominés par les managers et
par le sys- tème universitaire – n’explique pas non plus entièrement l’investissement au travail
puisqu’un observateur, a priori en position dominante et non impliqué dans le champ économique, se
retrouve engagé dans l’action au point d’en perdre son sens critique.
Damien Cartron,” le sociologue pris en sandwich”, Travail et Emploi, 2003

16
LA MÉTHODE ETHNOGRAPHIQUE S’ENSEIGNE-T-ELLE ?

Certain-es considèrent que non : on apprend sur le tas. Il s’agit davantage de conseils :
“La reproductibilité de la méthode est faible, tant elle est liée aux opportunités que laisse le
terrain et à la personnalité même de l’enquêteur. Ceux qui s’y sont livrés ne peuvent donc
guère transmettre que des conseils, pas de consignes” (Nicolas Jounin, Chantier interdit au
public, La Découverte, 2008)

De plus, chaque enquête étant singulière, le risque d’erreur est toujours là et fait partie de
la construction de l’objet : “Les études les mieux fondées empiriquement reposent sur ce
mélange de choses décevantes et de choses réussies” (Daniel Bizeul, « Que faire des
expériences d'enquête ? Apports et fragilité de l'observation directe », Revue française de
science politique, 2007/1 (Vol. 57), p. 69-89 )

Il existe toutefois plusieurs ouvrages et guides méthodologiques (cf. Bibliographie générale du


cours) qui mettent en avant les différentes étapes et prérequis :

1. Se socialiser au groupe, en comprendre les fonctionnements

2. Faire preuve de rigueur dans la façon dont on interprète ce que l’on voit (engagement et
distanciation) distinguer nos propres jugements et les jugements des gens de ce qu’ils
font sur le terrain. Se méfier du fait de considérer les choses à l’aune de ses propres
jugements.

3. Situer notre terrain et comprendre comment on peut donner une portée générale à ce
que l’on montre ou non. Se situer soi-même (d’où je parle, comment suis-je perçu sur le
terrain)

Deux phases : L’une est propre à l’ethnographie (prendre des notes sur le terrain) qui est
principalement inductive (cf. lexique) : on procède par généralisation à partir d’observations
ponctuelles. L’autre est liée à la tradition anthropologique est est plus déductive (cf. lexique) :
on formule des hypothèses sur la vie sociale à partir de ce que l’on en a appris en lisant, puis de
on teste ces hypothèses en examinant un grand nombre de données ethnographiques pour voir
si elles permettent de valider les propositions générales. Dans la première phase, on part de la

17
subjectivité de l’enquêteur-ice.

“ L’attitude subjectivante est celle qui consiste à mettre son propre corps en situation, à employer ses
propres expériences comme outil d’analyse (...) Elle correspond à un moment du terrain
ethnographique. L’atelier de l’ethnologue, c’est lui-même, les sentiments qu’il éprouve vis-à-vis de
ses hôtes et de leurs pratiques, l’apprentissage auquel il se soumet dans son corps et son esprit : le
travail de terrain, c’est un apprentissage d’une autre vie. Cela exige de l’humilité, car l’on est
comme un enfant qui doit tout apprendre du monde dans lequel il est plongé, mais il faut le faire
plus rapidement et de façon consciente et méthodique. Cela passe par un retour sur soi-même
constant, puisque l’on est confronté à des situations communes à toute humanité, la naissance, la
maladie, la mort, la haine, la jalousie, l’amour, la trahison (...)” Philippe Descola, Ethnographie des
mondes à venir, Seuil, Anthropocène, 2022

Dans la seconde, on dresse des hypothèses en s’appuyant notamment sur un état de l’art (cf.
lexique).

POURQUOI FAIRE DE L'OBSERVATION ?

- “Rendre visible l’invisible”, explorer la vie propre d’un groupe social, aller “aux
choses-mêmes” en considérant des données sensibles.

- Avoir accès des choses complexes, “cachées”, des lieux que l’on ne peut pas forcément
fréquenter, pouvoir décrire les processus de socialisation sur le long terme sur des
terrains parfois difficiles qui impliquent la confiance des enquêtés (ex. Bourgois
Philippe. Une nuit dans une "shooting gallery" . In: Actes de la recherche en sciences
sociales. Vol. 94, septembre 1992. Économie et morale. pp. 59-78).

- Approfondir les connaissances obtenues grâce aux statistiques en partant d’une étude de
cas et de données : « La sociologie s’est intéressée à l’observation directe des pratiques
humaines à ses débuts par défaut d’alternative, souvent sur le modèle des journalistes comme
pour les premiers sociologues de Chicago. En s’institutionnalisant, la sociologie s’en est
détournée pour lui préférer des formes d’investigation plus conformes aux modèles des sciences
de la nature et de la psychologie : traitement de données recueillies par questionnaires, étude de
cas par entretiens, autant de formes d’observation des pratiques qu’on peut qualifier d’indirecte,
déléguée à l’enquêté. Si l’observation directe retrouve aujourd’hui grâce aux yeux des

18
sociologues, c’est qu’elle constitue une façon d’échapper au sentiment de dépossession face
aux outils toujours plus sophistiqués de traitement de données, perçus comme des "boîtes
noires", et face aux interminables interrogations sur les catégories utilisées dans le
dénombrement des pratiques. Elle peut donc servir à contrôler l’intelligibilité des
traitements quantifiés. Elle est aussi un moyen de résister aux constructions discursives
des interviewés en permettant de s’assurer de la réalité des pratiques évoquées en
entretien. » Arborio, Anne-Marie, et Pierre Fournier. L'observation directe. Armand Colin,
2021

DÉFINIR LA PROBLÉMATIQUE : LES ALLER-RETOUR AVEC LE TERRAIN

“Le savant n’est pas celui qui fournit


les vraies réponses,
c’est celui qui pose les vraies questions”
Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, 1964

5 thèmes à partir desquels vous devez construire une problématique et faire une grille
d’observation : 1/Installations sportives (type streetworkout) dans un parc public 2/Le musée
du Louvre dans le premier arrondissement de Paris 3/Le chantier d’une entreprise de bâtiment
4/Une secte ou un groupe social “fermé” 5/La vie étudiante dans votre université

Il ne s’agit pas d’une question générale ou philosophique mais d’une question qui fait
problème par rapport à l’objet de votre recherche et des premiers éléments que vous avez
identifiés. Les premières questions que l’on se pose sont d’abord descriptives puisqu’elles
restituent nos premières intuitions. Par exemple, en lien avec le premier des thèmes
(installations sportives) ou, plus généralement, si l’on veut étudier un quartier, on va d’abord se
demander: « Quelles sont les attentes des habitants de ce quartier ou de cette commune en
matière de loisir ? » ; « quelle fonction jouent ces espaces sportifs libres d’accès ? » ; « Qui a
plus de probabilité de les fréquenter et qu’est-ce que cela nous dit de la portée de ces
installations et des perceptions sociales du sport en plein air ?

Autre exemple, si l’on s’intéresse aux musées parisiens et en Île de France, on vad’abord
disséquer, combien il y en par arrondissement et de quels musées il s’agit. Cela va nous

19
renseigner sur les « pôles culturels », sur leur histoire et sur le type de population qui est
proche de ces lieux.

Ensuite, on identifie des éléments précis pour commencer à construire une question: “le
nombre de musées à bas prix ou gratuit pour les étudiant-es semble manifester une ‘volonté de
démocratiser la culture, c’est-à-dire de rendre accessible des œuvres considérées comme
importantes à tout le monde pourtant, dans les faits, qui fréquente ces musées et où ces musées
se situent-ils ?”

De la même manière, pour les espaces de sport en plein air, on se demande qui les
fréquente dans les faits et le rôle que cela peut jouer à l’échelle d’un quartier. Nous allons donc
supposer qu’il y a des effet selon certains indicateurs : sexe, âge, habitude, profession etc.
Selon la profession qu’on occupe, on ne peut pas s’y rendre aux mêmes heures/ si on est
débutant ou que l’on a pas l’habitude, on va peut-être avoir tendance à privilégier des heures où
l’on risque de croiser moins de monde, pour ne pas se sentir trop gêné etc. Si on est habitué, il
y a peut-être un groupe qui se rejoint à certaines heures, donc on va commencer à prendre des
notes, décrire “le cours de normal des choses” comme le fait le sociologue Loïc Wacquant
lorsqu’il introduit le club de boxe.

L’enquête sur le club de boxe de Loïc Wacquant: Corps et âme

Le quartier de Chicago est réputé dangereux et on y décrit un manque d’intégration


sociale, pourtant ce club de boxe constitue un cadre assez stricte de règles et de routines :
“60% des familles sont monoparentales et 61% des ménages sont financièrement dépendantes d’un
programme d’assistance sociale (...) à la sortie de l’école, le champ des possibles professionnels se
réduit à l’alternative entre le marché du travail déqualifié (le chômage atteint un niveau record dans
un quartier devenu un désert économique) et l’économie de prédation de la rue (trafic de drogue,
racket, prostitution)”.
Wacquant souligne d’abord “l’enracinement de la boxe dans les régions inférieures de
l’espace social, les rapports sociaux et symboliques qui se tissent au sein et autour de la salle
d’entraînement”. La salle est un lieu de sociabilité protégée dont le but est d’enrayer les
effets de l’exclusion urbaine, de “vaincre la rue”, “devenir quelqu’un”, s’arracher au destin
social du “triste cortège de criminalité, gangs, drogue, violence et misère”. C’est dans le

20
quotidien, les routines d’entraînement, les relations observées par Wacquant que cette
analyse a peu à peu émergé : “[Notre analyse] doit appréhender la boxe par son côté le moins
connu et le moins spectaculaire : la grise et lancinante routine des entraînements en salle, de la longue
et ingrate préparation, inséparablement physique et morale, qui prélude aux brèves apparitions sous
les feux de la rampe, les rites infimes de la vie du gymnase qui produisent et reproduisent la croyance
alimentant cette économie corporelle, matérielle et symbolique très particulière qu’est le monde
pugilistique.” Wacquant Loïc J. D. Corps et âme . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol.
80, novembre 1989. L’espace des sports-2. pp. 33-67.

Pour une observation sur les chantiers, on va commencer à regarder qui est présent, qui
parle à qui, qui fait quoi, les commentaires des travailleurs sur leur travail et sur leurs
collègues. C’est notamment ce que fait Nicolas Jounin lors de son enquête sur les chantiers de
gros oeuvre afin de comprendre les relations de travail, les discriminations et l’exploitation
d’un main d’oeuvre fragile (sans-papiers).

Observer un chantier sur lequel on travail : trucs et astuces

Renouant avec l’observation participante du travail ouvrier initié notamment dans les
années 1960 en France, Nicolas Jounin met en place différentes techniques - comptages des
personnes sur les chantiers, description fine (par schéma) de la répartition des
personnes pendant le travail mais également lors des pauses déjeuner, comparaison du
discours et des pratiques. Dans une partie, il revient sur les difficultés du terrain : « (…)
dans le cas de l’observation participante dans un travail ouvrier, il est impossible d’effectuer son
travail en même temps que l’on prend des notes (…) il faut relever et garder ce qu’on veut noter dans
sa mémoire, par divers moyens mnémotechniques. Ensuite, à raison d’une heure environ chaque soir,
j’ai repris et rédigé les notes griffonnées à la va-vite, décrivant les activités de la journée, les
événements marquants, les comptages divers, ainsi que mes impressions ».
Nicolas Jounin, Chantier interdit au public, La Découverte, 2008

Pour un groupe social très fermé, il va mieux falloir enquêter incognito et trouver des
personnes-ressources au sein de ce groupe afin d’y avoir accès facilement. Dans une situation
de travail, comme dans une situation d’intégration d’un groupe fermé, se pose la question de
notre position et de notre façon d’être perçu-es sur le terrain : Dans la vie courante comme dans le

21
travail d’enquête, il ne revient pas au même d’être homme ou femme, jeune ou âgé, de type européen,
africain ou asiatique, il ne revient pas au même non plus, dans nombre de circonstances, d’avoir tel
gabarit ou telle allue, de paraître simple ou de faire bourgeois, Bizeul, Daniel. “Que faire des
expériences d'enquête ? Apports et fragilité de l'observation directe”, Revue française de science
politique, vol. 57, no. 1, 2007, pp. 69-89

De plus, dans des cercles fermés, notamment ceux de la grande bourgeoisie, lucide sur ses
privilèges et ses intérêts, il est difficile de s’entretenir avec des personnes lorsque nous ne
sommes pas incognito : “Les riches sont connus pour privatiser leurs espaces, en filtrer les entrées, et
sélectionner à qui ils accordent le privilège de pénétrer leur entre-soi (…) Le métier de sociologue
requiert de négocier et de débloquer des accès à des terrains de recherche délicats à mesure que nous en
comprenons les codes et les logiques relationnelles. Les manières dont nous nous servons de notre
propre trajectoire, de nos caractéristiques sociales ont des effets importants sur l’ouverture et le déroulé
de l’enquête (…)” Delpierre, Alizée. Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes. La
Découverte, 2022
Il s’agit donc de “faire feu de tout bois” : utiliser son réseau d’interconnaissance, tirer
partie de la façon dont nous sommes perçus par les personnes sur lesquelles nous
enquêtons et envisager plusieurs façon d’entrer sur le terrain : « Faire feu de tout bois,
contrôler les données les unes par les autres : telles doivent être les devises de l’enquêteur sur le terrain.
Ne vous demandez pas à l’avance si vous n’allez faire que des observations ou que des entretiens : c’est
une dynamique propre à l’enquête qui dictera votre conduite. A vrai dire, les uns et les autres sont
complémentaires : une observation sans entretiens risque de rester aveugle aux points de vue des
personnes enquêtées ; un entretien sans observation risque de rester prisonnier d’un discours
décontextualisé. » Stéphane Beaud et Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, La Découverte,
2010
Ensuite creusons nos questionnements à partir de ces premières idées avec une recherche
documentaire : ex. se documenter sur la situation du bâtiment en France etc. / des articles de
presse, des articles administratifs, des règles etc. par exemple puis je vais regarder les enquêtes
qui ont pu être réalisées sur des questions similaires.

Nous allons pouvoir problématiser à partir de toutes ces questions émergentes :

1/ Le musée du Louvre est-il un exemple abouti de démocratisation de la culture ? Comment


les œuvres sont-elles mises à disposition du public ? Gratuité = fréquentation plus importante et
diversifiée ?

22
2/ Les espaces publics de sport sont-ils un lieu de sociabilité particulièrement masculin tout en
étant ouvert au public ? Qu’est-ce que cet espace nous apprend du quartier en question ? Pour
quelles raisons, autre que simplement sportives, ces personnes fréquentent cet espace ?
Comment cela nous informe sur l’effectivité des politiques publiques en termes de sport ?

3/ Comment le travail est-il rythmé et réparti sur les chantiers ? Pourquoi semble-t-il y avoir
une division selon les origines ethno-raciales ? Qu’est-ce que cette division nous apprend sur le
fonctionnement du travail dans le bâtiment et sur son encadrement juridique ?

4/ La façon que ce groupe a de me percevoir m’informe-t-elle sur la façon dont ce groupe


fonctionne ? Peut-on voir dans le fonctionnement un entre-soi qui permet la défense d’intérêts
communs et si oui, lesquels ? Ex, pour la grande bourgeoisie : Le pouvoir politique est censé
représenter l’intérêt commun. Or on observe une proximité entre des cercles de la grande
bourgeoisie. La grande bourgeoisie semble, par ses pratiques, son entre-soi, les espaces
sélectifs qu’elle fréquente, assurer la défense de ses intérêts. Pourquoi et comment s’y
prend-t-elle ? Peut-on parler d'une classe sociale”?

5/ L’université est un lieu qui regroupe une population hétérogène en termes d’origine sociale
et de cursus scolaire. Dans un contexte de “massification” des études supérieures (plus
d’étudiant-es en faculté) comment se déroule la socialisation étudiante ? se constitue-t-elle
seulement sur le campus de l’université ? L’organisation de la vie étudiante, collective et
individuelle, reconduit-elle des hiérarchies en termes de classe sociale ? Quelles sont les
stratégies des étudiant-es pour “survivre” en première année ?

NB : pour chacun de ces sujets, des textes du MOODLE permettent d’approfondir et de


contextualiser votre question de recherche.

Faire des hypothèses


⚠ Les quatre règles de l’hypothèse :

1/ Porte sur du concret, du mesurable et non des jugements de valeurs. Mettre de côté ses a

23
priori.

2/ Plausibilité : l’hypothèse que l’on avance doit être plausible, on doit avoir quelques pistes
avec nos lectures ou les observations préalables qu’on a pu faire.

3/ Plausible mais Provisoire : l’hypothèse n’est jamais définitive sinon ce ne serait pas une
hypothèse. Elle sera questionnée, modifiée, falsifiable, mise à l’épreuve du terrain.

4/ Pour mettre à l’épreuve une hypothèse, il ne faut pas demander aux enquêté-es s’ils
adhèrent à cette hypothèse (ex : “Pensez-vous que le musée est un exemple abouti de
démocratisation culturelle). Ce n’est pas la validation de l’idée que l’on recherche mais les
éléments et les conditions de sa justification.

ÉCRITURE ET ANALYSES SOCIOLOGIQUES DES MATERIAUX EMPIRIQUES

Trouver le juste dosage entre empirie et théorie

La principale difficulté du compte rendu consiste à trouver le juste dosage entre empirie
et théorie : éviter les deux écueils qui consistent à illustrer des théories préalables au moyen de
données d’observation décontextualisées, voire à tenir un propos uniquement théorique, ou à
l’inverse à restituer des données brutes en laissant au lecteur le soin d'en tirer quelque chose.
Pour cet exercice, restez le plus près possible du journal de terrain, du texte des entretiens
retranscrits et des sources écrites : il ne s'agit pas d'adopter une posture restitutive qui annule
toute distance sociologique, mais de faire une analyse proprement sociologique du détail du
texte, en analysant finement sur des extraits significatifs les interactions, la succession des
évènements, les mots choisis, les hésitations, etc.

Démontrer en argumentant

De façon plus positive, votre démarche doit être une démarche démonstrative: Énoncer dès
l’introduction une question de recherche, qui servira de fil conducteur à l’analyse. Cette
question se déploiera en plusieurs axes d’analyse (correspondant à vos différentes parties).

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Argumenter

Pour chaque argument théorique, vous devez développer une illustration empirique. A
l’inverse, soyez aussi attentifs aux cas négatifs pour évaluer la portée de votre analyse : la
surabondance d'exemples parfaits validant votre interprétation (ou telle ou telle théorie) n'est
pas le meilleur critère de scientificité ; être attentif à l'existence de cas qui ne valident pas votre
interprétation vous permettra justement d'affiner cette dernière (ou pas, mais dans tous les cas
cela vous permettra de reconnaître les limites éventuelles de votre interprétation).

Concrètement, cette démarche démonstrative implique que vous allez citer au fil de votre
analyse des extraits de journal de terrain, d’entretiens, de sources écrites, selon les modalités
suivantes :
Mettre les extraits entre guillemets et en italique

Donner la source (lieux d’observations, nom de l’enquêté·e, etc., toujours anonymisé). Pour les
extraits d'une ou deux lignes, ne pas aller à la ligne avant et après ; pour les longs extraits, aller
à la ligne avec des retraits. Pour donner plus de poids à votre argumentation, pensez à
dénombrer : ayez le réflexe, quand vous vous apprêtez à écrire "fréquemment", "souvent", ou
"pratiquement jamais", de compter les occurrences.

Du bon usage des concepts

Vous allez être amené·e à mobiliser des concepts sociologiques pour éclairer certains aspects
ou certains phénomènes de votre terrain. Attention : votre travail ne sera pas évalué sur
l’abondance des concepts mobilisés, mais sur la rigueur et la pertinence de leur utilisation.
Rigueur = Tout concept doit être clairement défini, et associé à un·e auteur·e et une référence
précise. Pertinence = Il s’agit de bien justifier l’usage que vous faites de ce concept en lien
avec votre terrain.

Distinguer les faits des interprétations Distinguez nettement, dans votre écriture, ce qui
relève de la description des faits et ce qui relève de vos interprétations. Cela peut être délicat
dans le cas de l’entretien car l’entretien contient déjà différents niveaux de représentations,
avant même vos propres interprétations. Donc bien distinguer ces différents niveaux : les

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pratiques de l’enquêté (ou ce que vous en savez), les représentations qu’il en a, ses
représentations en général, et l’analyse que vous en faîtes. De façon générale, il s’agit de
bien distinguer ce qui relève du discours de l’enquêté et ce qui relève de votre analyse.

Prendre en compte la situation d’enquête dans l’analyse des données

Tirez parti de la relation d’enquête en vue de la compréhension sociologique de votre terrain.


Les interactions enquêteur-enquêté·es sont des mines d’information et vous ouvrent des pistes
d’analyse sociologique, il faut les prendre pour objet. Ceci signifie que les commentaires
méthodologiques ne doivent pas être restreints à la partie méthodologique, mais ont toute leur
place dans l’analyse si vous en tirez des conclusions sociologiques. Dans le cas des entretiens,
les extraits analysés doivent l’être en tenant compte du contexte discursif (à quel moment de
l’entretien se situe l’extrait) et du contexte social (interaction enquêteur-enquêté) de l’entretien.

Contexte discursif (relatif au discours, à la parole des gens) Exploiter la dimension


temporelle de l'entretien : comment un argumentaire, une position évolue au fil de l'entretien et
pourquoi ? Pensez donc à situer vos analyses des extraits en tenant compte de la position de la
citation dans le déroulement de l'entretien, et plus généralement des circonstances particulières
dans lesquelles cette parole a été tenue. Analysez donc aussi en quoi l'interaction
enquêteur-enquêté influence le propos tenu.

Proscrire les jugements de valeur

Cela suppose d’expliciter (au moins pour soi) ses convictions, son rapport aux valeurs, pour
s’efforcer d’anticiper dans quel sens la description et l’analyse risquent d’être orientés, et être
attentif aux cas négatifs (cas qui contredisent votre théorie/vos convictions).

Restitution du matériau empirique

Vous allez restituer au fil de votre analyse des données d’observation, soit au fil du texte sous
forme de récit, soit de façon démarquée par rapport au corpsde votre analyse (encadré, extrait
de texte en retrait...). Ces données devront impérativement être contextualisées, c’est-à-dire
quelque soit la forme de la restitution (extrait de conversation, description d’une interaction,
photographie, etc), il faudra indiquer la source précise, le lieu et la date.

Quand vous avez terminé votre compte-rendu, relisez-le avec cette fiche en main !

26
INDICATIONS POUR LE COMPTE-RENDU D’OBSERVATION

CONSIGNES GÉNÉRALES

Le compte-rendu de l’observation devra être fait en binôme ou en trinôme (au choix).


Pour les consignes de mise en forme, se référer à la brochure d’introduction

PREMIÈRE PARTIE : COMPTE-RENDU DESCRIPTIF


Le compte-rendu descriptif doit faire au minimum 3 pages.

L’objectif de cette première partie est de présenter le plus précisément possible les matériaux
que vous avez récoltés. Il sera un point d’appui essentiel pour votre deuxième partie. Mais cela
ne signifie pas qu’il doit être exhaustif : des informations ou observations peuvent ne pas être
utiles à l’analyse (par exemple la couleur des yeux des personnes, etc.). Vous veillerez à
organiser vos observations à partir des thèmes proposés.

LA DESCRIPTION DE L’ESPACE ET DU CADRE MATÉRIEL DE L’ACTION

Dans une première sous-partie, vous devrez décrire l’espace et le cadre matériel de l’action :

Décrire l’environnement dans lequel est placé le lieu que vous observez : transports et mode
d’accès (lieu isolé ?), quartier et activités alentour, densité de population (beaucoup de
passages ?), profil social de la population environnante.

Décrire et analyser l’organisation de l’espace dans lequel a lieu l’observation :

Présenter les différents espaces que vous avez repérés en indiquant la façon dont ils
sont distingués (marquage matériel par des murs, des demi cloisons, des plantes, etc. ; accès
plus ou moins réservé à certaines catégories de personnes ; espaces exposés aux regards ou non
...) et, éventuellement, la façon dont ils sont désignés par les personnes du lieu ; quelles sont les
fonctions, officielles ou que vous avezpu observer, de ces différents espaces ? (Accueil, attente,
travail du personnel, pause du personnel, dela hiérarchie, lieu de stockage, de circulation,

27
d’information, etc.) Peut-on repérer des usages différenciés des espaces en fonction de ce qu’on
y fait, du statut de ceux qui les occupent, de leur exposition aux regards extérieurs (« coulisses
», espaces publics...) ? Comment sont orientés les regards des un·es et des autres, comment
l’espace opère-t-il une distinction des personnes selon leur rôle et leur rang dans l’espace social
?
NB : Un schéma est souvent utile, à condition qu’il ne se substitue pas à votre description.

Décrire et analyser la répartition des objets dans l’espace et l’usage qui en est fait par les
différentes enquêté·es : décoration, machines, etc.

→ N’hésitez pas à utiliser vos impressions. Elles sont un indicateur de l’effet produit par le
lieu sur toute personne s’y rendant (pour y travailler ou de façon plus occasionnelle). Faites
attention notamment à vos premières impressions (endroit luxueux / délabré, austère /
chaleureux, aseptisé / sale, chaotique, spacieux / exigu, calme / agité) et cherchez à les
rapporter à des éléments objectifs. Vos impressions renvoient autant à ce que vous voyez qu’à
ce que vous entendez ou sentez (ambiance sonore en général, odeurs particulières et
marquantes). Expliquer si d’après vous l’organisation de l’espace répond aux contraintes et aux
objectifs de l’institution judiciaire ou si, au contraire, elle n’y répond pas : l’organisation de
l’espace est-elle pensée, imposée, en fonction de certains buts (réduire les coûts, contrôler les
comportements...) ? ou résulte- t-elle d’arrangements progressifs et informels ?

LE RÉCIT GENERAL DE L’OBSERVATION

Dans cette sous-partie, il s’agit de retranscrire, de façon chronologique mais thématisée, et de


la façon la plus précise possible, l’ensemble de l’observation (de votre arrivée sur le terrain à
votre départ). Vos descriptions doivent suivre un ordre chronologique et être le plus détaillées
possible. Votre récit doit être exhaustif et intégrer tous les événements auxquels vous avez
assisté : ceux liés directement à la comparution immédiate mais aussi tous les à-côtés, les
événements banals et ceux plus exceptionnels (mais qui font partie intégrante de l’audience
observée).

Rédigé de façon chronologique, votre compte rendu doit néanmoins être organisé. Il doit
dégager différentes séquences, différents moments. Donnez un titre à chacun des moments que
vous avez repérés : il peut s’agir d’une interaction brève mais marquante à vos yeux ou au

28
contraire d’une période plus longue. Pour chaque séquence, indiquez l’heure (la durée
approximative), les personnes présentes, puis racontez ce qui s’est passé de façon précise. A
vous de déterminer le nombre de séquences pertinentes. Vous devez entrer dans le détail du
déroulement des différentes actions (leurs modalités, leur fréquence, leur durée) et de leurs
variations (selon le moment de l’audience par exemple), raconter le contenu des interactions et
des dialogues, etc. Il s’agit ainsi de retranscrire l’ensemble du verbatim, c'est-à-dire tout ce qui
s’est dit. Le récit du contenu des interactions et des dialogues doit clairement faire ressortir les
mots indigènes employés par les enquêtés. Les guillemets sont donc indispensables pour
identifier les locuteurs (vous ou enquêtés -> à préciser) et souligner l’exactitude des termes
recueillis. Votre récit doit également faire apparaître les décalages éventuels entre le procès
formel, officiel, tel qu’on vous l’a généralement présenté, et les moments informels, inattendus
ou passés sous silence parce que jugés évidents et/ou sans intérêt.

Vos descriptions peuvent s’appuyer sur un certain nombre d’outils pour être précises et
approfondies :

Le recours à vos impressions personnelles - comme dans la description des lieux, celles-ci sont
instructives dans un premier temps, ici pour rendre compte des sentiments produits par une
parole (passionnante ou répétitive par exemple), une personne (sympathique ou froide), une
ambiance, une interaction (amicale ou conflictuelle)... L’essentiel est d’arriver dans un second
temps à objectiver, justifier vos impressions par des éléments objectifs et concrets (des gestes,
des paroles, etc.).

Le recours à des schémas : pour mieux faire comprendre certains événements, des schémas,
indiquant la disposition des personnes dans l’espace et leurs déplacements par exemple,
peuvent être utiles.
L’utilisation de comptages : l’élaboration de données chiffrées est indispensable pour saisir
précisément les différentes facettes d’une audience. Le comptage est d’autant plus nécessaire
ici qu’il s’agit ensuite d’analyser la fréquence et la nature des interactions. A vous de trouver
les éléments les plus pertinents et significatifs qu’il s’agit de mesurer pour avoir une idée du
système d’interactions (nombre de prévenus par heure, nombre de dossiers traités, nombre de
personnes présentes, temps passé pour chaque passage du jugement, nombre de prises de
parole des avocat·es, etc.). Si la description est trop longue, vous pouvez vous concentrer sur

29
votre arrivée, votre départ, et 20 minutes de l’audience intégralement retranscrites, et bien
résumer le reste.

DEUXIEME PARTIE : ANALYSE

L’analyse doit faire entre une et trois pages.

L’ORGANISATION GÉNÉRALE DE L’ANALYSE

Vous pouvez décomposer l’analyse en minimum trois sous-parties. Chaque partie doit
contenir une idée, une analyse que vous étayez et démontrez dans le développement. Elle doit
comporter une phrase introductive et une phrase de conclusion qui soit aussi phrase de
transition. En effet, vos deux ou trois parties doivent s’enchaîner logiquement : il s’agit donc de
faire une phrase de transition entre chaque.Les parties doivent être de taille assez proche, pour
qu’il n’y ait pas de gros déséquilibre.

Pour chaque partie, il faut des titres qui résument l’analyse sociologique produite : les
titres donnés ne doivent donc pas être uniquement descriptifs. Nous vous invitons à regarder
les titres des parties dans les articles scientifiques de sociologie si vous cherchez des exemples
de bons titres, qui donnent une information.

LES PIÈGES À ÉVITER

Le but est de n’être pas trop théorique ou trop éloigné du terrain. Toute analyse doit être
fondée sur l’observation : vous devez pouvoir la démontrer en citant des extraits du terrain.
C'est ce qu’on appelle un raisonnement inductif. Face à cela, il s’agit d’éviter de tomber dans
certains pièges, qui sont ceux des sociologues débutant·es que vous êtes :

Piège n°1 : utiliser un extrait du terrain comme un simple exemple pour votre idée d’analyse
(dans ce cas, le risque est qu’un autre extrait du terrain soit un contre-exemple, et démontre
votre analyse).
Exemple 1 de ce piège : les enquêté-es observé-es appartiennent aux classes supérieures. Par
exemple, Paul est ingénieur et fils d’un ingénieur et d’une enseignante.

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→Cet exemple issu de votre terrain ne démontre rien ! Car rien ne dit qu’on ne peut pas
trouver un contre-exemple sur votre terrain, avec un-e autre enquêté-e qui ne soit pas de classe
supérieure.

→Pour ce type de propos, la meilleure façon de faire une démonstration est le comptage (« sur
les cinq enquêté-es présent-es, quatre appartiennent aux classes supérieures »), en présentant
un tableau par exemple.

Piège n°2 : produire une analyse qui ne soit pas tant fondée sur les faits que sur votre
subjectivité ou votre jugement. Parler d’enquêté-es « gentil-les », par exemple, n’est pas une
analyse : c'est votre perception, votre subjectivité. Mieux vaut rester près des faits en
expliquant pourquoi vous l’avez trouvé gentil.

Piège n°3 : être trop théorique et ne pas s’appuyer sur le terrain. Votre analyse doit vraiment
s’appuyer sur votre compte-rendu d’observation.

Attention : certaines notions utilisées en sociologie (comme « le mépris de classe », « la


violence (symbolique, physique, etc.) », « la domination ») doivent être utilisées avec
précaution et rigueur pour être scientifiques et pas trop proches de votre jugement ou de votre
subjectivité. La difficulté est que ces termes sont aussi utilisés dans d’autres sphères de la vie
sociale, comme le militantisme. La prudence et la rigueur du sociologue consistent ici à
beaucoup s’appuyer sur le terrain, en étant factuel, et à donner plusieurs exemples variés.

COMMENT AVOIR DES IDÉES DE SOUS-PARTIES

Vous pouvez faire une partie sur un thème souvent mobilisé en sociologie du droit et de
la justice : la gestion de l’urgence et ses effets, le rapport de classe et de race au tribunal, la
violence symbolique, l’effet de la procédure sur le déroulé, etc. Le plus utile est aussi de
comparer à d’autres procédures, à d’autres travaux sociologiques, à des chiffres en général...

Vous pouvez faire une sous-partie sur votre rapport au terrain, le rapport aux enquêté·es, et ce
que cela implique, ce que cela signifie.

REFERENCES UTILES

31
Vous pouvez vous appuyer sur les références de la bibliographie générale. Pour
l’analyse, il est conseillé de s’appuyer sur : Christin, Angèle. Comparutions immédiates.
Enquête sur une pratique judiciaire. La Découverte, 2008. Le livre est intégralement
disponible sur Moodle, ainsi que sur Cairn via l’accès avec votre compte Paris 8.

NB : Un modèle de compte rendu est disponible sur le moodle (Attitudes et perceptions de la


bourgeoisie à l’échelle d’un quartier). Cela vous permettra de voir comment l’analyse, la
description et l’usage de concepts sont articulées.

Documents et textes :

Doc 1 Beaud et Weber, Guide de l’enquête de terrain p. 143

32
Doc. 2 : Arborio & Fournier, l’observation directe, p.32

Doc. 3, Arborio & Fournier

33
Doc. 6 : William Foote Whyte, Street Corner Society : s’immerger dans la vie d’un
quartier, comprendre un groupe social :

William Foote Whyte a cherché à comprendre le système de relations sociales dans un


quartier italien d'une grande ville américaine en dépassant le niveau de l'enquête sociale
(statistiques descriptives et moralisantes). Pour lui, comprendre ce quartier nécessite “la
connaissance la plus intime de la vie locale. Le seul moyen d'acquérir cette connaissance est
de vivre à Cornerville et de participer aux activités de ses habitants.”

À la découverte d’un quartier considéré comme dangereux

Au coeur d’Easter City, il existe un quartier populaire connu sous le nom de ‘Cornerville’, et
habité presque exclusivement par des immigrants italiens et par leurs enfants (…) Pendant des
années, Corneille a été considéré comme un quartier à problèmes (…) [Les habitants des autres

34
quartier] l'imaginaient comme le repaire des racketteurs et des politiciens corrompus, comme le
domaine de la pauvreté et de la délinquance (…) Cornerville est souvent choisi quand on fait
visiter les quartier populaires aux membres des classes aisées pour leur donner un aperçu des
mauvaises conditions de logement

Une communauté italienne qui s’est construite dans le temps

La génération montante a construit sa propre société qui est relativement indépendante de ses
aînés. Entre les jeunes gens, le clivage principal est celui qui distingue les corner boys - gars de
la rue- des collèges boys - gars de la face, étudiants. Les gars de la rue forment des groupes
dont les activités sociales sont centrées principalement sur un coin de rue (street corner) et sur
les commerces et les lieux publics adjacents : coiffeur, cafétéria, officines de jeu ou club. Ils
constituent au sein de leur classe d’âge, le niveau le plus bas de la société et, en même temps,
ils forment la grande majorité de la génération à Corneille (…) L’histoire de Doc et de sa bande
et celle de Chick et de son club d’étudiants montrent le contraste entre les deux groupes et
expliquent les parcours différents.

Rompre avec les idées reçues et étudier la “routine” d’un groupe social

On peut aller à Cornerville déjà bardés d’informations journalistiques sur certains de ses
racketteurs et de ses politiciens, mais la presse n’offre qu’une image très partielle du quartier.
Si un racketteur commet un meurtre, c’est une information. S’il vaque tranquillement à ses
occupations quotidiennes, ce n’est pas une information. Si un politicien est accusé de
corruption, c’est une information. Mais la routine des « petits services » rendus aux électeurs
n’est pas une information. La presse met l’accent sur les moments spectaculaires (…) C’est
peut-être le meilleur moyen pour poursuivre celui qui enfreint la loi. Ce n’est pas un bon
moyen de le comprendre. Si l’on veut comprendre un individu, il faut le replacer dans son
environnement social et l’observer dans ses activités quotidiennes (…) Pour celui qui vit y vit,
Cornerville apparaît comme un système social très fortement organisé et intégré (…) Pour
comprendre comment le système actuel s’est mis en place, il nous faut examiner l’histoire de la
colonie italienne à Corneille

La rencontre avec Doc l’informateur

Doc m’avait écouté sans changer d’expression, je n’avais aucun moyen de prévoir sa réaction.
Quand j’ai eu terminé, il me demanda : « Vous voulez voir la grande vie ou la vie de tous les

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jours ? (…) Je connais tous ces endroits et si je leur dis que vous êtes mon ami, personne ne
vous cherchera des ennuis. Dites-moi seulement ce que vous voulez voir et on vous arrangera
ça (…) Il m’avertît que j’aurais peut-être à prendre le risque d’être arrêté lors d’une descente de
police dans une boîte de jeu, ajoutant que ce n’était pas très grave (…) « Quand vous voudrez
des informations, je poserai des questions et vous écouterez (…) Dites vous que vous êtes mon
ami. Si vous vous présentez comme ça au départ, on vous respectera.

Les paradoxe de l’observateur et l’engagement sur le terrain

La découverte que j’étais un fraudeur ne laissait pas de perturber ma conscience (…) Je savais
que ce n’était pas nécessaire ; j’aurais pu refuser de frauder dès le début (…) En m’engageant
dans la dynamique de la campagne, je me suis tout simplement laissé emporter. J’avais encore
à apprendre que, pour être accepté par les gens d’un quartier, nous n'étions pas obligés de faire
tout ce qu’ils font.

Ce soir-là, les Nortons organisaient un concours de Bowling avec des prix en espèces (…)
J’étais au coin de la rue avec les gars et je me souviens encore de leur discussion avant le
match (…) faisaient leurs pronostics sur le classement final des joueurs (…) Mais alors que les
gars continuaient à plaisanter et à discuter, j’ai commencé à me poser des questions et à
considérer la situation d’un tout au point de vue (…) pourquoi le score devait-il nécessairement
refléter à peu près la structure des gangs ?

Faire des erreurs : Sur cette piste de bowling, j’étais en train de faire l’expérience personnelle
de l’influence de la structure du groupe sur l’individu. C’était un sentiment étrange, comme si
quelques chose de plus grand que moi contrôlait la boule pendant mon lancer (…) En
réfléchissant par la suite à ce match de bowling, je retins plus particulièrement deux choses :
1) Les relations entre la structure du groupe et les performances au Bowling = noter les scores
pour « objectiver » comment fonctionne le groupe. Qui gagne et qui perd selon sa hiérarchie ?
2) méthodes d’enquête sur le terrain : il aurait été extrêmement simple pour moi d’enregistrer
les scores de toutes les parties jouées, par chacun, tous les samedis soir de la saison et même
les autres soirs, puisque je jouais avec eux (…) Mais je n’ai gardé aucun relevé de ces scores,
car à l’époque je n’en voyais pas l’utilité.

36
Schéma de la structure hiérarchique du groupe avec la position de chaque membre de la
bande, une ébauche de théorie des réseaux sociaux

Doc 7 : Observer “la galère” : François Dubet, La galère, les jeunes en survie, Fayard,
1987, “Une expérience”, pp 9-16

Les livres consacrés à la marginalité des jeunes des années 1950 et 1960 parlaient des
bandes; ceux des années 1970 décrivaient la critique politique et culturelle. Aujourd'hui, ces
formes cristallisées de conduite de jeunes ont disparu et les jeunes des banlieues des grandes
villes sont plongés dans une expérience de vie qu'ils n'ont guère choisie : la galère. Il existe
bien des façons de décrire la galère mais toutes en soulignent le caractère fluide, contradictoire,
mal perceptible puisque l'acteur lui-même paraît se perdre dans un temps dilué, dans un
flottement des aspirations, dans une ambivalence indéfinie. Aux tableaux durs, tranchés, aux
explications fermes de la délinquance et des bandes, à la mise en lumière des grandes
tendances idéologiques, ont succédé les peintures en demi-teintes, les descriptions d'une
expérience qui paraît ne plus avoir de sens.

37
Le sociologue qui s'intéresse aux conduites marginales des jeunes aime se repérer avec
des typologies quand ce ne sont pas des stéréotypes. Lorsqu'il se rend dans les banlieues où
vivent les jeunes marginalisés entre la sortie de l'école et un premier emploi incertain, il
aimerait rencontrer des « loubards violents », des drogués engagés dans le trafic et une
auto-destruction fatale, des pauvres qui se replient sur des bandes protectrices, des rêveurs et
des utopistes, des « primitifs de la révolte »... Enfin, il aimerait voir des jeunes conformes aux
images attendues. Il aimerait au moins savoir qu'il en existe et qu'il devra engager une longue
approche afin d'entrer en contact avec ces personnages. On lui parle des cités « difficiles » et
des groupes de jeunes qui y nichent. Mais il faut bien se rendre à l'évidence, au bout de
plusieurs jours de présence, de longs stages dans les cafés, de soirées à la maison des jeunes, de
déambulations au centre commercial, il n'y a rien. Sans doute, il voit des jeunes qui traînent,
qui s'ennuient, qui vont au café, échangent trois mots avec des copains et s'en vont. Si la saison
s'y prête, il voit bien quelques jeunes chahuter sur les marches d'une cage d'escalier. Il en voit
d'autres se précipiter autour du baby-foot du club de jeunes et faire un tour de cyclomoteur
dans la cité. Lorsque le chercheur commence à faire partie du paysage et parvient à discuter
avec quelques adolescents, ils ne se montrent ni méfiants, ni loquaces. Lorsqu'il donne
rendez-vous à un jeune ou à un groupe, il s'habitue vite à ne voir venir personne. En hiver, il
trouve le temps long, l'atmosphère déprimante, se demande parfois ce qu'il fait là et rêve du
talent de Whyte et de Monod qui ont pu entrer dans des bandes et en percer les « secrets ».
Pourtant, tout n'est pas aussi calme et, si l'on en croit le voisinage, il existe bien des signes de la
marginalité des jeunes et des tensions qu'elle provoque; les concierges et les commerçants se
méfient, le club de jeunes est dégradé et cadenassé, et les faits divers rappellent que la
délinquance est omniprésente. Parfois même la police patrouille avec insistance dans le
quartier. Les travailleurs sociaux et les animateurs qui accueillent, souvent bien, ces chercheurs
qui s'intéressent à « leurs » jeunes, ne paraissent guère plus avancés, ils parlent des bandes
d'autrefois ou de celles du quartier d'à côté, mais aujourd'hui c'est mort, il y a sans doute des
problèmes, le chômage, les stages, les sorties, les activités, la drogue puisqu'il a fallu fermer les
toilettes où les jeunes se piquaient, mais tout cela paraît dilué, mal défini, incertain. On est loin
des clichés trop héroïques ou trop sordides de la « jungle » des grandes villes.

Peu à peu, une idée s'impose : l'incertitude, le flottement, la formation de réseaux


fragiles à la place des bandes, les longues périodes d'oisiveté entrecoupées de petits boulots, la
délinquance présente et peu spectaculaire, ne sont pas les premières images, les obstacles à

38
l'entrée dans les « vraies » conduites des jeunes, elles sont au contraire leur expérience
quotidienne, ce qu'ils appellent la galère. Insensiblement, les sociologues se mettent à « galérer
», eux aussi sont pris dans cette indétermination, ils s'habituent à passer leur temps entre le café
et le club de jeunes, et attendent que quelque chose se produise, comme les jeunes eux-mêmes
qui ne cherchent plus de travail, qui font des stages sans les faire, qui se regroupent sans former
de bandes... Mais les chercheurs, eux, ne « déconnent » pas, alors que les jeunes « piquent » au
supermarché ou dans le centre-ville puisqu'on apprend que celui qui venait tous les jours au
café est maintenant en prison, sans que ses copains en paraissent autrement émus. Les
sociologues ne sont pas pauvres comme les jeunes qui n'ont guère d'argent et, lorsqu'ils rentrent
le soir chez eux ou à l'hôtel, ils peuvent toujours se dire que lorsqu'ils galèrent, ils travaillent.
Mais enfin, quand ceci dure trop longtemps, ils se mettent à « rouiller » et se demandent s'il y a
réellement autre chose à comprendre que le chômage, la tristesse du décor et l'art de passer le
temps à ne rien faire. La galère, cette expérience que paraissent vivre les jeunes de 16 à 25 ans,
est-elle réellement un objet d'étude? Ne faut-il pas aller étudier la série des looks aux Halles ou
à Beaubourg? Ne vaut-il pas mieux s'intéresser à tous ceux qui fabriquent les stéréotypes
auxquels on a pu croire, aux policiers, aux travailleurs sociaux, aux « braves gens » qui ont
peur et qui, depuis quelque temps, votent pour l'extrême droite?
Une expérience aussi faible et diluée peut-elle constituer un objet d'étude? Ne vaut-il
pas mieux la décomposer afin d'en dégager des objets plus familiers? La délinquance est celui
qui s'impose avec le plus de force puisque la criminalité moyenne, celle qui se développe le
plus, est surtout localisée dans les grandes villes et leurs banlieues. La population délinquante
est aussi nettement identifiée, il s'agit d'hommes jeunes appartenant aux classes dominées et
vivant dans ces grands ensembles où nous allons. Les jeunes que l'on rencontre ne se
définissent jamais comme des délinquants, dans le sens où la délinquance n'est pas le centre de
leur activité; d'ailleurs, y a-t-il une activité centrale dans la galère ? Mais en même temps, ces
jeunes ne cachent pas qu'ils ont une certaine activité délinquante, le vol et le trafic d'herbe sont
à peine clandestins. Par ailleurs, le climat d'insécurité est réel. Largement accentué et mis en
scène par les médias, il repose aussi sur une expérience directe de la délinquance. Les
ascenseurs et la cage d'escalier sont dégradés, les voitures volées ou pour le moins rayées. Les
chiens-loups fermement tenus en laisse sont promenés le soir sur les pelouses et, à moins de
considérer que tous les habitants sont victimes de la propagande et que les statistiques du
commissariat de police reposent sur des rumeurs, il faut bien admettre que la galère est
parsemée d'une délinquance présente et peu visible parce qu'elle semble être partout. Cette

39
faible visibilité accroît d'ailleurs le sentiment d'insécurité puisque les délinquants ont
abandonné les oripeaux de leur destin ou de leur vocation; les jeunes de la galère sont comme
les autres. Les stéréotypes auxquels on pouvait s'attendre ont disparu; avec leurs blousons,
leurs jeans et leurs tennis, ils se « ressemblent tous » et les travailleurs sociaux et les
enseignants ne savent pas trop à qui ils ont affaire. Les consommateurs du club de jeunes sont
aussi ceux qui le saccagent et les élèves ont cessé de chahuter pour détruire les collèges et
agresser les professeurs. Les quelques jeunes qui ont choisi le sombre du cuir clouté ne
semblent pas « pires » que les autres; tout au plus, ils manifestent d'autres goûts esthétiques et
musicaux.
Mais ces délinquants sont aussi des victimes. Victimes d'une vie précaire dont il
faudrait analyser les ressorts, les stratégies et les désespoirs. Ne faut-il pas alors privilégier les
problèmes du travail et reprendre à notre compte des débats déjà anciens? Y a-t-il un refus du
travail ou bien une rationalisation des stratégies de survie devant l'absence d'emploi? Les
adultes avec lesquels on parle développent bien un long réquisitoire contre leurs enfants qui
n'acceptent pas les travaux durs dont ils avaient, eux, tiré une certaine fierté. Ceux qui ont été
au travail à quatorze ou seize ans et qui ont accepté un apprentissage long et pénible ne
comprennent pas l'apathie de la galère? Là aussi, comme pour la délinquance, les attitudes sont
difficiles à cerner; on ne décèle ni un enthousiasme ardent pour le travail, ni une apologie de la
vie oisive et assistée. On ne rencontre ni le désespoir des chômeurs de Marienthal, ni les rêves
utopiques de la contre-culture. Tout semble pris dans la palette incertaine de la galère et dans
une ambiguïté indéfinie.
Il est encore possible d'essayer de rabattre la galère sur un terrain connu, celui de la
pauvreté. Il est bien évident que les jeunes que nous rencontrons sont pauvres. Mais ils ne sont
pas pauvres au sens traditionnel du terme, ils vivent plus ou moins chez leurs parents et ont un
toit. La rareté et la misère proprement dites sont encore exceptionnelles dans l'expérience de
ces jeunes. Beaucoup d'entre eux trouvent des travaux occasionnels qui les aident et, par les
stages offerts, les camps d'été, ils arrivent à être encore assez protégés. Maria Luisa Tarres, une
sociologue venue du Chili qui « galérait » dans les cités avec les chercheurs, rappelait ce
qu'était réellement une culture de la pauvreté, celle du bidonville, celle de la survie des
poblaciones de Santiago. Il est clair que les jeunes appartiennent aux catégories les moins
privilégiées et les plus dépendantes, il est clair qu'ils sont « en bas », mais cela ne signifie pas
pour autant que la pauvreté, comme telle, puisse être le principe d'explication de leur conduite.
La mauvaise réputation des cités exclut bien plus que la misère. Comme la galère paraît

40
dominée par l'apathie et la dilution des rapports sociaux, la tentation est forte de se tourner vers
l'analyse des contraintes et des situations qui déterminent cette expérience. Les jeunes
paraissent hétéronomes, totalement déterminés par des forces extérieures. Il faudrait alors
reprendre la longue chaîne des causes, l'histoire des familles, les échecs scolaires, le chômage,
les stigmatisations et, comme il y a de nombreux immigrés, le racisme. Pourquoi chercher un
sens à des comportements qui sont si faibles, si dilués et qui ne sont même pas une action, alors
qu'il est évident que le sens est, en dehors de l'acteur, tout entier contenu dans la situation qui
lui est imposée ? Pour comprendre la misère du peuple parisien du siècle dernier, il suffit de
décrire la disparition des anciennes appartenances, des économies de survie, le déracinement et
la formation d'une société industrielle qui exclut plus qu'elle n'intègre. La galère serait la pointe
extrême de la domination, une expérience de survie, tout entière définie par la convergence des
forces de domination et d'exclusion.

DES CONDUITES PAR EXCÈS

Un tableau si « paisible » n'est pas convaincant. La galère est trouée de conduites qui
renversent cette image, qui vont au-delà des contraintes, de « conduites par excès ». Elles
suggèrent l’existence d'une certaine autonomie de l'action qui résisterait au derele infernal de la
soumission et de l'exclusion. On ne peut se satisfaire d'une sociologie des contraintes parce que
les jeunes en “font trop” pour être décrits comme les sujets d'un ordre plus ou moins “total”.
Une des manifestations de cet excès est la violence. Non pas la violence instrumentale,
contrôlée et dissimulée de la délinquance, mais la violence “gratuite”, expressive et sans objet.
Celle du saccage qui explose brusquement et tombe tout aussi vite. Celle aussi du désir de faire
peur, de choisir une présentation si volontairement effrayante, de terroriser le voisinage.
Parfois, cette violence devient spectaculaire comme dans le cas des « rodéos » de l'été 1981 où
les jeunes, notamment aux Minguettes, ont volé plusieurs dizaines de voitures pour les brûler
dans leur cité. Il ne s'agit pas des bagarres et des violences rituelles comme on les observe à la
sortie des bals de campagne, mais de poussées de violence qui rompent l'atonie de la galère.
Les affrontements réguliers avec la police participent aussi de cette violence qui n'a rien de
directement politique et peut parfois se transformer en émeute, comme ce fut le cas en
Angleterre à Brixton ou bien, de façon plus spectaculaire encore, lors des émeutes noires aux
Etats- Unis où les jeunes ont joué un rôle central. Quelle que soit la nature de l'action
entreprise, la galère n'est pas un pur espace de dépendance et d'absence d'action. A la cité des

41
Minguettes évidemment, on voit se former une action collective et dans chaque cité surgissent
des associations, le plus souvent éphémères, mais qui indiquent que tout n'est pas dominé par
l'exclusion et l'apathie. On sent aussi une « rage » latente qui se manifeste dans la violence et la
capacité d'organiser certaines revendications.
Ce type de conduite qui pourrait apparaître comme le contraire du climat de la galère
est, en réalité, présent dans la galère elle- même. Il ne surgit pas exclusivement chez d'autres
jeunes, « conscients et organisés », militants ou encadrés par les travailleurs sociaux ou des
organisations politiques. Les premières discussions entre les chercheurs et les jeunes indiquent
clairement que le refus et la révolte sont partout. Le tableau se complique parce qu'il n'y a pas
d'un côté les acteurs et de l'autre les victimes, mais les deux versants se mêlent constamment.
Ceci ajoute au climat général de la galère. A qui a-t-on affaire? On ne le sait jamais réellement.
De même que la délinquance est présente tout en n'étant pas le centre d'une activité, la révolte
affleure sans réellement définir les jeunes. Ceux-ci paraissent osciller sans cesse de
l'hétéronomie au désir d'action autonome et le sociologue qui essaierait de trancher se
heurterait à des conduites et à des propos contradictoires. Les significations des conduites « par
excès » de la violence et de la protestation sont multiples et flottantes. S'agit-il d'obtenir un
local pour se protéger et aménager la galère, de remplacer l'ennui des cages d'escalier par celui
du club de jeunes ? S'agit-il de construire une action favorisant l'intégration sociale par l'accès à
une culture et à des formations reconnues? S'agit-il encore d'affirmer une identité, identité
ethnique ou identité de jeunes? Rien ne permet vraiment de choisir. La confusion est d'autant
plus forte que les jeunes se situent en dehors de tous les discours qui occupent l'espace
politique et que rien ne rappelle les thèmes classiques des protestations ouvrières, des
mouvements nationaux ou bien encore des conduites des « petits blancs » protestant contre la
chute sociale et l'envahissement de leur culture traditionnelle. Ces jeunes ne sont ni gauchistes,
ni skinheads. Cette violence et cette capacité d'action si étroitement mêlées à la galère peuvent
être, là encore, réduites à un objet plus familier. Elles procéderaient de tout autre chose que de
la galère et seraient la formation d'un mouvement de jeunes immigrés de la deuxième
génération. L'explication peut paraître largement satisfaisante, cependant, elle se heurte aux
premières observations des chercheurs. La galère n'est pas une expérience spécifique aux
jeunes immigrés, même s'ils peuvent la vivre de façon particulièrement aiguë; les grandes cités,
y compris les Minguettes, ne sont pas des ghettos. Pour les jeunes, il n'y a pas de cafés français
ou de cafés immigrés, à la différence des adultes; dans la galère, les jeunes sont mélangés
depuis l'école et restent ensemble. Si les thèmes immigrés dominent dans certaines actions, ce

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n'est pas le cas de toutes; le plus souvent, elles se veulent mixtes. Mais surtout, les jeunes
immigrés sont aussi dans le monde de la galère, ils sont aussi et plus que les autres, exclus et
chômeurs. Autrement dit, l'action immigrée émerge de l'expérience de la galère et n'est pas
l'imposition à cette expérience d'une logique ethnique et nationale extérieure qui la
transcenderait et la ferait basculer. Il existe un lien étroit entre la formation d'un mouvement
animé par les jeunes immigrés et de la nature de l'expérience de la galère.
Une autre forme d'action par excès est constituée par la musique et plus
particulièrement par le rock. Bien sûr, cette scène musicale est d'abord celle des mass media
dans laquelle les jeunes choisissent des styles afin de se situer, de s'identifier, de se classer et de
s'opposer. Cette scène est stratifiée par une échelle du goût et du prestige qui permet à chacun
de s'affilier. Mais nous sommes aussi loin du « conformisme yéyé » des années 1960. Bien
souvent, il existe un rapport passionnel des jeunes à cette musique, elle est la médiatrice de la
vraie vie. Dans toutes les cités où nous sommes allés, il se forme des groupes de rock qui
essaient de sortir de la galère mais qui, en même temps, témoignent de l'expérience de la vie
dans les banlieues, de sa tristesse, de ses petits bonheurs et, parfois même, ces jeunes sont les
seuls à donner un langage à cette expérience et à la révolte qu'elle peut contenir. Le rock,
comme le blues aux Etats-Unis, n'est pas une idéologie mais un témoignage, une mise à
distance de la galère par elle-même qui n'est pas politiquement construite, mais qui ne peut non
plus être réduite à un mécanisme habituel de la « société de consommation » ou du « marché de
la jeunesse ». Il n'est pas possible de séparer cette musique - elle peut être aussi funk ou reggae
- de l'expérience sociale qui en est le support. Elle est à la fois conformiste et sauvage, et,
comme l'expérience de la galère elle-même, à la fois autonome et hétéronome.

Il n'est pas possible de découper l'expérience de la galère en une série d'objets plus
simples qui en brisent la spécificité : le mélange des genres et les oscillations permanentes. La
galère s'est imposée à nous comme une expérience qu'il faut analyser comme telle, qui ne
ressemble pas à ce que l'on avait connu jusqu'alors, qui est le noyau à partir duquel des
conduites plus particulières comme la délinquance ou le rock peuvent se cristalliser. Mais ces
conduites ne peuvent être comprises que par référence à l'espace de la galère dans lequel elles
se constituent. On verra que ce choix a été imposé par les acteurs eux-mêmes qui ont rejeté les
classifications habituelles et qui n'ont accepté les chercheurs que dans la mesure où ils ont pris
pour objet leur expérience dans sa globalité.

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Doc. 8 : Chapitre 1 : Angèle Christin. Comparutions immédiates. Enquête sur une
pratique judiciaire. La Découverte, 2008

Tribunal de grande instance de Bobigny, 9 novembre 2005

Sur la dalle devant l’entrée du tribunal, sur le pont qui enjambe la nationale, une queue d’une
centaine de mètres s’étire et se pousse nerveusement. C’est la période des émeutes urbaines et
le tribunal de Bobigny est au centre de l’attention. Aux portes du tribunal, quatre policiers
régulent les entrées et orientent les visiteurs vers le portique métallique et les tables où tous les
sacs et manteaux sont fouillés. La queue s’interroge, proteste.

Qui se trouve devant le tribunal à une heure de l’après-midi, un mercredi de semaine ? La


composition est mélangée. Les plus aisément repérables sont les journalistes de la télévision et
de la radio. Ils sont en groupes de trois ou quatre et transportent un matériel audiovisuel
encombrant sur leurs épaules. Ils vont et viennent, quittent la queue pour prendre des images de
la foule, de la façade moderne du tribunal de grande instance, encastrée entre le tribunal
administratif, la chambre de commerce de Seine-Saint-Denis et la route nationale. Le tribunal a
été construit dans les années 1980. C’est une structure complexe, en forme de pyramide
tronquée. La paroi est faite de béton, de métal et de verre. Dans la queue, les familles et les
amis des prévenus se réunissent en cercles clos. Les parents restent silencieux, le visage fermé,
posant parfois une question d’un air inquiet. Les amis sont plutôt bruyants. Ce sont surtout des
garçons, vêtus de l’« uniforme banlieue », jogging, pull à capuche, casquette ou bandana,
baskets « requins » et veste en cuir. Ils s’interpellent à voix haute, plaisantent, font des
commentaires sur le tribunal et la situation des prévenus qu’ils connaissent. Ces groupes de
proches sont tous d’origine africaine ou maghrébine. Enfin, dans la queue, on trouve des
indéterminés, une population relativement plus féminine que les journalistes de l’audiovisuel et
les groupes de proches. Ce sont des journalistes de presse écrite, qui sortent parfois leur carnet
de notes, ou des badauds. La tonalité des discussions semble plutôt critique vis-à-vis de
l’institution judiciaire : chacun veut voir la réalité de ces comparutions immédiates dont tout le
monde parle. La queue avance lentement, car le nombre de visiteurs à l’intérieur du tribunal est
déjà près du maximum autorisé. Les policiers attendent que des personnes sortent de l’enceinte
pour faire rentrer du monde. Faux espoir : environ dix personnes sortent d’un coup, mais ce
sont des avocats. Leur présence tranche sur le reste de la population présente sur la dalle : ils
sont en robe noire avec la collerette blanche, ils rient et semblent décontractés.

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Une demi-heure plus tard, la queue a avancé et tout le monde est entré dans le tribunal. À
l’accueil, une employée indique où trouver les comparutions immédiates :

« Ah, c’est pas compliqué, ils en ont ouvert partout, aujourd’hui il y a plein de chambres qui font ça.
Vous voyez, là où il y a des papiers sur les portes, c’est des C.I. La 5e, la 17e, la 18e... elles font ça toute
la journée. Mais allez à la 17e, c’est là où il y a tous les journalistes, ça doit être intéressant. C’est là où
il y a des gens qui attendent, au rez-de-chaussée. »

Il faut descendre quelques marches entre des barrières métalliques provisoires, jusqu’à un
atrium où tout le monde attend derrière les barrières qui séparent le hall des portes des
chambres. Dans le sas créé devant les portes, des policiers surveillent la foule. Un policier
annonce qu’il est impossible de rentrer maintenant dans la 17e chambre : en raison de
l’affluence, le président à décidé que le public ne pourrait rentrer que lors des suspensions
d’audience.

Les nouveaux entrants s’assoient comme ils peuvent sur les petits murets qui entourent les
massifs de plantes exotiques dans le hall. Bientôt il n’y a plus de place, les visiteurs restent
debout, s’assoient en équilibre sur les barrières ou par terre. Devant la 17e chambre, un groupe
de huit filles entre quinze et vingt ans s’esclaffent bruyamment et jaugent du regard les gens
aux alentours. Elles portent des jeans moulants, des talons hauts ou des bottes, des vestes en
cuir, et ont les cheveux longs et relevés. À un moment fuse, suivi par un éclat de rire général : «
Ben, t’avais qu’à pas braquer la banque que t’as braqué, qu’est-ce que tu veux que j’te dise,
moi ! » Puis elles portent des toasts pour les individus qu’elles connaissent et qui sont jugés le
jour même, en mimant le geste de lever un verre. Elles ne communiquent pas avec le groupe de
garçons du même âge qui se trouvent dix mètres plus loin, devant l’entrée d’une autre chambre.
Les deux groupes ne semblent pas avoir conscience l’un de l’autre. Sur un muret juste à côté,
une équipe de journalistes va et vient. Ils sont quatre, d’environ une trentaine d’années, trois
femmes et un homme qui est responsable de la caméra. Une des femmes a l’air de diriger les
opérations. C’est elle qui arrête les avocats qui passent devant nous dans des bruissements de
robe, entrant ou sortant de la chambre. Elle leur demande leur nom, qui ils défendent et pour
quoi, le nom des magistrats présents. Les avocats répondent de bon gré mais ne sont pas filmés.

Cela fait plus d’une heure que nous attendons devant la porte, et l’audience n’est toujours pas
suspendue. Les conversations se font plus bruyantes. Pour passer le temps sans doute, la
responsable du groupe de journalistes a pris la caméra et a commencé à se balader avec, la diri-

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geant un peu partout. L’œil de la caméra pointe à un moment le groupe de filles et semble s’y
attarder. Une des filles s’en rend compte, et lance : « Eh, attends, tu fais pas ça ! » à la
journaliste. Tout le monde se tourne, le silence se fait instantanément. Les filles s’avancent vers
la journaliste, qui baisse la caméra et se met à expliquer qu’elle ne tourne pas, que c’est juste
pour vérifier le plan. Elle leur montre la lumière rouge de la caméra qui signifie que ça n'en
registre pas. Les filles inspectent et retournent à leur barrière métallique. Les gens se remettent
progressivement à discuter, la responsable rejoint son équipe et pose la caméra par terre. Elle a
l’air soulagée. Juste à côté, une femme de cinquante ans attend en lisant Le Monde
diplomatique. Une amie la rejoint, elles parlent du temps d’attente : « Il paraît que c’est le pro-
cureur qui a limité l’accès. » « Oui, ils ne veulent pas qu’on voie la justice expéditive qu’il y a
là-dedans ! » « Enfin on va bien finir par rentrer. » Justement, les portes de la chambre
s’écartent, des gens sortent, tout le monde se presse contre la barrière pour rentrer. Le groupe
de jeunes filles est arrêté par le policier : est-ce qu’elles sont majeures ? Sinon elles ne peuvent
pas entrer. Elles font demi-tour, déçues.

La salle d’audience est comble. Elle est relativement petite, il n’y a que quatre rangées de
bancs divisées par une allée centrale. Le reste de la salle est occupé par les tables et les sièges
destinés aux professionnels de la justice. Un grand bureau en arc de cercle occupe tout le fond
de la salle. Au centre du bureau se trouvent des sièges pour les trois juges : le président et les
deux assesseurs. La place du procureur de la République, l’accusateur public, est sur la droite
du bureau. Sur la gauche, un gros ordinateur dissimule en partie la greffière qui retranscrit le
procès. Derrière ce bureau, deux portes permettent aux juges de quitter la salle pour aller
délibérer sans entrer en contact avec le public. Juste devant les bancs du public se trouvent les
bancs et les bureaux des avocats. Deux bancs et deux bureaux sont encastrés dans le sol, un de
chaque côté de l’allée centrale. Les bancs semblent plus confortables que ceux du public, qui
n’ont pas de dossier, mais ils sont de loin plus rustiques que les confortables fauteuils en cuir
sur lesquels s’assoient juges, procureurs et greffiers. Le box pour les prévenus se situe sur la
gauche de la salle. Une porte à l’arrière du box donne sur le circuit du dépôt du palais de jus-
tice : c’est par là que les prévenus sont amenés par les policiers. Un muret en béton qui arrive à
mi-corps sépare les prévenus du reste de la salle. Deux policiers se trouvent à la porte d’entrée,
deux autres discutent, assis sur les bancs du box des prévenus. Cinq ou six avocats sont
rassemblés autour de leurs bancs. Ils étudient leurs dossiers ou parlent à mi-voix.

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L’attente n’est pas finie, car les magistrats délibèrent. Une quinzaine de journalistes sont
debout, autour des avocats et du procureur, avec carnets de notes et micros. Plusieurs questions
sont posées en même temps, mais le public entend mal. À ma gauche, une famille d’origine
africaine reste assise : deux jeunes garçons, une femme et un homme assez âgés, habillés de
manière traditionnelle. Ils ne disent rien. À ma droite, un groupe de journalistes anglais : ils ne
comprennent pas ce qui se passe et demandent combien de temps va durer la suspension
d’audience. Deux d’entre eux se rassoient après être allés voir l’avocat de l’affaire suivante. Un
homme assis au premier rang, la trentaine, d’origine maghrébine, se tourne alors vers eux d’un
bloc : « Vous savez, vous devez pas citer le prénom ! J’ai vu que l’avocat vous l’avait donné
mais il aurait pas dû, par respect pour la famille. Par respect. » Les journalistes étrangers
acquiescent puis lui demandent qui il est : « Je suis éducateur à Montreuil, ces jeunes je les
connais. En plus, cette histoire est vraiment pas claire. » La famille à ma gauche se penche, un
des jeunes dit : « Moi je suis le frère, et je veux pas de nom. » Les journalistes hochent la tête.
À ce moment, on entend un bruit au fond de la salle, les juges entrent. Un des policiers à
l’entrée annonce : « Mesdames, messieurs, le tribunal ! Veuillez vous lever ! » Toute la salle se
lève, avocat et procureur compris. Le président est une femme, de même qu’un des deux
assesseurs. Elle dit à voix normale après s’être assise : « Vous pouvez vous asseoir. » Elle se
tourne vers la greffière : « Dossier 27 ? » La greffière appelle le dossier.

Les prévenus sont introduits dans le box par deux policiers. Ils sont tous les deux
d’origine africaine et semblent très jeunes. Ils ont les cheveux courts, l’air fatigués. Les
policiers enlèvent leurs menottes, alors que les trois juges s’installent. Sami D. et Kenny S.
sont nés respectivement en 1985 et en 1987 à Montreuil, signale la présidente. Elle leur
demande s’ils souhaitent être jugés ce jour-là ou bien s’ils veulent demander un délai pour
préparer leur défense. Les deux demandent à être jugés le jour même. La présidente reprend la
présentation de Sami et Kenny, à partir du dossier qu’elle feuillette sur son bureau. Le premier
est agent de nettoyage pour une société de HLM, le deuxième est en terminale. On les accuse
de « fabrication et détention de substance explosive ». Ils ont été interpellés le 6 novembre
2005. La pré- sidente lit le procès-verbal de la police. Les policiers disent avoir repéré une
voiture qui aurait servi auparavant à un « rodéo ». Ils somment celui qui conduit de s’arrêter et
examinent le véhicule. La voiture aurait dégagé une forte odeur d’essence. Dans le coffre, les
policiers trouvent une bouteille à moitié pleine d’essence et trois chiffons imbibés. La
présidente interroge d’abord Sami. Quelle est sa version des événements ?

47
« On rentrait de chez le coiffeur. Et là, alors qu’on n’avait rien fait, la police nous a interpellés. – [La
présidente :] Mais dans le coffre, il y avait de l’essence et des chiffons imbibés. Comment
l’expliquez-vous ?

– Y avait aussi du scotch, des produits d’entretien, tout ça. Et la bouteille d’essence était vieille d’un
mois, elle était moins qu’à moitié pleine.
– Enfin, la police a effectué une analyse des produits présents sur vos mains, et il y avait de l’essence
dessus. Comment l’expliquez-vous ? »

Kenny S. prend la parole et dit qu’ils avaient dépanné un ami quelques heures avant parce qu’il
avait des problèmes avec son scooter, et que c’est comme ça qu’ils s’étaient mis de l’es- sence
sur les mains. Son récit est long et passablement compliqué, la présidente lui pose plusieurs
questions pour mieux comprendre. Il se tait finalement, l’air découragé. À la fin de
l’interrogatoire, comme à l’habitude, la présidente demande si le procureur a des questions,
puis l’avocat : les deux répondent par la négative. Le procureur a environ une trentaine
d’années. Il est d’origine africaine. L’avocat est plus âgé, ce qui tranche avec la moyenne du
public, il porte des lunettes et semble à son affaire.

La présidente évoque alors les conclusions de l’enquête sociale qui a été menée sur les deux
prévenus, en marmonnant :

« Le rapport des travailleurs sociaux à leur sujet est plutôt favorable... Comme nous l’avons dit,
monsieur D. a arrêté ses études avant le BEP. Il a eu un accident de scooter en 2003, puis a travaillé en
intérim. Il est aujourd’hui agent de la ville. Monsieur S. est en terminale... Bon, les deux casiers sont
vierges, je ne l’ai pas précisé jusque-là parce que ça va de soi... Je crois que c’est tout. Monsieur le
procureur, vos réquisitions. »

Le jeune substitut se lève. Il ne dit que quelques mots :

« J’ai un doute sur la culpabilité des deux... Il y a des traces qui rendent suspicieux... Mais pas
d’infraction caractérisée. [Il soupire]. Dans le doute, je demande pour les deux la relaxe. »

Le public pousse un soupir de contentement, l’ambiance se détend. Les deux prévenus se


tournent vers leurs familles. Certains tapent même dans leurs mains, dans le fond de la salle.
L’avocat prend la parole :

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« Je suis très surpris aujourd’hui. Par rapport au déroulement habituel de cette chambre, le public est
différent, les réquisitions du ministère public aussi ! [Le public rit dans la salle.] [...] Soyons clairs : moi
aussi je transporte de l’essence dans ma voiture, quand je vais à ma maison de campagne. Ce n’est pas
une infraction caractérisée, Dieu merci ! [...] Dans le cadre tourmenté qui est le nôtre aujourd’hui, alors
que le mot “violences urbaines” est sur toutes les bouches, sur tous les écrans de télévision, j’apprécie
que le ministère public ait ici l’honnêteté et le courage de revenir sur ses pas. Oui, le courage ! Alors je
dirais... c’est merveilleux, cette procédure qui a interrogé les agents interpellateurs avant d’avoir
interrogé les prévenus ! [...] J’en ai terminé car je sais que votre programme est tendu, qu’une lourde
charge pèse sur votre juridiction. [...] Mais regardez-les, ils ont l’air d’avoir treize ans, et leurs récits
corroborent ! Je demande donc aussi la relaxe au bénéfice du doute. »4

Les juges se retirent pour délibérer. Pendant une demi-heure, le public reste dans la salle à
attendre, en regardant les visiteurs qui se pressent à l’extérieur. Lorsque les juges reviennent,
ils annoncent le jugement : Sami D. et Kenny S. sont relaxés. Des applaudissements
retentissent dans les derniers bancs du public, les parents et les frères se lèvent d’excitation et
font des gestes à Sami et Kenny, qui sourient. Beaucoup de gens quittent alors la salle, alors
que de nouveaux arrivants se pressent à l’entrée.

Tribunal de grande instance de Paris, 7 novembre 2005

Il pleut sur l’île de la Cité. Le tribunal de grande instance se dresse derrière ses grilles le
long du boulevard Saint-Michel. L’entrée ne s’effectue pas par les grandes marches qui
dominent la cour d’entrée. Il faut longer la façade sur deux cents mètres, et c’est par un passage
dé- tourné que les visiteurs du Palais de justice peuvent y pénétrer. Une barrière métallique
sépare deux queues : d’un côté, les touristes qui vont visiter la Sainte-Chapelle, de l’autre ceux
qui veulent entrer dans le tribunal, les badauds, les amis et la famille des prévenus, les
prévenus comparaissant libres et les témoins. Cette deuxième queue est majoritairement
masculine, contrairement à la queue des touristes. Elle est moins bruyante. Qui fait partie du
public, qui de la famille, qui des prévenus ? La queue avance jusqu’au contrôle, où se trouvent
des gendarmes et des détecteurs de métaux. Juste derrière le contrôle, un comptoir
d’information indique les différentes chambres en activité ce lundi matin : la 23e chambre est
en charge des comparutions immédiates. Le couloir est complètement décrépit : des armoires et
des étagères sont entreposées sur le côté, les quatre pieds en l’air. Les murs gris ont été à
certains endroits retouchés, on voit du mastic blanc. Au bout du couloir se trouve un grand hall,
avec à chaque coin une immense porte en bois et deux gendarmes en uniformes qui la

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surveillent. Un escalier majestueux monte au premier étage, avec à son départ un énorme
pommeau aux armoiries de la justice. Des fenêtres très haut placées diffusent une lumière
blafarde. C’est une salle des pas perdus : beaucoup de bruit, des gens qui restent immobiles ou
discutent en petites grappes, des barrières métalliques qui encadrent une des quatre portes avec
des gendarmes qui passent au détecteur de métaux les personnes, avocats compris, qui
souhaitent entrer dans la salle. Du carrelage. Des machines à café. Des bancs. Et au plafond, au
centre de l’espace, un carré de verre translucide : on voit les pieds de ceux qui marchent à
l’étage au-dessus appa- raître en sombre. Au premier étage se situent surtout des salles
d’assises, et la cour d’appel. Ici, au rez-de-chaussée, il y a quatre chambres de correctionnelle,
consacrées aux délits, à la délinquance de moyenne gravité (plus sérieuses que les
contraventions traitées par le tribunal de police, mais moins grave que les crimes jugés aux
assises). Les deux chambres qui s’occupent des comparutions immédiates, la 23e et la 24e
chambres, sont côte à côte.

Devant la porte de la 23e chambre, un des gendarmes vérifie les entrées : «


Comparutions im- médiates ? Coupez votre téléphone portable. » Il confirme en cela un papier
accroché au scotch sur un des hublots de la salle : « Téléphones portables éteints sous peine
d’exclusion de la chambre. » Sur la droite de la porte, un autre papier est épinglé sur un tableau
de liège. Il indique qui sont les magistrats présents cette matinée et les numéros de dossiers qui
sont jugés, avec les noms des prévenus.

Il faut rentrer en passant par une sorte de sas capitonné qui sépare la 23e chambre du hall. Par
le hublot, avant d’entrer, on aperçoit la salle. Elle n’est pas très grande, haute de plafond, avec
trois fenêtres sur la gauche qui donnent sur la Seine du côté de la place Saint-Michel. Des
boiseries font le tour de la salle. Une statue de femme, les deux mains écartées du corps,
émerge au fond de la pièce. En dessous de la sculpture, les juges. Ils sont trois : un homme au
milieu, le président, la cinquantaine, des lunettes, qui consulte des dossiers, l’air maussade. À
sa gauche, une femme, à sa droite, un homme. Ils ont devant eux un grand bureau commun,
avec trois lampes vertes. Sur la gauche, en dessous des fenêtres, une femme est penchée sur un
pu- pitre, c’est le substitut du procureur en charge de l’accusation. Devant elle, de gros dossiers
assez désordonnés la cachent en partie. Sur la droite, près du public, se trouve le box des pré-
venus. Chaque prévenu dans le box est accompagné par un policier, parfois de deux. Une
rambarde d’un mètre de haut, en bois, sépare le box du reste de la salle. Il y a un micro, et de la
place pour sept ou huit prévenus, avec le policier qui s’assoit derrière eux. À droite après le

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box, la greffière, toujours une femme, tape sur son ordinateur. Elle se situe un peu en surplomb
du reste de la salle. Devant elle, trois marches plus bas, l’huissier, qui prend note de qui est
présent ou absent lors de l’audience, qui enregistre les allées et venues. Entre tous ces bureaux
il y a un espace vide, au centre de la salle, avec un micro : il est utilisé par les prévenus qui
comparaissent libres. Entre cet espace du jugement au fond de la salle et le public à l’entrée se
trouve le lieu de la défense. De chaque côté de l’allée centrale, des bancs en bois massif se
succèdent sur quatre rangs. Au premier rang, à droite, juste en face du box des pré- venus en
détention provisoire, un micro permet au prévenu de se défendre. C’est là que se place l’avocat
lors du passage de son dossier. Au premier rang à gauche, du côté du substitut du procureur, un
autre micro est disposé pour le cas, assez rare en comparutions immédiates, où il y aurait une
partie civile et un avocat de la partie civile (en effet, les victimes en compa- rutions immédiates
n’espèrent en général pas être dédommagées et ne déposent pas de plainte civile en plus du
dossier pénal). L’allée centrale sépare donc défense et accusation, avec les juges au fond. Les
avocats qui attendent le passage de leur dossier, ou qui, une fois leur dos- sier examiné, doivent
patienter pour le jugement jusqu’à la suspension d’audience, sont assis assez nonchalamment
sur les autres bancs. Ils discutent, s’étirent, sortent de la salle pour faire les cent pas dehors,
prendre un café ou parler avec la famille. Il n’y a pas de séparation formelle avec le public.
Simplement, les bancs pour le public sont plus petits, sans tablette, moins larges, mais toujours
en bois. Et le fait qu’au fond de la salle plus personne ne porte la robe, la grande robe noire
avec un col blanc et une sorte d’écharpe avec parfois une frise blanche à son extrémité, suffit à
marquer clairement la différence. Un gendarme a une place juste devant le public, à droite, au
coin du box des prévenus. Il regarde attentivement le public, prêt à intervenir à la moindre
perturbation. Il y a trois rangées de bancs pour le public, à droite et à gauche de l’allée centrale.
La salle est aux trois quarts vide : le tribunal de Paris n’attire pas les foules.

Le premier dossier se termine très rapidement. Il s’agit d’une conduite en état d’ivresse
et sans permis sur les Champs-Élysées. Au milieu de la plaidoirie de l’avocat, qui demande un
contrôle judiciaire et proteste contre la réclamation par l’accusation d’une mise en détention, la
porte à l’arrière du box s’ouvre et un très jeune homme d’origine africaine entre dans la salle,
poussé par un gendarme, qui lui ôte ses menottes. A-t-il vraiment plus de dix-huit ans ? Il a les
yeux baissés, alors qu’une femme et deux garçons sur le banc à côté de moi essaient d’attirer
son attention. Le gendarme leur fait signe de se taire. Le président demande à l’huissier

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d’appeler un nouveau dossier : c’est celui du jeune homme. Le gendarme lui indique qu’il doit
se lever. Il s’exécute lentement.

Le président prend la parole, et commence par décliner son état civil. Sa voix est perçante :

« Monsieur Z. Mani ? C’est bien vous ? Vous êtes né le 21 novembre 1987, à Paris dans le xixe
arrondissement. Vous confirmez ? Bien. Vous êtes ici, monsieur, pour cession de cannabis le 4
novembre. Nous sommes en comparutions immédiates, je dois donc vous demander si vous souhaitez
être jugé maintenant ou si vous souhaitez un délai pour préparer votre défense.

Le jeune homme répond à chaque fois par un « oui » peu articulé. Le président continue :

« Tout de suite, très bien. Donc, monsieur, vous nous indiquez que vous faites une formation mais vous
ne donnez pas plus de précisions. C’est une formation de quoi ? »

Mani Z. s’y reprend à trois fois avant de dire assez fort :

« Une formation de facteur. »

Le président rit sans bienveillance, et s’exclame :

« Mais monsieur, pour être facteur il faut un casier néant ! Vous ne le saviez pas ? Ah non ? Eh bien
moi, je vous le dis ! Vous touchez à la drogue, monsieur ?
– Un peu.
– Mais il ne faut pas, monsieur ! Alors, je lis le procès-verbal. Vous avez été interpellé le 4 novembre à
seize heures vingt-cinq, dans le square v., dans le xxe arrondissement. »

Le président continue à lire le procès-verbal dressé par les policiers. Les agents qui faisaient
une ronde dans une voiture banalisée relatent avoir assisté à une vente de cannabis. En fouil-
lant Mani Z., ils ont trouvé dans ses poches une barrette de quatre grammes de cannabis, et
trois cents euros. Le président, après avoir lu le procès-verbal, se tourne de nouveau vers le
prévenu qui, debout dans le box, regarde le sol devant lui.

« Qu’avez-vous à dire, monsieur ?


– Je n’ai pas vendu de cannabis, monsieur le président, c’est un menteur. »

52
On ne comprend pas très bien s’il parle des policiers ou de l’autre jeune qui était avec lui dans
le square, sa voix est très basse. Le président reprend aussitôt :

« Alors les policiers sont des menteurs ?


– Non, je ne veux pas dire ça... Non, je ne dis pas que les policiers sont des menteurs mais...
– Mais alors, pourquoi aviez-vous trois cents euros sur vous ?
– Eh ben, deux cents on me les a prêtés, et puis les cent autres, c’était pour faire des courses pour ma
maman. »

Le président tape sur le bureau du plat de la main et s’écrie :

« Mais monsieur, les policiers ont vu la transaction, c’est indiqué dans le procès-verbal. Qu’est-ce que
vous en dites, de ça, hein ? »

Il insiste fortement sur le « vu ». Le prévenu répète : « Ce sont des menteurs... », puis regarde
de nouveau ses pieds et semble ne plus rien vouloir dire. Le président conclut : « Oui, bon,
vous n’avez rien d’autre à ajouter ? Bien. Madame la procureure, vous avez la parole. » Elle
s’éclaircit la gorge, se lève, soulève le dossier devant elle et l’agite à bout de bras à l’adresse
des juges :

« Merci, monsieur le président. Je n’ai pas grand-chose à ajouter, ce sont des arguments qui ne tiennent
pas la route ! Il suffit de les comparer au procès-verbal. Parce que j’espère que personne ici n’aura
l’affront de supposer que les policiers mentent, comme Monsieur semble vouloir l’indiquer. Les
policiers ont d’autres choses à faire de leur journée que de mentir ! Monsieur ici présent est tout juste
majeur, mais il a déjà eu d’importants problèmes avec le juge des enfants. C’est très grave qu’il se mette
à vendre de la drogue. Je demande donc dix mois d’emprisonnement dont six mois avec sursis et mise à
l’épreuve. Et bien sûr la confiscation du cannabis en question. »

« Bien, dit le président, Maître, c’est à vous. » L’avocate qui commence alors sa plaidoirie semble
jeune, moins de trente ans. Elle a une voix assez grave :

« Monsieur le président, je suis particulièrement en colère. Regardons les faits ! Il s’agit de quatre
grammes de cannabis, c’est-à-dire d’à peu près vingt euros. Et j’entends les réquisitions : quatre mois
ferme ! Alors que monsieur Z. est inséré ! [...] Il vit dans une famille de huit enfants, dans un deux
pièces. Sa mère et deux de ses frères sont d’ailleurs présents dans la salle. Et mon client suit aussi une
formation : il s’est inscrit mercredi dernier à une formation de facteur, il a payé cinq cent cinq euros
pour une formation qui a lieu en décembre. J’ai ici le reçu, je vous le ferai passer. [...] Il s’agit d’une
petite barrette. Le policier aurait dû l’écraser et lui dire “petit con !” Monsieur Z. essaie de passer un

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BAFA depuis deux ans. Il a fait plusieurs tentatives, il essaie ! Qu’est-ce qu’il va faire en sortant de ses
quatre mois de prison ! Qu’est-ce qu’il va faire ? Je demande donc de la prison avec sursis, et le
contrôle judiciaire, et j’en appelle à l’indulgence de la Cour. »

« Bien, dit le président, nous allons voir après la suspension d’audience. »

Deux autres dossiers passent ensuite, tous deux pour possession et vente de cocaïne. La même
avocate les défend aussi, mais avec moins d’énergie. Le président décrète alors une suspension
d’audience pour délibérer, toute la salle se lève, puis se disperse dans le Palais de justice. Trois
quarts d’heure plus tard, l’audience est reprise. Le président annonce les jugements à tous les
prévenus de la matinée qui sont réunis dans le box. Mani Z. est condamné à trois mois de
prison avec sursis et mise à l’épreuve. Il a échappé à la prison ferme que demandait le
procureur.

Tribunal de grande instance de Créteil, 6 avril 2006

Le tribunal de grande instance de Créteil se trouve à dix minutes de la station de métro Cré-
teil-Université. C’est un bâtiment moderne impressionnant de quinze étages, en forme de « V »
inversé. Il est au milieu d’une grande place entourée d’immeubles. Une allée mène aux
quelques marches qui montent jusqu’au porche du tribunal, encadré par deux fontaines à l’ar-
rêt. Sous le porche, des groupes discutent à voix basse, souvent en présence d’un avocat.
Lorsque le visiteur a passé le portillon métallique et le contrôle de police à l’entrée, il se
retrouve dans un vaste hall d’une dizaine de mètres de haut. Deux rangées de colonnes, en bas
desquelles sont intégrés des sièges, divisent l’espace du rez-de-chaussée. À droite se trouvent
les chambres d’assises, à gauche les chambres correctionnelles.

L’audience de comparutions immédiates a lieu cet après-midi à la 13e chambre, en salle B. La


salle d’audience est moderne. L’entrée s’effectue derrière les bancs du public, par deux portes
latérales. Il y a cinq rangées de bancs pour le public, devant lesquelles se trouvent les bancs et
les pupitres pour les avocats qui attendent le passage de leur dossier. Au fond de la salle se si-
tue le vaste bureau des juges et du greffier, avec un pupitre à droite à la disposition de l’avocat
pour sa plaidoirie. À gauche, à côté du bureau des juges, se trouve le bureau du procureur.
Entre le public et le bureau du procureur, il y a une cage de verre : c’est le box du prévenu. Le
box est fermé à l’avant, sur les côtés et en haut. On voit un micro et une petite ouverture à tra-
vers la vitre afin que le prévenu puisse entendre les questions qui lui sont posées. Il n’y a de

54
place que pour une ou deux personnes. La lumière de la salle est tamisée, elle provient d’une
ouverture dans le plafond au fond de la salle, au-dessus du bureau des juges. La lumière du jour
tombe juste sur eux, alors que le reste de la pièce se trouve dans l’ombre, faiblement éclairé à
la lumière électrique. La collégialité, cet après-midi, est composée d’une présidente d’environ
quarante-cinq ans, et de deux assesseurs, un homme et une femme. La procureure est une
femme d’environ cinquante ans, accompagnée d’une auditrice de justice qui fait un stage au
tribunal. La présidente demande à l’huissier d’introduire un dossier, l’huissier appelle le dossier
18.

Fétrédine Z., un homme corpulent d’origine algérienne, entre dans le box, accompagné par un
policier. Âgé d’environ cinquante ans, il est intérimaire en manutention. Son pantalon est troué
à plusieurs endroits. Il s’adresse aux magistrates : « Bonjour Mesdames. Enchanté, en- chanté,
enchanté, Madame le procureur. » La présidente prend la parole :

« Vous êtes bien monsieur Z. Fétrédine ? Né à Alger le 21 juillet 1959 ? Monsieur, vous allez être jugé
selon la procédure de comparution immédiate. Voulez-vous être jugé aujourd’hui ou souhaitez-vous un
délai pour préparer votre défense ? »

L’homme répond « Oui, aujourd’hui » en se tordant les mains et en se penchant vers


l’ouverture dans la paroi de verre pour mieux entendre les questions qui lui sont posées. Il a
l’air anxieux. La présidente reprend :

« Alors, les faits. On vous reproche d’avoir, à Sucy, en tout cas sur le territoire national, le 12 mars
2006, commis des violences volontaires entraînant une incapacité temporaire de travail n’excédant pas
huit jours, en l’espèce cinq jours, contre votre épouse, madame Fadila Z. Est-ce qu’il y a constitution de
partie civile ? »

La procureure se lève et répond que oui, l’épouse a porté plainte. « Madame Fadila Z. est-elle
dans la salle ? » Une femme d’une trentaine d’années, au troisième rang dans le public, se re-
dresse. Deux femmes à côté d’elles l’encouragent. Elle vient se mettre debout devant le micro
au centre de la salle, à côté de son avocate. Elle ne regarde pas vers le box.

Le prévenu prend la parole en articulant très vite :

« Mais madame la présidente, excusez-moi de vous interrompre, je suis désolé mais je n’ai rien fait, je
n’étais même pas là, je ne sais pas pourquoi elle invente ça... »

55
La présidente le coupe :

« Monsieur ! Ce n’est pas à vous de parler ! Je vous dirai quand vous aurez la parole. Donc, les faits. Le
commissariat... reçoit un appel d’une voisine qui entend des cris... La voiture de patrouille se rend sur
les lieux... Monsieur Z. ouvre, les policiers trouvent madame Z. par terre dans la chambre, avec une
contusion à l’œil. Le rapport du médecin... oui voilà, elle a un œil au beurre noir et des bleus sur le
visage et sur l’épaule. Interrogeons la victime... Ah, voilà, elle déclare qu’après le déjeuner, une dispute
éclate. Donc... le ton monte et monsieur Z. commence par lui mettre une claque puis la pousse dans la
chambre et la frappe sur la tête, elle tombe et il continue à la frapper, elle crie. Monsieur, qu’avez-vous
à dire sur ces événements ? Vous avez la parole maintenant, monsieur. »

Fétrédine se penche de nouveau vers l’ouverture :

« Avec tout le respect que je vous dois, madame la présidente, j’étais pas sur les lieux, j’étais pas à la
maison. On a un bébé d’un an, il a une bronchite chronique et je l’ai amené chez le médecin, j’étais pas
là, je comprends pas pourquoi elle fait ça ! »

Il se met à pleurer et tente de s’expliquer avec ses mains. La présidente reprend :

« Et alors comment vous expliquez les marques qu’on a trouvées, et les marques qu’on voit d’ici même
sur le visage de votre épouse ? Elle s’est fait ça toute seule ?
– Moi je veux pas avoir de problèmes, j’ai pas fait ça, j’étais pas là, je sais pas, oui elle le fait toute
seule ! »

La présidente continue :

« Mais monsieur Z., ce n’est pourtant pas la première fois que ça arrive. Vous êtes en état de récidive,
monsieur, vous le savez bien. Je regarde le dossier et votre casier judiciaire, et en 2002, vous n’avez rien
fait non plus ? Non, vous niez toujours les faits. Et auparavant sur votre première femme ? Rien non
plus ?

– Non, non, rien, on se dispute mais ça va jamais jusque-là. C’est elle qui a tout machiné avec sa sœur,
elles veulent me faire aller en prison, c’est pour ça qu’elle a porté plainte ! »

Fadila Z., au milieu de la salle, secoue la tête dans un signe de dénégation. La présidente
conclut : « Bon, vous n’avez rien d’autre à ajouter ? » Fétrédine se tord les mains : « Non, mais
je n’ai rien fait, je n’ai rien fait... ». La présidente se tourne vers Fadila : « Madame, quelle est
votre version des événements ? »

56
Fadila prend la parole. Elle a une voix calme et posée, avec un accent prononcé :

« Eh bien, mon mari est très violent. Hier on a déjeuné, il n’était pas content ce jour-là, il a commencé à
se plaindre que le déjeuner était pas bon, alors j’ai répondu que si ça lui plaisait pas il avait qu’à pas
manger et là il m’a mis une gifle. J’ai crié et ça l’a énervé, donc il m’a amenée dans la chambre et il m’a
frappé là, à l’œil. Il m’a mis un coup de poing et puis encore des gifles et puis des coups sur les épaules.
Ce n’est pas la première fois que ça arrive, la dernière fois j’ai pas porté plainte mais là je veux porter
plainte parce que je veux plus vivre avec lui. Ça fait cinq ans que je suis venue d’Algérie pour me
marier avec lui, mais il n’a pas de travail et il me frappe. Il faisait pareil avec sa précédente femme. Je
veux divorcer. Ma sœur qui est dans la salle est prête à m’aider. »

La présidente pose encore quelques questions à la victime, puis passe la parole à l’avocate de la
partie civile. Celle-ci demande pour Fadila Z. une somme de deux mille euros et une
interdiction de s’approcher.

Puis la procureure se lève. Elle insiste sur la gravité de la situation : monsieur Z. est en récidive
et il ne reconnaît toujours pas les faits ! Il faut qu’il y ait une prise de conscience, les soins
psychologiques et les mises à l’épreuve n’ont rien donné, et la victime ne veut plus le voir. Elle
requiert donc quatre mois de prison ferme et quatre mois de sursis avec mise à l’épreuve et
interdiction de s’approcher de la victime. Enfin, l’avocat de Fétrédine Z. commence sa
plaidoirie, qui est brève : monsieur Z. a eu une situation professionnelle difficile ces derniers
mois, et il a connu des pertes dans sa famille en Algérie. Il aime beaucoup son enfant, qui est
un élément important dans son équilibre psychologique, et est d’accord pour se faire soigner.
Pour son avocat, il ne faut pas lui mettre de peine ferme. Après quelques secondes de silence,
l’avocat conclut :

« Et puis... je dirais qu’il y a un emballement dans ce tribunal. Mesdames, messieurs, il faut rester en
droit ! Je m’arrête là et je m’en remets à la bienveillance de votre tribunal. »

La présidente annonce : « Le tribunal se retire pour délibérer. Le jugement sera rendu après la
suspension d’audience. » Une demi-heure plus tard, l’audience reprend. Fétrédine Z. est
condamné à trois mois de prison ferme. Il lui est interdit de s’approcher de sa femme. Il devra
également payer 2 000 euros à la victime. Les policiers le font sortir du box et un autre pré-
venu est appelé. Mais le procès suivant met du temps à commencer, car l’avocat dont c’est le
client ne se trouve pas dans la salle. Une avocate sort en courant pour aller le chercher.

57
Doc. 9 Nicolas Jounin, Voyage de classes, Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent
dans les beaux quartiers, La Découverte, 2014

Chapitre 1 : En éclaireurs

Chaque année, dès la première séance, nous y allons. Je profite d’une plage de six heures de
cours pour emmener les tout nouveaux étudiants et les faire déambuler une première fois dans
cet arrondissement qui loge, entre autres, les principaux titulaires du pouvoir d’Etat, les plus
chères des boutiques, les plus riches des Parisiens, quantité de cabinets d’avocats et de
médecins de banques privées et de conseils et, par contraste, très peu de boulangeries. (…)

Les territoires cossus de la République

« C’était la première fois que je me rendais dans un quartier aussi riche de la capitale » relève
Loubna dans son tout premier écrit. « Nous avons quitté une banlieue qui nous est quotidienne
pour arriver dans le très chic 8e arrondissement de Paris. Les codes et les couleurs ne sont pas
du tout les mêmes que chez nous ». Elle se dit « complètement ébahie » et croit percevoir un
étonnement réciproque : « Les passants nous regardaient intrigués. Je me sentais épiée, je
ressentais la curiosité des gens à mon égard. » (…) Pour beaucoup, c’est une découverte, qui
s’exprime dans le langage de la comparaison. Myriam décrit ainsi son sentiment d’un « gros
contraste entre la banlieue et la ville de Paris » : « Tout paraît différent, la forme des
immeubles, l’architecture, les rues, les commerces à longueur des rues et des boulevards.
L’apparence des bâtiments, des boutiques, des bars, est très recherchée et très classe, les lieux
sont beaux. Je ne me sentais pas du tout dans mon élément. Le changement est radical par
rapport à mon lieu de vie : La Courneuve ! ». Pour Hicham, « l’environnement des immeubles
hausmanniens aux couleurs blanc cassé, est bien différent des murs qui m’ont entouré tout au
long de ma jeunesse, au quartier des 3000 à Aulnay-sous-Bois : des murs tagués, vieillissants,
aux couleurs noircies par le temps ». La liste pourrait être longue des curiosités locales (…)
Elodie et Hamza s’attardent sur l’apparence de quelques passants : « On remarque beaucoup de
mamies avec des signes de richesse tels que leur sac qui est souvent de marque (Louis Vuitton,
Hermès, Chanel, Longchamp…) ou leurs bijoux (colliers en or, en perles). Un papy porte un
costume et une montre Rolex au poignet. Deux jeunes hommes passent : ils ont tous les deux
des jeans et des mocassins, ainsi que des polos de couleur claire, un rose et un vert pastel. ». Ils
s’étonnent ainsi de renouer avec des descriptions vestimentaires lues dans un livre sur la
bourgeoisie vieux de vingt-cinq ans.

58
Ici « tout paraît différent (…) Et même jusqu’aux pigeons : « Je vis un pigeon
s’approcher de moi, écrit Hicham : il était gris clair, bien portant. Les pigeons étaient vraiment
différents de deux que j’avais vus auparavant. Ils paraissaient propres et j’avais l’impression
qu’ils vivaient sans crainte dans ce milieu parisien ». Il faudrait associer des vétérinaires aux
apprentis sociologues pour valider un telle affirmation. Pour l’instant, elle témoigne peut-être
moins d’une réalité que de la mélancolie et l’amertume qui ont saisi Hicham en explorant le
quartier. Plus que d’autres en effet, il couche sur le papier les envies contrariées et le sentiment
de privation qu’inspire ce voyage, qui passe aussi par une sensibilité vigilante aux formes
ordinaires de mépris : « À la sortie de la bouche de métro, un homme me bouscule sans
s’excuser. Il porte des chaussures Azzaro bien cirées, un costume cintré, et il tient près du corps
une mallette. (…) J’ai l’impression d’un monde nouveau dans lequel je pourrais m’épanouir
(…) J’aime visiter cette ville lorsque j’ai du temps livre car cela me permet de me couper de
mon monde réel. Dommage vraiment que la classe sociale se transmette plus qu’elle ne se
gagne. Dommage que la répartition des richesses n’existe pas plus, car qu’est-ce que j’aimerais
être comme ces gens-là. ». De cette déchirure, il faudrait pouvoir faire un moteur de la
découverte. Dans la démarche sociologique, il faut que les riches disparaissent sous la forme du
fantasme d’une autre vie, et reviennent sous la représentation incarnée, empiriquement
documentée, d’un acteur éloigné mais incontournable de notre existence.

Au contraire d'Hicham, Loubna affirme : « Ce côté guindé de Paris ne m’attire pas. ».


Cette proclamation d’indifférence est motivée par une qualification normative du quartier. «
Guindé » est en effet un adjectif qui décrit peu son objet et beaucoup le sentiment de celle qui
décrit. L’utiliser, c’est se prendre au piège de l’enquête par dépaysement, l’ethnocentrisme,
c’est-à-dire le fait de juger son objet d’étude à l’aune de ses propres valeurs. Chaque
observation peut alors devenir prétexte à une charge, parfois goguenarde : Sur le chemin, nous
avons croisé douze personnes portant des lunettes de soleil alors qu’il venait de pleuvoir.
Peut-être voulaient-elles rester incognito ou ne pas voir le petit peuple », ironise Clélia. On est
lionne la description circonstanciée requise pour fabriquer de la « science », même « sociale ».
Mais ce piège peut en même devenir le marchepied de l’analyse. Il est l’expression confuse
d’un sentiment de décalage qui, approfondi, débouche sur la nécessité de la comparaison. Le
fait de coucher ses remarques au goût de préjugé est une première mise à distance. « Je
connaissance déjà le parc Monceau, écrit Sarah. Ce qui m’a réellement surpris, c’est ma propre
observation. » Elle s’est intéressée à ces nombreuses femmes qui y promènent des enfants
d’une autre couleur de peau de la leur. Elle a même osé entamer une discussion avec

59
quelques-unes. N’exprimant aucun jugement, elle conclut modestement : « Je n’ai certainement
pas compris grand-chose, mais j’ai au moins la sensation d’avoir découvert que ce parc est un
lieu d’échanges entre les assistantes maternelles, et qu’il y a encore beaucoup à découvrir. »

En même temps que l’on remarque son propre ethnocentrisme en le posant devant soi,
on se confronte à celui des familiers du cru. Tout aussi déstabilisant que le caractère
extraordinaire du lieu, il y a, déjà, la perception que c’est pourtant l’ordinaire de certains (…)
En même temps que l’exotisme du lieu, les étudiants ont donc pour tâche d’apprivoiser
l'ethnocentrisme de ses habitués, c’est-à-dire d’admettre que l’incroyable est aux yeux de
certains normal - à la fois banal et étalon d’une norme. La description des magasins est de ce
point de vue révélatrice (…) Selma raconte que « la première boutique dans laquelle nous
sommes entrées, Dolce & Gabbana, nous plonge dans un univers éblouissant, un cosmos
luxueux. Ce qu’il y a de fascinant chez ces grands noms de la mode (…) c’est le travail qui est
réalisé pour la publicité et le marketing : l'œil est obligatoirement attiré par les vitrines (…) ».
Visitant la même boutique, Nora note que le décor est tout simplement extraordinaire (…) un
immense miroir inestimable pour celles qui veulent essayer des chaussures ; au centre du
magasin, une vue spectaculaire vers le ciel et au plafond un lustre en cristal » (…) Cette
description communique quelques éléments concrets, mais comporte aussi nombre d’entorses à
la neutralité, obscurcissant le tableau. Le lecteur qui n’a jamais visité cette boutique apprend
qu’elle a « ébloui » Selma ou que ce que Nora y a vu est extraordinaire » (…) et même
excessif, sans comprendre exactement quel agencement, quelles couleur, quels éclairages ont
produit un tel effet sur les deux étudiantes (…) Le texte ne réussit à communiquer que si le
lecteur est complice, c’est-à-dire qu’il accepte de croire qu’il aurait ressenti la même chose à la
place de Selma et Nora. Mais ce lecteur en sait encore peu sur ce qui aurait contribué à lui faire
ressentir la même chose.

Tout l’enjeu de l’écriture d’une observation est là : non pas ignorer ses émotions, mais
tenter de retracer par quels dispositifs, pratiques ou paroles elles sont produites dans cette
caisse de résonance qu’est notre corps socialisé. L’expression des émotions n’est pas une
erreur, mais une première étape ; elle est l’aiguillon d’une volonté de savoir. Mélanie note ains
lors d’un nouveau déplacement : « Chose passé inaperçue lors de notre première visite, on
constate que les boutiques sont en quelques sorte ‘vides’. On y trouve de vastes espaces, qui ne
sont ni occupés par les produits mis en vente, ni par des objets pouvant faire office de
décoration. Une atmosphère se dégage, une idée de richesse. ». Ainsi le regard a-t-il déjà plus

60
d’acuité lors du deuxième passage. Si, en regard des boutiques de vêtement de Saint-Denis,
celles du 8e arrondissement sont luxueuses, leur luxe ne se niche pas seulement dans les
ornements ou dans les produits soumis à l’acheteur. Il est dans cette chose invisible qui crève
les yeux : l’espace (…)

Le vide dont parlent ces étudiants est une composante du luxe, surtout dans ces rues où
le moindre mètre carré coûte une fortune. Quelques semaines avant d’interviewer des habitants
à leur bureau ou à leur domicile, des étudiants pressentent déjà que la puissance sociale se
traduit par une consommation d’espace.
Au-delà de l’espace, il y a les humains. En 1899, dans sa Théorie de la classe de loisir,
le caustique Thorstein Veblen notait que les « serviteur » sont « d’autant plus appréciés qu’ils
sont nombreux » et que leur « seul office est d’être béatement aux petits soins pour la personne
de leur propriétaire, et de faire bien remarquer qu’il de quoi consommer improductivement une
importante quantité de services ». Pour Veblen, si les riches ont besoin de serviteurs maniérés,
rompus à des codes et des arts de faire spécifiques, c’est pour exhiber leur richesse, puisqu’ils
démontrent ainsi qu’ils sont prête à payer le prix non seulement pour temps de travail mais
aussi pour le temps de formation de ces employés (…) Plus d’un demi siècle après, on est tenté
d’expliquer de la même façon le nombre et la tenue (dans tous les sens du terme) des êtres
humains au service des clients des boutiques de luxe. Chez Chanel ou Dior, presque impossible
d’ouvrir la porte soi-même : un homme au costume et au maintien impeccable s’y consacre
(…) Leur nombre impressionne autant que leurs efforts pour concilier les exigences
contradictoires, empressement et discrétion, sollicitude et bienveillance. Leur métier ne se
réduit manifestement pas à connaître les collections, s’informer sur le stock et plonger en
réserve en fonction des désirs du client (…) Côté salarié, il a dû en falloir des répétitions ; côté
employeur, il a dû en falloir, des examens de sélections et des dispositifs d’inculcation

Dans la palette des talents de ces employés se trouverait la capacité à jauger les
visiteurs. Nora est persuadée qu’ « ils reconnaissance immédiatement une clientèle qui achètera
leurs produits, par la façon dont ils sont habillés et leurs origines. Je dis ‘origines’ car la plupart
des acheteurs sont d’origine étrangère (Japonais, Saoudiens, Espagnols, Russes…). On pourrait
en conclure que c’est la bourgeoisie de chaque pays ». Cadres du quartier tirés à quatre
épingles, riches habitués, touristes européens, chinois moyen-orientaux… On trouve donc des
clients de toutes les couleurs de peau, diversement habillés - certains touristes sont même en
baskets (…) Lorsqu’un apprenti sociologue vient faire ne observation dans une boutique de

61
luxe, il pourrait donc espérer se fondre dans cette petite masse, malgré tout hétéroclite, sans se
faire remarquer. C’est apparemment tout le contraire : « Les vigiles et les vendeuses sont plutôt
méfiants vis-à-vis de mes camarades et moi-même, poursuit Nora. Ils nous réservent un accueil
très froid. Sans conversation, ils nous font savoir de manière indirecte que nous ne sommes pas
à notre place. » (…)

S’il est vrai qu’il n’y a pas un seul profil de clients, notre groupe ne se laisse pourtant
mouler dans aucun des types habituels. Pour prendre un seul exemple, parce que bon nombre
d’entre eux sont des touristes, les clients ont, à l’instar des étudiants, des couleurs de peau plus
variées que la moyenne des visiteurs du quartier. Mais il est en revanche très rare pour ces
clients de ne pas être blancs et de parler français, qui plus est sans accent étranger, alors que
c’est le cas de la majorité des étudiants. Comme il est rare qu’un touriste soit au style
vestimentaire différent, alors que c’est là aussi le cas de nombreux étudiants. En d’autres
termes, il n’y a pas de critère unique et définitif faisant de nous des intrus, mais une
combinaison de décalages qui produit un insolite vite détecté par les personnes des boutiques.
Cette vigilance est particulièrement difficile à décrire (…) Lorsque je prépare les
étudiants à leur première incursion, je ne leur garantis pas qu’ils seront bien reçus, mais je leur
rappelle la loi : les établissements recevant du public n’ont pas le droit de trier ce dernier. On
ne peut évincer personne, ou alors avec finesse (…) Quelque soit l’arrière pensée - nous ne
serons jamais des clients, notre présence dégrade l’image de la marque, nous pourrions être des
voleurs (…) Mais lorsque cette volonté ne se manifeste pas aussi grossièrement, il faudrait être
plus familier des lieux et des usages (et donc s’exposer à nouveau à l’humiliation possible)
pour tracer la frontière entre l’hypercorrection et la mise à l’écart, entre l’affabilité et le
harcèlement. C’est ce qui a amené les étudiants, quelques semaines plus tard, à une
observation systématique originale : entrer dans chacune de ces boutiques et
chronométrer le temps qui s’écoule avant d’y être abordé.

Entre timidité et insolence

N'importe quel terrain d'enquête pose la question de la place que l'enquêteur parvient à
y aménager. A priori, en étudiant un quartier, un espace public, ou même des boutiques
(C'est-à-dire des espaces juridiquement privés mais ouverts au public), cette place paraît
assurée. Nulle négociation n'est nécessaire. Pourtant, on l'a vu, il arrive de ressentir que l'on
n'est pas un membre, ni même un passager légitime du milieu. En d'autres termes, que l'on n'est
pas à sa place. Dans quelle mesure ce sentiment est-il lié à des dispositifs ou des pratiques

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objectives? Jusqu'à quel point serait-il dû, plutôt, à la perception subjective de l'enquêteur que
sa présence est incongrue ou illégitime?
Pas facile de tracer la frontière, mais ce n'est pas inutile d’essayer. Les prix constituent
un premier élément objectif de mise à l'écart. Lorsque vous déambulez dans un espace et
que tout ce qui s'y vend, tout ce qui se présente comme appropriable est au-dessus de vos
moyens, alors les prix fonctionnent comme un dispositif d'humiliation. C'est un rappel à
l'ordre social et économique, et un rappel de votre place dans cet ordre. Dans nombre de
boutiques de luxe, ce rappel à l'ordre semble euphémisé, car le caractère marchand du lieu. est
dénié : pas de prix affichés, pas de caisses enregistreuses mais des petits bureaux qui rappellent
plutôt la transaction immobilière que l'achat de vêtements: Il faut alors soit l'intention d'acheter,
soit de l'audace pour oser se renseigner sur les tarifs.
À l'inverse, certaines boutiques exhibent les prix de leurs pièces les plus chères, comme
s'ils étaient le rempart le plus efficace contre les oublieux des exigences de richesse. La petite
boutique Loro Piana avenue Montaigne affiche ainsi dès sa vitrine des fourrures vendues 16
000 à 40000 euros. Blumarine propose des robes entre 1 350 et 5 000 euros. Giorgio Armani
présente un collier à 35 000 euros. Dans cette zone opulente, où apparemment l'on ne manque
de rien, la singularité des marques recrée de la rareté. Mélissa s'en étonne : « J'aperçois une file
d'attente au bout de la rue. Ma curiosité me fait presser le pas, et je vois que les gens attendent
devant un magasin assez petit. Je regarde la devanture : Louboutin. Je reste quelques instants à
côté afin de regarder les prix dans la vitrine. Les chaussures coûteraient pour certains la moitié
d'un salaire. Moi qui pensais que ce n'était que dans les films que les gens dépensaient autant
pour du matériel ! » Le reste est à l'avenant. Les hôtels, par exemple. Rachid s'est fait une
spécialité d'y pénétrer pour demander les prix. « Je suis rentré au Château Frontenac. C'était
très classe à l'intérieur, les couleurs dorées, parfois vives comme le rouge. Il y avait des petites
sculptures. [...] À l'accueil, il y avait trois employés. L'un d'eux portait un joli costume trois
pièces avec un badge où son nom était inscrit. Je lui ai dit : "Bonjour, je suis un étudiant en
sociologie." […] Je lui ai demandé les tarifs. Il m'a remis un livret les comportant. » Dans cet
établissement plutôt bon marché pour le quartier, il faut compter un minimum de 300 euros la
nuit, et ajouter quelques centaines d'euros pour une suite (…) L’immobilier n'échappe pas au
vertige des zéros. Djamila rapporte ainsi être passée « devant une agence immobilière où nous
avons entendu une conversation téléphonique d'un vendeur, qui proposait un appartement dans
le 17e à 4 millions d'euros. Exorbitant ! » Quant aux produits les plus ordinaires, sans être
inaccessibles, ils sont toujours un peu plus chers qu'ailleurs. La même raconte : « Nous nous

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sommes arrêtées dans un café pour acheter une bouteille d'eau qui ne valait tout de même deux
euros. Voyant qu'on hésitait, le vendeur nous a gentiment informées que se trouvait un
Monoprix plus loin en ajoutant : "Il n'y a pas de mal à être..." J'aurais fini sa phrase en pensant
au mot ‘pauvre’.» Alors, pour certains étudiants, le malaise se fait jour. « Pour la première fois
je me suis sentie à l'étroit et même oppressée dans l'une des plus grandes villes de France, écrit
Loubna. Ce côté inaccessible de Paris me rappelle à chaque pas que je ne suis pas à ma place. »
(…) « Mes impressions sur ce quartier sont plutôt négatives. Les étrangers se sentent mal à
l'aise dans un contexte si différent de leur vie quotidienne. Les gens vivant là-bas sont plutôt
hautains, prétentieux, et renfermés comme dans une bulle hors de la société. C'est une sorte de
communauté qui voit les étrangers de "banlieue" comme n'ayant pas les mêmes valeurs, les
mêmes vies, comportements ou pensées. Ils se fondent sans doute sur des stéréotypes visant les
"banlieusards". » Clémence et Hanane, qui ont manifestement déjà une petite culture
sociologique, parlent de « domination symbolique » : « Tout au long de notre chemin nous
avons ressenti une puissante domination symbolique. Nous avons été mal à l'aise en raison des
regards des gens. On se doutait du rejet mais pourtant leur manière d’agir et de parler nous a
choquées. Nous ne ressentons aucune envie, ni jalousie vis-à-vis de ce type de personnes. Ils
ont peut-être beaucoup d'argent mais n'ont pas un comportement digne.». L’intéressant est que,
en reprenant un célèbre concept de Bourdieu abondamment réutilisé par les Pinçon-Charlot
dans leur analyse des quartiers bourgeois, Clémence et Hanane en reproduisent les ambiguïtés.
Qu'est-ce au juste que cette domination - on parle aussi de violence - symbolique ? Quelque
chose que l'on reçoit, que l'on subit, comme des mauvais regards ou des mauvais traitements ?
Ou quelque chose que l'on s'inflige à soi-même, une timidité douloureusement ressentie, parce
qu'on fait corps avec l'idée que ce que l'on a devant soi est la réalisation accomplie du
désirable, et qu’on s'en sent mis à l'écart ? Cette violence symbolique vient-elle de l'extérieur
(une vexation, un rappel à l'ordre, une mise à part, une humiliation descriptibles) ou de
l'intérieur (comme un sentiment, une aliénation, une adhésion aux valeurs qui nous
dévalorisent)? « La violence symbolique, écrit Bourdieu, est cette forme particulière de
contrainte qui ne peut s'exercer qu'avec la complicité active - ce qui ne veut pas dire consciente
et volontaire - de ceux qui la subissent et qui ne sont déterminés que dans la mesure où ils se
privent de la possibilité d'une liberté fondée sur la prise de conscience. » Pas de quoi lever
l'ambiguïté : plutôt que d'inviter à une rigueur empirique qui viserait à départager, lorsque c'est
possible, la manière dont on est traité par les autres de celle dont on le ressent, le concept de «
violence symbolique » nous embarque dans un grand maelström où les structures mentales

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apparaissent comme un reflet des structures objectives, et où les dominés se voient
nécessairement avec les yeux des dominants. En se déplaçant à plusieurs dizaines dans le
même quartier, on voit que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets sur ces
quelques dizaines de consciences délocalisées par rapport à leur lieu de formation. Certains
étudiants osent à peine jeter un œil sur les vitrines des magasins chic. D’autres, au contraire, y
voient un terrain de jeu où l'indifférence aux hiérarchies établies, voire l'irrévérence, doit être
plus qu’une règle : un devoir (…) Bien sûr, dans ces équipées, il y a à prendre et à jeter. Amar,
Issiaga et Rachid racontent ainsi l'insolence inutile de ce dernier : « À une femme habillée de
manière excentrique, il a demandé combien elle avait tué de lapins pour faire la fourrure qu'elle
portait. Elle a fait un petit sourire pincé et a continué son chemin. » Insolence inutile, non pas
parce que l'enjeu d'une enquête sociologique serait de s'entendre avec tout le monde et de ne
poser que des questions qui ne fâchent pas. Mais inutile parce que lorsqu'on pose une question,
même susceptible de fâcher, c'est qu'on en attend une réponse, une information, et que l'on juge
que la personne est en mesure de la donner - ce qui n'est pas le cas de la dame au manteau de
fourrure à propos du nombre de lapins. À côté de l'insolence de Rachid, il y a l'assurance
tranquille d'Élodie et Astrid, qui vont d'un hôtel à l'autre et demandent à visiter les chambres. «
Nous sommes allées voir une chambre de l'hôtel Cordelia. L'hôtesse d'accueil nous a très bien
accueillies et nous a laissé une clé pour aller visiter la plus petite chambre de l'hôtel qui est à
215 euros la nuit. Dedans, il y a deux lits simples, un bureau, une table de nuit avec un
coffre-fort intégré, une télé et un sèche-cheveux, les toilettes sont dans la salle de bain. Nous
nous sommes ensuite rendues au Queen Mary, qui était complet, puis avons fait un détour par
l'hôtel Chavanel. C'est un hôtel quatre étoiles, où les chambres sont contemporaines, avec des
mobiliers de créateurs.(…) Clélia, Djamila et Samira ont visité un équipement sanitaire
particulier : « Rue de Marignan, nous sommes tombées sur la clinique Élysée Montaigne,
clinique de chirurgie plastique et esthétique. À l'accueil, nous nous sommes renseignées sur les
tarifs d'une augmentation mammaire. Il faut compter entre 4 000 et 6 000 euros l’intervention.
La question qui vient immédiatement à l'esprit est : "Peut-on payer en plusieurs fois ?"
L'assistante médicale nous répond : "Et bien... nous pouvons faire une exception... mais en
deux fois, pas plus, et le plus rapidement possible." Il était clair que cela n'arrivait pas souvent.
» Ici, l'information collectée est à double tiroir : il y a bien sûr les tarifs, mais aussi la réaction
de l'employée qui, comme le relèvent les étudiantes, est un indicateur des habitudes indigènes.

Conjurer le risque de généralisation

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Les indigènes, justement, parlons-en. Parlons du terme, déjà. Héritage de l'ethnologie
coloniale, il désigne les natifs d'un lieu, ceux qui en sont originaires - par opposition aux
colons. Longtemps auxiliaire sémantique du racisme, le mot « indigène » est propice à toutes
les généralisations et homogénéisations abusives. Aujourd'hui, il désigne tout type de
familiers d'un lieu étudié par un chercheur quelconque. II peut donc aussi bien
s'appliquer à la Papouasie qu'à la France, à un quartier populaire qu'à un quartier
bourgeois, à des pratiques considérées comme normales ou déviantes. Reste que
l'enveloppe homogénéisante qu'il propose risque toujours de faire dériver l'analyse,
oublieuse de la diversité et des clivages internes à un milieu. En se rendant dans le 8e
arrondissement, les étudiants n'échappent pas, dans un premier temps, à cette dérive. Je suis le
premier fautif, ayant annoncé au début du cours, sans nuances, que nous irions visiter un «
quartier bourgeois ». Qu'ils soient seuls responsables ou que je les y aie incités, les étudiants
veulent voir des bourgeois partout et établissent des descriptions à sens unique. Selon Djamila,
« les rues sont propres et les habitants sont presque tous bien habillés ». « Il n'y a que de très
belles voitures, les gens sont très bien habillés, renchérit Leila, et la majorité des passants
parlent soit l'anglais soit le français soutenu. » Mélissa brosse un portrait attendu : « Me voilà
affrontant ces hommes et ces femmes pressés, téléphone fixé à l'oreille, habillés
soigneusement, dévalant les escaliers du métro. […] Plus j'avance dans la rue, plus je vois des
hommes qui se ressemblent comme s'ils étaient tous des clones, cheveux courts, costume noir
ou bleu foncé, tête droite. Ils donnent l'impression de vivre dans leur monde et de ne pas prêter
attention aux gens qui les entourent. » Passant devant un bar sans y entrer et donc sans pouvoir
entendre les conversations, elle avance qu'il est « rempli d'hommes et de femmes sirotant leurs
boissons en parlant affaires », comme s'ils ne pouvaient parler d'autre chose. Hanane et
Clémence voient « beaucoup de bourgeois dans les rues », et Hicham des « gens de mêmes
classes sociales avec leurs habits neufs aux grandes marques. [...] Ils ont tous la même
silhouette : des gens très minces, soucieux de leurs corps et de leur apparence. Je comprends
mieux pourquoi les personnes bien habillées dans les quartiers pauvres sont surnommées les «
Parisiens »» (…)
Si l'on réduit le quartier à ces clones, il est tentant d'ironiser, comme le fait Nuray: « Il y
a un Franprix dans une petite rue. Plus on est riche et plus on devient radin ! » Lorsque la
description sort de ce « moule », c'est pour montrer ce qui s'en écarte le plus radicalement,
comme le fait Loubna: « Nous observons un clochard qui fouille les poubelles pour se nourrir.
C'est la première fois depuis que nous visitons le quartier que nous pouvons voir la pauvreté

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d'aussi près. » N'y aurait-il donc rien d'autre que, d'un côté, une armée de riches appareillés aux
boutiques de luxe (et au Franprix lorsqu'ils sont radins) et, de l'autre, le dénuement le plus
complet ? Cette première observation des étudiants invite à se confronter à un contraste social
qui éblouit et interdit de saisir les nuances. Tandis que certains individus du quartier sont
discrets car subalternes, l'observation des étudiants intègre et reproduit cette invisibilisation.
Avant de retourner sur le terrain, un détour par un outil d'ordinaire rebutant s'impose : les
statistiques. Après cette expérience de l'« extraordinaire », du « spectaculaire », de l'«
exorbitant », bref de l'incommensurable, il est temps de ramener ce 8e arrondissement dans les
filets d'une mesure chiffrée. Les six heures de cours suivantes sont consacrées à la lecture de
ces chiffres, croisés avec ceux d'une zone de référence (la France) et d'une zone de
comparaison (Saint-Denis, puisque nous en venons). La séance s'annonce donc plus laborieuse,
moins propice à l'exaltation des découvertes. Et pourtant : les chiffres trouvent une saveur
nouvelle quand ils permettent d'enserrer une réalité qui s'enfuyait dans les superlatifs.
Résumons donc ce qu’ils nous apprennent. D’abord, bien sûr, que les 40 000 habitants
du 8e arrondissement gagnent plus d’argent que la moyenne. Le revenu annuel d’un foyer
fiscal de l’arrondissement est en moyenne de 82 000 euros, alors qu’il est de 23 000 euros dans
l’ensemble du pays et de 16 000 euros à Saint-Denis. Même au sein de la capitale, qui se
détache globalement du reste du pays par un niveau de vie supérieur, le 8e apparaît
singulièrement riche, puisque le revenu annuel moyen des foyers fiscaux parisiens est inférieur
de presque 50 000 euros à celui du 8e. Les 10% les plus riches ont même déclaré plus de 130
000 euros, contre 37 000 euros à l'échelle de la France et 67 000 au niveau de Paris. Ce revenu
dépend moins qu'ailleurs du salaire : environ 20 % proviennent de revenus de la propriété
(loyers, intérêts, dividendes...), alors que c'est 7 % à l'échelle de la France et 2% à Saint-Denis.
On devine alors que les inégalités de richesse entre les habitants du 8e et les autres
apparaîtraient encore plus fortes si l'on considérait le patrimoine plutôt que le revenu - mais
c'est justement une donnée dont on ne dispose pas. Parmi les résidents ayant un emploi, les
patrons d’entreprise employant des salariés sont 14 %, contre 5,5 % à l’échelle de la France.
Les cadres et professions intellectuelles supérieures constituent 50 % des actifs résidant dans le
8e, contre 15 % pour la France entière. Le parc de logements compte moins de 2 % d'HLM,
contre 15 % en France et 40 % à Saint Denis. Alors que les logements citadins sont plus exigus
que la moyenne, dans le 8e un logement sur quatre compte au moins cinq pièces - c'est un sur
douze à Saint-Denis.

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Un phénomène prend de l'ampleur : les résidences secondaires. Une résidence sur six
est concernée, contre une sur dix en France et une sur deux cents à Saint-Denis : on devine à
travers ce chiffre que l'arrondissement n'est plus seulement un lieu d'installation de la
bourgeoisie française, mais devient aussi un lieu de villégiature de riches venant d'ailleurs,
notamment de l'étranger. Forme d'hébergement plus temporaire, les chambres d'hôtel sont
particulièrement concentrées dans le 8e arrondissement : vingt-deux pour cent habitants (contre
une pour cent habitants à l'échelle de la France). À Paris, la part de l'hôtellerie de luxe n'a cessé
d'augmenter au cours des vingt dernières années. Le 8e concentre environ 10 % des hôtels cinq
étoiles de France et la moitié des palaces, attirant donc une clientèle nationale et internationale
particulièrement riche. Jusque-là, les chiffres confirment les premières impressions. Nous
avons affaire à un quartier dont la richesse est attestée relativement à des points de
comparaison. Tandis que Saint-Denis a souvent fait les frais de l'appellation médiatique non
contrôlée de « ghetto », on voit que cette ville du « 93 » est moins éloignée de la moyenne
française que le 8e arrondissement, qu'on songe aux revenus de ses habitants ou à leurs
catégories sociales. Si le ghetto est l'agrégation géographique d'individus socialement
semblables, alors le 8e est davantage un ghetto que Saint-Denis. La polarisation a sa traduction
électorale : au second tour de l'élection présidentielle de 2012, le 8e élisait Nicolas Sarkozy
avec 73 % des voix. Mais même un ghetto bourgeois a sa part de diversité. Le ghetto
bourgeois haussmannien, en particulier, a pensé, produit et conservé jusqu'à aujourd'hui, dans
son architecture partes plus encore que dans sa population, la coexistence de catégories
supérieures et inférieures. Les membres des secondes ne sont pas seulement moins dotés en
diplômes, en qualification reconnue ou en richesse économique ; ils sont pour beaucoup
subalternes, c’est-à-dire qu’ils servent les classes dominantes et les suivent comme leur ombre.
Les sixièmes étages des immeubles haussmanniens sont ainsi ceux des « chambres de bonnes
». Aujourd'hui encore, si un logement sur quatre du 8e compte cinq pièces ou plus, c'est aussi
un logement sur cinq qui n'en abrite qu'une, contre un sur sept à Saint-Denis, et un sur dix-sept
à l'échelle de la France.
Comme à Saint-Denis, un logement sur dix n'a pas sa propre salle de bains, contre un
logement sur trente en France. Et qui sont ces 11 % de résidents logés gratuitement, alors qu'on
n'en trouve que 3 % en France ou à Saint-Denis ? Des enfants de familles aisées prenant une
indépendance subventionnée? Des domestiques, ou plutôt des employés de maison, comme on
dit aujourd'hui ? La seconde option n'est pas à exclure. Elle contribuerait à comprendre cet
autre fait : le revenu moyen des foyers de l'arrondissement est élevé, mais les inégalités de

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revenu entre foyers tout autant. Les 10 % les plus riches gagnent au moins quatorze fois plus
que les 10 % les plus pauvres - à l'échelle de la France, il faut multiplier seulement par cinq.
Comment, dans ce contexte, interpréter la présence relativement importante des immigrés dans
le quartier ? À la surprise des étudiants, ils représentent en effet 20 % des habitants, contre 8 %
en France - et 36 % à Saint-Denis. Quelle est la part de la bourgeoisie internationale, quelle est
celle de la domesticité migrante ?
Enfin, un dernier élément vient tempérer les apparences bourgeoises du quartier, c'est
son invasion par les entreprises et le cortège de salariés qui les accompagnent. On compte plus
d'une entreprise par habitant. Même en retranchant toutes celles qui n'ont que des boîtes aux
lettres pour le prestige de l'adresse, cela reste beaucoup plus que les cinq pour cent habitants
que l'on recense au niveau national. Le quartier abrite presque neuf emplois pour un habitant.
Bien sûr, les emplois de cadres sont majoritaires. Mais ils le sont moins que parmi les résidents.
Sur les 164 000 personnes qui viennent travailler dans la zone, près d'un quart sont ouvriers ou
employés. Les nombreuses chambres d'hôtel du 8E arrondissement dénotent certes la présence
de nombreux touristes, mais aussi celle de personnels de service et de ménage. Sans être
chamboulée par l'analyse statistique, l'image de l'arrondissement est un peu plus fragmentée, un
peu plus mobile aussi : selon qu'on parle des habitants ou des visiteurs, des habitants des
premiers ou des derniers étages, nous ne verrons pas exactement la même chose. Le 8e
arrondissement n'est pas seulement le témoignage d'inégalités abyssales entre lui et le reste du
pays. Il présente également de profondes disparités internes, marquées par le sceau de la
hiérarchie, posant la question de la coexistence des individus dans un même lieu, ensemble et
inégaux. Les étudiants qui, lors de leur première incursion, se croyaient seuls représentants des
classes populaires, ont exagéré leur solitude. Le contraste était déjà là, avant notre arrivée.
Nous le découvrons mais, au-delà, nous l’éprouvons. Ce qui est spécifique avec la présence de
notre groupe, ce n’est pas le grand écart des populations, c'est le fait de rendre manifeste ce
grand écart par une volonté de savoir, de voir, de toucher, de questionner, de traverse le gouffre
pour le mesurer (…) La pause statistique achevée, l’enquête de terrain peut reprendre, le regard
plus aiguisé.

Chapitre 2 : L’observateur observé


Nous y retournons donc. Profitant à nouveau d'une plage de six heures, je donne aux étudiants
la consigne de poursuivre la découverte de leur quartier d'étude (le Triangle d'or, Monceau,
Elysées-Madeleine), puis de choisir un lieu d'observation, un point d'ancrage où ils devront

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rester une heure d'affilée pour décrire ce qui s'y passe. Ce peut être un parc, un coin de rue, un
café, un palace, un musée, une entrée d'immeuble, une sortie d'école... Le choix est libre, mais
il leur faut donc élire un emplacement et y négocier une heure d'immobilité, yeux grands
ouverts, stylo et cahier à disposition - à moins que ce ne soit la « solution "portable" » comme
la théorise Djamila, qui éveille moins de curiosité et camoufle la prise de notes, car il a « la
réputation de toujours se trouver dans les mains des « jeunes ». Pour observer, il faut
s'immerger, être au milieu. L’idéal serait d'être invisible, mais ce n'est pas possible.
D’autant moins quand on n'a ni la couleur, ni le look, ni les codes dominants localement.
Alors qu'on voudrait se concentrer sur l'observation, on doit en même temps apprivoiser
un milieu qui ne reçoit pas toujours bien les observateurs. Il faut alors intégrer la manière
dont on est reçu dans l'observation même comme un composant de l’enquête.
(…)

Ni Dieu ni caméléon
Une chose est sûre : nous ne sommes pas Dieu. Nous ne sommes pas en surplomb, nous
ne pouvons contempler le monde sans être vu de lui. Nous sommes des corps parmi d'autres
corps, soumis au regard des autres. Plus encore, nous sommes des corps socialisés : notre
apparence est formée par notre histoire, nos expériences, nos rencontres, nos références
et, plus prosaïquement, par nos moyens économiques, au sein de groupes sociaux
distincts, inégaux et hiérarchisés; dans le même temps, nos corps font l'objet
d’interprétations par les autres individus, construites elles aussi par des expériences et des
références différentes. Peut-on alors espérer passer inaperçu ? Si la posture de Dieu est
inaccessible, la mue du caméléon serait-elle davantage à notre portée ? Aurait-il fallu par
exemple, à l'aide des descriptions des bourgeois réalisées aussi bien par des sociologues
spécialistes que des experts indigènes, tenter une assimilation vestimentaire ?
Il y a plusieurs objections à une telle stratégie. La première est que cela coûterait cher.
Les marques de la reconnaissance bourgeoise, vêtements, accessoires, etc., s'acquièrent à prix
d’or. (…) Mais imaginons que je gagne au loto avant le début du cours et que je puisse habiller
tous les étudiants à la mode du 8° arrondissement. Vient alors la deuxième objection, que
relevait Samira : mettre à niveau les tenues vestimentaires est une chose, les habiter avec
les codes nécessaires en est une autre. Il faut non seulement familiariser son corps à certaines
manières de se tenir, mais ressentir suffisamment de confiance pour croire cette familiarisation
accomplie et la faire effectivement s'accomplir. Admettons, encore, que l'on mette en place une

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formation accélérée, une sorte de dressage aux postures et aux formes de maintien qui
permettent à un corps de passer pour banal au Plaza Athénée; et admettons que cela marche. Il
reste encore une troisième objection : c'est que d'autres éléments du corps, qui ne peuvent être
transformés, continueraient, sinon de « trahir », du moins de passer pour insolites. Ainsi Rokia
était-elle la seule cliente de couleur noire du café Le Village. Moins nombreux à Saint-Denis,
les Blancs constituent la majorité des personnes qui fréquentent le 8º arrondissement. Rokia y
est moins probable et donc plus visible, de même que tous les étudiants non-blancs qui
constituent la majorité des effectifs. Au-delà de cette considération arithmétique, cinq siècles
de racisme ont constitué la couleur de peau en marque d'une place dans les rapports sociaux, ce
qui explique qu'elle puisse être repérée. Puisque la stratégie du caméléon n'est pas plus à notre
portée que la position divine, que faire ? Se résigner à n'enquêter que les lieux où l'on passera
inaperçu ? Ce serait réduire considérablement le champ de la recherche. Alors appliquons
plutôt le slogan d'une célèbre marque de fast-food : « Venez comme vous êtes. » Et
ajoutons : « Voyez et notez quel type de réaction cela suscite. » Avant de se rendre dans le
8° arrondissement, les étudiants pensent souvent qu’ils y feront tache, qu'on ne verra
qu'eux, qu'on leur reprochera même leur présence. Comme on l'a vu, cela arrive parfois.
Mais c'est du point de vue de l'enquête un matériau précieux car, comme le note le
sociologue Olivier Schwartz, « les perturbations ou les événements déclenchés par
l'irruption de l'observateur disent nécessairement quelque chose de l’ordre qu'ils
dérangent ». D'autres fois, alors qu'on s'attend à perturber, voire à être malmené, il n'en est
rien, et c'est tout aussi instructif. C'est le cas par exemple des étudiantes musulmanes couvrant
leur tête d'un foulard. Elles sont une dizaine environ à avoir promené leur couvre-chef dans
différents lieux du 8° arrondissement. Souvent, elles craignaient a priori ce déplacement dans
des quartiers identifiés à la bourgeoisie, aux lieux de pouvoir. Elles les percevaient en quelque
sorte comme le foyer central de diffusion d'une culture républicaine qui fait de leur tenue un
problème public et stigmatise des populations par le truchement d'une laïcité revisitée. Sur
place, certaines ont effectivement fait face à des regards désapprobateurs, ou a des questions
inquisitrices. C'est le cas d'Hanane et Soukaina; mais il faut préciser qu'elles effectuaient leur
observation au sein de l'église de la Madeleine, et que cette attitude était le fait de paroissiennes
travaillant bénévolement au sein de l'édifice. Si Hanane et Soukaina en ont été troublées, du
moins peut-on interpréter l'intervention des paroissiennes sous l'angle de la concurrence
inter-religieuse plutôt que de celui de l'hégémonie d'une idéologie républicaine se parant
d'universalisme pour discriminer. Quant aux autres étudiantes, elles n'ont pas connu de

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mauvaise expérience. Elles ont même parfois été surprises d'être bien reçues. C'est le cas de
Lina, dont le foulard, comme on l'a vu dans ce chapitre, n’a pas empêché qu'on l'autorise à
rester dans la boutique Ferragamo pour observer. C'est le cas aussi d'Aïssatou et Mariam qui,
déambulant dans la salle des expositions de l'hôtel des ventes Drouot, avenue Montaigne, ont
eu la surprise d’être abordées par plusieurs personnes les complimentant pour la beauté de leur
tenue.
Il faut dire que, au milieu des boutiques de luxe du 8° arrondissement, les foulards qui
déambulent n'ont pas les mêmes porteuses et donc pas les mêmes significations. Dans le
département de la Seine-Saint-Denis, le foulard symbolise et cristallise un conflit entre des
fonctionnaires représentant l'État (notamment des enseignants) et une fraction des usagers
(notamment des élèves et leurs parents), souvent d’origine populaire. Avenue Montaigne ou rue
du Faubourg-Saint-Honoré, les Saoudiennes ou les Qataris incarnent une clientèle fortunée
dont les signes religieux ostensibles paraissent dès lors plus aimables. Là, on voit dans les
boutiques des employés non pas jeter des regards suspicieux, mais se presser auprès de ces
acheteuses voilées afin de les servir et de leur plaire. En déplaçant leur foulard (et leur peur
d'être mise à l'écart) jusque dans le 8º arrondissement, les étudiantes concernées donnent et
découvrent en même temps une leçon sociologique : la signification des signes est le produit
d’un contexte et d'une interaction. Il est donc illusoire de vouloir passer inaperçu. Venons
comme nous sommes et voyons ce que cela donne. Pour autant, l'enquête ne doit pas dévier
vers une sorte de happening méthodologique, comme une caméra cachée où le sociologue
mettrait en scène son corps et la manière dont il est interprété par les indigènes. Le but reste
bien de décrire et analyser un milieu, en fabriquant de la rigueur et de la distance. C’est
bien parce que nous sommes pris dans les limites de notre corps socialisé qu'il faut
imaginer des dispositifs d'enquête qui en augmentent les possibilités, en tendant vers une
systématisation des observations.

Chapitre 3 Compter avant de raconter


À se confronter à un territoire qui contraste avec son quotidien, à braver des interdits
implicites et des exclusions à peine déguisées pour entrer dans des lieux, on est forcément
assailli de sensations fortes. Ces sensations, il n'est pas question de les mépriser ou de
prétendre les mettre de côté. Elles sont la première marche vers la fabrication de connaissances.
Elles produisent des hypothèses : même la phrase « dans le 8° arrondissement, tout le monde se
ressemble, il n'y a que des bourgeois », caricaturale, n'en est pas moins une hypothèse,

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c'est-à-dire qu'elle est une affirmation qui peut être contrôlée par la définition précise des
termes et confirmée ou infirmée par une enquête. La répétition des observations est un moyen
de canaliser et resserrer le flot d'hypothèses défendables. Parmi les nombreuses affirmations
issues de la première reconnaissance sur le terrain, certaines n'ont pas survécu à une deuxième
visite. Une troisième exploration permettra d'éprouver la solidité de celles qui restent.
Comment transformer des impressions en début de vérité ? Comment les étayer ? Comment se
donner les moyens de les tester, comment tenter de les démentir pour vérifier qu'elles résistent
? On croit encore trop souvent que la technique de l'observation est par essence « qualitative »,
débouchant sur des phrases et non des chiffres, sur de la prose et non de la statistique. Risquant
de dériver vers une apologie de l'impressionnisme, le « j'y étais » en serait l'argument définitif.
Or l'observation ne se prête pas moins à la systématisation que des questions adressées à des
individus. Elle peut se traduire par des chiffres, des évaluations de fréquences et de
distributions. Dans les premières observations, on trouvait déjà des évaluations de ce type mais,
pourrait-on dire, à la louche : « il y a beaucoup d'hommes en costume »; « il y a surtout des
femmes dans les boutiques »; « il y a beaucoup de dispositifs de sécurité »; « il y a beaucoup de
nounous d’origine étrangère »... Ce sont des premières indications, mais qui demeurent vagues.
Tellement vagues que les étudiants se contredisent : telle étudiante voit « beaucoup de touristes
asiatiques » tandis qu'un autre en voit « peu »; tel voit « beaucoup de sécurité » tandis qu'une
autre dit qu'elle est « peu apparente». Pour trancher, il va falloir des données un peu plus
solides, et donc compter ou cartographier, en tout cas recenser de manière systématique
les objets de l’hypothèse. Cette opération ne succède pas aux premières observations sur
le mode « annule et remplace ». Elle en est le complément. C'est l'association d'un regard
généraliste et de coups de sonde ciblés, c'est l'alternance entre une ouverture diversifiée
des sens et un regard à œillères concentré sur le recensement exhaustif de son objet, qui
fait de l'observation une méthode fructueuse. L'observation systématique est un mélange
d'imagination et de rigueur, de créativité et de rigidité. Il faut inventer l'indicateur
pertinent, concevoir une cible pour le regard. Et, une fois que l'imagination s'est arrêtée
sur un certain type de choses à compter, il faut, comme dans un plan d’attaque, peaufiner
tous les détails : où observer ? Comment délimiter le périmètre ? Comment évaluer ce qui
a pu nous échapper ? Comment définir précisément ce que l'on observe, afin de pouvoir
classer les objets dans des catégories claires et contrôlées ? Certaines observations
répondent plus facilement que d'autres à ces questions. Certaines tournent court, comme
cette tentative de recenser toutes les banques du quartier Élysées-Madeleine. Les deux

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étudiantes qui s'y consacrent, Astrid et Marlène, ne parviennent à compter que les succursales
aux enseignes voyantes, les banques de détail ouvertes au public. Or la spécificité du 8°
arrondissement tient plutôt à la concentration de banques privées, c'est-à-dire d'établissements
discrets gérant les plantureux patrimoines de quelques riches clients cooptés plutôt que les
modestes épargnes du tout-venant. Par leur fonctionnement, par leur manière d’obtenir des
clients, ces banques installent leurs locaux dans des quartiers prestigieux tout en s'affichant
peu. Il faudrait scruter chaque entrée d'immeuble, décrypter le nom et la nature des
établissements affichés pour espérer faire un recensement exact de ces banques. D'autres
observations sont plus fructueuses, quoiqu’elles s'affrontent aussi aux résistances du terrain.
Celle des usages différenciés du quartier par les hommes et les femmes n’est peut-être pas
la plus difficile. Celle des dispositifs de sécurité est déjà plus malaisée, car elle amène à
s'interroger sur la nature des dispositifs à intégrer, et conduit plus que d'autres à douter
de ce que l'on voit, à questionner les limites de ce que l'oeil peut harponner, à soupçonner
qu’il y a dans ce domaine autant d'ostentation que de discrétion. Un comptage qui décide
de classer les individus selon leur race s'affronte à d'autres problèmes : la délicatesse
politique d'une telle opération; la nécessité de reprendre des catégories forgées par le
racisme sans le reproduire ; et le caractère nébuleux des catégories utilisées. Enfin, on
verra la créativité d'une étudiante qui cherche à donner corps au concept de « domination
symbolique » en mesurant ses effets par un dispositif original. Tous ces comptages par
observation déboucheront sur un comptage par interrogation : par la rencontre directe,
parfois angoissante, avec des passants invités à répondre à un questionnaire, les étudiants
compléteront leur panoplie de tableaux statistiques.

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