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Abstract
JEAN-MICHEL CHAPOULIE
Field Work, Observation of Actions and Interactions, and Sociology
This article presents and justifies the scientific interest of one type of research method, the subject matter of this issue of
Sociétés Contemporaines: fieldwork including analytical observation of behavior and leading to accounts grounded on
quotations of fieldnotes. The first uses of fieldwork with observation in USA are described in its contexts, and also the
debates of the fifties about the " scientific" value of this method. The rarity of uses of this research method in French
sociology until the nineties is also discussed. We discuss also the scientific aims and particular potentialities of this
method.
Résumé
RÉSUMÉ: Cet article présente et justifie l’intérêt du type de démarche documentaire à laquelle est consacré ce numéro de
Sociétés Contemporaines: le travail de terrain comprenant une part d’observation analytique des comportements en
situation et conduisant à des comptes rendus reposant sur la présentation explicite de notes de terrain. Le développement
de cette démarche est replacé dans le contexte de ses premières utilisations •par des sociologues aux États-Unis à partir
des années trente •et dans celui des débats des années cinquante sur ses limites. La rareté des utilisations dans la
sociologie française est également examinée.
Chapoulie Jean-Michel. Le travail de terrain, l'observation des actions et des interactions, et la sociologie. In: Sociétés
contemporaines N°40, 2000. pp. 5-27;
doi : https://doi.org/10.3406/socco.2000.1811
https://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_2000_num_40_1_1811
LE TRAVAIL DE TERRAIN,
L’OBSERVATION DES ACTIONS
ET DES INTERACTIONS, ET LA SOCIOLOGIE
RÉSUMÉ : Cet article présente et justifie l’intérêt du type de démarche documentaire à la-
quelle est consacré ce numéro de Sociétés Contemporaines : le travail de terrain comprenant
une part d’observation analytique des comportements en situation et conduisant à des comp-
tes rendus reposant sur la présentation explicite de notes de terrain. Le développement de
cette démarche est replacé dans le contexte de ses premières utilisations – par des sociolo-
gues aux États-Unis à partir des années trente – et dans celui des débats des années cin-
quante sur ses limites. La rareté des utilisations dans la sociologie française est également
examinée.
« All worldly truth rests ultimately on direct
individual experience. There is no escape from
this iron-clad fact of the human condition, and
it is a truth which must be kept constantly in
mind and must form the basis of all social re-
search, as well as of all worldly, practical hu-
man endeavour »
Jack Douglas (1976 : 6)
Observer à l’occasion de la présence dans les lieux l’action même, comme l’ont
fait ou affirment l’avoir fait depuis toujours ceux qui se donnent pour des témoins,
peut sembler la démarche la plus simple et la plus naturelle dans une discipline qui,
comme la sociologie, prétend étudier de manière privilégiée le monde proche et
contemporain 1. On peut cependant aisément se convaincre que, en dépit de quel-
ques tentatives précoces, la sociologie, notamment française, n’accepta que diffici-
1. J’ai bénéficié pour cette introduction de discussions avec Olivier Schwartz et avec Philippe Mas-
son. Je n’ai certainement pas tiré parti jusqu’au bout des critiques de ce dernier, mais elles m’ont
fait infléchir substantiellement mes formulations. Je remercie également Jean-Pierre Briand et Hen-
ri Peretz de leurs suggestions, ainsi que Jean Peneff, avec qui j’ai eu de nombreuses discussions de-
puis vingt ans sur l’observation et le travail de terrain.
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lement cette démarche, et ne la mit en œuvre que tardivement 2. Une longue obses-
sion de « scientificité » – c’est-à-dire simplement de conformité à un modèle suppo-
sé de l’enquête dans les sciences de la nature – ainsi que la rivalité avec d’autres ac-
tivités comme le journalisme, expliquent en partie la difficulté à intégrer
l’observation parmi les sources documentaires ordinaires de la sociologie, avec des
variations selon les expériences nationales. Le mode actuel d’utilisation de
l’observation en sociologie garde des traces de ces difficultés.
Un premier indice de l’indétermination de la place de cette source documentaire
en sociologie apparaît dans le vocabulaire utilisé pour désigner les démarches qui lui
sont associées et pour en distinguer les différentes composantes. L’expression
« travail de terrain » comporte une ambiguïté fondamentale : elle a été et reste em-
ployée pour désigner des formes variées de recueil de données supposant des
contacts entre les chercheurs et les phénomènes auxquels ils s’intéressent – simple-
ment parfois le contact épisodique qui accompagne la réalisation d’entretiens ou le
recueil de questionnaires. Le terme « observation » comporte une ambiguïté analo-
gue, puisque même ceux qui s’adonnent à la manipulation de statistiques évoquent
parfois leurs « observations ». Plus important : sont souvent confondues les observa-
tions directes de chercheurs présents dans les lieux aux moments appropriés avec les
observations que leur rapportent ceux qu’ils interrogent.
J’utiliserai ici l’expression « travail de terrain » pour désigner la démarche qui
correspond au recueil d’une documentation sur un ensemble de phénomènes à
l’occasion de la présence dans les lieux au moment où ceux-ci se manifestent. La
documentation ainsi recueillie peut inclure les témoignages des acteurs suscités par
l’interrogation du chercheur, le recueil de propos en situation et l’observation directe
par le chercheur lui-même d’objets, d’actions et d’interactions.
Je distinguerai entre deux types différents d’usages de l’observation, et par
conséquent de travail de terrain, très inégalement pratiqués dans les sciences socia-
les. Je désignerai le premier type d’observation par le terme observation diffuse, et
le second par observation analytique. Pour mettre en évidence leur distinction, je
partirai du matériau de base que sont les comptes rendus publiés.
L’observation diffuse est celle qui est, dans les comptes rendus de recherche, la
source des descriptions de lieux, de comportements saisis de manière globale et sous
les modalités de l’usuel, du typique, ou encore de la règle. Ces descriptions reposent
sur les catégories du langage ordinaire – celles que partagent l’auteur et ses lecteurs.
Elles s’appuient aussi sur des schèmes d’interprétation, également partagés par
l’auteur et le lecteur, concernant la signification des comportements observés.
L’essentiel de ce qui est rapporté dans les comptes rendus reposant sur des observa-
tions diffuses est présenté comme fait avéré, susceptible d’être confirmé par
n’importe quel observateur averti présent dans les lieux au moment approprié.
Soit, à titre d’exemple, ce fragment de description des services de police des
deux villes A et B que l’on trouve dans l’ouvrage de Cicourel sur
l’organisation de la délinquance juvénile : « À B, le modèle administratif de
2. Il n’existe à ma connaissance aucune histoire générale des usages de l’observation dans les sciences
sociales. On trouvera quelques éléments concernant la sociologie française in Chapoulie (1991 ;
1998 b), Peneff (1996) ; concernant la sociologie américaine in Platt (1983 ; 1997) ; Chapoulie
(1984 ; 1996).
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3. Cicourel (1968 : 175). Je choisis cet exemple à dessein, car l’auteur est, comme on sait, particuliè-
rement soucieux, en ce qui concerne les aspects centraux de ses analyses, d’une interprétation ri-
goureuse et systématique de la signification des comportements et des échanges verbaux qu’il étu-
die.
4. Le chapitre 4 de l’ouvrage d’Humphreys (1970) offre l’une des meilleurs illustrations du travail de
catégorisation nécessaire à ce type d’observation. Celui-ci suppose une limitation temporelle et spa-
tiale du domaine étudié plus stricte que celle qu’acceptent les recherches classiques des anthropolo-
gues.
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JEAN-MICHEL CHAPOULIE
ries et de ses interprétations. Il peut également procéder à des comptages sur les
nombreux points où les témoignages des intéressés sont des sources d’une fiabilité
douteuse 5.
De nombreux comptes rendus contiennent un type de rédaction correspondant à
un mode d’observation qui se situe à mi chemin entre les deux précédents. Ils offrent
des récits de scènes, d’actions et d’événements singuliers, généralement rédigés
après coup à partir de notes de terrain. Ces récits utilisent toujours le langage ordi-
naire, c’est-à-dire celui qui est supposé partagé par le chercheur et son lecteur. Dans
une grande partie des cas, ces récits servent à faire comprendre au lecteur une pro-
priété des phénomènes étudiés, et ils constituent donc un moyen pour préciser une
catégorie d’analyse. On peut considérer de tels récits comme des exemples d’une
forme simple d’observation analytique. Ce type de rédaction est particulièrement
fréquent dans les publications des anthropologues classiques (et notamment chez
Malinowski) mais il se trouve aussi dans des ouvrages comme Street Corner Society
de Whyte (1943) ou Tally’s Corner de Liebow (1967) 6.
La distinction que je viens de proposer entre observation diffuse et observation
analytique n’est nulle part, à ma connaissance, tout à fait explicitée dans la vaste lit-
térature sur l’observation 7. Elle est cependant voisine de celle que proposent cer-
tains essais à caractère programmatique – voir Lofland (1995), Emerson (1987) –, et
surtout elle est sous-jacente aux pratiques d’observation de l’un des principaux cou-
rants de recherche qui, aux États-Unis, a utilisé cette démarche – un point sur lequel
je reviens plus loin. L’ouvrage d’Elijah Anderson (1990) sur les contacts entre
Blancs et Noirs dans les rues des villes américaines est un bon exemple récent de ce
type de travail de terrain. Dans la sociologie française, bien que l’usage de
l’observation soit devenu relativement fréquent depuis une quinzaine d’années,
l’examen des comptes rendus d’observation publiés suggère que l’observation ana-
lytique est restée particulièrement rare. Ce numéro de Sociétés Contemporaines se
propose de donner des exemples de recherches où cette démarche a, au moins en
partie, été adoptée, et d’illustrer la fécondité de la forme particulière de travail de
terrain qui comprend une part d’observation directe d’actions ou d’interactions selon
des catégories au moins partiellement élaborées (il y a évidemment des degrés va-
riables dans l’élaboration). Il s’agit simultanément de donner des exemples
d’analyses dont les résultats n’auraient pu être facilement fondés sur une autre
source documentaire. Les analyses que l’on trouvera dans ce numéro adoptent par
ailleurs un mode particulier de rédaction, caractérisé par la citation d’extraits des no-
tes de terrain et non par la seule présentation synthétique des résultats.
Cette introduction discute l’intérêt de ce type de démarche d’enquête et de ce
mode de rédaction. Il existe en effet d’autres conceptions de l’observation et du tra-
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TRAVAIL DE TERRA IN ET SOCIOLOGIE
8. Un examen d’un échantillon de monographies, suscité par les remarques de Philippe Masson, m’a
convaincu que ce type de démarche de recherches n’est pas illustré, même aux États-Unis, par de
très nombreux exemples. L’une des raisons me semble tenir à l’insuffisante explicitation des diffé-
rents modes d’usages de l’observation (à partir des distinctions observation d’action/ recueil de
propos en situation ; catégories construites /catégories empruntées à la vie sociale) et des différents
modes de rédaction. Il en va ainsi parce que les principaux débats entre chercheurs aux États-Unis
ont porté sur d’autres thèmes (voir infra). Un des objectifs de cette présentation est de susciter des
usages de la démarche d’observation analytique.
9. Voir par exemple Zola (1987) ; Sinclair (1906). On trouvera dans le livre de Wax (1971) une pré-
sentation synthétique de l’histoire du travail de terrain dans l’anthropologie anglo-saxonne.
10. Je m’appuierai ici sans autre référence, en ce qui concerne Park et ses successeurs, sur mon ouvrage
à paraître sur la tradition de Chicago en sociologie. Sur Park et le journalisme d’enquête, voir Lind-
ner (1996).
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reposant sur des observations directes : des analyses incluant une part importante
d’interprétation de l’auteur qui ne fournit pas la documentation de base sous forme
de notes de terrain 14 ; des développements présentés plus ou moins explicitement
comme des « documents » et qui se donnent pour des descriptions. La nature du lien
entre ces documents et les analyses qu’ils accompagnent – illustration, élément de
preuve – reste non précisée. Le style de rédaction des documents reproduits reste,
comme dans la monographie de Nels Anderson, « factuel » : même les biographies
sont présentées comme des reconstitutions ou des résumés synthétiques d’où est ab-
sente, ou évoquée seulement de manière rapide, la dimension subjective. Les pro-
blèmes de l’interprétation de ces documents de base ne sont jamais examinés. Les
catégories utilisées dans l’observation ne sont pas non plus présentées précisément
et rien n’indique qu’elles aient fait l’objet en général d’une construction explicite.
Dans cette période et dans la suivante, il n’existe guère de réflexions sur les dé-
marches du travail de terrain. Dans un article de 1947, Merton pouvait encore re-
marquer à juste titre : « (...) en général un profond silence couvre la plupart des pro-
blèmes rencontrés dans le travail de terrain. (...) Ces démarches sont dans une
grande mesure restées des savoir-faire individuels transmis par l’exemple et de vive
voix à un petit nombre d’apprentis » 15. Depuis les années quarante, le modèle de
référence en matière de démarche de recherche est l’enquête débouchant sur une ex-
ploitation statistique : celle-ci est presque unanimement reconnue comme « plus
scientifique » que le travail de terrain. Pour ceux qui font des enquêtes par question-
naires sur échantillon – la démarche en vogue – l’usage du travail de terrain tend à
être relégué dans la phase préparatoire à ces enquêtes comme le proposera un peu
plus tard l’article souvent cité de Lazarsfeld et Barton (1955). Mais de nombreuses
recherches parmi les plus visibles utilisent cependant la démarche après les années
trente : il en va ainsi des enquêtes menées dans l’usine Hawthorne (auxquelles ne
participa aucun sociologue), et de travaux réalisés à Harvard dans l’entourage de
l’anthropologue Lloyd Warner, comme l’enquête de Whyte déjà citée sur les bandes
de jeunes de classe populaire de Boston. Un peu plus tard, Alvin Gouldner (1954) et
Peter Blau (1955), des chercheurs de l’Université Columbia – le lieu d’excellence de
la formation aux enquêtes par questionnaires sur échantillon –, publièrent des re-
cherches reposant sur un travail de terrain approfondi, avec une part importante
d’observation directe dans le second cas.
Mais c’est à l’Université de Chicago, à partir du milieu des années quarante, que
se constitua le savoir-faire et le premier corpus de justifications de l’usage du travail
de terrain comportant une part substantielle d’observation analytique. Sous
l’impulsion conjointe d’Everett Hughes, un ancien élève de Park revenu à Chicago
comme enseignant, d’Herbert Blumer, un méthodologue critique des méthodes de la
sociologie de l’époque, et de Lloyd Warner (recruté par l’Université de Chicago en
1935), diverses recherches utilisèrent cette démarche pour étudier d’abord des com-
14. Voir par exemple la présentation d’un service religieux dans une église rurale, in Johnson (1934 :
162-178).
15. Merton (1947 : 304).
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munautés, puis le travail, un nouveau domaine conquis par la sociologie 16. Un peu
plus tard, la même démarche fut utilisée pour étudier différentes institutions comme
les hôpitaux, la police, les prisons, le syndicalisme, etc. Hughes et Warner introdui-
sirent simultanément les sociologues aux travaux et aux réflexions des anthropolo-
gues sur la démarche du travail de terrain, qui s’ajouta ainsi aux savoir-faire trans-
mis par les monographies des années 1920-1935. La contribution de Blumer, qui
n’était pas lui-même un praticien du travail de terrain, doit être soulignée : ce fut lui
qui formula un ensemble de justifications qui pouvaient être apportées en faveur de
la démarche, à travers l’expression de son point de vue critique sur les enquêtes par
questionnaires 17. Blumer proposait par ailleurs aux chercheurs de terrain un thème
d’étude à peu près inépuisable : l’analyse du sens construit par les acteurs du do-
maine étudié au fil de leurs actions et interactions, et plus généralement,
l’explicitation de leurs expériences subjectives 18.
Stimulés par cet environnement et par l’enseignement du travail de terrain de
Hughes 19, un ensemble de recherches furent menées à bien et publiées sous forme
d’articles et d’ouvrages entre la fin des années quarante et le milieu des années
soixante. Pour une partie d’entre elles, l’observation des actions et interactions oc-
cupe une place centrale dans la documentation utilisée. Il s’agissait parfois de la
seule source documentaire accessible : il en va ainsi pour les recherches de Donald
Roy sur le travail ouvrier en usine – connues par une série d’articles tirés de sa
thèse, en 1952 (celui-ci est traduit dans ce numéro), 1953 et 1954 –, pour celles de
Becker (1951) sur les musiciens de Jazz, pour celles de Melville Dalton (1959) sur
les cadres d’entreprises, pour celles de William Westley sur la police, ou, ou pour
celles de Goffman (1959) sur les interactions face-à-face 20. Dans les années suivan-
tes, ces chercheurs, ainsi que quelques autres appartenant au même groupe, réalisè-
rent d’autres recherches sur des aspects de la vie dans les hôpitaux (Roth, 1963 ;
Strauss et al, 1964 ; Goffman, 1961). Hughes avait lui-même entrepris en 1955, en
association avec Howard Becker, Blanche Geer et Anselm Strauss, une recherche
16. Il faut mentionner aussi la contribution de Louis Wirth au développement des recherches de terrain,
et rappeler que les relations de Blumer, et Wirth d’une part, Hughes et Warner de l’autre furent par-
fois conflictuelles.
17. Voir par exemple le témoignage de Paule Verdet (1996) ; une partie des articles critiques de Blu-
mer figurent dans le recueil publié en 1969. Le soutien de Blumer au travail de terrain est indirect,
car celui-ci semblait paradoxalement un peu réservé à l’égard de la démarche ethnographique.
18. Il existe une affinité profonde entre le travail de terrain et le point de vue que l’on trouve chez ceux
qui, comme Blumer, Hughes, Becker ou Strauss, à la suite de Mead, Simmel ou Park, accordent
une place centrale à l’idée d’interaction. Si l’on considère que le sens des actions et des objets so-
ciaux est constitué par les acteurs au cours d’interactions, et que ce sens est constamment en cours
de transformation, nul accès ne peut sembler meilleur que celui qu’offre l’observation directe par le
chercheur.
19. De nombreux témoignages suggèrent que Hughes n’était guère plus précis que Park dans ses
conseils sur la démarche à suivre pour collecter des données par un travail de terrain : son impul-
sion tenait plutôt à sa capacité à guider les travaux en proposant des interprétations des notes de ter-
rain qui lui étaient soumises.
20. Les deux premiers articles qui comportent des citations de notes de terrain rendant compte
d’actions sont ceux de Becker (1951) sur les musiciens de Jazz et de Roy (1952). La thèse de Wes-
tley, connue par deux articles, n’a été publiée qu’en 1970 ; celle de Dalton, soutenue en 1949, fut
initialement connue par quelques articles repris dans l’ouvrage de 1959. Je laisse ici évidemment de
côté les recherches, bien plus nombreuses, réalisées dans le même environnement, qui reposent es-
sentiellement sur des entretiens.
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sur les études de médecine à l’Université du Kansas, appuyée sur un travail de ter-
rain systématique particulièrement intensif. Comme le montre la correspondance en-
tre les auteurs, dans la réalisation de ce projet s’exprima une partie de la rivalité in-
tellectuelle entre les chercheurs de la tradition de Chicago et leurs homologues de
Columbia qui étudiaient à la même époque presque le même sujet, mais avec une
autre démarche 21. Le compte rendu final de la recherche dirigée par Hughes sur les
étudiants en médecine, Boys in White (1961), est resté jusqu’à aujourd’hui un mo-
dèle de référence pour l’usage analytique de l’observation.
Depuis la fin des années quarante, les recherches reposant sur un travail de ter-
rain tendaient à se constituer aux États-Unis en un domaine spécialisé de recherche,
avec ses moyens de publications, ses modèles de références et ses critères
d’appréciation des recherches. Ces derniers se sont en partie dégagés au cours d’un
débat qui porte à la fois sur la légitimité de l’usage de cette démarche et sur la valeur
des résultats ainsi obtenus. Il s’agissait d’abord, pour les chercheurs de terrain, de
défendre leurs pratiques, contre ce qui était, selon eux, les démarches pleinement
reconnues de la sociologie, celles qui prétendent au label de « scientifique », et dont
la marque spécifique est le recours à la statistique. La critique standard de
l’observation à laquelle se réfèrent les défenseurs de la démarche de l’époque ne se
trouve pas formulée dans un texte qui aurait servi de référence. Mais on peut la re-
constituer à partir de la défense que présentent les chercheurs de terrain, notamment
dans les articles de méthode publiés à la fin des années cinquante 22.
Une première critique concerne l’objectivité des résultats, et porte notamment
sur l’influence possible de l’observateur sur les données qu’il recueille : des données
qui dépendent des singularités personnelles d’un observateur, des circonstances dans
lesquelles il a travaillé, etc., ne sont pas susceptibles d’être à coup sûr obtenues par
un autre chercheur dans la même situation. Étroitement liée à la précédente, une se-
conde critique porte sur l’influence directe possible et également incontrôlable de la
présence même de l’observateur sur le terrain. La difficulté pour généraliser les ré-
sultats obtenus à partir des données obtenues par un travail de terrain découle direc-
tement des deux critiques précédentes. On ne peut pas non plus contrôler
l’échantillon des observations effectuées : les unités à observer sont rarement défi-
nies assez précisément dans un univers connu pour que l’on puisse donner un sens à
la notion d’échantillon représentatif et procéder à des inférences statistiques. En fin
de compte, selon ces critiques, les données recueillies par un travail de terrain sem-
blent peu susceptibles d’apporter des preuves solides à l’appui de propositions, si
l’on prend pour référence le cadre logique de la démarche expérimentale.
21. Voir sur ce point les archives de Hughes conservées à l’Université de Chicago.
22. Je m’appuie ici sur les formulations du point de vue critique à l’égard de l’observation que l’on
trouve dans le manuel de méthodologie publié par deux chercheurs de l’entourage des sociologues
de l’Université Columbia : Goode, Hatt (1952 : 119-131), ainsi que dans un article souvent cité,
publié par un chercheur également associé à Columbia, Zelditch (1962). Un autre article encore
plus souvent cité, celui de Barton et Lazarsfeld (1955), n’est pas une critique de l’usage de
l’observation, mais plutôt une invitation à utiliser la démarche dans les phases préliminaires de la
préparation d’une enquête par questionnaires (ce que conseille également le manuel de Goode et
Hatt). C’est de l’entourage du Bureau of Applied Research de Columbia que semble venir la criti-
que de l’observation. Mais celle-ci était sans doute essentiellement diffusée par l’enseignement.
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La réflexion sur leur démarche que développèrent les chercheurs de terrain est
dans une grande mesure une réaction contre ces critiques. À partir de la fin des an-
nées quarante, des articles sont régulièrement publiés dans Human Organization 23.
La dépendance des données par rapport à leurs conditions de recueil fut examinée,
ainsi que les conséquences sur les résultats des types de rôles remplis par les cher-
cheurs de terrain dans les situations qu’ils étudient : le degré souhaitable de partici-
pation aux actions fut interminablement discuté, et plus ponctuellement la question
des avantages et des inconvénients du caractère caché ou visible de l’observateur,
ainsi que la question de la qualité des données obtenues et celle de la comparaison
avec d’autres méthodes documentaires. Les problèmes de l’accès aux différents ter-
rains d’observation, dans leurs dimensions pratiques et morales, ainsi que ceux de la
relation avec les sujets étudiés lorsque la recherche est achevée, furent deux autres
thèmes de discussions entre chercheurs de terrain. La diffusion du terme
« observation participante » ou le contenu de manuels comme celui de McCall et
Simmons (1969) montrent dans quelle direction s’orientèrent une grande partie des
chercheurs 24.
À la fin des années soixante-dix, sur la base d’un examen des recherches recon-
nues, on pouvait soutenir que les recherches reposant sur une connaissance intime,
obtenue comme participant ou comme ancien participant au type d’activités étudié,
contenaient des résultats partiellement solides, même si la participation s’accom-
pagne de difficultés pratiques dans l’enquête 25. À la question des éléments de
preuve – ou pour mieux dire des garanties de la validité des résultats – qui doivent
être apportés aux lecteurs à l’appui des analyses fut donnée une réponse pratique : la
publication d’annexes comportant un compte rendu du déroulement du recueil des
données, des difficultés rencontrées, des occasions inattendues, et des erreurs com-
mises. Une telle annexe fut ajoutée à Street Corner Society, lors de la seconde édi-
tion de l’ouvrage, en 1955, et contribua au succès que celui-ci connut dans les an-
nées suivantes. À partir de cette époque, la rédaction de ce genre d’annexe s’imposa
presque comme une norme dans les monographies des chercheurs de terrain sou-
cieux d’accréditer leurs résultats auprès de leurs pairs 26. Un projet de réflexion sur
23. Human Organization est la revue publiée par la Society for Applied Anthropology, une société sa-
vante où se retrouvent sociologues et anthropologues tournés vers l’étude de sociétés en contact
avec le monde « moderne » ; après 1956, son rédacteur en chef est William F. Whyte. Une partie
des articles de méthodes publiés dans cette revue furent repris dans le recueil d’Adams, Preiss
(1960). D’assez nombreux articles de réflexion sur le travail de terrain furent également publiés à la
même époque dans l’American Journal of Sociology dont le rédacteur en chef est alors Hughes.
24. Le thème de l’engagement du chercheur dans son activité d’observation est encore celui que traite
Goffman (1989) dans la seule trace publiée de son enseignement dans ce domaine, alors que le style
de Goffman semblait l’éloigner de ce type de préoccupations – ce qui montre la prégnance de ce
thème pour cette génération de chercheurs. La série de conférences (par Sherri Cavan, Fred Davis,
Jacqueline Wiseman) dont provient cet article de Goffman fut publiée en 1974 dans un numéro
spécial de Urban Life and Culture (vol 3, n°3), où figure également une contribution de Julius
Roth ; elle donne une idée des préoccupations centrales des deux groupes de chercheurs formés
dans les années cinquante à Chicago et à Berkeley (où enseigna Blumer après 1953).
25. Les sociologues ont été plus sensibles que les anthropologues à cet aspect, car le mode de relations
de ces derniers à leurs objets varie dans des limites évidemment beaucoup plus étroites.
26. Le premier exemple de ce type d’annexe se trouve (à ma connaissance) dans l’ouvrage de Gouldner
(1954). On en trouve après 1955 dans presque tous les ouvrages qui acquirent une grande notoriété
dans le milieu des chercheurs de terrain, comme Dalton (1959) ; Liebow (1967) ; Humphreys
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TRAVAIL DE TERRA IN ET SOCIOLOGIE
(1970). Les recherches de Goffman font ici exception. Celui-ci n’a pas publié à proprement parler
de compte rendu de ses propres recherches de terrain, et s’appuie toujours beaucoup sur des exem-
ples empruntés à une littérature secondaire.
27. La préface à cet ouvrage de Hughes est traduite en français in Hughes (1996 : 267-279). Voir aussi
les deux articles influents publiés par Becker et Geer (1957 ; 1960), dont la substance se trouve re-
prise dans Becker (1970).
28. La liste des ouvrages de sociologie qui ont connu une forte diffusion en exemplaires vendus établie
par Gans (1997) donne un indice de l’importance des comptes rendus des recherches reposant sur
un travail de terrain. Liebow (1967) y occupe la seconde place, Whyte (1943) la treizième, Becker
(1963) la vingt-et-unième, pour ne mentionner que les ouvrages cités ici (pour ceux de Goffman,
les données ne sont pas disponibles).
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29. Les deux sources principales de la diffusion du travail de terrain pour l’étude de la société améri-
caine après 1950 sont indiscutablement Warner et son entourage de Harvard dans les années trente
(Whyte, Arensberg, Gardner, Allison Davis, etc.), et les sociologues de Chicago. Les chercheurs
proches de l’ethnométhodologie à la fin des années soixante ont emprunté à la tradition de Chicago
plus que ne le suggèrent leurs références – dans plusieurs cas, par l’intermédiaire de leurs contacts
avec Anselm Strauss.
30. On trouvera dans Emerson (1997) une description rapide des changements des dernières années aux
États-Unis dans le domaine des recherches de terrain. Voir également les numéros spéciaux (pu-
bliés quand cette introduction était achevée) du Journal of Contemporary Ethnography, vol 28 (5)
et (6), 1999, qui réunit des contributions variées correspondant aux principales orientations, et no-
tamment la contribution de Patricia A. Adler et Peter Adler qui offre un tableau d’ensemble.
31. Voir la réflexion fondatrice de Geertz (1973) sur le statut des textes ethnographiques ; Van Maanen
(1988) ; Sanjek (1990) ; Emerson, Fretz, Shaw (1995). Un écho du débat sur le statut des textes
ethnographiques se trouve, en France, dans un numéro spécial d’Études rurales (1985, n° 97-98) ;
voir aussi Communication (1984, n°58).
32. Voir les remarques des différents rédacteurs en chef successifs d’Urban Life – et notamment Robert
Emerson – dans le numéro spécial du Journal of Contemporary Ethnography, vol 16 (1) en 1987.
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33. En France, il existe une tendance évidente chez les anthropologues à considérer que le travail de
terrain fait partie de leur domaine. Cependant l’expérience de la démarche a été plus diversifiée
chez les sociologues et c’est dans les situations d’extrême proximité culturelle qu’ont été réalisées
une partie des meilleures recherches, comme celles de Roy, de Goffman, de Becker ou d’E. Ander-
son. Accepter la prétention des anthropologues, historiquement non fondée, a aussi l’inconvénient
d’accentuer la séparation entre démarches qualitative et quantitative qui correspond (à tort, selon
moi) à une spécialisation acceptée par la majorité des chercheurs. Je me souviens d’avoir vu vers
1985 une affiche annonçant dans l’université où j’enseignais alors une conférence d’un anthropolo-
gue intitulée « Une anthropologie des sociétés contemporaines est-elle possible ? ». Cela semblait
un peu étrange à qui connaissait les recherches réalisées à Chicago soixante ans plus tôt. Le numéro
spécial de L’Homme (1982, 22 (4)), malgré le renfort d’une traduction de l’anglais, ne propose pas
une conception précise de l’anthropologie urbaine ; aucun des articles publiés dans ce numéro ne
semble d’ailleurs avoir laissé de trace.
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On peut relever notamment, pour les tentatives antérieures à 1985, le caractère mal
finalisé de l’usage de l’observation qui apparaît souvent comme un simple exercice
de méthode sans finalité d’analyse, et le flou des distinctions entre observation et
témoignage 38. Au cours des quinze dernières années, on peut par contre trouver de
nombreux indices de l’adoption progressive de la démarche par la sociologie fran-
çaise : enseignements à différents niveaux, publications de manuels et surtout de
monographies dans des domaines variés 39 ; enfin, publications de témoignages sur
les conditions d’enquête 40. Ce numéro de Sociétés contemporaines est lui-même un
indice de l’intérêt de la sociologie française pour le travail de terrain. Il reste cepen-
dant que les exemples publiés de ce que j’ai appelé observation analytique sont en-
core assez rares chez les sociologues : les travaux qui reposent principalement sur
des observations diffuses, sur une longue présence dans les lieux accompagnée de
recueil de propos en situation – une démarche qui a ses mérites propres – sont net-
tement plus nombreux 41. Et la réflexion sur les modes de rédaction dans les comp-
tes rendus, engagée chez les anthropologues, est par ailleurs peu avancée en France.
Jusqu’ici j’ai admis sans jamais l’expliciter qu’il y avait ou qu’il pouvait y avoir
quelque chose de spécifique dans les données que peut recueillir un travail de terrain
comprenant une part d’observation analytique. S’il n’en allait pas ainsi, la distinc-
tion de cette démarche et des autres formes de travail de terrain serait sans perti-
nence.
Pour faire apparaître clairement l’intérêt particulier de la démarche du travail de
terrain avec observation analytique, on peut revenir aux termes du débat déjà évoqué
sur les différents types de démarches documentaires utilisables par les sociologues.
Un point essentiel, manifeste dans les malentendus internes à ces débats, est la diffé-
rence entre les objectifs des recherches de terrain et ceux des enquêtes par question-
naires sur échantillon. Ces dernières sont très généralement présentées comme un
instrument pour mettre à l’épreuve, en utilisant des techniques statistiques, des pro-
positions formulées à l’avance. Le travail de terrain ne permet sûrement pas
d’apporter des preuves au sens que l’on peut donner à cette expression en statistique.
Mais tel n’est pas non plus en général l’un des objectifs principaux des recherches
de terrain. Pour celles-ci, il s’agit davantage de découvrir différentes dimensions des
phénomènes sociaux considérés – des « variables » si l’on tient absolument au voca-
bulaire de la statistique –, à commencer par celles qui n’étaient pas nécessairement
38. Mon expérience des jurys de thèse me suggère que la même caractéristique se retrouve souvent
dans les thèses qui utilisent l’observation.
39. Parmi les travaux plus récents qui s’appuient en partie sur une démarche de terrain avec une part
d’observation, voir notamment Latour et Woolgar (1988) – traduction de l’anglais d’un ouvrage ré-
alisé dans le contexte des Sciences Studies, et qui pendant longtemps appartint exclusivement à la
sociologie anglo-saxonne ; Abélès (1989) ; Weber (1989) ; Peneff (1992) – l’essentiel de la docu-
mentation repose dans ce seul cas sur l’observation ; Chauvenet, Orlic, Benguigui (1994) ; Monjar-
det (1996). Le premier article publié par la Revue française de sociologie qui repose principalement
sur une documentation de ce type fut celui de Peretz (1992).
40. Voir pour un exemple très récent Dufoulon, Saglio, Trompette (1999).
41. Voir pour deux exemples importants de l’usage de ce type de démarche Schwartz (1990) ; Beaud,
Pialoux (1999).
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envisagées par le chercheur avant son arrivée sur le terrain. Le produit achevé d’une
recherche de terrain comprend en général la présentation d’un cadre analytique
d’ensemble qui organise la perception du chercheur, et vise par là à réorganiser celle
du lecteur 42. Une partie des comptes rendus classiques se développent ainsi à partir
d’une sorte de métaphore simple : la production artistique comme activité de coopé-
ration dans le travail de catégories de travailleurs de statuts divers (Les mondes de
l’Art de Becker), le comportement des malades dans les hôpitaux psychiatriques
comme comportement commun à tous les types de reclus (Asiles de Goffman), etc.
Faire accéder le lecteur à l’univers symbolique d’une ou plusieurs des catégories
d’acteurs étudiés, en dégageant les logiques sociales qui s’incarnent dans leurs com-
portements, qui peuvent renvoyer au contexte des actions ou aux caractéristiques des
acteurs, est un autre objectif fréquemment poursuivi, évidemment conciliable avec le
précédent. En bref il s’agit de décrire des univers sociaux à l’intention des lecteurs
en rendant ceux-ci intelligibles à ces lecteurs ; il s’agit ainsi d’expliciter ce qui orga-
nise ces univers : c’est ce que fait par exemple Liebow dans Tally’s Corner 43.
Quels sont les avantages particuliers de l’observation analytique pour les recher-
ches qui poursuivent ce genre d’objectifs ? Il faut rappeler d’abord que la documen-
tation sur laquelle s’appuient généralement les sociologues – documents d’archives,
questionnaires et témoignages – est structurée par les systèmes de catégorisation uti-
lisés dans la société qui produit cette documentation. Les catégories du langage or-
dinaire jouent un rôle central dans cette structuration, ainsi que les catégories en
usage dans la société considérée, notamment les catégories des statistiques adminis-
tratives et les catégories de perception et de jugements des acteurs ordinaires – ceux
qui répondent aux entretiens, remplissent les questionnaires, ou qui produisent les
documents conservés par les archives. En d’autres termes, les catégories constituées
de la société étudiée constituent un filtre de l’information que peut obtenir le cher-
cheur chaque fois qu’il utilise ces différents types de sources 44.
Dans l’observation directe, et seulement dans celle-ci, le chercheur peut définir
les catégories de recueil qui sont adaptées aux fins qu’il poursuit, qu’elles coïncident
ou non avec les catégories en usage dans la société (ou le milieu étudié) : il est, si
l’on veut, maître du codage de ce qu’il observe. Il peut par conséquent s’émanciper
des perceptions communes et porter une attention systématique à des aspects négli-
gés – soustraits à l’attention par le sens commun – des actions ou des interactions.
Ainsi, les normes associées aux comportements face-à-face étudiées par Goffman,
comme celles des rencontres de rues entre Blancs et Noirs étudiées par Elijah An-
derson, ne sont pas nécessairement connues sur le mode explicite par ceux qui les
respectent, et leur analyse repose sur une construction plus ou moins systématique
de catégories d’observation 45. Les études sur les situations de travail des années
cinquante réalisées dans l’entourage de Hughes fournissent un autre exemple avec
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des catégories d’analyse – dilemme de statut, sale boulot, normes de production, etc.
– dont certains essais de Hughes décrivent l’élaboration progressive à partir des ca-
tégories du langage ordinaire et de la terminologie en vigueur dans tel ou tel métier.
La démarche d’observation accorde donc au chercheur une plus grande latitude
dans la construction analytique que d’autres démarches (comme l’entretien). Elle
permet éventuellement de tester immédiatement sur le terrain les inférences faites,
par la mise à l’épreuve, au moment même de la prise des notes de terrain, des dis-
tinctions retenues dans le codage de ce qui est observé. Cette forme de contrôle est
sans doute à l’origine de la solidité des résultats des monographies « classiques »
reposant sur ce type de démarche : ni les analyses de l’organisation du quartier po-
pulaire de Boston de Whyte, ni celles du comportement des adultes Noirs des quar-
tiers populaires de Liebow n’ont, par exemple, reçu de démenti, même si la perspec-
tive d’ensemble sur les phénomènes étudiés qu’adoptent Whyte ou Liebow peut être
critiquée comme partielle 46. Autrement dit, au moins dans certains cas, le caractère
étroit de l’échantillon de phénomènes soumis à observation – un exemple particulier
dans un univers vaste et mal connu – est compensé par le caractère approfondi des
investigations qui peuvent être réalisées 47.
Si les analyses visent à réorganiser la perception du lecteur par la présentation
d’un cadre analytique ou à faire comprendre les perspectives de différentes catégo-
ries d’acteurs, la forme des comptes rendus revêt une importance particulière.
J’avais relevé précédemment la diversité des modes de rédaction des comptes rendus
de recherches reposant sur l’observation. La citation de notes de terrain est l’un des
moyens pour faire comprendre au lecteur comment ont été classés les « cas » obser-
vés, ou si l’on préfère, pour donner un contenu aux catégories d’analyse et préciser
le mode de codage des éléments d’informations recueillis. Le lecteur est ainsi placé
dans une situation aussi proche que possible de celle qu’occupait l’observateur au
moment du recueil de ces données, même s’il lui manque la possibilité de tester les
interprétations alternatives. Ce mode de rédaction des comptes rendus qui se caracté-
rise par des citations de notes de terrain est d’ailleurs l’homologue de celui
qu’utilisent les historiens contemporains, très souvent généreux en citations de do-
cuments d’archives, ou de celui des enquêtes par entretiens des sociologues 48. Dans
les deux cas, la valeur de preuve du document cité porte tout au plus sur la possibili-
té de l’existence du type de phénomène présenté dans les citations de notes de ter-
rain. Mais ce type de rédaction permet au lecteur de connaître le mode
d’interprétation de la documentation retenu par le chercheur.
* *
*
46. La tentative de « réfutation » des analyses de Street Corner Society a ainsi tourné court : voir le
numéro spécial du Journal of Contemporary Ethnography, 1992, vol 21 (1).
47. On peut considérer comme un bon indice de la solidité de certaines des analyses reposant sur une
observation analytique la possibilité de les utiliser comme guide dans un contexte différent de celui
dans lequel elles sont nées. C’est ce qu’il était possible de faire, vers 1975, en France avec les caté-
gories de la sociologie du travail de Hughes.
48. Voir sur ce point Chapoulie (1987).
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Jean-Michel CHAPOULIE
Université de Paris 1
CRSHE, ENS Fontenay Saint-Cloud
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